confiance du premier ministre ? Je la partage, lui répondis−je, avec don
Rodrigue de Calderone ; et, selon toutes les apparences, j'irai loin. En
vérité, seigneur de Santillane, répliqua−t−il, je vous admire. Vous êtes
capable de remplir toute sorte d'emplois. Que de talents vous réunissez en
vous ! ou plutôt, pour me servir d'une expression de notre tripot, vous avez
l'outil universel, c'est−à−dire, vous êtes propre à tout. Au reste, seigneur,
poursuivit−il, je suis ravi de la prospérité de Votre Seigneurie. Oh ! que
diable, interrompis−je, monsieur Nuñez, trêve de seigneur et de
seigneurie ! Banissons ces termes−là, et vivons toujours ensemble
familièrement. Tu as raison, reprit−il ; je ne dois pas te regarder d'un autre
oeil qu'à l'ordinaire, quoique tu sois devenu riche. Je t'avouerai ma
faiblesse : en m'annonçant ton heureux sort, tu m'as ébloui ; mais mon
éblouissement se passe, et je ne vois plus en toi que mon ami Gil Blas.
Notre entretien fut troublé par quatre ou cinq commis qui arrivèrent :
Messieurs, leur dis−je en leur montrant Nuñez, vous souperez avec le
seigneur don Fabricio, qui fait des vers dignes du roi Numa, et qui écrit en
prose comme on n'écrit point. Par malheur, je parlais à des gens qui
faisaient si peu de cas de la poésie, que le poète en pâlit. A peine
daignèrent−ils jeter sur lui les yeux. Il eut beau, pour s'attirer leur attention,
dire des choses très spirituelles, ils ne les sentirent pas. Il en tilt si piqué,
qu'il prit une licence poétique. Il s'échappa subtilement de la compagnie, et
disparut. Nos commis ne s'aperçurent pas de sa retraite, et se mirent à
table, sans même s'informer de ce qu'il était devenu.
Comme j'achevais de m'habiller le lendemain matin, et me disposais à
sortir, le poète des Asturies entra dans ma chambre : je te demande pardon,
mon ami, me dit−il, si j'ai, hier au soir, rompu en visière à tes commis ;
mais, franchement, je me suis trouvé parmi eux si déplacé, que je n'ai pu y
tenir. Les fastidieux personnages avec leur air suffisant et empesé ! Je ne
comprends pas comment toi, qui as l'esprit délié, tu peux t'accommoder de
convives si lourds. Je veux dès aujourd'hui, ajouta−t−il, t'en amener de
plus légers. Tu me feras plaisir, lui répondis−je, et je m'en fie à ton goût
là−dessus. Tu as raison, répliqua−t−il. Je te promets des génies supérieurs
et des plus amusants. Je vais de ce pas chez un marchand de liqueurs où ils
vont s'assembler dans un moment. Je les retiendrai, de peur qu'ils ne
s'engagent ailleurs ; car c'est à qui les aura à dîner ou à souper, tant ils sont
Gil Blas de Santillane
CHAPITRE IX − Par quels moyens Gil Bl... 478