Cette réflexion m'a rendu mes vingt−deux ans ! oh ! mon cher Léopold, combien l'âme s'use dans ces
perplexités ! Que doivent donc souffrir les aigles en cage, les lions emprisonnés ? ... Ils souffrent tout ce
que souffrait Napoléon, non pas à Sainte−Hélène, mais sur le quai des Tuileries, au 10 août, quand il voyait
Louis XVI se défendant si mal, lui qui pouvait dompter la sédition comme il le fit plus tard sur les mêmes
lieux, en vendémiaire ! Eh ! bien, ma vie a été cette souffrance d'un jour, étendue sur quatre ans. Combien
de discours à la Chambre n'ai−je pas prononcés dans les allées désertes du bois de Boulogne ? Ces
improvisations inutiles ont du moins aiguisé ma langue et accoutumé mon esprit à formuler ses pensées en
paroles. Durant ces tourments secrets, toi, tu te mariais, tu achevais de payer ta charge, et tu devenais adjoint
au maire de ton arrondissement, après avoir gagné la croix en te faisant blesser à Saint−Merry.
Ecoute ! Quand j'étais tout petit, et que je tourmentais des hannetons, il y avait chez ces pauvres
insectes un mouvement qui me donnait presque la fièvre. C'est quand je les voyais faisant ces efforts réitérés
pour prendre leur vol, sans néanmoins s'envoler, quoiqu'ils eussent réussi à soulever leurs ailes. Nous disions
d'eux : Ils comptent ! Etait−ce une sympathie ? était−ce une vision de mon avenir ? oh ! déployer ses
ailes et ne pouvoir voler ! Voilà ce qui m'est arrivé depuis cette belle entreprise de laquelle on m'a dégoûté,
mais qui maintenant a enrichi quatre familles.
Enfin, il y a sept mois, je résolus de me faire un nom au barreau de Paris, en voyant quels vides y
laissaient les promotions de tant d'avocats à des places éminentes. Mais en me rappelant les rivalités que
j'avais observées au sein de la Presse, et combien il est difficile de parvenir à quoi que ce soit à Paris, cette
arène où tant de champions se donnent rendez−vous, je pris une résolution cruelle pour moi, d'un effet certain
et peut−être plus rapide que toute autre. Tu m'avais bien expliqué, dans nos causeries, la constitution sociale
de Besançon, l'impossibilité pour un étranger d'y parvenir, d'y faire la moindre sensation, de s'y marier, de
pénétrer dans la société, d'y réussir en quoi que ce soit. Ce fut là que je voulus aller planter mon drapeau,
pensant avec raison y éviter la concurrence, et m'y trouver seul à briguer la députation. Les Comtois ne
veulent pas voir l'étranger, l'étranger ne les verra pas ! ils se refusent à l'admettre dans leurs salons, il n'ira
jamais ! il ne se montrera nulle part, pas même dans les rues ! Mais il est une classe qui fait les députés, la
classe commerçante. Je vais spécialement étudier les questions commerciales que je connais déjà, je gagnerai
des procès, j'accorderai les différends, je deviendrai le plus fort avocat de Besançon. Plus tard, j'y fonderai
une Revue où je défendrai les intérêts du pays, où je les ferai naître, vivre, ou renaître. Quand j'aurai conquis
un à un assez de suffrages, mon nom sortira de l'urne. On dédaignera pendant long−temps l'avocat inconnu,
mais il y aura une circonstance qui le mettra en lumière, une plaidoirie gratuite, une affaire de laquelle les
autres avocats ne voudront pas se charger. Si je parle une fois, je suis sûr du succès. Eh ! bien, mon cher
Léopold, j'ai fait emballer ma bibliothèque dans onze caisses, j'ai acheté les livres de droit qui pouvaient
m'être utiles, et j'ai mis tout, ainsi que mon mobilier, au roulage pour Besançon. J'ai pris mes diplômes, j'ai
réuni mille écus et suis venu te dire adieu. La malle−poste m'a jeté dans Besançon, où j'ai, dans trois jours de
temps, choisi un petit appartement qui a vue sur des jardins, j'y ai somptueusement arrangé le cabinet
mystérieux où je passe mes nuits et mes jours, et où brille le portrait de mon idole, de celle à laquelle ma vie
est vouée, qui la remplit, qui est le principe de mes efforts, le secret de mon courage, la cause de mon talent.
Puis, quand les meubles et les livres sont arrivés, j'ai pris un domestique intelligent, et suis resté pendant cinq
mois comme une marmotte en hiver. On m'avait d'ailleurs inscrit au tableau des avocats. Enfin, on m'a
nommé d'office pour défendre un malheureux aux Assises, sans doute pour m'entendre parler au moins une
fois ! Un des plus influents négociants de Besançon était du jury, il avait une affaire épineuse : j'ai tout fait
dans cette cause pour cet homme, et j'ai eu le succès le plus complet du monde. Mon client était innocent, j'ai
fait dramatiquement arrêter les vrais coupables, qui étaient témoins. Enfin, la Cour a partagé l'admiration de
son public. J'ai su sauver l'amour−propre du juge d'instruction en montrant la presque impossibilité de
découvrir une trame si bien ourdie. J'ai eu la clientèle de mon gros négociant, et je lui ai gagné son procès. Le
Chapitre de la cathédrale m'a choisi pour avocat dans un immense procès avec la Ville qui dure depuis quatre
ans : j'ai gagné. En trois affaires, je suis devenu le plus grand avocat de la Franche−Comté. Mais j'ensevelis
ma vie dans le plus profond mystère, et cache ainsi mes prétentions. J'ai contracté des habitudes qui me
dispensent d'accepter toute invitation. On ne peut me consulter que de six heures à huit heures du matin, je
Albert Savarus
L'AMBITIEUX PAR AMOUR 42