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Alfred de Musset
Les Caprices de
Marianne
− Collection Théâtre −
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Table des matières
Les Caprices de Marianne.........................................................................1
PERSONNAGES.................................................................................2
ACTE PREMIER................................................................................3
SCENE PREMIERE............................................................................4
SCENE II...........................................................................................12
SCENE III..........................................................................................15
ACTE DEUXIEME...........................................................................18
SCENE PREMIERE..........................................................................19
SCENE II...........................................................................................27
SCENE III..........................................................................................28
SCENE IV.........................................................................................33
SCENE V...........................................................................................35
SCENE VI.........................................................................................37
i
Les Caprices de Marianne
Auteur : Alfred de Musset
Catégorie : Théâtre
Une jeune femme méprise le véritable amour et s'offre à celui qui la
repousse...
Licence : Domaine public
1
PERSONNAGES
CLAUDIO, juge.
COELIO.
OCTAVE.
TIBIA, valet de Claudio.
PIPPO, valet de Coelio.
MALVOLIO, intendant d'Hermia.
Un garçon d'auberge.
MARIANNE, femme de Claudio.
HERMIA, mère de Coelio.
CIUTA, vieille femme.
DOMESTIQUES.
La scène est à Naples
PERSONNAGES 2
ACTE PREMIER
ACTE PREMIER 3
SCENE PREMIERE
Une rue devant la maison de Claudio.
MARIANNE, sortant de chez elle un livre de messe à la main.
CIUTA, l'abordant.
CIUTA. − Ma belle dame, puis−je vous dire un mot ?
MARIANNE. − Que me voulez−vous ?
CIUTA. − Un jeune homme de cette ville est éperdument amoureux de
vous ; depuis un mois entier, il cherche vainement l'occasion de vous
l'apprendre ; son nom est Coelio ; il est d'une noble famille et d'une figure
distinguée.
MARIANNE. − En voilà assez. Dites à celui qui vous envoie qu'il perd son
temps et sa peine et que s'il a l'audace de me faire entendre une seconde
fois un pareil langage j'en instruirai mon mari. (Elle sort.)
COELIO, entrant − Eh bien ! Ciuta, qu'a−t−elle dit ?
CIUTA. − Plus dévote et plus orgueilleuse que jamais.
Elle instruira son mari, dit−elle, si on la poursuit plus longtemps.
COELIO. − Ah ! malheureux que je suis, je n'ai plus qu'à mourir ! Ah ! la
plus cruelle de toutes les femmes ! Et que me conseilles−tu, Ciuta? quelle
ressource puis−je encore trouver ?
CIUTA. − Je vous conseille d'abord de sortir d'ici, car voici son mari qui la
suit. (Ils sortent. − Entrent Claudio et Tibia. ) .
CLAUDIO. − Es−tu mon fidèle serviteur, mon valet de chambre dévoué ?
Apprends que j'ai à me venger d'un outrage.
TIBIA. − Vous, Monsieur ? .
CLAUDIO. − Moi−même, puisque ces impudentes guitares ne cessent de
murmurer sous les fenêtres de ma femme. Mais, patience ! tout n'est pas
fini. − Écoute un peu de ce côté−ci : voilà du monde qui pourrait nous
SCENE PREMIERE 4
entendre. Tu m'iras chercher ce soir le spadassin que je t'ai dit.
TIBIA. − Pour quoi faire ?
CLAUDIO. − Je crois que Marianne a des amants.
TIBIA. − Vous croyez, Monsieur ?
CLAUDIO. − Oui ; il y a autour de ma maison une odeur d'amants;
personne ne passe naturellement devant ma porte ; il y pleut des guitares et
des entremetteuses.
TIBIA. − Est−ce que vous pouvez empêcher qu'on donne des sérénades à
votre femme ?
CLAUDIO. − Non, mais je puis poster un homme derrière la poterne et me
débarrasser du premier qui entrera.
TIBIA. − Fi ! votre femme n'a pas d'amants. − C'est comme si vous disiez
que j'ai des maîtresses.
CLAUDIO. − Pourquoi n'en aurais−tu pas, Tibia ? Tu es fort laid, mais tu
as beaucoup d'esprit.
TIBIA. − J'en conviens, j'en conviens.
CLAUDIO. − Regarde, Tibia, tu en conviens toi−même ; il n'en faut plus
douter, et mon déshonneur est public.
TIBIA. − Pourquoi public ?
CLAUDIO. − Je te dis qu'il est public.
TIBIA. − Mais, Monsieur, votre femme passe pour un dragon de vertu
dans toute la ville ; elle ne voit personne, elle ne sort de chez elle que pour
aller à la messe.
CLAUDIO. − Laisse−moi faire. − Je ne me sens pas de colère après tous
les cadeaux qu'elle a reçus de moi. − Oui, Tibia, je machine en ce moment
une épouvantable trame et me sens prêt à mourir de douleur.
TIBIA. − Oh ! que non.
CLAUDIO. − Quand je te dis quelque chose, tu me ferais plaisir de le
croire. (Ils sortent.)
COELIO, rentrant. − Malheur à celui qui, au milieu de la jeunesse,
s'abandonne à un amour sans espoir ! Malheur à celui qui se livre à une
douce rêverie avant de savoir où sa chimère le mène et s'il peut être payé
de retour ! Mollement couché dans une barque, il s'éloigne peu à peu de la
rive, il aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies et le
mirage léger de son Eldorado. Les vents l'entraînent en silence et, quand la
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 5
réalité le réveille, il est aussi loin du but où il aspire que du rivage qu'il a
quitté ; il ne peut ni poursuivre sa route ni revenir sur ses pas.
(On entend un bruit d'instruments. Quelle est cette mascarade? N'est−ce
pas Octave que j'aperçois ? (Entre Octave.)
OCTAVE. − Comment se porte, mon bon Monsieur, cette gracieuse
mélancolie ?
COELIO. − Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues !
− D'où te vient cet accoutrement ? N'as−tu pas de honte en plein jour ?
OCTAVE. − O Coelio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les
joues !
− D'où te vient ce large habit noir ? N'as−tu pas de honte en plein
carnaval ?
COELIO. − Quelle vie que la tienne ! Ou tu es gris, ou je le suis
moi−même.
OCTAVE. − Ou tu es amoureux, ou je le suis moi−même.
COELIO. − Plus que jamais de la belle Marianne.
OCTAVE. − Plus que jamais de vin de Chypre.
COELIO. − J'allais chez toi quand je t'ai rencontré.
OCTAVE. − Et moi aussi j'allais chez moi. Comment se porte ma maison ?
il y a huit jours que je ne l'ai vue.
COELIO. − J'ai un service à te demander.
OCTAVE. − Parle, Coelio, mon cher enfant. Veux−tu de l'argent ? Je n'en
ai plus. Veux−tu des conseils ? Je suis ivre. veux−tu mon épée ? voilà une
batte d'arlequin. Parle, parle, dispose de moi.
COELIO. − Combien de temps cela durera−t−il ? Huit jours hors de chez
toi ! Tu te tueras, Octave.
OCTAVE. − Jamais de ma propre main, mon ami, jamais; j'aimerais mieux
mourir que d'attenter à mes jours.
COELIO. − Et n'est−ce pas un suicide comme un autre que la vie que tu
mènes ?
OCTAVE. − Figure−toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le
balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche,
de vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des
créanciers agiles, des parents et des courtisans ; toute une légion de
monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 6
faire perdre l'équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés
cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l'aveugle de
ses ailes noires. il continue sa course légère de l'orient à l'occident. S'il
regarde en bas, la tête lui tourne ; s'il regarde en haut, le pied lui manque. Il
va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui
feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne,
voilà ma vie, mon cher ami ; c'est ma fidèle image que tu vois.
COELIO. − Que tu es heureux d'être fou !
OCTAVE. − Que tu es fou de ne pas être heureux ! Dis moi un peu, toi,
qu'est−ce qui te manque ?
COELIO. − il me manque le repos, la douce insouciance qui fait de la vie
un miroir où tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse.
Une dette pour moi est un remords. L'amour, dont vous autres vous faites
un passe−temps, trouble ma vie entière. O mon ami, tu ignoreras toujours
ce que c'est qu'aimer comme moi ! Mon cabinet d'étude est désert ; depuis
un mois j'erre autour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme
j'éprouve, au lever de la lune, à conduire sous ces petits arbres, au fond de
cette place, mon choeur modeste de musiciens, à marquer moi−même la
mesure, à les entendre chanter la beauté de Marianne ! Jamais elle n'a paru
à sa fenêtre ; jamais elle n'est venue appuyer son front charmant sur sa
jalousie.
OCTAVE. − Qui est cette Marianne ? est−ce que c'est ma cousine ?
COELIO. − C'est elle−même, la femme du vieux Claudio.
OCTAVE. − Je ne l'ai jamais vue, mais à coup sûr elle est ma cousine.
Claudio est fait exprès. Confie−moi tes intérêts, Coelio.
COELIO. − Tous les moyens que j'ai tentés pour lui faire connaître mon
amour ont été inutiles. Elle sort du couvent ; elle aime son mari et respecte
ses devoirs. Sa porte est fermée à tous les jeunes gens de la ville, et
personne ne peut l'approcher.
OCTAVE. − Ouais ! est−elle jolie ? − Sot que je suis ! tu l'aimes, cela
n'importe guère. Que pourrions−nous imaginer ?
COELIO. − Faut−il te parler franchement ? ne te riras−tu pas de moi ?
OCTAVE. − Laisse−moi rire de toi, et parle franchement.
COELIO. − En ta qualité de parent, tu dois être reçu dans la maison.
OCTAVE. − Suis−je reçu? Je n'en sais rien. Admettons que je suis reçu. A
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 7
te dire vrai, il y a une grande différence entre mon auguste famille et une
botte d'asperges. Nous ne formons pas un faisceau bien serré, et nous ne
tenons guère les uns aux autres que par écrit. Cependant Marianne connaît
mon nom. Faut−il lui parler en ta faveur ?
COELIO. − vingt fois j'ai tenté de l'aborder ; vingt fois j'ai senti mes
genoux fléchir en approchant d'elle. J'ai été forcé de lui envoyer la vieille
Ciuta. Quand je la vois, ma gorge se serre et j'étouffe, comme si mon coeur
se soulevait jusqu'à mes lèvres.
OCTAVE. − J'ai éprouvé cela. C'est ainsi qu'au fond des forêts, lorsqu'une
biche avance à petits pas sur les feuilles sèches et que le chasseur entend
les bruyères glisser sur ses flancs inquiets comme le frôlement d'une robe
légère, les battements de coeur le prennent malgré lui ; il soulève son arme
en silence, sans faire un pas et sans respirer.
COELIO. − Pourquoi donc suis−je ainsi ? n'est−ce pas une vieille maxime,
parmi les libertins, que toutes les femmes se ressemblent ? Pourquoi donc
y a−t−il si peu d'amours qui se ressemblent ? En vérité, je ne saurais aimer
cette femme comme toi, Octave, tu l'aimerais, ou comme j'en aimerais une
autre. Qu'est−ce donc pourtant que tout cela ?
Deux yeux bleus, deux lèvres vermeilles, une robe blanche et deux
blanches mains. Pourquoi ce qui te rendrait joyeux et empressé, ce qui
t'attirerait, toi, comme l'aiguille aimantée attire le fer, me rend−il triste et
immobile ? Qui pourrait dire : ceci est gai ou triste ? La réalité n'est qu'une
ombre. Appelle imagination ou folie ce qui la divinise. Alors la folie est la
beauté elle−même. Chaque homme marche enveloppé d'un réseau
transparent qui le couvre de la tête aux pieds : il croit voir des bois et des
fleuves, des visages divins, et l'universelle nature se teint sous ses regards
des nuances infinies du tissu magique. Octave ! Octave ! viens à mon
secours.
OCTAVE. − J'aime ton amour, Coelio ! il divague dans ta cervelle comme
un flacon syracusain. Donne−moi la main ; je viens à ton secours ; attends
un peu, l'air me frappe au visage, et les idées me reviennent. Je connais
cette Marianne, elle me déteste fort sans m'avoir jamais vu.
C'est une mince poupée qui marmonne des Ave sans fin.
COELIO. − Fais ce que tu voudras, mais ne me trompe pas, je t'en conjure;
il est aisé de me tromper, je ne sais pas me défier d'une action que je ne
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 8
voudrais pas faire moi−même.
OCTAVE. − Si tu escaladais ses murs ?
COELIO. − Entre elle et moi est une muraille imaginaire que je n'ai pu
escalader.
OCTAVE. − Si tu lui écrivais ?
COELIO. − Elle déchire mes lettres ou me les renvoie.
OCTAVE. − Si tu en aimais une autre ? Viens avec moi chez Rosalinde.
COELIO. − Le souffle de ma vie est à Marianne ; elle peut d'un mot de ses
lèvres l'anéantir ou l'embraser. Vivre pour une autre me serait plus difficile
que de mourir pour elle : ou je réussirai ou je me tuerai. Silence! la voici
qui détourne la rue.
OCTAVE. − Retire−toi, je vais l'aborder.
COELIO: − Y penses−tu ? dans l'équipage où te voilà! Essuie−toi le
visage : tu as l'air d'un fou.
OCTAVE. − Voilà qui est fait. L'ivresse et moi; mon cher Coelio, nous
sommes trop chers l'un à l'autre pour nous jamais disputer, elle fait mes
volontés comme je fais les siennes. N'aie aucune crainte là−dessus, c'est le
fait d'un étudiant en vacance qui se grise un jour de grand dîner, de perdre
la tête et de lutter avec le vin ; moi, mon caractère est d'être ivre ; ma façon
de penser est de me laisser faire, et je parlerais au roi en ce moment,
comme je vais parler à ta belle.
COELIO. − Je ne sais ce que j'éprouve. − Non, ne lui parle pas.
OCTAVE. − Pourquoi ?
COELIO. − Je ne puis dire pourquoi ; il me semble que tu vas me tromper.
OCTAVE. − Touche là. Je te jure sur mon honneur que Marianne sera à
toi, ou à personne au monde, tant que j'y pourrai quelque chose. (Coelio
sort. − Entre Marianne. Octave l'aborde.)
OCTAVE. − Ne vous détournez pas, princesse de beauté ; laissez tomber
vos regards sur le plus indigne de vos serviteurs.
MARIANNE. − Qui êtes−vous ?
OCTAVE. − Mon nom est Octave ; je suis cousin de votre mari.
MARIANNE. − Venez−vous pour le voir ? entrez au logis, il va revenir.
OCTAVE. − Je ne viens pas pour le voir et n'entrerai point au logis, de
peur que vous ne m'en chassiez tout à l'heure, quand je vous aurai dit ce
qui m'amène.
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 9
MARIANNE. − Dispensez−vous donc de le dire et de m'arrêter plus
longtemps.
OCTAVE. − Je ne saurais m'en dispenser et vous Supplie de vous arrêter
pour l'entendre. Cruelle Marianne ! vos yeux ont causé bien du mal, et vos
paroles ne sont pas faites pour le guérir. Que vous avait fait Coelio ?
MARIANNE. − De qui parlez−vous, et quel mal ai−je causé ?
OCTAVE. − Un mal le plus cruel de tous, car c'est un mal sans espérance ;
le plus terrible, car c'est un mal qui se chérit lui−même et repousse la
coupe salutaire jusque dans la main de l'amitié, un mal qui fait pâlir les
lèvres sous des poisons plus doux que l'ambroisie, et qui fond en une pluie
de larmes le coeur le plus dur, comme la perle de Cléopâtre; un mal que
tous les aromates, toute la science humaine ne sauraient soulager, et qui se
nourrit du vent qui passe, du parfum d'une rose fanée, du refrain d'une
chanson, et qui suce l'éternel aliment de ses souffrances dans tout ce qui
l'entoure, comme une abeille son miel dans tous les buissons d'un jardin.
MARIANNE. − Me direz−vous le nom de ce mal ?
OCTAVE. − Que celui qui est digne de le prononcer vous le dise, que les
rêves de vos nuits, que ces orangers verts, cette fraîche cascade vous
l'apprennent ; que vous puissiez le chercher un beau soir, vous le trouverez
sur vos lèvres ; son nom n'existe pas sans lui.
MARIANNE. − Est−il si dangereux à dire, si terrible dans sa contagion,
qu'il effraye une langue qui plaide en sa faveur ?
OCTAVE. − Est−il si doux à entendre, cousine, que vous le demandiez ?
vous l'avez appris à Coelio.
MARIANNE. − C'est donc sans le vouloir, je ne connais ni l'un ni l'autre.
OCTAVE. − Que vous les connaissiez ensemble, et que vous ne les
sépariez jamais, voilà le souhait de mon coeur.
MARIANNE. − En vérité ?
OCTAVE. − Coelio est le meilleur de mes amis ( Si je voulais vous faire
envie, je vous dirais qu'il est beau comme le jour, jeune, noble, et je ne
mentirais pas ; mais je ne veux que vous faire pitié, et je vous dirai qu'il est
triste comme la mort, depuis le jour où il vous a vue.
MARIANNE. − Est−ce ma faute s'il est triste ?
OCTAVE. − Est−ce sa faute si vous êtes belle ? Il ne pense qu'à vous ; à
toute heure il rôde autour de cette maison.
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 10
N'avez−vous jamais entendu chanter sous vos fenêtres ?
N'avez−vous jamais soulevé à minuit cette jalousie et ce rideau?
MARIANNE. − Tout le monde peut chanter le soir, et cette place
appartient à tout le monde.
OCTAVE. − Tout le monde aussi peut vous aimer ; mais personne ne peut
vous le dire. Quel âge avez−vous, Marianne ?
MARIANNE. − Voilà une jolie question ! et si je n'avais que dix−neuf ans,
que voudriez−vous que j'en pense ?
OCTAVE. − Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit
ou dix ans pour aimer vous−même, et le reste pour prier Dieu.
MARIANNE. − Vraiment ? Eh bien ! pour mettre le temps à profit, j'aime
Claudio, votre cousin et mon mari.
OCTAVE. − Mon cousin et Votre mari ne feront jamais à eux deux qu'un
pédant de village ; vous n'aimez point Claudio.
MARIANNE. − Ni Coelio ; Vous pouvez le lui dire.
OCTAVE. − Pourquoi ?
MARIANNE. − Pourquoi n'aimerais−je pas Claudio ? C'est mon mari.
OCTAVE. − Pourquoi n'aimeriez−Vous pas Coelio ? C'est votre amant.
MARIANNE. − Me direz−Vous aussi pourquoi je vous écoute ? Adieu,
seigneur Octave ; voilà une plaisanterie qui a duré assez longtemps. (Elle
sort. )
OCTAVE. − Ma foi, ma foi ! elle a de beaux yeux. (Il sort. )
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 11
SCENE II
La maison de Coelio.
HERMIA, PLUSIEURS DOMESTIQUES, MALVOLIO.
HERMIA. − Disposez ces fleurs comme je vous l'ai ordonné. A−t−on dit
aux musiciens de venir ?
UN DOMESTIQUE. − Oui, madame ; ils seront ici à l'heure du souper.
HERMIA. − Ces jalousies fermées sont trop sombres; qu'on laisse entrer le
jour sans laisser entrer le soleil ! Plus de fleurs autour de ce lit ! Le souper
est−il bon ? Aurons−nous notre belle voisine, la comtesse Pergoli? A
quelle heure est sorti mon fils ?
MALVOLIO. − Pour être sorti, il faudrait d'abord qu'il fût rentré, il a passé
la nuit dehors.
HERMIA. − Vous ne savez ce que vous dites. − Il a soupé hier avec moi et
m'a ramenée ici. A−t−on fait porter dans le cabinet d'étude le tableau que
j'ai acheté ce matin ?
MALVOLIO. − Du vivant de son père, il n'en aurait pas été ainsi. Ne
dirait−on pas que notre maîtresse a dix−huit ans et qu'elle attend son
sigisbée !
HERMIA. − Mais du vivant de sa mère, il en est ainsi, Malvolio. Qui vous
a chargé de veiller sur sa conduite ?
Songez−y : que Coelio ne rencontre pas sur son passage un visage de
mauvais augure ; qu'il ne vous entende pas grommeler entre vos dents,
comme un chien de basse−cour à qui l'on dispute l'os qu'il veut ronger, ou,
par le ciel ! pas un de vous ne passera la nuit sous ce toit.
MALVOLIO. − Je ne grommelle rien ; ma figure n'est pas un mauvais
présage : vous me demandez à quelle heure est sorti mon maître, et je vous
réponds qu'il n'est pas rentré. Depuis qu'il a l'amour en tête, on ne le voit
pas quatre fois la semaine.
SCENE II 12
HERMIA. − Pourquoi ces livres sont−ils couverts de poussière ? Pourquoi
ces meubles sont−ils en désordre ? Pourquoi faut−il que je mette ici la
main à tout, si je veux obtenir quelque chose ? Il vous appartient bien de
lever les yeux sur ce qui ne vous regarde pas, lorsque votre ouvrage est à
moitié fait et que les soins dont on vous charge retombent sur les autres !
Allez, et retenez votre langue. (Entre Coelio. ) Eh bien ! mon cher enfant,
quels seront vos plaisirs aujourd'hui ? (Les domestiques se retirent. )
COELIO. − Les vôtres, ma mère. (Il s'assoit.)
HERMIA. − Eh quoi ! les plaisirs communs, et non les peines communes ?
C'est un partage injuste, Coelio. Ayez des secrets pour moi, mon enfant,
mais non pas de ceux qui vous rongent le coeur et vous rendent insensible
à tout ce qui vous entoure.
COELIO. − Je n'ai pas de secrets, et plût à Dieu, si j'en avais, qu'ils fussent
de nature à faire de moi une statue.
HERMIA. − Quand vous aviez dix ou douze ans, toutes vos peines, tous
vos petits chagrins se rattachaient à moi, d'un regard sévère ou indulgent
de ces yeux que voilà dépendait la tristesse ou la joie des vôtres, et votre
petite tête blonde tenait par un fil bien délié au coeur de votre mère.
Maintenant, mon enfant, je ne suis plus qu'une vieille soeur, incapable
peut−être de soulager vos ennuis, mais non pas de les partager.
COELIO. − Et vous aussi, vous avez été belle ! Sous ces cheveux argentés
qui ombragent votre noble front, sous ce long manteau qui vous couvre,
l'oeil reconnaît encore le port majestueux d'une reine et les formes
gracieuses d'une Diane chasseresse. O ma mère ! vous avez inspiré
l'amour ! Sous vos fenêtres entre ouvertes a murmuré le son de la guitare,
sur ces places bruyantes, dans le tourbillon de ces fêtes, vous avez
promené une insouciante et superbe jeunesse ; vous n'avez point aimé ; un
parent de mon père est mort d'amour pour vous.
HERMIA. − Quel souvenir me rappelles−tu ?
COELIO. − Ah ! si votre coeur peut en supporter la tristesse, si ce n'est pas
vous demander des larmes, racontez moi cette aventure, ma mère,
faites−m'en connaître les détails.
HERMIA. − Votre père ne m'avait jamais vue alors. Il se chargea, comme
allié de ma famille, de faire agréer la demande du jeune Orsini, qui voulait
m'épouser. Il fut reçu comme le méritait son rang par votre grand−père et
Les Caprices de Marianne
SCENE II 13
admis dans son intimité. Orsini était un excellent parti, et cependant je le
refusai. votre père, en plaidant pour lui, avait tué dans mon coeur le peu
d'amour qu'il m'avait inspiré pendant deux mois d'assiduités constantes. Je
n'avais pas soupçonné la force de sa passion pour moi. Lorsqu'on lui
apporta ma réponse, il tomba, privé de connaissance, dans les bras de votre
père. Cependant une longue absence, un voyage qu'il entreprit alors, et
dans lequel il augmenta sa fortune, devaient avoir dissipé ses chagrins.
votre père changea de rôle et demanda pour lui ce qu'il n'avait pu obtenir
pour Orsini. Je l'aimais d'un amour sincère et l'estime qu'il avait inspirée à
mes parents ne me permit pas d'hésiter. Le mariage fut décidé le jour
même et l'église s'ouvrit pour nous quelques semaines après. Orsini revint
à cette époque. Il vint trouver votre père, l'accabla de reproches, l'accusa
d'avoir trahi sa confiance et d'avoir causé le refus qu'il avait essuyé. Du
reste, ajouta−t−il, si vous avez désiré ma perte, vous serez satisfait.
Épouvanté de ces paroles, votre père vint trouver le mien et lui demander
son témoignage pour désabuser Orsini. − Hélas ! il n'était plus temps, on
trouva dans sa chambre le pauvre jeune homme traversé de part en part de
plusieurs coups d'épée.
Les Caprices de Marianne
SCENE II 14
SCENE III
Le jardin de Claudio.
CLAUDIO et TIBIA, entrant.
CLAUDIO. − Tu as raison, et ma femme est un trésor de pureté. Que te
dirai−je de plus ? c'est une vertu solide.
TIBIA. − vous croyez, Monsieur ?
CLAUDIO. − Peut−elle empêcher qu'on ne chante sous ses croisées ? Les
signes d'impatience qu'elle peut donner dans son intérieur sont les suites de
son caractère. As−tu remarqué que sa mère, lorsque j'ai touché cette corde,
a été tout d'un coup du même avis que moi ?
TIBIA. − Relativement à quoi ?
CLAUDIO. − Relativement à ce qu'on chante sous ses croisées.
TIBIA. − Chanter n'est pas un mal, je fredonne moi même à tout moment.
CLAUDIO. − Mais bien chanter est difficile.
TIBIA. − Difficile pour vous et pour moi qui, n'ayant pas reçu de voix de
la nature, ne l'avons jamais cultivée ; mais voyez comme ces acteurs de
théâtre s'en tirent habilement.
CLAUDIO. − Ces gens−là passent leur vie sur les planches.
TIBIA. − Combien croyez−vous qu'on puisse donner par an ?
CLAUDIO. − A qui ? à un juge de paix ?
TIBIA. − Non, à un chanteur.
CLAUDIO. − Je n'en Sais rien. − On donne à un juge de paix le tiers de ce
que vaut ma charge. Les conseillers de justice ont moitié.
TIBIA. − Si j'étais juge en cour royale, et que ma femme eût des amants, je
les condamnerais moi−même.
CLAUDIO. − A combien d'années de galère ?
TIBIA. − A la peine de mort. Un arrêt de mort est une chose superbe à lire
à haute voix.
SCENE III 15
CLAUDIO. − Ce n'est pas le juge qui le lit, c'est le greffier.
TIBIA. − Le greffier de votre tribunal a une jolie femme.
CLAUDIO. − Non, c'est le président qui a une jolie femme ; j'ai soupé hier
avec eux.
TIBIA. − Le greffier aussi ; le spadassin qui va venir ce soir est l'amant de
la femme du greffier.
CLAUDIO. − Quel Spadassin ?
TIBIA. − Celui que vous avez demandé.
CLAUDIO. − Il est inutile qu'il vienne après ce que je t'ai dit tout à l'heure.
TIBIA. − A quel sujet ?
CLAUDIO. − Au sujet de ma femme.
TIBIA. − La voici qui vient elle−même. (Entre Marianne. )
MARIANNE. − Savez−vous ce qui m'arrive pendant que vous courez les
champs ? J'ai reçu la visite de votre cousin.
CLAUDIO. − Qui cela peut−il être ? Nommez−le par son nom.
MARIANNE. −Octave, qui m'a fait une déclaration d'amour de la part de
son ami Coelio. Qui est ce Coelio ?
Connaissez−vous cet homme ? Trouvez bon que ni lui ni Octave ne
mettent les pieds dans cette maison.
CLAUDIO. − Je le connais, c'est le fils d'Hermia, notre voisine.
Qu'avez−vous répondu à cela ?
MARIANNE. − Il ne s'agit pas de ce que j'ai répondu.
Comprenez−vous ce que je dis ? Donnez ordre à vos gens qu'ils ne laissent
entrer ni cet homme ni son ami. Je m'attends à quelque importunité de leur
part, et je suis bien aise de l'éviter. (Elle sort. ) CLAUDIO. − Que
penses−tu de cette aventure, Tibia ? Il y a quelque ruse là−dessous.
TIBIA. − vous croyez, Monsieur ?
CLAUDIO. − Pourquoi n'a−t−elle pas voulu dire ce qu'elle a répondu ? La
déclaration est impertinente, il est vrai, mais la réponse mérite d'être
connue. J'ai le soupçon que ce Coelio est l'ordonnateur de toutes ces
guitares.
TIBIA. − Défendre votre porte à ces deux hommes est un moyen excellent
de les éloigner.
CLAUDIO. − Rapporte−t'en à moi. − Il faut que je fasse part de cette
découverte à ma belle−mère. J'imagine que ma femme me trompe, et que
Les Caprices de Marianne
SCENE III 16
toute cette fable est une pure invention pour me faire prendre le change et
troubler entièrement mes idées. (Ils sortent.)
Les Caprices de Marianne
SCENE III 17
ACTE DEUXIEME
ACTE DEUXIEME 18
SCENE PREMIERE
Une rue.
OCTAVE et CIUTA entrent.
OCTAVE. − Il y renonce, dites−vous ?
CIUTA. − Hélas ! pauvre jeune homme ! il aime plus que jamais, et sa
mélancolie se trompe elle−même sur les désirs qui la nourrissent. Je
croirais presque qu'il se défie de vous, de moi, de tout ce qui l'entoure.
OCTAVE. − Non, de par le ciel ! je n'y renoncerai pas ; je me sens
moi−même une autre Marianne, et il y a du plaisir à être entêté. Ou Coelio
réussira, ou j'y perdrai ma langue.
CIUTA. − Agirez−vous contre sa volonté ?
OCTAVE. − Oui, pour agir d'après la mienne, qui est sa soeur aînée, et
pour envoyer aux enfers messer Claudio le juge, que je déteste, méprise et
abhorre depuis les pieds jusqu'à la tête.
CIUTA. − Je lui porterai donc votre réponse, et, quant à moi, je cesse de
m'en mêler.
OCTAVE. − Je suis comme un homme qui tient la banque d'un pharaon
pour le compte d'un autre, et qui a la veine contre lui ; il noierait plutôt son
meilleur ami que de céder, et la colère de perdre avec l'argent d'autrui
l'enflamme cent fois plus que ne le ferait sa propre ruine. (Entre Coelio.)
Comment, Coelio, tu abandonnes la partie ?
COELIO. − Que veux−tu que je fasse ?
OCTAVE. − Te défies−tu de moi ? Qu'as−tu ? te voilà pâle comme la
neige. Que se passe−t−il en toi ?
COELIO. − Pardonne−moi ! pardonne−moi ! Fais ce que tu voudras ; va
trouver Marianne. − Dis−lui que me tromper, c'est me donner la mort, et
que ma vie est dans ses yeux. (Il sort. )
OCTAVE. − Par le ciel, Voilà qui est étrange !
SCENE PREMIERE 19
CIUTA. − Silence ! Vêpres Sonnent ; la grille du jardin vient de s'ouvrir ;
Marianne sort. − Elle approche lentement. (Ciuta se retire. − Entre
Marianne.)
OCTAVE. − Belle Marianne, vous dormirez tranquillement. − Le coeur de
Coelio est à une autre, et ce n'est plus sous vos fenêtres qu'il donnera ses
sérénades.
MARIANNE. − Quel dommage et quel grand malheur de n'avoir pu
partager un amour comme celui−là ! voyez comme le hasard me contrarie !
Moi qui allais l'aimer.
OCTAVE. − En vérité !
MARIANNE. − Oui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au
plus tard, je lui appartenais. Qui pourrait ne pas réussir avec un
ambassadeur tel que vous ? il faut croire que sa passion pour moi était
quelque chose comme du chinois ou de l'arabe, puisqu'il lui fallait un
interprète, et qu'elle ne pouvait s'expliquer tonte seule.
OCTAVE. − Raillez, raillez, nous ne vous craignons plus.
MARIANNE. − Ou peut−être que cet amour n'était encore qu'un pauvre
enfant à la mamelle, et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la
lisière, vous l'aurez laissé tomber la tête la première en le promenant par la
ville.
OCTAVE. − La sage nourrice s'est contentée de lui faire boire d'un certain
lait que la vôtre vous a versé sans doute, et généreusement ; vous en avez
encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles.
MARIANNE. − Comment s'appelle ce lait merveilleux ?
OCTAVE. − L'indifférence. Vous ne pouvez aimer ni haïr, et vous êtes
comme les roses du Bengale, Marianne, sans épines et sans parfum.
MARIANNE. − Bien dit. Aviez−vous préparé d'avance cette
comparaison ? Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues,
donnez−le−moi, de grâce, que je les apprenne à ma perruche.
OCTAVE. − Qu'y trouvez−vous qui puisse vous blesser ? Une fleur sans
parfum n'en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles
que Dieu a faites ainsi ; et le jour où, comme une Galatée d'une nouvelle
espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une
charmante statue que vous ferez et qui ne laissera pas que de trouver
quelque niche respectable dans un confessionnal.
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 20
MARIANNE. − Mon cher cousin, est−ce que vous ne plaignez pas le sort
des femmes? voyez un peu ce qui m'arrive : il est décrété par le sort que
Coelio m'aime, ou qu'il croit m'aimer, lequel Coelio le dit à ses amis,
lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa
maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m'envoyer en votre personne un
digne représentant chargé de me faire savoir que j'ai à aimer ledit seigneur
Coelio d'ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si je me
rends, que dira−t−on de moi ? N'est−ce pas une femme bien abjecte que
celle qui obéit à point nommé, à l'heure convenue, à une pareille
proposition ? Ne va−t−on pas la déchirer à belles dents, la montrer au doigt
et faire de son nom le refrain d'une chanson à boire ? Si elle refuse, au
contraire, est−il un monstre qui lui soit comparable ? Est−il une statue plus
froide qu'elle, et l'homme qui lui parle, qui ose l'arrêter en place publique
son livre de messe à la main, n'a−t−il pas le droit de lui dire : vous êtes une
rose du Bengale fans épines et sans parfum ?
OCTAVE. − Cousine, cousine, ne vous fâchez pas.
MARIANNE. − N'est−ce pas une chose bien ridicule que l'honnêteté et la
foi jurée ? que l'éducation d'une fille, la fierté d'un coeur qui s'est figuré
qu'il vaut quelque chose, et qu'avant de jeter au vent la poussière de sa
fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par
quelques rayons de soleil, entre ouvert par une main délicate ? Tout cela
n'est−il pas un rêve, une bulle de savon qui, au premier soupir d'un cavalier
à la mode, doit s'évaporer dans les airs ?
OCTAVE. − Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Coelio.
MARIANNE. −Qu'est−ce après tout qu'une femme?
L'occupation d'un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de
rosée, qu'on porte à ses lèvres et qu'on jette par−dessus son épaule. Une
femme ! c'est une partie de plaisir ! Ne pourrait−on pas dire, quand on en
rencontre une : voilà une belle nuit qui passe ? Et ne serait−ce pas un grand
écolier en de telles matières que celui qui baisserait les yeux devant elle,
qui se dirait tout bas :
“ voilà peut−être le bonheur d'une vie entière ”, et qui la laisserait passer ?
(Elle sort. )
OCTAVE, seul. − Tra, tra, poum ! poum ! tra deri la la ! Quelle drôle de
petite bonne femme ! ha! ! holà ! (Il frappe à une auberge.) Apportez−moi
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 21
ici, sous cette tonnelle, une bouteille de quelque chose.
LE GARÇON. − Ce qui vous plaira, Excellence. Voulez vous du
lacryma−christi ?
OCTAVE. − Soit, soit. Allez−vous−en un peu chercher dans les rues
d'alentour le seigneur Coelio, qui porte un manteau noir et des culottes plus
noires encore. vous lui direz qu'un de ses amis est là qui boit tout seul du
lacryma christi. Après quoi vous irez à la grande place, et vous
m'apporterez une certaine Rosalinde qui est rousse et qui est toujours à sa
fenêtre. (Le garçon sort.) Je me sais ce que j'ai dans la gorge ; je suis triste
comme une procession. (Buvant. ) Je ferais aussi bien de dîner ici; voilà le
jour qui baisse. Drig ! drig ! quel ennui que ces vêpres ! est−ce que j'ai
envie de dormir? je me sens tout pétrifié. (Entrent Claudio et Tibia. )
Cousin Claudio, vous êtes un beau juge ; où allez−vous si couramment ?
CLAUDIO. − Qu'entendez−vous par là, Seigneur Octave ?
OCTAVE. − J'entends que vous êtes un magistrat qui a de belles formes.
CLAUDIO. − De langage ou de complexion ?
OCTAVE. − De langage, de langage. Votre perruque est pleine
d'éloquence, et vos jambes sont deux charmantes parenthèses.
CLAUDIO. − Soit dit en passant, Seigneur Octave, le marteau de ma porte
m'a tout l'air de vous avoir brûlé les doigts.
OCTAVE. − En quelle façon, juge plein de science ?
CLAUDIO. − En y voulant frapper, cousin plein de finesse.
OCTAVE. − Ajoute hardiment plein de respect, juge, pour le marteau de ta
porte, mais tu peux le faire peindre à neuf sans que je craigne de m'y salir
les doigts.
CLAUDIO. − En quelle façon, cousin plein de facéties ?
OCTAVE. − En n'y frappant jamais, juge plein de causticité.
CLAUDIO. − Cela vous est pourtant arrivé, puisque ma femme a enjoint à
ses gens de vous fermer la porte au nez à la première occasion.
OCTAVE. − Tes lunettes sont myopes, juge plein de grâce ; tu te trompes
d'adresse dans ton compliment.
CLAUDIO. − Mes lunettes sont excellentes, cousin plein de riposte ;
n'as−tu pas fait à ma femme une déclaration amoureuse ?
OCTAVE. − A quelle occasion, subtil magistrat ?
CLAUDIO. − A l'occasion de ton ami Coelio, cousin. Malheureusement
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 22
j'ai tout entendu.
OCTAVE. − Par quelle oreille, sénateur incorruptible ?
CLAUDIO. − Par celle de ma femme, qui m'a tout raconté, godelureau
chéri.
OCTAVE. − Tout absolument, époux idolâtré ? Rien n'est resté dans cette
charmante oreille ?
CLAUDIO. − Il y est resté sa réponse, charmant pilier de cabaret, que je
suis chargé de te faire.
OCTAVE. − Je ne suis pas chargé de l'entendre, cher procès−verbal.
CLAUDIO. − Ce sera donc ma porte en personne qui te la fera, aimable
croupier de roulette, si tu t'avises de la consulter.
OCTAVE. − C'est ce dont je ne me soucie guère, chère sentence de mort ;
je vivrai heureux sans cela.
CLAUDIO. − Puisses−tu le faire en repos, cher cornet de passe − dix ! je
te souhaite mille prospérités.
OCTAVE. − Rassure−toi sur ce sujet, cher verrou de prison ! je dors
tranquille comme une audience. (Sortent Claudio et Tibia. )
OCTAVE, seul. − Il me semble que voilà Coelio qui s'avance de ce côté.
Coelio ! Coelio ! A qui diable en a−t−il ? (Entre Coelio. ) Sais−tu, mon
cher ami, le beau tour que nous joue ta princesse ? Elle a tout dit à son
mari.
COELIO. − Comment le sais−tu ?
OCTAVE. − Par la meilleure de toutes les voies possibles.
Je quitte à l'instant Claudio. Marianne nous fera fermer la porte au nez, si
nous nous avisons de l'importuner davantage.
COELIO. − Tu l'as vue tout à l'heure ; que t'avait−elle dit ?
OCTAVE. − Rien qui pût me faire pressentir cette douce nouvelle; rien
d'agréable cependant. Tiens, Coelio, renonce à cette femme. Holà ! un
second verre !
COELIO. − Pour qui ?
OCTAVE. − Pour toi. Marianne est une bégueule ; je ne sais trop ce qu'elle
m'a dit ce matin, je suis resté comme une brute sans pouvoir lui répondre.
Allons ! n'y pense plus, voilà qui est convenu et que le ciel m'écrase si je
lui adresse jamais la parole ! Du courage, Coelio, n'y pense plus.
COELIO. − Adieu, mon cher ami.
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 23
OCTAVE. − Ou vas−tu ?
COELIO. − J'ai affaire en ville ce soir.
OCTAVE. − Tu as l'air d'aller te noyer. Voyons, Coelio, à quoi
penses−tu ? Il y a d'autres Marianne sous le ciel. Soupons ensemble, et
moquons−nous de cette Marianne−là.
COELIO. − Adieu, adieu, je ne puis m'arrêter plus longtemps. Je te verrai
demain, mon ami. (Il sort.)
OCTAVE. − Coelio ! Écoute donc ! nous te trouverons une Marianne bien
gentille, douce comme un agneau et n'allant point à vêpres surtout ! Ah !
les maudites cloches ! quand auront−elles fini de me mener en terre ?
LE GARÇON, rentrant. − Monsieur, la demoiselle rousse n'est point à sa
fenêtre ; elle ne peut se rendre à votre invitation.
OCTAVE. − La peste soit de tout l'univers ! Est−il donc décidé que je
souperai seul aujourd'hui ? La nuit arrive en poste ; que diable vais−je
devenir ? bon ! bon ! ceci me convient. (Il boit. ) Je suis capable
d'ensevelir ma tristesse dans ce vin, ou du moins ce vin dans ma tristesse.
Ah ! ah ! les vêpres sont finies; voici Marianne qui revient. (Entre
Marianne.)
MARIANNE. − Encore ici, seigneur Octave? et déjà à table ? C'est un peu
triste de s'enivrer tout seul.
OCTAVE. − Le monde entier m'abandonne ; je tâche d'y voir double, afin
de me servir à moi−même de compagnie.
MARIANNE. − Comment ! pas un de vos amis, pas une de vos maîtresses
qui vous soulage de ce fardeau terrible, la solitude ?
OCTAVE. − Faut−il vous dire ma pensée ? J'avais envoyé chercher une
certaine Rosalinde, qui me sert de maîtresse ; elle soupe en ville comme
une personne de qualité.
MARIANNE. − C'est une fâcheuse affaire sans doute, et votre coeur en
doit ressentir un vide effroyable.
OCTAVE. − Un vide que je ne Saurais exprimer, et que je communique en
vain à cette large coupe. Le carillon des vêpres m'a fendu le crâne pour
toute l'après−dînée.
MARIANNE. − Dites−moi, cousin, est−ce du vin à quinze sous la
bouteille que vous buvez ?
OCTAVE. − N'en riez pas ; ce sont les larmes du Christ en personne.
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 24
MARIANNE. − Cela m'étonne que vous ne buviez pas du vin à quinze
sous ; buvez−en, je vous en supplie.
OCTAVE. − Pourquoi en boirais−je, s'il vous plaît ?
MARIANNE. − Goûtez−en ; je suis sûre qu'il n'y a aucune différence avec
celui−là.
OCTAVE. − Il y en a une aussi grande qu'entre le soleil et une lanterne.
MARIANNE. − Non, vous dis−je, c'est la même chose.
OCTAVE. − Dieu m'en préserve ! vous moquez−vous de moi ?
MARIANNE. − Vous trouvez qu'il y a une grande différence ?
OCTAVE. − Assurément.
MARIANNE. − Je croyais qu'il en était du vin comme des femmes. Une
femme n'est−elle pas aussi un vase précieux, scellé comme ce flacon de
cristal ? Ne renferme−t−elle pas une ivresse grossière ou divine, selon sa
force et sa valeur ?
Et n'y a−t−il pas parmi elles le vin du peuple et les larmes du Christ ? Quel
misérable coeur est−ce donc que le vôtre, pour que vos lèvres lui fassent la
leçon ? vous ne boiriez pas le vin que boit le peuple, vous aimez les
femmes qu'il aime ; l'esprit généreux et poétique de ce flacon doré, ces
sucs merveilleux que la lave du Vésuve a cuvés sous son ardent soleil,
vous conduiront chancelant et sans force dans les bras d'une fille de joie ;
vous rougiriez de boire un vin grossier ; votre gorge se soulèverait. Ah !
vos lèvres sont délicates, mais votre coeur s'enivre à bon marché.
Bonsoir, cousin; puisse Rosalinde rentrer ce soir chez elle !
OCTAVE. − Deux mots, de grâce, belle Marianne, et ma réponse sera
courte. Combien de temps pensez−vous qu'il faille faire la cour à la
bouteille que vous voyez pour obtenir ses faveurs ? Elle est, comme vous
dites, toute pleine d'un esprit céleste et le vin du peuple lui ressemble aussi
peu qu'un paysan ressemble à son seigneur. Cependant, regardez comme
elle se laisse faire ! − Elle n'a reçu, j'imagine, aucune éducation, elle n'a
aucun principe; vous voyez comme elle est bonne fille ! Un mot a suffi
pour la faire sortir du couvent ; toute poudreuse encore, elle s'en est
échappée pour me donner un quart d'heure d'oubli, et mourir. Sa couronne
virginale, empourprée de cire odorante, est aussitôt tombée en poussière,
et, je ne puis vous le cacher, elle a failli passer tout entière sur mes lèvres
dans la chaleur de son premier baiser.
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 25
MARIANNE. − Etes−vous sûr qu'elle en vaut davantage ? Et si vous êtes
un de ses vrais amants, n'iriez−vous pas, si la recette en était perdue, en
chercher la dernière goutte jusque dans la bouche du volcan ?
OCTAVE. − Elle n'en vaut ni plus ni moins. Elle sait qu'elle est bonne à
boire et qu'elle est faite pour être bue. Dieu n'en a pas caché la source au
sommet d'un pic inabordable, au fond d'une caverne profonde ; il l'a
suspendue en grappes dorées au bord de nos chemins ; elle y fait le métier
des courtisanes ; elle y effleure la main du passant ; elle y étale aux rayons
du soleil sa gorge rebondie, et toute une cour d'abeilles et de frelons
murmure autour d'elle matin et soir. Le voyageur dévoré de soif peut se
coucher sous ses rameaux verts ; jamais elle ne l'a laissé languir, jamais
elle ne lui a refusé les douces larmes dont son coeur est plein. Ah !
Marianne, c'est un don fatal que la beauté ! − La sagesse dont elle se vante
est soeur de l'avarice, et il y a plus de miséricorde dans le ciel pour ses
faiblesses que pour sa cruauté. Bonsoir, cousine; puisse Coelio vous
oublier! (Il entre dans l'auberge, Marianne dans sa maison. )
Les Caprices de Marianne
SCENE PREMIERE 26
SCENE II
Une autre rue.
COELIO, CIUTA.
CIUTA. − Seigneur Coelio, défiez−vous d'Octave. Ne vous a−t−il pas dit
que la belle Marianne lui avait fermé sa porte ?
COELIO. − Assurément. − Pourquoi m'en défierais−je ?
CIUTA. − Tout à l'heure, en passant dans sa rue, je l'ai vu en conversation
avec elle sous une tonnelle couverte.
COELIO. − Qu'y a−t−il d'étonnant à cela ? il aura épié ses démarches et
saisi un moment favorable pour lui parler de moi.
CIUTA. − J'entends qu'ils se parlaient amicalement et comme des gens qui
sont de bon accord ensemble.
COELIO. − En es−tu sûre, Ciuta ? Alors je suis le plus heureux des
hommes ; il aura plaidé ma cause avec chaleur.
CIUTA. − Puisse le ciel vous favoriser ! (Elle sort.)
COELIO. − Ah ! que je fusse né dans le temps des tournois et des
batailles! Qu'il m'eût été permis de porter les couleurs de Marianne et de
les teindre de mon sang ! Qu'on m'eût donné un rival à combattre, une
armée entière à défier ! Que le sacrifice de ma vie eût pu lui être utile ! Je
sais agir, mais je ne puis parler. Ma langue ne sert point mon coeur, et je
mourrai sans m'être fait comprendre, comme un muet dans une prison. (Il
sort.)
SCENE II 27
SCENE III
Chez Claudio.
CLAUDIO, MARIANNE.
CLAUDIO. − Pensez−vous que je sois un mannequin et que je me
promène sur la terre pour servir d'épouvantail aux oiseaux ?
MARIANNE. − D'où vous vient cette gracieuse idée ?
CLAUDIO. − Pensez−vous qu'un juge criminel ignore la valeur des mots,
et qu'on puisse se jouer de sa crédulité comme de celle d'un danseur
ambulant ?
MARIANNE. − A qui en avez−vous ce soir ?
CLAUDIO. − Pensez−vous que je n'ai pas entendu vos propres paroles : si
cet homme ou son ami se présente à ma porte, qu'on la lui fasse fermer ; et
croyez−vous que je trouve convenable de vous voir converser librement
avec lui sous une tonnelle, lorsque le soleil est couché ?
MARIANNE. − Vous m'avez vue sous une tonnelle ?
CLAUDIO. − Oui, oui, de ces yeux que voilà, sous la tonnelle d'un
cabaret : la tonnelle d'un cabaret n'est point un lieu de conversation pour la
femme d'un magistrat, et il est inutile de faire fermer sa porte quand on se
renvoie le dé en plein air avec si peu de retenue.
MARIANNE. − Depuis quand m'est−il défendu de causer avec un de vos
parents ?
CLAUDIO. − Quand un de mes parents est un de vos amants, il est fort
bien fait de s'en abstenir.
MARIANNE. − Octave ! un de mes amants ? Perdez−vous la tête ? il n'a
de sa vie fait la cour à personne.
CLAUDIO. − Son caractère est vicieux. − C'est un coureur de tabagies.
MARIANNE. − Raison de plus pour qu'il ne soit pas, comme vous dites
fort agréablement, un de mes amants. il me plaît de parler à Octave sous la
SCENE III 28
tonnelle d'un cabaret.
CLAUDIO. − Ne me poussez pas à quelque fâcheuse extrémité par vos
extravagances, et réfléchissez à ce que vous faites.
MARIANNE. − A quelle extrémité voulez−vous que je vous pousse ? Je
suis curieuse de savoir ce que vous feriez.
CLAUDIO. − Je vous défendrais de le voir et d'échanger avec lui aucune
parole, soit dans la maison, soit dans une maison tierce, soit en plein air.
MARIANNE. − Ah ! ah ! vraiment, voilà qui est nouveau ! Octave est mon
parent tout autant que le vôtre ; je prétends lui parler quand bon me
semblera, en plein air ou ailleurs, et dans cette maison, s'il lui plaît d'y
venir.
CLAUDIO. − Souvenez−vous de cette dernière phrase que vous venez de
prononcer. Je vous ménage un châtiment exemplaire, si vous allez contre
ma volonté.
MARIANNE. − Trouvez bon que j'aille d'après la mienne, et
ménagez−moi ce qui vous plaît. Je m'en soucie comme de cela.
CLAUDIO. − Marianne, brisons cet entretien. Ou vous sentirez
l'inconvenance de s'arrêter sous une tonnelle, ou vous me réduirez à une
violence qui répugne à mon habit.
(Il sort. ) MARIANNE, seule. − Holà ! quelqu'un. (Un domestique entre.)
voyez−vous là−bas, dans cette rue, ce jeune homme assis devant une table,
sous cette tonnelle ? Allez lui dire que j'ai à lui parler, et qu'il prenne la
peine d'entrer dans ce jardin. (Le domestique sort. ) voilà qui est nouveau !
Pour qui me prend−on ? Quel mal y a−t−il donc ? Comment suis−je donc
faite aujourd'hui ? voilà une robe affreuse. Qu'est−ce que cela signifie ? −
vous me réduirez à la violence ! Quelle violence ? Je voudrais que ma
mère fût là. Ah bah ! elle est de son avis dès qu'il dit un mot. J'ai une envie
de battre quelqu'un ! (Elle renverse les chaises.) Je suis bien sotte en
vérité ! voilà Octave qui vient. − Je voudrais qu'il le rencontrât. − Ah ! c'est
donc là le commencement ! On me l'avait prédit.
− Je le savais. − Je m'y attendais ! Patience ! patience! il me ménage un
châtiment! et lequel, par hasard ? Je voudrais bien savoir ce qu'il veut
dire ! (Entre Octave.) Asseyez−vous, Octave, j'ai à vous parler.
OCTAVE. − Où voulez−vous que je m'assoie ? Toutes les chaises sont les
quatre fers en l'air. − Que vient−il donc de se passer ici ?
Les Caprices de Marianne
SCENE III 29
MARIANNE. − Rien du tout.
OCTAVE. − En vérité, cousine, vos yeux disent le contraire.
MARIANNE. − J'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit sur le compte de
votre ami Coelio. Dites−moi, pourquoi ne s'explique−t−il pas lui−même ?
OCTAVE. − Par une raison assez simple ! il vous a écrit, et vous avez
déchiré ses lettres ; il vous a envoyé quelqu'un, et vous lui avez fermé la
bouche ; il vous a donné des concerts, vous l'avez laissé dans la rue. Ma
foi, il s'est donné au diable, et on s'y donnerait à moins.
MARIANNE. − Cela veut dire qu'il a songé à vous ?
OCTAVE. − Oui.
MARIANNE. − Eh bien ! parlez−moi de lui.
OCTAVE. − Sérieusement ?
MARIANNE. − Oui, oui, sérieusement. Me voilà. J'écoute.
OCTAVE. − Vous voulez rire ?
MARIANNE. − Quel pitoyable avocat êtes−vous donc? Parlez, que je
veuille rire ou non.
OCTAVE. − Que regardez−vous à droite et à gauche ? En vérité, vous êtes
en colère.
MARIANNE. − Je veux prendre un amant, Octave... sinon un amant, du
moins un cavalier. Que me conseillez−vous ? Je m'en rapporte à votre
choix : − Coelio ou tout autre, peu m'importe ; − dès demain, − dès ce soir,
celui qui aura la fantaisie de chanter sous mes fenêtres trouvera ma porte
entrouverte. Eh bien ! vous ne parlez pas ? Je vous dis que je prends un
amant. Tenez, voilà mon écharpe en gage : qui vous voudrez la rapportera.
OCTAVE. − Marianne ! quelle que soit la raison qui a pu vous inspirer une
minute de complaisance, puisque vous m'avez appelé, puisque vous
consentez à m'entendre, au nom du ciel, restez la même une minute encore,
permettez−moi de vous parler. (Il se jette à genoux.)
MARIANNE. − Que voulez−vous me dire ?
OCTAVE. − Si jamais homme au monde a été digne de vous comprendre,
digne de vivre et de mourir pour vous, cet homme est Coelio. Je n'ai jamais
valu grand chose, et je me rends cette justice que la passion dont je fais
l'éloge trouve un misérable interprète. Ah ! si vous saviez sur quel autel
sacré vous êtes adorée comme un dieu ! vous, si belle, si jeune, si pure
encore, livrée à un vieillard qui n'a plus de sens et qui n'a jamais eu de
Les Caprices de Marianne
SCENE III 30
coeur ! Si vous saviez quel trésor de bonheur, quelle mine féconde repose
en vous ! en lui ! dans cette fraîche aurore de jeunesse, dans cette rosée
céleste de la vie, dans ce premier accord de deux âmes jumelles ! Je ne
vous parle pas de sa souffrance, de cette douce et triste mélancolie qui ne
s'est jamais lassée de vos rigueurs, et qui en mourrait sans se plaindre.
Oui, Marianne, il en mourra. Que puis−je vous dire?
Qu'inventerais−je pour donner à mes paroles la force qui leur manque ? Je
ne sais pas le langage de l'amour. Regardez dans votre âme ; c'est elle qui
peut vous parler de la sienne. Y a−t−il un pouvoir capable de vous
toucher ? vous qui savez supplier Dieu, existe−t−il une prière qui puisse
rendre ce dont mon coeur est plein ?
MARIANNE. − Relevez−vous, Octave. En vérité, si quelqu'un entrait ici,
ne croirait−on pas, à vous entendre, que c'est pour vous que vous plaidez ?
OCTAVE. − Marianne ! Marianne ! au nom du ciel, ne souriez pas ! ne
fermez pas votre coeur au premier éclair qui l'ait peut−être traversé! Ce
caprice de bonté, ce moment précieux va s'évanouir. − vous avez prononcé
le nom de Coelio, vous avez pensé à lui, dites−vous. Ah ! si c'est une
fantaisie, ne me la gâtez pas. − Le bonheur d'un homme en dépend.
MARIANNE. − Etes−vous sûr qu'il ne me soit pas permis de sourire ?
OCTAVE. − Oui, vous avez raison, je sais tout le tort que mon amitié peut
faire. Je sais qui je suis, je le sens ; un pareil langage dans ma bouche a
l'air d'une raillerie, vous doutez de la sincérité de mes paroles ; jamais
peut−être je n'ai senti avec plus d'amertume qu'en ce moment le peu de
confiance que je puis inspirer.
MARIANNE. − Pourquoi cela ? Vous voyez que j'écoute. Coelio me
déplaît ; je ne veux pas de lui. Parlez−moi de quelque autre, de qui vous
voudrez. Choisissez−moi dans vos amis un cavalier digne de moi ;
envoyez−le−moi, Octave. vous voyez que je m'en rapporte à vous.
OCTAVE. − O femme trois fois femme! Coelio vous déplaît, − mais le
premier venu vous plaira. L'homme qui vous aime depuis un mois, qui
s'attache à vos pas, qui mourrait de bon coeur sur un mot de votre bouche,
celui−là vous déplaît ! il est jeune, beau, riche et digne en tout point de
vous ; mais il vous déplaît ! et le premier venu vous plaira ! .
MARIANNE. − Faites ce que je vous dis, ou ne me revoyez pas. (Elle sort.
) OCTAVE, seul. − Ton écharpe est bien jolie, Marianne, et ton petit
Les Caprices de Marianne
SCENE III 31
caprice de colère est un charmant traité de paix. il ne me faudrait pas
beaucoup d'orgueil pour le comprendre : un peu de perfidie suffirait. Ce
sera pourtant Coelio qui en profitera. (Il sort.)
Les Caprices de Marianne
SCENE III 32
SCENE IV
Chez Coelio.
COELIO, UN DOMESTIQUE.
COELIO. − il est en bas, dites−vous ? Qu'il monte. Pourquoi ne le
faites−vous pas monter sur−le−champ ? (Entre Octave.) Eh bien ! mon
ami, quelle nouvelle ?
OCTAVE. − Attache ce chiffon à ton bras droit, Coelio ; prends ta guitare
et ton épée. − Tu es l'amant de Marianne.
COELIO. − Au nom du ciel, ne te ris pas de moi !
OCTAVE. − La nuit est belle ; − la lune va paraître à l'horizon. Marianne
est seule, et sa porte est entre ouverte.
Tu es un heureux garçon, Coelio.
COELIO. − Est−ce vrai ? − est−ce vrai ? Ou tu es ma vie, Octave, ou tu es
sans pitié.
OCTAVE. − Tu n'es pas encore parti ? Je te dis que tout est convenu. Une
chanson sous sa fenêtre ; cache−toi un peu le nez dans ton manteau, afin
que les espions du mari ne te reconnaissent pas. Sois sans crainte, afin
qu'on te craigne ; et si elle résiste, prouve−lui qu'il est un peu tard.
COELIO. − Ah ! mon Dieu, le coeur me manque.
OCTAVE. − Et à moi aussi, car je n'ai dîné qu'à moitié. Pour récompense
de mes peines, dis en sortant qu'on me monte à souper. (Il s'assoit.) As−tu
du tabac turc ? Tu me trouveras probablement ici demain matin. Allons,
mon ami, en route ! tu m'embrasseras en revenant. En route, en route ! la
nuit s'avance. (Coelio sort.)
OCTAVE, seul. − Écris sur tes tablettes, Dieu juste, que cette nuit doit
m'être comptée dans ton paradis. Est−ce bien vrai que tu as un paradis ? En
vérité, cette femme était belle, et sa petite colère lui allait bien. D'où venait
elle ? C'est ce que j'ignore. Qu'importe comment la bille d'ivoire tombe sur
SCENE IV 33
le numéro que nous avons appelé. Souffler une maîtresse à son ami, c'est
une rouerie trop commune pour moi. Marianne ou toute autre, qu'est−ce
que cela me fait ? La véritable affaire est de souper ; il est clair que Coelio
est à jeun. Comme tu m'aurais détesté, Marianne, si je t'avais aimée !
comme tu m'aurais fermé ta porte ! comme ton bélître de mari t'aurait paru
un Adonis, un Sylvain, en comparaison de moi ! Où est donc la raison de
tout cela? pourquoi la fumée de cette pipe va−t−elle à droite plutôt qu'à
gauche ? voilà la raison de tout. − Fou ! trois fois fou à lier, celui qui
calcule ses chances, qui met la raison de son côté ! La justice céleste tient
une balance dans ses mains. La balance est parfaitement juste, mais tous
les poids sont creux. Dans l'un il y a une pistole, dans l'autre un soupir
amoureux, dans celui−là une migraine, dans celui−ci il y a le temps qu'il
fait, et toutes les actions humaines s'en vont de haut en bas, selon ces poids
capricieux.
UN DOMESTIQUE, entrant. − Monsieur, voilà une lettre à votre adresse ;
elle est si pressée que vos gens l'ont apportée ici ; on a recommandé de
vous la remettre, en quelque lieu que vous fussiez ce soir.
OCTAVE. − Voyons un peu cela. (il lit.) “ Ne venez pas ce soir. Mon mari
a entouré la maison d'assassins, et vous êtes perdu s'ils vous trouvent. ”
“ MARIANNE. ” Malheureux que je suis ! qu'ai−je fait ? Mon manteau !
mon chapeau ! Dieu veuille qu'il soit encore temps ! Suivez−moi, vous et
tous les domestiques qui sont debout à cette heure. il s'agit de la vie de
votre maître. (Il sort en courant.)
Les Caprices de Marianne
SCENE IV 34
SCENE V
Le jardin de Claudio. − Il est nuit.
CLAUDIO, DEUX SPADASSINS, TIBIA.
CLAUDIO. − Laissez−le entrer, et jetez−vous sur lui dès qu'il sera parvenu
à ce bosquet.
TIBIA. − Et s'il entre par l'autre côté ?
CLAUDIO. − Alors, attendez−le au coin du mur.
UN SPADASSIN. − Oui, monsieur.
TIBIA. − Le voilà qui arrive. Tenez, Monsieur, voyez comme son ombre
est grande ! c'est un homme d'une belle stature.
CLAUDIO. − Retirons−nous à l'écart, et frappons quand il en sera temps.
(Entre Coelio.) COELIO, frappant à la jalousie. − Marianne ! Marianne !
êtes−vous là ?
MARIANNE, paraissant à la fenêtre. − Fuyez, Octave; vous n'avez donc
pas reçu ma lettre ?
COELIO. − Seigneur mon Dieu ! Quel nom ai−je entendu ?
MARIANNE. − La maison est entourée d'assassins! mon mari vous a vu
entrer ce soir ; il a écouté notre conversation, et votre mort est certaine, si
vous restez une minute encore.
COELIO. − Est−ce un rêve ? suis−je Coelio ?
MARIANNE. − Octave, Octave ! au nom du ciel, ne vous arrêtez pas !
Puisse−t−il être encore temps de vous échapper ! Demain trouvez−vous à
midi dans un confessionnal de l'église, j'y serai. (La jalousie se referme.)
COELIO. − O mort ! puisque tu es là, viens donc à mon secours. Octave,
traître Octave ! puisse mon sang retomber sur toi ! Puisque tu savais quel
sort m'attendait ici, et que tu m'y as envoyé à ta place, tu seras satisfait
dans ton désir. O mort ! je t'ouvre les bras ; voici le terme de mes maux. (Il
sort. On entend des cris étouffés et un bruit éloigné dans le jardin. )
SCENE V 35
OCTAVE, en dehors. − Ouvrez, ou j'enfonce les portes !
CLAUDIO, ouvrant, son épée sous le bras. − Que voulez−vous ?
OCTAVE. − Où est Coelio ?
CLAUDIO. − Je ne pense pas que son habitude soit de coucher dans cette
maison.
OCTAVE. − Si tu l'as assassiné, Claudio, prends garde à toi ; je te tordrai
le cou de ces mains que voilà.
CLAUDIO. − Etes−vous fou ou somnambule ?
OCTAVE. − Ne l'es−tu pas toi−même, pour te promener à cette heure, ton
épée sous le bras ?
CLAUDIO. − Cherchez dans ce jardin, si bon vous semble ; je n'y ai vu
entrer personne ; et si quelqu'un l'a voulu faire, il me semble que j'avais le
droit de ne pas lui ouvrir.
OCTAVE, à ses gens. − Venez et cherchez partout !
CLAUDIO, bas à Tibia. − Tout est−il fini comme je l'ai ordonné ?
TIBIA. − Oui, Monsieur; soyez en repos, ils peuvent chercher tant qu'ils
voudront. (Tous sortent.)
Les Caprices de Marianne
SCENE V 36
SCENE VI
Un cimetière.
OCTAVE et MARIANNE, auprès d'un tombeau.
OCTAVE. − Moi seul au monde je l'ai connu. Cette urne d'albâtre,
couverte de ce long voile de deuil, est sa parfaite image. C'est ainsi qu'une
douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate.
Pour moi seul, cette vie silencieuse n'a point été un mystère. Les longues
soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis
dans un désert aride ; elles ont versé sur mon coeur les seules gouttes de
rosée qui y soient jamais tombées. Coelio était la bonne partie de
moi−même ; elle est remontée au ciel avec lui. C'était un homme d'un autre
temps ; il connaissait les plaisirs et leur préférait la solitude ; il savait
combien les illusions sont trompeuses, et il préférait ses illusions à la
réalité. Elle eût été heureuse la femme qui l'eût aimé.
MARIANNE. − Ne serait−elle point heureuse, Octave, la femme qui
t'aimerait ?
OCTAVE. − Je ne sais point aimer , Coelio seul le savait.
La cendre que renferme cette tombe est tout ce que j'ai aimé sur la terre,
tout ce que j'aimerai. Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les
sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable
d'un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la
femme qu'il aimait, aussi facilement qu'il aurait bravé la mort pour elle. Je
ne suis qu'un débauché sans coeur ; je n'estime point les femmes : l'amour
que j'inspire est comme celui que je ressens, l'ivresse passagère d'un songe.
Je ne sais pas les secrets qu'il savait. Ma gaieté est comme le masque d'un
histrion ; mon coeur est plus vieux qu'elle, mes sens blasés n'en veulent
plus. Je ne suis qu'un lâche ; sa mort n'est point vengée.
MARIANNE. − Comment aurait−elle pu l'être, à moins de risquer votre
SCENE VI 37
vie? Claudio est trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant dans
cette ville pour rien craindre de vous.
OCTAVE. − Coelio m'aurait vengé Si j'étais mort pour lui comme il est
mort pour moi. Ce tombeau m'appartient ; c'est moi qu'ils ont étendu sous
cette froide pierre ; c'est pour moi qu'ils avaient aiguisé leurs épées ; c'est
moi qu'ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse, l'insouciante folie, la vie
libre et joyeuse au pied du Vésuve! Adieu les bruyants repas, les causeries
du soir, les sérénades sous les balcons dorés ! Adieu Naples et ses femmes,
les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l'ombre des
forêts ! Adieu l'amour et l'amitié ! ma place est vide sur la terre.
MARIANNE. − Mais non pas dans mon coeur, Octave pourquoi dis−tu!
Adieu l'amour ?
OCTAVE. − Je ne vous aime pas, Marianne; c'était Coelio qui vous aimait!
Les Caprices de Marianne
SCENE VI 38
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