Le Baron.
Je conviens avec vous, marquis, et je confesse
que l' esprit qui l' agite est souvent une ivresse.
Du sein de la lumière il tombe dans la nuit,
de ses écarts souvent l' injustice est le fruit ;
mais il est notre maître, et nous devons le suivre :
nous sommes, par état, tous deux forcés d' y vivre :
pour y plaire, y briller, pour avoir ses faveurs,
il faut prendre, marquis, jusques à ses erreurs ;
dès qu' ils sont établis, préférer ses usages,
quelque choquans qu' ils soient, aux raisons les plus
sages.
Quoi qu' il en coûte, on doit se mettre à l' unisson,
et tout sacrifier pour avoir le bon ton.
Sitôt qu' il le condamne, il faut fuir tout
scrupule,
et même les vertus qui rendent ridicule.
Le Marquis.
N' en déplaise au bon ton, dont je suis rebattu,
nous ne devons jamais rougir de la vertu.
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Le Baron.
J' aime à voir qu' en votre ame elle se développe,
mais il faut vous résoudre à vivre en
misanthrope.
Vous devez renoncer à tout amusement,
aller dans un désert vous enterrer vivant ;
ou, de cette vertu tempérer les lumières,
l' habiller à notre air, la faire à nos manières.
J' avouerai franchement que vous me faites peur.
Orné de tous les dons de l' esprit et du coeur,
vous allez, je le vois, si je ne vous seconde,
vous donner un travers en entrant dans le monde ;
vous perdre exactement par excès de raison,
et d' un Caton précoce acquérir le surnom,
choquer les moeurs du temps, et par cette conduite,
vous rendre insupportable à force de mérite.
Le Marquis.
Vos discours dans mon coeur font passer votre
effroi.
Ce monde que je blâme a des attraits pour moi.
Je ne puis vous cacher que, né pour y paroître,
je l' aime et brûle en beau de m' y faire connoître.
Son commerce est un bien dont je cherche à jouir,
et m' en faire estimer est mon premier désir.
J' ai, pour vivre content, besoin de son suffrage.
Dans ce juste dessein si je faisois naufrage,
je ne pourrois, baron, jamais m' en consoler.
La crainte que j' en ai me fait déjà trembler.
Pour voguer sûrement sur cette mer trompeuse,