raconter il me parut âgé de cinquante ans tout au plus. Figurez−vous un
homme petit, mais robuste, avec des cheveux crépus, noirs comme le jais,
un nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs, et un teint
couleur de revers de botte. Son habileté au tir du fusil passait pour
extraordinaire, même dans son pays, où il y a tant de bons tireurs. Par
exemple, Mateo n'aurait jamais tiré sur un mouflon avec des chevrotines ;
mais, à cent vingt pas, il l'abattait d'une balle dans la tête ou dans l'épaule,
à son choix. La nuit, il se servait de ses armes aussi facilement que le jour,
et l'on m'a cité de lui ce trait d'adresse qui paraîtra peut−être incroyable à
qui n'a pas voyagé en Corse. À quatre−vingts pas, on plaçait une chandelle
allumée derrière un transparent de papier, large comme une assiette. Il
mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout d'une minute
dans l'obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois
sur quatre.
Avec un mérite aussi transcendant Mateo Falcone s'était attiré une grande
réputation. On le disait aussi bon ami que dangereux ennemi : d'ailleurs
serviable et faisant l'aumône, il vivait en paix avec tout le monde dans le
district de Porto−Vecchio. Mais on contait de lui qu'à corte, où il avait pris
femme, il s'était débarrassé fort vigoureusement d'un rival qui passait pour
aussi redoutable en guerre qu'en amour : du moins on attribuait à Mateo
certain coup de fusil qui surprit ce rival comme il était à se raser devant un
petit miroir pendu à sa fenêtre. L'affaire assoupie Mateo se maria. Sa
femme Giuseppa lui avait donné d'abord trois filles (dont il enrageait), et
enfin un fils, qu'il nomma Fortunato :
c'était l'espoir de sa famille, l'héritier du nom. Les filles étaient bien
mariées : leur père pouvait compter au besoin sur les poignards et les
escopettes de ses gendres. Le fils n'avait que dix ans, mais il annonçait déjà
d'heureuses dispositions.
Un certain jour d'automne, Mateo sortit de bonne heure avec sa femme
pour aller visiter un de ses troupeaux dans une clairière du maquis. Le petit
Fortunato voulait l'accompagner, mais la clairière était trop loin ; d'ailleurs,
il fallait bien que quelqu'un restât pour garder la maison ; le père refusa
donc : on verra s'il n'eut pas lieu de s'en repentir Il était absent depuis
quelques heures et le petit Fortunato était tranquillement étendu au soleil,
regardant les montagnes bleues, et pensant que, le dimanche prochain, il
Mateo Falcone
Mateo Falcone 3