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Allemagne et Italie [Document électronique] / Edgar Quinet
ALLEMAGNE
p1
i système politique.
il est un pays qui nous a toujours trompés dans
nos jugemens. Toujours nous l' avons cherché à un
demi-siècle de distance de la place où il était
réellement, tant son génie est peu conforme au
nôtre, et nous donne peu de prise pour le saisir.
Son mouvement sourd et tout intérieur se robe
incessamment à nous, et ne se laisse apercevoir
que long-temps après qu' il est fini. Je
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parle du mouvement des nations germaniques.
Pendant un demi-siècle, nous les avons cru
occues à imiter la France, et coures sous
notre discipline, quand déjà elles avaient fon
une réforme philosophique qui devait plus tard
nous envahir et saper nos propres traditions.
Aujourd' hui, il se passe quelque chose de
semblable. Si nous nous représentons l' Allemagne,
c' est encore l' Allemagne telle que la peignait
Madame De Stl, un pays d' extase, un rêve
continuel, une science qui se cherche toujours, un
enivrement de théorie, tout le génie d' un peuple
nodans l' infini, voilà pour les classes
éclairées ; puis des sympathies romanesques, un
enthousiasme toujours prêt, un don-quichotisme
cosmopolite, voilà pour les gérations nouvelles ;
puis l' abnégation du piétisme, le renoncement
à l' influence sociale, la satisfaction d' un
bien-être mystique, le travail des sectes
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religieuses, du bonheur et des fêtes à vil prix,
une vie de patriarche, des destinées qui coulent
sans bruit, comme les flots du Rhin et du
Danube ; mais point de centre nulle part, point
de lien, point de désir, point d' esprit public,
point de force
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nationale, voilà pour le fond du pays. Par
malheur, tout cela est chan.
Comme la révolution française a mis en pratique
les théories du dix-huitième siècle, de même les
nations germaniques tendent à réaliser les
principes abstraits qu' elles ont mis près de
cinquante ans à établir chez elles. La réaction
qui éclate aujourd' hui en Allemagne contre la
philosophie, ne vient pas de la haine des
principes en eux-mêmes, mais de l' espèce d' effroi
que l' on y a de retomber sous l' attrait de la vie
contemplative. Je connais une foule d' hommes
auxquels le souvenir de telle théorie métaphysique
inspire la même épouvante que chez nous le
fantôme de 93 à ceux qui ont failli succomber sous
la hache de cette époque. Les idées de tous genres
ont étépandues avec une telle profusion,
qu' elles débordent maintenant d' elles-mêmes. Les
esprits en ont été si long-temps enivrés, qu' elles
les rebutent désormais, et n' ont plus ni saveur
ni valeur. Dans une vie de repos, le souvenir de
l' invasion de 1814, et la joie de s' être une fois
lé au mouvement du monde, ne se sont point
encore cals ; au contraire, ils ont
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créé l' amour et le goût de l' action politique
autant qu' ils ont éveillé chez nous l' esprit de
conciliation et le goût du repos. La grandeur des
événemens contemporains cause une certaine
impatience de n' y pas prendre plus de part. Les
luttes religieuses qui, il y a peu d' années,
sillonnaient encore ce pays et l' ébranlaient à la
surface, se taisent devant le cri des intérêts
actuels. L' enthousiasme du commencement de ce
siècle, tant de fois trompé et flétri, s' est
converti en fiel, et l' Allemagne a retrouvé le
sarcasme de Luther, pour railler ses propres ves
et sa candeur passée. Hospitalière, qui en
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doute ? Facile à contenter dans ses relations
privées, c' est ce qu' elle sera toujours ; mais
pour l' exaltation naïve, l' ancienne foi,
l' abnégation, le recueillement, l' insouciance
politique, vous arrivez trop tard. Les faits l' ont
trop rudement meurtrie dans ses chimères, et il
ne lui en reste plus, à vrai dire, qu' une
amertume sans bornes.
Ces considérations, qui s' étendent à toute
l' Allemagne, sont surtout vraies de la Prusse.
C' est là que l' ancienne impartialité et le
cosmopolitisme politique ont fait place à une
nationalité
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irritable et colère, et que l' empressement a été
grand à se faire de l' admiration que la
volution de 1830 avait reconquise à la France.
C' est là que le parti démagogique a fait d' abord
sa paix avec le pouvoir. En effet, ce gouvernement
donne aujourd' hui à l' Allemagne ce dont elle
est le plus avide, l' action, la vie réelle,
l' initiative sociale. Il satisfait outre mesure
son engouement subit pour la puissance et la force
matérielle ; elle lui sait gré de montrer que,
sous ce nuage idéal où on se l' était toujours
figurée, elle sait au besoin forger comme un autre
des armes et des trophées de bronze. Au premier
aspect, on s' étonne que le seul gouvernement
populaire, au-dedu Rhin, soit presque le seul
despotique dans sa forme ; mais ce despotisme est
intelligent, remuant, entreprenant ; il ne lui
manque qu' un homme qui regarde et connaisse son
étoile en plein jour ; il vit de science autant
qu' un autre d' ignorance. Entre le peuple et lui,
il y a une intelligence secrète
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pour ajourner la liberté, et pour accroître en
commun la fortune de Frédéric. Dans le reste de
l' Allemagne, ce despotisme est plus menaçant
que celui de l' Autriche ; car il n' est pas
seulement dans le gouvernement, il est dans le
pays, il est dans le peuple, dans les moeurs et le
ton parvenu de l' esprit national ; d' ailleurs, il
ne veut pas seulement nager le pascomme on
le fait sur les bords du Danube. L' Autriche peut
se contenter de l' immobilité. Depuis laforme,
en restant catholique, elle s' est détace de
l' alliance des nations germaniques ; elle s' est
fait une destinée particulière, et ne cherche
fortune qu' au loin. Dans le mouvement d' idées qui
vient deveiller le nord, elle est restée encore
une fois impassible. Les luttes philosophiques ont
de nouveau vole sol autour d' elle ; elle ne
s' en est pas plus émue qu' elle ne fit autrefois à
la nouvelle des thèses du docteur de Wittemberg.
Au milieu de ces innovations, tranquillement
et machinalement elle a continué, comme une
louve du Danube, de creuser son terrier du côté
de l' Italie et de la Sclavonie, sans s' arter
ni se lasser jamais. Dans tous les cas, ce qui la
rend
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commode à ses voisins, c' est que sa foi parfaite
dans les conversions obtenues par la force, la
préserve de toute ardeur de prolytisme moral,
et l' empêche de faire aucun effort pour gagner
les intelligences. Au contraire, le despotisme
prussien ne perd pas des yeux les destinées des
nations germaniques ; c' est sur elles qu' il veut
peser sciemment ; il faut qu' il les envahisse par
l' intelligence, et puis plus tard par la force, s' il
le peut. Autant on aime le silence à Vienne,
autant lui a besoin de fracas ; il veut faire du
bruit et il en fait, car il a des idées, des
systèmes, une philosophie, une science et des
sectes qui lui sont propres ; il unit, on ne
peut le nier, ce qu' il y a au monde de plus
pratique et de plus idéal, et prouve à merveille
que le soin des intérêts les plus matériels peut
trouver des accommodemens avec cet éclat de
théorie et cette poccupation de l' infini, dont
ce pays, pour son honneur, ne se dépouillera
jamais. Outre cela, un avantage incontestable,
et qui racte millefauts, c' est qu' il a le
privilége de tenir dans sa main l' humiliation
de la France, et de lui rendre le long affront
du traité de Westphalie !
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Car il est loin de croire que des frontières
reconquises ne soient que des champs ajoutés à
des champs ; il sait très bien qu' une cause
entière germe ou se flétrit avec l' herbe de ce
sol ; que l' initiative, dans la société
européenne, n' appartient pas exclusivement à une
terre, tant que l' on peut encore y compter un à un
les pas de l' étranger, et que c' est lui qui a
brisé à Waterloo l' aile de la fortune de la
France.
Ce despotisme à double tête de l' Autriche et
de la Prusse serre au nord et au midi les états
constitutionnels du reste de l' Allemagne. Pour
eux, dès leur naissance, après la restauration,
ils ont servi à montrer un des phénones les
plus étranges du monde civil. Le principe de
la civilisation moderne venait d' être vaincu en
France ; il s' y était rétracté et y avait cr
merci. Qui n' eût pensé que les vainqueurs allaient
s' en emparer ? Ils l' essayèrent en effet ; mais
il se trouva pour eux une impossibilité
merveilleuse, une impuissance magique à tirer
un profit moral de leur victoire. La force hérita
de la force ; mais de la ruine du principe les
peuples étrangers ne purent tirer pour
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eux aucun résultat qui ne s' évanouit entre leurs
mains. Ce fut, à vrai dire, une chose inoe
que cette incapacité àriter de la fortune d' un
pays dont on était les maîtres, et qui montrait
bien que l' idée de l' avenir restait pour quelque
temps encore cachée et inaliénable sous sa misère
et sous sa ruine. Pendant quinze ans, la place
de la France reste vide ; pendant quinze ans, la
couronne de la civilisation moderne traîne avec
elle dans la boue. Tout le monde peut la ramasser
et la prendre à sa guise ; il ne faut pour cela
que se baisser : qui en empêche ? Et après cet
interrègne, il se trouve que, tant que la France
a manqau monde politique, ses mtres n' y ont
pu avancer d' un pas, et que, pour qu' ils cessent
d' être la dupe de leur victoire, il lui faut
elle-même abolir leur triomphe et effacer sa
défaite.
En effet, pendant toute la restauration, jamais
ne se mentit la résignation de l' Allemagne à
la perte de ses espérances. Les constitutions
promises furent ajournées ; mais la foule n' alla
pas frapper souvent à la porte des princes pour les
leur rappeler. Le mécanismegulier du régime
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constitutionnel ne parlait pas assez vivement aux
imaginations exaltées de 1819, pour qu' il leur
laissât de longs regrets. Dans les universités si
ardentes à la surface, si paisibles au fond, on ne
dissimulait pas la peur que l' on avait de perdre
ses priviléges héréditaires dans l' égalité
commune, et les esprits les plus élevés craignaient
de voir s' évanouir cette vie de livre et de science,
cette solitude de psie et de religion dans le
bruit qu' allaient faire tant d' hommes et
d' événemens vulgaires pts à surgir du sein de la
vie politique. C' est ainsi que j' ai entendu des
hommes d' une rare indépendance d' esprit s' élever
contre la liberté de la presse, non point par
les raisons banales que nous connaissons, mais
au nom de la dignité de la science et de l' art,
menas de perdre le premier rang dans l' intérêt
et l' attention du pays. Ils aimaient et cultivaient
de loin le mouvement des progrès politiques en
France, à condition, toutefois, qu' il ne
s' approct pas trop, qu' il restât à jamais dans
un éloignement respectueux, et qu' il fût comme
le bruit de l' histoire passée, dont le présent
profite sans en courir les risques. à cela se
joignait,
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dans les esprits passionnés, une répugnance secrète
à se replacer si tôt sous l' imitation de la
France. Ceux-là, sans l' avouer, repoussaient la
publicité des tribunaux, l' institution du jury,
comme ils auraient repoussé l' unité classique de
nos vieilles tragédies, et leur patriotisme
ombrageux mettait sa fierté à rejeter tous les
dons du vaincu. Enfin, une chose digne de
remarque, c' est que la vie constitutionnelle et
l' influence de la révolution fraaise ne se sont
développées dans les nations germaniques, ni chez
les peuples tout protestans, ni chez les peuples
tout catholiques ; elles se sont répandues à leur
centre, en Bavière, Wurtemberg, Hesse, Bade,
dans les états moitié protestans, moitié
catholiques, parce que laforme ne s' étant faite
là qu' à demi, ils ont été plus impatiens que les
autres de l' achever d' un autre té, et de regagner
par la constitution politique ce qu' ils n' avaient
pas obtenu par la constitution religieuse.
D' ailleurs, si depuis quinze ans, la liber
constitutionnelle n' a pas fait plus de progrès en
Allemagne, c' est qu' elle n' est pas en première
ligne dans les besoins du pays. Ces libertés
locales, çà et là
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étranglées entre les poteaux de quelque
souveraineté ducale, s' agitent toutes dans un
cercle vicieux. Elles ne peuvent logiquement exister
et se développer qu' à la condition d' avoir pour
fondement l' unité politique de l' Allemagne. Oui,
l' unité, voilà la pensée profonde, continue,
nécessaire, qui travaille ce pays et le pénètre en
tous sens. Religion, droit, commerce, liberté,
despotisme, tout ce qui vit de ceté du Rhin,
pousse à sa manière à ce noûment. Au seizième
siècle, l' Allemagne avait acheté la réforme au
prix de son unité. Cet état, jusque-là si
homogène, cet empire du moyen-âge qui, dans sa
forme indivisible, représentait si bien le type
d' un état catholique, vola en éclats, se divisa en
me temps que la foi dans la conscience nationale.
Chaque province voulut revendiquer son
indépendance politique, comme chaque conscience
s' était mise à relever de son autorité privée ;
et la grande unité du corps germanique se
décomposa dans cette sorte d' anarchie
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régulière et féconde qui est le principe et
la vie du dogme protestant. Depuis que la tunique
de l' empire a été ainsi déchirée et partagée,
deux choses ont servi à rapprocher ses parties et
à rendre à l' état la conscience de lui-même. La
premre est le mouvement philosophique et
littéraire de l' Allemagne ; d' une part, ce
mouvement fut tellement intime à l' Allemagne, elle
mit une telle opiniâtreté à se soustraire à toute
influence étrangère, qu' aucune littérature ne
donne mieux, en effet, dans un instant déterminé,
l' impression et presque le souvenir de toute la
vie d' un peuple et d' une race d' hommes ; ce fut
une littérature deaction. D' un autre té, dans
le manque absolu d' institutions, les lettres en
servirent. Il y eût là pour l' art quelques anes
éternellement regrettables, où il fut
ritablement ce qu' il avait été chez les grecs,
une force sociale, un lien politique, un pouvoir
dans l' état. On n' avait ni les mes lois, ni le
me pays. On obéissait à des princes différens,
à des passions différentes. On ne se rencontrait
guère dans la vie publique que sur les champs de
bataille et dans des rangs opposés ; mais tous on
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se sentait unis et inparables dans un poëme
de Goethe, dans un drame de Schiller, dans une
improvisation de Fichte. Cette dictature de l' art
était toujours pte à intervenir dans les
déchiremens politiques ; pendant ps d' un
demi-siècle, elle fit le lien de l' état ; et c' est
la gloire de l' Allemagne dans les temps modernes,
qu' en l' absence de toute loi organique, à deux
siècles de distance de tout ce qui l' entourait,
elle se soit maintenue l' égale des autres peuples
par le seul effort de sa pensée.
Aps le génie des lettres, Napoléon est le
second pouvoir qui acheva de rallier l' Allemagne.
Le lien que la poésie et la philosophie avaient
prépa au fond des âmes, il l' a cimenté à sa
manière, par le sang et l' action au grand jour de
l' histoire. C' est une chose sans exemple dans
aucun peuple, que ceveloppement extrême et
ces fêtes dunie national qui se rencontrent
avec le deuil de l' occupation étrangère. Sans
doute voilà ce qui donne à cette époque ce
caractère d' exaltation, de profondeur enthousiaste
et de fanatisme ptique qui n' appartient qu' à
elle. J' ai peine encore à me représenter
l' Allemagne
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de ce temps-là, si croyante et si jeune, ce pays
de pieux dithyrambes, d' inspiration candide,
surpris au plus beau moment de sa vie morale par
le bruit des pas de l' empereur. Quel réveil ! Et
après quelles chimères ! L' inspiration était
alors si forte, qu' elle ne fut point artée
par la conqte. Cette fois, l' herbe des champs
ne se flétrit pas sous la corne du cheval d' Attila,
et le génie national continua tranquillement son
oeuvre sous le joug de six cent mille ennemis.
Figurez-vous ces populations divisées depuis des
siècles, et rassemblées en sursaut par un
malheur commun, les passions de tant de lieux
différens, les souvenirs, les inimitiés, les
rivalités locales, liées en faisceau pour être
brisées d' un coup. Figurez-vous ensuite ces
souverainetés éparses, long-temps foues aux
pieds, et qui se mettent à se soulever sur leur
base, à la hauteur de leur ennemi, puis à se
concentrer autour d' une même idée, d' une idée de
patrie, comme les bas-reliefs autour de l' axe d' une
colonne triomphale ; et voilà une race entière
reconstruite dans son génie et redressée dans
l' histoire. Les peuples s' élèvent ordinairement
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au vif sentiment qui fait la nationalité, sous
l' influence d' un grand homme sorti de leur sein,
et qui leur repsente leurs qualités
particulières ; l' Allemagne ne s' est révélée à
elle-même que par son opposition au système et à
l' homme de la France. Chose triste à dire ! Avec
son laisser-aller, avec ses vertus vagues et
exubérantes, avec sonnie qui déborde au hasard,
avec son cosmopolitisme errant, avec son
territoire et sa pensée éparse, il fallait à
l' Allemagne la main de Napoléon pour la presser,
pour la froisser, pour la refouler dans ses
foyers, pour lui apprendre à se circonscrire à la
fin dans une nationalité organique et vivante.
Remarquez que ce monde de la réformation du
seizième siècle a toujours été se déliant, se
morcelant de plus en plus, jusqu' à ce qu' il se
soit rencontré tête baissée avec la révolution
française ; il s' est rallié et il a pris une
forme dans le choc. Incertaine et poétique,
marchant toujours à l' aventure dans un cercle
enchanté, l' Allemagne n' est venue à se connaître
et à sortir de son sommeil, pour ouvrir les yeux
au monde réel, que depuis qu' elle s' est heurtée
contre le poitrail du cheval de l' empereur. Alors
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elle a commencé à comprendre ce qu' elle pouvait
valoir ; et parce qu' elle n' a su qui elle était
qu' en se mesurant avec lui et sur lui, elle se met
aujourd' hui à exhausser son ennemi mort, autant
qu' elle le rabaissait vivant, et à profiter pour
son compte de toute la grandeur qu' elle lui
découvre dans sa ruine. Ajoutez qu' elle le remercie
tout haut de lui avoir appris à elle, candide et
arriérée qu' elle était, à entrer dans les calculs
et le savoir-faire du dix-neuvième siècle.
Admiration étrange, mêe d' autant d' amour que de
haine, systématique et naïve, et qui peint à
merveille ce peuple tout entier : sa conscience,
sa foi dans l' ordre de l' histoire, ses scrupules
à en médire, profond et voulant l' être, se
passionnant de reconnaissance pour l' événement qui
devait le tuer, et ne pouvant s' accoutumer à ne pas
porter aux nues celui qui, en pensant l' écraser,
lui a, contre son gré, don la vie.
La révolution de 1830 a prêté à l' unité allemande
le dernier appui qui lui était nécessaire. Dans
leur forme gauche et entravée, avec leurs
prétentions cachées, les états constitutionnels,
depuis l' élan qu' ils ont reçu, ne s' arrêteront
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plus avant le renversement du système entier du
moyen-âge. Le bruit qu' ils font se perd, il est
vrai, en Europe, dans le retentissement du dehors.
Mais chez eux, laissez faire ce tumulte inattendu,
laissez faire ces passions scrupuleuses, cette
oeuvre lente et patiente ; quand chacun d' eux
aura sapé, chez lui, en conscience, à petit bruit,
sa petite monarchie, vous verrez comment ces
souverainetés éphémères s' écrouleront paisiblement
dans le sein d' une volonté constitutionnelle et
nationale. Le principe monarchique, qui semble
si fort en Allemagne, y a souffert, au contraire,
une atteinte profonde. Divisé, morcelé, tiré au
sort, comme le pays lui-même, depuis le seizième
siècle, chacun a emporavec soi une partie de
ses reliques. Dans ce grand deuil, l' un porte le
manteau, l' autre l' épée, l' autre la couronne de la
royauté ; car la forme a mis la majesté
imriale au pillage, et Luther a dispen
l' Allemagne d' avoir à son tour son Mirabeau ;
il l' a dispene d' avoir sa convention ; il a
remplacé pour elle la terreur et Robespierre.
Qu' elle l' honore donc de toutes ses forces, son
docteur, et qu' elle n' oublie pas de
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sonner toutes les cloches pour son jour de fête !
Car il lui a fait traverser, sans qu' elle s' en
doute, il y a trois siècles, son 10 at, son
ruisseau de sang sur la grève, et sa bataille
d' Arcole. Traditions, monarchie, aristocratie,
il a tout miné sous le sol, il a tout blessé au
coeur.sormais, il ne faut plus que le travail
pacifique de quelques états, pour enterrer ses
morts. On parle d' un roi resté debout dans sa
tombe après deux cents ans. Rien n' était plus
merveilleux, ni plus respectable que ce prince
ainsi fait. Par malheur, le souffle d' un enfant le
duisit à rien. Le système de l' Allemagne
ressemble à ce roi dans son caveau.
L' opposition des états constitutionnels met
ainsi toute sa force à fonder chez elle des
institutions uniformes. En apparence, elle s' appuie
sur la France. Mais, dans cette sympathie, il
y a mille arrière-pensées parmi lesquelles le
besoin de former une ligue nationale est toujours
la première. Irritables, parce qu' ils sont
humiliés, harcelés, mutilés, c' est dans ces états
qu' il faut voir comment l' esprit allemand, si
propre aux combinaisons larges et cosmopolites,
s' en
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va misérablement, la tête branlante, se briser
à chaque pas entre les deux murailles qui bordent
son chemin. Véritablement on peut chercher
long-temps, et ne trouver nulle part une plus
misérable condition. La contradiction est devenue
aujourd' hui trop flagrante pour pouvoir durer
entre la grandeur des conceptions allemandes et
la misère des états auxquels elles s' appliquent.
L' ambition politique, éveillée par 1814, étouffe
à l' étroit dans ses ducs. Je pourrais nommer les
plus beauxnies de l' Allemagne à qui le sol
manque sous les pas, et qui tombent à cette heure,
épuisés et désespérés, sur la borne de quelque
principauté, faute d' un peu d' espace pour s' y
mouvoir à l' aise. Depuis que les constitutions
ont fait des citoyens, il ne manque plus qu' un
pays pour y vivre ; et la forme illusoire de la
diète germanique, assiégée par les princes et
par les peuples, tend à s' absorber un matin, sans
bruit, dans une représentation constitutionnelle
de toutes les souverainetés locales. Le moment
viendra cette réforme sera aussi imminente que
la réforme du parlement d' Angleterre ; car elle
n' est pas
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seulement une des cessités politiques de
l' Allemagne ; les destinées du protestantisme
l' entraînent aussi avec elles. Après avoir épui
le cercle de ses discordes intérieures, le
protestantisme, ébranlé et partagé, se rallie à
son tour. Le luthéranisme et le calvinisme, après
trois siècles, se réconcilient et se confondent
dans le danger commun. Non-seulement les confessions
ennemies se rapprochent, mais le protestantisme,
pour mieux ramener au coeur sa vie trop divisée,
se fait aujourd' hui des constitutions locales. Il
aspire à les confondre dans un synode unique ; et
l' Allemagne moderne, fone tout entière sur le
génie de la réformation, ne fera qu' obéir dans le
changement du corps politique aux nouvelles
vicissitudes de son histoire religieuse.
De la religion descendons aux intérêts matériels
qui semblent mener le monde quand on le regarde
à la surface ; nous trouverons encore le même
sultat, seulement plus impatient. Quel était le
cri de ralliement de ces populations de la Hesse,
de Bade, de Saxe, du Hanovre, quand elles se
mirent en branle il y a neuf mois ? Quelle est la
pene vivante qui est
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à cette heure sous le toit des maisons de ces
villages, autrefois si sereins, à présent si
soucieux et si désenchantés ? Cette pensée est
l' unité du territoire de la patrie allemande, ce
cri est l' abolition des frontières artificielles,
le renversement des limites arbitraires, derrière
lesquelles ils sont parqs, eux et leurs produits ;
sans échange, sans lien, sans industrie possible ;
chacun obligé de se suffire à lui-même et d' enfouir
sa misère dans un coin, comme après la guerre de
trente ans. Vraiment, il faudrait être aveugle
pour ne pas voir la tristesse de funeste augure
du peuple allemand. Elle n' éclate pas, comme chez
nous, par des cris : c' est une contenance fubre
sur son sillon ; plus de prières, plus de chants,
plus d' harmonie dans l' air, plus de fêtes
domestiques ; point d' émeutes, comme en Angleterre
ou en France, point detitions, point
d' adresses politiques ; mais des projets qui
couvent sans rien dire, mais un levain qui s' aigrit
et s' amasse à chaque heure, mais une colère
patiente qui attend tranquillement l' occasion
d' éclater, qui s' empoisonne à plaisir, qui ne
demande pas mieux que d' être poussée à bout
p23
pour se débarrasser de sa lenteur naturelle et
de son dernier scrupule. Jamais il ne se vit de
tristesse de peuple plus poignante et plus
menaçante. Aussi, les assemblées politiques, qui
connaissent leur pays, ont-elles parfaitement
compris ce langage ; toutes sont occupées à un
contrat d' union pour l' abolition des frontières
de douane ; déjà l' une d' elles a voté ce contrat,
dont la conquence immédiate est de conférer
à la Prusse le protectorat matériel de tout le
reste des nations germaniques.
Ainsi, voilà l' unité du monde germanique que tout
sert à relever, rois, peuples, religion, liberté,
despotisme. Cette unité n' est point un accord
de passions que le temps détruit chaque jour ;
c' est le développement nécessaire de la
civilisation du nord. Jusqu' ici, nous n' avions
guère compté que la Russie et les peuples slaves ;
nous avions sauté à pieds joints cette race
germanique qui commence, elle aussi, à entrer à
grands flots dans l' histoire contemporaine. Nous
n' avions pas songé que tous ces systèmes d' idées,
cette intelligence depuis long-temps en ferment,
et toute cette philosophie du nord, qui travaille
p24
ces peuples, aspireraient aussi à se traduire
en événemens dans la vie politique, qu' ils
frapperaient sitôt à coups redoublés pour entrer
dans les faits et régner à leur tour sur l' Europe
actuelle. Nous, qui sommes si bien faits pour
savoir quelle puissance appartient aux idées, nous
nous endormions sur ce mouvement d' intelligence
et de génie ; nous l' admirions naïvement, pensant
qu' il ferait exception à tout ce que nous savons,
et que jamais il n' aurait l' ambition de passer
des consciences dans les volontés, des volontés
dans les actions, et de convoiter la puissance
sociale et la force politique. Et voilà, cependant,
que ces idées, qui devaient rester si insondables
et si incorporelles, font comme toutes celles qui
ont jusqu' à présent apparu dans le monde, et
qu' elles se soulèvent en face de nous comme le
génie même d' une race d' hommes ; et cette race
elle-même se range sous la dictature d' un peuple,
non pas plus éclairé qu' elle, mais plus avide,
plus ardent, plus exigeant, plus dres aux
affaires. Elle le charge de son ambition, de ses
rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa
diplomatie, de sa violence, de sa gloire, de sa
force
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au-dehors, se réservant à elle l' honte et
obscure discipline des libertés inrieures. Depuis
la fin du moyen-âge, la force et l' initiative des
états germaniques passe du midi au nord avec tout
le mouvement de la civilisation. C' est donc de
la Prusse que le nord est occupé à cette heure
à faire son instrument ? Oui ; et si on le laissait
faire, il la pousserait lentement, et par derrière,
au meurtre du vieux royaume de France.
En effet, au mouvement politique que nous avons
décrit ci-dessus, est attachée une conquence
que l' on voit déjà naître. C' est qu' à mesure que
le système germanique se reconstitue chez lui,
il exerce une attraction puissante sur les
populations deme langue et de même origine qui
en avaient été détachées par la force. Il faut bien
savoir que la plaie du traité de Westphalie et la
cession de la province d' Alsace et de celle de
Lorraine saignent encore au coeur de l' Allemagne,
autant qu' au coeur de la France, les traités de
1815, et que dans ce peuple qui rumine si
long-temps ses souvenirs, on trouve cette
blessure au fond de tous ses projets et de toutes
ses rancunes d' hier. Long-temps un des griefs
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du parti populaire contre les gouvernemens du
nord a été de n' avoir point arraché ce territoire
à la France en 1815, et, comme il le dit
lui-même, de n' avoir pas gardé le renard, quand
on le tenait dans ses filets. mais ce que
l' on n' avait pas oen 1815 est devenu plus tard le
lieu commun de l' ambition nationale. Remarquez,
en effet, que toujours les provinces du Rhin
ont été absorbées au profit d' un système social,
et qu' elles ont incessamment servi à fortifier le
pays qui se faisait, de la manière la plus
éclatante, le représentant de la civilisation sur le
continent. Quand Charlemagne porta la civilisation
au midi, il les prit et les jeta le mêle dans
l' occident, pour faire pencher la balance de ce
té. Quand l' empire d' Allemagne supporta le
poids de la société féodale, et, par son équilibre
avec la papauté, fonda le système du moyen-âge,
elles lui revinrent et l' appuyèrent à sa base.
Quand, plus tard, la France devint le centre du
progs social, la royauté de Louis Xiv sut bien
aller rechercher de nouveau ces terres, et
reprendre le gage d' avenir qui y est attaché. Ainsi,
oscillantes et flottantes, elles tombent toujours,
p27
dans la balance de l' histoire, du côté du poids
de la civilisation et de l' initiative sociale. à
mesure que le génie de la France s' est agrandi
avec la volution, la France aussi s' est ouverte
peu à peu jusqu' au Rhin. à mesure qu' elle se
renferme aujourd' hui dans des pensées plus étroites,
acculée dans les conqtes de la vieille royauté
de Turenne et de Con, la force qui lui avait
été donnée pour convertir le monde, tend à
l' abandonner.
octobre 1831.
p28
ii des arts et de la littérature.
Goethe vient de mourir. C' est le moment de
s' écrier : le roi est mort ! Vive le roi ! Un siècle
finit, un siècle commence. L' art est mort ! L' art
vient de naître. La gloire dont se couronne
incessamment le genre humain ne veut point
d' interrègne ; sitôt qu' elle a mis son mort au
tombeau, elle s' en va chercher et sacrer dans les
langes l' enfant de l' avenir. Que tous les enfans
au berceau écoutent donc le glas de cette cloche
qui retentit en Allemagne ; qu' ils se retournent
en disant à leur mère : -ma mère, ma mère, que
me veux-tu ? Car c' est l' heure où
p29
le génie de la poésie va ceindre de l' auréole celui
d' entre eux qui doit continuer l' héritage du grand
vieillard.
En quel état Goethe laisse-t-il le domaine de
la psie et de l' imagination ? Autour de lui,
dans son pays, il ferme cette époque d' harmonie
et de repos qui se rencontre au commencement de
presque toutes les littératures. Tant que
l' Allemagne resta en observation dans l' Europe, et
qu' elle se fit de la volution française un
amusement pour sa fantaisie ; tant que rien de ce
qui se passait autour d' elle ne vint à bout de la
faire sortir de sa sérénité, l' art, même abstrait,
satisfaisait tous les esprits. Comme le pays, dans
les questions qui se débattaient sous ses yeux, ne
prenait point encore parti ; qu' au contraire, il
se laissait pousser aveuglément par le flot de
l' histoire, il ne demandait pas à la poésie de
s' engager plus que lui ; l' art était une religion
de laquelle on n' exigeait rien, si ce n' est de
dominer assez le bruit des affaires contemporaines
pour n' avoir rien à déler avec elles. étudiez
toutes les créations de l' imagination allemande
dans la première partie de cette époque
tumultueuse, vous les trouverez
p30
toutes entoues d' une auréole de paix, comme
ces vierges byzantines que j' ai vues, avec leur
gloire d' or, sourire en plein air sur les murailles
de leur église battue d' une éternelle tempête. Il
arrivait précisément le contraire de ce qui s' était
pasdans le monde grec. Les institutions et les
passions politiques s' étaient levées là pour porter
jusque sur la cte des montagnes les prodiges
des arts. Ici, l' état disparaissait, pour laisser
l' art se montrer seul, se mouvoir seul, sans
condition et sans limites, dans l' univers fait de
ses oeuvres. Qu' on lise toutes les compositions
de la fin du siècle dernier, et qu' on dise, si
l' on peut, de quel établissement politique elles
ont gardé l' empreinte. Je suppose, pour un moment,
que l' histoire contemporaine ait tout à coup
disparu du souvenir des hommes. La monarchie de
France est tombée en un jour sans que personne
puisse dire où elle a laisé seulement la poignée
de son épée. On ne sait ce que signifient et
cette date de 89, et ce surnom de Mirabeau. La
convention a essuyé mieux que Macbeth sa main
avec sa main, et j' ignore même si elle a é
jamais. Des douleurs et des joies qui, pendant ce
temps-là, ont agité les
p31
hommes, pas un homme n' a gardé la mémoire. Ce que
c' est que la révolution française, je l' ignore
entièrement, aussi bien que ce que fit le monde
tant qu' elle dura ; et ce nom de Napoléon,
personne ne peut me dire ce qu' il renferme, ni
qui l' a porté, ni si quelqu' un l' a en effet porté.
Me voilà dans une étrange perplexité et dans une
ritable épouvante de ne rien connaître de ce
qui me touche de si ps, et de ne pouvoir
remonter à la source des mouvemens de haine et
de douleur qui s' agitent, sans cause apparente,
comme des ombres sans corps au fond de ma pensée.
Pourtant, dans ce dénuement de témoignages
politiques, il me reste quelque chose. Les poètes
d' un grand peuple ont assisté à chacune des
volutions que j' ignore. Sans doute, ils auront
conservé dans leurs urnes les larmes des peuples
que je cherche ; ils auront gardé en eux-mêmes
l' image de ces temps qui, ailleurs, sont effacés
sans retour ; je vais retrouver dans leurs oeuvres
ces jours de fête ou de deuil, ouir ces cris
subits que toute une race d' homme a fait entendre,
et qui autrement me sont évanouis pour toujours.
p32
Dans ce dessein, le premier homme que j' interroge
est celui qui a cou l' épopée de l' esprit
allemand. Il a personnifié, dans les deux
personnages de Faust et de Marguerite, les deux
génies qui sont éternellement aux prises l' un
avec l' autre, dans le sein de son peuple :
l' extrêmeflexion et l' extrême naïveté, l' excès
de l' expérience et l' excès de l' abandon, tout
l' héritage de science du genre humain et toute la
poésie virginale d' une race nouvelle qui n' a encore
été mêlée ni aux rumeurs, ni aux convoitises de
l' histoire. Le caractère étrange de cette oeuvre
annonce bien que quelque chose d' inouï vient de se
passer dans le monde, et que les sociétés ont tenté
de se réformer tout à coup d' après un type
inconnu jusque-. Mais, si ce fut un progs ou
une chute, un bien ou un mal, le poète ne s' en
inquiète pas ; il propose son énigme dans le désert,
et il donne à chacune de ses oeuvres le repos et
l' immobilité d' autant de sphinx qui entourent
sa pensée sans l' expliquer, ni l' éclairer. Voilà
Goethe. à côté de lui, n' interrogez ni Wieland,
ni Herder. Leur sérénité est plus grande et plus
irréfléchie encore ; ils ne portent ni l' un, ni
p33
l' autre, l' empreinte d' aucune des douleurs de leur
temps ; et je peux croire, si je veux, qu' ils ont
écrit au sein d' un repos oriental, en ces lieux
l' on n' entend, pendant une vie d' empire, que
bruire la feuille d' un palmier, et souffler la
brise sous la porte d' une ville du delta. Au milieu
de ces hommes, il en est un pourtant qui semble
avoir partagé le tourment et la fièvre de son
époque ; il est possédé d' une inépuisable
inquiétude. La rencontre de je ne sais quel abîme
a bouleversé et exalté son génie. Cet homme est
Schiller : il ne fait rien pour nier qu' il est
battu par un orage qui ébranle la terre sous ses
pieds ; mais il est le seul qui trahisse ainsi son
épouvante. Ses contemporains le lui reprochent
amèrement ; eux, si calmes et si sereins, ne
manquent pas de lui dire à leurs manières, sous
toutes les formes : et moi donc, suis-je sur des
roses ? la critique des frères Schgel,
héritière de celle de Herder, impassible,
louangeuse, cérémonieuse, avec plus d' étendue que
de profondeur, servait à la pompe de l' art, sans
l' instruireanmoins de ce qui se passait au
dehors ; elle ressemblait, au milieu des
compositions de cette époque, à ces conseillers
p34
intimes qui escortent magnifiquement le pouvoir en
Allemagne, à la condition de ne lui conseiller
jamais que sa gracieuse volonté. Dans le me temps
(c' était sous la convention), se réveillait une
espèce de ménestrel, qui s' était endormi,
apparemment, depuis des siècles, avec son empereur
dans le château ensorcelé de Barberousse. Personne,
en effet, ne se montra jamais plus étranger à tout
le monde moderne. Ce n' étaient qu' oiseaux
merveilleux, chars de fées, coupes enchantées,
oiseaux qui parlaient, psie plus diaphane et
plus insouciante que la demoiselle aux ailes
empourpes sur un lac de la forêt noire.
Connaissez-vous l' ariel des ptes qui recueille
les diamans du ruisseau, les paillettes du sable,
les clous arrachés aux pieds des chevaux du matin ?
De son marteau de nain, il polit le pur cristal
le monde entier doit reluire ; c' est Tieck, le
sylphe espiègle qui se joue de lui-me et des
autres, le vrai bouffon de l' univers, l' ritier
du cordonnier Hans Sachs et des compagnons de la
maîtrise. Cette fois, l' art s' est-il assez paré
de l' humanité contemporaine ? Non pas encore ;
poursuivons : il y a au-delà un terme
p35
qu' il faut franchir ; ces figures sont encore
trop réelles et trop chargées de matière. Il faut
qu' elles n' aient plus ni corps, ni formes, qu' elles
ne rélèvent ni du présent, ni du pas. Si l' on ne
peut s' affranchir de l' univers visible, du moins,
nul ne s' inquiétera plus d' imiter la nature. Le
mysticisme inventera une autre terre, un autre
ciel, un mélange de couleurs surnaturelles ; rêves
de l' esprit créateur, les mondes, comme des
fantômes, passeront et chancelleront au sein d' une
nuit éternellement privée d' aurore. Du haut de ce
firmament inconnu que le spiritualisme a fait,
les anges de Jean-Paul Richter étendront leurs
ailes blanches pour achever de cacher et d' étouffer,
sous leurs envergures de vingt coudées, les cris
et la détresse de l' universel.
Voilà donc une littérature dans laquelle ne
se retrouve pas jusqu' ici un seul écho de la
société politique. Depuis l' antiquité, je sais bien
que l' art a tendu sans cesse à se débarrasser des
liens et des formes du monde visible. Mais un tel
deg d' abstraction ne pouvait être atteint que
par la race germanique. Elle a commencé à
paraître
p36
en même temps que l' évangile, pour spiritualiser
le monde. à chacun de ses âges, sa mission a été
de perpétuer le miracle de la pensée sans la forme :
un paganisme sans victime, une épopée sans
merveilleux, un christianisme sans autel, un droit
sans code, un art sans patrie.
Le dernier terme du spiritualisme avait été
franchi ; rien n' était plus naturel qu' une réaction
en sens contraire. Cette réaction fut cidée le
jour où l' Allemagne, en se jetant dans la mêlée,
changea, en 1813 et 1814, le droit public de
l' Europe. s ce moment, le principe de l' art
fut aussi chanchez elle. La grande école, dont
nous avons parlé plus haut, avait eu le temps
d' accomplir tout ce qu' elle avait à faire. Il ne lui
restait pas un seul grand ouvrage sur le chantier.
Soit qu' elle eût elle-même la conscience que son
temps était fini, soit que sa pensée fût en
effet épuisée, elle s' arrêta, et regarda faire
l' avenir ; il arriva alors que son repos, qui avait
paru sublime, ne satisfit plus un patriotisme qui
venait tout récemment de mesurer sa force. On
appela froideur ce que l' on avait appelé rénité,
et indifrence ce qui avait semblé élévation
p37
divine. On gardait rancune à ses chefs de n' avoir
voulu se mêler en rien des affaires de ce monde,
tant que le sol allemand avait tremblé dans les
batailles, et de ne s' être pas fiés plutôt à la
victoire. En effet, c' est une erreur de croire
que Goethe, jusqu' à sa mort, n' a rencontré qu' une
aveugle adoration. Une opposition retentissante
s' était élevée, au contraire, contre sa
toute-puissance. C' était un véritable ostracisme
que cette critique qui, dans ces derniers temps,
s' évertuait chaque matin pour lui dire dans sa
langue : je suis las de t' entendre appeler le
juste. on ne sait pas assez combien ce génie
cosmopolite avait, à la fin, froisd' enthousiasmes
sincères, ni combien cette main de bronze avait
effeuillé, sans y songer, de vertes couronnes sur
son chemin. C' est lui qui a donné à l' Allemagne
la connaissance du bien et du mal, et cette
science s' est trouvée si are que plus d' un
penseur la lui reproche encore. Les caractères
passions étaient surtoutconcertés par son
impartialité. Les puritains de la vieille
Allemagne finissaient par s' alarmer à mesure que
cette vie inépuisable
p38
déroulait, sous leurs yeux, ses métamorphoses.
Tout un siècle avec lui marchait debout, corps
et âme, au milieu d' un autre siècle, et faisait
ombrage au présent.
Cette impassible puissance causait aux fauteurs
de l' école nouvelle le même plaisir que, chez
nous, le persifflage de Voltaire avait inspi,
sous l' empire, aux écoles de Mme De Staël et
de M De Cteaubriand. Autant on s' était
autrefois livavec candeur à ses expériences,
autant maintenant, désabusé et blasé, on ptendait
ne pas se laisser duper par ses piéges. Ce
n' était plus le despotisme du génie à son
avénement ; ce n' était plus le Napoléon de l' art
qui fondait de lui-même son droit impérial sur
chaque parcelle de la nature son cheval avait
secoué sa crinière. Non ! L' avenir, qui mine
autour de nous tous les corps politiques, minait
aussi ce grand pouvoir ; peu à peu l' adoration
que Goethe avait fait naître trouvait des
sceptiques et des réformateurs ; et sa royauté
limitée, controversée, était souvent insultée,
sans que le vieux lion tendît jamais la griffe.
p39
L' art allemand s' imposa ainsi le devoir de se
faire national ; cet horizon vague dans lequel il
avait erré jusque-là, il voulut l' enfermer entre
le Rhin et le Danube. Il s' assit désormais,
comme un laboureur fatigué, sur la borne des
champs de bataille. C' est alors que l' Allemagne
commença à se prendre elle-même pour but de ses
recherches. Les frères Grimm scrutèrent son
antiquité primitive, dont on n' avait connu, depuis
Klopstock, qu' une fausse et théâtrale image.
Tout changea. La musique ne fut plus, comme dans
Mozart et Haydn, l' âme émae de tous les lieux,
l' harmonie générale et diffuse qui sort du nord
et du midi, de l' Italie et de l' Allemagne,
l' écho nombreux et sans nom du genre humain dans
un sein retentissant, la voix qui part à la fois
de la mer de Venise, des rayons du soleil sur un
oranger de Naples, des herbes du Colye, des
lèvres des femmes de Salamanque, des guitares de
Séville, des citronniers d' Andalousie. Ce fut
une musique indigène, celle de ber et de
Spohr, dont on avait entendu dès l' enfance les
rhapsodies errantes le soir à la porte des villes,
une
p40
lodie faite à demi de chants populaires, de
soupirs dérobés aux murs fendus et aux lichens
des vieux châteaux du Rhin, aux lierres et aux
carrefours de la forêt noire, aux cornemuses des
tyroliens ; choeur confus, de toute une race
d' hommes qui, après la semaine, se rassemble pour
chanter le soir sur son banc en attendant le jour.
Il faut en dire autant de la peinture ; l' école
grecque de Winkelmann et de Goethe fut
abandonnée pour l' ancienne école allemande des
peintres du quatorzième siècle. On ne se contenta
plus d' aller chercher ses sujets dans l' histoire
nationale. Cornelius ne voulut pas seulement
continuer, aps mille ans, le banquet des
niebelungen, et refaire le Faust du moyen-âge ;
il eut besoin d' une sympathie plus intime avec ces
temps hérques. Pour mieux s' initier à leur
génie, il reprit lui-même leurs procédés. Le
patriotisme du moyen-âge devint une religion qui
eut à Munich sa chapelle sixtine. On fit une
étude toute nouvelle des fresques des catdrales
p41
du nord qui étaient restées oubliées depuis la
forme ; on fouilla les murs des nefs ; on
découvrit les tableaux qui tapissaient de symboles
de vermillon et d' or ces églises gothiques, que
nous sommes accoutumés à nous repsenter toujours
si nues et si obscures. Ce fut une révélation
subite que l' étude de ces fresques, et une voie
inconnue l' on s' engagea. Les dogmes
philosophiques de notre époque se révêtirent des
plis raides et diaphanes des vitraux de Cologne.
L' infini se resserra de mille manières dans le
cadre vermoulu des gravures sur bois de Nuremberg.
Les passions les plus vivaces de notre temps se
chargeaient du manteau d' Holbein et de ses couleurs
culaires. Pour traverser le camp de la routine,
l' avenir se couvrait, comme Clorinde, de l' armure
des vieux temps, et cachait sa jeunesse sous le
casque et les brassards d' une époque surannée. à
mesure qu' au dehors le peuple allemand se livrait
davantage aux chances et aux séductions de l' action
politique, il faisait un dernier appel dans sa
peinture au calme et à la candeur des formes du
moyen-âge ; ainsi Rome, à mesure qu' elle avait
p42
été plus entraînée hors d' elle-même, et qu' il n' y
avait plus eu pour elle d' esrance de repos,
avait cherché, sous Adrien, à retrouver, au
moins dans sa sculpture, la paix des tombeaux
et des sphinx de l' égypte.
Sous l' impulsion de cette nouvelle époque, la
poésie se jeta à son tour, tête baise, dans la
lée de l' invasion. Elle avait jusque-là vécu si
retirée dans ses visions ! La voilà soldat comme
Jeanne D' Arc, en quittant l' arbre des fées. Adieu
son chaume, adieu ses songes, ses nuits d' été ;
elle se prit à filer avec un fuseau d' acier la
trame de sa cotte d' acier, et à chanter pour sa
noce le chant du glaive.
Ces deux années de 1813 et de 1814, se repaissaient
ainsi de chants terribles et sanglans comme elles.
Les ptes montèrent à cheval avec la coalition.
Il y en eut, comme Iahn, dont la mission
officielle fut d' exalter les ares, ce qui
rappelait les anciens bardites. Aux inventions
p43
de la métaphysique succède une psie poudreuse
qui court plus vite qu' un cheval de bataille, qui,
elle aussi, fouille de son pied la vieille glèbe
de l' Allemagne, qui vomit le feu de ses naseaux
sur l' herbe de Lutzen, qui hennit avec la
trompette, qui a la voix argentine d' une baguette
de fer dans un fusil de tyrolien. Que d' hymnes
gors de poudre, que de joyeuses ballades
flamboyèrent dans la mitraille ! Que d' iambes
intrépides se dressèrent debout, tout en feu, à la
gueule des canons ! Alors les balles enchantées
sifflaient comme des esprits dans l' air ; les
sabres souriaient au soleil comme l' écharpe d' une
fée du Hartz ; les poitrails des chevaux
écumaient comme un flot noir du Danube, et les
banderolles des lances se baignaient dans la rosée
du soleil de Leipsick ! Qui dira sormais que la
réalité manque à cette poésie ? Au contraire,
elle en est plutôt enivrée : elle a bu du meilleur
de notre sang. C' est un autre vertige. Elle est si
p44
bien à la merci des événemens, qu' elle est
elle-même un clairon dans la mêlée ; et la balle
qui frappe Koerner au front, à l' heure il
finit le chant du glaive, acve de donner à
l' art son baptême de feu.
Uhland est le Béranger de l' Allemagne. Quoiqu' il
touche encore à l' époque que nous venons de franchir,
son inspiration a déjà changé de caractère. Il est
venu le soir de la bataille des géans. Le bruit
est déjà évanoui, l' herbe est déchée, l' ée
est essuyée, la lutte est achee. Il recueille
sa foi de pèlerin pour la prière avant la fin du
jour. Pieux et agenouillé dans sa victoire, c' est
l' ange de Novalis au bivouac ; il chante
l' affranchissement du sol, la fête des deux
jumeaux, le Danube et le Rhin, la joyeuse moisson
qui germe dans le sang. Il
p45
lèbre la renaissance de la nature, comme si
elle avait été elle-même stérile et enchaînée,
en Allemagne, dans les plaines de trèfle, pendant
tout le temps de la conquête ; mais l' originalité
de ce poète est plus profonde. L' enivrement de
l' orgueil national se voile dans son âme sous
l' humilité d' une vieille ballade populaire : il
recèle le sentiment du libéralisme moderne sous les
formes et la candeur du moyen-âge ; c' est lui qui
donne aunie ombrageux de notre époque la grâce
des vitraux des croisades, et qui brise contre la
sainte-alliance la lance d' un sonnet féodal. Ce
prétendu démagogue de 1819 est en réalité un
vassal de Rudolphe qui chante sa chanson sous le
prunier sauvage et sur la tour ruinée de son
seigneur. Il est en poésie ce que Cornelius est en
peinture ; et ils représentent tous deux fort bien à
leur manière l' état actuel de l' Allemagne, qui
cache aussi, des sympathies si nouvelles et une
destinée si jeune sous la vieillesse des
institutions et des formes politiques.
Je remarque, à cet égard, que la liberté a penché,
en Allemagne, vers les souvenirs du
p46
moyen-âge, autant qu' en France elle s' en est
éloignée avec antipathie. On était là carlovingien,
comme chez nous on était bonapartiste. On portait
là, pour signe de ralliement, après la
restauration, les boucles des rois chevelus de la
premre race, comme, chez nous, on ramassait
sous la botte de Napoléon la violette du 20 mars.
Ce que l' on appelait démagogues dans le nord,
était une espèce de sectaires de nationalité
féodale, gens de religion et de foi enfantine,
vrais pèlerins d' armées, bons chrétiens, tous
chargés de la ferraille du vieil empire
germanique, toujours chantant, souvent priant, et
qui portaient le poil fauve de Barberousse. Ainsi
affublés, ils eussent fait horreur à un
carbonaro du midi ; et pourtant, sous ce
déguisement, on sentait l' instinct profond de
leur pays. Pour se venger de sa longuefaite
depuis la forme, l' Allemagne était obligée de
remonter jusqu' au moyenge. C' est là, dans la
pompe de son empire écroulé, qu' elle s' encourageait
au sentiment renaissant de son unité, et que son
ambition allait chercher de quoi s' exalter et se
rassurer. Elle veillait, aps mille ans, ses
vieux Othon dans leurs caveaux aussi
p47
vite que nous, notre empereur de Sainte-Hélène.
Elle mettait de l' érudition dans son complot, de
l' arcologie dans son émeute ; et il n' était pas
plus difficile à son patriotisme savant de
déterrer en secret les aigles de Charlemagne, et
de faire de la sédition avec le treizième scle,
qu' à nous, d' évoquer lamoire du soldat d' Arcole,
et de garder sous nos chevets le drapeau de l' an x.
Me voici au moment de prononcer un nom bien peu
connu de ceté du Rhin, et si plein pourtant
de génie et d' audace, qu' il ne faut pas un faible
effort pour en parler sans passion. Celui-là a
reçu évidemment une puissance titanique. La
nature l' a armé tout d' abord pour un duel avec
son propre pays. C' est lui qui a ru la mission
de jeter pour jamais dans l' arêne cette masse
inerte de l' Allemagne, et de museler le monstre.
Il l' enchante, il le séduit, il le blesse, il
l' aiguillonne, il le désespère, il le terrasse, il
le foule aux pieds, il s' en fait haïr, il s' en fait
dévorer ; c' est le tauréador qui va chercher dans
les bois le buffle germanique. Il l' amène tout
saignant à la lice de l' Europe, il le harcèle, il
se met à sa merci, il en meurt ; mais le taureau,
p48
une fois déchaîné, n' ira plus ruminer sous son
frêne la vieille glèbe du passé. Goërres est
l' apôtre et le martyr du panthéisme. Partout où
un principe succombe il se met à sa place, pour
le soutenir et se faire écraser sous ses ruines. Il
traite les idées comme les chevaliers traitaient
les veuves et les orphelins. Il les prend sous sa
protection, dès qu' il les voit assez nues et
délaissées ; peuples ou rois, il ne les connaît
plus dès qu' il les a couronnés. Il est jacobin,
absolutiste, prêtre, magogue, papiste,
ultramontain, patriote, selon que l' une de ces
causes faiblit, et tout cela avec le même
emportement. C' est un ros qui épuise dans son
ame les passions sociales et cosmopolites, comme
d' autres font des passions individuelles, avant de
remonter tout vivant à son Dieu le plus abstrait,
p49
et cependant, le plus éblouissant qu' un pte
ait chan. Pas un homme dans son pays n' a plus
souffert et n' a été plus haï au nom de la
liberté. Par une combinaison que l' on ne peut
rencontrer ailleurs, il unit l' énergie d' un
montagnard de la convention aux illuminations
d' un alexandrin ; il tient de Danton et de
Plotin. Pendant huit ans, il a été mis par la
sainte-alliance au ban de l' Allemagne ; et c' est lui
qui disait, dans son patriotisme asiatique, en
parlant de l' infidélité de l' Alsace : " brûlez
Strasbourg, et ne laissez subsister que la flèche
de la cathédrale pour éterniser la vengeance des
peuples allemands. " à cette imagination roïque,
le mouvement de l' invasion avait apparu comme
le signal d' une nouvelle ère sociale pour le genre
humain. Mais, de cette épopée sanglante, quand
il vit sortir la monarchie constitutionnelle ;
quand il vit que ces ares, qu' il avait exaltées
si haut, n' avaient rapporté de toutes leurs
batailles que ce prosque plagiat et ces couronnes
éphémères, et qu' il fallait que l' Allemagne se
mît encore une fois sur sa porte à mendier dans
sa politique le pain du reste de l' Europe ; alors
il répudia ces demi-libertés,
p50
il jeta le gant à ces bourgeoises conquêtes dans
lesquelles s' entravait et se naturait à ses
yeux la mission de son pays. Les querelles du
régime représentatif et sa chétive condition ne
lui semblèrent qu' un jouet pour amuser un moment
les grandes destinées de l' Allemagne. Retrouver
et refaire, après Luther, l' unité des races
germaniques, les pousser de nouveau dans l' histoire,
comme un cavalier tout armé, c' était là, pour lui,
toute la question. Mais quel serait le lien de ce
faisceau de langues et de peuples ? étroite et
impuissante, la royauté constitutionnelle divisait
tout, morcelait tout. Un principe religieux
pouvait seul rassembler pour toujours ces membres
des fils de Cadmus semés sur chacune des grandes
routes de l' Europe ; quel était donc ce principe ?
Goërres crut qu' un catholicisme renouvelé à la
source des traditions du genre humain aurait
cette puissance. Dès cette heure, il se mit en
guerre avec tout le présent. Il fit le procès à la
forme qui avait divisé son peuple, et au
libéralisme qui avait achevé la réforme ; il
conçut au profit de l' Allemagne une papauté
volutionnaire, qui, assise sur le corps
p51
de l' Autriche, exercerait, pour le nord, cette
puissance de cosion que la papauté du moyen-âge
avait exercée sur le midi ; il provoqua une
dictature nationale ; il appela dans l' avenir une
restauration religieuse, un Napoléon mitré, un
Luther oriental, pour détruire l' oeuvre du saxon.
Entre ses mains, la liberté allait se perdre dans
la foi, comme chez nous, elle s' était un jour
perdue dans la gloire. En voyant autour de lui tous
les peuples entamés au dedans, et qui se livraient
au premier occupant, il voulut, à la manière
d' un législateur asiatique, murer le génie de
l' Allemagne. Avant de l' envoyer, novice et
imberbe, à la conquête de l' avenir, il l' aurait
volontiers, comme Moïse, amusée quarante ans
dans le désert, pour la plier à sa discipline. Telle
est l' idée politique de Grres, idée qui pèche
plutôt par le manque que par l' excès d' audace.
Que sert de déchaîner l' orgueil national pour
lui dire : courbe ta tête sous l' aube du vieux
catholicisme ! Cet homme s' en va, comme le mtre
des Huns, à la rencontre de Rome, et il manque
aussi sa fortune, au même endroit, pour avoir
tourné bride devant la crosse du chef de la
p52
ville des morts. Qu' a-t-il donc vu pour s' arrêter
si vite ? Quand il fallait êtreformateur et
propte, et qu' il en avait le coeur, qui lui a lié
la main ? Dites-moi, vous qui le savez, quelle
merveille est cace sous cette ruine de l' église,
puisque des hommes, tels que celui dont je parle,
ne la peuvent toucher sans défaillir. Voilà
Goërres, le fier sicambre, qui a vu le Vatican.
Il a plié le genou, lui, l' audacieux ! Désormais
sa fortune est détruite ; personne ne le connaît
plus. Il s' en va seul, il retourne seul en arrière,
sans étoile et sans guide, lui, hier encore, si
vanté, si aimé, si idolâtré, aujourd' hui si
connu, si délaissé par son propre pays, qui ne
pardonne, pas plus que le monde, à qui le sert,
l' exalte, le trouble ou le ruine à demi.
De tous les écrivains de son pays, Goërres
est peut-être celui qui est le plus allemand sans
lange. On peut retrouver dans Goethe la clarté
limpide de Voltaire, dans Herder le repos de
Buffon. Les chefs de cette école se sont tous
appliqués à morer, par l' art, l' exubérance de
leur langue virginale. Goërres est un des
premiers qui ait mis son effort à exagérer encore
cette
p53
inculte inpendance. Emporté par un idiome
indompté, qu' il ne conduit plus, qu' il negit
plus, ne fermez pas la barrière à ce Mazeppa
avant qu' il ne soit rentré dans le royaume des
ves et de la poésie sauvage de son peuple au
berceau. La végétation sordonnée d' une forêt
primitive, où tout germe, tout meurt, où tout
s' entasse à la fois, les troncs blancs des cnes
centenaires, les palmiers nés d' hier que la
fourmi courbe sous son pied, les carcasses des
crocodiles et des serpens duluge, peut seule
donner l' idée de son style. Quand cette langue
du chaos veut expliquer les intéts actuels et
ceux de la civilisation moderne, l' impuissance où
elle est de se discipliner fait trop éclater son
impuissance à se conformer à son époque ; mais,
quand Goërres raconte, comme il fait presque
toujours, les âges roïques de l' humanité, alors
cette voix de géant sort du fond me du sujet.
Cette langue est, pour ainsi dire, ciselée à
l' image d' un massif d' architecture gothique. Sans
se briser, sans s' interrompre nulle part, elle
couronne chaque mot d' ornemens et d' arabesques ;
elle s' enracine partout ; elle s' épanouit et
s' effeuille
p54
partout ; elle se noue en faisceaux sur ses piliers ;
elle grimpe, elle descend, elle remonte sans
jamais se fixer entièrement ; et, quand le pte a
bâti ainsi son monument d' une seule pierre, et
presque d' une seule phrase, la pensée s' échappe
à la fin des voûtes et des arceaux de sa parole,
comme la voix d' une cathédrale.
élevé dans la philosophie de Schelling, Grres
l' a appliquée à l' histoire, comme Oken aux
sciences naturelles. Dans son panthéisme
orthodoxe, il recueille les traditions de tous les
temps, soit chtiennes, soit païennes, pour s' en
faire une bible nouvelle. Son histoire des cultes
de l' orient est une oeuvre d' art et de divination
bien plus que de science. Je ne connais aucun
livre qui soit plus rempli de l' enivrement de la
nature. L' auteur a la marche triomphale du
Bacchus indien, et porte dans sa main la grappe
cueillie au cep de la vigne mystique. Il fait
apparaître les religions de l' Asie primitive,
chacune à son tour, avec les instincts et la
physionomie de son climat. Il y en a qui bondissent
enflammées dans leurs hymnes avec les lionnes de
l' Iran, d' autres qui rampent sur l' autel, autour
des canlabres, parmi les serpens
p55
de l' Abyssinie, d' autres qui hennissent altérées
d' avenir dans leurs propties, et qui, avec
le cheval de Juda, frappent de la corne de leurs
pieds la terre promise, d' autres qui s' accroupissent
pour l' éternité avec les sphynx et le boeuf
mugissant du Nil. Ce n' est point l' orient nf et
matinal, qui se lève de sa couche, comme un enfant
dans la première nuit de l' univers, pour appeler
son re. C' est un orient transfigu par la
philosophie, un orient ressuscité de son pulcre,
pour expliquer son enfance par sa vieillesse,
son éden par son Alexandrie, son berceau par
sa tombe. Tous ces cultes qui se suivent à des
siècles d' intervalle, forment entre eux une
procession infinie qui va à la même fête, et un
catholicisme païen qui chante par des voix de
peuples son hosannah dans la basilique de l' Asie.
Liturgie sublime, lorsque, dans le temple de
l' univers, les empires se lèvent, les mains jointes,
et s' agenouillent sur leurs ruines, comme des
diacres à l' autel ; que Babylone met sa mitre d' or
sur son front ; que Bactres secoue sur sa montagne
l' encensoir de diamant, que l' égypte s' assied
pour prier bas sous son dais de granit, que la
Chaldée
p56
me autour d' elle ses dieux à pleines mains,
comme un lévite sème au loin les marguerites et
les roses de sa corbeille sur le chemin du prêtre.
Ces religions en se succédant, bénissent, dans la
terre d' Orient, le seuil où passe le genre humain
pour entrer dans l' histoire, comme on nit les
trois degrés de pierre et le porche d' une église. Le
soleil d' Asie est le calice de vermeil qu' un bras
tient haut lependant la fête sur la tête courbée
de l' Arabie et de la Perse. L' infini se cache
dans la nue, le ptre sous son aube. Que les
éperviers du Nil sur leurs obélisques, que les
licornes de l' Euphrate en soient témoins ! Le
sacrifice avance. La Judée est la victime. La
voilà immoe sur son Liban. Rompue et partagée
comme un pain d' expiation, que chacun goûte
l' hostie, et se divise les reliques ! Et maintenant
la fête est finie ; l' Orient lève sa tente.
Ninive et Babylone, rendez vos habits d' or et
vos aubes brodées. Ecbatane et Persépolis,
dépouillez vos manteaux empourprés et vos mitres
de diamant. Passez, tombez, croulez, et si
quelqu' un vous demande : qu' avez-vous fait du
dieu ?pondez par un soupir de vosserts.
p57
La nature, qui a ouvert au nord le large horizon
de l' Allemagne, où les sociétés modernes se sont
trouvées à l' aise pour vider, sur les champs de
bataille, leurs différens politiques, a voulu
aussi, ce semble, que cet horizon servît de
champ-clos pour une grande épreuve des opinions
et des philosophies humaines. Tant que les
doctrines qui en ce moment y sont aux prises,
ne firent que commencer à croître, jeunes et
inoffensives, prenant chacune peu de place, elles
curent ensemble sans querelles. Long-temps elles
purent croire qu' elles continueraient de grandir
ainsi en paix sous l' étendard du panthéisme. Mais
à mesure qu' elles se veloprent, chacune
suivit son humeur et marcha à sa guise. Dans ce
pays de repos, ce n' est plus aujourd' hui que
froissement de croyances qui s' usent l' une par
l' autre, que conflit de renommées qui en viennent
aux mains, que systèmes blessés au coeur, que
théories défaillantes, que docteurs qui ferraillent.
Le catholicisme est désarmé par le protestantisme,
le protestantisme par le piétisme, le piétisme
par le rationalisme ; cercle fatal au-dedans
duquel on
p58
ne peut faire un pas sans marcher sur un mort.
Toutes les opinions humaines se sont don
rendez-vous là, comme dans une Alexandrie
moderne, pour éclater chacune à sa manière, et
rendre un dernier combat. Parvenu à son plus
haut faîte, l' édifice tout spirituel de la vieille
Allemagne s' écroule sans fracas. Lui-même, il
disperse sa poussre aux quatre vents,
poussière, non de mort, mais de vie ; non de
matière, mais de pensées ; poussière d' idées que
le Dieu de l' humanité recueille pour en former
un nouveau monde.
avril, 1832.
p59
iii poésie.
(suite.)
dormez-vous, ou veillez-vous, ma soeur ? C' est
ce que nous sommes toujours tentés, en France,
de demander à l' Allemagne. S' est-elle assoupie
cette fois pour cent ans dans sa forêt, cette belle
au bois dormant, puisque personne n' en a plus
de nouvelles ? N' a-t-elle plus de noms à nous
apprendre, plus de rêves, plus de fantômes sur ses
balcons, plus de systèmes, plus de poëmes, plus de
chants à murmurer à l' oreille de la vieille
société qui se file son linceul ? Hier encore,
pendant que
p60
la France, cette bonne ouvrière, faisait sa rude
tâche dans la paix et dans la guerre, sans prendre
une heure de repos, et qu' elle trempait son sillon
de son sang et de ses larmes, au loin, surtout en
Allemagne, le choeur des poètes ne se taisait
jamais. Pour nous fortifier, de loin à loin,
arrivait jusqu' à nous une humide brise toute
chargée de leurs chants. Chaque année nousvélait
une gloire nouvelle. Une fois, ce fut Ossian,
et celui qui l' accueillit le mieux s' appelait
Napoléon. Une autre fois, à la fin d' une longue
joure, ce fut Schiller, puis à la fin, Goethe.
Pendant quelque temps, nous pûmes croire que la
liste de ces noms ne serait jamais close ; et,
pour ma part, je me rappelle que, bien jeune,
quand je passai la frontière, sous chaque arbre
et sous chaque buisson de la Forêt-Noire, je
m' attendais à trouver un pme tout entier. Auprès
de combien de sources ai-je passé des heures sans
fin, dans l' attente d' un fantôme qui ressemblât
à l' ondine de la romance du pêcheur ! Sous les
amandiers en fleurs du Necker, je n' ai jamais
entendu une voix de fille que je n' aie reconnu
Marguerite, Claire, Mignon, et surtout là-bas,
à ses joues si les, Lénore de la ballade
p61
de Burger. Tous cesves ptiques vivaient
réellement pour moi. Je les croyais réunis en
nombres inépuisables dans chaque village de
l' Odenwald ; et je ne frappais pas à une porte de
la Bergstrasse sans penser que c' était là une de
ces portes d' ivoire d' le poète faisait sortir
les songes qui remplissaient alors le monde.
Encore une fois, en est-ce fait vraiment ? Le
nord nous a-t-il envo tous ses rêves ? Ne
recèle-t-il plus un seul nom, plus un seul songe,
plus un fanme d' amour ? Ne verrons-nous plus
passer sur notre route un de ces voyageurs qui ne
touchaient pas la terre, qui s' appelaient Scott,
Byron, et qui nous apportaient leur coupe pleine
des larmes d' un autre climat ? Ou bien seulement
est-ce un signe qu' il est temps pour nous de ne
plus compter que sur nous-mêmes, que nous n' aurons
plus d' abri pour nos rêves, hors ceux que nous
bâtirons nous-mêmes, qu' il faut vivresormais
de notre propre substance, et que le monde est
déjà las de nous pter ses ombres ?
Si je regarde duté de l' Allemagne, la
tristesse me saisit au coeur, et l' envie me prend
de
p62
poser jà la plume ; car voilà ce grand pays,
celui de la foi et de l' amour, devenu à son tour
le pays du doute et de la colère. Ce serait une
longue et cruelle histoire que celle du doute
chez un peuple que la divinité a si bien rassas
d' elle-même qu' il n' en veut plus goûter ; le
mysticisme est pour lui ce qu' a été pour nous
le scepticisme. Il faudrait montrer les efforts
de ce peuple pour se retenir dans sa chute, et
pour flotter encore dans ses vagues croyances
avant de se noyer sans retour. Les mêmes combats
que Luther a soutenus pendant ses insomnies,
la tête sur son chevet, criant, pleurant,
soupirant, haletant, l' Allemagne les a supportés
à son tour, sur sa couche, dans cette longue
insomnie de gloire qui commence par Frédéric, et
qui finit par Goethe ; car ce n' est pas en une
heure qu' elle est devenue ce qu' elle est
aujourd' hui. Avant d' arriver à l' indifférence de
tous les cultes, elle les a tous éprouvés. Elle
a offert à chaque chose son adoration ; et dans
cette chute du ciel sur la terre, tout lui a
manqué et a croulé à la fois. Quand la lettre des
croyances a vieilli, elle en a relevé l' esprit,
et l' esprit,
p63
déjà ruipar le mysticisme, a fléchi à son
tour. Quand sa foi a achevé de défaillir, elle s' est
convertie à la philosophie ; c' était le temps de
Fichte et de Schelling ; puis ce terrain miné a
croulé dans le nihilisme de Hegel, et il a fallu
se faire un autre dieu. Il y a eu aussi un temps
le patriotisme servait de religion, l' on
priait dans la bataille, où la foi se retrempait
dans le sang, le te deum de Leipsick
remplissait la nef du Dieu des armées ; et cette
foi, la plus facile à garder, s' est promptement
dissipée avec la fue des bivouacs. Restait le
culte de l' art. Celui-là avait toujours conservé
son église. Mais Goethe, le dieu qu' elle
adorait, l' a détruite lui-même. Ainsi l' Allemagne
a porté le scrupule dans le doute aussi loin
qu' elle l' avait porté dans la foi. Elle n' est
point tombée, comme d' autres, en un jour, par une
chute précipitée, mais par une infinité de chutes
et de courbes toutes formulées d' avance. Elle
descend processionnellement dans le néant et
scientifiquement dans le doute. Ses catdrales
sont usées, non par le temps, mais par la prière
et par les genoux des hommes. Elle met à leur
p64
front le bandeau du mysticisme, comme on
ceint de fleurs d' hiver le front des vierges
défuntes. Ainsi, par une autre voie, elle est
arrivée au point où le monde l' avait précédée. Et
maintenant, malgré la difrence des langues
et des mots, l' Europe entière peut se vanter
de vivre sous le même toit, c' est à dire dans le
me vide ; et les voilà désormais toutes trois
assises par terre, comme dans la scène de
Richard De Shakspeare, ces trois reines du monde
moral, la France, l' Allemagne, l' Angleterre,
toutes trois tombées par des chemins différens
du même trône de religion au mêmeant, de
la même foi au même doute, du même ciel à la
me terre, toutes trois s' entre regardant l' une
l' autre, à moitié hébétées, sans leur Dieu
accoutumé, elles, si différentes de destinées, si
semblables de misère, et toutes près de se donner
la main au fond des mes ténèbres.
En France et en Angleterre, le doute a pous
son cri le plus éclatant par l' organe de Voltaire et
de Byron. En Allemagne, on n' a point connu ce
brusque déchirement qui ailleurs a arraché de
si étonnantes plaintes. Le noeud des croyances a
p65
été lentement dénoué ; la psie a tenu long-temps
la place de la religion. L' église était tombée, mais
on avait gardé l' hymne. Novalis chantait dans la
nuit ; et le moyen alors de croire que la ruine
fût irréparable quand la voix qui l' habitait était
encore si mélodieuse et si jeune ? C' est ainsi que,
remplaçant toujours la foi par l' art et l' idée par
l' image, et le dieu par son ombre, l' Allemagne
a pu, sans secousse, endormir son passé et
l' ensevelir sans douleur.
Au fond, ses deux communions, le protestantisme
et le catholicisme, s' entre aident l' une l' autre
à mieux rir. Elles se prêtent l' une à l' autre
leurs doutes, leur foi, leurs églises, leurs
berceaux, leurs tombeaux. Sous le même toit, elles
naissent, elles vivent, elles prient, elles meurent.
Elles mêlent ensemble leur absinthe dans le me
calice. Elles ont me croix, me linceul. Et
quand leur haine, par hasard, se rallume, elles
disent à la raison humaine, avant d' en venir aux
mains, le mot des gladiateurs à l' empereur : ceux
qui vont mourir te saluent !
Cet esprit de conciliation dans la mort n' a
jamais mieux paru que dans Goethe. Voilà un
p66
homme qui enferme en lui toutes les incertitudes
de l' homme moderne, et qui n' en laisse rien
paraître. Il n' attaque rien, il ne défend rien. Il
traite toutes les croyances et tous les
enthousiasmes comme ces momies qu' Aristote
recevait d' Asie, et qu' il classait dans son
académie. Lui aussi, classe tous les cultes et
met tous ces morts en face l' un de l' autre. L' infinité
du doute se cache en lui sous l' infinité de la foi.
Sa philosophie est en apparence le contraire de
celle de Voltaire ; dans la réalité, elle en est
la conquence. Il n' exclut rien. Il admet
jusqu' au moindre fantôme ; et cette universali
de la croyance est en même temps l' universalité
du scepticisme, et de cette affirmation sans
borne naît l' absolue négation. Voltaire arrivait
au néant par l' analyse, Goethe par la synthèse ;
c' est le lieu où leur pensée s' unit, et il valait
bien la peine, vraiment, que ces deux noms et
les deux peuples qu' ils représentent se fissent si
long-temps la guerre pour si bien s' entendre en
cet endroit. Car Goethe n' a pas appris seulement
à l' Allemagne à se connaître elle-même ; il lui
a fait connaître tout ce présent qui s' agitait
autour d' elle. Il l' a jetée sur le chemin
p67
des révolutions modernes. Il lui a révélé son
doute, dont elle voulait douter encore. Il a
divulgué le secret de sa foi chancelante, qu' elle
aurait long-temps caché dans sa retraite mystique.
Comme l' esprit de l' abîme, il a dit tout haut dans
l' église à cette Marguerite agenouillée, le jour
du dies iroe : t' en souviens-tu, Marguerite,
quand tu croyais ce que tes lèvres murmurent et ce
que ton coeur sire ? Quand ton Luther ne
t' avait pas encore trompée, et que jeune et pure
comme ton espérance, et souriant au Christ
enfant, tu priais, soir et matin, sur les dalles
de ta cathédrale de Cologne ? C' est là ce qu' il
lui a dit de mille façons, tant en prose qu' en
vers, et ce que le monde a entendu. Depuis ce jour,
elle est entrée dans la grande société des nations
sceptiques. Elle est sortie de son purnacle,
et la voilà à son tour dans lae du siècle.
Bien des voix, sans doute, se sont élevées contre
le grand poète. Bien des efforts ont été tentés
par elle pour retourner en arrière vers son passé.
Mais tout est inutile. Il faut avancer, n' importe
vers quel abîme. Elle a mis le pied hors de ses
croyances ; elle n' y rentrera plus. L' esprit
moderne
p68
l' a saisie. Il l' entraîne là où nous nous
poussons l' un l' autre. C' est le noir chevalier qui
a enlevé sa Lénore. Il faut à présent, que, sans
tourner la tête, elle se laisse emporter par ce
froid génie du siècle vers l' autel inconnu où
nous la devançons.
Goethe avaitvélé à l' Allemagne le doute
qu' elle voulait se cacher ; mais cette révélation
fut long-temps repoussée. On s' obstinait à y voir
l' état intérieur d' une ame, non la confession d' un
peuple. On accusait le poète, on absolvait le
pays. Il fallait bien du temps encore et de
rudes secousses pour avouer que l' homme, ici,
c' était la nation tout entière. L' école critique
des Schlegel servit à déguiser le mal et à
l' assoupir à sa surface. Ils endormirent, à
proprement parler, l' Allemagne d' un sommeil
magnétique, pendant lequel pasrent autour d' elle,
sans lui tirer un soupir, l' invasion, les
volutions, et tout le bruit des éperons de
Napoléon. Pendant ce rêve de quinze années, tout
l' effort de ce pays fut de separer du présent,
et de détourner ses regards de sa blessure
saignante ; tous les temps furent essas et
parcourus, hors celui l' on vivait.
p69
Ce fut, mais sous des formes plus originales,
quelque chose de semblable au mouvement de la
France sous la restauration : la vie publique
latente et morte en apparence, une littérature
signée et mystique, la poésie prenant le voile,
et se coupant ses longs cheveux, un complet
détachement de tout ce qui tenait au monde,
une fon particulière de ranimer ses souvenirs,
et de les interrompre à l' endroit ils
deviendraient amers, un vol audacieux dans l' infini,
pour échapper à la misère présente ; à tout
considérer, une manière de se créer une liberté
dans la gloire, et de passer triomphalement
sous les fourches caudines. Les ptes entraient
alors au cloître avec Werner, ou du moins ils se
convertissaient avec Stolberg, F Schlegel et
Adam Muller. Celui qui resta à la porte de cette
petite église, et le seul dont l' engagement avec
le monde ne parut pas brisé, fut Louis Tieck. Il
conserva le doute nécessaire pour railler des
fantômes ; il fustigea des ombres, et crut
laisser les vivans dans la paix. Il joua avec le
scepticisme naissant, et il semblait oublier que
les griffes et les dents du monstre finiraient
par
p70
grandir. Au sein du vieil art germanique, il
introduisit le persiflage ; et parce qu' il l' avait
revêtu de formes candides, il crut qu' il en était
le mtre, que le sourire ne dépasserait pas les
lèvres, que le doute ainsi or perdait son venin
et que le coeur au moins ne saignerait jamais de
sa morsure ; et cependant, alors que la terre
tremblait du bruit de la convention et des marches
de Napoléon, c' était déjà en soi une ironie assez
amère, que tout ce peuple enivde la coupe
de la table d' Arthus, et cette poésie
carlovingienne, et ces sylphes, et cesves, et
ces fées imprévoyantes, qui, si on les eût
regardées de ps, auraient secoué de leurs ailes
la poussière de Iena, de Wagram et
d' Austerlitz.
Il y eut alors un homme qui fit ouvertement une
plaie bien plus profonde au coeur des croyances,
et qui, malgré lui, en avança beaucoup la ruine.
Je veux parler du paysan Voss, qui se rua en
ritable anabaptiste contre le principe sur
lequel reposait alors toute la pene allemande.
Il n' attaqua pas en face la philosophie
idéaliste de son époque ; ses coups ne portèrent
pas si haut ; mais il la poursuivit avec
acharnement
p71
dans ses applications à la science de l' antiquité.
Il ne voyait pas, qu' en détruisant le principe
du symbole, il détruisait en me temps toute
la vie allemande. Il y eut un moment où son
pacifique pays ne retentit que de ses imprécations
contre les théories de Creuzer sur la
mythologie ; et dans son paganisme puritain, il
déchaîna en effet plus d' une émeute, au nom de
Saturne et d' Osiris. Cet homme apportait dans
la science une verdeur de passions qui, ailleurs,
ne se trouve que dans la fièvre des assemblées
politiques. C' est qu' au fond, sous cet appareil
scolastique, la question était grande et
imminente ; et c' était du présent qu' il
s' agissait dans ce passé de six mille ans.
L' instinctvolutionnaire se glissait, sans le
savoir, sous ce masque d' antiquité ; le
protestantisme et le catholicisme se retrouvaient
tous deux sur le terrain de la mythologie, et
vidaient là encore une fois leur querelle. Ce
grand système de l' érudition allemande, où chaque
ve avait trouvé sa place, les superstitions du
génie qui décoraient tout cet ensemble, comme
un peuple de statues dans leurs niches ; cette
poésie plus vraie
p72
que l' histoire, s' ébranlèrent sous la critique de
Voss. Autant qu' il put, il fit de la science
allemande un temple protestant et non plus une
basilique aux mille voix. Ce renverseur d' images
ôtait au passé sa poésie, et il ne voyait pas que
par là il tuait le présent. Il ne sentait pas que le
génie de son pays est frère dunie platonicien,
et que ruiner Alexandrie c' est ruiner
l' Allemagne. Il voulait les moeurs des vieux
temps, et il n' en voulait plus la foi ; il ne
s' apercevait pas que les cathédrales qui servent
d' abri au protestantisme ont leurs fondemens
pos sur les basiliques grecques, les basiliques
sur les temples, les temples de Grèce sur ceux
d' Orient, et qu' ainsi l' on ne peut renverser
l' une de ces assises sans que l' édifice infini
de la foi humaine ne s' écroule enme temps. Il
n' avait point de repos qu' il n' eût disperces
fondemens primitifs ; et il ne voyait pas sur sa
tête les cathédrales qui se penchaient et
tremblottaient comme des ts de vaisseau dans
l' orage, et menaçaient de l' écraser dans leur
chute. Et quand il avait dépouillé à son aise
l' imagination allemande, il relisait son idylle
de Louise, et il vivait là en repos et
p73
sans remords, parmi ses longs hexamètres tout
parfumés de fleurs de tilleul, sans s' inquiéter
du lendemain.
Cependant le mal ne s' arrêtait pas là ; il gagnait
la philosophie, et par elle il entrait au coeur de
l' Allemagne. La philosophie de Schelling, qui
avait régi naguère les destinées de ce pays, ne
se sentait plus le coeur d' avancer. Après ses
tentatives, déconcertée et défaillante, elle
rentrait toute confuse dans le cercle du
catholicisme, et ne voulait plus en sortir.
L' idéalisme se sentait périr et demandait à se faire
absoudre par le dogme. Une science mourante, une
foi mourante, liées ensemble, et qui cherchent à
se ranimer l' une l' autre ! Encore une fois
l' histoire d' loïse et d' Abeilard qui
s' embrassent dans leurs tombeaux. De l' école la
plus hardie en apparence sortait ainsi le plus
grand effort pour conserver la vie au sein de la
papauté. Baader, Goërres, formés dans cette
école, font la veillée du catholicisme et se
consument à ranimer ce soufle. Ce n' est plus là
une religion, ce n' est plus une philosophie, ni
une poésie ; c' est lebris de tout cela
ensemble ; une science sans nom, une foi sans
p74
nom, une poussière divine. Pour cette poussière,
creusez un grand tombeau ; il faut qu' il puisse y
entrer sans peine toutes les espérances, et les
chimères, et les ves, et le bonheur de la vieille
Allemagne.
Au nord, la philosophie de Hegel est morte
aussi avec son chef, ou du moins elle s' absorbe
dans la science sociale, comme au midi la
philosophie de Schelling s' absorbe dans la
religion. C' est un grand symbole que la
disparition de ces tribuns de l' idéalisme qui
ameutaient tout ce peuple autour de l' infini. Ils
l' ont mené trente ans sur le mont Aventin du
spiritualisme ; et maintenant, il crie qu' il a
faim et soif du monde réel, et il ne sait que
faire pour s' en emparer assez vite.
Dans cette invisible dissolution, les sectes
prennent peu à peu la place de la religion, et les
maximes celle de la morale. Sous mille noms,
piétisme,thodisme, le froid avance et
s' insinue partout. à mesure que l' Allemagne se
fait plus sensuelle, il se forme des codes de
fastueuse austérité. Dans son premier étonnement,
tout lui fait scandale. Elle a quitté la grande
voie de
p75
l' innocence antique ; elle est entrée dans les
détours du scrupule. La pauvre ève se couvre trop
tard de feuillages ; son passé n' en est pas moins
condamné. Un dur méthodisme se met à la place
de la sérénité perdue, et prétend, lui seul,
à force de maximes, conjurer le danger ; il
trouble jusqu' à la mort les ames vierges dont ce
pays est encore plein ; et rien ne montre mieux
la décomposition des anciennes croyances que ces
fantômes de secte qui surgissent ainsi par
intervalle dans la conscience publique.
Tous ces symptômes, il faut le dire, se sont
long-temps dissimulés sous l' effervescence qui a
suivi les guerres de l' indépendance. Les
espérances infinies qui se montrèrent vers ce
temps-là cacrent bien des désenchantemens et des
pertes cuisantes. Les peuples et les rois s' étaient
embrass dans le sang. On s' était fait les uns
aux autres mille sermens, et l' ancienne foi
allemande reparut pour un moment. On crut
quelque temps qu' il suffisait de regarder le ciel,
et que ces larmes du doute, qui avaient semblé
si amères, tariraient dans leur source. Partout
resplendit dans les oeuvres d' art la figure de
l' Allemagne
p76
au moyen-âge, blonde et candide, mais encore
contristée par cette sourde plaie que l' on
pensait guérie. Et je ne sais pas si même
aujourd' hui ces imprévoyans poètes de la Souabe
et de tout le midi ne continuent pas l' incorrigible
lignée des trouvères.
Que tout est chancependant ! Les rois ont
un moment tenu en leur pouvoir la foi, la vertu,
la religion du nord ; l' Allemagne avait placé
sous leur garde sa dernière espérance. Elle avait
versé son dernier philtre dans leurs coupes
vermoulues, et elle leur avait dit : buvez-en
avec moi. Quand ses philosophes sont restés muets,
elle s' était mise à l' école des rois ; et cette
candeur ne les a point touchés, et ils ont eu le
coeur de frapper ce peuple, comme un autre
peuple. Oh ! C' est là une iniquité, je le jure ;
car ce ne sont pas seulement comme chez nous des
couronnes ou des trônes qu' ils mettaient enril,
mais la vieille foi, mais le Christ tout vivant
dans les coeurs, mais la providence dont ils
étaient l' image dans ces ames cdules, mais la
vie du serment encore intacte, mais les morts et
les anges adorés, mais le ciel et l' enfer
chrétiens pris à témoin. Ce n' était pas
p77
seulement des sceptres qu' ils brisaient, mais des
idées qu' ils foulaient, des religions qu' ils
étouffaient, et toute une éternité de pensées, de
traditions, de prières, suspendue à leur parole,
et qui se dissipait avec elle.
C' en était fait, il fallait le reconntre. On
avait cru que si les rois guérissaient, au
moyen-âge, par l' imposition des mains, l' infirmité
du corps, ils sauraient maintenant grir
l' incurable infirmité des ames ; et tout au
contraire, on ne rapportait de leur contact que
des coeurs meurtris et des espérances évanouies :
il fallut changer de langage et renoncer à
l' extase. Les ballades se nourrirent de fiel, et
les sonnets d' absinthe. Au quinzième siècle,
quand le génie allemand eut achevé la cathédrale
de Strasbourg, il sculpta au sommet une figure
satanique pour railler de haut tout l' édifice.
C' était un ricanement d' enfer qui tombait de ce
balcon sur les vierges de pierre, sur les colonnes
et sur les colonnettes, sur les saints dans leurs
niches, sur le pa et sur l' autel, et sur toute
cette impuissance du culte et de la foi humaine.
De nos jours, la poésie ne fit pas autre chose.
Elle
p78
monta au dernier échelon de l' idéalisme allemand,
et commença librement à railler tout ce qu' elle
avait aimé, à aimer tout ce qu' elle avait haï, à
chanter avec Heine, comme le derviche au haut
du minaret, la dernière heure, l' heure de minuit
de ce jour de mille ans du génie germanique.
Sous leur forme insouciante et frivole, les
poésies de Heine ont en effet un vrai sens social.
Il y a trente ans, on les eûtputées impossibles ;
et les imaginations vierges de ce temps-là
n' auraient jamais enduleur cruelle morsure. Il
y a là telles chansonnettes de dix vers qui
portent innocemment dans leurs corolles (car ce
sont de vraies roses de bois) un venin qu' il a
fallu trois siècles au moins pour distiller à ce
deg. Ce sont des fleurs charmantes,
peintes avec l' ancienne habileté de l' art
tudesque, et qui toutes dardent un aiguillon de
basilic. Il y a des sonnets transparens et purs à la
manière de ceux detrarque, au fond desquels
vous voyez ramper le reptile ; des ballades qui
cachent sous leur sourire, comme une femme sous
son voile, leurs tromperies et leurs poisons. Il
y a des cantiques pieux qui vous saisissent
p79
dévotement, et vous bercent d' amour, et vous
poignardent en riant avec un mot satanique ; car
c' est le caractère et l' originalité de ce poète, de
cacher l' amertume et la lie de nos temps sous
l' expression et le miel des époques primitives : le
siècle de Byron sous le scle de Hans De
Sachs. à tous les sentimens d' une société avancée
il donne le rhythme populaire des sociétés qui
commencent ; et cesespoir qui emprunte la
langue de l' espérance, cette mort qui parle
comme la vie, ce berceau qui redevient un tombeau,
ces passions vieillies et rassasiées qui se
meuvent sur le mètre des passions naissantes,
cette candeur et cette corruption, ce miel et ce
fiel, ce commencement et cette fin qui se
rencontrent et s' unissent dans l' étreinte de ces
rapides poëmes, en font autant de petits
chefs-d' oeuvres d' art, de caprice, d' originalité
et d' immoralité.
La plupart des poésies de Heine sont contenues
dans un volume intitulé : livre des chants.
les premières datent de 1817. à cette époque,
le jeune poète appartient à l' école de Schlegel et
de Tieck. C' est d' eux qu' il a appris la forme
populaire
p80
et la naïveté que plus tard il aiguisera contre
eux. Depuis ce temps, l' aiguillon croît et
perce chaque année. Dans ses voyages du Hartz,
d' Italie, et de la mer du nord, tout se
convertit chez lui en un fiel de colère et de
haine. Nés dans des climats différens, ses chants
n' en gardent point le caractère. Il y a de ces
poëmes éclos dans la pure Toscane, sous le soleil
de Lucques, et qui n' ont rien gardé de l' odeur
des orangers ni des myrtes, et ne sentent que
l' absinthe. On dirait que le poison voluptueux des
maremmes s' est insinué dans ses vers ; et
partout sa muse irrite, comme Cléopâtre, l' aspic
caché sous la corbeille de roses. Le pte ne
rencontre pas une jeune fille, pas une fleur sur
sa tige, sans leur adresser un madrigal
phistoplique. Les étoiles ont beau se cacher
sous leurs voiles, il finit toujours, comme dans
les nuées d' Aristophane, par quelque ironique
question qui leur fait pleurer des larmes d' or.
Quand il approche de la mer du nord, c' est le seul
endroit où son ironie prenne quelque chose des
lieux. Elle devient comme eux ample et
colossale ; des nuages de la Baltique, il fait
un linceul
p81
pour rouler et berner les dieux vivans et les
dieux morts, le psent et le passé, et il vous
quitte là sur la grève avec une épigramme : de
sorte qu' en fermant ce livre, si frivole en
apparence, toute la nature semble vide, et le ciel
désert, et tous les fruits du grand arbre de vie
ont été souillés l' un après l' autre d' un noir
aiguillon ; et le ver les ronge.
Ainsi, il est donc vrai, le long monologue de
l' idéalisme a fini par un éclat de rire.
L' Allemagne a bu sa poésie jusqu' à la lie. Encore
une fois son Rhin s' est perdu dans le sable.
Ainsi, un monde entier d' espérances et d' amour se
dissipe en ce moment avec le génie de la
vieille Allemagne, sans que personne ici tourne la
tête pour s' en inquiéter. , près de nous, mille
fantômes s' évanouissent sans bruit, comme ils
étaient nés sans bruit. Ces divins rêves, auxquels
manque le souffle, ont vécu leur vie rapide. Tout
à l' heure un univers va s' engloutir sans réveiller
seulement l' oiseau dans son nid.
Que veulent donc ces accusations parties
cemment de Vienne et d' édimbourg contre la
poésie de la France actuelle ! Croit-on que nous
p82
serions embarrassées de montrer ailleurs même
misère ? Il s' agit bien vraiment, tant en France
qu' en Allemagne, d' hémistiches et de prose qui
s' altèrent, quand c' est le poëme entier de la
société moderne qui s' en va par lambeaux. Si l' on
veut faire le pros aux fantômes des ptes, il
faudrait au moins que le monde et les pouvoirs
actuels fussent moins fantômes qu' eux. Or, quelle
loi, quelle société, quelle église, quelle religion,
je ne dis pas quel homme, mais quelle institution
qui ne se donne aujourd' hui pour une ombre et qu' on
ne traite en ombre ? Qui a aujourd' hui la
prétention de vivre sérieusement et autrement qu' en
ve ? Qui se figure, par exemple, que nos lois sont
des lois ? Que nos rois sont des rois, et ne voit
pas que ce sont des fantômes qui n' ont que le
visage ? êtres fantastiques s' il en fut, qui
viennent on ne sait d' , dont le plus grand
demeure au plus un jour, qui s' en vont par hasard
et qu' on ne revoit jamais. Dans quelle poussière
les avez-vous pris hier ? Dans quelle poussière les
rejetterez-vous demain ? Vous ne le savez pas
vous-même. Majestés plus chimériques que les rêves
d' Hoffmann, plus rapides,
p83
plus changeantes que les rêves de la fièvre, leurs
couronnes ne sont pas des couronnes ; ce sont
des bandeaux que vous leur mettez sur les yeux.
Leurs sceptres ne sont pas des sceptres ; ce sont
des verges avec lesquelles vous les frappez à la
face. Leurs peuples ne sont pas des peuples ; sans
présent, sans passé, sans nom, sans héritage,
ritables morts revêtus du manteau de la vie,
ils escortent dignement ces royautés d' un jour.
Ne dites donc pas que la psie finit ; dites
plutôt qu' elle seule reste vivante. Rien n' existe
aujourd' hui que ce qui est dans les coeurs. Il
n' est pas une tradition, pas une autorité, pas
une lettre écrite qui ne tombe en cendre, si
vous la touchez de la main. Dans cette
instabilité du réel, l' idée seule subsiste. Elle
seule garde sa couronne éternelle sur sa tête, et
il n' y a ni peuple ni roi qui la lui puisse ôter.
Nous vivons, non pas dans la pensée de ce qui est,
mais dans la pensée de ce qui doit être et de ce
qui sera demain. Ombres que nous sommes, nous
sommes nous-mes un poëme et nous ne le voyons
pas.
p84
Sans doute l' idéal que chaque peuple avait
imaginé se dissipe aujourd' hui, en Angleterre,
en Allemagne comme en France ; car cet idéal
n' était rien que lui-même. Chacun se dépouille
de ses traditions, de son art indigène, et jette
autour de lui cette feuillée de mille ans. Mais
de ces ruines particulières se forme la conscience
du genre humain. Un me génie cosmopolite se
met à la place des génies différens d' idiomes et de
races. Dans cette poétique du monde, toute idée
grandira sans entraves, et le vers et la prose
rajeuniront au sein de la cité nouvelle.
De là, véritablement, la mission du poète ne
fait que commencer. La vie sociale ne s' en est
empaque d' hier, et déil ne peut plus mourir
tranquille dans son lit. Le temps est passé où il
vivait en paix jusqu' à la fin sous son clocher.
à cette heure il faut qu' il quitte, avec Byron,
avec Cteaubriand, avec Lamartine, sa
frontière ou son île. Il faut qu' il supporte et la
pluie et le vent, et le froid et le chaud, et
l' amour et la haine des climats étrangers ; car
son coeur est désormais trop grand pour que ni
ville ni village
p85
le renferme tout entier. Sa mission est d' être le
diateur des peuples à venir. Sa parole
n' appartient plus exclusivement à aucun. Dans
l' intergne des pouvoirs politiques, lui seul
redevient souverain. Il est déle législateur de
la grande fération européenne qui n' est pas
encore.
Le voilà doncsormais seul en compagnie
avec son coeur ; toutes les imitations sont
épuisées ; toutes les réalités sont évanouies ; les
chemins connus ne mènent qu' au désert ; les
vieilles terres ont dontous leurs fruits. Il
faut que ce Christophe Colomb du nouveau
monde idéal s' élance au loin, lui seul, dans
l' océan de sa pensée. Il va, il va, et cet infini
s' accroît toujours. Il va encore, et ce que l' on
appelait terre est à présent nuage ; et ce que
l' on nommait espoir se nomme à cette heure
illusion. Et le peuple qu' il entraîne lui crie :
" retournons en arrière. " -mais lui répond :
" demain ! " -et demain est un siècle. Et malgré
la tempête, il ne pliera pas la voile, avant qu' il
n' ait touché la rive où la vie a sa source et qui
s' appelle éternité.
février, 1834.
p86
iv philosophie et morale.
chapitre i.
un voyageur qui traverserait rapidement
l' Allemagne, trouverait partout un peuple paisible
et laborieux, des lois tranquillement et
facilement obéies, des villes riches ou savantes,
des villages presque aussi beaux que ces villes,
et dans la moindre chaumière une sorte d' élégance
rustique qui épanouirait son coeur. Dans ces
villages, il verrait souvent la même église servir
p87
à des cultes différens, le même cimetière, et,
pour ainsi dire, lame tombe s' ouvrir au
papiste et au luthérien ; au reste, point de
discordes, point de partis, point de plaintes
ouvertes, point de murmures, si ce n' est celui de
quelque grand fleuve qui porte silencieusement
à la mer le produit de l' industrie de cette nation
de philosophes. Ce voyageur rentrerait chez lui,
infailliblement persuadé qu' il vient de découvrir
un peuple de sages, lequel a échappé par miracle
aux tourmentes de l' esprit moderne. Comme
il n' aurait vu extérieurement aucun signe de
changement, il en conclurait que tout est
demeuré en sa place, et que ce point seul reste
fixe au sein des agitations tumultueuses de
l' Europe. Il serait dans une grande erreur.
Une transformation profonde travaille aujourd' hui
les peuples allemands. Cette révolution n' est
point apparente et bruyante comme celles qui
s' opèrent en France, en Angleterre ; mais
il est aussi impossible de la nier, et elle va
aboutir à des résultats semblables. Le vieux génie
de l' Allemagne secompose ; un esprit nouveau
heurte à la porte comme unlier. On n' a point
p88
à raconter des émeutes et des coups d' état sur
la place publique, mais déjà des émeutes et des
voltes dans l' empire des idées et de la
philosophie. La ration spiritualiste s' efface
et disparaît. Un des glorieux lutteurs éprouvés
dans les écoles me disait, il n' y a pas
long-temps : " l' idéalisme se meurt, je suis
content de mourir aussi. " ce mot résume tout le
reste. Goethe et Hegel sont allés rejoindre
Lessing, Klopstock, Schiller, Kant, Fichte,
Herder, ces héros de la renaissance allemande.
L' époque des demi-dieux et desros est passée.
Que va apporter l' époque des hommes !
La France et l' Allemagne, dans les jugemens
qu' elles ont portés l' une sur l' autre, ne peuvent
point prendre pour devise : sans amour ou sans
haine. Au contraire, l' engouement ou l' aversion
les a tour à tour gouvernées. Quand, lasse
du matérialisme du siècle dernier, la France a
voulu y échapper, elle s' est jetée en suppliante
entre les bras de l' Allemagne. Le besoin de se
soustraire à son passé moqueur lui fit adopter,
sans nulle critique, toutes les doctrines
tudesques que de rares communications apportèrent
p89
jusqu' à elle. à mesure qu' une théorie était
abandonnée de l' autre té du Rhin, elle
commençait à ressusciter, puis à fleurir parmi
nous ; et, en fait de système, nous n' adoptâmes
le plus souvent rien que les morts. En sortant
du scepticisme, les esprits, altérés comme dans le
désert, tenrent de s' abreuver aux sources de
l' Allemagne sans se demander si une eau pure
jaillissait en effet de ces rochers, ou si un
trompeur mirage ne nous leurrait pas d' une onde
chimérique. Systèmes, hypothèses, croyances,
traditions, poésie, tout fut admis pour guérir les
coeurs meurtris par la raillerie de candide et
par le matérialisme de la révolution.
Le livre de l' Allemagne fut écrit sous cette
influence. On voit que Mme De Staël est
partout poursuivie par le fantôme ridé de Voltaire.
Elle se pcipite loin de cette tyrannie
railleuse aux pieds des jeunes autels de la muse
allemande. Cet ouvrage est la prière d' une ame
exilée qui demande un refuge dans l' univers
moral ; c' est l' improvisation éolienne de
Corinne au bord du Rhin. Ce n' est pas, on le
sait bien, une peinture exacte et méthodique. Pas
un objet n' est
p90
dépeint tel qu' il est dans laalité ; il est vu
avec trop d' adoration pour cela. Mais cette
adoration même n' est-elle pas un évènement
ritable qui a des rapports avec toutes les
affections de cette époque ? Quelle reconnaissance !
Quelle bédiction ! Quel amour pour ces
doctrines d' idéalisme, même avant d' en connaître
le fond ! Quel cantique d' enthousiasme en se
sentant renaître ! L' exaltation de Mme De Staël
pour l' idéalisme allemand ressemble à
l' exaltation ascétique des saintes pour le Christ
sauveur. Sa langue est quelquefois la même que
celle de sainte Thérèse, car on y sent comme la
vélation d' un continuel prodige. Elle
n' explique nulle part les poètes et les ros de
la philosophie par les causes naturelles de
l' histoire, de la tradition, de la langue. Ces
poètes et ces philosophes semblent, au contraire,
dans son livre, agir, penser, écrire en vertu
d' un miracle intérieur qui n' a lieu que pour eux.
En un mot, c' est la langue de l' amour substituée
aux aphorismes de la critique.
C' est aussi là ce que les allemands n' ont jamais
voulu admettre. Parce qu' ils ne se reconnaissaient
pas dans ce livre, ils l' ont trop souvent
p91
considécomme un tableau de pure fantaisie.
Ils n' ont su comment jouer le rôle fantastique
que cette admiration fougueuse leur imposait,
et ils ont été embarrass par le persiflage mêlé
à leur apothéose. Accoutus à donner peu
d' attention aux ouvrages écrits par des femmes,
l' arrivée de Mme De Stl au milieu des écoles
taphysiques leur a paru long-temps un scandale ;
on s' aperçoit trop par les correspondances
posthumes qu' ils n' ont vu très clairement en elle
qu' une bonne femme, die gute fraü, dont ils
agréent la passion avec une complaisance
débonnaire.
Sous la restauration, la France continua d' étudier
avec vénération et soumission profonde la
philosophie et la poésie allemande. Ce fut la
scène de l' étudiant chez le docteur Faust. On
imita, traduisit, compila, et de nouveau on
compila, traduisit, imita. De temps en temps,
l' Allemagne tournait doctement la tête du côté de
cette pauvre France qui rentrait à l' école comme
une petite fille. Rarement la pédagogue se
montrait satisfaite de son élève. Deux ou trois
signes au plus d' une satisfaction protectrice
laisrent
p92
penser qu' elle ne sapprouvait pas les labeurs
de cette innocente, et qu' avec du temps, et force
férules, injonctions et admonitions, elle ne
désesrait pas d' en faire quelque chose. Ce fut
l' histoire des quinze années ; après quoi, la
France, en juillet 1830, fut renvoyée à sa
quenouille, légitimement atteinte et convaincue
d' étourderie révolutionnaire, de frivolité,
indocilité et incapacité philosophique.
Les allemands, révélés par leurs poètes, ont
été, dans ces derniers temps, l' objet d' une
idolâtrie qui tend à les corrompre. Qu' est devenue
l' humilité qu' ils avaient consere jusqu' au
dix-huitième siècle ? Une susceptibilité
ombrageuse et hargneuse tourmente incessamment ces
nouveaux rois de l' opinion. Leur prétention, comme
celle de tous les ros de romans, soit qu' on les
loue, soit qu' on les blâme, est de n' être jamais
compris de leurs adorateurs ; et personne ne nie
qu' ils ne s' arrangent parfaitement pour cela.
S' il se trouvait même à la fin, quelque part, un
jugement sur eux vrai et impartial, je doute fort
qu' ils s' en montrassent satisfaits ; car ce
jugement, supposé qu' il fût exact, serait une
limite
p93
apportée à l' idolâtrie ; et quand on a été Dieu un
jour, on tient à son nuage.
Il faut, au reste, que des différences bien
profondes parent la France et l' Allemagne,
puisque, malgré les efforts de tant d' hommes
remarquables des deux parts, tant de préjugés les
parent encore. Quand les idées que ces deux
peuples se forment l' un de l' autre ne sont pas
absolument fausses, elles sont toujours en arrière
de leur état présent au moins d' un demi-siècle.
Un pertuel anachronisme lespare. Ils se
poursuivent l' un l' autre, comme dans la course
d' Atalante, sans s' atteindre jamais.
Par exemple, quel temps ne faudra-t-il pas
pour que la France renonce à se représenter
l' Allemagne comme un pays de contemplation et
d' enthousiasme, un Eden livaux ptes, et la
nation entière comme la belle au bois dormant !
Cette image était vraie, il y a cinquante ans ; elle
a cessé de l' être. Mais cette première impression,
qui est due au livre de Mme De Staël, ne
s' effacera pas si tôt. Elle alimentera pendant de
longues années encore lenie des romanciers,
des voyageurs, et même des philosophes.
p94
De me, l' Allemagne (et j' entends par-là la
foule, non quelques hommes rares et surieurs)
ne comprend encore que la France du
dix-huitième siècle. Jeune ou vieux, riche ou
pauvre, un français, quelles que soient son
origine, sa province, sa condition, est
nécessairement un voltairien, fat, fluet, fardé,
toujours riant, qui jure de par Helvétius et
Marmontel, qui porte à ses souliers la poussière
de la régence, et sur son front le sceau de la
jeune année de 1770. Vous tous qui franchissez
le Rhin, préparez-vous à jouer le rôle de votre
trisaïeul ; sinon, on vous l' imposera. Soyez
gracieusement impie et religieusement
encyclopédiste à la manière du baron d' Holbach,
railleur, persifleur, comme vous pourrez ; c' est
votre caractère donné, et ce que l' on attend de
vous. -" je suis grave, dites-vous ? Le siècle
m' a changé. Je me suis fait, avec l' âge, profond,
savant, croyant, comme l' allemand aujourd' hui se
fait vif. " -" non, non, vous est-il répondu.
Votre persiflage ne nous en imposera pas ; votre
gravité et votre religion sont des graces qui vous
manquaient au scle dernier. Vous jouez avec
p95
l' infini et la philosophie, comme votre aïeul avec
Ninon De L' Enclos. " désormais quittez ce
personnage si vous pouvez.
En vertu de la même observation, une femme
française est nécessairement une poupée parée,
choyée, gâtée, sans coeur, sans tête, sans ame,
du reste un abîme de frivolité, et le centre de
tous les déréglemens. Une jeune fille allemande,
élevée dans les vrais principes, nourrit en
secret le mépris le plus superbe pour une grande
dame fraaise, à qui le triplemon de la
coquetterie, de la légèreté, et des amusemens de
la régence, ne laisse pas une heure de pit
pour une passion profonde et naturelle. C' est
ainsi que les moines se figuraient toujours les
soldats l' épée à la main.
On peut affirmer que ces deux ou trois points,
bien et sagement dévelops, composent tout le
fonds d' observation des trois quarts des
écrivains qui se font, en Allemagne, les
interptes de la France.
Si, des circonstances générales des moeurs,
on passe à cette matière bien autrement subtile
des arts, de la poésie et des lettres en général,
p96
c' est là que la discordance est vraiment
effroyable. L' esprit allemand et l' esprit français
sont de nature si opposée, que presque toujours l' un
exclut l' autre. L' art de les assimiler est si rare,
qu' on peut dire qu' il n' existe pas. Chacun se
défend avec acharnement des empiètemens de
l' autre, comme s' ils se détruisaient mutuellement.
De là, quels combats avant de s' accepter ! Et,
quand on veut les réunir, quelles colères et
quels grincemens de dents ! On est venu à bout
de faire accepter de la France quelques parties
de la science allemande. Mais Dieu sait les
nagemens qu' on a observer, les aversions
qu' on a braver, les luttes qu' on a dû soutenir,
et je peux dire la vertu qu' il a fallu y mettre.
Si la France n' eût été malade du scepticisme,
jamais assument, dans son état normal, on
ne lui eût fait accepter à elle, fille de Descartes
et de Voltaire, l' amer breuvage des sibylles du
nord ; mais dans l' anéantissement qui suit le
scepticisme, ce remède héroïque était
indispensable.
L' Allemagne, de son côté, a exploré chacune
des époques littéraires de l' histoire ; la
littérature
p97
française est la seule qu' elle n' a jamais bien
ni comprise ni admise ; il y a une barrière
qui l' en sépare. Ses jugemens, si profonds sur
tout le reste, sont prils sur ce sujet,
l' irritation y étant trop souvent mêlée. Goëthe
est peut-être le seul qui resta surieur à ces
antipathies, et encore dans ses lettres à Zelter,
on voit qu' il n' osait l' avouer.
On connaît dans le monde un critique doué d' une
incroyable universalité d' esprit : il a tout
vu, tout jugé, tout analy, tout compris ; il
s' est fait le contemporain des romains et des
grecs. Que dis-je des grecs ? Il l' est des
chaldéens, des bactres, des assyriens ; et s' il y a
quelque chose au-delà, il ytre. Il écrit des
ballades dans la langue du roi Porus, et
Pétrarque signerait ses sonnets. Quoi de plus ?
Il est équitable, fin, modéré, délié ; il rend
justice à Caldéron comme à Homère, à
Shakspeare comme à Dante ; il sait trouver le
bien partout où il est : en outre, il l' aime
sincèrement. Un seul point, dans l' histoire du
genre humain, le trouble et le déconcerte : il ne
saurait s' en consoler ni le regarder en face. Que
ne donnerait-il pas pour
p98
l' effacer d' un trait de plume ! Cette tache unique,
dans un si beau tableau, c' est (devinez-vous ? )
le siècle de Louis Xiv. Malheureuse époque, qui
corrompt tout ce qui précède et tout ce qui suit.
Sans elle, la poésie, l' éloquence, étaient
victorieuses. Ne faites pas mention devant lui de ce
temps calamiteux pour les lettres ; c' est le mal
entdans le monde ; c' est le fléau qu' il reproche
au seigneur, lequel s' en repent assez lui-me.
Que si, à tout hasard, vous y faites allusion, je
vous avertis que cet homme de nie, d' un
jugement si sain, si élevé, si calme, va entrer en
une colère, dont vous n' aurez vu jusque-là
aucun exemple ; pas une opinion qui ne soit
immodérée, pas un mot qui ne soit injurieux. -
" Molière, dites-vous ? Molière est plat. Bossuet
est bourgeois ; Montesquieu déclame ; Corneille
rabâche. Quant à Racine, il y a long-temps que
sa phèdre ridée est morte dans l' oubli. En trois
mots comme en cent, voilà l' esthétique de la
France. " maintenant, est-ce haine, violence,
besoin de réaction ou esprit de parti, ou tout
simplement difficulté de s' entendre ? Ou bien
encore tout cela à la fois ? Qui pourrait le dire ?
p99
Sur les questions politiques, même divergence,
et plus grande encore, s' il est possible. Le
démagogue allemand resté pur, et qui n' a point
forfait à ses principes, doit haine et mort à la
France. Du moins, cet Annibal l' a juré en classe
sur l' autel d' Hamilcar. En conséquence, il
prêche sa croisade contre ce peuple de mécréans. La
rité est qu' il ne l' a jamais vu, qu' il ne le
verra jamais, qu' il ne connaît ni sa langue, ni
ses moeurs, ni ses plus simples usages. Mais il
sait que cette langue est un aspic empoisonné,
que ce pays est le foyer de tous les vices sans
aucune vertu ! Ce sont là ses principes. Le
croyez-vous assez peu homme d' honneur pour
en changer ? Malheureusement les temps sont
rudes, la pureté des doctrines s' altère ; il n' est
qu' un trop grand nombre de faux frères, qui,
ayant passé le Rhin et visité ce peuple, ont
cru trouver en lui quelqu' ombre derité et
de sagesse, et vont pervertissant ainsi les saines
maximes. Le branle est don, rien ne peut
l' arrêter. Il ne reste qu' à se couvrir de cendre
et à pleurer sur l' abomination entrée dans la
Sion tudesque.
p100
Ces utiles préjugés sont entretenus avec soin
par la presse politique et littéraire. Les
journaux allemands, auxquels ceux de France
pondent rarement, s' exaltent dans leur solitude ;
ils s' élèvent peu à peu contre tout ce qui
appartient à la France, hommes, choses, moeurs,
à un ton d' injures, d' obscénité, de rage cynique
dont je n' aurais jamais cru capable le chaste
idiome de Charlotte et de Marguerite. Les plus
populaires poussent le plus loin ce monologue de
fureur. Rappelez-vous Arlequin s' excitant, dans
unrque soliloque, à la bataille contre son
ennemi absent. Ce qui m' étonne, après cela, c' est
qu' un honnête souabe, bien et duement endoctriné,
ose encore traverser la frontière et s' aventurer
parmi nous, nation de barbes-bleues et d' ogres
épicuriens, qui sentons la chair fraîche d' une
lieue, le tout par esprit de frivolité.
chapitre ii.
le fait qui s' accomplit aujourd' hui en Allemagne
est la chute du spiritualisme. Cette Jérusalem
leste croule dans l' abîme ; aucune main ne
peut la retenir.
p101
Tant que l' idéalisme et la poésie ont soutenu
l' Allemagne, ils ont cacou fait oublier le vide
des institutions. Aujourd' hui il en est
autrement ; la vie publique et la vie privée sont
dévoilées enme temps. Sous le manteau percé
de la philosophie, on commence à remarquer
d' étranges plaies. à mesure que l' enthousiasme
s' éteint, bien des qualités aimables disparaissent,
et, dans l' état, bien des misères sont mises à
nu ; dans les écoles un fatalisme inerte, au
dehors la foi qui tombe, et qui ne se survit que
dans les extrémités, à Berlin dans le piétisme
protestant, à Munich dans le mysticisme
catholique ; une jurisprudence très savante, et une
législation décrépite ; dans les champs, la corvée
et la me ; point de garanties nulle part, le
privilége partout, l' intolérance religieuse poussée,
en certains cas, jusqu' à lamence ; des
tribunaux secrets ; point de presse pour y
suppléer ; et au faîte de tout cela, une noblesse
infatuée, et qui a besoin d' être ctiée. Aisément
p102
la simplicité devient grossièreté, la bonhomie
rusticité, lasignation servilité. Quand l' esprit
allemand n' est pas dans la nue, il rampe ; il lui
reste à apprendre à marcher.
La philosophie allemande se meurt : elle est
morte après avoir, comme Saturne et la révolution
française, dévo ses enfans. Que sont devenus
tant de systèmes qui se promettaient l' éternité,
tant de solutions définitives du probme de
l' univers ? Cherchez ces systèmes au même endroit
sont chez nous la convention, l' empire, la
restauration, et chacun des pouvoirs qui se sont
couronnés de leurs propres mains. Ressusciter
Kant, Fichte, Schelling, Hegel, ou
ressusciter l' assemblée constituante, ou la
terreur, ou Napoléon ou Louis-Le-Désiré, des
deux parts même folie. Ces théories sont dans la
me poussière dorment aujourd' hui les évènemens
d' où elles sont sorties. Un seul jour nous en
pare, mais ce jour est un siècle. Paix donc à
ces morts glorieux ! Quand même vous posséderiez la
trompette du jugement dernier, vous ne pourriez
les ranimer.
Ce n' est pas à dire pour cela que ce mouvement
p103
de l' intelligence doive rester sans résultat. Le
panthéisme est partout au fond de la philosophie
allemande comme l' égalité est partout au fond de
la révolution française. Si ces deux principes
viennent jamais à s' entendre, ils constitueront
entre eux le monde nouveau.
De l' autre côté du Rhin, on reproche durement
à la France la mobilité et l' inconstance de ses
systèmes de gouvernement. Ne pourrait-on pas
rétorquer cette accusation contre ceux de qui elle
part, si de pareils griefs ne s' adressaient,
avant tout, à l' esprit de l' humanité même ? Que
de fois l' Allemagne, dans ce même demi-siècle,
n' a-t-elle pas chande systèmes et
d' enthousiasmes ! Que n' a-t-elle pas couron
dans ces dernières anes ! L' esprit et la matière,
le pour et le contre, le moi et le non-moi, la
liberté et la fatalité ! Que de sermens solennels
jurés à ces rois de la pensée, à Kant, à Fichte,
à Schelling ! Chacun de ces sermens devait durer
toujours. Ils n' ont pu subsister devant
l' avènement d' un principe plus jeune et plus
nouveau. Hegel vient de mourir, le puissant
Hegel ! Sa cendre est encore chaude. sont ses
disciples fidèles,
p104
ses croyans, ses atres ? Il n' en a plus. Il
renaîtrait aujourd' hui, qu' il importunerait ceux
qui l' ont embaumé hier : il serait comme
épinide après un sommeil d' un scle, tant le
mouvement qui emporte et vieillit les morts est,
plus que jamais, rapide et inexorable. C' est
maintenant qu' il faut chanter à table : " les
morts vont vite. "
de la même manière qu' en France la chute
de tant d' administrations opposées a embarras
la liberté d' une foule de lois, glemens, décrets,
ordonnances contradictoires ; de même, en
Allemagne, la chute de la philosophie a
embarrassé l' intelligence d' une foule de formules
de tous les régimes. Pour conserver quelque
naturel au milieu de ces entraves, il faut une rare
vivacité d' esprit. Combien de gens se traînent
encore sous ce vide fardeau, comme la tortue
sous sa carapace ! Combien d' excellens hommes
qui, la plume à la main, sont incapables de
demander à boire sans convoquer l' objectif et le
subjectif ! Il y a une frivolité propre à
l' Allemagne ; c' est celle qui marche toujours
coiffée du bonnet de la scolastique.
p105
On connaît un pays où un assez grand nombre
de formules métaphysiques sont tombées dans
le domaine commun, pour qu' en moins d' une
heure d' un travail ordinaire, chacun puisse se
flatter de convertir le fait le plus simple, la
mouche qui vole, le chien qui jappe, l' enfant qui
pleure, en un système d' abstraction vide et béant
dans lequel l' auteur s' évanouit et disparaît
lui-même. Il y a des gens, des français légers, qui
préfèrent à ce bel art la roulette de Pascal.
La science allemandeduit d' abord par son
caractère de grandeur et d' unité ; mais si, en
sortant de cet étonnement, vous l' étudiez
davantage, vous trouvez tant de fois la chimère à
la place de laalité, la conjecture à la place
de la certitude, que vous tombez dans une
extrémité contraire : il vous semble que cet
édifice si vanté va s' écrouler comme un ve.
Cette science est pareille à ces arcs-de-triomphe
inachevés, dont on remplit les vides, en un
moment, avec des toiles peintes, pour y donner à
un prince unete qui dure un jour. Le prince,
ici, est l' esprit humain qui se pte
gracieusement et modestement à la cérémonie.
p106
Qui eût pensé que tout cet idéalisme t aboutir
aux mêmes résultats religieux que l' école de
Voltaire ? C' est pourtant, en grande partie, le
mouvement decomposition qui s' ore
aujourd' hui. En effet, dans le temps la
philosophie de l' absolu construisait les
empires passés sur le plan qu' elle s' était formé
la veille, elle n' était pas si loin qu' il semble
de la méthode de Voltaire, qui, lui aussi,
expliquait Pharaon et Moïse par Louis Xv et
par son aumônier. Des deux côtés, c' était, au
fond, la même erreur de perspective ; et si
Mahomet, encyclopédiste de la société d' Holbach,
ne me convertit pas, je ne me livre pas davantage
au Mahomet de la philosophie d' outre-Rhin,
lequel poursuit le concret et la subjectivité sur
son chameau dans le désert et sous les tentes
ambrées de l' Yemen.
Au moment où j' écris ces lignes, un livre,
dont toute l' Allemagne est préoccupée, vient de
jeter une terrible lueur sur ces questions. C' est
la vie de Jésus, par le docteur Strauss. Ni
l' originalité d' un écrivain éloquent, ni l' éclat
d' un nom connu ne distinguent cet ouvrage ; et
pourtant un évènement politique n't pas plus
rieusement
p107
passion les esprits. Ce livre est lesultat
naturel et nécessaire de la méthode allemande.
C' est par là qu' il doit éveiller, au plus haut
deg, l' attention des étrangers. La méthode que
Wolf et Niebuhr ont appliquée à Homère et à
Tite-Live, l' auteur l' applique au christianisme ;
et, de la même manière que Homère et l' histoire
romaine se sont évanouis comme une fumée entre les
mains des deux premiers, le Christ disparaît à
son tour dans le travail du dernier ; opération
critique, disent à bon droit les théologiens.
Les récits des quatre évangélistes ne sont plus qu' une
suite d' allégories, de fables telles que celles
d' ésope et de La Fontaine, des contes et des
chants populaires ; en un mot, un mythe. cette
idée n' est pas entièrement nouvelle ; l' autorité
que le symbolisme allemand vient de lui donner,
l' éclat et le retentissement qui la suivent, tout
cela est nouveau. Le Christ, dans ce système,
n' est plus qu' un songe, une épopée mystique qui
va rejoindre l' épopée grecque et l' épopée romaine.
Lisez attentivement ces résultats, vous croirez,
avec la différence d' une forme très savante, lire
les
p108
questions sur les miracles par Voltaire. Ce qu' il
y a de certain, c' est que si vous vous soumettez
sans critique aux prémisses du symbolisme
allemand, vous êtes poussé, de proche en proche,
à ces mêmes conséquences. Admettez que l' histoire
romaine n' est qu' une suite de paraboles populaires,
la même chose peut et doit se dire exactement
des premiers temps du christianisme. Les
évangélistes deviennent des rhapsodes, l' évangile
un pme en prose, et le catholicisme un rêve du
genre humain, faisant sa halte dans le jardin
des oliviers.
Je sais bien qu' en Allemagne la christologie
a mille moyens de déguiser ces résultats. On
détruit d' un trait de plume les cieux ouverts et
l' assemblée des martyrs. On y substitue une
formule d' école, et voilà l' ame comblé. Si je
considère avec effroi cet avenir privé de la foi
des ancêtres ; si mon coeur, abreuvé de fiel, se
détourne avec désespoir de ces cieux qui restent
vides, on me répond que tout va bien, que le
principe du christianisme n' est pas un individu,
mais une idée ; que je puis toujours au pis-aller
adorer ce principe ; que seulement la forme
p109
s' est évanouie dans la substantialité ; que rien
autre chose n' est changé. De bonne foi, qu' est-ce
que tout ce galimatias pour remplacer un Dieu ?
ô grand, puissant, burlesque Protée, infernal
Voltaire, que pensez-vous de cette chute,
dans votre tombeau du panthéon ? Après tant de
détours, de menaces, dedains, voilà enfin la
poétique Allemagne, la religieuse Allemagne
qui tombe entre vos mains, et les griffes de
Satan qui percent sous l' aile de l' ange Abbadona !
N' est-ce pas vous qui ressuscitez sous cette forme
nouvelle, et qui, pour mieux tromper le monde,
revêtez comme votre tunique la blonde candeur
de la science allemande ? Où fuir ? Où se cacher ?
se sauver ? Il y avait un rossignol allemand qui
chantait ses plus beaux chants dans la forêt
hercynienne. Les peuples étaient accourus et
écoutaient sa voix enchantée. Ils sentaient,
pendant qu' ils l' entendaient, rentrer dans leurs
coeurs la foi qu' ils avaient perdue et la poésie des
vieux jours. Un souffle divin les ranimait, et leur
ame s' élançait sur les ailes de cet oiseau
merveilleux pour parcourir les sphères
lodieuses.
p110
Mais voilà qu' un serpent à la gueule impure avait
roulé ses anneaux au tronc d' un cne du
voisinage. Le rossignol l' aperçut ; il fit silence,
et soit peur, soit amour, soit un charme plus
puissant que le sien, il tomba en voletant dans
cette gueule béante ; après quoi, le serpent darda
sa langue, et prenant la parole, il dit : " me
connaissez-vous ? Je me suis appelé tour à tour,
dans l' Eden,viathan, Satan, Moloch ; au
moyen-âge, Hérésie, Jean Hus, Martin Luther ;
chez les tudesques, Méphistophélès ; chez les
welches, Voltaire. à psent, je me nomme comme
vous tous : scepticisme. " les peuples l' ayant
entendu se retirèrent et pleurent pendant trois
jours.
L' influence de la révolution de 1830 n' a pas
été en Allemagne aussi nulle qu' on le pense. Ce
branle donné au monde a hâté le bouleversement
des systèmes surans. Le saint-simonisme lui-même
a pénétré au sein du vieil idéalisme, et la
habilitation de la matière n' a été pchée nulle
part avec plus d' avidité que par les frères et
descendans du jeune Werther. L' école qui a pris
un moment le nom de jeune
p111
Allemagne n' a guère d' autre dogme que
celui-là. Que de livres n' a-t-elle pas enfantés, qui
ont eu un retentissement populaire, sans autre
rite évident que deveiller les sens endormis !
Combien d' aphorismes tirés de candide et du
huron passent aujourd' hui dans la poésie
allemande pour des nouveautés proptiques, et
sibyllines ! Combien la matière, évoquée du
néant en l' an 1832, n' a-t-elle pas paru, de
l' autre côté du Rhin, chose merveilleuse, inouie,
inénarrable ! En sortant du long jeûne du
spiritualisme, quel étonnement et quel cantique de
joie ! L' Allemagne cloîtrée quitte aujourd' hui le
couvent comme Catherine De Bora. Cette nonne
épouse à cette heure son Luther sous le nom de
la matière et de l' épicurisme.
Tandis qu' en France et en Angleterre la chute
de la vieille société a provoqué une poésie
plaintive et sesrée, on s' étonne que cette même
ruine s' annonce en Allemagne par le ricanement
et par l' ironie de toutes choses. C' est dans le
pays le plus naturellement sérieux que la plainte
prend le masque comique. Tous les rôles sont
changés. Au moment où les poètes anglais et
p112
français pleurent et se lamentent, les jeunes
poètes allemands commencent à se divertir et à
banqueter. Pourquoi cela ? Je n' en vois d' autre
raison décisive que celle-ci : l' Allemagne n' a
point encore connu les angoisses qui naissent d' une
volution véritable, ou elle les a oubles. Il
est permis de s' y jouer avec grace de la convention
française comme des nuées d' Aristophane. On y
est presque aussi loin de la place Louis Xvi
que de la prison de l' aréopage. échafauds
politiques, dictature populaire, guerres civiles,
ces mots sont rieux chez nous et en
Angleterre ; mais les poètes allemands ont
là-dessus unegèreté à laquelle nous autres
français nous ne pouvons plus atteindre. Les
bouleversemens sociaux ont encore pour eux l' attrait
de l' inconnu. Ils ont l' âge du mondain de la
régence, ou des cavaliers des Stuarts. Si jamais
une révolution passe sur leurs têtes, alors nous
verrons comment cette bande joyeuse la
supportera.
Qui croirait, malgré cela, que les gouvernemens
ont traité cette école comme une ligue de
sanglans conspirateurs ? Les coups d' état les plus
p113
violens ont été un moment réunis contre de
mystiques épicuriens qui ne font, après tout,
qu' exprimer les tendances de leur pays. Si
l' idéalisme se met sous la protection des gendarmes,
il faudrait faire la même guerre à l' industrie,
aux usines, aux fabriques, à l' enthousiasme
pour les chemins de fer et pour les bateaux à
vapeur, toutes choses qui annoncent de la même
manière la chute du vieil esprit et la domination
croissante de la matière. Mais c' est une ridicule
contradiction de persécuter le système dans les
poètes et d' en protéger l' application dans le
peuple. Ce cri de l' Allemagne surannée ressemble
à la plainte d' Arioste contre l' invention déloyale
de l' arquebuse et de la poudre à canon. Les
vieilles armes sont rouillées et impropres aux
combats qui se pparent. Ni larmes ni regrets
ne peuvent leur rendre l' éclat perdu. Sous la
hache bourgeoise du dix-neuvième siècle tombent
également les forêts de l' Arique et les
fantastiques ombrages de l' Allemagne. Au lieu
des chants des fées dans les forêts séculaires,
le pic des pionniers qui tracent leur chemin
rapide à des générations plus rapides, retentit
p114
du Danube au Rhin. Elfes immaculés, gnômes,
sylphes spiritualistes, impalpables ondines, votre
heure est venue ; il faut en prendre son parti. La
question des douanes a remplapour tous la
question de l' impératif catégorique.
Dans ce changement, que devient l' imagination
ainsi déconcertée ? Tout se rapetisse : un génie
lilliputien prend la place des conceptions
transcendentales : au lieu de l' épopée,
l' épigramme ; au lieu de l' infini, un atome. De
la même manière que, pour échapper au
matérialisme, la France s' est mise à l' école de
l' Allemagne, celle-ci, pour échapper à
l' idéalisme, entre à l' école de la France. Les
nations ainsi travesties se mêlent et se
confondent. Chaque peuple change de masque comme
au carnaval de Venise.
Le poète qui a exprimé le dernier dans toute
sa pureté le vieux génie de l' Allemagne est
Uhland ; mais voilà ps de vingt ans que ce
poète se tait. Lui-même, il sent que l' ancienne
muse se meurt, et qu' il n' est au pouvoir d' aucun
homme de la ressusciter.
p115
J' ai vu les saints anges de Klopstock et de
Schiller conspués et raillés par un siècle
nouveau ; les esprits ont voilé leur face dans le
ciel de l' Allemagne. J' ai vu les chastes images
de Thécla, de Clara, de Marguerite, de
Geneviève, qu' insultaient de grossières
courtisanes, nées du cerveau grossier des poètes
de nos jours. Le ricanement de l' orgie a pris la
place des larmes saintes des esprits immortels,
et des vices prétentieux se sont couronnés
eux-mêmes de la couronne des vierges.
Le docteur Faust a quitté sa cellule, il a quitté
ses livres et son creuset ; il a rejeté loin de
lui la tête de mort qui mêlait à ses pensées
enthousiastes les songes du tombeau. Le docteur
s' est fait vif ; il court au bal en chapeau
brodé ; il est galant, leste, musq. Seulement
avec son manteau de philosophe, il a oublié au
logis son ame et son imagination. Quel magicien
pourrait les lui rendre ?
chapitre iii.
en vain oppose-t-on que les symptômes indiqs
plus haut vont cesser, qu' ils ont cessé ,
p116
que demain ou après-demain tout va rentrer dans
l' ordre. C' est là l' illusion de tous les pouvoirs
qui périssent. Inutilement de nobles vieillards
luttent contre la pente du siècle. Le siècle leur
échappe ; unenération ennemie les remplace
et les pousse à la tombe en les injuriant. Une fois
entdans le chemin du doute, aucun peuple
ne retourne en arrière ; et le génie de la
dissolution est le plus inexorable de tous. Aux
optimistes de l' ancien régime philosophique, on
peut redire aujourd' hui le mot de notre histoire :
sire, ce n' est point une émeute ; c' est une
volution.
La philosophie, du haut des cieux, ne tient,
il est vrai, nul compte de ces changemens ; car
rien n' égale son mépris pour les observations
puisées dans l' étude des moeurs et de la société ;
elle ne connaît, elle ne veut conntre que les
livres ; hors de là, le monde finit pour elle.
Cependant le sol se mine sous ses pas. Gauche
et embarrase lorsqu' elle veut sortir des bancs
de l' école, quelle défense opposerait-elle
aux coups de l' esprit populaire ? Chaque jour, le
grand Goliath de l' abstraction est atteint au
front par la pierre des bergers.
p117
Au reste, si l' idéalisme allemand périt, c' est
par sa faute. Nous avons assez long-temps van
ses grandes qualités, pour ne point être
embarrassés ici de nous expliquer sur ses défauts.
Le premier reproche qu' il faut lui adresser est le
manque complet de sympathie, de charité, ou
plutôt d' humanité, par cette orgueilleuse
science est bien loin de la science superficielle
du dix-huitième siècle. L' indifférence entre le
bien et le mal, entre le juste et l' injuste, entre
la liberté et la tyrannie, est une marque de
faiblesse autant qu' une marque de force. On peut
soutenir pendant quelques années ces théorêmes
forcés ; mais tôt ou tard la conscience se
veille, et le bon sens du peuple fait justice, en
un jour, des raisonnemens du sophiste. De cette
indifférence, il est résulté que les questions les
plus profondes ont surgi tout à coup sans que
cette philosophie pût en fournir la moindre
solution. Quelle réponse ferait-elle aux énigmes
sociales qui travaillent aujourd' hui le monde ?
Elle ignore même qu' elles aient été posées ; elle
a vécu sans entrailles au milieu des convulsions
de l' histoire contemporaine. Où est le zèle de
p118
prosélytisme qui agitait et menait les
encyclopédistes ? La philosophie allemande ne
connaît rien de semblable. Elle n' a rien aimé ; elle
ne laissera point de regrets. Ensevelie dans ses
formules, comme dans le cérémonial et dans
l' étiquette des princes médiatisés, elle est
étendue sur son lit de parade. Le pressentiment
du lendemain lui a manqué jusqu' au bout. Tel
possédait par elle l' absolue intelligence, et
formulait, dans un calme majestueux, toutes les
époques de l' histoire assyrienne et chaldéenne,
qui est mort de stupéfaction et d' horreur à la
vue du moniteur du 29 juillet 1830.
La science parut le plus clairement ce zèle
d' abstraction inpendant de la réalité, est la
jurisprudence. Dans moins d' un demi-siècle, on
sera éton, lorsqu' un voyageur racontera ce
qui suit : sous le pôle boréal, se rencontrait, il
y a trente ans, un pays où vingt mille plumes à
la fois ne se lassaient, ni jour ni nuit, de
commenter le droit fécial, augural, papyrien,
byzantin, carlovingien, gothique, canon, féodal,
coutumier. à côté de ces écrivains d' une science
infaillible, j' ai vu des juges dépendans, des
tribunaux
p119
princiers, des procédures privilégiées, des
jugemens secrets ; de temps en temps un criminel
passait traîné à l' échafaud ; le lendemain on
apprenait à la fois à table le crime et le
châtiment de cet homme. Au reste, point de
contrôle de l' opinion sur les jugemens ; témoins,
juges, accusateurs, accusés, tout étant envelop
dans le même mystère. Ne croyez pas que de ces
vingt mille plumes, une seule se laissât distraire
par une si mince circonstance, et qu' une si
étrange législation soulevât nulle part la moindre
controverse. Il est vrai que pendant ce temps on
avait retrouvé Gaius, commenté les capitulaires,
et ces commentaires étaient autant de
chefs-d' oeuvre. De plus, on savait à merveille
l' art d' être juste tel qu' il avait été pratiqué à
Salente, un scle avant Homère.
Les ptes eux-mêmes, ces consolateurs des
peuples, ont trop souvent partagé cette incurie.
Les correspondances posthumes qui ont é
publiées dans ces dernières années, prouvent
clairement que ce manque de charité et d' entrailles
fut le caractère constant de Goethe. Son système
de neutralité permanente dégénérait avec l' âge
p120
en manie. Je ne sache pas qu' aucun homme,
non pas même Alexandre, fils d' Ammon, soit
descendu au tombeau avec une satisfaction plus
intime et plus immuable de sa propre divinité.
Dans les lettres de Bettine De Brentano, on voit
une jeune fille se consumer d' amour pour
Wolfgang Goethe, et son excellence le ministre
d' état de Weimar exploiter ce long sespoir pour
en tirer quelques observations pathologiques, et
une demi-douzaine de tercets. faciamus
experimentum in corpore vili, fut toujours sa
devise. Amour,sespoir, patrie, terre et cieux,
tout cela eut justement pour lui la valeur d' un
sonnet régulier.
Comme en Allemagne, chaque chose se réduit
promptement en système, on n' a pas manqué d' établir
en forme de loi cette disposition épicurienne
du grand poète. Pendant plusieurs années, il fut
défendu, de par la critique, à tous poètes,
prosateurs, orateurs et artistes, de garder aucun
attachement humain, quelque nom qu' il pût prendre,
désir, regret, espérance, roïsme. Le dévouement
à un principe, à une cause, à une croyance, fut
surtout interdit au
p121
premier chef, sans exception ni empêchement
quelconque. Par là, le devoir de l' écrivain se
trouva réduit à l' immobilité du fakir. Celui-là
fut puté divin, qui, assistant de loin à tous les
dangers et s' abstenant de tous, diplomate
olympien au milieu de la mêlée du bien et du mal,
s' enfermait dans sa nue pour polir un tercet.
On aurait pu, avec Orgon, dire de cet idéal de la
critique :
il m' enseigne à n' avoir affection pour rien ;
de toutes amitiés il tache mon ame ;
et je verrais mourir, frère, enfans, mère et femme,
que je m' en soucierais autant que de cela.
il faut convenir que ces maximes ne furent
pas celles des Eschyle, des Dante, des Camns,
des Racine, des Molière, des Milton ni des
Byron. Elles ne pouvaient ntre que dans
l' oisiveté des petites cours d' Allemagne et dans
le fatalisme des écoles.
Un autre vice de ce fatalisme, c' est qu' à force
de se confondre avec la divinité, il arrive que
l' humanité s' infatue jusqu' à la folie. En voici un
exemple qui est devenu populaire. Suivant la
p122
doctrine de l' absolu, réduite à son expression la
plus simple, Dieu sommeillait dans un ve,
moitié gétal, moitié animal, depuis des milliards
d' années ; il ne donnait d' ailleurs pas le moindre
signe de vie. Moïse et le Christ le tirèrent de
cet engourdissement éternel. Mais il y retomba
bien vite, et cette fois plus profondément que
jamais. Les choses durèrent ainsi jusqu' à l' an
1804, avec quelque mélange de ves insignifians. Au
commencement de cette me année, Dieu n' avait
pas encore la moindre conscience de ce qu' il
était ou pouvait être. Ce ne fut que vers le
milieu de l' automne qu' il fit définitivement
connaissance avec lui-même dans la personne et
la conscience de m le docteur Hegel. Cet
épisode important dans la vie de Dieu, se passa
le 23 octobre, sur le chemin de Bayreuth, à
trois heures et demie de l' après-dînée. Depuis
ce moment l' éternel se sentit vivre, et ne garda
plus le moindre doute sur sa propre existence.
Un peu plus tard, il fut nommé professeur
ordinaire et directeur de l' académie de Berlin.
Alors aussi sa carrière fut assurée.
Tant que l' enthousiasme de la philosophie a
p123
survécu, ce panthéisme a été au fond très
religieux et très fécond. En pit des railleurs, il
agrandit l' horizon de chaque chose. Mais ce
me enthousiasme disparu, tout a changé. L' unité
de doctrine une fois brisée, il y a des
jurisconsultes, des philologues, des
taphysiciens, des théologiens, qui, tous,
s' abhorrant les uns les autres, marchent fort
habilement dans des directions contraires. Il y a
des savans et plus de science. La haine se
substitue à l' amour, et l' anarchie à la fraternité.
Les sectes se soulèvent et deviennent ennemies
déclarées l' une de l' autre, l' école de Munich de
l' école de Berlin, les supernaturalistes des
rationalistes, les rationalistes des piétistes,
les piétistes des mystiques, les mystiques des
thodistes, les méthodistes de tout le genre
humain. Souvent ces haines systématiques habitent
ensemble dans le même village et sous leme
toit. à la place de l' héroïsme intellectuel se
glissent de petites passions bourgeoises.
L' abstraction devient métier, et l' infini,
marchandise. Sous leurs titres de cour, chambellans,
conseillers, conseillers intimes, conseillers
très intimes, qui pourraît
p124
aujourd' hui reconntre les philosophes candides
du temps de Mme De Staël ? Plutôt vous
reconnaîtriez le volontaire de la publique dans
monseigneur le comte la tulipe de Paul-Louis
Courier. La science a fait comme la liberté ;
originale et créatrice sous la bure, routinre et
paresseuse sous la livrée. On ne connt point
ailleurs cette féodalité fondée en classe sur le
droit divin du rudiment et sur lesmes et corvées
du dictionnaire. D' ailleurs, l' horreur de tout
changement, et le gt que chacun a pour ses
aises, maintiennent dans un grand nombre les
préjugés les plus vulgaires. Si une assemblée
politique était formée des membres des universités
allemandes, on serait éton des vues avares et
personnelles qu' un tel corps laisserait paraître.
Dans l' isolement où vivent, en Allemagne, la
plupart des savans, quand leur propre
enthousiasme ne les occupe plus, des amours-propres
insondables se développent sous cette bonhomie
blonde et candide. Chez nous, en France, la
vanité est un sentiment frivole, et qui peut
être distrait par intervalles. De l' autre côté du
Rhin, l' absence de tout énement politique
p125
permet à chacun de se contempler, sans avoir
jamais à torer la moindre comparaison avec le
monde extérieur. Ainsi isolée, la vanité, si elle
s' allume, devient une passion profonde,
consciencieuse, religieuse, un culte de soi-même
qui porte tous les caractères du fanatisme.
Malheur à celui qui méconnaîtrait le dieu retiré
sous la figure d' un conseiller intime de Cassel
ou de Gotha !
Vous avez, sur le chemin d' Alep, trompé la foi
d' un arabe du désert. Sa vengeance est prête ; il
vous poursuit. Mais votre cheval a senti l' éperon ;
le désert est franchi, votre salut est assuré. Vous
avez contredit un savant d' outre-Rhin sur les
poids et mesures du troisième pharaon ; vous lui
avez montqu' il s' abuse de la valeur d' un
sicle, et que sa citation de Diodore est erronée ;
bien plus, la preuve a été publique, le
déshonneur patent. N' espérez plus ni paix ni trève.
Pour vous dérober à cette haine implacable, ni
votre vaisseau ni votre cheval ne sont assez
rapides. La mort même ne vous fendra pas. Si
vous lui échappez vivant, comptez qu' il
barbouillera d' encre votre squelette.
p126
Il reste à la science allemande une phase à
parcourir, et un progrès à accomplir. Ce progrès
consistera à sepouiller des formules et à
quitter la scolastique. Il faut que cette Minerve
quitter la scolastique. Il faut que cette Minerve
paresseuse descende de l' empyrée pour lutter avec
le siècle, qu' elle éprouve sa force dans les
questions l' époque actuelle est plongée. Si au
lieu d' une déesse, elle n' est qu' une faible femme,
comme Clorinde, ses premiers coups la trahiront.
La conséquence générale de tout ce qui pde,
c' est qu' à mesure que l' Allemagne s' éloignera du
pur idéalisme, elle perdra de plus en plus son
originalité au milieu de l' Europe. Ce que nous
aimions en elle, c' était son esprit cosmopolite
et impartial qui possédait le secret de toutes les
formes, l' aspiration élevée de son nie, et
par-dessus tout, l' ascendant moral de ses
croyances. Comment peut-elle aujourd' hui compter
nous intéresser long-temps par le scepticisme et
par la fatuité irligieuse ? Que peut-elle
apprendre -dessus à des gens qui possèdent
Rabelais et Voltaire ? Quoi qu' ils fassent, je
défie ces lauréats du matérialisme d' égaler jamais
leurs devanciers ; et l' orgie où se convient les
p127
muses tudesques sera trouvée bien frugale aps
le banquet de pantagruel et de candide.
Bientôt l' influence de l' Allemagne ne se
distinguera plus du mouvement général du siècle.
Dans ce chaos d' opinions, d' idées, de poésie,
qui s' agite en chaque endroit de l' Europe,
comment reconnaître la part qui revient à chaque
peuple ? Le spiritualisme du nord, le
matérialisme du midi, l' égalité française,
l' industrie anglaise, tendent à s' établir et à
coexister partout à la fois : qui donnera à ce
chaos en ferment la forme et la lumière ?
Entraînés au changement avec une inexorable
violence, les hommes n' ont aujourd' hui qu' une
crainte, celle de se laisser devancer l' un par
l' autre vers l' avenir. Imaginez de ce côté du
Rhin le système le plus chimérique ; demain,
sur l' autre rive, il sera de beaucoup surpassé
à cause de la peur que l' on aura d' être lais
en arrière. Le genre humain marche aujourd' hui
à la façon d' une troupe de bomiens. Chacun
pousse l' autre, afin d' arriver le premier au
gîte. Est-il quelque part une autre discipline.
p128
Le monde est, à cette heure, possédé tout
entier d' un ardent désir de conqrir par
l' industrie la matière et la nature. Désormais, le
spiritualisme pur ayant succom dans sa patrie
en Allemagne, l' entraînement sera complet. Le
dernier emchement est levé. L' équilibre est
rompu. Toutes les convoitises vont pencher d' un
me côté. Philosophie, psie, liberté, tout se
tait dans l' attente de la soumission de la nature
et de l' exploitation du globe. Dans un avenir
lointain, quand cette victoire de l' homme sur les
forces de la matière sera plus évidente, on sera
étonné d' y trouver tant de bornes. L' homme,
ce conqrant divin, ne pourra subjuguer tant
de choses qu' à la fin un grain de sable, une fièvre
quarte, une migraine ne reste le maître du
triomphateur. Comme Alexandre, au milieu de
sa Babylone sensuelle, il sera saisi d' un dégoût
infini, et il ne trouvera pas moins de vide de ce
té qu' il n' en avait trouvé dans les espérances
pases. L' éternelle douleur, que l' on dit
aujourd' hui endormie, se réveillera sur sa couche
éternelle ; car cette matière divinisée toute
seule, dont on fait tant de bruit, est une
religion de
p129
serfs affamés et nouvellement déchaînés, non
d' hommes libres et raisonnables.
L' humanité privée de Dieu s' adore aujourd' hui
de la meilleure foi du monde. Combien cette
infatuation durera-t-elle ? Qui le sait ? Qui se
soucie de le savoir ? Et qui voudrait le dire ? Ce
qu' il y a de sûr, c' est que ce Dieu nouveau se
veillera un jour, aps la fête, sur son autel,
pauvre, nu, pleurant, gémissant, et gros-jean
comme devant.
chapitre iv.
entre la France et l' Allemagne, la seule
question qui, aps toutes les autres, restera
long-temps pendante, est celle des bords du
Rhin. il est naturel que, des deux côtés, on
y mette la même obstination ; de quelque manière que
l' avenir la résolve, les poètes au moins
conservent sur elle un droit qu' ils peuvent
toujours revendiquer ; c' est ce que l' on a ten
de faire dans les stances suivantes par lesquelles
nous terminerons cet aperçu, d' où nous avons
cherché à éloigner tout souvenir irritant ou amer.
p130
Les bords du Rhin.
Il est une vallée les biches vont boire
au pied des châteaux-forts, où dans son cor
d' ivoire,
l' écho fait retentir les jours qui ne sont plus ;
les sylphes diligens, dont notre âge se raille,
les nains ensorcelés sous leur cotte de maille,
s' y suspendent encore aux balcons vermoulus.
Il est une vallée la rose mystique
croît encore sans culture, où sur la basilique
parmi les verts tilleuls s' abaisse l' arc-en-ciel.
Tous les morts rejetés du souvenir des hommes,
tous les espoirs chassés dusert où nous sommes,
s' abritent, les pieds nus, sous le gothique autel.
Il est un fleuve saint où navigue le cygne,
l' amandier en fleurs se marie à la vigne,
l' ondine en son île attire le pêcheur.
L' ambre crt sur la rive ; et dans les catdrales
les anges ont ployé leurs ailes colossales,
ainsi que la cigogne au toit du laboureur.
p131
Quand l' année achevée a fa sa couronne,
et que le coeur se plaint aux brises de l' automne,
dans la cuve du Rhin fermente un vin do.
Nains ! Barbouillez de lie en vos coupes de pierre
vos tudesques blasons ! Dans sa niche de lierre,
chancelle des vieux temps le fanme enivré.
Les femmes sont les soeurs des fleurs de la vallée.
De l' éternel amour la colombe envolée
boit au bord de leur bouche et s' endort sur leur
coeur.
Leur front pâle est bais; blonde est leur
chevelure ;
et comme un vieux guerrier que berce leur murmure,
le fleuve à leurs fuseaux suspend son flot rêveur.
Comme le bruit du vent dans les feuilles d' automne,
leur parler étranger dont l' oreille s' étonne,
par degrés vous émeut d' un son plaintif et lent.
Au fond de tous leurs mots qu' un soupir entrecoupe,
comme une perle au fond d' une sonore coupe,
amour, amour, amour, retentit en tremblant.
Mais ce fleuve profond où navigue le cygne,
cette vallée en fleurs que parfume la vigne,
p132
ces bois, cette prairie et ces bords sont à nous.
Ils sont à nous, amis, par le sang de nos pères,
par la borne d' airain arrachée aux frontières,
par le mot du serment de vingt rois à genoux.
Oui, ces monts sont à nous, notre ombre les domine ;
oui, ces fleurs sont à nous, nous en gardons
l' épine ;
oui, ces champs sont à nous, nos morts y sont
couchés.
Peuple, rappelle-toi, debout sur ce rivage,
ainsi qu' un vendangeur qui revient de l' ouvrage,
quand tu lavais ton front parmi ces joncs penchés.
Dans la voix de l' écho ta voix sonne encore ;
les gnômes féodaux du drapeau tricolore
vont aiguiser la lance au bord des vieilles tours.
Pour toi plus d' une coupe, en ton nom promenée,
quand les verroux sont clos, de houblon couronnée,
se vide et se remplit des regrets des vieux jours.
Assis sur la montagne où s' amasse l' orage,
ainsi qu' un bon pasteur qui garde un héritage,
je suis des yeux ces flots moins vagabonds que moi.
Je respire en passant les roses qui fleurissent,
p133
je compte sur le cep les raisins qui mûrissent,
et les petits chevreaux qui grandissent pour toi.
Cependant, à mes pieds, sous l' ombrage qui tremble,
chevreaux, vignes, moissons et fleurs croissent
ensemble,
vieux murs, fleuves, forêts, tours, gothiques
vitraux,
barques de pèlerins, chants des clochesnies,
pour les enchaîner tous aux mêmes harmonies,
il ne faut que le chant des frêles chalumeaux.
Mais, si tu l' oubliais, le fleuve de ta gloire,
peuple au long avenir, à la courte mémoire,
au lieu des chalumeaux, une trompe d' airain,
la nuit, le jour, semblable à celle de l' archange,
jusqu' à ta sourde oreille où tout s' efface et
change,
immense, porterait l' immense écho du Rhin.
octobre 1836.
ITALIE
p135
i Venise.
oui, Albert, je suis parti sans prendre congé
de toi, ni de personne, selon ma louable
coutume. Pardonne-moi ; je me mourais sur la
lisière de nos bois. Tu ne connais pas les sources
de mélancolie que recèlent ces puissantes forêts,
quand les ombres d' automne s' amassent sur les
étangs. Les oiseaux voyageurs étaient arrivés des
montagnes. Chaque matin ils passaient par bandes
p136
devant ma porte ; je me figurais par avance les
contrées qu' ils allaient visiter, les lacs, les
vallées, les mers. Une inexprimable angoisse me
saisissait : j' avais besoin, comme eux, de secouer
la rosée de mes songes, et d' un coup d' aile
vigoureux pour fuir mon propre souvenir. En
errant dans les salles du vieux château de
Montmort, j' ai retrouvé des ombres funestes qu' il
faut quitter.
Tu ne sais pas quelle douleur c' est de n' entendre
jamais d' autre écho que celui de sa pene
vagabonde. Ma jeunesse se consumait là dans un
stérile amour de la création tout entière. J' étais
nodans un océan sans forme et sans rivages.
Si je n' eusse pris la résolution d' en sortir,
c' était fait de moi ; car ce pays, tout sévère
qu' il est, a bien des charmes. Il vous retient
par d' invisibles lianes, comme ces fleurs des
eaux qui n' ont point de racines, et qu' aucun orage
ne peut arracher. Dans ce vide qui m' entourait,
mes idées prenaient en moi un développement sans
bornes, et tout me manquait pour les exprimer.
Il y avait des jours j' aurais juré que j' étais
pour écrire. J' aurais pu dire à mon tour : et
p137
moi aussi je suis poète ! J' entendais des bruits
que personne n' entendait ; je voyais des formes
que personne ne voyait. Quand je faisais un pas
le matin sur la roe de la grande avenue, il me
semblait que la terre et l' eau se lamentaient.
Pendant des joures entières, sur le bord des
prés, je suivais des fantômes qui n' ont point de
corps ; et il y avait des idées sans noms, sans
images possibles dans aucun monde, qui ne me
quittaient pas. Mon ame était unritable
pandémonium où s' agitaient des larves qui n' ont
jamais eu vie. Peut-être eussé-je été musicien, si
j' eusse pu saisir cette harmonie sans souffle et
ces soupirs sans voix qui passaient, comme des
brises, dans mon coeur. Quand le vent soufflait
dans les bouleaux, jevais d' ineffables mélodies
au fond des bois ; mais ces chantslestes ne
dépassaient pas mesvres, et je ne sais aucun
son qui en puisse donner l' idée. D' autres jours,
en m' éveillant, il y avait des heures je me
retraçais malgré moi des images que j' aurais
voulu peindre et conserver toujours devant mes
yeux. C' étaient des vallées, des paysages, des
climats inconnus sur cette terre. Pour les retenir,
p138
je ne trouvais non plus ni couleurs, ni lignes, ni
dessin. Je bâtissais aussi des architectures
prodigieuses qui n' ont nulle part de modèle, des
tours imaginaires dans lesquelles je montais et
descendais sans m' arter jamais. Il y avait des
balcons d' où l' on plongeait sur des horizons
infinis, des balustrades où s' appuyaient des femmes
et des figures d' une autre vie. Alors j' eusse pu
croire être né architecte, si au moment de fixer
tous cesves par des lignes, ils ne se fussent
effas comme le reste. De ces tours que je
bâtissais dans mes songes, de ces images à demi
peintes, de ces mélodies sans voix, rien ne me
restait qu' un vague enchantement ; mais aujourd' hui
mes fanmes m' importunent, mon propre chaos
m' obsède ; un aveugle instinct me pousse vers
la lumière ; il n' y a que le soleil d' Italie qui
puisse dissiper mes odieuses tébres.
En passant à Nantua, je suis monté sur les
rochers qui bordent le lac. Le jour était très
pur. Du milieu des herbes fauchées s' exhalaient
de petites vapeurs capricieuses, telles que les
songes des plantes. Les hautes Alpes étendaient
au loin sur le ciel leurs cercles de neige. Ah !
p139
Les meilleurs souvenirs de ma jeunesse errent
sur ces montagnes, comme des chamois poursuivis
par le chasseur.
J' ai revu le lac de Genève. Les images de
Rousseau, de Saint-Preux, de Mme De Staël, de
Corinne, de Byron, de Manfred, se bercent sur
ces flots pâles. Quand les ombres des montagnes
descendent le soir au fond du lac, ces bords
sont dangereux. Vous entendez des voix connues
qui vous appellent. Vous vous penchez sur
le flot dormant, et le fantôme adoré vous invite
à descendre au fond des eaux. Alors du côté
de Meilleraye, on entend les troupeaux qui
mugissent sous les châtaigniers ; la cloche de
Vevey sonne l' agonie de Julie ; la mondaine
Corinne s' assied sur le seuil des châlets ; par
les degrés des Alpes, Manfred descend à pas
pesans, en s' appuyant sur son ton ferré ; pendant
qu' à l' extrémité du lac, le vieux château de
chillon blanchit comme la demeure commune à tous
ces rêves des poètes. Alors aussi, celui qui a un
coeur frémit ; il s' arrête pour écouter l' écho. Il
respire l' air puissant des montagnes ; il pense
à ce qui aurait pu être, à ce qui a été, et il se
p140
souvient en soupirant des jours qui ne
reviendront plus.
Si l' on traverse les Alpes en été, elles sont à
peine un obstacle. La route du Simplon les a
suppries. Ce n' est que sur le versant de
l' Italie que les vallées sont abruptes ; de ce
té, la route devient un vrai monument d' art, et
vous assistez à une lutte obstinée de la nature et
de l' homme. Il y a des endroits l' industrie
semble vaincue par l' obstacle ; mais c' est le
moment où les ressources de l' art reparaissent
avec le plus de puissance. Cette route s' élance
sur les ravins, d' un bord à l' autre ; elle rampe,
elle s' élève, elle bondit. Il y a un intérêt
dramatique dans ce combat de l' audace humaine et de
ces cimes si long-temps invaincues. Ce monument
de patience et derité est une sorte
d' architecture hérque.
Malgré cela, c' est à la sortie de l' hiver qu' il
faut observer les Alpes. C' est là leur climat et
leur saison naturelle. Les pics de glace brillent
comme des rosaces gothiques. Un silence lourd
pèse sur ces vallées de neige, où tous les bruits
s' amortissent. à travers les frimas, on voit
percer
p141
les toits aigus des châlets. Du haut des pics
brumeux, les avalanches glissent comme des
armées de géans, sous leurs manteaux blancs. On
dirait que les Alpes frissonnent. Une puissance
surhumaine vous oppresse, et la terrible
renommée de ces montagnes se confirme à chaque
pas. D' ailleurs, on peut, dans cette saison,
se laisser glisser à la ramasse, sans presque
aucun danger, depuis les sommets jusque dans les
vallées habitées. La descente dure ainsi moins
d' un quart d' heure. Dans ce peu d' instans, les
replis des montagnes s' affaissent et se nivellent
sous vos regards ; la grandeur des objets, celle
des distances parcourues, la rapidité de la
chute, et ces neiges invioes, tout vous jette
dans une sorte de vertige : il semble que vous
soyez le premier qui preniez possession de cette
nature de glace.
Les lacs qui sont au revers des Alpes, le lac
Majeur, le lac de Côme, sontde la me
couleur que les mers du midi, peut-être un peu
moins bleus. Les petites îles Borromées
ressemblent à une cation de l' Arioste. Elles
ont la même grâce que les inventions de
l' orlando
p142
furioso, avec quelque chose de plus sauvage. Il
y a en outre des pêcheurs, un village et une
église, dans la plus grande de ces îles, qui ne
semblent faites que pour la fantaisie des ptes.
Le doux parfum de la langue milanaise commence
là avec le myrte, l' olivier et le citronnier.
L' enchanteresse des climats du midi habite en cet
endroit, sur son seuil. Au fond du château
déshabité des borromées, sont enfouis des tableaux,
des statues dormantes dans les salles
souterraines, au bruit des flots dormans. Dans
ces îles lilliputiennes, la nature s' est jouée
d' elle-même ; assise au pied des Alpes, elle
sourit comme une puissante armide sur ces
fantasques rivages.
Quand on apeoit de loin la cathédrale de
Milan, on dirait d' un édifice de glace, bâti là de
toute éternité, à la descente des Alpes. C' est la
vieille cathédrale gothique qui a servi de modèle
à cette architecture ; mais combien le type
austère de Cologne et de Strasbourg n' a-t-il
pas été altéré sous le ciel énervant de l' Italie !
La voûte ténébreuse du nord s' est changée en un
marbre blanc d' un éclat presque païen. Sur cette
terre de Saturne, le mysticisme de l' architecture
gothique
p143
est dépaysé ; le soleil ardent du midi pénètre,
avec une curiosité profane, jusqu' au fond
de la nef. Le trèfle et la rose chrétienne ont fait
place, dans les ornemens, au laurier idolâtre.
D' ailleurs il n' y a plus de flèche qui monte dans
le ciel. Soit que l' esprit de l' Italie se plaise
moins dans la nue, soit que cette téméri
pugnât trop à la tradition romaine, il est
certain que la flèche gothique a toujours été un
embarras pour les peuples du midi. Ou ils l' ont
parée de l' église, et ils en ont fait un
édifice distinct, comme à Venise, à Florence, à
Pise, ou ils l' ont supprimée comme à Milan. La
cathédrale, triste et rêveuse, des bords du Rhin
s' est convertie, sous le ciel lombard, à une foi
sensuelle. De ses fleurs de marbre s' exhale
l' odeur des citronniers et des myrtes du
polythéisme. Le dies iroe ne retentit pas
sous ses voûtes ; bien plutôt l' écho de Lombardie
y redirait des sonnets d' amour. Ce n' est pas le
Dieu crucifié qui a ici son symbole au milieu de
cette nature prodigue, c' est la madone souriant
sur le chemin des pèlerins. Les statues
innombrables qui habitent son église ressemblent
aux onze mille vierges de Cologne,
p144
ressuscitées dans de pâles corps de marbre, que
la mort païenne a ciselés.
De Milan, cette architecture, lée dunie
du nord et dunie du midi, prend trois routes :
elle va aboutir, sur l' Adriatique, dans les palais
nitiens ; sur laditerranée, dans le
campo-santo de Pise ; par le chemin de la
Toscane, à orviète : elle a suivi principalement
les traces de l' esprit gibelin.
Je passe des monumens étranges qui n' ont
jamais été élevés, qui ne s' écrouleront jamais,
qui s' appellent Castiglione, Lodi, Rivoli ; tout
le chemin de Milan à Venise est semé de noms
semblables : ce sont des marais couverts de joncs,
des pâturages suspendus sur des lacs, des
avenues de mûriers et de saules. Il y a quelquefois
une maisonnette blanche qui porte à son toit la
cicatrice d' un biscayen, comme un soldat
laboureur. Sur le champ de bataille des environs de
rone, les jeunes paysannes font la cueillette
des mûres. L' oiseau de Roo et de Juliette
chante, caché sous les vernes d' Arcole. Quand la
nuit arrive, des myriades de mouches luisantes
s' envolent de terre : elles s' allument, elles
s' éteignent,
p145
elles se raniment comme de petites lampes
errantes pour éclairer les morts.
Il sonnait onze heures du soir au campanile
de saint-Marc, lorsque j' abordai à Venise. Il
me sembla entrer dans le pays desves. La lune,
en ce moment, sortait des nuages, sous
l' incantation des esprits embaumés de l' Adriatique.
Des gondoles, couvertes de voiles noirs,
glissaient à té de moi. Des deux côtés du grand
canal, les ombres des palais s' abaissaient et se
confondaient, au milieu des flots, dans une
architecture fantastique, qui se forme là, chaque
soir, pour les songes de la nuit. Cette impression,
reçue en arrivant, ne s' est point affaiblie par la
suite. Après avoir demeuà Venise, après y
avoir touché les pierres et les tableaux, je n' ai
putruire l' effet de cette nuit enchantée.
Venise est asiatique et arabe ; elle est aussi
bysantine, gothique, lombarde ; mais c' est le
caractère oriental qui domine, et celui sans lequel
elle reste incomphensible. Ses vaisseaux ont
rapporté chez elle les styles et les formes de tous
les climats : la coupole de Bysance, le minaret
du Bosphore, l' ogive de Mahomet, la citerne du
p146
désert. Rien ne lui ressemble sur le continent ;
née de l' écume de la mer, elle est fantasque
comme les flots. Le jupiter du Pélopose,
l' islamisme, le christianisme, se pressent à la
fois en ce lieu de refuge.
Au soleil levant, je vis l' église de Saint-Marc ;
des milliers de pigeons voletaient sur les combles :
ils se posaient sur l' épaule des statues, sur
leurs livres, sur leurs dais ; ils becquetaient
au bord de leurs coupes et de leurs calices : on
aurait dit des oiseaux des légendes qui se
penchaient à l' oreille des nobites de pierre,
pour leur apporter les messages du ciel. L' église
de Saint-Marc est elle-même pareille à une
vieille légende de bysance. C' est la sainte-Sophie
de Constantinople transportée en occident. Un
peuple de statues agenouillées habite les niches
extérieures de l' église, et semble de loin
murmurer une langue sacrée sur ses lèvres de marbre.
Au-dedans, toute l' histoire de l' ancien et du
nouveau testament est peinte sur un fond d' or. Une
litanie éternelle sort aussi de toutes ces
bouches muettes. Vous habitez la cité sainte du
onzième siècle. Cette foule de bien-heureux vous
regarde, vous homme d' un autre
p147
âge, qui nétrez dans ce paradis du vieux
dogme. S' ils savaient les langues humaines, ils
vous demanderaient comme au lerin de Florence :
d' viens-tu, toi qui nous ressembles si
peu ?
cette architecture est pourtant bien loin
d' avoir la grandeur de l' architecture du nord :
elle ne porte pas dans les nues la pensée
religieuse d' une race nouvelle ; elle est plutôt
opprimée sous le poids de la théologie bysantine.
Une décpitude précoce s' y laisse apercevoir à
travers ses dorures : elle a les graces ornées
des pères de l' église grecque, non la sublimi
sauvage du catholicisme d' Occident. Vous pensez à
saint Chrysostome, à saint Basile, non pas à
Tertullien, ni à saintme. Avant tout,
Saint-Marc est l' église d' un peuple de matelots.
Lorsque avec ses petits dômes, qui s' arrondissent
l' un sur l' autre, on la voit du côté de la mer,
elle donne l' idée d' une nef bénie qui entre à
pleines voiles dans le port, chargée des chapes,
des reliques, et des vases ciselés de bysance. Près
d' elle s' élève la tour de son clocher à ogives.
p148
Cette tour isolée porte les cloches et sonne les
heures de la journée. Quant à la vieille église,
elle est muette ; aucun bruit n' en sort pour
marquer la succession du temps, ni le changement
des heures ; elle ne connaît ni soir, ni matin, ni
deuil, ni joie, ni glas, ni aubade : la cité sacrée
du dogme ne connaît rien qu' une heure, celle
de l' éternité.
à côté de Saint-Marc, le palais des doges est
tout oriental ; ses galeries sont celles d' un
palais arabe. Dans les ornemens des chapiteaux sont
sculptés des plantes marines, des joueurs de
mandoline et de viole, double emblême de l' histoire
et du génie national de la ville aux cent îles. Les
deux citernes qui sont creues dans la cour font
penser ausert. Venise n' a pas une seule source.
à l' entrée des flots, elle est comme Palmyre au
milieu des sables. D' ailleurs son palais des mille
et une nuits se termine par une prison d' état.
Le nat habitait entre deux tortures : il avait
sous ses pieds les cachots souterrains, les plombs
sur sa tête. Quand vous voyez pour la première
fois, dans la salle du grand conseil de
l' inquisition, rayonner autour des murailles les
p149
tableaux de rose et de Tintoret, cestes
de la peinture, dans ces enceintes lugubres, vous
émeuvent malgré vous ; car c' est au milieu de
toute la splendeur d' une architecture à demi
mauresque, au milieu des tableaux et des couleurs
palpitantes de ces peintres, que cette aristocratie
enfouissait ses mystères. Son gouvernement, qui
fut une sorte de terreur nationale mêlée de
volup, était parfaitement à l' aise dans ce
palais geôle et mue tout ensemble. Les
supplices y touchaient à d' élégans plaisirs. Le
petit pont par lequel les condamnés sortaient, pour
être poignars ou noyés, est ciselé avec une
élégance pleine de recherche. J' ai vu un grand
casque de fer dans lequel on broyait la tête des
suspects. Ce casque est lui-même d' une beauté
étudiée. Venise poussa le génie des arts
plastiques jusque dans la torture.
La vie de Venise était un prodige de chaque
jour. En guerre perpétuelle avec la nature et
avec le monde, sa victoire ne pouvait se
prolonger que par une tension extrême de tous les
ressorts de l' état. Sa force unique consistait
dans les combinaisons de son génie. De là, le
p150
secret sur tout ce qui la touchait était pour elle
la première condition de due. Dans un état
ainsi fondé sur le silence, ce n' est pas le lieu de
chercher des poètes, des orateurs, des historiens,
des philosophes. Venise ne devait pas avoir,
comme Florence, son Dante, son Boccace, son
Machiavel. La parole écrite était l' oppo de son
génie taciturne. Au contraire, la peinture, cet
art muet, devait être celui d' une société muette.
Ce qui frappe d' abord, c' est que la sombre
vérité du régime politique de Venise ne s' est
jamais communiqué à sa peinture. Si vous ne
considérez que le gouvernement, vous vous figurez
que toute cette société a été conduite sans
relâche par la terreur, et que les imaginations
ont dû se couvrir d' un voile lugubre. Si, au
contraire, vous examinez l' art, vous supposez que
ces hommes ont vécu dans une fête perpétuelle, et
que des imaginations aussi fougueuses appartiennent
à un régime de liberté excessive. Titien et Paul
rose ont quelque chose de sénatorial, comme
l' aristocratie des cent îles. Ils tiennent de la
sensualité somptueuse, mais non de la sévérité ni
de la profondeur redoutable du conseil des dix.
Loin
p151
d' être attristé par le gouvernement, l' art
exprima avec splendeur la splendeur de l' état ;
d' ailleurs un rayontourdu levant luit sur ces
ardens tableaux. Ces imaginations de matelots
se sont en partie fores au milieu des bazars
de Chypre et de Bysance. La peinture de Venise
est à demi orientale, comme son architecture.
Et véritablement, ces figures créées par l' art
semblent aujourd' hui les seuls et légitimes
habitans de ces balcons et de ces galeries
levantines. Au fond des palais, elles demeurent
comme une aristocratie idéale et taciturne. Sous
les ogives humides des voûtes, le ver file sa
soie ; la gondole passe en effleurant le seuil ; la
foule se disperse sans bruit sur les ponts. Quand le
soir arrive, des bandes de mouettes et de
procellarias s' abattent sur la ville. Malgré ce
deuil apparent, il y a au fond de ces tristes
palais, une fête qui ne finit jamais. Ces tableaux
suspendus aux murailles conservent l' éclat des
jours qui ne sont plus. Lorsque vous entrez dans
la salle du conseil, vous trouvez encore la
Venise patricienne toute pae, comme Is De
Castro dans sonpulcre.
p152
Souvent des nuages violets, tels que ceux qui
flottent sur les toiles de Tintoret, s' amassent
sur la ville ; leurs lignes droites sont comme
tracées à l' équerre. La lumière se concentre alors
dans une étroite bande à l' horizon. C' est avec une
netteté incroyable que les objets se tachent sur
cette zône ; mâts, cordages, vergues, avirons,
tout est gra au burin dans un ciel de cuivre.
Du fond des vagues bronzées sortent le palais des
doges, le campanile de Saint-Marc avec son ange
d' or, puis, dans les îles, les mes de
Saint-George, du redemptor et des citelle. La
ville tout entière surgit de cette mer empourpe,
comme la création de l' un de ses peintres. Au
milieu de cet éclat, on éprouve une impression
de détresse qui ne se retrouve qu' à Rome ; mais
cette impression est beaucoup plus extraordinaire
à Venise, car il n' y a point encore de
ruines. Les palais, quoi qu' on en dise, sont
entiers. à cette magnificence seigneuriale qui
faisait, dans Venise, une fête éternelle, le temps
n' a rien ôté encore. C' est au milieu de cette fête
que la ville a été frappée ; elle est morte
debout.
On peut dire, en effet, que lorsque Venise
p153
acheva de tomber, elle était morte depuis
long-temps ; mais son gouvernement mit à garder ce
cadavre, la même vigilance qu' il avait mise à
veiller sur elle dans la bonne fortune. Depuis la
fin du xviie siècle elle gisait sur son lit de
parade ; pour cacher ce grand secret d' état, ce
n' était pas trop de l' inquisition et de la
torture des plombs. Le premier qui franchit
hardiment cette enceinte ne trouva sous ce mystère
qu' un fantôme.
c' é da piangere, signor ! me disait le vieux
gondolier qui me ramena sur la terre-ferme ;
en effet, le peuple ne laisse pas d' être frappé
de ces ruines, et il est fort attacau lion de
Saint-Marc ; ce qui n' empêche pas que Venise
ne soit, par intervalles, la ville la plus gaie
et la plus folle de l' Italie : seulement cette
gaîté exaltée est quelquefois fort triste. Le
carnaval de Venise ressemble toujours à la danse
des morts.
Le canon des autrichiens en batterie sur la
piazzetta, le grand drapeau de Vienne arbo
nuit et jour en face de Saint-Marc, puis, en
perspective, l' hospitalité paterne du spielberg,
ce sont là, après tout, de tristes sujets de te.
p154
Les petits théâtres forains sont les seuls
endroits la haine du joug tudesque puisse se
montrer avec quelque liberté. Dans ces pièces
jouées en plein air, il y a toujours un caporal
allemand qui estropie, de la manière la plus
burlesque, quelques mots italiens. Ainsi voilà
polichinelle vengeur des dandolo, des foscari
et des barbanegro. En général, quel temps faut-il
pour que la petite comédie remplace la codie
divine ? C' est là, pour tout le monde, la vraie
question.
p155
ii Ferrare.
depuis Venise, je n' ai séjourné qu' à Ferrare.
Pour arriver à la prison du tasse, j' ai traversé
une longue file de lits de malades dans l' hôpital
Sainte-Anne. La prison est au fond d' une petite
cour avec laquelle elle est de plain-pied. Une
grêle épaisse était tome sur les dalles,
fouettée par un vent violent qui venait de se
calmer. La voûte de cette geôle est si basse, que,
dans certains endroits, on a peine à s' y tenir
debout. C' est là que le poète fut gardé sept ans
comme une bête fauve de la nagerie de la
maison d' est. Pendant ce temps-là, Eléonore, dans le
château de Ferrare, écoutait les joueurs de
luth ; elle souriait sous les orangers des villas,
et pas
p156
une seule fois ses lèvres adorées ne s' ouvrirent
pour demander la grace de celui que l' amour
rendait à moitié fou. Le dernier des ménestrels, il
expia le long bonheur de ceux qui l' avaient précédé.
Il avait été l' amusement des heureuses princesses
de Ferrare ; mais quand il voulut prendre la vie
au rieux et que le baladin se souvint qu' il était
immortel, il fut puté fou de la meilleure foi
du monde. L' insensé, en effet, qui livrait les
trésors de son coeur au divertissement de ces jeunes
femmes couronnées, et qui cherchait dans les
fêtes de la renaissance lavotion d' amour et la
passion profonde des temps passés ! Il nourrissait
dans son coeur la passion de son Tancrède, et il
croyait, lui seul, pouvoir réchauffer de son souffle
cette société défunte. Il embrassait des fanmes
sur son sein de pte, et il ne vit pas que le coeur
des reines s' était glacé. épris du moyen-âge, il
apporta le coeur brûlant d' un ancien troubadour
dans le tombeau orné de la féodalité. Il fut le
Roo d' une autre Juliette ; mais cette Juliette
ne se ranima pas pour lui dans lepulcre. Parce
que les chevaux piaffaient dans la cour, parce
que les jeunes filles souriaient comme avaient
p157
fait les ctelaines au temps des croisades, il
crut que l' ancien amour vivait encore, et qu' un
grand coeur battait au sein de cette société, sous
la soie et les dorures. Le jouril sentit qu' il
se trompait, sa tête se brisa ; il essaya de rompre
le charme d' une main tremblante, con una mano
tremante : oh ! Ce fut là une divine folie dont
quelques-uns ontrité me de nos jours ; mais
ce fut une folie.
Aps la prison du tasse, je vis la maison
d' Arioste. Un soleil brillant rayonnait dans la
chambre de messir Lodovico. Un chat lustré
ronflait sur le seuil. Des pigeons battaient de
l' aile contre le vitrail de la fenêtre à ogive. à
travers les portes des appartemens, j' entendis le
vent qui soufflait et soupirait comme les fantômes
émus de la fantaisie du poète. Son écritoire était
sur une table. Je descendis dans le jardin. Il
était alors tout en fleurs. J' y cueillis des
oeillets et des narcisses. Des papillons diaprés se
posaient sur les gazons d' Espagne ; des poules
gloussaient dans la cour. Tout annonçait la demeure
d' un hôte heureux. Arioste n' était point tom
dans le piége où Tasse se laissa prendre. De
bonne heure,
p158
il avait estimé à sa véritable mesure le simulacre
qui l' entourait. Il n' aima pas ce qui ne pouvait
aimer. Il prisa le moyen-âge juste autant que le
cheval de Roland qui n' avait qu' unfaut, à
savoir d' être mort. Il ne demanda pas aux reines
des larmes qu' elles ne pouvaient pleurer, ni aux
vivans un enthousiasme que les morts seuls
possédaient. à la vieille cour de Charlemagne et
d' Artus, il donna la frivole beauté de la cour de
Ferrare. Il se fit des images pour s' en jouer ; et
le premier, il sortit du sanctuaire de la foi
antique avec un éclat de rire. à ce prix si cher,
ses oeillets fleurirent ; ses colombes légères
vinrent boire sur le bord de sa coupe. Chaque
année le rossignol nicha dans les rosiers de son
jardin, pendant que l' araignée suspendit sa toile
à la prison du tasse.
Il semble que dans toutes les époques qui ont
été complètes, le rire et les larmes aient été
ainsi mêlés, et que chaque siècle apporte avec
lui deux grands masques, l' un comique, l' autre
tragique. Chez les anciens Horace, Virgile ; au
moyen-âge, Boccace, Dante ; après eux, Arioste,
Tasse ; plus tard encore, Voltaire, Rousseau.
p159
iii les autrichiens en Lombardie.
à Bologne, les autrichiens bivouaquaient sur
la place. Les canons étaient en batterie, les
chevaux sellés. Des patrouilles gardaient les
principaux déboucs de la ville. Cette image
d' asservissement, qui me poursuivait depuis mon
entrée en Lombardie, me fit horreur ; et vraiment,
rien n' est plus laid que ces blonds lansknechts
sous le soleil du midi. à Milan, j' avais déjà
rencontré leurs sentinelles dans tous les carrefours.
à Venise, j' avais entendu leurs canons dans la
nuit, et j' avais vu leur drapeau sur Saint-Marc.
En ce moment, je sentis que je haïssais
l' Allemagne pour tout le mal qu' elle a fait à
l' Italie.
Oui, Albert, je connus alors la vieille haine
p160
cimentée par Dante, par Pétrarque, par Machiavel,
et jesirai avec ardeur voir un jour l' Italie
marcher sur le cou de ces blêmes tudesques.
Autrefois, je te vantais leur génie ; tu te le
rappelles ? Je voulais plonger jusqu' au fond dans le
chaos de ces esprits de ténèbres, parce que je
croyais qu' un enthousiasme durable les poussait
aux nobles entreprises ; mais leur essor n' a duré
qu' un moment. Une muse flétrie a dépris
chez eux la place des extases passées. Trop
souvent ils couvrent sous des paroles savantes des
sentimens vulgaires. Va, crois-moi, ne cherche
plus dans les cieux le cygne allemand ; il se noie
aujourd' hui dans son cloaque.
J' ai aimé le ciel pâle de leurs pâles vallées.
Dans ce temps-là mon coeur ne voyait, ne sentait
partout que les images qu' il créait ; je n' avais
pas cueilli de myrte dans l' Isola-Bella,
ni passé une nuit d' été au bord du lac Bolsène.
Tous les horizons étaient pour moi également
beaux, pourvu qu' il y eût place pour un rêve. Je
ne faisais point de différence entre un lourd ciel
d' Autriche et un ciel vénitien. Mais, depuis que
j' ai pasles Alpes, mes yeux, dieu merci ! Sont
p161
las de la lèpre tudesque. La perfidie bavaroise,
l' inganno bavarico, m' est connue ; et, si pour
un si grand mal, toute parole n' était vaine, je
m' expliquerais davantage.
Depuis que les empereurs se réchauffent au
soleil lombard, qu' ont-ils rendu à l' Italie en
échange de ce qu' ils lui ont ravi ? Ne voient-ils
pas que leur sang est trop froid pour cette
ardente contrée ? Leur génie, qu' use une heure
d' exaltation, n' est pas fait pour le soleil dévorant
des enfans du midi ; le myrte est trop parfu
pour ces insipides vainqueurs ; et l' orange de la
Brenta ne mûrit pas pour les lèvres épaisses des
serfs de Habsbourg.
Non ! Non ! Cela ne peut durer. Il faut que les
manteaux blancs disparaissent, et que les cavaliers
frileux repassent les monts. Ne sentent-ils pas
que leur langue hennissante rompt l' accord
de la mélodie toscane, et que leurs membres
grossiers n' ont jamais été formés de Dieu pour
habiter, à l' ombre des villas, le jardin de
l' Italie ? Qu' ils consultent leurs mains rudes
et calleuses et leurs sens bétés, ils
apprendront d' eux-mêmes que cette terre de volupté
n' est pas la
p162
leur, et qu' il reste encore au-delà des monts,
sous leur ciel blémissant, mainte glèbe qui reste
privée de leur sueur servile. Qu' ils retournent
dans leurs vallées du Danube, de l' Elbe et de la
Spe, s' atteler à leur charrue féodale ; et
alors, nous louerons tant qu' on voudra les vertus de
ces hontes germains.
Mais aujourd' hui, de cette terre d' amour ils
ont fait une terre de haine. L' enfant qui
commence à balbutier, la jeune fille sous son voile,
l' ermite dans sa chapelle, tout ce qui a un coeur
pour aimer ou pour haïr, les maudit en même
temps. La vertu de l' Italie est de les détester ;
c' est par là qu' elle unit ses peuples qu' aucune
autre puissance n' avait pu rallier. Eh bien !
Qu' elle la nourrisse cette haine sacrée, son seul
et dernier refuge. Qu' elle adore la madone de la
colère, puisque la madone de la pitié n' a pu la
sauver !
p163
iv Florence.
Florence est toujours le commentaire vivant
de Dante. L' architecture, la sculpture, la
peinture du quatorzième siècle et la comédie divine,
ont entre elles d' intimes ressemblances. Dans le
silence des églises, moitié gothiques, moitié
lombardes, les fresques de Giotto, de Luppi, de
Thaddeo Gaddi, donnent une certaine réalité
aux visions du vieil Alighieri ; et sous l' archet
peint des archanges s' exhale encore la lodie
de ses tercets. Dans les loges d' Orcagna, au
bord de l' Arno, dans le fond des chapelles et des
cloîtres, sur le seuil des palais guelfes ou
gibelins, partout le pte pèlerin vous apparaît au
milieu du paradis de l' art florentin.
p164
Dans les temps chrétiens, Florence a été le
vrai pays des formes. Tout ce qui, dans nos tristes
contrées, n' est que rêve, désir, esrance,
regret, a pris là un corps et une figure
déterminée. Un contour achevé a circonscrit toutes
les images rapides qui passent aujourd' hui dans
nos coeurs. Jamais ces peuples d' artistes et de
ciseleurs n' ont connu les vains fantômes qui
s' élèvent dans le souvenir, et retombent sans
laisser de traces. Tout ce qu' ils ont aimé, tout
ce qu' ils ont haï, ils l' ont touché du doigt ; ils
ont immortalisé le moindre de leurs songes ; et ces
cieux d' amour ou de colère que l' homme fait et
défait à chaque instant, ils les ont fixés comme
l' ombre sur la muraille.
Il est impossible de vivre à Florence sans s' y
préoccuper de l' histoire de l' art, car on peut en
suivre les moindres phases comme au coeur
de l' Italie. C' est dans ce grand atelier que la
tradition de l' antiquité s' est rencontrée avec
l' idéalisme chrétien, et que leur mélange a
produit ces formes sévères qui restèrent toujours
inconnues à l' école de Venise. Même au milieu
du moyen-âge, on y garda la tradition des arts
p165
païens. Dante y conversa avec Virgile. Les
sculpteurs de Pise donnèrent aux cénobites du
nouveau-testament quelque chose de la beauté des
dieux antiques, et les peintres abreuvèrent de
nectar olympien les lèvres des archanges. Comme
l' église romaine avait absorbé dans ses rites les
meilleurs souvenirs du paganisme, de même
l' art florentin, qui fut aussi une sorte d' église,
conserva quelques uns des linéamens de l' art
antique. De là naquit un genre de beauté qui,
sans ressembler à aucune époque, avait pourtant
des rapports avec toutes. Il semble que
l' histoire de Florence soit comme la cité
emblématique de Dante, et que l' on y monte de
cercles en cercles, avec chaque siècle, jusqu' à la
suprême beauté. Peu à peu une Grèce ressuscitée,
sous les traits d' un ange mystique, s' y est
assise dans le ciel de l' art. Une Italie nouvelle,
plus belle que l' Italie ancienne, est sortie du
tombeau de l' étrurie. Ce fut une Madeleine
pénitente qui gardait encore, à travers les pleurs,
et malgré les marations de l' évangile, les traits
et la beauté de la Madeleine pécheresse.
Quelque trace du génie étrusque s' est pertuée
p166
là, à travers tous les changemens des temps, des
langues et des institutions. Dès le xive siècle,
quand Rome chtienne était seulement la ville
du dogme, Florence était déjà la ville de l' art.
C' est chez elle ou ps d' elle que le
développement épique de la tradition s' est
accompli dans la poésie par Dante, dans
l' architecture par Giotto et Brunelleschi, dans la
statuaire par l' école de Pise, dans la peinture par
Orcagna et Michel-Ange. Il faut remarquer que
Rome, qui a donné son nom à la plus grande
école, n' a produit elle-même ni pte, ni
sculpteur, ni peintre. Elle n' a eu long-temps qu' un
art, à savoir, le culte et le rite catholique. Ses
poètes, ses statuaires, ses architectes furent ses
papes. Lorsque le travail et la constitution de
l' église furent achevés, alors seulement les arts
culiers se montrent de toutes parts dans Rome,
pour recevoir, par Michel-Ange et par Raphaël,
le droit de bourgeoisie dans la cité du dogme.
Onpète souvent de nos jours que les époques
les plus religieuses sont aussi les plus
favorables à l' art : cette idée est démentie par
tout ce que j' ai vu en Italie, et surtout à
Florence.
p167
Tant que la foi fut profonde, les peintres,
aveuglément soumis à la tradition de l' église,
laisrent leurs oeuvres dans une sorte de divine
enfance. Assurément le génie religieux ne manque
pas aux mosaïques byzantines ni aux peintures
sur bois des vieilles écoles. Que manque-t-il donc
à ces ouvrages ? L' art ; il ne s' émancipa qu' aux
dépens de la foi. Les grands maîtres des écoles
de Venise, de Florence, de Parme, de Mantoue,
furent contemporains de la réforme et de la
confession d' Augsbourg. Chacun d' eux soumit la
tradition religieuse à l' autorité de l' imagination,
comme Luther la soumit à l' autorité de la
raison. à quelle distance Michel-Ange, Léonard
De Vinci, Corrége, ne sont-ils pas de la
croyance et de l' orthodoxie de leursres ! Ils
changent à leur gré les types et les expressions
consacrées ; ils abolissent à leur manière l' ancien
rite. Ni Raphaël, ni Titien, n' approchent de
leurs pinceaux avec le tremblement de coeur et la
dévotion de Fra Angelico ou de Masaccio. C' est
au sortir d' un banquet avec la Fornarina ou avec
l' Arioste qu' ils substituent au catholicisme
rigide de la tradition un catholicisme vénitien,
p168
florentin, romain, qui ne conserve plus rien de
l' unité des vieilles fresques liturgiques. à la
madone impassible des byzantins, ils prêtent les
passions et les airs de tête des femmes des lagunes,
de Parme ou d' Albano. Les différences, les
caprices innombrables de la fantaisie humaine
pénètrent pendant cet intervalle du xve et du xvie
siècle, comme autant de sectes privées, dans le
ciel du vieux dogme. Chacun se fait, sur la toile,
son évangile à son image ; l' unité du vieux
symbole est perdue sans retour. C' est le temps de
la psie, de l' art, de la beauté ; ce n' est plus
le temps de la foi.
Au commencement, les grands crucifix de Cimabuë,
encore sanglans, repsentaient la passion et
l' ascétisme du moyen-âge sur son calvaire. On
dirait que les apôtres, encore frappés de terreur,
ont peint eux-mêmes, de leurs mains incultes,
les fresques colossales du xe siècle. Le dessin
en est grossier ; mais le Dieu nouveau est là.
à travers ces traits barbares ressort une grandeur
apocalyptique. La Vierge byzantine est assise
sur son trône ; un repos éternel illumine son
front. Sa robe, où sont brodés
p169
de mystérieux symboles, participe de cette
immobilité céleste. Les douze apôtres, partout
inséparables, remplissent les coupoles des
basiliques. Il semble que ces personnages soient
conçus hors du temps, au-dessus des mondes
détruits. Dans leur ciel théologique, ni joie, ni
tristesse ; ils sont tous investis d' une seule
pene, qui est la pensée divine. Ils ne prient pas,
ils n' enseignent pas ; ils adorent. Nous sommes
au douzième siècle.
Dans l' âge suivant, jusqu' au quinzième, la
foi n' est pas moins grande. Pourtant ces
personnages sont sortis de leur contemplation. Ils
commencent à errer dans l' eden de l' imagination,
et à quitter leur sainte oisiveté. Sur les
fresques de Gaddi, les soldats endormis autour
du sépulcre vide ouvrent leurs paupres ; ils
s' éveillent au jour nouveau. Le Christ s' élève du
milieu d' eux, emportant l' étendard de la mort.
Le long des murailles du cimetière des pisans,
les vierges pâles de Giotto se glissent à travers
les tombes comme des ressuscitées. Le temps est
venu les anges de Gozzoli, de Buffalmacco,
de Fiesole, ont embouc leurs trompes d' or.
p170
Sur leurs violes ils ont pressé leurs archets
recourbés ; au milieu de ce silencieux concert, la
madone sourit pour la première fois de ce
sourire dont l' Italie tout entière se sent encore
émue. Sous ce ciel de mélodies elle promène ça
et là, dans ses bras, le Christ enfant. Ce fut là
sans doute le temps le plus adorable de l' art,
s' il faut appeler de ce nom ce qui était une
prière, un acte de foi, ou plutôt un ex-voto de
l' humanité naufragée et sauvée. Toutes les
espérances, toutes les croyances avaient l' âge de
ce divin enfant que beait sur ses genoux la
madone de l' Italie. Les artistes, réunis en
confréries, connaissaient dans les moindrestours
les secrets de l' éternité. Il n' y a que les choses
de la terre qu' ils ignoraient. D' ailleurs leurs
conceptions avaient pouillé la barbarie des
temps du christianisme primitif. Ils étaient sur
le seuil de l' église et de l' art séculier,
quoiqu' ils appartinssent à l' une plutôt encore
qu' à l' autre. Ce furent là les derniers songes du
genre humain dans le berceau du dogme catholique :
ah ! Que vont-ils devenir, ces songes vêtus de
pourpre et d' or ?
p171
Vers la fin du quinzme siècle, tout a changé.
L' époque de perfection de l' art est arrivée. Ce
que les figures ont gagné en beauté, elles l' ont
perdu duté de l' austérité et de la croyance.
Ce n' est plus le temps où le dogme était revêtu
de ses formes consacrées ; c' est plutôt
l' apothéose d' un paganisme chrétien, ou, comme on
parle aujourd' hui, lahabilitation de la matière
divinisée. La madone est descendue de son siège
sacerdotal ; elle est sortie du sanctuaire des
basiliques. à l' ombre d' un pin, au milieu d' un
paysage de Raphaël, elle s' assied parmi les
mauves de la campagne sous la figure d' une
jeune fille d' Urbino. Au loin blanchissent les
toits de son village de la Romagne, et le sentier
terrestre par lequel elle a passé résonne sous les
pas des cigales. Ou elle habite près d' Andrea
Sarto, sous les traits d' une florentine de la
via grande ; ou elle se penche dans l' atelier du
Corrège et respire sur ses lèvres l' odeur des
myrtes de Parme et de Cmone. Le Christ
lui-même est devenu, sous le pinceau de
Michel-Ange, un autre Jules Ii, un pape irrité
et militant. Ce n' est plus le Dieu enseveli
dans les limbes de son
p172
ascétique passion. Les prophètes de Juda, les
sibylles de Cumes et d' Ephèse se rencontrent
ensemble dans la chapelle sixtine. Sur leurs
livres obscurs sont lés le judsme, le
paganisme, l' évangile, tout, hors la vieille
orthodoxie. Ils épèlent ensemble le mot sibyllin de
l' avenir ; dans un siècle réformateur, ils sont
eux-mêmes le symbole d' un monde nouveau. à
l' extrémité de l' Italie, le sensualisme éclate
effrontément dans l' école de Venise. Sur les toiles
de Paul Véronèse, le vin de Lombardie coule à
flots éternels dans la cruche des noces de Cana. La
ne des douze apôtres se prolonge nuit et jour,
avec la magnificence propre aux époux de la mer.
La pauvreté évangélique se recouvre de la pourpre
du Titien, et le manteau des doges est jeté sur
les épaules descheurs de Galilée. C' en est
fait, la chair est ressuscitée ; du fond des grottes
mystiques, les saints, les patriarches, les pères
de l' église, les innombrables élus du moyen-âge
arrivent et se pressent dans le paradis sensuel
de Tintoret.
Au milieu des monumens de Florence, il en
est un que je ne puis effacer de mon souvenir ;
p173
il me tient lieu de tous les autres, et son image
funeste a fini par m' obder : il est dans l' église
de saint-Laurent. Ce monument terrible
représente pour moi le caractère de l' Italie
moderne, telle que j' ai pu la comprendre ; il
sume tout ce qu' il me serait permis d' affirmer
sur ce pays. Je parle de la chapelle pulcrale des
dicis, par Michel-Ange. On dirait tout aussi
bien que c' est là le caveaupulcral de l' Italie
elle-même, et que c' est elle qui rêve sur ce
tombeau. Le mort est ceint encore de la cuirasse
du moyen-âge : il appuie sur son coude sa tête
chargée d' un casque. Il pense, et c' est de cette
contemplation qu' il a tiré son nom : il
penseroso ! cette méditation du tombeau est si
profonde, que vous croyez voir passer sur ce
front de pierre les songes frissonnans du
pulcre. Il pense aux temps oubliés de la gloire
italienne, aux gonfaloniers des guelfes, à la
bataille de campaldino ; il pense aux flottes de la
Chiozza, aux murailles pavoisées, à l' empereur
tudesque qui fuit devant la couleuvre milanaise ;
et la mélancolie du doux pays qu' enferment les
Alpes et que baigne la mer est tout entière
scellée sur ses lèvres. Au
p174
pied de ce trône de mort, le jour, la nuit, le
crépuscule, l' aurore, languissent couchés sur
le flanc. Ces personnages ont la solennité
veuse qui se retrouve partout en Italie, au
lever et au coucher du soleil. Les rayons funestes
qui attristent les marécages et la campagne de
Romesent au front de cette famille des heures
géantes. Qu' attend-il ce jour gigantesque pour
se lever debout ? La nuit, son épouse fubre,
qu' attend-elle pour sortir de sa couche ? Jamais
yeux humains n' ont vu un si étrange couple.
Sont-ce des jours passés qui se reposent d' avoir
été ? Sont-ce des jours futurs qui se préparent
à la fatigue d' être ? L' un peut être comme l' autre.
Levez-vous donc, jour éternel ! Aurore immense !
Famille sans parens et sans postérité ! Pour que
les morts ressuscitent, ôtez la pierre de ce
tombeau. C' est le tombeau de l' Italie.
p175
v Rome.
au moment d' entrer dans la campagne de
Rome, je quittai mon vetturino. Pour voir de
loin la ville à couvert, je montai un de ces
chevaux à demi-sauvages qui errent aux environs.
Comme j' allais passer le Ponte-Felice, une
jeune fille sortit d' une masure voisine : elle
s' approcha de moi en m' apportant des pêches
et des raisins de la montagne. Ses yeux noirs
brillaient au soleil sous la toile blanche dont sa
tête était couverte ; de longs pendans d' oreilles
tombaient sur ses épaules ; elle avait le teint
des beaux marbres quand le soleil les a dorés ; et
la taille d' Agrippine dans un corset écarlate et
p176
or, tel que jamais sainte dans sa châsse n' en
posséda de plus brillant ni de plus chamarré.
J' arrêtai mon cheval, et je la contemplai
quelque temps avec étonnement et ravissement,
comme une madone rustique descendue de sa niche.
Aps la Storta, tout vous dit que vous approchez
de Rome, quand même rien ne vous la montre
encore : une inquiétude indéfinissable vous
saisit. Au-delà de chaque tumulus, vous vous
attendez à découvrir la ville ; car, de ce côté, le
Monte-Mario vous larobe jusqu' au dernier
moment, et vous ne la voyez en plein qu' à l' instant
vous la touchez. On ne sait de quel mot se
servir pourcrire cette campagne. Sans villages,
sans fermes, sans habitans, elle est aussi sans
ombrages et sans fots. Il est plus facile de
dire ce qui lui manque que ce qu' elle renferme ;
point de murailles, point de haies pour diviser
les champs ; rien de ce qui fait ailleurs la vie
chamtre ; point de chariots roulans, ni
d' instrumens de labour ; point de prairies, point de
sillons ; ni plaines, ni montagnes. La figure de
ce terrain, rompu en terrasses et en ligne droite,
p177
a une sorte d' analogie avec la majesté des formes
romaines ; et la grandeur de ces plateaux semble
taillée sur le même plan que l' architecture et
l' ordre rustique. Du côté de la Sabine, les
redans de Tivoli, de Frascati, ouvrent sur la
plaine de larges voûtes d' ombre ; l' horizon est
ferpar la corniche du Monte-Cavo. Ce qu' il
y a d' étonnant, c' est que dans cet espace
circonscrit de toutes parts, il y a encore
plusieurs places que laographie n' a point
exploes, et qui restent en blanc sur ses cartes,
comme si elles étaient au centre de l' Asie. à
l' endroit où le sol se brise, des ruisseaux
encaiss roulent sous des arches de plantes
grimpantes et de vignes sauvages ; s' abritent
toujours une foule d' oiseaux de marais. Le Tibre
seul coule à fleur de terre dans son lit
volcanique, où il se recourbe et se replie sans
cesse. En remorquant un bateau, des buffles bruns
laissent tomber dans ses flots, comme un
fardeau, leur ombre velue. Du haut des plateaux,
vous voyez surgir une des toursodales des
p178
colonna ou des orsini, ou bien des aquéducs
qui traversent la campagne dans tous les sens,
comme des escadrons rompus, ou, dans un ravin,
quelque petit pont recouvert de créneaux pour
défendre le age, ou une misérable locande,
d' un blanc mat, exhaussée sur des tas de débris,
et quelquefois sur un tombeau. Par delà de minces
barrières qui, à de grands intervalles, divisent
cette campagne déserte, passent de noirs troupeaux de
cavales effarées : un seul berger les suit à
cheval et armé de son grand bois de lance. Plus on
approche, plus la solitude augmente. Enfin, à la
descente d' un mamelon, vous apercevez à la fois,
là-bas dans la plaine, un coin de la ville et une
échape du golfe d' Ostie : Rome et la mer, ces
deux infinis ensemble.
Si au lieu d' entrer, selon l' usage, par la porte
du peuple, vous entrez par celle qui touche au
Monte-Mario, vous aurez un spectacle affreux,
mais analogue à celui que vous venez de quitter.
Au-dessus de la muraille, vous verrez, pour
inscriptions, destes de morts entassés dans
des cages de fer. Pour ma part, une des premières
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choses qui me frappèrent en arrivant, ce
furent ces cnes de morts qui ricanaient,
comme dans le préambule de la tragédie
d' hamlet, sur la porte de la ville éternelle.
Il y a trois romes, celle de l' antiquité, celle
du moyen-âge, celle de la renaissance.
La premre a usurpé toutes les ruines de
l' Italie ancienne, comme toutes ses grandeurs :
elle a quelque chose de monstrueux dans ses
débris, qui convient bien à l' empire que ces
débris rappellent. Par exemple, les thermes de
Caracalla, dans leurs masses informes,
vèleraient, eux seuls, l' espèce de délire qui
possédait le monde sous les césars. Dans cette
babel écroulée, on ne peut reconnaître aucun
plan ; ce qui n' arrive jamais avec le nie
grec, lequel conserve sa noblesse et sa correction
jusque dans ses derniers débris. Mais une
beauté sauvage ressort de ce désordre même.
à travers les lézardes, on a pratiqué un petit
escalier en bois, qui conduit sur la cime de
ce chaos de murailles. De là, on domine toute
la ville antique ; vue de ce côté, elle a le
caractère babylonien des prophéties ; car le vrai
caractère
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de la Rome païenne est d' être comme frappée d' une
éternelle condamnation. Je n' ai jamais passé
sur le forum sans remarquer l' inscription de l' arc
de triomphe de Constantin : au fondateur du
repos (fundatori quietis). étrange moment de
repos que le temps qui touchait aux invasions des
goths, des alains, des huns, des vandales, des
lombards. La vieille ville était lasse, et
demandait merci. Parce qu' elle avait sommeillé une
nuit, elle se croyait sauvée ; mais ce qu' elle
appelait le repos n' était que le commencement de
ses mires ; et cette inscription est une ironie
de jehovah jetée sur le jupiter abattu du
Campo-Vaccino. Le culte catholique, qui surgit
partout sur les ruines du paganisme, en fait
autant de monumens de la providence. On dirait
que l' archange du christianisme les frappe
incessamment, et qu' il disperse de sa verge les
dieux attardés dans cette josaphat de briques et
de marbre. D' ailleurs, ces monumens ne sont point
défendus, comme ceux de la Gce, par leur
beauté olympienne ; ils n' ont point été non plus
oubliés sur la cime des monts : au contraire,
ils sont foulés
p181
et heurtés sans cesse, sur le grand chemin du
monde, par la vengeance du dieu jaloux. Nuit
et jour, dans le colysée, au pied de la croix de
bois qui s' élève au milieu du cirque, l' orgueil de
la Rome patricienne et ses espérances superbes
sont livrés à la dent des lions invisibles.
Aussi Rome n' est-elle jamais si belle qu' à
la lumière d' un grand orage, tel que chaque
été en amène plusieurs dans son puissant climat.
De bonne heure, le sirocco s' abat sur la
campagne ; tout se tait comme à l' approche d' un
oiseau de proie. Dans l' atmospre, nage une
vapeur brûlante. La tête des hauts pins de la
villa Pamphili se balance à l' horizon. Des
bandes de goëlands et d' oiseaux de mer remontent
d' Ostie ; ils s' abattent sous les vtes des ponts
déserts. Le Tibre change de couleur ; il roule
comme un fleuve infernal à travers sa campagne
maudite. On entend des soupirs qui sortent par
boufe des rocailles de Roma-Vecchia. Quand
les éclairs plus fréquens jaillissent, ils entourent
d' une auole de colère la cime du colysée, la
tour de ron, les cneaux dule d' Adrien,
et les hauts olisques des places. On dirait que
p182
le sépulcre du vieux monde s' ouvre et se ferme
sous une main invisible. Alors les ruines, que
dorait auparavant un brillant soleil, sont plus
blêmes que des spectres. Une odeur fade s' exhale
des orties en fleur des thermes. à mesure
que les nuages entassent leur architecture
flamboyante, ils deviennent couleur de sang. à la
fin, leur cité vagabonde cve sur le front de la
cité condamnée. C' est l' heure les chiens
égarés s' abritent dans le tombeau de Cecilia
Metella. La petite porte de bois qui ferme le
jardin des césars, sur le mont Palatin, s' agite
en criant sous les pieds des bouquetins et des
chèvres errantes. Si en ce moment l' angelus tinte
à la cloche de Saint-Onuphre, ce faible son est
bientôt rété par mille autres ; à peine ce
dernier bruit se meurt, qu' un immense murmure
s' exhale de terre. Les confries des morts
élèvent leurs chants lamentables sur le penchant de
l' Aventin. La Rome chrétienne s' agenouille sur
le sépulcre de la Rome païenne ; tout redit au
loin dans la nuit : miserere ! Miserere !
à la Rome du moyen-âge appartiennent les
cloîtres bysantins, les basiliques, les peintures
p183
en mosque. Ces dernières surtout, quoique
peu remarquées, sont certainement les monumens
qui sont les plus empreints de l' esprit des
premiers temps du christianisme. L' époque
qu' elles reproduisent est celle où l' art, tout
sacerdotal, n' était qu' une dépendance de la
liturgie. D' ailleurs, dans ces peintures se retrouve
la même barbarie que dans la langue des res
de l' église, avec le même genre de sublimité
quand elles s' élèvent jusque-là. Leurs rapports
naturels, dans Rome, sont avec les catacombes,
avec les coupoles lombardes, avec le chant
grégorien, avec le vieil orgue de Bysance, avec
la psie des litanies et du dies iroe. je me
souviendrai long-temps de celle de saint-Paul
hors des murs. On sait que cette basilique du
quatrième ou du cinquième siècle a été blée
de fond en comble en 1822. Quand je la vis,
il restait encore l' apside du choeur ; mais cette
partie, la seule qui ait été sauvée, était aussi
la plus pcieuse ; car elle est remplie, par
la peinture la plus gigantesque qui existe
assurément. Le Christ qui en fait le sujet est
debout ; il est grand de toute la hauteur de
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l' église. Ses pieds touchent le pa, sa tête
soutient la vte. Quoique ce colosse soit certes
d' une forme barbare, la religion qui gne dans
ses traits, dans sa pose, dans son geste, est si
profonde, que j' en fus saisi comme de la vue
d' un portrait liturgique, esquissé par la main
d' un martyr. Le Christ des premiers âges était
là pensif sur les ruines de son église. Sous
ses pieds croissaient les ronces de la campagne.
Les cigales altérées criaient autour de lui ;
et mon coeur, plus altéré mille fois que les
cigales, s' élevait par bonds jusqu' à l' impression
de cette foi perdue dont ces pierres portaient
le témoignage. J' avais beau me retirer et changer
de place, cette grande paupière s' ouvrait et
s' abaissait toujours sur moi. Je voyais passer les
nuages au-dessus du colosse, et à quelque
distance de là blanchir les murailles de la ville.
Tout cela rappelait la légende du Christ voyageur
à la porte de Rome. D' ailleurs, je n' étais pas
seul ; au milieu des fûts de colonnes épars, il y
avait une dizaine d' ouvriers qui sciaient des
pierres en sifflant, emblème frappant de l' état
de l' église spirituelle, et du petit nombre de ceux
qui la
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relèvent. Depuis ce temps-là, j' ai vu les
chefs-d' oeuvre du vatican ; mais rien ne m' a paru
d' un effet plus saisissant, ni plus apocalyptique,
que ce Christ du quatrième siècle, debout sur
les ruines de sa basilique, au milieu des
broussailles et des buffles de la campagne de
Rome.
Les murailles qui entourent la ville, avec leurs
petites portes, flanquées de tours, sont à peu
près du même temps ; elles réveillent des
impressions analogues. Quand on aperçoit de loin
ces murs lézardés et leurs chétifs créneaux, il
est impossible de se fendre d' une immense
pitié. On se figure cette Rome dont les faubourgs
touchaient à la Propontide et à l' Armorique, et
qui se resserre de plus en plus à l' approche des
invasions barbares. Elle se retire peu à peu comme
une eau fétide et tarie ; d' abord elle se cache
derrière le Rhin, puis derrière les Alpes ; et son
inexorable ennemi la suit à grands pas ; et le
jour arrive elle est tout entière enfermée
comme un archer blessé, derrière les créneaux
de la Porta Pia et de Saint-Jean De Latran.
Qui n' eût cru que c' était là sa dernière heure ?
Mais
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quand cet abri lui manqua, elle jeta le glaive
et prit la croix. Alors la foule se retira et
disparut par mille chemins ; d' elles-mêmes les
portes se refermèrent sur une Rome nouvelle,
plus redoutée que l' ancienne. Au loin, la
campagne resta frappée de stupeur ; et c' est le
sentiment de ce perpétuel miracle qui exalte à la
longue les plus froids, et qui fait de Rome le
jour le plus extraordinaire et le plusrieux
de la terre.
Si l' on veut voir combien cet effet est propre
à ce pays, il faut comparer Rome à Athènes. Au
milieu de sa forêt d' oliviers, Athènes restera
toujours païenne. Les hommes auront beau la
changer et la détruire ; ils n' empêcheront pas
son ciel de s' épanouir, ni sa mer de sourire dans
une perpétuelle olympiade. Sa campagne restera
toujours riche et féconde. Ni la douleur ni la
passion du Christ ne pèseront sur elle comme
sur l' horizon romain. Toujours ses petites églises
seront les desservantes des temples ; Périclès
y fera oublier saint Paul ; et jusqu' à la fin des
temps, Athènes ressemblera à ces jeunes
catéchumènes dont le coeur restait païen quand leur
p187
bouche était déjà chrétienne. Au contraire, dans
Rome tout est chrétien, jusqu' au paganisme
lui-même. Le Christ a si bien pris possession de ce
pays, qu' il y est partout visible. Il faut fermer
les yeux pour ne le point apercevoir à ses côtés.
La courte épée des légions a vaincu, et il a
arboson étendart sur les colonnes triomphales.
Les hommes se sont creules uns aux autres
des tombeaux, et lui s' est couché à la place des
morts dans le sépulcre. Ils ont élevé des temples
à leurs idoles, et lui est entré dans le sanctuaire,
à la place de leurs dieux. Ils se sont bâti des
prétoires pour y rendre la justice, et lui s' est
assis, comme la justice éternellement vivante, sur
le siége du préteur. Ils ont élevé des cirques
pour y voir l' empire, ce grand gladiateur, tomber
sous l' épée des archanges. Il semble ainsi
que le paganisme latin ne fût rien, en lui-même,
qu' une pompe magnifique et vide, ppae d' avance
pour couvrir la nudité du christianisme, au
sortir du désert de Bethléem.
Mais ce qui achève de donner à Rome son
caractère, ce qui fait qu' elle est elle-même
l' emblème permanent du catholicisme, le voici :
au-dessus
p188
des ruines, des basiliques, des mosaïques,
au-dessus de l' antiquité et du moyenge, la
coupole de saint-Pierre s' élève comme la
domination visible de la papauté. Rien n' est plus
facile que de faire la critique menue de cette
église géante. C' est dans ses rapports avec Rome
tout entière qu' il faut la considérer. De presque
tous les endroits de la plaine, et surtout des
hauteurs de Frascati, d' Albano, du Monte-Cavo,
vous apercevez toujours au loin, dans le désert de
la campagne, ce dôme qui marque la place de
Rome ; c' est la triple couronne et la mitre de la
ville éternelle. Rome, avec tous ses siècles, ne
fait, pour ainsi dire, qu' un seul monument,
dont l' unité est analogue à celle du catholicisme.
Ses fondemens sont cachés dans les catacombes
des martyrs ; sa tête est chargée de la coupole
de la cité nouvelle. Si le dôme de saint-Pierre
manquait à Rome, elle serait toujours la ville
des tombeaux par excellence, mais elle ne serait
plus l' emblème visible de l' église triomphante.
Il lui manquerait sa tiare.
Cette Rome de la renaissance est en quelque
sorte une Rome ressuscitée sur le tombeau de la
p189
Rome des martyrs. L' image que les chrétiens
du moyen-âge se faisaient de la cité de l' avenir,
semble avoir été réalisée, en partie, par la
sculpture et par la peinture du seizième siècle ; cet
art ne fut lui-me si puissant que parce qu' il
accomplit sur terre, quoiqu' en le rabaissant,
l' immense idéal qui avait obsédé le coeur des
hommes. La ville des ames fut véritablement
alors tie de pierre et de ciment ; et la Rome
du paganisme, du christianisme, du moyen-âge,
de la renaissance, comprenant tous les temps,
toutes les formes, devint l' image de la cité de la
providence ou de l' histoire universelle. Aussi,
lorsque vous voyez de loin, sur la place de
saint-Pierre, l' olisque projeter son ombre sur le
ridien tracé à sa base, cette aiguille colossale
d' une colossale horloge solaire semble marquer
silencieusement l' heure de l' éternité dans la ville
éternelle.
Pour achever cette Rome catholique, les deux
artistes de la papauté, Michel-Ange et Raphaël,
se sont partagé le double génie de l' église. Le
premier a reçu l' inspiration de la bible, le
second celle de l' évangile. Ainsi, l' ancien et le
p190
nouveau-testament de l' art ont reçu à la fois
leurs deux révélateurs.
L' école de Venise pondait au nie d' une
aristocratie sensuelle, celle de Florence aux
traditions d' une démocratie chevaleresque et
lettrée ; l' école de Rome repsenta l' institution
souveraine par excellence, la papauté. Les peintres
ascétiques du moyen-âge étaient dans un rapport
naturel avec l' architecture ascétique qu' ils
décoraient de leurs fresques, avec l' église de
saint-François-D' Assise et le cimetière des
pisans ; les florentins avec leurs églises
patronales et le baptistère de la commune ; Fiesole
avec les cellules des cloîtres ; Titien avec le
palais des doges. Raphl et Michel-Ange
intronisèrent l' art sur le Saint-Siége. Leur
génie pouvait éclater partout ; leur vraie place
était au vatican.
Si l' on veut voir d' un seul coup d' oeil l' oeuvre
épique de la tradition chrétienne, il suffit de
regarder les fresques de Raphaël. Les
transformations continues de l' art y sont d' autant
plus sensibles qu' une partie du vieuxnie
liturgique palpite encore et revit sous ces formes
nouvelles. Cet idéal s' est développé dans l' art
de la même
p191
manière que le dogme dans l' église. Ce n' est point
en un jour que l' église, cette madone des
tombeaux, a retu les pompes et la gloire de la
papauté ; elle a passé par le martyre. Avant de
s' éveiller aux joies du scle de Léon X, elle a
chanté, dans le sépulcre du moyenge, ses
litanies de mort. Deme, la peinture de
Raphaël n' est pas l' oeuvre d' un seul homme. On
pourrait l' appeler une peinture épique, parce
qu' elle a résumé tout ce qui l' a prédé,
tellement liée à la tradition, qu' elle semble
souvent indépendante de la volonté et du choix
de l' artiste. Elle aussi, a langui dans les
pulcres des cénobites. Elle s' est dérobée au monde
païen, avec les formes bysantines au fond des
catacombes ; elle a vécu dans les cellules du
quatorzième siècle, et dans le Campo Santo des
pisans. Voilà pourquoi, dans son triomphe,
elle garde quelque chose de son martyre. Sous
sa beauté épanouie au soleil de la renaissance,
vous reconnaissez les traces de l' ascétisme et de
la douleur du moyen-âge. Raphaël repsente
la tradition de l' église. Il y a en lui du Perugin,
du Masaccio et du frère Angélique.
p192
Tout autre est Michel-Ange. Il n' a ni maître
ni passé. Si oncouvre en lui une parenté
ritable avec Dante et les sculpteurs pisans, s' il
tient de l' âpreté des discordes civiles, de la
hémence de Savonarole, de l' esprit tumultueux
des guelfes et des gibelins, il a par-dessus tout
l' esprit d' infaillibilité qui ne doit rien qu' à
lui-même. Il fait, il accroît la tradition ; il ne la
reçoit pas. Il gouverne, il règne de lame
manière que le pape. Il est le fils aîné du dieu de
l' art. Dans son platonisme biblique, il entrevoit
des idées, des formes que lui seul a aperçues ;
il les impose au monde, et le monde s' y soumet.
Ses oeuvres sont des décrets, son dieu est le dieu
de l' excommunication ; sa madone est celle de la
vengeance ; son ciel menace. Des nuages de
colère portent son jehovah aux quatre vents. Dans
la chapelle sixtine, ses prophètes écrivent sur
leurs livres d' or la bulle d' interdiction des
empires futurs. Ses sibylles de Cumes et d' épse
sont émues par avance des anathèmes du moyen-âge.
Il y a en lui du Grégoire Vii, comme il y a
duon X dans Raphaël.
Mais cette Rome de l' antiquité, du moyen-âge,
p193
de la renaissance, est encore incomplète et
morte ; pour lui donner la vie, il faut y ajouter
les fêtes du catholicisme.
Un des principaux ornemens de ces fêtes est
le peuple même de Rome et de la campagne ; il
fait comme partie nécessaire desmonies et du
rituel de la papauté. Il adore pour adorer, il prie
pour prier. C' est un artiste en matière de foi,
au moins autant qu' un dévot de profession ; car,
me dans l' idolâtrie du mendiant romain, vous
découvrez un certain sintéressement. Quand,
au temps de noël, les pifferari descendent des
montagnes, la voie sacréesonne sous les
souliers ferrés des bergers. à tous les coins de rue,
on entend le murmure des chalumeaux et des
musettes d' évandre, qui éveillent le Christ
nouveau-né. Ces rites rustiques changent avec les
saisons ; ils rappellent le temps de la primitive
église, où le peuple était acteur dans la liturgie.
Les femmes de la campagne ont aussi un caractère
de beauté qui s' allie avec les candelabres,
avec les statues, avec les tableaux de l' église
romaine. Lorsque les femmes d' Albano, de Tivoli,
de Frascati, se rassemblent sur les degrés
p194
de saint-Pierre, il est rare que l' on ne retrouve
pas parmi elles des airs de tête des sibylles de
Raphaël et du Dominiquin. Cette ressemblance
entre les monumens de l' art et ce peuple de
pèlerins est une des choses qui contribue le plus
à l' harmonie et à la magie destes de Rome.
Enfin, le grand jour arrive ; le soleil de ques
se lève sur les monts de la sabine. Depuis
la veille, les pèlerins se rassemblent sur la place
de saint-Pierre. Vers le milieu du jour, les portes
du balcon s' ouvrent ; il se fait un grand silence ;
la foule tombe à genoux. Sur ce faîte des arts,
des ruines, des souvenirs, paraît, assis sur son
trône, un homme vêtu de blanc, couvert d' une
mitre. C' est celui en qui tous les morts s' unissent,
et qui est la parole et la vie de tout cet horizon
muet. On apporte devant lui un livre que des
prêtres à genoux soutiennent sur leurs épaules,
comme le livre des destinées humaines ; il en
lit quelques lignes à haute voix ; le silence est
tel, que lorsqu' il ferme le livre, le bruit de cette
page froissée s' entend au loin. Puis, seul
au-dessus de cette Rome à genoux, il se lève
debout : étendant les bras sur elle pour
l' enceindre
p195
de la miséricorde divine, il prononce les paroles
connues, à la ville et au monde ; les cloches
éclatent, le canon gronde, la foule se relève. Un
cri d' enthousiasme païen s' échappe encore de
cette terre épuisée ; Rome renaît et vit des siècles
de siècles en cet instant. La campagne déserte,
les ruines, le môle d' Adrien, qui est près de là,
le Tibre, l' assemblée des pèlerins, et au sommet
de tout cela, sous le me de Michel-Ange, cet
homme éternel et sans nom, le pape, le seul
habitant permanent et l' immortel pèlerin de la
cité catholique, il n' est personne qui ne reste
frappé pour toujours d' un si extraordinaire
spectacle.
Heureux, m' écriai-je en moi-même, le lendemain en
quittant Rome, saisi encore de l' impression de la
veille ! Heureux ceux qui croient, si ce sont là
les sentimens de ceux qui doutent ! Se peut-il
qu' une institution semblable vienne à mourir ?
Est-ce fait de la foi des aïeux ? N' ai-je vu ici
qu' un fantôme, une ruine sur une ruine, ou est-ce
mon coeur qui est mort ?
ô ville grande et glorieuse, puisque tu renfermes
encore la seule question qui occupe l' univers
p196
et qui mérite d' être débattue ! Ton chef restera-t-il
le chef du monde, et toi resteras-tu la reine des
reines ? Seras-tu comme toutes les villes que se
sont bâties les hommes ? Auras-tu ton levant et
ton couchant ? Ou, comme la ville de Dieu,
pareras-tu éternellement tes brèches ?
Si celui qui t' anie hier venait à mourir demain,
et à disparaître sans successeur, y aurait-il une
solitude semblable à la tienne ? Alors, toi,
la ville des ruines, tu saurais pour la première
fois ce que c' est que d' être désolée ; car, tant
que ce vieillard habite la me tombe que toi,
tonsert est rempli ; il est l' époux, tu es
l' épouse. S' il se meurt, tu te meurs. S' il rent,
tu renais.
Pèlerin du doute, j' ai fait ce que font les
pèlerins de la foi ; j' ai visité les tombeaux ; j' ai
touché dans les catacombes les os des martyrs. Les
passans qui me voyaient auraient pu dire : voilà
un fidèle croyant. Mais eux priaient, et moi
j' écoutais ; eux adoraient, et moi je cherchais à
adorer ; et quand je m' agenouillais comme eux, mon
esprit rebelle se tenait debout, au milieu de
l' église, en face de
p197
l' hostie. J' aurais pu, comme un autre, prendre
pour une marque de foi les amusemens de ma
fantaisie, et les ébranlemens de mon imagination.
Mais ce leurre, à mon avis, plus impie que le
blasphème ne m' a point séduit. Entre le poète
qui rêve et le fidèle qui croit, il y a, quoi qu' on
en dise, tout un abîme. Je préfère ne rien croire,
je prére ne rien aimer, plutôt que de croire
ou d' aimer quelque chose à demi.
Je ne crois pas en toi, reine de toute croyance ;
et s' il en était autrement, je le confesserais de
me ; mais je t' adore, re de toute beauté. Tu
es pour moi l' éternelle madone assise sur tes
ruines, et pleurant dans ta campagne au pied de
la croix du monde ; et si tu veux que je dise
quelque chose de plus, je le dirai encore : mon
coeur pride toi est plus vide en te quittant que
ta vide Maremme, et mon sert plus grand que
tonsert, depuis le pied des montagnes jusqu' aux
rives de la mer.
p198
vi Naples.
lorsque j' arrivai à Naples, le suve était en
pleine éruption. Pendant le jour, la lave roulait
ses flots noirs du té de l' Annonziata et de
Pompéie. Vers le soir, les torrens se changèrent
en une ceinture ardente qui se nouait et se
dénouait dans les tébres. J' attendis impatiemment
le lendemain pour monter sur le bord du cratère
au milieu de la nuit.
à huit heures du soir, je partis du petit bourg
de Torre-Del-Greco. Après une heure de marche
j' arrivai à l' ermitage. La nuit était fort noire.
J' allumai ma torche ; l' ermite me souhaita un bon
voyage ; je repris mon chemin avec mon guide ;
j' eus bientôt atteint le pied dune. à cette
distance,
p199
j' étais trop près du volcan pour le voir ;
seulement j' entendais au-dessus de ma tête des
explosions que les échos grossissaient d' une
manière formidable, et une pluie de pierres
qui roulaient dans lesnèbres. De cette tempête
sortait un grand soupir comme d' un homme qu' on
lapide. Le vent éteignit ma torche. J' achevai de
gravir la montagne dans une complète obscurité.
Mais au moment où j' atteignais le sommet, une
lumière infernale éclaira le ciel. Voici le spectacle
que j' eus alors devant moi.
Le sol tremblait ; il était tiède au toucher. à
travers ses crevasses brillaient les filons de feu
d' une fournaise cace. Au milieu du grand cratère
j' étais arrivé, un nouveau ne se formait qui
paraissait tout en flammes. De l' embouchure de
ce gouffre s' exhala une haleine immense et
long-temps contenue. Cette aspiration et cette
respiration, profondes et régulières comme celle
d' un soufflet de forge, s' élevaient du sein de la
montagne oppressée. Une détonation terrible les
suivit. Les pierres flamboyantes furent lancées en
gerbes à perte de vue, et se précipitèrent avec
p200
fracas sur les bords du cône. Les escarpemens et
l' intérieur de l' ame furent un instant éclairés
comme en plein jour. Par des ouvertures éloignées
du cratère on voyait la lave sourdre du sol. Elle
s' écoulait en pétillant par quatre bouches ; un peu
après la montagne poussa de nouveau son gémissement
de géante. Au moment de l' explosion, je jetai les
yeux du côté de la mer ; j' aperçus distinctement de
petits bâtimens à l' ancre. La montagne trembla plus
fortement ; mais les flots n' en furent point émus,
et rien ne me parut plus beau que le sommeil de
la mer souriant sous ce volcanchaîné. La baie
de Naples ressemblait ainsi à l' anlique d' Arioste
sous les ailes étendues et sous la gueule de la
Chimère. Je m' assis sur cette terre tremblante ;
la nature était saisie d' un vertige auquel je
m' abandonnai avec lices. Ces intervalles
rapprochés de bruit et de silence, de lumière et de
ténèbres, le calme de la nuit, le calme non moins
grand de la mer, cette montagne émue en sursaut,
tous ces effets contraires, se fortifiaient l' un
par l' autre. Sans m' en rendre compte, je trouvais
dans ce spectacle une foule d' images applicables
p201
à l' état moral dans lequel j' étais alors,
et qui avait beaucoup empiré depuis ma sortie
de Rome.
Je passai la nuit sur ce sommet. Quand le jour
parut, je pus me rassasier à loisir de la vue de
ce golfe fameux qui s' étendait à mes pieds. Au
loin, l' île de Caprée, qui a la forme d' une
galère antique, fermait l' ente de la haute mer.
Le soleil se leva de l' autre té de Pompéie ; il se
balança quelque temps sur les tombes comme
une torche de furailles. Ce fut le signal pour
une multitude de petites barques de quitter le
rivage et de hisser la voile. J' entendis en ce
moment le bruit des villes et des villages qui
s' éveillaient. La brise de mer commea à faire
frissonner les vignes entrelacées aux peupliers
comme des tyrses gigantesques ; un instant aps,
la lumière étincela sur les flots ridés ; une
vapeur doe, comme la poussière des étoiles,
s' éleva à l' horizon ; l' air se chargea de parfums ;
toute la nature parut enivrée comme dans une
fête païenne ; et aussi long-temps que le volcan
continua de s' agiter, cette Campanie chtienne
ressembla à la sibylle balbutiant sur le trépied.
p202
Dans Naples, la ville des sens, je remarque
que les monumens les plus considérables pour
l' art sont les tombeaux. Encore ces tombeaux
appartiennent-ils presque tous à l' époque de
la domination espagnole. Une singulière fier
soutient ces morts, debout sur leurs mausolées, la
dague ou la tisonne à la main ; ils semblent
régner encore sur les vivans qui rasent au-dessous
d' eux le sol d' un pas furtif. Les tours d' Anjou
que baigne la mer tiennent aussi cette terre
prisonnière. Le palais de Jeanne-La-Folle,
abandonné aux flots qui s' en emparent chaque
jour, le bel arc d' Aragon, sont d' autresmoins
de la conquête. Tous les peuples ont laissé ici,
dans une architecture particulière, des traces de
leur domination. Il n' y a que les napolitains qui
soient absens des monumens de Naples.
Ce peuple-mime se chauffe au soleil. Il est le
seul de l' Italie qui ne se soit jamais appartenu
à lui-même. Sans passé, il n' a point de regrets ;
sans avenir, il n' a point de désir. Il crie, il
gesticule, il tend ses filets, il court, il déclame,
il muse, il menace, et tout cela à la fois.
Polichinelle est sonros. Cependant, du sein de ce
p203
sibarisme mendiant, quand une ame vient à
s' éveiller par hasard, elle s' exalte dans le
spiritualisme ou s' arme d' une énergie sans bornes.
Pythagore et son école, saint Thomas-D' Aquin,
Vico, Spagnoletto, Salvator Rosa, ce furent
d' étranges lazzaroni.
Vers le milieu du jour, les matelots de la
Chiaa, de Sicile, de Malte, s' asseyent en cercle
sur le môle ; une voile ombrage l' auditoire qui
attend impatiemment l' improvisateur ; enfin, ce
dernier paraît ; il est vêtu de la bure des
matelots ; à sa main il tient une baguette au lieu
de la branche de laurier de ses ancêtres. Les yeux
des lazzaroni dévorent par avance sur ses lèvres
l' histoire qu' il va raconter. Tantôt il chante d' une
voix enrouée un récitatif sur une modulation
plaintive à laquelle se mêle le gémissement des
vaisseaux dans le port ; tantôt il redescend à la
prose parlée, selon la nature et les circonstances
plus ou moins lyriques de son récit. Il raconte les
gestes du chevalier Rinaldo, ou ceux d' un
infortuné brigand de Calabre. Le noble public,
nobile publico, redouble d' attention ; le
dénoûment est proche : mais voilà que les cloches
p204
sonnent l' ave : le chanteur s' interrompt ; il
fait le signe de la croix avec une prière au nom de
la vertueuse assemblée. à côté de lui le me
soleil olympien, qui effleure le tombeau de
Virgile, dore d' un dernier rayon le front de
polichinelle assoupi à l' angle de son théâtre ; la
toile se baisse, la foule se disperse de toutes
parts ; un jour de plus a passé sur l' empire de
Masaniello.
Pendant ce temps, le jeune moine des camaldules,
sur la montagne, entend à ses pieds les murmures
qui s' élèvent du rivage. Mille images d' une
volupté païenne l' entourent d' un cercle de damnation.
Il entre dans sa cellule et il prie ; et la brise
apporte jusqu' à lui les soupirs de la Chiaa et de
la Villa-Reale. Il ouvre son saint bréviaire,
et le mon ressuscité de la grande Grèce y écrit
en se jouant, du bout de sa griffe, des litanies
d' amour. Sur lui s' abaissent des cieux magiques ;
des charmes s' attachent à son scapulaire, et il boit
à longs traits dans son calice le philtre des
inexorables regrets. Heureux si la vieillesse
boiteuse se hâte de glacer son coeur avant l' âge.
Il n' y a que la mort qui puisse le livrer de
ces cruelles délices.
p205
Ah ! Surtout qu' il s' entoure d' un triple cilice
quand ses yeux rencontrent Pausilippe, Caprée
et la blanche Nisida ; car c' est là que les
souvenirs selient et que les sermens se faussent ;
les projetsroïques, les douleurscondes
s' oublient sous ces cieux d' pleut l' amour. Une
volupté plus dangereuse que celle où se convient
les lèvres humaines, s' échappe à toute heure des
monts, des lacs, des étoiles palpitantes.
D' impalpables syrènes languissent sous ces vagues
assoupies ; celui-là seul qui a échappé à leurs
embrassemens, peut compter sur son épaisse armure.
Quand les romains se corrompirent, ils se
dégoûtèrent de la grandeur et de la sévérité de
Rome ; ils chercrent une nature enivrée comme
eux, monstrueuse comme eux. S' ils avaient pu
arracher Rome à ses tristes et graves fondemens,
ils l' auraient fait. Le mélange de volupté et de
terreur qu' ils cherchaient au temps de Tibère, de
ron, de Caligula, se trouvait sur les
promontoires de Caprée et de Misène. C' est là
qu' ils vinrent établir leurs fêtes, et jouir en paix
dans cette nature païenne des derniers jours du
paganisme. Les villas des césars, sur le golfe de
p206
Baie, étaient tout près des lacs Averne et
Achéruse, des champs-élysées, de l' entrée des
enfers, comme s' ils avaient voulu redoubler
l' insolence de leurs fêtes par cette opposition. Ce
grand festin de la société romaine, à quelques
pas de l' Achéron, fut le festin du don juan
antique chez le commandeur. Les petits lacs voisins
des enfers brillent, dans le fond des cratères
éteints, comme dans des coupes de lave ; sur leurs
bords rampent quelques guirlandes fanées
d' églantines, pauvres fleurs qui ont survécu à
l' orgie de l' empire. Le christianisme, qui partout
en Italie s' est emparé des ruines païennes pour
y placer ses chapelles ou ses ermitages, a lais
celles-ci désertes, comme s' il eût désesd' en
éteindre les voluptés renaissantes. Je montai sur
le cap Mine ; les trompettes infernales qui
troublaient en cet endroit le sommeil de Néron, n' y
retentissaient plus ; la grève se taisait ; le golfe
vide étendait dans l' ombre ses bras décharnés.
Il était tard. La mer était phosphorescente, les
étoiles brillaient. Je fis à la nage une partie du
chemin de Misène à Pouzzole, au milieu du bruit
des cloches ; à la lumièrelissante de la lune se
p207
lait la lumière électrique des flots ; eux seuls
gardaient encore le souvenir des voluptés
imriales.
Peu de jours après, je visitai l' île de Caprée.
Les couleurs dont Tacite l' a peinte sont encore
celles qui y conviennent le mieux aujourd' hui.
Bordée de brisans et de rochers perpendiculaires,
elle n' est guère abordable que par deux points, la
petite et la grande marine ; mais une
fois qu' on a franchi cette enceinte de murailles,
on trouve des vallées, des vignes, des sources
gazouillantes, des ombrages sous des oliviers,
un monastère, et, sur les côtes, deux villages,
Capri et Ana-Capri. Ce dernier est juc sur une
cime escarpée au haut de laquelle conduit un
escalier taillé dans le roc. Les toits des maisons
sont aplatis en terrasse comme dans le Levant,
et, en général, les invasions des sarrasins ont
laissé à toute l' île quelque chose d' oriental ; elle
tient de la Grèce et de l' Afrique. Le château
démantelé de Barberousse regarde, sur un autre pic,
le palais de Tibère. Par une singularité qu' un
poète relèverait, la demeure de l' empereur est
enfouie aujourd' hui sous des touffes d' absinthe,
p208
la plante du Golgotha. Un ermite habite dans
ses ruines. On découvre en face la haute mer ;
sur la gauche, le golfe de Sorrente et les pics
d' Amalfi. De là le vieil empereur, avec l' instinct
de l' orfraie, qui lui a sucdé dans son gîte,
couvait des yeux tout son empire ; il voyait de
loin arriver la tempête qu' aucun navire ne devait
éviter. Au fond, le monde antique était comme
dégoûté de lui-même, et se fuyait par toutes
les routes ouvertes. Ceux qui étaient à sa tête
sentaient vaguement qu' il se pparait un
changement étonnant contre lequel ils ne pouvaient
rien ; et cette impuissance les poussait au
désespoir ; ils ne savaient si le mal était dans
leur coeur ou dans les peuples, ou dans les grands,
ou dans les dieux ; mais ils savaient qu' il
fallait périr, et que l' univers tout entier était du
complot. De là cet effroi prodigieux et cet
infatigable soupçon qui ne leur laissait pas une
heure de relâche. Lié à son rocher, le Prométhée
païen sentait son agonie ; il se battait avec
fureur sous le vautour chtien. Tibère entra le
premier dans cet égarement. Quand il se fut entouré
des brisans de Caprée, il crut que tout était
p209
dit ; mais la cause secte qui faisait chanceler le
monde romain, ne servit qu' à aggraver son vertige.
Un malaise incroyable atteignait l' un aps
l' autre les hommes au faîte de la société antique ;
et, comme c' était la main d' un dieu nouveau et
inconnu qui commençait à les tourmenter sans
pit, ils mirent à combattre cet adversaire
invisible et qui était en toutes choses, une manie
insensée.
Aps le palais de Tibère, la merveille de
Capri est la grotte d' azur. Il n' y a pas fort
long-temps qu' un voyageur, en se baignant au pied
des rochers, lacouvrit par hasard. L' ouverture
de cette caverne marine est tournée sur le golfe
et fort basse ; pour peu que le flot s' élève, il
l' obstrue en plein ; et si l' on ne choisit bien son
jour et son heure, on court le risque, après
avoir franchi la voûte, d' y rester enfermé, ainsi
que cela m' arriva. Depuis plusieurs jours la
mer était fort agitée ; j' attendais un moment de
calme. Un matin, ce moment sembla venu ; des
matelots me réveillent au jour ; un peintre et un
decin dont j' avais fait la connaissance à mon
arrivée dans l' île, se joignent à moi. Nous
partons.
p210
Quoique le temps commençât dès-lors à fraîchir,
nous pénétrâmes sans trop de peine dans l' intérieur
de la grotte en nous couchant à la renverse dans
un batelet construit exprès pour cet usage. D' un
seul bond nous entrons au sein de la montagne, sur
un petit lac que recouvrait une haute coupole.
L' eau était parfaitement unie et transparente.
La lumière plongeait dans l' ouverture taillée en
soupirail, et rejaillissait à la surface de l' eau
comme à travers un prisme, tout imprégnée de la
moiteur azurée des flots. Les parois du rocher, les
stalactites rugueuses, qui affectent mille formes
bizarres, tout était couleur de bleu de ciel. Ce
doit être là la conque de saphir de la sine de
Naples. Le peintre commença à dessiner et nous à
muser, sans que personne s' aperçût que le vent
soufflait au dehors. Quand nous en mes la
remarque, il était trop tard ; l' orage s' était levé.
Des flancs de la montagne sortaient des mugissemens
comme d' un troupeau de boeufs marins, et d' autres
fois, des explosions comme d' une batterie d' un fort.
Les vagues achevèrent bientôt de boucher
l' ouverture. Le bassin de la grotte, si tranquille
une heure auparavant, se
p211
souleva à son tour ; nous restâmes plons dans
une obscurité livide. Quand le flot se retirait, on
découvrait au loin les ravins qui se creusaient
dans le golfe. à trois ou quatre reprises nous
essayâmes de suivre la lame ; mais à peine
étions-nous près de l' ouverture, que la vague
remontait et déferlait avec fureur. Elle soulevait
notre barque perpendiculairement ; après l' avoir
tenue quelques instans collée à la voûte, elle
finissait par la rejeter dans l' enfoncement de la
caverne. J' avais assez l' habitude de nager pour
tenter de sortir au large et d' aller chercher du
secours : j' en fis la proposition ; mais ce moyen
n' était guère plus praticable que l' autre, à cause des
violens ressacs qui ne cessaient de battre l' entrée.
Il fallut prendre notre parti et nous disposer à
passer la nuit en cet endroit. Nous étions
établis sur un rocher en terrasse, quand, au
coucher du soleil, la mer baissa. Une heure après,
nous crûmes entendre des voix d' hommes. ç' en
étaient en effet. Des habitans de Capri, qui nous
avaient vus partir le matin, avaient deviné notre
embarras. Ils tentèrent de nous remorquer, ce qui
ne ussit néanmoins qu' à la nuit close et quand
le vent
p212
fut tombé. On était alors au milieu de l' équinoxe ;
nous devions nous attendre à rester emprisonnés
là toute une semaine. Ainsi finit cette petite
aventure qui eût pu être sérieuse, qui ne fut que
plaisante. Comme en Italie tous les heurs et
malheurs sont attribués à des anglais, on ne
manqua pas, dans l' île, de l' appeler l' histoire
des trois milords.
Au moment de quitter l' île, j' entrai dans l' église.
La messe venait de finir ; une jeune fille des
environs, belle comme elles le sont souvent dans
ces îles, était à genoux. C' était un dimanche ;
elle était seule et très pae ; sur son prie-Dieu
il y avait une tête de mort avec laquelle elle
conversait tout bas. Quand elle baissait, comme
la Madeleine dans le désert, sa tête brillante de
vie sur ce crâne vide, il paraissait ricaner ; mais
elle ne pria qu' avec plus de ferveur ; elle ne
m' entendit pas même marcher à côté d' elle sur le
pavé. Oh ! C' était une affreuse image que la
confession de cette jeune femme à ce mort muet et
railleur.
Il y a à Naples un usage qui se rapporte à
celui de Caprée. Le jour de la toussaint, les
p213
têtes des morts sont enlevées des tombeaux : on
les place au milieu des caveaux des églises entre
des cierges allumés. Chaque mort porte son nom
écrit sur le front. La foule vient les visiter. Ce
qu' il y a d' extraordinaire, c' est qu' un peuple si
sensuel ne témoigne à ce spectacle aucune horreur,
soit qu' il y ait dans le fond de ce pays un
lange de sensualité et d' ascétisme qu' aucun
temps n' a effacé, soit que la tradition ait tout
fait ; car le me usage se retrouve en Sicile, et
surtout à Palerme.
De Capri, j' abordai à Sorrente. Je vis la maison
de la soeur du Tasse, et l' escalier par le
malheureux poète, déguisé en pèlerin, monta
pour chercher un refuge contre l' égarement de
son coeur. J' ai toujours trouvé que ce golfe
éblouissant a quelque ressemblance avec la psie
de la Jérusalem livrée, où rayonne aussi
tant de soleil. Mais il y avait, outre cela, dans le
coeur du poète, une inguérissable tristesse, qui
ne se retrouve nulle part dans les objets en Italie,
si ce n' est dans les vases de marbre des villas,
les orties en fleurs croissent au souffle de la
malaria.
p214
En suivant les détours du golfe, le chemin me
ramena à Pompéie par l' entrée que l' on appelle
justement la rue des tombeaux. Il y a je ne sais
quoi de frivole dans ces ruines. Vous touchez de
trop près aux détails menus de la vie dans
l' antiquité : il manque entre elle et vous cette
perspective qui, ailleurs, l' agrandit dans ses
misères ; d' ailleurs, les caricatures dont ces
murailles sont peintes ôtent tout sérieux à ce passé :
vous êtes là au milieu du commérage des morts d' une
petite ville de province. Ce n' est point une Some
condamnée par le feuleste, mais le sarcophage
épicurien d' une courtisane de Campanie. Il semble
que ces tombeaux soient faits pour des morts de
théâtre, et que vous assistiez à une bouffonnerie,
Rome et Atnes seraient parodiées à la fois
dans d' infiniment petites proportions. Tant que
j' errai dans ces petites rues, j' entendis, à travers
les bruissemens de la brise dans les vignes, les
éclats de rire des courtisanes, le pas tardif des
vieillards de Ménandre et de Térence, et l' écho
effronté des vers de Catulle, qui ébranlaient la
porte de sa mtresse. Mais quand je montai sur la
terrasse élevée d' un
p215
théâtre, et que je regardai la mer, Caprée, et,
tout près, le Vésuve, dont la lave continuait de
couler, je vis bien que ce jeu était sérieux, et
que c' était au moins une noble comédie qui se
jouait là au pied de ce volcan.
Des ruines qui font un contraste absolu avec
celles de Pompéie sont celles de poestum, à
l' extrémité du golfe de Salerne. La plage qu' elles
occupent est pestilentielle. Le jour où je la vis,
elle étincelait, au matin, comme un fer de cheval
dans l' âtre d' une forge. Des montagnes, presque
aussi nues que la plaine, ferment ce grand et
vide horizon. Parallèlement à la mer, les trois
temples s' élèvent au milieu des joncs et des
hautes herbes. Sur cette gve, le flot est
toujours ému, ces colonnes cannelées figurent
des groupes de femmes naufragées et enveloppées
des plis humides de leurs tuniques. La ligne
horizontale de la mer se combine avec la ligne
de l' architecture, qu' elle prolonge à l' infini sur
un plan d' azur. Les vapeurs, que le soleil
soulevait en ce moment de l' herbe des maremmes,
entouraient les portiques pythagoriciens d' une
atmospre dorée. L' air était doux,
p216
quoique fort malsain. Point de vent, point de
nuages, point de murmure dans la campagne.
Ces ruines, les seules habitantes de cesert de
la grande Grèce, semblaient avoir communiqué,
à tout ce qui les entourait, leur silencieuse
verie.
J' entrai dans une locanda délabrée qui est
tout près de : il y restait un calabrois malade.
Cette masure, sous ce ciel de Pythagore,
rappelait les demeures ensorcelées que l' on
rencontre dans le livre fiévreux d' Apulée. C' était
le même dénuement avec la même magie dans les
souvenirs et les noms environnans. Je demandai
à mon misérable hôte quelque nourriture : il
m' apporta du lait caillé et du pain. Je m' assis
près d' une table ; mais au lieu de manger, je
m' endormis sous l' air pesant et le vampire de
la maremme, car la chaleur était encore excessive,
quoique l' ont en octobre. J' eus alors unve
qu' il m' est difficile d' oublier. L' Italie, que
je venais de parcourir, me paraissait tout
entière privée d' habitans ; mais, peu à peu,
toutes ces images d' art que j' avais rencontrées
et adorées le long de mon chemin, se réveillèrent
p217
du froid du marbre et setachèrent des cadres
des tableaux : ces conceptions idéales devinrent
des personnages réels, qui se mirent à marcher
çà et là, à la place des habitans qui n' étaient
plus. C' était comme un peuple de ressuscités plus
beau que le peuple des vivans qui avaient disparu.
Les innombrables figures, es de la fantaisie des
nitiens, secouèrent, les premières, la poussière
qui les couvrait. Elles s' assemblèrent à pas légers
sur le Lido, et murmurent entre elles une
langue gazouillante et colorée comme les flots de
l' Adriatique. Monna-Lisa de Léonard De Vinci,
se pencha pour se mirer au bord du lac Garda ; les
sibylles, de Michel-Ange, s' assirent dans la
campagne de Rome ; et le jour et la nuit, de la
chapelle saint-Laurent, se soulevèrent en frissonnant,
comme delestes bohémiens. Dans le campanile de
Giotto, montaient et redescendaient, sans repos,
les bienheureux anachorètes de Fiesole, qui,
n' étant plus retenus par la crainte des vivans,
quittaient les cellules et les fresques des cloîtres.
Sur tous les rivages, combien d' anges et d' archanges
descendirent du vieux ciel de l' art bysantin, et
vinrent
p218
se reposer près de la plage en fermant leurs
ailes d' or ! De leurs violes toscanes ils tiraient
des sons ineffables, et tels que ceux que j' avais
imaginés dans la forêt de la dombe ! Ils
chantaient des poëmes entiers, dont j' avais autrefois
balbutié les premières syllabes en suivant le
sentier humide des prés. à la fin, je vis aussi la
vierge au voile, de Raphaël, passer enme
temps que deux enfans, dans le jardin des césars :
elle y cueillait des fleurs nouvelles, et elle
souriait ; car aucun des doutes de l' homme ne
s' était encore communiqué à ces filles de l' esprit
de l' homme. Elles avaient gardé toutes seules
la foi des vieux siècles et l' éternel amour dont
la terre était privée. J' entendais une voix qui
disait : " sainte, sainte à jamais est la terre
d' Italie, qui nous a nourris de ses mamelles et
tus de son soleil d' été. "
p219
vii Naples.
après avoir parcouru l' Italie dans sestails,
si je la considère dans son ensemble, je trouve
que ses lignes principales peuvent être marquées
de la manière suivante :
au revers des Alpes, dans la Lombardie,
incessamment foulée par l' Allemagne, l' architecture
du nord a pour son monument la cathédrale de
Milan. Cette architecture suit le chemin des
empereurs et des invasions gibelines : elle
s' insinue dansnes, Pise, Padoue ; elle
traverse Florence, Sienne ; elle pèse dans Arezzo
sur le porche et le berceau de trarque. à la fin,
elle se rencontre, avec le génie guelfe ou
romain, dans Orviète, où elle achève de s' énerver
p220
et de se décomposer sous l' influence de la
tradition antique, et de ce climat devant lequel
ont toujours succom les hommes et les formes
du nord. L' ogive s' arrête comme Attila, aux
portes de Rome ; elle ne les a jamais franchies.
à l' extrémité des Alpes tarentines, Venise
regarde l' Orient ; elle fait le lien de l' Italie
avec l' Asie. En descendant le long de l' Adriatique,
le vieux royaume lombard a son mausolée dans
l' église de Ravenne. Cet héritier de l' empire
romain est venu mourir là, loin de Rome, sous
ces voûtes lombardes ; son fantôme s' engouffre
avec le flot dans le tombeau de Théodoric. Sur
la mer opposée, Pise bâtit dans son campo santo
la nécropole de l' Italie. Cette commune, composée
de statuaires et de matelots, cisèle comme
un phare la tour pence de son beffroi ; elle
radoube la nef de sa catdrale, comme une
galère en construction sur la maremme. Au milieu
des deux mers, au centre de l' Apennin,
Florence accomplit le mélange du nie chrétien
et du génie païen. Sur la nef gothique du
treizième siècle, elle exhausse le dôme de la
renaissance ; elle couronne le moyen-âge avec la
p221
coupole du panton. La fleur du génie étrusque
s' épanouit là en terre chtienne. écoutez ! Les
portes de bronze de son baptistère s' ouvrent
et se ferment avec fracas sur des nouveau-nés qui
s' appellent Dante, Boccace, Machiavel, Galilée,
Michel-Ange, et dont les vagissemens s' entendent
jusque par-delà les Alpes. Entre Florence
et Perouse, sur le chemin des ordres mendians,
l' église mystique de saint-François-D' Assise
s' enfouit à demi sous terre, à l' instar des
catacombes, pour fuir la lumre et le parfum de
l' Italie : architecture ascétique dans le pays de
l' ascétisme, elle se couche, comme son saint,
dans le tombeau. Plus loin, à Rome, siége,
comme la papauté sur son trône, l' église de
saint-Pierre sur sa colline. Plus de symboles de
douleur comme dans l' architecture du nord ou
dans la bysantine ; ni croix, nipulcre : c' est
ici l' emblème du Christ régnant, ou plutôt le
temple d' un jupiter chtien. La fête du Dieu
ressuscité à ques est celle qui convient à ces
splendides murailles, non pas la plainte de la
vieille église au jour des morts : le te deum
éclate ici de lui-même sous ce me triomphant,
p222
non pas le miserere. toutes les formes
d' architecture se pressent dans Rome, la grecque, la
romaine, la bysantine, la lombarde : il n' y a que
l' arabe et le gothique qui n' ont jamais pu s' y
établir, ou seulement s' y montrer. Celles-ci se
retrouvent dans le royaume de Naples, à la suite
des invasions normandes, espagnoles, sarrasines.
Par ce, l' Italie se rattache à l' Espagne
mauresque comme par Venise à l' Orient. Enfin,
à l' entrée de la Calabre, les temples de poestum
rejoignent la grande Grèce et la Sicile. Tous
les rapports de l' Italie, dans l' architecture,
sont ainsi établis. Par le nord, par le midi, par
l' est, par l' ouest, cette grande cité de l' art se
lie à tout ce qui l' entoure. C' est entre le monde
grec d' un côté, et le monde germanique de l' autre,
que s' est dévelop le génie de l' Italie. Ces
deux limites sont marqes au midi par les colonnes de
poestum, au nord, par la cathédrale de Milan.
La position de l' Italie, de ce grand promontoire
qui s' étend entre l' Europe et l' Orient, fait
qu' il lui est difficile de supporter les conditions
diocres. Lors même que l' empire romain n't
cherché qu' à garder son berceau, il aurait été
p223
entraîné à la conquête du monde. Pour conserver
la Cisalpine, il lui fallait les Alpes et les
Gaules. Par l' est, il touchait à l' Illyrie et à la
Grèce, par le midi à l' Afrique ; il ptait le
flanc, par l' ouest, à la Sardaigne et à l' Espagne,
en sorte que, quel que fût l' accroissement des
provinces, l' Italie restait toujours au centre de
l' empire. Jamais pays ne fut plus convié aux
conquêtes, ni mieux situé pour les retenir.
Mais ce qui avait fait sa force dans l' antiquité
fit sa faiblesse chez les modernes. Le jour
elle cessa de conquérir, elle fut conquise. Les
allemands et les fraais l' attaquèrent par le
nord ; les espagnols, par les flancs ; les arabes
et les normands, au midi. Les seuls bysantins
furent trop faibles pour rien entreprendre sur
elle, de leur côté. Gènes, Pise, Venise, qui lui
ceignaient les reins, eussent suffi, de reste, pour
la protéger sur la mer. Par malheur, il manquait
une puissance de terre pour garder les bouchés
des Alpes. L' Italie n' eut jamais de Thermopyles.
Cette puissance de terre se serait probablement
formée à la longue, sans l' établissement de
p224
la papauté qui prit sa place. Le règne de l' esprit
fut concédé à l' Italie en compensation de sa
faiblesse matérielle. Elle devint l' arche sainte
se conserva le dogme du genre humain. Dans la
lutte des gibelins et des guelfes, l' Allemagne
représenta la force matérielle, indélibérée,
enivrée d' elle-même ; l' Italie, la tradition, le
droit écrit, ou plutôt le christianisme, avec
lequel elle s' identifia au moyen-âge par
l' établissement de l' église. Elle fut martyre comme
lui, flagellée comme lui, crucifiée comme lui par
les pilates francs et tudesques. Mais c' est des
reliques de sonpulcre que sortit le miracle de
la civilisation moderne.
L' Italie a revécu plusieurs fois. Elle a produit
des civilisations non-seulement différentes les
unes des autres, mais contraires les unes aux
autres. Elle a été successivement étrusque,
latine, romaine, chrétienne, lombarde, allemande,
espagnole, fraaise. Chacune de ces formes a
laissé sur elle des traces qui sont encore
reconnaissables aujourd' hui. Sacerdotale sous
les étrusques, guerrière et matérialiste sous les
romains, elle est redevenue spiritualiste et
artiste
p225
sous les papes. Au quinzième siècle, lorsqu' elle
fut près de périr, c' est encore elle qui, par
Christophe Colomb,couvrit le nouveau-monde.
De son lit de mort, la grande aïeule se souleva,
et évoqua la jeune fille de l' océan pour lui
remettre sa couronne.
Tant que la liberté a eu quelque place chez
elle, ses ptes ont parlé : Dante, Pétrarque,
Arioste, Tasse, ces quatre fils aymon du
moyen-âge, se sont succésur la bche. Quand la
parole fut interdite, ce pays ne resta pas muet
pour cela. La sculpture, la peinture, ces arts
silencieux, exprimèrent sous mille formes le
génie de l' Italie subjuguée ; et même de nos jours,
la musique, cette langue inarticulée, continue
d' exhaler la plainte sonore de ce grand tombeau
de Memnon, qui commence aux Alpes et finit en
Calabre.
Aujourd' hui, le sentiment que l' on éprouve
partout en Italie est celui d' un sol depuis
long-temps foulé et obsédé par l' étranger. Cette
pene est au fond de tout, cace sous la
magnificence des arts comme le poison sous la fleur
des maremmes. En un mot, cette terre a perdu
p226
la possession d' elle-même, non le désir de la
recouvrer ; et c' est ce noble tourment et cette
impuissance affreuse qui la rendent si tragique et
si belle. à chaque moment les hommes pourraient
péter le vers de leur poète :
et, sans espoir, nous vivons de désirs.
Ceux qui, à l' heure j' écris, ont en main
les affaires de l' Espagne, cette soeur de l' Italie,
et qui, voyant les maux infinis de leur pays,
cherchent pour remède l' intervention d' un peuple
étranger, et, en ral, tous ceux de qui
dépendent ces pesantes questions, ne devraient
jamais cesser d' avoir les yeux tournés du côté de
l' Apennin. Ils apprendraient là que le despotisme
le plus violent qu' on puisse imaginer est un
bienfait en comparaison du salut qu' on doit à la
conquête dissimulée sous le nom de protection. La
premre de ces tyrannies ne fait mourir que des
hommes, la seconde abolit l' état ; celle-là tue le
présent, et celle-ci l' avenir.
J' ai lu en Lombardie le livre de Silvio Pellico,
et j' ai admi autant qu' un autre la sainteté de
cette ame de martyr ; mais Dieu éloigne à jamais
p227
de nous le règne de semblables vertus ! Elles
sont de celles qu' il faudrait souhaiter à ses
meilleurs ennemis. Si cette résignation sublime, si
ce désistement de la volonté humaine était le
dernier mot de l' Italie, rien ne resterait qu' à
verser sur elle d' éternelles larmes ; car elle
aurait justement toutes les vertus des morts. Au
contraire, tant qu' il reste un espoir et un souffle
dans ce grand corps, je trouve qu' il est convenable
de ne point se guérir trop tôt de la haine
enracinée par Pétrarque et par Machiavel ; seule
passion, après tout, qui empêche les morts de se
dissoudre. Il ne faut pas que les peuples tendent
les deux joues à leurs ennemis. Cela n' est ni
chrétien, ni païen, ni divin, ni humain.
mai, 1836.
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