crime. − Quoi, ma soeur ! lui dis−je tout transporté, vous la croyez donc véritable, cette religion ? − Ah !
dit−elle, qu'il me serait avantageux qu'elle ne le fût pas ! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour que je
puisse ne la pas croire ; et si mes doutes..." A ces mots, elle se tut. "Oui, vos doutes, ma soeur, sont bien
fondés, quels qu'ils soient. Qu'attendez−vous d'une religion qui vous rend malheureuse dans ce monde−ci et
ne vous laisse point d'espérance pour l'autre ? Songez que la nôtre est la plus ancienne qui soit au monde ;
qu'elle a toujours fleuri dans la Perse, et n'a pas d'autre origine que cet empire, dont les commencements ne
sont point connus ; que ce n'est que le hasard qui y a introduit le mahométisme ; que cette secte y a été
établie, non par la voie de la persuasion, mais de la conquête. Si nos princes naturels n'avaient pas été faibles,
vous verriez régner encore le culte de ces anciens mages. Transportez−vous dans ces siècles reculés : tout
vous parlera du magisme, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers d'années après, n'était pas
même dans son enfance. − Mais, dit−elle, quand ma religion serait plus moderne que la vôtre, elle est au
moins plus pure, puisqu'elle n'adore que Dieu ; au lieu que vous adorez encore le soleil, les étoiles, le feu, et
même les éléments. − Je vois, ma soeur, que vous avez appris parmi les musulmans à calomnier notre sainte
religion. Nous n'adorons ni les astres ni les éléments, et nos pères ne les ont jamais adorés : jamais ils ne leur
ont élevé des temples ; jamais ils ne leur ont offert des sacrifices ; ils leur ont seulement rendu un culte
religieux, mais inférieur, comme à des ouvrages et des manifestations de la divinité. Mais, ma soeur, au nom
de Dieu, qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte ; c'est le livre de notre législateur
Zoroastre ; lisez−le sans prévention ; recevez dans votre coeur les rayons de lumière qui vous éclaireront en
le lisant ; souvenez−vous de vos pères qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de Balk ; et,
enfin, souvenez−vous de moi, qui n'espère de repos, de fortune, de vie, que de votre changement." Je la
quittai tout transporté, et la laissai seule décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.
J'y retournai deux jours après ; je ne lui parlai point ; j'attendis dans le silence l'arrêt de ma vie ou de
ma mort. "Vous êtes aimé, mon frère, me dit−elle, et par une guèbre. J'ai longtemps combattu. Mais, dieux !
que l'amour lève de difficultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop aimer ; je puis ne
mettre point de bornes à mon amour ; l'excès même en est légitime. Ah ! que ceci convient bien à l'état de
mon coeur ! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que mon esprit s'était forgées, quand romprez−vous
celles qui me lient les mains ? Dès ce moment, je me donne à vous. Faites voir, par la promptitude avec
laquelle vous m'accepterez, combien ce présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous
embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras." Je n'exprimerais jamais bien la joie que je sentis à ces
paroles : je me crus et je me vis, en effet, en un instant, le plus heureux de tous les hommes ; je vis presque
accomplir tous les désirs que j'avais formés en vingt−cinq ans de vie, et évanouir tous les chagrins qui me
l'avaient rendue si laborieuse. Mais, quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je
n'étais pas si près de mon bonheur que je me l'étais figuré tout à coup, quoique j'eusse surmonté le plus grand
de tous les obstacles. Il fallait surprendre le vigilance de ses gardiens. Je n'osais confier à personne le secret
de ma vie. Je n'avais que ma soeur ; elle n'avait que moi. Si je manquais mon coup, je courais le risque d'être
empalé ; mais je ne voyais pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes qu'elle m'enverrait
demander une horloge que son père lui avait laissée, et que j'y mettrais dedans une lime pour scier les
jalousies d'une fenêtre qui donnait dans la rue, et une corde nouée pour descendre ; que je ne la verrais plus
dorénavant ; mais que j'irais toutes les nuits sous cette fenêtre attendre qu'elle pût exécuter son dessein. Je
passai quinze nuits entières sans voir personne, parce qu'elle n'avait pas trouvé le temps favorable. Enfin la
seizième, j'entendis une scie qui travaillait. De temps en temps, l'ouvrage était interrompu, et, dans ces
intervalles, ma frayeur était inexprimable. Après une heure de travail, je la vis qui attachait la corde ; elle se
laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là. Je la
conduisis hors de la ville, où j'avais un cheval tout prêt ; je la mis en croupe derrière moi et m'éloignai, avec
toute la promptitude imaginable, d'un lieu qui pouvait nous être si funeste. Nous arrivâmes avant le jour chez
un guèbre, dans un lieu désert où il était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains ; nous ne jugeâmes
pas à propos de rester chez lui, et, par son conseil, nous entrâmes dans une épaisse forêt, et nous nous mîmes
dans le creux d'un vieux chêne, jusques à ce que le bruit de notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous
deux dans ce séjour écarté, sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions toujours,
attendant l'occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage prescrite par nos livres
Lettres persanes
Lettre LXVII. Ibben à Usbek, à Paris 94