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Pierre Louÿs
La Femme et le
Pantin
− Collection Romans / Nouvelles −
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Table des matières
La Femme et le Pantin................................................................................1
La Femme et le Pantin.........................................................................2
I............................................................................................................3
II...........................................................................................................8
III.......................................................................................................11
IV.......................................................................................................19
V........................................................................................................26
VI.......................................................................................................32
VII......................................................................................................40
VIII....................................................................................................45
IX.......................................................................................................52
X........................................................................................................56
XI.......................................................................................................62
XII......................................................................................................67
XIII....................................................................................................71
XIV....................................................................................................75
XV.....................................................................................................80
i
La Femme et le Pantin
Auteur : Pierre Louÿs
Catégorie : Romans / Nouvelles
A Séville, le carnaval bat son plein.Un touriste français en quête
d'aventures galantes, croise le chemin de Conception Perez qui n'est pas
femme à se laisser conter fleurette.
Licence : Domaine public
1
La Femme et le Pantin
A André Lebey
Son ami
P.L.
Tu me dis toujours
Que tu te meurs pour moi :
Meurs et nous verrons
Et je te donnerai raison.
La Femme et le Pantin 2
I
COMMENT UN MOT
ECRIT SUR UNE COQUILLE D'OEUF
TINT LIEU DE DEUX BILLETS TOUR A TOUR
Le carnaval d'Espagne ne se termine pas, comme le nôtre, à huit heures du
matin le mercredi des Cendres. Sur la gaieté merveilleuse de Séville, le
memento quia pulvis es ne répand que pour quatre jours son odeur de
sépulture ; et, le premier dimanche de carême, tout le carnaval ressuscite.
C'est le Domingo de Pinatas, le dimanche des Marmites, la Grande Fête.
Toute la ville populaire a changé de costume et l'on voit courir par les rues
des loques rouges, bleues, vertes, jaunes ou roses qui ont été des
moustiquaires, des rideaux ou des jupons de femme et qui flottent au soleil
sur les petits corps bruns d'une marmaille hurlante et multicolore. Les
enfants se groupent de toutes pans en bataillons tumultueux qui brandissent
une chiffe au bout d'un bâton et conquièrent à grands cris les ruelles sous
l'incognito d'un loup de toile, d'où la joie des yeux s'échappe par deux
trous. “Eh ! Homme qui ne me connaît pas !” crient−ils, et la foule des
grandes personnes s'écarte devant cette terrible invasion masquée.
Aux fenêtres, aux miradores, se pressent d'innombrables têtes brunes.
Toutes les jeunes filles de la contrée sont venues ce jour−là dans Séville, et
elles penchent sous la lumière leurs têtes chargées de cheveux pesants. Les
Confettis tombent comme la neige. L'ombre des éventails teinte de bleu
pâle les petites joues poudrerizées. Des cris, des appels, des rires
bourdonnent ou glapissent dans les rues étroites. Quelques milliers
d'habitants font, ce jour de carnaval, plus de bruit que Paris tout entier.
Or, le 23 février 1896, dimanche de Pifiatas, André Stévenol voyait
approcher la fin du carnaval de Séville, avec un léger sentiment de dépit,
car cette semaine essentiellement amoureuse ne lui avait procuré aucune
aventure nouvelle.
I 3
Quelques séjours en Espagne lui avaient appris cependant avec quelle
promptitude et quelle franchise de coeur les noeuds se forment et se
dénouent sur cette terre encore primitive, et il s'attristait que le hasard et
l'occasion lui eussent été défavorables.
Tout au plus, une jeune fille avec laquelle il avait engagé une longue
bataille de serpentins entre la rue et la fenêtre, était−elle descendue en
courant, après lui avoir fait signe, pour lui remettre un petit bouquet rouge,
avec un “Merci beaucoup, m'sieur”, jargonné à l'andalouse. Mais elle était
remontée si vite, et d'ailleurs, vue de plus près, elle l'avait tellement
désillusionné, qu'André s'était borné à mettre le bouquet à sa boutonnière
sans mettre la femme dans sa mémoire. Et la journée lui en parut plus vide
encore.
Quatre heures sonnèrent à vingt horloges. Il quitta la Sierpes, passa entre la
Giralda et l'antique Alcazan et par la calle Rodrigo il gagna les Delicias,
Champs−Elysées d'arbres ombreux le long de l'immense Guadalquivir
peuplé de vaisseaux.
C'était là que se déroulait le carnaval élégant.
A Séville, la classe aisée n'est pas toujours assez riche pour faire trois repas
par jour ; mais elle aimerait mieux jeûner que se priver du luxe extérieur
qui pour elle consiste uniquement en la possession d'un landau et de deux
chevaux irréprochables. Cette petite ville de province compte quinze cents
voitures de maître, de forme démodée souvent, mais rajeunies par la beauté
des bêtes, et d'ailleurs occupées par des figures de si noble race, qu'on ne
songe point à se moquer du cadre.
André Stévenol parvint à grand−peine à se frayer un chemin dans la foule
qui bordait des deux côtés la vaste avenue poussiéreuse. Le cri des enfants
vendeurs dominait tout :
“ Des oeufs ” C'était la bataille des oeufs.
“ Des oeufs ! Qui veut des oeufs ? A deux sous la douzaine ! ” .
Dans des corbeilles d'osier jaune, s'entassaient des centaines de coquilles
d'oeufs, vidées, puis remplies de confettis et recollées par une bande
fragile. Cela se lançait à tour de bras, comme des balles de lycéens, au
hasard des visages qui passaient dans les lentes voitures ; et, debout sur les
banquettes bleues, les caballeros et les senoras ripostaient sur la foule
compacte en s'abritant comme ils pouvaient sous de petits éventails plissés.
La Femme et le Pantin
I 4
Dès le début, André fit emplir ses poches de ces projectiles inoffensifs, et
se battit avec entrain.
C'était un réel combat, car les oeufs, sans jamais blesser, frappaient
toutefois avec force avant d'éclater en neige de couleur, et André se surprit
à lancer les siens d'un bras un peu plus vif qu'il n'était nécessaire. Une fois
même, il brisa en deux un éventail d'écaille fragile. Mais aussi qu'il était
déplacé de paraître à une telle mêlée avec un éventail de bal ! Il continua
sans s'émouvoir. Les voitures passaient, voitures de femmes, voitures
d'amants, de familles, d'enfants ou d'amis. André regardait cette multitude
heureuse défiler dans un bruissement de rires sous le premier soleil du
printemps. A plusieurs reprises il avait arrêté ses yeux sur d'autres yeux,
admirables. Les jeunes filles de Séville ne baissent pas les paupières et
elles acceptent l'hommage des regards qu'elles retiennent longtemps.
Comme le jeu durait déjà depuis une heure, André pensa qu'il pouvait se
retirer et d'une main hésitante il tournait dans sa poche le dernier oeuf qui
lui restât, quand il vit reparaître soudain la jeune femme dont il avait brisé
l'éventail.
Elle était merveilleuse.
Privée de l'abri qui avait quelque temps protégé son délicat visage rieur
livrée de toutes parts aux attaques qui lui venaient de la foule et des
voitures voisines, elle avait pris son parti de la lutte, et, debout, haletante,
décoiffée, rouge de chaleur et de gaieté franche, elle ripostait !
Elle paraissait vingt−deux ans. Elle devait en avoir dix−huit. Qu'elle fût
andalouse, cela n'était pas douteux. Elle avait ce type admirable entre tous,
qui est né du mélange des Arabes avec les Vandales, des Sémites avec les
Germains et qui rassemble exceptionnellement dans une petite vallée
d'Europe toutes les perfections opposées des deux races.
Son corps souple et long était expressif tout entier. On sentait que même en
lui voilant le visage on pouvait deviner sa pensée et qu'elle souriait avec
les jambes comme elle parlait avec le torse. Seules les femmes que les
longs hivers du Nord n'immobilisent pas près du feu, ont cette grâce et
cette liberté. − Ses cheveux n'étaient que châtain foncé ; mais à distance,
ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque de leur conque épaisse.
Ses joues, d'une extrême douceur de contour semblaient poudrées de cette
fleur délicate qui embrume la peau des créoles. Le mince bord de ses
La Femme et le Pantin
I 5
paupières était naturellement sombre.
André, poussé par la foule jusqu'au marchepied de sa voiture, la considéra
longuement. Il sourit, en se sentant ému, et de rapides battements de coeur
lui apprirent que cette femme était de celles qui joueraient un rôle dans sa
vie.
Sans perdre de temps, car à tout moment le flot des voitures un instant
arrêtées pouvait repartir il recula comme il put. Il prit dans sa poche le
dernier de ses oeufs, écrivit au crayon sur la coquille blanche les six lettres
du mot Quiero, et choisissant un instant où les yeux de l'inconnue
s'attachèrent aux siens, il lui jeta l'oeuf doucement, de bas en haut, comme
une rose.
La jeune femme le reçut dans sa main.
Quiero est un verbe étonnant qui veut tout dire. C'est vouloir désirer aimer
c'est quérir et c'est chérir Tour à tour et selon le ton qu'on lui donne, il
exprime la passion la plus impérative ou le caprice le plus léger. C'est un
ordre ou une prière, une déclaration ou une condescendance. Parfois, ce
n'est qu'une ironie.
Le regard par lequel André l'accompagna signifiait simplement :
“ J'aimerais vous aimer ” Comme si elle eût deviné que cette coquille
portait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac de peau qui
pendait à l'avant de sa voiture. Sans doute elle allait se retourner ; mais le
courant du défilé l'emporta rapidement vers la droite, et, d'autres voitures
survenant, André la perdit de vue avant d'avoir pu réussir à fendre la foule
à sa suite.
Il s'écarta du trottoir, se dégagea comme il put ; courut dans une
contre−allée... mais la multitude qui couvrait l'avenue ne lui permit pas
d'agir assez vite, et quand il parvint à monter sur un banc d'où il domina la
bataille, la jeune tête qu'il cherchait avait disparu.
Attristé, il revint lentement par les rues ; pour lui, tout le carnaval se
recouvrit soudain d'une ombre.
Il s'en voulait à lui−même de la fatalité maussade qui venait de trancher
son aventure. Peut−être, s'il eût été plus déterminé, eût−il pu trouver une
voie entre les roues et le premier rang de la foule... Et maintenant, où
retrouver cette femme ? Était−il sûr qu'elle habitât Séville ? Si par malheur
il n'en était rien, où la chercher dans Cordoue, dans Jérez ou dans Malaga ?
La Femme et le Pantin
I 6
C'était l'impossible.
Et peu à peu, par une illusion déplorable, l'image devint plus charmante en
lui. Certains détails des traits n'eussent mérité qu'une attention curieuse :
ils devinrent dans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée.
Il avait remarqué, ainsi, qu'au lieu de laisser pendre toutes lisses les deux
mèches des petits cheveux sur les tempes, elle les gonflait au fer en deux
coques arrondies. Ce n'était pas une mode très originale, et bien des
Sévillanes prenaient le même soin ; mais sans doute la nature de leurs
cheveux ne se prêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule,
car André ne se souvenait pas d'en avoir vu qui, même de loin, pussent se
comparer à celles−là.
En outre, les coins des lèvres étaient d'une mobilité extrême. Ils
changeaient à chaque instant et de forme et d'expression, tantôt presque
invisibles et tantôt presque retroussés, ronds ou minces, pâles ou sombres,
animés d'une flamme variable. Oh ! on pouvait blâmer tout le reste,
soutenir que le nez n'était pas grec et que le menton n'était pas romain ;
mais ne pas rougir de plaisir devant ces deux petits coins de bouche, cela
eût passé la permission.
Il en était là de ses pensées quand un “ Attention ! ” crié d'une voix rude le
fit se garer dans une porte ouverte : une voiture passait au petit trot dans la
rue étroite.
Et dans cette voiture, il y avait une jeune femme, qui, en apercevant André,
lui jeta très doucement, comme on jette une rose, un oeuf qu'elle tenait à la
main.
Fort heureusement, l'oeuf tomba en roulant et ne se brisa point ; car André,
complètement stupéfait de cette nouvelle rencontre, n'avait pas fait un
geste pour le prendre au vol.
La voiture avait déjà tourné le coin de la rue, quand il se baissa pour
ramasser l'envoi.
Le mot Quiero se lisait toujours sur la coquille lisse et ronde, et on n'en
avait pas écrit d'autre ; mais un paraphe très décidé, qui semblait gravé par
la pointe d'une broche, terminait la dernière lettre comme pour répondre
par le même mot.
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I 7
II
OU LE LECTEUR APPREND
LES DIMINUTIFS DE <<CONCEPCION>>,
PRENOM ESPAGNOL
Cependant, la voiture avait tourné le coin de la rue et l'on n'entendait plus
que faiblement le pas des chevaux sonner sur les dalles dans la direction de
la Giralda.
André courut à sa poursuite, anxieux de ne pas laisser échapper cette
seconde occasion qui pouvait être la dernière ; il arriva juste au moment où
les chevaux entraient au pas dans l'ombre d'une maison rose de la plaza del
Triunfo.
Les grandes grilles noires s'ouvrirent et se refermèrent, sur une rapide
silhouette féminine.
Sans doute il eût été plus avisé de préparer ses voies, de prendre des
renseignements, de demander le nom, la famille, la situation et le genre de
vie avant de se lancer ainsi, tête basse, dans l'inconnu d'une intrigue, où,
puisqu'il ne savait rien, il n'était le maître de rien. André, cependant, ne put
se résoudre à quitter la place avant d'avoir fait un premier effort, et dès
qu'il eut vérifié d'une main rapide la correction de sa coiffure et la hauteur
de sa cravate, il sonna délibérément.
Un jeune maître d'hôtel se présenta derrière la grille, mais n'ouvrit pas.
“ Que demande Votre Grâce ?
− Faites passer ma carte à la senora.
− A quelle senora ? continua le domestique d'une voix tranquille où le
soupçon n'altérait pas trop le respect.
− A celle qui habite cette maison, je pense.
− Mais son nom ? ” André, impatienté, ne répondit pas. Le domestique
reprit :
II 8
“ Que Votre Grâce me fasse la faveur de me dire auprès de quelle senora je
dois l'introduire.
− Je vous répète que votre maîtresse m'attend. ” Le maître d'hôtel,
s'inclinant, releva légèrement les mains en signe d'impossibilité ; puis il se
retira sans ouvrir et sans même avoir pris la carte.
Alors André, que la colère rendit tout à fait discourtois, sonna une seconde
et une troisième fois comme à la porte d'un fournisseur “ Une femme si
prompte à répondre à une déclaration de ce genre, se dit−il, ne doit pas
s'étonner de l'insistance qu'on met à pénétrer chez elle ; elle était seule aux
Delicias, elle doit vivre seule ici, et le bruit que je fais n'est entendu que
par elle. ” Il ne songea pas que le carnaval espagnol autorise des libertés
passagères qui ne sauraient se prolonger dans la vie normale avec les
mêmes chances d'accueil.
La porte resta close et la maison pleine de silence comme si elle eût été
déserte.
Que faire ? Il se promena quelque temps sur la place, devant les fenêtres et
les miradores où il espérait toujours voir apparaître le visage attendu, et,
peut−être même, un signe... Mais rien ne parut ; il se résigna au retour
Toutefois, avant de quitter une porte qui. se fermait sur tant de mystères, il
avisa non loin de là un marchand d'allumettes assis dans un coin d'ombre,
et lui demanda :
“ Qui habite cette maison ?
− Je ne sais pas ”, répondit l'homme.
André lui mit dix réaux dans la main et ajouta :
“ Dis−le−moi tout de même.
− Je ne devrais pas le dire. La setiora se fournit chez moi et si elle savait
que je parle sur elle, demain ses domestiques s'adresseraient ailleurs, chez
le Fulano, par exemple, qui vend ses boîtes à moitié vides. Au moins je
n'en dirai pas de mal, je ne médirai pas ; cabayero ! Rien que son nom,
puisque vous voulez le savoir. C'est la setiora dofia Concepcion Perez,
femme de don Manqel Garcia.
− Son mari n'habite donc pas Séville ?
− Son mari est en Bolibie.
− Où cela ?
− En Bolibie, un pays d'Amérique. ”
La Femme et le Pantin
II 9
Sans en entendre davantage, André jeta une nouvelle pièce sur les genoux
du vendeur, et rentra dans la foule pour gagner son hôtel.
Il restait en somme indécis. Même en apprenant l'absence du mari, il
n'avait pas trouvé que toutes les chances se penchassent de son côté. Ce
marchand réservé qui semblait en savoir plus qu'il n'en voulait dire, laissait
croire à l'existence d'un autre amant déjà choisi, et l'attitude du domestique
n'était pas faite pour démentir ce soupçon d'arrière−pensée... André
songeait que quinze jours à peine s'étendaient devant lui avant la date fixée
de son retour à Paris. Suffiraient−ils pour entrer en grâce auprès d'une
jeune personne dont la vie sans doute était déjà prise ?
Ainsi troublé par des incertitudes, il entrait dans le patio de son hôtel,
quand le portier l'arrêta :
“ Une lettre pour Votre Grâce. ”
L'enveloppe ne portait pas d'adresse.
“ Vous êtes sûr que cette lettre est pour moi ?
− On me la remet à l'instant pour don Andrès Stévenol. ” André la
décacheta sans retard.
Elle contenait ces simples lignes, écrites sur une carte bleue :
“ Don Andrès Stévenol est prié de ne pas faire tant de bruit, de ne pas dire
son nom et de ne plus demander le mien. S'il se promène demain, vers trois
heures, sur la route d'Empalme, une voiture passera, qui s'arrêtera
peut−être. ”
“ Comme la vie est facile ! ” pensa André.
Et en montant l'escalier du premier étage, il avait déjà la vision des
intimités prochaines ; il cherchait les diminutifs tendres du plus charmant
de tous les prénoms :
“ Conception, Concha, Conchita, Chita. ”
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III
COMMENT,ET POUR QUELLES RAISONS,
ANDRE NE SE RENDIT
PAS AU RENDEZ−VOUS DE CONCHA PEREZ
Le lendemain matin, André Stévenol eut un réveil rayonnant. La lumière
entrait largement par les quatre fenêtres du mirador ; et toutes les rumeurs
de la ville, pas de chevaux, cris de vendeurs, sonnettes de mules ou cloches
de couvents, mêlaient sur la place blanche leur bruissement de vie.
Il ne se souvenait pas d'avoir eu depuis longtemps une matinée aussi
heureuse. Il étira ses bras, qui se tendirent avec force. Puis il les serra
contre sa poitrine, comme s'il voulait se donner l'illusion de l'étreinte
attendue.
“ Comme la vie est facile ! répéta−t−il en souriant. Hier, à cette heure−ci,
j'étais seul, sans but, sans pensée. Il a suffi d'une promenade, et ce matin
me voici deux. Qui donc nous fait croire aux refus, aux dédains ou même à
l'attente ?
Nous demandons et les femmes se donnent. Pourquoi en serait−il
autrement ? ” Il se leva, mit un punghee, chaussa des mules et sonna pour
qu'on fît préparer son bain. En attendant, le front collé aux vitres, il regarda
la place pleine de jour Les maisons étaient peintes de ces couleurs légères
que Séville répand sur ses murs et qui ressemblent à des robes de femme.
Il y en avait de couleur crème avec des corniches toutes blanches ; d'autres
qui étaient roses, mais d'un rose si fragile ! d'autres vert−d'eau ou orangées,
et d'autres violet pâle.
− Nulle part les yeux n'étaient choqués par l'affreux brun des rues de Cadiz
ou de Madrid ; nulle part, ils n'étaient éblouis par le blanc trop cru de
Jérez.
Sur la place même, des orangers étaient chargés de fruits, des fontaines
coulaient, des jeunes filles riaient en tenant des deux mains les bords de
III 11
leur châle comme les femmes arabes ferment leur haïck. Et de toutes parts,
des coins de la place, du milieu de la chaussée, du fond des ruelles étroites,
les sonnettes des mules tintaient.
André n'imaginait pas qu'on pût vivre ailleurs qu'à Séville.
Après avoir achevé sa toilette et bu lentement une petite tasse d'épais
chocolat espagnol, il sortit au hasard.
Le hasard, qui fut singulier lui fit suivre le plus court chemin, des marches
de son hôtel à la plaza del Triunfo ; mais, arrivé là, André se souvint des
précautions qu'on lui conseillait, et, soit qu'il craignît de mécontenter sa “
maîtresse ” en passant trop directement devant sa porte, soit au contraire
qu'il ne voulût point paraître à ce point tourmenté du désir de la voir plus
tôt, il suivit le trottoir opposé sans même tourner la tête à gauche.
De là, il se rendit à Las Delicias.
La bataille de la veille avait jonché la terre de papiers et de coquilles
d'oeufs qui donnaient au parc splendide une vague apparence
d'arrière−cuisine. A de certains endroits, le sol avait disparu sous des dunes
croulantes et bariolées.
D'ailleurs, le lieu était désert, car le carême recommençait.
Pourtant, par une allée qui venait de la campagne, André vit venir à lui un
passant qu'il reconnut.
“ Bonjour, don Mateo, dit−il en lui tendant la main. Je n'espérais pas vous
rencontrer si tôt.
− Que faire, Monsieur, quand on est seul, inutile, et désoeuvré ? Je me
promène le matin, je me promène le soir. Le jour je lis ou je vais jouer.
C'est l'existence que je me suis faite. Elle est sombre.
− Mais vous avez des nuits qui consolent des jours, si j'en crois les
murmures de la ville.
− Si on le dit encore, on se trompe. D'aujourd'hui au jour de sa mort, on ne
verra plus une femme chez don Mateo Diaz. Mais ne parlons plus de moi.
Pour combien de temps êtes−vous encore ici ? ”
Don Mateo Diaz était un Espagnol d'une quarantaine d'années, à qui André
avait été recommandé pendant son premier séjour en Espagne. Son geste et
sa phrase étaient naturellement déclamatoires. Comme beaucoup de ses
compatriotes, il accordait une importance extrême aux observations qui
n'en comportaient point ; mais cela n'impliquait de sa part ni vanité, ni
La Femme et le Pantin
III 12
sottise. L'emphase espagnole se porte comme la cape, avec de grands plis
élégants.
Homme instruit, que sa trop grande fortune avait seule empêché de mener
une existence active, don Mateo était surtout connu par l'histoire de sa
chambre à coucher, qui passait pour hospitalière. Aussi André fut−il
étonné d'apprendre qu'il avait renoncé si tôt aux pompes de tous les
démons ; mais le jeune homme s'abstint de poursuivre ses questions.
Ils se promenèrent quelque temps au bord du fleuve, que don Mateo, en
propriétaire riverain, et aussi en patriote, ne se lassait pas d'admirer.
“Vous connaissez, disait−il, cette plaisanterie d'un ambassadeur étranger
qui préférait le Manzanarès à toutes les autres rivières, parce qu'il était
navigable en voiture et à cheval. Voyez le Guadalquivir, père des plaines et
des cités !
J'ai beaucoup voyagé, depuis vingt ans, j'ai vu le Gange et le Nil et
l'Atrato, des fleuves plus larges sous une plus vive lumière : je n'ai vu
qu'ici cette majestueuse beauté du courant et des eaux. La couleur en est
incomparable. N'est−ce pas de l'or qui s'effile aux arches du pont ? Le flot
se gonfle comme une femme enceinte, et l'eau est pleine, pleine de terre.
C'est la richesse de l'Andalousie que les deux quais de Séville conduisent
vers les plaines. ” Puis ils parlèrent politique. Don Mateo était royaliste et
s'indignait des efforts persistants de l'opposition, au moment où toutes les
forces du pays eussent dû se concentrer autour de la faible et courageuse
reine pour l'aider à sauver le suprême héritage d'une impérissable histoire.
“ Quelle chute ! disait−il. Quelle misère ! Avoir possédé l'Europe, avoir été
Charles Quint, avoir doublé le champ d'action du monde en découvrant le
monde nouveau, avoir eu l'empire sur lequel le soleil ne se couchait point ;
mieux encore : avoir les premiers, vaincu votre Napoléon − et expirer sous
les bâtons d'une poignée de bandits mulâtres ! Quel destin pour notre
Espagne ! ” Il n'aurait pas fallu lui dire que ces bandits−là fussent les frères
de Washington et de Bolivar. Pour lui, c'étaient de honteux brigands qui ne
méritaient même pas le garrot.
Il se calma.
“ J'aime mon pays, reprit−il. J'aime ses montagnes et ses plaines. J'aime la
langue et le costume et les sentiments de son peuple. Notre race a des
qualités d'une essence supérieure. A elle seule, elle est une noblesse, à
La Femme et le Pantin
III 13
l'écart de l'Europe, ignorant tout ce qui n'est pas elle, et enfermée sur ses
terres comme dans une muraille de parc. C'est pour cela, sans doute, qu'elle
décline au profit des nations du Nord, selon la loi contemporaine qui
pousse aujourd'hui de toutes parts le médiocre à l'assaut du meilleur. Vous
savez qu'en Espagne on appelle hidalgos les descendants des familles pures
de tout mélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre que, pendant
sept siècles, l'Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moi, j'ai
toujours pensé qu'il y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne
devons guère qu'aux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné
dans l'histoire la grande figure de notre passé.
Ils nous ont légué leur mépris de l'argent, leur mépris du mensonge, leur
mépris de la mort, leur inexprimable fierté.
Nous tenons d'eux notre attitude si droite en face de tout ce qui est bas, et
aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vérité, nous
sommes leurs fils, et ce n'est pas sans raison que nous continuons encore à
danser leurs danses orientales au son de leurs << " féroces romances ". >>
Le soleil montait dans un grand ciel libre et bleu. La mâture encore brune
des vieux arbres du parc laissait voir par intervalles le vert des lauriers et
des palmiers souples.
De soudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin d'hiver d'un pays
où l'hiver ne se repose point.
“Vous viendrez déjeuner chez moi, j'espère ? dit don Mateo. Ma huerta est
là, près de la route d'Empalme. Dans une demi−heure, nous y serons, et, si
vous le permettez, je vous garderai jusqu'au soir afin de vous montrer mes
haras où j'ai quelques nouvelles bêtes.
− Je serai très indiscret, s'excusa André. J'accepte le déjeuner, mais non
l'excursion. Ce soir, j'ai un rendez−vous que je ne puis manquer
croyez−moi.
− Une femme ? Ne craignez rien, je ne vous poserai pas de questions.
Soyez libre. Je vous sais même gré de passer avec moi le temps qui vous
sépare de l'heure fixée. Quand j'avais votre âge, je ne pouvais voir
personne pendant mes journées mystérieuses. Je me faisais servir mes
repas dans ma chambre, et la femme que j'attendais était le premier être à
qui j'eusse parlé depuis l'instant de mon réveil. ”
Il se tut un instant, puis, sur un ton de conseil :
La Femme et le Pantin
III 14
“ Ah ! Monsieur ! dit−il, prenez garde aux femmes ! Je ne vous dirai pas
de les fuir car j'ai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, les
heures que j'ai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais
gardez−vous, gardez−vous d'elles ! ” Et comme s'il avait trouvé une
expression à sa pensée, don Mateo ajouta plus lentement :
“ Il est deux sortes de femmes qu'il ne faut connaître à aucun prix : d'abord
celles qui ne vous aiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment. − Entre
ces deux extrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous
ne savons pas les apprécier. ”
Le déjeuner eût été assez terne si l'animation de don Mateo n'eût remplacé,
par un long monologue, l'entretien qui fit défaut ; car André, préoccupé de
ses pensées personnelles, n'écouta qu'à demi ce qui lui fut conté. A mesure
que l'instant du rendez−vous approchait, le battement de coeur qu'il avait
senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante.
C'était un appel assourdissant en lui−même, un impératif absolu qui
chassait de son esprit tout ce qui n'était pas la femme espérée. Il aurait tout
donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses
yeux fixés fût avancée de cinquante minutes.
− Mais l'heure qu'on regarde devient immobile, et le temps ne s'écoulait
pas plus qu'une mare éternellement stagnante.
A la fin, contraint de demeurer et cependant incapable de se taire plus
longtemps, il fit preuve d'une jeunesse peut être un peu récente en tenant à
son hôte ce discours imprévu :
“ Don Mateo, vous avez toujours été pour moi un homme d'excellent
conseil. Voulez−vous me permettre de vous confier un secret et de vous
demander un avis ?
− Tout à votre disposition, dit à l'espagnole Mateo en se levant de table
pour passer au fumoir.
− Eh bien... voici... c'est une question... balbutia André.
Vraiment à tout autre qu'à vous je ne la poserais pas...
Connaissez−vous une Sévillane qui s'appelle dofia Concepcion Garcia ? ”
Mateo bondit :
“ Concepcion Garcia ! Concepcion Garcia ! Mais laquelle ?
expliquez−vous ! Il y a vingt mille Concepcion Garcia en Espagne ! C'est
un nom aussi commun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert.
La Femme et le Pantin
III 15
Pour l'amour de Dieu, dites−moi son nom de jeune fille. Est−ce P... Perez,
dites moi ? Est−ce Perez ? Concha Perez ? Mais parlez donc ! ” André,
complètement bouleversé par cette émotion soudaine, eut un instant le
pressentiment qu'il valait mieux ne pas dire la vérité ; mais il parla plus
vite qu'il ne l'eût voulu, et, vivement, répondit :
“ Oui. ”
Alors Mateo, précisant chaque détail comme on torture une plaie,
continua :
“ Concepcion Perez de, Garcia, 22, plaza del Triunfo, dix huit ans, des
cheveux presque noirs et une bouche... une bouche...
− Oui, dit André.
− Ah ! vous avez bien fait de me parler d'elle. Vous avez bien fait,
Monsieur. Si je peux vous arrêter à la porte de celle−là, ce sera une bonne
action de ma part, et un rare bonheur pour vous.
− Mais qui est−elle ?
− Comment ? Vous ne la connaissez pas ?
− Je l'ai rencontrée hier pour la première fois ; je ne l'ai même pas
entendue parler
− Alors, il est encore temps !
− C'est une fille ?
− Non, non. Elle est même, en somme, honnête femme.
Elle n'a pas eu plus de quatre ou cinq amants. A l'époque où nous vivons,
c'est une chasteté.
− Et...
− En outre, croyez bien qu'elle est remarquablement intelligente.
Remarquablement. A la fois par son esprit, qui est des plus fins, et par sa
connaissance de la vie, je la juge supérieure. Je ne lui ferai grâce d'aucun
éloge. Elle danse avec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme
elle danse et elle chante comme elle parle. Qu'elle ait un joli visage, je
suppose que vous n'en doutez pas ; et si vous voyiez ce qu'elle cache, vous
diriez que même sa bouche...
Mais il suffit. Ai−je tout dit ? ” André, agacé, ne répondit pas.
Don Mateo lui saisit les deux manches de son veston, et scandant par une
secousse la moindre de ses paroles, il ajouta :
La Femme et le Pantin
III 16
“ Et c'est la PIRE des femmes, Monsieur Monsieur, entendez−vous ? C'est
la PIRE des femmes de la terre. Je n'ai plus qu'un espoir, qu'une
consolation au coeur : c'est que le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnera
pas. ”
André se leva :
“Néanmoins, don Mateo, moi qui ne suis pas encore autorisé à parler de
cette femme comme vous le faites, je n'ai aucun droit de ne pas me rendre
au rendez−vous qu'elle m'a donné. Ai−je besoin de vous répéter que je
vous ai fait une confidence et que je regrette d'interrompre les vôtres par
un départ prématuré ? ” Et il lui tendit la main.
Mateo se plaça devant la porte :
“ Écoutez−moi, je vous en conjure. Écoutez−moi. Il n'y a qu'un instant,
vous me disiez encore que j'étais un homme d'excellent conseil. Je
n'accepte pas ce jugement. Je n'en ai pas besoin, pour vous parler ainsi.
J'oublie aussi l'affection que j'ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant,
à expliquer mon insistance...
− Mais alors ?...
− Je vous parle d'homme à homme, comme le premier venu arrêterait un
passant pour l'avertir d'un danger grave et je vous crie : “ N'avancez plus,
retournez sur vos pas, oubliez qui vous avez vu, qui vous a parlé, qui vous
a écrit !
Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vie insouciante, tout ce que
nous appelons le bonheur, n'approchez pas Concha Perez ! Si vous ne
voulez pas que le jour où nous sommes partage votre passé d'avec votre
avenir en deux moitiés de joie et d'angoisse, n'approchez pas Concha
Perez ! Si vous n'avez pas encore éprouvé jusqu'à l'extrême la folie qu'elle
peut engendrer et maintenir dans un coeur humain, n'approchez pas cette
femme, fuyez−la comme la mort, laissez−moi vous sauver d'elle, ayez pitié
de vous, enfin ! ”
− Don Mateo, vous l'aimez donc ? ”
L'Espagnol se passa la main sur le front et murmura :
“ Oh ! non, tout est bien fini. Je ne l'aime ni ne la hais plus. La chose est
passée. Tout s'efface...
− Ainsi, je ne vous blesserai pas personnellement si je m'abstiens de suivre
vos avis ? Je vous ferais volontiers un sacrifice de ce genre ; mais je n'ai
La Femme et le Pantin
III 17
pas à m'en faire à moi même... Quelle est votre réponse ? ”
Mateo regarda André ; puis changeant tout à coup l'expression de ses traits,
il lui dit sur un ton de boutade :
“ Monsieur il ne faut jamais aller au premier rendez−vous que donne une
femme.
− Et pourquoi ?
− Parce qu'elle n'y vient pas. ” André, à qui ce mot rappelait un souvenir
particulier, ne put s'empêcher de sourire.
“ C'est quelquefois vrai, dit−il.
− Très souvent. Et si, par hasard, elle vous attendait en ce moment, soyez
sûr que votre absence ne ferait que déterminer son inclination pour vous. ”
André réfléchit, et sourit de nouveau.
“ Cela veut dire... ?
− ... Que sans faire aucune personnalité, et quand même la jeune femme à
laquelle vous vous intéressez se nommerait Lola Vasquez ou Rosario
Lucena, je vous conseille de reprendre le fauteuil où vous étiez tout à
l'heure et de ne plus le quitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des
cigares en buvant des sirops glacés. C'est un mélange qui n'est pas très
connu dans les restaurants de Paris, mais qui se fait d'un bout à l'autre de
l'Amérique espagnole. Vous me direz tout à l'heure si vous goûtez
pleinement la fumée du havane mêlée au sucre frais. ”
Un court silence suivit. Tous deux s'étaient assis de chaque côté d'une
petite table qui portait des cigares et des cendriers ronds.
“ Et maintenant, de quoi parlerons−nous ?” interrogea don Mateo.
André fit un geste qui signifiait :
Vous le savez bien.
“ Je commence donc ”, dit Mateo d'une voix plus basse ; et la feinte gaieté
qu'il avait découverte un moment s'éteignit sous un nuage durable.
La Femme et le Pantin
III 18
IV
APPARITION D'UNE PETITE MORICAUDE
DANS UN PAYSAGE POLAIRE
Il y a trois ans, Monsieur, je n'avais pas encore les cheveux gris que vous
me voyez. J'avais trente−sept ans ; je m'en croyais vingt−deux ; à aucun
instant de ma vie je n'avais senti passer ma jeunesse et personne encore ne
m'avait fait comprendre qu'elle approchait de sa fin.
On vous a dit que j'étais coureur : c'est faux. Je respectais trop l'amour pour
fréquenter les arrière−boutiques, et je n'ai presque jamais possédé une
femme que je n'eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles−là,
vous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, en en
faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n'avais jamais eu de
maîtresse blonde. J'aurai toujours ignoré ces pâles objets du désir Ce qui
est vrai, c'est que l'amour n'a pas été pour moi une distraction ou un plaisir,
un passe−temps comme pour quelques−uns. Il a été ma vie même. Si je
supprimais de mon souvenir les pensées et les actions qui ont eu la femme
pour but, il n'y resterait plus rien, que le vide.
Ceci dit, je puis maintenant vous conter ce que je sais de Concha Perez.
C'était donc il y a trois ans, trois ans et demi, en hiver. Je revenais de
France un 26 décembre, par un froid terrible, dans l'express qui passe vers
midi le pont de la Bidassoa. La neige, déjà fort épaisse sur Biarritz et
Saint−Sébastien, rendait presque impraticable la traversée du Guipuzcoa.
Le train s'arrêta deux heures à Zumarraga, pendant que des ouvriers
déblayaient hâtivement la voie ; puis il repartit pour stopper une seconde
fois, en pleine montagne, et trois heures furent nécessaires à réparer le
désastre d'une avalanche. Toute la nuit, ceci recommença. Les vitres du
wagon lourdement feutrées de neige assourdissaient le bruit de la marche
et nous passions au milieu d'un silence à qui le danger donnait un caractère
de grandeur.
IV 19
Le lendemain matin, arrêt devant Avila. Nous avions huit heures de retard,
et depuis un jour entier nous étions à jeun.
Je demande à un employé si l'on peut descendre ; il me crie :
“ Quatre jours d'arrêt. Les trains ne passent plus. ” Connaissez−vous
Avila ? C'est là qu'il faut envoyer les gens qui croient morte la vieille
Espagne. Je fis porter mes malles dans une auberge où don Quichotte
aurait pu loger ; des pantalons de peau à franges étaient assis sur des
fontaines ; et le soin quand des cris dans les rues nous apprirent que le train
repartait tout à coup, la diligence à mules noires qui nous traîna au galop
dans la neige en manquant vingt fois de culbuter était certainement la
même qui mena jadis de Burgos à l'Escorial les sujets du roi Philippe
Quint.
Ce que j'achève de vous dire en quelques minutes, Monsieur, cela dura
quarante heures.
Aussi, quand, vers huit heures du soir, en pleine nuit d'hiver et me privant
de dîner pour la seconde fois, je repris mon coin à l'arrière, alors je me
sentis envahi par un ennui démesuré. Passer une troisième nuit de wagon
avec les quatre Anglais endormis qui me suivaient depuis Paris, c'était
au−dessus de mon courage. Je laissai mon sac dans le filet, et, emportant
ma couverture, je pris place comme je pus dans un compartiment d'une
classe inférieure qui était plein de femmes espagnoles.
Un compartiment, je devrais dire quatre, car tous communiquaient à
hauteur d'appui. Il y avait là des femmes du peuple, quelques marins, deux
religieuses, trois étudiants, une gitane et un garde civil. C'était, comme
vous le voyez, un public mêlé. Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton
le plus aigu. Je n'étais pas assis depuis un quart d'heure et déjà je
connaissais la vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des
gens qui se livrent ainsi. Pour moi, je n'observe jamais sans pitié ce besoin
qu'ont les âmes simples de crier leurs peines dans le désert.
Tout à coup le train s'arrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à
quatorze cents mètres d'altitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer
la route. Le train essaya de reculer : un autre éboulement lui barrait le
retour. Et la neige ne cessait pas d'ensevelir lentement les wagons.
C'est un récit de Norvège, que je vous conte là, n'est−il pas vrai ? Si nous
avions été en pays protestant, les gens se seraient mis à genoux en
La Femme et le Pantin
IV 20
recommandant leur âme à Dieu ; mais, hors ]es journées de tonnerre, nos
Espagnols ne craignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils
apprirent que le convoi était décidément bloqué, ils s'adressèrent à la
gitane, et lui demandèrent de danser.
Elle dansa. C'était une femme d'une trentaine d'années au moins, très laide
comme la plupart des filles de sa race, mais qui semblait avoir du feu entre
la taille et les mollets.
En un instant, nous oubliâmes le froid, la neige et la nuit.
Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur les bancs de bois,
et, le menton sur les barrières, ils regardaient la bohémienne. Ceux qui
l'entouraient de plus près “ toquaient ” des paumes en cadence selon le
rythme toujours varié du baile flamenco.
C'est alors que je remarquai dans un coin, en face de moi, une petite fille
qui chantait.
Celle−ci avait un jupon rose, ce qui me fit deviner aisément qu'elle était de
race andalouse, car les Castillanes préfèrent ]es couleurs sombres, le noir
français ou le brun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante
disparaissaient sous un châle crème, et, pour se protéger du froid, elle avait
autour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longues cornes
en arrière.
Tout le wagon savait déjà qu'elle était élève au couvent de San José
d'Avila, qu'elle se rendait à Madrid, qu'elle allait retrouver sa mère, qu'elle
n'avait pas de connaissance et qu'on l'appelait Concha Perez.
Sa voix était singulièrement pénétrante. Elle chantait sans bouger les mains
sous le châle, presque étendue, les yeux fermés ; mais les chansons qu'elle
chantait là, j'imagine qu'elle ne les avait pas apprises chez les soeurs. Elle
choisissait bien, parmi ces couplets de quatre vers où le peuple met toute sa
passion. Je l'entends encore chanter avec Line caresse dans la voix :
Dis−moi, petite, si tu m'aimes ;
Par Dieu, découvre ta poitrine...
ou :
Tes matelas sont des jasmins,
La Femme et le Pantin
IV 21
Tes draps des roses blanches,
Des lis tes oreillers,
Et toi, une rose qui te couches.
Je ne vous dis que les moins vives.
Mais soudain, comme si elle avait senti le ridicule d'adresser de pareilles
hyperboles à cette sauvagesse, elle changea de ton son répertoire et
n'accompagna plus la danse que par des chansons ironiques comme
celle−ci, dont je me souviens :
Petite aux vingt novios
(Et avec moi vingt et un ),
Si tous sont comme je suis
Tu resteras toute seule.
La gitane ne sut d'abord si elle devait rire ou se fâcher Les rieurs étaient
pour l'adversaire et il était visible que cette fille d'Égypte ne comptait pas
au nombre de ses qualités l'esprit de repartie qui remplace, dans nos
sociétés modernes, les arguments du poing fermé.
Elle se tut en serrant les dents. La petite, complètement rassurée désormais
sur les conséquences de son escarmouche, redoubla d'audace et de gaieté.
Une explosion de colère l'interrompit. L'Égyptienne levait ses deux mains
crispées :
“ Je t'arracherai les yeux ! Je t'arracherai...
− Gare à moi ! ” répondit Concha le plus tranquillement du monde et sans
même lever les paupières. Puis, au milieu d'un torrent d'injures, elle ajouta
de la même voix très calme :
“ Gardes ! qu'on me fournisse deux toreros ”, comme si elle était devant un
taureau.
Tout le wagon était en joie. Olé, disaient les hommes. Et les femmes lui
jetaient des regards de tendresse.
Elle ne se troubla qu'une fois, sous un outrage plus sensible : la gitane
l'appelait “ Fillette ! ”
“ Je suis femme ”, dit la petite en frappant ses seins naissants.
Et les deux combattantes se jetèrent l'une sur l'autre avec de vraies larmes
La Femme et le Pantin
IV 22
de rage.
Je m'interposai : les batailles de femmes sont des spectacles que je n'ai
jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules.
Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le
coup de main qui terrasse, mais le coup d'ongle qui défigure ou le coup
d'aiguille qui aveugle. Elles me font peur.
Je les séparai donc et ce n'était pas facile. Fou qui se glisse entre deux
ennemies ! Je fis de mon mieux ; après quoi, elles se renfoncèrent chacune
dans son coin avec le battement de pied de la fureur contenue.
Quand tout fut apaisé, un grand escogriffe vêtu d'un uniforme de garde
civil surgit d'un compartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la
barrière de bois qui servait de dossier, promena ses regards protecteurs sur
le champ de bataille où il n'avait plus rien à faire, et avec cette infaillibilité
de la police qui frappe toujours le plus faible, il appliqua sur la joue de la
pauvre petite Concha un soufflet stupide et brutal.
Sans daigner expliquer cette sentence sommaire, il fit passer l'enfant dans
un autre compartiment, revint lui même dans le sien par une seconde
enjambée de ses bottes caricaturales, et croisa gravement les mains sur son
sabre, avec la satisfaction d'avoir rétabli l'ordre public.
Le train s'était remis en marche. Nous passâmes Sainte−Marie−des−Neiges
dans un paysage de prodige. Un cirque immense de blancheurs sous un
précipice de mille pieds se refermait à l'horizon par une ligne de
montagnes pâles. La lune éclatante et glacée était l'âme même de la Sierra
neigeuse et nulle part je ne l'ai vue plus divine que pendant cette nuit
d'hiver. Le ciel était absolument noir. Elle seule luisait, et la neige. Par
moments, je me croyais en route dans un train silencieux et fantastique, à
la découverte d'un pôle.
J'étais seul à voir ce mirage. Mes voisins dormaient déjà.
Avez−vous remarqué, cher ami, que les gens ne regardent jamais rien de ce
qui est intéressant ? L'an dernier sur le pont de Triana, je m'étais arrêté en
contemplation devant le plus beau coucher de soleil de l'année. Rien ne
peut donner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment.
Eh bien, je regardais les passants : ils allaient à leurs affaires ou causaient
en promenant leur ennui ; mais pas un ne tournait la tête. Cette soirée de
triomphe, personne ne l'a vue.
La Femme et le Pantin
IV 23
... Comme je contemplais la nuit de lune et de neige et que mes yeux se
lassaient déjà de son éblouissante blancheur l'image de la petite chanteuse
traversa ma pensée, et je souris du rapprochement. Cette jeune moricaude
dans ce paysage scandinave, c'était une mandarine sur une banquise, une
banane aux pieds d'un ours blanc, quelque chose d'incohérent et de
cocasse.
Où était−elle ? Je me penchai par−dessus la barrière d'appui et je la vis tout
près de moi, si près que j'aurais pu la toucher. Elle s'était endormie, la
bouche ouverte, les mains croisées sous le châle, et dans le sommeil sa tête
avait glissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croire qu'elle
était femme, puisqu'elle−même nous l'avait dit ; mais elle dormait,
Monsieur, comme un enfant de six mois. Presque tout son visage était
emmitouflé dans son foulard à cornes qui se moulait à ses joues en boule.
Une mèche ronde et noire, une paupière fermée sur des cils très longs, un
petit nez dans la lumière et deux lèvres marquées d'ombre, je n'en voyais
pas plus, et pourtant je m'attardai jusqu'à l'aube sur cette bouche singulière,
tellement enfantine et sensuelle ensemble, que je doutais parfois si ses
mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de
l'amant.
Le jour vint, comme nous passions l'Escorial. L'hiver sec et terne des
environs avait remplacé, dans l'horizon des vitres, les merveilles de la
Sierra. Bientôt nous entrâmes en gare, et comme, je descendais ma valise,
j'entendis une petite voix qui criait, déjà sur le quai : .
“ Regarde ! Regarde ! " ” Elle montrait du doigt les massifs de neige qui,
d'un bout à l'autre du train, couvraient le toit des wagons, s'attachaient aux
fenêtres, coiffaient les tampons, les ressorts, les ferrures ; et auprès des
trains intacts qui allaient quitter la ville, l'aspect lamentable du nôtre la
faisait rire aux éclats.
Je l'aidai à prendre ses paquets ; je voulais les faire porter, mais elle refusa.
Elle en avait six. Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une
à l'épaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans les mains.
Elle s'enfuit en courant.
Je la perdis de vue.
vous voyez, Monsieur combien cette première rencontre est insignifiante et
vague. Ce n'est pas un début de roman :
La Femme et le Pantin
IV 24
le décor y tient plus de place que l'héroïne, et j'aurais pu n'en pas tenir
compte ; mais quoi de plus singulier qu'une aventure de la vie réelle ? Cela
commença vraiment ainsi.
J'en jurerais aujourd'hui : si l'on m'avait demandé, ce matin−là, qu'elle était
pour moi l'événement de la nuit, quel souvenir j'aurais plus tard de ces
quarante heures entre cent mille, j'aurais parlé du paysage et non de
Concha Perez.
Elle m'avait amusé vingt minutes. Sa petite image m'occupa une fois ou
deux encore, puis le courant de mes affaires m'entraîna autre part et je
cessai de penser à elle.
La Femme et le Pantin
IV 25
V
OU LA MEME PERSONNE REPARAIT
DANS UN DÉCOR PLUS CONNU
L'été suivant, je la retrouvai tout à coup.
J'étais depuis longtemps revenu à Séville, assez tôt pour reprendre encore
une liaison déjà ancienne et pour la rompre.
De ceci, je ne vous dirai rien. Vous n'êtes pas ici pour entendre le récit de
mes mémoires et j'ai d'ailleurs peu de goût à livrer des souvenirs intimes.
Sans l'étrange coïncidence qui nous réunit autour d'une femme, je ne vous
aurais point découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cette
confidence reste unique, même entre nous.
Au mois d'août, je me retrouvai seul dans ma maison qu'une présence
féminine emplissait depuis des années. Le second couvert enlevé, les
armoires sans robes, le lit vide, le silence partout : si vous avez été amant,
vous me comprenez ; c'est horrible.
Pour échapper à l'angoisse de ce deuil pire que les deuils, je sortais du
matin au soir, j'allais n'importe où, à cheval ou à pied, avec un fusil, une
canne ou un livre ; il m'arriva même de coucher à l'auberge pour ne pas
rentrer chez moi.
Une après−midi, par désoeuvrement, j'entrai à la fabrique.
C'était une accablante journée d'été. J'avais déjeuné à l'hôtel de Paris, et
pour aller de Las Sierpes à la rue San Fernando, “ à l'heure où il n'y a dans
les rues que les chiens et les Français ”, j'avais cru mourir de soleil.
J'entrai, et j'entrai seul, ce qui est une faveur car vous savez que les
visiteurs sont conduits par une surveillante dans ce harem immense de
quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos.
Ce jour−là, qui était torride, je vous l'ai dit, elles ne mettaient aucune
réserve à profiter de la tolérance qui leur permet de se déshabiller à leur
guise dans l'insoutenable atmosphère où elles vivent de juin à septembre.
V 26
C'est pure humanité qu'un tel règlement, car la température de ces longues
salles est saharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles la
même licence qu'aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n'en est
pas moins intéressant.
Les plus vêtues n'avaient que leur chemise autour du corps (c'étaient les
prudes) ; presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de
toile desserré de la ceinture et parfois repoussé jusqu'au milieu des cuisses.
Le spectacle était mélangé. C'était la femme à tous les âges, enfant et
vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, ou décharnée.
Quelques−unes étaient enceintes.
D'autres allaitaient leur petit. D'autres n'étaient même pas nubiles. Il y avait
de tout dans cette foule nue, excepté des vierges, probablement. Il y avait
même de jolies filles.
Je passais entre les rangs compacts en regardant de droite et de gauche,
tantôt sollicité d'aumônes et tantôt apostrophé par les plaisanteries les plus
cyniques. Car l'entrée d'un homme seul dans ce harem monstre éveille bien
des émotions. Je vous prie de croire qu'elles ne mâchent pas les mots
quand elles ont mis leur chemise bas, et elles ajoutent à la parole quelques
gestes d'une impudeur ou plutôt d'une simplicité qui est un peu
déconcertante, même pour un homme de mon âge. Ces filles sont
impudiques comme des femmes honnêtes.
Je ne répondais pas à toutes. Qui peut se flatter d'avoir le dernier mot avec
une cigarrera ? Mais je les regardais curieusement et leur nudité se
conciliant mal avec le sentiment d'un travail pénible, je croyais voir toutes
ces mains actives se fabriquer à la hâte d'innombrables petits amants en
feuilles de tabac. Elles faisaient, d'ailleurs, ce qu'il faut pour m'en suggérer
l'idée.
Le contraste est singulier de la pauvreté de leur linge et du soin extrême
qu'elles apportent à leurs têtes chargées de cheveux. Elles sont coiffées au
petit fer comme à l'heure d'entrer au bal et poudrées jusqu'au bout des
seins, même par−dessus leurs saintes médailles. Pas une qui n'ait dans son
chignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui n'ait au fond de
son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. On les prendrait pour
des actrices en costume de mendiantes.
Je les considérais une à une, et il me parut que même les plus tranquilles
La Femme et le Pantin
V 27
montraient quelque vanité à se laisser examiner. J'en vis de jeunes qui se
mettaient à l'aise, comme par hasard, au moment où j'approchais d'elles. A
celles qui avaient des enfants je donnais quelques perras ; à d'autres des
bouquets d'oeillets dont j'avais empli mes poches, et qu'elles suspendaient
immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leur croix. Il y avait, n'en
doutez pas, de bien pauvres anatomies dans ce troupeau hétéroclite, mais
toutes étaient intéressantes, et je m'arrêtai plus d'une fois, devant un
admirable corps féminin, comme vraiment il n'y en a pas ailleurs qu'en
Espagne, un torse chaud, plein de chair, velouté comme un fruit et très
suffisamment vêtu par la peau brillante d'une couleur uniforme et foncée,
où se détachent avec vigueur l'astrakan bouclé des sous−bras et les
couronnes noires des seins.
J'en vis quinze qui étaient belles. C'est beaucoup, sur cinq mille femmes.
Presque assourdi, et un peu las, j'allais quitter la troisième salle, quand au
milieu des cris et des éclats de paroles, j'entendis près de moi une petite
voix futée qui me disait :
“ Caballero, si vous me donnez un sou, je vous chanterai une petite
chanson. ”
Je reconnus Concha avec une stupéfaction parfaite. Elle avait − je la vois
encore − une longue chemise un peu usée mais qui tenait bien à ses épaules
et ne la décolletait qu'à peine. Elle me regardait en redressant avec la main
un piquet de fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa natte noire.
“ Comment es−tu venue ici ?
− Dieu le sait. Je ne me souviens plus.
− Mais ton couvent d'Avila ?
− Quand les filles y reviennent par la porte, elles en sortent par la fenêtre.
− Et c'est par là que tu es sortie ?
− Caballero, je suis honnête, je ne suis pas rentrée du tout de peur de faire
un péché. Eh bien, donnez−moi cinq sous et je vous chanterai une soledad
pendant que la surveillante est au fond de la salle. ”
Vous pensez si les voisines nous regardaient pendant ce dialogue. Moi,
sans doute, j'en avais quelque embarras, mais Concha était imperturbable.
Je poursuivis.
“ Alors avec qui es−tu à Séville ?
− Avec maman. ” Je frémis. Un amant, pour une jeune fille, est encore une
La Femme et le Pantin
V 28
garantie ; mais une mère, quelle perdition !
“ Maman et nous, nous nous occupons. Elle va à l'église ; moi je viens ici.
C'est la différence d'âge.
− Tu viens tous les jours ?
− A peu près.
− Seulement ?
− Oui. Quand il ne pleut pas, quand je n'ai pas sommeil, quand cela
m'ennuie d'aller me promener. On entre ici comme on veut ; demandez−le
à mes voisines ; mais il faut être là à midi, ou alors on n'est pas reçue.
− Pas plus tard ?
− Ne plaisantez pas. Midi, Dios mio ! comme c'est matin déjà ! J'en
connais qui n'arrivent pas deux jours sur quatre à se lever d'assez bonne
heure pour trouver la grille ouverte.
Et vous savez, pour ce qu'on gagne, on ferait mieux de rester chez soi.
− Combien gagne−t−on ?
− Soixante−quinze centimes pour mille cigares ou mille paquets de
cigarettes. Moi, comme je travaille bien, j'ai une piécette ; mais ce n'est pas
encore le Pérou... Donnez−moi aussi une piécette, caballero, et je vous
chanterai une séguédille que vous ne connaissez pas. ”
Je jetai dans sa boîte un napoléon et je la quittai en lui tirant l'oreille.
Monsieur, il y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la
chance tourne, où la pente qui montait redescend, où la mauvaise saison
commence. Ce fut là le mien. Cette pièce d'or jetée devant cette enfant,
c'était le dé fatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuelle, ma ruine
morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez d'altéré sur mon front.
Vous saurez cela : l'histoire est bien simple, vraiment, presque banale, sauf
un point ; mais elle m'a tué.
J'étais sorti et je marchais lentement dans la rue sans ombre, quand
j'entendis derrière moi un petit pas qui courait. Je me retournai : elle
m'avait rejoint.
“ Merci, Monsieur ”, me dit−elle.
Et je vis que sa voix avait changé. Je ne m'étais pas rendu compte de l'effet
que ma petite offrande avait dû produire sur elle ; mais cette fois je
m'aperçus qu'il était considérable.
Un napoléon, c'est vingt−quatre piécettes, le prix d'un bouquet : pour une
La Femme et le Pantin
V 29
cigarrera, c'est le travail d'un mois. En outre, c'était une pièce d'or et l'or ne
se voit guère en Espagne, qu'à la devanture du changeur...
J'avais évoqué, sans le vouloir, toute l'émotion de la richesse.
Bien entendu, elle s'était empressée de laisser là les paquets de cigarettes
qu'elle bourrait depuis le matin. Elle avait repris son jupon, ses bas, son
châle jaune, son éventail, et, les joues poudrées à la hâte, elle m'avait bien
vite retrouvé.
“ Venez, continua−t−elle, vous êtes mon ami. Reconduisez−moi chez
maman, puisque j'ai congé, grâce à vous.
− Où demeure−t−elle, ta mère ?
− Calle Manteros, tout près. Vous avez été gentil pour moi ; mais vous
n'avez pas voulu de ma chanson, c'est mal.
Aussi, pour vous punir, c'est vous qui allez m'en dire une.
− Cela, non.
− Si, je vais vous la souffler. ”
Elle se pencha à mon oreille :
“ Vous allez me réciter celle−là :
− Quelqu'un nous écoute ? − Non.
− Tu veux que je te dise ? − Dis.
− Tu as un autre amant ? − Non.
− Tu veux que je le sois ? − Oui.
“ Mais, vous savez, c'est une chanson, et les réponses ne sont pas de moi.
− Est−ce bien vrai ?
− Oh ! absolument.
− Et pourquoi ?
− Devinez.
− Parce que tu ne m'aimes pas.
− Si, je vous trouve charmant.
− Mais tu as un ami ?
− Non, je n'en ai pas.
− Alors, c'est par piété ?
− Je suis très pieuse, mais je n'ai pas fait de voeux, caballero.
La Femme et le Pantin
V 30
− Ce n'est pas par froideur, sans doute ?
− Non, Monsieur
− Il y a bien des questions que je ne peux pas te poser ma chère petite. Si
tu as une raison, dis−la−moi.
− Ah ! je savais bien que vous ne devineriez pas ! Ce n'était pas possible à
trouver.
− Mais qu'y a−t−il, enfin ?
− Je suis pucelle. ”
La Femme et le Pantin
V 31
VI
OU CONCHITA SE MANIFESTE,
SE RÉSERVE ET DISPARAIT
Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je m'arrêtai, perdant
contenance pour elle.
Qu'y avait−il dans cette petite tête d'enfant provocante et rebelle ? Que
signifiait cette attitude décidée, cet oeil franc et peut−être honnête, cette
bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les
hardiesses ?
Je ne sus que penser, mais je compris parfaitement qu'elle me plaisait
beaucoup, que j'étais enchanté de l'avoir retrouvée et que sans doute j'allais
rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.
Nous étions arrivés à la porte de sa maison, où une marchande de fruits
déballait ses corbeilles.
“ Achetez−moi des mandarines, me dit−elle. Je vous les offrirai là−haut. ”
Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans
profession était clouée à la première porte.
Au−dessus, une fleuriste. A côté, un appartement clos d'où s'échappait un
bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout
simplement au plus banal des rendez−vous. Mais, en somme, l'entourage
ne prouvait rien ; les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile
et je n'aime pas à juger les gens d'après la plaque de leur rue.
Au dernier étage, elle s'arrêta sur le palier bordé d'une balustrade de bois et
donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui s'ouvrit avec
effort.
“ Maman, laisse entrer dit l'enfant. C'est un ami. ”
La mère, une femme flétrie et noire, qui avait encore des souvenirs de
beauté, me toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa
la porte et m'invita sur ses pas, il m'apparut qu'une seule personne était
VI 32
maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.
“ Regarde, maman : douze mandarines ; et regarde encore :
un napoléon.
− Jésus ! dit la vieille en croisant les mains. Et comment as−tu gagné tout
cela ? ”
l'expliquai rapidement notre double rencontre, en wagon et à la Fabrique,
et j'amenai la conversation sur le terrain des confidences.
Elles furent interminables.
La femme était ou se disait veuve d'un ingénieur mort à Huelva. Revenue
sans pension, sans ressources, elle avait mangé, en quatre ans d'une
existence pourtant modeste, les économies du mari. Enfin une histoire,
réelle ou fausse, que j'avais entendue vingt fois et qui se terminait par un
cri de misère.
“ Que faire ? Moi, je n'ai pas de métier, je ne sais que m'occuper du
ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On m'a proposé une place de
concierge, mais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées
à l'église. J'aime mieux baiser les dalles du choeur que de balayer celles de
la porte, et j'attends que Notre−seigneur me soutienne au dernier moment.
Deux femmes seules sont si exposées !
Ah ! caballero, les tentations ne manquent pas à qui les écoute !
Nous serions riches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvais
chemins. Nous aurions mules et colliers ! Mais le péché n'a jamais passé la
nuit ici. Notre âme est âme plus droite que le doigt de saint Jean et nous
gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille. ”
Conchita, pendant ce discours, avait achevé, devant une glace clouée au
mur un travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son
petit visage trop brun.
Elle se retourna, éclairée par un sourire de satisfaction et il me sembla que
sa bouche en était transfigurée.
“ Ah ! reprit la mère, quel souci pour moi, quand je la vois partir le matin
pour la Fabrique ! Quels mauvais exemples on lui donne ! quels vilains
mots on lui apprend ! Ces filles n'ont pas de carmin dans les joues,
caballero. On ne sait jamais d'où elles viennent quand elles entrent là le
matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtemps que je ne la verrais plus.
− Pourquoi la faites−vous travailler là ?
La Femme et le Pantin
VI 33
− Ailleurs, ce serait la même chose. Vous savez bien ce que c'est,
Monsieur : quand deux ouvrières sont douze heures ensemble, elles parlent
de ce qu'il ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps
elles se taisent.
− Si elles ne font que parler il n'y a pas grand mal.
− Qui donne le menu, donne la faim. Allez ! ce qui perd les jeunes filles,
ce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me
fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa
jupe. Ni jeune ni vieille, jamais d'amie : c'est ce que je voudrais pour ma
fille.
Et là−bas, elle en a cinq mille.
− Eh bien, qu'elle n'y retourne plus ”, interrompis−je.
Je sortis de ma poche deux billets et je les posai sur une table.
Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passe sur ce que vous devinez.
Mais quand les cris eurent cessé, la mère m'avoua en secouant la tête qu'il
faudrait bien néanmoins que l'enfant reprît son travail, car la somme était
due, et au−delà, au logeur à l'épicier au pharmacien, à la fripière. Bref, je
doublai mon offrande et pris congé sur−le−champ, mettant une pudeur et
un calcul également naturels à me taire ce jour−là sur mes sentiments.
Le lendemain, je ne le nie pas, il était dix heures à peine quand je frappai à
la porte.
“ Maman est sortie, me dit Concha. Elle fait son marché.
Entrez, mon ami. ” Elle me regarda, puis se mit à rire.
“ Eh bien ! je me tiens sage devant maman. Qu'en dites−vous ? .
− En effet.
− Ne croyez pas au moins que ce soit par éducation. Je me suis élevée
toute seule ; c'est heureux, car ma pauvre mère en aurait été bien incapable.
Je suis honnête et elle s'en vante ; mais je m'accouderais à la fenêtre en
appelant les passants, que maman me contemplerait en disant : Quel
grâce ! Je fais exactement ce qu'il me plaît du matin au soir. Aussi j'ai du
mérite à ne pas faire tout ce qui me passe par la tête, car ce n'est pas elle
qui me retiendrait malgré les phrases qu'elle vous a dites.
− Alors, jeune personne, le jour où un novio sera candidat, c'est à vous
qu'il devra parler ?
La Femme et le Pantin
VI 34
− C'est à moi. En connaissez−vous ?
− Non. ”
J'étais devant elle, dans un fauteuil de bois dont le bras gauche était cassé.
Je me vois encore, le dos à la fenêtre, près d'un rayon de soleil qui zébrait
le plancher...
Soudain elle s'assit sur mes genoux, mit ses deux mains à mes épaules et
me dit :
“ C'est vrai ? ”
Je ne répondis plus.
Instinctivement, j'avais refermé mes bras sur elle et d'une main j'attirais à
moi sa chère tête devenue sérieuse ; mais elle devança mon geste et posa
vivement elle−même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant
profondément.
Prime sautière, incompréhensible : telle je l'ai toujours connue. La
brusquerie de sa tendresse m'affola comme un breuvage. Je la serrai de
plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la
chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.
Elle se leva.
“ Non, dit−elle. Non. Non. Allez−vous−en.
− Oui, mais avec toi. Viens.
− Que je vous suive ? et où cela ? chez vous ? Mon ami, vous n'y comptez
pas. ” Je la repris dans mes bras, mais elle se dégagea.
“ Ne me touchez pas, ou j'appelle ; et alors nous ne nous reverrons plus.
− Concha, Conchita, ma petite, es−tu folle ? Comment, je viens chez toi en
ami, je te parle comme à une étrangère ; tout à coup tu te jettes dans mes
bras, et maintenant c'est moi que tu accuses ?
− Je vous ai embrassé parce que je vous aime bien ; mais vous, vous ne
m'embrasserez pas sans m'aimer.
− Et tu crois que je ne t'aime point, enfant ?
− Non, je vous plais, je vous amuse ; mais je ne suis pas la seule, n'est−ce
pas, caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des
yeux passent dans les rues. Il n'en manque pas, à la Fabrique, d'aussi jolies
que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je
vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, c'est moi, et il n'y
La Femme et le Pantin
VI 35
a qu'une moi de San−Roque à Triana.
Aussi je ne veux pas qu'on m'achète comme une poupée au bazar, parce
que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus. ”
Des pas montaient l'escalier.
Elle se retourna vers la porte et ouvrit à sa mère.
“ Monsieur est venu pour prendre de tes nouvelles, dit l'enfant. Il t'avait
trouvé mauvaise mine et te croyait malade. ”
... Je sortis une heure après, très nerveux, très agacé, et doutant à part moi
si je reviendrais jamais.
Hélas ! je revins ; non pas une fois, mais trente. J'étais amoureux comme
un jeune homme. Vous avez connu ces folies. Que dis−je ! vous les
éprouvez à l'heure même où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque
fois que je quittais sa chambre, je me disais :
“ Vingt−deux heures, ou vingt heures jusqu'à demain ”, et ces douze cents
minutes ne finissaient pas de couler.
Peu à peu, j'en vins à passer la journée entière en famille.
Je subvenais aux dépenses et même aux dettes, qui devaient être
considérables, si j'en juge par ce qu'elles me coûtèrent.
Ceci était plutôt une recommandation et d'ailleurs aucun bruit ne courait
dans le quartier. Je me persuadai facilement que j'étais le premier ami de
ces pauvres femmes solitaires.
Sans doute, je n'avais pas eu grand−peine à devenir leur familier ; mais un
homme s'étonne−t−il jamais des facilités qu'il obtient ? Un soupçon de plus
aurait pu me mettre en garde, auquel je ne m'arrêtai point : je veux dire
l'absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n'y avait jamais
d'instant où je ne pusse entrer dans leur chambre. Concha, toujours
affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucune difficulté pour me
rendre témoin même de sa toilette. Souvent, je la trouvais couchée le
matin, car elle se levait tard depuis qu'elle était oisive. Sa mère sortait, et
elle, ramenant ses jambes dans le lit, m'invitait à m'asseoir près de ses
genoux réunis.
Nous causions. Elle était impénétrable.
J'ai vu à Tanger des Mauresques en costume, qui entre leurs deux voiles ne
laissaient nus que leurs yeux, mais par là, je voyais jusqu'au fond de leur
âme. Celle−ci ne cachait rien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur
La Femme et le Pantin
VI 36
entre elle et moi.
Elle paraissait m'aimer. Peut−être m'aimait−elle. Aujourd'hui encore, je ne
sais que penser. A toutes mes supplications, elle répondait par un “plus
tard” que je ne pouvais pas briser Je la menaçai de partir elle me dit : “
Allez−vous en. ” Je la menaçai de violence, elle me dit : vous ne pourrez
jamais. Je la comblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une
reconnaissance toujours consciente de ses bornes.
Pourtant, quand j'entrais chez elle, une lumière naissait dans ses yeux, qui
n'était point artificieuse.
Elle dormait neuf heures la nuit, et trois heures au milieu du jour. Ceci
excepté, elle ne faisait rien. Quand elle se levait, c'était pour s'étendre en
peignoir sur une natte fraîche, avec deux coussins sous la tête et un
troisième sous les reins. Jamais je ne pus la décider à s'occuper de quoi que
ce fût. Ni un travail d'aiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entre ses
mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté la Fabrique. Même
les soins du ménage ne l'intéressaient pas : sa mère faisait la chambre, les
lits et la cuisine, et chaque matin passait une demi−heure à coiffer la
chevelure pesante de ma petite amie encore mal éveillée.
Pendant toute une semaine, elle refusa de quitter son lit.
Non pas qu'elle se crût souffrante, mais elle avait découvert que s'il était
inutile de se promener sans raison dans les rues, il était encore plus vain de
faire trois pas dans sa chambre et de quitter les draps pour la natte, où le
costume de rigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sont
ainsi : à qui les voit en public, le feu de leurs yeux, l'éclat de leur voix, la
prestesse de leurs mouvements paraissent naître d'une source en
perpétuelle éruption ; et pourtant, dès qu'elles se trouvent seules, leur vie
coule dans un repos qui est leur grande volupté. Elles se couchent sur une
chaise longue dans une pièce aux stores baissés ; elles rêvent aux bijoux
qu'elles pourraient avoir aux palais qu'elles devraient habiter, aux amants
inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri sur leur poitrine. Et
ainsi se passent les heures.
Par sa conception des devoirs journaliers, Concha était très Espagnole.
Mais je ne sais de quel pays lui venait sa conception de l'amour : après
douze semaines de soins assidus, je retrouvais, dans son sourire, à la fois
les mêmes promesses et les mêmes résistances.
La Femme et le Pantin
VI 37
Un jour, enfin, hors d'état de souffrir plus longtemps cette perpétuelle
attente et cette préoccupation de toutes les minutes, qui troublait ma vie au
point de la rendre inutile et vide depuis trois mois vécus ainsi, je pris à part
la vieille femme en l'absence de son enfant et je lui parlai à coeur ouvert,
de la façon la plus pressante.
Je lui dis que j'aimais sa fille, que j'avais l'intention d'unir ma vie à la
sienne, que, pour des raisons faciles à entendre, je ne pouvais accepter
aucun lien avoué, mais que j'étais résolu à lui faire partager un amour
exclusif et profond dont elle ne pouvait prendre offense.
“ J'ai des raisons de croire, dis−je en terminant, que Conchita m'aimerait,
mais se défie de moi. Si elle ne m'aime point, je n'entends pas la
contraindre ; mais si mon seul malheur est de la laisser dans le doute,
persuadez−la. ” J'ajoutai qu'en retour, j'assurerais non seulement sa vie
présente, mais sa fortune personnelle à l'avenir. Et, pour ne laisser aucun
doute sur la sincérité de mes engagements, je remis à la vieille une très
forte liasse, en la chargeant d'user de son expérience maternelle pour
assurer l'enfant qu'elle ne serait point trompée.
Plus ému que jamais, je rentrai chez moi. Cette nuit−là, je ne pus me
coucher. Pendant des heures je marchai à travers le patio de ma maison,
par une nuit admirable et déjà fraîche, mais qui ne suffisait pas à me
calmer. Je formais des projets sans fin, en vue d'une solution que je voulais
prévoir bienheureuse. Au lever du soleil, je fis couper toutes les fleurs de
trois massifs et je les répandis dans l'allée, sur l'escalier, sur le perron pour
faire à ses pas jusqu'à moi une avenue de pourpre et de safran. Je
l'imaginais partout, debout contre un arbre, assise sur un banc, couchée sur
la pelouse, accoudée derrière les balustres ou levant les bras dans le soleil
jusqu'à une branche chargée de fruits. L'âme du jardin et de la maison avait
pris la forme de son corps.
Et voici qu'après toute une nuit d'une attente insupportable et après une
matinée qui semblait ne devoir plus finir je reçus vers onze heures, par la
poste, une lettre de quelques lignes. Croyez−le sans peine, je la sais encore
par coeur. Elle disait ceci :
“ Si vous m'aviez aimée, vous m'auriez attendue. Je voulais me donner à
vous ; vous avez demandé qu'on me vendit.
La Femme et le Pantin
VI 38
Jamais plus vous ne me reverrez.”
CONCHITA. ”
Deux minutes après, j'étais à cheval, et midi n'avait pas sonné quand
j'arrivai à Séville, presque étourdi de chaleur et d'angoisse.
Je montai rapidement, je frappai vingt fois.
Le silence.
Enfin une porte s'ouvrit derrière moi, sur le même palier et une voisine
m'expliqua longuement que les deux femmes étaient parties le matin dans
la direction de la gare, avec leurs paquets, et qu'on ne savait même pas quel
train elles avaient pris.
“ Elles étaient seules ? demandai−je.
− Toutes seules.
− Pas d'homme avec elles ? vous êtes sûre ?
− Jésus ! je n'ai jamais vu d'autre homme que vous en leur compagnie.
− Elles n'ont rien laissé pour moi ?
− Rien ; elles sont brouillées avec vous, si je les crois.
− Mais reviendront−elles ?
− Dieu le sait. Elles ne me l'ont pas dit.
− Il faudra bien qu'elles reviennent pour chercher leurs meubles.
− Non. La maison est meublée. Tout ce qui leur appartenait, elles l'ont pris.
Et maintenant, seigneur, elles sont loin. ”
La Femme et le Pantin
VI 39
VII
QUI SE TERMINE EN CUL−DE−LAMPE
PAR UNE CHEVELURE NOIRE
L'automne passa. L'hiver s'écoula tout entier ; mais mon souvenir ne
s'effaçait point d'un détail et je sais peu d'époques aussi désastreuses dans
ma vie, peu de mois aussi vides que ceux−là.
J'avais cru recommencer une existence nouvelle, j'avais cru fixer pour
longtemps, peut−être pour toujours, mon intimité amoureuse et tout
croulait avant les noces. Je ne gardais même pas dans la mémoire une
heure d'union véritable avec cette petite ; non, pas un lien, pas une chose
accomplie, rien qui pût me consoler même par la vaine pensée que, si je ne
l'avais plus, du moins je l'avais eue et qu'on ne m'ôterait pas cela...
Et je l'aimais ! Oh ! que je l'aimais, mon Dieu ! J'en étais venu à croire
qu'elle avait raison contre moi et que je m'étais conduit en rustre avec cette
vierge de légendes. Si je la revois jamais, me disais−je, si j'ai cette grâce
du Ciel, je resterai à ses pieds, jusqu'à ce qu'elle me fasse signe, dussé−je
attendre des années. Je ne la brusquerai point : je comprends ce qu'elle
éprouve. Elle se sait d'une condition où l'on prend ses pareilles comme
maîtresses au mois, et elle ne veut pas d'un traitement inférieur à son
caractère. Elle veut m'éprouver, être sûre de moi, et si elle se donne, ne pas
se prêter. Soit ; je serai selon son désir. Mais la reverrai−je ?
Et aussitôt je me reprenais à ma détresse.
Je la revis.
Ce fut un soin au printemps. J'avais passé quelques heures au théâtre del
Duque, où le parfait Orejon jouait plusieurs rôles, et en sortant de là, par le
silence de la nuit, je m'étais longtemps promené dans la Alameda spacieuse
et déserte.
Je revenais seul, en fumant, par la calle Trajano, quand je m'entendis
doucement appeler par mon nom, et un tremblement me saisit, car j'avais
VII 40
reconnu la voix.
“ Don Mateo ! ”
Je me retournai : il n'y avait personne. Pourtant, je ne rêvais pas encore...
“ Concha ! criai−je. Concha ! où es−tu ?
− Chito ! voulez−vous bien vous taire. Vous allez réveiller maman. ”
Elle me parlait du haut d'une fenêtre grillée, dont la pierre était à peu près à
la hauteur de mes épaules. Et je la vis, en costume de nuit, les deux bras
drapés par les coins d'un châle puce, accoudée sur le marbre derrière les
barres de fer.
“ Eh bien ! mon ami, c'est ainsi que vous m'avez traitée ”, continua−t−elle
à voix basse.
Mais j'étais bien incapable de me défendre...
“ Penche−toi, lui dis−je. Encore un peu, mon coeur. Je ne te vois pas dans
cette ombre. Plus à gauche, où éclaire la lune. ” Elle y consentit en silence,
et je la regardai, avec une ivresse absolue, pendant un temps que je ne puis
mesurer
Je lui dis encore :
“ Donne−moi ta main. ” Elle me la tendit à travers les barreaux, et sur les
doigts, et dans la paume et le long du bras nu et chaud, je fis traîner mes
lèvres... J'étais fou. Je n'y croyais pas. C'était sa peau, sa chair son odeur ;
c'était elle tout entière que je tenais là sous mon baiser après combien de
nuits d'insomnie !
Je lui dis encore :
“ Donne−moi ta bouche. ” Mais elle secoua la tête et retira sa main.
“ Plus tard. ”
Oh ! ce mot ! que de fois je l'avais entendu déjà, et il revenait, dès la
première rencontre, comme une barrière entre nous !
Je la pressai de questions. Qu'avait−elle fait ? Pourquoi ce départ
précipité ? Si elle m'avait parlé, j'aurais obéi. Mais partir ainsi, après une
simple lettre et si cruellement !
Elle me répondit :
“ C'est de votre faute. ”
J'en convins. Que n'aurais−je pas avoué ! Et je me taisais.
Pourtant je voulais savoir. Qu'était−elle devenue depuis de si longs mois ?
D'où venait−elle ? Depuis quand était−elle dans cette maison grillée ?
La Femme et le Pantin
VII 41
“ Nous sommes allées d'abord à Madrid, puis à Carabanchel où nous avons
des parents. De là, nous sommes revenues ici, et me voilà.
− Vous habitez toute la maison ?
− Oui. Elle n'est pas grande, mais c'est encore beaucoup pour nous.
− Et comment avez−vous pu la louer ?
− Grâce à vous. Maman faisait des économies sur tout ce que vous lui
donniez.
− Cela ne durera pas longtemps...
− Nous avons encore de quoi vivre ici honnêtement pendant un mois.
− Et après ?
− Après ? Est−ce que vous croyez sérieusement, mon ami, que je serai
embarrassée ? ”
Je ne répondis rien, mais je l'aurais tuée de tout mon coeur.
Elle reprit :
“ Vous ne m'entendez pas. Si je veux rester ici, je saurai comment faire ;
mais qui vous dit que j'y tienne tant ?
L'année dernière, j'ai couché pendant trois semaines sous le rempart de la
Macarena. Je demeurais là, par terre, presque au coin de la rue San−Luis,
vous savez, à l'endroit où se tient le veilleur de nuit ; c'est un brave
homme ; il n'aurait pas permis qu'on s'approchât de moi pendant mon
sommeil, et il ne m'est jamais rien arrivé, que des aventures en paroles. Je
puis retourner là demain, je connais ma touffe d'herbe ; on n'y est pas mal,
croyez−moi. Dans le jour, je travaillerais à la Fabrique ou ailleurs. Je sais
vendre des bananes, sans doute ?
Je sais tricoter un châle, tresser des pompons de jupe, composer un
bouquet, danser le flamenco et la sevillana. Allez, don Mateo, je me tirerai
d'affaire ! ”
Elle me parlait à voix basse et pourtant j'entendais sonner chacun de ses
mots comme des paroles sinaïtiques dans la rue vide et pleine de lune. Je
l'écoutais moins que je ne regardais bouger la double ligne de ses lèvres.
Sa voix tintait dans un murmure clair comme un carillon de cloches de
couvents.
Toujours accoudée, la main droite plongée dans ses cheveux lourds et la
tête soutenue parles doigts, elle reprit avec un soupir :
La Femme et le Pantin
VII 42
“ Mateo, je serai votre maîtresse après−demain. ”
Je tremblais :
“ Ce n'est pas sincère.
− Je vous le dis.
− Alors pourquoi si tard, ma vie ? Si tu consens, si tu m'aimes...
− Je vous ai toujours aimé.
− ... Pourquoi pas à l'heure où nous sommes ? Vois comme les barreaux
sont écartés du mur Entre eux et la fenêtre, je passerais...
− Vous y passerez dimanche soir. Aujourd'hui, je suis plus noire de péchés
qu'une gitane ; je ne veux pas devenir femme dans cet état de damnation :
mon enfant serait maudit, si je suis grosse de vous. Demain, je dirai à mon
confesseur tout ce que j'ai fait depuis huit jours et même ce que je ferai
dans vos bras pour qu'il m'en donne l'absolution d'avance : c'est plus sûr.
Le dimanche matin, je communierai à la grand−messe et quand j'aurai dans
mon sein le corps de Notre−Seigneur, je lui demanderai d'être heureuse le
soir et aimée le reste de ma vie. Ainsi soit−il ! ”
Oui, je le sais bien. C'est une religion très particulière ; mais nos femmes
d'Espagne n'en connaissent pas d'autre.
Elles croient fermement que le Ciel a des indulgences inépuisables pour les
amoureuses qui vont à la messe, et qu'au besoin il les favorise, garde leur
lit, exalte leurs flancs, pourvu qu'elles n'oublient pas de lui conter leurs
chers secrets. Si elles avaient raison, pourtant ! que de chastetés
pleureraient, durant la vie éternelle, une vie terrestre insignifiante.
“ Allons, reprit Concha, quittez−moi, Mateo. Vous voyez bien que ma
chambre est vide. Ne soyez à cause de moi, ni impatient, ni jaloux. Vous
me trouverez là, mon amant, dimanche soir, tard dans la nuit ; mais vous
allez me promettre auparavant que jamais vous ne parlerez à ma mère, et
qu'au matin vous me quitterez avant l'heure où elle s'éveille. Ce n'est pas
que je craigne d'être vue : je suis maîtresse de moi, vous le savez ; aussi je
n'ai besoin de ses conseils, ni pour vous, ni contre vous. C'est un serment
juré ?
− Comme il te plaira.
− C'est bien. Soyez lié par ceci. ”
Et renversant la tête elle fit glisser entre les barreaux tous ses cheveux
comme un ruisseau de parfums. Je les pris dans mes mains, je les pressai
La Femme et le Pantin
VII 43
sur ma bouche, je me baignai le visage dans leur onde noire et chaude...
Puis ils s'échappèrent de mes doigts et elle ferma la fenêtre sonore.
La Femme et le Pantin
VII 44
VIII
OU LE LECTEUR COMMENCE A COMPRENDRE
QUI EST LE PANTIN DE CETTE HISTOIRE
Deux matins, deux jours et deux nuits interminables succédèrent. J'étais
heureux, souffrant, inquiet. Je crois bien que sur les sentiments
contradictoires qui m'agitaient en même temps, la joie, une joie trouble et
presque douloureuse, dominait.
Je puis dire que pendant ces quarante−huit heures, je me représentai cent
fois “ ce qui allait arriver”, la scène, les paroles et jusqu'aux silences.
Malgré moi, je jouais en pensée le rôle imminent qui m'attendait. Je me
voyais, et elle dans mes bras. Et de quart d'heure en quart d'heure, la scène
identique repassait, avec tous ses longs détails, dans mon imagination
épuisée.
L'heure vint. Je marchais dans la rue, n'osant m'arrêter sous ses fenêtres de
peur de la compromettre, et pourtant agacé en songeant qu'elle me
regardait derrière les vitres et me laissait attendre dans une agitation
étouffante.
“ Mateo ! ” Elle m'appelait enfin.
J'avais quinze ans, Monsieur à cet instant de ma vie. Derrière moi, vingt
années d'amour s'évanouissaient comme un seul rêve. J'eus l'illusion
absolue que pour la première fois j'allais coller mes lèvres aux lèvres d'une
femme et sentir un jeune corps chaud plier et peser sur mon bras.
M'élevant d'un pied sur une borne et de l'autre sur les barreaux recourbés,
j'entrai chez elle comme un amoureux de théâtre, et je l'étreignis.
Elle était debout le long de moi−même, elle s'abandonnait et se raidissait à
la fois. Nos deux têtes jointes par la bouche se penchaient ensemble sur
l'épaule en haletant des narines et en fermant les yeux. Jamais je ne
compris aussi bien, dans le vertige, l'égarement, l'inconscience où je me
trouvais, tout ce qu'on exprime de véritable en parlant de “ l'ivresse du
VIII 45
baiser ”. Je ne savais plus qui nous étions ni rien de ce qui avait eu lieu, ni
ce qu'il adviendrait de nous.
Le présent était si intense que l'avenir et le passé disparaissaient en lui. Elle
remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mes bras, et je sentais
son petit ventre, à travers la jupe, me presser d'une caresse impudique et
fervente.
“Je me sens mal, murmura−t−elle. Je t'en supplie, attends... Je crois que je
vais tomber... Viens dans le patio avec moi, je m'étendrai sur la natte
fraîche... Attends... Je t'aime... mais je suis presque évanouie. ”
Je me dirigeai vers une porte.
“ Non, pas celle−là. C'est la chambre de maman. Viens par ici. Je te
guiderai. ”
Un carré de ciel noir étoilé, où s'effilaient des nuées bleuâtres, dominait le
patio blanc. Tout un étage brillait, éclairé par la lune, et le reste de la cour
reposait dans une ombre confidentielle.
Concha s'étendit à l'orientale sur une natte. Je m'assis auprès d'elle et elle
prit ma main.
“ Mon ami, me dit−elle, m'aimerez−vous ?
− Tu le demandes !
− Combien de temps m'aimerez−vous ? ” Je redoute ces questions que
posent toutes les femmes, et auxquelles on ne peut répondre que par les
pires banalités.
“ Et quand je serai moins jolie, m'aimerez−vous encore ?...
Et quand je serai vieille, tout à fait vieille, m'aimerez−vous encore ?
Dis−le−moi, mon coeur. Quand même ce ne serait pas vrai, j'ai besoin que
tu me le dises et que tu me donnes des forces. Tu vois, je t'ai promis pour
ce soin mais je ne sais pas du tout si j'en aurai le courage... Je ne sais même
pas si tu le mérites. Ah ! Sainte Mère de Dieu ! si je me trompais sur toi, il
me semble que toute ma vie en serait perdue. Je ne suis pas de ces filles
qui vont chez Juan et chez Miguel et de là chez Antonio. Après toi je n'en
aimerai plus d'autre, et si tu me quittes je serai comme morte. ” Elle se
mordit la lèvre avec une plainte oppressée, en fixant les yeux dans le vide,
mais le mouvement de sa bouche s'acheva en sourire.
“ J'ai grandi, depuis six mois. Déjà je ne peux plus agrafer mes corsages de
La Femme et le Pantin
VIII 46
l'été dernier. Ouvre celui−ci, tu verras comme je suis belle.” Si je le lui
avais demandé, elle ne l'eût sans doute pas permis, car je commençais à
douter que cette nuit d'entretiens s'achevât jamais en nuit d'amour ; mais je
ne la touchais plus : elle se rapprocha.
Hélas ! les seins que je mis à nu en ouvrant ce corsage gonflé étaient des
fruits de Terre promise. Qu'il en soit d'aussi beaux, c'est ce que je ne sais
point. Eux−mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de ce
soir−là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance et leur déclin.
Je crois fermement que j'ai vu ceux−ci pendant leur éclair de perfection.
Elle, cependant, avait tiré du milieu d'eux un scapulaire de drap neuf et elle
le baisait pieusement, en surveillant mon émotion du coin de son oeil à
demi fermé.
“ Alors, je vous plais ? ” Je la repris dans mes bras.
“ Non, tout à l'heure.
− Qu'y a−t−il encore ?
− Je ne suis pas disposée, voilà tout. ”
Et elle referma son corsage.
Vraiment je souffrais. Maintenant je la suppliais presque avec brusquerie,
en luttant contre ses mains qui redevenaient protectrices. Je l'aurais chérie
et malmenée à la fois.
Son obstination à me séduire et à me repousser ce manège qui durait
depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j'en attendais le
dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la plus patiente.
“ Ma petite, lui dis−je, tu joues de moi, mais prends garde que je ne me
lasse.
− C'est ainsi ? Eh bien, je ne vous aimerai même pas aujourd'hui, don
Mateo. A demain.
− Je ne reviendrai plus.
− Vous reviendrez demain. ” Furieux, je remis mon chapeau et sortis,
déterminé à ne plus la revoir.
Je tins ma résolution jusqu'à l'heure où je m'endormis, mais mon réveil fut
lamentable.
Et quelle journée, je m'en souviens !
Malgré mon serment intérieur je pris la route de Séville.
J'étais attiré vers elle par une invincible puissance ; je crus que ma volonté
La Femme et le Pantin
VIII 47
avait cessé d'être ; je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.
Pendant trois heures de fièvre et de lutte avec moi−même, j'errai dans la
calle Amor de Dios, derrière la rue où demeurait Concha, toujours sur le
point de parcourir les vingt pas qui me séparaient d'elle... Enfin je
l'emportai, je partis presque en courant dans la campagne et je ne frappai
point à la fenêtre adorée, mais quel misérable triomphe !
Le lendemain, elle était chez moi.
“ Puisque vous n'avez pas voulu venir c'est moi qui viens à vous, me
dit−elle. Direz−vous encore que je ne vous aime point ? ” Monsieur je me
serais jeté à ses pieds.
“Vite, montrez−moi votre chambre, ajouta−t−elle. Je ne veux pas que vous
m'accusiez de nonchalance, aujourd'hui.
Croyez−vous que je ne sois pas impatienté, moi aussi ? Vous seriez bien
surpris si vous saviez ce que je pense. ”
Mais dès qu'elle fut entrée, elle se reprit :
“ Non, au fait, pas celle−ci. Il y a eu trop de femmes dans ce vilain lit. Ce
n'est pas la chambre qu'il faut à une mozita.
Prenons−en une autre, une chambre d'amis, qui ne soit à personne.
Voulez−vous ? ”
C'était encore une heure d'attente. Il fallait ouvrir les fenêtres, mettre des
draps, balayer...
Enfin tout fut près, et nous montâmes.
Dire que j'étais cette fois assuré de réussir je ne l'oserais ; mais enfin j'avais
des espérances. Chez moi, seule, sans protection contre mon sentiment si
connu d'elle, il me semblait improbable qu'elle se fût risquée avant d'avoir
fait en pensée le sacrifice qu'elle prétendait m'offrir..
Dès que nous fûmes seuls, elle défit sa mantille, qui était attachée avec
quatorze épingles à ses cheveux et à son corsage, puis, très simplement,
elle se déshabilla. J'avoue qu'au lieu de l'aider je retardais plutôt ce long
travail, et que vingt fois je l'interrompis pour poser mes lèvres sur ses bras
nus, ses épaules rondes, ses seins fermes, sa nuque brune. Je regardais son
corps apparaître de place en place, aux limites du linge, et je me persuadais
que cette jeune peau rebelle allait enfin se livrer
“ Eh bien ? ai−je tenu ma promesse ? dit−elle, en serrant sa chemise à la
taille, comme pour mouler son corps souple.
La Femme et le Pantin
VIII 48
Fermez les jalousies, il fait une lumière odieuse dans cette chambre. ”
J'obéis, et pendant ce temps elle se coucha silencieusement dans le lit
profond. Je la voyais à travers la moustiquaire blanche comme une
apparition de théâtre derrière un rideau de gaze...
Que vous dirai−je, Monsieur ? Vous avez deviné que cette fois encore je
fus ridicule et joué. Je vous ai dit que cette fille était la pire des femmes et
que ses inventions cruelles dépassaient toutes les bornes ; mais jusqu'ici
vous ne la connaissez pas encore. C'est maintenant seulement qu'en suivant
mon récit vous allez, de scène en scène, savoir qui est Concha Perez.
Ainsi, elle était venue chez moi, pour s'abandonner, disait−elle. Ses paroles
d'amour et ses engagements, vous les avez entendus. Jusqu'au dernier
moment, elle se tint en amoureuse vierge qui va connaître la joie, presque
en jeune mariée qui se livre à un époux ; jeune mariée sans ignorances, je
le veux bien, mais pourtant émue et grave.
Eh bien, en s'habillant chez elle, cette petite misérable s'était accoutrée d'un
caleçon, taillé dans une sorte de toile à voile si raide et si forte, qu'une
corne de taureau ne l'aurait pas fendue, et qui se serrait à la ceinture ainsi
qu'au milieu des cuisses par des lacets d'une résistance et d'une
complication inattaquables. Et voilà ce que je découvris au milieu de mon
ardeur la plus éperdue, tandis que la scélérate m'expliquait sans se
troubler :
“ Je serai folle jusqu'où Dieu voudra, mais pas jusqu'où le voudront les
hommes ! ”
Je doutai un instant si je l'étranglerais, puis − vraiment, je vous l'avoue, je
n'en ai pas de honte − mon visage en larmes tomba dans mes mains.
Ce que je pleurais, Monsieur c'était ma jeunesse à moi, dont cette enfant
venait de me prouver l'irréparable effondrement. Entre vingt−deux et
trente−cinq ans, il est des avanies que tous les hommes évitent. Je ne
pouvais pas croire que Concha m'eût ainsi traité si j'avais eu dix ans de
moins.
Ce caleçon, cette barrière entre l'amour et moi, il me semblait que
dorénavant je le verrais à toutes les femmes, ou que du moins elles
voudraient l'avoir avant d'approcher de mon étreinte.
“ Pars, lui dis−je. J'ai compris. ”
Mais elle s'alarma tout à coup, et m'enveloppant à son tour de ses deux
La Femme et le Pantin
VIII 49
petits bras vigoureux que je repoussais avec peine, elle me dit en cherchant
ma bouche :
“ Mon coeur, tu ne saurais donc aimer tout ce que je te donne de
moi−même ? Tu as mes seins, tu as mes lèvres, mes jambes brûlantes, mes
cheveux odorants, tout mon corps dans tes embrassements et ma langue
dans mon baiser. Ce n'est donc pas assez tout cela ? Alors ce n'est pas moi
que tu aimes, mais seulement ce que je te refuse ? Toutes les femmes
peuvent te le donner pourquoi me le demandes−tu, à moi qui résiste ?
Est−ce parce que tu me sais vierge ? Il y en a d'autres, même à Séville. Je
te le jure, Mateo, j'en connais , Mon âme ! Mon sang ! aime−moi comme je
veux être aimée, peu à peu, et prends patience. Tu sais que je suis à toi, et
que je me garde pour toi seul. Que veux−tu de plus, mon coeur ? ” Il fut
convenu que nous nous verrions chez elle ou chez moi, et que tout serait
fait selon sa volonté. En échange d'une promesse de ma part, elle consentit
à ne plus remettre son affreuse cuirasse de toile ; mais ce fut tout ce que
j'obtins d'elle ; et encore la première nuit où elle ne la porta point, il me
sembla que ma torture en était encore avivée.
Voici donc le degré de servitude où cette enfant m'avait amené. (Je passe
sur les perpétuelles demandes d'argent qui interrompaient sa conversation
et auxquelles je cédais toujours ; − même en laissant cela de côté, la nature
de nos relations est d'un intérêt particulier) Je tenais donc chaque nuit dans
mes bras le corps nu d'une fille de quinze ans, sans doute élevée chez les
soeurs, mais d'une condition et d'une qualité d'âme qui excluaient toute
idée de vertu corporelle − et cette fille, d'ailleurs aussi ardente et aussi
passionnée qu'on pouvait le souhaiter, se comportait à mon égard comme si
la nature elle−même l'avait empêchée à jamais d'assouvir ses convoitises.
D'excuse valable à une pareille comédie, aucune n'était donnée, aucune
n'existait. Vous en devinerez vous−même la raison par la suite. Et moi, je
supportais qu'on me bernat ainsi.
Car ne vous y trompez pas, jeune Français, lecteur de romans et acteur
peut−être d'intrigues particulières avec les demi−virginités de villes d'eaux,
nos Andalouses n'ont ni le goût, ni l'intuition de l'amour artificiel. Ce sont
d'admirables amantes, mais qui ont des sens trop aigus pour supporter sans
frénésie les trilles d'une chanterelle superflue.
Entre Concha et moi, il ne se passait rien, mais rien, comprenez ce que
La Femme et le Pantin
VIII 50
veut dire rien. Et cela dura deux semaines entières.
Le quinzième jour comme elle avait reçu de moi la veille une somme de
mille douros pour payer les dettes de sa mère, je trouvai la maison vide.
La Femme et le Pantin
VIII 51
IX
OU CONCHA PEREZ SUBIT
SA TROISIEME MÉTAMORPHOSE
C'était trop.
Désormais, je voyais clair dans cette petite âme de rouée.
J'avais été mystifié comme un collégien et j'en restais confus encore plus
qu'affligé.
Rayant de ma vie passée la perfide enfant, je fis effort pour l'oublier du
jour au lendemain, par un coup de volonté, une de ces intentions
paradoxales dont les femmes escomptent toujours le fatal avortement.
Je partis pour Madrid décidé à me prendre pour maîtresse, au hasard, la
première jeune femme qui attirerait mes yeux.
C'est le stratagème classique, celui que tout le monde invente et qui ne
réussit jamais.
Je cherchai de salon en salon, puis de théâtre en théâtre, et je finis par
rencontrer une danseuse italienne, grande fille aux jambes musclées qui
aurait été une fort jolie bête dans les boxes d'un harem, mais qui ne
suffisait sans doute point aux qualités qu'on attend d'une amie unique et
intime.
Elle fit de son mieux : elle était affectueuse et facile. Elle m'apprit des
vices de Naples dont je n'avais nulle habitude et qui lui plaisaient plus qu'à
moi. Je vis qu'elle s'ingéniait à me garder auprès d'elle, et que le souci de
son existence matérielle n'était pas le seul motif de ce zèle tendre et ardent.
Hélas ! que n'ai−je pu l'aimer ! Je n'avais aucun reproche à lui faire. Elle
n'était ni infidèle ni importune. Elle ne paraissait pas connaître mes
défauts. Elle ne me brouillait pas avec mes amis. Enfin, ses jalousies,
toutes fréquentes qu'elles fussent, se laissaient deviner et ne s'exprimaient
point. C'était une femme inappréciable.
Mais je n'éprouvais rien pour elle.
IX 52
Pendant deux mois je m'astreignis à vivre sous le même toit que Giulia,
dans son air, dans sa chambre de la maison que j'avais louée pour nous
deux au bout de la rue Lope de Vega. Elle entrait, passait, marchait devant
moi, je ne la suivais pas des yeux. Ses jupons, ses maillots de danseuse, ses
pantalons et ses chemises traînaient sur tous les divans : je n'étais même
pas atteint par leur influence. Pendant soixante nuits, je vis son corps brun
allongé près du mien dans une couche trop chaude, où j'imaginais une
autre présence dès que la lumière s'éteignait... Puis je me sauvai,
désespérant de moi−même.
Je revins à Séville. Ma maison me parut mortuaire. Je partis pour Grenade,
où je m'ennuyai ; pour Cordoue, torride et déserte ; pour l'éclatante Jérez
toute pleine de l'odeur de ses celliers à vin ; pour Cadiz, oasis de maisons
dans la mer.
Le long de ce trajet, Monsieur, j'étais guidé de ville en ville, non pas par
ma fantaisie, mais par une fascination irrésistible et lointaine dont je ne
doute pas plus que de l'existence de Dieu. Quatre fois, dans la vaste
Espagne, j'ai rencontré Concha Perez. Ce n'est pas une suite de hasards :
je ne crois pas à ces coups de dés qui régiraient les destinées. Il fallait que
cette femme me reprît sous sa main, et que je visse passer sur ma vie tout
ce que vous allez entendre. Et en effet tout s'accomplit.
Ce fut à Cadiz. ' J'entrai un soir dans le Baile de là−bas. Elle y était. Elle
dansait, Monsieur, devant trente pêcheurs, autant de matelots, et quelques
étrangers stupides.
Dès que je la vis, je me mis à trembler. Je devais être pâle comme la terre ;
je n'avais plus ni souffle, ni force. Le premier banc, près de la porte, fut
celui où je m'assis, et, les coudes sur la table, je la contemplais de loin
comme une ressuscitée.
Elle dansait toujours, haletante, échauffée, la face pourpre et les seins fous,
en secouant à chaque main des castagnettes assourdissantes. Je suis certain
qu'elle m'avait vu, mais elle ne me regardait pas. Elle achevait son boléro
dans un mouvement de passion furieuse, et les provocations de sa jambe et
de son torse visaient quelqu'un au hasard dans la foule des spectateurs.
Brusquement, elle s'arrêta, au milieu d'une grande clameur.
Qu'elle est mignonne ! criaient les hommes. Allez petite ! Allez ! Allez !
Allez ! encore !
La Femme et le Pantin
IX 53
Et les chapeaux volaient sur la scène ; toute la salle était debout. Elle
saluait, encore essoufflée, avec un petit sourire de triomphe et de mépris.
Selon l'usage, elle descendit au milieu des buveurs pour s'attabler en
quelque endroit, pendant qu'une autre danseuse lui succédait devant la
rampe. Et, sachant qu'il y avait là, dans un coin de la salle, un être qui
l'adorait, qui se serait mis sous ses pieds devant la terre entière et qui
souffrait à crier, elle alla de table en table, et de bras en bras, sous ses
yeux.
'Tous la connaissaient par son nom. J'entendais des “ Conchita ! ” qui
faisaient passer des frissons depuis mes orteils jusqu'à ma nuque. On lui
donnait à boire ; on touchait ses bras nus ; elle mit dans ses cheveux une
fleur rouge qu'un marin allemand lui donna ; elle tira la tresse de cheveux
d'un banderillero qui fit des pitreries ; elle feignit la volupté devant un
jeune fat assis avec des femmes, et caressa la joue d'un homme que j'aurais
tué.
Des gestes qu'elle fit pendant cette manoeuvre atroce qui dura cinquante
minutes, pas un seul n'est sorti de ma mémoire.
Ce sont des souvenirs comme ceux−là qui peuplent le passé d'une
existence humaine.
Elle visita ma table après toutes les autres parce que j'étais au fond de la
salle, mais elle y vint. Confuse ? ou jouant la surprise ? oh ! nullement !
vous ne la connaissez pas. Elle s'assit en face de moi, frappa dans ses
mains pour attirer le garçon et cria :
“ Tonio ! une tasse de café ! ” Puis, avec une tranquillité exquise, elle
supporta mon regard.
Je lui dis, d'une voix très basse :
“ Tu n'as donc peur de rien, Concha ? Tu n'as pas peur de mourir ?
− Non ! et d'abord ce n'est pas vous qui me tuerez.
− Tu m'en défies ?
− ici même, et où vous voudrez. Je vous connais, don Mateo, comme si je
vous avais porté neuf mois. Vous ne toucherez jamais à un cheveu de ma
tête, et vous avez raison, car je ne vous aime plus.
− Tu oses dire que tu m'as aimé ?
− Croyez ce qu'il vous plaira. Vous êtes seul coupable. ” C'était elle qui me
La Femme et le Pantin
IX 54
faisait des reproches. J'aurais dû m'attendre à cette comédie.
“ Deux fois, repris−je, deux fois tu m'as fait cela ! Ce que je te donnais du
fond de mon coeur, tu l'as reçu comme une voleuse, et tu es partie, sans un
mot, sans une lettre, sans même avoir chargé personne de me porter ton
adieu. Qu'ai je fait pour que tu me traites ainsi ? >> Et je répétais entre mes
dents :
“ Misérable ! Misérable ! ” Mais elle avait son excuse :
“ Ce que vous avez fait ? Vous m'avez trompée. N'aviez−vous pas juré que
j'étais en sûreté dans vos bras et que vous me laisseriez choisir la nuit et
l'heure de mon péché ? La dernière fois, ne vous souvenez−vous plus ?
Vous croyiez que je dormais, vous croyiez que je ne sentais rien. J'étais
éveillée, Mateo, et j'ai compris que si je passais encore une nuit à vos
côtés, je ne m'endormirais pas sans me livrer à vous par surprise. Et c'est
pour cela que je me suis enfuie. ” C'était insensé. Je haussai les épaules.
“ Ainsi, voilà ce que tu me reproches, lui dis−je, quand je vois ici la vie
que tu mènes et les hommes qui passent dans ton lit ? ” Elle se leva,
furieuse.
“ Cela n'est pas vrai ! Je vous défends de dire cela, don Mateo ! Je vous
jure sur la tombe de mon père que je suis vierge comme une enfant.
− et aussi que je vous déteste, parce que vous en avez douté ! ” Je restai
seul. Après quelques instants, je partis, moi aussi.
La Femme et le Pantin
IX 55
X
OU MATEO SE TROUVE ASSISTERA
UN SPECTACLE INATTENDU
Toute la nuit j'errai sur les remparts. L'intarissable vent de la mer douchait
ma fièvre et ma lâcheté. Oui, je m'étais senti lâche devant cette femme. Je
n'avais que des rougissements en songeant à elle et à moi ; je me disais en
moi même les pires outrages qu'on puisse adresser à un homme. Et je
devinais que le lendemain je n'aurais pas cessé de les mériter.
Après ce qui s'était passé, je n'avais que trois partis à prendre : la quitter, la
forcer, ou la tuer.
Je pris le quatrième, qui était de la subir.
Chaque soir, je revenais à ma place, comme un enfant soumis, la regarder
et l'attendre.
Elle s'était peu à peu adoucie. Je veux dire qu'elle ne m'en voulait plus de
tout le mal qu'elle m'avait fait. Derrière la scène, s'ouvrait une grande salle
blanche où attendaient, en somnolant, les mères et les soeurs des
danseuses ; Concha me permettait de me tenir là, par une faveur
particulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder à son amant
de coeur. Jolie société, vous le voyez.
Les heures que j'ai passées là comptent parmi les plus lamentables. Vous
me connaissez : vraiment je n'avais jamais mené cette vie de bas cabaret et
de coudes sur la table. Je me faisais horreur.
La senora Perez était là, comme les autres. Elle semblait ne rien connaître
de ce qui avait eu lieu calle Trajano. Mentait−elle aussi ? je ne m'en
inquiétais même pas. J'écoutais ses confidences, je payais son
eau−de−vie... Ne parlons plus de cela, voulez−vous ?
Mes seuls instants de joie m'étaient donnés par les quatre danses de
Concha. Alors, je me tenais dans la porte ouverte par où elle entrait en
scène et pendant les rares mouvements où elle tournait le dos au public
X 56
j'avais l'illusion passagère qu'elle dansait de face pour moi seul.
Son triomphe était le flamenco. Quelle danse, Monsieur !
quelle tragédie ! C'est toute la passion en trois actes : désir séduction,
jouissance. Jamais oeuvre dramatique n'exprima l'amour féminin avec
l'intensité, la grâce et la furie de trois scènes l'une après l'autre. Concha y
était incomparable.
Comprenez−vous bien le drame qui s'y joue ? A qui ne l'a pas vu mille fois
j'aurais encore à l'expliquer. On dit qu'il faut huit ans pour former une
flamenca, ce qui veut dire qu'avec la précoce maturité de nos femmes ; à
l'âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha
était née flamenca ; elle n'avait pas l'expérience, elle avait la divination.
Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailarinas, vous
les connaissez ; aucune n'est parfaite, car cette danse épuisante (douze
minutes ! trouvez donc une danseuse d'opéra qui accepte une variation de
douze minutes !) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie :
l'amoureuse, l'ingénue et la tragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer
la seconde partie, où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de
gestes sinueux et d'attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la
fin du drame, où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir,
excellente.
Conchita est la seule femme que j'aie vue égale à elle même pendant toute
cette terrible tâche.
Je la vois toujours, avançant et reculant d'un petit pas balancé, regarder de
côté sous sa manche levée, puis baisser lentement, avec un mouvement de
torse et de hanches, son bras au−dessus duquel émergeaient deux yeux
noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de
langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses
doigts à l'extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun
de ses bras onduleux.
Je la vois : elle sortait de scène dans un état d'excitation et de lassitude qui
la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur,
mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout
donnai à son buste une expression d'exubérance et de jeunesse vivace : elle
était resplendissante.
Pendant un mois, il en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans
La Femme et le Pantin
X 57
l'arrière−boutique de son estrade théâtrale. Je n'avais pas même le droit de
l'accompagner à sa porte, et je ne gardais ma place auprès d'elle qu'à la
condition de ne lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent.
Quant à l'avenir, j'ignore ce qu'elle en pensait ; pour moi, je n'avais nulle
idée d'une solution quelconque à cette aventure pitoyable.
Je savais vaguement qu'elle habitait avec sa mère − dans l'unique faubourg
de la ville, près de la plaza de Toros, − une grande maison blanche et verte
qui abritait aussi les familles de six autres bailarinas. Ce qui se passait dans
une telle cité de femmes, je n'osais l'imaginer. Et pourtant, nos danseuses
mènent une vie bien réglée : de huit heures du soir à cinq heures du matin
elles sont en scène ; elles rentrent exténuées à l'aube, elles dorment,
souvent toutes seules, jusqu'au milieu de l'après−midi. Il n'y a guère que la
fin du jour dont elles pourraient abuser ; encore la crainte d'une grossesse
ruineuse retient−elle ces pauvres filles, qui d'ailleurs ne se résoudraient pas
tous les soirs à augmenter par d'autres fatigues les efforts d'une pénible
nuit.
Toutefois, je n'y songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Concha,
deux soeurs, avaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou
dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin
plusieurs fois.
On l'appelait le petit brun. J'ai toujours ignoré son vrai nom. Concha
l'appelait à notre table, le nourrissait à mes frais et me prenait des
cigarettes qu'elle lui mettait entre les lèvres.
A tous mes mouvements d'impatience, elle répondait par des haussements
d'épaules, ou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.
“ Le petit brun est à tout le monde. Si je prenais un amant, il serait à moi
comme ma bague et tu le saurais, Mateo. ”
Je me taisais. D'ailleurs les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha
la représentaient comme inattaquable, et j'avais trop le désir de la croire
telle pour ne pas accepter de confiance même des rumeurs sans fondement.
Aucun homme ne l'approchait avec le regard si particulier de l'amant qui
retrouve en public sa femme de la nuit précédente. J'eus des querelles à son
propos, avec des prétendants que je gênais sans doute, mais jamais avec
personne qui se vantât de l'avoir connue. Plusieurs fois, j'essayai de faire
parler ses amies. On me répondait toujours : “ Elle est mozita. Et elle a
La Femme et le Pantin
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bien raison. ” De rapprochement avec moi, il n'était même pas question.
Elle ne demandait rien. Elle ne m'accordait rien. Si joyeuse autrefois, elle
était devenue grave et ne parlait presque plus. Que pensait−elle ?
Qu'attendait−elle de moi ?
C'eût été peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plus
clair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d'un chat.
Une nuit, sur un signe de la directrice, elle quitta la scène avec trois autres
danseuses, et monta au premier étage, pour faire une sieste, me dit−elle.
Elle avait souvent de ces absences d'une heure, dont je ne prenais pas
ombrage, car toute menteuse et fausse qu'elle fût, je croyais ses moindres
paroles.
“Quand nous avons bien dansé, m'expliquait−elle, on nous fait un peu
dormir. Sans cela, nous aurions des rêves sur la scène. ”
Elle était donc montée cette fois encore, et pour respirer un air plus pur,
j'avais quitté la salle pendant une demi−heure.
En rentrant, je rencontrai dans le couloir une danseuse un peu simple
d'esprit et, cette nuit−là, un peu grise, qu'on surnommait la Gallega.
“ Tu reviens trop tôt, me dit−elle.
− Pourquoi ?
− Conchita est toujours là−haut.
− J'attendrai qu'elle s'éveille. Laisse−moi passer. ” Elle paraissait ne pas
comprendre.
“ Qu'elle s'éveille ?
− Eh bien oui, qu'as−tu ?
− Mais elle ne dort pas.
− Elle m'a dit...
− Elle t'a dit qu'elle allait dormir ? Ah ! bien ! ” Elle voulait se contenir.
Mais quoi qu'elle en eût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire
éclata dans sa bouche.
J'étais devenu blême.
“ Où est−elle ? dis−le−moi immédiatement ! criai−je en lui prenant le bras.
− Ne me faites pas de mal, caballero. Elle montre son nombril à des
Anglais. Dieu sait que ça n'est pas ma faute. Si j'avais su, je ne vous aurais
rien dit. Je ne veux me brouiller avec personne, je suis bonne fille,
caballero. ”
La Femme et le Pantin
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Le croirez−vous ? Je restai impassible. Seulement un grand froid
m'envahit, comme si une haleine de cave s'était glissée entre mes
vêtements et moi ; mais ma voix n'était pas tremblante.
“ Gallega, lui dis−je, conduis−moi là−haut. ” Elle secoua la tête.
Je repris. :
“ On ne saura pas que tu m'as parlé. Fais vite... C'est ma novia, tu
comprends... J'ai le droit de monter.... Conduis−moi. ” Et je lui mis un
napoléon dans la main.
Un instant après, j'étais seul, sur le balcon d'une cour intérieure, et par la
porte−fenêtre je voyais, Monsieur une scène d'enfer.
Il y avait là une seconde salle de danse, plus petite, très éclairée, avec une
estrade et deux guitaristes. Au milieu, Conchita nue et trois autres nudités
quelconques de femmes, dansaient une jota forcenée devant deux Anglais
assis au fond. J'ai dit nue, elle était plus que nue. Des bas noirs, longs
comme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses, et elle
portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaient sur le parquet. Je
n'osai pas interrompre. J'avais peur de la tuer.
Hélas ! mon Dieu ! jamais je ne l'ai vue si belle ! Il ne s'agissait plus de ses
yeux ni de ses doigts : tout son corps était expressif comme un visage, plus
qu'un visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur l'épaule
comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans le pli de sa hanche,
des rougissements de joue au tournant de ses flancs ; sa poitrine semblait
regarder en avant par deux grands yeux fixes et noirs. Jamais je ne l'ai vue
si belle : les faux plis de la robe altèrent l'expression de la danseuse et font
dévier à contresens la ligne extérieure de sa grâce ; mais là, par une
révélation, je voyais les gestes, les frissons, les mouvements des bras, des
jambes, du corps souple et des reins musclés naître indéfiniment d'une
source visible :
le centre même de la danse, son petit ventre noir et brun.
J'enfonçai la porte.
La regarder dix secondes et me jurer que je ne l'assassinerais pas, c'était
tout ce que ma volonté avait pu faire. Et maintenant rien ne me retiendrait
plus. Des cris perçants m'accueillirent. J'allai droit à Concha et je lui dis
d'une voix brève :
“ Suis−moi. Ne crains rien. Je ne te ferai pas de mal. Mais viens à l'instant,
La Femme et le Pantin
X 60
ou prends garde ! ” Ah ! non ! elle ne craignait rien ! Elle s'était adossée au
mur, et là, étendant les bras de chaque côté :
“ Pas plus que le Christ ne partit de la croix, moi je ne partirai d'ici !
cria−t−elle, et tu ne me toucheras pas parce que je te défends d'avancer
plus loin que la chaise. Laissez−moi, Madame. Descendez, vous, les
autres. Je n'ai besoin de personne, je me charge de lui ! ”
La Femme et le Pantin
X 61
XI
COMMENT TOUT PARAIT S'EXPLIQUER
On nous laissa. Les Anglais avaient disparu les premiers.
Monsieur, jusqu'à cette heure−là, j'aurais traité de misérable un homme,
n'importe lequel, dont on m'aurait dit qu'il eût frappé une femme. Et
pourtant je ne sais par quel ascendant sur moi−même je parvins à me
contenir en face de celle−ci. Mes doigts s'ouvraient et se refermaient,
comme pour étrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre
ma colère et ma volonté.
Ah ! c'est bien le signe suprême de la toute−puissance féminine, que cette
immunité dont nous les cuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle
vous outrage : saluez. Elle vous frappe : protégez−vous, mais évitez qu'elle
se blesse.
Elle vous ruine : laissez−la faire. Elle vous trompe : n'en révélez rien, de
peur de la compromettre. Elle brise votre vie : tuez−vous s'il vous plaît ! −
Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitive souffrance ne vienne
endolorir la peau de ces êtres exquis et féroces pour qui la volupté du mal
surpasse presque celle de la chair. Les Orientaux ne les ménagent pas
comme nous, eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les
griffes afin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leur
malveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je les admire.
Mais pour moi, Concha demeurait invulnérable.
Je n'approchai point. Je lui parlais à trois pas. Elle était toujours debout le
long du mur, les mains croisées derrière le dos, la poitrine bombée et les
pieds réunis, toute droite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un
vase fin.
“ Eh bien ! commençai−je, qu'as−tu à me dire ? Voyons, invente !
défends−toi ! mens encore ; tu mens si bien !
− Ah ! voilà qui est superbe ! s'écria−t−elle. C'est moi qu'il accuse ! Il entre
XI 62
ici comme un voleur par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il trouble
ma danse, il fait partir mes amis...
− Tais−toi !
− ... Il va peut−être me faire chasser d'ici, et c'est à moi, maintenant, de
répondre ! c'est moi qui ai fait le mal, n'est−ce pas ? Cette scène ridicule,
c'est moi qui la cherche ! Tiens, laisse−moi, tu es trop bête ! ” Et comme,
après sa danse mouvementée, des perles de sueur naissaient en mille
endroits de sa peau brillante, elle prit dans un buffet une serviette−éponge,
et se frictionna du ventre à la tête comme si elle sortait du bain.
“ Ainsi, repris−je, voilà ce que tu faisais dans la maison même où je te
vois ! Et voilà ton métier ! Voilà la femme que j'aime !
− N'est−ce pas, tu n'en savais rien, innocent ?
− Moi ?
− Mais non. C'est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à
Paris et à Buenos−Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent
que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi,
tu veux me faire croire qu'on ne t'avait rien dit, toi qui n'es pas marié, toi
qui as quarante ans !
− J'avais oublié.
− Il avait oublié ! Il vient ici depuis deux mois, il me voit monter quatre
fois par semaine à la petite salle...
− Tais−toi, Concha, tu me fais mal affreusement.
− A ton tour, donc ! Je me vengerai, Mateo, de ce que tu m'as fait ce soir
car tu agis méchamment, par une jalousie stupide, et je me demande de
quel droit ! Car enfin qui es−tu pour me traiter ainsi ? Es−tu mon père ?
non ! Es−tu mon mari ? non ! Es−tu mon amant... ?
− Oui ! je suis ton amant ! je le suis !
− Vraiment ! tu te contentes de peu ! ” Elle éclata de rire.
J'avais pâli de nouveau.
“ Concha, mon enfant, dis−moi, parle−moi, tu en as un autre ? Si tu es à
quelqu'un, je te jure que je te quitte. Tu n'as qu'un mot à dire.
− Je suis à moi, et je me garde. Je n'ai rien de plus précieux que moi,
Mateo. Personne n'est assez riche pour m'acheter à moi−même.
− Mais ces hommes, ces deux hommes qui étaient là tout à l'heure...
La Femme et le Pantin
XI 63
− Quoi encore ? Est−ce que je les connais ?
− C'est bien vrai ? Tu ne les connais pas ?
− Mais non, je ne les connais pas ! Où veux−tu que je les aie vus ? Ce sont
des Anglais qui sont venus avec un guide d'hôtel. Ils partent demain pour
Tanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.
− Et ici ? ici même ?
− Voyons, regarde : est−ce une chambre ? cherche dans toute la maison : y
a−t−il un lit ? Enfin tu les as vus, Mateo.
Ils étaient habillés comme des mannequins, le chapeau sur la tête et le
menton sur la canne. Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale
pareil quand je n'ai pas un reproche à recevoir de toi. ”
Elle se serait défendue plus mal encore, je crois que je l'aurais justifiée.
J'avais un tel besoin de pardon ! Je ne craignais que de la voir avouer.
Une dernière question me torturait d'avance.
Je la posai tout tremblant :
“ Et le Morenito ?... Concha, dis−moi la vérité. Cette fois, je veux savoir
Jure−moi que tu ne me cacheras rien, que tu me diras tout s'il y a quelque
chose. Je t'en supplie, ma petite enfant !
− Le Morenito ? Il était dans mon lit ce matin. ” Je restai un moment sans
conscience, puis mes bras se refermèrent sur elle, et je l'étreignis ne
sachant moi−même si je voulais l'étouffer, ou la ravir à quelqu'un
d'imaginaire.
Elle le comprit, et tout en riant, elle s'écria :
“ Lâche−moi ! lâche−moi, Mateo. Tu es dangereux pour une minute. Tu
me prendrais de force dans un accès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où
tu es ! Je vais t'expliquer... Mon pauvre ami, il n'y a pas de quoi trembler
comme tu le fais, je t'assure.
− Tu crois ?
− Le Morenito habite avec ses deux soeurs, Mercédès et la Pipa. Elles sont
pauvres ; pour elles et leur frère, il n'y a qu'un lit, et qui n'est pas large.
Aussi depuis qu'il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées,
après leurs huit heures de danse, et elles envoient le petit aux voisines.
Cette semaine, maman fait l'Adoration perpétuelle à la paroisse ; elle n'est
pas là quand je suis au lit ; alors Mercédès m'a demandé si j'avais une place
pour son frère et je lui ai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t'inquiéter
La Femme et le Pantin
XI 64
” Je la regardais sans répondre.
“ Oh ! reprit−elle, si c'est encore cela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas
plus que ses soeurs, tu sais. Crois−m'en sur parole. C'est à peine s'il
m'embrasse quatre ou cinq fois avant de dormir et puis, je lui tourne le dos,
comme si nous étions mariés. ” Elle tira son bas sur sa cuisse droite et
ajouta sans se hâter :
“ Comme si j'étais avec toi. ”
L'inconscience, la hardiesse ou la rouerie de cette femme, car je ne savais à
quoi m'en tenir achevaient d'égarer tous mes sentiments, hors celui de la
souffrance morale. J'étais encore plus malheureux qu'irrésolu ; mais
malheureux à pleurer Je la pris sur mes genoux, très doucement. Elle se
laissa faire.
“ Mon enfant, lui dis−je, écoute−moi. Je ne peux plus vivre ainsi que je
fais depuis un an à ton caprice. Il faut que tu me parles en toute franchise et
peut−être pour la dernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes
encore un jour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plus jamais.
Est−ce cela que tu veux, Conchita ? ”
Elle répondit, et d'un ton si nouveau qu'il me semblait entendre une autre
femme :
“ Don Mateo, vous ne m'avez jamais comprise. Vous avez cru que vous me
poursuiviez et que je me refusais à vous, quand au contraire c'est moi qui
vous aime et qui vous veux pour toute ma vie. Souvenez−vous de la
Fabrique. Est−ce vous qui m'avez abordée ? Est−ce vous qui m'avez
emmenée ?
Non. C'est moi qui ai couru après vous dans la rue, qui vous ai entraîné
chez ma mère, et retenu presque de force tant j'avais peur de vous perdre.
Et le lendemain... vous rappelez−vous aussi ? Vous êtes entré. J'étais seule.
vous ne m'avez même pas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil,
le dos tourné à la fenêtre... Je me suis jetée sur vous, j'ai pris votre tête
avec mes mains, votre bouche avec ma bouche et, − je ne vous l'avais
jamais dit, − mais j'étais toute jeune alors et c'est pendant ce baiser, Mateo,
que j'ai senti fondre en moi le plaisir pour la première fois de ma vie...
J'étais sur vos genoux, comme maintenant... ” Je la serrai dans mes bras,
brisé d'émotion. Elle m'avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi
comme elle voulait.
La Femme et le Pantin
XI 65
“ Je n'ai jamais aimé que vous, poursuivit−elle, depuis cette nuit de
décembre où je vous ai vu en chemin de fer, comme je venais de quitter
mon couvent d'Avila. Je vous aimais d'abord parce que vous êtes beau.
Vous avez des yeux si brillants et si tendres qu'il me semblait que toutes
les femmes avaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits
j'ai pensé à ces yeux−là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce que
vous êtes bon. Je n'aurais pas voulu lier ma vie à celle d'un homme égoïste
et beau, car vous savez que je m'aime trop moi−même pour accepter de
n'être heureuse qu'à moitié. Je voulais tout le bonheur et j'ai vu bien vite
que si je vous le demandais, vous me le donneriez.
− Mais alors, mon coeur, pourquoi ce long silence ?
− Parce que je ne me contente pas de ce qui suffit à d'autres femmes. Non
seulement je veux tout le bonheur, mais je le veux pour toute ma vie. Je
veux vous épouser, Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne
m'aimerez plus. Oh ! ne craignez rien : nous n'irons pas à l'église, ni devant
l'alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège les amours sincères,
et j'irai en paradis avant bien des femmes mariées. Je ne vous demanderai
pas de m'épouser publiquement parce que je sais que cela ne se peut pas...
Vous n'appellerez, jamais doua Concepcion Perez de Diaz la femme qui a
dansé nue dans l'horrible bouge où nous sommes, devant tous les Anglais
qui ont passé là... ” Et elle éclata en larmes.
“ Concepcion, mon enfant, disais−je bouleversé, calme−toi. Je t'aime. Je
ferai ce que tu voudras.
− Non, cria−t−elle avec un sanglot. Non, je ne le veux pas !
C'est une chose impossible ! Je ne veux pas que vous souilliez votre nom
par le mien. Voyez, maintenant, c'est moi qui n'accepte plus votre
générosité. Mateo, nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me
traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je
ne vous demande pas grand−chose : seulement une petite maison à moi
quelque part près de vous. Et une dot.
La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je
n'ai rien à vous donner mon âme. Rien que mon amour éternel, avec ma
virginité que je vous ai gardée contre tous. ”
La Femme et le Pantin
XI 66
XII
SCENE DERRIERE UNE GRILLE FERMÉE
Jamais elle n'avait pris ce ton, si ému et si simple, pour m'adresser la
parole. Je crus avoir enfin dégagé son âme véritable du masque ironique et
orgueilleux qui me l'avait celée trop longtemps et une vie nouvelle s'ouvrit
à ma convalescence morale.
(Connaissez−vous, au musée de Madrid, une singulière toile de Goya, la
première à gauche en entrant dans la salle du dernier étage ? Quatre
femmes en jupe espagnole, sur une pelouse de jardin, tendent un châle par
les quatre bouts, et y font sauter en riant un pantin grand comme un
homme...)
Bref, nous revînmes à Séville.
Elle avait repris sa voix railleuse et son sourire particulier ; mais je ne me
sentais plus inquiet. Un proverbe espagnol nous dit : “ La femme, comme
la chatte, est à qui la soigne. ” Je la soignais si bien, et j'étais si heureux
qu'elle se laissât faire !
J'étais arrivé à me convaincre que son chemin vers moi n'avait jamais
dévié ; qu'elle m'avait réellement abordé la première et séduit peu à peu ;
que ses deux fuites étaient justifiées non pas par les misérables calculs dont
j'avais eu le soupçon, mais par ma faute, ma seule faute et l'oubli de mes
engagements. Je l'excusais même de sa danse indécente, en songeant
qu'elle avait alors désespéré de vivre jamais son rêve avec moi, et qu'une
fille vierge, à Cadiz, ne peut guère gagner son pain sans prendre au moins
les apparences d'une créature de plaisir.
Enfin, que vous dire ? je l'aimais.
Le jour même de notre retour je choisis pour elle un hôtel privé dans la
calle Lucena, devant la paroisse San−Isidono. C'est un quartier silencieux,
presque désert en été, mais frais et plein d'ombre. Je la voyais heureuse
dans cette rue mauve et jaune, non loin de la calle del Candilejo, où votre
XII 67
Carmen reçut don José. Il fallut meubler cette maison. Je voulais faire vite,
mais elle avait mille caprices. Huit jours interminables passèrent au milieu
des tapissiers et des emménageurs. C'était pour moi comme une semaine
de noces. Concha devenait presque tendre, et si elle résistait encore, il
semblait que ce fût mollement, comme pour ne pas oublier les promesses
qu'elle s'était faites. Je ne la brusquai point.
Lorsque je crus devoir lui constituer d'avance sa dot de maîtresse−épouse,
je me souvins de sa réserve le jour où elle m'avait demandé ce gage de
constance future. Elle ne m'imposait aucun chiffre. Je craignis de répondre
mal à sa discrétion et je lui remis cent mille douros qu'elle accepta
d'ailleurs comme une simple piécette.
La fin de la semaine approchait. J'étais excédé d'impatience. Jamais fiancé
ne souhaita plus ardemment le jour des noces. Désormais je ne redoutais
plus les coquetteries des temps écoulés : elle était à moi, j'avais lu en elle,
j'avais répondu à son pur désir de vie heureuse et sans reproche.
L'amour qu'elle n'avait pu me cacher pendant sa dernière nuit de danseuse
allait s'exprimer librement pour de longues années tranquilles, et toute la
joie m'attendait dans la blanche maison nuptiale de la calle Lucena.
Quelle devait être cette joie, c'est ce que vous allez entendre.
Par un caprice que j'avais trouvé charmant, elle avait voulu entrer la
première dans sa nouvelle maison enfin prête pour nous deux, et m'y
recevoir comme un hôte clandestin, toute seule, à l'heure de minuit.
l'arrive : la grille était fermée aux barres.
Je sonne : après quelques instants, Concha descend, et me sourit. Elle
portait une jupe toute rose, un petit châle couleur de crème et deux grosses
fleurs rouges aux cheveux.
A la vive clarté de la nuit, je voyais chacun de ses traits.
Elle approcha de la grille, toujours souriante et sans hâte :
“ Baisez mes mains ”, me dit−elle.
La grille demeurait fermée.
“ A présent, baisez le bas de ma jupe, et le bout de mon pied sous la mule.
” Sa voix était comme radieuse.
Elle reprit :
“ C'est bien. Maintenant, allez−vous−en. ”
Une sueur d'effroi coula sur mes tempes. Il me semblait que je devinais
La Femme et le Pantin
XII 68
tout ce qu'elle allait dire et faire.
“ Conchita, ma fille... Tu ris... dis−moi que tu ris.
− Ah ! oui, je ris ! je vais te le dire, tiens ! s'il ne te faut que cela. Je ris ! je
ris ! es−tu content ? Je ris de tout mon coeur écoute, écoute comme je ris
bien ! Ha ! ha ! je ris comme personne n'a ri depuis que le rire est sur les
bouches ! Je me pâme, j'étouffe, j'éclate de rire ! on ne m'a jamais vue si
gaie ; je ris comme si j'étais grise. Regarde−moi bien, Mateo, regarde
comme je suis contente ! ”
Elle leva ses deux bras et fit claquer ses doigts dans un geste de danse.
“ Libre ! je suis libre de toi ! libre pour toute ma vie ! maîtresse de mon
corps et de mon sang ! oh ! n'essaye pas d'entrer, la grille est trop solide !
Mais reste encore un peu, je ne serais pas heureuse si je ne t'avais pas dit
tout ce que j'ai sur le coeur. ”
Elle avança encore, et me parla de tout près, la tête entre les ongles, avec
un accent de férocité.
“ Mateo, j'ai horreur de toi. Je ne trouverai jamais assez de mots pour te
dire combien je te hais. Tu serais couvert d'ulcères, d'ordure et de vermine
que je n'aurais pas plus de répulsion quand ta peau approche de ma peau.
Si Dieu le veut, c'est fini maintenant. Depuis quatorze mois, je me sauve
d'où tu es, et toujours tu me reprends et toujours tes mains me touchent, tes
bras m'étreignent, ta bouche me cherche. Quel dégoût ! La nuit, je crachais
dans la ruelle après chacun de tes baisers. Tu ne sauras jamais ce que je
sentais dans ma chair quand tu entrais dans mon lit ! Oh ! comme je t'ai
bien détesté ! comme j'ai prié Dieu contre toi !
J'ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meures le
lendemain du jour où je t'aurais ruiné. Qu'il en soit comme Dieu voudra !
je ne m'en soucie plus, je suis libre ! Va−t'en Mateo. J'ai tout dit. ” Je
restais immobile comme une pierre.
Elle me répéta :
“ Va−t'en ! Tu n'as pas compris ? ” Puis comme je ne pouvais ni parler ni
partir la langue sèche et les jambes glacées, elle se rejeta vers l'escalier et
une sorte de furie flamba dans ses yeux.
“ Tu ne veux pas t'en aller ! cria−t−elle. Tu ne veux pas t'en aller ? Eh
bien ! tu vas voir ! ” Et, dans un appel de triomphe, elle cria : “ Morenito !
” Mes deux bras tremblaient si fort que je secouais les barres de la grille où
La Femme et le Pantin
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s'étaient crispés mes poings.
Il était là. Je le vis descendre.
Elle jeta son châle en arrière et lui ouvrit ses deux bras nus.
“ Le voilà, mon amant ! Regarde comme il est joli ! Et comme il est jeune,
Mateo ! Regarde−moi bien : je l'adore !...
Mon petit coeur donne−moi ta bouche !... Encore une fois...
Encore une fois... Plus longtemps... Qu'elle est douce, ma vie !... Oh ! que
je me sens amoureuse !... ” Elle lui disait encore beaucoup d'autres
choses...
Enfin... comme si elle jugeait que ma torture n'était pas au comble... elle...
j'ose à peine vous le dire, Monsieur.. elle s'est unie à lui... là... sous mes
yeux... à mes pieds...
J'ai encore dans les oreilles, comme un bourdonnement d'agonie, les râles
de joie qui firent trembler sa bouche pendant que la mienne étouffait, − et
aussi l'accent de sa voix, quand elle me jeta cette dernière phrase en
remontant avec son amant :
“ La guitare est à moi, j'en joue à qui me plaît ! ”
La Femme et le Pantin
XII 70
XIII
COMMENT MATEO REÇUT
UNE VISITE, ET CE QUI S'ENSUIVIT
Si je ne me suis pas tué en rentrant chez moi, c'est sans doute parce
qu'au−dessus de mon existence déchirée une colère plus énergique me
soutint et me conseilla.
Incapable de dormir je ne me couchai même point. Le jour me trouva
debout et marchant, dans la pièce où nous sommes, des fenêtres à la porte.
En passant devant une glace, je vis sans étonnement que j'étais devenu gris.
Au matin, on me servit un premier déjeuner quelconque sur une table du
jardin. J'étais là depuis dix minutes, sans faim, sans souffrance, sans
pensée, quand je vis venir à moi du fond d'une allée, presque du fond d'un
rêve, Concha.
Oh ! ne soyez pas surpris. Rien n'est imprévu quand on parle d'elle.
Chacune de ses actions est toujours, à coup sûr stupéfiante et scélérate.
Tandis qu'elle approchait de moi, je me demandais anxieusement quelle
convoitise la poussait, du désir de contempler une fois encore son
triomphe, ou du sentiment qu'elle pourrait peut−être, par une manoeuvre
aventureuse, achever à son profit ma ruine matérielle. L'une et l'autre
explications étaient également vraisemblables.
Elle se pencha de côté pour passer sous une branche, ferma son ombrelle et
son éventail, puis s'assit en face de moi, la main droite posée sur ma table.
Je me souviens qu'il y avait derrière elle un massif et qu'une bêche luisante
et mince y était plantée dans la terre.
Pendant le long silence qui suivit, une tentation m'obséda de prendre cette
bêche à la main, de jeter la femme sur le gazon, et de la trancher en deux,
là, comme un ver rouge...
“ J'étais venue, me dit−elle enfin, savoir comment tu étais mort. Je croyais
que tu m'aimais davantage et que tu te serais tué dans la nuit. ” Puis elle
XIII 71
versa le chocolat dans ma tasse vide et y trempa ses lèvres mobiles en
ajoutant comme pour elle−même :
“ Pas assez cuit. C'est bien mauvais. ”
Quand elle eut achevé, elle se leva, ouvrit son ombrelle, et me dit :
“ Rentrons. Je te réserve une surprise. ” Et je pensai :
− “ Moi aussi. ” Mais je n'ouvris pas la bouche.
Nous montâmes l'escalier de la véranda. Elle courait en avant et chantait
un air de zarzuela connue avec une lenteur qui voulait sans doute m'en
faire mieux sentir l'allusion :
“ Et si à moi il ne me plaît pas
Que tu ailles à son bras ?
− Alors j'irais avec lui à la fête
Et aux taureaux de Carabanchel ! ”
De son propre mouvement elle entra dans une pièce...
Monsieur ce n'est pas moi qui l'ai poussée là... ce qui est arrivé ensuite, ce
n'est pas moi qui l'ai voulu... Notre destinée était ainsi faite... Il fallait que
tout arrivât.
La pièce où elle entra, je vous la montrerai tout à l'heure, c'est une petite
salle toute tendue de tapis, sourde et sombre comme une tombe, sans autres
meubles que des divans. J'y allais fumer autrefois. Maintenant, elle est
abandonnée.
J'y pénétrai derrière elle ; je fermai la porte à clef sans qu'elle entendît la
serrure ; puis un flux de sang me monta aux yeux, une colère amassée jour
à jour depuis plus de quatorze mois, et, me retournant vers sa face, je
l'assommai d'un soufflet.
C'était la première fois que je frappais une femme. J'en restais aussi
tremblant qu'elle, qui s'était rejetée en arrière, l'air hébété, claquant des
dents.
“ Toi... toi... Mateo... tu me fais cela... ” Et au milieu d'injures violentes,
elle cria :
“ Sois tranquille ! tu ne me toucheras pas deux fois ! ” Elle fouillait dans sa
La Femme et le Pantin
XIII 72
jarretière où tant de femmes cachent une petite arme, quand je lui broyai la
main et jetai le couteau sur un dais qui touchait presque au plafond.
Puis je la fis tomber à genoux en tenant ses deux poignets dans ma seule
main gauche.
“ Concha, lui dis−je, tu n'entendras de moi ni insultes, ni reproches Écoute
bien : tu m'as fait souffrir au−delà de toute force humaine. Tu as inventé
des tortures morales pour les essayer sur le seul homme qui t'ait
passionnément aimée. Je te déclare ici que je vais te posséder par la force,
et non pas une fois, m'entends−tu ? mais autant de fois qu'il me plaira de te
saisir avant la nuit.
− Jamais !,jamais je ne serai à toi ! cria−t−elle. Tu me fais horreur : je te
l'ai dit. Je te hais comme la mort ! Je te hais plus qu'elle ! Assassine−moi
donc ! tu ne m'auras pas avant ! ” C'est alors que je commençai à la frapper
en silence...
J'étais vraiment devenu fou... je ne sais plus bien ce qui s'est passé... mes
yeux voyaient mal... ma tête ne pensait plus...
Je me souviens seulement que je la frappais avec la régularité d'un paysan
qui bat au fléau, − et toujours sur les mêmes points : le sommet de la tête et
l'épaule gauche... Je n'ai jamais entendu d'aussi horribles cris...
Cela dura peut−être un quart d'heure. Elle n'avait pas dit une parole, ni
pour demander grâce, ni pour s'abandonner Je m'arrêtai quand mon poing
fut devenu trop douloureux, puis je lui lâchai les deux mains.
Elle se laissa tomber de côté, les bras étendus devant elle, la tête en arrière,
les cheveux défaits, et ses cris se transformèrent brusquement en sanglots.
Elle pleurait comme une petite fille, toujours du même ton, aussi
longtemps qu'elle pouvait sans reprendre haleine. Par moments, je croyais
qu'elle étouffait. Je vois encore le mouvement qu'elle faisait sans cesse
avec son épaule meurtrie, et ses mains dans ses cheveux retirer les
épingles...
Alors j'eus tellement pitié d'elle et honte de moi, que j'oubliai presque,
pour un temps, la scène atroce de la veille...
Concha s'était relevée un peu : elle se tenait encore à genoux, les mains
près des joues, les yeux levés à moi... Il semblait qu'il n'y avait plus
l'ombre d'un reproche dans ces yeux−là, mais... je ne sais comment
m'exprimer.. une sorte d'adoration... D'abord ses lèvres tremblaient si fort
La Femme et le Pantin
XIII 73
qu'elle ne pouvait pas articuler... Puis je distinguai faiblement :
“ Oh ! Mateo ! comme tu m'aimes ! ” Elle se rapprocha, toujours sur les
genoux, et murmura :
“ Pardon, Mateo ! Pardon ! je t'aime aussi... ” Pour la première fois, elle
était sincère. Mais moi, je ne la croyais plus. Elle poursuivit :
“ Que tu m'as bien battue, mon coeur ! Que c'était doux !
Que c'était bon... Pardon pour tout ce que je t'ai fait ! J'étais folle... Je ne
savais pas... Tu as donc bien souffert pour moi ?... Pardon ! Pardon !
Pardon, Mateo ! ” Et elle me dit encore, de la même voix douce :
“ Tu ne me prendras pas de force. Je t'attends dans mes bras. Aide−moi à
me lever. Je t'ai dit que je te réservais une surprise ? Eh bien, tu le verras
tout à l'heure, tu le verras : je suis toujours vierge. La scène d'hier n'était
qu'une comédie, pour te faire mal... car je puis te le dire, maintenant : je ne
t'aimais guère, jusqu'aujourd'hui. Mais j'étais bien trop orgueilleuse pour
prendre un Morenito... Je suis à toi, Mateo. Je serai ta femme ce matin si
Dieu veut. Essaye d'oublier le passé et de comprendre ma pauvre petite
âme.
Moi, je m'y perds. Je crois que je m'éveille. Je te vois comme je ne t'ai
jamais vu. Viens à moi. ”
Et en effet, Monsieur elle était vierge...
La Femme et le Pantin
XIII 74
XIV
OU CONCHA CHANGE DE VIE,
MAIS NON DE CARACTERE
Ceci ferait une fin de roman, et tout serait bien qui finirait par une telle
conclusion ! Hélas ! que ne puis−je m'arrêter là ! Vous le saurez peut−être
un jour : jamais un malheur ne s'efface au cours d'une existence humaine ;
jamais une plaie n'est guérie ; jamais la main féminine qui sema l'angoisse
et les larmes ne saura cultiver la joie dans le même champ déchiré.
Huit jours après ce matin−là (je dis huit jours ; cela n'a pas été long),
Concha rentra, un dimanche soir, quelques minutes avant le dîner, en me
disant :
“ Devine qui j'ai vu ? Quelqu'un que j'aime bien... Cherche un peu... J'ai été
contente. ” Je me taisais.
“ J'ai vu le Morenito, reprit−elle. Il passait dans Las Sierpes, devant le
magasin Gasquet. Nous sommes allés ensemble à la Cerveceria. Tu sais, je
t'ai dit du mal de lui ; mais je n'ai pas dit tout ce que je pense. Il est joli,
mon petit ami de Cadiz. Voyons, tu l'as vu, tu le sais bien. Il a des yeux
brillants avec de longs cils ; moi j'adore les longs cils, cela fait le regard si
profond ! Et puis, il n'a pas de moustaches, sa bouche est bien faite, ses
dents blanches... Toutes les femmes se passent la langue sur les lèvres
quand elles le voient si gentil.
− Tu plaisantes, Conchita... ce n'est pas possible... Tu n'as vu personne,
dis−le−moi ?
− Ah ! tu ne me crois pas ? Comme il te plaira... Alors je ne te dirai jamais
ce qui s'est passé ensuite.
− Dis−le−moi immédiatement ! m'écriai−je en lui saisissant le bras.
− Oh ! ne t'emporte pas ! je vais te le dire ! Pourquoi me cacherais−je ?
C'est mon plaisir, je le prends. Nous sommes allés ensemble en dehors de
XIV 75
la ville, Par un chemin très clair, très clair, très clair à la Cruz del Campo.
Faut−il continuer ? Nous avons visité toute la maison pour choisir le
cabinet où nous aurions le meilleur divan... ” Et comme je me dressais, elle
acheva, derrière ses deux mains protectrices :
“ Va, c'est bien naturel. Il a la peau si douce, et il est tellement plus joli que
toi ! ”
Que voulez−vous ? je la frappai encore. Et brutalement, d'une main dure,
de façon à me révolter moi−même. Elle cria, elle sanglota, elle se prosterna
dans un coin, la tête sur les genoux, les mains tordues.
Et puis, dès qu'elle put parler elle me dit, la voix pleine de larmes :
“ Mon coeur, ce n'était pas vrai... Je suis allée aux toros...
j'y ai passé la journée... mon billet est dans ma poche...
prends−le... J'étais seule avec ton ami G... et sa femme. Ils m'ont parlé, ils
pourront te le dire... J'ai vu tuer les six taureaux, et je n'ai pas quitté ma
place et je suis revenue directement.
− Mais alors, pourquoi m'as−tu dit... ?
− Pour que tu me battes, Mateo. Quand je sens ta force, je t'aime, je
t'aime ; tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse de pleurer à cause de
toi. viens, maintenant. Guéris−moi bien vite. ” Et il en fut ainsi, Monsieur,
jusqu'à la fin. Quand elle se fut convaincue que ses fausses confessions ne
m'abusaient plus, et que j'avais toutes les raisons de croire à sa fidélité, elle
inventa de nouveaux prétextes pour exciter en moi des colères
quotidiennes. Et le soir, dans la circonstance où toutes les femmes
répètent : “ Tu m'aimeras longtemps ”, j'entendais, moi, ces phrases
stupéfiantes (mais réelles : je n'invente rien) : “ Mateo, tu me battras
encore ? Promets−le−moi : tu me battras bien ! Tu me tueras ! Dis−moi
que tu me tueras ! ”
Ne croyez pas, cependant, que cette singulière prédilection fût la base de
son caractère : non ; si elle avait le besoin du châtiment, elle avait aussi la
passion de la faute. Elle faisait mal, non pour le plaisir de pécher mais pour
la joie de faire mal à quelqu'un. Son rôle dans la vie se bornait là :
semer la souffrance et la regarder croître.
Ce furent d'abord des jalousies dont vous ne pouvez avoir idée. Sur mes
amis et sur toutes les personnes qui composaient mon entourage, elle
répandit des bruits tels, et au besoin se montra directement si insultante
La Femme et le Pantin
XIV 76
que je rompis avec tous et restai seul bientôt. L'aspect d'une femme, quelle
qu'elle fût, suffisait à la mettre en fureur. Elle renvoya toutes mes
domestiques, depuis la fille de basse−cour jusqu'à la cuisinière, quoiqu'elle
sût parfaitement que je ne leur parlais même pas. Puis elle chassa de la
même façon celles qu'elle avait choisies elle−même. Je fus contraint de
changer tous mes fournisseurs, parce que la femme du coiffeur était
blonde, parce que la fille du libraire était brune, et parce que la marchande
de cigares me demandait de mes nouvelles quand j'entrais dans sa
boutique. Je renonçai en peu de temps à me montrer au théâtre : en effet, si
je regardais la salle, c'était pour me repaître de la beauté d'une femme, et si
je regardais la scène, c'était une preuve décisive que je devenais amoureux
d'une actrice. Pour les mêmes raisons, je cessai de me promener avec elle
en public : le moindre salut devenait à ses yeux une sorte de déclaration. Je
ne pouvais ni feuilleter des gravures, ni lire un roman, ni regarder une
Vierge, sous peine d'être accusé de tendresse à l'égard du modèle, de
l'héroïne ou de la Madone. Je cédais toujours, je l'aimais tant ! Mais après
quelles luttes fastidieuses !
En même temps que sa jalousie s'exerçait ainsi contre moi, elle tentait
d'entretenir la mienne, par des moyens qui, de factices qu'ils étaient en
premier lieu, devinrent plus tard véritables.
Elle me trompa. Au soin qu'elle prenait de m'en avertir chaque fois, je
reconnus qu'elle cherchait moins sa propre émotion que la mienne ; mais
enfin, même moralement, ce n'était guère une excuse valable, et en tout
cas, lorsqu'elle revenait de ces aventures particulières, je n'étais pas en état
de faire leur apologie, vous le comprendrez sans peine.
Bientôt, il ne lui suffit plus de me rapporter les preuves de ses infidélités.
Elle voulut renouveler la scène de la grille, et cette fois sans aucune feinte.
Oui ! Elle machina, contre elle−même, une surprise en flagrant délit !
Ce fut un matin. Je m'éveillai tard : je ne la vis pas à mon côté. Une lettre
était sur la table et me disait en quelques lignes :
“ Mateo qui ne m'aimes plus ! Je me suis levée pendant ton sommeil et j'ai
été retrouver mon amant, hôtel x..., chambre 6 ; ta peux me tuer là si tu
veux, la serrure restera ouverte.
Je prolongerai ma nuit d'amour jusqu'à la fin de la matinée.
La Femme et le Pantin
XIV 77
viens donc ! j'aurai peut−être la chance que tu me voies pendant une
étreinte. ” Je t'adore. ”
CONCHA. ”
J'y allai. Quelle heure que celle−là, mon Dieu ! Un duel suivit. Ce fut un
scandale public. On a pu vous en parler...
Et quand je pense que tout ceci était fait “ pour m'attacher ” ! Jusqu'où
l'imagination des femmes peut−elle les aveugler sur l'amour viril !
Ce que je vis dans cette chambre d'hôtel survécut désormais comme un
voile entre Concha et moi. Au lieu de fouetter mon désir, comme elle
l'avait espéré, ce souvenir se trouva répandre sur tout son corps quelque
chose d'odieux et d'ineffaçable dont elle resta imprégnée. Je la repris
pourtant ; mais mon amour pour elle était à jamais blessé. Nos querelles
devinrent plus fréquentes, plus âpres, plus brutales aussi. Elle s'accrochait
à ma vie avec une sorte de fureur. C'était pur égoïsme et passion
personnelle. Son âme foncièrement mauvaise ne soupçonnait même pas
qu'on pût aimer autrement. A tout prix, par tous les moyens, elle me
voulait enfermé dans la ceinture de ses bras.
− Je m'échappai enfin.
Cela se fit un jour, tout à coup, après une scène entre mille, simplement
parce que c'était inévitable.
Une petite gitana, marchande de corbeilles, avait monté l'escalier du jardin
pour m'offrir ses pauvres ouvrages de joncs tressés et de feuilles de
roseaux. J'allais lui faire une charité, quand je vis Concha s'élancer vers
elle et lui dire avec cent injures qu'elle était déjà venue le mois précédent,
qu'elle prétendait sans doute m'offrir bien autre chose que ses corbeilles,
ajoutant qu'on voyait bien à ses yeux son véritable métier, que si elle
marchait pieds nus c'était pour montrer ses jambes, et qu'il fallait être sans
pudeur pour aller ainsi de porte en porte avec un jupon déchiré à la chasse
des amoureux. Tout cela, semé d'outrages que je ne vous répète pas, et dit
de la voix la plus rogue. Puis elle lui arracha toute sa marchandise, la brisa,
la piétina... Je vous laisse à deviner les sanglots et les tremblements de la
malheureuse petite. Naturellement je la dédommageai. D'où bataille.
La scène de ce jour−là ne fut ni plus violente ni plus fastidieuse que les
La Femme et le Pantin
XIV 78
autres ; pourtant elle fut définitive : je ne sais pas encore pourquoi.
“ Tu me quittes pour une bohémienne !
− Mais non. Je te quitte pour la paix. ”
Trois jours après, j'étais à Tanger Elle me rejoignit. Je partis en caravane
dans l'intérieur où elle ne pouvait me suivre, et je restai plusieurs mois sans
nouvelles d'Espagne.
Quand je revis Tanger quatorze lettres d'elle m'attendaient à la poste. Je
pris un paquebot qui me conduisit en Italie. Huit autres lettres me
parvinrent encore. Puis ce fut le silence.
Je ne rentrai à Séville qu'après un an de voyages. Elle était mariée depuis
quinze jours à un jeune fou, d'ailleurs bien né, qu'elle a fait envoyer en
Bolivie avec une hâte significative. Dans sa dernière lettre, elle me disait :
“.Je serai à toi seul, ou alors à qui voudra. ” J'imagine qu'elle est en train de
tenir sa seconde promesse.
J'ai tout dit, Monsieur. Vous connaissez maintenant Concepcion Perez.
Pour moi, j'ai eu la vie brisée pour l'avoir trouvée sur ma route. Je n'attends
plus rien d'elle, que l'oubli ; mais une expérience si durement acquise peut
et doit se transmettre en cas de danger. Ne soyez pas surpris si j'ai tenu à
coeur de vous parler ainsi. Le carnaval est mort hier ; la vie réelle
recommence ; j'ai soulevé un instant pour vous le masque d'une femme
inconnue.
“ Je vous remercie ”, dit gravement André, en lui serrant les deux mains.
La Femme et le Pantin
XIV 79
XV
OUI EST L'ÉPILOGUE
ET AUSSI LA MORALITÉ DE CETTE HISTOIRE
André revint à pied vers la ville. Il était sept heures du soir. La
métamorphose de la terre s'achevait insensiblement par un clair de lune
enchanté.
Pour ne pas revenir par le même chemin − ou pour toute autre raison, − il
prit la route d'Empalme après un long détour à travers la campagne.
Le vent du sud l'enivrait d'une chaleur intarissable qui, à cette heure déjà
nocturne, était encore plus voluptueuse.
Et comme il s'arrêtait, les yeux presque fermés, pour jouir de cette
sensation nouvelle avec frisson, une voiture le croisa, et s'arrêta
brusquement.
Il s'avança ; on lui parlait.
“ Je suis un peu en retard, murmurait une voix. Mais vous êtes gentil, vous
m'avez attendue. Bel inconnu qui m'attirez, devrais−je me confier à vous
sur cette route déserte et sombre ? Ah ! Seigneur ! vous le voyez bien : je
n'ai guère envie de mourir ce soir ! ” André jeta sur elle un regard qui
voyait toute une destinée ; puis, devenu soudain très pâle, il prit la place
vide auprès d'elle.
La voiture roula en pleine campagne jusqu'à une petite maison verte à
l'ombre de trois oliviers. On détela les chevaux. Ils dormirent. Le
lendemain, vers trois heures, ils reprirent le harnais. La voiture repartit
pour Séville et s'arrêta, 22, plaza del Triunfo.
Concha en descendit la première. André suivait. Ils entrèrent ensemble.
“ Rosalia ! dit−elle à une femme de chambre. Fais mes malles, vite ! Je
vais à Paris.
−Madame, il est venu ce matin un monsieur qui a demandé Madame, et qui
a beaucoup insisté pour entrer. Je ne le connais pas, mais il dit que
XV 80
Madame le connaît depuis longtemps et qu'il serait bien heureux si
Madame daignait le recevoir.
− A−t−il laissé une carte ?
− Non, Madame. ” Mais en même temps, un domestique se présentait,
portant une lettre, et André sut plus tard que la lettre était celle−ci :
“ Ma Conchita, je te pardonne. Je ne puis vivre ou tu n'es pas. Reviens.
C'est moi, maintenant, qui t'en supplie à genoux.”
Je baise tes pieds nus.”
MATEO. ”
Séville, 1896.
Naples, 1898.
La Femme et le Pantin
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