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Derniers Contes
Edgar Allan Poe
The Project Gutenberg EBook of Derniers Contes, by Edgar Allan Poe
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Title: Derniers Contes
Author: Edgar Allan Poe
Release Date: June 8, 2004 [EBook #12562]
Language: French
Character set encoding: ASCII
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DERNIERS CONTES ***
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was produced from images generously made available by the Bibliotheque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
ROMANS ETRANGERS MODERNES
EDGAR ALLAN POE
DERNIERS CONTES
TRADUITS PAR F. RABBE
AVEC UN PORTRAIT PAR TH. BERENGIER
1887
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INTRODUCTION
La vie d'Edgar Allan Poe n'est plus a raconter: ses derniers traducteurs
francais, s'inspirant des travaux definitifs de son nouvel editeur J.H.
Ingram, l'ont eloquemment venge des calomnies trop facilement acceptees
sur la foi de son ami et _executeur_ testamentaire, Rufus Griswold. En
depit de ses mensonges, Edgar Poe reste pour nous et restera pour la
posterite, de plus en plus admiratrice de son genie, ce que l'a si bien
defini notre Baudelaire:
"Ce n'est pas par ses miracles materiels, qui pourtant ont fait sa
renommee, qu'il lui sera donne de conquerir l'admiration des gens qui
pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
harmoniques de la beaute, par sa poesie profonde et plaintive, ouvragee
neanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,--par
son admirable style, pur et bizarre,--serre comme les mailles d'une
armure,--complaisant et minutieux,--et dont la plus legere intention
sert a pousser doucement le lecteur vers un but voulu,--et enfin surtout
par ce genie tout special, par ce temperament unique, qui lui a permis
de peindre et d'expliquer d'une maniere impeccable, saisissante,
terrible, _l'exception dans l'ordre moral_.--Diderot, pour prendre un
exemple entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'ecrivain des nerfs,
et meme de quelque chose de plus--et le meilleur que je connaisse."
Ajoutons que ce fut une bonne fortune exceptionnelle pour Edgar Poe
de rencontrer un traducteur tel que Baudelaire, si bien fait par les
tendances de son propre esprit pour comprendre son genie, et le rendre
dans un style qui a toutes les qualites de son modele. Pour notre part,
nous ne parcourons jamais son admirable traduction sans regretter
vivement qu'il n'ait pas assez vecu pour achever toute sa tache.
La voie ouverte avec tant d'eclat par l'auteur des _Fleurs du Mal_
ne pouvait manquer de tenter apres lui bien des amateurs du genie
si original et si singulier que la France avait adopte avec tant de
curiosite et d'enthousiasme. A mesure que de nouveaux Contes de Poe
paraissaient, ils etaient avidement lus et traduits. Quelques-uns meme
osaient, sous pretexte d'une litteralite trop scrupuleuse, refaire
certaines parties de l'oeuvre de Baudelaire. C'est ainsi que parurent
tour a tour les _Contes inedits_, traduits par William Hughes (1862),
les _Contes grotesques_, traduits par Emile Hennequin (1882), et les
_Oeuvres choisies_, retraduites apres Baudelaire par Ernest Guillemot
(1884).
Les _Contes et Essais_ de Poe, dont nous publions aujourd'hui la
traduction, sont a peu pres inedits pour le lecteur francais. Si nous
nous sommes permis d'en reproduire deux: _L'inhumation prematuree_ et
_Bon-Bon_, deja excellemment traduits par M. Hennequin, c'est que, de
son propre aveu du reste, il y a dans sa traduction des lacunes qui nous
ont paru assez importantes pour qu'on put regretter cette mutilation, et
la reparer au profit du lecteur.
Les morceaux critiques, tels que _La Cryptographie, le Principe
poetique_, que nous traduisons pour la premiere fois, completeront la
serie des _Essais_, si heureusement commencee par Baudelaire.
Cet Essai de Poetique, sous forme de Lecture, en nous revelant le Poe
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improvisateur et conferencier, nous initie a l'originale et contestable
theorie qui lui tenait tant au coeur, et qu'il a essaye de mettre en
pratique dans un grand nombre de petites pieces dont quelques-unes, sans
compter _Le Corbeau_ si connu, peuvent rivaliser avec ce qu'il y a de
plus parfait en ce genre. L'exposition de cette theorie nous a valu
l'Anthologie la plus exquise, la plus rare, qu'un dilettante aussi
delicat que Poe pouvait recueillir parmi les petits chefs-d'oeuvre de la
poesie Anglaise ou Americaine.
Pour que l'Oeuvre de Poe fut parfaitement connue, il resterait a
traduire ses _Essais et Critiques litteraires_ proprement dits, qui
renferment, avec des vues originales et profondes, tant de pages
etincelantes de bon sens, de verve malicieuse, de sagacite critique--et
forment a coup sur la meilleure histoire qui ait ete ecrite de la
Litterature Americaine. Puis il faudrait y ajouter en entier les
_Marginalia_, ou pensees detachees de Poe, dont l'excellente traduction
partielle qu'en a tentee M. Hennequin nous a donne un precieux
avant-gout.--Nous esperons, avec le temps, remplir cette tache
interessante.
Il serait superflu de faire ici l'eloge des Contes et Essais qui
composent ce volume. S'ils n'ont pas au meme degre les caracteres
d'interet et de pathetique poignant, les hautes qualites pittoresques
ou dramatiques de certains recits plus connus que l'on est convenu
d'appeler les chefs-d'oeuvre de Poe, ils se recommandent singulierement
pour la plupart, a notre avis, par une veine d'humour et de malice
incomparable, et par une originalite de composition et de forme d'autant
plus frappante que les sujets semblaient moins preter a l'inattendu et
a la fantaisie. Le fantastique et le grotesque y revetent un air de
gravite et de sang-froid qui est du plus haut comique, et donne a la
satire ou a la lecon morale un relief des plus saisissants.
A cote de ces qualites vraiment caracteristiques du procede litteraire
de Poe, on retrouvera dans quelques-uns de ces morceaux--le _Mellonta
tauta, le Mille et deuxieme Conte de Scheherazade_, par exemple,--les
profondes vues philosophiques, l'erudition etendue et surtout
l'enthousiasme eclaire pour les merveilleuses decouvertes de la science
moderne qui ont inspire l'admirable _Eureka_. En allant d'un essai
a l'autre, le lecteur sera emerveille de l'etonnante souplesse avec
laquelle l'auteur sait passer de l'examen des problemes les plus ardus
des sciences physiques ou morales a la critique legere des filous et des
Reviewers, ou a la charge epique d'un dandy francais ou d'un bas-bleu
americain.
A y regarder de pres, il y a plus de philosophie dans un conte de Poe
que dans les gros livres de nos metaphysiciens.
F. RABBE.
LE DUC DE L'OMELETTE
"_Il arriva enfin dans un climat plus frais._"
COWPER.
Keats est mort d'une critique. Qui donc mourut de l'_Andromaque_[1]?
Ames pusillanimes! De l'Omelette mourut d'un ortolan. _L'histoire en est
breve_[2]. Assiste-moi, Esprit d'Apicius!
Une cage d'or apporta le petit vagabond aile, indolent, languissant,
enamoure, du lointain Perou, sa demeure, a la Chaussee d'Antin. De
la part de sa royale maitresse la Bellissima, six Pairs de l'Empire
apporterent au duc de l'Omelette l'heureux oiseau.
Ce soir-la, le duc va souper seul. Dans le secret de son cabinet, il
repose languissamment sur cette ottomane pour laquelle il a sacrifie sa
loyaute en encherissant sur son roi,--la fameuse ottomane de Cadet.
Il ensevelit sa tete dans le coussin. L'horloge sonne! Incapable de
reprimer ses sentiments, Sa Grace avale une olive. Au meme moment, la
porte s'ouvre doucement au son d'une suave musique, et!... le plus
delicat des oiseaux se trouve en face du plus enamoure des hommes! Mais
quel malaise inexprimable jette soudain son ombre sur le visage du
Duc?--"_Horreur!--Chien! Baptiste!--l'oiseau! ah, bon Dieu! cet oiseau
modeste que tu as deshabille de ses plumes, et que tu as servi sans
papier!"
Inutile d'en dire davantage--Le Duc expire dans le paroxisme du
degout....
* * * * *
"Ha! ha! ha!" dit sa Grace le troisieme jour apres son deces.
"He! he! he!" repliqua tout doucement le Diable en se renversant avec un
air de hauteur.
"Non, vraiment, vous n'etes pas serieux!" riposta De l'Omelette. "J'ai
peche--_c'est vrai_--mais, mon bon monsieur, considerez la chose!--Vous
n'avez pas sans doute l'intention de mettre actuellement a execution de
si.... de si barbares menaces."
"Pourquoi pas?" dit sa Majeste--"Allons, monsieur, deshabillez-vous."
"Me deshabiller?--Ce serait vraiment du joli, ma foi!--Non, monsieur, je
ne me deshabillerai pas. Qui etes-vous, je vous prie, pour que moi, Duc
de l'Omelette, Prince de Foie-gras, qui viens d'atteindre ma majorite,
moi, l'auteur de la Mazurkiade, et Membre de l'Academie, je doive
me devetir a votre ordre des plus suaves pantalons qu'ait jamais
confectionnes Bourdon, de la plus delicieuse robe de chambre qu'ait
jamais composee Rombert--pour ne rien dire de ma chevelure qu'il
faudrait depouiller de ses papillottes, ni de la peine que j'aurais a
oter mes gants?"
"Qui je suis?" dit sa Majeste.--"Ah! vraiment! Je suis Baal-Zebub,
prince de la Mouche. Je viens a l'instant de te tirer d'un cercueil en
bois de rose incruste d'ivoire. Tu etais bien curieusement embaume,
et etiquete comme un effet de commerce. C'est Belial qui t'a
envoye--Belial, mon Inspecteur des Cimetieres. Les pantalons, que
tu pretends confectionnes par Bourdon, sont une excellente paire de
calecons de toile, et ta robe de chambre est un linceul d'assez belle
dimension."
"Monsieur!" repliqua le Duc, "je ne me laisserai pas insulter
impunement!--Monsieur! a la premiere occasion je me vengerai de cet
outrage!--Monsieur! vous entendrez parler de moi! En attendant _au
revoir!_"--et le Duc en s'inclinant allait prendre conge de sa Satanique
Majeste, quand il fut arrete au passage par un valet de chambre qui le
fit retrograder. La-dessus, sa Grace se frotta les yeux, bailla, haussa
les epaules, et reflechit. Apres avoir constate avec satisfaction son
identite, elle jeta un coup d'oeil sur son entourage.
L'appartement etait superbe. De l'Omelette ne put s'empecher de declarer
qu'il etait _bien comme il faut_. Ce n'etait ni sa longueur, ni sa
largeur--mais sa hauteur!--ah! c'etait quelque chose d'effrayant!--Il
n'y avait pas de plafond--pas l'ombre d'un plafond--mais une masse
epaisse de nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grace
regardait en l'air, la tete lui tourna. D'en haut pendait une chaine
d'un metal inconnu, rouge-sang, dont l'extremite superieure se perdait,
comme la ville de Boston, _parmi les nues_. A son extremite inferieure,
se balancait un large fanal. Le Duc le prit pour un rubis; mais ce rubis
versait une lumiere si intense, si immobile, si terrible! une lumiere
telle que la Perse n'en avait jamais adore--que le Guebre n'en avait
jamais imagine--que le Musulman n'en avait jamais reve--quand, sature
d'opium, il se dirigeait en chancelant vers son lit de pavots,
s'etendait le dos sur les fleurs, et la face tournee vers le Dieu
Apollon. Le Duc murmura un leger juron, decidement approbateur.
Les coins de la chambre s'arrondissaient en niches. Trois de ces niches
etaient remplies par des statues de proportions gigantesques. Grecques
par leur beaute, Egyptiennes par leur difformite, elles formaient un
_ensemble_ bien francais. Dans la quatrieme niche, la statue etait
voilee; elle n'etait pas colossale. Elle avait une cheville effilee, des
sandales aux pieds. De l'Omelette mit sa main sur son coeur, ferma les
yeux, les leva, et poussa du coude sa Majeste Satanique--en rougissant.
Mais les peintures!--Cypris! Astarte! Astoreth! elles etaient mille et
toujours la meme! Et Raphael les avait vues! Oui, Raphael avait passe
par la; car n'avait-il pas peint la---? et par consequent n'etait-il
pas damne?--Les peintures! Les peintures! O luxure! O amour!--Qui donc,
a la vue de ces beautes defendues, pourrait avoir des yeux pour les
delicates devises des cadres d'or qui etoilaient les murs d'hyacinthe et
de porphyre?
Mais le Duc sent defaillir son coeur. Ce n'est pas, comme on pourrait le
supposer, la magnificence qui lui donne le vertige; il n'est point ivre
des exhalaisons extatiques de ces innombrables encensoirs. _Il est vrai
que tout cela lui a donne a penser--mais!_ Le Duc de l'Omelette est
frappe de terreur; car, a travers la lugubre perspective que lui ouvre
une seule fenetre sans rideaux, la! flamboie la lueur du plus spectral
de tous les feux!
_Le pauvre Duc!_ Il ne put s'empecher de reconnaitre que les glorieuses,
voluptueuses et eternelles melodies qui envahissaient la salle,
transformees en passant a travers l'alchimie de la fenetre enchantee,
n'etaient que les plaintes et les hurlements des desesperes et des
damnes! Et la! oui, la! sur cette ottomane!--qui donc pouvait-ce
etre?--lui, le _petit-maitre_--non, la Divinite!--assise et comme
sculptee dans le marbre, et _qui sourit_ avec sa figure pale si
_amerement_!
_Mais il faut agir_--c'est-a-dire, un Francais ne perd jamais
completement la tete. Et puis, sa Grace avait horreur des scenes. De
l'Omelette redevient lui-meme. Il y avait sur une table plusieurs
fleurets et quelques epees. Le Duc a etudie l'escrime sous B.....--_Il
avait tue ses six hommes._ Le voila sauve. Il mesure deux epees, et
avec une grace inimitable, il offre le choix a sa Majeste.--Horreur! sa
Majeste ne fait pas d'armes!
_Mais elle joue?_ Quelle heureuse idee! Sa Grace a toujours une
excellente memoire. Il a etudie a fond le "Diable" de l'abbe Gaultier.
Or il y est dit "_que le Diable n'ose pas refuser une partie d'ecarte._"
Oui, mais les chances! les chances!--Desesperees, sans doute; mais a
peine plus desesperees que le Duc. Et puis, n'etait-il pas dans le
secret? N'avait-il pas ecreme le pere Le Brun? N'etait-il pas membre du
Club Vingt-un? "_Si je perds_, se dit-il, _je serai deux fois perdu_--je
serai deux fois damne--_voila tout!_ (Ici sa Grace haussa les epaules).
_Si je gagne, je retournerai a mes ortolans--que les cartes soient
preparees!_"
Sa Grace etait tout soin, tout attention--sa Majeste tout abandon. A les
voir, on les eut pris pour Francois et Charles. Sa Grace ne pensait qu'a
son jeu; sa Majeste ne pensait pas du tout. Elle battit; le Duc coupa.
Les cartes sont donnees. L'atout est tourne;--c'est--c'est--le Roi!
Non--c'etait la Reine. Sa Majeste maudit son costume masculin. De
l'Omelette mit sa main sur son coeur.
Ils jouent. Le Duc compte. Il n'est pas a son aise. Sa Majeste compte
lourdement, sourit et prend un coup de vin. Le Duc escamote une carte.
"_C'est a vous a faire_", dit sa Majeste, coupant. Sa Grace s'incline,
donne les cartes et se leve de table _en presentant le Roi_.
Sa Majeste parut chagrinee.
Si Alexandre n'avait pas ete Alexandre, il eut voulu etre Diogene. Le
Duc, en prenant conge de son adversaire, lui assura "_que s'il n'avait
pas ete De l'Omelette, il eut volontiers consenti a etre le Diable._"
LE MILLE ET DEUXIEME CONTE DE SCHEHERAZADE
"_La verite est plus etrange que la fiction._" (Vieux dicton.)
J'eus dernierement l'occasion dans le cours de mes recherches
Orientales, de consulter le _Tellmenow Isitsoornot_, ouvrage a peu pres
aussi inconnu, meme en Europe, que le _Zohar_ de Simeon Jochaides, et
qui, a ma connaissance, n'a jamais ete cite par aucun auteur americain,
excepte peut-etre par l'auteur des _Curiosites de la Litterature
americaine_. En parcourant quelques pages de ce tres remarquable
ouvrage, je ne fus pas peu etonne d'y decouvrir que jusqu'ici le monde
litteraire avait ete dans la plus etrange erreur touchant la destinee
de la fille du vizir, Scheherazade, telle qu'elle est exposee dans les
_Nuits Arabes_, et que le _denoument_, s'il ne manque pas totalement
d'exactitude dans ce qu'il raconte, a au moins le grand tort de ne pas
aller beaucoup plus loin.
Le lecteur, curieux d'etre pleinement informe sur cet interessant sujet,
devra recourir a l'_Isitsoornot_ lui-meme; mais on me pardonnera de
donner un sommaire de ce que j'y ai decouvert.
On se rappellera que, d'apres la version ordinaire des _Nuits Arabes_,
un certain monarque, ayant d'excellentes raisons d'etre jaloux de la
reine son epouse, non seulement la met a mort, mais jure par sa barbe
et par le prophete d'epouser chaque nuit la plus belle vierge de son
royaume, et de la livrer le lendemain matin a l'executeur.
Apres avoir pendant plusieurs annees accompli ce voeu a la lettre,
avec une religieuse ponctualite et une regularite methodique, qui lui
valurent une grande reputation d'homme pieux et d'excellent sens, une
apres-midi il fut interrompu (sans doute dans ses prieres) par la visite
de son grand vizir, dont la fille, parait-il, avait eu une idee.
Elle s'appelait Scheherazade, et il lui etait venu en idee de delivrer
le pays de cette taxe sur la beaute qui le depeuplait, ou, a l'instar de
toutes les heroines, de perir elle-meme a la tache.
En consequence, et quoique ce ne fut pas une annee bissextile (ce qui
rend le sacrifice plus meritoire), elle deputa son pere, grand vizir,
au roi, pour lui faire l'offre de sa main. Le roi l'accepta avec
empressement: (il se proposait bien d'y venir tot ou tard, et il ne
remettait de jour en jour que par crainte du vizir) mais tout en
l'acceptant, il eut soin de faire bien comprendre aux interesses, que,
pour grand vizir ou non, il n'avait pas la moindre intention de renoncer
a un iota de son voeu ou de ses privileges. Lors donc que la belle
Scheherazade insista pour epouser le roi, et l'epousa reellement en
depit des excellents avis de son pere, quand, dis-je, elle l'epousa
bon gre mal gre, ce fut avec ses beaux yeux noirs aussi ouverts que le
permettait la nature des circonstances.
Mais, parait-il, cette astucieuse demoiselle (sans aucun doute elle
avait lu Machiavel) avait concu un petit plan fort ingenieux.
La nuit du mariage, je ne sais plus sous quel specieux pretexte, elle
obtint que sa soeur occuperait une couche assez rapprochee de celle du
couple royal pour permettre de converser facilement de lit a lit; et
quelque temps avant le chant du coq elle eut soin de reveiller le bon
monarque, son mari (qui du reste n'etait pas mal dispose a son endroit,
quoiqu'il songeat a lui tordre le cou au matin)--elle parvint, dis-je,
a le reveiller (bien que, grace a une parfaite conscience et a une
digestion facile, il fut profondement endormi) par le vif interet d'une
histoire (sur un rat et un chat noir, je crois), qu'elle racontait a
voix basse, bien entendu a sa soeur. Quand le jour parut, il arriva que
cette histoire n'etait pas tout a fait terminee, et que Scheherazade
naturellement ne pouvait pas l'achever, puisque, le moment etait venu
de se lever pour etre etranglee--ce qui n'est guere plus plaisant que
d'etre pendu, quoique un tantinet plus galant.
Cependant la curiosite du roi, plus forte (je regrette de le dire)
que ses excellents principes religieux memes, lui fit pour cette fois
remettre l'execution de son serment jusqu'au lendemain matin, dans
l'esperance d'entendre la nuit suivante comment finirait l'histoire du
chat noir (oui, je crois que c'etait un chat noir) et du rat.
La nuit venue, madame Scheherazade non seulement termina l'histoire du
chat noir et du rat (le rat etait bleu), mais sans savoir au juste
ou elle en etait, se trouva profondement engagee dans un recit fort
complique ou il etait question (si je ne me trompe) d'un cheval rose
(avec des ailes vertes), qui donnant tete baissee dans un mouvement
d'horlogerie, fut blesse par une clef indigo. Cette histoire interessa
le roi plus vivement encore que la precedente; et le jour ayant paru
avant qu'elle fut terminee (malgre tous les efforts de la reine pour la
finir a temps) il fallut encore remettre la ceremonie a vingt-quatre
heures. La nuit suivante, meme accident et meme resultat, puis l'autre
nuit, et l'autre encore;--si bien que le bon monarque, se voyant dans
l'impossibilite de remplir son serment pendant une periode d'au moins
mille et une nuits, ou bien finit par l'oublier tout a fait, ou se
fit relever regulierement de son voeu, ou (ce qui est plus probable)
l'enfreignit brusquement, en cassant la tete a son confesseur. Quoi
qu'il en soit, Scheherazade, qui, descendant d'Eve en droite ligne,
avait herite peut-etre des sept paniers de bavardage que cette derniere,
comme personne ne l'ignore, ramassa sous les arbres du jardin d'Eden,
Scheherazade, dis-je, finit par triompher, et l'impot sur la beaute fut
aboli.
Or cette conclusion (celle de l'histoire traditionnelle) est, sans
doute, fort convenable et fort plaisante: mais, helas! comme la
plupart des choses plaisantes, plus plaisante que vraie; et c'est a
l'Isitsoornot que je dois de pouvoir corriger cette erreur. "Le mieux",
dit un Proverbe francais, "est l'ennemi du bien"; et en rappelant que
Scheherazade avait herite des sept paniers de bavardage, j'aurais du
ajouter qu'elle sut si bien les faire valoir, qu'ils monterent bientot a
soixante-dix-sept.
"Ma chere soeur," dit-elle a la mille et deuxieme nuit, (je cite ici
litteralement le texte de l'Isitsoornot) "ma chere soeur, maintenant
qu'il n'est plus question de ce petit inconvenient de la strangulation,
et que cet odieux impot est si heureusement aboli, j'ai a me reprocher
d'avoir commis une grave indiscretion, en vous frustrant vous et le roi
(je suis fachee de le dire, mais le voila qui ronfle--ce que ne devrait
pas se permettre un gentilhomme) de la fin de l'histoire de Sinbad
le marin. Ce personnage eut encore beaucoup d'autres aventures
interessantes; mais la verite est que je tombais de sommeil la nuit ou
je vous les racontais, et qu'ainsi je dus interrompre brusquement ma
narration--grave faute qu'Allah, j'espere, voudra bien me pardonner.
Cependant il est encore temps de reparer ma coupable negligence, et
aussitot que j'aurai pince une ou deux fois le roi de maniere a le
reveiller assez pour l'empecher de faire cet horrible bruit, je vous
regalerai vous et lui (s'il le veut bien) de la suite de cette tres
remarquable histoire."
Ici la soeur de Scheherazade, ainsi que le remarque l'Isitsoornot, ne
temoigna pas une bien vive satisfaction; mais quand le roi, suffisamment
pince, eut fini de ronfler, et eut pousse un "Hum!" puis un "Hoo!"--mots
arabes sans doute, qui donnerent a entendre a la reine qu'il etait tout
oreilles, et allait faire de son mieux pour ne plus ronfler,--la reine,
dis-je, voyant les choses s'arranger a sa grande satisfaction, reprit la
suite de l'histoire de Sinbad le marin:
"Sur mes vieux ans," (ce sont les paroles de Sinbad lui-meme, telles
qu'elles sont rapportees par Scheherazade) "apres plusieurs annees de
repos dans mon pays, je me sentis de nouveau possede du desir de visiter
des contrees etrangeres; et un jour, sans m'ouvrir de mon dessein a
personne de ma famille, je fis quelques ballots des marchandises les
plus precieuses et les moins embarrassantes, je louai un crocheteur pour
les porter, et j'allai avec lui sur le bord de la mer attendre l'arrivee
d'un vaisseau de hasard qui put me transporter dans quelque region que
je n'aurais pas encore exploree.
"Apres avoir depose les ballots sur le sable, nous nous assimes sous un
bouquet d'arbres et regardames au loin sur l'ocean, dans l'espoir de
decouvrir un vaisseau; mais nous passames plusieurs heures sans rien
apercevoir. A la fin, il me sembla entendre comme un bourdonnement ou
un grondement lointain, et le crocheteur, apres avoir longtemps prete
l'oreille, declara qu'il l'entendait aussi. Peu a peu le bruit devint de
plus en plus fort, et ne nous permit plus de douter que l'objet qui le
causait s'approchat de nous. Nous finimes par apercevoir sur le bord
de l'horizon un point noir, qui grandit rapidement; nous decouvrimes
bientot que c'etait un monstre gigantesque, nageant, la plus grande
partie de son corps flottant au-dessus de la surface de la mer. Il
venait de notre cote avec une inconcevable rapidite, soulevant autour de
sa poitrine d'enormes vagues d'ecume et illuminant toute la partie de la
mer qu'il traversait d'une longue trainee de feu.
"Quand il fut pres de nous, nous pumes le voir fort distinctement. Sa
longueur egalait celle des plus hauts arbres, et il etait aussi large
que la grande salle d'audience de votre palais, o le plus sublime et le
plus magnifique des califes! Son corps, tout a fait different de celui
des poissons ordinaires, etait aussi dur qu'un roc, et toute la partie
qui flottait au-dessus de l'eau etait d'un noir de jais, a l'exception
d'une etroite bande de couleur rouge-sang qui lui formait une ceinture.
Le ventre qui flottait sous l'eau, et que nous ne pouvions qu'entrevoir
de temps en temps, quand le monstre s'elevait ou descendait avec les
vagues, etait entierement couvert d'ecailles metalliques, d'une couleur
semblable a celle de la lune par un ciel brumeux. Le dos etait plat et
presque blanc, et donnait naissance a plus de six vertebres formant a
peu pres la moitie de la longueur totale du corps.
"Cette horrible creature n'avait pas de bouche visible; mais, comme
pour compenser cette defectuosite, elle etait pourvue d'au moins
quatre-vingts yeux, sortant de leurs orbites comme ceux de la demoiselle
verte, alignes tout autour de la bete en deux rangees l'une au-dessus de
l'autre, et paralleles a la bande rouge-sang, qui semblait jouer le role
d'un sourcil. Deux ou trois de ces terribles yeux etaient plus larges
que les autres, et avaient l'aspect de l'or massif.
"Le mouvement extremement rapide avec lequel cette bete s'approchait de
nous devait etre entierement l'effet de la sorcellerie--car elle n'avait
ni nageoires comme les poissons, ni palmures comme les canards, ni ailes
comme la coquille de mer, qui flotte a la maniere d'un vaisseau: elle ne
se tordait pas non plus comme font les anguilles. Sa tete et sa queue
etaient de forme parfaitement semblable, sinon que pres de la derniere
se trouvaient deux petits trous qui servaient de narines, et par
lesquels le monstre soufflait son epaisse haleine avec une force
prodigieuse et un vacarme fort desagreable.
"La vue de cette hideuse bete nous causa une grande terreur; mais notre
etonnement fut encore plus grand que notre peur, quand, la considerant
de plus pres, nous apercumes sur son dos une multitude d'animaux a peu
pres de la taille et de la forme humaines, et ressemblant parfaitement
a des hommes, sinon qu'ils ne portaient pas (comme les hommes) des
vetements, la nature, sans doute, les ayant pourvus d'une espece
d'accoutrement laid et incommode, qui s'ajustait si etroitement a la
peau qu'il rendait ces pauvres malheureux ridiculement gauches, et
semblait les mettre a la torture. Le sommet de leurs tetes etait
surmonte d'une espece de boites carrees; a premiere vue je les pris pour
des turbans, mais je decouvris bientot qu'elles etaient extremement
lourdes et massives, d'ou je conclus qu'elles etaient destinees, par
leur grand poids, a maintenir les tetes de ces animaux fermes et solides
sur leurs epaules. Autour de leurs cous etaient attaches des colliers
noirs (signes de servitude sans doute) semblables a ceux de nos chiens,
seulement beaucoup plus larges et infiniment plus raides--de telle sorte
qu'il etait tout a fait impossible a ces pauvres victimes de mouvoir
leurs tetes dans une direction quelconque sans mouvoir le corps en meme
temps; ils etaient ainsi condamnes a la contemplation perpetuelle de
leurs nez,--contemplation prodigieusement, sinon desesperement bornee et
abrutissante.
"Quand le monstre eut presque atteint le rivage ou nous etions, il
projeta tout a coup un de ses yeux a une grande distance, et en fit
sortir un terrible jet de feu, accompagne d'un epais nuage de fumee, et
d'un fracas que je ne puis comparer qu'au tonnerre. Lorsque la fumee se
fut dissipee, nous vimes un de ces singuliers animaux-hommes debout pres
de la tete de l'enorme bete, une trompette a la main; il la porta a sa
bouche et en emit a notre adresse des accents retentissants, durs et
desagreables que nous aurions pu prendre pour un langage articule, s'ils
n'etaient pas entierement sortis du nez.
"Comme c'etait evidemment a moi qu'il s'adressait, je fus fort
embarrasse pour repondre, n'ayant pu comprendre un traitre mot de ce qui
avait ete dit. Dans cet embarras, je me tournai du cote du crocheteur,
qui s'evanouissait de peur pres de moi, et je lui demandai son opinion
sur l'espece de monstre a qui nous avions affaire, sur ce qu'il voulait,
et sur ces creatures qui fourmillaient sur son dos. A quoi le crocheteur
repondit, aussi bien que le lui permettait sa frayeur, qu'il avait en
effet entendu parler de ce monstre marin; que c'etait un cruel demon,
aux entrailles de soufre, et au sang de feu, cree par de mauvais genies
pour faire du mal a l'humanite; que ces creatures qui fourmillaient sur
son dos etaient une vermine, semblable a celle qui quelquefois tourmente
les chats et les chiens, mais un peu plus grosse et plus sauvage; que
cette vermine avait son utilite, toute pernicieuse, il est vrai: la
torture que causaient a la bete ses piqures et ses morsures l'excitait a
ce degre de fureur qui lui etait necessaire pour rugir et commettre le
mal, et accomplir ainsi les desseins vindicatifs et cruels des mauvais
genies.
"Ces explications me determinerent a prendre mes jambes a mon cou, et
sans meme regarder une fois derriere moi, je me mis a courir de toutes
mes forces a travers les collines, tandis que le crocheteur se sauvait
aussi vite dans une direction opposee, emportant avec lui mes ballots,
dont il eut, sans doute, le plus grand soin: cependant je ne saurais
rien assurer a ce sujet, car je ne me souviens pas de l'avoir jamais
revu depuis.
"Quant a moi, je fus si chaudement poursuivi par un essaim des
hommes-vermine (ils avaient gagne le rivage sur des barques) que je fus
bientot pris, et conduit pieds et poings lies, sur la bete, qui se remit
immediatement a nager au large.
"Je me repentis alors amerement d'avoir fait la folie de quitter mon
confortable logis pour exposer ma vie dans de pareilles aventures; mais
le regret etant inutile, je m'arrangeai de mon mieux de la situation, et
travaillai a m'assurer les bonnes graces de l'animal a la trompette, qui
semblait exercer une certaine autorite sur ses compagnons. J'y reussis
si bien, qu'au bout de quelques jours il me donna plusieurs temoignages
de sa faveur, et en vint a prendre la peine de m'enseigner les elements
de ce qu'il y avait une certaine outrecuidance a appeler son langage. Je
finis par pouvoir converser facilement avec lui et lui faire comprendre
l'ardent desir que j'avais de voir le monde.
"_Washish squashish squeak, Sinbad, hey-diddle diddle, grunt unt
grumble, hiss, fiss, whiss_, me dit-il un jour apres diner--mais je
vous demande mille pardons, j'oubliais que Votre Majeste n'est pas
familiarisee avec le dialecte des _Coqs-hennissants_ (ainsi s'appelaient
les animaux-hommes; leur langage, comme je le presume, formant le lien
entre la langue des chevaux et celle des coqs.) Avec votre permission,
je traduirai: _Washish squashish_ et le reste. Cela veut dire: "Je suis
heureux, mon cher Sinbad, de voir que vous etes un excellent garcon;
nous sommes en ce moment en train de faire ce qu'on appelle le tour du
globe; et puisque vous etes si desireux de voir le monde, je veux faire
un effort, et vous transporter gratis sur le dos de la bete."
Quand Lady Scheherazade en fut a ce point de son recit, dit
l'Isitsoornot, le roi se retourna de son cote gauche sur son cote droit,
et dit:
"Il est en effet fort etonnant, ma chere reine, que vous ayez omis
jusqu'ici ces dernieres aventures de Sinbad. Savez-vous que je les
trouve excessivement curieuses et interessantes?"
Sur quoi, la belle Scheherazade continua son histoire en ces termes:
"Sinbad poursuit ainsi son recit:--Je remerciai l'homme-animal de sa
bonte, et bientot je me trouvai tout a fait chez moi sur la bete. Elle
nageait avec une prodigieuse rapidite a travers l'Ocean, dont la surface
cependant, dans cette partie du monde, n'est pas du tout plate, mais
ronde comme une grenade, de sorte que nous ne cessions, pour ainsi dire,
de monter et de descendre."
"Cela devait etre fort singulier," interrompit le roi.
"Et cependant rien n'est plus vrai," repondit Scheherazade.
"Il me reste quelques doutes," repliqua le roi, "mais, je vous en prie,
veuillez continuer votre histoire."
"Volontiers" dit la reine. "La bete, poursuivit Sinbad, nageait donc,
comme je l'ai dit, toujours montant et toujours descendant; nous
arrivames enfin a une ile de plusieurs centaines de milles de
circonference, qui cependant avait ete batie au milieu de la mer par une
colonie de petits animaux semblables a des chenilles[3]."
"Hum!" fit le roi.
"En quittant cette ile," continua Scheherazade (sans faire attention
bien entendu a cette ejaculation inconvenante de son mari) nous
arrivames bientot a une autre ou les forets etaient de pierre massive,
et si dure qu'elles mirent en pieces les haches les mieux trempees avec
lesquelles nous essayames de les abattre[4].
"Hum!" fit de nouveau le roi; mais Scheherazade passa outre, et continua
a faire parler Sinbad.
"Au dela de cette ile, nous atteignimes une contree ou il y avait une
caverne qui s'etendait a la distance de trente ou quarante milles dans
les entrailles de la terre, et qui contenait des palais plus nombreux,
plus spacieux et plus magnifiques que tous ceux de Damas ou de Bagdad.
A la voute de ces palais etaient suspendues des myriades de gemmes,
semblables a des diamants, mais plus grosses que des hommes, et au
milieu des rues formees de tours, de pyramides et de temples, coulaient
d'immenses rivieres aussi noires que l'ebene, et ou pullulaient des
poissons sans yeux.[5]"
"Hum!" fit le roi.
"Nous parvinmes ensuite a une region ou nous trouvames une autre
montagne; au bas de ses flancs coulaient des torrents de metal fondu,
dont quelques-uns avaient douze milles de large et soixante milles de
long[6]; d'un abime creuse au sommet sortait une si enorme quantite de
cendres que le soleil en etait entierement eclipse et qu'il regnait une
obscurite plus profonde que la nuit la plus epaisse, si bien que meme
a une distance de cent cinquante milles de la montagne, il nous etait
impossible de distinguer l'objet le plus blanc, quelque rapproche qu'il
fut de nos yeux[7].
"Hum!" fit le roi.
"Apres avoir quitte cette cote, nous rencontrames un pays ou la nature
des choses semblait renversee--nous y vimes un grand lac, au fond
duquel, a plus de cent pieds au-dessous de la surface de l'eau, poussait
en plein feuillage une foret de grands arbres florissants[8]."
"Hoo!" dit le roi.
"A quelque cent milles plus loin, nous entrames dans un climat ou
l'atmosphere etait si dense que le fer ou l'acier pouvaient s'y soutenir
absolument comme des plumes dans la notre[9]."
"Balivernes!" dit le roi.
"Suivant toujours la meme direction, nous arrivames a la plus magnifique
region du monde. Elle etait arrosee des meandres d'une glorieuse riviere
sur une etendue de plusieurs milliers de milles. Cette riviere etait
d'une profondeur indescriptible, et d'une transparence plus merveilleuse
que celle de l'ambre. Elle avait de trois a six milles de large, et ses
berges qui s'elevaient de chaque cote a une hauteur perpendiculaire de
douze cents pieds etaient couronnees d'arbres toujours verdoyants et
de fleurs perpetuelles au suave parfum qui faisaient de ces lieux un
somptueux jardin; mais cette terre plantureuse s'appelait le royaume de
l'Horreur, et on ne pouvait y entrer sans y trouver la mort[10]."
"Ouf!" dit le roi.
"Nous quittames ce royaume en toute hate, et quelques jours apres, nous
arrivames a d'autres bords, ou nous fumes fort etonnes de voir des
myriades d'animaux monstrueux portant sur leurs tetes des cornes qui
ressemblaient a des faux. Ces hideuses betes se creusent de vastes
cavernes dans le sol en forme d'entonnoir, et en entourent l'entree
d'une ligne de rocs entasses l'un sur l'autre de telle sorte qu'ils ne
peuvent manquer de tomber instantanement, quand d'autres animaux s'y
aventurent; ceux-ci se trouvent ainsi precipites dans le repaire du
monstre, ou leur sang est immediatement suce, apres quoi leur carcasse
est dedaigneusement lancee a une immense distance de la "caverne de la
mort[11]."
"Peuh!" dit le roi.
"Continuant notre chemin, nous vimes un district abondant en vegetaux,
qui ne poussaient pas sur le sol, mais dans l'air[12]. Il y en avait
qui naissaient de la substance d'autres vegetaux[13]; et d'autres qui
empruntaient leur propre substance aux corps d'animaux vivants[14].
Puis d'autres encore tout luisants d'un feu intense[15]; d'autres qui
changeaient de place a leur gre[16]; mais, chose bien plus merveilleuse
encore, nous decouvrimes des fleurs qui vivaient, respiraient et
agitaient leurs membres a volonte, et qui, bien plus, avaient la
detestable passion de l'humanite pour asservir d'autres creatures, et
les confiner dans d'horribles et solitaires prisons jusqu'a ce qu'elles
eussent rempli une tache fixee[17]."
"Bah!" dit le roi.
"Apres avoir quitte ce pays, nous arrivames bientot a un autre, ou les
oiseaux ont une telle science et un tel genie en mathematiques, qu'ils
donnent tous les jours des lecons de geometrie aux hommes les plus sages
de l'empire. Le roi ayant offert une recompense pour la solution de deux
problemes tres difficiles, ils furent immediatement resolus--l'un, par
les abeilles, et l'autre par les oiseaux; mais comme le roi garda ces
solutions secretes, ce ne fut qu'apres les plus profondes et les plus
laborieuses recherches, et une infinite de gros livres ecrits pendant
une longue serie d'annees, que les Mathematiciens arriverent enfin aux
memes solutions qui avaient ete improvisees par les abeilles et par les
oiseaux[18]."
"Oh! oh!" dit le roi.
"A peine avions nous perdu de vue cette contree, qu'une autre s'offrit
a nos yeux. De ses bords s'etendit sur nos tetes un vol d'oiseaux d'un
mille de large, et de deux cent quarante milles de long; si bien que
tout en faisant un mille a chaque minute, il ne fallut pas a cette bande
d'oiseaux moins de quatre heures pour passer au dessus de nous; il y
avait bien plusieurs millions de millions d'oiseaux[19].
"Oh!" dit le roi.
"Nous n'etions pas plus tot delivres du grand ennui que nous causerent
ces oiseaux que nous fumes terrifies par l'apparition d'un oiseau
d'une autre espece, infiniment plus grand que les corbeaux que j'avais
rencontres dans mes premiers voyages; il etait plus gros que le plus
vaste des domes de votre serail, o le plus magnifique des califes!
Ce terrible oiseau n'avait pas de tete visible, il etait entierement
compose de ventre, un ventre prodigieusement gras et rond, d'une
substance molle, poli, brillant, et raye de diverses couleurs. Dans ses
serres le monstre portait a son aire dans les cieux une maison dont
il avait fait sauter le toit, et dans l'interieur de laquelle nous
apercumes distinctement des etres humains, en proie sans doute au plus
affreux desespoir en face de l'horrible destin qui les attendait. Nous
fimes tout le bruit possible dans l'esperance d'effrayer l'oiseau et de
lui faire lacher sa proie; mais il se contenta de pousser une espece de
ronflement de rage, et laissa tomber sur nos tetes un sac pesant que
nous trouvames rempli de sable."
"Sornettes!" dit le roi.
"Aussitot apres cette aventure, nous remontames un continent d'une
immense etendue et d'une solidite prodigieuse, et qui cependant etait
entierement porte sur le dos d'une vache bleu de ciel qui n'avait pas
moins de quatre cents cornes[20]."
"Cela, je le crois," dit le roi, "parce que j'ai lu quelque chose de
semblable dans un livre."
"Nous passames immediatement sous ce continent (en nageant entre les
jambes de la vache) et quelques heures apres nous nous trouvames dans
une merveilleuse contree, et l'homme-animal m'informa que c'etait son
pays natal, habite par des etres de son espece. Cette revelation fit
grandement monter l'homme-animal dans mon estime, et je commencai a
eprouver quelque honte de la dedaigneuse familiarite avec laquelle je
l'avais traite; car je decouvris que les animaux-hommes etaient en
general une nation de tres puissants magiciens qui vivaient avec des
vers dans leurs cervelles[21]; ces vers, sans doute, servaient a
stimuler par leurs tortillements et leurs fretillements les plus
miraculeux efforts de l'imagination.
"Balivernes!" dit le roi.
"Ces magiciens avaient apprivoise plusieurs animaux de la plus
singuliere espece; par exemple, il y avait un enorme cheval dont les os
etaient de fer, et le sang de l'eau bouillante. En guise d'avoine, il
se nourrissait habituellement de pierres noires; et cependant, en depit
d'un si dur regime, il etait si fort et si rapide qu'il pouvait trainer
un poids plus lourd que le plus grand temple de cette ville, et avec une
vitesese surpassant celle du vol de la plupart des oiseaux[22]."
"Sornettes!" dit le roi.
"Je vis aussi chez ce peuple une poule sans plumes, mais plus grosse
qu'un chameau; au lieu de chair et d'os elle etait faite de fer et de
brique: son sang, comme celui du cheval, (avec qui du reste elle avait
beaucoup de rapport) etait de l'eau bouillante, et comme lui elle ne
mangeait que du bois ou des pierres noires. Cette poule produisait
souvent une centaine de petits poulets dans un jour, et ceux-ci apres
leur naissance restaient plusieurs semaines dans l'estomac de leur
mere[23]."
"Inepte!" dit le roi.
"Un des plus grands magiciens de cette nation inventa un homme compose
de cuivre, de bois et de cuir, et le doua d'un genie tel qu'il aurait
battu aux echecs toute la race humaine a l'exception du grand calife
Haroun Al-Raschid[24]. Un autre construisit (avec les memes materiaux)
une creature capable de faire rougir de honte le genie meme de celui
qui l'avait inventee; elle etait douee d'une telle puissance de
raisonnement, qu'en une seconde elle executait des calculs, qui auraient
demande les efforts combines de cinquante mille hommes de chair et d'os
pendant une annee[25]. Un autre plus prodigieux encore s'etait fabrique
une creature qui n'etait ni homme ni bete, mais qui avait une cervelle
de plomb melee d'une matiere noire comme de la poix, et des doigts
dont elle se servait avec une si grande rapidite et une si incroyable
dexterite qu'elle aurait pu sans peine ecrire douze cents copies du
Coran en une heure; et cela avec une si exacte precision, qu'on n'aurait
pu trouver entre toutes ces copies une difference de l'epaisseur du plus
fin cheveu. Cette creature jouissait d'une force prodigieuse, au point
d'elever ou de renverser de son souffle les plus puissants empires; mais
ses forces s'exercaient egalement pour le mal comme pour le bien."
"Ridicule!" dit le roi.
"Parmi ces necromanciens, il y en avait un qui avait dans ses veines le
sang des salamandres; il ne se faisait aucun scrupule de s'asseoir et de
fumer son chibouc dans un four tout rouge en attendant que son diner
y fut parfaitement cuit[26]. Un autre avait la faculte de changer
les metaux vulgaires en or, sans meme les surveiller pendant
l'operation[27]. Un autre etait doue d'une telle delicatesse du toucher,
qu'il avait fait un fil de metal si fin qu'il etait invisible[28]. Un
autre avait une telle rapidite de perception qu'il pouvait compter les
mouvements distincts d'un corps elastique vibrant avec la vitesse de
neuf cents millions de vibrations en une seconde[29]."
"Absurde!" dit le roi.
"Un autre de ces magiciens, au moyen d'un fluide que personne n'a jamais
vu, pouvait faire brandir les bras a ses amis, leur faire donner des
coups de pied, les faire lutter, ou danser a sa volonte[30]. Un autre
avait donne a sa voix une telle etendue qu'il pouvait se faire entendre
d'un bout de la terre a l'autre[31]. Un autre avait un bras si long
qu'il pouvait, assis a Damas, rediger une lettre a Bagdad, ou a quelque
distance que ce fut[32]. Un autre ordonnait a l'eclair de descendre du
ciel, et l'eclair descendait a son ordre, et une fois descendu, lui
servait de jouet. Un autre de deux sons retentissants reunis faisait
un silence. Un autre avec deux lumieres etincelantes produisait une
profonde obscurite[33]. Un autre faisait de la glace dans une fournaise
chauffee au rouge[34]. Un autre invitait le soleil a faire son portrait,
et le soleil le faisait[35]. Un autre prenait cet astre avec la lune et
les planetes, et apres les avoir peses avec un soin scrupuleux,
sondait leurs profondeurs, et se rendait compte de la solidite de leur
substance. Mais la nation tout entiere est douee d'une si surprenante
habilete en sorcellerie, que les enfants, les chats et les chiens
eux-memes les plus ordinaires n'eprouvent aucune difficulte a percevoir
des objets qui n'existent pas du tout, ou qui depuis vingt millions
d'annees avant la naissance de ce peuple ont disparu de la surface du
monde[36]."
"Deraisonnable!" dit le roi.
"Les femmes et les filles de ces incomparables sages et sorciers",
continua Scheherazade, sans se laisser aucunement troubler par les
frequentes et inciviles interruptions de son mari, "les filles et les
femmes de ces eminents magiciens sont tout ce qu'il y a d'accompli et de
raffine, et seraient ce qu'il y a de plus interessant et de plus beau,
sans une malheureuse fatalite qui pese sur elles, et dont les pouvoirs
miraculeux de leurs maris et de leurs peres n'ont pas ete capables
jusqu'ici de les preserver. Les fatalites prennent toutes sortes de
formes differentes; celle dont je parle prit la forme d'un caprice."
"Un quoi?" dit le roi.
"Un caprice," dit Scheherazade. "Un des mauvais genies, qui ne cherchent
que l'occasion de faire du mal, leur mit dans la tete, a ces dames
accomplies, que ce qui constitue la beaute personnelle consiste
entierement dans la protuberance de la region qui ne s'etend pas tres
loin au-dessous du dos. La perfection de la beaute, d'apres elles, est
en raison directe de l'etendue de cette protuberance. Cette idee leur
trotta longtemps par la tete, et comme les coussins sont a bon marche
dans ce pays, il ne fut bientot plus possible de distinguer une femme
d'un dromadaire."
"Assez", dit le roi--"je n'en saurais entendre davantage. Vous m'ayez
deja donne un terrible mal de tete avec vos mensonges. Il me semble
aussi que le jour commence a poindre. Depuis combien de temps
sommes-nous maries?--Ma conscience commence aussi a se sentir de nouveau
troublee. Et puis cette allusion au dromadaire ... me prenez-vous pour
un imbecile? En resume, il faut vous lever et vous laisser etrangler."
Ces paroles, m'apprend l'Isitsooernot, affligerent et etonnerent a la
fois Scheherazade. Mais comme elle savait que le roi etait un homme
d'une integrite scrupuleuse et incapable de forfaire a sa parole, elle
se soumit de bonne grace a sa destinee. Elle trouva cependant (durant
l'operation) une grande consolation dans la pensee que son histoire
restait en grande partie inachevee, et que, par sa petulance, sa brute
de mari s'etait justement puni lui-meme en se privant du recit d'un
grand nombre d'autres merveilleuses aventures.
MELLONTA TAUTA
(ce qui doit arriver)
_A bord du Ballon l'Alouette_,
1 avril, 2848.
Il faut aujourd'hui, mon cher ami, que vous subissiez, pour vos peches,
le supplice d'un long bavardage. Je vous declare nettement que je vais
vous punir de toutes vos impertinences, en me faisant aussi ennuyeux,
aussi decousu, aussi incoherent, aussi insupportable que possible.
Me voila donc encaque dans un sale ballon, avec une centaine ou deux de
passagers appartenant a la _canaille_, tous engages dans une partie de
plaisir (quelle bouffonne idee certaines gens se font du plaisir!) et
ayant devant moi la perspective de ne pas toucher la _terre ferme_ avant
un mois au moins. Personne a qui parler. Rien a faire. Or quand on n'a
rien a faire, c'est le cas de correspondre avec ses amis. Vous comprenez
donc le double motif pour lequel je vous ecris cette lettre:--mon ennui
et vos peches.
Ajustez vos lunettes et preparez-vous a vous ennuyer. J'ai l'intention
de vous ecrire ainsi chaque jour pendant cet odieux voyage.
Mon Dieu! quand donc quelque nouvelle _Invention_ germera-t-elle dans
le pericrane humain? Serons-nous donc eternellement condamnes aux mille
inconvenients du ballon?
_Personne_ ne trouvera donc un systeme de locomotion plus expeditif?
Ce train de petit trot est, a mon avis, une veritable torture. Sur ma
parole, depuis que nous sommes partis, nous n'avons pas fait plus de
cent milles a l'heure. Les oiseaux memes nous battent, quelques-uns
au moins. Je vous assure qu'il n'y a la aucune exageration. Notre
mouvement, sans doute, semble plus lent qu'il n'est reellement--et cela,
parce que nous n'avons autour de nous aucun point de comparaison qui
puisse nous faire juger de notre rapidite, et que nous marchons avec le
vent. Assurement, toutes les fois que nous rencontrons un autre ballon,
nous avons alors quelque chance de nous rendre compte de notre vitesse,
et je dois reconnaitre qu'en somme cela ne va pas trop mal. Tout
accoutume que je suis a ce mode de voyage, je ne puis m'empecher de
ressentir une espece de vertige, toutes les fois qu'un ballon nous
devance en passant dans un courant directement au-dessus de notre tete.
Il me semble toujours voir un immense oiseau de proie pret a fondre sur
nous et a nous emporter dans ses serres. Il en est venu un sur nous ce
matin meme au lever du soleil, et il rasa de si pres le notre que sa
corde-guide frola le reseau auquel est suspendu notre char, et nous
causa une serieuse panique. Notre capitaine remarqua que si ce reseau
avait ete compose de cette vieille soie d'il y a cinq cents ou mille
ans, nous aurions inevitablement souffert une avarie. Cette soie, comme
il me l'a explique, etait une etoffe fabriquee avec les entrailles d'une
espece de ver de terre. Ce ver etait soigneusement nourri de mures--une
espece de fruit ressemblant a un melon d'eau--et, quand il etait
suffisamment gras, on l'ecrasait dans un moulin. La pate qu'il formait
alors etait appelee dans son etat primitif _papyrus_, et elle devait
passer par une foule de preparations diverses pour devenir finalement
de la _soie_. Chose singuliere! cette soie etait autrefois fort prisee
comme article de _toilette de femmes_! Generalement elle servait aussi
a construire les ballons. Il parait qu'on trouva dans la suite une
meilleure espece de matiere dans l'enveloppe inferieure du pericarpe
d'une plante vulgairement appelee _euphorbium_, et connue aujourd'hui en
botanique sous le nom d'herbe de lait. On appela cette derniere espece
de soie _soie-buckingham_, a cause de sa duree exceptionnelle, et on
la rendait prete a l'usage en la vernissant d'une solution de gomme de
caoutchouc--substance qui devait ressembler sous beaucoup de rapports
a la _gutta percha_, ordinairement employee aujourd'hui. Ce caoutchouc
etait quelquefois appele gomme arabique indienne ou gomme de whist, et
appartenait sans doute a la nombreuse famille des _fungi_. Vous ne me
direz plus maintenant que je ne suis pas un zele et profond antiquaire.
A propos de cordes-guides, la notre, parait-il, vient de renverser
par dessus bord un homme d'un de ces petits bateaux electriques qui
pullulent au dessous de nous dans l'ocean--un bateau d'environ 600
tonnes, et, d'apres ce qu'on dit, scandaleusement charge. Il devrait
etre interdit a ces diminutifs de barques de transporter plus d'un
nombre determine de passagers. On ne laissa pas l'homme remonter a bord,
et il fut bientot perdu de vue avec son sauveur. Je me felicite, mon
cher ami, de vivre dans un temps assez eclaire pour qu'un simple
individu ne compte pas comme existence. Il n'y a que la masse dont la
veritable Humanite doive se soucier. En parlant d'Humanite, savez-vous
que notre immortel Wiggins n'est pas aussi original dans ses vues sur la
condition sociale et le reste, que ses contemporains sont disposes a le
croire? Pundit m'assure que les memes idees ont ete emises presque
dans les memes termes il y a a peu pres mille ans, par un philosophe
irlandais nomme Fourrier, dans l'interet d'une boutique de detail pour
peaux de chat et autres fourrures. Pundit est _savant_, vous le savez;
il ne peut y avoir d'erreur a ce sujet. Qu'il est merveilleux de voir se
realiser tous les jours la profonde observation de l'Indou Aries Tottle
(citee par Pundit):--"Il faut reconnaitre que ce n'est pas une ou deux
fois, mais a l'infini que les memes opinions reviennent en tournant
toujours dans le meme cercle parmi les hommes."
_2 avril._--Parle aujourd'hui du cutter electrique charge de la section
moyenne des fils telegraphiques flottants. J'apprends que lorsque cette
espece de telegraphe fut essayee pour la premiere fois par Horse, on
regardait comme tout a fait impossible de conduire les fils sous la
mer; aujourd'hui nous avons peine a comprendre ou l'on pouvait voir une
difficulte! Ainsi marche le monde. _Tempora mutantur_--vous m'excuserez
de vous citer de l'Etrusque. Que _ferions-nous_ sans le telegraphe
Atlantique? (Pundit pretend qu'Atlantique est l'ancien adjectif).
Nous nous arretames quelques minutes pour adresser au cutter quelques
questions, et nous apprimes, entre autres glorieuses nouvelles, que
la guerre civile sevit en Afrique, tandis que la peste travaille
admirablement tant en Europe qu'en Ayesher. N'est-il pas vraiment
remarquable qu'avant les merveilleuses lumieres versees par l'Humanite
sur la philosophie, le monde ait ete habitue a considerer la guerre et
la peste comme des calamites? Savez-vous qu'on adressait des prieres
dans les anciens temples dans le but d'ecarter ces _maux_ (!) de
l'humanite? N'est-il pas vraiment difficile de s'imaginer quel principe
d'interet dirigeait nos ancetres dans leur conduite? Etaient-ils donc
assez aveugles pour ne pas comprendre que la destruction d'une myriade
d'individus n'est qu'un avantage positif proportionnel pour la masse?
_3 avril._--Rien de plus amusant que de monter l'echelle de corde
qui conduit au sommet du ballon, et de contempler de la le monde
environnant. Du char au-dessous vous savez que la vue n'est pas si
etendue--on ne peut guere regarder verticalement. Mais de cette place
(ou je vous ecris) assis sur les somptueux coussins de la salle ouverte
au sommet, on peut tout voir dans toutes les directions. En ce moment
il y a en vue une multitude de ballons, qui presentent un tableau tres
anime, pendant que l'air retentit du bruit de plusieurs millions de voix
humaines. J'ai entendu affirmer que lorsque Jaune ou (comme le veut
Pundit) Violet, le premier aeronaute, dit-on, soutint qu'il etait
pratiquement possible de traverser l'atmosphere dans toutes les
directions, et qu'il suffisait pour cela de monter et de descendre
jusqu'a ce qu'on eut atteint un courant favorable, c'est a peine si
ses contemporains voulurent l'entendre, et qu'ils le regarderent tout
simplement comme une sorte de fou ingenieux, les philosophes (!) du jour
declarant que la chose etait impossible. Il me semble aujourd'hui _tout
a fait_ inexplicable qu'une chose aussi simple et aussi pratique ait pu
echapper a la sagacite des anciens _savants_. Mais dans tous les temps,
les plus grands obstacles au progres de l'art sont venus des pretendus
hommes de science. Assurement, _nos_ hommes de science ne sont pas tout
a fait aussi bigots que ceux d'autrefois;--et a ce sujet j'ai a vous
raconter quelque chose de bien drole. Savez-vous qu'il n'y a pas plus de
mille ans que les metaphysiciens consentirent a faire revenir les gens
de cette singuliere idee, qu'il n'existait que _deux routes possibles
pour atteindre a la verite_? Croyez-le si vous pouvez! Il parait qu'il y
a longtemps, bien longtemps, dans la nuit des ages, vivait un philosophe
turc (ou peut-etre Indou) appele Aries Tottle[37]. Ce philosophe
introduisit, ou tout au moins propagea ce qu'on appelait la methode
d'investigation deductive ou _a priori_. Il partait de principes qu'il
regardait comme des axiomes ou _verites evidentes_ par elles-memes, et
descendait _logiquement_ aux consequences. Ses plus grands disciples
furent un nomme Neuclid[38] et un nomme Cant[39]. Cet Aries Tottle
fleurit sans rival jusqu'a l'apparition d'un certain Hogg[40], surnomme
le _Berger d'Ettrick_, qui precha un systeme completement different, que
l'on appela la methode _a posteriori_ ou methode inductive. Tout son
systeme se reduisait a la sensation. Il procedait par l'observation,
l'analyse et la classification des faits--_instantiae naturae_
(phenomenes naturels), comme on affectait de les nommer, ramenes ensuite
a des lois generales. La methode d'Aries Tottle, en un mot, etait basee
sur les _noumenes_; celle de Hogg sur les _phenomenes_. L'admiration
excitee par ce dernier systeme fut si grande, qu'a sa premiere
apparition, Aries Tottle tomba en discredit; mais il finit par recouvrer
du terrain, et on lui permit de partager le royaume de la verite avec
son rival plus moderne. Des lors les _savants_ soutinrent que les
methodes Aristotelicienne et _Baconienne_ etaient les seules voies qui
conduisaient a la science. Le mot _Baconienne_, vous devez le savoir,
fut un adjectif invente comme equivalent a _Hoggienne_, comme plus
euphonique et plus noble.
Ce que je vous dis la, mon cher ami, est la fidele expression du fait et
s'appuie sur les plus solides autorites; vous pouvez donc vous imaginer
combien une opinion aussi absurde au fond a du contribuer a retarder
le progres de toute vraie science qui ne marche guere que par bonds
intuitifs. L'idee ancienne condamnait l'investigation a _ramper_, et
pendant des siecles les esprits furent si infatues de Hogg surtout, que
ce fut un temps d'arret pour la pensee proprement dite. Personne n'osa
emettre une verite dont il ne se sentit redevable qu'a son _ame_. Peu
importait que cette verite fut _demontrable_; les _savants_ entetes
du temps ne regardaient que la route au moyen de laquelle on l'avait
atteinte. Ils ne voulaient pas meme considerer la fin. "Les moyens,
criaient-ils, les moyens, montrez-nous les moyens!" Si, apres examen des
moyens, on trouvait qu'ils ne rentraient ni dans la categorie d'Aries
(c'est-a-dire de Belier) ni dans celle de Hogg, les _savants_ n'allaient
pas plus loin, ils prononcaient que le theoriste etait un fou, et ne
voulaient rien avoir a faire avec sa verite.
Or, on ne peut pas meme soutenir que par le systeme _rampant_ il eut ete
possible d'atteindre en une longue serie de siecles la plus grande somme
de verite; la suppression de l'_Imagination_ etait un mal qui ne pouvait
etre compense par aucune certitude superieure des anciennes methodes
d'investigation. L'erreur de ces Jurmains, de ces Vrinch, de ces
Inglitch, et de ces Amriccans (nos ancetres immediats, pour le dire en
passant) etait une erreur analogue a celle du pretendu connaisseur qui
s'imagine qu'il doit voir d'autant mieux un objet qu'il l'approche plus
pres de ses yeux. Ces gens etaient aveugles par les details. Quand ils
procedaient d'apres Hogg, leurs _faits_ n'etaient jamais en resume que
des faits, matiere de peu de consequence, a moins qu'on ne se crut tres
avance en concluant que _c'etaient_ des faits, et qu'ils devaient etre
des faits, parce qu'ils apparaissaient tels. S'ils suivaient la methode
de Belier, c'est a peine si leur procede etait aussi droit qu'une corne
de cet animal, car ils n'ont jamais emis un axiome qui fut un veritable
axiome dans toute la force du terme. Il fallait qu'ils fussent
veritablement aveugles pour ne pas s'en apercevoir, meme de leur temps;
car a leur epoque meme, beaucoup d'axiomes longtemps _recus comme tels_
avaient ete abandonnes. Par exemple: "_Ex nihilo nihil fit_"; "un
corps ne peut agir ou il n'est pas"; "il ne peut exister d'antipodes";
"l'obscurite ne peut pas sortir de la lumiere"--toutes ces propositions,
et une douzaine d'autres semblables, primitivement admises sans
hesitation comme des axiomes, furent regardees, a l'epoque meme dont je
parle, comme insoutenables. Quelle absurdite donc, de persister a croire
aux _axiomes_, comme a des bases infaillibles de verite! Mais d'apres
le temoignage meme de leurs meilleurs raisonneurs, il est facile de
demontrer la futilite, la vanite des axiomes en general. Quel fut le
plus solide de leurs logiciens? Voyons! Je vais le demander a Pundit, et
je reviens a la minute.... Ah! nous y voici! Voila un livre ecrit il y a
a peu pres mille ans et dernierement traduit de l'Inglitch--langue qui,
soit dit en passant, semble avoir ete le germe de l'amriccan. D'apres
Pundit, c'est sans contredit le plus habile ouvrage ancien sur la
logique. L'auteur, (qui avait une grande reputation de son temps) est un
certain Miller, ou Mill[41]; et on raconte de lui, comme un detail de
quelque importance, qu'il avait un cheval de moulin qui s'appelait
Bentham. Mais jetons un coup d'oeil sur le Traite!
Ah!--"Le plus ou moins de conceptibilite", dit tres bien M. Mill,
"ne doit etre admis dans aucun cas comme criterium d'une verite
axiomatique." Quel moderne jouissant de sa raison songerait a contester
ce truisme? La seule chose qui nous etonne, c'est que M. Mill ait pu
s'imaginer qu'il etait necessaire d'appeler l'attention sur une verite
aussi simple. Mais tournons la page. Que lisons-nous ici?--"Deux
contradictoires ne peuvent etre vraies en meme temps--c'est-a-dire, ne
peuvent coexister dans la realite." Ici M. Mill veut dire par exemple,
qu'un arbre doit etre ou bien un arbre, ou pas un arbre--c'est-a-dire,
qu'il ne peut etre en meme temps un arbre et pas un arbre. Tres bien,
mais je lui demanderai _pourquoi_. Voici sa reponse, et il n'en veut pas
donner d'autre:--"parce que, dit-il, il est impossible de concevoir que
les contradictoires soient vraies toutes deux a la fois." Mais ce n'est
pas du tout repondre, d'apres son propre aveu; car ne vient-il pas
precisement de reconnaitre que "dans aucun cas le plus ou moins
de conceptibilite ne doit etre admis comme criterium d'une verite
axiomatique?"
Ce que je blame chez ces anciens, c'est moins que leur logique soit, de
leur propre aveu, sans aucun fondement, sans valeur, quelque chose de
tout a fait fantastique, c'est surtout la sotte fatuite avec laquelle
ils proscrivent toutes les autres voies qui menent a la verite, tous
les _autres_ moyens de l'atteindre, excepte ces deux methodes
absurdes--l'une qui consiste a se trainer, l'autre a ramper--ou ils ont
ose emprisonner l'ame qui aime avant tout a _planer_.
En tout cas, mon cher ami, ne pensez-vous pas que ces anciens
dogmatistes n'auraient pas ete fort embarrassee de decider a laquelle de
leurs deux methodes etait due la plus importante et la plus sublime de
_toutes_ leurs verites, je veux dire, celle de la gravitation? Newton
la devait a Kepler. Kepler reconnaissait qu'il avait _devine_ ses
trois lois--ces trois lois capitales qui amenerent le plus grand des
mathematiciens Inglish a son principe, la base de tous les principes
de la physique--et qui seules nous introduisent dans le royaume de la
metaphysique.
Kepler les _devina_--c'est-a-dire, les _imagina_. Il etait avant tout
un _theoriste_--mot si sacre aujourd'hui et qui ne fut d'abord qu'une
epithete de mepris. N'auraient-ils pas ete aussi fort en peine, ces
vieilles taupes, d'expliquer par laquelle de leurs deux methodes un
cryptographe vient a bout de resoudre une ecriture chiffree d'une
difficulte plus qu'ordinaire, ou par laquelle de leurs deux methodes
Champollion mit l'esprit humain sur la voie de ces immortelles et
presque innombrables decouvertes, en dechiffrant les hieroglyphes?
Encore un mot sur ce sujet, et j'aurai fini de vous assommer. N'est-il
pas plus qu'etrange, qu'avec leurs eternelles rodomontades sur les
methodes pour arriver a la verite, ces bigots aient laisse de cote celle
qu'aujourd'hui nous considerons comme la grande route du vrai--celle
de la concordance? Ne semble-t-il pas singulier qu'ils ne soient pas
arrives a deduire de l'observation des oeuvres de Dieu ce fait vital,
qu'une concordance parfaite doit etre le signe d'une verite absolue?
Depuis qu'on a reconnu cette proposition, avec quelle facilite
avons-nous marche dans la voie du progres! L'investigation scientifique
a passe des mains de ces taupes dans celle des vrais, des seules vrais
penseurs, des hommes d'ardente imagination. Ceux-ci _theorisent_.
Vous imaginez-vous les huees de mepris avec lesquelles nos peres
accueilleraient mes paroles, s'il leur etait permis de regarder
aujourd'hui par dessus mon epaule? Oui, dis-je, ces hommes
_theorisent_; et leurs theories ne font que se corriger, se reduire, se
systematiser--s'eclaircir, peu a peu, en se depouillant de leurs
scories d'incompatibilite, jusqu'a ce qu'enfin apparaisse une parfaite
concordance que l'esprit le plus stupide est force d'admettre, par
cela meme qu'il y a concordance, comme l'expression d'une absolue et
incontestable _verite_[42].
_4 avril._--Le nouveau gaz fait merveille avec les derniers
perfectionnements apportes a la gutta-percha. Quelle surete, quelle
commodite, quel facile maniement, quels avantages de toutes sortes
offrent nos ballons modernes! En voila un immense qui s'approche de nous
avec une vitesse d'au moins 150 milles a l'heure. Il semble bonde
de monde--il y a peut-etre bien trois ou quatre cents passagers--et
cependant il plane a une hauteur de pres d'un mille, nous regardant;
nous pauvres diables, au dessous de lui, avec un souverain mepris. Mais
cent ou meme deux cents milles a l'heure, c'est la, apres tout, une
mediocre vitesse. Vous rappelez-vous comme nous volions sur le chemin de
fer qui traverse le continent du Canada?--Trois cents milles pleins a
l'heure. Voila qui s'appelait voyager. Il est vrai qu'on ne pouvait
rien voir--il ne restait qu'a folatrer, a festoyer et a danser dans les
magnifiques salons. Vous souvenez-vous de la singuliere sensation que
l'on eprouvait, quand, par hasard, on saisissait une lueur des objets
exterieurs, pendant que les voitures poursuivaient leur vol effrene?
Tous les objets semblaient n'en faire qu'un--une seule masse. Pour moi,
j'avouerai que je preferais voyager dans un de ces trains lents qui ne
faisaient que cent milles a l'heure! La on pouvait avoir des portieres
vitrees,--meme les tenir ouvertes--et arriver a quelque chose qui
ressemblait a une vue distincte du pays.... Pundit assure que _la route_
du grand chemin de fer du Canada doit avoir ete en partie tracee il y
a neuf cents ans! Il va jusqu'a dire qu'on distingue encore les traces
d'une route--traces qui remontent certainement a une epoque aussi
reculee. Il parait qu'il n'y avait que deux voies; la notre, vous le
savez, en a douze, et trois ou quatre autres sont en preparation. Les
anciens rails etaient tres minces; et si rapproches les uns des autres
qu'a en juger d'apres nos idees modernes, il ne se pouvait rien de plus
frivole, pour ne pas dire de plus dangereux. La largeur actuelle de la
voie--cinquante pieds--est meme consideree comme offrant a peine une
securite suffisante. Quant a moi, je ne fais aucun doute qu'il a du
exister quelque espece de voie a une epoque fort ancienne, comme
l'affirme Pundit; car rien n'est plus clair pour moi que ce fait:
qu'a une certaine periode--pas moins de sept siecles avant nous,
certainement,--les continents du Canada nord et sud n'en faisaient
qu'un, et que des lors les Canadiens durent necessairement construire un
grand chemin de fer qui traversat le continent.
_5 avril._--Je suis presque devore d'_ennui_. Pundit est la seule
personne avec qui l'on puisse causer a bord, et lui, la pauvre ame! il
ne saurait parler d'autre chose que d'antiquites. Il a passe toute
la journee a essayer de me convaincre que les anciens Amriccans
_se gouvernaient eux-memes_!--A-t-on jamais entendu une pareille
absurdite?--qu'ils vivaient dans une espece de confederation chacun pour
soi, a la facon des "chiens de prairie" dont il est parle dans la fable.
Il dit qu'ils partaient de cette idee, la plus drole qu'on puisse
imaginer--que tous les hommes naissent libres et egaux, et cela au nez
meme des lois de _gradation_ si visiblement imprimees sur tous les etres
de l'univers physique et moral.
Chaque individu votait--ainsi disait-on--c'est-a-dire participait aux
affaires publiques--et cela dura jusqu'au jour ou enfin on s'apercut que
ce qui etait l'affaire de chacun n'etait l'affaire de personne, et
que la _Republique_ (ainsi s'appelait cette chose absurde) manquait
totalement de gouvernement. On raconte, cependant, que la premiere
circonstance qui vint troubler, d'une facon toute speciale, la
satisfaction des philosophes qui avaient construit cette republique,
ce fut la foudroyante decouverte que le suffrage universel n'etait que
l'occasion de pratiques frauduleuses, au moyen desquelles un nombre
desire de votes pouvait a un moment donne etre introduit dans l'urne,
sans qu'il y eut moyen de le prevenir ou de le decouvrir, par un parti
assez dehonte pour ne pas rougir de la fraude. Une legere reflexion sur
cette decouverte suffit pour en tirer cette consequence evidente--que
la coquinerie doit regner en republique--en un mot, qu'un gouvernement
republicain ne saurait etre qu'un gouvernement de coquins. Pendant que
les philosophes etaient occupes a rougir de leur stupidite de n'avoir
pas prevu ces inconvenients inevitables, et a inventer de nouvelles
theories, le denouement fut brusque par l'intervention d'un gaillard du
nom de _Mob_[43], qui prit tout en mains, et etablit un despotisme, en
comparaison duquel ceux des Zeros[44] fabuleux et des Hellofagabales[45]
etaient dignes de respect, un veritable paradis. Ce Mob (un etranger,
soit dit en passant) etait, dit-on, le plus odieux de tous les hommes
qui aient jamais encombre la terre. Il avait la stature d'un geant; il
etait insolent, rapace, corrompu; il avait le fiel d'un taureau avec le
coeur d'une hyene, et la cervelle d'un paon. Il finit par mourir d'un
acces de sa propre fureur, qui l'epuisa. Toutefois, il eut son utilite,
comme toutes choses, meme les plus viles; il donna a l'humanite une
lecon que jusqu'ici elle n'a pas oubliee--qu'il ne faut jamais aller en
sens inverse des analogies naturelles. Quant au republicanisme, on ne
pouvait trouver sur la surface de la terre aucune analogie pour le
justifier--excepte le cas des "chiens de prairie",--exception qui,
si elle prouve quelque chose, ne semble demontrer que ceci, que la
democratie est la plus admirable forme de gouvernement--pour les chiens.
_6 avril._--La nuit derniere nous avons eu une vue admirable d'Alpha
Lyre, dont le disque, dans la lunette de notre capitaine, sous-tend un
angle d'un demi-degre, offrant tout a fait l'apparence de notre soleil a
l'oeil nu par un jour brumeux. Alpha Lyra, quoique beaucoup plus grand
que notre soleil, lui ressemble tout a fait quant a ses taches, son
atmosphere, et beaucoup d'autres particularites. Ce n'est que dans
le siecle dernier, me dit Pundit, que l'on commenca a soupconner la
relation binaire qui existe entre ces deux globes. Chose etrange, on
rapportait le mouvement apparent de notre systeme celeste a un orbite
autour d'une prodigieuse etoile situee au centre de la voie lactee.
Autour de cette etoile, affirmait-on, ou tout au moins, autour d'un
centre de gravite commun a tous les globes de la voie lactee, que l'on
supposait pres des Alcyons dans les Pleiades, chacun de ces globes
faisait sa revolution, le notre achevant son circuit dans une periode
de 117,000,000 d'annees! Aujourd'hui, avec nos lumieres actuelles, les
grands perfectionnements de nos telescopes, et le reste, nous eprouvons
naturellement quelque difficulte a saisir sur quel fondement repose une
pareille idee. Le premier qui la propagea fut un certain Mudler[46].
Il fut amene, sans doute, a cette singuliere hypothese par une pure
analogie qui se presenta a lui dans le premier cas observe; mais au
moins aurait-il du poursuivre cette analogie dans ses developpements.
Elle lui suggerait, de fait, un grand orbe central; jusque-la Mudler
etait logique. Cet orbe central, toutefois, devait etre dynamiquement
plus grand que tous les orbes qui l'environnaient pris ensemble. Mudler
pouvait alors se poser cette question:--"Pourquoi ne le voyons-nous
pas?" nous, en particulier, qui occupons la region moyenne du groupe,
l'endroit meme le plus rapproche de cet inconcevable soleil central.
Peut-etre, a ce point de son argumentation, l'astronome s'est-il refugie
dans la supposition que cet orbe pourrait bien n'etre pas lumineux; et
ici l'analogie lui faisait soudainement defaut. Mais meme en admettant
un orbe central non lumineux, comment s'y serait-il pris pour expliquer
cette invisibilite rendue visible par une incalculable multitude de
glorieux soleils rayonnant dans toutes les directions autour de lui?
Sans doute il s'en tenait finalement a admettre un centre de gravite
commun a tous les globes evolutionnants.--Mais ici encore l'analogie
devait lui faire defaut.
Notre systeme, il est vrai, opere sa revolution autour d'un centre
commun de gravite, mais cette revolution n'est que la consequence de sa
relation avec un soleil materiel dont la masse contrebalance et au dela
le reste du systeme. Le cercle mathematique est une courbe composee
d'une infinite de lignes droites; mais cette idee du cercle--idee que,
par rapport a la geometrie terrestre, nous ne considerons que comme une
pure idee mathematique en contradiction avec l'idee pratique--est en
realite la seule conception _pratique_ que nous soyons en droit de
nous faire par rapport a ces cercles gigantesques auxquels nous avons
affaire, au moins en imagination, quand nous supposons notre systeme
avec ses annexes evoluant autour d'un point situe au centre de la voie
lactee. Que les plus vigoureuses des imaginations humaines essaient
seulement de se faire la moindre idee d'un circuit ainsi inexprimable!
Ce serait a peine un paradoxe de dire qu'une lueur d'eclair elle-meme,
parcourant eternellement la circonference de cet inconcevable cercle, la
parcourrait eternellement en ligne droite. Que le trajet de notre soleil
le long de cette circonference--que la direction de notre systeme dans
un tel orbite puisse, pour une perception humaine, devier dans la
moindre mesure de la ligne droite, meme dans l'espace d'un million
d'annees, c'est la une proposition insoutenable: et cependant ces
anciens astronomes semblent avoir ete absolument induits a croire qu'une
courbe visible s'etait manifestee durant la courte periode de leur
histoire astronomique--dans la duree de ce point imperceptible, dans un
pur neant de deux ou trois mille ans! Il est vraiment incomprehensible
que des considerations telles que celles-ci ne les aient jamais eclaires
sur le veritable etat des choses--celui d'une revolution binaire de
notre soleil et d'Alpha Lyra autour d'un centre commun de gravite!
_7 avril._--Nous avons continue la nuit derniere nos amusements
astronomiques. Nous avons eu une vue magnifique des 5 asteroides
Nepturiens, et nous avons assiste avec le plus grand interet a la pose
d'une enorme imposte sur deux linteaux dans le nouveau temple situe a
Daphnis dans la lune. Rien de plus amusant que de voir des creatures
aussi minuscules que celles de la lune, et ressemblant si peu a la race
humaine, deployer une habilete mecanique si superieure a la notre. Il
nous est difficile aussi de concevoir que les enormes masses qu'elles
manient si aisement soient en realite aussi legeres que notre raison
nous dit qu'elles sont.
_8 avril._--Eureka! Pundit triomphe! Un ballon venant du Canada nous
a parle aujourd'hui, et nous a jete quelques anciens papiers; ils
contiennent des informations excessivement curieuses touchant les
antiquites Canadiennes ou plutot Amriccanes. Vous savez, je presume, que
des terrassiers ont passe plusieurs mois a preparer l'emplacement pour
l'erection d'une nouvelle fontaine a Paradis, le principal jardin
de plaisance de l'empereur. Paradis, parait-il, etait a une epoque
immemoriale, une ile--c'est-a-dire, qu'il etait borne au nord par un
petit ruisseau, ou plutot par un bras de mer fort etroit. Ce bras
s'elargit graduellement jusqu'a ce qu'il eut atteint sa largeur
actuelle--un mille. La longueur totale de l'ile est de neuf milles; sa
largeur varie d'une facon sensible. L'etendue entiere de l'ile (selon
Pundit,) etait, il y a quelque huit cents ans, encombree de maisons,
dont quelques-unes avaient vingt etages de haut: la terre (pour quelque
raison fort inexplicable) etant consideree comme tres precieuse dans ces
parages. Le desastreux tremblement de terre de l'an 2050 engloutit si
totalement la ville (elle etait trop etendue pour l'appeler un village)
que jusqu'ici les plus infatigables de nos antiquaires n'avaient pu
recueillir sur les lieux des donnees suffisantes (en fait de monnaies,
de medailles ou d'inscriptions) pour construire l'ombre meme d'une
theorie touchant les moeurs, les coutumes, etc. etc. etc. des premiers
habitants. Tout ce que nous savions d'eux a peu pres, c'est qu'ils
faisaient partie des Knickerbockers, tribu de sauvages qui infestaient
le continent lors de sa premiere decouverte par Recorder Riker,
chevalier de la Toison d'or. Cependant ils ne manquaient pas d'une
certaine civilisation; ils cultivaient differents arts et meme
differentes sciences a leur maniere. On raconte qu'ils etaient sous
beaucoup de rapports fort ingenieux, mais affliges de la singuliere
monomanie de batir ce que, dans l'ancien amriccan, on appelait des
_eglises_--des especes de pagodes instituees pour le culte de deux
idoles connues sous le nom de Richesse et de Mode. Si bien qu'a la fin,
dit-on, les quatre-vingt dixiemes de l'ile n'etaient plus qu'eglises.
Les femmes aussi, parait-il, etaient singulierement deformees par une
protuberance naturelle de la region situee juste au dessous du dos--et,
chose inexplicable, cette difformite passait pour une merveilleuse
beaute. Une ou deux peintures de ces singulieres femmes ont ete
miraculeusement conservees. C'est quelque chose de vraiment
drole--quelque chose entre le dindon et le dromadaire.
Voila donc presque tout ce qui nous etait parvenu touchant les anciens
Knickerbockers. Or, il parait qu'en creusant au centre du jardin de
l'empereur (qui, comme vous le savez, couvre toute l'etendue de l'ile)
quelques-uns des ouvriers deterrerent un bloc de granit cubique et
visiblement sculpte, pesant plusieurs centaines de livres. Il etait
parfaitement conserve, et semblait avoir peu souffert de la convulsion
qui l'avait enseveli. Sur une de ses surfaces etait une plaque de
marbre, revetue (et c'est ici la merveille des merveilles) _d'une
inscription--d'une inscription lisible_. Pundit est dans l'extase. Quand
on eut detache la plaque, on decouvrit une cavite, renfermant une boite
de plomb remplie de differentes monnaies, une longue liste de noms,
quelques documents qui ressemblent a des journaux, et d'autres objets du
plus haut interet pour les antiquaires! Il ne peut y avoir aucun
doute sur leur origine; ce sont des reliques amriccanes authentiques
appartenant a la tribu des Knickerbockers. Les papiers jetes a bord de
notre ballon sont couverts des fac-simile des monnaies, manuscrits,
topographie, etc., etc. Je vous envoie pour votre amusement une copie de
l'inscription en knickerbocker qui se trouve sur la plaque de marbre:
_Cette pierre angulaire d'un monument a la
Memoire de
GEORGES WASHINGTON
a ete posee avec les ceremonies appropriees
le 19e jour d'octobre 1847,
l'anniversaire de la reddition de
Lord Cornwallis
au General Washington a Yorktown,
A.D. 1781,
sous les auspices de l'
Association pour le monument de Washington
de la cite de New-York._
C'est une traduction litterale de l'inscription, faite par Pundit
lui-meme, de telle sorte que vous pouvez etre sur de sa fidelite. Du
petit nombre de mots qui nous sont ainsi conserves, nous pouvons tirer
plus d'un renseignement important; et l'un des plus interessants est
assurement ce fait, qu'il y a mille ans, les monuments _reels_ etaient
deja tombes en desuetude: on se contentait, comme nous aujourd'hui,
d'indiquer simplement l'intention d'elever un monument--quelque jour
a venir; une pierre angulaire etait posee "solitaire et seule" (vous
m'excuserez de vous citer le grand poete amriccan Benton!) comme
garantie de cette magnanime intention. Cette admirable inscription nous
apprend en outre d'une facon tres precise le comment, le lieu et le
sujet de la grande reddition en question. Pour le _lieu_, ce fut
Yorktown (qui se trouvait quelque part;) quant au sujet, ce fut le
General Cornwallis (sans doute quelque riche negociant en ble[47]).
C'est lui qui se rendit. L'inscription mentionne celui a qui se
rendit--qui? Lord Cornwallis. Resterait a savoir pourquoi les sauvages
pouvaient desirer qu'il se rendit. Mais quand nous nous souvenons que
ces sauvages etaient sans aucun doute des cannibales, nous arrivons
naturellement a cette conclusion: qu'ils voulaient en faire un
saucisson. Quant au _comment_, rien ne saurait etre plus explicite que
cette inscription. Lord Cornwallis se rendit (pour devenir un saucisson)
"sous les auspices de l'association du monument de Washington",--sans
doute une institution de charite pour le depot des pierres angulaires.
Mais grands Dieux! qu'arrive-t-il? Ah! je vois ce que c'est: le ballon
vient d'en rencontrer un autre; il y a eu collision, et nous allons
piquer une tete dans la mer.
Je n'ai donc plus que le temps d'ajouter ceci: que d'apres une hative
inspection des fac-simile des journaux, etc., etc. je decouvre que les
grands hommes de cette epoque parmi les Amriccans furent un certain
John, forgeron, et un certain Zacharie, tailleur.
Adieu, jusqu'au revoir. Recevrez-vous oui ou non cette lettre? c'est la
un point de peu d'importance, puisque je l'ecris uniquement pour mon
propre amusement. Je vais mettre le manuscrit dans une bouteille bien
bouchee et la jeter a la mer.
Eternellement votre,
PUNDITA.
COMMENT S'ECRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD
_"Au nom du prophete--des figues!"_
CRI DU MARCHAND DE FIGUES TURC
Je presume que tout le monde a entendu parler de moi. Je m'appelle la
Signora Psyche Zenobia. Voila un fait dont je suis sure. Il n'y a que
mes ennemis qui m'appellent Suky Snobbs.[48] Je sais de source certaine
que Suky n'est que la corruption vulgaire du mot _Psyche_, qui est de
l'excellent grec, et signifie _l'ame_, (c'est-a-dire Moi, car je suis
_tout_ ame) et quelquefois aussi _une abeille_, sens qui fait evidemment
allusion a mon aspect exterieur, dans ma nouvelle toilette de satin
cramoisi, avec le mantelet arabe bleu de ciel, la parure d'_agrafes_
vertes, et les sept volants en _oreillettes_ couleur orange. Quant a
_Snobbs_, on n'a qu'a me regarder pour reconnaitre tout de suite que je
ne m'appelle pas Snobbs. C'est miss Tabitha Turnip[49] qui a repandu ce
bruit par pure envie. Oui, Tabitha Turnip! O la petite miserable! Mais
que peut-on attendre d'un navet? Ne se souvient-elle pas de l'adage sur
"le sang d'un navet, etc...?" (Memorandum: le lui rappeler a la premiere
occasion. Autre Memorandum: lui tirer le nez.) Mais ou en etais-je? Ah!
je sais aussi que _Snobbs_ est une pure corruption de Zenobia, et que
Zenobia etait une reine, (Moi aussi: le Dr Moneypenny m'appelle toujours
la Reine des Coeurs) et que Zenobia, comme Psyche, est de l'excellent
grec, et que mon pere etait Grec, et que par consequent j'ai droit a
cette appellation patronymique qui est Zenobia, et pas du tout Snobbs.
Il n'y a que Tabitha Turnip qui m'appelle Suky Snobbs. Je suis la
Signora Psyche Zenobia.
Comme je l'ai deja dit, tout le monde a entendu parler de moi. Je suis
cette Signora Psyche Zenobia, si justement celebre comme secretaire
correspondant du "_Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young,
Belles, Lettres, Universal, Experimental, Bibliographical, Association,
To, Civilise, Humanity._" C'est le docteur Moneypenny qui nous a compose
ce titre, et il l'a choisi, dit-il, parce qu'il est aussi sonore qu'un
baril de rhum vide. (Le Dr est quelquefois un homme vulgaire--mais il
est profond.) Nous accompagnons notre signature des initiales de la
societe, a la mode de la R.S.A. (Royale Societe des Arts), de la
S.D.U.K, (societe pour la diffusion des connaissances utiles, etc.,
etc.) Le Dr Moneypenny dit que dans ce dernier titre S est la pour
_Stale_, que D.U.K. signifie _Duck_, et que S.D.U.K. represente _Stale
Duck_[50], et non la societe de Lord Brougham.--Mais le Dr Moneypenny
est un si drole d'homme que je ne suis jamais sure s'il me dit la
verite. Quoi qu'il en soit, nous ne manquons pas d'ajouter a nos noms
les initiales P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H.--ce qui veut dire:
Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young, Belles, Lettres,
Universal, Experimental, Bibliographical, Association, To, Civilise,
Humanity, une lettre pour chaque mot; ce qui est decidement un progres
sur lord Brougham. Le Dr Moneypenny pretend que nos initiales indiquent
notre vrai caractere--mais, sur ma vie, je ne vois pas ce qu'il veut
dire.
Malgre les bons offices du docteur, et le zele ardent deploye par la
Societe pour se faire connaitre, elle n'eut pas grand succes jusqu'a ce
que j'en fisse partie. La verite est que ses membres se laissaient aller
dans la discussion a un ton trop leger. Les feuilles qui paraissaient
chaque samedi soir se recommandaient moins par la profondeur que par la
bouffonnerie. Ce n'etait que de la creme fouettee. Aucune recherche des
premieres causes, des premiers principes. Aucune recherche de rien du
tout. Pas la moindre attention donnee a ce point capital: "la convenance
des choses." En un mot, il n'y avait pas d'ecrit aussi tranchant. Tout y
etait bas--absolument bas!
Aucune profondeur, aucune lecture, aucune metaphysique--rien de ce que
les savants appellent _idealisme_, et que les ignorants aiment mieux
stigmatiser du nom de _cant_. (Le Dr Moneypenny dit que je devrais
ecrire _cant_ avec un K capital--mais je m'entends.) Aussitot entree
dans la societe, j'essayai d'y introduire une meilleure methode de
pensee et de style, et tout le monde sait si j'y ai reussi. Nous donnons
maintenant dans la P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H. d'aussi bons articles
qu'on peut en rencontrer dans le _Blackwood_. Je dis le Blackwood, parce
que je suis convaincue que les meilleurs ecrits, sur toute sorte de
sujets, peuvent se trouver dans les pages de ce Magazine si justement
celebre. Nous le prenons maintenant pour modele en tout, ce qui nous met
en passe d'acquerir une rapide notoriete. Apres tout, il n'est pas si
difficile de composer un article dans le gout du vrai Blackwood, pourvu
qu'on sache bien s'y prendre. Bien entendu, je ne parle pas des articles
politiques. Tout le monde sait comment ils se fabriquent, depuis que
le Dr Moneypenny l'a explique. M. Blackwood a une paire de ciseaux de
tailleur, et trois apprentis qui se tiennent pres de lui pour executer
ses ordres. Un lui tend le _Times_, un autre l'_Examiner_, un troisieme
le _Gulley's New Compendium of Slang-Whang_,[51] M. Blackwood ne fait
que couper et distribuer. C'est bientot fait--rien que Examiner,
Slang-Whang, et Times--puis Times, Slang-Whang et Examiner--puis Times,
Examiner, et Slang-Whang.
Mais le principal merite du Magazine est dans ses articles de Melanges;
et les meilleurs de ces articles rentrent dans la categorie de ce que
le Dr Moneypenny appelle les _excentricites_ (qu'elles aient du sens ou
non) et ce que tous les autres appellent des _articles a sensation_.
C'est une espece d'ecrit que depuis longtemps j'avais appris a
apprecier; mais ce n'est que depuis ma derniere visite a M. Blackwood
(chez qui j'avais ete deputee par la societe) que j'ai pu me rendre
parfaitement compte de l'exacte methode de sa composition. Cette methode
est fort simple, mais cependant moins que celle de la politique.
Introduite aupres de M. Blackwood, je lui fis connaitre les desirs de la
societe; il me recut avec une grande civilite, me fit entrer dans son
cabinet, et m'exposa clairement tout le procede.
"Ma chere dame," dit-il, evidemment frappe par mon exterieur majestueux,
car j'avais ma toilette de satin cramoisi, avec les agrafes vertes, et
les oreillettes couleur orange. "Ma chere dame, asseyez-vous. Voici
comment il faut s'y prendre. En premier lieu, votre ecrivain d'articles
a sensation doit avoir de l'encre tres noire, et une plume tres grosse
avec un bec bien emousse. Et, remarquez bien, miss Psyche Zenobia!"
continua-t-il, apres une pause, avec une energie et une solennite de ton
fort impressives, "remarquez bien!--_cette plume--ne doit--jamais
etre taillee_! La, madame, est tout le secret, l'ame de l'article a
sensation. J'oserai vous affirmer que jamais un individu, de quelque
genie qu'il fut doue, n'a ecrit avec une bonne plume--comprenez-moi
bien--un bon article. Vous pouvez etre sure, qu'un manuscrit lisible
n'est jamais digne d'etre lu. C'est la un des principaux articles de
notre foi, et si vous eprouvez quelque difficulte a l'accepter, nous
pouvons lever la seance."
Il s'arreta. Mais comme naturellement je tenais a ne pas suspendre la
conference, je donnai mon assentiment a une proposition si naturelle, et
dont j'avais depuis longtemps reconnu la verite. Il parut satisfait, et
continua ses instructions.
"Peut-etre paraitra-t-il pretentieux de ma part, miss Psyche Zenobia, de
vous renvoyer a un article ou a une collection d'articles, comme modeles
d'etude; cependant il me semble bon d'appeler votre attention sur
quelques cas. Voyons. Il y a eu _le Mort vivant_, article capital!--la
relation des sensations eprouvees par un gentilhomme dans sa tombe avant
qu'il ait rendu l'ame--article plein de gout, de terreur, de sentiment,
de metaphysique et d'erudition. Vous jureriez que l'ecrivain est ne et
a ete eleve dans un cercueil. Puis nous avons eu les _Confessions
d'un mangeur d'opium_--remarquable, bien remarquable! splendide
imagination--philosophie profonde--speculation subtile--beaucoup de
feu et de verve--avec un assaisonnement suffisant de choses carrement
inintelligibles--une exquise bouillie qui coula delicieusement dans
le gosier du lecteur. On voulait que Coleridge fut l'auteur de cet
article,--mais non. Il a ete compose par mon petit babouin favori,
Juniper, apres une rasade de gin hollandais et d'eau chaude sans sucre."
(J'aurais eu de la peine a le croire, si tout autre que M. Blackwood
m'eut assure le fait). "Puis il y a eu l'_Experimentaliste
involontaire_, qui roule en entier sur un gentilhomme cuit dans un four,
et qui en sortit sain et sauf, non sans avoir eu une terrible peur.
Puis le _Journal d'un medecin defunt_, dont le merite est de meler a un
langage d'energumene un Grec indifferent,--deux choses qui attachent
le public. Il y eut ensuite l'_Homme dans la Cloche_, un article, miss
Zenobia, que je ne saurais trop recommander a votre attention. C'est
l'histoire d'un jeune homme qui s'endort sous la cloche d'une eglise,
et est reveille par ses tintements funebres. Il en devient fou, et en
consequence, tirant ses tablettes, il y consigne ses sensations. Les
sensations, voila le grand point. Si jamais vous etiez noyee ou pendue,
prenez note de vos sensations--elles vous rapporteront dix guinees la
feuille. Si vous voulez faire de l'effet en ecrivant, miss Zenobia,
soignez, soignez les sensations."
"Je n'y manquerai pas, M. Blackwood", dis-je.
"Tres bien," repliqua-t-il. Mais je dois vous mettre au fait des details
de la composition de ce qu'on peut appeler un veritable _Blackwood_
a sensations--et vous comprendrez comment je considere ce genre de
composition comme le meilleur sous tous rapports.
"La premiere chose a faire, c'est de vous mettre vous-meme dans une
situation anormale ou personne ne s'est encore trouve avant vous. Le
four, par exemple, c'etait un excellent truc. Mais si vous n'avez pas
de four ou de grosse cloche sous la main, si vous ne pouvez pas a votre
convenance culbuter d'un ballon, ou etre engloutie dans un tremblement
de terre, ou degringoler dans une cheminee, il faudra vous contenter
d'imaginer simplement quelque mesaventure analogue. J'aimerais mieux
cependant que vous ayez un fait reel a faire valoir. Rien n'aide aussi
bien l'imagination que d'avoir fait soi-meme l'experience de son
sujet.--La verite, vous le savez, est plus etrange que la fiction,--tout
en allant plus surement au but."
Je lui assurai alors que j'avais une excellente paire de jarretieres, et
que je m'en servirais pour me pendre.
"Bon!" repondit-il "oui, faites-le;--quoique la pendaison soit quelque
chose de bien use. Peut-etre pourrez-vous trouver mieux. Prenez une dose
de pilules de Brandreth, et donnez-vous vos sensations. Toutefois mes
instructions s'appliqueront egalement bien a toutes les varietes de
mesaventure; ainsi en retournant chez vous, vous pouvez avoir la tete
cassee, ou etre renversee d'un omnibus, ou mordue par un chien enrage,
ou noyee dans une gouttiere. Mais venons au procede.
"Une fois, votre sujet determine, vous avez a considerer le ton ou le
genre de la narration. Il y a le ton didactique, le ton enthousiaste,
le ton naturel, tous assez vulgaires. Mais il y ai le ton laconique, ou
bref, qui est devenu depuis peu a la mode. Il consiste a proceder par
courtes sentences. Par exemple celles-ci:--On ne peut etre trop bref.
On ne saurait etre trop hargneux. Rien que des points. Jamais de
paragraphe.
"Puis il y a le ton eleve, diffus, et procedant par interjections.
Ce ton est patronne par nos meilleurs romanciers. Les mots doivent
tourbillonner tous ensemble et bourdonner comme une toupie; ce
bourdonnement tient lieu de sens. C'est le meilleur de tous les styles
possibles, quand l'ecrivain n'a pas le temps de penser.
"Le ton metaphysique est aussi un excellent ton. Si vous connaissez
quelques grands mots, c'est le cas de les employer. Parlez des ecoles
Ionique et Eleatique--d'Archytas, de Gorgias, et d'Alcmeon. Dites
quelque chose de l'objectivite et de la subjectivite. N'ayez pas peur
de dire beaucoup de mal d'un nomme Locke. Faites allusion aux choses en
general, et si vous avez laisse glisser une trop grosse absurdite, vous
n'avez pas besoin de vous mettre en peine de l'effacer; vous n'avez
qu'a ajouter une note au bas de la page, ou vous direz que vous etes
redevable de la susdite profonde observation a la _Kritik der
reinen Vernunft_ ou a la _Metaphysische Anfangsgrunde der
Naturwissenschaft_[52]. Cela paraitra de l'erudition et ... et ...
et--de la franchise.
"Il y a plusieurs autres tons egalement celebres, mais je ne vous en
mentionnerai plus que deux:--le ton transcendantal et le ton heterogene.
Dans le premier, le merite consiste a voir dans la nature des choses
beaucoup plus loin que les autres. Cette seconde vue fait beaucoup
d'effet, quand elle est bien mise en oeuvre. Quelques lectures du _Dial_
vous ouvriront la voie.
"Evitez, dans ce cas, les grands mots; employez les plus courts
possible, et ecrivez-les a l'envers. Consultez les poemes de Channing,
et citez ce qu'il dit "d'un petit homme gras avec la seduisante
apparence d'un pot." Touchez quelque chose de la Divine Unite. Ne dites
pas un mot de l'Infernale Dualite. Avant tout, etudiez-vous a insinuer.
Donnez toujours a entendre--n'affirmez rien. Si vous avez a parler d'une
tartine de _pain et de beurre_, ne le dites pas en propres termes, mais
dites quelque chose d'approchant. Vous pouvez faire allusion a un gateau
de ble noir; vous pouvez aller jusqu'a insinuer une pate de gruau
d'avoine; mais si vous avez reellement en vue une tartine de pain et de
beurre, gardez-vous bien, ma chere miss Psyche, de dire: tartine de pain
et de beurre."
Je lui assurai que je ne le dirais plus jamais de ma vie. Il m'embrassa
et continua:
"Quant au ton heterogene, c'est tout simplement un melange judicieux, en
egales proportions, de tous les autres tons, et par consequent tout ce
qu'il y a de profond, de grand, de bizarre, de piquant, d'a propos, de
joli, entre dans sa composition.
"Supposons maintenant que vous etes fixee sur les incidents et le ton.
La partie la plus importante, l'ame de tout le procede, demande encore
votre attention--je veux dire: le _remplissage_. On ne saurait supposer
qu'une lady ou un gentilhomme a passe sa vie a devorer les livres. Et
cependant il est necessaire avant tout que votre article ait un air
d'erudition, ou qu'il offre au moins des signes evidents d'une
lecture etendue. Or je vais vous mettre a meme de vous tirer de
cette difficulte. Regardez ici!" (Il prit trois ou quatre livres qui
paraissaient fort ordinaires et les ouvrit au hasard.)
"Vous n'avez qu'a jeter les yeux sur la premiere page venue du premier
livre venu, pour y decouvrir mille bribes d'erudition ou de bel esprit,
et c'est la le veritable assaisonnement d'un article a la _Blackwood_.
Vous pouvez en noter quelques-unes, pendant que je vous les lis.
Je ferai deux divisions: 1 deg. _Faits piquants pour la confection des
comparaisons_; et 2 deg. _Expressions piquantes a introduire selon
l'occasion_. Ecrivez." Et j'ecrivis sous sa dictee.
1 deg. FAITS PIQUANTS POUR COMPARAISONS:
"_Il n'y eut originellement que trois Muses--Melete, Mneme, Aoede--la
meditation, la memoire et le chant._" Vous pouvez tirer un grand parti
de ce petit fait, si vous savez vous en servir. Vous voyez qu'il n'est
pas generalement connu, et qu'il semble _recherche_. Mais il faut avoir
soin de donner a la chose un air parfaitement improvise.
"Autre exemple. _Le fleuve Alphee passa sous la mer, et en sortit sans
que la purete de ses eaux en recut aucune atteinte._ Il est bien un peu
vieilli; mais bien habille et bien presente, il paraitra aussi frais que
jamais.
"Voici quelque chose de mieux:--_L'Iris de Perse semble posseder pour
quelques personnes un doux et puissant parfum, tandis que pour d'autres
il est tout a fait sans odeur._
Voila qui est fin, et vraiment delicat! En le tournant un peu, vous en
tirerez des merveilles. Nous trouverons encore quelque chose dans la
botanique. Il n'y a rien qui fasse si bien, surtout avec l'addition
d'une ligne de latin. Ecrivez!
"_L'Epidendrum Flos Aeris de Java porte une tres belle fleur, et vit
encore meme quand il est deracine. Les indigenes le suspendent par
une corde au plafond et jouissent pendant des annees de son
parfum_.--Morceau capital! Voila pour les comparaisons. Passons aux
expressions piquantes.
2 deg. EXPRESSIONS PIQUANTES.
"_Le venerable roman chinois Ju-Kiao-Li._ Excellent. En introduisant
adroitement ces quelques mots, vous faites preuve d'une connaissance
approfondie de la langue et de la litterature chinoise. Avec cela vous
pouvez vous passer d'arabe, de sanscrit, ou de chickasaw. Mais aucun
sujet ne saurait se passer d'espagnol, d'italien, d'allemand, de latin
et de grec. Je dois vous donner un petit specimen de chacune de ces
langues. Toutes ces citations seront bonnes et atteindront le but; ce
sera a votre ingeniosite de les approprier a votre sujet. Ecrivez!
"_Aussi tendre que Zaire._ Francais. Allusion a la frequente repetition
de la phrase _la tendre Zaire_, dans la tragedie francaise de ce nom.
Bien employee, cette citation prouvera non seulement votre connaissance
de la langue, mais encore votre lecture etendue et votre esprit. Vous
pouvez dire, par exemple, que le poulet que vous mangiez (dans un
article ou vous raconteriez que vous etes morte etranglee par un os de
poulet) n'etait pas aussi tendre que Zaire. Ecrivez!
"Van muerte tan escondida,
Que non te sienta venir,
Porque el plazer del morir
No me torne a dar la vida.
"C'est de l'espagnol--de Miguel de Cervantes.--Viens vite, o mort!
mais ne me laisse pas voir que tu viens, de peur que le plaisir que
je ressentirai en te voyant paraitre ne me rende malheureusement a la
vie.--Vous pouvez glisser cette citation fort a propos, quand vous vous
debattez avec votre os de poulet dans la derniere agonie. Ecrivez!
"Il pover'uomo che non s'en era accorto,
Andava combattendo, ed era morto.
"C'est de l'italien, vous le devinez--de l'Arioste. Cela veut dire que
dans la chaleur du combat un heros ne s'apercevant pas qu'il est bel
et bien tue, continua de combattre vaillamment, tout mort qu'il etait.
L'application de ce passage a votre cas va de soi--car, j'espere bien,
miss Psyche, que vous ne negligerez pas de gigotter des jambes au moins
une heure et demie apres que vous serez morte de votre os de poulet.
Veuillez ecrire!
"Und sterb' ich doch, si sterb'ich denn
Durch sie--durch sie!
"C'est de l'allemand, de Schiller.--Et si je meurs, au moins je mourrai
pour toi... pour toi!--Il est clair ici que vous apostrophez la cause
de votre malheur, le poulet. Et quel gentilhomme en verite, (ou quelle
dame) de sens, ne consentirait pas, je voudrais bien le savoir, a mourir
pour un chapon bien engraisse d'apres le vrai systeme Molucca, farci
de capres et de champignons, et servi dans un saladier avec une gelee
d'orange en _mosaique_? (vous trouverez ce plat chez Tortoni)--Ecrivez,
je vous prie!
"Voici une charmante petite phrase latine, et peu commune (on ne peut
etre trop _recherche_ ni trop bref dans une citation latine; c'est
chose si vulgaire)--_Ignoratio elenchi._ Il a commis une _ignoratio
elenchi_--c'est-a-dire: il a compris les mots de votre proposition, mais
non l'idee. Vous voyez qu'il s'agit d'un imbecile, d'un pauvre diable a
qui vous vous adressez tout en vous debattant avec votre os de poulet
et qui n'a pas bien compris ce que vous lui disiez. Jetez-lui votre
_ignoratio elenchi_ a travers la figure, et d'un seul coup vous l'avez
aneanti. S'il ose repliquer, vous pouvez lui citer du Lucain, l'endroit
(le voici) ou il parle de pures _anemonae verborum_, de mots anemones.
L'anemone, qui a un grand eclat, n'a pas d'odeur. Ou, s'il veut faire
le rodomont, vous pouvez le pourfendre avec les _Insomnia Jovis_,
les reveries de Jupiter--mots que Silius Italicus (voici le passage)
applique aux pensees pompeuses et enflees. Cette citation est
infaillible et lui percera le coeur. Apres cela il ne peut plus que
tourner sur lui-meme et mourir. Voulez-vous avoir la bonte d'ecrire?
"En grec, nous avons quelque chose d'assez joli--du Demosthene, par
exemple--Anaer o pheugon chai palin machesetai. Il y a une assez bonne
traduction de cette phrase dans Hudibras:
For he that flies may flight again,
Which he can never do that's slain.[53]
"Dans un article a la _Blackwood_, rien ne produit meilleur effet que
votre grec. Les lettres memes vous ont un certain air de profondeur.
Regardez seulement, Madame, l'air fute de cet _Epsilon_! Et ce _Phi_,
certainement ce doit etre un eveque! Quelle mine plus spirituelle que
celle de cet _Omicron_! Et ce _Tau_ avec quelle grace il se bifurque!
Bref, il n'y a rien de pareil au grec pour un veritable article a
sensation. Dans le cas present, l'application de cette citation est la
plus naturelle du monde. Relevez la sentence par un enorme juron, en
guise d'_ultimatum_ a l'adresse du mal appris, de la tete dure incapable
de comprendre votre bon anglais au sujet de cet os de poulet. Il saisira
l'allusion et il ne sera plus question de lui, vous pouvez y compter."
Ce furent la toutes les instructions que je pus tirer de M. Blackwood
sur le sujet en question; mais je compris qu'elles etaient bien
suffisantes. J'etais donc enfin capable d'ecrire un veritable article a
la Blackwood, et je resolus de m'y mettre sur-le-champ. En prenant conge
de moi, M. Blackwood me fit la proposition de m'acheter l'article quand
il serait ecrit; mais comme il ne pouvait m'offrir que cinquante guinees
la feuille, je crus qu'il valait mieux en faire profiter notre societe,
que de le sacrifier pour une somme aussi chetive. Malgre sa lesinerie,
M. Blackwood me temoigna d'ailleurs toute sa consideration, et me traita
veritablement avec la plus grande civilite. Les paroles qu'il m'adressa
a mon depart firent sur mon coeur une profonde impression, et je m'en
souviendrai toujours, je l'espere, avec reconnaissance.
"Ma chere miss Zenobia," me dit-il, des larmes dans les yeux, "y a-t-il
encore quelque chose que je puisse faire pour aider au succes de votre
louable entreprise? Laissez-moi reflechir! Il est bien possible que vous
ne puissiez a votre convenance vous ... vous noyer, ou etouffer d'un os
de poulet, ou etre pendue ou mordue par un ... Mais attendez! J'y pense:
il y a dans ma cour deux excellents boule-dogues--des droles distingues,
je vous assure--sauvages, et qui vous en donneront pour votre
argent--ils vous auront devoree, vous, vos oreillettes, et tout, en
moins de cinq minutes (voici ma montre!)--ne songez qu'aux sensations!
Ici! Allons!--Tom! Peter!--Dick, oh! le drole! lachez-les." Mais comme
j'etais reellement tres pressee, et que je n'avais pas une minute a
perdre, je me vis forcee malgre moi de m'en aller, et de prendre conge
un peu plus brusquement, je l'avoue, que ne l'aurait demande la stricte
politesse.
Mon premier soin, en quittant M. Blackwood, fut de m'engager
immediatement dans quelque mauvais pas, conformement a ses avis, et
dans cette vue, je passai la plus grande partie de la journee a errer
a travers Edinburgh, en quete d'aventures desesperees--capables de
repondre a l'intensite de mes sentiments, et de s'adapter au grand effet
de l'article que je voulais ecrire. J'etais accompagnee dans cette
excursion de mon domestique negre Pompey, et de ma petite chienne Diane,
que j'avais amenee avec moi de Philadelphie. Ce ne fut que tard dans
l'apres-midi que je reussis dans ma difficile entreprise. Il m'arriva
alors un grand evenement, dont l'article a la Blackwood qui suit,--dans
le ton heterogene, est la substance et le resultat.
ARTICLE A LA BLACKWOOD DE MISS ZENOBIA
"Quel malheur, bonne dame, vous
a ainsi privee de la vie?"
Comus.
Par une apres-midi tranquille et silencieuse, je m'acheminai dans
l'agreable cite d'Edina. Il regnait dans les rues une confusion et un
tumulte effroyables. Les hommes causaient. Les femmes criaient. Les
enfants s'egosillaient. Les cochons sifflaient. Les chariots grondaient.
Les boeufs soufflaient. Les vaches beuglaient. Les chevaux hennissaient.
Les chats faisaient le sabbat. Les chiens dansaient.--_Dansaient_!
Etait-ce donc possible? Oui, _dansaient_! Helas! pensai-je, le temps
de danser est passe pour moi! Il n'est plus. Quelle cohue de souvenirs
obscurs se reveilleront de temps en temps dans un esprit doue de genie
et de contemplation imaginative,--d'un genie surtout condamne a la
durable, eternelle, continuelle, et pourrait-on dire--continue--oui,
_continue et continuelle_, a l'amere, harassante, troublante, et, si je
puis me permettre cette expression, a la tres troublante influence du
serein, divin, celeste, exaltant, eleve et purifiant effet de ce
qu'on peut justement appeler la plus enviable, la plus _vraiment_
enviable--oui! la plus suavement belle, la plus delicieusement etheree,
et, pour ainsi dire, la plus _jolie_ (si je puis me servir d'une
expression aussi hardie) des _choses_ (pardonne-moi, gentil lecteur) du
monde;--mais je me laisse toujours entrainer par mes sentiments. Dans un
tel esprit, je le repete, quelle cohue de souvenirs sont remues par une
bagatelle! Les chiens dansaient! Et _moi_--moi, je ne le _pouvais_
pas! Ils sautaient--et moi je pleurais. Ils cabriolaient--et moi je
sanglotais bien fort. Circonstances touchantes! qui ne peuvent manquer
de rappeler au souvenir du lecteur lettre le passage exquis sur la
convenance des choses, qui se trouve au commencement du troisieme volume
de cet admirable et venerable roman chinois, le _Jo-go-Slow_.
Dans ma promenade solitaire a travers la cite, j'avais deux humbles,
mais fideles compagnons, Diane, ma petite chienne! la plus douce des
creatures! Elle avait une touffe de poils qui lui descendait sur un de
ses yeux, et un ruban bleu etait elegamment attache autour de son cou.
Diane n'avait pas plus de cinq pouces de haut, mais sa tete etait
presque a elle seule plus grosse que le reste de son corps, et sa
queue coupee tout a fait court donnait a l'interessant animal un air
d'innocence outragee qui la faisait bien venir de tous.
Et Pompey, mon negre!--doux Pompey! Pourrai-je t'oublier jamais? J'avais
pris le bras de Pompey. Il avait trois pieds de haut (j'aime mettre
les points sur les _i_) et etait age de soixante-dix ou peut-etre
quatre-vingts ans. Il avait les jambes cagneuses, et etait obese. Sa
bouche n'etait pas precisement petite, ni ses oreilles courtes. Ses
dents toutefois ressemblaient a des perles, et ses grands yeux largement
ouverts etaient delicieusement blancs. La Nature ne lui avait point
donne de cou et avait poste ses chevilles (selon l'usage chez cette
race) au milieu de la partie superieure du pied. Il etait habille avec
une remarquable simplicite. Il avait pour tout vetement un col de neuf
pouces de haut et un pardessus de drap brun presque neuf, qui avait
autrefois servi au grand, robuste et illustre docteur Moneypenny.
C'etait un excellent pardessus. Il etait bien taille. Il etait bien
fait. Il etait presque neuf. Pompey le relevait de ses deux mains pour
ne pas le laisser trainer dans la boue.
Notre societe se composait donc de trois personnes, dont deux sont deja
connues. Il y en avait une troisieme--cette troisieme personne, c'etait
moi. Je suis la signora Psyche Zenobi_. Je _ne_ suis _pas_ Suky Snobbs.
Mon exterieur est imposant. Dans la memorable occasion dont je parle,
j'etais vetue d'une robe de satin cramoisi et d'un mantelet arabe bleu
de ciel. La robe etait agrementee d'agrafes vertes, et de sept gracieux
volants de couleur orange. Je formais donc la troisieme personne de la
societe. Il y avait le caniche. Il y avait Pompey. Il y avait moi. Nous
etions trois. Ainsi, dit-on, il n'y avait originellement que trois
Furies--Melty, Nimmy, et Hetty--la Meditation, la Memoire, et le Violon.
Appuyee sur le bras du galant Pompey, et suivie de Diane a distance
respectueuse, je descendis l'une des plus populeuses et des plus
plaisantes rues d'Edina, alors deserte. Tout a coup se presenta a ma
vue une eglise--une cathedrale gothique--vaste, venerable, avec un haut
clocher qui se perdait dans le ciel. Quelle folie s'empara alors de
moi? Pourquoi courus-je au devant de mon destin? Je fus saisie du desir
irresistible de monter a cette tour vertigineuse et de contempler de
la l'immense panorama de la cite. La porte de la cathedrale ouverte
semblait m'inviter. Ma destinee l'emportai. J'entrai sous la fatale
voute. Ou donc etait mon ange gardien?--si toutefois il y a de tels
anges. _Si!_ Monosyllabe troublant! Quel monde de mystere, de science,
de doute, d'incertitude est contenu dans tes deux lettres! J'entrai
sous la fatale voute! J'entrai, et sans endommager mes volants, couleur
orange, je passai sous le portail, et penetrai dans le vestibule. Ainsi,
dit-on, l'immense riviere Alfred passa intacte, a sec, sous la mer.
Je crus que les escaliers ne finiraient jamais. _Ils tournaient!_ Oui,
ils tournaient et montaient toujours, si bien que je ne pus m'empecher
d'appeler a mon aide l'ingenieux Pompey, et je m'appuyai sur son
bras avec toute la confiance d'une ancienne affection.--Je ne _pus_
m'empecher de m'imaginer que le dernier echelon de cette eternelle
echelle en spirale avait ete accidentellement ou peut-etre a dessein
enleve. Je m'arretai pour respirer, et au meme moment il se presenta un
incident trop important au point de vue moral ainsi qu'au point de
vue metaphysique pour etre passe sous silence. Il me sembla--j'avais
entierement conscience du fait--non, je ne pouvais m'etre trompee!
J'avais pendant quelques instants soigneusement et anxieusement
observe les mouvements de ma Diane--non, dis-je, je ne pouvais m'etre
trompee!--Diane _sentait un rat_! Aussitot j'appelai l'attention de
Pompey sur ce point, et Pompey--oui, Pompey fut de mon avis. Il n'y
avait plus aucun motif raisonnable de douter. Le rat avait ete senti--et
senti par Diane. Ciel! pourrai-je jamais oublier l'intense emotion de ce
moment? Helas! Qu'est-ce que l'intelligence tant vantee de l'homme? Le
rat--il etait la--c'est-a-dire quelque part. Diane avait senti le rat.
Et moi--_moi_ je ne _pouvais_ pas le sentir. Ainsi, dit-on, l'Isis
Prussienne a pour quelques personnes un doux et suave parfum, tandis que
pour d'autres elle est completement sans odeur.
Nous etions venus a bout de l'escalier, et il n'y avait plus que trois
ou quatre marches qui nous separaient du sommet. Nous montames encore,
et il ne resta plus qu'une marche! Une marche! Une petite, petite
marche! Combien de fois d'une semblable petite marche dans le grand
escalier de la vie humaine depend une destinee entiere de bonheur ou de
misere humaine! Je songeai a moi-meme, puis a Pompey, puis au mysterieux
et inexplicable destin qui nous entourait. Je songeai a Pompey!--Helas!
Je songeai a l'amour! Je songeai a tous les faux pas qui ont ete faits
et qui peuvent etre faits encore. Je resolus d'etre plus prudente, plus
reservee.
J'abandonnai le bras de Pompey, et sans son assistance, je franchis la
derniere marche qui restait et gagnai la chambre du beffroi. Mon caniche
me suivit immediatement. Pompey restait seul en arriere. Je m'arretai au
dessus de l'escalier, et l'encourageai a monter. Il me tendit la main,
et malheureusement en faisant ce geste, il fut force de lacher sa
redingote. Les Dieux ne cesseront-ils de nous persecuter? La redingote
tomba, et un des pieds de Pompey marcha sur le long et trainant pan de
l'habit. Il trebucha et tomba.--Cette consequence etait inevitable.
Il tomba en avant, et sa tete maudite, venant me frapper en pleine
poitrine, me precipita tout de mon long avec lui sur le dur, sale et
detestable plancher du beffroi. Mais ma vengeance fut assuree, soudaine
et complete. Le saisissant furieusement des deux mains par sa laine,
je lui arrachai une enorme quantite de cette matiere noire, crepue et
bouclee, et la jetai loin de moi avec tous les signes du dedain. Elle
tomba au milieu des cordes du beffroi et y resta. Pompey se leva sans
dire un mot. Mais il me regarda piteusement avec ses grands yeux et
soupira. Grands Dieux!--quel soupir! Il penetra jusqu'au fond de mon
coeur. Et la chevelure--la laine! Si j'avais pu rattraper cette laine,
je l'aurais baignee de mes larmes en temoignage de regret. Mais helas!
elle etait maintenant bien loin. Comme elle pendillait au cordage de
la cloche, je m'imaginai qu'elle etait encore vivante. Je m'imaginai
qu'elle allait mourir d'indignation. Ainsi l'_happidandy Flos Aeris_
de Java porte, dit-on, une belle fleur, qui vit encore quand elle est
deracinee. Les indigenes la suspendent avec une corde au plafond, et
jouissent de son parfum des annees entieres.
Notre differend termine, nous cherchames dans la chambre une ouverture
qui nous permit de contempler la cite d'Edina. Il n'y avait pas de
fenetre. La seule lumiere qui penetrat dans ce reduit obscur venait
d'une ouverture carree ayant a peu pres un pied de diametre, et a une
hauteur d'environ sept pieds au-dessus du plancher. Mais que ne peut
realiser l'energie du veritable genie? Je resolus d'atteindre a ce trou.
Un enorme attirail de roues, de pignons, et autres machines a l'air
cabalistique se trouvaient en face du trou, tout pres de lui, et a
travers le trou passait une baguette de fer venant du mecanisme. Entre
les roues et le mur il y avait juste de la place pour mon corps; mais
j'etais exasperee, et determinee a aller jusqu'au bout. J'appelai Pompey
pres de moi.
"Vous voyez cette ouverture, Pompey. Je voudrais y passer la tete pour
regarder. Vous allez vous tenir tout droit juste sous le trou,--comme
cela. Maintenant, Pompey, tendez une de vos mains, que je puisse y
monter--tres bien. Maintenant l'autre main, Pompey, et avec son aide,
j'arriverai sur vos epaules."
Il fit tout ce que je desirais, et quand je fus hissee sur ses epaules,
je m'apercus que je pouvais facilement passer ma tete et mon cou a
travers l'ouverture. Le panorama etait sublime. Il ne se pouvait rien de
plus magnifique. Je ne m'arretai un instant que pour appeler Diane et
assurer Pompey que je serais discrete, et peserais le moins possible sur
ses epaules. Je lui dis que je serais a l'egard de ses sentiments d'une
delicatesse tendre--_ossi tender qu'un beefsteak_. Apres avoir rendu
cette justice a mon fidele ami, je m'abandonnai sans reserve a l'ardeur
et a l'enthousiasme de la jouissance du panorama qui s'etendait sous mes
yeux.
Cependant je me dispenserai de m'appesantir sur ce sujet. Je ne decrirai
pas la cite d'Edinburgh. Tout le monde est alle a Edinburgh--la
classique Edina. Je m'en tiendrai aux principaux details de ma
lamentable aventure. Apres avoir jusqu'a un certain point satisfait ma
curiosite touchant l'etendue, la situation, et la physionomie generale
de la cite, j'eus le loisir d'examiner l'eglise ou j'etais, et la
delicate architecture de son clocher. Je remarquai que l'ouverture a
travers laquelle j'avais passe la tete s'ouvrait dans le cadran d'une
horloge gigantesque, et devait de la rue faire l'effet d'un large trou
de clef, tel qu'on en voit sur le cadran des montres francaises. Sans
doute le veritable but de cette ouverture etait de laisser passer le
bras d'un employe pour lui permettre d'ajuster quand il etait necessaire
les aiguilles de l'horloge. J'observai avec surprise l'immense dimension
de ces aiguilles, dont la plus longue ne pouvait avoir moins de dix
pieds de long, et dans sa plus grande largeur moins de huit a neuf
pouces. Elles etaient d'acier massif, et les bords paraissaient
tranchants. Apres avoir note ces particularites et quelques autres, je
tournai de nouveau mes yeux sur la glorieuse perspective qui s'etendait
devant moi, et bientot je m'absorbai dans ma contemplation.
Quelques minutes apres, je fus eveillee par la voix de Pompey, qui me
declarait qu'il ne pouvait plus y tenir, et me priait de vouloir bien
etre assez bonne pour descendre. C'etait absurde, et je le lui dis assez
longuement. Il repliqua, mais evidemment en comprenant mal mes idees
a ce sujet. J'en concus quelque colere, et je lui dis en termes
peremptoires, qu'il etait un imbecile, qu'il avait commis un _ignoramus
eclench-eye_, que ses idees n'etaient que de pures _insommary Bovis_, et
que ses mots ne valaient guere mieux qu'une _ennemye-werry bor'em_. Il
parut satisfait, et je repris mes contemplations.
Il y avait a peu pres une demi-heure, apres cette altercation, que
j'etais profondement absorbee par la vue celeste que j'avais sous les
yeux, lorsque je fus reveillee en sursaut par quelque chose de tout a
fait froid qui me pressait doucement la partie superieure du cou. Il est
inutile de dire que j'en ressentis une alarme inexprimable. Je savais
que Pompey etait sous mes pieds et que Diane, selon mes instructions
expresses, etait assise sur ses pattes de derriere dans le coin le plus
recule de la chambre. Qu'est-ce que cela pouvait bien etre? Helas! je
ne le decouvris que trop tot. En tournant doucement ma tete de cote, je
m'apercus, a ma plus grande horreur, que l'enorme, brillante, petite
aiguille de l'horloge, semblable a un cimeterre, dans le cours de sa
revolution horaire, etait _descendue sur mon cou_. Je compris qu'il
n'y avait pas une seconde a perdre. Je cherchai a retirer ma tete en
arriere, mais il etait trop tard. Il n'y avait plus d'espoir d'arracher
ma tete de la bouche de cette horrible trappe ou elle etait si bien
prise, et qui devenait de plus en plus etroite avec une rapidite qui
echappait a l'analyse. On ne peut se faire une idee de l'agonie d'un
pareil moment. J'elevai les mains et essayai de toutes mes forces de
soulever la lourde barre de fer. C'est comme si j'avais essaye de
soulever la cathedrale elle-meme. Elle descendait, descendait,
descendait toujours, de plus en plus serrant. Je criai a Pompey de
venir a mon aide; mais il me repondit que je l'avais blesse dans ses
sentiments en l'appelant un _ignorant et un vieux louche_. Je poussai
un hurlement a l'adresse de Diane; elle ne me repondit que par un bow
wow-wow, ce qui voulait dire que je lui avais recommande de ne pas
bouger de son coin. Je n'avais donc point de secours a attendre de mes
associes.
En attendant, la lourde et terrible _faux du Temps_ (je comprenais
maintenant la force litterale de cette locution classique) ne s'etait
point arretee, et ne paraissait point disposee a s'arreter dans sa
carriere. Elle descendait et descendait toujours. Deja elle avait
enfonce sa tige tranchante d'un pouce entier dans ma chair, et mes
sensations devenaient indistinctes et confuses. Tantot je m'imaginais
etre a Philadelphie avec le puissant Dr Moneypenny, tantot dans le
cabinet de Mr Blackwood, recevant ses inestimables instructions. Puis le
doux souvenir d'anciens jours meilleurs se presenta a mon esprit, et je
songeai a cet heureux temps ou le monde n'etait qu'un desert, et Pompey
pas encore entierement cruel. Le tic-tac de la machine m'amusait.
_M'amusait_, dis-je, car maintenant mes sensations confinaient au
bonheur parfait, et les plus insignifiantes circonstances me causaient
du plaisir. L'eternel _clic-clac clic-clac, clic-clac_ de l'horloge
etait pour mes oreilles la plus melodieuse musique, a certains instants
meme me rappelait les delicieux sermons du Dr Ollapod. Puis les grands
signes du cadran--qu'ils semblaient intelligents! comme ils faisaient
penser! Les voila qui dansent la mazurka, et c'est le signe V qui la
danse a ma plus grande satisfaction. C'est evidemment une dame de grande
distinction. Elle n'a rien de nos ehontees, rien d'indelicat dans ses
mouvements. Elle faisait la pirouette a merveille,--tournant en rond sur
sa tete. J'essayai de lui tendre un siege, voyant quelle etait fatiguee
de ses exercices--et ce ne fut qu'en ce moment que je sentis pleinement
ma lamentable situation. Lamentable en verite! la barre etait entree
de deux pouces dans mon cou. J'etais arrivee a un sentiment de douleur
exquise. J'appelai la mort, et dans ce moment d'agonie, je ne pus
m'empecher de repeter les vers exquis du poete Miguel de Cervantes:
"Vanny Buren, tan escondida
Query no te senty venny
Pork and pleasure, delly morry
Nommy, torny, darry, widdy!"
Un nouveau sujet d'horreur se presenta alors a moi,--une horreur,
suffisante pour faire frissonner les nerfs les plus solides. Mes yeux,
sous la cruelle pression de la machine, sortaient litteralement de leurs
orbites. Comme je songeais au moyen de m'en tirer sans eux, l'un se mit
a tomber hors de ma tete, et roulant sur la pente escarpee du clocher,
alla se loger dans la gouttiere qui courait le long des bords de
l'edifice. Mais la perte de cet oeil ne me fit pas autant d'effet que
l'air insolent d'independance et de mepris avec lequel il me regarda une
fois parti. Il etait la gisant dans la gouttiere precisement sous mon
nez, et les airs qu'il se donnait auraient ete risibles, s'ils n'avaient
pas ete revoltants.
On n'avait jamais rien vu d'aussi miroitant ni d'aussi clignotant. Cette
attitude de la part de mon oeil dans la gouttiere n'etait pas seulement
irritante par son insolence manifeste et sa honteuse ingratitude, mais
elle etait encore excessivement inconvenante au point de vue de la
sympathie qui doit toujours exister entre les deux yeux de la meme tete,
quelque separes qu'ils soient. Je me vis forcee bon gre, mal gre, de
froncer les sourcils et de clignoter en parfait concert avec cet oeil
scelerat qui gisait juste sous mon nez. Je fus bientot soulagee par la
fuite de mon autre oeil. Il prit en tombant la meme direction (c'etait
peut-etre un plan concerte) que son camarade. Tous deux roulerent
ensemble de la gouttiere, et, en verite je fus enchantee d'etre
debarrassee d'eux.
La barre etait entree maintenant de quatre pouces et demi dans mon
cou, et il n'y avait plus qu'un petit lambeau de peau a couper. Mes
sensations furent alors celles d'un bonheur complet, car je sentis
que dans cinq minutes au plus je serais delivree de ma desagreable
situation. Je ne fus pas tout a fait decue dans cette attente. Juste a
cinq heures, vingt-cinq minutes de l'apres-midi, l'enorme aiguille avait
accompli la partie de sa terrible revolution suffisante pour couper le
peu qui restait de mon cou. Je ne fus pas fachee de voir la tete qui
m'avait occasionne un si grand embarras se separer enfin de mon corps.
Elle roula d'abord le long de la paroi du clocher, puis alla se loger
pendant quelques secondes dans la gouttiere, et enfin fit un plongeon
dans le milieu de la rue.
J'avouerai candidement que les sensations que j'eprouvai alors
revetirent le caractere le plus singulier--ou plutot le plus mysterieux,
le plus inquietant, le plus incomprehensible. Mes sens changeaient de
place a chaque instant. Quand j'avais ma tete, tantot je m'imaginais que
cette tete etait moi, la vraie signora Psyche Zenobia--tantot j'etais
convaincue que c'etait le corps qui formait ma propre identite. Pour
eclaircir mes idees sur ce point, je cherchai ma tabatiere dans ma
poche; mais en la prenant, et en essayant d'appliquer selon la
methode ordinaire une pincee de son delicieux contenu, je m'apercus
immediatement qu'il me manquait un objet essentiel, et je jetai aussitot
la boite a ma tete. Elle huma une prise avec une grande satisfaction,
et m'envoya en retour un sourire de reconnaissance. Peu apres elle
m'adressa une allocution, que je ne pus entendre que vaguement, faute
d'oreilles. J'en saisis assez, cependant, pour savoir qu'elle etait
etonnee de me voir encore vivante dans de pareilles conditions. Elle
cita en finissant les nobles paroles de l'Arioste:
"Il pover hommy che non sera corty
And have a combat tenty erry morty;"
me comparant ainsi a ce heros, qui dans la chaleur du combat, ne
s'apercevant pas qu'il etait mort, continuait de se battre avec une
inepuisable valeur. Il n'y avait plus rien maintenant qui put m'empecher
de tomber du haut de mon observatoire, et c'est ce que je fis. Je
n'ai jamais pu decouvrir ce que Pompey apercut de si particulierement
singulier dans mon exterieur. Mais il ouvrit sa bouche d'une oreille a
l'autre, et ferma ses deux yeux, comme s'il avait voulu briser des noix
avec ses paupieres. Finalement, retroussant son pardessus, il ne fit
qu'un saut dans l'escalier et disparut. J'envoyai aux trousses du
miserable ces vehementes paroles de Demosthene:
"_Andrew O'Phlegeton, you really wake haste to fly._"
Puis je me tournai du cote de la cherie de mon coeur, la mignonne a un
seul oeil, Diane au poil touffu. Helas! quelle horrible vision frappa
mes yeux! _Etait-ce_ un rat que je vis rentrant dans son trou? _Sont-ce_
la les os ronges de ce cher petit ange cruellement devore par le
monstre? Grands Dieu! Ce que je _vois_--_est-ce_ l'ame partie, l'ombre,
le spectre de ma petite chienne bien-aimee, que j'apercois assise avec
grace et melancolie la, dans ce coin? Ecoutons! car elle parle, et,
Dieux du ciel! c'est dans l'allemand de Schiller.--
"Unt stobby duk, so stubby dun
Duk she! Duk she!"
Helas! Ses paroles ne sont que trop vraies!
"Et si je meurs, je meurs
Pour toi!--pour toi!"
Douce creature! Elle aussi s'est sacrifiee pour moi. Sans chien, sans
negre, sans tete, que reste-t-il _maintenant_ a l'infortunee signora
Psyche Zenobia? Helas--_rien_! J'ai dit.
LA FILOUTERIE CONSIDEREE COMME SCIENCE EXACTE
_He! filoutons, filoutons,
Le chat et le violon._
Depuis que le monde a commence, il y a eu deux Jeremie. L'un a ecrit une
Jeremiade sur l'usure, et s'appela Jeremie Bentham. Il a ete fort admire
de M. John Neal[54], et fut un grand homme dans un petit genre. L'autre
a donne son nom a la plus importante des sciences exactes et fut un
grand homme dans un grand genre--je puis dire: dans le plus grand des
genres.
La filouterie--ou l'idee abstraite exprimee par le verbe _filouter_ est
assez claire. Cependant le fait, l'action, la chose est quelque peu
difficile a definir. Nous pouvons toutefois arriver a une conception
passable du sujet, en definissant, non la chose elle-meme, mais l'homme,
comme un animal qui filoute. Si Platon avait songe a cela, il se fut
epargne l'affront du poulet deplume.
On demandait fort pertinemment a Platon pourquoi un poulet deplume,
ou ce qui revient tres clairement au meme, "un bipede sans plumes" ne
serait pas, selon sa propre definition, un homme? Mais je n'ai pas a
craindre de m'entendre poser une semblable question. L'homme est un
animal qui filoute, et il n'y a pas d'autre animal qui filoute que
l'homme. Une cage entiere de poulets deplumes n'entamerait pas ma
definition.
Ce qui constitue l'essence, la nature, le principe de la filouterie
est, de fait, un caractere tout particulier a l'espece de creatures
qui portent jaquettes et pantalons. Une corneille derobe, un renard
escroque, une belette friponne; un homme filoute. Filouter est sa
destinee. "L'homme a ete fait pour pleurer", dit le poete. Mais non; il
a ete fait pour filouter. C'est la son but, son objet, sa _fin_. C'est
pour cela, que lorsqu'un homme a ete filoute, on dit qu'il est _refait_.
La filouterie, bien analysee, est un compose, dont les ingredients sont:
la minutie, l'interet, la perseverance, l'ingeniosite, l'audace, la
nonchalance, l'originalite, l'impertinence et la grimace.
_Minutie_.--Notre filou est meticuleux. Il opere sur une petite echelle.
Son affaire, c'est le detail; il lui faut de l'argent comptant ou un
papier bien en regle. Si par hasard il est tente de se lancer dans
quelque grande speculation, alors il perd aussitot ses traits
distinctifs, et devient ce que l'on appelle "un financier." Ce dernier
mot implique tout ce qui constitue la filouterie, excepte que le
financier travaille en grand. Un filou peut donc etre regarde comme un
banquier _in petto_--et une operation financiere, comme une filouterie
a Brobdignag. L'un est a l'autre ce qu'Homere est a Flaccus,--un
mastodonte a une souris, la queue d'une comete a celle d'un cochon.
_Interet_.--Notre filou est uniquement guide par l'interet. Il dedaigne
la filouterie pour le pur _amour_ de la filouterie. Il a toujours un
objet en vue;--sa poche--et la votre. Il est toujours a l'affut d'une
chance decisive. Il ne voit que le nombre un. Vous etes le nombre deux,
vous devez prendre garde a vous.
_Perseverance_.--Notre filou est perseverant. Il ne se laisse pas
facilement decourager. La terre lui manquat-elle sous les pieds, il ne
s'en inquiete pas, il poursuit imperturbablement son but, et
"Ut canis a corio nunquam absterrebitur uncto[55]",
ainsi ne laissera-t-il jamais aller sa partie.
_Ingeniosite_.--Notre filou est ingenieux. Il a la bosse de la
constructivite. Il saisit bien un plan. Il sait inventer et circonvenir.
Si Alexandre n'avait pas ete Alexandre, il eut voulu etre Diogene. S'il
n'etait pas un filou, il serait fabricant de souricieres brevetees, ou
pecheur de truites a la ligne.
_Audace_.--Notre filou est audacieux. C'est un homme hardi. Il porte la
guerre en pleine Afrique. Il emporte tout d'assaut. Il ne craindrait pas
les poignards de Frei-Herren. Avec, un peu plus de prudence, Dick Turpin
aurait fait un excellent filou; Daniel O'Connel, avec un peu moins de
blague; et Charles XII, avec une livre ou deux de cervelle de plus dans
la tete.
_Nonchalance_.--Notre filou est nonchalant. Il n'est pas du tout
nerveux. Il n'a jamais _eu_ de nerfs. Il ne sait pas ce que c'est que
l'emoi. On peut le mettre hors de la maison par la porte, mais non
hors de lui-meme. Il est froid--froid comme un concombre. Il est
calme--"calme comme un sourire de Lady Bury". Il est souple--souple
comme un vieux gant, ou les demoiselles de l'ancienne Baies.
_Originalite_.--Notre filou est original--consciencieusement original.
Ses pensees sont bien a lui. Il dedaignerait d'employer celles d'un
autre. Il a en aversion les trucs eventes. Il rendrait plutot une
bourse, j'en suis sur, s'il decouvrait qu'il la doit a une filouterie
qui ne soit pas originale.
_Impertinence_.--Notre filou est impertinent. Il fait le crane. Il met
les poings sur les rognons. Il fourre ses mains dans les poches de son
pantalon. Il ricane a votre barbe. Il marche sur vos cors. Il mange
votre diner, il boit votre vin, il vous emprunte votre argent, il vous
tire le nez, il donne des coups de pied a votre chienne, et il embrasse
votre femme.
_Grimace_.--Le vrai filou termine toutes ses operations par une
grimace. Mais personne ne la voit que lui. Il grimace, lorsque sa tache
du jour est remplie--quand ses divers travaux sont accomplis--le soir
dans sa chambre, et uniquement pour son amusement particulier. Il arrive
chez lui. Il ferme sa porte. Il se deshabille. Il eteint sa chandelle.
Il se met au lit. Il etend sa tete sur l'oreiller. Apres quoi, notre
filou _fait sa grimace_. Ce n'est pas une hypothese. Rien de plus
naturel. Je raisonne _a priori_, et dis qu'un filou ne serait pas un
filou sans sa grimace.
On peut faire remonter l'origine de la filouterie a l'enfance de la race
humaine. Adam fut peut-etre le premier filou. En tout cas, nous pouvons
suivre les traces de cette science jusqu'a une tres haute antiquite.
Il est vrai que les modernes l'ont amenee a un degre de perfection que
n'auraient jamais revee les tetes dures de nos ancetres. Sans m'arreter
a parler des "vieilles scies", je me contenterai de presenter un resume
de quelques-uns "des cas les plus modernes."
Voici une excellente filouterie. Une maitresse de maison a besoin d'un
sofa. Elle va visiter plusieurs magasins de meubles. Elle arrive enfin
dans un magasin bien assorti. A la porte, un individu poli et ayant la
langue bien pendue l'accoste et l'invite a entrer. Elle trouve un sofa
qui fait parfaitement son affaire; elle en demande le prix, et se trouve
surprise et enchantee a la fois d'entendre articuler une somme de vingt
pour cent au moins au dessous de son attente. Elle se hate de conclure
le marche, prend une facture et un recu, laisse son adresse, en priant
d'envoyer l'article a la maison le plus tot possible, et se retire
pendant que le marchand se confond en reverences et en salutations. La
nuit vient, et point de sofa. Le jour suivant se passe, et toujours
rien. Un domestique va s'enquerir des causes de ce retard. On n'a
connaissance d'aucun marche. Il n'y a point eu de sofa de vendu, point
d'argent de recu--excepte par le filou, qui a fort bien joue le role du
marchand.
Nos magasins de meubles sont abandonnes sans surveillance a la merci
du premier venu; ce qui donne toute facilite pour des tours de cette
espece. Les passants entrent, regardent les marchandises, et partent
sans qu'on les ait remarques ni vus. Si quelqu'un desire faire une
acquisition, ou s'enquerir du prix d'un article, une cloche est la sous
la main, et cette precaution parait amplement suffisante.
Autre filouterie fort respectable. Un individu bien mis entre dans une
boutique; il y fait une emplette de la valeur d'un dollar. Mais a son
grand regret, il s'apercoit qu'il a laisse son portefeuille dans la
poche d'un autre habit. Il dit donc au boutiquier: "Cela ne fait rien,
mon cher monsieur; vous m'obligerez en envoyant le paquet a la maison.
Mais attendez. Je crois bien qu'il n'y a pas a la maison de monnaie
inferieure a une piece de cinq dollars. Vous pouvez donc envoyer avec le
paquet quatre dollars pour le change."--"Tres bien, monsieur,"
repond le boutiquier, concevant aussitot une grande idee de la haute
delicatesse de sa pratique. "J'en connais," se dit-il a lui-meme, "qui
auraient mis la marchandise sous leur bras, et seraient partis en
promettant de revenir payer le dollar en passant dans l'apres-midi."
Il envoie un garcon avec le paquet et la monnaie. En chemin, tout a fait
accidentellement, celui-ci est rencontre par l'acheteur, qui s'ecrie:
"Ah! c'est mon paquet, n'est-ce pas?--Je croyais qu'il etait depuis
longtemps a la maison. Allez, allez! Ma femme, mistress Trotter, vous
donnera les cinq dollars--je lui ai laisse des instructions a cet effet.
Mais vous pourriez aussi bien me donner la monnaie--j'aurai besoin
de quelque argent pour la poste. Tres bien! Un, deux... cette piece
est-elle bonne?--trois, quatre--Parfaitement bien! Dites a Mme Trotter
que vous m'avez rencontre et maintenant allez et ne vous amusez pas en
chemin."
Le garcon ne s'amuse pas du tout--mais il perd beaucoup de temps avant
de revenir de sa commission. Pas plus de Mme Trotter que sur la main. Il
se console toutefois en se disant qu'apres tout il n'a pas ete assez sot
pour laisser les marchandises sans l'argent; il rentre a la boutique
l'air fort satisfait de lui-meme, et ne peut s'empecher de se sentir
blesse et indigne quand son maitre lui demande ce qu'il a fait de la
monnaie.
Voici une filouterie tout a fait simple. Un vaisseau est sur le point de
mettre a la voile. Un individu a l'air officiel se presente au capitaine
avec une facture des frais de ville extraordinairement moderee. Enchante
de s'en tirer a si bon compte, et ne sachant auquel entendre, le
capitaine s'acquitte en toute hate. Au bout d'un quart d'heure, une
seconde facture, et celle-ci moins raisonnable, lui est presentee par un
autre individu qui lui a bientot fait comprendre que le premier receveur
etait un filou, et la premiere recette une filouterie.
En voici une autre a peu pres semblable.
Un bateau a vapeur est sur le point de larguer. Un voyageur, son
porte-manteau a la main, accourt de toutes ses forces du cote de
l'embarcadere. Tout a coup, il s'arrete tout court, et ramasse avec une
grande agitation quelque chose sur le sol. C'est un portefeuille. "Qui
a perdu un portefeuille?" se met-il a crier. Personne ne peut assurer
avoir perdu son portefeuille; mais l'emotion est vive, quand on apprend
que la trouvaille est de valeur. Le bateau, cependant, ne peut attendre.
"Le temps et la maree n'attendent personne," crie le capitaine.
"Pour l'amour de Dieu, encore quelques minutes!" dit l'auteur de la
trouvaille; "le vrai proprietaire va se presenter."
"On ne peut attendre!" replique le capitaine; "larguez, entendez vous!"
"Que vais-je donc faire?" demande l'homme, en grande peine. "Je vais
quitter le pays pour quelques annees, et je ne puis en conscience garder
cette somme enorme en ma possession.--Pardon, monsieur, (s'adressant a
un gentilhomme sur la rive) mais vous m'avez l'air d'un honnete homme.
Voulez-vous me rendre le service de vous charger de ce portefeuille--je
vois que je puis me fier a vous--et de le faire publier? Les billets,
vous le voyez, montent a une somme fort considerable. Le proprietaire,
sans aucun doute, tiendra a vous recompenser de votre peine."
"Moi?--non, vous! C'est vous qui l'avez trouve."
"Oui, si vous y tenez.--Je veux bien accepter un leger
retour--uniquement pour faire taire vos scrupules. Voyons--ces billets
sont tous des billets de mille--Dieu me benisse! un millier de dollars
serait trop--cinquante seulement, c'est bien assez!"
"Larguez!" dit le capitaine.
"Mais je n'ai pas la monnaie de cent, et en somme, vous feriez
mieux...."
"Larguez!" dit le capitaine.
"Attendez donc!" crie le gentilhomme qui vient d'examiner pendant la
derniere minute son propre portefeuille. "Attendez donc! J'ai
votre affaire. Voici un billet de cinquante sur la banque du North
America.--donnez-moi le portefeuille."
Le toujours tres consciencieux auteur de la trouvaille prend le billet
de cinquante avec une repugnance marquee, et jette au gentilhomme le
portefeuille, pendant que le steamboat fume et siffle en s'ebranlant.
Une demi-heure apres son depart, le gentilhomme s'apercoit que "les
valeurs considerables" ne sont que des billets faux, et toute l'histoire
une pure filouterie.
Voici une filouterie hardie. Un champ de foire, ou quelque chose
d'analogue doit se tenir dans un endroit ou l'on n'a acces que par un
pont libre. Un filou s'installe sur ce pont, et informe respectueusement
tous les passants de la nouvelle loi qui vient d'etablir un droit de
peage d'un centime par tete d'homme, de deux centimes par tete de cheval
ou d'ane, et ainsi de suite... Quelques-uns grondent, mais tous se
soumettent, et le filou rentre chez lui plus riche de quelque cinquante
ou soixante dollars bien gagnes. Il n'y a rien de plus fatigant que de
percevoir un droit de peage sur une grande foule.
Une habile filouterie est celle-ci. L'ami d'un filou garde une promesse
de paiement, remplie et signee en due forme sur billet ordinaire imprime
a l'encre rouge. Le filou se procure une ou deux douzaines de ces
billets en blanc, et chaque jour en trempe un dans sa soupe, le presente
a son chien qui saute apres, et finit par le lui donner _en bonne
bouche_. Le temps de l'echeance arrivant, le filou et son chien vont
trouver l'ami, et l'engagement devient le sujet de la discussion. L'ami
tire le billet de son secretaire, et fait le geste de le presenter au
filou, quand le chien saute sur le billet et le devore. Le filou est non
seulement surpris, mais vexe et furieux de la conduite absurde de
son chien, et proteste qu'il est pret a faire honneur a son
obligation--aussitot qu'on pourra en fournir une preuve evidente.
Voici une filouterie assez mesquine. Une dame est insultee dans la rue
par le compere d'un filou. Le filou lui-meme vole au secours de la dame,
et, apres avoir rosse son ami d'importance, insiste pour accompagner la
dame jusqu'a sa porte. Il s'incline, la main sur son coeur, et lui dit
tres respectueusement adieu. La dame invite son sauveur a la suivre,
disant qu'elle va le presenter a son grand frere et a son papa. Le
sauveur soupire et decline l'invitation. "N'y a-t-il donc aucun moyen,
murmure-t-elle, de vous prouver ma reconnaissance?"
"Si, madame, il y en a un. Veuillez etre assez bonne pour me preter une
couple de shillings."
Dans la premiere emotion du moment, la dame songe a disparaitre
sur-le-champ. Apres y avoir pense deux fois, cependant, elle ouvre sa
bourse et s'execute. C'est la, dis-je, une filouterie mesquine--car il
faut que la moitie de la somme empruntee soit payee au monsieur qui a eu
la peine d'insulter la dame, et d'etre rosse par dessus le marche pour
l'avoir insultee.
Autre filouterie mesquine, mais toujours scientifique. Le filou
s'approche du comptoir d'une taverne et demande deux cordes de tabac. On
les lui donne, quand tout a coup apres les avoir rapidement examinees,
il se met a dire:
"Ce tabac n'est pas de mon gout. Reprenez-le et donnez-moi a la place un
verre de grog."
Le grog servi et avale, le filou gagne la porte pour s'en aller. Mais la
voix du tavernier l'arrete:
"Je crois, monsieur, que vous avez oublie de payer votre grog."
"Payer mon grog!--Ne vous ai-je pas donne le tabac en retour? Que vous
faut-il de plus?"
"Mais, s'il vous plait, monsieur je ne me souviens pas que vous ayez
paye le tabac."
"Que voulez-vous dire par la, coquin?--Ne vous ai-je pas rendu votre
tabac? Attendez-vous que je vous paie ce que je n'ai pas pris?
"Mais, monsieur," dit le marchand, ne sachant plus que dire, "mais,
monsieur..."
"Il n'y a pas de mais qui tienne, monsieur," interrompt le filou,
faisant semblant d'entrer dans une grande colere, et fermant la porte
avec violence derriere lui, "il n'y a pas de mais qui tienne, nous
connaissons vos tours d'escamotage."
Voici encore une tres habile filouterie, qui se recommande surtout par
sa simplicite. Une bourse a ete perdue; et celui qui l'a perdue fait
inserer dans les journaux du jour un avertissement accompagne d'une
description tres detaillee.
Aussitot notre filou de copier les details de l'avertissement, en
changeant l'en-tete, la phraseologie generale, et l'adresse. Par
exemple, l'original, long et verbeux, porte cet en-tete: "Un
portefeuille perdu!" et invite a deposer l'argent, quand on l'aura
trouve, au n deg. 1 de Tom Street.
La copie est breve; elle porte en tete ce seul mot "perdu" et indique le
n deg. 2 ou le n deg. 3 de Harry ou Dick Street, comme l'endroit ou l'on peut
voir le proprietaire. Cette copie est inseree au moins dans cinq ou six
journaux du jour, de telle sorte qu'elle ne paraisse que peu d'heures
apres l'original. Dut-elle tomber sous les yeux de celui qui a perdu la
bourse, c'est a peine s'il pourrait se douter qu'elle a quelque rapport
avec son infortune. Mais naturellement, il y a cinq ou six chances
contre une que celui qui l'aura trouvee se presente a l'adresse donnee
par le filou plutot qu'a celle du legitime proprietaire. Le filou paie
la recompense, met l'argent dans sa poche et file.
Voici une filouterie qui a beaucoup d'analogie avec la precedente. Une
dame du grand _ton_ a laisse glisser dans la rue une bague de diamant
d'un prix exceptionnel. Elle offre a celui qui la retrouvera quarante
ou cinquante dollars de recompense--elle fait dans son annonce une
description detaillee de la pierre et de sa monture, et declare qu'elle
paiera _instantanement_ la recompense promise a celui qui la rapportera
au n deg. tant, dans telle avenue, sans lui poser la moindre question. Un
jour ou deux apres, la dame etant absente de son logis, on sonne au n deg.
tant dans l'avenue indiquee. Une servante parait; l'inconnu demande la
dame de la maison; en apprenant qu'elle est absente, il s'etonne et
manifeste le plus poignant regret. C'est une affaire d'importance qui
concerne personnellement la maitresse du logis. En effet il a eu la
bonne fortune de trouver sa bague de diamant. Mais peut-etre fera-t-il
bien de revenir une autrefois. "Pas du tout!" dit la servante: "pas du
tout!" disent en choeur la soeur et la belle-soeur de la dame qu'on a
appelees sur les entrefaites. L'identite de la bague est bruyamment
constatee, la recompense payee, et l'homme de detaler au plus vite.
La dame rentre, et manifeste a sa soeur et a sa belle-soeur quelque
mecontentement de ce qu'elles aient paye quarante ou cinquante dollars
un fac-simile de sa bague--un fac-simile fait de vrai similor et d'un
infame strass.
Mais comme les filouteries n'ont pas de fin, cet essai ne finirait
jamais, si je voulais seulement indiquer les varietes et les formes
infinies dont cette science est susceptible. Il faut cependant conclure,
et je ne saurais mieux le faire, qu'en racontant sommairement une
filouterie fort decente et assez bien etudiee dont notre ville a ete
dernierement le theatre, et qui s'est reproduite depuis avec succes dans
d'autres localites de plus en plus florissantes de l'Union.
Un homme entre deux ages arrive dans une ville, venant on ne sait d'ou.
Il parait remarquablement precis, cauteleux, pose, reflechi dans ses
demarches. Sa tenue est scrupuleusement irreprochable, mais simple et
sans ostentation. Il porte une cravate blanche, une ample redingote, qui
ne vise qu'au confort, de serieuses chaussures a epaisses semelles, et
des pantalons sans sous-pied. Il a tout l'air, en realite, d'un aise,
econome, exact et respectable _homme d'affaires_--l'homme d'affaires
_par excellence_, un de ces hommes durs et apres a l'exterieur, mais
doux a l'interieur, tels que nous en voyons dans la haute comedie
--personnages dont les paroles sont autant d'engagements, et qui sont
connus pour repandre d'une main les guinees en charites, tandis que
de l'autre, quand il s'agit de transaction commerciale, ils se font
escompter jusqu'a la derniere fraction d'un farthing.
Il fait beaucoup de bruit pour decouvrir une pension a son gre. Il
deteste les enfants. Il est accoutume a la tranquillite. Ses habitudes
sont methodiques--il s'etablirait de preference dans une petite famille
respectable, et ayant de pieuses inclinations. Les conditions ne sont
pas une question--il n'insiste que sur un point: c'est qu'on lui
presentera sa quittance le premier de chaque mois (on est alors au deux
du mois), et lorsqu'enfin il a trouve ce qu'il lui faut, il prie sa
proprietaire de ne pas oublier ses instructions sur ce point, de lui
envoyer sa facture et son recu a dix heures precises le _premier_ jour
de chaque mois, et jamais le second sous aucun pretexte.
Ces arrangements pris, notre homme d'affaires loue un bureau dans un
quartier plutot respectable que fashionable de la ville. Il ne meprise
rien tant que les pretentions. "Quand il y a tant de montre," dit-il,
"il est rare qu'il y ait quelque chose de solide dessous,"--observation
qui fait une si profonde impression sur l'esprit de sa proprietaire,
qu'elle l'ecrit au crayon en guise de memorandum dans sa grande Bible de
famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon.
Puis il fait faire des annonces dans le genre de celle qui suit, dans
les principales maisons de publicite a six pennies--celles a un sou,
il les dedaigne comme peu respectables, et comme se faisant payer leurs
annonces a l'avance. Un des points de la profession de foi de notre
homme d'affaires, c'est que rien ne doit se payer avant d'etre fait.
DEMANDE.--Les soussignes, sur le point de commencer des operations
d'affaires tres etendues dans cette ville, reclament les services de
trois ou quatre secretaires intelligents et competents, a qui il sera
fait de larges appointements. On exige les meilleures recommandations,
plus encore pour l'honnetete que pour la capacite. Comme les affaires
en question impliquent de hautes responsabilites, et que des sommes
considerables doivent necessairement passer par les mains de ces
employes, il a semble opportun de demander a chacun des secretaires
engages un depot de cinquante dollars. Inutile donc de se presenter,
si l'on ne peut verser cette somme entre les mains des soussignes,
ni fournir les temoignages de moralite les plus satisfaisants. On
prefererait des jeunes gens ayant de pieuses inclinations. On pourra se
presenter entre dix et onze heures du matin, et entre quatre et cinq de
l'apres-midi, chez Messieurs
Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Co.
n deg. 110, Dog Street.
Au 31 du mois, cette annonce avait amene a l'office de MM. Bogs, Hogs,
Logs, Frogs et Compagnie, quinze ou vingt jeunes gens ayant de pieuses
inclinations. Mais notre homme d'affaires n'est pas presse de conclure
avec l'un ou avec l'autre--un homme d'affaires ne se presse jamais--et
ce n'est qu'apres le plus severe examen des pieuses inclinations de
chacun des postulants que ses services sont agrees, et les cinquante
dollars recus, uniquement a titre de sage precaution, sous la
respectable signature de MM. Bogs, Logs, Frogs et Compagnie. Le matin
du premier jour du mois suivant, la proprietaire ne presente pas
sa quittance selon sa promesse--grave negligence pour laquelle le
respectable chef de la maison qui finit en _Ogs_ l'aurait sans doute
severement reprimandee, s'il avait pu se laisser entrainer a rester dans
la ville un ou deux jours de plus dans ce dessein.
Quoi qu'il en soit, les constables ont un mauvais quart d'heure a
passer, bien des pas a faire en tout sens, et tout ce qu'ils peuvent
faire, c'est de declarer que l'homme d'affaires, etait dans toute la
force du terme, un "hen knee high," locution que quelques personnes
traduisent par N.E.I. initiales sous lesquelles il faudrait lire la
phrase classique _Non Est Inventus_[56].
En attendant, les jeunes secretaires se sentent un peu peu moins
inclines a la piete qu'auparavant, pendant que la proprietaire achete
un morceau de la meilleure gomme elastique Indienne de la valeur d'un
shilling, et met tous ses soins a effacer le memorandum au crayon ecrit
par quelque folle dans sa grande Bible de famille, sur la large marge
des Proverbes de Salomon.
L'HOMME D'AFFAIRES
"_La Methode est l'ame des Affaires._"
Vieux Dicton.
Je suis un homme d'affaires. Je suis un homme methodique. Il n'y a
rien au dessus de la methode. Il n'y a pas de gens que je meprise plus
cordialement que ces fous excentriques qui jasent de methode sans savoir
ce que c'est; qui ne s'attachent qu'a la lettre, et ne cessent d'en
violer l'esprit. Ces gens-la ne manquent pas de commettre les plus
enormes sottises en suivant ce qu'ils appellent une methode reguliere.
C'est la, a mon avis, un veritable paradoxe. La vraie methode ne
s'applique qu'aux choses ordinaires et naturelles, et nullement a
l'extraordinaire ou a l'_outre_. Quelle idee nette, je le demande,
peut-on attacher a des expressions telles que celles-ci; "un dandy
methodique", ou "un feu-follet systematique?"
Mes idees sur ce sujet n'auraient sans doute pas ete aussi claires
qu'elles le sont, sans un bienheureux accident qui m'arriva quand
j'etais encore un simple marmot. Une vieille nourrice irlandaise de
bon sens, (que je n'oublierai jamais s'il plait a Dieu) un jour que je
faisais plus de bruit qu'il ne fallait, me prit par les talons, me fit
tourner deux ou trois fois en rond, pour m'apprendre a crier, puis me
cogna la tete a m'en faire venir des cornes, contre la colonne du lit.
Cet evenement, dis-je, decida de ma destinee et fit ma fortune. Une
bosse se declara sur mon sinciput, et se transforma en un charmant
organe d'_ordre_, comme on peut le voir un jour d'ete.
De la cette passion absolue pour le systeme et la regularite, qui m'a
fait l'homme d'affaires distingue que je suis.
S'il y a quelque chose que je hais sur terre, c'est le genie. Vos hommes
de genie sont tous des anes bates--le plus grand genie n'est que le plus
grand ane--et a cette regle il n'y a aucune exception. Ce qu'il y a de
certain, c'est que vous ne pouvez pas plus faire d'un genie un homme
d'affaires, que tirer de l'argent d'un Juif, ou des muscades d'une pomme
de pin. On ne voit que des gens qui s'echappent toujours par la tangente
dans quelque entreprise fantastique ou quelque speculation ridicule, en
contradiction absolue avec la convenance naturelle des choses, et ne
font que des affaires qui n'en sont pas. Vous pouvez immediatement
deviner ces sortes de caracteres a la nature de leurs occupations.
Si, par exemple, vous voyez un homme s'etablir comme marchand ou
manufacturier, ou se lancer dans le commerce du coton ou du tabac, ou
dans quelque autre de ces carrieres excentriques, ou s'engager dans
la fabrique des tissus, des savons, etc., ou vouloir etre legiste,
forgeron, ou medecin--ou toute autre chose en dehors des voies
ordinaires--vous pouvez du premier coup le taxer de genie, et des lors,
selon la regle de trois, c'est un ane.
Or, je ne suis pas du tout un genie, mais un homme d'affaires regulier.
Mon journal et mon grand livre en feront foi en un instant. Ils sont
bien tenus, quoique ce ne soit pas a moi a le dire; et dans mes
habitudes generales d'exactitude et de ponctualite, je ne crains pas
d'etre battu par une horloge. En outre, j'ai toujours su faire cadrer
mes occupations avec les habitudes ordinaires de mes semblables. Non
pas que sous ce rapport je me sente le moins du monde redevable a mes
parents; avec leur esprit excessivement borne, ils auraient sans aucun
doute fini par faire de moi un genie fieffe, si mon ange gardien n'etait
pas venu y mettre bon ordre. En fait de biographie la verite est quelque
chose, mais surtout en fait d'autobiographie--et cependant on aura
peut-etre de la peine a me croire, quand je declarerai, avec toute la
solennite possible, que mon pauvre pere me placa, vers l'age de quinze
ans, dans la maison de ce qu'il appelait "un respectable marchand au
detail et a la commission faisant un gros chiffre d'affaires!"--Un gros
chiffre de rien du tout! La consequence de cette folie fut qu'au bout
de deux ou trois jours j'etais renvoye a mon obtuse famille, avec une
fievre de cheval, et une douleur tres violente et tres dangereuse au
sinciput, qui se faisait sentir tout autour de mon organe d'ordre.
Peu s'en fallut que je n'y restasse--j'en eus pour six semaines--les
medecins pretendant que j'etais perdu et le reste. Mais, quoique je
souffrisse beaucoup, je n'en etais pas moins un enfant plein de coeur.
Je me voyais sauve de la perspective de devenir "un respectable marchand
au detail et a la commission, faisant un gros chiffre d'affaires", et je
me sentais rempli de reconnaissance pour la protuberance qui avait
ete l'instrument de mon salut, ainsi que pour la genereuse femme, qui
m'avait originairement gratifie de cet instrument.
La plupart des enfants quittent la maison paternelle a dix ou douze ans;
j'attendis jusqu'a seize. Et je ne crois pas que je l'aurais encore
quittee, si je n'avais un jour entendu parler a ma vieille mere de
m'etablir a mon propre compte dans l'epicerie. L'epicerie!--Rien que d'y
penser! Je resolus de me tirer de la, et d'essayer de m'etablir moi-meme
dans quelque occupation _decente_, pour ne pas dependre plus longtemps
des caprices de ces vieux fous, et ne pas courir le risque de finir par
devenir un genie. J'y reussis parfaitement du premier coup, et le temps
aidant, je me trouvai a dix-huit ans faisant de grandes et profitables
affaires dans la carriere d'_annonce ambulante_ pour tailleur.
Je n'etais arrive a remplir les onereux devoirs de cette profession qu'a
force de fidelite rigide a l'instinct systematique qui formait le trait
principal de mon esprit. Une _methode_ scrupuleuse caracterisait mes
actions aussi bien que mes comptes. Pour moi, c'etait la methode--et
non l'argent--qui faisait l'homme, au moins tout ce qui dans l'homme ne
dependait pas du tailleur que je servais. Chaque matin a neuf heures, je
me presentais chez lui pour prendre le costume du jour. A dix heures,
je me trouvais dans quelque promenade a la mode ou dans un autre lieu
d'amusement public. La regularite et la precision avec lesquelles je
tournais ma charmante personne de maniere a mettre successivement en vue
chaque partie de l'habit que j'avais sur le dos, faisaient l'admiration
de tous les connaisseurs en ce genre. Midi ne passait jamais sans que
j'eusse envoye une pratique a la maison de mes patrons, MM. Coupe
et Revenez-Demain. Je le dis avec des larmes dans les yeux--car ces
messieurs se montrerent a mon egard les derniers des ingrats. Le petit
compte au sujet duquel nous nous querellames, et finimes par nous
separer, ne peut, en aucun de ses articles, paraitre surcharge a qui
que ce soit tant soit peu verse dans les affaires. Cependant je veux me
donner l'orgueilleuse satisfaction de mettre le lecteur en etat de juger
par lui-meme. Voici le libelle de ma facture:
_MM. Coupe et Revenez-Demain, Marchands
Tailleurs.
A Pierre Profit, annonce ambulante._
Doivent:
10 Juillet.--Pour promenade habituelle, et pratique
envoyee a la maison L. 00, 25
11 Juillet.--Pour it. it. it. 25
12 Juillet.--Pour un mensonge, seconde classe;
habit noir passe vendu pour vert invisible. 25
13 Juillet.--Pour un mensonge, premiere classe,
qualite et dimension extra; recommande une
satinette de laine pour du drap fin. 75
20 Juillet.--Achete un col de papier neuf, ou
dicky, pour faire valoir un Petersham gris. 2
15 Aout.--Pour avoir porte un habit a queue doublement
ouate (76 degres thermometriques a l'ombre) 25
16 Aout.--Pour m'etre tenu sur une jambe pendant
trois heures, pour montrer une bande de pantalons
nouveau modele, a 12-1/2 centimes par jambe
et par heure 37-1/2
17 Aout.--Pour promenade ordinaire, et grosse
pratique envoyee a la maison (un homme fort gras) 50
18 Aout.--Pour it. it. (taille moyenne) 25
19 Aout.--Pour it. it. (petit homme et mauvaise paye.) 6
L. 2, 96-1/2
L'article le plus conteste dans cette facture fut l'article bien modere
des deux pennies pour le col en papier. Ma parole d'honneur, ce n'etait
pas un prix deraisonnable. C'etait un des plus propres, des plus jolis
petits cols que j'aie jamais vus; et j'avais d'excellentes raisons de
croire qu'il allait faire vendre trois Petershams. L'aine des associes,
cependant, ne voulut m'accorder qu'un penny, et alla jusqu'a demontrer
de quelle maniere on pouvait tailler quatre cols de la meme dimension
dans une feuille de papier ministre. Inutile de dire que je maintins la
chose en principe. Les affaires sont les affaires, et doivent se faire a
la facon des affaires. Il n'y avait aucune espece de _systeme_, aucune
_methode_ a m'escroquer un penny--un pur vol de cinquante pour cent. Je
quittai sur-le-champ le service de MM. Coupe et Revenez-Demain, et je
me lancai pour mon propre compte dans l'_Offusque l'oeil_--une des
plus lucratives, des plus respectables, et des plus independantes des
occupations ordinaires.
Ici ma stricte integrite, mon economie, mes rigoureuses habitudes
sytematiques en affaires furent de nouveau en jeu. Je me trouvai bientot
faisant un commerce florissant, et devins un homme qui comptait sur la
_Place_. La verite est que je ne barbotais jamais dans des affaires
d'eclat, mais j'allais tout doucement mon petit train dans la bonne
vieille routine sage de la profession--profession, dans laquelle, sans
doute, je serais encore a l'heure qu'il est sans un petit accident qui
me survint dans une des operations d'affaires ordinaires au metier.
Un riche et vieux harpagon, un heritier prodigue, une corporation en
faillite se mettent-ils dans la tete d'elever un palais, il n'y a pas
de meilleure affaire que d'arreter l'entreprise; c'est ce que sait tout
homme intelligent. Le procede en question est la base fondamentale du
commerce de l'_Offusque-l'oeil_. Aussitot donc que le projet de batisse
est en pleine voie d'execution, nous autres hommes d'affaires, nous nous
assurons un joli petit coin du terrain reserve, ou un excellent petit
emplacement attenant a ce terrain, ou directement en face. Cela fait,
nous attendons que le palais soit a moitie bati, et nous payons un
architecte de bon gout, pour nous batir a la vapeur, juste contre ce
palais, une baraque ornementee,--une pagode orientale ou hollandaise, ou
une etable a cochons, ou quelque ingenieux petit morceau d'architecture
fantastique dans le gout Esquimaux, Rickapoo, ou Hottentot.
Naturellement, nous ne pouvons consentir a faire disparaitre ces
constructions a moins d'un boni de cinq cents pour cent sur le prix
d'achat et de platre. Le pouvons-nous? Je pose la question. Je la
pose aux hommes d'affaires. Il serait absurde de supposer que nous le
pouvons. Et cependant il se trouva une corporation assez scelerate pour
me demander de le faire--de commettre une pareille enormite. Je ne
repondis pas a son absurde proposition, naturellement; mais je crus
qu'il etait de mon devoir d'aller la nuit suivante couvrir le susdit
palais de noir de fumee. Pour cela, ces stupides coquins me firent
fourrer en prison; et ces Messieurs de l'_Offusque-l'oeil_ ne purent
s'empecher de rompre avec moi, quand je fus rendu a la liberte.
Les affaires d'_Assauts et Coups_, dans lesquelles je fus alors force de
m'aventurer pour vivre, etaient assez mal adaptees a la nature delicate
de ma constitution; mais je m'y employai de grand coeur, et y trouvai
mon compte, comme ailleurs, grace aux rigides habitudes d'exactitude
methodique qui m'avaient ete si rudement inculquees par cette delicieuse
vieille nourrice--que je ne pourrais oublier sans etre le dernier des
hommes. En observant, dis-je, la plus stricte methode dans toutes mes
operations, et en tenant bien regulierement mes livres, je pus venir a
bout des plus serieuses difficultes, et finis par m'etablir tout a fait
convenablement dans la profession. Il est de fait que peu d'individus
ont su, dans quelque profession que ce soit, faire de petites affaires
plus serrees que moi. Je vais precisement copier une page de mon
Livre-Journal; ce qui m'epargnera la peine de trompeter mon propre
eloge--pratique meprisable, dont un esprit eleve ne saurait se rendre
coupable. Et puis, le Livre-Journal est une chose qui ne sait pas
mentir.
--_1 janvier._ Jour du nouvel an. Rencontre Brusque dans la rue--gris.
Memorandum:--il fera l'affaire. Rencontre Bourru peu de temps apres,
soul comme un ane. Mem: Excellente affaire. Couche mes deux hommes sur
mon grand livre, et ouvert un compte avec chacun d'eux.
_2 janvier._--Vu Brusque a la Bourse, l'ai rejoint et lui ai marche sur
l'orteil. Il est tombe sur moi a coups de poing et m'a terrasse. Merci,
mon Dieu!--Je me suis releve. Quelque petite difficulte pour m'entendre
avec Sac, mon attorney. Je faisais monter les dommages et interets a
mille; mais il dit que pour une simple bousculade, nous ne pouvons pas
exiger plus de cinq cents. Mem: Il faudra se debarrasser de Sac:--pas le
moindre _systeme_.
_3 janvier._--Alle au theatre, pour m'occuper de Bourru. Je l'ai vu
assis dans une loge de cote au second rang, entre une grosse dame et une
maigre. Lorgne toute la societe jusqu'a ce que j'aie vu la grosse dame
rougir et murmurer quelque chose a l'oreille de B. Je tournai alors
autour de la loge, et y entrai, le nez a la portee de sa main. Allait-il
me le tirer?--Non: me souffleter? J'essayai encore--pas davantage.
Alors je m'assis, et fis de l'oeil a la dame maigre, et a ma grande
satisfaction, le voila qui m'empoigne par la nuque et me lance au beau
milieu du parterre. Cou disloque, et jambe droite gravement endommagee.
Rentre triomphant a la maison, bu une bouteille de champagne, et inscrit
mon jeune homme pour cinq mille.--Sac dit que cela peut aller.
_15 fevrier._--Fait un compromis avec M. Brusque. Somme entree dans le
journal: cinquante centimes--voir.
_16 fevrier._--Chasse par ce vilain drole de Bourru, qui m'a fait
present de cinq dollars. Cout du proces: quatre dollars, 25 centimes.
Profit net--voir Journal--soixante-cinq centimes.
Voila donc, en fort peu de temps, un gain net d'au moins un dollar et 25
centimes--et rien que pour le cas de Brusque et de Bourru; et je puis
solennellement assurer le lecteur que ce ne sont la que des extraits
pris au hasard dans mon Journal.
Il y a un vieux dicton, qui n'en est pas moins vrai pour cela, c'est
que l'argent n'est rien en comparaison de la sante. Je trouvais que les
exigences de la profession etaient trop grandes pour mon etat de sante
delicate; et finissant par m'apercevoir que les coups recus m'avaient
defigure au point que mes amis, quand ils me rencontraient dans la rue,
ne reconnaissaient plus du tout Peter Profit, je conclus que je n'avais
rien de mieux a faire que de m'occuper dans un autre genre. Je songeai
donc a travailler dans _la Boue_, et j'y travaillai pendant plusieurs
annees.
Le plus grand inconvenient de cette occupation, c'est que trop de gens
se prennent d'amour pour elle, et que par consequent la concurrence est
excessive. Le premier ignorant venu qui s'apercoit qu'il n'a pas assez
d'etoffe pour faire son chemin comme Annonce-ambulante, ou comme compere
de l'Offusque-l'oeil, ou comme chair a pate, s'imagine qu'il reussira
parfaitement comme travailleur dans la _Boue_.
Mais il n'y a jamais eu d'idee plus erronee que de croire qu'on n'a pas
besoin de cervelle pour ce metier. Surtout, on ne peut rien faire en ce
genre sans methode. Je n'ai opere, il est vrai qu'en detail; mais grace
a mes vieilles habitudes de _systeme_, tout marcha sur des roulettes. Je
choisis tout d'abord mon carrefour, avec le plus grand soin, et je n'ai
jamais donne dans la ville un coup de balai ailleurs que _la_. J'eus
soin, aussi, d'avoir sous la main une jolie petite flaque de boue, que
je pusse employer a la minute. A l'aide de ces moyens, j'arrivai a etre
connu comme un homme de confiance; et, laissez-moi vous le dire, c'est
la moitie du succes, dans le commerce. Personne n'a jamais manque de me
jeter un sou, et personne n'a traverse mon carrefour avec des pantalons
propres. Et, comme on connaissait parfaitement mes habitudes en
affaires, personne n'a jamais essaye de me tromper. Du reste, je ne
l'aurais pas souffert. Comme je n'ai jamais trompe personne, je n'aurais
pas tolere qu'on se jouat de moi. Naturellement je ne pouvais empecher
les fraudes des chaussees. Leur erection m'a cause un prejudice ruineux.
Toutefois ce ne sont pas la des individus, mais des corporations--et des
corporations--cela est bien connu--n'ont ni coups de pied a craindre
quelque part, ni ame a damner.
Je faisais de l'argent dans cette affaire, lorsque, un jour de malheur,
je me laissai aller a me perdre dans l'_Eclaboussure-du-chien_--quelque
chose d'analogue, mais bien moins respectable comme profession. Je
m'etais poste dans un endroit excellent, un endroit central, et j'avais
un cirage et des brosses premiere qualite. Mon petit chien etait tout
engraisse, et parfaitement degourdi. Il avait ete longtemps dans le
commerce, et, je puis le dire, il le connaissait a fond. Voici quel
etait notre procede ordinaire: Pompey, apres s'etre bien roule dans
la boue, s'asseyait sur son derriere a la porte d'une boutique, et
attendait qu'il vint un dandy en bottes eblouissantes. Alors il allait
a sa rencontre, et se frottait une ou deux fois a ses Wellingtons. Sur
quoi le dandy jurait par tous les diables, et cherchait des yeux un
cire-bottes. J'etais la, bien en vue, avec mon cirage et mes brosses.
C'etait l'affaire d'une minute, et j'empochais un sixpence. Cela alla
assez bien pendant quelque temps--de fait, je n'etais pas cupide, mais
mon chien l'etait. Je lui cedais le tiers de mes profits, mais il voulut
avoir la moitie. Je ne pus m'y resoudre--nous nous querellames et nous
separames.
Je m'essayai ensuite pendant quelque temps a _moudre de l'orgue_, et je
puis dire que j'y reussis assez bien. C'est un genre d'affaires fort
simple, qui va de soi, et ne demande pas des aptitudes speciales. Vous
prenez un moulin a musique a un seul air, et vous l'arrangez de maniere
a ouvrir le mouvement d'horlogerie, et vous lui donnez trois ou quatre
bons coups de marteau. Vous ne pouvez vous imaginer combien cette
operation ameliore l'harmonie et l'effet de l'instrument. Cela fait,
vous n'avez qu'a marcher devant vous avec le moulin sur votre dos,
jusqu'a ce que vous aperceviez une enseigne de tanneur dans la rue, et
quelqu'un qui frappe habille de peau de daim. Alors vous vous arretez,
avec la mine d'un homme decide a rester la et a moudre jusqu'au jour du
jugement dernier. Bientot une fenetre s'ouvre, et quelqu'un vous jette
un sixpence en vous priant de vous taire et de vous en aller, etc ...
Je sais que quelques mouleurs[57] d'orgue ont reellement consenti a
deguerpir pour cette somme, mais pour moi, je trouvais que la mise de
fonds etait trop importante pour me permettre de m'en aller a moins d'un
shilling.
Je m'adonnai assez longtemps a cette occupation; mais elle ne me
satisfit pas completement, et finalement je l'abandonnai. La verite est
que je travaillais avec un grand desavantage: je n'avais pas d'ane--et
les rues en Amerique sont si boueuses, et la cohue democratique si
encombrante, et ces scelerats d'enfants si terribles!
Je fus pendant quelques mois sans emploi; mais je reussis enfin, sous le
coup de la necessite, a me procurer une situation dans la _Poste-Farce_.
Rien de plus simple que les devoirs de cette profession, et ils ne sont
pas sans profit. Par exemple:--De tres bon matin j'avais a faire mon
paquet de fausses lettres. Je griffonnais ensuite a l'interieur
quelques lignes--sur le premier sujet venu qui me semblait suffisamment
mysterieux--signant toutes les lettres Tom Dobson, ou Bobby Tompkins, ou
autre nom de ce genre. Apres les avoir pliees, cachetees et revetues de
faux timbres--Nouvelle-Orleans, Bengale, Botany Bay, ou autre lieu fort
eloigne,--je me mettais en train de faire ma tournee quotidienne, comme
si j'etais le plus presse du monde. Je m'adressais toujours aux grosses
maisons pour delivrer les lettres et recevoir le port. Personne n'hesite
a payer le port d'une lettre--surtout un double port--les gens sont si
betes!--et j'avais tourne le coin de la rue avant qu'on ait eu le temps
d'ouvrir les lettres. Le grand inconvenient de cette profession c'est
qu'il me fallait marcher beaucoup et fort vite, et varier souvent mon
itineraire. Et puis, j'avais de serieux scrupules de conscience. Je ne
puis entendre dire qu'on a abuse de l'innocence des gens--et c'etait
pour moi un supplice d'entendre de quelle facon toute la ville chargeait
de ses maledictions Tom Dobson et Bobby Tompkins. Je me lavai les mains
de l'affaire et lachai tout de degout.
Ma huitieme et derniere speculation fut l'_Elevage des Chats_. J'ai
trouve la un genre d'affaires tres agreable et tres lucratif, et pas la
moindre peine. Le pays, comme on le sait, etait infeste de chats,--si
bien que pour s'en debarrasser on avait fait une petition signee d'une
foule de noms respectables, presentee a la Chambre dans sa derniere et
memorable session. L'assemblee, a cette epoque, etait extraordinairement
bien informee, et apres avoir promulgue beaucoup d'autres sages et
salutaires institutions, couronna le tout par la loi sur les chats. Dans
sa forme primitive, cette loi offrait une prime pour tant de _tetes_
de chats (quatre sous par tete); mais le Senat parvint a amender cette
clause importante, et a substituer le mot _queues_ au mot _tetes_. Cet
amendement etait si naturel et si convenable que la Chambre l'accepta a
l'unanimite.
Aussitot que le gouverneur eut signe le bill, je mis tout ce que j'avais
dans l'achat de Toms et de Tabbies[58]. D'abord, je ne pus les nourrir
que de souris (les souris sont a bon marche); mais ils remplirent le
commandement de l'Ecriture d'une facon si merveilleuse, que je finis par
comprendre que ce que j'avais de mieux a faire, c'etait d'etre liberal,
et ainsi je leur accordai huitres et tortues. Leurs queues, au taux
legislatif, me procurent aujourd'hui un honnete revenu; car j'ai
decouvert une methode avec laquelle, sans avoir recours a l'huile de
Macassar, je puis arriver a quatre coupes par an. Je fus enchante de
decouvrir aussi, que ces animaux s'habituaient bien vite a la chose, et
preferaient avoir la queue coupee qu'autrement. Je me considere donc
comme un homme arrive, et je suis en train de marchander un sejour de
plaisance sur l'Hudson.
L'ENSEVELISSEMENT PREMATURE
Il y a certains themes d'un interet tout a fait empoignant, mais qui
sont trop completement horribles pour devenir le sujet d'une fiction
reguliere. Ces sujets-la, les purs romanciers doivent les eviter, s'ils
ne veulent pas offenser ou degouter. Ils ne peuvent convenablement
etre mis en oeuvre, que s'ils sont soutenus et comme sanctifies par la
severite et la majeste de la verite. Nous fremissons, par exemple, de
la plus poignante des "voluptes douloureuses" au recit du passage de
la Beresina, du tremblement de terre de Lisbonne, du massacre de la
Saint-Barthelemy, ou de l'etouffement des cent vingt-trois prisonniers
dans le trou noir de Calcutta. Mais dans ces recits, c'est le
fait--c'est-a-dire la realite--la verite historique qui nous emeut. En
tant que pures inventions, nous ne les regarderions qu'avec horreur.
Je viens de citer quelques-unes des plus frappantes et des plus fameuses
catastrophes dont l'histoire fasse mention; mais c'est autant leur
etendue que leur caractere, qui impressionne si vivement notre
imagination. Je n'ai pas besoin de rappeler au lecteur, que j'aurais pu,
dans le long et magique catalogue des miseres humaines, choisir beaucoup
d'exemples individuels plus remplis d'une veritable souffrance qu'aucune
de ces vastes catastrophes collectives. La vraie misere--le comble de la
douleur--est quelque chose de particulier, non de general. Si l'extreme
de l'horreur dans l'agonie est le fait de l'homme unite, et non de
l'homme en masse--remercions-en la misericorde de Dieu!
Etre enseveli vivant, c'est a coup sur la plus terrible des extremites
qu'ait jamais pu encourir une creature mortelle.
Que cette extremite soit arrivee souvent, tres souvent, c'est ce que ne
saurait guere nier tout homme qui reflechit. Les limites qui separent la
vie de la mort sont tout au moins indecises et vagues. Qui pourra dire
ou l'une commence et ou l'autre finit? Nous savons qu'il y a des cas
d'evanouissement, ou toute fonction apparente de vitalite semble cesser
entierement, et ou cependant cette cessation n'est, a proprement parler,
qu'une pure suspension--une pause momentanee dans l'incomprehensible
mecanisme de notre vie. Au bout d'un certain temps, quelque mysterieux
principe invisible remet en mouvement les ressorts enchantes et les
roues magiciennes. La corde d'argent n'est pas detachee pour toujours,
ni la coupe d'or irreparablement brisee. Mais en attendant, ou etait
l'ame?
Mais en dehors de l'inevitable conclusion _a priori_, que telles causes
doivent produire tels effets--et que par consequent ces cas bien connus
de suspension de la la vie doivent naturellement donner lieu de temps
en temps a des inhumations prematurees--en dehors, dis-je, de cette
consideration, nous avons le temoignage direct de l'experience medicale
et ordinaire, qui demontre qu'un grand nombre d'inhumations de ce
genre ont reellement eu lieu. Je pourrais en rapporter, si cela etait
necessaire, une centaine d'exemples bien authentiques.
Un de ces exemples, d'un caractere fort remarquable, et dont les
circonstances peuvent etre encore fraiches dans le souvenir de
quelques-uns de mes lecteurs, s'est presente il n'y a pas longtemps dans
la ville voisine de Baltimore, et y a produit une douloureuse, intense
et generale emotion. La femme d'un de ses plus respectables citoyens--un
legiste eminent, membre du Congres,--fut atteinte subitement d'une
inexplicable maladie, qui defia completement l'habilete des medecins.
Apres avoir beaucoup souffert, elle mourut, ou fut supposee morte.
Il n'y avait aucune raison de supposer qu'elle ne le fut pas. Elle
presentait tous les symptomes ordinaires de la mort. La face avait
les traits pinces et tires. Les levres avaient la paleur ordinaire du
marbre. Les yeux etaient ternes. Plus aucune chaleur. Le pouls avait
cesse de battre. On garda pendant trois jours le corps sans l'ensevelir,
et dans cet espace de temps il acquit une rigidite de pierre. On se
hata alors de l'enterrer, vu l'etat de rapide decomposition ou on le
supposait.
La dame fut deposee dans le caveau de famille, et rien n'y fut derange
pendant les trois annees suivantes. Au bout de ces trois ans, on ouvrit
le caveau pour y deposer un sarcophage.--Quelle terrible secousse
attendait le mari qui lui-meme ouvrit la porte! Au moment ou elle se
fermait derriere lui, un objet vetu de blanc tomba avec fracas dans ses
bras. C'etait le squelette de sa femme dans son linceul encore intact.
Des recherches minutieuses prouverent evidemment qu'elle etait
ressuscitee dans les deux jours qui suivirent son inhumation,--que les
efforts qu'elle avait faits dans le cercueil avaient determine sa
chute de la saillie sur le sol, ou en se brisant il lui avait permis
d'echapper a la mort. Une lampe laissee par hasard pleine d'huile dans
le caveau fut trouvee vide; elle pouvait bien, cependant avoir
ete epuisee par l'evaporation. Sur la plus elevee des marches qui
descendaient dans cet horrible sejour, se trouvait un large fragment du
cercueil, dont elle semblait s'etre servi pour attirer l'attention en
en frappant la porte de fer. C'est probablement au milieu de cette
occupation qu'elle s'evanouit, ou mourut de pure terreur; et dans sa
chute, son linceul s'embarrassa a quelque ouvrage en fer de l'interieur.
Elle resta dans cette position et se putrefia ainsi, toute droite.
L'an 1810, un cas d'inhumation d'une personne vivante arriva en France,
accompagne de circonstances qui prouvent bien que la verite est
souvent plus etrange que la fiction. L'heroine de l'histoire etait une
demoiselle Victorine Lafourcade, jeune fille d'illustre naissance,
riche, et d'une grande beaute. Parmi ses nombreux pretendants se
trouvait Julien Bossuet, un pauvre litterateur ou journaliste de Paris.
Ses talents et son amabilite l'avaient recommande a l'attention de la
riche heritiere, qui semble avoir eu pour lui un veritable amour. Mais
son orgueil de race la decida finalement a l'evincer, pour epouser un
monsieur Renelle, banquier, et diplomate de quelque merite. Une
fois marie, ce monsieur la negligea, ou peut-etre meme la maltraita
brutalement. Apres avoir passe avec lui quelques annees miserables, elle
mourut--ou au moins son etat ressemblait tellement a la mort, qu'on
pouvait s'y meprendre. Elle fut ensevelie--non dans un caveau,--mais
dans une fosse ordinaire dans son village natal. Desespere, et toujours
brulant du souvenir de sa profonde passion, l'amoureux quitte la
capitale et arrive dans cette province eloignee ou repose sa belle,
avec le romantique dessein de deterrer son corps et de s'emparer de
sa luxuriante chevelure. Il arrive a la tombe. A minuit il deterre le
cercueil, l'ouvre, et se met a detacher la chevelure, quand il est
arrete, en voyant s'entr'ouvrir les yeux de sa bien-aimee.
La dame avait ete enterree vivante. La vitalite n'etait pas encore
completement partie, et les caresses de son amant acheverent de la
reveiller de la lethargie qu'on avait prise pour la mort. Celui-ci la
porta avec des transports frenetiques a son logis dans le village.
Il employa les plus puissants revulsifs que lui suggera sa science
medicale. Enfin, elle revint a la vie. Elle reconnut son sauveur, et
resta avec lui jusqu'a ce que peu a peu elle eut recouvre ses premieres
forces. Son coeur de femme n'etait pas de diamant; et cette derniere
lecon d'amour suffit pour l'attendrir. Elle en disposa en faveur
de Bossuet. Elle ne retourna plus vers son mari, mais lui cacha sa
resurrection, et s'enfuit avec son amant en Amerique. Vingt ans apres,
ils rentrerent tous deux en France, dans la persuasion que le temps
avait suffisamment altere les traits de la dame, pour qu'elle ne fut
plus reconnaissable a ses amis. Ils se trompaient; car a la premiere
rencontre monsieur Renelle reconnut sa femme et la reclama. Elle
resista; un tribunal la soutint dans sa resistance, et decida que les
circonstances particulieres jointes au long espace de temps ecoule,
avaient annule, non seulement au point de vue de l'equite, mais a celui
de la legalite, les droits de son epoux.
Le "Journal Chirurgical" de Leipsic--periodique de grande autorite et
de grand merite, que quelque editeur americain devrait bien traduire
et republier--rapporte dans un de ses derniers numeros un cas analogue
vraiment terrible.
Un officier d'artillerie, d'une stature gigantesque et de la plus
robuste sante, ayant ete jete a bas d'un cheval intraitable, en recut
une grave contusion a la tete, qui le rendit immediatement insensible.
Le crane etait legerement fracture, mais on ne craignait aucun danger
immediat. On lui fit avec succes l'operation du trepan. On le saigna, on
employa tous les autres moyens ordinaires en pareil cas. Cependant, peu
a peu, il tomba dans un etat d'insensibilite de plus en plus desespere,
si bien qu'on le crut mort.
Comme il faisait tres chaud, on l'ensevelit avec une precipitation
indecente dans un des cimetieres publics. Les funerailles eurent lieu un
jeudi. Le dimanche suivant, comme d'habitude, grande foule de visiteurs
au cimetiere; et vers midi, l'emotion est vivement excitee, quand on
entend un paysan declarer qu'etant assis sur la tombe de l'officier, il
avait distinctement senti une commotion du sol, comme si quelqu'un se
debattait sous terre. D'abord on n'attacha que peu d'attention au dire
de cet homme; mais sa terreur evidente, et son entetement a soutenir son
histoire produisirent bientot sur la foule leur effet naturel. On se
procura des beches a la hate, et le cercueil qui etait indecemment a
fleur de terre, fut si bien ouvert en quelques minutes que la tete du
defunt apparut. Il avait toutes les apparences d'un mort, mais il etait
presque dresse dans son cercueil, dont il avait, a force de furieux
efforts, en partie souleve le couvercle.
On le transporta aussitot a l'hospice voisin, ou l'on declara qu'il
etait encore vivant, quoique en etat d'asphyxie. Quelques heures apres
il revenait a la vie, reconnaissait ses amis, et parlait dans un langage
sans suite des agonies qu'il avait endurees dans le tombeau.
De son recit il resulta clairement qu'il avait du avoir la conscience de
son etat pendant plus d'une heure apres son inhumation, avant de tomber
dans l'insensibilite. Son cercueil etait negligemment rempli d'une terre
excessivement poreuse, ce qui permettait a l'air d'y penetrer. Il avait
entendu les pas de la foule sur sa tete, et avait essaye de se faire
entendre a son tour. C'etait ce bruit de la foule sur le sol du
cimetiere, disait-il, qui semblait l'avoir reveille d'un profond
sommeil, et il n'avait pas plus tot ete reveille, qu'il avait eu la
conscience entiere de l'horreur sans pareille de sa position.
Ce malheureux, raconte-t-on, se retablissait, et etait en bonne voie de
guerison definitive, quand il mourut victime de la charlatanerie des
experiences medicales. On lui appliqua une batterie galvanique, et il
expira tout a coup dans une de ces crises extatiques que l'electricite
provoque quelquefois.
A propos de batterie galvanique, il me souvient d'un cas bien connu et
bien extraordinaire, dans lequel on en fit l'experience pour ramener a
la vie un jeune attorney de Londres, enterre depuis deux jours. Ce
fait eut lieu en 1831, et souleva alors dans le public une profonde
sensation.
Le patient, M. Edward Stapleton, etait mort en apparence d'une fievre
typhoide, accompagnee de quelques symptomes extraordinaires, qui avaient
excite la curiosite des medecins qui le soignaient. Apres son deces
apparent, on requit ses amis d'autoriser un examen du corps _post
mortem_; mais ils s'y refuserent. Comme il arrive souvent en presence
de pareils refus, les praticiens resolurent d'exhumer le corps et de le
dissequer a loisir en leur particulier. Ils s'arrangerent sans peine
avec une des nombreuses societes de deterreurs de corps qui abondent a
Londres; et la troisieme nuit apres les funerailles le pretendu cadavre
fut deterre de sa biere enfouie a huit pieds de profondeur, et depose
dans le cabinet d'operations d'un hopital prive.
Une incision d'une certaine etendue venait d'etre pratiquee dans
l'abdomen quand, a la vue de la fraicheur et de l'etat intact des
organes, on s'avisa d'appliquer au corps une batterie electrique.
Plusieurs experiences se succederent, et les effets habituels se
produisirent, sans autres caracteres exceptionnels que la manifestation,
a une ou deux reprises, dans les convulsions, de mouvements plus
semblables que d'ordinaire a ceux de la vie.
La nuit s'avancait. Le jour allait poindre, on jugea expedient de
proceder enfin a la dissection. Un etudiant, particulierement desireux
d'experimenter une theorie de son cru, insista pour qu'on appliquat la
batterie a l'un des muscles pectoraux. On fit au corps une violente
echancrure, que l'on mit precipitamment en contact avec un fil, quand le
patient, d'un mouvement brusque, mais sans aucune convulsion, se leva de
la table, marcha au milieu de la chambre, regarda peniblement autour de
lui pendant quelques secondes, et se mit a parler. Ce qu'il disait
etait inintelligible; mais les mots etaient articules, et les syllabes
distinctes. Apres quoi, il tomba lourdement sur le plancher.
Pendant quelques moments la terreur paralysa l'assistance; mais
l'urgence de la circonstance lui rendit bientot sa presence d'esprit.
Il etait evident que M. Stapleton etait vivant, quoique evanoui. Les
vapeurs de l'ether le ramenerent a la vie; il fut rapidement rendu a la
sante et a la societe de ses amis--a qui cependant on eut grand soin
de cacher sa resurrection, jusqu'a ce qu'il n'y eut plus de rechute a
craindre. Qu'on juge de leur etonnement--de leur transport!
Mais ce qu'il y a de plus saisissant dans cette aventure, ce sont les
assertions de M. Stapleton lui-meme. Il declare qu'il n'y a pas eu un
moment ou il ait ete completement insensible--qu'il avait une conscience
obtuse et vague de tout ce qui lui arriva, a partir du moment ou ses
medecins le declarerent _mort_, jusqu'a celui ou il tomba evanoui sur le
plancher de l'hospice. "Je suis vivant", telles avaient ete les paroles
incomprises, qu'il avait essaye de prononcer, en reconnaissant que la
chambre ou il se trouvait etait un cabinet de dissection.
Il serait aise de multiplier ces histoires; mais je m'en abstiendrai;
elles ne sont nullement necessaires pour etablir ce fait, qu'il y a des
cas d'inhumations prematurees. Et quand nous venons a songer combien
rarement, vu la nature du cas, il est en notre pouvoir de les decouvrir,
il nous faut bien admettre, qu'elles peuvent arriver souvent sans que
nous en ayons connaissance. En verite, il arrive rarement qu'on remue un
cimetiere, pour quelque dessein que ce soit, dans une certaine etendue,
sans qu'on n'y trouve des squelettes dans des postures faites pour
suggerer les plus terribles soupcons.
Soupcons terribles en effet; mais destinee plus terrible encore! On peut
affirmer sans hesitation, qu'il n'y a pas d'evenement plus terriblement
propre a inspirer le comble de la detresse physique et morale que d'etre
enterre vivant. L'oppression intolerable des poumons--les exhalaisons
suffocantes de la terre humide--le contact des vetements de mort colles
a votre corps--le rigide embrassement de l'etroite prison--la noirceur
de la nuit absolue--le silence ressemblant a une mer qui
vous engloutit--la presence invisible, mais palpable du ver
vainqueur--joignez a tout cela la pensee qui se reporte a l'air et
au gazon qui verdit sur votre tete, le souvenir des chers amis qui
voleraient a votre secours s'ils connaissaient votre destin, l'assurance
qu'ils n'en seront _jamais_ informes--que votre lot sans esperance est
celui des vrais morts--toutes ces considerations, dis-je, portent avec
elles dans le coeur qui palpite encore une horreur intolerable qui fait
palir et reculer l'imagination la plus hardie. Nous ne connaissons pas
sur terre de pareille agonie--nous ne pouvons rever rien d'aussi hideux
dans les royaumes du dernier des enfers. C'est pourquoi tout ce qu'on
raconte a ce sujet offre un interet si profond--interet, toutefois, qui,
en dehors de la terreur mysterieuse du sujet, repose essentiellement et
specialement sur la conviction ou nous sommes de la _verite_ des
choses racontees. Ce que je vais dire maintenant releve de ma propre
connaissance, de mon experience positive et personnelle.
Pendant plusieurs annees j'ai ete sujet a des attaques de ce mal
singulier que les medecins se sont accordes a appeler la catalepsie, a
defaut d'un terme plus exact. Quoique les causes tant immediates que
predisposantes de ce mal, quoique ses diagnostics memes soient encore a
l'etat de mystere, ses caracteres apparents sont assez bien connus. Ses
varietes ne semblent guere que des varietes de degre. Quelquefois le
patient ne reste qu'un jour, ou meme moins longtemps encore, dans
une espece de lethargie excessive. Il a perdu la sensibilite, et est
exterieurement sans mouvement, mais les pulsations du coeur sont encore
faiblement perceptibles; il reste quelques traces de chaleur; une legere
teinte colore encore le centre des joues; et si nous lui appliquons
un miroir aux levres, nous pouvons decouvrir une certaine action des
poumons, action lourde, inegale et vacillante. D'autres fois, la crise
dure des semaines entieres,--meme des mois; et dans ce cas, l'examen
le plus scrupuleux, les epreuves les plus rigoureuses des medecins ne
peuvent arriver a etablir quelque distinction sensible entre l'etat du
patient, et celui que nous considerons comme l'etat de mort absolue.
Ordinairement il n'echappe a l'ensevelissement premature, que grace a
ses amis qui savent qu'il est sujet a la catalepsie, grace aux soupcons
qui sont la suite de cette connaissance, et, par dessus tout, a
l'absence sur sa personne de tout symptome de decomposition. Les
progres de la maladie sont, heureusement, graduels. Les premieres
manifestations, quoique bien marquees, sont equivoques. Les acces
deviennent successivement de plus en plus distincts et prolonges. C'est
dans cette gradation qu'est la plus grande securite contre l'inhumation.
L'infortune, dont la _premiere_ attaque revetirait les caracteres
extremes, ce qui se voit quelquefois, serait presque inevitablement
condamne a etre enterre vivant.
Mon propre cas ne differait en aucune particularite importante des
cas mentionnes dans les livres de medecine. Quelquefois, sans cause
apparente, je tombais peu a peu dans un etat de demi-syncope ou de
demi-evanouissement; et je demeurais dans cet etat sans douleur, sans
pouvoir remuer, ni meme penser, mais conservant une conscience obtuse et
lethargique de ma vie et de la presence des personnes qui entouraient
mon lit, jusqu'a ce que la crise de la maladie me rendit tout a coup
a un etat de sensation parfaite. D'autres fois j'etais subitement et
impetueusement atteint. Je devenais languissant, engourdi, j'avais des
frissons, des etourdissements, et me sentais tout d'un coup abattu.
Alors, des semaines entieres, tout etait vide pour moi, noir et
silencieux; un neant remplacait l'univers. C'etait dans toute la force
du terme un total aneantissement. Je me reveillais, toutefois, de ces
dernieres attaques peu a peu et avec une lenteur proportionnee a la
soudainete de l'acces. Aussi lentement que point l'aurore pour le
mendiant sans ami et sans asile, errant dans la rue pendant une longue
nuit desolee d'hiver, aussi tardive pour moi, aussi desiree, aussi
bienfaisante la lumiere revenait a mon ame.
A part cette disposition aux attaques, ma sante generale paraissait
bonne; et je ne pouvais m'apercevoir qu'elle etait affectee par ce
seul mal predominant, a moins de considerer comme son effect une
idiosyncrasie qui se manifestait ordinairement pendant mon sommeil. En
me reveillant, je ne parvenais jamais a reprendre tout de suite pleine
et entiere possession de mes sens, et je restais toujours un certain
nombre de minutes dans un grand egarement et une profonde perplexite;
mes facultes mentales en general, mais surtout ma memoire, etant
absolument en suspens.
Dans tout ce que j'endurais ainsi il n'y avait pas de souffrance
physique, mais une infinie detresse morale. Mon imagination devenait
un veritable charnier. Je ne parlais que "de vers, de tombes et
d'epitaphes." Je me perdais dans des songeries de mort, et l'idee d'etre
enterre vivant ne cessait d'occuper mon cerveau. Le spectre du danger
auquel j'etais expose me hantait jour et nuit. Le jour, cette pensee
etait pour moi une torture, et la nuit, une agonie. Quand l'affreuse
obscurite se repandait sur la terre, l'horreur de cette pensee me
secouait--me secouait comme le vent secoue les plumes d'un corbillard.
Quand la nature ne pouvait plus resister au sommeil, ce n'etait qu'avec
une violente repulsion que je consentais a dormir--car je frissonnais en
songeant qu'a mon reveil, je pouvais me trouver l'habitant d'une tombe.
Et lorsqu'enfin je succombais au sommeil, ce n'etait que pour etre
emporte dans un monde de fantomes, au dessus duquel, avec ses ailes
vastes et sombres, couvrant tout de leur ombre, planait seule mon idee
sepulcrale.
Parmi les innombrables et sombres cauchemars qui m'oppresserent ainsi en
reves, je ne rappellerai qu'une seule vision. Il me sembla que j'etais
plonge dans une crise cataleptique plus longue et plus profonde que
d'ordinaire. Tout a coup je sentis tomber sur mon front une main glacee,
et une voix impatiente et mal articulee murmura a mon oreille ce mot:
"Leve-toi!"
Je me dressai sur mon seant. L'obscurite etait complete. Je ne pouvais
voir la figure de celui qui m'avait reveille; je ne pouvais me rappeler
ni l'epoque a laquelle j'etais tombe dans cette crise, ni l'endroit ou
je me trouvais alors couche. Pendant que, toujours sans mouvement, je
m'efforcais peniblement de rassembler mes idees, la main froide me
saisit violemment le poignet, et le secoua rudement, pendant que la voix
mal articulee me disait de nouveau:
"Leve-toi! Ne t'ai-je pas ordonne de te lever?"
"Et qui es-tu?" demandai-je.
"Je n'ai pas de nom dans les regions que j'habite", reprit la voix,
lugubrement. "J'etais mortel, mais je suis un demon. J'etais sans pitie,
mais je suis plein de compassion. Tu sens que je tremble. Mes dents
claquent, pendant que je parle, et cependant ce n'est pas du froid de la
nuit--de la nuit sans fin. Mais cette horreur est intolerable. Comment
peux-tu dormir en paix? Je ne puis reposer en entendant le cri de
ces grandes agonies. Les voir, c'est plus que je ne puis supporter.
Leve-toi! Viens avec moi dans la nuit exterieure, et laisse-moi te
devoiler les tombes. N'est-ce pas un spectacle lamentable?--Regarde."
Je regardai; et la figure invisible, tout en me tenant toujours par le
poignet, avait fait ouvrir au grand large les tombes de l'humanite, et
de chacune d'elles sortit une faible phosphorescence de decomposition,
qui me permit de penetrer du regard les retraites les plus secretes, et
de contempler les corps enveloppes de leur linceul, dans leur triste et
solennel sommeil en compagnie des vers! Mais helas! ceux qui dormaient
d'un vrai sommeil etaient des millions de fois moins nombreux que ceux
qui ne dormaient pas du tout. Il se produisit un leger remuement, puis
une douloureuse et generale agitation; et des profondeurs des fosses
sans nombre il venait un melancolique froissement de suaires; et parmi
ceux qui semblaient reposer tranquillement, je vis qu'un grand nombre
avaient plus ou moins modifie la rigide et incommode position dans
laquelle ils avaient ete cloues dans leur tombe. Et pendant que je
regardais, la voix me dit encore: "N'est-ce pas, oh! n'est-ce pas une
vue pitoyable?" Mais avant que j'aie pu trouver un mot de reponse, le
fantome avait cesse de me serrer le poignet; les lueurs phosphorescentes
expirerent, et les tombes se refermerent tout a coup avec violence,
pendant que de leurs profondeurs sortait un tumulte de cris desesperes,
repetant: "N'est-ce pas--o Dieu! n'est-ce pas une vue bien pitoyable?"
Ces apparitions fantastiques qui venaient m'assaillir la nuit etendirent
bientot jusque sur mes heures de veille leur terrifiante influence. Mes
nerfs se detendirent completement, et je fus en proie a une horreur
perpetuelle. J'hesitai a aller a cheval, a marcher, a me livrer a un
exercice qui m'eut fait sortir de chez moi. De fait, je n'osais plus
me hasarder hors de la presence immediate de ceux qui connaissaient ma
disposition a la catalepsie, de peur que, tombant dans un de mes
acces habituels, je ne fusse enterre avant qu'on ait pu constater mon
veritable etat. Je doutai de la sollicitude, de la fidelite de mes plus
chers amis.
Je craignais que, dans un acces plus prolonge que de coutume, ils ne se
laissassent aller a me regarder comme perdu sans ressources. J'en vins
au point de m'imaginer que, vu la peine que je leur occasionnais, ils
seraient enchantes de profiter d'une attaque tres prolongee pour se
debarrasser completement de moi. En vain essayerent-ils de me rassurer
par les promesses les plus solennelles. Je leur fis jurer par le plus
sacre des serments que, quoi qu'il put arriver, ils ne consentiraient a
mon inhumation, que lorsque la decomposition de mon corps serait assez
avancee pour rendre impossible tout retour a la vie; et malgre tout, mes
terreurs mortelles ne voulaient entendre aucune raison, accepter aucune
consolation.
Je me mis alors a imaginer toute une serie de precautions soigneusement
elaborees. Entre autres choses, je fis retoucher le caveau de famille,
de maniere a ce qu'il put facilement etre ouvert de l'interieur. La plus
legere pression sur un long levier prolonge bien avant dans le caveau
faisait jouer le ressort des portes de fer. Il y avait aussi des
arrangements pris pour laisser libre entree a l'air et a la lumiere,
des receptacles appropries pour la nourriture et l'eau, a la portee
immediate du cercueil destine a me recevoir. Ce cercueil etait
chaudement et moelleusement matelasse, et pourvu d'un couvercle arrange
sur le modele de la porte, c'est-a-dire muni de ressorts qui permissent
au plus faible mouvement du corps de le mettre en liberte. De plus
j'avais fait suspendre a la voute du caveau une grosse cloche, dont la
corde devait passer par un trou dans le cercueil, et etre attachee a
l'une de mes mains. Mais, helas! que peut la vigilance contre notre
destinee! Toutes ces securites si bien combinees devaient etre
impuissantes a sauver des dernieres agonies un malheureux condamne a
etre enterre vivant!
Il arriva un moment--comme cela etait deja arrive--ou, sortant d'une
inconscience totale, je ne recouvrai qu'un faible et vague sentiment de
mon existence. Lentement--a pas de tortue--revenait la faible et grise
lueur du jour de l'intelligence. Un malaise engourdissant. La sensation
apathique d'une douleur sourde. L'absence d'inquietude, d'esperance et
d'effort.
Puis, apres un long intervalle, un tintement dans les oreilles; puis,
apres un intervalle encore plus long, une sensation de picotement ou de
fourmillement aux extremites; puis une periode de quietude voluptueuse
qui semble eternelle, et pendant laquelle mes sentiments en se
reveillant essaient de se transformer en pensee; puis une courte rechute
dans le neant, suivie d'un retour soudain. Enfin un leger tremblotement
de paupieres, et immediatement apres, la secousse electrique d'une
terreur mortelle, indefinie, qui precipite le sang en torrents des
tempes au coeur.
Puis le premier effort positif pour penser, la premiere tentative de
souvenir. Succes partiel et fugitif. Mais bientot la memoire recouvre
son domaine, au point que, dans une certaine mesure, j'ai conscience de
mon etat. Je sens que je ne me reveille pas d'un sommeil ordinaire. Je
me souviens que je suis sujet a la catalepsie. Et bientot enfin, comme
par un debordement d'ocean, mon esprit fremissant est submerge par
la pensee de l'unique et effroyable danger--l'unique idee spectrale,
envahissante.
Pendant les quelques minutes qui suivirent ce cauchemar, je restai sans
mouvement. Je ne me sentais pas le courage de me mouvoir. Je n'osais
pas faire l'effort necessaire pour me rendre compte de ma destinee; et
cependant il y avait quelque chose dans mon coeur qui me murmurait que
_c'etait vrai_. Le desespoir--un desespoir tel qu'aucune autre espece de
misere n'en peut inspirer a un etre humain--le desespoir seul me poussa
apres une longue irresolution a soulever les lourdes paupieres de mes
yeux. Je les soulevai. Il faisait noir--tout noir. Je reconnus que
l'acces etait passe. Je reconnus que ma crise etait depuis longtemps
terminee. Je reconnus que j'avais maintenant recouvre l'usage de mes
facultes visuelles.--Et cependant il faisait noir--tout noir--l'intense
et complete obscurite de la nuit qui ne finit jamais.
J'essayai de crier, mes levres et ma langue dessechees se murent
convulsivement a la fois dans cet effort;--mais aucune voix ne sortit
des cavernes de mes poumons, qui, oppressees comme sous le poids d'une
montagne, s'ouvraient et palpitaient avec le coeur, a chacune de mes
penibles et haletantes aspirations.
Le mouvement de mes machoires dans l'effort que je fis pour crier me
montra qu'elles etaient liees, comme on le fait d'ordinaire pour les
morts. Je sentis aussi que j'etais couche sur quelque chose de dur,
et qu'une substance analogue comprimait rigoureusement mes flancs.
Jusque-la je n'avais pas ose remuer aucun de mes membres;--mais alors
je levai violemment mes bras, qui etaient restes etendus les poignets
croises. Ils heurterent une substance solide, une paroi de bois, qui
s'etendait au dessus de ma personne, et n'etait pas separee de ma face
de plus de six pouces. Je ne pouvais plus en douter, je reposais bel et
bien dans un cercueil.
Cependant au milieu de ma misere infinie l'ange de l'esperance vint me
visiter;--je songeai a mes precautions si bien prises. Je me tordis, fis
mainte evolution spasmodique pour ouvrir le couvercle; il ne bougea
pas. Je tatai mes poignets pour y chercher la corde de la cloche; je
ne trouvai rien. L'esperance s'enfuit alors pour toujours, et le
desespoir--un desespoir encore plus terrible--regna triomphant; car je
ne pouvais m'empecher de constater l'absence du capitonnage que j'avais
si soigneusement prepare; et soudain mes narines sentirent arriver a
elles l'odeur forte et speciale de la terre humide. La conclusion etait
irresistible. Je n'etais pas dans le caveau. J'avais sans doute eu une
attaque hors de chez moi--au milieu d'etrangers;--quand et comment, je
ne pus m'en souvenir; et c'etaient eux qui m'avaient enterre comme un
chien--cloue dans un cercueil vulgaire--et jete profondement, bien
profondement, et pour toujours, dans une fosse ordinaire et sans nom.
Comme cette affreuse conviction penetrait jusqu'aux plus secretes
profondeurs de mon ame, une fois encore j'essayai de crier de toutes mes
forces; et dans cette seconde tentative je reussis. Un cri prolonge,
sauvage et continu, un hurlement d'agonie retentit a travers les
royaumes de la nuit souterraine.
"Hola! Hola! vous, la-bas!" dit une voix rechignee.
"Que diable a-t-il donc?" dit un second.
"Voulez-vous bien finir?" dit un troisieme.
"Qu'avez-vous donc a hurler de la sorte comme une chatte amoureuse?" dit
un quatrieme. Et la-dessus je fus saisi et secoue sans ceremonie pendant
quelques minutes par une escouade d'individus a mauvaise mine. Ils ne me
reveillerent pas--car j'etais parfaitement eveille quand j'avais pousse
ce cri--mais ils me rendirent la pleine possession de ma memoire.
Cette aventure se passa pres de Richmond, en Virginie. Accompagne d'un
ami, j'etais alle a une partie de chasse et nous avions suivi pendant
quelques milles les rives de James River. A l'approche de la nuit, nous
fumes surpris par un orage. La cabine d'un petit sloop a l'ancre dans
le courant, et charge de terreau, etait le seul abri acceptable qui
s'offrit a nous. Nous nous en accommodames, et passames la nuit abord.
Je dormis dans un des deux seuls hamacs de l'embarcation--et les hamacs
d'un sloop de soixante-dix tonnes n'ont pas besoin d'etre decrits. Celui
que j'occupai ne contenait aucune espece de literie. La largeur extreme
etait de dix-huit pouces; et la distance du fond au pont qui le couvrait
exactement de la meme dimension. J'eprouvai une extreme difficulte a
m'y faufiler. Cependant, je dormis profondement; et l'ensemble de
ma vision--car ce n'etait ni un songe, ni un cauchemar--provint
naturellement des circonstances de ma position--du train ordinaire de
ma pensee, et de la difficulte, a laquelle j'ai fait allusion, de
recueillir mes sens, et surtout de recouvrer ma memoire longtemps
apres mon reveil. Les hommes qui m'avaient secoue etaient les gens de
l'equipage du sloop, et quelques paysans engages pour le decharger.
L'odeur de terre m'etait venue de la cargaison elle-meme. Quant au
bandage de mes machoires, c'etait un foulard que je m'etais attache
autour de la tete a defaut de mon bonnet de nuit accoutume.
Toutefois, il est indubitable que les tortures que j'avais endurees
egalerent tout a fait, sauf pour la duree, celles d'un homme reellement
enterre vif. Elles avaient ete epouvantables--hideuses au dela de toute
conception. Mais le bien sortit du mal; leur exces meme produisit en
moi une revulsion inevitable. Mon ame reprit du ton, de l'equilibre.
Je voyageai a l'etranger. Je me livrai a de vigoureux exercices. Je
respirai l'air libre du ciel. Je songeai a autre chose qu'a la mort. Je
laissai de cote mes livres de medecine. Je brulai _Buchan_. Je ne lus
plus les _Pensees Nocturnes_--plus de galimatias sur les cimetieres,
plus de contes terribles _comme celui-ci_. En resume je devins un homme
nouveau, et vecus en homme. A partir de cette nuit memorable, je
dis adieu pour toujours a mes apprehensions funebres, et avec elles
s'evanouit la catalepsie, dont peut-etre elles etaient moins la
consequence que la cause.
Il y a certains moments ou, meme aux yeux reflechis de la raison,
le monde de notre triste humanite peut ressembler a un enfer; mais
l'imagination de l'homme n'est pas une Carathis pour explorer impunement
tous ses abimes. Helas! Il est impossible de regarder cette legion de
terreurs sepulcrales comme quelque chose de purement fantastique; mais,
semblable aux demons qui accompagnerent Afrasiab dans son voyage sur
l'Oxus, il faut qu'elle dorme ou bien qu'elle nous devore--il faut la
laisser reposer ou nous resigner a mourir.
BON-BON
Quand un bon vin meuble mon estomac,
Je suis plus savant que Balzac,
Plus sage que Pibrac;
Mon bras seul, faisant l'attaque
De la nation cosaque,
La mettrait au sac;
De Charon je passerais le lac
En dormant dans son bac;
J'irais au fier Esque,
Sans que mon coeur fit tic ni tac,
Presenter du tabac.
_Vaudeville francais._
Que Pierre Bon-Bon ait ete un _restaurateur_ de capacites peu communes,
personne de ceux qui, pendant le regne de .... frequentaient le petit
cafe dans le cul-de-sac Le Febvre a Rouen, ne voudrait, j'imagine, le
contester. Que Pierre Bon-Bon ait ete, a un egal degre, verse dans la
philosophie de cette epoque, c'est, je le presume, quelque chose encore
de plus difficile a nier. Ses _pates de foie_ etaient sans aucun doute
immacules; mais quelle plume pourrait rendre justice a ses _Essais
sur la nature_--a ses _Pensees sur l'ame_--a ses _Observations sur
l'esprit_? Si ses _fricandeaux_ etaient inestimables, quel litterateur
du jour n'aurait pas paye une _Idee de Bon-Bon_ le double de ce qu'il
aurait donne de tout l'etalage de toutes les _Idees_ de tout le reste
des savants? Bon-Bon avait fouille des bibliotheques que nul autre
n'avait fouillees,--il avait lu plus de livres qu'on ne pourrait s'en
faire une idee,--il avait compris plus de choses qu'aucun autre n'eut
jamais concu la possibilite d'en comprendre: et quoique au temps ou il
florissait, il ne manquat pas d'auteurs a Rouen pour affirmer "que ses
ecrits ne l'emportaient ni en purete sur l'Academie, ni en profondeur
sur le Lycee"--quoique, (remarquez bien ceci) ses doctrines ne fussent
generalement pas comprises du tout, il ne s'ensuivait nullement qu'elles
fussent difficiles a comprendre. Ce n'est que leur evidence absolue,
je crois, qui determina plusieurs personnes a les considerer comme
abstruses. C'est a Bon-Bon--n'allons pas plus loin--c'est a Bon-Bon que
Kant lui-meme doit la plus grande partie de sa metaphysique. Bon-Bon
il est vrai, n'etait ni un Platonicien, ni, a strictement parler, un
Aristotelicien--et il n'etait pas homme, comme le moderne Leibnitz, a
perdre les heures precieuses qui pouvaient etre employees a l'invention
d'une fricassee, et par une facile transition, a l'analyse d'une
sensation, en tentatives frivoles pour reconcilier l'eternelle
dissension de l'eau et de l'huile dans les discussions morales. Pas
du tout. Bon-Bon etait ionique--Bon-Bon etait egalement italique. Il
raisonnait _a priori_, il raisonnait aussi _a posteriori_. Ses idees
etaient innees--ou autre chose. Il avait foi en George de Trebizonde--il
avait foi aussi en Bessarion. Bon-Bon etait avant tout un Bon-Boniste.
J'ai parle des capacites de notre philosophe, en tant que
_restaurateur_. Je ne voudrais cependant pas qu'un de mes amis allat
s'imaginer, qu'en remplissant de ce cote ses devoirs hereditaires, notre
heros n'estimait pas a leur valeur leur dignite et leur importance.
Bien loin de la. Il serait impossible de dire de laquelle de ces deux
professions il etait le plus fier. Dans son opinion, les facultes de
l'intellect avaient une liaison tres etroite avec les capacites de
l'estomac. Je ne suis pas eloigne de croire qu'il etait assez a ce
sujet de l'avis des Chinois, qui soutiennent que l'ame a son siege dans
l'abdomen. En tout cas, pensait-il, les Grecs avaient raison d'employer
le meme mot pour l'esprit et le diaphragme[59]. En lui attribuant
cette opinion, je ne veux pas insinuer qu'il avait un penchant a la
gloutonnerie, ni autre charge serieuse au prejudice du metaphysicien. Si
Pierre Bon-Bon avait ses faibles--et quel est le grand homme qui n'en
ait pas mille?--si Pierre Bon-Bon, dis-je, avait ses faibles, c'etaient
des faibles de fort peu d'importance--des defauts, qui, dans d'autres
temperaments, auraient plutot pu passer pour des vertus. Parmi ces
faibles, il en est un tout particulier, que je n'aurais meme pas
mentionne dans son histoire, s'il n'y avait pas joue un role
predominant, et ne faisait pour ainsi dire une saillie du plus _haut
relief_ sur le fond uni de son caractere general:--Bon-Bon ne pouvait
laisser echapper une occasion de faire un marche.
Non pas qu'il fut avaricieux, non! Pour sa satisfaction de philosophe
il n'etait nullement necessaire que le marche tournat a son propre
avantage. Pourvu qu'il put realiser un marche,--un marche de quelque
espece que ce fut, en n'importe quels termes, ou dans n'importe quelles
circonstances--un triomphant sourire s'etalait plusieurs jours de suite
sur sa face qu'il illuminait, et un clin d'oeil significatif annoncait
clairement qu'il avait conscience de sa sagacite.
En toute epoque il n'eut pas ete tres etonnant qu'un trait d'humeur
aussi particulier que celui dont je viens de parler eut provoque
l'attention et la remarque. A l'epoque de notre recit, il aurait ete
on ne peut plus etonnant qu'il n'eut pas donne lieu a de nombreuses
observations. On raconta bientot que, dans toutes les occasions de ce
genre, le sourire de Bon-Bon etait habituellement fort different du
franc rire avec lequel il accueillait ses propres faceties ou saluait
un ami. On sema des insinuations propres a intriguer la curiosite, on
colporta des histoires de marches scabreux conclus a la hate, et dont il
s'etait repenti a loisir; on parla, avec faits a l'appui, de facultes
inexplicables, de vagues aspirations, d'inclinations surnaturelles
inspirees par l'auteur de tout mal dans l'interet de ses propres
desseins.
Notre philosophe avait encore d'autres faibles, mais qui ne valent guere
la peine d'etre serieusement examines. Par exemple il y a peu d'hommes
doues d'une profondeur extraordinaire a qui ait manque une certaine
inclination pour la bouteille. Cette inclination est-elle une cause
excitante, ou plutot une preuve irrefragable de la profondeur en
question? c'est chose delicate a decider. Bon-Bon, autant que je puis le
savoir, ne pensait pas que ce sujet fut suceptible d'une investigation
minutieuse--ni moi non plus. Cependant, dans son indulgence pour un
penchant aussi essentiellement classique, il ne faut pas supposer que le
_restaurateur_ perdit de vue les distractions intuitives qui devaient
caracteriser, a la fois et dans le meme temps, ses _essais_ et ses
_omelettes_. Grace a ces distinctions, le vin de Bourgogne avait son
heure attitree, et les Cotes du Rhone leur moment propice. Pour lui le
Sauterne etait au Medoc ce que Catulle etait a Homere. Il jouait avec un
syllogisme en sablant du Saint-Peray, mais il demelait un dilemme sur du
Clos Vougeot et renversait une theorie dans un torrent de Chambertin.
Tout eut ete bien si ce meme sentiment de convenance l'eut suivi dans le
frivole penchant dont j'ai parle; mais ce n'etait pas du tout le cas.
A dire vrai, ce trait d'humeur chez le philosophique Bon-Bon finit par
revetir un caractere d'etrange intensite et de mysticisme, et prit une
teinte prononcee de la _Diablerie_ de ses cheres etudes germaniques.
Entrer dans le petit cafe du cul-de-sac Le Febvre, c'etait, a l'epoque
de notre conte, entrer dans le _Sanctuaire_ d'un homme de genie. Bon-Bon
etait un homme de genie. Il n'y avait pas a Rouen un _sous-cuisinier_
qui n'ait pu vous dire que Bon-Bon etait un homme de genie. Son enorme
terre-neuve etait au courant du fait, et a l'approche de son maitre
il trahissait le sentiment de son inferiorite par une componction de
maintien, un abaissement des oreilles, une depression de la machoire
inferieure, qui n'etaient pas tout a fait indignes d'un chien. Il est
vrai, toutefois, qu'on pouvait attribuer en grande partie ce respect
habituel a l'exterieur personnel du metaphysicien. Un exterieur
distingue, je dois l'avouer, fera toujours impression, meme sur une
bete; et je reconnaitrai volontiers que l'homme exterieur dans le
_restaurateur_ etait bien fait pour impressionner l'imagination du
quadrupede. Il y a autour du petit grand homme--si je puis me permettre
une expression aussi equivoque--comme une atmosphere de majeste
singuliere, que le pur volume physique seul sera toujours insuffisant a
produire. Toutefois, si Bon-Bon n'avait que trois pieds de haut, et
si sa tete etait demesurement petite, il etait impossible de voir la
rotondite de son ventre sans eprouver un sentiment de grandeur qui
touchait presque au sublime. Dans sa dimension chiens et hommes voyaient
le type de sa science--et dans son immensite une habitation faite pour
son ame immortelle.
Je pourrais, si je voulais, m'etendre ici sur l'habillement et les
autres details exterieurs de notre metaphysicien. Je pourrais insinuer
que la chevelure de notre heros etait coupee court, soigneusement lissee
sur le front, et surmontee d'un bonnet conique de flanelle blanche ornee
de glands,--que son juste au corps a petits pois n'etait pas a la mode
de ceux que portaient alors les _restaurateurs_ du commun,--que les
manches etaient un peu plus pleines que ne le permettait le costume
regnant,--que les parements retrousses n'etaient pas, selon l'usage en
vigueur a cette epoque barbare, d'une etoffe de la meme qualite et de la
meme couleur que l'habit, mais revetus d'une facon plus fantastique d'un
velours de Genes bigarre--que ses pantoufles de pourpre etincelante
etaient curieusement ouvragees, et auraient pu sortir des manufactures
du Japon, n'eussent ete l'exquise pointe des bouts, et les teintes
brillantes des bordures et des broderies,--que son haut de chausses
etait fait de cette etoffe de satin jaune que l'on appelle
_aimable_,--que son manteau bleu de ciel, en forme de peignoir, et
tout garni de riches dessins cramoisis, flottait cavalierement sur
ses epaules comme une brume du matin--et que _l'ensemble_ de son
accoutrement avait inspire a Benevenuta, l'Improvisatrice de Florence,
ces remarquables paroles: "Il est difficile de dire si Pierre Bon-Bon
n'est pas un oiseau du Paradis, ou s'il n'est pas plutot un vrai Paradis
de perfection." Je pourrais, dis-je, si je voulais, m'etendre sur tous
ces points; mais je m'en abstiens; il faut laisser les details purement
personnels aux faiseurs de romans historiques; ils sont au dessous de la
dignite morale de l'historien serieux.
J'ai dit qu' "entrer dans le Cafe du cul-de-sac Le Febvre c'etait entrer
dans le _sanctuaire_ d'un homme de genie;"--mais il n'y avait qu'un
homme de genie qui put justement apprecier les merites du _sanctuaire_.
Une enseigne, formee d'un vaste in-folio, se balancait au dessus de
l'entree. D'un cote du volume etait peinte une bouteille et sur l'autre
un _pate_. Sur le dos on lisait en gros caracteres: _Oeuvres de
Bon-Bon._ Ainsi etait delicatement symbolisee la double occupation du
proprietaire.
Une fois le pied sur le seuil, tout l'interieur de la maison s'offrait
a la vue. Une chambre longue, basse de plafond, et de construction
antique, composait a elle seule tout le cafe. Dans un coin de
l'appartement etait le lit du metaphysicien. Un deploiement de rideaux,
et un baldaquin a la Grecque lui donnaient un air a la fois classique et
confortable. Dans le coin diagonalement oppose, apparaissaient, faisant
tres bon menage, la batterie de cuisine et la _bibliotheque_. Un plat
de polemiques s'etalait pacifiquement sur le dressoir. Ici gisait une
cuisiniere pleine des derniers traites d'Ethique, la une chaudiere de
_Melanges_ in-12. Des volumes de morale germanique fraternisaient avec
le gril--on apercevait une fourchette a rotie a cote d'un Eusebe--Platon
s'etendait a son aise dans la poele a frire--et des manuscrits
contemporains s'alignaient sur la broche.
Sous les autres rapports, le _Cafe Bon-Bon_ differait peu des
_restaurants_ ordinaires de cette epoque. Une grande cheminee s'ouvrait
en face de la porte. A droite de la cheminee, un buffet ouvert deployait
un formidable bataillon de bouteilles etiquetees.
C'est la qu'un soir vers minuit, durant l'hiver rigoureux de ... Pierre
Bon-Bon, apres avoir ecoute quelque temps les commentaires de ses
voisins sur sa singuliere manie, et les avoir mis tous a la porte,
poussa le verrou en jurant, et s'enfonca d'assez belliqueuse humeur dans
les douceurs d'un confortable fauteuil de cuir, et d'un feu de fagots
flambants.
C'etait une de ces terribles nuits, comme on n'en voit guere qu'une ou
deux dans un siecle. Il neigeait furieusement, et la maison branlait
jusque dans ses fondements sous les coups redoubles de la tempete; le
vent s'engouffrant a travers les lezardes du mur, et se precipitant avec
violence dans la cheminee, secouait d'une facon terrible les rideaux du
lit du philosophe, et derangeait l'economie de ses terrines de _pate_ et
de ses papiers. L'enorme in-folio qui se balancait au dehors, expose a
la furie de l'ouragan, craquait lugubrement, et une plainte dechirante
sortait de sa solide armature de chene.
Le metaphysicien, ai-je dit, n'etait pas d'humeur bien placide, quand
il poussa son fauteuil a sa place ordinaire pres du foyer. Bien des
circonstances irritantes etaient venues dans la journee troubler la
serenite de ses meditations. En essayant des _Oeufs a la Princesse_, il
avait malencontreusement obtenu une _Omelette a la Reine_; il s'etait
vu frustre de la decouverte d'un principe d'Ethique en renversant
un ragout; enfin, le pire de tout, il avait ete contrecarre dans la
transaction d'un de ces admirables marches qu'il avait toujours eprouve
tant de plaisir a mener a bonne fin. Mais a l'irritation d'esprit causee
par ces inexplicables accidents, se melait a un certain degre cette
anxiete nerveuse que produit si facilement la furie d'une nuit de
tempete. Il siffla tout pres de lui l'enorme chien noir dont j'ai parle
plus haut, et s'asseyant avec impatience dans son fauteuil, il ne put
s'empecher de jeter un coup d'oeil circonspect et inquiet dans les
profondeurs de l'appartement ou la lueur rougeatre de la flamme ne
pouvait parvenir que fort incompletement a dissiper l'inexorable nuit.
Apres avoir acheve cet examen, dont le but exact lui echappait peut-etre
a lui-meme, il attira pres de son siege une petite table, couverte
de livres et de papiers, et s'absorba bientot dans la retouche d'un
volumineux manuscrit qu'il devait faire imprimer le lendemain.
Il travaillait ainsi depuis quelques minutes, quand il entendit tout a
coup une voix pleurnichante murmurer dans l'appartement: "Je ne suis pas
presse, monsieur Bon-Bon."
"Diable!" ejacula notre heros, sursautant et se levant sur ses pieds,
en renversant la table, regardant, les yeux ecarquilles d'etonnement,
autour de lui.
"Tres vrai!" repliqua la voix avec calme.
"Tres vrai! Qu'est-ce qui est tres vrai?--Comment etes-vous arrive ici?"
vocifera le metaphysicien, pendant que son regard tombait sur quelque
chose, etendu tout de son long sur le lit.
"Je disais," continua l'intrus, sans faire attention aux questions, "je
disais que je ne suis pas du tout presse--que l'affaire pour laquelle
j'ai pris la liberte de venir vous trouver n'est pas d'une importance
urgente,--bref, que je puis fort bien attendre que vous ayez fini votre
Exposition."
"Mon Exposition!--Allons, bon! Comment savez-vous?... Comment etes-vous
parvenu a savoir que j'ecrivais une Exposition? Bon Dieu!" "Chut!"
repondit le mysterieux personnage, d'une voix basse et aigue. Et se
levant brusquement du lit, il ne fit qu'un pas vers notre heros, pendant
que la lampe de fer qui pendait du plafond se balancait convulsivement
comme pour reculer a son approche.
La stupefaction du philosophe ne l'empecha pas d'examiner attentivement
le costume et l'exterieur de l'etranger. Les lignes de sa personne,
excessivement mince, mais bien au dessus de la taille ordinaire, se
dessinaient dans le plus grand detail, grace a un costume noir use qui
collait a la peau, mais qui, d'ailleurs, pour la coupe, rappelait assez
bien la mode d'il y avait cent ans. Evidemment ces habits avaient ete
faits pour une personne beaucoup plus petite que celle qui les portait
alors. Les chevilles et les poignets passaient de plusieurs pouces. A
ses souliers etait attachee une paire de boucles tres brillantes qui
dementaient l'extreme pauvrete que semblait indiquer le reste de
l'accoutrement. Il avait la tete pelee, entierement chauve, excepte a la
partie posterieure d'ou pendait une queue d'une longueur considerable.
Une paire de lunettes vertes a verres de cote protegeait ses yeux de
l'influence de la lumiere, et empechait en meme temps notre heros de
se rendre compte de leur couleur ou de leur conformation. Sur toute sa
personne, il n'y avait pas apparence de chemise; une cravate blanche,
de nuance sale, etait attachee avec une extreme precision autour de
son cou, et les bouts, qui pendaient avec une regularite formaliste
de chaque cote, suggeraient (je le dis sans intention) l'idee d'un
ecclesiastique. Il est vrai que beaucoup d'autres points, tant dans son
exterieur que dans ses manieres, pouvaient assez bien justifier une
telle hypothese. Il portait sur son oreille gauche, a la mode d'un clerc
moderne, un instrument qui ressemblait au _stylus_ des anciens. D'une
poche du corsage de son habit sortait bien en vue un petit volume noir,
garni de fermoirs en acier. Ce livre, accidentellement ou non,
etait tourne a l'exterieur de maniere a laisser voir les mots
"Rituel-Catholique" ecrits en lettres blanches sur le dos. L'ensemble de
sa physionomie etait singulierement sombre, et d'une paleur cadaverique.
Le front etait eleve, et profondement sillonne des rides de la
contemplation. Les coins de la bouche tires et tombants exprimaient
l'humilite la plus resignee. Il avait aussi, en s'avancant vers heros,
une maniere de joindre les mains,--un soupir d'une telle profondeur et
un regard d'une saintete si absolue, qu'on ne pouvait se defendre d'etre
prevenu en sa faveur. Aussi toute trace de colere se dissipa sur le
visage du metaphysicien qui, apres avoir acheve a sa satisfaction
l'examen de la personne de son visiteur, lui serra cordialement la main,
et lui presenta un siege.
Cependant on se tromperait radicalement, en attribuant ce changement
instantane dans les sentiments du philosophe a quelqu'une des causes qui
sembleraient le plus naturellement l'avoir influence. Sans doute, Pierre
Bon-Bon, d'apres ce que j'ai pu comprendre de ses dispositions d'esprit,
etait de tous les hommes le moins enclin a se laisser imposer par les
apparences, quelque specieuses qu'elles fussent. Il etait impossible
qu'un observateur aussi attentif des hommes et des choses ne decouvrit
pas, sur le moment, le caractere reel du personnage, qui venait de
surprendre ainsi son hospitalite.... Pour ne rien dire de plus, il y
avait dans la conformation des pieds de son hote quelque chose d'assez
remarquable--il portait legerement sur sa tete un chapeau demesurement
haut,--a la partie posterieure de ses culottes semblait trembloter
quelque appendice,--et les vibrations de la queue de son habit etaient
un fait palpable. Qu'on juge quels sentiments de satisfaction dut
eprouver notre heros, en se trouvant ainsi, tout d'un coup, en relation
avec un personnage, pour lequel il avait de tout temps observe le
plus inqualifiable respect. Mais il y avait chez lui trop d'esprit
diplomatique, pour qu'il lui echappat de trahir le moindre soupcon sur
la situation reelle. Il n'entrait pas dans son role de paraitre avoir
la moindre conscience du haut honneur dont il jouissait d'une facon si
inattendue; il s'agissait, en engageant son hote dans une conversation,
d'en tirer sur l'Ethique quelques idees importantes, qui pourraient
entrer dans sa publication projetee, et eclairer l'humanite, en
l'immortalisant lui-meme--idees, devrais-je ajouter, que le grand age de
son visiteur, et sa profonde science bien connue en morale le rendaient
mieux que personne capable de lui donner.
Entraine par ces vues profondes, notre heros fit asseoir son hote, et
profita de l'occasion pour jeter quelques fagots sur le feu; puis
il placa sur la table remise sur ses pieds quelques bouteilles de
_Mousseux_. Apres s'etre acquitte vivement de ces operations, il poussa
son fauteuil vis-a-vis de son compagnon, et attendit qu'il voulut bien
entamer la conversation. Mais les plans les plus habilement muris sont
souvent entraves au debut meme de leur execution--et le _restaurateur_
se trouva _a quia_ des les premiers mots que prononca son visiteur.
"Je vois que vous me connaissez, Bon-Bon" dit-il; "ha! ha! ha!--he! he!
he!--hi! hi! hi!--ho! ho! ho!--hu! hu! hu!"--et le diable, depouillant
tout a coup la saintete de sa tenue, ouvrit dans toute son etendue un
rictus allant d'une oreille a l'autre, de maniere a deployer une rangee
de dents ebrechees, semblables a des crocs; et renversant sa tete en
arriere, il s'abandonna a un long, bruyant, sardonique et infernal
ricanement, pendant que le chien noir, se tapissant sur ses hanches,
faisait vigoureusement chorus et que la chatte mouchetee, filant par la
tangente, faisait le gros dos, et miaulait desesperement dans le coin le
plus eloigne de l'appartement.
Notre philosophe se conduisit plus decemment: il etait trop homme du
monde pour rire, comme le chien, ou pour trahir, comme la chatte, sa
terreur par des cris. Il faut avouer qu'il eprouva un leger etonnement,
en voyant les lettres blanches qui formaient les mots _Rituel
Catholique_ sur le livre de la poche de son hote changer instantanement
de couleur et de sens, et en quelques secondes, a la place du premier
titre, les mots _Registre des condamnes_ flamboyer en caracteres rouges.
Cette circonstance renversante, lorsque Bon-Bon voulut repondre a la
remarque de son visiteur, lui donna un air embarrasse, qui autrement
sans doute aurait passe inapercu.
"Oui, monsieur," dit le philosophe, "oui, monsieur, pour parler
franchement ... je crois, sur ma parole, que vous etes ... le di ...
di....--C'est-a-dire, je crois ... il me semble ... j'ai quelque idee
... quelque tres faible idee ... de l'honneur remarquable...."
"Oh!--Ah!--Oui!--Tres bien!" interrompit Sa Majeste; "n'en dites pas
davantage.--Je comprends." Et la-dessus, otant ses lunettes vertes, il
en essuya soigneusement les verres avec la manche de son habit, et les
mit dans sa poche.
Si l'incident du livre avait intrigue Bon-Bon, son etonnement s'accrut
singulierement au spectacle qui se presenta alors a sa vue. En levant
les yeux avec un vif sentiment de curiosite, pour se rendre compte de
la couleur de ceux de son hote, il s'apercut qu'ils n'etaient ni noirs,
comme il avait cru--ni gris, comme on aurait pu l'imaginer--ni couleur
noisette, ni bleus--ni meme jaunes ou rouges--ni pourpres ni bleus--ni
verts,--ni d'aucune autre couleur des cieux, de la terre, ou de la mer.
Bref, Pierre Bon-Bon s'apercut clairement, non seulement que Sa Majeste
n'avait pas d'yeux du tout, mais il ne put decouvrir aucun indice qu'il
en ait jamais eu auparavant,--car a la place ou naturellement il aurait
du y avoir des yeux, il y avait, je suis force de le dire, un simple
morceau uni de chair morte.
Notre metaphysicien n'etait pas homme a negliger de s'enquerir des
sources d'un si etrange phenomene; la replique de Sa Majeste fut a la
fois prompte, digne et fort satisfaisante.
"Des yeux! mon cher monsieur Bon-Bon--des yeux! avez-vous dit.--Oh!--Ah!
Je concois! Eh, les ridicules imprimes qui circulent sur mon compte,
vous ont sans doute donne une fausse idee de ma figure. Des yeux!
vrai!--Des yeux, Pierre Bon-Bon, font tres bien dans leur veritable
place--la tete, direz-vous? Oui, la tete d'un ver. Pour _vous_ ces
instruments d'optique sont quelque chose d'indispensable--cependant je
veux vous convaincre que ma vue est plus penetrante que la votre.
Voila une chatte que j'apercois dans le coin--une jolie
chatte--regardez-la,--observez-la bien. Eh bien, Bon-Bon, voyez-vous
les pensees--oui, dis-je, les pensees--les idees--les reflexions, qui
s'engendrent dans son pericrane? Y etes-vous? Non, vous ne les voyez
pas! Eh bien, elle pense que nous admirons la longueur de sa queue, et
la profondeur de son esprit. Elle en est a cette conclusion que je
suis le plus distingue des ecclesiastiques, et que vous etes le plus
superficiel des metaphysiciens. Vous voyez donc que je ne suis pas tout
a fait aveugle; mais pour une personne de ma profession les yeux dont
vous parlez ne seraient qu'un appendice embarrassant expose a chaque
instant a etre creve par une broche ou une fourche. Pour vous, je
l'accorde, ces brimborions optiques sont indispensables. Tachez,
Bon-Bon, d'en bien user--_moi_, ma vue, c'est l'ame."
La dessus, l'etranger se servit du vin, et versant une pleine rasade a
Bon-Bon, l'engagea a boire sans scrupule, comme s'il etait chez lui.
"Un excellent livre que le votre, Pierre," reprit Sa Majeste, en tapant
familierement sur l'epaule de notre ami, quand celui-ci eut depose son
verre apres avoir execute a la lettre l'injonction de son hote, "un
excellent livre que le votre, sur mon honneur! C'est un ouvrage selon
mon coeur. Cependant, je crois qu'on pourrait trouver a redire a
l'arrangement des matieres, et beaucoup de vos opinions me rappellent
Aristote. Ce philosophe etait une de mes plus intimes connaissances. Je
l'aimais autant pour sa terrible mauvaise humeur que pour l'heureux tic
qu'il avait de commettre des bevues. Il n'y a dans tout ce qu'il a ecrit
qu'une seule verite solide, et encore la lui ai-je soufflee par pure
compassion pour son absurdite. Je suppose, Pierre Bon-Bon, que vous
savez parfaitement a quelle divine verite morale je fais allusion?"
"Je ne saurais dire...."
"Bah!--Eh bien, c'est moi qui ai dit a Aristote, qu'en eternuant, les
hommes eliminaient le superflu de leurs idees par la proboscide."
"Ce qui est....--(_Un hoquet_) indubitablement le cas!" dit le
metaphysicien, en se versant une autre rasade de Mousseux, et en offrant
sa tabatiere aux doigts de son visiteur.
"Il y a eu Platon aussi," continua Sa Majeste, en declinant modestement
la tabatiere et le compliment qu'elle impliquait--"il y a eu Platon
aussi, pour qui un certain temps j'ai ressenti toute l'affection d'un
ami. Vous avez connu Platon, Bon-Bon?--Ah! non, je vous demande mille
pardons.--Un jour il me rencontra a Athenes dans le Parthenon, et me dit
qu'il etait fort en peine de trouver une idee. Je l'engageai a emettre
celle-ci: "o nous estin aulos." Il me dit qu'il le ferait, et rentra
chez lui, pendant que je me dirigeais du cote des pyramides. Mais ma
conscience me gourmanda d'avoir articule une verite, meme pour venir
en aide a un ami, et retournant en toute hate a Athenes, je me trouvai
derriere la chaire du philosophe au moment meme ou il ecrivait le mot
"aulos." Donnant au [lambda] une chiquenaude du bout du doigt, je le
retournai sens dessus dessous. C'est ainsi qu'on lit aujourd'hui ce
passage: "o nous estin augos, et c'est la, vous le savez, la doctrine
fondamentale de sa metaphysique[60]."
"Avez-vous ete a Rome? demanda le _restaurateur_, en achevant sa seconde
bouteille de Mousseux, et tirant du buffet une plus ample provision de
Chambertin."
"Une fois seulement, monsieur Bon-Bon, rien qu'une fois. C'etait
l'epoque", dit le diable,--comme s'il recitait quelque passage d'un
livre,--"c'etait l'epoque ou regna une anarchie de cinq ans, pendant
laquelle la republique, privee de tous ses mandataires, n'eut d'autre
magistrature que celle des tribuns du peuple, qui n'etaient legalement
revetus d'aucune prerogative du pouvoir executif--c'est uniquement a
cette epoque, monsieur Bon-Bon, que j'ai ete a Rome, et, comme je n'ai
aucune accointance mondaine, je ne connais rien de sa philosophie.[61]"
"Que pensez-vous de... (_Un hoquet_) que pensez-vous d'Epicure?"
"Ce que je pense de celui-la!" dit le diable, etonne, vous n'allez pas,
je pense, trouver quelque chose a redire dans Epicure! Ce que je pense
d'Epicure! Est-ce de moi que vous voulez parler, monsieur?--C'est _moi_
qui suis Epicure! Je suis le philosophe qui a ecrit, du premier au
dernier, les trois cents traites dont parle Diogene Laerce.
"C'est un mensonge!" s'ecria le metaphysicien; car le vin lui etait un
peu monte a la tete.
"Tres bien!--Tres bien, monsieur!
--Fort bien, en verite, monsieur!" dit Sa Majeste, evidemment peu
flattee.
"C'est un mensonge!" repeta le _restaurateur_, d'un ton dogmatique;
"c'est un .... (_Un hoquet_) mensonge!" |
"Bien, bien, vous avez votre idee!" dit le diable pacifiquement; et
Bon-Bon, apres avoir ainsi battu le diable sur ce sujet, crut qu'il
etait de son devoir d'achever une seconde bouteille de Chambertin.
"Comme je vous le disais," reprit le visiteur, "comme je vous
l'observais tout a l'heure, il y a quelques opinions outrees dans votre
livre, monsieur Bon-Bon. Par exemple, qu'entendez-vous avec tout ce
radotage sur l'ame? Dites-moi, je vous prie, monsieur, qu'est-ce que
l'ame?"
"L'....(_Un hoquet_)--l'ame," repondit le metaphysicien, en se
reportant a son manuscrit, "c'est indubitablement..."
"Non, monsieur!"
"Sans aucun doute..."
"Non, monsieur!"
"Incontestablement...."
"Non, monsieur!"
"Evidemment...."
"Non, monsieur!"
"Sans contredit...."
"Non, monsieur!"
"(_Un hoquet_)"
"Non, monsieur!"
"Il est hors de doute que c'est un....."
"Non, monsieur, l'ame n'est pas cela du tout." (Ici, le philosophe,
lancant des regards foudroyants, se hata d'en finir avec sa troisieme
bouteille de Chambertin.)
"Alors, (_Un hoquet_) dites-moi, monsieur, ce que c'est."
"Ce n'est ni ceci ni cela, monsieur Bon-Bon," repondit Sa Majeste,
reveuse. "J'ai goute.... je veux dire, j'ai connu de fort mauvaises
ames, et quelques-unes aussi--assez bonnes." Ici, il fit claquer ses
levres, et ayant inconsciemment laisse tomber sa main sur le volume de
sa poche, il fut saisi d'un violent acces d'eternuement.
Il continua:
"Il y a eu l'ame de Cratinus--passable; celle d'Aristophane,--un fumet
tout a fait particulier; celle de Platon--exquise--non pas _votre_
Platon, mais Platon, le poete comique; votre Platon aurait retourne
l'estomac de Cerbere. Pouah!--Voyons, encore! Il y a eu Noevius
Andronicus, Plaute et Terence. Puis il y a eu Lucilius, Nason, et
Quintus Flaccus,--ce cher Quintus! comme je l'appelais, quand il me
chantait un _seculare_ pour m'amuser pendant que je le faisais rotir,
uniquement pour farcer, au bout d'une fourchette. Mais ces Romains
manquent de _saveur_. Un Grec bien gras en vaut une douzaine, et puis
cela _se conserve_, ce qu'on ne peut pas dire d'un Quirite.--Si nous
tations de votre Sauterne."
Bon-Bon s'etait resigne a mettre en pratique le _nil admirari_; il se
mit en devoir d'apporter les bouteilles en question. Toutefois il lui
semblait entendre dans la chambre un bruit etrange, comme celui d'une
queue qui remue. Quelque indecent que ce fut de la part de Sa Majeste,
notre philosophe cependant ne fit semblant de rien;--il se contenta de
donner un coup de pied a son chien, en le priant de rester tranquille.
Le visiteur continua:
"J'ai trouve a Horace beaucoup du gout d'Aristote;--vous savez que je
suis amoureux fou de variete. Je n'aurais pas distingue Terence de
Menandre. Nason, a mon grand etonnement, n'etait qu'un Nicandre
deguise. Virgile avait un fort accent de Theocrite. Martial me rappela
Archiloque--et Tite-Live etait un Polybe tout crache."
Bon-Bon repliqua par un hoquet et Sa Majeste poursuivit:
"Mais, si j'ai un _penchant_, monsieur Bon-Bon,--si j'ai un penchant,
c'est pour un philosophe. Cependant, laissez-moi vous le dire, monsieur,
le premier dia....--pardon, je veux dire le premier monsieur venu,
n'est pas apte a bien _choisir_ son philosophe. Les longs ne sont pas
bons; et les meilleurs, s'ils ne sont pas soigneusement ecales, risquent
bien de sentir un peu le rance, a cause de la bile.
"Ecales?"
"Je veux dire: tires de leur carcasse.
"Que pensez-vous d'un--(_Un hoquet_)--medecin?"
"Ne m'en parlez pas!--Horreur! Horreur!" (Ici Sa Majeste eut un
violent haut-le-coeur.) Je n'en ai jamais tate que d'un--ce
scelerat d'Hippocrate! Il sentait l'_assa foetida_.--Pouah! Pouah!
Pouah!--J'attrapai un abominable rhume en lui faisant prendre un bain
dans le Styx--et malgre tout il me donna le cholera morbus."
"Oh! le... (_Hoquet_) le miserable!" ejacula Bon-Bon, "l'a... (_Hoquet_)
l'avorton de boite a pilules!" et le philosophe versa une larme.
"Apres tout," continua le visiteur, "apres tout, si un dia... si un
homme comme il faut veut vivre, il doit avoir plus d'une corde a son
arc. Chez nous une face grasse est un signe evident de diplomatie."
"Comment cela?"
". Vous savez, nous sommes quelquefois extremement a court de
provisions. Vous ne devez pas ignorer que, dans un climat aussi chaud
que le notre, il est souvent impossible de conserver une ame vivante
plus de deux ou trois heures; et quand on est mort, a moins d'etre
immediatement marine, (et une ame marinee n'est plus bonne) on
sent--vous, comprenez, hein! Il y a toujours a craindre la putrefaction,
quand les ames nous viennent par la voie ordinaire."
"Bon... (_Deux hoquets_)--bon Dieu! comment vous en tirez-vous?"
Ici la lampe de fer commenca a s'agiter avec un redoublement de
violence, et le diable sursauta sur son siege. Cependant, apres un leger
soupir, il reprit contenance et se contenta de dire a notre heros a voix
basse: "Je voulais vous dire, Pierre Bon-Bon, qu'il ne faut plus jurer."
Le philosophe avala une autre rasade, pour montrer qu'il comprenait
parfaitement et qu'il acquiescait. Le visiteur continua:
"He bien, nous avons plusieurs manieres de nous en tirer. La plupart
d'entre nous crevent de faim; quelques-uns s'accommodent de la marinade;
pour ma part, j'achete mes ames _vivente corpore_; je trouve que, dans
cette condition, elles se conservent assez bien."
"Mais le corps!... (_Un hoquet_) le corps!"
"Le corps, le corps! qu'advient-il du corps?... Ah! je concois. Mais,
monsieur, le corps n'a rien a voir dans la transaction. J'ai fait dans
le temps d'innombrables acquisitions de cette espece, et le corps n'en a
jamais eprouve le moindre inconvenient. Ainsi il y a eu Cain et Nemrod,
Neron et Caligula, Denys et Pisistrate, puis... un millier d'autres;
tous ces gens-la, dans la derniere partie de leur vie, n'ont jamais su
ce que c'est que d'avoir une ame; et cependant, monsieur, ils ont fait
l'ornement de la societe. N'y a-t-il pas a l'heure qu'il est un A...[62]
que vous connaissez aussi bien que moi? N'est-il pas en possession de
toutes ses facultes, intellectuelles et corporelles? Qui donc ecrit une
meilleure epigramme? Qui raisonne avec plus d'esprit? Qui donc....? Mais
attendez. J'ai son contrat dans ma poche."
Et ce disant, il produisit un portefeuille de cuir rouge, et en tira
un certain nombre de papiers. Sur quelques-uns de ces papiers Bon-Bon
saisit au passage les syllabes _Machi... Maca....Robesp_....[63] et les
mots _Caligula, George, Elizabeth_. Sa Majeste prit dans le nombre une
bande etroite de parchemin, ou elle lut a haute voix les mots suivants:
"En consideration de certains dons intellectuels qu'il est inutile de
specifier, et en outre du versement d'un millier de louis d'or, moi
soussigne, age d'un an et d'un mois, abandonne au porteur du present
engagement tous mes droits, titres et propriete sur l'ombre que l'on
appelle mon ame."
_Signe_: A.....
(Ici Sa Majeste prononca un nom que je ne me crois pas autorise a
indiquer d'une maniere moins equivoque.)
"Un habile homme, celui-la" reprit l'hote; "mais comme vous, monsieur
Bon-Bon, il s'est mepris au sujet de l'ame. L'ame une ombre, vraiment!
L'ame une ombre! Ha! Ha! Ha!--He! He! He!--Hu! Hu! Hu! Vous
imaginez-vous une ombre fricassee?"
"M'imaginer... (_Un hoquet_) une ombre fricassee!" s'ecria notre heros,
dont les facultes commencaient a s'illuminer de toute la profondeur du
discours de Sa Majeste.
"M'imaginer une (_Hoquet_) ombre fricassee! Je veux etre damne (_Un
hoquet_) Humph! si j'etais un pareil--humph--nigaud! Mon ame _a moi_,
Monsieur....--humph!
"Votre ame _a vous_, Monsieur Bon-Bon."
"Oui, monsieur.....humph! mon ame est..."
"Quoi, monsieur?
"N'est pas une ombre, certes!"
"Voulez-vous dire par la....?"
"Oui, monsieur, mon ame est... humph! oui, monsieur."
"Auriez-vous l'intention d'affirmer...?"
"Mon ame est.... humph!... particulierement propre a.... humph!.... a
etre...."
"Quoi, monsieur?"
"Cuite a l'etuvee."
"Ha!"
"Soufflee."
"Eh!"
"Fricassee."
"Ah, bah!"
"En ragout ou en fricandeau--et tenez, mon excellent compere, je veux
bien vous la ceder.... Humph!... un marche!" Ici le philosophe tapa sur
le dos de sa Majeste.
"Pouvais-je m'attendre a cela?" dit celui-ci tranquillement, en se
levant de son siege. Le metaphysicien ecarquilla les yeux.
"Je suis fourni pour le moment," dit Sa Majeste.
"Humph!--Hein?" dit le philosophe.
"Je n'ai pas de fonds disponibles."
"Quoi?"
"D'ailleurs, il serait malseant de ma part...."
"Monsieur! "
"De profiter de...."
"Humph!"
"De la degoutante et indecente situation ou vous vous trouvez."
Ici le visiteur s'inclina et disparut--il serait difficile de dire
precisement de quelle facon. Mais dans l'effort habilement concerte que
fit Bon-Bon pour lancer une bouteille a la tete du vilain, la mince
chaine qui pendait au plafond fut brisee, et le metaphysicien renverse
tout de son long par la chute de la lampe.
LA CRYPTOGRAPHIE
Il nous est difficile d'imaginer un temps ou n'ait pas existe, sinon la
necessite, au moins un desir de transmettre des informations d'individu
a individu, de maniere a dejouer l'intelligence du public; aussi
pouvons-nous hardiment supposer que l'ecriture chiffree remonte a une
tres haute antiquite. C'est pourquoi, De la Guilletiere nous semble dans
l'erreur, quand il soutient, dans son livre: "_Lacedemone ancienne et
moderne_", que les Spartiates furent les inventeurs de la Cryptographie.
Il parle des _scytales_, comme si elles etaient l'origine de cet art;
il n'aurait du les citer que comme un des plus anciens exemples dont
l'histoire fasse mention.
Les _scytales_ etaient deux cylindres en bois, exactement semblables
sous tous rapports. Le general d'une armee partant, pour une expedition,
recevait des Ephores un de ces cylindres, et l'autre restait entre leurs
mains. S'ils avaient quelque communication a se faire, une laniere
etroite de parchemin etait enroulee autour de la scytale, de maniere
a ce que les bords de cette laniere fussent exactement accoles l'un a
l'autre. Alors on ecrivait sur le parchemin dans le sens de la longueur
du cylindre, apres quoi on deroulait la bande, et on l'expediait. Si par
hasard, le message etait intercepte, la lettre restait inintelligible
pour ceux qui l'avaient saisie. Si elle arrivait intacte a sa
destination, le destinataire n'avait qu'a en envelopper le second
cylindre pour dechiffrer l'ecriture. Si ce mode si simple de
cryptographie est parvenu jusqu'a nous, nous le devons probablement
plutot aux usages historiques qu'on en faisait qu'a toute autre cause.
De semblables moyens de communication secrete ont du etre contemporains
de l'invention des caracteres d'ecriture.
Il faut remarquer, en passant, que dans aucun des traites de
Cryptographie venus a notre connaissance, nous n'avons rencontre, au
sujet du chiffre de la scytale, aucune autre methode de solution que
celles qui peuvent egalement s'appliquer a tous les chiffres en general.
On nous parle, il est vrai, de cas ou les parchemins interceptes ont ete
reellement dechiffres; mais on a soin de nous dire que ce fut toujours
accidentellement. Voici cependant une solution d'une certitude absolue.
Une fois en possession de la bande de parchemin, on n'a qu'a faire
faire un cone relativement d'une grande longueur--soit de six pieds
de long--et dont la circonference a la base soit au moins egale a la
longueur de la bande. On enroulera ensuite cette bande sur le cone pres
de la base, bord contre bord, comme nous l'avons decrit plus haut; puis,
en ayant soin de maintenir toujours les bords contre les bords, et le
parchemin bien serre sur le cone, on le laissera glisser vers le sommet.
Il est impossible, qu'en suivant ce procede, quelques-uns des mots, ou
quelques-unes des syllabes et des lettres, qui doivent se rejoindre, ne
se rencontrent pas au point du cone ou son diametre egale celui de
la scytale sur laquelle le chiffre a ete ecrit. Et comme, en faisant
parcourir a la bande toute la longueur du cone, on traverse tous les
diametres possibles, on ne peut manquer de reussir. Une fois que par ce
moyen on a etabli d'une facon certaine la circonference de la scytale,
on en fait faire une sur cette mesure, et l'on y applique le parchemin.
Il y a peu de personnes disposees a croire que ce n'est pas chose si
facile que d'inventer une methode d'ecriture secrete qui puisse defier
l'examen. On peut cependant affirmer carrement que l'ingeniosite
humaine est incapable d'inventer un chiffre qu'elle ne puisse resoudre.
Toutefois ces chiffres sont plus ou moins facilement resolus, et sur
ce point il existe entre diverses intelligences des differences
remarquables. Souvent, dans le cas de deux individus reconnus comme
egaux pour tout ce qui touche aux efforts ordinaires de l'intelligence,
il se rencontrera que l'un ne pourra demeler le chiffre le plus simple,
tandis que l'autre ne trouvera presque aucune difficulte a venir a bout
du plus complique. On peut observer que des recherches de ce genre
exigent generalement une intense application des facultes analytiques;
c'est pour cela qu'il serait tres utile d'introduire les exercices de
solutions cryptographiques dans les Academies, comme moyens de former et
de developper les plus importantes facultes de l'esprit.
Supposons deux individus, entierement novices en cryptographie, desireux
d'entretenir par lettres une correspondance inintelligible a tout autre
qu'a eux-memes, il est tres probable qu'ils songeront du premier coup
a un alphabet particulier, dont ils auront chacun la clef. La premiere
combinaison qui se presentera a eux sera celle-ci, par exemple: prendre
_a_ pour _z_, _b_ pour _y_, _c_ pour _x_, _d_ pour _n_, etc. etc.;
c'est-a-dire, renverser l'ordre des lettres de l'alphabet. A une seconde
reflexion, cet arrangement paraissant trop naturel, ils en adopteront
un plus complique. Ils pourront, par exemple, ecrire les 13 premieres
lettres de l'alphabet sous les 13 dernieres, de cette facon:
nopqrstuvwxyz
abcdefghijklm;
et, ainsi places, _a_ serait pris pour _n_ et _n_ pour _a_, _o_ pour
_b_ et _b_ pour _o_, etc., etc. Mais cette combinaison ayant un air de
regularite trop facile a penetrer, ils pourraient se construire une clef
tout a fait au hasard, par exemple:
prendre a pour p
b x
c u
d o, etc.
Tant qu'une solution de leur chiffre ne viendra pas les convaincre de
leur erreur, nos correspondants supposes s'en tiendront a ce dernier
arrangement, comme offrant toute securite. Sinon, ils imagineront
peut-etre un systeme de signes arbitraires remplacant les caracteres
usuels. Par exemple:
( pourrait signifier a
. b
, c
; d
) e, etc.
Une lettre composee de pareils signes aurait incontestablement une
apparence fort rebarbative. Si toutefois ce systeme ne leur donnait
pas pleine satisfaction, ils pourraient imaginer un alphabet toujours
changeant, et le realiser de cette maniere:
Prenons deux morceaux de carton circulaires, differant de diametre entre
eux d'un demi-pouce environ. Placons le centre du plus petit carton sur
le centre du plus grand, en les empechant pour un instant de glisser; le
temps de tirer des rayons du centre commun a la circonference du petit
cercle, et de les etendre a celle du plus grand. Tirons vingt-six
rayons, formant sur chaque carton vingt-six compartiments. Dans chacun
de ces compartiments sur le cercle inferieur ecrivons une des lettres de
l'alphabet, qui se trouvera ainsi employe tout entier; ecrivons-les
au hasard, cela vaudra mieux. Faisons la meme chose sur le cercle
superieur. Maintenant faisons tourner une epingle a travers le centre
commun, et laissons le cercle superieur tourner avec l'epingle, pendant
que le cercle inferieur est tenu immobile. Arretons la revolution du
cercle superieur, et ecrivons notre lettre en prenant pour _a_ la lettre
du plus petit cercle qui correspond a l'_a_ du plus grand, pour _b_,
la lettre du plus petit cercle qui correspond au _b_ du plus grand, et
ainsi de suite. Pour qu'une lettre ainsi ecrite puisse etre lue par la
personne a qui elle est destinee, une seule chose est necessaire, c'est
qu'elle ait en sa possession des cercles identiques a ceux que nous
venons de decrire, et qu'elle connaisse deux des lettres (une du cercle
inferieur et une du cercle superieur) qui se trouvaient juxtaposees, au
moment ou son correspondant a ecrit son chiffre. Pour cela, elle n'a
qu'a regarder les deux lettres initiales du document qui lui serviront
de clef. Ainsi, en voyant les deux lettres _a m_ au commencement,
elle en conclura qu'en faisant tourner ses cercles de maniere a faire
coincider ces deux lettres, elle obtiendra l'alphabet employe.
A premiere vue, ces differents modes de cryptographie ont une apparence
de mystere indechiffable. Il parait presque impossible de demeler le
resultat de combinaisons si compliquees. Pour certaines personnes en
effet ce serait une extreme difficulte, tandis que pour d'autres qui
sont habiles a dechiffrer, de pareilles enigmes sont ce qu'il y a de
plus simple. Le lecteur devra se mettre dans la tete que tout l'art
de ces solutions repose sur les principes generaux qui president a la
fonction du langage lui-meme, et que par consequent il est entierement
independant des lois particulieres qui regissent un chiffre quelconque,
ou la construction de sa clef. La difficulte de dechiffrer une enigme
cryptographique n'est pas toujours en rapport avec la peine qu'elle
a coutee, ou l'ingeniosite qu'a exigee sa construction. La clef, en
definitive, ne sert qu'a ceux qui sont au fait du chiffre; la tierce
personne qui dechiffre n'en a aucune idee. Elle force la serrure.
Dans les differentes methodes de cryptographie que j'ai exposees, on
observera qu'il y a une complication graduellement croissante. Mais
cette complication n'est qu'une ombre: elle n'existe pas en realite.
Elle n'appartient qu'a la composition du chiffre, et ne porte en aucune
facon sur sa solution. Le dernier systeme n'est pas du tout plus
difficile a dechiffrer que le premier, quelle que puisse etre la
difficulte de l'un ou de l'autre.
En discutant un sujet analogue dans un des journaux hebdomadaires de
cette ville, il y a dix-huit mois environ, l'auteur de cet article a eu
l'occasion de parler de l'application d'une _methode_ rigoureuse dans
toutes les formes de la pensee,--des avantages de cette methode--de
la possibilite d'en etendre l'usage a ce que l'on considere comme les
operations de la pure imagination--et par suite de la solution de
l'ecriture chiffree. Il s'est aventure jusqu'a declarer qu'il se faisait
fort de resoudre tout chiffre, analogue a ceux dont je viens de parler,
qui serait envoye a l'adresse du journal. Ce defi excita, de la facon
la plus inattendue, le plus vif interet parmi les nombreux lecteurs de
cette feuille. Des lettres arriverent de toutes parts a l'editeur;
et beaucoup de ceux qui les avaient ecrites etaient si convaincus
de l'impenetrabilite de leurs enigmes qu'ils ne craignirent pas de
l'engager dans des paris a ce sujet. Mais en meme temps, ils ne furent
pas toujours scrupuleux sur l'article des conditions. Dans beaucoup de
cas les cryptographies sortaient completement des limites fixees.
Elles employaient des langues etrangeres. Les mots et les phrases se
confondaient sans intervalles. On employait plusieurs alphabets dans un
meme chiffre. Un de ces messieurs, d'une conscience assez peu timoree,
dans un chiffre compose de barres et de crochets, etrangers a la plus
fantastique typographie, alla jusqu'a meler ensemble au moins _sept
alphabets differents_, sans intervalles entre les lettres, ou meme
entre les lignes. Beaucoup de ces cryptographies etaient datees de
Philadelphie, et plusieurs lettres qui insistaient sur le pari furent
ecrites par des citoyens de cette ville. Sur une centaine de chiffres,
peut-etre recus en tout, il n'y en eut qu'un que nous ne parvinmes pas
immediatement a resoudre. Nous avons demontre que ce chiffre etait une
imposture--c'est-a-dire un jargon compose au hasard et n'ayant aucun
sens. Quant a l'epitre des sept alphabets, nous eumes le plaisir
d'ahurir son auteur par une prompte et satisfaisante traduction.
Le journal en question fut, pendant plusieurs mois, grandement occupe
par ces solutions hieroglyphiques et cabalistisques de chiffres qui nous
venaient des quatre coins de l'horizon. Cependant a l'exception de ceux
qui ecrivaient ces chiffres, nous ne croyons pas qu'on eut pu, parmi
les lecteurs du journal, en trouver beaucoup qui y vissent autre chose
qu'une hablerie fieffee. Nous voulons dire que personne ne croyait
reellement a l'authenticite des reponses. Les uns pretendaient que ces
mysterieux logogriphes n'etaient la que pour donner au journal un air
_drole_, en vue d'attirer l'attention. Selon d'autres, il etait plus
probable que non seulement nous resolvions les chiffres, mais encore
que nous composions nous-meme les enigmes pour les resoudre. Comme les
choses en etaient la, quand on jugea a propos d'en finir avec cette
diablerie, l'auteur de cet article profita de l'occasion pour affirmer
la sincerite du journal en question,--pour repousser les accusations de
mystification dont il fut assailli,--et pour declarer en son propre nom
que les chiffres avaient tous ete ecrits de bonne foi, et resolus de
meme.
Voici un mode de correspondance secrete tres ordinaire et assez simple.
Une carte est percee a des intervalles irreguliers de trous oblongs, de
la longueur des mots ordinaires de trois syllabes du type vulgaire. Une
seconde carte est preparee identiquement semblable. Chaque correspondant
a sa carte. Pour ecrire une lettre, on place la carte percee qui sert
de clef sur le papier, et les mots qui doivent former le vrai sens
s'ecrivent dans les espaces libres laisses par la carte.
Puis on enleve la carte, et l'on remplit les blancs de maniere a obtenir
un sens tout a fait different du veritable. Le destinataire, une fois le
chiffre recu, n'a qu'a y appliquer sa propre carte, qui cache les mots
superflus, et ne laisse paraitre que ceux qui ont du sens. La principale
objection a ce genre de cryptographie, c'est la difficulte de remplir
les blancs de maniere a ne pas donner a la pensee un tour peu naturel.
De plus, les differences d'ecriture qui existent entre les mots ecrits
dans les espaces laisses par la carte, et ceux que l'on ecrit une
fois la carte enlevee, ne peuvent manquer d'etre decouvertes par un
observateur attentif.
On se sert quelquefois d'un paquet de cartes de cette facon: Les
correspondants s'entendent, tout d'abord, sur un certain arrangement du
paquet. Par exemple: on convient de faire suivre les couleurs dans
un ordre naturel, les piques au dessus, les coeurs ensuite, puis les
carreaux et les trefles. Cet arrangement fait, on ecrit sur la premiere
carte la premiere lettre de son epitre, sur la suivante, la seconde, et
ainsi de suite, jusqu'a ce qu'on ait epuise les cinquante-deux cartes.
On mele ensuite le paquet d'apres un plan concerte a l'avance. Par
exemple: on prend les cartes du talon et on les place dessus, puis une
du dessus que l'on met au talon, et ainsi de suite, un nombre de fois
determine. Cela fait, on ecrit de nouveau cinquante-deux lettres, et
l'on suit la meme marche jusqu'a ce que la lettre soit ecrite. Le
correspondant, ce paquet recu, n'a qu'a placer les cartes dans l'ordre
convenu, et lire lettre par lettre les cinquante-deux premiers
caracteres. Puis il mele les cartes de la maniere susdite, pour
dechiffrer la seconde serie et ainsi de suite jusqu'a la fin. Ce que
l'on peut objecter contre ce genre de cryptographie, c'est le caractere
meme de la missive. Un _paquet de cartes_ ne peut manquer d'eveiller
le soupcon, et c'est une question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux
empecher les chiffres d'etre consideres comme tels que de perdre son
temps a essayer de les rendre indechiffrables, une fois interceptes.
L'experience demontre que les cryptographies les plus habilement
construites, une fois suspectees, finissent toujours par etre
dechiffrees.
On pourrait imaginer un mode de communication secrete d'une surete peu
commune; le voici: les correspondants se munissent chacun de la meme
edition d'un livre--l'edition la plus rare est la meilleure--comme
aussi le livre le plus rare. Dans la cryptographie, on emploie les
nombres, et ces nombres renvoient a l'endroit qu'occupent les lettres
dans le volume. Par exemple--on recoit un chiffre qui commence ainsi:
121-6-8. On n'a alors qu'a se reporter a la page 121, sixieme lettre a
gauche de la page a la huitieme ligne a partir du haut de la page. Cette
lettre est la lettre initiale de l'epitre--et ainsi de suite. Cette
methode est tres sure; cependant il est encore _possible_ de dechiffrer
une cryptographie ecrite d'apres ce plan--et d'autre part une grande
objection qu'elle encourt, c'est le temps considerable qu'exige sa
solution, meme avec le volume-clef.
Il ne faudrait pas supposer que la cryptographie serieuse, comme moyen
de faire parvenir d'importantes informations, a cesse d'etre en usage
de nos jours. Elle est communement pratiquee en diplomatie; et il y a
encore aujourd'hui des individus, dont le metier est celui de dechiffrer
les cryptographies sous l'oeil des divers gouvernements. Nous avons dit
plus haut que la solution du probleme cryptographique met singulierement
en jeu l'activite mentale, au moins dans les cas de chiffres d'un ordre
plus eleve. Les bons cryptographes sont rares, sans doute; aussi leurs
services, quoique rarement reclames, sont necessairement bien payes.
Nous trouvons un exemple de l'emploi moderne de l'ecriture chiffree
dans un ouvrage publie dernierement par MM. Lea et Blanchard de
Philadelphie:--"Esquisses des hommes remarquables de France actuellement
vivants." Dans une notice sur Berryer, il est dit qu'une lettre adressee
par la Duchesse de Berri aux Legitimistes de Paris pour les informer de
son arrivee, etait accompagnee d'une longue note chiffree, dont on
avait oublie d'envoyer la clef. "L'esprit penetrant de Berryer," dit le
biographe, "l'eut bientot decouverte. C'etait cette phrase substituee
aux 24 lettres de l'alphabet:--"_Le gouvernement provisoire._"
Cette assertion que "Berryer eut bientot decouvert la phrase-clef,"
prouve tout simplement que l'auteur de ces notices est de la derniere
innocence en fait de science cryptographique. M. Berryer sans aucun
doute arriva a decouvrir la clef; mais ce ne fut que pour satisfaire sa
curiosite, _une fois l'enigme resolue_. Il ne se servit en aucune facon
de la clef pour la dechiffrer. Il forca la serrure.
Dans le compte-rendu du livre en question (publie dans le numero d'avril
de ce Magazine [64]) nous faisions ainsi allusion a ce sujet.
"Les mots "_Le gouvernement provisoire_" sont des mots francais, et
la note chiffree s'adressait a des Francais. On pourrait supposer
la difficulte beaucoup plus grande, si la clef avait ete en langue
etrangere; cependant le premier venu qui voudra s'en donner la peine n'a
qu'a nous adresser une note, construite dans le meme systeme, et prendre
une clef francaise, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque
(ou en quelque dialecte que ce soit de ces langues) et nous nous
engageons a resoudre l'enigme."
Ce defi ne provoqua qu'une seule reponse, incluse dans la lettre
suivante. Tout ce que nous reprochons a cette lettre, c'est que celui
qui l'a ecrite ait neglige de nous donner son nom en entier. Nous le
prions de vouloir bien le faire au plus tot, afin de nous laver aupres
du public du soupcon qui s'attacha a la cryptographie du journal dont
j'ai parle plus haut--que nous nous donnions a nous-meme des enigmes a
dechiffrer. Le timbre de la lettre porte _Stonington, Conn._
S...., Ct, 21 Juin, 1841.
_A l'editeur du Graham's Magazine._
Monsieur,--Dans votre numero d'avril, ou vous rendez compte de la
traduction par M. Walsh des "Esquisses des hommes remarquables de France
actuellement vivants", vous invitez vos lecteurs a vous adresser une
note chiffree, "dont la phrase-clef serait empruntee aux langues
francaise, italienne, espagnole, allemande, latine ou grecque", et vous
vous engagez a la resoudre. Vos remarques ayant appele mon attention sur
ce genre de cryptographie, j'ai compose pour mon propre amusement les
exercices suivants. Dans le premier la phrase-clef est en anglais--dans
le second, en latin. Comme je n'ai pas vu (par le numero de Mai) que
quelqu'un de vos correspondants ait repondu a votre offre, je prends la
liberte de vous envoyer ces chiffres, sur lesquels, si vous jugez qu'ils
en vaillent la peine, vous pourrez exercer votre sagacite.
Respectueusement a vous,
S.D.L.
Nº 1.
Cauhiif aud ftd sdftirf ithot tacd wdde rdchtdr tiu fuaefshffheo
fdoudf hetiusafhie tuis ied herh-chriai fi aeiftdu wn sdaef it iuhfheo
hiidohwid fi aen deodsf ths tiu itis hf iaf iuhoheaiin rdff hedr; aer
ftd auf it ftif fdoudfin oissiehoafheo hefdiihodeod taf wdd eodeduaiin
fdusdr ouasfiouastn. Saen fsdohdf it fdoudf iuhfheo idud weiie fi ftd
aeohdeff; fisdfhsdf a fiacdf tdar iaf fiacdr aer ftd ouiie iubffde
isie ihft fisd herdihwid oiiiiuheo tiihr, atfdu ithot ftd tahu wdheo
sdushffdr fi ouii aoahe, hetiu-safhie oiiir wd fuaefshffdr ihft ihffid
raeodu ftaf rhfoicdun iiir defid iefhi ftd aswiiafiun dshffid fatdin
udaotdrhff rdffheafhie. Ounsfiouastn tiidcou siud suisduin dswuaodf
ftifd sirdf it iuhfheo ithot aud uderdudr idohwid iein wn sdaef it
fisd desia-cafium wdn ithot sawdf weiie ftd udai fhoehthoa-fhie it ftd
ohstduf dssiindr fi hff siffdffiu.
N deg. 2.
Ofoiioiiaso ortsii sov eodisdioe afduiostifoi ft iftvi sitrioistoiv
oiniafetsorit ifeov rsri afotiiiiv ri-diiot irio rivvio eovit
atrotfetsoria aioriti iitri tf oitovin tri aerifei ioreitit sov usttoi
oioittstifo dfti afdooitior trso ifeov tri dfit otftfeov softriedi ft
oistoiv oriofiforiti suiteii viireiiitifoi it tri iarfoi-siti iiti trir
uet otiiiotiv uitfti rid io tri eoviieeiiiv rfasiieostr ft rii dftrit
tfoeei.
La solution du premier de ces chiffres nous a donne assez de peine. Le
second nous a cause une difficulte extreme, et ce n'est qu'en mettant en
jeu toutes nos facultes que nous avons pu en venir a bout. Le premier se
lit ainsi[65]:
"Various are the methods which have been devised for transmitting
secret information from one individual to another by means of writing,
illegible to any except him for whom it was originally destined; and
the art of thus secretly communicating intelligence has been generally
termed _cryptography_. Many species of secret writing were known to the
ancients. Sometimes a slave's head was shaved and the crown written
upon with some indelible colouring fluid; after which the hair being
permitted to grow again, information could be transmitted with little
danger that discovery would ensue until the ambulatory epistle safely
reached its destination. Cryptography, however pure, properly embraces
those modes of writing which are rendered legible only by means of some
explanatory key which makes known the real signification of the ciphers
employed to its possessor."
La phrase-clef de cette cryptographie est:
--"A word to the wise is sufficient[66]."
La seconde se traduit ainsi[67]:
"Nonsensical phrases and unmeaning combinations of words, as the
learned lexicographer would have confessed himself, when hidden under
cryptographic ciphers, serve to _perplex_ the curious enquirer, and
baffle penetration more completely than would the most profound
_apophtegms_ of learned philosophers. Abstruse disquisitions of the
scoliasts were they but presented before him in the undisguised
vocabulary of his mother tongue...."
Le sens de la derniere phrase, on le voit, est suspendu. Nous nous
sommes attache a une stricte epellation. Par megarde, la lettre _d_ a
ete mise a la place de _l_ dans le mot _perplex_.
La phrase-clef est celle-ci: "_Suaviter in modo, fortiter in re._"
Dans la cryptographie ordinaire, comme on le verra par la plupart
de celles dont j'ai donne des exemples, l'alphabet artificiel dont
conviennent les correspondants s'emploie lettre pour lettre, a la place
de l'alphabet usuel. Par exemple--deux personnes veulent entretenir une
correspondance secrete. Elles conviennent avant de se separer que le
signe
) signifiera a
( " b
-- " c
* " d
. " e
, " f
; " g
: " h
? " i ou j
! " k
& " l
o " m
' " n
+ " o
[I] " p
[P] " q
-> " r
] " s
[ " t
L " u ou v
[S] " w
? " x
i " y
<- " z
Il s'agit de communiquer cette note:
"We must see you immediately upon a matter of great importance.
Plots have been discovered, and the conspirators are in our hands.
Hasten[68]!"
On ecrirait ces mots:
[chiffre]
Voila qui a certainement une apparence fort compliquee, et paraitrait
un chiffre fort difficile a quiconque ne serait pas verse, en
cryptographie. Mais on remarquera que _a_, par exemple, n'est jamais
represente par un autre signe que ), _b_ par un autre signe que ( et
ainsi de suite. Ainsi, par la decouverte, accidentelle ou non, d'une
seule des lettres, la personne interceptant la missive aurait deja un
grand avantage, et pourrait appliquer cette connaissance a tous les cas
ou le signe en question est employe dans le chiffre.
D'autre part, les cryptographies, qui nous ont ete envoyees par notre
correspondant de Stonington, identiques en construction avec le chiffre
resolu par Berryer, n'offrent pas ce meme avantage.
Examinons par exemple la seconde de ces enigmes. Sa phrase-clef est:
"_Suaviter in modo, fortiter in re._"
Placons maintenant l'alphabet sous cette phrase, lettre sous lettre;
nous aurons:
suaviterinmodofortiterinre
abcdefghijklmnopqrstuvwxyz
ou l'on voit que: a est pris pour c
d " " " m
e " " " g, u et z
f " " " o
i " " " e, i, s et w
m " " " k
n " " " j et x
o " " " l, n et p
r " " " h, q, v et y
s " " " a
t " " " f, r et t
u " " " b
v " " " d
De cette facon _n_ represente deux lettres et _e_, _o_ et _t_ en
representent chacune trois, tandis que _i_ et _r_ n'en representent pas
moins de quatre. Treize caracteres seulement jouent le role de tout
l'alphabet. Il en resulte que le chiffre a l'air d'etre un pur melange
des lettres _e_, _o_, _t_, _r_ et _i_, cette derniere lettre predominant
surtout, grace a l'accident qui lui fait representer les lettres qui par
elles-memes predominent extraordinairement dans la plupart des langues--
a savoir _e_ et _i_.
Supposons une lettre de ce genre interceptee et la phrase-clef inconnue,
on peut imaginer que l'individu qui essaiera de la dechiffrer arrivera,
en le devinant, ou par tout autre moyen, a se convaincre qu'un certain
caractere (_i_ par exemple) represente la lettre _e_. En parcourant la
cryptographie pour se confirmer dans cette idee, il n'y rencontrera rien
qui n'en soit au contraire la negation. Il verra ce caractere place de
telle sorte qu'il ne peut representer un _e_. Par exemple, il sera fort
embarrasse par les quatre _i_ formant un mot entier, sans l'intervention
d'aucune autre lettre, cas auquel, naturellement, ils ne peuvent tous
etre des _e_. On remarquera que le mot _wise_ peut ainsi etre forme.
Nous le remarquons, nous, qui sommes en possession de la clef; mais a
coup sur on peut se demander comment, sans la clef, sans connaitre une
seule lettre du chiffre, il serait possible a celui qui a intercepte la
lettre de tirer quelque chose d'un mot tel que _iiii_.
Mais voici qui est plus fort. On pourrait facilement construire une
phrase-clef, ou un seul caractere representerait six, huit ou dix
lettres. Imaginons-nous le mot _iiiiiiiiii_ se presentant dans une
cryptographie a quelqu'un qui n'a pas la clef, ou si cette supposition
est par trop scabreuse, supposons en presence de ce mot la personne
meme a qui le chiffre est adresse, et en possession de la clef. Que
fera-t-elle d'un pareil mot? Dans tous les manuels d'Algebre on trouve
la _formule_ precise pour determiner le nombre d'arrangements selon
lesquels un certain nombre de lettres _m_ et _n_ peuvent etre placees.
Mais assurement aucun de mes lecteurs ne peut ignorer quelles
innombrables combinaisons on peut faire avec ces dix _i_. Et cependant,
a moins d'un heureux accident, le correspondant qui recevra ce chiffre
devra parcourir toutes les combinaisons avant d'arriver au vrai mot,
et encore quand il les aura toutes ecrites, sera-t-il singulierement
embarrasse pour choisir le vrai mot dans le grand nombre de ceux qui se
presenteront dans le cours de son operation.
Pour obvier a cette extreme difficulte en faveur de ceux qui sont en
possession de la clef, tout en la laissant entiere pour ceux a qui le
chiffre n'est pas destine, il est necessaire que les correspondants
conviennent d'un certain _ordre_, selon lequel on devra lire les
caracteres qui representent plus d'une lettre; et celui qui ecrit la
cryptographie devra avoir cet _ordre_ present a l'esprit. On peut
convenir, par exemple, que la premiere fois que l'_i_ se presentera dans
le chiffre, il representera le caractere qui se trouve sous le premier
_i_ dans la phrase-clef, et la seconde fois, le second caractere
correspondant au second _i_ de la clef, etc., etc. Ainsi il faudra
considerer quelle place chaque caractere du chiffre occupe par rapport
au caractere lui-meme pour determiner sa signification exacte.
Nous disons qu'un tel _ordre_ convenu a l'avance est necessaire pour que
le chiffre n'offre pas de trop grandes difficultes meme a ceux qui en
possedent la clef. Mais on n'a qu'a regarder la cryptographie de notre
correspondant de Stonington pour s'apercevoir qu'il n'y a observe aucun
ordre, et que plusieurs caracteres y representent, dans la plus absolue
confusion, plusieurs autres. Si donc, au sujet du gant que nous avons
jete au publie en avril, il se sentait quelque velleite de nous accuser
de fanfaronnade, il faudra cependant bien qu'il admette que nous avons
fait honneur et au dela a notre pretention. Si ce que nous avons
dit alors n'etait pas dit _suaviter in modo_, ce que nous faisons
aujourd'hui est au moins fait _fortiter in re_.
Dans ces rapides observations nous n'avons nullement essaye d'epuiser le
sujet de la cryptographie; un pareil sujet demanderait un in-folio. Nous
n'avons voulu que mentionner quelques-uns des systemes de chiffres les
plus ordinaires. Il y a deux mille ans, Aeneas Tacticus enumerait vingt
methodes distinctes, et l'ingeniosite moderne a fait faire a cette
science beaucoup de progres. Ce que nous nous sommes propose surtout,
c'est de suggerer des idees, et peut-etre n'avons-nous reussi qu'a
fatiguer le lecteur. Pour ceux qui desireraient de plus amples
informations a ce sujet, nous leur dirons qu'il existe des traites sur
la matiere par Trithemius, Cap. Porta, Vignere, et le P. Niceron.
Les ouvrages des deux derniers peuvent se trouver, je crois, dans la
bibliotheque de Harvard University. Si toutefois on s'attendait a
rencontrer dans ces Essais des _regles pour la solution du chiffre_,
on pourrait se trouver fort desappointe. En dehors de quelques apercus
touchant la structure generale du langage, et de quelques essais
minutieux d'application pratique de ces apercus, le lecteur n'y trouvera
rien a retenir qu'il ne puisse trouver dans son propre entendement.
DU PRINCIPE POETIQUE[69]
En parlant du Principe poetique, je n'ai pas la pretention d'etre ou
complet ou profond. En discutant a l'aventure de ce qui constitue
l'essence de ce qu'on appelle Poesie, le principal but que je me propose
est d'appeler l'attention sur quelques-uns des petits poemes anglais
ou americains qui sont le plus de mon gout, ou qui ont laisse sur mon
imagination l'empreinte la plus marquee. Par _petits poemes_ j'entends,
naturellement, des poemes de peu d'etendue. Et ici qu'on me permette, en
commencant, de dire quelques mots d'un principe assez particulier, qui,
a tort ou a raison, a toujours exerce une certaine influence sur les
jugements critiques que j'ai portes sur la poesie. Je soutiens qu'il
n'existe pas de long poeme; que cette phrase "un long poeme" est tout
simplement une contradiction dans les termes.
Il est a peine besoin d'observer qu'un poeme ne merite ce nom qu'autant
qu'il emeut l'ame en l'elevant. La valeur d'un poeme est en raison
directe de sa puissance d'emouvoir et d'elever. Mais toutes les
emotions, en vertu d'une necessite psychique, sont transitoires. La dose
d'emotion necessaire a un poeme pour justifier ce titre ne saurait
se soutenir dans une composition d'une longue etendue. Au bout d'une
demi-heure au plus, elle baisse, tombe;--une revulsion s'opere--et des
lors le poeme, de fait, cesse d'etre un poeme.
Ils ne sont pas rares, sans doute, ceux qui ont trouve quelque
difficulte a concilier cet axiome critique, "que le Paradis Perdu est a
admirer religieusement d'un bout a l'autre" avec l'impossibilite absolue
ou nous sommes de conserver, durant la lecture entiere, le degre
d'enthousiasme que cet axiome suppose. En realite, ce grand ouvrage ne
peut etre repute poetique, que si, perdant de vue cette condition vitale
exigee de toute oeuvre d'art, l'Unite, nous le considerons simplement
comme une serie de petits poemes detaches. Si, pour sauver cette
Unite,--la totalite d'effet ou d'impression qu'il produit--nous le
lisons (comme il le faudrait alors) tout d'un trait, le seul resultat
de cette lecture, c'est de nous faire passer alternativement de
l'enthousiasme a l'abattement. A certain passage, ou nous sentons une
veritable poesie, succedent, inevitablement, des platitudes qu'aucun
prejuge critique ne saurait nous forcer d'admirer; mais si, apres avoir
parcouru l'ouvrage en son entier, nous le relisons, laissant de cote le
premier livre pour commencer par le second, nous serons tout surpris
de trouver maintenant admirable ce qu'auparavant nous condamnions--et
condamnable ce qu'auparavant nous ne pouvions trop admirer. D'ou il
suit, que l'effet final, total et absolu du poeme epique, le meilleur
meme qui soit sous le soleil, est nul--c'est la un fait incontestable.
Si nous passons a l'Iliade, a defaut de preuves positives, nous avons
au moins d'excellentes raisons de croire que, dans l'intention de son
auteur, elle ne fut qu'une serie de pieces lyriques; si l'on veut y voir
une intention epique, tout ce que je puis dire alors, c'est que l'oeuvre
repose sur un sentiment imparfait de l'art. L'epopee moderne est une
imitation de ce pretendu modele epique ancien, mais une imitation
maladroite et aveugle. Mais le temps de ces meprises artistiques est
passe. Si, a certaine epoque, un long poeme a pu etre reellement
populaire--ce dont je doute--il est certain du moins qu'il ne peut plus
l'etre desormais.
Que l'etendue d'une oeuvre poetique soit, toutes choses egales
d'ailleurs, la mesure de son merite, c'est la sans doute une proposition
assez absurde--quoique nous en soyons redevables a nos Revues
trimestrielles. Assurement, il ne peut y avoir dans la pure etendue,
abstractivement consideree dans le pur volume d'un livre, rien qui ait
pu exciter une admiration si prolongee de la part de ces taciturnes
pamphlets! Une montagne, sans doute, par le seul sentiment de grandeur
physique qu'elle eveille, peut nous inspirer l'emotion du sublime; mais
quel est l'homme qui soit impressionne de cette facon par la grandeur
materielle de _la Colombiade_ meme? Les Revues du moins ne nous ont pas
encore appris le moyen de l'etre. Il est vrai qu'elles ne nous disent
pas crument que nous devons estimer Lamartine au pied carre, ou Pollock
a la livre;--et cependant quelle autre conclusion tirer de leurs
continuelles rodomontades sur "l'effort soutenu du genie"? Si par "un
effort soutenu" un petit monsieur a accouche d'un epique, nous sommes
tout disposes a lui tenir franchement compte de l'effort--si toutefois
cela en vaut la peine; mais qu'il nous soit permis de ne pas juger de
l'oeuvre sur l'effort. Il faut esperer que le sens commun, a l'avenir,
aimera mieux juger une oeuvre d'art par l'impression et l'effet
produits, que par le temps qu'elle met a produire cet effet ou la somme
d'"effort soutenu" qu'il a fallu pour realiser cette impression. La
verite est que la perseverance est une chose, et le genie une autre,
et toutes les _Quarterlies_ de la Chretiente ne parviendront pas a les
confondre. En attendant, on ne peut se refuser a reconnaitre l'evidence
de ma proposition et celle des considerations qui l'appuient. En tous
cas, si elles passent generalement pour des erreurs condamnables, il n'y
a pas la de quoi compromettre gravement leur verite.
D'autre part, il est clair qu'un poeme peut pecher par exces de
brievete. Une brievete excessive degenere en epigramme. Un poeme trop
court peut produire ca et la un vif et brillant effet; mais non un effet
profond et durable. Il faut a un sceau un temps de pression suffisant
pour s'imprimer sur la cire. Beranger a ecrit quantite de choses
piquantes et emouvantes, mais en general ce sont choses trop legeres
pour s'imprimer profondement dans l'attention publique, et ainsi, les
creations de son imagination, comme autant de plumes aeriennes, n'ont
apparu que pour etre emportees par le vent.
Un remarquable exemple de ce que peut produire une brievete exageree
pour compromettre un poeme et l'empecher de devenir populaire, c'est
l'exquise petite _Serenade_ que voici:
Je m'eveille de rever de toi
Dans le premier doux sommeil de la nuit,
Lorsque les vents respirent tout bas,
Et que rayonnent les brillantes etoiles.
Je m'eveille de rever de toi,
Et un esprit dans mes pieds
M'a conduit--qui sait comment?
Vers la fenetre de ta chambre, douce amie!
Les brises vagabondes se pament
Sur ce sombre, ce silencieux courant;
Les odeurs du champac s'evanouissent
Comme de douces pensees dans un reve;
La complainte du rossignol
Meurt sur son coeur,
Comme je dois mourir sur le tien,
O bien-aimee que tu es!
Oh! souleve-moi du gazon!
Je meurs, je m'evanouis, je succombe!
Laisse ton amour en baisers pleuvoir
Sur mes levres et mes paupieres pales!
Ma joue est froide et blanche, helas!
Mon coeur bat fort et vite;
Oh! presse-le encore une fois tout contre le tien,
Ou il doit se briser enfin.
Ces vers ne sont peut-etre familiers qu'a peu de lecteurs; et cependant
ce n'est pas moins qu'un poete comme Shelley qui les a ecrits[70]. Tout
le monde appreciera cette chaleur d'une imagination en meme temps si
delicate et si etheree; mais personne ne la sentira aussi pleinement
que celui qui vient de sortir des doux reves de la bien-aimee pour se
baigner dans l'air parfume d'une nuit d'ete australe.
Un des poemes les plus acheves de Willis[71], le meilleur assurement
a mon avis qu'il ait jamais ecrit, a du sans doute a ce meme exces de
brievete de ne pas occuper la place qui lui est due tant aux yeux des
critiques que devant l'opinion populaire.
Les ombres s'etendaient le long de Broadway,
Proche etait l'heure du crepuscule,
Et lentement une belle dame
S'y promenait dans son orgueil.
Elle se promenait seule; mais invisibles,
Des esprits marchaient a son cote.
Sous ses pieds la Paix charmait la terre,
Et l'Honneur enchantait l'air;
Tous ceux qui passaient la regardaient avec complaisance,
Et l'appelaient bonne autant que belle,
Car tout ce que Dieu lui avait donne
Elle le conservait avec un soin jaloux.
Elle gardait avec soin ses rares beautes
Des amoureux chauds et sinceres--
Son coeur pour tout etait froid, excepte pour l'or,
Et les riches ne venaient pas lui faire la cour;--
Mais quel honneur pour des charmes a vendre,
Si les pretres se chargent du marche!
Maintenant elle marchait, vierge encore plus belle.
Vierge etheree, pale comme un lis:
Et elle avait maintenant une compagnie invisible
Capable de desesperer l'ame--
Entre le besoin et le mepris elle marchait delaissee,
Et rien ne pouvait la sauver.
Aucun pardon maintenant ne peut rasserener son front
De la paix de ce monde, pour prier;
Car pendant que la priere egaree de l'amour s'est dissipee dans l'air,
Son coeur de femme s'est donne libre carriere!
Mais le peche pardonne par Christ dans le ciel
Sera toujours maudit par l'homme!
Nous avons quelque peine a reconnaitre dans cette composition le Willis
qui a ecrit tant de "vers de societe." Non seulement elle est richement
ideale; mais les vers en sont pleins d'energie, et respirent une
chaleur, une sincerite de sentiment evidente, que nous chercherions en
vain dans tous les autres ouvrages de l'auteur.
Pendant que la manie epique--l'idee que pour avoir du merite en poesie,
la prolixite est indispensable--disparaissait peu a peu depuis quelques
annees de l'esprit du public, en vertu meme de son absurdite, nous
voyions lui succeder une autre heresie d'une faussete trop palpable pour
etre longtemps toleree; mais qui, pendant la courte periode qu'elle
a deja dure, a plus fait a elle seule pour la corruption de notre
litterature poetique que tous ses autres ennemis a la fois. Je veux dire
l'heresie du _Didactique_. Il est recu, implicitement et explicitement,
directement et indirectement, que la derniere fin de toute Poesie est
la Verite. Tout poeme, dit-on, doit inculquer une morale, et c'est par
cette morale qu'il faut apprecier le merite poetique d'un ouvrage. Nous
autres Americains surtout, nous avons patronne cette heureuse idee,
et c'est particulierement a nous, Bostoniens, qu'elle doit son entier
developpement. Nous nous sommes mis dans la tete, qu'ecrire un poeme
uniquement pour l'amour de la poesie, et reconnaitre que tel a ete notre
dessein en l'ecrivant, c'est avouer que le vrai sentiment de la dignite
et de la force de la poesie nous fait radicalement defaut--tandis qu'en
realite, nous n'aurions qu'a rentrer un instant en nous-memes, pour
decouvrir immediatement qu'il n'existe et ne peut exister sous le soleil
d'oeuvre plus absolument estimable, plus supremement noble, qu'un vrai
poeme, un poeme _per se_, un poeme, qui n'est que poeme et rien de plus,
un poeme ecrit pour le pur amour de la poesie.
Avec tout le respect que j'ai pour la Verite, respect aussi grand que
celui qui ait jamais pu faire battre une poitrine humaine, je voudrais
cependant limiter, en une certaine mesure, ses moyens d'inculcation. Je
voudrais les limiter pour les renforcer, au lieu de les affaiblir en les
multipliant. Les exigences de la Verite sont severes. Elle n'a aucune
sympathie pour les fleurs de l'imagination. Tout ce qu'il y a de plus
indispensable dans le Chant est precisement ce dont elle a le moins
affaire. C'est la reduire a l'etat de pompeux paradoxe que de
l'enguirlander de perles et de fleurs. Une verite, pour acquerir toute
sa force, a plutot besoin de la severite que des efflorescences du
langage. Ce qu'elle veut, c'est que nous soyons simples, precis,
elegants; elle demande de la froideur, du calme, de l'impassibilite. En
un mot, nous devons etre a son egard, autant qu'il est possible, dans
l'etat d'esprit le plus directement oppose a l'etat poetique. Bien
aveugle serait celui qui ne saisirait pas les differences radicales qui
creusent un abime entre les moyens d'action de la verite et ceux de la
poesie.
Il faudrait etre irremediablement enrage de theorie, pour persister, en
depit de ces differences, a essayer de reconcilier l'irreconciliable
antipathie de la Poesie et de la Verite.
Si nous divisons le monde de l'esprit en ses trois parties les plus
visiblement distinctes, nous avons l'Intellect pur, le Gout et le Sens
moral. Je mets le Gout au milieu, parce que c'est precisement la place
qu'il occupe dans l'esprit. Il se relie intimement aux deux extremes, et
n'est separe du Sens moral que par une si faible difference qu'Aristote
n'a pas hesite a mettre quelques-unes de ses operations au nombre des
vertus memes. Cependant, l'_office_ de chacune de ces facultes se
distingue par des caracteres suffisamment tranches. De meme que
l'Intellect recherche le Vrai, le Gout nous revele le Beau, et le Sens
moral ne s'occupe que du Devoir. Pendant que la Conscience nous enseigne
l'obligation du Devoir, et que la Raison nous en montre l'utilite, le
Gout se contente d'en deployer les charmes, declarant la guerre au Vice
uniquement sur le terrain de sa difformite, de ses disproportions, de sa
haine pour la convenance, la proportion, l'harmonie, en un mot pour la
Beaute.
Un immortel instinct, ayant des racines profondes dans l'esprit de
l'homme, c'est donc le sentiment du Beau. C'est ce sentiment qui est la
source du plaisir qu'il trouve dans les formes infinies, les sons, les
odeurs, les sensations.
Et de meme que le lis se reproduit dans l'eau du lac, ou les yeux
d'Amaryllis dans son miroir, ainsi nous trouvons dans la simple
reproduction orale ou ecrite de ces formes, de ces sons, de ces
couleurs, de ces odeurs une double source de plaisir. Mais cette simple
reproduction n'est pas la poesie. Celui qui se contente de chanter, meme
avec le plus chaud enthousiasme, ou de reproduire avec la plus vivante
fidelite de description les formes, les sons, les odeurs, les couleurs
et les sentiments qui lui sont communs avec le reste de l'humanite,
celui-la, dis-je, n'aura encore aucun droit a ce divin nom de poete. Il
lui reste encore quelque chose a atteindre. Nous sommes devores d'une
soif inextinguible, et il ne nous a pas montre les sources cristallines
seules capables de la calmer. Cette soif fait partie de l'Immortalite de
l'homme. Elle est a la fois une consequence et un signe de son existence
sans terme. Elle est le desir de la phalene pour l'etoile. Elle n'est
pas seulement l'appreciation des Beautes qui sont sous nos yeux, mais un
effort passionne pour atteindre la Beaute d'en haut. Inspires par
une prescience extatique des gloires d'au dela du tombeau, nous nous
travaillons, en essayant au moyen de mille combinaisons, au milieu des
choses et des pensees du Temps, d'atteindre une portion de cette Beaute
dont les vrais elements n'appartiennent peut-etre qu'a l'eternite.
Alors, quand la Poesie, ou la Musique, la plus enivrante des formes
poetiques, nous a fait fondre en larmes, nous pleurons, non, comme
le suppose l'Abbe Gravina, par exces de plaisir, mais par suite d'un
chagrin positif, impetueux, impatient, que nous ressentons de notre
impuissance a saisir actuellement, pleinement sur cette terre, une
fois et pour toujours, ces joies divines et enchanteresses, dont nous
n'atteignons, _a travers_ le poeme, ou _a travers_ la musique, que de
courtes et vagues lueurs.
C'est cet effort supreme pour saisir la Beaute surnaturelle--effort
venant d'ames normalement constituees--qui a donne au monde tout ce
qu'il a jamais ete capable a la fois de comprendre et de sentir en fait
de poesie.
Naturellement, le Sentiment poetique peut revetir differents modes de
developpement--la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Danse--la
Musique surtout--et dans un sens tout special, et fort large, l'art des
Jardins. Notre sujet doit se borner a envisager la manifestation du
sentiment poetique par le langage. Et ici qu'on me permette de dire
quelques mots du rythme. Je me contenterai d'affirmer que la Musique,
dans ses differents modes de mesure, de rythme et de rime, a en poesie
une telle importance que ce serait folie de vouloir se passer de son
secours,--sans m'arreter a rechercher ce qui en fait l'essence absolue.
C'est peut-etre en Musique que l'ame atteint de plus pres la grande fin
a laquelle elle aspire si violemment, quand elle est inspiree par le
Sentiment poetique--la creation de la Beaute surnaturelle. Il se peut
que cette fin sublime soit en realite de temps en temps atteinte
ici-bas. Il nous est arrive souvent de sentir, tout fremissant de
volupte, qu'une harpe terrestre venait de faire vibrer des notes non
inconnues des anges. Aussi est-il indubitable que c'est dans l'union de
la Poesie et de la Musique, dans son sens populaire, que nous trouverons
le plus large champ pour le developpement des facultes poetiques. Les
anciens Bardes et Minnesingers avaient des avantages dont nous ne
jouissons plus--et Thomas Moore, chantant ses propres poesies, achevait
ainsi fort legitimement de leur donner leur veritable caractere de
poemes.
Pour recapituler, je definirais donc en peu de mots la poesie du
langage: _une Creation rythmique de la Beaute_. Son seul arbitre est le
Gout. Le Gout n'a avec l'Intellect ou la Conscience que des relations
collaterales. Il ne peut qu'accidentellement avoir quelque chose de
commun soit avec le Devoir soit avec la Verite.
Quelques mots d'explication, cependant. Ce plaisir, qui est a la fois le
plus pur, le plus eleve et le plus intense des plaisirs, vient, je
le soutiens, de la contemplation du Beau. Ce n'est que dans la
comtemplation de la Beaute qu'il nous est possible d'atteindre cette
elevation enivrante, cette emotion de l'ame, que nous reconnaissons
comme le sentiment poetique, et qui se distingue si facilement de la
Verite, qui est la satisfaction de la Raison, et de la Passion, qui est
l'emotion du coeur. C'est donc la Beaute--en comprenant dans ce mot le
sublime--qui est l'objet du poeme, en vertu de cette simple regle de
l'Art, que les effets doivent jaillir aussi directement que possible
de leurs causes:--personne du moins n'a ose nier que l'elevation
particuliere dont nous parlons soit un but plus facilement atteint dans
un poeme. Il ne s'ensuit nullement, toutefois, que les excitations de la
Passion, ou les preceptes du Devoir ou meme les lecons de la Verite ne
puissent trouver place dans un poeme et avec avantage; tout cela peut,
accidentellement, servir de differentes facons le dessein general de
l'ouvrage;--mais le veritable artiste trouvera toujours le moyen de les
subordonner a cette Beaute qui est l'atmosphere et l'essence reelle du
Poeme.
Je ne saurais mieux commencer la serie des quelques poemes sur lesquels
je veux appeler l'attention, qu'en citant le Poeme de _l'Epave_ de M.
Longfellow[72].
Le jour est parti, et les tenebres
Tombent des ailes de la Nuit,
Comme une plume tombe emportee
De l'aile d'un Aigle dans son vol[73].
J'apercois tes lumieres du village
Luire a travers la pluie et la brume,
Et un sentiment de tristesse m'envahit,
Auquel mon ame ne peut resister;
Un sentiment de tristesse et d'angoisse
Qui n'a rien de la douleur,
Et qui ne ressemble au chagrin
Que comme le brouillard ressemble a la pluie.
Viens, lis-moi quelque poeme,
Quelque simple lai, dicte par le coeur.
Qui calmera cette emotion sans repos,
Et bannira les pensees du jour.
Non pas des grands maitres anciens,
Ni des bardes-sublimes
Dont l'echo des pas lointains retentit
A travers les corridors du temps.
Car, de meme que les accords d'une musique martiale,
Leurs puissantes pensees suggerent
Les labeurs et les fatigues sans fin de la vie;
Et ce soir j'aspire au repos.
Lis-moi dans quelque humble poete,
Dont les chants ont jailli de son coeur,
Comme les averses jaillissent des nuages de l'ete,
Ou les larmes des paupieres;
Qui a travers de longs jours de labeur
Et des nuits sans repos,
N'a cesse d'entendre en son ame la musique
De merveilleuses melodies.
De tels chants ont le pouvoir d'apaiser
La pulsation sans repos du souci,
Et descendent comme la benediction
Qui suit la priere.
Puis lis, dans le volume favori,
Le poeme de ton choix,
Et prete a la rime du poete
La beaute de ta voix.
Et la nuit se remplira de musique,
Et les soucis qui infestent le jour
Replieront leurs tentes comme les Arabes,
Et s'enfuiront aussi silencieux.
Sans beaucoup de frais d'imagination, ces vers ont ete admires a bon
droit pour leur delicatesse d'expression. Quelques-unes des images ont
beaucoup d'effet. Il ne se peut rien de meilleur que:
.... ces bardes sublimes,
Dont l'echo des pas lointains retentit
A travers les corridors du Temps.
L'idee du dernier quatrain est aussi tres saisissante. Toutefois,
le poeme dans son ensemble, est surtout admirable par la gracieuse
_insouciance_ de son metre, si bien en rapport avec le caractere des
sentiments, et surtout avec le laisser-aller du ton general. Il a ete
longtemps de mode de regarder ce laisser-aller, ce naturel dans le style
litteraire, comme un naturel purement apparent--et en realite comme
un point difficile a atteindre. Mais il n'en est point ainsi:--un
ton naturel n'est difficile qu'a celui qui s'appliquerait a l'eviter
toujours, a etre toujours en dehors de la nature.
Un auteur n'a qu'a ecrire avec l'entendement ou avec l'instinct, pour
que _le ton_ dans la composition soit toujours celui qui plaira a la
masse des lecteurs--et naturellement, il doit continuellement varier
avec le sujet. L'ecrivain qui, d'apres la mode de la _North American
Review_, serait toujours, en toute occasion, uniquement _serein_, sera
necessairement, en beaucoup de cas, simplement niais, ou stupide; et
il n'a pas plus de droit a etre considere comme un auteur _facile_
ou _naturel_ qu'un exquis Cockney, ou la Beaute qui dort dans des
chefs-d'oeuvre de cire.
Parmi les petits poemes de Bryant[74], aucun ne m'a plus fortement
impressionne que celui qui est intitule _Juin_. Je n'en cite qu'une
partie:
La, a travers les longues, longues heures d'ete,
La lumiere d'or s'epandrait,
Et des jeunes herbes drues et des groupes de fleurs
Se dresseraient dans leur beaute;
Le loriot construirait son nid et dirait
Sa chanson d'amour, tout pres de mon tombeau;
Le nonchalant papillon
S'arreterait la, et la on entendrait
La bonne menagere abeille, et l'oiseau-mouche,
Et les cris joyeux a midi,
Qui viennent du village,
Ou les chansons des jeunes filles, sous la lune,
Melees d'un eclat de rire de fee!
Et dans la lumiere du soir,
Les amoureux fiances se promenant en vue
De mon humble monument!
Si mes voeux etaient combles, la scene gracieuse qui m'entoure
Ne connaitrait pas de plus triste vue ni de plus triste bruit.
Je sais, je sais que je ne verrais pas
Les glorieuses merveilles de la saison;
Son eclat ne rayonnerait pas pour moi,
Ni sa fantastique musique ne s'epandrait;
Mais si autour du lieu de mon sommeil
Les amis que j'aime venaient pleurer,
Ils n'auraient point hate de s'en aller:
De douces brises, et la chanson, et la lumiere, et la fleur
Les retiendraient pres de ma tombe.
Tout cela a leurs coeurs attendris porterait
La pensee de ce qui a ete,
Et leur parlerait de celui qui ne peut partager
La joie de la scene qui l'entoure;
De celui pour qui toute la part de la pompe qui remplit
Le circuit des collines embellies par l'ete,
Est:--que son tombeau est vert;
Et ils desireraient profondement, pour la joie de leurs coeurs,
Entendre encore une fois sa voix vivante.
Le courant rythmique ici est, pour ainsi dire, voluptueux; on ne saurait
lire rien de plus melodieux. Ce poeme m'a toujours cause une remarquable
impression. L'intense melancolie qui perce, malgre tout, a la surface
des gracieuses pensees du poete sur son tombeau, nous fait tressaillir
jusqu'au fond de l'ame--et dans ce tressaillement se retrouve la plus
veritable elevation poetique. L'impression qu'il nous laisse est celle
d'une voluptueuse tristesse. Si, dans les autres compositions qui vont
suivre, on rencontre plus ou moins apparent un ton analogue a celui-la,
il est bon de se rappeler que cette teinte accusee de tristesse
est inseparable (comment ou pourquoi? je ne le sais) de toutes les
manifestations de la vraie Beaute. Mais c'est comme dit le poete:
Un sentiment de tristesse et d'angoisse
Qui n'a rien de la douleur,
Et qui ne ressemble au chagrin,
Que comme le brouillard ressemble a la pluie.
Cette teinte apparait clairement meme dans un poeme cependant si plein
de fantaisie et de brio, le _Toast_ d'Edward Coote Pinkney[75].
Je remplis cette coupe a celle qui est faite
De beaute seule--
Une femme, de son gracieux sexe
L'evident parangon;
A qui les plus purs elements
Et les douces etoiles ont donne
Une forme si belle que, semblable a l'air,
Elle est moins de la terre que du ciel.
Chacun de ses accents est une musique qui lui est propre,
Semblables a ceux des oiseaux du matin,
Et quelque chose de plus que la melodie
Habite toujours en ses paroles;
Elles sont la marque de son coeur,
Et de ses levres elles coulent
Comme on peut voir les abeilles chargees
Sortir de la rose.
Les affections sont comme des pensees pour elle,
La mesure de ses heures;
Ses sentiments ont la fragrance,
La fraicheur des jeunes fleurs;
Et d'aimables passions, souvent changeantes,
La remplissent si bien, qu'elle semble
Tour a tour leur propre image--
L'idole des annees ecoulees!
De sa brillante face un seul regard tracera
Un portrait sur la cervelle,
Et de sa voix dans les coeurs qui font echo
Un long retentissement doit demeurer;
Mais le souvenir, tel que celui qui me reste d'elle,
Me la rend si chere,
Qu'a l'approche de la mort mon dernier soupir
Ne sera pas pour la vie, mais pour elle.
J'ai rempli cette coupe a celle qui est faite
De beaute seule,
Une femme de son gracieux sexe
L'evident parangon--
A elle! Et s'il y avait sur terre
Un peu plus de pareils etres,
Cette vie ne serait plus que poesie,
Et la lassitude un mot!
Ce fut le malheur de Mr Pinkney d'etre ne trop loin dans le sud. S'il
avait ete un Nouvel Englander, il est probable qu'il eut ete mis au
premier rang des lyriques americains par cette magnanime cabale qui a
si longtemps tenu dans ses mains les destinees de la litterature
americaine, en dirigeant ce qu'on appelle la _North American Review_. Le
poeme que nous venons de citer est d'une beaute toute speciale; quant a
l'elevation poetique qui s'y trouve, elle se rattache surtout a notre
sympathie pour l'enthousiasme du poete. Nous lui pardonnons ses
hyperboles en consideration de la chaleur evidente avec laquelle elles
sont exprimees.
Je n'avais nullement le dessein de m'etendre sur les merites des
morceaux que je devais vous lire. Ils parlent assez eloquemment pour
eux-memes. Dans ses _Avertissements du Parnasse_, Boccalini nous raconte
que Zoile faisant un jour devant Apollon une critique amere d'un
admirable livre, le Dieu l'interrogea sur les beautes de l'ouvrage.
Zoile repondit qu'il ne s'occupait que des defauts. Sur quoi, Apollon,
lui mettant en main un sac de ble non vanne, le condamna pour sa
punition a en enlever toute la paille.
Cette fable s'adresse admirablement aux critiques--mais je ne suis pas
bien sur que le Dieu fut dans son droit. Il me semble qu'il se meprenait
grossierement sur les vraies limites des devoirs de la critique.
L'excellence, dans un poeme surtout, participe du caractere de l'axiome,
et n'a besoin que d'etre presentee pour etre evidente par elle-meme. Ce
n'est plus de l'excellence, si elle a besoin d'etre demontree telle;--et
par consequent faire trop particulierement ressortir les merites d'une
oeuvre d'Art, c'est admettre que ce ne sont pas des merites.
Parmi les _Melodies_ de Thomas Moore, il y en a une dont le remarquable
caractere poetique semble avoir fort singulierement echappe a
l'attention. Je fais allusion aux vers qui commencent ainsi: "Viens,
repose sur cette poitrine", et dont l'intense energie d'expression n'est
surpassee par aucun endroit de Byron. Il y a deux de ces vers, ou le
sentiment semble condenser dans toute sa puissance la divine passion de
l'Amour--sentiment qui peut-etre a trouve son echo dans plus de coeurs
et des coeurs plus passionnes qu'aucun autre de ceux qu'ait jamais
exprimes la parole humaine.
Viens, repose sur cette poitrine, ma pauvre biche blessee,
Quoique le troupeau t'ait delaissee, tu as encore, ici ta demeure;
Ici encore tu trouveras le sourire, qu'aucun nuage ne peut obscurcir
Un coeur et une main a toi jusqu'a la fin.
Oh! pourquoi l'amour a-t-il ete fait, s'il ne reste pas le meme
Dans la joie et le tourment, dans la gloire et la honte?
Je ne sais pas, je ne demande pas, si ton coeur est coupable;
Je ne sais qu'une chose, c'est que je t'aime, quelle que tu sois.
Tu m'as appele ton Ange dans les moments de bonheur,
Je veux rester ton Ange, au milieu des horreurs de cette heure,
A travers la fournaise, inebranlable, suivre tes pas,
Te servir de bouclier, te sauver--ou mourir avec toi!
Depuis quelque temps c'est la mode de refuser a Moore l'Imagination
en lui laissant la Fantaisie--distinction qui a sa source dans
Coleridge--qui mieux que personne cependant a compris le genie de Moore.
Le fait est que chez Moore la Fantaisie predomine tellement sur toutes
ses autres facultes, et surpasse a un si haut degre celle des autres
poetes, qu'on a pu etre naturellement amene a ne voir en lui que de la
Fantaisie. Mais c'est une grave erreur, et c'est faire le plus grand
tort au merite d'un vrai poete. Je ne connais pas dans toute la
litterature anglaise un poeme plus profondement,--plus magiquement
_imaginatif_, dans le meilleur sens du mot, que les vers qui commencent
ainsi: "Je voudrais etre pres de ce lac sombre"--qui sont de la main de
Thomas Moore.
Je regrette de ne pouvoir me les rappeler.
L'un des plus nobles--et puisqu'il s'agit de Fantaisie, l'un des plus
singulierement fantaisistes de nos poetes modernes, c'est Thomas
Hood[76]. La _Belle Ines_ a toujours eu pour moi un charme inexprimable:
Oh! n'avez-vous pas vu la belle Ines?
Elle est partie dans l'Ouest,
Pour eblouir quand le soleil est couche,
Et voler au monde son repos.
Elle a emporte avec elle la lumiere de nos jours,
Les sourires qui nous etaient si chers,
Avec les rougeurs du matin sur sa joue
Et les perles sur son sein.
Oh, reviens, belle Ines,
Avant la tombee de la nuit,
De peur que la lune ne rayonne seule,
Et que les etoiles ne brillent sans rivale;
Heureux sera l'amoureux
Qui se promenera sous leur rayon,
Et exhalera l'amour sur ta joue,
Je n'ose pas meme l'ecrire!
Que n'etais-je, belle Ines,
Ce galant cavalier,
Qui chevauchait si gaiment a ton cote,
Et te murmurait a l'oreille de si pres!
N'y avait-il donc point la-bas de gentilles dames
Ou de vrais amoureux ici,
Qu'il dut traverser les mers pour obtenir
La plus aimee des bien-aimees!
Je t'ai vue, charmante Ines,
Descendre le long du rivage
Avec un cortege de nobles gentilshommes.
Et des bannieres ondoyant en tete
D'aimables jeunes hommes et de joyeuses vierges;
Ils portaient des plumes de neige;
C'eut ete un beau reve--
Si ce n'avait ete qu'un reve!
Helas! helas! la belle Ines,
Elle est partie avec le chant,
Avec la musique suivant ses pas,
Et les clameurs de la foule;
Mais quelques-uns etaient tristes, et ne sentaient pas de joie,
Mais seulement la torture d'une musique.
Qui chantait: Adieu, Adieu
A celle que vous avez aimee si longtemps.
Adieu, adieu, belle Ines,
Ce vaisseau jamais ne porta
Si belle dame sur son pont,
Ni ne dansa jamais si leger--
Helas! pour le plaisir de la mer
Et le chagrin du rivage!
Le sourire qui a ravi le coeur d'un amoureux
En a brise bien d'autres!
_La Maison hantee_, du meme auteur, est un des poemes les plus
veritablement poemes, les plus exceptionnels, les plus profondement
artistiques, tant pour le sujet que pour l'execution. Il est puissamment
ideal--imaginatif. Je regrette que sa longueur m'empeche de le citer
ici. Qu'on me permette de donner a sa place le poeme si universellement
goute: le _Pont des Soupirs_.
Une plus infortunee,
Fatiguee de respirer,
Follement desesperee,
Est allee au devant de la mort!
Prenez-la tendrement,
Soulevez-la avec soin:--
Son enveloppe est si frele,
Elle est jeune, et si belle!
Voyez ses vetements
Qui collent a son corps comme des bandelettes;
Pendant que l'eau continuellement
Degoutte de sa robe;
Prenez-la bien vite
Amoureusement, et sans degout.
Ne la touchez pas avec mepris;
Pensez a elle tristement,
Doucement, humainement;
Ne songez pas a ses taches.
Tout ce qui reste d'elle
Est maintenant femininement pur.
Ne scrutez pas profondement
Sa revolte
Temeraire et coupable;
Tout deshonneur est passe,
La mort ne lui a laisse
Que la beaute.
Silence pour ses chutes,
Elle est de la famille d'Eve--
Essuyez ses pauvres levres
Qui suintent si visqueuses.
Relevez ses tresses
Echappees au peigne,
Ses belles tresses chataines,
Pendant qu'on se demande, dans l'etonnement:
Ou etait sa demeure?
Qui etait son pere?
Qui etait sa mere?
Avait-elle une soeur?
Avait-elle un frere?
Ou avait-elle quelqu'un de plus cher
Encore, et qui lui tenait de plus pres
Encore que tous les autres?
Helas! O rarete
De la chretienne charite.
Sous le soleil!
Oh! Quelle pitie!
Dans toute une cite populeuse
Elle n'avait point de foyer!
Sentiments de soeur, de frere,
De pere, de mere
Avaient change pour elle;
L'amour, par une cruelle clarte,
Etait tombe de son faite;
La providence de Dieu meme
Semblait se detourner.
En face des lampes qui tremblotent
Si loin sur la riviere,
Avec ces mille lumieres,
Qui luisent aux fenetres des maisons
De la mansarde au sous-sol,
Elle se tenait debout, dans l'effarement,
Sans abri pour la nuit.
Le vent glacial de mars
La faisait trembler et frissonner,
Mais non l'arche sombre,
Ou la riviere qui coule noire.
Affolee de l'histoire de la vie,
Heureuse d'affronter le mystere de la mort,
Impatiente d'etre emportee,--
N'importe ou, n'importe ou,
Loin du monde!
Elle se plongea hardiment,--
Sans s'inquieter si, froidement,
L'apre riviere coule--
De sa berge.
Represente-toi cette riviere--penses-y,
Homme dissolu!
Baigne-t-y, bois de ses eaux,
Si tu l'oses!
Prenez-la tendrement;
Soulevez-la avec soin;
Son enveloppe est si frele,
Elle est jeune et si belle!
Avant que ses membres glaces,
Ne soient trop rigidement raidis,
Decemment--tendrement
Aplanissez-les et arrangez-les;
Et ses yeux, fermez-les;
Ces yeux tout grands ouverts sans voir!
Epouvantablement ouverts et regardant
A travers l'impurete fangeuse,
Comme avec le dernier regard
Audacieux du desespoir
Fixe sur l'avenir.
Elle est morte sombrement,
Poussee par l'outrage,
La froide inhumanite,
La brulante folie,
Dans son repos.
Croisez ses mains humblement,
Comme si elle priait en silence,
Sur sa poitrine!
Avouant sa faiblesse,
Sa coupable conduite,
Et abandonnant, avec douceur,
Ses peches a son Sauveur!
Ce poeme n'est pas moins remarquable par sa vigueur que par son
pathetique. La versification, tout en poussant la fantaisie jusqu'au
fantastique, n'en est pas moins admirablement adaptee a la furieuse
demence qui est la these du poeme.
Parmi les petits poemes de lord Byron il en est un qui n'a jamais recu
de la critique les hommages qu'il merite incontestablement[77].
Quoique le jour de ma destinee fut arrive,
Et que l'etoile de mon destin fut sur son declin,
Ton tendre coeur a refuse de decouvrir
Les fautes que tant d'autres ont su trouver;
Quoique ton ame fut familiarisee avec mon chagrin,
Elle n'a pas craint de le partager avec moi,
Et l'amour que mon esprit s'etait fait en peinture,
Je ne l'ai jamais trouve qu'en _toi_.
Quand la nature sourit autour de moi,
Le seul sourire qui reponde au mien,
Je ne crois pas qu'il soit trompeur,
Parce qu'il me rappelle le tien;
Et quand les vents sont en guerre avec l'ocean,
Comme les coeurs auxquels je croyais le sont avec moi,
Si les vagues qu'ils soulevent excitent une emotion,
C'est parce qu'elles me portent loin de _toi_.
Quoique le roc de mon esperance soit fracasse,
Et que ses debris soient engloutis dans la vague,
Quoique je sente que mon ame est livree
A la douleur--elle ne sera pas son esclave.
Mille angoisses peuvent me poursuivre;
Elles peuvent m'ecraser, mais non me mepriser--
Elles peuvent me torturer, mais non me soumettre--
C'est a _toi_ que je pense--non a elles.
Quoique humaine, tu ne m'as pas trompe;
Quoique femme, tu ne m'as point delaisse;
Quoique aimee, tu as craint de m'affliger;
Quoique calomniee, jamais tu ne t'es laissee ebranler;
Quoique ayant ma confiance, tu ne m'as jamais renie;
Si tu t'es separee de moi, ce n'etait pas pour fuir;
Si tu veillas sur moi, ce n'etait pas pour me diffamer;
Si tu restas muette, ce n'etait pas pour donner au monde
le droit de me condamner.
Cependant je ne blame pas le monde, ni ne le meprise,
Pas plus que la guerre declaree par tous a un seul.
Si mon ame n'etait pas faite pour l'apprecier,
Ce fut une folie de ne pas le fuir plus tot:
Et si cette erreur m'a coute cher,
Et plus que je n'aurais jamais pu le prevoir,
J'ai trouve que malgre tout ce qu'elle m'a fait perdre,
Elle n'a jamais pu me priver de _toi_.
Du naufrage du passe, disparu pour moi,
Je puis au moins retirer une grande lecon,
Il m'a appris que ce que je cherissais le plus
Meritait d'etre cheri de moi par dessus tout;
Dans le desert jaillit une source,
Dans l'immense steppe il y a encore un arbre,
Et un oiseau qui chante dans la solitude
Et parle a mon ame de toi.
Quoique le rythme de ces vers soit un des plus difficiles, on pourrait
a peine trouver quelque chose a redire a la versification. Jamais plus
noble _theme_ n'a tente la plume d'un poete. C'est l'idee, eminemment
propre a elever l'ame, qu'aucun homme ne peut s'attribuer le droit de
se plaindre de la destinee dans le malheur, des qu'il lui reste l'amour
inebranlable d'une femme[78].
Quoique je considere en toute sincerite Alfred Tennyson comme le plus
noble poete qui ait jamais vecu, je me suis a peine laisse le temps de
vous en citer un court specimen. Je l'appelle, et le regarde comme le
plus noble des poetes, non parce que les impressions qu'il produit sont
toujours les plus profondes--non parce que l'emotion poetique qu'il
excite est toujours la plus intense,--mais parce qu'il est toujours le
plus ethere--en d'autres termes, le plus eleve et le plus pur. Il n'y a
pas de poete qui soit si peu de la terre, si peu terrestre. Ce que je
vais vous lire est emprunte a son dernier long poeme: _La princesse_.
Des larmes, d'indolentes larmes, (je ne sais ce qu'elles veulent dire,)
Des larmes du fond de quelque divin desespoir
Jaillissent dans le coeur, et montent aux yeux,
En regardant les heureux champs d'automne,
Et en pensant aux jours qui ne sont plus.
Frais comme le premier rayon eclairant la voile,
Qui ramene nos amis de l'autre hemisphere,
Tristes comme le dernier rayon rougissant celle
Qui sombre avec tout ce que nous aimons sous l'horizon;
Aussi tristes, aussi frais sont les jours qui ne sont plus.
Ah! tristes et etranges comme dans les sombres aurores d'ete
Le premier cri des oiseaux eveilles a demi,
Pour des oreilles mourantes, quand sous des yeux mourants
La croisee lentement en s'illuminant se dessine;
Aussi tristes, aussi etranges, sont les jours qui ne sont plus,
Aussi chers que des baisers rememores apres la mort,
Aussi doux que ceux qu'imagine une pensee sans espoir
Sur des levres reservees a d'autres; profonds comme l'amour,
Profonds comme le premier amour, entenebres de tous les regrets,
O mort dans la vie! tels sont les jours qui ne sont plus.
En essayant ainsi de vous exposer, quoique d'une facon bien rapide et
bien imparfaite, ma conception du principe poetique, je ne me suis
propose que de vous suggerer cette reflexion: c'est que, si ce principe
est strictement et simplement l'aspiration de l'ame humaine vers la
beaute surnaturelle, sa manifestation doit toujours se trouver dans une
emotion qui eleve l'ame, tout a fait independante de la passion qui
enivre le coeur, et de la verite qui satisfait la raison. Pour ce qui
regarde la passion, helas! elle tend plutot a degrader qu'a elever
l'ame. L'Amour, au contraire,--l'Amour,--le vrai, le divin Eros--la
Venus Uranienne si differente de la Venus Dioneenne--est sans contredit
le plus pur et le plus vrai de tous les themes poetiques. Quant a la
Verite, si par l'acquisition d'une verite particuliere nous arrivons
a percevoir de l'harmonie ou nous n'en voyions pas auparavant, nous
eprouvons alors en meme temps le veritable effet poetique; mais cet
effet ne doit s'attribuer qu'a l'harmonie seule, et nullement a la
verite qui n'a servi qu'a faire eclater cette harmonie.
Nous pouvons cependant nous faire plus directement une idee distincte de
ce qu'est la veritable poesie, en considerant quelques-uns des simples
elements qui produisent dans le poete lui-meme le veritable effet
poetique. Il reconnait l'ambroisie qui nourrit son ame dans les orbes
brillants qui etincellent dans le Ciel, dans les volutes de la fleur,
dans les bouquets formes par d'humbles arbustes, dans l'ondoiement des
champs de ble, dans l'obliquement des grands arbres vers le levant, dans
les bleus lointains des montagnes, dans le groupement des nuages, dans
le tintement des ruisseaux qui se derobent a demi, le miroitement des
rivieres d'argent, dans le repos des lacs isoles, dans les profondeurs
des sources solitaires ou se mirent les etoiles. Il la reconnait dans
les chants des oiseaux, dans la harpe d'Eole, dans le soupir du vent
nocturne, dans la voix lugubre de la foret, dans la vague qui se plaint
au rivage, dans la fraiche haleine des bois, dans le parfum de la
violette, dans la voluptueuse senteur de l'hyacinthe, dans l'odeur
suggestive qui lui vient le soir d'iles eloignees non decouvertes, sur
des oceans sombres, illimites, inexplores. Il la reconnait dans toutes
les nobles pensees, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de la
terre, dans toutes les saintes impulsions, dans toutes les actions
chevaleresques, genereuses, et supposant le sacrifice de soi-meme. Il
la sent dans la beaute de la femme, dans la grace de sa demarche, dans
l'eclat de ses yeux, dans la melodie de sa voix, dans son doux sourire,
dans son soupir, dans l'harmonie du fremissement de sa robe. Il la
sent profondement dans ses attraits enveloppants, dans ses brulants
enthousiasmes, dans ses gracieuses charites, dans ses douces et pieuses
patiences; mais par dessus tout, oui, par dessus tout, il l'adore a
genoux, dans la fidelite, dans la purete, dans la force, dans la supreme
et divine majeste de son _amour_.
Permettez-moi d'achever, en vous lisant encore un petit poeme, un poeme
d'un caractere bien different de ceux que je vous ai cites. Il est de
Motherwell[79], et est intitule le _Chant du Cavalier_.
Avec nos idees modernes et tout a fait rationnelles sur l'absurdite
et l'impiete de la guerre, nous ne sommes pas precisement dans l'etat
d'esprit le mieux fait pour sympathiser avec les sentiments de ce
poeme et par consequent pour en apprecier la reelle excellence. Pour y
arriver, il faut nous identifier nous-memes en imagination avec l'ame du
vieux cavalier.
Un coursier! Un coursier! d'une vitesse sans egale!
Une epee d'un metal acere!
Pour de nobles coeurs tout le reste est peu de chose--
Sur terre tout le reste n'est rien.
Les hennissements du fier cheval de guerre,
Le roulement du tambour,
L'eclat percant de la trompette,
Sont des bruits qui viennent du ciel;
Et puis! le tonnerre des chevaliers serres qui se precipitent
En meme temps que grandit leur cri de guerre,
Peut faire descendre du ciel un ange etincelant,
Et reveiller un demon de l'enfer.
Montez donc! montez donc, nobles braves, montez tous,
Hatez-vous de revetir vos cimiers;
Courriers de la mort, Gloire et Honneur, appelez-nous
Au champ de guerre une fois encore.
D'aigres larmes ne rempliront pas nos yeux,
Quand la poignee de notre epee sera dans notre main;
Nous partirons le coeur entier, sans un soupir
Pour la plus belle du pays.
Laissons l'amoureux jouer du chalumeau, et le poltron
Se lamenter et pleurnicher;
Notre affaire a nous, c'est de combattre en hommes,
Et de mourir en heros!
QUELQUES SECRETS
DE LA PRISON DU MAGAZINE
L'absence d'une Loi internationale des droits d'auteur, en mettant
presque les auteurs dans l'impossibilite d'obtenir de leurs editeurs et
libraires la remuneration de leurs labeurs litteraires, a eu pour effet
de forcer un grand nombre de nos meilleurs ecrivains de se mettre au
service des Revues et des Magazines; ceux-ci, avec une perseverance qui
leur donne quelque credit, semblent faire un certain cas de l'excellent
vieux dicton, que meme dans l'ingrat champ des Lettres, tout travail
merite son salaire. En vertu de quel reveche instinct de l'honnete et du
convenable, ces journaux ont-ils eu le courage de persister dans leurs
habitudes payantes, au nez meme de l'opposition des Foster et des
Leonard Scott, qui pour huit dollars vous fournissent a l'annee quatre
periodiques anglais, c'est la un point qu'il nous est bien difficile de
resoudre, et dont nous ne voyons pas de plus raisonnable explication que
dans la persistance de l'_esprit de patrie_. Que des Magazines puissent
vivre dans ces conditions, et non seulement vivre, mais prosperer, et
non seulement prosperer, mais encore arriver a debourser de l'argent
pour payer des articles originaux, ce sont la des faits qui ne peuvent
s'expliquer que par la supposition fantastique, mais precieuse, qu'il
reste encore quelque part dans les cendres une etincelle qui n'est pas
tout a fait eteinte du feu de l'amour pour les lettres et les hommes de
lettres qui animait autrefois l'esprit americain.
Il serait indecent (c'est peut-etre la leur idee) de laisser nos pauvres
diables d'auteurs mourir de faim, pendant que nous nous engraissons,
litterairement parlant, des excellentes choses que, sans rougir, nous
prenons dans la poche de toute l'Europe; il ne serait pas tout a fait
_comme il faut_ de laisser se commettre une pareille atrocite; voila
pourquoi nous avons des Magazines, et un certain public qui s'abonne a
ces Magazines (par pure pitie); voila pourquoi nous avons des editeurs
de Magazines cumulant quelquefois le double titre d'editeurs et de
proprietaires--des editeurs, dis-je, qui, moyennant certaines conditions
de bonne conduite, de poufs a l'occasion, et d'une decente servilite, se
font un point de conscience d'encourager le pauvre diable d'auteur avec
un dollar ou deux, plus ou moins, selon qu'il se comporte decemment, et
s'abstient de la vilaine habitude de relever le nez.
Nous esperons, cependant, n'etre pas assez prevenu ou assez vindicatif
pour insinuer que ce qui, de leur part (des editeurs de Magazines)
semble si peu liberal, soit en realite une illiberalite qui doive etre
mise a leur charge. De fait, il saute aux yeux que ce que nous avons dit
est precisement l'inverse d'une pareille accusation. Ces editeurs paient
_quelque chose_--les autres ne paient rien du tout. Il y a la evidemment
une certaine difference,--quoiqu'un mathematicien put pretendre que la
difference est infinitesimale. Mais enfin ces editeurs et proprietaires
de Magazines _paient_ (il n'y a pas a dire), et pour votre pauvre diable
d'auteur les plus minimes faveurs meritent la reconnaissance. Non, le
manque de liberalite est du cote du public infatue de ses demagogues, du
cote du public qui souffre que ses delegues, les oints de son choix (ou
peut-etre les maudits[80]) insultent a son sens commun, (a lui public),
en faisant dans nos Chambres nationales des discours ou ils prouvent
qu'il est beau et commode de voler l'Europe litteraire sur les grands
chemins, et qu'il n'y a pas de plus grossiere absurdite que de pretendre
qu'un homme a quelque droit et quelque titre a sa propre cervelle ou a
la matiere sans consistance qu'il en file, comme une maudite chenille
qu'il est. Si ces matieres aussi fragiles que le fil de la vierge ont
besoin de protection, c'est que nous avons les mains pleines et de vers
a soie et de _morus multicaulis_[81].
Mais si nous ne pouvons pas, dans ces circonstances, reprocher aux
editeurs de Magazines un manque absolu de liberalite (puisqu'ils
paient), il y a un point particulier, au sujet duquel nous avons
d'excellentes raisons de les accuser. Pourquoi (puisqu'ils doivent
payer) ne paient-ils pas de bonne grace et tout de suite? Si nous etions
en ce moment de mauvaise humeur, nous pourrions raconter une histoire
qui ferait dresser les cheveux sur la tete de Shylock.
Un jeune auteur, aux prises avec le desespoir lui-meme sous la forme
du spectre de la pauvrete, n'ayant dans sa misere aucun
soulagement--n'ayant a attendre aucune sympathie de la part du vulgaire,
qui ne comprend pas ses besoins, et pretendrait ne pas les comprendre,
quand meme il les concevrait parfaitement--ce jeune auteur est poliment
prie de composer un article, pour lequel il sera "gentiment paye." Dans
le ravissement, il neglige peut-etre pendant tout un mois le seul emploi
qui le fait vivre, et apres avoir creve de faim pendant ce mois, (lui
et sa famille) il arrive enfin au bout du mois de supplice et de son
article, et l'expedie (en ne laissant point ignorer son pressant besoin)
a l'_editeur_ bouffi, et au _proprietaire_ au nez puissant qui a
condescendu a l'honorer (lui le pauvre diable) de son patronage. Un mois
(de crevaison encore) et pas de reponse. Un second mois, rien encore.
Deux autres mois--toujours rien. Une seconde lettre, insinuant
modestement que peut-etre l'article n'est pas arrive a
destination--toujours point de reponse. Six mois ecoules, l'auteur se
presente en personne au bureau de l'editeur et proprietaire. "Revenez
une autre fois." Le pauvre diable s'en va, et ne manque pas de revenir.
"Revenez encore"--il s'entend dire ce: revenez encore, pendant trois ou
quatre mois. La patience a bout, il redemande l'article.--Non, il ne
peut pas l'avoir (il etait vraiment trop bon, pour qu'on put le faire
passer si legerement)--"il est sous presse," et "des articles de ce
caractere ne se paient (c'est notre regle) que six mois apres la
publication. Revenez six mois apres l'affaire faite, et votre
argent sera tout pret--car nous avons des hommes d'affaire
expeditifs--nous-memes." La dessus le pauvre diable s'en va satisfait,
et se dit qu'en somme "l'editeur et proprietaire est un galant homme,
et qu'il n'a rien de mieux a faire, (lui, le pauvre diable), que
d'attendre. L'on pourrait supposer qu'en effet il eut attendu ... si
la mort l'avait voulu. Il meurt de faim, et par la bonne fortune de sa
mort, le gras editeur et proprietaire s'engraisse encore de la valeur
de vingt-cinq dollars, si habilement sauves, pour etre genereusement
depenses en canards-cendres et en champagne.
Nous esperons que le lecteur, en parcourant cet article, se gardera
de deux choses: la premiere, de croire que nous l'ecrivons sous
l'inspiration de notre propre experience, car nous n'ajoutons foi
qu'au recit des souffrances actuelles,--la seconde, de faire quelque
application personnelle de nos remarques a quelque editeur actuellement
vivant, puisqu'il est parfaitement reconnu qu'ils sont tous aussi
remarquables par leur generosite et leur urbanite, que par leur facon de
comprendre et d'apprecier le genie.
FIN
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
LE DUC DE L'OMELETTE
LE MILLE ET DEUXIEME CONTE DE SCHEHERAZADE
MELLONTA TAUTA
COMMENT S'ECRIT UN ARTICLE A LA BLACKWOOD
LA FILOUTERIE CONSIDEREE COMME SCIENCE EXACTE
L'HOMME D'AFFAIRES
L'ENSEVELISSEMENT PREMATURE
BON-BON
LA CRYPTOGRAPHIE
DU PRINCIPE POETIQUE
QUELQUES SECRETS DE LA PRISON DU MAGAZINE
NOTES
[1] L'acteur Montfleury. L'auteur du _Parnasse reforme_ le fait ainsi
parler dans l'Enfer: "L'homme donc qui voudrait savoir ce dont je suis
mort, qu'il ne demande pas si ce fut de fievre ou de podagre ou d'autre
chose, mais qu'il entende que ce fut de l'_Andromaque_." (J.
Gueret, 1668.) Montfleury jouait le role d'Oreste dans la tragedie
d'_Andromaque_ lorsqu'il tomba malade et mourut en quelques jours.
[2] Les mots ecrits en italiques se trouvent en francais dans le texte
de Poe.
[3] Les coralites.
[4] "Une des plus remarquables curiosites du Texas est en effet une
foret petrifiee, pres de la source de la riviere Pasigno. Elle se
compose de quelques centaines d'arbres, parfaitement droits, tous
changes en pierre. Quelques-uns, qui commencent a pousser, ne sont qu'en
partie petrifies. C'est la un fait frappant pour les naturalistes,
et qui doit les amener a modifier leur theorie de la petrification."
_Kennedy_.
L'existence de ce fait, d'abord contestee, a ete depuis confirmee par la
decouverte d'une foret completement petrifiee pres de la source de la
riviere Chayenne ou Chienne qui sort des Montagnes Noires de la chaine
des Rocs.
Il y a peu de spectacles, sur la surface du globe, plus remarquables,
soit au point de vue de la science geologique, soit au point de vue du
pittoresque, que celui de la foret petrifiee pres du Caire. Le voyageur,
apres avoir passe devant les tombes des califes et franchi les portes de
la ville, se dirige vers le sud, presque en angle droit avec la route
qui traverse le desert pour aller a Suez, et, apres avoir fait quelque
dix milles dans une vallee basse et sterile, couverte de sable, de
gravier, et de coquilles marines, aussi fraiches que si la maree venait
de se retirer la veille, traverse une longue ligne de collines de sable,
qui courent pendant quelque temps dans une direction parallele a son
chemin. La scene qui se presente alors a ses yeux offre un caractere
inconcevable d'etrangete et de desolation. C'est une masse de troncons
d'arbres, tous petrifies, qui sonnent comme du fer fondu sous le talon
de son cheval, et qui semblent s'etendre a des milles et des milles
autour de lui sous la forme d'une foret abattue et morte. Le bois a une
teinte brun fonce, mais conserve parfaitement sa forme; ces troncons
ont de un a quinze pieds de long, et de un demi-pied a trois pieds
d'epaisseur; ils paraissent si rapproches les uns des autres, qu'un ane
egyptien peut a peine passer a travers; et ils sont si naturels, qu'en
Ecosse ou en Irlande, on pourrait prendre cet endroit pour quelque
enorme fondriere dessechee, ou les arbres exhumes et gisants pourrissent
au soleil. Les racines et les branches de beaucoup de ces arbres sont
intactes, et dans quelques-uns on peut facilement reconnaitre les
vermoulures sous l'ecorce. Les plus delicates veines de l'aubier, les
plus fins details du coeur du bois y sont dans leur entiere perfection,
et defient les plus fortes lentilles. La masse est si completement
silicifiee, qu'elle peut rayer le verre et recevoir le poli le plus
acheve.--_Asiatic Magazine_.
[5] La caverne Mammoth du Kentucky.
[6] En Islande, 1783.
[7] "Pendant l'eruption de l'Hecla en 1766, des nuages de cendres
produisirent une telle obscurite, qu'a Glaumba, a plus de cinquante
lieues de la montagne, on ne pouvait trouver son chemin qu'a tatons.
Lors de l'eruption du Vesuve en 1794, a Caserta, a quatre lieues de
distance, il fallut recourir a la lumiere des torches. Le 1er mai 1812,
un nuage de cendres et de sable, venant d'un volcan de l'ile Saint-
Vincent, couvrit toute l'etendue des Barbades, en repandant une telle
obscurite qu'en plein midi et en plein air, on ne pouvait distinguer les
arbres ou autres objets rapproches, pas meme un mouchoir blanc place a
la distance de six pouces de l'oeil."--_Murray_, p. 215, _Phil. edit._
[8] En 1790, dans le Caraccas, pendant un tremblement de terre, une
certaine etendue de terrain granitique s'engouffra, et laissa a sa place
un lac de 800 metres de diametre, et de 90 a 100 pieds de profondeur. Ce
terrain etait une partie de la foret d'Aripao, et les arbres resterent
verts sous l'eau pendant plusieurs mois--_Murray_, p. 221.
[9] Le plus dur acier manufacture peut, sous l'action d'un chalumeau,
se reduire a une poudre impalpable, capable de flotter dans l'air
atmospherique.
[10] La region du Niger. Voir le _Colonial Magazine de Simmond_.
[11] Le _Formicaleo_. On peut appliquer le terme de monstre aux petits
etres anormaux aussi bien qu'aux grands, les epithetes telles que celle
de _vaste_ etant purement comparatives. La caverne du Formicaleo est
_vaste_ en comparaison de celle de la fourmi rouge ordinaire. Un grain
de sable est aussi un _roc_.
[12] L'_Epidendron, flos aeris_, de la famille des Orchidees, n'a que
l'extremite de ses racines attachee a un arbre ou a un autre objet d'ou
il ne tire aucune nourriture; il ne vit que d'air.
[13] Les _Parasites_, telles que la prodigieuse _Rafflesia Arnaldii_.
[14] Schouw parle d'une espece de plantes qui croissent sur les animaux
vivants--les _Plantae Epizoae_. A cette classe appartiennent quelques
_Fuci_ et quelques _Algues_.
M. J.B. Williams de Salem, Mass. a presente a l'Institut national un
insecte de la Nouvelle Zelande, qu'il decrit ainsi: "Le _Hotte_, une
chenille ou ver bien caracterise, se trouve a la racine de l'arbre
_Rata_, avec une plante qui lui pousse sur la tete. Ce tres singulier et
tres extraordinaire insecte traverse les arbres _Rata_ et _Perriri_: il
y entre par le sommet, s'y creuse un chemin en rongeant, et perce le
tronc de l'arbre jusqu'a ce qu'il atteigne la racine; il sort alors de
la racine et meurt, ou reste endormi, et la plante pousse sur sa tete;
son corps reste intact et est d'une substance plus dure que pendant sa
vie. Les indigenes tirent de cet insecte une couleur pour le tatouage."
[15] Dans les mines et les cavernes naturelles on trouve une espece de
_fungus_ cryptogame, qui projette une intense phosphorescence.
[16] L'orchis, la scabieuse, et la valisnerie.
[17] "La corolle de cette fleur (_l'aristolochia clematitis_), qui est
tubulaire, mais qui se termine en haut en membre ligule, se gonfle a sa
base en forme globulaire. La partie tubulaire est revetue interieurement
de poils raides, pointant en bas. La partie globulaire contient le
pistil, uniquement compose d'un germen et d'un stigma, et les etamines
qui l'entourent. Mais les etamines, etant plus courtes que le germen
meme, ne peuvent decharger le pollen de maniere a le jeter sur le
stigma, la fleur restant toujours droite jusqu'apres l'impregnation.
Et ainsi, sans quelque secours special et etranger, le pollen doit
necessairement tomber dans le fond de la fleur. Or, le secours donne
dans ce cas par la nature est celui du _Tiputa Pennicornis_, un petit
insecte, qui, entrant dans le tube de la corolle en quete de miel,
descend jusqu'au fond, et y farfouille jusqu'a ce qu'il soit tout
couvert de pollen. Mais comme il n'a pas la force de remonter a cause de
la position des poils qui convergent vers le fond comme les fils d'une
souriciere, dans l'impatience qu'il eprouve de se voir prisonnier, il
va et vient en tous sens, essayant tous les coins, jusqu'a ce qu'enfin,
traversant plusieurs fois le stigma, il le couvre d'une quantite de
pollen suffisante pour l'en impregner; apres quoi la fleur commence
bientot a s'incliner, et les poils a se retirer contre les parois du
tube, laissant ainsi un passage a la retraite de l'insecte." _Rev. P.
Keith: Systeme de botanique physiologique._
[18] Les abeilles,--depuis qu'il y a des abeilles--ont construit leurs
cellules dans les memes proportions, avec le meme nombre de cotes et
la meme inclinaison de ces cotes. Or il a ete demontre (et ce probleme
implique les plus profonds principes des mathematiques) que les
proportions, le nombre de ces cotes, les angles qu'ils forment sont
ceux-la memes qui sont precisement les plus propres a leur donner le
plus de place compatible avec la plus grande solidite de construction.
Pendant la derniere partie du dernier siecle, les mathematiciens
souleverent la question "de determiner la meilleure forme a donner aux
ailes d'un moulin a vent en tenant compte de leur distance variable des
points de l'axe tournant et aussi des centres de revolution." C'est la
un probleme excessivement complique; en d'autres termes, il s'agissait
de trouver la meilleure disposition possible par rapport a une infinite
de distances differentes et a une infinite de points pris sur l'arbre
de couche. Il y eut mille tentatives insignifiantes de la part des plus
illustres mathematiciens pour repondre a la question; et lorsque enfin
la vraie solution fut decouverte, on s'avisa que les ailes de l'oiseau
avaient resolu le probleme avec une absolue precision du jour ou le
premier oiseau avait traverse les airs.
[19] J'ai observe entre Frankfort et le territoire d'Indiana un vol de
pigeons d'un mille au moins de largeur; il mit quatre heures a passer;
ce qui, a raison d'un mille par minute, donne une longueur de 240
milles; et, en supposant trois pigeons par metre carre, donne
2,230,272,000 pigeons.--_Voyage au Canada et aux Etats-Unis par le
lieutenant F. Hall._
[20] "La terre est portee par une vache bleue, ayant quatre cents
cornes." _Le Coran de Sale._
[21] Les _Entozoa_ ou vers intestinaux ont ete souvent observes dans les
muscles et la substance cerebrale de l'homme.--Voir la _Physiologie de
Wyatt_, p. 143.
[22] Sur le grand railway de l'Ouest, entre Londres et Exeter, on
atteint une vitesse de 71 milles a l'heure. Un train pesant 90 tonnes
fit le trajet de Paddington a Didcot (53 milles) en 51 minutes.
[23] L'_Eccolabeion_.
[24] L'Automate joueur d'echecs de Maelzel.--Poe a decrit en detail cet
automate dans un Essai traduit par Baudelaire.
[25] La machine a calculer de Babbage.
[26] Chabert, et depuis lui une centaine d'autres.
[27] L'electrotype.
[28] Wollaston fit avec du platine pour le champ d'un telescope un fil
ayant un quatre-vingt-dix millieme de pouce d'epaisseur. On ne pouvait
le voir qu'a l'aide du microscope.
[29] Newton a demontre que la retine, sous l'influence du rayon violet
du spectre solaire, vibrait 900,000,000 de fois en une seconde.
[30] La pile voltaique.
[31] Le telegraphe electrique transmet instantanement la pensee au moins
a quelque distance que ce soit sur la terre.
[32] L'appareil du telegraphe electrique imprimeur.
[33] Experience vulgaire en physique. Si de deux points lumineux on fait
entrer deux rayons rouges dans une chambre noire de maniere a les faire
tomber sur une surface blanche, dans le cas ou ils different en longueur
d'un cent millionieme de pouce, leur intensite est doublee. Il en est de
meme, si cette difference en longueur est un nombre entier multiple
de cette fraction. Un multiple de 2-1/4, de 3-2/3, etc ... donne une
intensite egale a un seul rayon; mais un multiple de 2-1/2, 3-1/2, etc
... donne une obscurite complete. Pour les rayons violets on observe
les memes effets, quand la difference de leur longueur est d'un cent
soixante-sept millionieme de pouce; avec tous les autres rayons
les resultats sont les memes--la difference s'accroissant dans une
proportion uniforme du violet au rouge.
Des experiences analogues par rapport au son produisent des resultats
analogues.
[34] Mettez un creuset de platine sur une lampe a esprit, et
maintenez-le au rouge; versez-y un peu d'acide sulfurique; cet acide,
bien qu'etant le plus volatile des corps a une temperature ordinaire,
sera completement fixe dans un creuset chauffe, et pas une goutte ne
s'evaporera--etant environne de sa propre ionosphere, il ne touche pas,
de fait, les parois du creuset. Introduisez alors quelques gouttes
d'eau, et immediatement l'acide venant en contact avec les parois
brulantes du creuset, s'echappe en vapeur acide sulfureuse, et avec une
telle rapidite que le calorique de l'eau s'evapore avec lui, et laisse
au fond du vase une couche de glace, que l'on peut retirer en saisissant
le moment precis avant qu'elle ne se fonde.
[35] Le Daguerreotype.
[36] Quoique la lumiere traverse 167,000 milles en une seconde, la
distance des soixante et un Cygni (la seule etoile dont la distance soit
certainement constatee) est si inconcevable que ses rayons mettraient
plus de dix ans pour atteindre la terre. Quant aux etoiles plus
eloignees, vingt ou meme mille ans seraient une estimation modeste.
Ainsi, a supposer qu'elles aient ete aneanties depuis vingt ou mille
ans, nous pourrions encore les apercevoir aujourd'hui, au moyen de la
lumiere emise de leur surface il y a vingt ou mille ans. Il n'est donc
pas impossible, ni meme improbable que beaucoup de celles que nous
voyons aujourd'hui soient en realite eteintes.
Herschel l'ancien soutient que la lumiere des plus faibles nebuleuses
apercues a l'aide de son grand telescope doit avoir mis trois millions
d'annees pour atteindre la terre. Quelques-unes, visibles dans
l'instrument de Lord Rosse doivent avoir au moins demande vingt millions
d'annees.
[37] Aristote.
[38] Euclide.
[39] Kant.
[40] Hogg, poete anglais, a la place de Bacon. Jeu de mots: _Bacon_ en
anglais signifiant _lard_, et _hog_, _cochon_.
[41] Le fameux John Stuart Mill, auteur d'un traite de Logique
experimentale. Le mot Mill en anglais veut dire Moulin, d'ou le jeu de
mot a l'adresse de Bentham, dont Mill etait le disciple.
[42] Poe a cite et developpe ces considerations philosophiques dans son
_Eureka_.
[43] Populace.
[44] Heros.
[45] Heliogabale.
[46] Madler. Poe a expose et refute plus au long le systeme de cet
astronome dans son _Eureka_.
[47] Le texte anglais explique ce jeu de mots intraduisible en francais:
_Cornwallis_ y devient: _some wealthy dealer in corn_, un riche
negociant en ble.
[48] Cuistre pretentieux.
[49] Tabitha Navet.
[50] Vieux canard.
[51] Tintamarre demagogique.
[52] _Critique de la Raison pure.--Elements metaphysiques des sciences
naturelles._
[53]
Le fuyard peut combattre encore,
Ce que ne peut celui qui est tue.
[54] Romancier americain, que Poe juge ainsi dans ses _Marginalia_: "Son
art est grand et d'un haut caractere, mais massif et sans details. Il
commence toujours bien, mais il ne sait pas du tout achever; il est
excessivement volage et irregulier, mais plein d'action et d'energie."
[55] "Comme un chien ne se laissera pas detourner d'un lambeau de cuir
graisse".
[56] Nous ne l'avons pas trouve.
[57] Dans le sens de l'ancien mot _mouleer_, qui moud son ble au moulin
banal. (La Curne de Sante-Palaye.)
[58] Chats tigres.
[59] phrenes
[60] Le mot attribue a Platon signifie "l'ame est immaterielle."
Le Diable, en changeant aulos en augos, pretend avoir enleve a la
definition de Platon tout sens intelligible.
[61] "Ciceron, Lucrece, Seneque ecrivaient sur la philosophie, mais
c'etait la philosophie grecque."--Condorcet.
[62] Arouet de Voltaire.
[63] Machiavel, Mazarin, Robespierre.
[64] Graham's Magazine, 1841.
[65] "On a imagine bien des methodes differentes pour transmettre
d'individu a individu des informations secretes au moyen d'une ecriture
illisible pour tout autre que le destinataire; et on a generalement
appele cet art de correspondance secrete la _cryptographie_. Les anciens
ont connu plusieurs genres d'ecriture secrete. Quelquefois on rasait la
tete d'un esclave, et l'on ecrivait sur le crane avec quelque fluide
colore indelebile; apres quoi on laissait pousser la chevelure, et ainsi
l'on pouvait transmettre une information sans aucun danger de la voir
decouverte avant que la depeche ambulante arrivat a sa destination. La
Cryptographie proprement dite embrasse tous les modes d'ecriture rendus
lisibles au moyen d'une clef explicative qui fait connaitre le sens reel
du chiffre employe."
[66] "Un mot suffit au sage."
[67] "Des phrases sans suite et des combinaisons de mots sans
signification, comme le reconnaitrait lui-meme le savant lexicographe,
cachees sous un chiffre cryptographique, sont plus propres a
_embarrasser_ le chercheur curieux, et defient plus completement la
penetration que ne le feraient les plus profonds _apophthegmes_ des plus
savants philosophes. Si les recherches abstruses des scoliastes ne lui
etaient presentees que dans le vocabulaire non deguise de sa langue
maternelle...."
[68] "Nous avons besoin de nous voir immediatement pour choses de grande
importance. Les plans sont decouverts, et les conspirateurs entre nos
mains. Venez en toute hate."
[69] Cet essai, comme l'indique sa forme, n'est autre chose qu'une des
lectures ou conferences que Poe fit en 1844 et 1845 sur la poesie et sur
les poetes en Amerique.
[70] Cette version est empruntee a la traduction que nous avons publiee
des _Poesies completes de Shelley_,(3 v. in-18, Albert Savine,
editeur.) Nous saisissons avec empressement cette occasion d'ajouter le
remarquable jugement de Poe sur Shelley aux nombreuses appreciations de
la Critique Anglaise que nous avons citees dans notre livre: _Shelley:
sa vie et ses oeuvres_ (1 v. in-18) qui commente et complete notre
traduction.
"Si jamais homme a noye ses pensees dans l'expression, ce fut Shelley.
Si jamais poete a chante (comme les oiseaux chantent)--par une impulsion
naturelle,--avec ardeur, avec un entier abandon--pour lui seul--et pour
la pure joie de son propre chant--ce poete est l'auteur de la _Plante
Sensitive_. D'art, en dehors de celui qui est l'instinct infaillible du
Genie--il n'en a pas, ou il l'a completement dedaigne. En realite il
dedaignait la Regle qui est l'emanation de la Loi, parce qu'il
trouvait sa loi dans sa propre ame. Ses chants ne sont que des notes
frustes--ebauches stenographiques de poemes--ebauches qui suffisaient
amplement a sa propre intelligence, et qu'il ne voulut pas se donner la
peine de developper dans leur plenitude pour celle de ses semblables.
Il est difficile de trouver dans ses ouvrages une conception vraiment
achevee. C'est pour cette raison qu'il est le plus fatigant des poetes.
Mais s'il fatigue, c'est plutot pour avoir fait trop peu que trop; ce
qui chez lui semble le developpement diffus d'une idee n'est que la
concentration concise d'un grand nombre; et c'est cette concision qui le
rend obscur.
"Pour un tel homme, imiter etait hors de question, et ne repondait a
aucun but--car il ne s'adressait qu'a son propre esprit, qui n'eut
pas compris une langue etrangere--c'est pourquoi il est profondement
original. Son etrangete provient de la perception intuitive de cette
verite que Lord Bacon a seul exprimee en termes precis, quand il a dit
"Il n'y a pas de beaute exquise qui n'offre quelque etrangete dans ses
proportions." Mais que Shelley soit obscur, original, ou etrange, il est
toujours sincere. Il ne connait pas l'_affectation_."
[71] N.P. Willis, essayste, conteur et poete americain. Poe lui a
consacre un long article dans ses Essais Critiques sur la litterature
americaine. Il reproche surtout a ses compositions "une teinte marquee
de mondanite et d'affectation."
[72] Poe est revenu a plusieurs reprises sur ce morceau dans ses _Notes
marginales_. L'eloge qu'il fait ici du poete americain Longfellow ne
l'empeche pas de le juger en maint endroit avec une singuliere severite.
"H.W. Longfellow," dit-il dans un curieux essai intitule _Autographie_
ou il rapproche le caractere et le genie des ecrivains de leur ecriture,
"a droit a la premiere place parmi les poetes de l'Amerique--du moins a
la premiere place parmi ceux qui se sont mis en evidence comme poetes.
Ses qualites sont toutes de l'ordre le plus eleve, tandis que ses fautes
sont surtout celles de l'affectation et de l'imitation--une imitation
qui touche quelquefois au larcin."
[73] Poe critique ainsi cette strophe dans ses _Marginalia_:
"Une _seule_ plume qui tombe ne peint que bien imparfaitement la
toute-puissance envahissante des tenebres; mais une objection plus
speciale se peut tirer de la comparaison d'une plume avec la chute d'une
autre. La nuit est personnifiee par un oiseau, et les tenebres, qui sont
la plume de cet oiseau, tombent de ses ailes, comment? comme une autre
plume tombe d'un autre oiseau. Oui, c'est bien cela. La comparaison se
compose de deux termes identiques--c'est-a-dire, qu'elle est nulle.
Elle n'a pas plus de force qu'une proposition identique en logique."
[74] William Cullen Bryant, l'un des poetes americains les plus admires
de Poe. "M. Bryant," dit-il dans son essai critique sur ce poete,
"excelle dans les petits poemes moraux. En fait de versification, il
n'est surpasse par personne en Amerique, sinon, peut-etre, par M.
Sprague.... M. Bryant a du genie et un genie d'un caractere bien
tranche; s'il a ete neglige par les ecoles modernes, c'est qu'il a
manque des caracteres uniquement exterieurs qui sont devenus le symbole
de ces ecoles."
[75] Poete americain, professeur a l'Universite de Maryland, mort a
l'age de vingt-six ans, 1828. En 1825, il publia a Baltimore le volume
de poesies d'ou celle que cite Poe est tiree. Ce volume fut accueilli en
Amerique par les eloges les plus enthousiastes.
[76] Poe a consacre a l'auteur si populaire de la _Chanson de la
chemise_ un assez long article critique ou il developpe ce qu'il en dit
ici. A cote de la _Belle Ines_ et de la _Maison hantee_, il met a peu
pres au meme niveau: L'Ode a la _Melancolie_, le _Reve d'Eugene Aram_,
le _Pont des Soupirs_ et une piece qui lui semble peut-etre caracteriser
le plus profondement le genie de ce singulier poete fantaisiste: _Miss
Kilmanseg et sa Precieuse jambe_. "C'est l'histoire, dit-il, d'une tres
riche heritiere excessivement gatee par ses parents; elle tombe un jour
de cheval, et se blesse si gravement la jambe, que l'amputation devient
inevitable. Pour remplacer sa vraie jambe, elle veut a toute force
une jambe d'or massif, ayant exactement les proportions de la jambe
originale. L'admiration que cette jambe excite lui en fait oublier les
inconvenients.
Cette jambe excite la cupidite d'un _chevalier d'industrie_ qui decide
sa proprietaire a l'epouser, dissipe sa fortune, et finalement lui vole
sa jambe d'or, lui casse la tete avec, et decampe. Cette histoire est
merveilleusement bien racontee et abonde en morceaux brillants, et
surtout riches en ce que nous avons appele la _Fantaisie_."
[77] Ce poeme est adresse a Augusta Leigh, la soeur de Byron.
[78] Nous extrayons des _Marginalia_ de Poe un passage qui completera
l'idee qu'il ne fait qu'indiquer ici, et ou la poetique amoureuse de
Byron jeune est admirablement caracterisee:
"Les anges," dit madame Dudevant, une femme qui seme une foule
d'admirables sentiments a travers un chaos des plus dehontees et des
plus attaquables fictions, "les anges ne sont pas plus purs que le coeur
d'un jeune homme qui aime en verite." Cette hyperbole n'est pas tres
loin de la verite. Ce serait la verite meme, si elle s'appliquait a
l'amour fervent d'un jeune homme qui serait en meme temps un poete.
L'amour juvenile d'un poete est sans contredit un des sentiments humains
qui realise de plus pres nos reves de chastes voluptes celestes.
"Dans toutes les allusions de l'auteur de Childe-Harold a sa passion
pour Mary Chaworth, circule un souffle de tendresse et de purete presque
spirituelle, qui contraste violemment avec la grossierete terrestre qui
penetre et defigure ses poemes d'amour ordinaires. Le _Reve_, ou se
trouvent retraces ou au moins figures les incidents de sa separation
d'avec elle au moment de son depart pour ses voyages, n'a jamais ete
surpasse (jamais du moins par lui-meme) en ferveur, en delicatesse, en
sincerite, melees a quelque chose d'ethere qui l'eleve et l'ennoblit.
C'est ce qui permet de douter qu'il ait jamais rien ecrit d'aussi moins
universellement populaire. Nous avons quelque raison de croire que
son attachement pour cette Mary (nom qui semble avoir eu pour lui un
enchantement particulier) fut serieux et durable. Il y a de ce fait cent
preuves evidentes disseminees dans ses poemes et ses lettres, ainsi que
dans les memoires de ses amis et de ses contemporains. Mais le serieux
et la duree de cet amour ne vont pas du tout a l'encontre de cette
opinion que cette passion (si on peut lui donner proprement ce nom)
offrit un caractere eminemment romantique, vague et imaginatif. Nee
du moment, de ce besoin d'aimer que ressent la jeunesse, elle fut
entretenue et nourrie par les eaux, les collines, les fleurs et les
etoiles. Elle n'a aucun rapport direct avec la personne, le caractere
ou le retour d'affection de Mary Chaworth. Toute jeune fille, pour peu
qu'elle ne fut pas denuee d'attraction, eut ete aimee de lui dans les
memes circonstances de vie commune et de libres relations, que nous
representent les gravures. Ils se voyaient sans obstacle et sans
reserve. Ils jouaient ensemble comme de vrais enfants qu'ils etaient.
Ils lisaient ensemble les memes livres, chantaient les memes chansons,
erraient ensemble la main dans la main a travers leurs proprietes
contigues. Il en resulta un amour non seulement naturel et probable,
mais aussi inevitable que la destinee meme.
"Dans de telles circonstances, Mary Chaworth (qui nous est representee
comme douee d'une beaute peu commune et de quelques talents) ne pouvait
manquer d'inspirer une passion de ce genre, et etait tout ce qu'il
fallait pour incarner l'ideal qui hantait l'imagination du poete. Il est
peut-etre preferable, au point de vue du pur roman de leur amour, que
leurs relations aient ete brisees de bonne heure, et ne se soient point
renouees dans la suite. Toute la chaleur, toute la passion d'ame, la
partie reelle et essentielle de roman qui marquerent leur liaison
enfantine, tout cela doit etre mis entierement sur le compte du poete.
Si elle ressentit quelque chose d'analogue, ce ne fut sur elle que
l'effet necessaire et actuel du magnetisme exerce par la presence
du poete. Si elle y correspondit en quelque chose, ce ne fut qu'une
correspondance fatale que lui arracha le sortilege de ses paroles de
feu. Loin d'elle, le barde emporta avec lui toutes les imaginations
qui etaient le fondement de sa flamme--dont l'absence meme ne fit
qu'accroitre la vigueur; tandis que son amour de la femme, moins ideal
et en meme temps moins reellement substantiel, ne tarda pas a s'evanouir
entierement, par la simple disparition de l'element qui lui avait donne
l'etre. Il ne fut pour elle en somme, qu'un jeune homme qui, sans etre
laid ni meprisable, etait sans fortune, legerement excentrique et
surtout boiteux. Elle fut pour lui l'Egerie de ses reves--la Venus
Aphrodite sortant, dans sa pleine et surnaturelle beaute, de
l'etincelante ecume au-dessus de l'ocean orageux de ses pensees."
[79] William Motherwell (1797-1835) critique et poete ecossais; il
publia en 1822 la collection de ses poesies sous ce titre: "Poems,
narrative and Lyrical." On a publie en 1851 des _Poemes posthumes_. Il
est aussi remarquable dans ses poemes elegiaques et tendres que dans ses
chants de guerre.
[80] Jeu de mots intraduisible en francais, entre _anointed_, oint,
sacre, et _arointed_, mot fabrique de _aroint_, exclamation de degout:
_arriere!_ qui ne se trouve que dans Shakespeare.
[81] Murier.
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501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations. Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected]. Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org
For additional contact information:
Dr. Gregory B. Newby
Chief Executive and Director
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.
Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.
Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
new filenames and etext numbers.
Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
http://www.gutenberg.net
This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
are filed in directories based on their release date. If you want to
download any of these eBooks directly, rather than using the regular
search system you may utilize the following addresses and just
download by the etext year.
http://www.gutenberg.net/etext06
(Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
filed in a different way. The year of a release date is no longer part
of the directory path. The path is based on the etext number (which is
identical to the filename). The path to the file is made up of single
digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
example an eBook of filename 10234 would be found at:
http://www.gutenberg.net/1/0/2/3/10234
or filename 24689 would be found at:
http://www.gutenberg.net/2/4/6/8/24689
An alternative method of locating eBooks:
http://www.gutenberg.net/GUTINDEX.ALL
Livros Grátis
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