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Charles Darwin
De l'Origine des
Espèces
− Collection Sciences humaines −
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Table des matières
De l'Origine des Espèces............................................................................1
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE L'OPINION
RELATIVE À L'ORIGINE DES ESPÈCES AVANT LA
PUBLICATION DE LA PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE DU
PRÉSENT OUVRAGE......................................................................2
INTRODUCTION.............................................................................13
CHAPITRE I − DE LA VARIATION DES ESPÈCES À
L'ÉTAT DOMESTIQUE..................................................................18
CAUSES DE LA VARIABILITÉ.....................................................19
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU DU
NON−USAGE DES PARTIES ; VARIATION PAR
CORRELATION ; HÉRÉDITÉ.......................................................24
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES ;
DIFFICULTÉ DE DISTINGUER ENTRE LES VARIÉTÉS ET
LES ESPÈCES ; ORIGINE DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES
ATTRIBUÉE À UNE OU À PLUSIEURS ESPÈCE......................29
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIFFERENCES
ET LEUR ORIGINE........................................................................34
PRINCIPES DE SÉLECTION ANCIENNEMENT APPLIQUÉS
ET LEURS EFFETS.........................................................................43
SÉLECTION INCONSCIENTE.......................................................48
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA SÉLECTION
OPERÉE PAR L'HOMME...............................................................54
CHAPITRE II − DE LA VARIATION À L'ÉTAT DE
NATURE..........................................................................................58
VARIABILITÉ..................................................................................59
DIFFÉRENCES INDIVIDUELLES.................................................61
ESPÈCES DOUTEUSES..................................................................64
LES ESPÈCES COMMUNES ET TRÈS RÉPANDUES SONT
CELLES QUI VARIENT LE PLUS................................................72
LES ESPÈCES DES GENRES LES PLUS RICHES DANS
CHAQUE PAYS VARIENT PLUS FRÉQUEMMENT QUE
i
Table des matières
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DES GENRES MOINS RICHES...........................74
BEAUCOUP D'ESPÈCES COMPRISES DANS LES GENRES
LES PLUS RICHES RESSEMBLENT À DES VARIÉTÉS EN
CE QU'ELLES SONT TRÈS ÉTROITEMENT, MAIS
INÉGALEMENT VOISINES LES UNES DES AUTRES, ET
EN CE QU'ELLES ONT UN HABITAT TRES LIMITÉ...............77
RÉSUMÉ...........................................................................................80
CHAPITRE III − LA LUTTE POUR L'EXISTENCE......................81
L'EXPRESSION : LUTTE POUR L'EXISTENCE, EMPLOYÉE
DANS LE SENS FIGURÉ...............................................................84
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L'AUGMENTATION
DES INDIVIDUS.............................................................................85
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA
MULTIPLICATION........................................................................89
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX LES
ANIMAUX ET LES PLANTES DANS LA LUTTE POUR
L'EXISTENCE.................................................................................93
LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS ACHARNÉE
QUAND ELLE A LIEU ENTRE DES INDIVIDUS ET DES
VARIÉTÉS APPARTENANT À LA MÊME ESPÈCE..................98
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE OU LA
PERSISTANCE DU PLUS APTE.................................................101
SÉLECTION SEXUELLE..............................................................111
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION
NATURELLE OU DE LA PERSISTANCE DU PLUS APTE.....114
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS...........................................121
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCTION
DE NOUVELLES FORMES PAR LA SÉLECTION
NATURELLE.................................................................................127
LA SÉLECTION NATURELLE AMÈNE CERTAINES
EXTINCTIONS..............................................................................135
ii
Table des matières
De l'Origine des Espèces
DIVERGENCE DES CARACTÈRES............................................137
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION
NATURELLE, PAR SUITE DE LA DIVERGENCE DES
CARACTÈRES ET DE L'EXTINCTION, SUR LES
DESCENDANTS D'UN ANCÊTRE COMMUN..........................142
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION....................151
CONVERGENCE DES CARACTÈRES........................................156
RÉSUMÉ DU CHAPITRE..............................................................159
CHAPITRE V − DES LOIS DE LA VARIATION........................163
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATURELLE
SUR L'ACCROISSEMENT DE L'USAGE ET DU
NON−USAGE DES PARTIES......................................................166
ACCLIMATATION........................................................................172
VARIATIONS CORRÉLATIVES..................................................176
COMPENSATION ET ÉCONOMIE DE CROISSANCE..............180
LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENTAIRES
ET D'ORGANISATION INFÉRIEURE SONT VARIABLES.....182
UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOPPÉE
CHEZ UNE ESPÈCE QUELCONQUE
COMPARATIVEMENT À L'ÉTAT DE LA MÊME PARTIE
CHEZ LES ESPÈCES VOISINES, TEND À VARIER
BEAUCOUP...................................................................................184
LES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES SONT PLUS
VARIABLES QUE LES CARACTÈRES GÉNÉRIQUES...........188
LES CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES SONT
VARIABLES..................................................................................190
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES
VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE SORTE QU'UNE
VARIÉTÉ D'UNE ESPÈCE REVÊT SOUVENT UN
CARACTÈRE PROPRE À UNE ESPÈCE VOISINE, OU
FAIT RETOUR À QUELQUES−UNS DES CARACTÈRES
iii
Table des matières
De l'Origine des Espèces
D'UN ANCÊTRE ÉLOIGNÉ.........................................................193
RÉSUMÉ.........................................................................................201
CHAPITRE VI − DIFFICULTÉS SOULEVÉES CONTRE
L'HYPOTHÈSE DE LA DESCENDANCE AVEC
MODIFICATIONS.........................................................................204
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉS DE
TRANSITION................................................................................206
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES ÊTRES
ORGANISÉS AYANT UNE CONFORMATION ET DES
HABITUDES PARTICULIÈRES..................................................212
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES..............219
MODES DE TRANSITIONS..........................................................224
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE DE LA
SÉLECTION NATURELLE..........................................................228
ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE SUR LES
ORGANES PEU IMPORTANTS EN APPARENCE....................237
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTRINE
UTILITAIRE ; COMMENT S'ACQUIERT LA BEAUTÉ...........241
RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION
NATURELLE COMPREND LA LOI DE L'UNITÉ DE TYPE
ET DES CONDITIONS D'EXISTENCE.......................................247
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FAITES À LA
THÉORIE DE LA SÉLECTION NATURELLE...........................251
CHAPITRE VIII − INSTINCT.......................................................296
LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INSTINCT SE
TRANSMETTENT PAR HÉRÉDITÉ CHEZ LES ANIMAUX
DOMESTIQUES............................................................................302
INSTINCTS SPÉCIAUX................................................................306
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA THÉORIE
DE LA SÉLECTION NATURELLE AUX INSTINCTS :
INSECTES NEUTRES ET STÉRILES.........................................326
iv
Table des matières
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ.........................................................................................334
CHAPITRE IX − HYBRIDITÉ.......................................................336
DEGRÉS DE STÉRILITÉ...............................................................338
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES PREMIERS
CROISEMENTS ET DES HYBRIDES.........................................345
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES PREMIERS
CROISEMENTS ET DES HYBRIDES.........................................353
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RÉCIPROQUES............360
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES ET DE
LEURS DESCENDANTS MÉTIS N'EST PAS
UNIVERSELLE.............................................................................364
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES MÉTIS,
INDÉPENDAMMENT DE LEUR FÉCONDITÉ.........................369
RÉSUMÉ.........................................................................................373
CHAPITRE X − INSUFFISANCE DES DOCUMENTS
GÉOLOGIQUES............................................................................376
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE
L'APPRÉCIATION DE LA RAPIDITÉ DES DÉPOTS ET DE
L'ÉTENDUE DES DÉNUDATIONS............................................379
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS
PALÉONTOLOGIQUES...............................................................385
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS
INTERMÉDIAIRES DANS UNE FORMATION
QUELCONQUE.............................................................................392
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIERS
D'ESPÈCES ALLIÉES...................................................................402
DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D'ESPÈCES
ALLIÉES DANS LES COUCHES FOSSILIFÈRES LES
PLUS ANCIENNES.......................................................................407
RÉSUMÉ.........................................................................................412
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION GÉOLOGIQUE DES
v
Table des matières
De l'Origine des Espèces
ÊTRES ORGANISÉS.....................................................................413
EXTINCTION.................................................................................418
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS DES
FORMES VIVANTES DANS LE MONDE..................................423
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LES UNES
AVEC LES AUTRES ET AVEC LES FORMES VIVANTES.....429
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES FORMES
ANCIENNES COMPARÉ À CELUI DES FORMES
VIVANTES....................................................................................437
DE LA SUCCESSION DES MÊMES TYPES DANS LES
MÊMES ZONES PENDANT LES DERNIÈRES PÉRIODES
TERTIAIRES.................................................................................442
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE
PRÉCÉDENT.................................................................................445
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE...............449
CENTRES UNIQUES DE CRÉATION.........................................455
MOYENS DE DISPERSION..........................................................459
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE................469
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NORD ET
AU MIDI........................................................................................476
CHAPITRE XIII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE
(SUITE)..........................................................................................486
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE..................................................487
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES..............................492
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFÈRES
TERRESTRES DANS LES ÎLES OCÉANIQUES........................497
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS DES ÎLES
ET CEUX DU CONTINENT LE PLUS RAPPROCHÉ................502
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE
PRÉCÉDENT.................................................................................510
CHAPITRE XIV − AFFINITÉS MUTUELLES DES ÊTRES
vi
Table des matières
De l'Origine des Espèces
ORGANISÉS ; MORPHOLOGIE ; EMBRYOLOGIE ;
ORGANES RUDIMENTAIRES....................................................514
CLASSIFICATION.........................................................................515
RESSEMBLANCES ANALOGUES..............................................528
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT LES ÊTRES
ORGANISÉS..................................................................................534
MORPHOLOGIE............................................................................539
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE...................................545
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET
AVORTÉS......................................................................................558
RÉSUMÉ.........................................................................................566
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCLUSIONS.....568
GLOSSAIRE...................................................................................601
vii
De l'Origine des Espèces
Auteur : Charles Darwin
Catégorie : Sciences humaines
Je me propose de passer brièvement en revue les progrès de l'opinion
relativement à l'origine des espèces. Jusque tout récemment, la plupart des
naturalistes croyaient que les espèces sont des productions immuables
créées séparément. De nombreux savants ont habilement soutenu cette
hypothèse. Quelques autres, au contraire, ont admis que les espèces
éprouvent des modifications et que les formes actuelles descendent de
formes préexistantes par voie de génération régulière.
Licence : Domaine public
1
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS
DE L'OPINION RELATIVE À L'ORIGINE DES
ESPÈCES AVANT LA PUBLICATION DE LA
PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE DU
PRÉSENT OUVRAGE.
Je me propose de passer brièvement en revue les progrès de l'opinion
relativement à l'origine des espèces. Jusque tout récemment, la plupart des
naturalistes croyaient que les espèces sont des productions immuables
créées séparément. De nombreux savants ont habilement soutenu cette
hypothèse. Quelques autres, au contraire, ont admis que les espèces
éprouvent des modifications et que les formes actuelles descendent de
formes préexistantes par voie de génération régulière. Si on laisse de côté
les allusions qu'on trouve à cet égard dans les auteurs de l'antiquité,
[Aristote, dans ses Physicœ Auscultationes (lib. II, cap. VIII, § 2), après
avoir remarqué que la pluie ne tombe pas plus pour faire croître le blé
qu'elle ne tombe pour l'avarier lorsque le fermier le bat en plein air,
applique le même argument aux organismes et ajoute (M. Clair Grece m'a
le premier signalé ce passage) : « Pourquoi les différentes parties (du
corps) n'auraient−elles pas dans la nature ces rapports purement
accidentels ? Les dents, par exemple, croissent nécessairement tranchantes
sur le devant de la bouche, pour diviser les aliments les molaires plates
servent à mastiquer ; pourtant elles n'ont pas été faites dans ce but, et cette
forme est le résultat d'un accident. Il en est de même pour les autres parties
qui paraissent adaptées à un but. Partout donc, toutes choses réunies
(c'est−à−dire l'ensemble des parties d'un tout) se sont constituées comme si
elles avaient été faites en vue de quelque chose ; celles façonnées d'une
manière appropriée par une spontanéité interne se sont conservées, tandis
que, dans le cas contraire, elles ont péri et périssent encore. » On trouve là
une ébauche des principes de la sélection naturelle ; mais les observations
sur la conformation des dents indiquent combien peu Aristote comprenait
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 2
ces principes.] Buffon est le premier qui, dans les temps modernes, a traité
ce sujet au point de vue essentiellement scientifique. Toutefois, comme ses
opinions ont beaucoup varié à diverses époques, et qu'il n'aborde ni les
causes ni les moyens de la transformation de l'espèce, il est inutile d'entrer
ici dans de plus amples détails sur ses travaux.
Lamarck est le premier qui éveilla par ses conclusions une attention
sérieuse sur ce sujet. Ce savant, justement célèbre, publia pour la première
fois ses opinions en 1801 ; il les développa considérablement, en 1809,
dans sa Philosophie zoologique, et subséquemment, en 1815, dans
l'introduction à son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres. Il soutint
dans ces ouvrages la doctrine que toutes les espèces, l'homme compris,
descendent d'autres espèces. Le premier, il rendit à la science l'éminent
service de déclarer que tout changement dans le monde organique, aussi
bien que dans le monde inorganique, est le résultat d'une loi, et non d'une
intervention miraculeuse. L'impossibilité d'établir une distinction entre les
espèces et les variétés, la gradation si parfaite des formes dans certains
groupes, et l'analogie des productions domestiques, paraissent avoir
conduit Lamarck à ses conclusions sur les changements graduels des
espèces. Quant aux causes de la modification, il les chercha en partie dans
l'action directe des conditions physiques d'existence, dans le croisement
des formes déjà existantes, et surtout dans l'usage et le défaut d'usage,
c'est−à−dire dans les effets de l'habitude. C'est à cette dernière cause qu'il
semble rattacher toutes les admirables adaptations de la nature, telles que
le long cou de la girafe, qui lui permet de brouter les feuilles des arbres. Il
admet également une loi de développement progressif ; or, comme toutes
les formes de la vie tendent ainsi au perfectionnement, il explique
l'existence actuelle d'organismes très simples par la génération spontanée.
[C'est à l'excellente histoire d'Isidore Geoffroy Saint−Hilaire (Hist. nat.
générale, 1859, t. II, p. 405) que j'ai emprunté la date de la première
publication de Lamarck ; cet ouvrage contient aussi un résumé des
conclusions de Buffon sur le même sujet. Il est curieux de voir combien le
docteur Erasme Darwin, mon grand−père, dans sa Zoonomia (vol. I, p.
500−510), publiée en 1794, a devancé Lamarck dans ses idées et ses
erreurs. D'après Isidore Geoffroy, Gœthe partageait complètement les
mêmes idées, comme le prouve l'introduction d'un ouvrage écrit en 1794 et
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 3
1795, mais publié beaucoup plus tard. Il a insisté sur ce point (Gœthe als
Naturforscher, par le docteur Karl Meding, p. 34), que les naturalistes
auront à rechercher, par exemple, comment le bétail a acquis ses cornes, et
non à quoi elles servent. C'est là un cas assez singulier de l'apparition à peu
près simultanée d'opinions semblables, car il se trouve que Gœthe en
Allemagne, le docteur Darwin en Angleterre, et Geoffroy Saint−Hilaire en
France arrivent, dans les années 1794−95, à la même conclusion sur
l'origine des espèces.]
Geoffroy Saint−Hilaire, ainsi qu'on peut le voir dans l'histoire de sa vie,
écrite par son fils, avait déjà, en 1795, soupçonné que ce que nous
appelons les espèces ne sont que des déviations variées d'un même type.
Ce fut seulement en 1828 qu'il se déclara convaincu que les mêmes formes
ne se sont pas perpétuées depuis l'origine de toutes choses ; il semble avoir
regardé les conditions d'existence ou le monde ambiant comme la cause
principale de chaque transformation. Un peu timide dans ses conclusions,
il ne croyait pas que les espèces existantes fussent en voie de
modification ; et, comme l'ajoute son fils, « c'est donc un problème à
réserver entièrement à l'avenir, à supposer même que l'avenir doive avoir
prise sur lui. »
Le docteur W.−C. Wells, en 1813, adressa à la Société royale un mémoire
sur une « femme blanche, dont la peau, dans certaines parties, ressemblait
à celle d'un nègre », mémoire qui ne fut publié qu'en 1818 avec ses fameux
Two Essays upon Dew and Single Vision. Il admet distinctement dans ce
mémoire le principe de la sélection naturelle, et c'est la première fois qu'il a
été publiquement soutenu ; mais il ne l'applique qu'aux races humaines, et
à certains caractères seulement. Après avoir remarqué que les nègres et les
mulâtres échappent à certaines maladies tropicales, il constate
premièrement que tous les animaux tendent à varier dans une certaine
mesure, et secondement que les agriculteurs améliorent leurs animaux
domestiques par la sélection. Puis il ajoute que ce qui, dans ce dernier cas,
est effectué par « l'art paraît l'être également, mais plus lentement, par la
nature, pour la production des variétés humaines adaptées aux régions
qu'elles habitent : ainsi, parmi les variétés accidentelles qui ont pu surgir
chez les quelques habitants disséminés dans les parties centrales de
l'Afrique, quelques−unes étaient sans doute plus aptes que les autres à
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 4
supporter les maladies du pays. Cette race a dû, par conséquent, se
multiplier, pendant que les autres dépérissaient, non seulement parce
qu'elles ne pouvaient résister aux maladies, mais aussi parce qu'il leur était
impossible de lutter contre leurs vigoureux voisins. D'après mes remarques
précédentes, il n'y a pas à douter que cette race énergique ne fût une race
brune. Or, la même tendance à la formation de variétés persistant toujours,
il a dû surgir, dans le cours des temps, des races de plus en plus noires ; et
la race la plus noire étant la plus propre à s'adapter au climat, elle a dû
devenir la race prépondérante, sinon la seule, dans le pays particulier où
elle a pris naissance. » L'auteur étend ensuite ces mêmes considérations
aux habitants blancs des climats plus froids. Je dois remercier M. Rowley,
des États−Unis, d'avoir, par l'entremise de M. Brace, appelé mon attention
sur ce passage du mémoire du docteur Wells. L'honorable et révérend W.
Hebert, plus tard doyen de Manchester, écrivait en 1822, dans le quatrième
volume des Horticultural Transactions, et dans son ouvrage sur les
Amarylliadacées (1837, p. 19, 339), que « les expériences d'horticulture
ont établi, sans réfutation possible, que les espèces botaniques ne sont
qu'une classe supérieure de variétés plus permanentes. » Il étend la même
opinion aux animaux, et croit que des espèces uniques de chaque genre ont
été créées dans un état primitif très plastique, et que ces types ont produit
ultérieurement, principalement par entre−croisement et aussi par variation,
toutes nos espèces existantes.
En 1826, le professeur Grant, dans le dernier paragraphe de son mémoire
bien connu sur les spongilles (Edinburg Philos. Journal, 1826, t. XIV, p.
283), déclare nettement qu'il croit que les espèces descendent d'autres
espèces, et qu'elles se perfectionnent dans le cours des modifications
qu'elles subissent. Il a appuyé sur cette même opinion dans sa
cinquante−cinquième conférence, publiée en 1834 dans the Lancet.
En 1831, M. Patrick Matthew a publié un traité intitulé Naval Timber and
Arboriculture, dans lequel il émet exactement la même opinion que celle
que M. Wallace et moi avons exposée dans le Linnean Journal, et que je
développe dans le présent ouvrage. Malheureusement, M. Matthew avait
énoncé ses opinions très brièvement et par passages disséminés dans un
appendice à un ouvrage traitant un sujet tout différent ; elles passèrent
donc inaperçues jusqu'à ce que M. Matthew lui−même ait attiré l'attention
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 5
sur elles dans le Gardener's Chronicle (7 avril 1860). Les différences entre
nos manières de voir n'ont pas grande importance. Il semble croire que le
monde a été presque dépeuplé à des périodes successives, puis repeuplé de
nouveau ; il admet, à titre d'alternative, que de nouvelles formes peuvent se
produire « sans l'aide d'aucun moule ou germe antérieur ». Je crois ne pas
bien comprendre quelques passages, mais il me semble qu'il accorde
beaucoup d'influence à l'action directe des conditions d'existence. Il a
toutefois établi clairement toute la puissance du principe de la sélection
naturelle.
Dans sa Description physique des îles Canaries (1836, p.147), le célèbre
géologue et naturaliste von Buch exprime nettement l'opinion que les
variétés se modifient peu à peu et deviennent des espèces permanentes, qui
ne sont plus capables de s'entrecroiser.
Dans la Nouvelle Flore de l'Amérique du Nord (1836, p. 6), Rafinesque
s'exprimait comme suit : « Toutes les espèces ont pu autrefois être des
variétés, et beaucoup de variétés deviennent graduellement des espèces en
acquérant des caractères permanents et particuliers ; » et, un peu plus loin,
il ajoute (p. 18) : « les types primitifs ou ancêtres du genre exceptés. » En
1843−44, dans le Boston Journal of Nat. Hist. U. S. (t.1V, p. 468), le
professeur Haldeman a exposé avec talent les arguments pour et contre
l'hypothèse du développement et de la modification de l'espèce ; il paraît
pencher du côté de la variabilité.
Les Vestiges of Creation ont paru en 1844.
Dans la dixième édition, fort améliorée (1853), l'auteur anonyme dit (p.
155) : « La proposition à laquelle on peut s'arrêter après de nombreuses
considérations est que les diverses séries d'êtres animés, depuis les plus
simples et les plus anciens jusqu'aux plus élevés et aux plus récents, sont,
sous la providence de Dieu, le résultat de deux causes : premièrement,
d'une impulsion communiquée aux formes de la vie ; impulsion qui les
pousse en un temps donné, par voie de génération régulière, à travers tous
les degrés d'organisation, jusqu'aux Dicotylédonées et aux vertébrés
supérieurs ; ces degrés sont, d'ailleurs, peu nombreux et généralement
marqués par des intervalles dans leur caractère organique, ce qui nous rend
si difficile dans la pratique l'appréciation des affinités ; secondement, d'une
autre impulsion en rapport avec les forces vitales, tendant, dans la série des
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 6
générations, à approprier, en les modifiant, les conformations organiques
aux circonstances extérieures, comme la nourriture, la localité et les
influences météoriques ; ce sont là les adaptations du théologien naturel.»
L'auteur paraît croire que l'organisation progresse par soubresauts, mais
que les effets produits par les conditions d'existence sont graduels. Il
soutient avec assez de force, en se basant sur des raisons générales, que les
espèces ne sont pas des productions immuables. Mais je ne vois pas
comment les deux « impulsions » supposées peuvent expliquer
scientifiquement les nombreuses et admirables coadaptations que l'on
remarque dans la nature ; comment, par exemple, nous pouvons ainsi nous
rendre compte de la marche qu'a dû suivre le pic pour s'adapter à ses
habitudes particulières. Le style brillant et énergique de ce livre, quoique
présentant dans les premières éditions peu de connaissances exactes et une
grande absence de prudence scientifique, lui assura aussitôt un grand
succès ; et, à mon avis, il a rendu service en appelant l'attention sur le sujet,
en combattant les préjugés et en préparant les esprits à l'adoption d'idées
analogues.
En 1846, le vétéran de la zoologie, M. J. d'Omalius d'Halloy, a publié
(Bull. de l'Acad. roy. de Bruxelles, vol. XIII, p.581) un mémoire excellent,
bien que court, dans lequel il émet l'opinion qu'il est plus probable que les
espèces nouvelles ont été produites par descendance avec modifications
plutôt que créées séparément ; l'auteur avait déjà exprimé cette opinion en
1831.
Dans son ouvrage Nature of Limbs, p. 86, le professeur Owen écrivait en
1849 : « L'idée archétype s'est manifestée dans la chair sur notre planète,
avec des modifications diverses, longtemps avant l'existence des espèces
animales qui en sont actuellement l'expression. Mais jusqu'à présent nous
ignorons entièrement à quelles lois naturelles ou à quelles causes
secondaires la succession régulière et la progression de ces phénomènes
organiques ont pu être soumises. » Dans son discours à l'Association
britannique, en 1858, il parle (p. 51) de « l'axiome de la puissance créatrice
continue, ou de la destinée préordonnée des choses vivantes. » Plus loin (p.
90), à propos de la distribution géographique, il ajoute : « Ces phénomènes
ébranlent la croyance où nous étions que l'aptéryx de la Nouvelle−Zélande
et le coq de bruyère rouge de l'Angleterre aient été des créations distinctes
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 7
faites dans une île et pour elle. Il est utile, d'ailleurs de se rappeler toujours
aussi que le zoologiste attribue le mot de création a un procédé sur lequel il
ne connaît rien. » Il développe cette idée en ajoutant que toutes les fois
qu'un « zoologiste cite des exemples tels que le précédent, comme preuve
d'une création distincte dans une île et pour elle, il veut dire seulement qu'il
ne sait pas comment le coq de bruyère rouge se trouve exclusivement dans
ce lieu, et que cette manière d'exprimer son ignorance implique en même
temps la croyance à une grande cause créatrice primitive, à laquelle
l'oiseau aussi bien que les îles doivent leur origine. » Si nous rapprochons
les unes des autres les phrases prononcées dans ce discours, il semble que,
en 1858, le célèbre naturaliste n'était pas convaincu que l'aptéryx et le coq
de bruyère rouge aient apparu pour la première fois dans leurs contrées
respectives, sans qu'il puisse expliquer comment, pas plus qu'il ne saurait
expliquer pourquoi. Ce discours a été prononcé après la lecture du
mémoire de M. Wallace et du mien sur l'origine des espèces devant la
Société Linnéenne. Lors de la publication de la première édition du présent
ouvrage, je fus, comme beaucoup d'autres avec moi, si complètement
trompé par des expressions telles que « l'action continue de la puissance
créatrice », que je rangeai le professeur Owen, avec d'autres
paléontologistes, parmi les partisans convaincus de l'immutabilité de
l'espèce ; mais il paraît que c'était de ma part une grave erreur (Anatomy of
Vertebrates, vol. III, p. 796). Dans les précédentes éditions de mon
ouvrage je conclus, et je maintiens encore ma conclusion, d'après un
passage commençant (ibid., vol. I, p. 35) par les mots : « Sans doute la
forme type, etc. », que le professeur Owen admettait la sélection naturelle
comme pouvant avoir contribué en quelque chose à la formation de
nouvelles espèces ; mais il paraît, d'après un autre passage (ibid., vol. III,
p. 798), que ceci est inexact et non démontré. Je donnai aussi quelques
extraits d'une correspondance entre le professeur Owen et le rédacteur en
chef de la London Review, qui paraissaient prouver à ce dernier, comme à
moi−même, que le professeur Owen prétendait avoir émis avant moi la
théorie de la sélection naturelle. J'exprimai une grande surprise et une
grande satisfaction en apprenant cette nouvelle ; mais, autant qu'il est
possible de comprendre certains passages récemment publiés (Anat. of
Vertebrates, III, p. 798), je suis encore en tout ou en partie retombé dans
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 8
l'erreur. Mais je me rassure en voyant d'autres que moi trouver aussi
difficiles à comprendre et à concilier entre eux les travaux de controverse
du professeur Owen. Quant à la simple énonciation du principe de la
sélection naturelle, il est tout à fait indifférent que le professeur Owen
m'ait devancé ou non, car tous deux, comme le prouve cette esquisse
historique, nous avons depuis longtemps eu le docteur Wells et M.
Matthew pour prédécesseurs.
M. Isidore Geoffroy Saint−Hilaire, dans des conférences faites en 1850
(résumées dans Revue et Mag. de zoologie, janvier 1851), expose
brièvement les raisons qui lui font croire que « les caractères spécifiques
sont fixés pour chaque espèce, tant qu'elle se perpétue au milieu des
mêmes circonstances ; ils se modifient si les conditions ambiantes viennent
à changer ». « En résumé, l'observation des animaux sauvages démontre
déjà la variabilité limitée des espèces. Les expériences sur les animaux
sauvages devenus domestiques, et sur les animaux domestiques redevenus
sauvages, la démontrent plus clairement encore. Ces mêmes expériences
prouvent, de plus, que les différences produites peuvent être de valeur
générique. » Dans son Histoire naturelle générale (vol. II, 1859, p. 430), il
développe des conclusions analogues.
Une circulaire récente affirme que, dès 1851 (Dublin Médical Press, p.
322), le docteur Freke a émis l'opinion que tous les êtres organisés
descendent d'une seule forme primitive. Les bases et le traitement du sujet
diffèrent totalement des miens, et, comme le docteur Freke a publié en
1861 son essai sur l'Origine des espèces par voie d'affinité organique, il
serait superflu de ma part de donner un aperçu quelconque de son système.
M. Herbert Spencer, dans un mémoire (publié d'abord dans le Leader, mars
1852, et reproduit dans ses Essays en 1858), a établi, avec un talent et une
habileté remarquables, la comparaison entre la théorie de la création et
celle du développement des êtres organiques. Il tire ses preuves de
l'analogie des productions domestiques, des changements que subissent les
embryons de beaucoup d'espèces, de la difficulté de distinguer entre les
espèces et les variétés, et du principe de gradation générale ; il conclut que
les espèces ont éprouvé des modifications qu'il attribue au changement des
conditions. L'auteur (1855) a aussi étudié la psychologie en partant du
principe de l'acquisition graduelle de chaque aptitude et de chaque faculté
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 9
mentale.
En 1852, M. Naudin, botaniste distingué, dans un travail remarquable sur
l'origine des espèces (Revue horticole, p. 102, republié en partie dans les
Nouvelles Archives du Muséum, vol. I, p. 171), déclare que les espèces se
forment de la même manière que les variétés cultivées, ce qu'il attribue à la
sélection exercée par l'homme. Mais il n'explique pas comment agit la
sélection à l'état de nature. Il admet, comme le doyen Herbert, que les
espèces, à l'époque de leur apparition, étaient plus plastiques qu'elles ne le
sont aujourd'hui. Il appuie sur ce qu'il appelle le principe de finalité, «
puissance mystérieuse, indéterminée, fatalité pour les uns, pour les autres
volonté providentielle, dont l'action incessante sur les êtres vivants
détermine, à toutes les époques de l'existence du monde, la forme, le
volume et la durée de chacun d'eux, en raison de sa destinée dans l'ordre de
choses dont il fait partie. C'est cette puissance qui harmonise chaque
membre à l'ensemble en l'appropriant à la fonction qu'il doit remplir dans
l'organisme général de la nature, fonction qui est pour lui sa raison d'être »
[Il paraît résulter de citations faites dans Untersuchungen über die
Entwickelungs−Gesetze, de Bronn, que Unger, botaniste et paléontologiste
distingué, a publié en 1852 l'opinion que les espèces subissent un
développement et des modifications. D'Alton a exprimé la même opinion
en 1821, dans l'ouvrage sur les fossiles auquel il a collaboré avec Pander.
Oken, dans son ouvrage mystique Natur – Philosophie, a soutenu des
opinions analogues. Il paraît résulter de renseignements contenus dans
l'ouvrage Sur l'Espèce, de Godron, que Bory Saint Vincent, Burdach,
Poiret et Fries ont tous admis la continuité de la production d'espèces
nouvelles. – Je dois ajouter que sur trente−quatre auteurs cités dans cette
notice historique, qui admettent la modification des espèces, et qui rejettent
les actes de création séparés, il y en a vingt−sept qui ont écrit sur des
branches spéciales d'histoire naturelle et de géologie.]
Un géologue célèbre, le comte Keyserling, a, en 1853 (Bull. de la Soc.
géolog., 2° série, vol. X, p. 357), suggéré que, de même que de nouvelles
maladies causées peut−être par quelque miasme ont apparu et se sont
répandues dans le monde, de même des germes d'espèces existantes ont pu
être, à certaines périodes, chimiquement affectés par des molécules
ambiantes de nature particulière, et ont donné naissance à de nouvelles
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 10
formes.
Cette même année 1853, le docteur Schaaffhausen a publié une excellente
brochure (Verhandl. des naturhist. Vereins der Preuss. Rheinlands, etc.)
dans laquelle il explique le développement progressif des formes
organiques sur la terre. Il croit que beaucoup d'espèces ont persisté très
longtemps, quelques−unes seulement s'étant modifiées, et il explique les
différences actuelles par la destruction des formes intermédiaires. « Ainsi
les plantes et les animaux vivants ne sont pas séparés des espèces éteintes
par de nouvelles créations, mais doivent être regardés comme leurs
descendants par voie de génération régulière. »
M. Lecoq, botaniste français très connu, dans ses Études sur la géographie
botanique, vol. I, p. 250, écrit en 1854 : « On voit que nos recherches sur la
fixité ou la variation de l'espèce nous conduisent directement aux idées
émises par deux hommes justement célèbres, Geoffroy Saint−Hilaire et
Gœthe. » Quelques autres passages épars dans l'ouvrage de M. Lecoq
laissent quelques doutes sur les limites qu'il assigne à ses opinions sur les
modifications des espèces. Dans ses Essays on the Unity of Worlds, 1855,
le révérend Baden Powell a traité magistralement la philosophie de la
création. On ne peut démontrer d'une manière plus frappante comment
l'apparition d'une espèce nouvelle « est un phénomène régulier et non
casuel », ou, selon l'expression de sir John Herschell, « un procédé naturel
par opposition à un procédé miraculeux ».
Le troisième volume du Journal ot the Linnean Society, publié le 1er juillet
1858, contient quelques mémoires de M. Wallace et de moi, dans lesquels,
comme je le constate dans l'introduction du présent volume, M. Wallace
énonce avec beaucoup de clarté et de puissance la théorie de la sélection
naturelle.
Von Baer, si respecté de tous les zoologistes, exprima, en 1859 (voir prof.
Rud. Wagner, Zoologische−anthropologische Untersuchungen, p. 51,
1861), sa conviction, fondée surtout sur les lois de la distribution
géographique, que des formes actuellement distinctes au plus haut degré
sont les descendants d'un parent−type unique.
En juin 1859, le professeur Huxley, dans une conférence devant
l'Institution royale sur « les types persistants de la vie animale », a fait les
remarques suivantes : « Il est difficile de comprendre la signification des
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 11
faits de cette nature, si nous supposons que chaque espèce d'animaux, ou
de plantes, ou chaque grand type d'organisation, a été formé et placé sur la
terre, à de longs intervalles, par un acte distinct de la puissance créatrice ;
et il faut bien se rappeler qu'une supposition pareille est aussi peu appuyée
sur la tradition ou la révélation, qu'elle est fortement opposée à l'analogie
générale de la nature. Si, d'autre part, nous regardons les types persistants
au point de vue de l'hypothèse que les espèces, à chaque époque, sont le
résultat de la modification graduelle d'espèces préexistantes, hypothèse
qui, bien que non prouvée, et tristement compromise par quelques−uns de
ses adhérents, est encore la seule à laquelle la physiologie prête un appui
favorable, l'existence de ces types persistants semblerait démontrer que
l'étendue des modifications que les êtres vivants ont dû subir pendant les
temps géologiques n'a été que faible relativement à la série totale des
changements par lesquels ils ont passé. »
En décembre 1859, le docteur Hooker a publié son Introduction to the
Australian Flora ; dans la première partie de ce magnifique ouvrage, il
admet la vérité de la descendance et des modifications des espèces, et il
appuie cette doctrine par un grand nombre d'observations originales.
La première édition anglaise du présent ouvrage a été publiée le 24
novembre 1859, et la seconde le 7 janvier 1860.
De l'Origine des Espèces
NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE ... 12
INTRODUCTION
Les rapports géologiques qui existent entre la faune actuelle et la faune
éteinte de l'Amérique méridionale, ainsi que certains faits relatifs à la
distribution des êtres organisés qui peuplent ce continent, m'ont
profondément frappé lors mon voyage à bord du navire le Beagle [La
relation du voyage de M. Darwin a été récemment publiée en français sous
le titre de : Voyage d'un naturaliste autour du monde, 1 vol, in−8°, Paris,
Reinwald], en qualité de naturaliste. Ces faits, comme on le verra dans les
chapitres subséquents de ce volume, semblent jeter quelque lumière sur
l'origine des espèces – ce mystère des mystères – pour employer
l'expression de l'un de nos plus grands philosophes. À mon retour en
Angleterre, en 1837, je pensai qu'en accumulant patiemment tous les faits
relatifs à ce sujet, qu'en les examinant sous toutes les faces, je pourrais
peut−être arriver à élucider cette question. Après cinq années d'un travail
opiniâtre, je rédigeai quelques notes ; puis, en 1844, je résumai ces notes
sous forme d'un mémoire, où j'indiquais les résultats qui me semblaient
offrir quelque degré de probabilité ; depuis cette époque, j'ai constamment
poursuivi le même but. On m'excusera, je l'espère, d'entrer dans ces détails
personnels ; si je le fais, c'est pour prouver que je n'ai pris aucune décision
à la légère.
Mon œuvre est actuellement (1859) presque complète. Il me faudra,
cependant, bien des années encore pour l'achever, et, comme ma santé est
loin d'être bonne, mes amis m'ont conseillé de publier le résumé qui fait
l'objet de ce volume. Une autre raison m'a complètement décidé : M.
Wallace, qui étudie actuellement l'histoire naturelle dans l'archipel Malais,
en est arrivé à des conclusions presque identiques aux miennes sur l'origine
des espèces. En 1858, ce savant naturaliste m'envoya un mémoire à ce
sujet, avec prière de le communiquer à Sir Charles Lyell, qui le remit à la
Société Linnéenne ; le mémoire de M. Wallace a paru dans le troisième
volume du journal de cette société. Sir Charles Lyell et le docteur Hooker,
qui tous deux étaient au courant de mes travaux – le docteur Hooker avait
INTRODUCTION 13
lu l'extrait de mon manuscrit écrit en 1844 – me conseillèrent de publier,
en même temps que le mémoire de M. Wallace, quelques extraits de mes
notes manuscrites.
Le mémoire qui fait l'objet du présent volume est nécessairement
imparfait. Il me sera impossible de renvoyer à toutes les autorités
auxquelles j'emprunte certains faits, mais j'espère que le lecteur voudra
bien se fier à mon exactitude. Quelques erreurs ont pu, sans doute, se
glisser dans mon travail, bien que j'aie toujours eu grand soin de m'appuyer
seulement sur des travaux de premier ordre. En outre, je devrai me borner à
indiquer les conclusions générales auxquelles j'en suis arrivé, tout en citant
quelques exemples, qui, je pense, suffiront dans la plupart des cas.
Personne, plus que moi, ne comprend la nécessité de publier plus tard, en
détail, tous les faits sur lesquels reposent mes conclusions ; ce sera l'objet
d'un autre ouvrage. Cela est d'autant plus nécessaire que, sur presque tous
les points abordés dans ce volume, on peut invoquer des faits qui, au
premier abord, semblent tendre à des conclusions absolument contraires à
celles que j'indique. Or, on ne peut arriver à un résultat satisfaisant qu'en
examinant les deux côtés de la question et en discutant les faits et les
arguments ; c'est là chose impossible dans cet ouvrage.
Je regrette beaucoup que le défaut d'espace m'empêche de reconnaître
l'assistance généreuse que m'ont prêtée beaucoup de naturalistes, dont
quelques−uns me sont personnellement inconnus. Je ne puis, cependant,
laisser passer cette occasion sans exprimer ma profonde gratitude à M. le
docteur Hooker, qui, pendant ces quinze dernières années, a mis à mon
entière disposition ses trésors de science et son excellent jugement.
On comprend facilement qu'un naturaliste qui aborde l'étude de l'origine
des espèces et qui observe les affinités mutuelles des êtres organisés, leurs
rapports embryologiques, leur distribution géographique, leur succession
géologique et d'autres faits analogues, en arrive à la conclusion que les
espèces n'ont pas été créées indépendamment les unes des autres, mais que,
comme les variétés, elles descendent d'autres espèces. Toutefois, en
admettant même que cette conclusion soit bien établie, elle serait peu
satisfaisante jusqu'à ce qu'on ait pu prouver comment les innombrables
espèces, habitant la terre, se sont modifiées de façon à acquérir cette
perfection de forme et de coadaptation qui excite à si juste titre notre
De l'Origine des Espèces
INTRODUCTION 14
admiration. Les naturalistes assignent, comme seules causes possibles aux
variations, les conditions extérieures, telles que le climat, l'alimentation,
etc. Cela peut être vrai dans un sens très limité, comme nous le verrons
plus tard ; mais il serait absurde d'attribuer aux seules conditions
extérieures la conformation du pic, par exemple, dont les pattes, la queue,
le bec et la langue sont si admirablement adaptés pour aller saisir les
insectes sous l'écorce des arbres. Il serait également absurde d'expliquer la
conformation du gui et ses rapports avec plusieurs êtres organisés distincts,
par les seuls effets des conditions extérieures, de l'habitude, ou de la
volonté de la plante elle−même, quand on pense que ce parasite tire sa
nourriture de certains arbres, qu'il produit des graines que doivent
transporter certains oiseaux, et qu'il porte des fleurs unisexuées, ce qui
nécessite l'intervention de certains insectes pour porter le pollen d'une fleur
à une autre.
Il est donc de la plus haute importance d'élucider quels sont les moyens de
modification et de coadaptalion. Tout d'abord, il m'a semblé probable que
l'étude attentive des animaux domestiques et des plantes cultivées devait
offrir le meilleur champ de recherches pour expliquer cet obscur problème.
Je n'ai pas été désappointé ; j'ai bientôt reconnu, en effet, que nos
connaissances, quelque imparfaites qu'elles soient, sur les variations à l'état
domestique, nous fournissent toujours l'explication la plus simple et la
moins sujette à erreur. Qu'il me soit donc permis d'ajouter que, dans ma
conviction, ces études ont la plus grande importance et qu'elles sont
ordinairement beaucoup trop négligées par les naturalistes.
Ces considérations m'engagent à consacrer le premier chapitre de cet
ouvrage à l'étude des variations à l'état domestique. Nous y verrons que
beaucoup de modifications héréditaires sont tout au moins possibles ; et, ce
qui est également important, ou même plus important encore, nous verrons
quelle influence exerce l'homme en accumulant, par la sélection, de légères
variations successives. J'étudierai ensuite la variabilité des espèces à l'état
de nature, mais je me verrai naturellement forcé de traiter ce sujet
beaucoup trop brièvement ; on ne pourrait, en effet, le traiter complètement
qu'à condition de citer une longue série de faits. En tout cas, nous serons à
même de discuter quelles sont les circonstances les plus favorables à la
variation. Dans le chapitre suivant, nous considérerons la lutte pour
De l'Origine des Espèces
INTRODUCTION 15
l'existence parmi les êtres organisés dans le monde entier, lutte qui doit
inévitablement découler de la progression géométrique de leur
augmentation en nombre. C'est la doctrine de Malthus appliquée à tout le
règne animal et à tout le règne végétal. Comme il naît beaucoup plus
d'individus de chaque espèce qu'il n'en peut survivre ; comme, en
conséquence, la lutte pour l'existence se renouvelle à chaque instant, il
s'ensuit que tout être qui varie quelque peu que ce soit de façon qui lui est
profitable a une plus grande chance de survivre ; cet être est ainsi l'objet
d'une sélection naturelle. En vertu du principe si puissant de l'hérédité,
toute variété objet de la sélection tendra à propager sa nouvelle forme
modifiée.
Je traiterai assez longuement, dans le quatrième chapitre, ce point
fondamental de la sélection naturelle. Nous verrons alors que la sélection
naturelle cause presque inévitablement une extinction considérable des
formes moins bien organisées et amène ce que j'ai appelé la divergence des
caractères. Dans le chapitre suivant, j'indiquerai les lois complexes et peu
connues de la variation. Dans les cinq chapitres subséquents, je discuterai
les difficultés les plus sérieuses qui semblent s'opposer à l'adoption de cette
théorie ; c'est−à−dire, premièrement, les difficultés de transition, ou, en
d'autres termes, comment un être simple, ou un simple organisme, peut se
modifier, se perfectionner, pour devenir un être hautement développé, ou
un organisme admirablement construit ; secondement, l'instinct, ou la
puissance intellectuelle des animaux ; troisièmement, l'hybridité, ou la
stérilité des espèces et la fécondité des variétés quand on les croise ; et,
quatrièmement, l'imperfection des documents géologiques. Dans le
chapitre suivant, j'examinerai la succession géologique des êtres à travers
le temps ; dans le douzième et dans le treizième chapitre, leur distribution
géographique à travers l'espace ; dans le quatorzième, leur classification ou
leurs affinités mutuelles, soit à leur état de complet développement, soit à
leur état embryonnaire. Je consacrerai le dernier chapitre à une brève
récapitulation de l'ouvrage entier et à quelques remarques finales.
On ne peut s'étonner qu'il y ait encore tant de points obscurs relativement à
l'origine des espèces et des variétés, si l'on tient compte de notre profonde
ignorance pour tout ce qui concerne les rapports réciproques des êtres
innombrables qui vivent autour de nous. Qui peut dire pourquoi telle
De l'Origine des Espèces
INTRODUCTION 16
espèce est très nombreuse et très répandue, alors que telle autre espèce
voisine est très rare et a un habitat fort restreint ? Ces rapports ont,
cependant, la plus haute importance, car c'est d'eux que dépendent la
prospérité actuelle et, je le crois fermement, les futurs progrès et la
modification de tous les habitants de ce monde. Nous connaissons encore
bien moins les rapports réciproques des innombrables habitants du monde
pendant les longues périodes géologiques écoulées. Or, bien que beaucoup
de points soient encore très obscurs, bien qu'ils doivent rester, sans doute,
inexpliqués longtemps encore, je me vois cependant, après les études les
plus approfondies, après une appréciation froide et impartiale, forcé de
soutenir que l'opinion défendue jusque tout récemment par la plupart des
naturalistes, opinion que je partageais moi−même autrefois, c'est−à−dire
que chaque espèce a été l'objet d'une création indépendante, est absolument
erronée. Je suis pleinement convaincu que les espèces ne sont pas
immuables ; je suis convaincu que les espèces qui appartiennent à ce que
nous appelons le même genre descendent directement de quelque autre
espèce ordinairement éteinte, de même que les variétés reconnues d'une
espèce quelle qu'elle soit descendent directement de cette espèce ; je suis
convaincu, enfin, que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la
modification des espèces, bien que d'autres agents y aient aussi participé.
De l'Origine des Espèces
INTRODUCTION 17
CHAPITRE I − DE LA VARIATION DES
ESPÈCES À L'ÉTAT DOMESTIQUE
Causes de la variabilité. – Effets des habitudes. – Effets de l'usage ou du
non−usage des parties. – Variation par corrélation. – Hérédité. – Caractères
des variétés domestiques. – Difficulté de distinguer entre les variétés et les
espèces. – Nos variétés domestiques descendent d'une ou de plusieurs
espèces. – Pigeons domestiques. Leurs différences et leur origine. – La
sélection appliquée depuis longtemps, ses effets. – Sélection méthodique et
inconsciente. – Origine inconnue de nos animaux domestiques. –
Circonstances favorables à l'exercice de la sélection par l'homme.
CHAPITRE I − DE LA VARIATION DES ESPÈ... 18
CAUSES DE LA VARIABILITÉ.
Quand on compare les individus appartenant à une même variété ou à une
même sous−variété de nos plantes cultivées depuis le plus longtemps et de
nos animaux domestiques les plus anciens, on remarque tout d'abord qu'ils
diffèrent ordinairement plus les uns des autres que les individus
appartenant à une espèce ou à une variété quelconque à l'état de nature. Or,
si l'on pense à l'immense diversité de nos plantes cultivées et de nos
animaux domestiques, qui ont varié à toutes les époques, exposés qu'ils
étaient aux climats et aux traitements les plus divers, on est amené à
conclure que cette grande variabilité provient de ce que nos productions
domestiques ont été élevées dans des conditions de vie moins uniformes,
ou même quelque peu différentes de celles auxquelles l'espèce mère a été
soumise à l'état de nature. Il y a peut−être aussi quelque chose de fondé
dans l'opinion soutenue par Andrew Knight, c'est−à−dire que la variabilité
peut provenir en partie de l'excès de nourriture. Il semble évident que les
êtres organisés doivent être exposés, pendant plusieurs générations, à de
nouvelles conditions d'existence, pour qu'il se produise chez eux une
quantité appréciable de variation ; mais il est tout aussi évident que, dès
qu'un organisme a commencé à varier, il continue ordinairement à le faire
pendant de nombreuses générations. On ne pourrait citer aucun exemple
d'un organisme variable qui ait cessé de varier à l'état domestique. Nos
plantes les plus anciennement cultivées, telles que le froment, produisent
encore de nouvelles variétés ; nos animaux réduits depuis le plus
longtemps à l'état domestique sont encore susceptibles de modifications ou
d'améliorations très rapides.
Autant que je puis en juger, après avoir longuement étudié ce sujet, les
conditions de la vie paraissent agir de deux façons distinctes : directement
sur l'organisation entière ou sur certaines parties seulement, et
indirectement en affectant le système reproducteur. Quant à l'action
directe, nous devons nous rappeler que, dans tous les cas, comme l'a fait
dernièrement remarquer le professeur Weismann, et comme je l'ai
CAUSES DE LA VARIABILITÉ. 19
incidemment démontré dans mon ouvrage sur la Variation à l'état
domestique [De la Variation des Animaux et des Plantes à l'état
domestique, Paris, Reinwald], nous devons nous rappeler, dis−je, que cette
action comporte deux facteurs : la nature de l'organisme et la nature des
conditions. Le premier de ces facteurs semble être de beaucoup le plus
important ; car, autant toutefois que nous en pouvons juger, des variations
presque semblables se produisent quelquefois dans des conditions
différentes, et, d'autre part, des variations différentes se produisent dans
des conditions qui paraissent presque uniformes. Les effets sur la
descendance sont définis ou indéfinis. On peut les considérer comme
définis quand tous, ou presque tous les descendants d'individus soumis à
certaines conditions d'existence pendant plusieurs générations, se
modifient de la même manière. Il est extrêmement difficile de spécifier
L'étendue des changements qui ont été définitivement produits de cette
façon.
Toutefois, on ne peut guère avoir de doute relativement à de nombreuses
modifications très légères, telles que : modifications de la taille provenant
de la quantité de nourriture ; modifications de la couleur provenant de la
nature de l'alimentation ; modifications dans l'épaisseur de la peau et de la
fourrure provenant de la nature du climat, etc. Chacune des variations
infinies que nous remarquons dans le plumage de nos oiseaux de
basse−cour doit être le résultat d'une cause efficace ; or, si la même cause
agissait uniformément, pendant une longue série de générations, sur un
grand nombre d'individus, ils se modifieraient probablement tous de la
même manière. Des faits tels que les excroissances extraordinaires et
compliquées, conséquence invariable du dépôt d'une goutte microscopique
de poison fournie par un gall−insecte, nous prouvent quelles modifications
singulières peuvent, chez les plantes, résulter d'un changement chimique
dans la nature de la sève.
Le changement des conditions produit beaucoup plus souvent une
variabilité indéfinie qu'une variabilité définie, et la première a
probablement joué un rôle beaucoup plus important que la seconde dans la
formation de nos races domestiques. Cette variabilité indéfinie se traduit
par les innombrables petites particularités qui distinguent les individus
d'une même espèce, particularités que l'on ne peut attribuer, en vertu de
De l'Origine des Espèces
CAUSES DE LA VARIABILITÉ. 20
l'hérédité, ni au père, ni à la mère, ni à un ancêtre plus éloigné. Des
différences considérables apparaissent même parfois chez les jeunes d'une
même portée, ou chez les plantes nées de graines provenant d'une même
capsule. À de longs intervalles, on voit surgir des déviations de
conformation assez fortement prononcées pour mériter la qualification de
monstruosités ; ces déviations affectent quelques individus, au milieu de
millions d'autres élevés dans le même pays et nourris presque de la même
manière ; toutefois, on ne peut établir une ligne absolue de démarcation
entre les monstruosités et les simples variations. On peut considérer
comme les effets indéfinis des conditions d'existence, sur chaque
organisme individuel, tous ces changements de conformation, qu'ils soient
peu prononcés ou qu'ils le soient beaucoup, qui se manifestent chez un
grand nombre d'individus vivant ensemble. On pourrait comparer ces effets
indéfinis aux effets d'un refroidissement, lequel affecte différentes
personnes de façon indéfinie, selon leur état de santé ou leur constitution,
se traduisant chez les unes par un rhume de poitrine, chez les autres par un
rhume de cerveau, chez celle−ci par un rhumatisme, chez celle−là par une
inflammation de divers organes.
Passons à ce que j'ai appelé l'action indirecte du changement des
conditions d'existence, c'est−à−dire les changements provenant de
modifications affectant le système reproducteur. Deux causes principales
nous autorisent à admettre l'existence de ces variations : l'extrême
sensibilité du système reproducteur pour tout changement dans les
conditions extérieures ; la grande analogie, constatée par Kölreuter et par
d'autres naturalistes, entre la variabilité résultant du croisement d'espèces
distinctes et celle que l'on peut observer chez les plantes et chez les
animaux élevés dans des conditions nouvelles ou artificielles. Un grand
nombre de faits témoignent de l'excessive sensibilité du système
reproducteur pour tout changement, même insignifiant, dans les conditions
ambiantes. Rien n'est plus facile que d'apprivoiser un animal, mais rien
n'est plus difficile que de l'amener à reproduire en captivité, alors même
que l'union des deux sexes s'opère facilement. Combien d'animaux qui ne
se reproduisent pas, bien qu'on les laisse presque en liberté dans leur pays
natal ! On attribue ordinairement ce fait, mais bien à tort, à une corruption
des instincts. Beaucoup de plantes cultivées poussent avec la plus grande
De l'Origine des Espèces
CAUSES DE LA VARIABILITÉ. 21
vigueur, et cependant elles ne produisent que fort rarement des graines ou
n'en produisent même pas du tout. On a découvert, dans quelques cas,
qu'un changement insignifiant, un peu plus ou un peu moins d'eau par
exemple, à une époque particulière de la croissance, amène ou non chez la
plante la production des graines. Je ne puis entrer ici dans les détails des
faits que j'ai recueillis et publiés ailleurs sur ce curieux sujet ; toutefois,
pour démontrer combien sont singulières les lois qui régissent la
reproduction des animaux en captivité, je puis constater que les animaux
carnivores, même ceux provenant des pays tropicaux, reproduisent assez
facilement dans nos pays, sauf toutefois les animaux appartenant à la
famille des plantigrades, alors que les oiseaux carnivores ne pondent
presque jamais d'œufs féconds. Bien des plantes exotiques ne produisent
qu'un pollen sans valeur comme celui des hybrides les plus stériles. Nous
voyons donc, d'une part, des animaux et des plantes réduits à l'état
domestique se reproduire facilement en captivité, bien qu'ils soient souvent
faibles et maladifs ; nous voyons, d'autre part, des individus, enlevés tout
jeunes à leurs forêts, supportant très bien la captivité, admirablement
apprivoisés, dans la force de l'âge, sains (je pourrais citer bien des
exemples) dont le système reproducteur a été cependant si sérieusement
affecté par des causes inconnues, qu'il cesse de fonctionner. En présence
de ces deux ordres de faits, faut−il s'étonner que le système reproducteur
agisse si irrégulièrement quand il fonctionne en captivité, et que les
descendants soient un peu différents de leurs parents ? Je puis ajouter que,
de même que certains animaux reproduisent facilement dans les conditions
les moins naturelles (par exemple, les lapins et les furets enfermés dans des
cages), ce qui prouve que le système reproducteur de ces animaux n'est pas
affecté par la captivité ; de même aussi, certains animaux et certaines
plantes supportent la domesticité ou la culture sans varier beaucoup, à
peine plus peut−être qu'à l'état de nature. Quelques naturalistes soutiennent
que toutes les variations sont liées à l'acte de la reproduction sexuelle ;
c'est là certainement une erreur. J'ai cité, en effet, dans un autre ouvrage,
une longue liste de plantes que les jardiniers appellent des plantes folles,
c'est−à−dire des plantes chez lesquelles on voit surgir tout à coup un
bourgeon présentant quelque caractère nouveaux et parfois tout différent
des autres bourgeons de la même plante. Ces variations de bourgeons, si on
De l'Origine des Espèces
CAUSES DE LA VARIABILITÉ. 22
peut employer cette expression, peuvent se propager à leur tour par greffes
ou par marcottes, etc., ou quelquefois même par semis. Ces variations se
produisent rarement à l'état sauvage, mais elles sont assez fréquentes chez
les plantes soumises à la culture. Nous pouvons conclure, d'ailleurs, que la
nature de l'organisme joue le rôle principal dans la production de la forme
particulière de chaque variation, et que la nature des conditions lui est
subordonnée ; en effet, nous voyons souvent sur un même arbre soumis à
des conditions uniformes, un seul bourgeon, au milieu de milliers d'autres
produits annuellement, présenter soudain des caractères nouveaux ; nous
voyons, d'autre part, des bourgeons appartenant à des arbres distincts,
placés dans des conditions différentes, produire quelquefois à peu près la
même variété – des bourgeons de pêchers, par exemple, produire des
brugnons et des bourgeons de rosier commun produire des roses moussues.
La nature des conditions n'a donc peut−être pas plus d'importance dans ce
cas que n'en a la nature de l'étincelle, communiquant le feu à une masse de
combustible, pour déterminer la nature de la flamme.
De l'Origine des Espèces
CAUSES DE LA VARIABILITÉ. 23
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE
OU DU NON−USAGE DES PARTIES ;
VARIATION PAR CORRELATION ;
HÉRÉDITÉ.
Le changement des habitudes produit des effets héréditaires ; on pourrait
citer, par exemple, l'époque de la floraison des plantes transportées d'un
climat dans un autre. Chez les animaux, l'usage ou le non−usage des
parties a une influence plus considérable encore. Ainsi,
proportionnellement au reste du squelette, les os de l'aile pèsent moins et
les os de la cuisse pèsent plus chez le canard domestique que chez le
canard sauvage. Or, on peut incontestablement attribuer ce changement à
ce que le canard domestique vole moins et marche plus que le canard
sauvage. Nous pouvons encore citer, comme un des effets de l'usage des
parties, le développement considérable, transmissible par hérédité, des
mamelles chez les vaches et chez les chèvres dans les pays où l'on a
l'habitude de traire ces animaux, comparativement à l'état de ces organes
dans d'autres pays. Tous les animaux domestiques ont, dans quelques pays,
les oreilles pendantes ; on a attribué cette particularité au fait que ces
animaux, ayant moins de causes d'alarmes, cessent de se servir des muscles
de l'oreille, et cette opinion semble très fondée.
La variabilité est soumise à bien des lois ; on en connaît imparfaitement
quelques−unes, que je discuterai brièvement ci−après. Je désire m'occuper
seulement ici de la variation par corrélation. Des changements importants
qui se produisent chez l'embryon, ou chez la larve, entraînent presque
toujours des changements analogues chez l'animal adulte. Chez les
monstruosités, les effets de corrélation entre des parties complètement
distinctes sont très curieux ; Isidore Geoffroy Saint−Hilaire cite des
exemples nombreux dans son grand ouvrage sur cette question. Les
éleveurs admettent que, lorsque les membres sont longs, la tête l'est
presque toujours aussi. Quelques cas de corrélation sont extrêmement
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU... 24
singuliers : ainsi, les chats entièrement blancs et qui ont les yeux bleus sont
ordinairement sourds ; toutefois, M. Tait a constaté récemment que le fait
est limité aux mâles. Certaines couleurs et certaines particularités
constitutionnelles vont ordinairement ensemble ; je pourrais citer bien des
exemples remarquables de ce fait chez les animaux et chez les plantes.
D'après un grand nombre de faits recueillis par Heusinger, il paraît que
certaines plantes incommodent les moutons et les cochons blancs, tandis
que les individus à robe foncée s'en nourrissent impunément. Le professeur
Wyman m'a récemment communiqué ; une excellente preuve de ce fait. Il
demandait à quelques fermiers de la Virginie pourquoi ils n'avaient que des
cochons noirs ; ils lui répondirent que les cochons mangent la racine du
lachnanthes, qui colore leurs os en rose et qui fait tomber leurs sabots ; cet
effet se produit sur toutes les variétés, sauf sur la variété noire. L'un d'eux
ajouta : «Nous choisissons, pour les élever, tous les individus noirs d'une
portée, car ceux−là seuls ont quelque chance de vivre. » Les chiens
dépourvus de poils ont la dentition imparfaite ; on dit que les animaux à
poil long et rude sont prédisposés à avoir des cornes longues ou
nombreuses ; les pigeons à pattes emplumées ont des membranes entre les
orteils antérieurs ; les pigeons à bec court ont les pieds petits ; les pigeons
à bec long ont les pieds grands. Il en résulte donc que l'homme, en
continuant toujours à choisir, et, par conséquent, à développer une
particularité quelconque, modifie, sans en avoir l'intention, d'autres parties
de l'organisme, en vertu des lois mystérieuses de la corrélation.
Les lois diverses, absolument ignorées ou imparfaitement comprises, qui
régissent la variation, ont des effets extrêmement complexes. Il est
intéressant d'étudier les différents traités relatifs à quelques−unes de nos
plantes cultivées depuis fort longtemps, telles que la jacinthe, la pomme de
terre ou même le dahlia, etc. ; on est réellement étonné de voir par quels
innombrables points de conformation et de constitution les variétés et les
sous−variétés diffèrent légèrement les unes des autres. Leur organisation
tout entière semble être devenue plastique et s'écarter légèrement de celle
du type originel.
Toute variation non héréditaire est sans intérêt pour nous. Mais le nombre
et la diversité des déviations de conformation transmissibles par hérédité,
qu'elles soient insignifiantes ou qu'elles aient une importance
De l'Origine des Espèces
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU... 25
physiologique considérable, sont presque infinis. L'ouvrage le meilleur et
le plus complet que nous ayons à ce sujet est celui du docteur Prosper
Lucas. Aucun éleveur ne met en doute la grande énergie des tendances
héréditaires ; tous ont pour axiome fondamental que le semblable produit
le semblable, et il ne s'est trouvé que quelques théoriciens pour suspecter la
valeur absolue de ce principe. Quand une déviation de structure se
reproduit souvent, quand nous la remarquons chez le père et chez l'enfant,
il est très difficile de dire si cette déviation provient ou non de quelque
cause qui a agi sur l'un comme sur l'autre. Mais, d'autre part, lorsque parmi
des individus, évidemment exposés aux mêmes conditions, quelque
déviation très rare, due à quelque concours extraordinaire de circonstances,
apparaît chez un seul individu, au milieu de millions d'autres qui n'en sont
point affectés, et que nous voyons réapparaître cette déviation chez le
descendant, la seule théorie des probabilités nous force presque à attribuer
cette réapparition à l'hérédité. Qui n'a entendu parler des cas d'albinisme,
de peau épineuse, de peau velue, etc., héréditaires chez plusieurs membres
d'une même famille ? Or, si des déviations rares et extraordinaires peuvent
réellement se transmettre par hérédité, à plus forte raison on peut soutenir
que des déviations moins extraordinaires et plus communes peuvent
également se transmettre. La meilleure manière de résumer la question
serait peut−être de considérer que, en règle générale, tout caractère, quel
qu'il soit, se transmet par hérédité et que la non−transmission est
l'exception.
Les lois qui régissent l'hérédité sont pour la plupart inconnues. Pourquoi,
par exemple, une même particularité, apparaissant chez divers individus de
la même espèce ou d'espèces différentes, se transmet−elle quelquefois et
quelquefois ne se transmet−elle pas par hérédité ? Pourquoi certains
caractères du grand−père, ou de la grand'mère, ou d'ancêtres plus éloignés,
réapparaissent−ils chez l'entant ? Pourquoi une particularité se
transmet−elle souvent d'un sexe, soit aux deux sexes, soit à un sexe seul,
mais plus ordinairement à un seul, quoique non pas exclusivement au sexe
semblable ? Les particularités qui apparaissent chez les mâles de nos
espèces domestiques se transmettent souvent, soit exclusivement, soit à un
degré beaucoup plus considérable au mâle seul ; or, c'est là un fait qui a
une assez grande importance pour nous. Une règle beaucoup plus
De l'Origine des Espèces
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU... 26
importante et qui souffre, je crois, peu d'exceptions, c'est que, à quelque
période de la vie qu'une particularité fasse d'abord son apparition, elle tend
à réapparaître chez les descendants à un âge correspondant, quelquefois
même un peu plus tôt. Dans bien des cas, il ne peut en être autrement ; en
effet, les particularités héréditaires que présentent les cornes du gros bétail
ne peuvent se manifester chez leurs descendants qu'à l'âge adulte ou à peu
près ; les particularités que présentent les vers à soie n'apparaissent aussi
qu'à l'âge correspondant où le ver existe sous la forme de chenille ou de
cocon. Mais les maladies héréditaires et quelques autres faits me portent à
croire que cette règle est susceptible d'une plus grande extension ; en effet,
bien qu'il n'y ait pas de raison apparente pour qu'une particularité
réapparaisse à un âge déterminé, elle tend cependant à se représenter chez
le descendant au même âge que chez l'ancêtre. Cette règle me parait avoir
une haute importance pour expliquer les lois de l'embryologie. Ces
remarques ne s'appliquent naturellement qu'à la première apparition de la
particularité, et non pas à la cause primaire qui peut avoir agi sur des
ovules ou sur l'élément mâle ; ainsi, chez le descendant d'une vache
désarmée et d'un taureau à longues cornes, le développement des cornes,
bien que ne se manifestant que très tard, est évidemment dû à l'influence de
l'élément mâle.
Puisque j'ai fait allusion au retour vers les caractères primitifs, je puis
m'occuper ici d'une observation faite souvent par les naturalistes,
c'est−à−dire que nos variétés domestiques, en retournant à la vie sauvage,
reprennent graduellement, mais invariablement, les caractères du type
originel. On a conclu de ce fait qu'on ne peut tirer de l'étude des races
domestiques aucune déduction applicable à la connaissance des espèces
sauvages. J'ai en vain cherché à découvrir sur quels faits décisifs ou a pu
appuyer cette assertion si fréquemment et si hardiment renouvelée ; il
serait très difficile en effet, d'en prouver l'exactitude, car nous pouvons
affirmer, sans crainte de nous tromper, que la plupart de nos variétés
domestiques les plus fortement prononcées ne pourraient pas vivre à l'état
sauvage. Dans bien des cas, nous ne savons même pas quelle est leur
souche primitive ; il nous est donc presque impossible de dire si le retour à
cette souche est plus ou moins parfait. En outre, il serait indispensable,
pour empêcher les effets du croisement, qu'une seule variété fût rendue à la
De l'Origine des Espèces
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU... 27
liberté. Cependant, comme il est certain que nos variétés peuvent
accidentellement faire retour au type de leurs ancêtres par quelques−uns de
leurs caractères, il me semble assez probable que, si nous pouvions
parvenir à acclimater, ou même à cultiver pendant plusieurs générations,
les différentes races du chou, par exemple, dans un sol très−pauvre (dans
ce cas toutefois il faudrait attribuer quelque influence à l'action définie de
la pauvreté du sol), elles feraient retour, plus ou moins complètement, au
type sauvage primitif. Que l'expérience réussisse ou non, cela a peu
d'importance au point de vue de notre argumentation, car les conditions
d'existence auraient été complètement modifiées par l'expérience
elle−même. Si on pouvait démontrer que nos variétés domestiques
présentent une forte tendance au retour, c'est−à−dire si l'on pouvait établir
qu'elles tendent à perdre leurs caractères acquis, lors même qu'elles restent
soumises aux mêmes conditions et qu'elles sont maintenues en nombre
considérable, de telle sorte que les croisements puissent arrêter, en les
confondant, les petites déviations de conformation, je reconnais, dans ce
cas, que nous ne pourrions pas conclure des variétés domestiques aux
espèces. Mais cette manière de voir ne trouve pas une preuve en sa faveur.
Affirmer que nous ne pourrions pas perpétuer nos chevaux de trait et nos
chevaux de course, notre bétail à longues et à courtes cornes, nos volailles
de races diverses, nos légumes, pendant un nombre infini de générations,
serait contraire à ce que nous enseigne l'expérience de tous les jours.
De l'Origine des Espèces
EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU... 28
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS
DOMESTIQUES ; DIFFICULTÉ DE
DISTINGUER ENTRE LES VARIÉTÉS ET
LES ESPÈCES ; ORIGINE DES VARIÉTÉS
DOMESTIQUES ATTRIBUÉE À UNE OU À
PLUSIEURS ESPÈCE.
Quand nous examinons les variétés héréditaires ou les races de nos
animaux domestiques et de nos plantes cultivées et que nous les
comparons à des espèces très voisines, nous remarquons ordinairement,
comme nous l'avons déjà dit, chez chaque race domestique, des caractères
moins uniformes que chez les espèces vraies. Les races domestiques
présentent souvent un caractère quelque peu monstrueux ; j'entends par là
que, bien que différant les unes des autres et des espèces voisines du même
genre par quelques légers caractères, elles diffèrent souvent à un haut
degré sur un point spécial, soit qu'on les compare les unes aux autres, soit
surtout qu'on les compare à l'espèce sauvage dont elles se rapprochent le
plus. À cela près (et sauf la fécondité parfaite des variétés croisées entre
elles, sujet que nous discuterons plus tard), les races domestiques de la
même espèce diffèrent l'une de l'autre de la même manière que font les
espèces voisines du même genre à l'état sauvage ; mais les différences,
dans la plupart des cas, sont moins considérables. Il faut admettre que ce
point est prouvé, car des juges compétents estiment que les races
domestiques de beaucoup d'animaux et de beaucoup de plantes descendent
d'espèces originelles distinctes, tandis que d'autres juges, non moins
compétents, ne les regardent que comme de simples variétés. Or, si une
distinction bien tranchée existait entre les races domestiques et les espèces,
cette sorte de doute ne se présenterait pas si fréquemment. On a répété
souvent que les races domestiques ne diffèrent pas les unes des autres par
des caractères ayant une valeur générique. On peut démontrer que cette
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES ;... 29
assertion n'est pas exacte ; toutefois, les naturalistes ont des opinions très
différentes quant à ce qui constitue un caractère génétique, et, par
conséquent, toutes les appréciations actuelles sur ce point sont purement
empiriques. Quand j'aurai expliqué l'origine du genre dans la nature, on
verra que nous ne devons nullement nous attendre à trouver chez nos races
domestiques des différences d'ordre générique.
Nous en sommes réduits aux hypothèses dès que nous essayons d'estimer
la valeur des différences de conformation qui séparent nos races
domestiques les plus voisines ; nous ne savons pas, en effet, si elles
descendent d'une ou de plusieurs espèces mères. Ce serait pourtant un
point fort intéressant à élucider. Si, par exemple, on pouvait prouver que le
Lévrier, le Limier, le Terrier, l'Epagneul et le Bouledogue, animaux dont la
race, nous le savons, se propage si purement, descendent tous d'une même
espèce, nous serions évidemment autorisés à douter de l'immutabilité d'un
grand nombre d'espèces sauvages étroitement alliées, celle des renards, par
exemple, qui habitent les diverses parties du globe. Je ne crois pas, comme
nous le verrons tout à l'heure, que la somme des différences que nous
constatons entre nos diverses races de chiens se soit produite entièrement à
l'état de domesticité ; j'estime, au contraire, qu'une partie de ces différences
proviennent de ce qu'elles descendent d'espèces distinctes. À l'égard des
races fortement accusées de quelques autres espèces domestiques, il y a de
fortes présomptions, ou même des preuves absolues, qu'elles descendent
toutes d'une souche sauvage unique.
On a souvent prétendu que, pour les réduire en domesticité, l'homme a
choisi les animaux et les plantes qui présentaient une tendance inhérente
exceptionnelle à la variation, et qui avaient la faculté de supporter les
climats les plus différents. Je ne conteste pas que ces aptitudes aient
beaucoup ajouté à la valeur de la plupart de nos produits domestiques ;
mais comment un sauvage pouvait−il savoir, alors qu'il apprivoisait un
animal, si cet animal était susceptible de varier dans les générations futures
et de supporter les changements de climat ? Est−ce que la faible variabilité
de l'âne et de l'oie, le peu de disposition du renne pour la chaleur ou du
chameau pour le froid, ont empêché leur domestication ? Je puis persuadé
que, si l'on prenait à l'état sauvage des animaux et des plantes, en nombre
égal à celui de nos produits domestiques et appartenant à un aussi grand
De l'Origine des Espèces
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES ;... 30
nombre de classes et de pays, et qu'on les fît se reproduire à l'état
domestique, pendant un nombre pareil de générations, ils varieraient autant
en moyenne qu'ont varié les espèces mères de nos races domestiques
actuelles.
Il est impossible de décider, pour la plupart de nos plantes les plus
anciennement cultivées et de nos animaux réduits depuis de longs siècles
en domesticité, s'ils descendent d'une ou de plusieurs espèces sauvages.
L'argument principal de ceux qui croient à l'origine multiple de nos
animaux domestiques repose sur le fait que nous trouvons, dès les temps
les plus anciens, sur les monuments de l'Égypte et dans les habitations
lacustres de la Suisse, une grande diversité de races. Plusieurs d'entre elles
ont une ressemblance frappante, ou sont même identiques avec celles qui
existent aujourd'hui. Mais ceci ne fait que reculer l'origine de la
civilisation, et prouve que les animaux ont été réduits en domesticité à une
période beaucoup plus ancienne qu'on ne le croyait jusqu'à présent. Les
habitants des cités lacustres de la Suisse cultivaient plusieurs espèces de
froment et d'orge, le pois, le pavot pour en extraire de l'huile, et le
chanvre ; ils possédaient plusieurs animaux domestiques et étaient en
relations commerciales avec d'autres nations. Tout cela prouve clairement,
comme Heer le fait remarquer, qu'ils avaient fait des progrès
considérables ; mais cela implique aussi une longue période antécédente de
civilisation moins avancée, pendant laquelle les animaux domestiques,
élevés dans différentes régions, ont pu, en variant, donner naissance à des
races distinctes. Depuis la découverte d'instruments en silex dans les
couches superficielles de beaucoup de parties du monde, tous les
géologues croient que l'homme barbare existait à une période
extraordinairement reculées et nous savons aujourd'hui qu'il est à peine une
tribu, si barbare qu'elle soit, qui n'ait au moins domestiqué le chien.
L'origine de la plupart de nos animaux domestiques restera probablement à
jamais douteuse. Mais je dois ajouter ici que, après avoir laborieusement
recueilli tous les faits connus relatifs aux chiens domestiques du monde
entier, j'ai été amené à conclure que plusieurs espèces sauvages de canidés
ont dû être apprivoisées, et que leur sang plus ou moins mélangé coule
dans les veines de nos races domestiques naturelles. Je n'ai pu arriver à
aucune conclusion précise relativement aux moutons et aux chèvres.
De l'Origine des Espèces
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES ;... 31
D'après les faits que m'a communiqués M. Blyth sur les habitudes, la voix,
la constitution et la formation du bétail à bosse indien, il est presque
certain qu'il descend d'une souche primitive différente de celle qui a
produit notre bétail européen. Quelques juges compétents croient que ce
dernier descend de deux ou trois souches sauvages, sans prétendre affirmer
que ces souches doivent être oui ou non considérées comme espèces. Cette
conclusion, aussi bien que la distinction spécifique qui existe entre le bétail
à bosse et le bétail ordinaire, a été presque définitivement établie par les
admirables recherches du professeur Rütimeyer. Quant aux chevaux,
j'hésite à croire, pour des raisons que je ne pourrais détailler ici,
contrairement d'ailleurs à l'opinion de plusieurs savants, que toutes les
races descendent d'une seule espèce. J'ai élevé presque toutes les races
anglaises de nos oiseaux de basse−cour, je les ai croisées, j'ai étudié leur
squelette, et j'en suis arrivé à la conclusion qu'elles descendent toutes de
l'espèce sauvage indienne, le Gallus bankiva ; c'est aussi l'opinion de M.
Blyth et d'autres naturalistes qui ont étudié cet oiseau dans l'Inde. Quant
aux canards et aux lapins, dont quelques races diffèrent considérablement
les unes des autres, il est évident qu'ils descendent tous du Canard commun
sauvage et du Lapin sauvage.
Quelques auteurs ont poussé à l'extrême la doctrine que nos races
domestiques descendent de plusieurs souches sauvages. Ils croient que
toute race qui se reproduit purement, si légers que soient ses caractères
distinctifs, a eu son prototype sauvage. À ce compte, il aurait dû exister au
moins une vingtaine d'espèces de bétail sauvage, autant d'espèces de
moutons, et plusieurs espèces de chèvres en Europe, dont plusieurs dans la
Grande−Bretagne seule. Un auteur soutient qu'il a dû autrefois exister dans
la Grande−Bretagne onze espèces de moutons sauvages qui lui étaient
propres ! Lorsque nous nous rappelons que la Grande−Bretagne ne possède
pas aujourd'hui un mammifère qui lui soit particulier, que la France n'en a
que fort peu qui soient distincts de ceux de l'Allemagne, et qu'il en est de
même de la Hongrie et de l'Espagne, etc., mais que chacun de ces pays
possède plusieurs espèces particulières de bétail, de moutons, etc., il faut
bien admettre qu'un grand nombre de races domestiques ont pris naissance
en Europe, car d'où pourraient−elles venir ? Il en est de même dans l'Inde.
Il est certain que les variations héréditaires ont joué un grand rôle dans la
De l'Origine des Espèces
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES ;... 32
formation des races si nombreuses des chiens domestiques, pour lesquelles
j'admets cependant plusieurs souches distinctes. Qui pourrait croire, en
effet, que des animaux ressemblant au Lévrier italien, au Limier, au
Bouledogue, au Bichon ou à l'Epagneul de Blenheim, types si différents de
ceux des canides sauvages, aient jamais existé à l'état de nature ? On a
souvent affirmé, sans aucune preuve à l'appui, que toutes nos races de
chiens proviennent du croisement d'un petit nombre d'espèces primitives.
Mais on n'obtient, par le croisement, que des formes intermédiaires entre
les parents ; or, si nous voulons expliquer ainsi l'existence de nos
différentes races domestiques, il faut admettre l'existence antérieure des
formes les plus extrêmes, telles que le Lévrier italien, le Limier, le
Bouledogue, etc., à l'état sauvage. Du reste, on a beaucoup exagéré la
possibilité de former des races distinctes par le croisement. Il est prouvé
que l'on peut modifier une race par des croisements accidentels, en
admettant toutefois qu'on choisisse soigneusement les individus qui
présentent le type désiré ; mais il serait très difficile d'obtenir une race
intermédiaire entre deux races complètement distinctes. Sir J. Sebright a
entrepris de nombreuses expériences dans ce but, mais il n'a pu obtenir
aucun résultat. Les produits du premier croisement entre deux races pures
sont assez uniformes, quelquefois même parfaitement identiques, comme
je l'ai constaté chez les pigeons. Rien ne semble donc plus simple ; mais,
quand on en vient à croiser ces métis les uns avec les autres pendant
plusieurs générations, on n'obtient plus deux produits semblables et les
difficultés de l'opération deviennent manifestes.
De l'Origine des Espèces
CARACTÈRES DES VARIÉTÉS DOMESTIQUES ;... 33
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS
DIFFERENCES ET LEUR ORIGINE.
Persuadé qu'il vaut toujours mieux étudier un groupe spécial, je me suis
décidé, après mûre réflexion, pour les pigeons domestiques. J'ai élevé
toutes les races que j'ai pu me procurer par achat ou autrement ; on a bien
voulu, en outre, m'envoyer des peaux provenant de presque toutes les
parties du monde ; je suis principalement redevable de ces envois à
l'honorable W. Elliot, qui m'a fait parvenir des spécimens de l'Inde, et à
l'honorable C. Murray, qui m'a expédié des spécimens de la Perse. On a
publié, dans toutes les langues, des traités sur les pigeons ; quelques−uns
de ces ouvrages sont fort importants, en ce sens qu'ils remontent à une
haute antiquité. Je me suis associé à plusieurs éleveurs importants et je fais
partie de deux Pigeons−clubs de Londres. La diversité des races de pigeons
est vraiment étonnante. Si l'on compare le Messager anglais avec le
Culbutant courte−face, on est frappé de l'énorme différence de leur bec,
entraînant des différences correspondantes dans le crâne. Le Messager, et
plus particulièrement le mâle, présente un remarquable développement de
la membrane caronculeuse de la tête, accompagné d'un grand allongement
des paupières, de larges orifices nasaux et d'une grande ouverture du bec.
Le bec du Culbutant courte−face ressemble à celui d'un passereau ; le
Culbutant ordinaire hérite de la singulière habitude de s'élever à une
grande hauteur en troupe serrée, puis de faire en l'air une culbute complète.
Le Runt (pigeon romain) est un gros oiseau, au bec long et massif et aux
grand pieds ; quelques sous−races ont le cou très long, d'autres de très
longues ailes et une longue queue, d'autres enfin ont la queue extrêmement
courte. Le Barbe est allié au Messager ; mais son bec, au lieu d'être long,
est large et très court. Le Grosse−gorge a le corps, les ailes et les pattes
allongés ; son énorme jabot, qu'il enfle avec orgueil, lui donne un aspect
bizarre et comique. Le Turbit, ou pigeon à cravate, a le bec court et
conique et une rangée de plumes retroussées sur la poitrine ; il a l'habitude
de dilater légèrement la partie supérieure de son œsophage. Le Jacobin a
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 34
les plumes tellement retroussées sur l'arrière du cou, qu'elles forment une
espèce de capuchon ; proportionnellement à sa taille, il a les plumes des
ailes et du cou fort allongées. Le Trompette, ou pigeon Tambour, et le
Rieur, font entendre, ainsi que l'indique leur nom, un roucoulement très
différent de celui des autres races. Le pigeon Paon porte trente ou même
quarante plumes à la queue, au lieu de douze ou de quatorze, nombre
normal chez tous les membres de la famille des pigeons ; il porte ces
plumes si étalées et si redressées, que, chez les oiseaux de race pure, la tête
et la queue se touchent ; mais la glande oléifère est complètement
atrophiée. Nous pourrions encore indiquer quelques autres races moins
distinctes.
Le développement des os de la face diffère énormément, tant par la
longueur que par la largeur et la courbure, dans le squelette des différentes
races.
La forme ainsi que les dimensions de la mâchoire inférieure varient d'une
manière très remarquable. Le nombre des vertèbres caudales et des
vertèbres sacrées varie aussi, de même que le nombre des côtes et des
apophyses, ainsi que leur largeur relative. La forme et la grandeur des
ouvertures du sternum, le degré de divergence et les dimensions des
branches de la fourchette, sont également très variables. La largeur
proportionnelle de l'ouverture du bec ; la longueur relative des paupières ;
les dimensions de l'orifice des narines et celles de la langue, qui n'est pas
toujours en corrélation absolument exacte avec la longueur du bec ; le
développement du jabot et de la partie supérieure de l'œsophage ; le
développement ou l'atrophie de la glande oléifère ; le nombre des plumes
primaires de l'aile et de la queue ; la longueur relative des ailes et de la
queue, soit entre elles, soit par rapport au corps ; la longueur relative des
pattes et des pieds ; le nombre des écailles des doigts ; le développement
de la membrane interdigitale, sont autant de parties essentiellement
variables. L'époque à laquelle les jeunes acquièrent leur plumage parfait,
ainsi que la nature du duvet dont les pigeonneaux sont revêtus à leur
éclosion, varient aussi ; il en est de même de la forme et de la grosseur des
œufs. Le vol et, chez certaines races, la voix et les instincts, présentent des
diversités remarquables. Enfin, chez certaines variétés, les mâles et les
femelles en sont arrivés à différer quelque peu les uns des autres.
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 35
On pourrait aisément rassembler une vingtaine de pigeons tels que, si on
les montrait à un ornithologiste, et qu'on les lui donnât pour des oiseaux
sauvages, il les classerait certainement comme autant d'espèces bien
distinctes.
Je ne crois même pas qu'aucun ornithologiste consentît à placer dans un
même genre le Messager anglais, le Culbutant courte−face, le Runt, le
Barbe, le Grosse−gorge et le Paon ; il le ferait d'autant moins qu'on
pourrait lui montrer, pour chacune de ces races, plusieurs sous−variétés de
descendance pure, c'est−à−dire d'espèces, comme il les appellerait
certainement.
Quelque considérable que soit la différence qu'on observe entre les
diverses races de pigeons, je me range pleinement à l'opinion commune
des naturalistes qui les font toutes descendre du Biset (Columba livia), en
comprenant sous ce terme plusieurs races géographiques, ou sous−espèces,
qui ne diffèrent les unes des autres que par des points insignifiants.
J'exposerai succinctement plusieurs des raisons qui m'ont conduit à adopter
cette opinion, car elles sont, dans une certaine mesure, applicables à
d'autres cas. Si nos diverses races de pigeons ne sont pas des variétés, si,
en un mot, elles ne descendent pas du Biset, elles doivent descendre de
sept ou huit types originels au moins, car il serait impossible de produire
nos races domestiques actuelles par les croisements réciproques d'un
nombre moindre. Comment, par exemple, produire un Grosse−gorge en
croisant deux races, à moins que l'une des races ascendantes ne possède
son énorme jabot caractéristique ?
Les types originels supposés doivent tous avoir été habitants des rochers
comme le Biset, c'est−à−dire des espèces qui ne perchaient ou ne nichaient
pas volontiers sur les arbres. Mais, outre le Columba livia et ses
sous−espèces géographiques, on ne connaît que deux ou trois autres
espèces de pigeons de roche et elles ne présentent aucun des caractères
propres aux races domestiques. Les espèces primitives doivent donc, ou
bien exister encore dans les pays où elles ont été originellement réduites en
domesticité, auquel cas elles auraient échappé à l'attention des
ornithologistes, ce qui, considérant leur taille, leurs habitudes et leur
remarquable caractère, semble très improbable ; ou bien être éteintes à
l'état sauvage. Mais il est difficile d'exterminer des oiseaux nichant au bord
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 36
des précipices et doués d'un vol puissant. Le Biset commun, d'ailleurs, qui
a les mêmes habitudes que les races domestiques, n'a été exterminé ni sur
les petites îles qui entourent la Grande−Bretagne, ni sur les côtes de la
Méditerranée. Ce serait donc faire une supposition bien hardie que
d'admettre l'extinction d'un aussi grand nombre d'espèces ayant des
habitudes semblables à celles du Biset. En outre, les races domestiques
dont nous avons parlé plus haut ont été transportées dans toutes les parties
du monde ; quelques−unes, par conséquent, ont dû être ramenées dans leur
pays d'origine ; aucune d'elles, cependant, n'est retournée à l'état sauvage,
bien que le pigeon de colombier, qui n'est autre que le Biset sous une
forme très peu modifiée, soit redevenu sauvage en plusieurs endroits.
Enfin, l'expérience nous prouve combien il est difficile d'amener un animal
sauvage à se reproduire régulièrement en captivité ; cependant, si l'on
admet l'hypothèse de l'origine multiple de nos pigeons, il faut admettre
aussi que sept ou huit espèces au moins ont été autrefois assez
complètement apprivoisées par l'homme à demi sauvage pour devenir
parfaitement fécondes en captivité. Il est un autre argument qui me semble
avoir un grand poids et qui peut s'appliquer à plusieurs autres cas : c'est
que les races dont nous avons parlé plus haut, bien que ressemblant de
manière générale au Biset sauvage par leur constitution, leurs habitudes,
leur voix, leur couleur, et par la plus grande partie de leur conformation,
présentent cependant avec lui de grandes anomalies sur d'autres points. On
chercherait en vain, dans toute la grande famille des colombides, un bec
semblable à celui du Messager anglais, du Culbutant courte−face ou du
Barbe ; des plumes retroussées analogues à celles du Jacobin ; un jabot
pareil à celui du Grosse−gorge ; des plumes caudales comparables à celles
du pigeon Paon. Il faudrait donc admettre, non seulement que des hommes
à demi sauvages ont réussi à apprivoiser complètement plusieurs espèces,
mais que, par hasard ou avec intention ; ils ont choisi les espèces les plus
extraordinaires et les plus anormales ; il faudrait admettre, en outre, que
toutes ces espèces se sont éteintes depuis ou sont restées inconnues. Un tel
concours de circonstances extraordinaires est improbable au plus haut
degré.
Quelques faits relatifs à la couleur des pigeons méritent d'être signalés. Le
Biset est bleu−ardoise avec les reins blancs ; chez la sous−espèce indienne,
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 37
le Columba intermedia de Strickland, les reins sont bleuâtres ; la queue
porte une barre foncée terminale et les plumes des côtés sont
extérieurement bordées de blanc à leur base ; les ailes ont deux barres
noires. Chez quelques races à demi domestiques, ainsi que chez quelques
autres absolument sauvages, les ailes, outre les deux barres noires, sont
tachetées de noir. Ces divers signes ne se trouvent réunis chez aucune autre
espèce de la famille. Or, tous les signes que nous venons d'indiquer sont
parfois réunis et parfaitement développés, jusqu'au bord blanc des plumes
extérieures de la queue, chez les oiseaux de race pure appartenant à toutes
nos races domestiques. En outre, lorsque l'on croise des pigeons,
appartenant à deux ou plusieurs races distinctes, n'offrant ni la coloration
bleue, ni aucune des marques dont nous venons de parler, les produits de
ces croisements se montrent très disposés à acquérir soudainement ces
caractères. Je me bornerai à citer un exemple que j'ai moi−même observé
au milieu de tant d'autres. J'ai croisé quelques pigeons Paons blancs de race
très pure avec quelques Barbes noirs – les variétés bleues du Barbe sont si
rares, que je n'en connais pas un seul cas en Angleterre – : les oiseaux que
j'obtins étaient noirs, bruns et tachetés. Je croisai de même un Barbe avec
un pigeon Spot, qui est un oiseau blanc avec la queue rouge et une tache
rouge sur le haut de la tête, et qui se reproduit fidèlement ; j'obtins des
métis brunâtres et tachetés. Je croisai alors un des métis Barbe−Paon avec
un métis Barbe−Spot et j'obtins un oiseau d'un aussi beau bleu qu'aucun
pigeon de race sauvage, ayant les reins blancs, portant la double barre
noire des ailes et les plumes externes de la queue barrées de noir et bordées
de blanc ! Si toutes les races de pigeons domestiques descendent du Biset,
ces faits s'expliquent facilement par le principe bien connu du retour au
caractère des ancêtres ; mais si on conteste cette descendance, il faut
forcément faire une des deux suppositions suivantes, suppositions
improbables au plus haut degré : ou bien tous les divers types originels
étaient colorés et marqués comme le Biset, bien qu'aucune autre espèce
existante ne présente ces mêmes caractères, de telle sorte que, dans chaque
race séparée, il existe une tendance au retour vers ces couleurs et vers ces
marques ; ou bien chaque race, même la plus pure, a été croisée avec le
Biset dans l'intervalle d'une douzaine ou tout au plus d'une vingtaine de
générations – je dis une vingtaine de générations, parce qu'on ne connaît
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 38
aucun exemple de produits d'un croisement ayant fait retour à un ancêtre
de sang étranger éloigné d'eux par un nombre de générations plus
considérable. – Chez une race qui n'a été croisée qu'une fois, la tendance à
faire retour à un des caractères dus à ce croisement s'amoindrit
naturellement, chaque génération successive contenant une quantité
toujours moindre de sang étranger.
Mais, quand il n'y a pas eu de croisement et qu'il existe chez une race une
tendance à faire retour à un caractère perdu pendant plusieurs générations,
cette tendance, d'après tout ce que nous savons, peut se transmettre sans
affaiblissement pendant un nombre indéfini de générations. Les auteurs qui
ont écrit sur l'hérédité ont souvent confondu ces deux cas très distincts du
retour. Enfin, ainsi que j'ai pu le constater par les observations que j'ai
faites tout exprès sur les races les plus distinctes, les hybrides ou métis
provenant de toutes les races domestiques du pigeon sont parfaitement
féconds. Or, il est difficile, sinon impossible, de citer un cas bien établi
tendant à prouver que les descendants hybrides provenant de deux espèces
d'animaux nettement distinctes sont complètement féconds. Quelques
auteurs croient qu'une domesticité longtemps prolongée diminue cette forte
tendance à la stérilité. L'histoire du chien et celle de quelques autres
animaux domestiques rend cette opinion très probable, si on l'applique à
des espèces étroitement alliées ; mais il me semblerait téméraire à
l'extrême d'étendre cette hypothèse jusqu'à supposer que des espèces
primitivement aussi distinctes que le sont aujourd'hui les Messagers, les
Culbutants, les Grosses−gorges et les Paons aient pu produire des
descendants parfaitement féconds inter se.
Ces différentes raisons, qu'il est peut−être bon de récapituler, c'est−à−dire :
l'improbabilité que l'homme ait autrefois réduit en domesticité sept ou huit
espèces de pigeons et surtout qu'il ait pu les faire se reproduire librement
en cet état ; le fait que ces espèces supposées sont partout inconnues à l'état
sauvage et que nulle part les espèces domestiques ne sont redevenues
sauvages ; le fait que ces espèces présentent certains caractères très
anormaux, si on les compare à toutes les autres espèces de colombides,
bien qu'elles ressemblent au Biset sous presque tous les rapports ; le fait
que la couleur bleue et les différentes marques noires reparaissent chez
toutes les races, et quand on les conserve pures, et quand on les croise ;
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 39
enfin, le fait que les métis sont parfaitement féconds – toutes ces raisons
nous portent à conclure que toutes nos races domestiques descendent du
Biset ou Columbia livia et de ses sous−espèces géographiques. J'ajouterai à
l'appui de cette opinion : premièrement, que le Columbia livia ou Biset
s'est montré, en Europe et dans l'Inde, susceptible d'une domestication
facile, et qu'il y a une grande analogie entre ses habitudes et un grand
nombre de points de sa conformation avec les habitudes et la conformation
de toutes les races domestiques ; deuxièmement, que, bien qu'un Messager
anglais, ou un Culbutant courte−face, diffère considérablement du Biset
par certains caractères, on peut cependant, en comparant les diverses
sous−variétés de ces deux races, et principalement celles provenant de
pays éloignés, établir entre elles et le Biset une série presque complète
reliant les deux extrêmes (on peut établir les mêmes séries dans quelques
autres cas, mais non pas avec toutes les races) ; troisièmement, que les
principaux caractères de chaque race sont, chez chacune d'elles,
essentiellement variables, tels que, par exemple, les caroncules et la
longueur du bec chez le Messager anglais, le bec si court du Culbutant, et
le nombre des plumes caudales chez le pigeon Paon (l'explication évidente
de ce fait ressortira quand nous traiterons de la sélection) ; quatrièmement,
que les pigeons ont été l'objet des soins les plus vigilants de la part d'un
grand nombre d'amateurs, et qu'ils sont réduits à l'état domestique depuis
des milliers d'années dans les différentes parties du monde. Le document le
plus ancien que l'on trouve dans l'histoire relativement aux pigeons
remonte à la cinquième dynastie égyptienne, environ trois mille ans avant
notre ère ; ce document m'a été indiqué par le professeur Lepsius ; d'autre
part, M. Birch m'apprend que le pigeon est mentionné dans un menu de
repas de la dynastie précédente. Pline nous dit que les Romains payaient
les pigeons un prix considérable : « On en est venu, dit le naturaliste latin,
à tenir compte de leur généalogie et de leur race. » Dans l'Inde, vers l'an
1600, Akber−Khan faisait grand cas des pigeons ; la cour n'en emportait
jamais avec elle moins de vingt mille. « Les monarques de l'Iran et du
Touran lui envoyaient des oiseaux très rares ; » puis le chroniqueur royal
ajoute : « Sa Majesté, en croisant les races, ce qui n'avait jamais été fait
jusque−là, les améliora étonnamment. » Vers cette même époque, les
Hollandais se montrèrent aussi amateurs des pigeons qu'avaient pu l'être
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 40
les anciens Romains. Quand nous traiterons de la sélection, on comprendra
l'immense importance de ces considérations pour expliquer la somme
énorme des variations que les pigeons ont subies. Nous verrons alors,
aussi, comment il se fait que les différentes races offrent si souvent des
caractères en quelque sorte monstrueux. Il faut enfin signaler une
circonstance extrêmement favorable pour la production de races distinctes,
c'est que les pigeons mâles et femelles s'apparient d'ordinaire pour la vie, et
qu'on peut ainsi élever plusieurs races différentes dans une même volière.
Je viens de discuter assez longuement, mais cependant de façon encore
bien insuffisante, l'origine probable de nos pigeons domestiques ; si je l'ai
fait, c'est que, quand je commençai à élever des pigeons et à en observer
les différentes espèces, j'étais tout aussi peu disposé à admettre, sachant
avec quelle fidélité les diverses races se reproduisent, qu'elles descendent
toutes d'une même espèce mère et qu'elles se sont formées depuis qu'elles
sont réduites en domesticité, que le serait tout naturaliste à accepter la
même conclusion à l'égard des nombreuses espèces de passereaux ou de
tout autre groupe naturel d'oiseaux sauvages. Une circonstance m'a surtout
frappé, c'est que la plupart des éleveurs d'animaux domestiques, ou les
cultivateurs avec lesquels je me suis entretenu ; ou dont j'ai lu les ouvrages,
sont tous fermement convaincus que les différentes races, dont chacun
d'eux s'est spécialement occupé, descendent d'autant d'espèces
primitivement distinctes. Demandez, ainsi que je l'ai fait, à un célèbre
éleveur de bœufs de Hereford, s'il ne pourrait pas se faire que son bétail
descendît d'une race à longues cornes, ou que les deux races descendissent
d'une souche parente commune, et il se moquera de vous. Je n'ai jamais
rencontré un éleveur de pigeons, de volailles, de canards ou de lapins qui
ne fût intimement convaincu que chaque race principale descend d'une
espèce distincte. Van Mons, dans son traité sur les poires et sur les
pommes, se refuse catégoriquement à croire que différentes sortes, un
pippin Ribston et une pomme Codlin, par exemple, puissent descendre des
graines d'un même arbre. On pourrait citer une infinité d'autres exemples.
L'explication de ce fait me paraît simple : fortement impressionnés, en
raison de leurs longues études, par les différences qui existent entre les
diverses races, et quoique sachant bien que chacune d'elles varie
légèrement, puisqu'ils ne gagnent des prix dans les concours qu'en
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 41
choisissant avec soin ces légères différences, les éleveurs ignorent
cependant les principes généraux, et se refusent à évaluer les légères
différences qui se sont accumulées pendant un grand nombre de
générations successives. Les naturalistes, qui en savent bien moins que les
éleveurs sur les lois de l'hérédité, qui n'en savent pas plus sur les chaînons
intermédiaires qui relient les unes aux autres de longues lignées
généalogiques, et qui, cependant, admettent que la plupart de nos races
domestiques descendent d'un même type, ne pourraient−ils pas devenir un
peu plus prudents et cesser de tourner en dérision l'opinion qu'une espèce,
à l'état de nature, puisse être la postérité directe d'autres espèces ?
De l'Origine des Espèces
RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIF... 42
PRINCIPES DE SÉLECTION
ANCIENNEMENT APPLIQUÉS ET LEURS
EFFETS.
Considérons maintenant ; en quelques lignes, la formation graduelle de nos
races domestiques, soit qu'elles dérivent d'une seule espèce, soit qu'elles
procèdent de plusieurs espèces voisines. On peut attribuer quelques effets à
l'action directe et définie des conditions extérieures d'existence, quelques
autres aux habitudes, mais il faudrait être bien hardi pour expliquer, par de
telles causes, les différences qui existent entre le cheval de trait et le cheval
de course, entre le Limier et le Lévrier, entre le pigeon Messager et le
pigeon Culbutant. Un des caractères les plus remarquables de nos races
domestiques, c'est que nous voyons chez elles des adaptations qui ne
contribuent en rien au bien−être de l'animal ou de la plante, mais
simplement à l'avantage ou au caprice de l'homme. Certaines variations
utiles à l'homme se sont probablement produites soudainement, d'autres
par degrés ; quelques naturalistes, par exemple, croient que le Chardon à
foulon armé de crochets, que ne peut remplacer aucune machine, est tout
simplement une variété du Dipsacus sauvage ; or, cette transformation peut
s'être manifestée dans un seul semis. Il en a été probablement ainsi pour le
chien Tournebroche ; on sait, tout au moins, que le mouton Ancon a surgi
d'une manière subite. Mais il faut, si l'on compare le cheval de trait et le
cheval de course, le dromadaire et le chameau, les diverses races de
moutons adaptées soit aux plaines cultivées, soit aux pâturages des
montagnes, et dont la laine, suivant la race, est appropriée tantôt à un
usage, tantôt à un autre ; si l'on compare les différentes races de chiens,
dont chacune est utile à l'homme à des points de vue divers ; si l'on
compare le coq de combat, si enclin à la bataille, avec d'autres races si
pacifiques, avec les pondeuses perpétuelles qui ne demandent jamais à
couver, et avec le coq Bantam, si petit et si élégant ; si l'on considère,
enfin, cette légion de plantes agricoles et culinaires, les arbres qui
PRINCIPES DE SÉLECTION ANCIENNEMENT A... 43
encombrent nos vergers, les fleurs qui ornent nos jardins, les unes si utiles
à l'homme en différentes saisons et pour tant d'usages divers, ou seulement
si agréables à ses yeux, il faut chercher, je crois, quelque chose de plus
qu'un simple effet de variabilité. Nous ne pouvons supposer, en effet, que
toutes ces races ont été soudainement produites avec toute la perfection et
toute l'utilité qu'elles ont aujourd'hui ; nous savons même, dans bien des
cas, qu'il n'en a pas été ainsi. Le pouvoir de sélection, d'accumulation, que
possède l'homme, est la clef de ce problème ; la nature fournit les
variations successives, l'homme les accumule dans certaines directions qui
lui sont utiles. Dans ce sens, on peut dire que l'homme crée à son profit des
races utiles.
La grande valeur de ce principe de sélection n'est pas hypothétique. Il est
certain que plusieurs de nos éleveurs les plus éminents ont, pendant le
cours d'une seule vie d'homme, considérablement modifié leurs bestiaux et
leurs moutons. Pour bien comprendre les résultats qu'ils ont obtenus, il est
indispensable de lire quelques−uns des nombreux ouvrages qu'ils ont
consacrés à ce sujet et de voir les animaux eux−mêmes. Les éleveurs
considèrent ordinairement l'organisme d'un animal comme un élément
plastique, qu'ils peuvent modifier presque à leur gré. Si je n'étais borné par
l'espace, je pourrais citer, à ce sujet, de nombreux exemples empruntés à
des autorités hautement compétentes. Youatt, qui, plus que tout autre
peut−être, connaissait les travaux des agriculteurs et qui était lui−même un
excellent juge en fait d'animaux, admet que le principe de la sélection «
permet à l'agriculteur, non seulement de modifier le caractère de son
troupeau, mais de le transformer entièrement. C'est la baguette magique au
moyen de laquelle il peut appeler à la vie les formes et les modèles qui lui
plaisent. » Lord Somerville dit, à propos de ce que les éleveurs ont fait
pour le mouton : « Il semblerait qu'ils aient tracé l'esquisse d'une forme
parfaite en soi, puis qu'ils lui ont donné l'existence. » En Saxe, on
comprend si bien l'importance du principe de la sélection, relativement au
mouton mérinos, qu'on en a fait une profession ; on place le mouton sur
une table et un connaisseur l'étudie comme il ferait d'un tableau ; on répète
cet examen trois fois par an, et chaque fois on marque et l'on classe les
moutons de façon à choisir les plus parfaits pour la reproduction.
Le prix énorme attribué aux animaux dont la généalogie est irréprochable
De l'Origine des Espèces
PRINCIPES DE SÉLECTION ANCIENNEMENT A... 44
prouve les résultats que les éleveurs anglais ont déjà atteints ; leurs
produits sont expédiés dans presque toutes les parties du monde. Il ne
faudrait pas croire que ces améliorations fussent ordinairement dues au
croisement de différentes races ; les meilleurs éleveurs condamnent
absolument cette pratique, qu'ils n'emploient quelquefois que pour des
sous−races étroitement alliées. Quand un croisement de ce genre a été fait,
une sélection rigoureuse devient encore beaucoup plus indispensable que
dans les cas ordinaires. Si la sélection consistait simplement à isoler
quelques variétés distinctes et à les faire se reproduire, ce principe serait si
évident, qu'à peine aurait−on à s'en occuper ; mais la grande importance de
la sélection consiste dans les effets considérables produits par
l'accumulation dans une même direction, pendant des générations
successives, de différences absolument inappréciables pour des yeux
inexpérimentés, différences que, quant à moi, j'ai vainement essayé
d'apprécier.
Pas un homme sur mille n'a la justesse de coup d'œil et la sûreté de
jugement nécessaires pour faire un habile éleveur. Un homme doué de ces
qualités, qui consacre de longues années à l'étude de ce sujet, puis qui y
voue son existence entière, en y apportant toute son énergie et une
persévérance indomptable, réussira sans doute et pourra réaliser
d'immenses progrès ; mais le défaut d'une seule de ces qualités déterminera
forcément l'insuccès. Peu de personnes s'imaginent combien il faut de
capacités naturelles, combien il faut d'années de pratique pour faire un bon
éleveur de pigeons.
Les horticulteurs suivent les mêmes principes ; mais ici les variations sont
souvent plus soudaines. Personne ne suppose que nos plus belles plantes
sont le résultat d'une seule variation de la souche originelle. Nous savons
qu'il en a été tout autrement dans bien des cas sur lesquels nous possédons
des renseignements exacts. Ainsi, on peut citer comme exemple
l'augmentation toujours croissante de la grosseur de la groseille à
maquereau commune. Si l'on compare les fleurs actuelles avec des dessins
faits il y a seulement vingt ou trente ans, on est frappé des améliorations de
la plupart des produits du fleuriste. Quand une race de plantes est
suffisamment fixée, les horticulteurs ne se donnent plus la peine de choisir
les meilleurs plants, ils se contentent de visiter les plates−bandes pour
De l'Origine des Espèces
PRINCIPES DE SÉLECTION ANCIENNEMENT A... 45
arracher les plants qui dévient du type ordinaire. On pratique aussi cette
sorte de sélection avec les animaux, car personne n'est assez négligent pour
permettre aux sujets défectueux d'un troupeau de se reproduire.
Il est encore un autre moyen d'observer les effets accumulés de la sélection
chez les plantes ; on n'a, en effet, qu'à comparer, dans un parterre, la
diversité des fleurs chez les différentes variétés d'une même espèce ; dans
un potager, la diversité des feuilles, des gousses, des tubercules, ou en
général de la partie recherchée des plantes potagères, relativement aux
fleurs des mêmes variétés ; et, enfin, dans un verger, la diversité des fruits
d'une même espèce, comparativement aux feuilles et aux fleurs de ces
mêmes arbres. Remarquez combien diffèrent les feuilles du Chou et que de
ressemblance dans la fleur ; combien, au contraire, sont différentes les
fleurs de la Pensée et combien les feuilles sont uniformes ; combien les
fruits des différentes espèces de Groseilliers diffèrent par la grosseur, la
couleur, la forme et le degré de villosité, et combien les fleurs présentent
peu de différence. Ce n'est pas que les variétés qui diffèrent beaucoup sur
un point ne diffèrent pas du tout sur tous les autres, car je puis affirmer,
après de longues et soigneuses observations, que cela n'arrive jamais ou
presque jamais. La loi de la corrélation de croissance, dont il ne faut jamais
oublier l'importance, entraîne presque toujours quelques différences ; mais,
en règle générale, on ne peut douter que la sélection continue de légères
variations portant soit sur les feuilles, soit sur les fleurs, soit sur le fruits,
ne produise des races différentes les unes des autres, plus particulièrement
en l'un de ces organes.
On pourrait objecter que le principe de la sélection n'a été réduit en
pratique que depuis trois quarts de siècle. Sans doute, on s'en est
récemment beaucoup plus occupé, et on a publié de nombreux ouvrages à
ce sujet ; aussi les résultats ont−ils été, comme on devait s'y attendre,
rapides et importants ; mais il n'est pas vrai de dire que ce principe soit une
découverte moderne. Je pourrais citer plusieurs ouvrages d'une haute
antiquité prouvant qu'on reconnaissait, dès alors, l'importance de ce
principe. Nous avons la preuve que, même pendant les périodes barbares
qu'a traversées l'Angleterre, on importait souvent des animaux de choix, et
des lois en défendaient l'exportation ; on ordonnait la destruction des
chevaux qui n'atteignaient pas une certaine taille ; ce que l'on peut
De l'Origine des Espèces
PRINCIPES DE SÉLECTION ANCIENNEMENT A... 46
comparer au travail que font les horticulteurs lorsqu'ils éliminent, parmi les
produits de leurs semis, toutes les plantes qui tendent à dévier du type
régulier. Une ancienne encyclopédie chinoise formule nettement les
principes de la sélection ; certains auteurs classiques romains indiquent
quelques règles précises ; il résulte de certains passages de la Genèse que,
dès cette antique période, on prêtait déjà quelque attention à la couleur des
animaux domestiques. Encore aujourd'hui, les sauvages croisent
quelquefois leurs chiens avec des espèces canines sauvages pour en
améliorer la race ; Pline atteste qu'on faisait de même autrefois. Les
sauvages de l'Afrique méridionale appareillent leurs attelages de bétail
d'après la couleur ; les Esquimaux en agissent de même pour leurs
attelages de chiens. Livingstone constate que les nègres de l'intérieur de
l'Afrique, qui n'ont eu aucun rapport avec les Européens, évaluent à un
haut prix les bonnes races domestiques. Sans doute, quelques−uns de ces
faits ne témoignent pas d'une sélection directe ; mais ils prouvent que, dès
l'antiquité, l'élevage des animaux domestiques était l'objet de soins tout
particuliers, et que les sauvages en font autant aujourd'hui. Il serait étrange,
d'ailleurs, que, l'hérédité des bonnes qualités et des défauts étant si
évidente, l'élevage n'eût pas de bonne heure attiré l'attention de l'homme.
De l'Origine des Espèces
PRINCIPES DE SÉLECTION ANCIENNEMENT A... 47
SÉLECTION INCONSCIENTE.
Les bons éleveurs modernes, qui poursuivent un but déterminé, cherchent,
par une sélection méthodique, à créer de nouvelles lignées ou des
sous−races supérieures à toutes celles qui existent dans le pays. Mais il est
une autre sorte de sélection beaucoup plus importante au point de vue qui
nous occupe, sélection qu'on pourrait appeler inconsciente ; elle a pour
mobile le désir que chacun éprouve de posséder et de faire reproduire les
meilleurs individus de chaque espèce. Ainsi, quiconque veut avoir des
chiens d'arrêt essaye naturellement de se procurer les meilleurs chiens qu'il
peut ; puis, il fait reproduire les meilleurs seulement, sans avoir le désir de
modifier la race d'une manière permanente et sans même y songer.
Toutefois, cette habitude, continuée pendant des siècles, finit par modifier
et par améliorer une race quelle qu'elle soit ; c'est d'ailleurs en suivant ce
procédé, mais d'une façon plus méthodique, que Bakewell, Collins, etc.,
sont parvenus à modifier considérablement, pendant le cours de leur vie,
les formes et les qualités de leur bétail. Des changements de cette nature,
c'est−à−dire lents et insensibles, ne peuvent être appréciés qu'autant que
d'anciennes mesures exactes ou des dessins faits avec soin peuvent servir
de point de comparaison. Dans quelques cas, cependant, on retrouve dans
des régions moins civilisées, où la race s'est moins améliorée, des
individus de la même race peu modifiés, d'autres même qui n'ont subi
aucune modification. Il y a lieu de croire que l'épagneul King−Charles a
été assez fortement modifié de façon inconsciente, depuis l'époque où
régnait le roi dont il porte le nom. Quelques autorités très compétentes sont
convaincues que le chien couchant descend directement de l'épagneul, et
que les modifications se sont produites très lentement. On sait que le chien
d'arrêt anglais s'est considérablement modifié pendant le dernier siècle ; on
attribue, comme cause principale à ces changements, des croisements avec
le chien courant. Mais ce qui importe ici, c'est que le changement s'est
effectué inconsciemment, graduellement, et cependant avec tant
d'efficacité que, bien que notre vieux chien d'arrêt espagnol vienne
SÉLECTION INCONSCIENTE. 48
certainement d'Espagne, M. Borrow m'a dit n'avoir pas vu dans ce dernier
pays un seul chien indigène semblable à notre chien d'arrêt actuel.
Le même procédé de sélection, joint à des soins particuliers, a transformé
le cheval de course anglais et l'a amené à dépasser en vitesse et en taille les
chevaux arabes dont il descend, si bien que ces derniers, d'après les
règlements des courses de Goodwood, portent un poids moindre. Lord
Spencer et d'autres ont démontré que le bétail anglais a augmenté en poids
et en précocité, comparativement à l'ancien bétail. Si, à l'aide des données
que nous fournissent les vieux traités, on compare l'état ancien et l'état
actuel des pigeons Messagers et des pigeons Culbutants dans la
Grande−Bretagne, dans l'Inde et en Perse, on peut encore retracer les
phases par lesquelles les différentes races de pigeons ont successivement
passé, et comment elles en sont venues à différer si prodigieusement du
Biset. Youatt cite un excellent exemple des effets obtenus au moyen de la
sélection continue que l'on peut considérer comme inconsciente, par cette
raison que les éleveurs ne pouvaient ni prévoir ni même désirer le résultat
qui en a été la conséquence, c'est−à−dire la création de deux branches
distinctes d'une même race. M. Buckley et M. Burgess possèdent deux
troupeaux de moutons de Leicester, qui « descendent en droite ligne,
depuis plus de cinquante ans, dit M. Youatt, d'une même souche que
possédait M. Bakewell. Quiconque s'entend un peu à l'élevage ne peut
supposer que le propriétaire de l'un ou l'autre troupeau ait jamais mélangé
le pur sang de la race Bakewell, et, cependant, la différence qui existe
actuellement entre ces deux troupeaux est si grande, qu'ils semblent
composés de deux variétés tout à fait distinctes. »
S'il existe des peuples assez sauvages pour ne jamais songer à s'occuper de
l'hérédité des caractères chez les descendants de leurs animaux
domestiques, il se peut toutefois qu'un animal qui leur est particulièrement
utile soit plus précieusement conservé pendant une famine, ou pendant les
autres accidents auxquels les sauvages sont exposés, et que, par
conséquent, cet animal de choix laisse plus de descendants que ses
congénères inférieurs. Dans ce cas, il en résulte une sorte de sélection
inconsciente. Les sauvages de la Terre de Feu eux−mêmes attachent une si
grande valeur à leurs animaux domestiques, qu'ils préfèrent, en temps de
disette, tuer et dévorer les vieilles femmes de la tribu, parce qu'ils les
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION INCONSCIENTE. 49
considèrent comme beaucoup moins utiles que leurs chiens. Les mêmes
procédés d'amélioration amènent des résultats analogues chez les plantes,
en vertu de la conservation accidentelle des plus beaux individus, qu'ils
soient ou non assez distincts pour que l'on puisse les classer, lorsqu'ils
apparaissent, comme des variétés distinctes, et qu'ils soient ou non le
résultat d'un croisement entre deux ou plusieurs espèces ou races.
L'augmentation de la taille et de la beauté des variétés actuelles de la
Pensée, de la Rose, du Délargonium, du Dahlia et d'autres plantes,
comparées avec leur souche primitive ou même avec les anciennes
variétés, indique clairement ces améliorations. Nul ne pourrait s'attendre à
obtenir une Pensée ou un Dahlia de premier choix en semant la graine
d'une plante sauvage. Nul ne pourrait espérer produire une poire fondante
de premier ordre en semant le pépin d'une poire sauvage ; peut−être
pourrait−on obtenir ce résultat si l'on employait une pauvre semence
croissant à l'état sauvage, mais provenant d'un arbre autrefois cultivé. Bien
que la poire ait été cultivée pendant les temps classiques, elle n'était, s'il
faut en croire Pline, qu'un fruit de qualité très inférieure. On peut voir, dans
bien des ouvrages relatifs à l'horticulture, la surprise que ressentent les
auteurs des résultats étonnants obtenus par les jardiniers, qui n'avaient à
leur disposition que de bien pauvres matériaux ; toutefois, le procédé est
bien simple, et il a presque été appliqué de façon inconsciente pour en
arriver au résultat final. Ce procédé consiste à cultiver toujours les
meilleures variétés connues, à en semer les graines et, quand une variété un
peu meilleure vient à se produire, à la cultiver préférablement à toute autre.
Les jardiniers de l'époque gréco−latine, qui cultivaient les meilleures
poires qu'ils pouvaient alors se procurer, s'imaginaient bien peu quels fruits
délicieux nous mangerions un jour ; quoi qu'il en soit, nous devons, sans
aucun doute, ces excellents fruits à ce qu'ils ont naturellement choisi et
conservé les meilleures variétés connues.
Ces modifications considérables effectuées lentement et accumulées de
façon inconsciente expliquent, je le crois, ce fait bien connu que, dans un
grand nombre de cas, il nous est impossible de distinguer et, par
conséquent, de reconnaître les souches sauvages des plantes et des fleurs
qui, depuis une époque reculée, ont été cultivées dans nos jardins. S'il a
fallu des centaines, ou même des milliers d'années pour modifier la plupart
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION INCONSCIENTE. 50
de nos plantes et pour les améliorer de façon à ce qu'elles devinssent aussi
utiles qu'elles le sont aujourd'hui pour l'homme, il est facile de comprendre
comment il se fait que ni l'Australie, ni le cap de Bonne−Espérance, ni
aucun autre pays habité par l'homme sauvage, ne nous ait fourni aucune
plante digne d'être cultivée. Ces pays si riches en espèces doivent posséder,
sans aucun doute, les types de plusieurs plantes utiles ; mais ces plantes
indigènes n'ont pas été améliorées par une sélection continue, et elles n'ont
pas été amenées, par conséquent, à un état de perfection comparable à celui
qu'ont atteint les plantes cultivées dans les pays les plus anciennement
civilisés. Quant aux animaux domestiques des peuples, sauvages, il ne faut
pas oublier qu'ils ont presque toujours, au moins pendant quelques saisons,
à chercher eux−mêmes leur nourriture. Or, dans deux pays très différents
sous le rapport des conditions de la vie, des individus appartenant à une
même espèce, mais ayant une constitution ou une conformation légèrement
différentes, peuvent souvent beaucoup mieux réussir dans l'un que dans
l'autre ; il en résulte que, par un procédé de sélection naturelle que nous
exposerons bientôt plus en détail, il peut se former deux sous−races. C'est
peut−être là, ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs auteurs, qu'il faut
chercher l'explication du fait que, chez les sauvages, les animaux
domestiques ont beaucoup plus le caractère d'espèces que les animaux
domestiques des pays civilisés.
Si l'on tient suffisamment compte du rôle important qu'a joué le pouvoir
sélectif de l'homme, on s'explique aisément que nos races domestiques, et
par leur conformation, et par leurs habitudes, se soient si complètement
adaptées à nos besoins et à nos caprices. Nous y trouvons, en outre,
l'explication du caractère si fréquemment anormal de nos races
domestiques et du fait que leurs différences extérieures sont si grandes,
alors que les différences portant sur l'organisme sont relativement si
légères. L'homme ne peut guère choisir que des déviations de
conformation qui affectent l'extérieur ; quant aux déviations internes, il ne
pourrait les choisir qu'avec la plus grande difficulté, on peut même ajouter
qu'il s'en inquiète fort peu. En outre, il ne peut exercer son pouvoir sélectif
que sur des variations que la nature lui a tout d'abord fournies. Personne,
par exemple, n'aurait jamais essayé de produire un pigeon Paon, avant
d'avoir vu un pigeon dont la queue offrait un développement quelque peu
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION INCONSCIENTE. 51
inusité ; personne n'aurait cherché à produire un pigeon Grosse−gorge,
avant d'avoir remarqué une dilatation exceptionnelle du jabot chez un de
ces oiseaux ; or, plus une déviation accidentelle présente un caractère
anormal ou bizarre, plus elle a de chances d'attirer l'attention de l'homme.
Mais nous venons d'employer l'expression : essayer de produire un pigeon
Paon ; c'est là, je n'en doute pas, dans la plupart des cas, une expression
absolument inexacte. L'homme qui, le premier, a choisi, pour le faire
reproduire, un pigeon dont la queue était un peu plus développée que celle
de ses congénères, ne s'est jamais imaginé ce que deviendraient les
descendants de ce pigeon par suite d'une sélection longuement continuée,
soit inconsciente, soit méthodique. Peut−être le pigeon, souche de tous les
pigeons Paons, n'avait−il que quatorze plumes caudales un peu étalées,
comme le pigeon Paon actuel de Java, ou comme quelques individus
d'autres races distinctes, chez lesquels on a compté jusqu'à dix−sept
plumes caudales. Peut−être le premier pigeon Grosse−gorge ne gonflait−il
pas plus son jabot que ne le fait actuellement le Turbit quand il dilate la
partie supérieure de son œsophage, habitude à laquelle les éleveurs ne
prêtent aucune espèce d'attention, parce qu'elle n'est pas un des caractères
de cette race.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que, pour attirer l'attention de l'éleveur,
la déviation de structure doive être très prononcée. L'éleveur, au contraire,
remarque les différences les plus minimes, car il est dans la nature de
chaque homme de priser toute nouveauté en sa possession, si insignifiante
qu'elle soit. On ne saurait non plus juger de l'importance qu'on attribuait
autrefois à quelques légères différences chez les individus de la même
espèce, par l'importance qu'on leur attribue, aujourd'hui que les diverses
races sont bien établies. On sait que de légères variations se présentent
encore accidentellement chez les pigeons, mais on les rejette comme autant
de défauts ou de déviations du type de perfection admis pour chaque race.
L'oie commune n'a pas fourni de variétés bien accusées ; aussi a−t−on
dernièrement exposé comme des espèces distinctes, dans nos expositions
de volailles, la race de Toulouse et la race commune, qui ne diffèrent que
par la couleur, c'est−à−dire le plus fugace de tous les caractères.
Ces différentes raisons expliquent pourquoi nous ne savons rien ou presque
rien sur l'origine ou sur l'histoire de nos races domestiques. Mais, en fait,
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION INCONSCIENTE. 52
peut−on soutenir qu'une race, ou un dialecte, ait une origine distincte ? Un
homme conserve et fait reproduire un individu qui présente quelque légère
déviation de conformation ; ou bien il apporte plus de soins qu'on ne le fait
d'ordinaire pour apparier ensemble ses plus beaux sujets ; ce faisant, il les
améliore, et ces animaux perfectionnés se répandent lentement dans le
voisinage. Ils n'ont pas encore un nom particulier ; peu appréciés, leur
histoire est négligée. Mais, si l'on continue à suivre ce procédé lent et
graduel, et que, par conséquent, ces animaux s'améliorent de plus en plus,
ils se répandent davantage, et on finit par les reconnaître pour une race
distincte ayant quelque valeur ; ils reçoivent alors un nom, probablement
un nom de province. Dans les pays à demi civilisés, où les communications
sont difficiles, une nouvelle race ne se répand que bien lentement. Les
principaux caractères de la nouvelle race étant reconnus et appréciés à leur
juste valeur, le principe de la sélection inconsciente, comme je l'ai appelée,
aura toujours pour effet d'augmenter les traits caractéristiques de la race,
quels qu'ils puissent être d'ailleurs, – sans doute à une époque plus
particulièrement qu'à une autre, selon que la race nouvelle est ou non à la
mode, – plus particulièrement aussi dans un pays que dans un autre, selon
que les habitants sont plus ou moins civilisés. Mais, en tout cas, il est très
peu probable que l'on conserve l'historique de changements si lents et si
insensibles.
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION INCONSCIENTE. 53
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA
SÉLECTION OPERÉE PAR L'HOMME.
Il convient maintenant d'indiquer en quelques mots les circonstances qui
facilitent ou qui contrarient l'exercice de la sélection par l'homme. Une
grande faculté de variabilité est évidemment favorable, car elle fournit tous
les matériaux sur lesquels repose la sélection ; toutefois, de simples
différences individuelles sont plus que suffisantes pour permettre, à
condition que l'on y apporte beaucoup de soins, l'accumulation d'une
grande somme de modifications dans presque toutes les directions.
Toutefois, comme des variations manifestement utiles ou agréables à
l'homme ne se produisent qu'accidentellement, on a d'autant plus de chance
qu'elles se produisent, qu'on élève un plus grand nombre d'individus. Le
nombre est, par conséquent, un des grands éléments de succès. C'est en
partant de ce principe que Marshall a fait remarquer autrefois, en parlant
des moutons de certaines parties du Yorkshire : « Ces animaux appartenant
à des gens pauvres et étant, par conséquent, divisés en petit troupeaux, il y
a peu de chance qu'ils s'améliorent jamais. » D'autre part, les horticulteurs,
qui élèvent des quantités considérables de la même plante, réussissent
ordinairement mieux que les amateurs à produire de nouvelles variétés.
Pour qu'un grand nombre d'individus d'une espèce quelconque existe dans
un même pays, il faut que l'espèce y trouve des conditions d'existence
favorables à sa reproduction. Quand les individus sont en petit nombre, on
permet à tous de se reproduire, quelles que soient d'ailleurs leurs qualités,
ce qui empêche l'action sélective de se manifester. Mais le point le plus
important de tous est, sans contredit, que l'animal ou la plante soit assez
utile à l'homme, ou ait assez de valeur à ses yeux, pour qu'il apporte
l'attention la plus scrupuleuse aux moindres déviations qui peuvent se
produire dans les qualités ou dans la conformation de cet animal ou de
cette plante. Rien n'est possible sans ces précautions. J'ai entendu faire
sérieusement la remarque qu'il est très heureux que le fraisier ait
commencé précisément à varier au moment où les jardiniers ont porté leur
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA SÉLECTI... 54
attention sur cette plante. Or, il n'est pas douteux que le fraisier a dû varier
depuis qu'on le cultive, seulement on a négligé ces légères variations.
Mais, dès que les jardiniers se mirent à choisir les plantes portant un fruit
un peu plus gros, un peu plus parfumé, un peu plus précoce, à en semer les
graines, à trier ensuite les plants pour faire reproduire les meilleurs, et ainsi
de suite, ils sont arrivés à produire, en s'aidant ensuite de quelques
croisements avec d'autres espèces, ces nombreuses et admirables variétés
de fraises qui ont paru pendant ces trente ou quarante dernières années.
Il importe, pour la formation de nouvelles races d'animaux, d'empêcher
autant que possible les croisements, tout au moins dans un pays qui
renferme déjà d'autres races. Sous ce rapport, les clôtures jouent un grand
rôle. Les sauvages nomades, ou les habitants de plaines ouvertes,
possèdent rarement plus d'une race de la même espèce. Le pigeon s'apparie
pour la vie ; c'est là une grande commodité pour l'éleveur, qui peut ainsi
améliorer et faire reproduire fidèlement plusieurs races, quoiqu'elles
habitent une même volière ; cette circonstance doit, d'ailleurs, avoir
singulièrement favorisé la formation de nouvelles races. Il est un point qu'il
est bon d'ajouter : les pigeons se multiplient beaucoup et vite, et on peut
sacrifier tous les sujets défectueux, car ils servent à l'alimentation. Les
chats, au contraire, en raison de leurs habitudes nocturnes et vagabondes,
ne peuvent pas être aisément appariés, et, bien qu'ils aient une si grande
valeur aux yeux des femmes et des enfants, nous voyons rarement une race
distincte se perpétuer parmi eux ; celles que l'on rencontre, en effet, sont
presque toujours importées de quelque autre pays. Certains animaux
domestiques varient moins que d'autres, cela ne fait pas de doute ; on peut
cependant, je crois, attribuer à ce que la sélection ne leur a pas été
appliquée la rareté ou l'absence de races distinctes chez le chat, chez l'âne,
chez le paon, chez l'oie, etc. : chez les chats, parce qu'il est fort difficile de
les apparier ; chez les ânes, parce que ces animaux ne se trouvent
ordinairement que chez les pauvres gens, qui s'occupent peu de surveiller
leur reproduction, et la preuve, c'est que, tout récemment, on est parvenu à
modifier et à améliorer singulièrement cet animal par une sélection
attentive dans certaines parties de l'Espagne et des États−Unis ; chez le
paon, parce que cet animal est difficile à élever et qu'on ne le conserve pas
en grande quantité ; chez l'oie, parce que ce volatile n'a de valeur que pour
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA SÉLECTI... 55
sa chair et pour ses plumes, et surtout, peut−être, parce que personne n'a
jamais désiré en multiplier les races. Il est juste d'ajouter que l'Oie
domestique semble avoir un organisme singulièrement inflexible, bien
qu'elle ait quelque peu varié, comme je l'ai démontré ailleurs.
Quelques auteurs ont affirmé que la limite de la variation chez nos
animaux domestiques est bientôt atteinte et qu'elle ne saurait être dépassée.
Il serait quelque peu téméraire d'affirmer que la limite a été atteinte dans
un cas quel qu'il soit, car presque tous nos animaux et presque toutes nos
plantes se sont beaucoup améliorés de bien des façons, dans une période
récente ; or, ces améliorations impliquent des variations. Il serait
également téméraire d'affirmer que les caractères, poussés aujourd'hui
jusqu'à leur extrême limite, ne pourront pas, après être restés fixes pendant
des siècles, varier de nouveau dans de nouvelles conditions d'existence.
Sans doute, comme l'a fait remarquer M. Wallace avec beaucoup de raison,
on finira par atteindre une limite. Il y a, par exemple, une limite à la vitesse
d'un animal terrestre, car cette limite est déterminée par la résistance à
vaincre, par le poids du corps et par la puissance de contraction des fibres
musculaires. Mais ce qui nous importe, c'est que les variétés domestiques
des mêmes espèces diffèrent les unes des autres, dans presque tous les
caractères dont l'homme s'est occupé et dont il a fait l'objet d'une sélection,
beaucoup plus que ne le font les espèces distinctes des mêmes genres.
Isidore Geoffroy Saint−Hilaire l'a démontré relativement à la taille ; il en
est de même pour la couleur, et probablement pour la longueur du poil.
Quant à la vitesse, qui dépend de tant de caractères physiques, Éclipse était
beaucoup plus rapide, et un cheval de camion est incomparablement plus
fort qu'aucun individu naturel appartenant au même genre. De même pour
les plantes, les graines des différentes qualités de fèves ou de maïs
diffèrent probablement plus, sous le rapport de la grosseur, que ne le font
les graines des espèces distinctes dans un genre quelconque appartenant
aux deux mêmes familles. Cette remarque s'applique aux fruits des
différentes variétés de pruniers, plus encore aux melons et à un grand
nombre d'autres cas analogues.
Résumons en quelques mots ce qui est relatif à l'origine de nos races
d'animaux domestiques et de nos plantes cultivées. Les changements dans
les conditions d'existence ont la plus haute importance comme cause de
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA SÉLECTI... 56
variabilité, et parce que ces conditions agissent directement sur
l'organisme, et parce qu'elles agissent indirectement en affectant le système
reproducteur. Il n'est pas probable que la variabilité soit, en toutes
circonstances, une résultante inhérente et nécessaire de ces changements.
La force plus ou moins grande de l'hérédité et celle de la tendance au
retour déterminent ou non la persistance des variations. Beaucoup de lois
inconnues, dont la corrélation de croissance est probablement la plus
importante, régissent la variabilité. On peut attribuer une certaine influence
à l'action définie des conditions d'existence, mais nous ne savons pas dans
quelles proportions cette influence s'exerce. On peut attribuer quelque
influence, peut−être même une influence considérable, à l'augmentation
d'usage ou du non−usage des parties. Le résultat final, si l'on considère
toutes ces influences ; devient infiniment complexe. Dans quelques cas le
croisement d'espèces primitives distinctes semble avoir joué un rôle fort
important au point de vue de l'origine de nos races. Dès que plusieurs races
ont été formées dans une région quelle qu'elle soit, leur croisement
accidentel, avec l'aide de la sélection, a sans doute puissamment contribué
à la formation de nouvelles variétés. On a, toutefois, considérablement
exagéré l'importance des croisements, et relativement aux animaux, et
relativement aux plantes qui se multiplient par graines. L'importance du
croisement est immense, au contraire, pour les plantes qui se multiplient
temporairement par boutures, par greffes etc., parce que le cultivateur peut,
dans ce cas, négliger l'extrême variabilité des hybrides et des métis et la
stérilité des hybrides ; mais les plantes qui ne se multiplient pas par graines
ont pour nous peu d'importance, leur durée n'étant que temporaire. L'action
accumulatrice de la sélection, qu'elle soit appliquée méthodiquement et
vite, ou qu'elle soit appliquée inconsciemment, lentement, mais de façon
plus efficace, semble avoir été la grande puissance qui a présidé à toutes
ces causes de changement.
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA SÉLECTI... 57
CHAPITRE II − DE LA VARIATION À L'ÉTAT
DE NATURE.
Variabilité. – Différences individuelles. – Espèces douteuses. – Les
espèces ayant un habitat fort étendu, les espèces très répandues et les
espèces communes sont celles qui varient le plus. – Dans chaque pays, les
espèces appartenant aux genres qui contiennent beaucoup d'espèces varient
plus fréquemment que celles appartenant aux genres qui contiennent peu
d'espèces. – Beaucoup d'espèces appartenant aux genres qui contiennent un
grand nombre d'espèces ressemblent à des variétés, en ce sens qu'elles sont
alliées de très près, mais inégalement, les unes aux autres, et en ce qu'elles
ont un habitat restreint.
CHAPITRE II − DE LA VARIATION À L'ÉTA... 58
VARIABILITÉ.
Avant d'appliquer aux êtres organisés vivant à l'état de nature les principes
que nous avons posés dans le chapitre précédent, il importe d'examiner
brièvement si ces derniers sont sujets à des variations. Pour traiter ce sujet
avec l'attention qu'il mérite, il faudrait dresser un long et aride catalogue de
faits ; je réserve ces faits pour un prochain ouvrage. Je ne discuterai pas
non plus ici les différentes définitions que l'on a données du terme espèce.
Aucune de ces définitions n'a complètement satisfait tous les naturalistes,
et cependant chacun d'eux sait vaguement ce qu'il veut dire quand il parle
d'une espèce. Ordinairement le terme espèce implique l'élément inconnu
d'un acte créateur distinct. Il est presque aussi difficile de définir le terme
variété ; toutefois, ce terme implique presque toujours une communauté de
descendance, bien qu'on puisse rarement en fournir les preuves. Nous
avons aussi ce que l'on désigne sous le nom de monstruosités ; mais elles
se confondent avec les variétés. En se servant du terme monstruosité, on
veut dire, je pense, une déviation considérable de conformation,
ordinairement nuisible ou tout au moins peu utile à l'espèce. Quelques
auteurs emploient le terme variation dans le sens technique, c'est−à−dire
comme impliquant une modification qui découle directement des
conditions physiques de la vie ; or, dans ce sens, les variations ne sont pas
susceptibles d'être transmises par hérédité. Qui pourrait soutenir,
cependant, que la diminution de taille des coquillages dans les eaux
saumâtres de la Baltique, ou celle des plantes sur le sommet des Alpes, ou
que l'épaississement de la fourrure d'un animal arctique ne sont pas
héréditaires pendant quelques générations tout au moins ? Dans ce cas, je
le suppose, on appellerait ces formes des variétés.
On peut douter que des déviations de structure aussi soudaines et aussi
considérables que celles que nous observons quelquefois chez nos
productions domestiques, principalement chez les plantes, se propagent de
façon permanente à l'état de nature. Presque toutes les parties de chaque
être organisé sont si admirablement disposées, relativement aux conditions
VARIABILITÉ. 59
complexes de l'existence de cet être, qu'il semble aussi improbable
qu'aucune de ces parties ait atteint du premier coup la perfection, qu'il
semblerait improbable qu'une machine fort compliquée ait été inventée
d'emblée à l'état parfait par l'homme. Chez les animaux réduits en
domesticité, il se produit quelquefois des monstruosités qui ressemblent à
des conformations normales chez des animaux tout différents. Ainsi, les
porcs naissent quelquefois avec une sorte de trompe ; or, si une espèce
sauvage du même genre possédait naturellement une trompe, on pourrait
soutenir que cet appendice a paru sous forme de monstruosité. Mais,
jusqu'à présent, malgré les recherches les plus scrupuleuses, je n'ai pu
trouver aucun cas de monstruosité ressemblant à des structures normales
chez des formes presque voisines, et ce sont celles−là seulement qui
auraient de l'importance dans le cas qui nous occupe. En admettant que des
monstruosités semblables apparaissent parfois chez l'animal à l'état de
nature, et qu'elles soient susceptibles de transmission par hérédité – ce qui
n'est pas toujours le cas – leur conservation dépendrait de circonstances
extraordinairement favorables, car elles se produisent rarement et
isolément. En outre, pendant la première génération et les générations
suivantes, les individus affectés de ces monstruosités devraient se croiser
avec les individus ordinaires, et, en conséquence, leur caractère anormal
disparaîtrait presque inévitablement. Mais j'aurai à revenir, dans un
chapitre subséquent, sur la conservation et sur la perpétuation des
variations isolées ou accidentelles.
De l'Origine des Espèces
VARIABILITÉ. 60
DIFFÉRENCES INDIVIDUELLES.
On peut donner le nom de différences individuelles aux différences
nombreuses et légères qui se présentent chez les descendants des mêmes
parents, ou auxquelles on peut assigner cette cause, parce qu'on les observe
chez des individus de la même espèce, habitant une même localité
restreinte. Nul ne peut supposer que tous les individus de la même espèce
soient coulés dans un même moule. Ces différences individuelles ont pour
nous la plus haute importance, car, comme chacun a pu le remarquer, elles
se transmettent souvent par hérédité ; en outre, elles fournissent aussi des
matériaux sur lesquels peut agir la sélection naturelle et qu'elle peut
accumuler de la même façon que l'homme accumule, dans une direction
donnée, les différences individuelles de ses produits domestiques. Ces
différences individuelles affectent ordinairement des parties que les
naturalistes considèrent comme peu importantes ; je pourrais toutefois
prouver, par de nombreux exemples, que des parties très importantes, soit
au point de vue physiologique, soit au point de vue de la classification,
varient quelquefois chez des individus appartenant à une même espèce. Je
suis convaincu que le naturaliste le plus expérimenté serait surpris du
nombre des cas de variabilité qui portent sur des organes importants ; on
peut facilement se rendre compte de ce fait en recueillant, comme je l'ai
fait pendant de nombreuses années, tous les cas constatés par des autorités
compétentes. Il est bon de se rappeler que les naturalistes à système
répugnent à admettre que les caractères importants puissent varier ; il y a
d'ailleurs, peu de naturalistes qui veuillent se donner la peine d'examiner
attentivement les organes internes importants, et de les comparer avec de
nombreux spécimens appartenant à la même espèce. Personne n'aurait pu
supposer que le branchement des principaux nerfs, auprès du grand
ganglion central d'un insecte, soit variable chez une même espèce ; on
aurait tout au plus pu penser que des changements de cette nature ne
peuvent s'effectuer que très lentement ; cependant sir John Lubbock a
démontré que dans les nerfs du Coccus il existe un degré de variabilité qui
DIFFÉRENCES INDIVIDUELLES. 61
peut presque se comparer au branchement irrégulier d'un tronc d'arbre. Je
puis ajouter que ce même naturaliste a démontré que les muscles des larves
de certains insectes sont loin d'être uniformes. Les auteurs tournent
souvent dans un cercle vicieux quand ils soutiennent que les organes
importants ne varient jamais ; ces mêmes auteurs, en effet, et il faut dire
que quelques−uns l'ont franchement avoué, ne considèrent comme
importants que les organes qui ne varient pas. Il va sans dire que, si l'on
raisonne ainsi, on ne pourra jamais citer d'exemple de la variation d'un
organe important ; mais, si l'on se place à tout autre point de vue, on pourra
certainement citer de nombreux exemples de ces variations.
Il est un point extrêmement embarrassant, relativement aux différences
individuelles. Je fais allusion aux genres que l'on a appelés « protéens » ou
« polymorphes », genres chez lesquels les espèces varient de façon
déréglée. À peine y a−t−il deux naturalistes qui soient d'accord pour
classer ces formes comme espèces ou comme variétés. On peut citer
comme exemples les genres Rubus, Rosa et Hieracium chez les plantes ;
plusieurs genres d'insectes et de coquillages brachiopodes. Dans la plupart
des genres polymorphes, quelques espèces ont des caractères fixes et
définis. Les genres polymorphes dans un pays semblent, à peu d'exceptions
près, l'être aussi dans un autre, et, s'il faut en juger par les Brachiopodes,
ils l'ont été à d'autres époques. Ces faits sont très embarrassants, car ils
semblent prouver que cette espèce de variabilité est indépendante des
conditions d'existence. Je suis disposé à croire que, chez quelques−uns de
ces genres polymorphes tout au moins, ce sont là des variations qui ne sont
ni utiles ni nuisibles à l'espèce ; et qu'en conséquence la sélection naturelle
ne s'en est pas emparée pour les rendre définitives, comme nous
l'expliquerons plus tard.
On sait que, indépendamment des variations, certains individus
appartenant à une même espèce présentent souvent de grandes différences
de conformation ; ainsi, par exemple, les deux sexes de différents
animaux ; les deux ou trois castes de femelles stériles et de travailleurs
chez les insectes, beaucoup d'animaux inférieurs à l'état de larve ou non
encore parvenus à l'âge adulte. On a aussi constaté des cas de dimorphisme
et de trimorphisme chez les animaux et chez les plantes. Ainsi, M.
Wallace, qui dernièrement a appelé l'attention sur ce sujet, a démontré que,
De l'Origine des Espèces
DIFFÉRENCES INDIVIDUELLES. 62
dans l'archipel Malais, les femelles de certaines espèces de papillons
revêtent régulièrement deux ou même trois formes absolument distinctes,
qui ne sont reliées les unes aux autres par aucune variété intermédiaire.
Fritz Müller a décrit des cas analogues, mais plus extraordinaires encore,
chez les mâles de certains crustacés du Brésil. Ainsi, un Tanais mâle se
trouve régulièrement sous deux formes distinctes ; l'une de ces formes
possède des pinces fortes et ayant un aspect différent, l'autre a des antennes
plus abondamment garnies de cils odorants. Bien que, dans la plupart de
ces cas, les deux ou trois formes observées chez les animaux et chez les
plantes ne soient pas reliées actuellement par des chaînons intermédiaires,
il est probable qu'à une certaine époque ces intermédiaires ont existé. M.
Wallace, par exemple, a décrit un certain papillon qui présente, dans une
même île, un grand nombre de variétés reliées par des chaînons
intermédiaires, et dont les formes extrêmes ressemblent étroitement aux
deux formes d'une espèce dimorphe voisine, habitant une autre partie de
l'archipel Malais. Il en est de même chez les fourmis ; les différentes castes
de travailleurs sont ordinairement tout à fait distinctes ; mais, dans
quelques cas, comme nous le verrons plus tard, ces castes sont reliées les
unes aux autres par des variétés imperceptiblement graduées. J'ai observé
les mêmes phénomènes chez certaines plantes dimorphes. Sans doute, il
paraît tout d'abord extrêmement remarquable qu'un même papillon femelle
puisse produire en même temps trois formes femelles distinctes et une
seule forme mâle ; ou bien qu'une plante hermaphrodite puisse produire,
dans une même capsule, trois formes hermaphrodites distinctes, portant
trois sortes différentes de femelles et trois ou même six sortes différentes
de mâles. Toutefois, ces cas ne sont que des exagération du fait ordinaire, à
savoir : que la femelle produit des descendants des deux sexes, qui,
parfois, diffèrent les uns des autres d'une façon extraordinaire.
De l'Origine des Espèces
DIFFÉRENCES INDIVIDUELLES. 63
ESPÈCES DOUTEUSES.
Les formes les plus importantes pour nous, sous bien des rapports, sont
celles qui, tout en présentant, à un degré très prononcé, le caractère
d'espèces, sont assez semblables à d'autres formes ou sont assez
parfaitement reliées avec elles par des intermédiaires, pour que les
naturalistes répugnent à les considérer comme des espèces distinctes. Nous
avons toute raison de croire qu'un grand nombre de ces formes voisines et
douteuses ont conservé leurs caractères de façon permanente pendant
longtemps, pendant aussi longtemps même, autant que nous pouvons en
juger, que les bonnes et vraies espèces. Dans la pratique, quand un
naturaliste peut rattacher deux formes l'une à l'autre par des intermédiaires,
il considère l'une comme une variété de l'autre ; il désigne la plus
commune, mais parfois aussi la première décrite, comme l'espèce, et la
seconde comme la variété. Il se présente quelquefois, cependant, des cas
très difficiles, que je n'énumérerai pas ici, où il s'agit de décider si une
forme doit être classée comme une variété d'une autre forme, même quand
elles sont intimement reliées par des formes intermédiaires ; bien qu'on
suppose d'ordinaire que ces formes intermédiaires ont une nature hybride,
cela ne suffit pas toujours pour trancher la difficulté. Dans bien des cas, on
regarde une forme comme une variété d'une autre forme, non pas parce
qu'on a retrouvé les formes intermédiaires, mais parce que l'analogie qui
existe entre elles fait supposer à l'observateur que ces intermédiaires
existent aujourd'hui, ou qu'ils ont anciennement existé. Or, en agir ainsi,
c'est ouvrir la porte au doute et aux conjectures.
Pour déterminer, par conséquent, si l'on doit classer une forme comme une
espèce ou comme une variété, il semble que le seul guide à suivre soit
l'opinion des naturalistes ayant un excellent jugement et une grande
expérience ; mais, souvent, il devient nécessaire de décider à la majorité
des voix, car il n'est guère de variétés bien connues et bien tranchées que
des juges très compétents n'aient considérées comme telles, alors que
d'autres juges tout aussi compétents les considèrent comme des espèces.
ESPÈCES DOUTEUSES. 64
Il est certain tout au moins que les variétés ayant cette nature douteuse sont
très communes. Si l'on compare la flore de la Grande−Bretagne à celle de
la France ou à celle des États−Unis, flores décrites par différents
botanistes, on voit quel nombre surprenant de formes ont été classées par
un botaniste comme espèces, et par un autre comme variétés. M. H.−C.
Watson, auquel je suis très reconnaissant du concours qu'il m'a prêté, m'a
signalé cent quatre−vingt−deux plantes anglaises, que l'on considère
ordinairement comme des variétés, mais que certains botanistes ont toutes
mises au rang des espèces ; en faisant cette liste, il a omis plusieurs
variétés insignifiantes, lesquelles néanmoins ont été rangées comme
espèces par certains botanistes, et il a entièrement omis plusieurs genres
polymorphes. M. Babington compte, dans les genres qui comprennent le
plus de formes polymorphes, deux cent cinquante et une espèces, alors que
M. Bentham n'en compte que cent douze, ce qui fait une différence de cent
trente−neuf formes douteuses ! Chez les animaux qui s'accouplent pour
chaque portée et qui jouissent à un haut degré de la faculté de la
locomotion, on trouve rarement, dans un même pays, des formes
douteuses, mises au rang d'espèces par un zoologiste, et de variétés par un
autre ; mais ces formes sont communes dans les régions séparées. Combien
n'y a−t−il pas d'oiseaux et d'insectes de l'Amérique septentrionale et de
l'Europe, ne différant que très peu les uns des autres, qui ont été comptés,
par un éminent naturaliste comme des espèces incontestables, et par un
autre, comme des variétés, ou bien, comme on les appelle souvent, comme
des races géographiques ! M. Wallace démontre, dans plusieurs mémoires
remarquables, qu'on peut diviser en quatre groupes les différents animaux,
principalement les lépidoptères, habitant les îles du grand archipel Malais :
les formes variables, les formes locales, les races géographiques ou
sous−espèces, et les vraies espèces représentatives. Les premières, ou
formes variables, varient beaucoup dans les limites d'une même île. Les
formes locales sont assez constantes et sont distinctes dans chaque île
séparée ; mais, si l'on compare les unes aux autres les formes locales des
différentes îles, on voit que les différences qui les séparent sont si légères
et offrent tant de gradations, qu'il est impossible de les définir et de les
décrire, bien qu'en même temps les formes extrêmes soient suffisamment
distinctes. Les races géographiques ou sous−espèces constituent des
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 65
formes locales complètement fixes et isolées ; mais, comme elles ne
diffèrent pas les unes des autres par des caractères importants et fortement
accusés, « il faut s'en rapporter uniquement à l'opinion individuelle pour
déterminer lesquelles il convient de considérer comme espèces, et
lesquelles comme variétés ». Enfin, les espèces représentatives occupent,
dans l'économie naturelle de chaque île, la même place que les formes
locales et les sous−espèces ; mais elles se distinguent les unes des autres
par une somme de différences plus grande que celles qui existent entre les
formes locales et les sous−espèces ; les naturalistes les regardent presque
toutes comme de vraies espèces. Toutefois, il n'est pas possible d'indiquer
un criterium certain qui permette de reconnaître les formes variables, les
formes locales, les sous−espèces et les espèces représentatives.
Il y a bien des années, alors que je comparais et que je voyais d'autres
naturalises comparer les uns avec les autres et avec ceux du continent
américain les oiseaux provenant des îles si voisines de l'archipel des
Galapagos, j'ai été profondément frappé de la distinction vague et arbitraire
qui existe entre les espèces et les variétés. M. Wollaston, dans son
admirable ouvrage, considère comme des variétés beaucoup d'insectes
habitant les îlots du petit groupe de Madère ; or, beaucoup
d'entomologistes classeraient la plupart d'entre eux comme des espèces
distinctes. Il y a, même en Irlande, quelques animaux que l'on regarde
ordinairement aujourd'hui comme des variétés, mais que certains
zoologistes ont mis au rang des espèces. Plusieurs savants ornithologistes
estiment que notre coq de bruyère rouge n'est qu'une variété très prononcée
d'une espèce norwégienne ; mais la plupart le considèrent comme une
espèce incontestablement particulière à la Grande−Bretagne. Un
éloignement considérable entre les habitats de deux formes douteuses
conduit beaucoup de naturalistes à classer ces dernières comme des
espèces distinctes. Mais n'y a−t−il pas lieu de se demander : quelle est dans
ce cas la distance suffisante ? Si la distance entre l'Amérique et l'Europe
est assez considérable, suffit−il, d'autre part, de la distance entre l'Europe
et les Açores, Madère et les Canaries, ou de celle qui existe entre les
différents îlots de ces petits archipels ?
M. B.−D. Walsh, entomologiste distingué des États−Unis, a décrit ce qu'il
appelle les variétés et les espèces phytophages. La plupart des insectes qui
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 66
se nourrissent de végétaux vivent exclusivement sur une espèce ou sur un
groupe de plantes ; quelques−uns se nourrissent indistinctement de
plusieurs sortes de plantes ; mais ce n'est pas pour eux une cause de
variations. Dans plusieurs cas, cependant, M. Walsh a observé que les
insectes vivant sur différentes plantes présentent, soit à l'état de larve, soit
à l'état parfait, soit dans les deux cas, des différences légères, bien que
constantes, au point de vue de la couleur, de la taille ou de la nature des
sécrétions. Quelquefois les mâles seuls, d'autres fois les mâles et les
femelles présentent ces différences à un faible degré. Quand les différences
sont un peu plus accusées et que les deux sexes sont affectés à tous les
âges, tous les entomologistes considèrent ces formes comme des espèces
vraies. Mais aucun observateur ne peut décider pour un autre, en admettant
même qu'il puisse le faire pour lui−même, auxquelles de ces formes
phytophages il convient de donner le nom d'espèces ou de variété. M.
Walsh met au nombre des variétés les formes qui s'entrecroisent
facilement ; il appelle espèces celles qui paraissent avoir perdu cette
faculté d'entrecroisement. Comme les différences proviennent de ce que les
insectes se sont nourris, pendant longtemps, de plantes distinctes, on ne
peut s'attendre à trouver actuellement les intermédiaires reliant les
différentes formes. Le naturaliste perd ainsi son meilleur guide, lorsqu'il
s'agit de déterminer s'il doit mettre les formes douteuses au rang des
variétés ou des espèces. Il en est nécessairement de même pour les
organismes voisins qui habitent des îles ou des continents séparés. Quand,
au contraire, un animal ou une plante s'étend sur un même continent, ou
habite plusieurs îles d'un même archipel, en présentant diverses formes
dans les différents points qu'il occupe, on peut toujours espérer trouver les
formes intermédiaires qui, reliant entre elles les formes extrêmes, font
descendre celles−ci au rang de simples variétés.
Quelques naturalistes soutiennent que les animaux ne présentent jamais de
variétés ; aussi attribuent−ils une valeur spécifique à la plus petite
différence, et, quand ils rencontrent une même forme identique dans deux
pays éloignés ou dans deux formations géologiques, ils affirment que deux
espèces distinctes sont cachées sous une même enveloppe. Le terme espèce
devient, dans ce cas, une simple abstraction inutile, impliquant et affirmant
un acte séparé du pouvoir créateur. Il est certain que beaucoup de formes,
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 67
considérées comme des variétés par des juges très compétents, ont des
caractères qui les font si bien ressembler à des espèces, que d'autres juges,
non moins compétents, les ont considérées comme telles. Mais discuter s'il
faut les appeler espèces ou variétés, avant d'avoir trouvé une définition de
ces termes et que cette définition soit généralement acceptée, c'est s'agiter
dans le vide.
Beaucoup de variétés bien accusées ou espèces douteuses mériteraient
d'appeler notre attention ; on a tiré, en effet, de nombreux et puissants
arguments de la distribution géographique, des variations analogues, de
l'hybridité, etc., pour essayer de déterminer le rang qu'il convient de leur
assigner ; mais je ne peux, faute d'espace, discuter ici ces arguments. Des
recherches attentives permettront sans doute aux naturalistes de s'entendre
pour la classification de ces formes douteuses. Il faut ajouter, cependant,
que nous les trouvons en plus grand nombre dans les pays les plus connus.
En outre, si un animal ou une plante à l'état sauvage est très utile à
l'homme, ou que, pour quelque cause que ce soit, elle attire vivement son
attention, on constate immédiatement qu'il en existe plusieurs variétés que
beaucoup d'auteurs considèrent comme des espèces. Le chêne commun,
par exemple, est un des arbres qui ont été le plus étudiés, et cependant un
naturaliste allemand érige en espèces plus d'une douzaine de formes, que
les autres botanistes considèrent presque universellement comme des
variétés. En Angleterre, on peut invoquer l'opinion des plus éminents
botanistes et des hommes pratiques les plus expérimentés ; les uns
affirment que les chênes sessiles et les chênes pédonculés sont des espèces
bien distinctes, les autres que ce sont de simples variétés.
Puisque j'en suis sur ce sujet, je désire citer un remarquable mémoire
publié dernièrement par M. A. de Candolle sur les chênes du monde entier.
Personne n'a eu à sa disposition des matériaux plus complets relatifs aux
caractères distinctifs des espèces, personne n'aurait pu étudier ces
matériaux avec plus de soin et de sagacité. Il commence par indiquer en
détail les nombreux points de conformation susceptibles de variations chez
les différentes espèces, et il estime numériquement la fréquence relative de
ces variations. Il indique plus d'une douzaine de caractères qui varient,
même sur une seule branche, quelquefois en raison de l'âge ou du
développement de l'individu, quelquefois sans qu'on puisse assigner
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 68
aucune cause à ces variations. Bien entendu, de semblables caractères n'ont
aucune valeur spécifique ; mais, comme l'a fait remarquer Asa Gray dans
son commentaire sur ce mémoire, ces caractères font généralement partie
des définitions spécifiques. De Candolle ajoute qu'il donne le rang
d'espèces aux formes possédant des caractères qui ne varient jamais sur un
même arbre et qui ne sont jamais reliées par des formes intermédiaires.
Après cette discussion, résultat de tant de travaux, il appuie sur cette
remarque : « Ceux qui prétendent que la plus grande partie de nos espèces
sont nettement délimitées, et que les espèces douteuses se trouvent en
petite minorité, se trompent certainement. Cela semble vrai aussi
longtemps qu'un genre est imparfaitement connu, et que l'on décrit ses
espèces d'après quelques spécimens provisoires, si je peux m'exprimer
ainsi. À mesure qu'on connaît mieux un genre, on découvre des formes
intermédiaires et les doutes augmentent quant aux limites spécifiques. » Il
ajoute aussi que ce sont les espèces les mieux connues qui présentent le
plus grand nombre de variétés et de sous−variétés spontanées. Ainsi, le
Quercus robur a vingt−huit variétés, dont toutes, excepté six, se groupent
autour de trois sous−espèces, c'est à−dire Quercus pedunculata, sessiliflora
et pubescens. Les formes qui relient ces trois sous−espèces sont
comparativement rares ; or, Asa Gray remarque avec justesse que si ces
formes intermédiaires, rares aujourd'hui, venaient à s'éteindre
complètement, les trois sous−espèces se trouveraient entre elles
exactement dans le même rapport que le sont les quatre ou cinq espèces
provisoirement admises, qui se groupent de très près autour du Quercus
robur. Enfin, de Candolle admet que, sur les trois cents espèces qu'il
énumère dans son mémoire comme appartenant à la famille des chênes, les
deux tiers au moins sont des espèces provisoires, c'est−à−dire qu'elles ne
sont pas strictement conformes à la définition donnée plus haut de ce qui
constitue une espèce vraie. Il faut ajouter que de Candolle ne croit plus que
les espèces sont des créations immuables ; il en arrive à la conclusion que
la théorie de dérivation est la plus naturelle « et celle qui concorde le
mieux avec les faits connus en paléontologie, en botanique, en zoologie
géographique, en anatomie et en classification ».
Quand un jeune naturaliste aborde l'étude d'un groupe d'organismes qui lui
sont parfaitement inconnus, il est d'abord très embarrassé pour déterminer
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 69
quelles sont les différences qu'il doit considérer comme impliquant une
espèce ou simplement une variété ; il ne sait pas, en effet, quelles sont la
nature et l'étendue des variations dont le groupe dont il s'occupe est
susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations sont générales.
Mais, s'il restreint ses études à une seule classe habitant un seul pays, il
saura bientôt quel rang il convient d'assigner à la plupart des formes
douteuses. Tout d'abord, il est disposé à reconnaître beaucoup d'espèces,
car il est frappé, aussi bien que l'éleveur de pigeons et de volailles dont
nous avons déjà parlé, de l'étendue des différences qui existent chez les
formes qu'il étudie continuellement ; en outre, il sait à peine que des
variations analogues, qui se présentent dans d'autres groupes et dans
d'autres pays, seraient de nature à corriger ses premières impressions. À
mesure que ses observations prennent un développement plus
considérable, les difficultés s'accroissent, car il se trouve en présence d'un
plus grand nombre de formes très voisines. En supposant que ses
observations prennent un caractère général, il finira par pouvoir se
décider ; mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations
nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes pour contester ses
conclusions. Enfin, les difficultés surgiront en foule, et il sera forcé de
s'appuyer presque entièrement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera à étudier
les formes voisines provenant de pays aujourd'hui séparés, car il ne pourra
retrouver les chaînons intermédiaires qui relient ces formes douteuses.
Jusqu'à présent on n'a pu tracer une ligne de démarcation entre les espèces
et les sous−espèces, c'est−à−dire entre les formes qui, dans l'opinion de
quelques naturalistes, pourraient être presque mises au rang des espèces
sans le mériter tout à fait. On n'a pas réussi davantage à tracer une ligne de
démarcation entre les sous−espèces et les variétés fortement accusées, ou
entre les variétés à peine sensibles et les différences individuelles. Ces
différences se fondent l'une dans l'autre par des degrés insensibles,
constituant une véritable série ; or, la notion de série implique l'idée d'une
transformation réelle.
Aussi, bien que les différences individuelles offrent peu d'intérêt aux
naturalistes classificateurs, je considère qu'elles ont la plus haute
importance en ce qu'elles constituent les premiers degrés vers ces variétés
si légères qu'on croit devoir à peine les signaler dans les ouvrages sur
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 70
l'histoire naturelle. Je crois que les variétés un peu plus prononcées, un peu
plus persistantes, conduisent à d'autres variétés plus prononcées et plus
persistantes encore ; ces dernières amènent la sous−espèce, puis enfin
l'espèce. Le passage d'un degré de différence à un autre peut, dans bien des
cas, résulter simplement de la nature de l'organisme et des différentes
conditions physiques auxquelles il a été longtemps exposé. Mais le passage
d'un degré de différence à un autre, quand il s'agit de caractères
d'adaptation plus importants, peut s'attribuer sûrement à l'action
accumulatrice de la sélection naturelle, que j'expliquerai plus tard, et aux
effets de l'augmentation de l'usage ou du non−usage des parties. On peut
donc dire qu'une variété fortement accusée est le commencement d'une
espèce. Cette assertion est−elle fondée ou non ? C'est ce dont on pourra
juger quand on aura pesé avec soin les arguments et les différents faits qui
font l'objet de ce volume.
Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, que toutes les variétés ou espèces en
voie de formation atteignent le rang d'espèces. Elles peuvent s'éteindre, ou
elles peuvent se perpétuer comme variétés pendant de très longues
périodes ; M. Wollaston a démontré qu'il en était ainsi pour les variétés de
certains coquillages terrestres fossiles à Madère, et M. Gaston de Saporta
pour certaines plantes. Si une variété prend un développement tel que le
nombre de ses individus dépasse celui de l'espèce souche, il est certain
qu'on regardera la variété comme l'espèce et l'espèce comme la variété. Ou
bien il peut se faire encore que la variété supplante et extermine l'espèce
souche ; ou bien encore elles peuvent coexister toutes deux et être toutes
deux considérées comme des espèces indépendantes. Nous reviendrons,
d'ailleurs ; un peu plus loin sur ce sujet.
On comprendra, d'après ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but
de commodité, appliqué arbitrairement le terme espèces à certains
individus qui se ressemblent de très près, et que ce terme ne diffère pas
essentiellement du terme variété, donné à des formes moins distinctes et
plus variables. Il faut ajouter, d'ailleurs, que le terme variété ;
comparativement à de simples différences individuelles, est aussi appliqué
arbitrairement dans un but de commodité.
De l'Origine des Espèces
ESPÈCES DOUTEUSES. 71
LES ESPÈCES COMMUNES ET TRÈS
RÉPANDUES SONT CELLES QUI VARIENT
LE PLUS.
Je pensais, guidé par des considérations théoriques, qu'on pourrait obtenir
quelques résultats intéressants relativement à la nature et au rapport des
espèces qui varient le plus, en dressant un tableau de toutes les variétés de
plusieurs flores bien étudiées. Je croyais, tout d'abord, que c'était là un
travail fort simple ; mais
M. H.−C, Watson, auquel je dois d'importants conseils et une aide
précieuse sur cette question, m'a bientôtdémontré que je rencontrerais
beaucoup de difficultés ; le docteur Hooker m'a exprimé la même opinion
en termes plus énergiques encore. Je réserve, pour un futur ouvrage, la
discussion de ces difficultés et les tableaux comportant les nombres
proportionnels des espèces variables. Le docteur Hooker m'autorise à
ajouter qu'après avoir lu avec soin mon manuscrit et examiné ces différents
tableaux, il partage mon opinion quant au principe que je vais établir tout à
l'heure. Quoi qu'il en soit, cette question, traitée brièvement comme il faut
qu'elle le soit ici, est assez embarrassante en ce qu'on ne peut éviter des
allusions à la lutte pour l'existence, à la divergence des caractères, et à
quelques autres questions que nous aurons à discuter plus tard.
Alphonse de Candolle et quelques autres naturalistes ont démontré que les
plantes ayant un habitat très étendu ont ordinairement des variétés. Ceci est
parfaitement compréhensible, car ces plantes sont exposées à diverses
conditions physiques, et elles se trouvent en concurrence (ce qui, comme
nous le verrons plus tard, est également important ou même plus important
encore) avec différentes séries d'êtres organisés. Toutefois, nos tableaux
démontrent en outre que, dans tout pays limité, les espèces les plus
communes, c'est−à−dire celles qui comportent le plus grand nombre
d'individus et les plus répandues dans leur propre pays (considération
différente de celle d'un habitat considérable et, dans une certaine mesure,
LES ESPÈCES COMMUNES ET TRÈS RÉPANDUE... 72
de celle d'une espèce commune), offrent le plus souvent des variétés assez
prononcées pour qu'on en tienne compte dans les ouvrages sur la
botanique. On peut donc dire que les espèces qui ont un habitat
considérable, qui sont le plus répandues dans leur pays natal, et qui
comportent le plus grand nombre d'individus, sont les espèces florissantes
ou espèces dominantes, comme on pourrait les appeler, et sont celles qui
produisent le plus souvent des variétés bien prononcées, que je considère
comme des espèces naissantes. On aurait pu, peut−être, prévoir ces
résultats ; en effet, les variétés, afin de devenir permanentes, ont
nécessairement à lutter contre les autres habitants du même pays ; or, les
espèces qui dominent déjà sont le plus propres à produire des rejetons qui,
bien que modifiés dans une certaine mesure, héritent encore des avantages
qui ont permis à leurs parents de vaincre leurs concurrents. Il va sans dire
que ces remarques sur la prédominance ne s'appliquent qu'aux formes qui
entrent en concurrence avec d'autres formes, et, plus spécialement, aux
membres d'un même genre ou d'une même classe ayant des habitudes
presque semblables. Quant au nombre des individus, la comparaison, bien
entendu, s'applique seulement aux membres du même groupe. On peut dire
qu'une plante domine si elle est plus répandue, ou si le nombre des
individus qu'elle comporte est plus considérable que celui des autres
plantes du même pays vivant dans des conditions presque analogues. Une
telle plante n'en est pas moins dominante parce que quelques conferves
aquatiques ou quelques champignons parasites comportent un plus grand
nombre d'individus et sont plus généralement répandus ; mais, si une
espèce de conferves ou de champignons parasites surpasse les espèces
voisines au point de vue que nous venons d'indiquer, ce sera alors une
espèce dominante dans sa propre classe.
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES COMMUNES ET TRÈS RÉPANDUE... 73
LES ESPÈCES DES GENRES LES PLUS
RICHES DANS CHAQUE PAYS VARIENT
PLUS FRÉQUEMMENT QUE LES ESPÈCES
DES GENRES MOINS RICHES.
Si l'on divise en deux masses égales les plantes habitant un pays, telles
qu'elles sont décrites dans sa flore, et que l'on place d'un côté toutes celles
appartenant aux genres les plus riches, c'est−à−dire aux genres qui
comprennent le plus d'espèces, et de l'autre les genres les plus pauvres, on
verra que les genres les plus riches comprennent un plus grand nombre
d'espèces très communes, très répandues, ou, comme nous les appelons,
d'espèces dominantes. Ceci était encore à prévoir ; en effet, le simple fait
que beaucoup d'espèces du même genre habitent un pays démontre qu'il y
a, dans les conditions organiques ou inorganiques de ce pays, quelque
chose qui est particulièrement favorable à ce genre ; en conséquence, il
était à prévoir qu'on trouverait dans les genres les plus riches, c'est−à−dire
dans ceux qui comprennent beaucoup d'espèces, un nombre relativement
plus considérable d'espèces dominantes. Toutefois, il y a tant de causes en
jeu tendant à contre−balancer ce résultat, que je suis très surpris que mes
tableaux indiquent même une petite majorité en faveur des grands genres.
Je ne mentionnerai ici que deux de ces causes. Les plantes d'eau douce et
celles d'eau salée sont ordinairement très répandues et ont une extension
géographique considérable, mais cela semble résulter de la nature des
stations qu'elles occupent et n'avoir que peu ou pas de rapport avec
l'importance des genres auxquels ces espèces appartiennent. De plus, les
plantes placées très bas dans l'échelle de l'organisation sont ordinairement
beaucoup plus répandues que les plantes mieux organisées ; ici encore, il
n'y a aucun rapport immédiat avec l'importance des genres. Nous
reviendrons, dans notre chapitre sur la distribution géographique, sur la
cause de la grande dissémination des plantes d'organisation inférieure.
En partant de ce principe, que les espèces ne sont que des variétés bien
LES ESPÈCES DES GENRES LES PLUS RICHE... 74
tranchées et bien définies, j'ai été amené à supposer que les espèces des
genres les plus riches dans chaque pays doivent plus souvent offrir des
variétés que les espèces des genres moins riches ; car, chaque fois que des
espèces très voisines se sont formées (j'entends des espèces d'un même
genre), plusieurs variétés ou espèces naissantes doivent, en règle générale,
être actuellement en voie de formation. Partout où croissent de grands
arbres, on peut s'attendre à trouver de jeunes plants. Partout où beaucoup
d'espèces d'un genre se sont formées en vertu de variations, c'est que les
circonstances extérieures ont favorisé la variabilité ; or, tout porte à
supposer que ces mêmes circonstances sont encore favorables à la
variabilité. D'autre part, si l'on considère chaque espèce comme le résultat
d'autant d'actes indépendants de création, il n'y a aucune raison pour que
les groupes comprenant beaucoup d'espèces présentent plus de variétés que
les groupes en comprenant très peu.
Pour vérifier la vérité de cette induction, j'ai classé les plantes de douze
pays et les insectes coléoptères de deux régions en deux groupes à peu près
égaux, en mettant d'un côté les espèces appartenant aux genres les plus
riches, et de l'autre celles appartenant aux genres les moins riches ; or, il
s'est invariablement trouvé que les espèces appartenant aux genres les plus
riches offrent plus de variétés que celles appartenant aux autres genres. En
outre, les premières présentent un plus grand nombre moyen de variétés
que les dernières. Ces résultats restent les mêmes quand on suit un autre
mode de classement et quand on exclut des tableaux les plus petits genres,
c'est−à−dire les genres qui ne comportent que d'une à quatre espèces. Ces
faits ont une haute signification si l'on se place à ce point de vue que les
espèces ne sont que des variétés permanentes et bien tranchées ; car,
partout où se sont formées plusieurs espèces du même genre, ou, si nous
pouvons employer cette expression, partout où les causes de cette
formation ont été très actives, nous devons nous attendre à ce que ces
causes soient encore en action, d'autant que nous avons toute raison de
croire que la formation des espèces doit être très lente. Cela est
certainement le cas si l'on considère les variétés comme des espèces
naissantes, car mes tableaux démontrent clairement que, en règle générale,
partout où plusieurs espèces d'un genre ont été formées, les espèces de ce
genre présentent un nombre de variétés, c'est−à−dire d'espèces naissantes,
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DES GENRES LES PLUS RICHE... 75
beaucoup au−dessus de la moyenne. Ce n'est pas que tous les genres très
riches varient beaucoup actuellement et accroissent ainsi le nombre de
leurs espèces, ou que les genres moins riches ne varient pas et
n'augmentent pas, ce qui serait fatal à ma théorie ; la géologie nous prouve,
en effet, que, dans le cours des temps, les genres pauvres ont souvent
beaucoup augmenté et que les genres riches, après avoir atteint un
maximum, ont décliné et ont fini par disparaître. Tout ce que nous voulons
démontrer, c'est que, partout où beaucoup d'espèces d'un genre se sont
formées, beaucoup en moyenne se forment encore, et c'est là certainement
ce qu'il est facile de prouver.
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DES GENRES LES PLUS RICHE... 76
BEAUCOUP D'ESPÈCES COMPRISES
DANS LES GENRES LES PLUS RICHES
RESSEMBLENT À DES VARIÉTÉS EN CE
QU'ELLES SONT TRÈS ÉTROITEMENT,
MAIS INÉGALEMENT VOISINES LES UNES
DES AUTRES, ET EN CE QU'ELLES ONT UN
HABITAT TRES LIMITÉ.
D'autres rapports entre les espèces des genres riches et les variétés qui en
dépendent, méritent notre attention. Nous avons vu qu'il n'y a pas de
critérium infaillible qui nous permette de distinguer entre les espèces et les
variétés bien tranchées. Quand on ne découvre pas de chaînons
intermédiaires entre des formes douteuses, les naturalistes sont forcés de se
décider en tenant compte de la différence qui existe entre ces formes
douteuses, pour juger, par analogie, si cette différence suffit pour les élever
au rang d'espèces. En conséquence, la différence est un critérium très
important qui nous permet de classer deux formes comme espèces ou
comme variétés. Or, Fries a remarqué pour les plantes, et Westwood pour
les insectes, que, dans les genres riches, les différences entre les espèces
sont souvent très insignifiantes. J'ai cherché à apprécier numériquement ce
fait par la méthode des moyennes ; mes résultats sont imparfaits, mais ils
n'en confirment pas moins cette hypothèse. J'ai consulté aussi quelques
bons observateurs, et après de mûres réflexions ils ont partagé mon
opinion. Sous ce rapport donc, les espèces des genres riches ressemblent
aux variétés plus que les espèces des genres pauvres. En d'autres termes,
on peut dire que, chez les genres riches où se produisent actuellement un
nombre de variétés, ou espèces naissantes, plus grand que la moyenne,
beaucoup d'espèces déjà produites ressemblent encore aux variétés, car
elles diffèrent moins les unes des autres qu'il n'est ordinaire. En outre, les
espèces des genres riches offrent entre elles les mêmes rapports que ceux
BEAUCOUP D'ESPÈCES COMPRISES DANS LES... 77
que l'on constate entre les variétés d'une même espèce. Aucun naturaliste
n'oserait soutenir que toutes les espèces d'un genre sont également
distinctes les unes des autres ; on peut ordinairement les diviser en
sous−genres, en sections, ou en groupes inférieurs. Comme Fries l'a si bien
fait remarquer, certains petits groupes d'espèces se réunissent
ordinairement comme des satellites autour d'autres espèces. Or, que sont
les variétés, sinon des groupes d'organismes inégalement apparentés les
uns aux autres et réunis autour de certaines formes, c'est−à−dire autour des
espèces types ? Il y a, sans doute, une différence importante entre les
variétés et les espèces, c'est−à−dire que la somme des différences existant
entre les variétés comparées les unes avec les autres, ou avec l'espèce type,
est beaucoup moindre que la somme des différences existant entre les
espèces du même genre. Mais, quand nous en viendrons à discuter le
principe de la divergence des caractères, nous trouverons l'explication de
ce fait, et nous verrons aussi comment il se fait que les petites différences
entre les variétés tendent à s'accroître et à atteindre graduellement le
niveau des différences plus grandes qui caractérisent les espèces.
Encore un point digne d'attention. Les variétés ont généralement une
distribution fort restreinte ; c'est presque une banalité que cette assertion,
car si une variété avait une distribution plus grande que celle de l'espèce
qu'on lui attribue comme souche, leur dénomination aurait été
réciproquement inverse. Mais il y a raison de croire que les espèces très
voisines d'autres espèces, et qui sous ce rapport ressemblent à des variétés,
offrent souvent aussi une distribution limitée. Ainsi, par exemple, M.
H.−C. Watson a bien voulu m'indiquer, dans l'excellent Catalogue des
plantes de Londres (4° édition), soixante−trois plantes qu'on y trouve
mentionnées comme espèces, mais qu'il considère comme douteuses à
cause de leur analogie étroite avec d'autres espèces. Ces soixante−trois
espèces s'étendent en moyenne sur 6.9 des provinces ou districts
botaniques entre lesquels M. Watson a divisé la Grande−Bretagne. Dans ce
même catalogue, on trouve cinquante−trois variétés reconnues s'étendant
sur 7.7 de ces provinces, tandis que les espèces auxquelles se rattachent ces
variétés s'étendent sur 14.3 provinces. Il résulte de ces chiffres que les
variétés, reconnues comme telles, ont à peu près la même distribution
restreinte que ces formes très voisines que M. Watson m'a indiquées
De l'Origine des Espèces
BEAUCOUP D'ESPÈCES COMPRISES DANS LES... 78
comme espèces douteuses, mais qui sont universellement considérées par
les botanistes anglais comme de bonnes et véritables espèces.
De l'Origine des Espèces
BEAUCOUP D'ESPÈCES COMPRISES DANS LES... 79
RÉSUMÉ.
En résumé, on ne peut distinguer les variétés des espèces que : 1° par la
découverte de chaînons intermédiaires ; 2° par une certaine somme peu
définie de différences qui existent entre les unes et les autres. En effet, si
deux formes diffèrent très peu, on les classe ordinairement comme
variétés, bien qu'on ne puisse pas directement les relier entre elles ; mais
on ne saurait définir la somme des différences nécessaires pour donner à
deux formes le rang d'espèces. Chez les genres présentant, dans un pays
quelconque, un nombre d'espèces supérieur à la moyenne, les espèces
présentent aussi une moyenne de variétés plus considérable. Chez les
grands genres, les espèces sont souvent, quoique à un degré inégal, très
voisines les unes des autres, et forment des petits groupes autour d'autres
espèces. Les espèces très voisines ont ordinairement une distribution
restreinte. Sous ces divers rapports, les espèces des grands genres
présentent de fortes analogies avec les variétés. Or, il est facile de se rendre
compte de ces analogies, si l'on part de ce principe que chaque espèce a
existé d'abord comme variété, la variété étant l'origine de l'espèce ; ces
analogies, au contraire, restent inexplicables si l'on admet que chaque
espèce a été créée séparément.
Nous avons vu aussi que ce sont les espèces les plus florissantes,
c'est−à−dire les espèces dominantes, des plus grands genres de chaque
classe qui produisent en moyenne le plus grand nombre de variétés ; or, ces
variétés, comme nous le verrons plus tard, tendent à se convertir en
espèces nouvelles et distinctes. Ainsi, les genres les plus riches ont une
tendance à devenir plus riches encore ; et, dans toute la nature, les formes
vivantes, aujourd'hui dominantes, manifestent une tendance à le devenir de
plus en plus, parce qu'elles produisent beaucoup de descendants modifiés
et dominants. Mais, par une marche graduelle que nous expliquerons plus
tard, les plus grands genres tendent aussi à se fractionner en des genres
moindres. C'est ainsi que, dans tout l'univers, les formes vivantes se
trouvent divisées en groupes subordonnés à d'autres groupes.
RÉSUMÉ. 80
CHAPITRE III − LA LUTTE POUR
L'EXISTENCE.
Son influence sur la sélection naturelle. – Ce terme pris dans un sens
figuré. – Progression géométrique de l'augmentation des individus. –
Augmentation rapide des animaux et des plantes acclimatés. – Nature des
obstacles qui empêchent cette augmentation. – Concurrence universelle. –
Effets du climat. – Le grand nombre des individus devient une protection.
– Rapports complexes entre tous les animaux et entre toutes les plantes. –
La lutte pour l'existence est très acharnée entre les individus et les variétés
de la même espèce, souvent aussi entre les espèces du même genre. – Les
rapports d'organisme à organisme sont les plus importants de tous les
rapports.
Avant d'aborder la discussion du sujet de ce chapitre, il est bon d'indiquer
en quelques mots quelle est l'influence de lutte pour l'existence sur la
sélection naturelle. Nous avons vu, dans le précédent chapitre, qu'il existe
une certaine variabilité individuelle chez les êtres organisés à l'état
sauvage ; je ne crois pas, d'ailleurs, que ce point ait jamais été contesté.
Peu nous importe que l'on donne le nom d'espèces, de sous−espèces ou de
variétés à une multitude de formes douteuses ; peu nous importe, par
exemple, quel rang on assigne aux deux ou trois cents formes douteuses
des plantes britanniques, pourvu que l'on admette l'existence de variétés
bien tranchées. Mais le seul fait de l'existence de variabilité individuelles et
de quelques variétés bien tranchées, quoique nécessaires comme point de
départ pour la formation des espèces, nous aide fort peu à comprendre
comment se forment ces espèces à l'état de nature, comment se sont
perfectionnées toutes ces admirables adaptations d'une partie de
l'organisme dans ses rapports avec une autre partie, ou avec les conditions
de la vie, ou bien encore, les rapports d'un être organisé avec un autre. Les
rapports du pic et du gui nous offrent un exemple frappant de ces
admirables coadaptations. Peut−être les exemples suivants sont−ils un peu
moins frappants, mais la coadaptation n'en existe pas moins entre le plus
CHAPITRE III − LA LUTTE POUR L'EXISTE... 81
humble parasite et l'animal ou l'oiseau aux poils ou aux plumes desquels il
s'attache ; dans la structure du scarabée qui plonge dans l'eau ; dans la
graine garnie de plumes que transporte la brise la plus légère ; en un mot,
nous pouvons remarquer d'admirables adaptations partout et dans toutes les
parties du monde organisé.
On peut encore se demander comment il se fait que les variétés que j'ai
appelées espèces naissantes ont fini par se convertir en espèces vraies et
distinctes, lesquelles, dans la plupart des cas, diffèrent évidemment
beaucoup plus les unes des autres que les variétés d'une même espèce ;
comment se forment ces groupes d'espèces, qui constituent ce qu'on
appelle des genres distincts, et qui diffèrent plus les uns des autres que les
espèces du même genre ? Tous ces effets, comme nous l'expliquerons de
façon plus détaillée dans le chapitre suivant, découlent d'une même cause :
la lutte pour l'existence. Grâce à cette lutte, les variations, quelque faibles
qu'elles soient et de quelque cause qu'elles proviennent, tendent à préserver
les individus d'une espèce et se transmettent ordinairement à leur
descendance, pourvu qu'elles soient utiles à ces individus dans leurs
rapports infiniment complexes avec les autres êtres organisés et avec les
conditions physiques de la vie. Les descendants auront, eux aussi, en vertu
de ce fait, une plus grande chance de persister ; car, sur les individus d'une
espèce quelconque nés périodiquement, un bien petit nombre peut
survivre. J'ai donné à ce principe, en vertu duquel une variation si
insignifiante qu'elle soit se conserve et se perpétue, si elle est utile, le nom
de sélection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sélection avec
celle que l'homme peut accomplir. Mais l'expression qu'emploie souvent
M. Herbert Spencer : « la persistance du plus apte », est plus exacte et
quelquefois tout aussi commode. Nous avons vu que, grâce à la sélection,
l'homme peut certainement obtenir de grands résultats et adapter les êtres
organisés à ses besoins, en accumulant les variations légères, mais utiles,
qui lui sont fournies par la nature. Mais la sélection naturelle, comme nous
le verrons plus tard, est une puissance toujours prête à l'action ; puissance
aussi supérieure aux faibles efforts de l'homme que les ouvrages de la
nature sont supérieurs à ceux de l'art.
Discutons actuellement, un peu plus en détail, la lutte pour l'existence. Je
traiterai ce sujet avec les développements qu'il comporte dans un futur
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE III − LA LUTTE POUR L'EXISTE... 82
ouvrage. De Candolle l'aîné et Lyell ont démontré, avec leur largeur de
vues habituelle, que tous les êtres organisés ont à soutenir une terrible
concurrence. Personne n'a traité ce sujet, relativement aux plantes, avec
plus d'élévation et de talent que M. W. Herbert, doyen de Manchester ; sa
profonde connaissance de la botanique le mettait d'ailleurs à même de le
faire avec autorité. Rien de plus facile que d'admettre la vérité de ce
principe : la lutte universelle pour l'existence ; rien de plus difficile – je
parle par expérience – que d'avoir toujours ce principe présent à l'esprit ;
or, à moins qu'il n'en soit ainsi, ou bien on verra mal toute l'économie de la
nature, ou on se méprendra sur le sens qu'il convient d'attribuer à tous les
faits relatifs à la distribution, à la rareté, à l'abondance, à l'extinction et aux
variations des êtres organisés. Nous contemplons la nature brillante de
beauté et de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance
d'alimentation ; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions, que les
oiseaux, qui chantent perchés nonchalamment sur une branche, se
nourrissent principalement d'insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils
détruisent continuellement des êtres vivants ; nous oublions que des
oiseaux carnassiers ou des bêtes de proie sont aux aguets pour détruire des
quantités considérables de ces charmants chanteurs, et pour dévorer leurs
œufs ou leurs petits ; nous ne nous rappelons pas toujours que, s'il y a en
certains moments surabondance d'alimentation, il n'en est pas de même
pendant toutes les saisons de chaque année.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE III − LA LUTTE POUR L'EXISTE... 83
L'EXPRESSION : LUTTE POUR
L'EXISTENCE, EMPLOYÉE DANS LE SENS
FIGURÉ.
Je dois faire remarquer que j'emploie le terme de lutte pour l'existence dans
le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de
dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non
seulement la vie de l'individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des
descendants. On peut certainement affirmer que deux animaux carnivores,
en temps de famine, luttent l'un contre l'autre à qui se procurera les
aliments nécessaires à son existence. Mais on arrivera à dire qu'une plante,
au bord du désert, lutte pour l'existence contre la sécheresse, alors qu'il
serait plus exact de dire que son existence dépend de l'humidité. On pourra
dire plus exactement qu'une plante, qui produit annuellement un million de
graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient à se développer et à
mûrir à son tour, lutte avec les plantes de la même espèce, ou d'espèces
différentes, qui recouvrent déjà le sol. Le gui dépend du pommier et de
quelques autres arbres ; or, c'est seulement au figuré que l'on pourra dire
qu'il lutte contre ces arbres, car si des parasites en trop grand nombre
s'établissent sur le même arbre, ce dernier languit et meurt ; mais on peut
dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la même branche et
produisant des graines, luttent l'un avec l'autre. Comme ce sont les oiseaux
qui disséminent les graines du gui, son existence dépend d'eux, et l'on
pourra dire au figuré que le gui lutte avec d'autres plantes portant des
fruits, car il importe à chaque plante d'amener les oiseaux à manger les
fruits qu'elle produit, pour en disséminer la graine. J'emploie donc, pour
plus de commodité, le terme général lutte pour l'existence, dans ces
différents sens qui se confondent les uns avec les autres.
L'EXPRESSION : LUTTE POUR L'EXISTENCE... 84
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE
L'AUGMENTATION DES INDIVIDUS.
La lutte pour l'existence résulte inévitablement de la rapidité avec laquelle
tous les êtres organisés tendent à se multiplier. Tout individu qui, pendant
le terme naturel de sa vie, produit plusieurs œufs ou plusieurs graines, doit
être détruit à quelque période de son existence, ou pendant une saison
quelconque, car, autrement le principe de l'augmentation géométrique étant
donné, le nombre de ses descendants deviendrait si considérable, qu'aucun
pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il naît plus d'individus qu'il n'en
peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l'existence, soit avec
un autre individu de la même espèce, soit avec des individus d'espèces
différentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C'est la doctrine de
Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le
règne animal et à tout le règne végétal, car il n'y a là ni production
artificielle d'alimentation, ni restriction apportée au mariage par la
prudence. Bien que quelques espèces se multiplient aujourd'hui plus ou
moins rapidement, il ne peut en être de même pour toutes, car le monde ne
pourrait plus les contenir.
Il n'y a aucune exception à la règle que tout être organisé se multiplie
naturellement avec tant de rapidité que, s'il n'est détruit, la terre serait
bientôt couverte par la descendance d'un seul couple. L'homme même, qui
se reproduit si lentement, voit son nombre doublé tous les vingt−cinq ans,
et, à ce taux, en moins de mille ans, il n'y aurait littéralement plus de place
sur le globe pour se tenir debout. Linné a calculé que, si une plante
annuelle produit seulement deux graines – et il n'y a pas de plante qui soit
si peu productive – et que l'année suivante les deux jeunes plants
produisent à leur tour chacun deux graines, et ainsi de suite, on arrivera en
vingt ans à un million de plants. De tous les animaux connus, l'éléphant,
pense−t−on, est celui qui se reproduit le plus lentement. J'ai fait quelques
calculs pour estimer quel serait probablement le taux minimum de son
augmentation en nombre. On peut, sans crainte de se tromper, admettre
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L'AUGMENTA... 85
qu'il commence à se reproduire à l'âge de trente ans, et qu'il continue
jusqu'à quatre−vingt−dix ; dans l'intervalle, il produit six petits, et vit
lui−même jusqu'à l'âge de cent ans. Or, en admettant ces chiffres, dans sept
cent quarante ou sept cent cinquante ans, il y aurait dix−neuf millions
d'éléphants vivants, tous descendants du premier couple.
Mais, nous avons mieux, sur ce sujet, que des calculs théoriques, nous
avons des preuves directes, c'est−à−dire les nombreux cas observés de la
rapidité étonnante avec laquelle se multiplient certains animaux à l'état
sauvage, quand les circonstances leur sont favorables pendant deux ou
trois saisons. Nos animaux domestiques, redevenus sauvages dans
plusieurs parties du monde, nous offrent une preuve plus frappante encore
de ce fait. Si l'on n'avait des données authentiques sur l'augmentation des
bestiaux et des chevaux – qui cependant se reproduisent si lentement –
dans l'Amérique méridionale et plus récemment en Australie, on ne
voudrait certes pas croire aux chiffres que l'on indique. Il en est de même
des plantes ; on pourrait citer bien des exemples de plantes importées
devenues communes dans une île en moins de dix ans. Plusieurs plantes,
telles que le cardon et le grand chardon, qui sont aujourd'hui les plus
communes dans les grandes plaines de la Plata, et qui recouvrent des
espaces de plusieurs lieues carrées, à l'exclusion de toute autre plante, ont
été importées d'Europe. Le docteur Falconer m'apprend qu'il y a aux Indes
des plantes communes aujourd'hui, du cap Comorin jusqu'à l'Himalaya, qui
ont été importées d'Amérique, nécessairement depuis la découverte de
cette dernière partie du monde. Dans ces cas, et dans tant d'autres que l'on
pourrait citer, personne ne suppose que la fécondité des animaux et des
plantes se soit tout à coup accrue de façon sensible. Les conditions de la
vie sont très favorables, et, en conséquence, les parents vivent plus
longtemps, et tous, ou presque tous les jeunes se développent ; telle est
évidemment l'explication de ces faits. La progression géométrique de leur
augmentation, progression dont les résultats ne manquent jamais de
surprendre, explique simplement cette augmentation si rapide, si
extraordinaire, et leur distribution considérable dans leur nouvelle patrie.
À l'état sauvage, presque toutes les plantes arrivées à l'état de maturité
produisent annuellement des graines, et, chez les animaux, il y en a fort
peu qui ne s'accouplent pas. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de
De l'Origine des Espèces
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L'AUGMENTA... 86
nous tromper, que toutes les plantes et tous les animaux tendent à se
multiplier selon une progression géométrique ; or, cette tendance doit être
enrayée par la destruction des individus à certaines périodes de leur vie,
car, autrement ils envahiraient tous les pays et ne pourraient plus subsister.
Notre familiarité avec les grands animaux domestiques tend, je crois, à
nous donner des idées fausses ; nous ne voyons pour eux aucun cas de
destruction générale, mais nous ne nous rappelons pas assez qu'on en abat,
chaque année, des milliers pour notre alimentation, et qu'à l'état sauvage
une cause autre doit certainement produire les mêmes effets.
La seule différence qu'il y ait entre les organismes qui produisent
annuellement un très grand nombre d'œufs ou de graines et ceux qui en
produisent fort peu, est qu'il faudrait plus d'années à ces derniers pour
peupler une région placée dans des conditions favorables, si immense que
soit d'ailleurs cette région. Le condor pond deux œufs et l'autruche une
vingtaine, et cependant, dans un même pays, le condor peut être l'oiseau le
plus nombreux des deux. Le pétrel Fulmar ne pond qu'un œuf, et cependant
on considère cette espèce d'oiseau comme la plus nombreuse qu'il y ait au
monde. Telle mouche dépose des centaines d'œufs ; telle autre, comme
l'hippobosque, n'en dépose qu'un seul ; mais cette différence ne détermine
pas combien d'individus des deux espèces peuvent se trouver dans une
même région. Une grande fécondité a quelque importance pour les espèces
dont l'existence dépend d'une quantité d'alimentation essentiellement
variable, car elle leur permet de s'accroître rapidement en nombre à un
moment donné. Mais l'importance réelle du grand nombre des œufs ou des
graines est de compenser une destruction considérable à une certaine
période de la vie ; or, cette période de destruction, dans la grande majorité
des cas, se présente de bonne heure. Si l'animal a le pouvoir de protéger
d'une façon quelconque ses œufs ou ses jeunes, une reproduction peu
considérable suffit pour maintenir à son maximum le nombre des individus
de l'espèce ; si, au contraire, les œufs et les jeunes sont exposés à une facile
destruction, la reproduction doit être considérable pour que l'espèce ne
s'éteigne pas. Il suffirait, pour maintenir au même nombre les individus
d'une espèce d'arbre, vivant en moyenne un millier d'années, qu'une seule
graine fût produite une fois tous les mille ans, mais à la condition expresse
que cette graine ne soit jamais détruite et qu'elle soit placée dans un endroit
De l'Origine des Espèces
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L'AUGMENTA... 87
où il est certain qu'elle se développera. Ainsi donc, et dans tous les cas, la
quantité des graines ou des œufs produits n'a qu'une influence indirecte sur
le nombre moyen des individus d'une espèce animale ou végétale.
Il faut donc, lorsque l'on contemple la nature, se bien pénétrer des
observations que nous venons de faire ; il ne faut jamais oublier que
chaque être organisé s'efforce toujours de multiplier ; que chacun d'eux
soutient une lutte pendant une certaine période de son existence ; que les
jeunes et les vieux sont inévitablement exposés à une destruction
incessante, soit durant chaque génération, soit à de certains intervalles.
Qu'un de ces freins vienne à se relâcher, que la destruction s'arrête si peu
que ce soit, et le nombre des individus d'une espèce s'élève rapidement à
un chiffre prodigieux.
De l'Origine des Espèces
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L'AUGMENTA... 88
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA
MULTIPLICATION.
Les causes qui font obstacle à la tendance naturelle à la multiplication de
chaque espèce sont très obscures. Considérons une espèce très vigoureuse ;
plus grand est le nombre des individus dont elle se compose, plus ce
nombre tend à augmenter. Nous ne pourrions pas même, dans un cas
donné, déterminer exactement quels sont les freins qui agissent. Cela n'a
rien qui puisse surprendre, quand on réfléchit que notre ignorance sur ce
point est absolue, relativement même à l'espèce humaine, quoique l'homme
soit bien mieux connu que tout autre animal. Plusieurs auteurs ont discuté
ce sujet avec beaucoup de talent ; j'espère moi−même l'étudier longuement
dans un futur ouvrage, particulièrement. à l'égard des animaux retournés à
l'état sauvage dans l'Amérique méridionale. Je me bornerai ici à quelques
remarques, pour rappeler certains points principaux à l'esprit du lecteur.
Les œufs ou les animaux très jeunes semblent ordinairement souffrir le
plus, mais il n'en est pas toujours ainsi ; chez les plantes, il se fait une
énorme destruction de graines ; mais, d'après mes observations, il semble
que ce sont les semis qui souffrent le plus, parce qu'ils germent dans un
terrain déjà encombré par d'autres plantes. Différents ennemis détruisent
aussi une grande quantité de plants ; j'ai observé, par exemple, quelques
jeunes plants de nos herbes indigènes, semés dans une plate−bande ayant 3
pieds de longueur sur 2 de largeur, bien labourée et bien débarrassée de
plantes étrangères, et où, par conséquent, ils ne pouvaient pas souffrir du
voisinage de ces plantes : sur trois cent cinquante−sept plants, deux cent
quatre−vingt−quinze ont été détruits, principalement par les limaces et par
les insectes. Si on laisse pousser du gazon qu'on a fauché pendant très
longtemps, ou, ce qui revient au même, que des quadrupèdes ont l'habitude
de brouter, les plantes les plus vigoureuses tuent graduellement celles qui
le sont le moins, quoique ces dernières aient atteint leur pleine maturité ;
ainsi, dans une petite pelouse de gazon, ayant 3 pieds sur 7, sur vingt
espèces qui y poussaient, neuf ont péri, parce qu'on a laissé croître
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA MULTI... 89
librement les autres espèces.
La quantité de nourriture détermine, cela va sans dire, la limite extrême de
la multiplication de chaque espèce ; mais, le plus ordinairement, ce qui
détermine le nombre moyen des individus d'une espèce, ce n'est pas la
difficulté d'obtenir des aliments, mais la facilité avec laquelle ces individus
deviennent la proie d'autres animaux. Ainsi, il semble hors de doute que la
quantité de perdrix, de grouses et de lièvres qui peut exister dans un grand
parc ; dépend principalement du soin avec lequel on détruit leurs ennemis.
Si l'on ne tuait pas une seule tête de gibier en Angleterre pendant vingt ans,
mais qu'en même temps on ne détruisît aucun de leurs ennemis, il y aurait
alors probablement moins de gibier qu'il n'y en a aujourd'hui, bien qu'on en
tue des centaines de mille chaque année. Il est vrai que, dans quelques cas
particuliers, l'éléphant, par exemple, les bêtes de proie n'attaquent pas
l'animal ; dans l'Inde, le tigre lui−même se hasarde très rarement à attaquer
un jeune éléphant défendu par sa mère. Le climat joue un rôle important
quant à la détermination du nombre moyen d'une espèce, et le retour
périodique des froids ou des sécheresses extrêmes semble être le plus
efficace de tous les freins. J'ai calculé, en me basant sur le peu de nids
construits au printemps, que l'hiver de 1854−1855 a détruit les quatre
cinquièmes des oiseaux de ma propriété ; c'est là une destruction terrible,
quand on se rappelle que 10 pour 100 constituent, pour l'homme, une
mortalité extraordinaire en cas d'épidémie. Au premier abord, il semble
que l'action du climat soit absolument indépendante de la lutte pour
l'existence ; mais il faut se rappeler que les variations climatériques
agissent directement sur la quantité de nourriture, et amènent ainsi la lutte
la plus vive entre les individus, soit de la même espèce, soit d'espèces
distinctes, qui se nourrissent du même genre d'aliment. Quand le climat
agit directement, le froid extrême, par exemple, ce sont les individus les
moins vigoureux, ou ceux qui ont à leur disposition le moins de nourriture
pendant l'hiver, qui souffrent le plus. Quand nous allons du sud au nord, ou
que nous passons d'une région humide à une région desséchée, nous
remarquons toujours que certaines espèces deviennent de plus en plus
rares, et finissent par disparaître ; le changement de climat frappant nos
sens, nous sommes tout disposés à attribuer cette disparition à son action
directe. Or, cela n'est point exact ; nous oublions que chaque espèce, dans
De l'Origine des Espèces
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA MULTI... 90
les endroits mêmes où elle est le plus abondante, éprouve constamment de
grandes pertes à certains moments de son existence, pertes que lui infligent
des ennemis ou des concurrents pour le même habitat et pour la même
nourriture ; or, si ces ennemis ou ces concurrents sont favorisés si peu que
ce soit par une légère variation du climat, leur nombre s'accroît
considérablement, et, comme chaque district contient déjà autant
d'habitants qu'il peut en nourrir, les autres espèces doivent diminuer.
Quand nous nous dirigeons vers le sud et que nous voyons une espèce
diminuer en nombre, nous pouvons être certains que cette diminution tient
autant à ce qu'une autre espèce a été favorisée qu'à ce que la première a
éprouvé un préjudice. Il en est de même, mais à un degré moindre, quand
nous remontons vers le nord, car le nombre des espèces de toutes sortes, et,
par conséquent, des concurrents, diminue dans les pays septentrionaux.
Aussi rencontrons−nous beaucoup plus souvent, en nous dirigeant vers le
nord, ou en faisant l'ascension d'une montagne, que nous ne le faisons en
suivant une direction opposée, des formes rabougries, dues directement à
l'action nuisible, du climat. Quand nous atteignons les régions arctiques, ou
les sommets couverts de neiges éternelles, ou les déserts absolus, la lutte
pour l'existence n'existe plus qu'avec les éléments.
Le nombre prodigieux des plantes qui, dans nos jardins, supportent
parfaitement notre climat, mais qui ne s'acclimatent jamais, parce qu'elles
ne peuvent soutenir la concurrence avec nos plantes indigènes, ou résister à
nos animaux indigènes, prouve clairement que le climat agit
principalement de façon indirecte, en favorisant d'autres espèces.
Quand une espèce, grâce à des circonstances favorables, se multiplie
démesurément dans une petite région, des épidémies se déclarent souvent
chez elle. Au moins, cela semble se présenter chez notre gibier ; nous
pouvons observer là un frein indépendant de la lutte pour l'existence. Mais
quelques−unes de ces prétendues épidémies semblent provenir de la
présence de vers parasites qui, pour une cause quelconque, peut−être à
cause d'une diffusion plus facile au milieu d'animaux trop nombreux, ont
pris un développement plus considérable ; nous assistons en conséquence à
une sorte de lutte entre le parasite et sa proie.
D'autre part, dans bien des cas, il faut qu'une même espèce comporte un
grand nombre d'individus relativement au nombre de ses ennemis, pour
De l'Origine des Espèces
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA MULTI... 91
pouvoir se perpétuer. Ainsi, nous cultivons facilement beaucoup de
froment, de colza, etc., dans nos champs, parce que les graines sont en
excès considérable comparativement au nombre des oiseaux qui viennent
les manger. Or, les oiseaux, bien qu'ayant une surabondance de nourriture
pendant ce moment de la saison, ne peuvent augmenter
proportionnellement à cette abondance de graines, parce que l'hiver a mis
un frein à leur développement ; mais on sait combien il est difficile de
récolter quelques pieds de froment ou d'autres plantes analogues dans un
jardin ; quant à moi, cela m'a toujours été impossible. Cette condition de la
nécessité d'un nombre considérable d'individus pour la conservation d'une
espèce explique, je crois, certains faits singuliers que nous offre la nature,
celui, par exemple, de plantes fort rares qui sont parfois très abondantes
dans les quelques endroits où elles existent ; et celui de plantes
véritablement sociables, c'est−à−dire qui se groupent en grand nombre aux
extrêmes limites de leur habitat. Nous pouvons croire, en effet, dans de
semblables cas, qu'une plante ne peut exister qu'à l'endroit seul où les
conditions de la vie sont assez favorables pour que beaucoup puissent
exister simultanément et sauver ainsi l'espèce d'une complète destruction.
Je dois ajouter que les bons effets des croisements et les déplorables effets
des unions consanguines jouent aussi leur rôle dans la plupart de ces cas.
Mais je n'ai pas ici à m'étendre davantage sur ce sujet.
De l'Origine des Espèces
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA MULTI... 92
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE
EUX LES ANIMAUX ET LES PLANTES
DANS LA LUTTE POUR L'EXISTENCE.
Plusieurs cas bien constatés prouvent combien sont complexes et
inattendus les rapports réciproques des êtres organisés qui ont à lutter
ensemble dans un même pays. Je me contenterai de citer ici un seul
exemple, lequel, bien que fort simple, m'a beaucoup intéressé. Un de mes
parents possède, dans le Staffordshire, une propriété où j'ai eu occasion de
faire de nombreuses recherches ; tout à côté d'une grande lande très stérile,
qui n'a jamais été cultivée, se trouve un terrain de plusieurs centaines
d'acres, ayant exactement la même nature, mais qui a été enclos il y a
vingt−cinq ans et planté de pins d'Écosse. Ces plantations ont amené, dans
la végétation de la partie enclose de la lande, des changements si
remarquables, que l'on croirait passer d'une région à une autre ; non
seulement le nombre proportionnel des bruyères ordinaires a complètement
changé, mais douze espèces de plantes (sans compter des herbes et des
carex) qui n'existent pas dans la lande, prospèrent dans la partie plantée.
L'effet produit sur les insectes a été encore plus grand, car on trouve à
chaque pas, dans les plantations, six espèces d'oiseaux insectivores qu'on
ne voit jamais dans la lande, laquelle n'est fréquentée que par deux ou trois
espèces distinctes d'oiseaux insectivores. Ceci nous prouve quel immense
changement produit l'introduction d'une seule espèce d'arbres, car on n'a
fait aucune culture sur cette terre ; on s'est contenté de l'enclore, de façon à
ce que le bétail ne puisse entrer. Il est vrai qu'une clôture est aussi un
élément fort important dont j'ai pu observer les effets auprès de Farnham,
dans le comté de Surrey. Là se trouvent d'immenses landes, plantées çà et
là, sur le sommet des collines, de quelques groupes de vieux pins
d'Écosse ; pendant ces dix dernières années, on a enclos quelques−unes de
ces landes, et aujourd'hui il pousse de toutes parts une quantité de jeunes
pins, venus naturellement, et si rapprochés les uns des autres, que tous ne
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX L... 93
peuvent pas vivre. Quand j'ai appris que ces jeunes arbres n'avaient été ni
semés ni plantés, j'ai été tellement surpris, que je me rendis à plusieurs
endroits d'où je pouvais embrasser du regard des centaines d'hectares de
landes qui n'avaient pas été enclos ; or, il m'a été impossible de rien
découvrir, sauf les vieux arbres. En examinant avec plus de soin l'état de la
lande, j'ai découvert une multitude de petits plants qui avaient été rongés
par les bestiaux. Dans l'espace d'un seul mètre carré, à une distance de
quelques centaines de mètres de l'un des vieux arbres, j'ai compté
trente−deux jeunes plants : l'un d'eux avait vingt−six anneaux ; il avait
donc essayé, pendant bien des années, d'élever sa tête au−dessus des tiges
de la bruyère et n'y avait pas réussi. Rien d'étonnant donc à ce que le sol se
couvrît de jeunes pins vigoureux dès que les clôtures ont été établies. Et,
cependant, ces landes sont si stériles et si étendues, que personne n'aurait
pu s'imaginer que les bestiaux aient pu y trouver des aliments.
Nous voyons ici que l'existence du pin d'Écosse dépend absolument de la
présence ou de l'absence des bestiaux ; dans quelques parties du monde,
l'existence du bétail dépend de certains insectes. Le Paraguay offre
peut−être l'exemple le plus frappant de ce fait : dans ce pays, ni les
bestiaux, ni les chevaux, ni les chiens ne sont retournés à l'état sauvage,
bien que le contraire se soit produit sur une grande échelle dans les régions
situées au nord et au sud. Azara et Rengger ont démontré qu'il faut
attribuer ce fait à l'existence au Paraguay d'une certaine mouche qui dépose
ses œufs dans les naseaux de ces animaux immédiatement après leur
naissance. La multiplication de ces mouches, quelque nombreuses qu'elles
soient d'ailleurs, doit être ordinairement entravée par quelque frein,
probablement par le développement d'autres insectes parasites. Or donc, si
certains oiseaux insectivores diminuaient au Paraguay, les insectes
parasites augmenteraient probablement en nombre, ce qui amènerait la
disparition des mouches, et alors bestiaux et chevaux retourneraient à l'état
sauvage, ce qui aurait pour résultat certain de modifier considérablement la
végétation, comme j'ai pu l'observer moi−même dans plusieurs parties de
l'Amérique méridionale. La végétation à son tour aurait une grande
influence sur les insectes, et l'augmentation de ceux−ci provoquerait,
comme nous venons de le voir par l'exemple du Staffordshire, le
développement d'oiseaux insectivores, et ainsi de suite, en cercles toujours
De l'Origine des Espèces
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX L... 94
de plus en plus complexes. Ce n'est pas que, dans la nature, les rapports
soient toujours aussi simples que cela. La lutte dans la lutte doit toujours se
reproduire avec des succès différents ; cependant, dans le cours des siècles,
les forces se balancent si exactement, que la face de la nature reste
uniforme pendant d'immenses périodes, bien qu'assurément la cause la plus
insignifiante suffise pour assurer la victoire à tel ou tel être organisé.
Néanmoins, notre ignorance est si profonde et notre vanité si grande, que
nous nous étonnons quand nous apprenons l'extinction d'un être organisé ;
comme nous ne comprenons pas la cause de cette extinction, nous ne
savons qu'invoquer des cataclysmes, qui viennent désoler le monde, et
inventer des lois sur la durée des formes vivantes !
Encore un autre exemple pour bien faire comprendre quels rapports
complexes relient entre eux des plantes et des animaux fort éloignés les
uns des autres dans l'échelle de la nature. J'aurai plus tard l'occasion de
démontrer que les insectes, dans mon jardin, ne visitent jamais la Lobelia
fulgens, plante exotique, et qu'en conséquence, en raison de sa
conformation particulière, cette plante ne produit jamais de graines. Il faut
absolument, pour les féconder, que les insectes visitent presque toutes nos
orchidées, car ce sont eux qui transportent le pollen d'une fleur à une autre.
Après de nombreuses expériences, j'ai reconnu que le bourdon est presque
indispensable pour la fécondation de la pensée (Viola tricolor), parce que
les autres insectes du genre abeille ne visitent pas cette fleur. J'ai reconnu
également que les visites des abeilles sont nécessaires pour la fécondation
de quelques espèces de trèfle : vingt pieds de trèfle de Hollande (Trifolium
repens), par exemple, ont produit deux mille deux cent quatre−vingt−dix
graines, alors que vingt autres pieds, dont les abeilles ne pouvaient pas
approcher, n'en ont pas produit une seule. Le bourdon seul visite le trèfle
rouge, parce que les autres abeilles ne peuvent pas en atteindre le nectar.
On affirme que les phalènes peuvent féconder cette plante ; mais j'en doute
fort, parce que le poids de leur corps n'est pas suffisant pour déprimer les
pétales alaires. Nous pouvons donc considérer comme très probable que, si
le genre bourdon venait à disparaître, ou devenait très rare en Angleterre,
la pensée et le trèfle rouge deviendraient aussi très rares ou disparaîtraient
complètement. Le nombre des bourdons, dans un district quelconque,
dépend, dans une grande mesure, du nombre des mulots qui détruisent
De l'Origine des Espèces
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX L... 95
leurs nids et leurs rayons de miel ; or, le colonel Newman, qui a longtemps
étudié les habitudes du bourdon, croit que « plus des deux tiers de ces
insectes sont ainsi détruits chaque année en Angleterre ». D'autre part,
chacun sait que le nombre des mulots dépend essentiellement de celui des
chats, et le colonel Newman ajoute : « J'ai remarqué que les nids de
bourdon sont plus abondants près des villages et des petites villes, ce que
j'attribue au plus grand nombre de chats qui détruisent les mulots. » Il est
donc parfaitement possible que la présence d'un animal félin dans une
localité puisse déterminer, dans cette même localité, l'abondance de
certaines plantes en raison de l'intervention des souris et des abeilles !
Différents freins, dont l'action se fait sentir à diverses époques de la vie et
pendant certaines saisons de l'année, affectent donc l'existence de chaque
espèce. Les uns sont très efficaces, les autres le sont moins, mais l'effet de
tous est de déterminer la quantité moyenne des individus d'une espèce ou
l'existence même de chacune d'elles. On pourrait démontrer que, dans
quelques cas, des freins absolument différents agissent sur la même espèce
dans certains districts. Quand on considère les plantes et les arbustes qui
constituent un fourré, on est tenté d'attribuer leur nombre proportionnel à
ce qu'on appelle le hasard. Mais c'est là une erreur profonde. Chacun sait
que, quand on abat une forêt américaine, une végétation toute différente
surgit ; on a observé que d'anciennes ruines indiennes, dans le sud des
États−Unis, ruines qui devaient être jadis isolées des arbres, présentent
aujourd'hui la même diversité, la même proportion d'essences que les
forêts vierges environnantes. Or, quel combat doit s'être livré pendant de
longs siècles entre les différentes espèces d'arbres dont chacune répandait
annuellement ses graines par milliers ! Quelle guerre incessante d'insecte à
insecte, quelle lutte entre les insectes, les limaces et d'autres animaux
analogues, avec les oiseaux et les bêtes de proie, tous s'efforçant de
multiplier, se mangeant les uns les autres, ou se nourrissant de la substance
des arbres, de leurs graines et de leurs jeunes pousses ; ou des autres
plantes qui ont d'abord couvert le sol et qui empêchaient, par conséquent,
la croissance des arbres ! Que l'on jette en l'air une poignée de plumes,
elles retomberont toutes sur le sol en vertu de certaines lois définies ; mais
combien le problème de leur chute est simple quand on le compare à celui
des actions et des réactions des plantes et des animaux innombrables qui,
De l'Origine des Espèces
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX L... 96
pendant le cours des siècles, ont déterminé les quantités proportionnelles
des espèces d'arbres qui croissent aujourd'hui sur les ruines indiennes !
La dépendance d'un être organisé vis−à−vis d'un autre, telle que celle du
parasite dans ses rapports avec sa proie, se manifeste d'ordinaire entre des
êtres très éloignés les uns des autres dans l'échelle de la nature. Tel,
quelquefois, est aussi le cas pour certains animaux que l'on peut considérer
comme luttant l'un avec l'autre pour l'existence ; et cela dans le sens le plus
strict du mot, les sauterelles, par exemple, et les quadrupèdes herbivores.
Mais la lutte est presque toujours beaucoup plus acharnée entre les
individus appartenant à la même espèce ; en effet, ils fréquentent les
mêmes districts, recherchent la même nourriture, et sont exposés aux
mêmes dangers. La lutte est presque aussi acharnée quand il s'agit de
variétés de la même espèce, et la plupart du temps elle est courte ; si, par
exemple, on sème ensemble plusieurs variétés de froment, et que l'on
sème, l'année suivante, la graine mélangée provenant de la première
récolte, les variétés qui conviennent le mieux au sol et au climat, et qui
naturellement se trouvent être les plus fécondes, l'emportent sur les autres,
produisent plus de graines, et, en conséquence, au bout de quelques
années, supplantent toutes les autres variétés. Cela est si vrai, que, pour
conserver un mélange de variétés aussi voisines que le sont celles des pois
de senteur, il faut chaque année recueillir séparément les graines de chaque
variété et avoir soin de les mélanger dans la proportion voulue, autrement
les variétés les plus faibles diminuent peu à peu et finissent par disparaître.
Il en est de même pour les variétés de moutons ; on affirme que certaines
variétés de montagne affament à tel point les autres, qu'on ne peut les
laisser ensemble dans les mêmes pâturages. Le même résultat s'est produit
quand on a voulu conserver ensemble différentes variétés de sangsues
médicinales. Il est même douteux que toutes les variétés de nos plantes
cultivées et de nos animaux domestiques aient si exactement la même
force, les mêmes habitudes et la même constitution que les proportions
premières d'une masse mélangée (je ne parle pas, bien entendu, des
croisements) puissent se maintenir pendant une demi−douzaine de
générations, si, comme dans les races à l'état sauvage, on laisse la lutte
s'engager entre elles, et si l'on n'a pas soin de conserver annuellement une
proportion exacte entre les graines ou les petits.
De l'Origine des Espèces
RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX L... 97
LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS
ACHARNÉE QUAND ELLE A LIEU ENTRE
DES INDIVIDUS ET DES VARIÉTÉS
APPARTENANT À LA MÊME ESPÈCE.
Les espèces appartenant au même genre ont presque toujours, bien qu'il y
ait beaucoup d'exceptions à cette règle, des habitudes et une constitution
presque semblables ; la lutte entre ces espèces est donc beaucoup plus
acharnée, si elles se trouvent placées en concurrence les unes avec les
autres, que si cette lutte s'engage entre des espèces appartenant à des
genres distincts. L'extension récente qu'a prise, dans certaines parties des
États−Unis, une espèce d'hirondelle qui a causé l'extinction d'une autre
espèce, nous offre un exemple de ce fait. Le développement de la draine a
amené, dans certaines parties de l'Écosse, la rareté croissante de la grive
commune. Combien de fois n'avons−nous pas entendu dire qu'une espèce
de rats a chassé une autre espèce devant elle, sous les climats les plus
divers ! En Russie, la petite blatte d'Asie a chassé devant elle sa grande
congénère. En Australie, l'abeille que nous avons importée extermine
rapidement la petite abeille indigène, dépourvue d'aiguillon. Une espèce de
moutarde en supplante une autre, et ainsi de suite. Nous pouvons concevoir
à peu près comment il se fait que la concurrence soit plus vive entre les
formes alliées, qui remplissent presque la même place dans l'économie de
la nature ; mais il est très probable que, dans aucun cas, nous ne pourrions
indiquer les raisons exactes de la victoire remportée par une espèce sur une
autre dans la grande bataille de la vie.
Les remarques que je viens de faire conduisent à un corollaire de la plus
haute importance, c'est−à−dire que la conformation de chaque être
organisé est en rapport, dans les points les plus essentiels et quelquefois
cependant les plus cachés, avec celle de tous les êtres organisés avec
lesquels il se trouve en concurrence pour son alimentation et pour sa
résidence, et avec celle de tous ceux qui lui servent de proie ou contre
LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS AC... 98
lesquels il a à se défendre. La conformation des dents et des griffes du
tigre, celle des pattes et des crochets du parasite qui s'attache aux poils du
tigre, offrent une confirmation évidente de cette loi. Mais les admirables
graines emplumées de la chicorée sauvage et les pattes aplaties et frangées
des coléoptères aquatiques ne semblent tout d'abord en rapport qu'avec l'air
et avec l'eau. Cependant, l'avantage présenté par les graines emplumées se
trouve, sans aucun doute, en rapport direct avec le sol déjà garni d'autres
plantes, de façon à ce que les graines puissent se distribuer dans un grand
espace et tomber sur un terrain qui n'est pas encore occupé. Chez le
coléoptère aquatique, la structure des jambes, si admirablement adaptée
pour qu'il puisse plonger, lui permet de lutter avec d'autres insectes
aquatiques pour chercher sa proie, ou pour échapper aux attaques d'autres
animaux.
La substance nutritive déposée dans les graines de bien des plantes semble,
à première vue, ne présenter aucune espèce de rapports avec d'autres
plantes. Mais la croissance vigoureuse des jeunes plants provenant de ces
graines, les pois et les haricots par exemple, quand on les sème au milieu
d'autres graminées, paraît indiquer que le principal avantage de cette
substance est de favoriser la croissance des semis, dans la lutte qu'ils ont à
soutenir contre les autres plantes qui poussent autour d'eux.
Pourquoi chaque forme végétale ne se multiplie−t−elle pas dans toute
l'étendue de sa région naturelle jusqu'à doubler ou quadrupler le nombre de
ses représentants ? Nous savons parfaitement qu'elle peut supporter un peu
plus de chaleur ou de froid, un peu plus d'humidité ou de sécheresse, car
nous savons qu'elle habite des régions plus chaudes ou plus froides, plus
humides ou plus sèches. Cet exemple nous démontre que, si nous désirons
donner à une plante le moyen d'accroître le nombre de ses représentants, il
faut la mettre en état de vaincre ses concurrents et de déjouer les attaques
des animaux qui s'en nourrissent. Sur les limites de son habitat
géographique, un changement de constitution en rapport avec le climat lui
serait d'un avantage certain ; mais nous avons toute raison de croire que
quelques plantes ou quelques animaux seulement s'étendent assez loin pour
être exclusivement détruits par la rigueur du climat. C'est seulement aux
confins extrêmes de la vie, dans les régions arctiques ou sur les limites d'un
désert absolu, que cesse la concurrence. Que la terre soit très froide ou très
De l'Origine des Espèces
LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS AC... 99
sèche, il n'y en aura pas moins concurrence entre quelques espèces ou entre
les individus de la même espèce, pour occuper les endroits les plus chauds
ou les plus humides. Il en résulte que les conditions d'existence d'une
plante ou d'un animal placé dans un pays nouveau, au milieu de nouveaux
compétiteurs, doivent se modifier de façon essentielle, bien que le climat
soit parfaitement identique à celui de son ancien habitat. Si on souhaite que
le nombre de ses représentants s'accroisse dans sa nouvelle patrie, il faut
modifier l'animal ou la plante tout autrement qu'on ne l'aurait fait dans son
ancienne patrie, car il faut lui procurer certains avantages sur un ensemble
de concurrents ou d'ennemis tout différents.
Rien de plus facile que d'essayer ainsi, en imagination, de procurer à une
espèce certains avantages sur une autre ; mais, dans la pratique, il est plus
que probable que nous ne saurions pas ce qu'il y a à faire. Cela seul devrait
suffire à nous convaincre de notre ignorance sur les rapports mutuels qui
existent entre tous les êtres organisés ; c'est là une vérité qui nous est aussi
nécessaire qu'elle nous est difficile à comprendre. Tout ce que nous
pouvons faire, c'est de nous rappeler à tout instant que tous les êtres
organisés s'efforcent perpétuellement de se multiplier selon une
progression géométrique ; que chacun d'eux à certaines périodes de sa vie,
pendant certaines saisons de l'année, dans le cours de chaque génération ou
à de certains intervalles, doit lutter pour l'existence et être exposé à une
grande destruction. La pensée de cette lutte universelle provoque de tristes
réflexions, mais nous pouvons nous consoler avec la certitude que la
guerre n'est pas incessante dans la nature, que la peur y est inconnue, que
la mort est généralement prompte, et que ce sont les êtres vigoureux, sains
et heureux qui survivent et se multiplient.
De l'Origine des Espèces
LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS AC... 100
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION
NATURELLE OU LA PERSISTANCE DU
PLUS APTE.
La sélection naturelle ; comparaison de son pouvoir avec le pouvoir
sélectif de l'homme ; son influence sur les caractères a peu d'importance ;
son influence à tous les âges et sur les deux sexes. – Sélection sexuelle. –
De la généralité des croisements entre les individus de la même espèce. –
Circonstances favorables ou défavorables à la sélection naturelle, telles que
croisements, isolement, nombre des individus. – Action lente. – Extinction
causée par la sélection naturelle. – Divergence des caractères dans ses
rapports avec la diversité des habitants d'une région limitée et avec
l'acclimatation. – Action de la sélection naturelle sur les descendants d'un
type commun résultant de la divergence des caractères. – La sélection
naturelle explique le groupement de tous les êtres organisés ; les progrès de
l'organisme ; la persistance des formes inférieures ; la convergence des
caractères ; la multiplication indéfinie des espèces. – Résumé.
Quelle influence a, sur la variabilité, cette lutte pour l'existence que nous
venons de décrire si brièvement ? Le principe de la sélection, que nous
avons vu si puissant entre les mains de l'homme, s'applique−t−il à l'état de
nature ? Nous prouverons qu'il s'applique de façon très efficace.
Rappelons−nous le nombre infini de variations légères, de simples
différences individuelles, qui se présentent chez nos productions
domestiques et, à un degré moindre, chez les espèces à l'état sauvage ;
rappelons−nous aussi la force des tendances héréditaires. À l'état
domestique, on peut dire que l'organisme entier devient en quelque sorte
plastique. Mais, comme Hooker et Asa Gray l'ont fait si bien remarquer, la
variabilité que nous remarquons chez toutes nos productions domestiques
n'est pas l'œuvre directe de l'homme. L'homme ne peut ni produire ni
empêcher les variations ; il ne peut que conserver et accumuler celles qui
se présentent. Il expose, sans en avoir l'intention, les êtres organisés à de
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 101
nouvelles conditions d'existence, et des variations en résultent ; or, des
changements analogues peuvent, doivent même se présenter à l'état de
nature. Qu'on se rappelle aussi combien sont complexes, combien sont
étroits les rapports de tous les êtres organisés les uns avec les autres et avec
les conditions physiques de la vie, et, en conséquence, quel avantage
chacun d'eux peut retirer de diversités de conformation infiniment variées,
étant données des conditions de vie différentes. Faut−il donc s'étonner,
quand on voit que des variations utiles à l'homme se sont certainement
produites, que d'autres variations, utiles à l'animal dans la grande et terrible
bataille de la vie, se produisent dans le cours de nombreuses générations ?
Si ce fait est admis, pouvons−nous douter (il faut toujours se rappeler qu'il
naît beaucoup plus d'individus qu'il n'en peut vivre) que les individus
possédant un avantage quelconque, quelque léger qu'il soit d'ailleurs, aient
la meilleure chance de vivre et de se reproduire ? Nous pouvons être
certains, d'autre part, que toute variation, si peu nuisible qu'elle soit à
l'individu ; entraîne forcément la disparition de celui−ci. J'ai donné le nom
de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation
des différences et des variations individuelles favorables et à cette
élimination des variations nuisibles. Les variations insignifiantes,
c'est−à−dire qui ne sont ni utiles ni nuisibles à l'individu, ne sont
certainement pas affectées par la sélection naturelle et demeurent à l'état
d'éléments variables, tels que peut−être ceux que nous remarquons chez
certaines espèces polymorphes, ou finissent par se fixer, grâce à la nature
de l'organisme et à celle des conditions d'existence.
Plusieurs écrivains ont mal compris, ou mal critiqué, ce terme de sélection
naturelle. Les uns se sont même imaginé que la sélection naturelle amène
la variabilité, alors qu'elle implique seulement la conservation des
variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses à
l'individu dans les conditions d'existence où il se trouve placé. Personne ne
proteste contre les agriculteurs, quand ils parlent des puissants effets de la
sélection effectuée par l'homme ; or, dans ce cas, il est indispensable que la
nature produise d'abord les différences individuelles que l'homme choisit
dans un but quelconque. D'autres ont prétendu que le terme sélection
implique un choix conscient de la part des animaux qui se modifient, et on
a même argué que, les plantes n'ayant aucune volonté, la sélection
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 102
naturelle ne leur est pas applicable. Dans le sens littéral du mot, il n'est pas
douteux que le terme sélection naturelle ne soit un terme erroné ; mais, qui
donc a jamais critiqué les chimistes, parce qu'ils se servent du terme
affinité élective en parlant des différents éléments ? Cependant, on ne peut
pas dire, à strictement parler, que l'acide choisisse la base avec laquelle il
se combine de préférence. On a dit que je parle de la sélection naturelle
comme d'une puissance active ou divine ; mais qui donc critique un auteur
lorsqu'il parle de l'attraction ou de la gravitation, comme régissant les
mouvements des planètes ? Chacun sait ce que signifient, ce qu'impliquent
ces expressions métaphoriques nécessaires à la clarté de la discussion. Il
est aussi très difficile d'éviter de personnifier le nom nature ; mais, par
nature, j'entends seulement l'action combinée et les résultats complexes
d'un grand nombre de lois naturelles ; et, par lois, la série de faits que nous
avons reconnus. Au bout de quelque temps on se familiarisera avec ces
termes et on oubliera ces critiques inutiles.
Nous comprendrons mieux l'application de la loi de la sélection naturelle
en prenant pour exemple un pays soumis à quelques légers changements
physiques, un changement climatérique, par exemple. Le nombre
proportionnel de ses habitants change presque immédiatement aussi, et il
est probable que quelques espèces s'éteignent. Nous pouvons conclure de
ce que nous avons vu relativement aux rapports complexes et intimes qui
relient les uns aux autres les habitants de chaque pays, que tout
changement dans la proportion numérique des individus d'une espèce
affecte sérieusement toutes les autres espèces, sans parler de l'influence
exercée par les modifications du climat. Si ce pays est ouvert, de nouvelles
formes y pénètrent certainement, et cette immigration tend encore à
troubler les rapports mutuels de ses anciens habitants. Qu'on se rappelle, à
ce sujet, quelle a toujours été l'influence de l'introduction d'un seul arbre ou
d'un seul mammifère dans un pays. Mais s'il s'agit d'une île, ou d'un pays
entouré en partie de barrières infranchissables, dans lequel, par conséquent,
de nouvelles formes mieux adaptées aux modifications du climat ne
peuvent pas facilement pénétrer, il se trouve alors, dans l'économie de la
nature, quelque place qui serait mieux remplie si quelques−uns des
habitants originels se modifiaient de façon ou d'autre, puisque, si le pays
était ouvert, ces places seraient prises par les immigrants. Dans ce cas de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 103
légères modifications, favorables à quelque degré que ce soit aux individus
d'une espèce, en les adaptant mieux à de nouvelles conditions ambiantes,
tendraient à se perpétuer, et la sélection naturelle aurait ainsi des matériaux
disponibles pour commencer son œuvre de perfectionnement.
Nous avons de bonnes raisons de croire, comme nous l'avons démontré
dans le premier chapitre, que les changements des conditions d'existence
tendent à augmenter la faculté à la variabilité. Dans les cas que nous
venons de citer, les conditions d'existence ayant changé, le terrain est donc
favorable à la sélection naturelle, car il offre plus de chances pour la
production de variations avantageuses, sans lesquelles la sélection
naturelle ne peut rien. Il ne faut jamais oublier que, dans le terme variation,
je comprends les simples différences individuelles. L'homme peut amener
de grands changements chez ses animaux domestiques et chez ses plantes
cultivées, en accumulant les différences individuelles dans une direction
donnée ; la sélection naturelle peut obtenir les mêmes résultats, mais
beaucoup plus facilement, parce que son action peut s'étendre sur un laps
de temps beaucoup plus considérable. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'il faille
de grands changements physiques tels que des changements climatériques,
ou qu'un pays soit particulièrement isolé et à l'abri de l'immigration, pour
que des places libres se produisent et que la sélection naturelle les fasse
occuper en améliorant quelques−uns des organismes variables. En effet,
comme tous les habitants de chaque pays luttent à armes à peu près égales,
il peut suffire d'une modification très légère dans la conformation ou dans
les habitudes d'une espèce pour lui donner l'avantage sur toutes les autres.
D'autres modifications de la même nature pourront encore accroître cet
avantage, aussi longtemps que l'espèce se trouvera dans les mêmes
conditions d'existence et jouira des mêmes moyens pour se nourrir et pour
se défendre. On ne pourrait citer aucun pays dont les habitants indigènes
soient actuellement si parfaitement adaptés les uns aux autres, si
absolument en rapport avec les conditions physiques qui les entourent,
pour ne laisser place à aucun perfectionnement ; car, dans tous les pays, les
espèces natives ont été si complètement vaincues par des espèces
acclimatées, qu'elles ont laissé quelques−unes de ces étrangères prendre
définitivement possession du sol. Or, les espèces étrangères ayant ainsi,
dans chaque pays, vaincu quelques espèces indigènes, on peut en conclure
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 104
que ces dernières auraient pu se modifier avec avantage, de façon à mieux
résister aux envahisseurs.
Puisque l'homme peut obtenir et a certainement obtenu de grands résultats
par ses moyens méthodiques et inconscients de sélection, où s'arrête
l'action de la sélection naturelle ? L'homme ne peut agir que sur les
caractères extérieurs et visibles. La nature, si l'on veut bien me permettre
de personnifier sous ce nom la conservation naturelle ou la persistance du
plus apte, ne s'occupe aucunement des apparences, à moins que l'apparence
n'ait quelque utilité pour les êtres vivants. La nature peut agir sur tous les
organes intérieurs, sur la moindre différence d'organisation, sur le
mécanisme vital tout entier. L'homme n'a qu'un but : choisir en vue de son
propre avantage ; la nature, au contraire, choisit pour l'avantage de l'être
lui−même. Elle donne plein exercice aux caractères qu'elle choisit, ce
qu'implique le fait seul de leur sélection. L'homme réunit dans un même
pays les espèces provenant de bien des climats différents ; il exerce
rarement d'une façon spéciale et convenable les caractères qu'il a choisis ;
il donne la même nourriture aux pigeons à bec long et aux pigeons à bec
court ; il n'exerce pas de façon différente le quadrupède à longues pattes et
à courtes pattes ; il expose aux mêmes influences climatériques les
moutons à longue laine et ceux à laine courte. Il ne permet pas aux mâles
les plus vigoureux de lutter pour la possession des femelles. Il ne détruit
pas rigoureusement tous les individus inférieurs ; il protège, au contraire,
chacun d'eux, autant qu'il est en son pouvoir, pendant toutes les saisons.
Souvent il commence la sélection en choisissant quelques formes à demi
monstrueuses, ou, tout au moins, en s'attachant à quelque modification
assez apparente pour attirer son attention ou pour lui être immédiatement
utile. À l'état de nature, au contraire la plus petite différence de
conformation ou de constitution peut suffire à faire pencher la balance dans
la lutte pour l'existence et se perpétuer ainsi. Les désirs et les efforts de
l'homme sont si changeants ! sa vie est si courte ! Aussi, combien doivent
être imparfaits les résultats qu'il obtient, quand on les compare à ceux que
peut accumuler la nature pendant de longues périodes géologiques !
Pouvons−nous donc nous étonner que les caractères des productions de la
nature soient beaucoup plus franchement accusés que ceux des races
domestiques de l'homme ? Quoi d'étonnant à ce que ces productions
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 105
naturelles soient infiniment mieux adaptées aux conditions les plus
complexes de l'existence, et qu'elles portent en tout le cachet d'une œuvre
bien plus complète ?
On peut dire, par métaphore, que la sélection naturelle recherche, à chaque
instant et dans le monde entier, les variations les plus légères ; elle
repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont
utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dès que
l'occasion s'en présente, pour améliorer tous les êtres organisés
relativement à leurs conditions d'existence organiques et inorganiques. Ces
lentes et progressives transformations nous échappent jusqu'à ce que, dans
le cours des âges, la main du temps les ait marquées de son empreinte, et
alors nous nous rendons si peu compte des longues périodes géologiques
écoulées, que nous nous contentons de dire que les formes vivantes sont
aujourd'hui différentes de ce qu'elles étaient autrefois.
Pour que des modifications importantes se produisent dans une espèce, il
faut qu'une variété une fois formée présente de nouveau, après de longs
siècles peut−être, des différences individuelles participant à la nature utile
de celles qui se sont présentées d'abord ; il faut, en outre, que ces
différences se conservent et se renouvellent encore. Des différences
individuelles de la même nature se reproduisent constamment ; il est donc
à peu près certain que les choses se passent ainsi. Mais, en somme, nous ne
pouvons affirmer ce fait qu'en nous assurant si cette hypothèse concorde
avec les phénomènes généraux de la nature et les explique. D'autre part, la
croyance générale que la somme des variations possibles est une quantité
strictement limitée, est aussi une simple assertion hypothétique. Bien que
la sélection naturelle ne puisse agir qu'en vue de l'avantage de chaque être
vivant, il n'en est pas moins vrai que des caractères et des conformations,
que nous sommes disposés à considérer comme ayant une importance très
secondaire, peuvent être l'objet de son action. Quand nous voyons les
insectes qui se nourrissent de feuilles revêtir presque toujours une teinte
verte, ceux qui se nourrissent d'écorce une teinte grisâtre, le ptarmigan des
Alpes devenir blanc en hiver et le coq de bruyère porter des plumes
couleur de bruyère, ne devons−nous pas croire que les couleurs que
revêtent certains oiseaux et certains insectes leur sont utiles pour les
garantir du danger ? Le coq de bruyère se multiplierait innombrablement
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 106
s'il n'était pas détruit à quelqu'une des phases de son existence, et on sait
que les oiseaux de proie lui font une chasse active ; les faucons, doués
d'une vue perçante, aperçoivent leur proie de si loin, que, dans certaines
parties du continent, on n'élève pas de pigeons blancs parce qu'ils sont
exposés à trop de dangers. La sélection naturelle pourrait donc remplir son
rôle en donnant à chaque espèce de coq de bruyère une couleur appropriée
au pays qu'il habite, en conservant et en perpétuant cette couleur dès
qu'elle est acquise. Il ne faudrait pas penser non plus que la destruction
accidentelle d'un animal ayant une couleur particulière ne puisse produire
que peu d'effets sur une race. Nous devons nous rappeler, en effet,
combien il est essentiel dans un troupeau de moutons blancs de détruire les
agneaux qui ont la moindre tache noire. Nous avons vu que la couleur des
cochons qui, en Virginie, se nourrissent de certaines racines, est pour eux
une cause de vie ou de mort. Chez les plantes, les botanistes considèrent le
duvet du fruit et la couleur de la chair comme des caractères très
insignifiants ; cependant, un excellent horticulteur, Downing, nous apprend
qu'aux États−Unis les fruits à peau lisse souffrent beaucoup plus que ceux
recouverts de duvet des attaques d'un insecte, le curculio ; que les prunes
pourprées sont beaucoup plus sujettes à certaines maladies que les prunes
jaunes ; et qu'une autre maladie attaque plus facilement les pêches à chair
jaune que les pêches à chair d'une autre couleur. Si ces légères différences,
malgré le secours de l'art, décident du sort des variétés cultivées, ces
mêmes différences doivent évidemment, à l'état de nature, suffire à décider
qui l'emportera d'un arbre produisant des fruits à la peau lisse ou à la peau
velue, à la chair pourpre ou à la chair jaune ; car, dans cet état, les arbres
ont à lutter avec d'autres arbres et avec une foule d'ennemis.
Quand nous étudions les nombreux petits points de différence qui existent
entre les espèces et qui, dans notre ignorance, nous paraissent insignifiants,
nous ne devons pas oublier que le climat, l'alimentation, etc., ont, sans
aucun doute, produit quelques effets directs. Il ne faut pas oublier non plus
qu'en vertu des lois de la corrélation, quand une partie varie et que la
sélection naturelle accumule les variations, il se produit souvent d'autres
modifications de la nature la plus inattendue. Nous avons vu que certaines
variations qui, à l'état domestique, apparaissent à une période déterminée
de la vie, tendent à réapparaître chez les descendants à la même période.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 107
On pourrait citer comme exemples la forme, la taille et la saveur des grains
de beaucoup de variétés de nos légumes et de nos plantes agricoles ; les
variations du ver à soie à l'état de chenille et de cocon ; le œufs de nos
volailles et la couleur du duvet de leurs petits ; les cornes de nos moutons
et de nos bestiaux à l'âge adulte. Or, à l'état de nature, la sélection naturelle
peut agir sur certains êtres organisés et les modifier à quelque âge que ce
soit par l'accumulation de variations profitables à cet âge et par leur
transmission héréditaire à l'âge correspondant. S'il est avantageux à une
plante que ses graines soient plus facilement disséminées par le vent, il est
aussi aisé à la sélection naturelle de produire ce perfectionnement, qu'il est
facile au planteur, par la sélection méthodique, d'augmenter et d'améliorer
le duvet contenu dans les gousses de ses cotonniers.
La sélection naturelle peut modifier la larve d'un insecte de façon à
l'adapter à des circonstances complètement différentes de celles où devra
vivre l'insecte adulte. Ces modifications pourront même affecter, en vertu
de la corrélation, la conformation de l'adulte. Mais, inversement, des
modifications dans la conformation de l'adulte peuvent affecter la
conformation de la larve. Dans tous les cas, la sélection naturelle ne
produit pas de modifications nuisibles à l'insecte, car alors l'espèce
s'éteindrait.
La sélection naturelle peut modifier la conformation du jeune relativement
aux parents et celle des parents relativement aux jeunes. Chez les animaux
vivant en société, elle transforme la conformation de chaque individu de
telle sorte qu'il puisse se rendre utile à la communauté, à condition
toutefois que la communauté profite du changement. Mais ce que la
sélection naturelle ne saurait faire, c'est de modifier la structure d'une
espèce sans lui procurer aucun avantage propre et seulement au bénéfice
d'une, autre espèce. Or, quoique les ouvrages sur l'histoire naturelle
rapportent parfois de semblables faits, je n'en ai pas trouvé un seul qui
puisse soutenir l'examen. La sélection naturelle peut modifier
profondément une conformation qui ne serait très utile qu'une fois pendant
la vie d'un animal, si elle est importante pour lui. Telles sont, par exemple,
les grandes mâchoires que possèdent certains insectes et qu'ils emploient
exclusivement pour ouvrir leurs cocons, ou l'extrémité cornée du bec des
jeunes oiseaux qui les aide à briser l'œuf pour en sortir. On affirme que,
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 108
chez les meilleures espèces de pigeons culbutants à bec court, il périt dans
l'œuf plus de petits qu'il n'en peut sortir ; aussi les amateurs surveillent−ils
le moment de l'éclosion pour secourir les petits s'il en est besoin. Or, si la
nature voulait produire un pigeon à bec très court pour l'avantage de cet
oiseau, la modification serait très lente et la sélection la plus rigoureuse se
ferait dans l'œuf, et ceux−là seuls survivraient qui auraient le bec assez
fort, car tous ceux à bec faible périraient inévitablement ; ou bien encore,
la sélection naturelle agirait pour produire des coquilles plus minces, se
cassant plus facilement, car l'épaisseur de la coquille est sujette à la
variabilité comme toutes les autres structures.
Il est peut−être bon de faire remarquer ici qu'il doit y avoir, pour tous les
êtres, de grandes destructions accidentelles qui n'ont que peu ou pas
d'influence sur l'action de la sélection naturelle. Par exemple, beaucoup
d'œufs ou de graines sont détruits chaque année ; or, la sélection naturelle
ne peut les modifier qu'autant qu'ils varient de façon à échapper aux
attaques de leurs ennemis. Cependant, beaucoup de ces œufs ou de ces
gaines auraient pu, s'ils n'avaient pas été détruits, produire des individus
mieux adaptés aux conditions ambiantes qu'aucun de ceux qui ont survécu.
En outre, un grand nombre d'animaux ou de plantes adultes, qu'ils soient
ou non les mieux adaptés aux conditions ambiantes, doivent annuellement
périr, en raison de causes accidentelles, qui ne seraient en aucune façon
mitigées par des changements de conformation ou de constitution
avantageux à l'espèce sous tous les autres rapports. Mais, quelque
considérable que soit cette destruction des adultes, peu importe, pourvu
que le nombre des individus qui survivent dans une région quelconque
reste assez considérable – peu importe encore que la destruction des œufs
ou des graines soit si grande, que la centième ou même la millième partie
se développe seule, – il n'en est pas moins vrai que les individus les plus
aptes, parmi ceux qui survivent, en supposant qu'il se produise chez eux
des variations dans une direction avantageuse, tendent à se multiplier en
plus grand nombre que les individus moins aptes. La sélection naturelle ne
pourrait, sans doute, exercer son action dans certaines directions
avantageuses, si le nombre des individus se trouvait considérablement
diminué par les causes que nous venons d'indiquer, et ce cas a dû se
produire souvent ; mais ce n'est pas là une objection valable contre son
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 109
efficacité à d'autres époques et dans d'autres circonstances. Nous sommes
loin, en effet, de pouvoir supposer que beaucoup d'espèces soient soumises
à des modifications et à des améliorations à la même époque et dans le
même pays.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IV − LA SÉLECTION NATURELLE ... 110
SÉLECTION SEXUELLE.
À l'état domestique, certaines particularités apparaissent souvent chez l'un
des sexes et deviennent héréditaires chez ce sexe ; il en est de même à l'état
de nature. Il est donc possible que la sélection naturelle modifie les deux
sexes relativement aux habitudes différentes de l'existence, comme cela
arrive quelquefois, ou qu'un seul sexe se modifie relativement à l'autre
sexe, ce qui arrive très souvent. Ceci me conduit à dire quelques mots de
ce que j'ai appelé la sélection sexuelle. Cette forme de sélection ne dépend
pas de la lutte pour l'existence avec d'autres êtres organisés, ou avec les
conditions ambiantes, mais de la lutte entre les individus d'un sexe,
ordinairement les mâles, pour s'assurer la possession de l'autre sexe. Cette
lutte ne se termine pas par la mort du vaincu, mais par le défaut ou par la
petite quantité de descendants. La sélection sexuelle est donc moins
rigoureuse que la sélection naturelle. Ordinairement, les mâles les plus
vigoureux, c'est−à−dire ceux qui sont le plus aptes à occuper leur place
dans la nature, laissent un plus grand nombre de descendants. Mais, dans
bien des cas, la victoire ne dépend pas tant de la vigueur générale de
l'individu que de la possession d'armes spéciales qui ne se trouvent que
chez le mâle. Un cerf dépourvu de bois, ou un coq dépourvu d'éperons,
aurait bien peu de chances de laisser de nombreux descendants. La
sélection sexuelle, en permettant toujours aux vainqueurs de se reproduire,
peut donner sans doute à ceux−ci un courage indomptable, des éperons
plus longs, une aile plus forte pour briser la patte du concurrent, à peu près
de la même manière que le brutal éleveur de coqs de combat peut
améliorer la race par le choix rigoureux de ses plus beaux adultes. Je ne
saurais dire jusqu'où descend cette loi de la guerre dans l'échelle de la
nature. On dit que les alligators mâles se battent, mugissent, tournent en
cercle, comme le font les Indiens dans leurs danses guerrières, pour
s'emparer des femelles ; on a vu des saumons mâles se battre pendant des
journées entières ; les cerfs volants mâles portent quelquefois la trace des
blessures que leur ont faites les larges mandibules d'autres mâles ; M.
SÉLECTION SEXUELLE. 111
Fabre, cet observateur inimitable, a vu fréquemment certains insectes
hyménoptères mâles se battre pour la possession d'une femelle qui semble
rester spectatrice indifférente du combat et qui, ensuite, part avec le
vainqueur. La guerre est peut−être plus terrible encore entre les mâles des
animaux polygames, car ces derniers semblent pourvus d'armes spéciales.
Les animaux carnivores mâles semblent déjà bien armés, et cependant la
sélection naturelle peut encore leur donner de nouveaux moyens de
défense, tels que la crinière au lion et la mâchoire à crochet au saumon
mâle, car le bouclier peut être aussi important que la lance au point de vue
de la victoire.
Chez les oiseaux, cette lutte revêt souvent un caractère plus pacifique.
Tous ceux qui ont étudié ce sujet ont constaté une ardente rivalité chez les
mâles de beaucoup d'espèces pour attirer les femelles par leurs chants. Les
merles de roche de la Guyane, les oiseaux de paradis, et beaucoup d'autres
encore, s'assemblent en troupes ; les mâles se présentent successivement ;
ils étalent avec le plus grand soin, avec le plus d'effet possible, leur
magnifique plumage ; ils prennent les poses les plus extraordinaires devant
les femelles, simples spectatrices, qui finissent par choisir le compagnon le
plus agréable. Ceux qui ont étudié avec soin les oiseaux en captivité savent
que, eux aussi, sont très susceptibles de préférences et d'antipathies
individuelles : ainsi, sir R. Heron a remarqué que toutes les femelles de sa
volière aimaient particulièrement un certain paon panaché. Il n'est
impossible d'entrer ici dans tous les détails qui seraient nécessaires ; mais,
si l'homme réussit à donner en peu de temps l'élégance du port et la beauté
du plumage à nos coqs Bantam, d'après le type idéal que nous concevons
pour cette espèce, je ne vois pas pourquoi les oiseaux femelles ne
pourraient pas obtenir un résultat semblable en choisissant, pendant des
milliers de générations, les mâles qui leur paraissent les plus beaux, ou
ceux dont la voix est la plus mélodieuse. On peut expliquer, en partie, par
l'action de la sélection sexuelle quelques lois bien connues relatives au
plumage des oiseaux mâles et femelles comparé au plumage des petits, par
des variations se présentant à différents âges et transmises soit aux mâles
seuls, soit aux deux sexes, à l'âge correspondant ; mais l'espace nous
manque pour développer ce sujet. Je crois donc que, toutes les fois que les
mâles et les femelles d'un animal quel qu'il soit ont les mêmes habitudes
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION SEXUELLE. 112
générales d'existence, mais qu'ils diffèrent au point de vue de la
conformation, de la couleur ou de l'ornementation, ces différences sont
principalement dues à la sélection sexuelle ; c'est−à−dire que certains
mâles ont eu, pendant une suite non interrompue de générations, quelques
légers avantages sur d'autres mâles, provenant soit de leurs armes, soit de
leurs moyens de défense, soit de leur beauté ou de leurs attraits, avantages
qu'ils ont transmis exclusivement à leur postérité mâle. Je ne voudrais pas
cependant attribuer à cette cause toutes les différences sexuelles ; nous
voyons, en effet, chez nos animaux domestiques, se produire chez les
mâles des particularités qui ne semblent pas avoir été augmentées par la
sélection de l'homme. La touffe de poils sur le jabot du dindon sauvage ne
saurait lui être d'aucun avantage, il est douteux même qu'elle puisse lui
servir d'ornement aux yeux de la femelle ; si même cette touffe de poils
avait apparu à l'état domestique, on l'aurait considérée comme une
monstruosité.
De l'Origine des Espèces
SÉLECTION SEXUELLE. 113
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA
SÉLECTION NATURELLE OU DE LA
PERSISTANCE DU PLUS APTE.
Afin de bien faire comprendre de quelle manière agit, selon moi, la
sélection naturelle, je demande la permission de donner un ou deux
exemples imaginaires. Supposons un loup qui se nourrisse de différents
animaux, s'emparant des uns par la ruse, des autres par la force, d'autres,
enfin, par l'agilité. Supposons encore que sa proie la plus rapide, le daim
par exemple, ait augmenté en nombre à la suite de quelques changements
survenus dans le pays, ou que les autres animaux dont il se nourrit
ordinairement aient diminué pendant la saison de l'année où le loup est le
plus pressé par la faim. Dans ces circonstances, les loups les plus agiles et
les plus rapides ont plus de chance de survivre que les autres ; ils persistent
donc, pourvu toutefois qu'ils conservent assez de force pour terrasser leur
proie et s'en rendre maîtres, à cette époque de l'année ou à toute autre,
lorsqu'ils sont forcés de s'emparer d'autres animaux pour se nourrir. Je ne
vois pas plus de raison de douter de ce résultat que de la possibilité pour
l'homme d'augmenter la vitesse de ses lévriers par une sélection soigneuse
et méthodique, ou par cette espèce de sélection inconsciente qui provient
de ce que chaque personne s'efforce de posséder les meilleurs chiens, sans
avoir la moindre pensée de modifier la race. Je puis ajouter que, selon M.
Pierce, deux variétés de loups habitent les montagnes de Catskill, aux
États−Unis : l'une de ces variétés, qui affecte un peu la forme du lévrier, se
nourrit principalement de daims ; l'autre, plus épaisse, aux jambes plus
courtes, attaque plus fréquemment les troupeaux. Il faut observer que, dans
l'exemple cité ci−dessus, je parle des loups les plus rapides pris
individuellement, et non pas d'une variation fortement accusée qui s'est
perpétuée. Dans les éditions précédentes de cet ouvrage, on pouvait croire
que je présentais cette dernière alternative comme s'étant souvent produite.
Je comprenais l'immense importance des différences individuelles, et cela
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 114
m'avait conduit à discuter en détail les résultats de la sélection inconsciente
par l'homme, sélection qui dépend de la conservation de tous les individus
plus ou moins supérieurs et de la destruction des individus inférieurs. Je
comprenais aussi que, à l'état de nature, la conservation dune déviation
accidentelle de structure, telle qu'une monstruosité, doit être un événement
très rare, et que, si cette déviation se conserve d'abord, elle doit tendre
bientôt à disparaître, à la suite de croisements avec des individus
ordinaires. Toutefois, après avoir lu un excellent article de la North British
Review (1867), j'ai mieux compris encore combien il est rare que des
variations isolées, qu'elles soient légères ou fortement accusées, puissent se
perpétuer. L'auteur de cet article prend pour exemple un couple d'animaux
produisant pendant leur vie deux cents petits, sur lesquels, en raison de
différentes causes de destruction, deux seulement, en moyenne, survivent
pour propager leur espèce. On peut dire, tout d'abord, que c'est là une
évaluation très minime pour la plupart des animaux élevés dans l'échelle,
mais qu'il n'y a rien d'exagéré pour les organismes inférieurs. L'écrivain
démontre ensuite que, s'il naît un seul individu qui varie de façon à lui
donner deux chances de plus de vie qu'à tous les autres individus, il aurait
encore cependant bien peu de chance de persister. En supposant qu'il se
reproduise et que la moitié de ses petits héritant de la variation favorable,
les jeunes, s'il faut en croire l'auteur, n'auraient qu'une légère chance de
plus pour survivre et pour se reproduire, et cette chance diminuerait à
chaque génération successive. On ne peut, je crois, mettre en doute la
justesse de ces remarques. Supposons, en effet, qu'un oiseau quelconque
puisse se procurer sa nourriture plus facilement, s'il a le bec recourbé ;
supposons encore qu'un oiseau de cette espèce naisse avec le bec fortement
recourbé, et que, par conséquent, il vive facilement ; il n'en est pas moins
vrai qu'il y aurait peu de chances que ce seul individu perpétuât son espèce
à l'exclusion de la forme ordinaire. Mais, s'il en faut juger d'après ce qui se
passe chez les animaux à l'état de domesticité, on ne peut pas douter non
plus que, si l'on choisit, pendant plusieurs générations, un grand nombre
d'individus ayant le bec plus ou moins recourbé, et si l'on détruit un plus
grand nombre encore d'individus ayant le bec le plus droit possible, les
premiers ne se multiplient facilement.
Toutefois, il ne faut pas oublier que certaines variations fortement
De l'Origine des Espèces
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 115
accusées, que personne ne songerait à classer comme de simples
différences individuelles, se représentent souvent parce que des conditions
analogues agissent sur des organismes analogues ; nos productions
domestiques nous offrent de nombreux exemples de ce fait. Dans ce cas, si
l'individu qui a varié ne transmet pas de point en point à ses petits ses
caractères nouvellement acquis, il ne leur transmet pas moins, aussi
longtemps que les conditions restent les mêmes, une forte tendance à varier
de la même manière. On ne peut guère douter non plus que la tendance à
varier dans une même direction n'ait été quelquefois si puissante, que tous
les individus de la même espèce se sont modifiés de la même façon, sans
l'aide d'aucune espèce de sélection, on pourrait, dans tous les cas, citer bien
des exemples d'un tiers, d'un cinquième ou même d'un dixième des
individus qui ont été affectés de cette façon. Ainsi, Graba estime que, aux
îles Feroë, un cinquième environ des Guillemots se compose d'une variété
si bien accusée, qu'on l'a classée autrefois comme une espèce distincte,
sous le nom d'Uria lacrymans. Quand il en est ainsi, si la variation est
avantageuse à l'animal, la forme modifiée doit supplanter bientôt la forme
originelle, en vertu de la survivance du plus apte.
J'aurai à revenir sur les effets des croisements au point de vue de
l'élimination des variations de toute sorte ; toutefois, je peux faire
remarquer ici que la plupart des animaux et des plantes aiment à conserver
le même habitat et ne s'en éloignent pas sans raison ; on pourrait citer
comme exemple les oiseaux voyageurs eux−mêmes, qui, presque toujours,
reviennent habiter la même localité. En conséquence, toute variété de
formation nouvelle serait ordinairement locale dans le principe, ce qui
semble, d'ailleurs, être la règle générale pour les variétés à l'état de nature ;
de telle façon que les individus modifiés de manière analogue doivent
bientôt former un petit groupe et tendre à se reproduire facilement. Si la
nouvelle variété réussit dans la lutte pour l'existence, elle se propage
lentement autour d'un point central ; elle lutte constamment avec les
individus qui n'ont subi aucun changement, en augmentant toujours le
cercle de son action, et finit par les vaincre.
Il n'est peut−être pas inutile de citer un autre exemple un peu plus
compliqué de l'action de la sélection naturelle. Certaines plantes sécrètent
une liqueur sucrée, apparemment dans le but d'éliminer de leur sève
De l'Origine des Espèces
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 116
quelques substances nuisibles. Cette sécrétion s'effectue, parfois, à l'aide de
glandes placées à la base des stipules chez quelques légumineuses, et sur le
revers des feuilles du laurier commun. Les insectes recherchent avec
avidité cette liqueur, bien qu'elle se trouve toujours en petite quantité ;
mais leur visite ne constitue aucun avantage pour la plante. Or, supposons
qu'un certain nombre de plantes d'une espèce quelconque sécrètent cette
liqueur ou ce nectar à l'intérieur de leurs fleurs. Les insectes en quête de ce
nectar se couvrent de pollen et le transportent alors d'une fleur à une autre.
Les fleurs de deux individus distincts de la même espèce se trouvent
croisées par ce fait ; or, le croisement, comme il serait facile de le
démontrer, engendre des plants vigoureux, qui ont la plus grande chance
de vivre et de se perpétuer. Les plantes qui produiraient les fleurs aux
glandes les plus larges, et qui, par conséquent, sécréteraient le plus de
liqueur, seraient plus souvent visitées par les insectes et se croiseraient plus
souvent aussi ; en conséquence, elles finiraient, dans le cours du temps, par
l'emporter sur toutes les autres et par former une variété locale. Les fleurs
dont les étamines et les pistils seraient placés, par rapport à la grosseur et
aux habitudes des insectes qui les visitent, de manière à favoriser, de
quelque façon que ce soit, le transport du pollen, seraient pareillement
avantagées. Nous aurions pu choisir pour exemple des insectes qui visitent
les fleurs en quête du pollen au lieu de la sécrétion sucrée ; le pollen ayant
pour seul objet la fécondation, il semble, au premier abord, que sa
destruction soit une véritable perte pour la plante. Cependant, si les
insectes qui se nourrissent de pollen transportaient de fleur en fleur un peu
de cette substance, accidentellement d'abord, habituellement ensuite, et que
des croisements fussent le résultat de ces transports, ce serait encore un
gain pour la plante que les neuf dixièmes de son pollen fussent détruits. Il
en résulterait que les individus qui posséderaient les anthères les plus
grosses et la plus grande quantité de pollen, auraient plus de chances de
perpétuer leur espèce.
Lorsqu'une plante, par suite de développements successifs, est de plus en
plus recherchée par les insectes, ceux−ci, agissant inconsciemment, portent
régulièrement le pollen de fleur en fleur ; plusieurs exemples frappants me
permettraient de prouver que ce fait se présente tous les jours. Je n'en
citerai qu'un seul, parce qu'il me servira en même temps à démontrer
De l'Origine des Espèces
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 117
comment peut s'effectuer par degrés la séparation des sexes chez les
plantes. Certains Houx ne portent que des fleurs mâles, pourvues d'un pistil
rudimentaire et de quatre étamines produisant une petite quantité de
pollen ; d'autres ne portent que des fleurs femelles, qui ont un pistil bien
développé et quatre étamines avec des anthères non développées, dans
lesquelles on ne saurait découvrir un seul grain de pollen. Ayant observé
un arbre femelle à la distance de 60 mètres d'un arbre mâle, je plaçai sous
le microscope les stigmates de vingt fleurs recueillies sur diverses
branches ; sur tous, sans exception, je constatai la présence de quelques
grains de pollen, et sur quelques−uns une profusion. Le pollen n'avait pas
pu être transporté par le vent, qui depuis plusieurs jours soufflait dans une
direction contraire. Le temps était froid, tempétueux, et par conséquent peu
favorable aux visites des abeilles ; cependant toutes les fleurs que j'ai
examinées avaient été fécondées par des abeilles qui avaient volé d'arbre
en arbre, en quête de nectar. Reprenons notre démonstration : dès que la
plante est devenue assez attrayante pour les insectes pour que le pollen soit
régulièrement transporté de fleur en fleur, une autre série de faits
commence à se produire. Aucun naturaliste ne met en doute les avantages
de ce qu'on a appelé la division physiologique du travail. On peut en
conclure qu'il serait avantageux pour les plantes de produire seulement des
étamines sur une fleur ou sur un arbuste tout entier, et seulement des pistils
sur une autre fleur ou sur un autre arbuste. Chez les plantes cultivées et
placées, par conséquent, dans de nouvelles conditions d'existence, tantôt
les organes mâles et tantôt les organes femelles deviennent plus ou moins
impuissants. Or, si nous supposons que ceci puisse se produire, à quelque
degré que ce soit, à l'état de nature, le pollen étant déjà régulièrement
transporté de fleur en fleur et la complète séparation des sexes étant
avantageuse au point de vue de la division du travail, les individus chez
lesquels cette tendance augmente de plus en plus sont de plus en plus
favorisés et choisis, jusqu'à ce qu'enfin la complète séparation des sexes
s'effectue. Il nous faudrait trop de place pour démontrer comment, par le
dimorphisme ou par d'autres moyens, certainement aujourd'hui en action,
s'effectue actuellement la séparation des sexes chez les plantes de diverses
espèces. Mais je puis ajouter que, selon Asa Gray, quelques espèces de
Houx, dans l'Amérique septentrionale, se trouvent exactement dans une
De l'Origine des Espèces
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 118
position intermédiaire, ou, pour employer son expression, sont plus ou
moins dioïquement polygames. Examinons maintenant les insectes qui se
nourrissent de nectar. Nous pouvons supposer que la plante, dont nous
avons vu les sécrétions augmenter lentement par suite d'une sélection
continue, est une plante commune, et que certains insectes comptent en
grande partie sur son nectar pour leur alimentation. Je pourrais prouver, par
de nombreux exemples, combien les abeilles sont économes de leur
temps ; je rappellerai seulement les incisions qu'elles ont coutume de faire
à la base de certaines fleurs pour en atteindre le nectar, alors qu'avec un
peu plus de peine elles pourraient y entrer par le sommet de la corolle. Si
l'on se rappelle ces faits, on peut facilement croire que, dans certaines
circonstances, des différences individuelles dans la courbure ou dans la
longueur de la trompe, etc., bien que trop insignifiantes pour que nous
puissions les apprécier, peuvent être profitables aux abeilles ou à tout autre
insecte, de telle façon que certains individus seraient à même de se
procurer plus facilement leur nourriture que certains autres ; les sociétés
auxquelles ils appartiendraient se développeraient par conséquent plus
vire, et produiraient plus d'essaims héritant des mêmes particularités. Les
tubes des corolles du trèfle rouge commun et du trèfle incarnat (Trifolium
pratense et T. incarnatum) ne paraissent pas au premier abord, différer de
longueur ; cependant, l'abeille domestique atteint aisément le nectar du
trèfle incarnat, mais non pas celui du trèfle commun rouge, qui n'est visité
que par les bourdons ; de telle sorte que des champs entiers de trèfle rouge
offrent en vain à l'abeille une abondante récolte de précieux nectar. Il est
certain que l'abeille aime beaucoup ce nectar ; j'ai souvent vu moi−même,
mais seulement en automne, beaucoup d'abeilles sucer les fleurs par des
trous que les bourdons avaient pratiqués à la base du tube. La différence de
la longueur des corolles dans les deux espèces de trèfle doit être
insignifiante ; cependant, elle suffit pour décider les abeilles à visiter une
fleur plutôt que l'autre. On a affirmé, en outre, que les abeilles visitent les
fleurs du trèfle rouge de la seconde récolte qui sont un peu plus petites. Je
ne sais pas si cette assertion est fondée ; je ne sais pas non plus si une autre
assertion, récemment publiée, est plus fondée, c'est−à−dire que l'abeille de
Ligurie, que l'on considère ordinairement comme une simple variété de
l'abeille domestique commune, et qui se croise souvent avec elle, peut
De l'Origine des Espèces
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 119
atteindre et sucer le nectar du trèfle rouge. Quoi qu'il en soit, il serait très
avantageux pour l'abeille domestique, dans un pays où abonde cette espèce
de trèfle, d'avoir une trompe un peu plus longue ou différemment
construite. D'autre part, comme la fécondité de cette espèce de trèfle
dépend absolument de la visite des bourdons, il serait très avantageux pour
la plante, si les bourdons devenaient rares dans un pays, d'avoir une corolle
plus courte ou plus profondément divisée, pour que l'abeille puisse en
sucer les fleurs. On peut comprendre ainsi comment il se fait qu'une fleur
et un insecte puissent lentement, soit simultanément, soit l'un après l'autre,
se modifier et s'adapter mutuellement de la manière la plus parfaite, par la
conservation continue de tous les individus présentant de légères
déviations de structure avantageuses pour l'un et pour l'autre. Je sais bien
que cette doctrine de la sélection naturelle, basée sur des exemples
analogues à ceux que je viens de citer, peut soulever les objections qu'on
avait d'abord opposées aux magnifiques hypothèses de sir Charles Lyell,
lorsqu'il a voulu expliquer les transformations géologiques par l'action des
causes actuelles. Toutefois, il est rare qu'on cherche aujourd'hui à traiter
d'insignifiantes les causes que nous voyons encore en action sous nos yeux,
quand on les emploie à expliquer l'excavation des plus profondes vallées
ou la formation de longues lignes de dunes intérieures. La sélection
naturelle n'agit que par la conservation et l'accumulation de petites
modifications héréditaires, dont chacune est profitable à l'individu
conservé : or, de même que la géologie moderne, quand il s'agit
d'expliquer l'excavation d'une profonde vallée, renonce à invoquer
l'hypothèse d'une seule grande vague diluvienne, de même aussi la
sélection naturelle tend à faire disparaître la croyance à la création continue
de nouveaux êtres organisés, ou à de grandes et soudaines modifications de
leur structure.
De l'Origine des Espèces
EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SÉLECTION ... 120
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS.
Je dois me permettre ici une courte digression. Quand il s'agit d'animaux et
de plantes ayant des sexes séparés, il est évident que la participation de
deux individus est toujours nécessaire pour chaque fécondation (à
l'exception, toutefois, des cas si curieux et si peu connus de
parthénogénèse) ; mais l'existence de cette loi est loin d'être aussi évidente
chez les hermaphrodites. Il y a néanmoins quelque raison de croire que,
chez tous les hermaphrodites, deux individus coopèrent, soit
accidentellement, soit habituellement, à la reproduction de leur espèce.
Cette idée fut suggérée, il y a déjà longtemps, mais de façon assez
douteuse, par Sprengel, par Knight et par Kölreuter. Nous verrons tout à
l'heure l'importance de cette suggestion ; mais je serai obligé de traiter ici
ce sujet avec une extrême brièveté, bien que j'aie à ma disposition les
matériaux nécessaires pour une discussion approfondie. Tous les vertébrés,
tous les insectes et quelques autres groupes considérables d'animaux
s'accouplent pour chaque fécondation. Les recherches modernes ont
beaucoup diminué le nombre des hermaphrodites supposés, et, parmi les
vrais hermaphrodites, il en est beaucoup qui s'accouplent, c'est−à−dire que
deux individus s'unissent régulièrement pour la reproduction de l'espèce ;
or, c'est là le seul point qui nous intéresse. Toutefois, il y a beaucoup
d'hermaphrodites qui, certainement, ne s'accouplent habituellement pas, et
la grande majorité des plantes se trouve dans ce cas. Quelle raison peut−il
donc y avoir pour supposer que, même alors, deux individus concourent à
l'acte reproducteur ? Comme il m'est impossible d'entrer ici dans les
détails, je dois me contenter de quelques considérations générales.
En premier lieu, j'ai recueilli un nombre considérable de faits. J'ai fait
moi−même un grand nombre d'expériences prouvant, d'accord avec
l'opinion presque universelle des éleveurs, que, chez les animaux et chez
les plantes, un croisement entre des variétés différentes ou entre des
individus de la même variété, mais d'une autre lignée, rend la postérité qui
en naît plus vigoureuse et plus féconde ; et que, d'autre part, les
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. 121
reproductions entre proches parents diminuent cette vigueur et cette
fécondité. Ces faits si nombreux suffissent à prouver qu'il est une loi
générale de la nature tendant à ce qu'aucun être organisé ne se féconde
lui−même pendant un nombre illimité de générations, et qu'un croisement
avec un autre individu est indispensable de temps à autre, bien que
peut−être à de longs intervalles.
Cette hypothèse nous permet, je crois, d'expliquer plusieurs grandes séries
de faits tels que le suivant, inexplicable de toute autre façon. Tous les
horticulteurs qui se sont occupés de croisements, savent combien
l'exposition à l'humidité rend difficile la fécondation d'une fleur ; et,
cependant, quelle multitude de fleurs ont leurs anthères et leurs stigmates
pleinement exposés aux intempéries de l'air ! Étant admis qu'un croisement
accidentel est indispensable, bien que les anthères et le pistil de la plante
soient si rapprochés que la fécondation de l'un par l'autre soit presque
inévitable, cette libre exposition, quelque désavantageuse qu'elle soit, peut
avoir pour but de permettre librement l'entrée du pollen provenant d'un
autre individu. D'autre part, beaucoup de fleurs, comme celles de la grande
famille des Papilionacées ou Légumineuses, ont les organes sexuels
complètement renfermés ; mais ces fleurs offrent presque invariablement
de belles et curieuses adaptations en rapport avec les visites des insectes.
Les visites des abeilles sont si nécessaires à beaucoup de fleurs de la
famille des Papilionacées, que la fécondité de ces dernières diminue
beaucoup si l'on empêche ces visites. Or, il est à peine possible que les
insectes volent de fleur en fleur sans porter le pollen de l'une à l'autre, au
grand avantage de la plante. Les insectes agissent, dans ce cas, comme le
pinceau dont nous nous servons, et qu'il suffit, pour assurer la fécondation,
de promener sur les anthères d'une fleur et sur les stigmates d'une autre
fleur. Mais il ne faudrait pas supposer que les abeilles produisent ainsi une
multitude d'hybrides entre des espèces distinctes ; car, si l'on place sur le
même stigmate du pollen propre à la plante et celui d'une autre espèce, le
premier annule complètement, ainsi que l'a démontré Gaertner, l'influence
du pollen étranger.
Quand les étamines d'une fleur s'élancent soudain vers le pistil, ou se
meuvent lentement vers lui l'une après l'autre, il semble que ce soit
uniquement pour mieux assurer la fécondation d'une fleur par elle−même ;
De l'Origine des Espèces
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. 122
sans doute, cette adaptation est utile dans ce but. Mais l'intervention des
insectes est souvent nécessaire pour déterminer les étamines à se mouvoir,
comme Kölreuter l'a démontré pour l'épine−vinette. Dans ce genre, où tout
semble disposé pour assurer la fécondation de la fleur par elle−même, on
sait que, si l'on plante l'une près de l'autre des formes ou des variétés très
voisines, il est presque impossible d'élever des plants de race pure, tant
elles se croisent naturellement. Dans de nombreux autres cas, comme je
pourrais le démontrer par les recherches de Sprengel et d'autres naturalistes
aussi bien que par mes propres observations, bien loin que rien contribue à
favoriser la fécondation d'une plante par elle−même, on remarque des
adaptations spéciales qui empêchent absolument le stigmate de recevoir le
pollen de ses propres étamines. Chez le Lobelia fulgens, par exemple, il y a
tout un système, aussi admirable que complet, au moyen duquel les
anthères de chaque fleur laissent échapper leurs nombreux granules de
pollen avant que le stigmate de la même fleur soit prêt à les recevoir. Or,
comme, dans mon jardin tout au moins, les insectes ne visitent jamais cette
fleur, il en résulte qu'elle ne produit jamais de graines, bien que j'aie pu en
obtenir une grande quantité en plaçant moi−même le pollen d'une fleur sur
le stigmate d'une autre fleur. Une autre espèce de Lobélia visitée par les
abeilles produit, dans mon jardin, des graines abondantes. Dans beaucoup
d'autres cas, bien que nul obstacle mécanique spécial n'empêche le
stigmate de recevoir le pollen de la même fleur, cependant, comme
Sprengel et plus récemment Hildebrand et d'autres l'ont démontré, et
comme je puis le confirmer moi−même, les anthères éclatent avant que le
stigmate soit prêt à être fécondé, ou bien, au contraire, c'est le stigmate qui
arrive à maturité avant le pollen, de telle sorte que ces prétendues plantes
dichogames ont en réalité des sexes séparés et doivent se croiser
habituellement. Il en est de même, des plantes réciproquement dimorphes
et trimorphes auxquelles nous avons déjà fait allusion. Combien ces faits
sont extraordinaires ! combien il est étrange que le pollen et le stigmate de
la même fleur, bien que placés l'un près de l'autre dans le but d'assurer la
fécondation de la fleur par elle−même, soient, dans tant de cas,
réciproquement inutiles l'un à l'autre ! Comme il est facile d'expliquer ces
faits, qui deviennent alors si simples, dans l'hypothèse qu'un croisement
accidentel avec un individu distinct est avantageux ou indispensable !
De l'Origine des Espèces
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. 123
Si on laisse produire des graines à plusieurs variétés de choux, de radis,
d'oignons et de quelques autres plantes placées les unes auprès des autres,
j'ai observé que la grande majorité des jeunes plants provenant de ces
grains sont des métis. Ainsi, j'ai élevé deux cent trente−trois jeunes plants
de choux provenant de différentes variétés poussant les unes auprès des
autres, et, sur ces deux cent trente−trois plants, soixante−dix−huit
seulement étaient de race pure, et encore quelques−uns de ces derniers
étaient−ils légèrement altérés. Cependant, le pistil de chaque fleur, chez le
chou, est non seulement entouré par six étamines, mais encore par celles
des nombreuses autres fleurs qui se trouvent sur le même plant ; en outre,
le pollen de chaque fleur arrive facilement au stigmate, sans qu'il soit
besoin de l'intervention des insectes ; j'ai observé, en effet, que des plantes
protégées avec soin contre les visites des insectes produisent un nombre
complet de siliques. Comment se fait−il donc qu'un si grand nombre des
jeunes plants soient des métis ? Cela doit provenir de ce que le pollen d'une
variété distincte est doué d'un pouvoir fécondant plus actif que le pollen de
la fleur elle−même, et que cela fait partie de la loi générale en vertu de
laquelle le croisement d'individus distincts de la même espèce est
avantageux à la plante. Quand, au contraire, des espèces distinctes se
croisent, l'effet est inverse, parce que le propre pollen d'une plante
l'emporte presque toujours en pouvoir fécondant sur un pollen étranger ;
nous reviendrons, d'ailleurs, sur ce sujet dans un chapitre subséquent.
On pourrait faire cette objection que, sur un grand arbre, couvert
d'innombrables fleurs, il est presque impossible que le pollen soit
transporté d'arbre en arbre, et qu'à peine pourrait−il l'être de fleur en fleur
sur le même arbre ; or, on ne peut considérer que dans un sens très limité
les fleurs du même arbre comme des individus distincts. Je crois que cette
objection a une certaine valeur, mais la nature y a suffisamment pourvu en
donnant aux arbres une forte tendance à produire des fleurs à sexes
séparés. Or, quand les sexes sont séparés, bien que le même arbre puisse
produire des fleurs mâles et des fleurs femelles, il faut que le pollen soit
régulièrement transporté d'une fleur à une autre, et ce transport offre une
chance de plus pour que le pollen passe accidentellement d'un arbre à un
autre. J'ai constaté que, dans nos contrées, les arbres appartenant à tous les
ordres ont les sexes plus souvent séparés que toutes les autres plantes. À
De l'Origine des Espèces
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. 124
ma demande, le docteur Hooker a bien voulu dresser la liste des arbres de
la Nouvelle−Zélande, et le docteur Asa Gray celle des arbres des
États−Unis ; les résultats ont été tels que je les avais prévus. D'autre part, le
docteur Hooker m'a informé que cette règle ne s'applique pas à l'Australie ;
mais, si la plupart des arbres australiens sont dichogames, le même effet se
produit que s'ils portaient des fleurs à sexes séparés. Je n'ai fait ces
quelques remarques sur les arbres que pour appeler l'attention sur ce sujet.
Examinons brièvement ce qui se passe chez les animaux. Plusieurs espèces
terrestres sont hermaphrodites, telles, par exemple, que les mollusques
terrestres et les vers de terre ; tous néanmoins s'accouplent. Jusqu'à présent,
je n'ai pas encore rencontré un seul animal terrestre qui puisse se féconder
lui−même. Ce fait remarquable, qui contraste si vivement avec ce qui se
passe chez les plantes terrestres, s'explique facilement par l'hypothèse de la
nécessité d'un croisement accidentel ; car, en raison de la nature de
l'élément fécondant, il n'y a pas, chez l'animal terrestre, de moyens
analogues à l'action des insectes et du vent sur les plantes, qui puissent
amener un croisement accidentel sans la coopération de deux individus.
Chez les animaux aquatiques, il y a, au contraire, beaucoup
d'hermaphrodites qui se fécondent eux−mêmes, mais ici les courants
offrent un moyen facile de croisements accidentels. Après de nombreuses
recherches, faites conjointement avec une des plus hautes et des plus
compétentes autorités, le professeur Huxley, il m'a été impossible de
découvrir, chez les animaux aquatiques, pas plus d'ailleurs que chez les
plantes, un seul hermaphrodite chez lequel les organes reproducteurs
fussent si parfaitement internes, que tout accès fût absolument fermé à
l'influence accidentelle d'un autre individu, de manière à rendre tout
croisement impossible. Les Cirripèdes m'ont longtemps semblé faire
exception à cette règle ; mais, grâce à un heureux hasard, j'ai pu prouver
que deux individus, tous deux hermaphrodites et capables de se féconder
eux−mêmes, se croisent cependant quelquefois.
La plupart des naturalistes ont dû être frappés, comme d'une étrange
anomalie, du fait que, chez les animaux et chez les plantes, parmi les
espèces d'une même famille et aussi d'un même genre, les unes sont
hermaphrodites et les autres unisexuelles, bien qu'elles soient très
semblables par tous les autres points de leur organisation. Cependant, s'il
De l'Origine des Espèces
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. 125
se trouve que tous les hermaphrodites se croisent de temps en temps, la
différence qui existe entre eux et les espèces unisexuelles est fort
insignifiante, au moins sous le rapport des fonctions.
Ces différentes considérations et un grand nombre de faits spéciaux que j'ai
recueillis, mais que le défaut d'espace m'empêche de citer ici, semblent
prouver que le croisement accidentel entre des individus distincts, chez les
animaux et chez les plantes, constitue une loi sinon universelle, au moins
très générale dans la nature.
De l'Origine des Espèces
DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. 126
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA
PRODUCTION DE NOUVELLES FORMES
PAR LA SÉLECTION NATURELLE.
C'est là un sujet extrêmement compliqué. Une grande variabilité, et, sous
ce terme, on comprend toujours les différences individuelles, est
évidemment favorable à l'action de la sélection naturelle. La multiplicité
des individus, en offrant plus de chances de variations avantageuses dans
un temps donné, compense une variabilité moindre chez chaque individu
pris personnellement, et c'est là, je crois, un élément important de succès.
Bien que la nature accorde de longues périodes au travail de la sélection
naturelle, il ne faudrait pas croire, cependant, que ce délai soit indéfini. En
effet, tous les êtres organisés luttent pour s'emparer des places vacantes
dans l'économie de la nature ; par conséquent, si une espèce, quelle qu'elle
soit, ne se modifie pas et ne se perfectionne pas aussi vite que ses
concurrents, elle doit être exterminée. En outre, la sélection naturelle ne
peut agir que si quelques−uns des descendants héritent de variations
avantageuses. La tendance au retour vers le type des aïeux peut souvent
entraver ou empêcher l'action de la sélection naturelle ; mais, d'un autre
côté, comme cette tendance n'a pas empêché l'homme de créer, par la
sélection, de nombreuses races domestiques, pourquoi prévaudrait−elle
contre l'œuvre de la sélection naturelle ?
Quand il s'agit d'une sélection méthodique, l'éleveur choisit, certains sujets
pour atteindre un but déterminé ; s'il permet à tous les individus de se
croiser librement, il est certain qu'il échouera. Mais, quand beaucoup
d'éleveurs, sans avoir l'intention de modifier une race, ont un type commun
de perfection, et que tous essayent de se procurer et de faire reproduire les
individus les plus parfaits, cette sélection inconsciente amène lentement
mais sûrement, de grands progrès, en admettant même qu'on ne sépare pas
les individus plus particulièrement beaux. Il en est de même à l'état de
nature ; car, dans une région restreinte, dont l'économie générale présente
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 127
quelques lacunes, tous les individus variant dans une certaine direction
déterminée, bien qu'à des degrés différents, tendent à persister. Si, au
contraire, la région est considérable, les divers districts présentent
certainement des conditions différentes d'existence ; or, si une même
espèce est soumise à des modifications dans ces divers districts, les
variétés nouvellement formées se croisent sur les confins de chacun d'eux.
Nous verrons, toutefois, dans le sixième chapitre de cet ouvrage, que les
variétés intermédiaires, habitant des districts intermédiaires, sont
ordinairement éliminées, dans un laps de temps plus ou moins
considérable, par une des variétés voisines. Le croisement affecte
principalement les animaux qui s'accouplent pour chaque fécondation, qui
vagabondent beaucoup, et qui ne se multiplient pas dans une proportion
rapide. Aussi, chez les animaux de cette nature, les oiseaux par exemple,
les variétés doivent ordinairement être confinées dans des régions séparées
les unes des autres ; or, c'est là ce qui arrive presque toujours. Chez les
organismes hermaphrodites qui ne se croisent qu'accidentellement, de
même que chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fécondation,
mais qui vagabondent peu, et qui se multiplient rapidement, une nouvelle
variété perfectionnée peut se former vite en un endroit quelconque, petit s'y
maintenir et se répandre ensuite de telle sorte que les individus de la
nouvelle variété se croisent principalement ensemble. C'est en vertu de ce
principe que les horticulteurs préfèrent toujours conserver des graines
recueillies sur des massifs considérables de plantes, car ils évitent ainsi les
chances de croisement.
Il ne faudrait pas croire non plus que les croisements faciles pussent
entraver l'action de la sélection naturelle chez les animaux qui se
reproduisent lentement et s'accouplent pour chaque fécondation. Je
pourrais citer des faits nombreux prouvant que, dans un même pays, deux
variétés d'une même espèce d'animaux peuvent longtemps rester distinctes,
soit qu'elles fréquentent ordinairement des régions différentes, soit que la
saison de l'accouplement ne soit pas la même pour chacune d'elles, soit
enfin que les individus de chaque variété préfèrent s'accoupler les uns avec
les autres.
Le croisement joue un rôle considérable dans la nature ; grâce à lui les
types restent purs et uniformes dans la même espèce ou dans la même
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 128
variété. Son action est évidemment plus efficace chez les animaux qui
s'accouplent pour chaque fécondation ; mais nous venons de voir que tous
les animaux et toutes les plantes se croisent de temps en temps. Lorsque les
croisements n'ont lieu qu'à de longs intervalles, les individus qui en
proviennent, comparés à ceux résultant de la fécondation de la plante ou de
l'animal par lui−même, sont beaucoup plus vigoureux, beaucoup plus
féconds, et ont, par suite, plus de chances de survivre et de propager leur
espèce. Si rares donc que soient certains croisements, leur influence doit,
après une longue période, exercer un effet puissant sur les progrès de
l'espèce. Quant aux êtres organisés placés très bas sur l'échelle, qui ne se
propagent pas sexuellement, qui ne s'accouplent pas, et chez lesquels les
croisements sont impossibles, l'uniformité des caractères ne peut se
conserver chez eux, s'ils restent placés dans les mêmes conditions
d'existence, qu'en vertu du principe de l'hérédité et grâce à la sélection
naturelle, dont l'action amène la destruction des individus qui s'écartent du
type ordinaire. Si les conditions d'existence viennent à changer, si la forme
subit des modifications, la sélection naturelle, en conservant des variations
avantageuses analogues, peut seule donner aux rejetons modifiés
l'uniformité des caractères.
L'isolement joue aussi un rôle important dans la modification des espèces
par la sélection naturelle. Dans une région fermée, isolée et peu étendue,
les conditions organiques et inorganiques de l'existence sont presque
toujours uniformes, de telle sorte que la sélection naturelle tend à modifier
de la même manière tous les individus variables de la même espèce. En
outre, le croisement avec les habitants des districts voisins se trouve
empêché. Moritz Wagner a dernièrement publié, à ce sujet, un mémoire
très intéressant ; il a démontré que l'isolement, en empêchant les
croisements entre les variétés nouvellement formées, a probablement un
effet plus considérable que je ne le supposais moi−même. Mais, pour des
raisons que j'ai déjà indiquées, je ne puis, en aucune façon, adopter
l'opinion de ce naturaliste, quand il soutient que la migration et l'isolement
sont les éléments nécessaires à la formation de nouvelles espèces.
L'isolement joue aussi un rôle très important après un changement
physique des conditions d'existence, tel, par exemple, que modifications de
climat, soulèvement du sol, etc., car il empêche l'immigration d'organismes
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 129
mieux adaptés à ces nouvelles conditions d'existence ; il se trouve ainsi,
dans l'économie naturelle de la région, de nouvelles places vacantes, qui
seront remplies au moyen des modifications des anciens habitants. Enfin,
l'isolement assure à une variété nouvelle tout le temps qui lui est nécessaire
pour se perfectionner lentement, et c'est là parfois un point important.
Cependant, si la région isolée est très petite, soit parce qu'elle est entourée
de barrières, soit parce que les conditions physiques y sont toutes
particulières, le nombre total de ses habitants sera aussi très peu
considérable, ce qui retarde l'action de la sélection naturelle, au point de
vue de la sélection de nouvelles espèces, car les chances de l'apparition de
variation avantageuses se trouvent diminuées. La seule durée du temps ne
peut rien par elle−même, ni pour ni contre la sélection naturelle. J'énonce
cette règle parce qu'on a soutenu à tort que j'accordais à l'élément du temps
un rôle prépondérant dans la transformation des espèces, comme si toutes
les formes de la vie devaient nécessairement subir des modifications en
vertu de quelques lois innées. La durée du temps est seulement importante
– et sous ce rapport on ne saurait exagérer cette importance – en ce qu'elle
présente plus de chance pour l'apparition de variations avantageuses et en
ce qu'elle leur permet, après qu'elles ont fait l'objet de la sélection, de
s'accumuler et de se fixer. La durée du temps contribue aussi à augmenter
l'action directe des conditions physiques de la vie dans leur rapport avec la
constitution de chaque organisme.
Si nous interrogeons la nature pour lui demander la preuve des règles que
nous venons de formuler, et que nous considérions une petite région isolée,
quelle qu'elle soit, une île océanique, par exemple, bien que le nombre des
espèces qui l'habitent soit peu considérable, – comme nous le verrons dans
notre chapitre sur la distribution géographique, – cependant la plus grande
partie de ces espèces sont endémiques, c'est−à−dire qu'elles ont été
produites en cet endroit, et nulle part ailleurs dans le monde. Il semblerait
donc, à première vue, qu'une île océanique soit très favorable à la
production de nouvelles espèces. Mais nous sommes très exposés à nous
tromper, car, pour déterminer si une petite région isolée a été plus
favorable qu'une grande région ouverte comme un continent, ou
réciproquement, à la production de nouvelles formes organiques, il faudrait
pouvoir établir une comparaison entre des temps égaux, ce qu'il nous est
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 130
impossible de faire.
L'isolement contribue puissamment, sans contredit, à la production de
nouvelles espèces ; toutefois, je suis disposé à croire qu'une vaste contrée
ouverte est plus favorable encore, quand il s'agit de la production des
espèces capables de se perpétuer pendant de longues périodes et d'acquérir
une grande extension. Une grande contrée ouverte offre non seulement
plus de chances pour que des variations avantageuses fassent leur
apparition en raison du grand nombre des individus de la même espèce qui
l'habitent, mais aussi en raison de ce que les conditions d'existence sont
beaucoup plus complexes à cause de la multiplicité des espèces déjà
existantes. Or, si quelqu'une de ces nombreuses espèces se modifie et se
perfectionne, d'autres doivent se perfectionner aussi dans la même
proportion, sinon elles disparaîtraient fatalement. En outre, chaque forme
nouvelle, dès qu'elle s'est beaucoup perfectionnée, peut se répandre dans
une région ouverte et continue, et se trouve ainsi en concurrence avec
beaucoup d'autres formes. Les grandes régions, bien qu'aujourd'hui
continues, ont dû souvent, grâce à d'anciennes oscillations de niveau,
exister antérieurement à un état fractionné, de telle sorte que les bons effets
de l'isolement ont pu se produire aussi dans une certaine mesure. En
résumé, je conclus que, bien que les petites régions isolées soient, sous
quelques rapports, très favorables à la production de nouvelles espèces, les
grandes régions doivent cependant favoriser des modifications plus
rapides, et qu'en outre, ce qui est plus important, les nouvelles formes
produites dans de grandes régions, ayant déjà remporté la victoire sur de
nombreux concurrents, sont celles qui prennent l'extension la plus rapide et
qui engendrent un plus grand nombre de variétés et d'espèces nouvelles Ce
sont donc celles qui jouent le rôle le plus important dans l'histoire
constamment changeante du monde organisé.
Ce principe nous aide, peut−être, à comprendre quelques faits sur lesquels
nous aurons à revenir dans notre chapitre sur la distribution géographique ;
par exemple, le fait que les productions du petit continent australien
disparaissent actuellement devant celles du grand continent
européo−asiatique. C'est pourquoi aussi les productions continentales se
sont acclimatées partout et en si grand nombre dans les îles. Dans une
petite île, la lutte pour l'existence a dû être moins ardente, et, par
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 131
conséquent, les modifications et les extinctions moins importantes. Ceci
nous explique pourquoi la flore de Madère, ainsi que le fait remarquer
Oswald Heer, ressemble, dans une certaine mesure, à la flore éteinte de
l'époque tertiaire en Europe. La totalité de la superficie de tous les bassins
d'eau douce ne forme qu'une petite étendue en comparaison de celle des
terres et des mers. En conséquence, la concurrence, chez les productions
d'eau douce, a dû être moins vive que partout ailleurs ; les nouvelles
formes ont dû se produire plus lentement, les anciennes formes s'éteindre
plus lentement aussi. Or, c'est dans l'eau douce que nous trouvons sept
genres de poissons ganoïdes, restes d'un ordre autrefois prépondérant ; c'est
également dans l'eau douce que nous trouvons quelques−unes des formes
les plus anormales que l'on connaisse dans le monde, l'Ornithorhynque et
le Lépidosirène, par exemple, qui, comme certains animaux fossiles,
constituent jusqu'à un certain point une transition entre des ordres
aujourd'hui profondément séparés dans l'échelle de la nature. On pourrait
appeler ces formes anormales de véritables fossiles vivants ; si elles se sont
conservées jusqu'à notre époque, c'est qu'elles ont habité une région isolée,
et qu'elles ont été exposées à une concurrence moins variée et, par
conséquent, moins vive.
S'il me fallait résumer en quelques mots les conditions avantageuses ou
non à la production de nouvelles espèces par la sélection naturelle, autant
toutefois qu'un problème aussi complexe le permet, je serais disposé à
conclure que, pour les productions terrestres, un grand continent, qui a subi
de nombreuses oscillations de niveau, a dû être le plus favorable à la
production de nombreux êtres organisés nouveaux, capables de se
perpétuer pendant longtemps et de prendre une grande extension. Tant que
la région a existé ; sous forme de continent, les habitants ont dû être
nombreux en espèces et en individus, et, par conséquent, soumis à une
ardente concurrence. Quand, à la suite d'affaissements, ce continent s'est
subdivisé en nombreuses grandes îles séparées, chacune de ces îles a dû
encore contenir beaucoup d'individus de la même espèce, de telle sorte que
les croisements ont dû cesser entre les variétés bientôt devenues propres à
chaque île. Après des changements physiques de quelque nature que ce
soit, toute immigration a dû cesser, de façon que les anciens habitants
modifiés ont dû occuper toutes les places nouvelles dans l'économie
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 132
naturelle de chaque île ; enfin, le laps de temps écoulé a permis aux
variétés, habitant chaque île, de se modifier complètement et de se
perfectionner. Quand, à la suite de soulèvements, les îles se sont de
nouveau transformées en un continent, une lutte fort vive a dû
recommencer ; les variétés les plus favorisées ou les plus perfectionnées
ont pu alors s'étendre ; les formes moins perfectionnées ont été
exterminées, et le continent renouvelé a changé d'aspect au point de vue du
nombre relatif de ses différents habitants. Là, enfin, s'ouvre un nouveau
champ pour la sélection naturelle, qui tend à perfectionner encore plus les
habitants et à produire de nouvelles espèces.
J'admets complètement que la sélection naturelle agit d'ordinaire avec une
extrême lenteur. Elle ne peut même agir que lorsqu'il y a, dans l'économie
naturelle d'une région, des places vacantes, qui seraient mieux remplies si
quelques−uns des habitants subissaient certaines modifications. Ces
lacunes ne se produisent le plus souvent qu'à la suite de changements
physiques, qui presque toujours s'accomplissent très lentement, et à
condition que quelques obstacles s'opposent à l'immigration de formes
mieux adaptées. Toutefois, à mesure que quelques−uns des anciens
habitants se modifient, les rapports mutuels de presque tous les autres
doivent changer. Cela seul suffit à créer des lacunes que peuvent remplir
des formes mieux adaptées ; mais c'est là une opération qui s'accomplit très
lentement. Bien que tous les individus de la même espèce diffèrent quelque
peu les uns des autres, il faut souvent beaucoup de temps avant qu'il se
produise des variations avantageuses dans les différentes parties de
l'organisation ; en outre, le libre croisement retarde souvent beaucoup les
résultats qu'on pourrait obtenir. On ne manquera pas de m'objecter que ces
diverses causes sont plus que suffisantes pour neutraliser l'influence de la
sélection naturelle. Je ne le crois pas. J'admets, toutefois, que la sélection
naturelle n'agit que très lentement et seulement à de longs intervalles, et
seulement aussi sur quelques habitants d'une même région. Je crois, en
outre, que ces résultats lents et intermittents concordent bien avec ce que
nous apprend la géologie sur le développement progressif des habitants du
monde.
Quelque lente pourtant que soit la marche de la sélection naturelle, si
l'homme, avec ses moyens limités, peut réaliser tant de progrès en
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 133
appliquant la sélection artificielle, je ne puis concevoir aucune limite à la
somme des changements, de même qu'à la beauté et à la complexité des
adaptations de tous les êtres organisés dans leurs rapports les uns avec les
autres et avec les conditions physiques d'existence que peut, dans le cours
successif des âges, réaliser le pouvoir sélectif de la nature.
De l'Origine des Espèces
CIRCONSTANCES FAVORABLES À LA PRODUCT... 134
LA SÉLECTION NATURELLE AMÈNE
CERTAINES EXTINCTIONS.
Nous traiterons plus complètement ce sujet dans le chapitre relatif à la
géologie. Il faut toutefois en dire ici quelques mots, parce qu'il se relie de
très près à la sélection naturelle. La sélection naturelle agit uniquement au
moyen de la conservation des variations utiles à certains égards, variations
qui persistent en raison de cette utilité même. Grâce à la progression
géométrique de la multiplication de tous les êtres organisés, chaque région
contient déjà autant d'habitants qu'elle en peut nourrir ; il en résulte que, à
mesure que les formes favorisées augmentent en nombre, les formes moins
favorisées diminuent et deviennent très rares. La géologie nous enseigne
que la rareté est le précurseur de l'extinction. Il est facile de comprendre
qu'une forme quelconque, n'ayant plus que quelques représentants, a de
grandes chances pour disparaître complètement, soit en raison de
changements considérables dans la nature des saisons, soit à cause de
l'augmentation temporaire du nombre de ses ennemis. Nous pouvons,
d'ailleurs, aller plus loin encore ; en effet, nous pouvons affirmer que les
formes les plus anciennes doivent disparaître à mesure que des formes
nouvelles se produisent, à moins que nous n'admettions que le nombre des
formes spécifiques augmente indéfiniment. Or, la géologie nous démontre
clairement que le nombre des formes spécifiques n'a pas indéfiniment
augmenté, et nous essayerons de démontrer tout à l'heure comment il se
fait que le nombre des espèces n'est pas devenu infini sur le globe. Nous
avons vu que les espèces qui comprennent le plus grand nombre
d'individus ont le plus de chance de produire, dans un temps donné, des
variations favorables. Les faits cités dans le second chapitre nous en
fournissent la preuve, car ils démontrent que ce sont les espèces
communes, étendues ou dominantes, comme nous les avons appelées, qui
présentent le plus grand nombre de variétés. Il en résulte que les espèces
rares se modifient ou se perfectionnent moins vite dans un temps donné ;
en conséquence, elles sont vaincues, dans la lutte pour l'existence, par les
LA SÉLECTION NATURELLE AMÈNE CERTAINE... 135
descendants modifiés ou perfectionnés des espèces plus communes.
Je crois que ces différentes considérations nous conduisent à une
conclusion inévitable : à mesure que de nouvelles espèces se forment dans
le cours des temps, grâce à l'action de la sélection naturelle, d'autres
espèces deviennent de plus en plus rares et finissent par s'éteindre. Celles
qui souffrent le plus, sont naturellement celles qui se trouvent plus
immédiatement en concurrence avec les espèces qui se modifient et qui se
perfectionnent. Or, nous avons vu, dans le chapitre traitant de la lutte pour
l'existence, que ce sont les formes les plus voisines – les variétés de la
même espèce et les espèces du même genre ou de genres voisins – qui, en
raison de leur structure, de leur constitution et de leurs habitudes
analogues, luttent ordinairement le plus vigoureusement les unes avec les
autres ; en conséquence, chaque variété ou chaque espèce nouvelle,
pendant qu'elle se forme, doit lutter ordinairement avec plus d'énergie avec
ses parents les plus proches et tendre à les détruire. Nous pouvons
remarquer, d'ailleurs, une même marche d'extermination chez nos
productions domestiques, en raison de la sélection opérée par l'homme. On
pourrait citer bien des exemples curieux pour prouver avec quelle rapidité
de nouvelles races de bestiaux, de moutons et d'autres animaux, ou de
nouvelles variétés de fleurs, prennent la place de races plus anciennes et
moins perfectionnées. L'histoire nous apprend que, dans le Yorkshire, les
anciens bestiaux noirs ont été remplacés par les bestiaux à longues cornes,
et que ces derniers ont disparu devant les bestiaux à courtes cornes (je cite
les expressions mêmes d'un écrivain agricole), comme s'ils avaient été
emportés par la peste.
De l'Origine des Espèces
LA SÉLECTION NATURELLE AMÈNE CERTAINE... 136
DIVERGENCE DES CARACTÈRES.
Le principe que je désigne par ce terme a une haute importance, et permet,
je crois, d'expliquer plusieurs faits importants. En premier lieu, les variétés,
alors même qu'elles sont fortement prononcées, et bien qu'elles aient, sous
quelques rapports, les caractères d'espèces – ce qui est prouvé par les
difficultés que l'on éprouve, dans bien des cas, pour les classer – diffèrent
cependant beaucoup moins les unes des autres que ne le font les espèces
vraies et distinctes. Néanmoins, je crois que les variétés sont des espèces
en voie de formation, ou sont, comme je les ai appelées, des espèces
naissantes. Comment donc se fait−il qu'une légère différence entre les
variétés s'amplifie au point de devenir la grande différence que nous
remarquons entre les espèces ? La plupart des innombrables espèces qui
existent dans la nature, et qui présentent des différences bien tranchées,
nous prouvent que le fait est ordinaire ; or, les variétés, souche supposées
d'espèces futures bien définies, présentent des différences légères et à
peine indiquées. Le hasard, pourrions−nous dire, pourrait faire qu'une
variété différât, sous quelques rapports, de ses ascendants ; les descendants
de cette variété pourraient, à leur tour, différer de leurs ascendants sous les
mêmes rapports, mais de façon plus marquée ; cela, toutefois, ne suffirait
pas à expliquer les grandes différences qui existent habituellement entre les
espèces du même genre.
Comme je le fais toujours, j'ai cherché chez nos productions domestiques
l'explication de ce fait. Or, nous remarquons chez elles quelque chose
d'analogue. On admettra, sans doute, que la production de races aussi
différentes que le sont les bestiaux à courtes cornes et les bestiaux de
Hereford, le cheval de course et le cheval de trait, les différentes races de
pigeons, etc., n'aurait jamais pu s'effectuer par la seule accumulation, due
au hasard, de variations analogues pendant de nombreuses générations
successives. En pratique, un amateur remarque, par exemple, un pigeon
ayant un bec un peu plus court qu'il n'est usuel ; un autre amateur remarque
un pigeon ayant un bec long ; en vertu de cet axiome que les amateurs
DIVERGENCE DES CARACTÈRES. 137
n'admettent pas un type moyen, mais préfèrent les extrêmes, ils
commencent tous deux (et c'est ce qui est arrivé pour les sous−races du
pigeon Culbutant) à choisir et à faire reproduire des oiseaux ayant un bec
de plus en plus long ou un bec de plus en plus court. Nous pouvons
supposer encore que, à une antique période de l'histoire, les habitants d'une
nation ou d'un district aient eu besoin de chevaux rapides, tandis que ceux
d'un autre district avaient besoin de chevaux plus lourds et plus forts. Les
premières différences ont dû certainement être très légères, mais, dans la
suite des temps, en conséquence de la sélection continue de chevaux
rapides dans un cas et de chevaux vigoureux dans l'autre, les différences
ont dû s'accentuer, et on en est arrivé à la formation de deux sous−races.
Enfin, après des siècles, ces deux sous−races se sont converties en deux
races distinctes et fixes. À mesure que les différences s'accentuaient, les
animaux inférieurs ayant des caractères intermédiaires, c'est−à−dire ceux
qui n'étaient ni très rapides ni très forts, n'ont jamais dû être employés à la
reproduction, et ont dû tendre ainsi à disparaître. Nous voyons donc ici,
dans les productions de l'homme, l'action de ce qu'on peut appeler « le
principe de la divergence » ; en vertu de ce principe, des différences, à
peine appréciables d'abord, augmentent continuellement, et les races
tendent à s'écarter chaque jour davantage les unes des autres et de la
souche commune.
Mais comment, dira−t−on, un principe analogue peut−il s'appliquer dans la
nature ? Je crois qu'il peut s'appliquer et qu'il s'applique de la façon la plus
efficace (mais je dois avouer qu'il m'a fallu longtemps pour comprendre
comment), en raison de cette simple circonstance que, plus les descendants
d'une espèce quelconque deviennent différents sous le rapport de la
structure, de la constitution et des habitudes, plus ils sont à même de
s'emparer de places nombreuses et très différentes dans l'économie de la
nature, et par conséquent d'augmenter en nombre.
Nous pouvons clairement discerner ce fait chez les animaux ayant des
habitudes simples. Prenons, par exemple, un quadrupède carnivore et
admettons que le nombre de ces animaux a atteint, il y a longtemps, le
maximum de ce que peut nourrir un pays quel qu'il soit. Si la tendance
naturelle de ce quadrupède à se multiplier continue à agir, et que les
conditions actuelles du pays qu'il habite ne subissent aucune modification,
De l'Origine des Espèces
DIVERGENCE DES CARACTÈRES. 138
il ne peut réussir à s'accroître en nombre qu'à condition que ses
descendants variables s'emparent de places à présent occupées par d'autres
animaux : les uns, par exemple, en devenant capables de se nourrir de
nouvelles espèces de proies mortes ou vivantes ; les autres, en habitant de
nouvelles stations, en grimpant aux arbres, en devenant aquatiques ;
d'autres enfin, peut−être, en devenant moins carnivores. Plus les
descendants de notre animal carnivore se modifient sous le rapport des
habitudes et de la structure, plus ils peuvent occuper de places dans la
nature. Ce qui s'applique à un animal s'applique à tous les autres et dans
tous les temps, à une condition toutefois, c'est qu'il soit susceptible de
variations, car autrement la sélection naturelle ne peut rien. Il en est de
même pour les plantes. On a prouvé par l'expérience que, si on sème dans
un carré de terrain une seule espèce de graminées, et dans un carré
semblable plusieurs genres distincts de graminées, il lève dans ce second
carré plus de plants, et on récolte un poids plus considérable d'herbages
secs que dans le premier. Cette même loi s'applique aussi quand on sème,
dans des espaces semblables, soit une seule variété de froment, soit
plusieurs variétés mélangées. En conséquence, si une espèce quelconque
de graminées varie et que l'on choisisse continuellement les variétés qui
diffèrent l'une de l'autre de la même manière, bien qu'à un degré peu
considérable, comme le font d'ailleurs les espèces distinctes et les genres
de graminées, un plus grand nombre de plantes individuelles de cette
espèce, y compris ses descendants modifiés, parviendraient à vivre sur un
même terrain. Or, nous savons que chaque espèce et chaque variété de
graminées répandent annuellement sur le sol des graines innombrables, et
que chacune d'elles, pourrait−on dire, fait tous ses efforts pour augmenter
en nombre. En conséquence, dans le cours de plusieurs milliers de
générations, les variétés les plus distinctes d'une espèce quelconque de
graminées auraient la meilleure chance de réussir, d'augmenter en nombre
et de supplanter ainsi les variétés moins distinctes ; or, les variétés, quand
elles sont devenues très distinctes les unes des autres, prennent le rang
d'espèces.
Bien des circonstances naturelles nous démontrent la vérité du principe,
qu'une grande diversité de structure peut maintenir la plus grande somme
de vie. Nous remarquons toujours une grande diversité chez les habitants
De l'Origine des Espèces
DIVERGENCE DES CARACTÈRES. 139
d'une région très petite, surtout si cette région est librement ouverte à
l'immigration, où, par conséquent, la lutte entre individus doit être très
vive. J'ai observé, par exemple, qu'un gazon, ayant une superficie de 3
pieds sur 4, placé, depuis bien des années, absolument dans les mêmes
conditions, contenait 20 espèces de plantes appartenant à 18 genres et à 8
ordres, ce qui prouve combien ces plantes différaient les unes des autres. Il
en est de même pour les plantes et pour les insectes qui habitent des petits
îlots uniformes, ou bien des petits étangs d'eau douce. Les fermiers ont
trouvé qu'ils obtiennent de meilleures récoltes en établissant une rotation
de plantes appartenant aux ordres les plus différents ; or, la nature suit ce
qu'on pourrait appeler une « rotation simultanée». La plupart des animaux
et des plantes qui vivent tout auprès d'un petit terrain, quel qu'il soit,
pourraient vivre sur ce terrain, en supposant toutefois que sa nature n'offrît
aucune particularité extraordinaire ; on pourrait même dire qu'ils font tous
leurs efforts pour s'y porter, mais on voit que, quand la lutte devient très
vive, les avantages résultant de la diversité de structure ainsi que des
différences d'habitude et de constitution qui en sont la conséquence, font
que les habitants qui se coudoient ainsi de plus près appartiennent en règle
générale à ce que nous appelons des genres et des ordres différents.
L'acclimatation des plantes dans les pays étrangers, amenée par
l'intermédiaire de l'homme, fournit une nouvelle preuve du même principe.
On devrait s'attendre à ce que toutes les plantes qui réussissent à
s'acclimater dans un pays quelconque fussent ordinairement très voisines
des plantes indigènes ; ne pense−t−on pas ordinairement, en effet, que ces
dernières ont été spécialement créées pour le pays qu'elles habitent et
adaptées à ses conditions ? On pourrait s'attendre aussi, peut−être, à ce que
les plantes acclimatées appartinssent à quelques groupes plus spécialement
adaptés à certaines stations de leur nouvelle patrie. Or, le cas est tout
diffèrent, et Alphonse de Candolle a fait remarquer avec raison, dans son
grand et admirable ouvrage, que les flores, par suite de l'acclimatation,
s'augmentent beaucoup plus en nouveaux genres qu'en nouvelles espèces,
proportionnellement au nombre des genres et des espèces indigènes. Pour
en donner un seul exemple, dans la dernière édition du Manuel de la flore
de la partie septentrionale des États−Unis par le docteur Asa Gray, l'auteur
indique 260 plantes acclimatées, qui appartiennent à 162 genres. Ceci
De l'Origine des Espèces
DIVERGENCE DES CARACTÈRES. 140
suffit à prouver que ces plantes acclimatées ont une nature très diverse.
Elles diffèrent, en outre, dans une grande mesure, des plantes indigènes ;
car sur ces 162 genres acclimatés, il n'y en a pas moins de 100 qui ne sont
pas indigènes aux États−Unis ; une addition proportionnelle considérable a
donc ainsi été faite aux genres qui habitent aujourd'hui ce pays.
Si nous considérons la nature des plantes ou des animaux qui, dans un pays
quelconque, ont lutté avec avantage avec les habitants indigènes et se sont
ainsi acclimatés, nous pouvons nous faire quelque idée de la façon dont les
habitants indigènes devraient se modifier pour l'emporter sur leurs
compatriotes. Nous pouvons, tout au moins, en conclure que la diversité de
structure, arrivée au point de constituer de nouvelles différences
génériques, leur serait d'un grand profit.
Les avantages de la diversité de structure chez les habitants d'une même
région sont analogues, en un mot, à ceux que présente la division
physiologique du travail dans les organes d'un même individu, sujet si
admirablement élucidé par Milne−Edwards. Aucun physiologiste ne met
en doute qu'un estomac fait pour digérer des matières végétales seules, ou
des matières animales seules, tire de ces substances la plus grande somme
de nourriture. De même, dans l'économie générale d'un pays quelconque,
plus les animaux et les plantes offrent de diversités tranchées les
appropriant à différents modes d'existence, plus le nombre des individus
capables d'habiter ce pays est considérable. Un groupe d'animaux dont
l'organisme présente peu de différences peut difficilement lutter avec un
groupe dont les différences sont plus accusées. On pourrait douter, par
exemple, que les marsupiaux australiens, divisés en groupes différant très
peu les uns des autres, et qui représentent faiblement, comme M.
Waterhouse et quelques autres l'ont fait remarquer, nos carnivores, nos
ruminants et nos rongeurs, puissent lutter avec succès contre ces ordres si
bien développés. Chez les mammifères australiens nous pouvons donc
observer la diversification des espèces à un état incomplet de
développement.
De l'Origine des Espèces
DIVERGENCE DES CARACTÈRES. 141
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA
SÉLECTION NATURELLE, PAR SUITE DE
LA DIVERGENCE DES CARACTÈRES ET
DE L'EXTINCTION, SUR LES
DESCENDANTS D'UN ANCÊTRE COMMUN.
Après la discussion qui précède, quelque résumée qu'elle soit, nous
pouvons conclure que les descendants modifiés d'une espèce quelconque
réussissent d'autant mieux que leur structure est plus diversifiée et qu'ils
peuvent ainsi s'emparer de places occupées par d'autres êtres. Examinons
maintenant comment ces avantages résultant de la divergence des
caractères tendent à agir, quand ils se combinent avec la sélection naturelle
et l'extinction.
Le diagramme ci−contre peut nous aider à comprendre ce sujet assez
compliqué. Supposons que les lettres A à L représentent les espèces d'un
genre riche dans le pays qu'il habite ; supposons, en outre, que ces espèces
se ressemblent, à des degrés inégaux, comme cela arrive ordinairement
dans la nature ; c'est ce qu'indiquent, dans le diagramme, les distances
inégales qui séparent les lettres. J'ai dit un genre riche, parce que, comme
nous l'avons vu dans le second chapitre, plus d'espèces varient en moyenne
dans un genre riche que dans un genre pauvre, et que les espèces variables
des genres riches présentent un plus grand nombre de variétés. Nous avons
vu aussi que les espèces les plus communes et les plus répandues varient
plus que les espèces rares dont l'habitat est restreint. Supposons que A
représente une espèce variable commune très répandue, appartenant à un
genre riche dans son propre pays. Les lignes ponctuées divergentes, de
longueur inégale, partant de A, peuvent représenter ses descendants
variables. On suppose que les variations sont très légères et de la nature la
plus diverse ; qu'elles ne paraissent pas toutes simultanément, mais souvent
après de longs intervalles de temps, et qu'elles ne persistent pas non plus
pendant des périodes égales. Les variations avantageuses seules persistent,
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 142
ou, en d'autres termes, font l'objet de la sélection naturelle. C'est là que se
manifeste l'importance du principe des avantages résultant de la divergence
des caractères ; car ce principe détermine ordinairement les variations les
plus divergentes et les plus différentes (représentées par les lignes
ponctuées extérieures), que la sélection naturelle fixe et accumule. Quand
une ligne ponctuée atteint une des lignes horizontales et que le point de
contact est indiqué par une lettre minuscule, accompagnée d'un chiffre, on
suppose qu'il s'est accumulé une quantité suffisante de variations pour
former une variété bien tranchée, c'est−à−dire telle qu'on croirait devoir
l'indiquer dans un ouvrage sur la zoologie systématique.
Les intervalles entre les lignes horizontales du diagramme peuvent
représenter chacun mille générations ou plus. Supposons qu'après mille
générations l'espèce A ait produit deux variétés bien tranchées,
c'est−à−dire a1 et m1. Ces deux variétés se trouvent généralement encore
placées dans des conditions analogues à celles qui ont déterminé des
variations chez leurs ancêtres, d'autant que la variabilité est en elle−même
héréditaire ; en conséquence, elles tendent aussi à varier, et ordinairement
de la même manière que leurs ancêtres. En outre, ces deux variétés, n'étant
que des formes légèrement modifiées, tendent à hériter des avantages qui
ont rendu leur prototype A plus nombreux que la plupart des autres
habitants du même pays ; elles participent aussi aux avantages plus
généraux qui ont rendu le genre auquel appartiennent leurs ancêtres un
genre riche dans son propre pays. Or, toutes ces circonstances sont
favorables à la production de nouvelles variétés.
Si donc ces deux variétés sont variables, leurs variations les plus
divergentes persisteront ordinairement pendant les mille générations
suivantes. Après cet intervalle, on peut supposer que la variété a1 a produit
la variété a2, laquelle, grâce au principe de la divergence, diffère plus de A
que ne le faisait la variété a1. On peut supposer aussi que la variété m1 a
produit, au bout du même laps de temps, deux variétés : m2 et s2, différant,
l'une de l'autre, et différant plus encore de leur souche commune A. Nous
pourrions continuer à suivre ces variétés pas à pas pendant une période
quelconque. Quelques variétés, après chaque série de mille générations,
auront produit une seule variété, mais toujours plus modifiée ; d'autres
auront produit deux ou trois variétés ; d'autres, enfin, n'en auront pas
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 143
produit. Ainsi, les variétés, ou les descendants modifiés de la souche
commune A, augmentent ordinairement en nombre en revêtant des
caractères de plus en plus divergents. Le diagramme représente cette série
jusqu'à la dix−millième génération, et, sous une forme condensée et
simplifiée, jusqu'à la quatorze−millième. Je ne prétends pas dire, bien
entendu, que cette série soit aussi régulière qu'elle l'est dans le diagramme,
bien qu'elle ait été représentée de façon assez irrégulière ; je ne prétends
pas dire non plus que ces progrès soient incessants ; il est beaucoup plus
probable, au contraire, que chaque forme persiste sans changement pendant
de longues périodes, puis qu'elle est de nouveau soumise à des
modifications. Je ne prétends pas dire non plus que les variétés les plus
divergentes persistent toujours ; une forme moyenne peut persister pendant
longtemps et peut, ou non, produire plus d'un descendant modifié. La
sélection naturelle, en effet, agit toujours en raison des places vacantes, ou
de celles qui ne sont pas parfaitement occupées par d'autres êtres, et cela
implique des rapports infiniment complexes. Mais, en règle générale, plus
les descendants d'une espèce quelconque se modifient sous le rapport de la
conformation, plus ils ont de chances de s'emparer de places et plus leur
descendance modifiée tend à augmenter. Dans notre diagramme, la ligne
de descendance est interrompue à des intervalles réguliers par des lettres
minuscules chiffrées ; indiquant les formes successives qui sont devenues
suffisamment distinctes pour qu'on les reconnaisse comme variétés ; il va
sans dire que ces points sont imaginaires et qu'on aurait pu les placer
n'importe où, en laissant des intervalles assez longs pour permettre
l'accumulation d'une somme considérable de variations divergentes.
Comme tous les descendants modifiés d'une espèce commune et très
répandue, appartenant à un genre riche tendent à participer aux avantages
qui ont donné à leur ancêtre la prépondérance dans la lutte pour l'existence,
ils se multiplient ordinairement en nombre, en même temps que leurs
caractères deviennent plus divergents : ce fait est représenté dans le
diagramme par les différentes branches divergentes partant de A. Les
descendants modifiés des branches les plus récentes et les plus
perfectionnées tendent à prendre la place des branches plus anciennes et
moins perfectionnées, et par conséquent à les éliminer ; les branches
inférieures du diagramme, qui ne parviennent pas jusqu'aux lignes
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 144
horizontales supérieures, indiquent ce fait. Dans quelques cas, sans doute,
les modifications portent sur une seule ligne de descendance, et le nombre
des descendants modifiés ne s'accroît pas, bien que la somme des
modifications divergentes ait pu augmenter. Ce cas serait représenté dans
le diagramme si toutes les lignes partant de A étaient enlevées, à
l'exception de celles allant de a1 à a10. Le cheval de course anglais et le
limier anglais ont évidemment divergé lentement de leur souche primitive
de la façon que nous venons d'indiquer, sans qu'aucun d'eux ait produit des
branches ou des races nouvelles.
Supposons que, après dix mille générations, l'espèce A ait produit trois
formes : a10, f10 et m10, qui, ayant divergé en caractères pendant les
générations successives, en sont arrivées à différer largement, mais
peut−être inégalement les unes des autres et de leur souche commune. Si
nous supposons que la somme des changements entre chaque ligne
horizontale du diagramme soit excessivement minime, ces trois formes ne
seront encore que des variétés bien tranchées ; mais nous n'avons qu'à
supposer un plus grand nombre de générations, ou une modification un peu
plus considérable à chaque degré, pour convertir ces trois formes en
espèces douteuses ; ou même en espèces bien définies. Le diagramme
indique donc les degrés au moyen desquels les petites différences, séparant
les variétés, s'accumulent au point de former les grandes différences
séparant les espèces. En continuant la même marche un plus grand nombre
de générations, ce qu'indique le diagramme sous une forme condensée et
simplifiée, nous obtenons huit espèces ; a14 à m14, descendant toutes de
A. C'est ainsi, je crois, que les espèces se multiplient et que les genres se
forment.
Il est probable que, dans un genre riche, plus d'une espèce doit varier. J'ai
supposé, dans le diagramme, qu'une seconde espèce, l'a produit, par une
marche analogue, après dix mille générations, soit deux variétés bien
tranchées, w10 et z10, soit deux espèces, selon la somme de changements
que représentent les lignes horizontales. Après quatorze mille générations,
on suppose que six nouvelles espèces, n14 à z14, ont été produites. Dans
un genre quelconque ; les espèces qui diffèrent déjà beaucoup les unes des
autres tendent ordinairement à produire le plus grand nombre de
descendants modifiés, car ce sont elles qui ont le plus de chances de
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 145
s'emparer de places nouvelles et très différentes dans l'économie de la
nature, nature. Aussi ai−je choisi dans le diagramme l'espèce extrême A et
une autre espèce presque extrême I, comme celles qui ont beaucoup varié,
et qui ont produit de nouvelles variétés et de nouvelles espèces. Les autres
neuf espèces de notre genre primitif, indiquées par des lettres majuscules,
peuvent continuer, pendant des périodes plus ou moins longues, à
transmettre à leurs descendants leurs caractères non modifiés ; ceci est
indiqué dans le diagramme par les lignes ponctuées qui se prolongent plus
ou moins loin.
Mais, pendant la marche des modifications, représentées dans le
diagramme, un autre de nos principes, celui de l'extinction, a dû jouer un
rôle important. Comme, dans chaque pays bien pourvu d'habitants, la
sélection naturelle agit nécessairement en donnant à une forme, qui fait
l'objet de son action, quelques avantages sur d'autres formes dans la lutte
pour l'existence, il se produit une tendance constante chez les descendants
perfectionnés d'une espèce quelconque à supplanter et à exterminer, à
chaque génération, leurs prédécesseurs et leur souche primitive. Il faut se
rappeler, en effet, que la lutte la plus vive se produit ordinairement entre
les formes qui sont les plus voisines les unes des autres, sous le rapport des
habitudes, de la constitution et de la structure. En conséquence, toutes les
formes intermédiaires entre la forme la plus ancienne et la forme la plus
nouvelle, c'est−à−dire entre les formes plus ou moins perfectionnées de la
même espèce, aussi bien que l'espèce souche elle−même, tendent
ordinairement à s'éteindre. Il en est probablement de même pour beaucoup
de lignes collatérales tout entières, vaincues par des formes plus récentes et
plus perfectionnées. Si, cependant, le descendant modifié d'une espèce
pénètre dans quelque région distincte, ou s'adapte rapidement à quelque
région tout à fait nouvelle, il ne se trouve pas en concurrence avec le type
primitif et tous deux peuvent continuer à exister.
Si donc on suppose que notre diagramme représente une somme
considérable de modifications, l'espèce A et toutes les premières variétés
qu'elle a produites, auront été éliminées et remplacées par huit nouvelles
espèces, a14 à m14 ; et l'espèce I par six nouvelles espèces, n14 à z14.
Mais nous pouvons aller plus loin encore. Nous avons supposé que les
espèces primitives du genre dont nous nous occupons se ressemblent les
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 146
unes aux autres à des degrés inégaux ; c'est là ce qui se présente souvent
dans la nature. L'espèce A est donc plus voisine des espèces B, C, D que
des autres espèces, et l'espèce I est plus voisine des espèces G, H, K, L que
des premières. Nous avons supposé aussi que ces deux espèces, A et I, sont
très communes et très répandues, de telle sorte qu'elles devaient, dans le
principe, posséder quelques avantages sur la plupart des autres espèces
appartenant au même genre. Les espèces représentatives, au nombre de
quatorze à la quatorzième génération, ont probablement hérité de
quelques−uns de ces avantages ; elles se sont, en outre, modifiées,
perfectionnées de diverses manières, à chaque génération successive, de
façon à se mieux adapter aux nombreuses places vacantes dans l'économie
naturelle du pays qu'elles habitent. Il est donc très probable qu'elles ont
exterminé, pour les remplacer, non seulement les représentants non
modifiés des souches mères A et I, mais aussi quelques−unes des espèces
primitives les plus voisines de ces souches. En conséquence, il doit rester à
la quatorzième génération très peu de descendants des espèces primitives.
Nous pouvons supposer qu'une espèce seulement, l'espèce F, sur les deux
espèces E et F, les moins voisines des deux espèces primitives A, I, a pu
avoir des descendants jusqu'à cette dernière génération.
Ainsi que l'indique notre diagramme, les onze espèces primitives sont
désormais représentées par quinze espèces. En raison de la tendance
divergente de la sélection naturelle, la somme de différence des caractères
entre les espèces a14 et z14 doit être beaucoup plus considérable que la
différence qui existait entre les individus les plus distincts des onze
espèces primitives. Les nouvelles espèces, en outre, sont alliées les unes
aux autres d'une manière toute différente. Sur les huit descendants de A,
ceux indiqués par les lettres a14, g14 et p14 sont très voisins, parce que ce
sont des branches récentes de a10 ; b14 et f14, ayant divergé à une période
beaucoup plus ancienne de a5, sont, dans une certaine mesure, distincts de
ces trois premières espèces ; et enfin o14, c14 et m14 sont très−voisins les
uns des autres ; mais, comme elles ont divergé de A au commencement
même de cette série de modifications, ces espèces doivent être assez
différentes des cinq autres, pour constituer sans doute un sous−genre ou un
genre distinct. Les six descendants de I forment deux sous−genres ou deux
genres distincts. Mais, comme, l'espèce primitive I différait beaucoup de
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 147
A, car elle se trouvait presque à l'autre extrémité du genre primitif, les six
espèces descendant de I, grâce à l'hérédité seule, doivent différer
considérablement des huit espèces descendant de A ; en outre, nous avons
supposé que les deux groupes ont continué à diverger dans des directions
différentes. Les espèces intermédiaires, et c'est là une considération fort
importante, qui reliaient les espèces originelles A et I, se sont toutes
éteintes, à l'exception de F, qui seul a laissé des descendants. En
conséquence, les six nouvelles espèces descendant, de I, et les huit espèces
descendant de A devront être classées comme des genres très distincts, ou
même comme des sous−familles distinctes.
C'est ainsi, je crois, que deux ou plusieurs genres descendent, par suite de
modifications, de deux ou de plusieurs espèces d'un même genre. Ces deux
ou plusieurs espèces souches descendent aussi, à leur tour, de quelque
espèce d'un genre antérieur. Cela est indiqué, dans notre diagramme, par
les lignes ponctuées placées au−dessous des lettres majuscules, lignes
convergeant en groupe vers un seul point. Ce point représente une espèce,
l'ancêtre supposé de nos sous−genres et de nos genres. Il est utile de
s'arrêter un instant pour considérer le caractère de la nouvelle espèce F14,
laquelle, avons−nous supposé, n'a plus beaucoup divergé, mais a conservé
la forme de F, soit avec quelques légères modifications, soit sans aucun
changement. Les affinités de cette espèce vis−à−vis des quatorze autres
espèces nouvelles doivent être nécessairement très curieuses. Descendue
d'une forme située à peu près à égale distance entre les espèces souches A
et I, que nous supposons éteintes et inconnues, elle doit présenter, dans une
certaine mesure, un caractère intermédiaire entre celui des deux groupes
descendus de cette même espèce. Mais, comme le caractère de ces deux
groupes s'est continuellement écarté du type souche, la nouvelle espèce
F14 ne constitue pas un intermédiaire immédiat entre eux ; elle constitue
plutôt un intermédiaire entre les types des deux groupes. Or, chaque
naturaliste peut se rappeler, sans doute, des cas analogues.
Nous avons supposé, jusqu'à présent, que chaque ligne horizontale du
diagramme représente mille générations ; mais chacune d'elles pourrait
représenter un million de générations, ou même davantage ; chacune
pourrait même représenter une des couches successives de la croûte
terrestre, dans laquelle on trouve des fossiles. Nous aurons à revenir sur ce
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 148
point, dans notre chapitre sur la géologie, et nous verrons alors, je crois,
que le diagramme jette quelque lumière sur les affinités des êtres éteints.
Ces êtres, bien qu'appartenant ordinairement aux mêmes ordres, aux
mêmes familles ou aux mêmes genres que ceux qui existent aujourd'hui,
présentent souvent cependant, dans une certaine mesure, des caractères
intermédiaires entre les groupes actuels ; nous pouvons le comprendre
d'autant mieux que les espèces existantes vivaient à différentes époques
reculées, alors que les lignes de descendance avaient moins divergé.
Je ne vois aucune raison qui oblige à limiter à la formation des genres seuls
la série de modifications que nous venons d'indiquer. Si nous supposons
que, dans le diagramme, la somme des changements représentée par
chaque groupe successif de lignes ponctuées divergentes est très grande,
les formes a14 à p14, b14 et f14, o14 à m14 formeront trois genres bien
distincts. Nous aurons aussi deux genres très distincts descendant de I et
différant très considérablement des descendants de A. Ces deux groupes de
genres formeront ainsi deux familles ou deux ordres distincts, selon le
somme des modifications divergentes que l'on suppose représentée par le
diagramme. Or, les deux nouvelles familles, ou les deux ordres nouveaux,
descendent de deux espèces appartenant à un même genre primitif, et on
peut supposer que ces espèces descendent de formes encore plus anciennes
et plus inconnues.
Nous avons vu que, dans chaque pays, ce sont les espèces appartenant aux
genres les plus riches qui présentent le plus souvent des variétés ou des
espèces naissantes. On aurait pu s'y attendre ; en effet, la sélection
naturelle agissant seulement sur les individus ou les formes qui, grâce à
certaines qualités, l'emportent sur d'autres dans la lutte pour l'existence,
elle exerce principalement son action sur ceux qui possèdent déjà certains
avantages ; or, l'étendue d'un groupe quelconque prouve que les espèces
qui le composent ont hérité de quelques qualités possédées par un ancêtre
commun. Aussi, la lutte pour la production de descendants nouveaux et
modifiés s'établit principalement entre les groupes les plus riches qui
essayent tous de se multiplier. Un groupe riche l'emporte lentement sur un
autre groupe considérable, le réduit en nombre et diminue ainsi ses chances
de variation et de perfectionnement. Dans un même groupe considérable,
les sous−groupes les plus récents et les plus perfectionnés, augmentant
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 149
sans cesse, s'emparant à à chaque instant de nouvelles places dans
l'économie de la nature, tendent constamment aussi à supplanter et à
détruire les sous−groupes les plus anciens et les moins perfectionnés Enfin,
les groupes et les sous−groupes peu nombreux et vaincus finissent par
disparaître.
Si nous portons les yeux sur l'avenir, nous pouvons prédire que les groupes
d'êtres organisés qui sont aujourd'hui riches et dominants, qui ne sont pas
encore entamés, c'est−à−dire qui n'ont pas souffert encore la moindre
extinction, doivent continuer à augmenter en nombre pendant de longues
périodes. Mais quels groupes finiront par prévaloir ? C'est là ce que
personne ne peut prévoir, car nous savons que beaucoup de groupes,
autrefois très développés, sont aujourd'hui éteints. Si l'on s'occupe d'un
avenir encore plus éloigné, on peut prédire que, grâce à l'augmentation
continue et régulière des plus grands groupes, une foule de petits groupes
doivent disparaître complètement sans laisser de descendants modifiés, et
qu'en conséquence, bien peu d'espèces vivant à une époque quelconque
doivent avoir des descendants après un laps de temps considérable. J'aurai
à revenir sur ce point dans le chapitre sur la classification ; mais je puis
ajouter que, selon notre théorie, fort peu d'espèces très anciennes doivent
avoir des représentants à l'époque actuelle ; or, comme tous les
descendants de la même espèce forment une classe, il est facile de
comprendre comment il se fait qu'il y ait si peu de classes dans chaque
division principale du royaume animal et du royaume végétal. Bien que
peu des espèces les plus anciennes aient laissé des descendants modifiés,
cependant, à d'anciennes périodes géologiques, la terre a pu être presque
aussi peuplée qu'elle l'est aujourd'hui d'espèces appartenant à beaucoup de
genres, de familles, d'ordres et de classes.
De l'Origine des Espèces
EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SÉ... 150
DU PROGRÈS POSSIBLE DE
L'ORGANISATION.
La sélection naturelle agit exclusivement au moyen de la conservation et
de l'accumulation des variations qui sont utiles à chaque individu dans les
conditions organiques et inorganiques où il peut se trouver placé à toutes
les périodes de la vie. Chaque être, et c'est là le but final du progrès, tend à
se perfectionner de plus en plus relativement à ces conditions. Ce
perfectionnement conduit inévitablement au progrès graduel de
l'organisation du plus grand nombre des êtres vivants dans le monde entier.
Mais nous abordons ici un sujet fort compliqué, car les naturalistes n'ont
pas encore défini, d'une façon satisfaisante pour tous, ce que l'on doit
entendre par « un progrès de l'organisation ». Pour les vertébrés, il s'agit
clairement d'un progrès intellectuel et d'une conformation se rapprochant
de celle de l'homme. On pourrait penser que la somme des changements
qui se produisent dans les différentes parties et dans les différents organes,
au moyen de développements successifs depuis l'embryon jusqu'à la
maturité, suffit comme terme de comparaison ; mais il y a des cas, certains
crustacés parasites par exemple, chez lesquels plusieurs parties de la
conformation deviennent moins parfaites, de telle sorte que l'animal adulte
n'est certainement pas supérieur à la larve. Le criterium de von Baer
semble le plus généralement applicable et le meilleur, c'est−à−dire
l'étendue de la différenciation des parties du même être et la spécialisation
de ces parties pour différentes fonctions, ce à quoi j'ajouterai : à l'étal
adulte ; ou, comme le dirait Milne−Edwards, le perfectionnement de la
division du travail physiologique. Mais nous comprendrons bien vite
quelle obscurité règne sur ce sujet, si nous étudions, par exemple, les
poissons. En effet, certains naturalistes regardent comme les plus élevés
dans l'échelle ceux qui, comme le requin, se rapprochent le plus des
amphibies, tandis que d'autres naturalistes considèrent comme les plus
élevés les poissons osseux ou téléostéens, parce qu'ils sont plus réellement
pisciformes et diffèrent le plus des autres classes des vertébrés. L'obscurité
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION. 151
du sujet nous frappe plus encore si nous étudions les plantes, pour
lesquelles, bien entendu, le criterium de l'intelligence n'existe pas ; en
effet, quelques botanistes rangent parmi les plantes les plus élevées celles
qui présentent sur chaque fleur, à l'état complet de développement, tous les
organes, tels que : sépales, pétales, étamines et pistils, tandis que d'autres
botanistes, avec plus de raison probablement, accordent le premier rang
aux plantes dont les divers organes sont très modifiés et en nombre réduit.
Si nous adoptons, comme criterium d'une haute organisation, la somme de
différenciations et de spécialisations des divers organes chez chaque
individu adulte, ce qui comprend le perfectionnement intellectuel du
cerveau, la sélection naturelle conduit clairement à ce but. Tous les
physiologistes, en effet, admettent que la spécialisation des organes est un
avantage pour l'individu, en ce sens que, dans cet état, les organes
accomplissent mieux leurs fonctions ; en conséquence, l'accumulation des
variations tendant à la spécialisation, cette accumulation entre dans le
ressort de la sélection naturelle. D'un autre côté, si l'on se rappelle que tous
les êtres organisés tendent à se multiplier rapidement et à s'emparer de
toutes les places inoccupées, ou moins bien occupées dans l'économie de la
nature, il est facile de comprendre qu'il est très possible que la sélection
naturelle prépare graduellement un individu pour une situation dans
laquelle plusieurs organes lui seraient superflus ou inutiles ; dans ce cas, il
y aurait une rétrogradation réelle dans l'échelle de l'organisation. Nous
discuterons avec plus de profit, dans le chapitre sur la succession
géologique, la question de savoir si, en règle générale, l'organisation a fait
des progrès certains depuis les périodes géologiques les plus reculées
jusqu'à nos jours.
Mais pourra−t−on dire, si tous les êtres organisés tendent ainsi à s'élever
dans l'échelle, comment se fait−il qu'une foule de formes inférieures
existent encore dans le monde ? Comment se fait−il qu'il y ait, dans chaque
grande classe, des formes beaucoup plus développées que certaines
autres ? Pourquoi les formes les plus perfectionnées n'ont−elles pas partout
supplanté et exterminé les formes inférieures ? Lamarck, qui croyait à une
tendance innée et fatale de tous les êtres organisés vers la perfection,
semble avoir si bien pressenti cette difficulté qu'il a été conduit à supposer
que des formes simples et nouvelles sont constamment produites par la
De l'Origine des Espèces
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION. 152
génération spontanée. La science n'a pas encore prouvé le bien fondé de
cette doctrine, quoi qu'elle puisse, d'ailleurs, nous révéler dans l'avenir.
D'après notre théorie, l'existence persistante des organismes inférieurs
n'offre aucune difficulté ; en effet, la sélection naturelle, ou la persistance
du plus apte, ne comporte pas nécessairement un développement
progressif, elle s'empare seulement des variations qui se présentent et qui
sont utiles à chaque individu dans les rapports complexes de son existence.
Et, pourrait−on dire, quel avantage y aurait−il, autant que nous pouvons en
juger, pour un animalcule infusoire, pour un ver intestinal, ou même pour
un ver de terre, à acquérir une organisation supérieure ? Si cet avantage
n'existe pas, la sélection naturelle n'améliore que fort peu ces formes, et
elle les laisse, pendant des périodes infinies, dans leurs conditions
inférieures actuelles. Or, la géologie nous enseigne que quelques formes
très inférieures, comme les infusoires et les rhizopodes, ont conservé leur
état actuel depuis une période immense. Mais il serait bien téméraire de
supposer que la plupart des nombreuses formes inférieures existant
aujourd'hui n'ont fait aucun progrès depuis l'apparition de la vie sur la
terre ; en effet, tous les naturalistes qui ont disséqué quelques−uns de ces
êtres, qu'on est d'accord pour placer au plus bas de l'échelle, doivent avoir
été frappés de leur organisation si étonnante et si belle.
Les mêmes remarques peuvent s'appliquer aussi, si nous examinons les
mêmes degrés d'organisation, dans chacun des grands groupes ; par
exemple, la coexistence des mammifères et des poissons chez les
vertébrés, celle de l'homme et de l'ornithorhynque chez les mammifères,
celle du requin et du branchiostome (Amphioxus) chez les poissons. Ce
dernier poisson, par l'extrême simplicité de sa conformation, se rapproche
beaucoup des invertébrés. Mais les mammifères et les poissons n'entrent
guère en lutte les uns avec les autres ; les progrès de la classe entière des
mammifères, ou de certains individus de cette classe, en admettant même
que ces progrès les conduisent à la perfection, ne les amèneraient pas à
prendre la place des poissons. Les physiologistes croient que, pour acquérir
toute l'activité dont il est susceptible, le cerveau doit être baigné de sang
chaud, ce qui exige une respiration aérienne. Les mammifères à sang chaud
se trouvent donc placés dans une position fort désavantageuse quand ils
habitent l'eau ; en effet, ils sont obligés de remonter continuellement à la
De l'Origine des Espèces
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION. 153
surface pour respirer. Chez les poissons, les membres de la famille du
requin ne tendent pas à supplanter le branchiostome, car ce dernier, d'après
Fritz Muller, a pour seul compagnon et pour seul concurrent, sur les côtes
sablonneuses et stériles du Brésil méridional, un annélide anormal. Les
trois ordres inférieurs de mammifères, c'est−à−dire les marsupiaux, les
édentés et les rongeurs, habitent, dans l'Amérique méridionale, la même
région que de nombreuses espèces de singes, et, probablement, ils
s'inquiètent fort peu les uns des autres. Bien que l'organisation ait pu, en
somme, progresser, et qu'elle progresse encore dans le monde entier, il y
aura cependant toujours bien des degrés de perfection ; en effet, le
perfectionnement de certaines classes entières, ou de certains individus de
chaque classe, ne conduit pas nécessairement à l'extinction des groupes
avec lesquels ils ne se trouvent pas en concurrence active. Dans quelques
cas, comme nous le verrons bientôt, les organismes inférieurs paraissent
avoir persisté jusqu'à l'époque actuelle, parce qu'ils habitent des régions
restreintes et fermées, où ils ont été soumis à une concurrence moins
active, et où leur petit nombre a retardé la production de variations
favorables.
Enfin, je crois que beaucoup d'organismes inférieurs existent encore dans
le monde en raison de causes diverses. Dans quelques cas, des variations,
ou des différences individuelles d'une nature avantageuse, ne se sont
jamais présentées, et, par conséquent, la sélection naturelle n'a pu ni agir ni
les accumuler. Dans aucun cas probablement il ne s'est pas écoulé assez de
temps pour permettre tout le développement possible. Dans quelques cas il
doit y avoir eu ce que nous devons désigner sous le nom de rétrogradation
d'organisation. Mais la cause principale réside dans ce fait que, étant
données de très simples conditions d'existence, une haute organisation
serait inutile, peut−être même désavantageuse, en ce qu'étant d'une nature
plus délicate, elle se dérangerait plus facilement, et serait aussi plus
facilement détruite. On s'est demandé comment lors de la première
apparition de la vie, alors que tous les êtres organisés, pouvons−nous
croire, présentaient la conformation la plus simple, les premiers degrés du
progrès ou de la différenciation des parties ont pu se produire. M. Herbert
Spencer répondrait probablement que, dès qu'un organisme unicellulaire
simple est devenu, par la croissance ou par la division, un composé de
De l'Origine des Espèces
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION. 154
plusieurs cellules, ou qu'il s'est fixé à quelques surfaces d'appui, la loi qu'il
a établie est entrée en action, et il exprime ainsi cette loi : « Les unités
homologues de toute force se différencient à mesure que leurs rapports
avec les forces incidentes sont différents. » Mais, comme nous ne
connaissons aucun fait qui puisse nous servir de point de comparaison,
toute spéculation sur ce sujet serait presque inutile. C'est toutefois une
erreur de supposer qu'il n'y a pas eu lutte pour l'existence, et, par
conséquent, pas de sélection naturelle, jusqu'à ce que beaucoup de formes
se soient produites ; il peut se produire des variations avantageuses dans
une seule espèce, habitant une station isolée, et toute la masse des
individus peut aussi, en conséquence, se modifier, et deux formes
distinctes se produire. Mais, comme je l'ai fait remarquer à la fin de
l'introduction, personne ne doit s'étonner de ce qu'il reste encore tant de
points inexpliqués sur l'origine des espèces, si l'on réfléchit à la profonde
ignorance dans laquelle nous sommes sur les rapports mutuels des
habitants du monde à notre époque, et bien plus encore pendant les
périodes écoulées.
De l'Origine des Espèces
DU PROGRÈS POSSIBLE DE L'ORGANISATION. 155
CONVERGENCE DES CARACTÈRES.
M. H.−C. Watson pense que j'ai attribué trop d'importance à la divergence
des caractères (dont il paraît, d'ailleurs, admettre l'importance) et que ce
qu'on peut appeler leur convergence a dû également jouer un rôle. Si deux
espèces, appartenant à deux genres distincts, quoique voisins, ont toutes
deux produit un grand nombre de formes nouvelles et divergentes, il est
concevable que ces formes puissent assez se rapprocher les unes des autres
pour qu'on doive placer toutes les classes dans le même genre ; en
conséquence, les descendants de deux genres distincts convergeraient en
un seul. Mais, dans la plupart des cas, il serait bien téméraire d'attribuer à
la convergence une analogie étroite et générale de conformation chez les
descendants modifiés de formes très distinctes. Les forces moléculaires
déterminent seules la forme d'un cristal ; il n'est donc pas surprenant que
des substances différentes puissent parfois revêtir la même forme. Mais
nous devons nous souvenir que, chez les êtres organisés, la forme de
chacun d'eux dépend d'une infinité de rapports complexes, à savoir : les
variations qui se sont manifestées, dues à des causes trop inexplicables
pour qu'on puisse les analyser, – la nature des variations qui ont persisté ou
qui ont fait l'objet de la sélection naturelle, lesquelles dépendent des
conditions physiques ambiantes, et, dans une plus grande mesure encore,
des organismes environnants avec lesquels chaque individu est entré en
concurrence, – et, enfin, l'hérédité (élément fluctuant en soi)
d'innombrables ancêtres dont les formes ont été déterminées par des
rapports également complexes. Il serait incroyable que les descendants de
deux organismes qui, dans l'origine, différaient d'une façon prononcée,
aient jamais convergé ensuite d'assez près pour que leur organisation totale
s'approche de l'identité. Si cela était, nous retrouverions la même forme,
indépendamment de toute connexion génésique, dans des formations
géologiques très séparées ; or, l'étude des faits observés s'oppose à une
semblable conséquence.
M. Watson objecte aussi que l'action continue de la sélection naturelle,
CONVERGENCE DES CARACTÈRES. 156
accompagnée de la divergence des caractères, tendrait à la production d'un
nombre infini de formes spécifiques. Il semble probable, en ce qui
concerne tout au moins les conditions physiques, qu'un nombre suffisant
d'espèces s'adapterait bientôt à toutes les différences de chaleur,
d'humidité, etc., quelque considérables que soient ces différences ; mais
j'admets complètement que les rapports réciproques des êtres organisés
sont plus importants. Or, à mesure que le nombre des espèces s'accroît
dans un pays quelconque, les conditions organiques de la vie doivent
devenir de plus en plus complexes. En conséquence, il ne semble y avoir, à
première vue, aucune limite à la quantité des différences avantageuses de
structure et, par conséquent aussi, au nombre des espèces qui pourraient
être produites. Nous ne savons même pas si les régions les plus riches
possèdent leur maximum de formes spécifiques : au cap de
Bonne−Espérance et en Australie, où vivent déjà un nombre si étonnant
d'espèces, beaucoup de plantes européennes se sont acclimatées. Mais la
géologie nous démontre que, depuis une époque fort ancienne de la période
tertiaire, le nombre des espèces de coquillages et, depuis le milieu de cette
même période, le nombre des espèces de mammifères n'ont pas beaucoup
augmenté, en admettant même qu'ils aient augmenté un peu. Quel est donc
le frein qui s'oppose à une augmentation indéfinie du nombre des espèces ?
La quantité des individus (je n'entends pas dire le nombre des formes
spécifiques) pouvant vivre dans une région doit avoir une limite, car cette
quantité dépend en grande mesure des conditions extérieures ; par
conséquent, si beaucoup d'espèces habitent une même région, chacune de
ces espèces, presque toutes certainement, ne doivent être représentées que
par un petit nombre d'individus ; en outre, ces espèces sont sujettes à
disparaître en raison de changements accidentels survenus dans la nature
des saisons, ou dans le nombre de leurs ennemis. Dans de semblables cas,
l'extermination est rapide, alors qu'au contraire la production de nouvelles
espèces est toujours fort lente. Supposons, comme cas extrême, qu'il y ait
en Angleterre autant d'espèces que d'individus : le premier hiver rigoureux,
ou un été très sec, causerait l'extermination de milliers d'espèces. Les
espèces rares, et chaque espèce deviendrait rare si le nombre des espèces
d'un pays s'accroissait indéfiniment, présentent, nous avons expliqué en
vertu de quel principe, peu de variations avantageuses dans un temps
De l'Origine des Espèces
CONVERGENCE DES CARACTÈRES. 157
donné ; en conséquence, la production de nouvelles formes spécifiques
serait considérablement retardée. Quand une espèce devient rare, les
croisements consanguins contribuent à hâter son extinction ; quelques
auteurs ont pensé qu'il fallait, en grande partie, attribuer à ce fait la
disparition de l'aurochs en Lithuanie, du cerf en Corse et de l'ours en
Norvège, etc. Enfin, et je suis disposé à croire que c'est là l'élément le plus
important, une espèce dominante, ayant déjà vaincu plusieurs concurrents
dans son propre habitat, tend à s'étendre et à en supplanter beaucoup
d'autres. Alphonse de Candolle a démontré que les espèces qui se
répandent beaucoup tendeur ordinairement à se répandre de plus en plus ;
en conséquence, ces espèces tendent à supplanter et à exterminer plusieurs
espèces dans plusieurs régions et à arrêter ainsi l'augmentation
désordonnée des formes spécifiques sur le globe. Le docteur Hooker a
démontré récemment qu'à l'extrémité sud−est de l'Australie, qui paraît
avoir été envahie par de nombreux individus venant de différentes parties
du globe, les différentes espèces australiennes indigènes ont
considérablement diminué en nombre. Je ne prétends pas déterminer quel
poids il convient d'attacher à ces diverses considérations ; mais ces
différentes causes réunies doivent limiter dans chaque pays la tendance à
un accroissement indéfini du nombre des formes spécifiques.
De l'Origine des Espèces
CONVERGENCE DES CARACTÈRES. 158
RÉSUMÉ DU CHAPITRE.
Si, au milieu des conditions changeantes de l'existence, les êtres organisés
présentent des différences individuelles dans presque toutes les parties de
leur structure, et ce point n'est pas contestable ; s'il se produit, entre les
espèces, en raison de la progression géométrique de l'augmentation des
individus, une lutte sérieuse pour l'existence à un certain âge, à une
certaine saison, ou pendant une période quelconque de leur vie, et ce point
n'est certainement pas contestable ; alors, en tenant compte de l'infinie
complexité des rapports mutuels de tous les êtres organisés et de leurs
rapports avec les conditions de leur existence, ce qui cause une diversité
infinie et avantageuse des structures, des constitutions et des habitudes, il
serait très extraordinaire qu'il ne se soit jamais produit des variations utiles
à la prospérité de chaque individu, de la même façon qu'il s'est produit tant
de variations utiles à l'homme. Mais, si des variations utiles à un être
organisé quelconque se présentent quelquefois, assurément les individus
qui en sont l'objet ont la meilleure chance de l'emporter dans la lutte pour
l'existence ; puis, en vertu du principe si puissant de l'hérédité, ces
individus tendent à laisser des descendants ayant le même caractère qu'eux.
J'ai donné le nom de sélection naturelle à ce principe de conservation ou de
persistance du plus apte. Ce principe conduit au perfectionnement de
chaque créature, relativement aux conditions organiques et inorganiques de
son existence ; et, en conséquence, dans la plupart des cas, à ce que l'on
peut regarder comme un progrès de l'organisation. Néanmoins, les formes
simples et inférieures persistent longtemps lorsqu'elles sont bien adaptées
aux conditions peu complexes de leur existence.
En vertu du principe de l'hérédité des caractères aux âges correspondants,
la sélection naturelle peut agir sur l'œuf, sur la graine ou sur le jeune
individu, et les modifier aussi facilement qu'elle peut modifier l'adulte.
Chez un grand nombre d'animaux, la sélection sexuelle vient en aide à la
sélection ordinaire, en assurant aux mâles les plus vigoureux et les mieux
adaptés le plus grand nombre de descendants. La sélection sexuelle
RÉSUMÉ DU CHAPITRE. 159
développe aussi chez les mâles des caractères qui leur sont utiles dans leurs
rivalités ou dans leurs luttes avec d'autres mâles, caractères qui peuvent se
transmettre à un sexe seul ou aux deux sexes, suivant la forme d'hérédité
prédominante chez l'espèce.
La sélection naturelle a−t−elle réellement joué ce rôle ? a−t−elle
réellement adapté les formes diverses de la vie à leurs conditions et à leurs
stations différentes ? C'est en pesant les faits exposés dans les chapitres
suivants que nous pourrons en juger. Mais nous avons déjà vu comment la
sélection naturelle détermine l'extinction ; or, l'histoire et la géologie nous
démontrent clairement quel rôle l'extinction a joué dans l'histoire
zoologique du monde. La sélection naturelle conduit aussi à la divergence
des caractères ; car, plus les êtres organisés diffèrent les uns les autres sous
le rapport de la structure, des habitudes et de la constitution, plus la même
région peut en nourrir un grand nombre ; nous en avons eu la preuve en
étudiant les habitants d'une petite région et les productions acclimatées. Par
conséquent, pendant la modification des descendants d'une espèce
quelconque, pendant la lutte incessante de toutes les espèces pour
s'accroître en nombre, plus ces descendants deviennent différents, plus ils
ont de chances de réussir dans la lutte pour l'existence. Aussi, les petites
différences qui distinguent les variétés d'une même espèce tendent
régulièrement à s'accroître jusqu'à ce qu'elles deviennent égales aux
grandes différences qui existent entre les espèces d'un même genre, ou
même entre des genres distincts.
Nous avons vu que ce sont les espèces communes très répandues et ayant
un habitat considérable, et qui, en outre, appartiennent aux genres les plus
riches de chaque classe, qui varient le plus, et que ces espèces tendent à
transmettre à leurs descendants modifiés cette supériorité qui leur assure
aujourd'hui la domination dans leur propre pays. La sélection naturelle,
comme nous venons de le faire remarquer, conduit à la divergence des
caractères et à l'extinction complète des formes intermédiaires et moins
perfectionnées. En partant de ces principes, en peut expliquer la nature des
affinités et les distinctions ordinairement bien définies qui existent entre
les innombrables êtres organisés de chaque classe à la surface du globe. Un
fait véritablement étonnant et que nous méconnaissons trop, parce que
nous sommes peut−être trop familiarisés avec lui, c'est que tous les
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DU CHAPITRE. 160
animaux et toutes les plantes, tant dans le temps que dans l'espace, se
trouvent réunis par groupes subordonnés à d'autres groupes d'une même
manière que nous remarquons partout, c'est−à−dire que les variétés d'une
même espèce les plus voisines les unes des autres, et que les espèces d'un
même genre moins étroitement et plus inégalement alliées, forment des
sections et des sous−genres ; que les espèces de genres distincts encore
beaucoup moins proches et, enfin, que les genres plus ou moins semblables
forment des sous−familles, des familles, des ordres, des sous−classes et
des classes. Les divers groupes subordonnés d'une classe quelconque ne
peuvent pas être rangés sur une seule ligne, mais semblent se grouper
autour de certains points, ceux−là autour d'autres, et ainsi de suite en
cercles presque infinis. Si les espèces avaient été créées indépendamment
les unes des autres, on n'aurait pu expliquer cette sorte de classification ;
elle s'explique facilement, au contraire, par l'hérédité et par l'action
complexe de la sélection naturelle, produisant l'extinction et la divergence
des caractères, ainsi que le démontre notre diagramme.
On a quelquefois représenté sous la figure d'un grand arbre les affinités de
tous les êtres de la même classe, et je crois que cette image est très juste
sous bien des rapports. Les rameaux et les bourgeons représentent les
espèces existantes ; les branches produites pendant les années précédentes
représentent la longue succession des espèces éteintes. À chaque période
de croissance, tous les rameaux essayent de pousser des branches de toutes
parts, de dépasser et de tuer les rameaux et les branches environnantes, de
la même façon que les espèces et les groupes d'espèces ont, dans tous les
temps, vaincu d'autres espèces dans la grande lutte pour l'existence. Les
bifurcations du tronc, divisées en grosses branches, et celles−ci en
branches moins grosses et plus nombreuses, n'étaient autrefois, alors que
l'arbre était jeune, que des petits rameaux bourgeonnants ; or, cette relation
entre les anciens bourgeons et les nouveaux au moyen des branches
ramifiées représente bien la classification de toutes les espèces éteintes et
vivantes en groupes subordonnés à d'autres groupes. Sur les nombreux
rameaux qui prospéraient alors que l'arbre n'était qu'un arbrisseau, deux ou
trois seulement, transformés aujourd'hui en grosses branches, ont survécu
et portent les ramifications subséquentes ; de même ; sur les nombreuses
espèces qui vivaient pendant les périodes géologiques écoulées depuis si
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DU CHAPITRE. 161
longtemps, bien peu ont laissé des descendants vivants et modifiés. Dès la
première croissance de l'arbre, plus d'une branche a dû périr et tomber ; or,
ces branches tombées de grosseur différente peuvent représenter les ordres,
les familles et les genres tout entiers, qui n'ont plus de représentants
vivants, et que nous ne connaissons qu'à l'état fossile. De même que nous
voyons çà et là sur l'arbre une branche mince, égarée, qui a surgi de
quelque bifurcation inférieure, et qui, par suite d'heureuses circonstances,
est encore vivante, et atteint le sommet de l'arbre, de même nous
rencontrons accidentellement quelque animal, comme l'ornithorhynque ou
le lépidosirène, qui, par ses affinités, rattache, sous quelques rapports, deux
grands embranchements de l'organisation, et qui doit probablement à une
situation isolée d'avoir échappé à une concurrence fatale. De même que les
bourgeons produisent de nouveaux bourgeons, et que ceux−ci, s'ils sont
vigoureux, forment des branches qui éliminent de tous côtés les branches
plus faibles, de même je crois que la génération en a agi de la même façon
pour le grand arbre de la vie, dont les branches mortes et brisées sont
enfouies dans les couches de l'écorce terrestre, pendant que ses
magnifiques ramifications, toujours vivantes, et sans cesse renouvelées, en
couvrant la surface.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DU CHAPITRE. 162
CHAPITRE V − DES LOIS DE LA
VARIATION.
Effets du changement des conditions. – Usage et non−usage des parties
combinées avec la sélection naturelle ; organes du vol et de la vue. –
Acclimatation. – Variations corrélatives. – Compensation et économie de
croissance. – Fausses corrélations. – Les organismes inférieurs multiples et
rudimentaires sont variables. – Les parties développées de façon
extraordinaire sont très variables ; les caractères spécifiques sont plus
variables que les caractères génériques ; les caractères sexuels secondaires
sont très variables. – Les espèces du même genre varient d'une manière
analogue. – Retour à des caractères depuis longtemps perdus. – Résumé.
J'ai, jusqu'à présent, parlé des variations – si communes et si diverses chez
les êtres organisés réduits à l'état de domesticité, et, à un degré moindre,
chez ceux qui se trouvent à l'état sauvage – comme si elles étaient dues au
hasard. C'est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut−être,
cependant, a−t−elle un avantage en ce qu'elle sert à démontrer notre
ignorance absolue sur les causes de chaque variation particulière. Quelques
savants croient qu'une des fonctions du système reproducteur consiste
autant à produire des différences individuelles, ou des petites déviations de
structure, qu'à rendre les descendants semblables à leurs parents. Mais le
fait que les variations et les monstruosités se présentent beaucoup plus
souvent à l'état domestique qu'à l'état de nature, le fait que les espèces
ayant un habitat très étendu sont plus variables que celles ayant un habitat
restreint, nous autorisent à conclure que la variabilité doit avoir
ordinairement quelque rapport avec les conditions d'existence auxquelles
chaque espèce a été soumise pendant plusieurs générations successives. J'ai
essayé de démontrer, dans le premier chapitre, que les changements des
conditions agissent de deux façons : directement, sur l'organisation entière,
ou sur certaines parties seulement de l'organisme ; indirectement, au
moyen du système reproducteur. En tout cas, il y a deux facteurs : la nature
de l'organisme, qui est de beaucoup le plus important des deux, et la nature
CHAPITRE V − DES LOIS DE LA VARIATION. 163
des conditions ambiantes. L'action directe du changement des conditions
conduit à des résultats définis ou indéfinis. Dans ce dernier cas,
l'organisme semble devenir plastique, et nous nous trouvons en présence
d'une grande variabilité flottante. Dans le premier cas, la nature de
l'organisme est telle qu'elle cède facilement, quand on la soumet à de
certaines conditions et tous, ou presque tous les individus, se modifient de
la même manière.
Il est très difficile de déterminer jusqu'à quel point le changement des
conditions, tel, par exemple, que le changement de climat, d'alimentation,
etc., agit d'une façon définie. Il y a raison de croire que, dans le cours du
temps, les effets de ces changements sont plus considérables qu'on ne peut
l'établir par la preuve directe. Toutefois, nous pouvons conclure, sans
craindre de nous tromper, qu'on ne peut attribuer uniquement à une cause
agissante semblable les adaptations de structure, si nombreuses et si
complexes, que nous observons dans la nature entre les différents êtres
organisés. Dans les cas suivants, les conditions ambiantes semblent avoir
produit un léger effet défini : E. Forbes affirme que les coquillages, à
l'extrémité méridionale de leur habitat, revêtent, quand ils vivent dans des
eaux peu profondes, des couleurs beaucoup plus brillantes que les
coquillages de la même espèce, qui vivent plus au nord et à une plus
grande profondeur ; mais cette loi ne s'applique certainement pas toujours.
M. Gould a observé que les oiseaux de la même espèce sont plus
brillamment colorés, quand ils vivent dans un pays où le ciel est toujours
pur, que lorsqu'ils habitent près des côtes ou sur des îles ; Wollaston assure
que la résidence près des bords de la mer affecte la couleur des insectes.
Moquin−Tandon donne une liste de plantes dont les feuilles deviennent
charnues, lorsqu'elles croissent près des bords de la mer, bien que cela ne
se produise pas dans toute autre situation. Ces organismes, légèrement
variables, sont intéressants, en ce sens qu'ils présentent des caractères
analogues à ceux que possèdent les espèces exposées à des conditions
semblables.
Quand une variation constitue un avantage si petit qu'il soit pour un être
quelconque, on ne saurait dire quelle part il convient d'attribuer à l'action
accumulatrice de la sélection naturelle, et quelle part il convient d'attribuer
à l'action définie des conditions d'existence. Ainsi, tous les fourreurs
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE V − DES LOIS DE LA VARIATION. 164
savent fort bien que les animaux de la même espèce ont une fourrure
d'autant plus épaisse et d'autant plus belle, qu'ils habitent un pays plus
septentrional ; mais qui peut dire si cette différence provient de ce que les
individus les plus chaudement vêtus ont été favorisés et ont persisté
pendant de nombreuses générations, ou si elle est une conséquence de la
rigueur du climat ? Il paraît, en effet, que le climat exerce une certaine
action directe sur la fourrure de nos quadrupèdes domestiques.
On pourrait citer, chez une même espèce, des exemples de variations
analogues, bien que cette espèce soit exposée à des conditions ambiantes
aussi différentes que possible ; d'autre part, on pourrait citer des variations
différentes produites dans des conditions ambiantes qui paraissent
identiques. Enfin, tous les naturalistes pourraient citer des cas
innombrables d'espèces restant absolument les mêmes, c'est−à−dire qui ne
varient en aucune façon, bien qu'elles vivent sous les climats les plus
divers. Ces considérations me font pencher à attribuer moins de poids à
l'action directe des conditions ambiantes qu'à une tendance à la variabilité,
due à des causes que nous ignorons absolument.
On peut dire que dans un certain sens non seulement les conditions
d'existence déterminent, directement ou indirectement, les variations, mais
qu'elles influencent aussi la sélection naturelle ; les conditions déterminent,
en effet, la persistance de telle ou telle variété. Mais quand l'homme se
charge de la sélection, il est facile de comprendre que les deux éléments du
changement sont distincts ; la variabilité se produit d'une façon
quelconque, mais c'est la volonté de l'homme qui accumule les variations
dans certaines directions ; or, cette intervention répond à la persistance du
plus apte à l'état de nature.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE V − DES LOIS DE LA VARIATION. 165
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION
NATURELLE SUR L'ACCROISSEMENT DE
L'USAGE ET DU NON−USAGE DES
PARTIES.
Les faits cités dans le premier chapitre ne permettent, je crois, aucun doute
sur ce point : que l'usage, chez nos animaux domestiques renforce et
développe certaines parties, tandis que le non−usage les diminue ; et, en
outre, que ces modifications sont héréditaires. À l'état de nature, nous
n'avons aucun terme de comparaison qui nous permette de juger des effets
d'un usage ou d'un non−usage constant, car nous ne connaissons pas les
formes type ; mais, beaucoup d'animaux possèdent des organes dont on ne
peut expliquer la présence que par les effets du non−usage. Y a−t−il,
comme le professeur Owen l'a fait remarquer, une anomalie plus grande
dans la nature qu'un oiseau qui ne peut pas voler ; cependant, il y en a
plusieurs dans cet état. Le canard à ailes courtes de l'Amérique méridionale
doit se contenter de battre avec ses ailes la surface de l'eau, et elles sont,
chez lui, à peu près dans la même condition que celles du canard
domestique d'Aylesbury ; en outre, s'il faut en croire M. Cunningham, ces
canards peuvent voler quand ils sont tout jeunes, tandis qu'ils en sont
incapables à l'âge adulte. Les grands oiseaux qui se nourrissent sur le sol,
ne s'envolent guère que pour échapper au danger ; il est donc probable que
le défaut d'ailes, chez plusieurs oiseaux qui habitent actuellement ou qui,
dernièrement encore, habitaient des îles océaniques, où ne se trouve
aucune bête de proie, provient du non−usage des ailes. L'autruche, il est
vrai, habite les continents et est exposée à bien des dangers auxquels elle
ne peut pas se soustraire par le vol, mais elle peut, aussi bien qu'un grand
nombre de quadrupèdes, se défendre contre ses ennemis à coups de pied.
Nous sommes autorisés à croire que l'ancêtre du genre autruche avait des
habitudes ressemblant à celles de l'outarde, et que, à mesure que la
grosseur et le poids du corps de cet oiseau augmentèrent pendant de
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATU... 166
longues générations successives, l'autruche se servit toujours davantage de
ses jambes et moins de ses ailes, jusqu'à ce qu'enfin il lui devînt impossible
de voler.
Kirby a fait remarquer, et j'ai observé le même fait, que les tarses ou partie
postérieure des pattes de beaucoup de scarabées mâles qui se nourrissent
d'excréments, sont souvent brisés ; il a examiné dix−sept spécimens dans
sa propre collection et aucun d'eux n'avait plus la moindre trace des tarses.
Chez l'Onites apelles les tarses disparaissent si souvent, qu'on a décrit cet
insecte comme n'en ayant pas. Chez quelques autres genres, les tarses
existent mais à l'état rudimentaire. Chez l'Ateuchus, ou scarabée sacré des
Égyptiens, ils font absolument défaut. On ne saurait encore affirmer
positivement que les mutilations accidentelles soient héréditaires ;
toutefois, les cas remarquables observés par M. Brown−Séquard, relatifs à
la transmission par hérédité des effets de certaines opérations chez le
cochon d'Inde, doivent nous empêcher de nier absolument cette tendance.
En conséquence, il est peut−être plus sage de considérer l'absence totale
des tarses antérieurs chez l'Ateuchus, et leur état rudimentaire chez
quelques autres genres, non pas comme des cas de mutilations héréditaires,
mais comme les effets d'un non−usage longtemps continué ; en effet,
comme beaucoup de scarabées qui se nourrissent d'excréments ont perdu
leurs tarses, cette disparition doit arriver à un âge peu avancé de leur
existence, et, par conséquent, les tarses ne doivent pas avoir beaucoup
d'importance pour ces insectes, ou ils ne doivent pas s'en servir beaucoup.
Dans quelques cas, on pourrait facilement attribuer au défaut d'usage
certaines modifications de structure qui sont surtout dues à la sélection
naturelle. M. Wollaston a découvert le fait remarquable que, sur cinq cent
cinquante espèces de scarabées (on en connaît un plus grand nombre
aujourd'hui) qui habitent l'île de Madère, deux cents sont si pauvrement
pourvues d'ailes, qu'elles ne peuvent voler ; il a découvert, en outre, que,
sur vingt−neuf genres indigènes, toutes les espèces appartenant à
vingt−trois de ces genres se trouvent dans cet état ! Plusieurs faits, à savoir
que les scarabées, dans beaucoup de parties du monde, sont portés
fréquemment en mer par le vent et qu'ils y périssent ; que les scarabées de
Madère, ainsi que l'a observé M. Wollaston, restent cachés jusqu'à ce que
le vent tombe et que le soleil brille ; que la proportion des scarabées sans
De l'Origine des Espèces
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATU... 167
ailes est beaucoup plus considérable dans les déserts exposés aux
variations atmosphériques, qu'à Madère même ; que – et c'est là le fait le
plus extraordinaire sur lequel M. Wollaston a insisté avec beaucoup de
raison – certains groupes considérables de scarabées, qui ont absolument
besoin d'ailes, autre part si nombreux, font ici presque entièrement défaut ;
ces différentes considérations, dis−je, me portent à croire que le défaut
d'ailes chez tant de scarabées à Madère est principalement dû à l'action de
la sélection naturelle, combinée probablement avec le non−usage de ces
organes. Pendant plusieurs générations successives, tous les scarabées qui
se livraient le moins au vol, soit parce que leurs ailes étaient un peu moins
développées, soit en raison de leurs habitudes indolentes, doivent avoir eu
la meilleure chance de persister, parce qu'ils n'étaient pas exposés à être
emportés à la mer ; d'autre part, les individus qui s'élevaient facilement
dans l'air, étaient plus exposés à être emportés au large et, par conséquent,
à être détruits.
Les insectes de Madère qui ne se nourrissent pas sur le sol, mais qui,
comme certains coléoptères et certains lépidoptères, se nourrissent sur les
fleurs, et qui doivent, par conséquent, se servir de leurs ailes pour trouver
leurs aliments, ont, comme l'a observé M. Wollaston, les ailes très
développées, au lieu d'être diminuées. Ce fait est parfaitement compatible
avec l'action de la sélection naturelle. En effet, à l'arrivée d'un nouvel
insecte dans l'île, la tendance au développement ou à la réduction de ses
ailes, dépend de ce fait qu'un plus grand nombre d'individus échappent à la
mort, en luttant contre le vent ou en discontinuant de voler. C'est, en
somme, ce qui se passe pour des matelots qui ont fait naufrage auprès
d'une côte ; il est important pour les bons nageurs de pouvoir nager aussi
longtemps que possible, mais il vaut mieux pour les mauvais nageurs ne
pas savoir nager du tout, et s'attacher au bâtiment naufragé.
Les taupes et quelques autres rongeurs fouisseurs ont les yeux
rudimentaires, quelquefois même complètement recouverts d'une pellicule
et de poils. Cet état des yeux est probablement dû à une diminution
graduelle, provenant du non−usage, augmenté sans doute par la sélection
naturelle. Dans l'Amérique méridionale, un rongeur appelé Tucu−Tuco ou
Ctenomys a des habitudes encore plus souterraines que la taupe ; on m'a
assuré que ces animaux sont fréquemment aveugles. J'en ai conservé un
De l'Origine des Espèces
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATU... 168
vivant et celui−là certainement était aveugle ; je l'ai disséqué après sa mort
et j'ai trouvé alors que son aveuglement provenait d'une inflammation de la
membrane clignotante. L'inflammation des yeux est nécessairement
nuisible à un animal ; or, comme les yeux ne sont pas nécessaires aux
animaux qui ont des habitudes souterraines, une diminution de cet organe,
suivie de l'adhérence des paupières et de leur protection par des poils,
pourrait dans ce cas devenir avantageuse ; s'il en est ainsi, la sélection
naturelle vient achever l'œuvre commencée par le non−usage de l'organe.
On sait que plusieurs animaux appartenant aux classes les plus diverses,
qui habitent les grottes souterraines de la Carniole et celles du Kentucky,
sont aveugles. Chez quelques crabes, le pédoncule portant l'œil est
conservé, bien que l'appareil de la vision ait disparu, c'est−à−dire que le
support du télescope existe, mais que le télescope lui−même et ses verres
font défaut. Comme il est difficile de supposer que l'œil, bien qu'inutile,
puisse être nuisible à des animaux vivant dans l'obscurité, on peut attribuer
l'absence de cet organe au non−usage. Chez l'un de ces animaux aveugles,
le rat de caverne (Neotoma), dont deux spécimens ont été capturés par le
professeur Silliman à environ un demi−mille de l'ouverture de la grotte, et
par conséquent pas dans les parties les plus profondes, les yeux étaient
grands et brillants. Le professeur Silliman m'apprend que ces animaux ont
fini par acquérir une vague aptitude à percevoir les objets, après avoir été
soumis pendant un mois à une lumière graduée.
Il est difficile d'imaginer des conditions ambiantes plus semblables que
celles de vastes cavernes, creusées dans de profondes couches calcaires,
dans des pays ayant à peu près le même climat. Aussi, dans l'hypothèse
que les animaux aveugles ont été créés séparément pour les cavernes
d'Europe et d'Amérique, on doit s'attendre à trouver une grande analogie
dans leur organisation et leurs affinités. Or, la comparaison des deux
faunes nous prouve qu'il n'en est pas ainsi. Schiödte fait remarquer,
relativement aux insectes seuls : « Nous ne pouvons donc considérer
l'ensemble du phénomène que comme un fait purement local, et l'analogie
qui existe entre quelques faunes qui habitent la caverne du Mammouth
(Kentucky) et celles qui habitent les cavernes de la Carniole, que comme
l'expression de l'analogie qui s'observe généralement entre la faune de
l'Europe et celle de l'Amérique du Nord. » Dans l'hypothèse où je me
De l'Origine des Espèces
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATU... 169
place, nous devons supposer que les animaux américains, doués dans la
plupart des cas de la faculté ordinaire de la vue, ont quitté le monde
extérieur, pour s'enfoncer lentement et par générations successives dans les
profondeurs des cavernes du Kentucky, ou, comme l'ont fait d'autres
animaux, dans les cavernes de l'Europe. Nous possédons quelques preuves
de la gradation de cette habitude ; Schiödte ajoute en effet ; « Nous
pouvons donc regarder les faunes souterraines comme de petites
ramifications qui, détachées des faunes géographiques limitées du
voisinage, ont pénétré sous terre et qui, à mesure qu'elles se plongeaient
davantage dans l'obscurité, se sont accommodées à leurs nouvelles
conditions d'existence. Des animaux peu différents des formes ordinaires
ménagent la transition ; puis, viennent ceux conformés pour vivre dans un
demi−jour ; enfin, ceux destinés à l'obscurité complète et dont la structure
est toute particulière, » Je dois ajouter que ces remarques de Schiödte
s'appliquent, non à une même espèce, mais à plusieurs espèces distinctes.
Quand, après d'innombrables générations, l'animal atteint les plus grandes
profondeurs, le non−usage de l'organe a plus ou moins complètement
atrophié l'œil, et la sélection naturelle lui a, souvent aussi, donné une sorte
de compensation pour sa cécité en déterminant un allongement des
antennes. Malgré ces modifications, nous devons encore trouver certaines
affinités entre les habitants des cavernes de l'Amérique et les autres
habitants de ce continent, aussi bien qu'entre les habitants des cavernes de
l'Europe et ceux du continent européen. Or, le professeur Dana m'apprend
qu'il en est ainsi pour quelques−uns des animaux qui habitent les grottes
souterraines de l'Amérique ; quelques−uns des insectes qui habitent les
cavernes de l'Europe sont très voisins de ceux qui habitent la région
adjacente. Dans l'hypothèse ordinaire d'une création indépendante, il serait
difficile d'expliquer de façon rationnelle les affinités qui existent entre les
animaux aveugles des grottes et les autres habitants du continent. Nous
devons, d'ailleurs, nous attendre à trouver, chez les habitants des grottes
souterraines de l'ancien et du nouveau monde, l'analogie bien connue que
nous remarquons dans la plupart de leurs autres productions. Comme on
trouve en abondance, sur des rochers ombragés, loin des grottes, une
espèce aveugle de Bathyscia, la perte de la vue chez l'espèce de ce genre
qui habite les grottes souterraines, n'a probablement aucun rapport avec
De l'Origine des Espèces
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATU... 170
l'obscurité de son habitat ; il semble tout naturel, en effet, qu'un insecte
déjà privé de la vue s'adapte facilement à vivre dans les grottes obscures.
Un autre genre aveugle (Anophthalmus) offre, comme l'a fait remarquer
M. Murray, cette particularité remarquable, qu'on ne le trouve que dans les
cavernes ; en outre, ceux qui habitent les différentes cavernes de l'Europe
et de l'Amérique appartiennent à des espèces distinctes ; mais il est
possible que les ancêtres de ces différentes espèces, alors qu'ils étaient
doués de la vue, aient pu habiter les deux continents, puis s'éteindre, à
l'exception de ceux qui habitent les endroits retirés qu'ils occupent
actuellement. Loin d'être surpris que quelques−uns des habitants des
cavernes, comme l'Amblyopsis, poisson aveugle signalé par Agassiz, et le
Protée, également
aveugle, présentent de grandes anomalies dans leurs rapports avec les
reptiles européens, je suis plutôt étonné que nous ne retrouvions pas dans
les cavernes un plus grand nombre de représentants d'animaux éteints, en
raison du peu de concurrence à laquelle les habitants de ces sombres
demeures ont été exposés.
De l'Origine des Espèces
EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATU... 171
ACCLIMATATION.
Les habitudes sont héréditaires chez les plantes ; ainsi, par exemple,
l'époque de la floraison, les heures consacrées au sommeil, la quantité de
pluie nécessaire pour assurer la germination des graines, etc., et ceci me
conduit à dire quelques mots sur l'acclimatation. Comme rien n'est plus
ordinaire que de trouver des espèces d'un même genre dans des pays
chauds et dans des pays froids, il faut que l'acclimatation ait, dans la
longue série des générations, joué un rôle considérable, s'il est vrai que
toutes les espèces du même genre descendent d'une même souche. Chaque
espèce, cela est évident, est adaptée au climat du pays quelle habite ; les
espèces habitant une région arctique, ou même une région tempérée, ne
peuvent supporter le climat des tropiques, et vice versa. En outre,
beaucoup de plantes grasses ne peuvent supporter les climats humides.
Mais on a souvent exagéré le degré d'adaptation des espèces aux climats
sous lesquels elles vivent. C'est ce que nous pouvons conclure du fait que,
la plupart du temps, il nous est impossible de prédire si une plante
importée pourra supporter notre climat, et de cet autre fait, qu'un grand
nombre de plantes et d'animaux, provenant des pays les plus divers, vivent
chez nous en excellente santé. Nous avons raison de croire que les espèces
à l'état de nature sont restreintes à un habitat peu étendu, bien plus par suite
de la lutte qu'elles ont à soutenir avec d'autres êtres organisés, que par suite
de leur adaptation à un climat particulier. Que cette adaptation, dans la
plupart des cas, soit ou non très rigoureuse, nous n'en avons pas moins la
preuve que quelques plantes peuvent, dans une certaine mesure, s'habituer
naturellement à des températures différentes, c'est−à−dire s'acclimater. Le
docteur Hooker a recueilli des graines de pins et de rhododendrons sur des
individus de la même espèce, croissant à des hauteurs différentes sur
l'Himalaya ; or, ces graines, semées et cultivées en Angleterre, possèdent
des aptitudes constitutionnelles différentes relativement à la résistance au
froid. M. Thwaites m'apprend qu'il a observé des faits semblables à
Ceylan ; M. H.−C. Watson a fait des observations analogues sur des
ACCLIMATATION. 172
espèces européennes de plantes rapportées des Açores en Angleterre ; je
pourrais citer beaucoup d'autres exemples. À l'égard des animaux, on peut
citer plusieurs faits authentiques prouvant que, depuis les temps
historiques, certaines espèces ont émigré en grand nombre de latitudes
chaudes vers de plus froides, et réciproquement. Toutefois, nous ne
pouvons affirmer d'une façon positive que ces animaux étaient strictement
adaptés au climat de leur pays natal, bien que, dans la plupart des cas, nous
admettions que cela soit ; nous ne savons pas non plus s'ils se sont
subséquemment si bien acclimatés dans leur nouvelle patrie, qu'ils s'y sont
mieux adaptés qu'ils ne l'étaient dans le principe.
On pourrait sans doute acclimater facilement, dans des pays tout différents,
beaucoup d'animaux vivant aujourd'hui à l'état sauvage ; ce qui semble le
prouver, c'est que nos animaux domestiques ont été originairement choisis
par les sauvages, parce qu'ils leur étaient utiles et parce qu'ils se
reproduisaient facilement en domesticité, et non pas parce qu'on s'est
aperçu plus tard qu'on pouvait les transporter dans les pays les plus
différents. Cette faculté extraordinaire de nos animaux domestiques à
supporter les climats les plus divers, et, ce qui est une preuve encore plus
convaincante, à rester parfaitement féconds partout où on les transporte, est
sans doute un argument en faveur de la proposition que nous venons
d'émettre. Il ne faudrait cependant pas pousser cet argument trop loin ; en
effet, nos animaux domestiques descendent probablement de plusieurs
souches sauvages ; le sang, par exemple, d'un loup des régions tropicales et
d'un loup des régions arctiques peut se trouver mélangé chez nos races de
chiens domestiques. On ne peut considérer le rat et la souris comme des
animaux domestiques ; ils n'en ont pas moins été transportés par l'homme
dans beaucoup de parties du monde, et ils ont aujourd'hui un habitat
beaucoup plus considérable que celui des autres rongeurs ; ils supportent,
en effet, le climat froid des îles Féroë, dans l'hémisphère boréal, et des îles
Falkland, dans l'hémisphère austral, et le climat brûlant de bien des îles de
la zone torride. On peut donc considérer l'adaptation à un climat spécial
comme une qualité qui peut aisément se greffer sur cette large flexibilité de
constitution qui paraît inhérente à la plupart des animaux. Dans cette
hypothèse, la capacité qu'offre l'homme lui−même, ainsi que ses animaux
domestiques, de pouvoir supporter les climats les plus différents ; le fait
De l'Origine des Espèces
ACCLIMATATION. 173
que l'éléphant et le rhinocéros ont autrefois vécu sous un climat glacial,
tandis que les espèces existant actuellement habitent toutes les régions de
la zone torride, ne sauraient être considérés comme des anomalies, mais
bien comme des exemples d'une flexibilité ordinaire de constitution qui se
manifeste dans certaines circonstances particulières.
Quelle est la part qu'il faut attribuer aux habitudes seules ? quelle est celle
qu'il faut attribuer à la sélection naturelle de variétés ayant des
constitutions innées différentes ? quelle est celle enfin qu'il faut attribuer à
ces deux causes combinées dans l'acclimatation d'une espèce sous un
climat spécial ? C'est là une question très obscure. L'habitude ou la
coutume a sans doute quelque influence, s'il faut en croire l'analogie ; les
ouvrages sur l'agriculture et même les anciennes encyclopédies chinoises
donnent à chaque instant le conseil de transporter les animaux d'une région
dans une autre. En outre, comme il n'est pas probable que l'homme soit
parvenu à choisir tant de races et de sous−races, dont la constitution
convient si parfaitement aux pays qu'elles habitent, je crois qu'il faut
attribuer à l'habitude les résultats obtenus. D'un autre côté, la sélection
naturelle doit tendre inévitablement à conserver les individus doués d'une
constitution bien adaptée aux pays qu'ils habitent. On constate, dans les
traités sur plusieurs espèces de plantes cultivées, que certaines variétés
supportent mieux tel climat que tel autre. On en trouve la preuve dans les
ouvrages sur la pomologie publiés aux États−Unis ; on y recommande, en
effet, d'employer certaines variétés dans les États du Nord, et certaines
autres dans les États du Sud. Or, comme la plupart de ces variétés ont une
origine récente, on ne peut attribuer à l'habitude leurs différences
constitutionnelles. On a même cité, pour prouver que, dans certains cas,
l'acclimatation est impossible, l'artichaut de Jérusalem, qui ne se propage
jamais en Angleterre par semis et dont, par conséquent, on n'a pas pu
obtenir de nouvelles variétés ; on fait remarquer que cette plante est restée
aussi délicate qu'elle l'était. On a souvent cité aussi, et avec beaucoup plus
de raison, le haricot comme exemple ; mais on ne peut pas dire, dans ce
cas, que l'expérience ait réellement été faite, il faudrait pour cela que,
pendant une vingtaine de générations, quelqu'un prît la peine de semer des
haricots d'assez bonne heure pour qu'une grande partie fût détruite par le
froid ; puis, qu'on recueillît la graine des quelques survivants, en ayant soin
De l'Origine des Espèces
ACCLIMATATION. 174
d'empêcher les croisements accidentels ; puis, enfin, qu'on recommençât
chaque année cet essai en s'entourant des mêmes précautions. Il ne faudrait
pas supposer, d'ailleurs, qu'il n'apparaisse jamais de différences dans la
constitution des haricots, car plusieurs variétés sont beaucoup plus
rustiques que d'autres ; c'est là un fait dont j'ai pu observer moi−même des
exemples frappants.
En résumé, nous pouvons conclure que l'habitude ou bien que l'usage et le
non−usage des parties ont, dans quelques cas, joué un rôle considérable
dans les modifications de la constitution et de l'organisme ; nous pouvons
conclure aussi que ces causes se sont souvent combinées avec la sélection
naturelle de variations innées, et que les résultats sont souvent aussi
dominés par cette dernière cause.
De l'Origine des Espèces
ACCLIMATATION. 175
VARIATIONS CORRÉLATIVES.
J'entends par cette expression que les différentes parties de l'organisation
sont, dans le cours de leur croissance et de leur développement, si
intimement reliées les unes aux autres, que d'autres parties se modifient
quand de légères variations se produisent dans une partie quelconque et s'y
accumulent en vertu de l'action de la sélection naturelle. C'est là un sujet
fort important, que l'on connaît très imparfaitement et dans la discussion
duquel on peut facilement confondre des ordres de faits tout différents.
Nous verrons bientôt, en effet, que l'hérédité simple prend quelquefois une
fausse apparence de corrélation. On pourrait citer, comme un des exemples
les plus évidents de vraie corrélation, les variations de structure qui, se
produisant chez le jeune ou chez la larve, tendent à affecter la structure de
l'animal adulte. Les différentes parties homologues du corps, qui, au
commencement de la période embryonnaire, ont une structure identique, et
qui sont, par conséquent, exposées à des conditions semblables, sont
éminemment sujettes à varier de la même manière. C'est ainsi, par
exemple, que le côté droit et le côté gauche du corps varient de la même
façon ; que les membres antérieurs, que même la mâchoire et les membres
varient simultanément ; on sait que quelques anatomistes admettent
l'homologie de la mâchoire inférieure avec les membres. Ces tendances, je
n'en doute pas, peuvent être plus ou moins complètement dominées par la
sélection naturelle. Ainsi, il a existé autrefois une race de cerfs qui ne
portaient d'andouillers que d'un seul côté ; or, si cette particularité avait été
très avantageuse à cette race, il est probable que la sélection naturelle
l'aurait rendue permanente.
Les parties homologues, comme l'ont fait remarquer certains auteurs,
tendent à se souder, ainsi qu'on le voit souvent dans les monstruosités
végétales ; rien n'est plus commun, en effet, chez les plantes normalement
confrontées, que l'union des parties homologues, la soudure, par exemple
des pétales de la corolle en un seul tube. Les parties dures semblent
affecter la forme des parties molles adjacentes ; quelques auteurs pensent
VARIATIONS CORRÉLATIVES. 176
que la diversité des formes qu'affecte le bassin chez les oiseaux, détermine
la diversité remarquable que l'on observe dans la forme de leurs reins.
D'autres croient aussi que, chez l'espèce humaine, la forme du bassin de la
mère exerce par la pression une influence sur la forme de la tête de
l'enfant. Chez les serpents, selon Schlegel, la forme du corps et le mode de
déglutition déterminent la position et la forme de plusieurs des viscères les
plus importants.
La nature de ces rapports reste fréquemment obscure. M. Isidore Geoffroy
Saint−Hilaire insiste fortement sur ce point, que certaines déformations
coexistent fréquemment, tandis que d'autres ne s'observent que rarement
sans que nous puissions en indiquer la raison. Quoi de plus singulier que le
rapport qui existe, chez les chats, entre la couleur blanche, les yeux bleus
et la surdité ; ou, chez les mêmes animaux, entre le sexe femelle et la
coloration tricolore ; chez les pigeons, entre l'emplumage des pattes et les
pellicules qui relient les doigts externes ; entre l'abondance du duvet, chez
les pigeonneaux qui sortent de l'œuf, et la coloration de leur plumage
futur ; ou, enfin, le rapport qui existe chez le chien turc nu, entre les poils
et les dents, bien que, dans ce cas, l'homologie joue sans doute un rôle ? Je
crois même que ci dernier cas de corrélation ne peut pas être accidentel ; si
nous considérons, en effet, les deux ordres de mammifères dont
l'enveloppe dermique présente le plus d'anomalie, les cétacés (baleines) et
les édentés (tatous, fourmiliers, etc.), nous voyons qu'ils présentent aussi la
dentition la plus anormale ; mais, comme l'a fait remarquer M. Mivart, il y
a tant d'exceptions à cette règle, qu'elle a en somme peu de valeur.
Je ne connais pas d'exemple plus propre à démontrer l'importance des lois
de la corrélation et de la variation, indépendamment de l'utilité et, par
conséquent, de toute sélection naturelle, que la différence qui existe entre
les fleurs internes et externes de quelques composées et de quelques
ombellifères. Chacun a remarqué la différence qui existe entre les
fleurettes périphériques et les fleurettes centrales de la marguerite, par
exemple ; or, l'atrophie partielle ou complète des organes reproducteurs
accompagne souvent cette différence. En outre, les graines de
quelques−unes de ces plantes diffèrent aussi sous le rapport de la forme et
de la ciselure. On a quelquefois attribué ces différences à la pression des
involucres sur les fleurettes, ou à leurs pressions réciproques, et la forme
De l'Origine des Espèces
VARIATIONS CORRÉLATIVES. 177
des graines contenues dans les fleurettes périphériques de quelques
composées semble confirmer cette opinion ; mais, chez les ombellifères,
comme me l'apprend le docteur Hooker, ce ne sont certes pas les espèces
ayant les capitulées les plus denses dont les fleurs périphériques et
centrales offrent le plus fréquemment des différences. On pourrait penser
que le développement des pétales périphériques, en enlevant la nourriture
aux organes reproducteurs, détermine leur atrophie ; mais ce ne peut être,
en tout cas, la cause unique ; car, chez quelques composées, les graines des
fleurettes internes et externes diffèrent sans qu'il y ait aucune différence
dans les corolles. Il se peut que ces différences soient en rapport avec un
flux de nourriture différent pour les deux catégories de fleurettes ; nous
savons, tout au moins, que, chez les fleurs irrégulières, celles qui sont le
plus rapprochées de l'axe se montrent les plus sujettes à la pélorie,
c'est−à−dire à devenir symétriques de façon anormale. J'ajouterai comme
exemple de ce fait et comme cas de corrélation remarquable que, chez
beaucoup de pélargoniums, les deux pétales supérieurs de la fleur centrale
de la touffe perdent souvent leurs taches de couleur plus foncée ; cette
disposition est accompagnée de l'atrophie complète du nectaire adhérent, et
la fleur centrale devient ainsi pélorique ou régulière. Lorsqu'un des deux
pétales supérieurs est seul décoloré, le nectaire n'est pas tout à fait atrophié,
il est seulement très raccourci. Quant au développement de la corolle, il est
très probable, comme le dit Sprengel, que les fleurettes périphériques
servent à attirer les insectes, dont le concours est très utile ou même
nécessaire à la fécondation de la plante ; s'il en est ainsi, la sélection
naturelle a pu entrer en jeu. Mais il paraît impossible, en ce qui concerne
les graines, que leurs différences de formes, qui ne sont pas toujours en
corrélation avec certaines différences de la corolle, puissent leur être
avantageuses ; cependant, chez les Ombellifères, ces différences semblent
si importantes – les graines étant quelquefois orthospermes dans les fleurs
extérieures et cœlospermes dans les fleurs centrales – que de Candolle
l'aîné a basé sur ces caractères les principales divisions de l'ordre. Ainsi,
des modifications de structure, ayant une haute importance aux yeux des
classificateurs, peuvent être dues entièrement aux lois de la variation et de
la corrélation, sans avoir, autant du moins que nous pouvons en juger,
aucune utilité pour l'espèce.
De l'Origine des Espèces
VARIATIONS CORRÉLATIVES. 178
Nous pouvons quelquefois attribuer à tort à la variation corrélative des
conformations communes à des groupes entiers d'espèces, qui ne sont, en
fait, que le résultat de l'hérédité. Un ancêtre éloigné, en effet, a pu acquérir,
en vertu de la sélection naturelle, quelques modifications de conformation,
puis, après des milliers de générations, quelques autres modifications
indépendantes. Ces deux modifications, transmises ensuite à tout un
groupe de descendants ayant des habitudes diverses, pourraient donc être
naturellement regardées comme étant en corrélation nécessaire. Quelques
autres corrélations semblent évidemment dues au seul mode d'action de la
sélection naturelle. Alphonse de Candolle a remarqué, en effet, qu'on
n'observe jamais de graines ailées dans les fruits qui ne s'ouvrent pas.
J'explique ce fait par l'impossibilité où se trouve la sélection naturelle de
donner graduellement des ailes aux graines, si les capsules ne sont pas les
premières à s'ouvrir ; en effet, c'est dans ce cas seulement que les graines,
conformées de façon à être plus facilement emportées par le vent,
l'emporteraient sur celles moins bien adaptées pour une grande dispersion.
De l'Origine des Espèces
VARIATIONS CORRÉLATIVES. 179
COMPENSATION ET ÉCONOMIE DE
CROISSANCE.
Geoffroy Saint−Hilaire l'aîné et Gœthe ont formulé, à peu près à la même
époque, la loi de la compensation de croissance ; pour me servir des
expressions de Gœthe : « afin de pouvoir dépenser d'un côté, la nature est
obligée d'économiser de l'autre.» Cette règle s'applique, je crois, clans une
certaine mesure, à nos animaux domestiques ; si la nutrition se porte en
excès vers une partie ou vers un organe, il est rare qu'elle se porte, en
même temps, en excès tout au moins, vers un autre organe ; ainsi, il est
difficile de faire produire beaucoup de lait à une vache et de l'engraisser en
même temps. Les mêmes variétés de choux ne produisent pas en
abondance un feuillage nutritif et des graines oléagineuses. Quand les
graines que contiennent nos fruits tendent à s'atrophier, le fruit lui−même
gagne beaucoup en grosseur et en qualité. Chez nos volailles, la présence
d'une touffe de plumes sur la tête correspond à un amoindrissement de la
crête, et le développement de la barbe à une diminution des caroncules. Il
est difficile de soutenir que cette loi s'applique universellement chez les
espèces à l'état de nature ; elle est admise cependant par beaucoup de bons
observateurs, surtout par les botanistes. Toutefois, je ne donnerai ici aucun
exemple, car je ne vois guère comment on pourrait distinguer, d'un côté,
entre les effets d'une partie qui se développerait largement sous l'influence
de la sélection naturelle et d'une autre partie adjacente qui diminuerait, en
vertu de la même cause, ou par suite du non−usage ; et, d'un autre côté,
entre les effets produits par le défaut de nutrition d'une partie, grâce à
l'excès de croissance d'une autre partie adjacente. Je suis aussi disposé à
croire que quelques−uns des cas de compensation qui ont été cités, ainsi
que quelques autres faits, peuvent se confondre dans un principe plus
général, à savoir : que la sélection naturelle s'efforce constamment
d'économiser toutes les parties de l'organisme. Si une conformation utile
devient moins utile dans de nouvelles conditions d'existence, la diminution
de cette conformation s'ensuivra certainement, car il est avantageux pour
COMPENSATION ET ÉCONOMIE DE CROISSANCE. 180
l'individu de ne pas gaspiller de la nourriture au profit d'une conformation
inutile. C'est ainsi seulement que je puis expliquer un fait qui m'a beaucoup
frappé chez les cirripèdes, et dont on pourrait citer bien des exemples
analogues : quand un cirripède parasite vit à l'intérieur d'un autre cirripède,
et est par ce fait abrité et protégé, il perd plus ou moins complètement sa
carapace. C'est le cas chez l'Ibla mâle, et d'une manière encore plus
remarquable chez le Proteolepas. Chez tous les autres cirripèdes, la
carapace est formée par un développement prodigieux des trois segments
antérieurs de la tête, pourvus de muscles et de nerfs volumineux ; tandis
que, chez le Proteolepas parasite et abrité, toute la partie antérieure de la
tête est réduite à un simple rudiment, placé à la base d'antennes
préhensiles ; or, l'économie d'une conformation complexe et développée,
devenue superflue, constitue un grand avantage pour chaque individu de
l'espèce ; car, dans la lutte pour l'existence, à laquelle tout animal est
exposé, chaque Proteolepas a une meilleure chance de vivre, puisqu'il
gaspille moins d'aliments. C'est ainsi, je crois, que la sélection naturelle
tend, à la longue, à diminuer toutes les parties de l'organisation, dès
qu'elles deviennent superflues en raison d'un changement d'habitudes ;
mais elle ne tend en aucune façon à développer proportionnellement les
autres parties. Inversement, la sélection naturelle peut parfaitement réussir
à développer considérablement un organe, sans entraîner, comme
compensation indispensable, la réduction de quelques parties adjacentes.
De l'Origine des Espèces
COMPENSATION ET ÉCONOMIE DE CROISSANCE. 181
LES CONFORMATIONS MULTIPLES,
RUDIMENTAIRES ET D'ORGANISATION
INFÉRIEURE SONT VARIABLES.
Il semble de règle chez les variétés et chez les espèces, comme l'a fait
remarquer Isidore Geoffroy Saint−Hilaire, que, toutes les fois qu'une partie
ou qu'un organe se trouve souvent répété dans la conformation d'un
individu (par exemple les vertèbres chez les serpents et les étamines chez
les fleurs polyandriques), le nombre en est variable, tandis qu'il est
constant lorsque le nombre de ces mêmes parties est plus restreint. Le
même auteur, ainsi que quelques botanistes, ont, en outre, reconnu que les
parties multiples sont extrêmement sujettes à varier. En tant que, pour me
servir de l'expression du professeur Owen, cette répétition végétative est
un signe d'organisation inférieure, la remarque qui précède concorde avec
l'opinion générale des naturalistes, à savoir : que les êtres placés aux
degrés inférieurs de l'échelle de l'organisation sont plus variables que ceux
qui en occupent le sommet.
Je pense que, par infériorité dans l'échelle, on doit entendre ici que les
différentes parties de l'organisation n'ont qu'un faible degré de
spécialisation pour des fonctions particulières ; or, aussi longtemps que la
même partie a des fonctions diverses à accomplir, on s'explique peut−être
pourquoi elle doit rester variable, c'est−à−dire pourquoi la sélection
naturelle n'a pas conservé ou rejeté toutes les légères déviations de
conformation avec autant de rigueur que lorsqu'une partie ne sert plus qu'à
un usage spécial. On pourrait comparer ces organes à un couteau destiné à
toutes sortes d'usages, et qui peut, en conséquence, avoir une forme
quelconque, tandis qu'un outil destiné à un usage déterminé doit prendre
une forme particulière. La sélection naturelle, il ne faut jamais l'oublier, ne
peut agir qu'en se servant de l'individu, et pour son avantage.
On admet généralement que les parties rudimentaires sont sujettes à une
grande variabilité. Nous aurons à revenir sur ce point ; je me contenterai
LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENT... 182
d'ajouter ici que leur variabilité semble résulter de leur inutilité et de ce
que la sélection naturelle ne peut, en conséquence, empêcher des
déviations de conformation de se produire.
De l'Origine des Espèces
LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENT... 183
UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT
DÉVELOPPÉE CHEZ UNE ESPÈCE
QUELCONQUE COMPARATIVEMENT À
L'ÉTAT DE LA MÊME PARTIE CHEZ LES
ESPÈCES VOISINES, TEND À VARIER
BEAUCOUP.
M. Waterhouse a fait à ce sujet, il y a quelques années, une remarque qui
m'a beaucoup frappé. Le professeur Owen semble en être arrivé aussi à des
conclusions presque analogues. Je ne saurais essayer de convaincre qui que
ce soit de la vérité de la proposition ci−dessus formulée sans l'appuyer de
l'exposé d'une longue série de faits que j'ai recueillis sur ce point, mais qui
ne peuvent trouver place dans cet ouvrage.
Je dois me borner à constater que, dans ma conviction, c'est là une règle
très générale. Je sais qu'il y a là plusieurs causes d'erreur, mais j'espère en
avoir tenu suffisamment compte. Il est bien entendu que cette règle ne
s'applique en aucune façon aux parties, si extraordinairement développées
qu'elles soient, qui ne présentent pas un développement inusité chez une
espèce ou chez quelques espèces, comparativement à la même partie chez
beaucoup d'espèces très voisines. Ainsi, bien que, dans la classe des
mammifères, l'aile de la chauve−souris soit une conformation très
anormale, la règle ne saurait s'appliquer ici, parce que le groupe entier des
chauves−souris possède des ailes ; elle s'appliquerait seulement si une
espèce quelconque possédait des ailes ayant un développement
remarquable, comparativement aux ailes des autres espèces du même
genre. Mais cette règle s'applique de façon presque absolue aux caractères
sexuels secondaires, lorsqu'ils se manifestent d'une manière inusitée. Le
terme caractère sexuel secondaire, employé par Hunter, s'applique aux
caractères qui, particuliers à un sexe, ne se rattachent pas directement à
l'acte de la reproduction, La règle s'applique aux mâles et aux femelles,
UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOP... 184
mais plus rarement à celles−ci, parce qu'il est rare qu'elles possèdent des
caractères sexuels secondaires remarquables. Les caractères de ce genre,
qu'ils soient ou non développés d'une manière extraordinaire, sont très
variables, et c'est en raison de ce fait que la règle précitée s'applique si
complètement à eux ; je crois qu'il ne peut guère y avoir de doute sur ce
point. Mais les cirripèdes hermaphrodites nous fournissent la preuve que
notre règle ne s'applique pas seulement aux caractères sexuels
secondaires ; en étudiant cet ordre, je me suis particulièrement attaché à la
remarque de M. Waterhouse, et je suis convaincu que la règle s'applique
presque toujours. Dans un futur ouvrage, je donnerai la liste des cas les
plus remarquables que j'ai recueillis ; je me bornerai à citer ici un seul
exemple qui justifie la règle dans son application la plus étendue. Les
valves operculaires des cirripèdes sessiles (balanes) sont, dans toute
l'étendue du terme, des conformations très importantes et qui diffèrent
extrêmement peu, même chez les genres distincts. Cependant, chez les
différentes espèces de l'un de ces genres, le genre Pyrgoma, ces valves
présentent une diversification remarquable, les valves homologues ayant
quelquefois une forme entièrement dissemblable. L'étendue des variations
chez les individus d'une même espèce est telle, que l'on peut affirmer, sans
exagération, que les variétés de la même espèce diffèrent plus les unes des
autres par les caractères tirés de ces organes importants que ne le font
d'autres espèces appartenant à des genres distincts.
J'ai particulièrement examiné les oiseaux sous ce rapport, parce que, chez
ces animaux, les individus d'une même espèce, habitant un même pays,
varient extrêmement peu ; or, la règle semble certainement applicable à
cette classe. Je n'ai pas pu déterminer qu'elle s'applique aux plantes, mais
je dois ajouter que cela m'aurait fait concevoir des doutes sérieux sur sa
réalité, si l'énorme variabilité des végétaux ne rendait excessivement
difficile la comparaison de leur degré relatif de variabilité.
Lorsqu'une partie, ou un organe, se développe chez une espèce d'une façon
remarquable ou à un degré extraordinaire, on est fondé à croire que cette
partie ou cet organe a une haute importance pour l'espèce ; toutefois, la
partie est dans ce cas très sujette à varier. Pourquoi en est−il ainsi ? Je ne
peux trouver aucune explication dans l'hypothèse que chaque espèce a fait
l'objet d'un acte créateur spécial et que tous ses organes, dans le principe,
De l'Origine des Espèces
UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOP... 185
étaient ce qu'ils sont aujourd'hui. Mais, si nous nous plaçons dans
l'hypothèse que les groupes d'espèces descendent d'autres espèces à la suite
de modifications opérées par la sélection naturelle, on peut, je crois,
résoudre en partie cette question. Que l'on me permette d'abord quelques
remarques préliminaires. Si, chez nos animaux domestiques, on néglige
l'animal entier, ou un point quelconque de leur conformation, et qu'on
n'applique aucune sélection, la partie négligée (la crête, par exemple, chez
la poule Dorking) ou la race entière, cesse d'avoir un caractère uniforme ;
on pourra dire alors que la race dégénère. Or, le cas est presque identique
pour les organes rudimentaires, pour ceux qui n'ont été que peu spécialisés
en vue d'un but particulier et peut−être pour les groupes polymorphes ;
dans ces cas, en effet, la sélection naturelle n'a pas exercé ou n'a pas pu
exercer soit action, et l'organisme est resté ainsi dans un état flottant. Mais,
ce qui nous importe le plus ici, c'est que les parties qui, chez nos animaux
domestiques, subissent actuellement les changements les plus rapides en
raison d'une sélection continue, sont aussi celles qui sont très sujettes à
varier. Que l'on considère les individus d'une même race de pigeons et l'on
verra quelles prodigieuses différences existent chez les becs des culbutants,
chez les becs et les caroncules des messagers, dans le port et la queue des
paons, etc., points sur lesquels les éleveurs anglais portent aujourd'hui une
attention particulière. Il y a même des sous−races, comme celle des
culbutants courte−face, chez lesquelles il est très difficile d'obtenir des
oiseaux presque parfaits, car beaucoup s'écartent de façon considérable du
type admis. On peut réellement dire qu'il y a une lutte constante, d'un côté
entre la tendance au retour à un état moins parfait, aussi bien qu'une
tendance innée à de nouvelles variations, et d'autre part, avec l'influence
d'une sélection continue pour que la race reste pure. À la longue, la
sélection l'emporte, et nous ne mettons jamais en ligne de compte la pensée
que nous pourrions échouer assez misérablement pour obtenir un oiseau
aussi commun que le culbutant commun, d'un bon couple de culbutants
courte−face purs. Mais, aussi longtemps que la sélection agit
énergiquement, il faut s'attendre à de nombreuses variations dans les
parties qui sont sujettes à son action.
Examinons maintenant ce qui se passe à l'état de nature. Quand une partie
s'est développée d'une façon extraordinaire chez une espèce quelconque,
De l'Origine des Espèces
UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOP... 186
comparativement à ce qu'est la même partie chez les autres espèces du
même genre, nous pouvons conclure que cette partie a subi d'énormes
modifications depuis l'époque où les différentes espèces se sont détachées
de l'ancêtre commun de ce genre. Il est rare que cette époque soit
excessivement reculée, car il est fort rare que les espèces persistent
pendant plus d'une période géologique. De grandes modifications
impliquent une variabilité extraordinaire et longtemps continuée, dont les
effets ont été accumulés constamment par la sélection naturelle pour
l'avantage de l'espèce. Mais, comme la variabilité de la partie ou de
l'organe développé d'une façon extraordinaire a été très grande et très
continue pendant un laps de temps qui n'est pas excessivement long, nous
pouvons nous attendre, en règle générale, à trouver encore aujourd'hui plus
de variabilité dans cette partie que dans les autres parties de l'organisation,
qui sont restées presque constantes depuis une époque bien plus reculée.
Or, je suis convaincu que c'est là la vérité. Je ne vois aucune raison de
douter que la lutte entre la sélection naturelle d'une part, avec la tendance
au retour et la variabilité d'autre part, ne cesse dans le cours des temps, et
que les organes développés de la façon la plus anormale ne deviennent
constants. Aussi, d'après notre théorie, quand un organe, quelque anormal
qu'il soit, se transmet à peu près dans le même état à beaucoup de
descendants modifiés, l'aile de la chauve−souris, par exemple, cet organe a
dû exister pendant une très longue période à peu près dans le même état, et
il a fini par n'être pas plus variable que toute autre conformation. C'est
seulement dans les cas où la modification est comparativement récente et
extrêmement considérable, que nous devons nous attendre à trouver
encore, à un haut degré de développement, la variabilité générative,
comme on pourrait l'appeler. Dans ce cas, en effet, il est rare que la
variabilité ait déjà été fixée par la sélection continue des individus variant
au degré et dans le sens voulu, et par l'exclusion continue des individus qui
tendent à faire retour vers un état plus ancien et moins modifié.
De l'Origine des Espèces
UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOP... 187
LES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES SONT
PLUS VARIABLES QUE LES CARACTÈRES
GÉNÉRIQUES.
On peut appliquer au sujet qui va nous occuper le principe que nous
venons de discuter. Il est notoire que les caractères spécifiques sont plus
variables que les caractères génériques. Je cite un seul exemple pour faire
bien comprendre ma pensée : si un grand genre de plantes renferme
plusieurs espèces, les unes portant des fleurs bleues, les autres des fleurs
rouges, la coloration n'est qu'un caractère spécifique, et personne ne sera
surpris de ce qu'une espèce bleue devienne rouge et réciproquement ; si, au
contraire, toutes les espèces portent des fleurs bleues, la coloration devient
un caractère générique, et la variabilité de cette coloration constitue un fait
beaucoup plus extraordinaire.
J'ai choisi cet exemple parce que l'explication qu'en donneraient la plupart
des naturalistes ne pourrait pas s'appliquer ici ; ils soutiendraient, en effet,
que les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères
génériques, parce que les premiers impliquent des parties ayant une
importance physiologique moindre que ceux que l'on considère
ordinairement quand il s'agit de classer un genre. Je crois que cette
explication est vraie en partie, mais seulement de façon indirecte ; j'aurai,
d'ailleurs, à revenir sur ce point en traitant de la classification. Il serait
presque superflu de citer des exemples pour prouver que les caractères
spécifiques ordinaires sont plus variables que les caractères génériques ;
mais, quand il s'agit de caractères importants, j'ai souvent remarqué, dans
les ouvrages sur l'histoire naturelle, que, lorsqu'un auteur s'étonne que
quelque organe important, ordinairement très constant, dans un groupe
considérable d'espèces diffère beaucoup chez des espèces très voisines, il
est souvent variable chez les individus de la même espèce. Ce fait prouve
qu'un caractère qui a ordinairement une valeur générique devient souvent
variable lorsqu'il perd de sa valeur et descend au rang de caractère
LES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES SONT PLUS ... 188
spécifique, bien que son importance physiologique puisse rester la même.
Quelque chose d'analogue s'applique aux monstruosités ; Isidore Geoffroy
Saint−Hilaire, tout au moins, ne met pas en doute que, plus un organe
diffère normalement chez les différentes espèces du même groupe, plus il
est sujet à des anomalies chez les individus.
Dans l'hypothèse ordinaire d'une création indépendante pour chaque
espèce, comment pourrait−il se faire que la partie de l'organisme qui
diffère de la même partie chez d'autres espèces du même genre, créées
indépendamment elles aussi, soit plus variable que les parties qui se
ressemblent beaucoup chez les différentes espèces de ce genre ? Quant à
moi, je ne crois pas qu'il soit possible d'expliquer ce fait. Au contraire,
dans l'hypothèse que les espèces ne sont que des variétés fortement
prononcées et persistantes, on peut s'attendre la plupart du temps à ce que
les parties de leur organisation qui ont varié depuis une époque
comparativement récente et qui par suite sont devenues différentes,
continuent encore à varier. Pour poser la question en d'autres termes : on
appelle caractères génériques les points par lesquels toutes les espèces d'un
genre se ressemblent et ceux par lesquels elles diffèrent des genres
voisins ; on peut attribuer ces caractères à un ancêtre commun qui les a
transmis par hérédité à ses descendants, car il a dû arriver bien rarement
que la sélection naturelle ait modifié, exactement de la même façon,
plusieurs espèces distinctes adaptées à des habitudes plus ou moins
différentes ; or, comme ces prétendus caractères génériques ont été
transmis par hérédité avant l'époque où les différentes espèces se sont
détachées de leur ancêtre commun et que postérieurement ces caractères
n'ont pas varié, ou que, s'ils diffèrent, ils ne le font qu'à un degré
extrêmement minime, il n'est pas probable qu'ils varient actuellement.
D'autre part, on appelle caractères spécifiques les points par lesquels les
espèces diffèrent des autres espaces du même genre ; or, comme ces
caractères spécifiques ont varié et se sont différenciés depuis l'époque où
les espèces se sont écartées de l'ancêtre commun, il est probable qu'ils sont
encore variables dans une certaine mesure ; tout au moins, ils sont plus
variables que les parties de l'organisation qui sont restées constantes depuis
une très longue période.
De l'Origine des Espèces
LES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES SONT PLUS ... 189
LES CARACTÈRES SEXUELS
SECONDAIRES SONT VARIABLES.
Je pense que tous les naturalistes admettront, sans qu'il soit nécessaire
d'entrer dans aucun détail, que les caractères sexuels secondaires sont très
variables. On admettra aussi que les espèces d'un même groupe diffèrent
plus les unes des autres sous le rapport des caractères sexuels secondaires
que dans les autres parties de leur organisation : que l'on compare, par
exemple, les différences qui existent entre les gallinacés mâles, chez
lesquels les caractères sexuels secondaires sont très développés, avec les
différences qui existent entre les femelles. La cause première de la
variabilité de ces caractères n'est pas évidente ; mais nous comprenons
parfaitement pourquoi ils ne sont pas aussi persistants et aussi uniformes
que les autres caractères ; ils sont, en effet, accumulés par la sélection
sexuelle, dont l'action est moins rigoureuse que celle de la sélection
naturelle ; la première, en effet, n'entraîne pas la mort, elle se contente de
donner moins de descendants aux mâles moins favorisés. Quelle que
puisse être la cause de la variabilité des caractères sexuels secondaires, la
sélection sexuelle a un champ d'action très étendu, ces caractères étant très
variables ; elle a pu ainsi déterminer, chez les espèces d'un même groupe,
des différences plus grandes sous ce rapport que sous tous les autres.
Il est un fait assez remarquable, c'est que les différences secondaires entre
les deux sexes de la même espèce portent précisément sur les points
mêmes de l'organisation par lesquels les espèces d'un même genre diffèrent
les unes des autres. Je vais citer à l'appui de cette assertion les deux
premiers exemples qui se trouvent sur ma liste ; or, comme les différences,
dans ces cas, sont de nature très extraordinaire, il est difficile de croire que
les rapports qu'ils présentent soient accidentels. Un même nombre
d'articulations des tarses est un caractère commun à des groupes très
considérables de coléoptères ; or, comme l'a fait remarquer Westwood, le
nombre de ces articulations varie beaucoup chez les engidés, et ce nombre
diffère aussi chez les deux sexes de la même espèce. De même, chez les
LES CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES SO... 190
hyménoptères fouisseurs, le mode de nervation des ailes est un caractère de
haute importance, parce qu'il est commun à des groupes considérables ;
mais la nervation, dans certains genres, varie chez les diverses espèces et
aussi chez les deux sexes d'une même espèce. Sir J. Lubbock a récemment
fait remarquer que plusieurs petits crustacés offrent d'excellents exemples
de cette loi. « Ainsi, chez le Pontellus, ce sont les antennes antérieures et la
cinquième paire de pattes qui constituent les principaux caractères
sexuels ; ce sont aussi ces organes qui fournissent les principales
différences spécifiques. » Ce rapport a pour moi une signification très
claire ; je considère que toutes les espèces d'un même genre descendent
aussi certainement d'un ancêtre commun, que les deux sexes d'une même
espèce descendent du même ancêtre. En conséquence, si une partie
quelconque de l'organisme de l'ancêtre commun, ou de ses premiers
descendants, est devenue variable, il est très probable que la sélection
naturelle et la sélection sexuelle se sont emparées des variations de cette
partie pour adapter les différentes espèces à occuper diverses places dans
l'économie de la nature, pour approprier l'un à l'autre les deux sexes de la
même espèce, et enfin pour préparer les mâles à lutter avec d'autres mâles
pour la possession des femelles.
J'en arrive donc à conclure à la connexité intime de tous les principes
suivants, à savoir : la variabilité ; plus grande des caractères spécifiques,
c'est−à−dire ceux qui distinguent les espèces les unes des autres,
comparativement à celle des caractères génériques, c'est−à−dire les
caractères possédés en commun par toutes les espèces d'un genre ; –
l'excessive variabilité que présente souvent un point quelconque lorsqu'il
est développé chez une espèce d'une façon extraordinaire,
comparativement à ce qu'il est chez les espèces congénères ; et le peu de
variabilité d'un point, quelque développé qu'il puisse être, s'il est commun
à un groupe tout entier d'espèces ; – la grande variabilité des caractères
sexuels secondaires et les différences considérables qu'ils présentent chez
des espèces très voisines ; – les caractères sexuels secondaires se
manifestant généralement sur ces points mêmes de l'organisme où portent
les différences spécifiques ordinaires. Tous ces principes dérivent
principalement de ce que les espèces d'un même groupe descendent d'un
ancêtre commun qui leur a transmis par hérédité beaucoup de caractères
De l'Origine des Espèces
LES CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES SO... 191
communs ; – de ce que les parties qui ont récemment varié de façon
considérable ont plus de tendance à continuer de le faire que les parties
fixes qui n'ont pas varié depuis longtemps ; – de ce que la sélection
naturelle a, selon le laps de temps écoulé ; maîtrisé plus ou moins
complètement la tendance au retour et à de nouvelles variations ; – de ce
que la sélection sexuelle est moins rigoureuse que la sélection naturelle ; –
enfin, de ce que la sélection naturelle et la sélection sexuelle ont accumulé
les variations dans les mêmes parties et les ont adaptées ainsi à diverses
fins, soit sexuelles, soit ordinaires.
De l'Origine des Espèces
LES CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES SO... 192
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT
DES VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE
SORTE QU'UNE VARIÉTÉ D'UNE ESPÈCE
REVÊT SOUVENT UN CARACTÈRE
PROPRE À UNE ESPÈCE VOISINE, OU FAIT
RETOUR À QUELQUES−UNS DES
CARACTÈRES D'UN ANCÊTRE ÉLOIGNÉ.
On comprendra facilement ces propositions en examinant nos races
domestiques. Les races les plus distinctes de pigeons, dans des pays très
éloignés les uns des autres, présentent des sous−variétés caractérisées par
des plumes renversées sur la tête et par des pattes emplumées ; caractères
que ne possédait pas le biset primitif ; c'est là un exemple de variations
analogues chez deux ou plusieurs races distinctes. La présence fréquente,
chez le grosse−gorge, de quatorze et même de seize plumes caudales peut
être considérée comme une variation représentant la conformation normale
d'une autre race, le pigeon paon. Tout le monde admettra, je pense, que ces
variations analogues proviennent de ce qu'un ancêtre commun a transmis
par hérédité aux différentes races de pigeons une même constitution et une
tendance à la variation, lorsqu'elles sont exposées à des influences
inconnues semblables. Le règne végétal nous fournit un cas de variations
analogues dans les tiges renflées, ou, comme on les désigne
habituellement, dans les racines du navet de Suède et du rutabaga, deux
plantes que quelques botanistes regardent comme des variétés descendant
d'un ancêtre commun et produites par la culture ; s'il n'en était pas ainsi, il
y aurait là un cas de variation analogue entre deux prétendues espèces
distinctes, auxquelles on pourrait en ajouter une troisième, le navet
ordinaire. Dans l'hypothèse de la création indépendante des espèces, nous
aurions à attribuer cette similitude de développement des tiges chez les
trois plantes, non pas à sa vraie cause, c'est−à−dire à la communauté de
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 193
descendance et à la tendance à varier dans une même direction qui en est la
conséquence, mais à trois actes de création distincts, portant sur des formes
extrêmement voisines. Naudin a observé plusieurs cas semblables de
variations analogues dans la grande famille des cucurbitacées, et divers
savants chez les céréales. M. Walsh a discuté dernièrement avec beaucoup
de talent divers cas semblables qui se présentent chez les insectes à l'état
de nature, et il les a groupés sous sa loi d'égale variabilité.
Toutefois, nous rencontrons un autre cas chez les pigeons, c'est−à−dire
l'apparition accidentelle, chez toutes les races, d'une coloration
bleu−ardoise, des deux bandes noires sur les ailes, des reins blancs, avec
une barre à l'extrémité de la queue, dont les plumes extérieures sont, près
de leur base, extérieurement bordées de blanc. Comme ces différentes
marques constituent un caractère de l'ancêtre commun, le biset, on ne
saurait, je crois, contester que ce soit là un cas de retour et non pas une
variation nouvelle et analogue qui apparaît chez plusieurs races. Nous
pouvons, je pense, admettre cette conclusion en toute sécurité ; car, comme
nous l'avons vu, ces marques colorées sont très sujettes à apparaître chez
les petits résultant du croisement de deux races distinctes ayant une
coloration différente ; or, dans ce cas, il n'y a rien dans les conditions
extérieures de l'existence, sauf l'influence du croisement sur les lois de
l'hérédité, qui puisse causer la réapparition de la couleur bleu−ardoise
accompagnée des diverses autres marques.
Sans doute, il est très surprenant que des caractères réapparaissent après
avoir disparu pendant un grand nombre de générations, des centaines
peut−être. Mais, chez une race croisée une seule fois avec une autre race,
la descendance présente accidentellement, pendant plusieurs générations –
quelques auteurs disent pendant une douzaine ou même pendant une
vingtaine – une tendance à faire retour aux caractères de la race étrangère.
Après douze générations, la proportion du sang, pour employer une
expression vulgaire, de l'un des ancêtres n'est que de 1 sur 2048 ; et
pourtant, comme nous le voyons, on croit généralement que cette
proportion infiniment petite de sang étranger suffit à déterminer une
tendance au retour. Chez une race qui n'a pas été croisée, mais chez
laquelle les deux ancêtres souche ont perdu quelques caractères que
possédait leur ancêtre commun, la tendance à faire retour vers ce caractère
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 194
perdu pourrait, d'après tout ce que nous pouvons savoir, se transmettre de
façon plus ou moins énergique pendant un nombre illimité de générations.
Quand un caractère perdu reparaît chez une race après un grand nombre de
générations, l'hypothèse la plus probable est, non pas que l'individu affecté
se met soudain à ressembler à un ancêtre dont il est séparé par plusieurs
centaines de générations, mais que le caractère en question se trouvait à
l'état latent chez les individus de chaque génération successive et qu'enfin
ce caractère s'est développé sous l'influence de conditions favorables, dont
nous ignorons la nature. Chez les pigeons barbes, par exemple, qui
produisent très rarement des oiseaux bleus, il est probable qu'il y a chez les
individus de chaque génération une tendance latente à la reproduction du
plumage bleu. La transmission de cette tendance, pendant un grand nombre
de générations, n'est pas plus difficile à comprendre que la transmission
analogue d'organes rudimentaires complètement inutiles. La simple
tendance à produire un rudiment est même quelquefois héréditaire.
Comme nous supposons que toutes les espèces d'un même genre
descendent d'un ancêtre commun, nous pourrions nous attendre à ce
qu'elles varient accidentellement de façon analogue ; de telle sorte que les
variétés de deux ou plusieurs espèces se ressembleraient, ou qu'une variété
ressemblerait par certains caractères à une autre espèce distincte – celle−ci
n'étant, d'après notre théorie, qu'une variété permanente bien accusée. Les
caractères exclusivement dus à une variation analogue auraient
probablement peu d'importance, car la conservation de tous les caractères
importants est déterminée par la sélection naturelle, qui les approprie aux
habitudes différentes de l'espèce. On pourrait s'attendre, en outre, à ce que
les espèces du même genre présentassent accidentellement des caractères
depuis longtemps perdus. Toutefois, comme nous ne connaissons pas
l'ancêtre commun d'un groupe naturel quelconque, nous ne pourrons
distinguer entre les caractères dus à un retour et ceux qui proviennent de
variations analogues. Si, par exemple, nous ignorions que le Biset, souche
de nos pigeons domestiques, n'avait ni plumes aux pattes, ni plumes
renversées sur la tête, il nous serait impossible de dire s'il faut attribuer ces
caractères à un fait de retour ou seulement à des variations analogues ;
mais nous aurions pu conclure que la coloration bleue est un cas de retour,
à cause du nombre des marques qui sont en rapport avec cette nuance,
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 195
marques qui, selon toute probabilité, ne reparaîtraient pas toutes ensemble
au cas d'une simple variation ; nous aurions été, d'ailleurs, d'autant plus
fondés à en arriver à cette conclusion, que la coloration bleue et les
différentes marques reparaissent très souvent quand on croise des races
ayant une coloration différente. En conséquence, bien que, chez les races
qui vivent à l'état de nature, nous ne puissions que rarement déterminer
quels sont les cas de retour à un caractère antérieur, et quels sont ceux qui
constituent une variation nouvelle, mais analogue, nous devrions toutefois,
d'après notre théorie, trouver quelquefois chez les descendants d'une
espèce en voie de modification des caractères qui existent déjà chez
d'autres membres du même groupe. Or, c'est certainement ce qui arrive.
La difficulté que l'on éprouve à distinguer les espèces variables provient,
en grande partie, de ce que les variétés imitent, pour ainsi dire, d'autres
espèces du même genre. On pourrait aussi dresser un catalogue
considérable de formes intermédiaires entre deux autres formes qu'on ne
peut encore regarder que comme des espèces douteuses ; or, ceci prouve
que les espèces, en variant, ont revêtu quelques caractères appartenant à
d'autres espèces, à moins toutefois que l'on n'admette une création
indépendante pour chacune de ces formes très voisines. Toutefois, nous
trouvons la meilleure preuve de variations analogues dans les parties ou les
organes qui ont un caractère constant, mais qui, cependant, varient
accidentellement de façon à ressembler, dans une certaine mesure, à la
même partie ou au même organe chez une espèce voisine. J'ai dressé une
longue liste de ces cas, mais malheureusement je me trouve dans
l'impossibilité de pouvoir la donner ici. Je dois donc me contenter
d'affirmer que ces cas se présentent certainement et qu'ils sont très
remarquables.
Je citerai toutefois un exemple curieux et compliqué, non pas en ce qu'il
affecte un caractère important, mais parce qu'il se présente chez plusieurs
espèces du même genre, dont les unes sont réduites à l'état domestique et
dont les autres vivent à l'état sauvage. C'est presque certainement là un cas
de retour. L'âne porte quelquefois sur les jambes des raies transversales
très distinctes, semblables à celles qui se trouvent sur les jambes du zèbre ;
on a affirmé que ces raies sont beaucoup plus apparentes chez l'ânon, et les
renseignements que je me suis procurés à cet égard confirment le fait. La
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 196
raie de l'épaule est quelquefois double et varie beaucoup sous le rapport de
la couleur et du dessin. On a décrit un âne blanc, mais non pas albinos, qui
n'avait aucune raie, ni sur l'épaule ni sur le dos ; – ces deux raies d'ailleurs
sont quelquefois très faiblement indiquées ou font absolument défaut chez
les ânes de couleur foncée. On a vu, dit−on, le koulan de Pallas avec une
double raie sur l'épaule. M. Blyth a observé une hémione ayant sur l'épaule
une raie distincte, bien que cet animal n'en porte ordinairement pas. Le
colonel Poole m'a informé, en outre, que les jeunes de cette espèce ont
ordinairement les jambes rayées et une bande faiblement indiquée sur
l'épaule. Le quagga, dont le corps est, comme celui du zèbre, si
complètement rayé, n'a cependant pas de raies aux jambes ; toutefois, le
docteur Gray a dessiné un de ces animaux dont les jarrets portaient des
zébrures très distinctes.
En ce qui concerne le cheval recueilli en Angleterre des exemples de la
raie dorsale, chez des chevaux appartenant aux races les plus distinctes et
ayant des robes de toutes les couleurs. Les barres transversales sur les
jambes ne sont pas rares chez les chevaux isabelle et chez ceux poil de
souris ; je les ai observées en outre chez un alezan ; on aperçoit
quelquefois une légère raie sur l'épaule des chevaux isabelle et j'en ai
remarqué une faible trace chez un cheval bai. Mon fils a étudié avec soin et
a dessiné un cheval de trait belge, de couleur isabelle, ayant les jambes
rayées et une double raie sur chaque épaule ; j'ai moi−même eu l'occasion
de voir un poney isabelle du Devonshire, et on m'a décrit avec soin un petit
poney ayant la même robe, originaire du pays de Galles, qui, tous deux,
portaient trois raies parallèles sur chaque épaule. Dans la région
nord−ouest de l'Inde, la race des chevaux Kattywar est si généralement
rayée, que, selon le colonel Poole, qui a étudié cette race pour le
gouvernement indien, on ne considère pas comme de race pure un cheval
dépourvu de raies. La raie dorsale existe toujours, les jambes sont
ordinairement rayées, et la raie de l'épaule, très commune, est quelquefois
double et même triple. Les raies, souvent très apparentes chez le poulain,
disparaissent quelquefois complètement chez les vieux chevaux. Le
colonel Poole a eu l'occasion de voir des chevaux Kattywar gris et bais
rayés au moment de la mise bas. Des renseignements qui m'ont été fournis
par M. W.−W. Edwards, m'autorisent à croire que, chez le cheval de
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 197
course anglais, la raie dorsale est beaucoup plus commune chez le poulain
que chez l'animal adulte. J'ai moi−même élevé récemment un poulain
provenant d'une jument baie (elle−même produit d'un cheval turcoman et
d'une jument flamande) par un cheval de course anglais, ayant une robe
baie ; ce poulain, à l'âge d'une semaine, présentait sur son train postérieur
et sur son front de nombreuses zébrures foncées très étroites et de légères
raies sur les jambes ; toutes ces raies disparurent bientôt complètement.
Sans entrer ici dans de plus amples détails, je puis constater que j'ai entre
les mains beaucoup de documents établissant de façon positive l'existence
de raies sur les jambes et sur les épaules de chevaux appartenant aux races
les plus diverses et provenant de tous les pays, depuis l'Angleterre jusqu'à
la Chine, et depuis la Norvège, au nord, jusqu'à l'archipel Malais, au sud.
Dans toutes les parties du monde, les raies se présentent le plus souvent
chez les chevaux isabelle et poil de souris ; je comprends, sous le terme
isabelle, une grande variété de nuances s'étendant entre le brun noirâtre,
d'une part, et la teinte café au lait, de l'autre.
Je sais que le colonel Hamilton Smith, qui a écrit sur ce sujet, croit que les
différentes races de chevaux descendent de plusieurs espèces primitives,
dont l'une ayant la robe isabelle était rayée, et il attribue à d'anciens
croisements avec cette souche tous les cas que nous venons de décrire.
Mais on peut rejeter cette manière de voir, car il est fort improbable que le
gros cheval de trait belge, que les poneys du pays de Galles, le double
poney de la Norvège, la race grêle de Kattywar, etc., habitant les parties du
globe les plus éloignées, aient tous été croisés avec une même souche
primitive supposée.
Examinons maintenant les effets des croisements entre les différentes
espèces du genre cheval. Rollin affirme que le mulet ordinaire, produit de
l'âne et du cheval, est particulièrement sujet à avoir les jambes rayées ;
selon M. Gosse, neuf mulets sur dix se trouvent dans ce cas, dans certaines
parties des États−Unis. J'ai vu une fois un mulet dont les jambes étaient
rayées au point qu'on aurait pu le prendre pour un hybride du zèbre ; M.
W.−C. Martin, dans son excellent Traité sur le cheval, a représenté un
mulet semblable. J'ai vu quatre dessins coloriés représentant des hybrides
entre l'âne et le zèbre ; or, les jambes sont beaucoup plus rayées que le
reste du corps ; l'un d'eux, en outre, porte une double raie sur l'épaule.
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 198
Chez le fameux hybride obtenu par lord Morton, du croisement d'une
jument alezane avec un quagga, l'hybride, et même les poulains purs que la
même jument donna subséquemment avec un cheval arabe noir, avaient
sur les jambes des raies encore plus prononcées qu'elles ne le sont chez le
quagga pur. Enfin, et c'est là un des cas les plus remarquables, le docteur
Gray a représenté un hybride (il m'apprend que depuis il a eu l'occasion
d'en voir un second exemple) provenant du croisement d'un âne et d'une
hémione ; bien que l'âne n'ait qu'accidentellement des raies sur les jambes
et qu'elles fassent défaut, ainsi que la raie sur l'épaule, chez l'hémione, cet
hybride avait, outre des raies sur les quatre jambes, trois courtes raies sur
l'épaule, semblables à celles du poney isabelle du Devonshire et du poney
isabelle du pays de Galles que nous avons décrits ; il avait, en outre,
quelques marques zébrées sur les côtés de la face. J'étais si convaincu,
relativement, à ce dernier fait, que pas une de ces raies ne peut provenir de
ce qu'on appelle ordinairement le hasard, que le fait seul de l'apparition de
ces zébrures de la face, chez l'hybride de l'âne et de l'hémione, m'engagea à
demander au colonel Poole si de pareils caractères n'existaient pas chez la
race de Kattywar, si éminemment sujette à présenter des raies, question à
laquelle, comme nous l'avons vu, il m'a répondu affirmativement.
Or, quelle conclusion devons−nous tirer de ces divers faits ? Nous voyons
plusieurs espèces distinctes du genre cheval qui, par de simples variations,
présentent des raies sur les jambes, comme le zèbre, ou sur les épaules,
comme l'âne. Cette tendance augmente chez le cheval dès que paraît la
robe isabelle, nuance qui se rapproche de la coloration générale des autres
espèces du genre. Aucun changement de forme, aucun autre caractère
nouveau n'accompagne l'apparition des raies. Cette même tendance à
devenir rayé se manifeste plus fortement chez les hybrides provenant de
l'union des espèces les plus distinctes. Or, revenons à l'exemple des
différentes races de pigeons : elles descendent toutes d'un pigeon (en y
comprenant deux ou trois sous−espèces ou races géographiques) ayant une
couleur bleuâtre et portant, en outre, certaines raies et certaines marques ;
quand une race quelconque de pigeons revêt, par une simple variation, la
nuance bleuâtre, ces raies et ces autres marques reparaissent
invariablement, mais sans qu'il se produise aucun autre changement de
forme ou de caractère. Quand on croise les races les plus anciennes et les
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 199
plus constantes, affectant différentes couleurs, on remarque une forte
tendance à la réapparition, chez l'hybride, de la teinte bleuâtre, des raies et
des marques. J'ai dit que l'hypothèse la plus probable pour expliquer la
réapparition de caractères très anciens est qu'il y a chez les jeunes de
chaque génération successive une tendance à revêtir un caractère depuis
longtemps perdu, et que cette tendance l'emporte quelquefois en raison de
causes inconnues. Or, nous venons de voir que, chez plusieurs espèces du
genre cheval, les raies sont plus prononcées ou reparaissent plus
ordinairement chez le jeune que chez l'adulte. Que l'on appelle espèces ces
races de pigeons, dont plusieurs sont constantes depuis des siècles, et l'on
obtient un cas exactement parallèle à celui des espèces du genre cheval !
Quant à moi, remontant par la pensée à quelques millions de générations
en arrière, j'entrevois un animal rayé comme le zèbre, mais peut−être d'une
construction très différente sous d'autres rapports, ancêtre commun de
notre cheval domestique (que ce dernier descende ou non de plusieurs
souches sauvages), de l'âne, de l'hémione, du quagga et du zèbre.
Quiconque admet que chaque espèce du genre cheval a fait l'objet d'une
création indépendante est disposé à admettre, je présume, que chaque
espèce a été créée avec une tendance à la variation, tant à l'état sauvage
qu'à l'état domestique, de façon à pouvoir revêtir accidentellement les raies
caractéristiques des autres espèces du genre ; il doit admettre aussi que
chaque espèce a été créée avec une autre tendance très prononcée, à savoir
que, croisée avec des espèces habitant les points du globe les plus éloignés,
elle produit des hybrides ressemblant par leurs raies, non à leurs parents,
mais à d'autres espèces du genre. Admettre semblable hypothèse c'est
vouloir substituer à une cause réelle une cause imaginaire, ou tout au
moins inconnue ; c'est vouloir, en un mot, faire de l'œuvre divine une
dérision et une déception. Quant à moi, j'aimerais tout autant admettre,
avec les cosmogonistes ignorants d'il y a quelques siècles, que les coquilles
fossiles n'ont jamais vécu, mais qu'elles ont été créées en pierre pour imiter
celles qui vivent sur le rivage de la mer.
De l'Origine des Espèces
LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES... 200
RÉSUMÉ.
Notre ignorance en ce qui concerne les lois de la variation est bien
profonde. Nous ne pouvons pas, une fois sur cent, prétendre indiquer les
causes d'une variation quelconque. Cependant, toutes les fois que nous
pouvons réunir les termes d'une comparaison, nous remarquons que les
mêmes lois semblent avoir agi pour produire les petites différences qui
existent entre les variétés d'une même espèce, et les grandes différences
qui existent entre les espèces d'un même genre. Le changement des
conditions ne produit généralement qu'une variabilité flottante, mais
quelquefois aussi des effets directs et définis ; or, ces effets peuvent à la
longue devenir très prononcés, bien que nous ne puissions rien affirmer,
n'ayant pas de preuves suffisantes à cet égard. L'habitude, en produisant
des particularités constitutionnelles, l'usage en fortifiant les organes, et le
défaut d'usage en les affaiblissant ou en les diminuant, semblent, dans
beaucoup de cas, avoir exercé une action considérable. Les parties
homologues tendent à varier d'une même manière et à se souder. Les
modifications des parties dures et externes affectent quelquefois les parties
molles et internes. Une partie fortement développée tend peut−être à attirer
à elle la nutrition des parties adjacentes, et toute partie de la conformation
est économisée, qui peut l'être sans inconvénient. Les modifications de la
conformation, pendant le premier âge, peuvent affecter des parties qui se
développent plus tard ; il se produit, sans aucun doute, beaucoup de cas de
variations corrélatives dont nous ne pouvons comprendre la nature. Les
parties multiples sont variables, au point de vue du nombre et de la
conformation, ce qui provient peut−être de ce que ces parties n'ayant pas
été rigoureusement spécialisées pour remplir des fonctions particulières,
leurs modifications échappent à l'action rigoureuse de la sélection
naturelle. C'est probablement aussi à cette même circonstance qu'il faut
attribuer la variabilité plus grande des êtres placés au rang inférieur de
l'échelle organique que des formes plus élevées, dont l'organisation entière
est plus spécialisée. La sélection naturelle n'a pas d'action sur les organes
RÉSUMÉ. 201
rudimentaires, ces organes étant inutiles, et, par conséquent, variables. Les
caractères spécifiques, c'est−à−dire ceux qui ont commencé à différer
depuis que les diverses espèces du même genre se sont détachées d'un
ancêtre commun sont plus variables que les caractères génériques,
c'est−à−dire ceux qui, transmis par hérédité depuis longtemps, n'ont pas
varié pendant le même laps de temps. Nous avons signalé, à ce sujet, des
parties ou des organes spéciaux qui sont encore variables parce qu'ils ont
varié récemment et se sont ainsi différenciés ; mais nous avons vu aussi,
dans le second chapitre, que le même principe s'applique à l'individu tout
entier ; en effet, dans les localités où on rencontre beaucoup d'espèces d'un
genre quelconque – c'est−à−dire là où il y a eu précédemment beaucoup de
variations et de différenciations et là où une création active de nouvelles
formes spécifiques a eu lieu – on trouve aujourd'hui en moyenne, dans ces
mêmes localités et chez ces mêmes espèces, le plus grand nombre de
variétés. Les caractères sexuels secondaires sont extrêmement variables ;
ces caractères, en outre, diffèrent beaucoup dans les espèces d'un même
groupe. La variabilité des mêmes points de l'organisation a généralement
eu pour résultat de déterminer des différences sexuelles secondaires chez
les deux sexes d'une même espèce et des différences spécifiques chez les
différentes espèces d'un même genre. Toute partie ou tout organe qui,
comparé à ce qu'il est chez une espèce voisine, présente un développement
anormal dans ses dimensions ou dans sa forme, doit avoir subi une somme
considérable de modifications depuis la formation du genre, ce qui nous
explique pourquoi il est souvent beaucoup plus variable que les autres
points de l'organisation. La variation est, en effet, un procédé lent et
prolongé, et la sélection naturelle, dans des cas semblables, n'a pas encore
eu le temps de maîtriser la tendance à la variabilité ultérieure, ou au retour
vers un état moins modifié. Mais lorsqu'une espèce, possédant un organe
extraordinairement développé, est devenue la souche d'un grand nombre de
descendants modifiés – ce qui, dans notre hypothèse, suppose une très
longue période – la sélection naturelle a pu donner à l'organe, quelque
extraordinairement développé qu'il puisse être, un caractère fixe. Les
espèces qui ont reçu par hérédité de leurs parents communs une
constitution presque analogue et qui ont été soumises à des influences
semblables, tendent naturellement à présenter des variations analogues ou
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ. 202
à faire accidentellement retour à quelques−uns des caractères de leurs
premiers ancêtres. Or, bien que le retour et les variations analogues
puissent ne pas amener la production de nouvelles modifications
importantes, ces modifications n'en contribuent pas moins à la diversité, à
la magnificence et à l'harmonie de la nature.
Quelle que puisse être la cause déterminante des différences légères qui se
produisent entre le descendant et l'ascendant, cause qui doit exister dans
chaque cas, nous avons raison de croire que l'accumulation constante des
différences avantageuses a déterminé toutes les modifications les plus
importantes d'organisation relativement aux habitudes de chaque espèce.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ. 203
CHAPITRE VI − DIFFICULTÉS SOULEVÉES
CONTRE L'HYPOTHÈSE DE LA
DESCENDANCE AVEC MODIFICATIONS.
Difficultés que présente la théorie de la descendance avec modifications. –
Manque ou rareté des variétés de transition. – Transitions dans les
habitudes de la vie. – Habitudes différentes chez une même espèce. –
Espèces ayant des habitudes entièrement différentes de celles de ses
espèces voisines. – Organes de perfection extrême. – Mode de transition. –
Cas difficiles. – Natura non facit saltum. – Organes peu importants. – Les
organes ne sont pas absolument parfaits dans tous les cas. – La loi de
l'unité de type et des conditions d'existence est comprise dans la théorie de
la sélection naturelle.
Une foule d'objections se sont sans doute présentées à l'esprit du lecteur
avant qu'il en soit arrivé à cette partie de mon ouvrage. Les unes sont si
graves, qu'aujourd'hui encore je ne peux y réfléchir sans me sentir quelque
peu ébranlé ; mais, autant que j'en peux juger, la plupart ne sont
qu'apparentes, et quant aux difficultés réelles, elles ne sont pas, je crois,
fatales à l'hypothèse que je soutiens.
On peut grouper ces difficultés et ces objections ainsi qu'il suit :
1° Si les espèces dérivent d'autres espèces par des degrés insensibles,
pourquoi ne rencontrons−nous pas d'innombrables formes de transition ?
Pourquoi tout n'est−il pas dans la nature à l'état de confusion ? Pourquoi
les espèces sont−elles si bien définies ?
2° Est−il possible qu'un animal ayant, par exemple, la conformation et les
habitudes de la chauve−souris ait pu se former à la suite de modifications
subies par quelque autre animal ayant des habitudes et une conformation
toutes différentes ? Pouvons−nous croire que la sélection naturelle puisse
produire, d'une part, des organes insignifiants tels que la queue de la girafe,
qui sert de chasse−mouches et, d'autre part, un organe aussi important que
l'œil ?
CHAPITRE VI − DIFFICULTÉS SOULEVÉES C... 204
3° Les instincts peuvent−ils s'acquérir et se modifier par l'action de la
sélection naturelle ? Comment expliquer l'instinct qui pousse l'abeille à
construire des cellules et qui lui a fait devancer ainsi les découvertes des
plus grands mathématiciens ?
4° Comment expliquer que les espèces croisées les unes avec les autres
restent stériles ou produisent des descendants stériles, alors que les variétés
croisées les unes avec les autres restent fécondes ?
Nous discuterons ici les deux premiers points ; nous consacrerons le
chapitre suivant à quelques objections diverses ; l'instinct et l'hybridité
feront l'objet de chapitres spéciaux.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VI − DIFFICULTÉS SOULEVÉES C... 205
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES
VARIÉTÉS DE TRANSITION.
La sélection naturelle n'agit que par la conservation des modifications
avantageuses ; chaque forme nouvelle, survenant dans une localité
suffisamment peuplée, tend, par conséquent, à prendre la place de la forme
primitive moins perfectionnée, ou d'autres formes moins favorisées avec
lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi,
l'extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert. En
conséquence, si nous admettons que chaque espèce descend de quelque
forme inconnue, celle−ci, ainsi que toutes les variétés de transition, ont été
exterminées par le fait seul de la formation et du perfectionnement d'une
nouvelle forme.
Mais pourquoi ne trouvons−nous pas fréquemment dans la croûte terrestre
les restes de ces innombrables formes de transition qui, d'après cette
hypothèse, ont dû exister ? La discussion de cette question trouvera mieux
sa place dans le chapitre relatif à l'imperfection des documents
géologiques ; je me bornerai à dire ici que les documents fournis par la
géologie sont infiniment moins complets qu'on ne le croit ordinairement.
La croûte terrestre constitue, sans doute, un vaste musée ; mais les
collections naturelles provenant de ce musée sont très imparfaites et n'ont
été réunies d'ailleurs qu'à de longs intervalles.
Quoi qu'il en soit, on objectera sans doute que nous devons certainement
rencontrer aujourd'hui beaucoup de formes de transition quand plusieurs
espèces très voisines habitent une même région. Prenons un exemple très
simple : en traversant un continent du nord au sud, on rencontre
ordinairement, à des intervalles successifs, des espèces très voisines, ou
espèces représentatives, qui occupent évidemment à peu près la même
place dans l'économie naturelle du pays. Ces espèces représentatives se
trouvent souvent en contact et se confondent même l'une avec l'autre ; puis,
à mesure que l'une devient de plus en plus rare, l'autre augmente peu à peu
et finit par se substituer à la première. Mais, si nous comparons ces espèces
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉ... 206
là où elles se confondent, elles sont généralement aussi absolument
distinctes les unes des autres, par tous les détails de leur conformation, que
peuvent l'être les individus pris dans le centre même de la région qui
constitue leur habitat ordinaire. Ces espèces voisines, dans mon hypothèse,
descendent d'une souche commune ; pendant le cours de ses modifications,
chacune d'elles a dû s'adapter aux conditions d'existence de la région
qu'elle habite, a dû supplanter et exterminer la forme parente originelle,
ainsi que toutes les variétés qui ont formé les transitions entre son état
actuel et ses différents états antérieurs. On ne doit donc pas s'attendre à
trouver actuellement, dans chaque localité, de nombreuses variétés de
transition, bien qu'elles doivent y avoir existé et qu'elles puissent y être
enfouies à l'état fossile. Mais pourquoi ne trouve−t−on pas actuellement,
dans les régions intermédiaires, présentant des conditions d'existence
intermédiaires, des variétés reliant intimement les unes aux autres les
formes extrêmes ? Il y a là une difficulté qui m'a longtemps embarrassé ;
mais on peut, je crois, l'expliquer dans une grande mesure.
En premier lieu il faut bien se garder de conclure qu'une région a été
continue pendant de longes périodes, parce qu'elle l'est aujourd'hui. La
géologie semble nous démontrer que, même pendant les dernières parties
de la période tertiaire, la plupart des continents étaient morcelés en îles
dans lesquelles des espèces distinctes ont pu se former séparément, sans
que des variétés intermédiaires aient pu exister dans des zones
intermédiaires. Par suite de modifications dans la forme des terres et de
changements climatériques, les aires marines actuellement continues
doivent avoir souvent existé, jusqu'à une époque récente, dans un état
beaucoup moins uniforme et beaucoup moins continu qu'à présent. Mais je
n'insiste pas sur ce moyen d'éluder la difficulté : je crois, en effet, que
beaucoup d'espèces parfaitement définies se sont formées dans des régions
strictement continues ; mais je crois, d'autre part, que l'état autrefois
morcelé de surfaces qui n'en font plus qu'une aujourd'hui a joué un rôle
important dans la formation de nouvelles espèces, surtout chez les animaux
errants qui se croisent facilement.
Si nous observons la distribution actuelle des espèces sur un vaste
territoire, nous remarquons qu'elles sont, en général, très nombreuses dans
une grande région, puis qu'elles deviennent tout à coup de plus en plus
De l'Origine des Espèces
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉ... 207
rares sur les limites de cette région et qu'elles finissent par disparaître. Le
territoire neutre, entre deux espèces représentatives, est donc généralement
très étroit, comparativement à celui qui est propre à chacune d'elles Nous
observons le même fait en faisant l'ascension d'une montagne ; Alphonse
de Candolle a fait remarquer avec quelle rapidité disparaît quelquefois une
espèce alpine commune. Les sondages effectués à la drague dans les
profondeurs de la mer ont fourni des résultats analogues à E. Forbes. Ces
faits doivent causer quelque surprise à ceux qui considèrent le climat et les
conditions physiques de l'existence comme les éléments essentiels de la
distribution des êtres organisés ; car le climat, l'altitude ou la profondeur
varient de façon graduelle et insensible. Mais, si nous songeons que
chaque espèce, même dans son centre spécial, augmenterait immensément
en nombre sans la concurrence que lui opposent les autres espèces ; si nous
songeons que presque toutes servent de proie aux autres ou en font la leur ;
si nous songeons, enfin, que chaque être organisé a, directement ou
indirectement, les rapports les plus intimes et les plus importants avec les
autres êtres organisés, il est facile de comprendre que l'extension
géographique d'une espèce, habitant un pays quelconque, est loin de
dépendre exclusivement des changements insensibles des conditions
physiques, mais que cette extension dépend essentiellement de la présence
d'autres espèces avec lesquelles elle se trouve en concurrence et qui, par
conséquent, lui servent de proie, ou à qui elle sert de proie. Or, comme ces
espèces sont elles−mêmes définies et qu'elles ne se confondent pas par des
gradations insensibles, l'extension d'une espèce quelconque dépendant,
dans tous les cas, de l'extension des autres, elle tend à être elle−même
nettement circonscrite. En outre, sur les limites de son habitat, là où elle
existe en moins grand nombre, une espèce est extrêmement sujette à
disparaître par suite des fluctuations dans le nombre de ses ennemis ou des
êtres qui lui servent de proie, ou bien encore de changements dans la
nature du climat ; la distribution géographique de l'espèce tend donc à se
définir encore plus nettement.
Les espèces voisines, ou espèces représentatives, quand elles habitent une
région continue, sont ordinairement distribuées de telle façon que chacune
d'elles occupe un territoire considérable et qu'il y a entre elles un territoire
neutre, comparativement étroit, dans lequel elles deviennent tout à coup de
De l'Origine des Espèces
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉ... 208
plus en plus rares ; les variétés ne différant pas essentiellement des
espèces, la même règle s'applique probablement aux variétés. Or, dans le
cas d'une espèce variable habitant une région très étendue, nous aurons à
adapter deux variétés à deux grandes régions et une troisième variété à une
zone intermédiaire étroite qui les sépare. La variété intermédiaire, habitant
une région restreinte, est, par conséquent, beaucoup moins nombreuse ; or,
autant que je puis en juger, c'est ce qui se passe chez les variétés à l'état de
nature. J'ai pu observer des exemples frappants de cette règle chez les
variétés intermédiaires qui existent entre les variétés bien tranchées du
genre Balanus. Il résulte aussi des renseignements que m'ont transmis M.
Watson, le docteur Asa Gray et M. Wollaston, que les variétés reliant deux
autres formes quelconques sont, en général, numériquement moins
nombreuses que les formes qu'elles relient. Or, si nous pouvons nous fier à
ces faits et à ces inductions, et en conclure que les variétés qui en relient
d'autres existent ordinairement en moins grand nombre que les formes
extrêmes, nous sommes à même de comprendre pourquoi les variétés
intermédiaires ne peuvent pas persister pendant de longues périodes, et
pourquoi, en règle générale, elles sont exterminées et disparaissent plus tôt
que les formes qu'elles reliaient primitivement les unes aux autres.
Nous avons déjà vu, en effet, que toutes les formes numériquement faibles
courent plus de chances d'être exterminées que celles qui comprennent de
nombreux individus ; or, dans ce cas particulier, la forme intermédiaire est
essentiellement exposée aux empiètements des formes très voisine qui
l'entourent de tous côtés. Il est, d'ailleurs, une considération bien plus
importante : c'est que, pendant que s'accomplissent les modifications qui,
pensons−nous, doivent perfectionner deux variétés et les convertir en deux
espèces distinctes, les deux variétés, qui sont numériquement parlant les
plus fortes et qui ont un habitat plus étendu, ont de grands avantages sur la
variété intermédiaire qui existe en petit nombre dans une étroite zone
intermédiaire. En effet, les formes qui comprennent de nombreux individus
ont plus de chance que n'en ont les formes moins nombreuses de présenter,
dans un temps donné, plus de variations à l'action de la sélection naturelle.
En conséquence, les formes les plus communes tendent, dans la lutte pour
l'existence, à vaincre et à supplanter les formes moins communes, car ces
dernières se modifient et se perfectionnent plus lentement. C'est en vertu
De l'Origine des Espèces
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉ... 209
du même principe, selon moi, que les espèces communes dans chaque
pays, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, présentent, en
moyenne, un plus grand nombre de variétés bien tranchées que les espèces
plus rares. Pour bien faire comprendre ma pensée, supposons trois variétés
de moutons, l'une adaptée à une vaste région montagneuse la seconde
habitant un terrain comparativement restreint et accidenté, la troisième
occupant les plaines étendues qui se trouvent à la base des montagnes.
Supposons, en outre, que les habitants de ces trois régions apportent autant
de soins et d'intelligence à améliorer les races par la sélection ; les chances
de réussite sont, dans ce cas, toutes en faveur des grands propriétaires de la
montagne ou de la plaine, et ils doivent réussir à améliorer leurs animaux
beaucoup plus promptement que les petits propriétaires de la région
intermédiaire plus restreinte. En conséquence, les races améliorées de la
montagne et de la plaine ne tarderont pas à supplanter la race intermédiaire
moins parfaite, et les deux races, qui étaient à l'origine numériquement les
plus fortes, se trouveront en contact immédiat, la variété ayant disparu
devant elles. Pour me résumer, je crois que les espèces arrivent à être assez
bien définies et à ne présenter, à aucun moment, un chaos inextricable de
formes intermédiaires :
1° Parce que les nouvelles variétés se forment très lentement. La variation,
en effet, suit une marche très lente et la sélection naturelle ne peut rien
jusqu'à ce qu'il se présente des différences ou des variations individuelles
favorables, et jusqu'à ce qu'il se trouve, dans l'économie naturelle de la
région, une place que puissent mieux remplir quelques−uns de ses
habitants modifiés. Or, ces places nouvelles ne se produisent qu'en vertu de
changements climatériques très lents, ou à la suite de l'immigration
accidentelle de nouveaux habitants, ou peut−être et dans une mesure plus
large, parce que, quelques−uns des anciens habitants s'étant lentement
modifiés, les anciennes et les nouvelles formes ainsi produites agissent et
réagissent les unes sur les autres. Il en résulte que, dans toutes les régions
et à toutes les époques, nous ne devons rencontrer que peu d'espèces
présentant de légères modifications, permanentes jusqu'à un certain point ;
or, cela est certainement le cas.
2° Parce que des surfaces aujourd'hui continues ont dû, à une époque
comparativement récente, exister comme parties isolées sur lesquelles
De l'Origine des Espèces
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉ... 210
beaucoup de formes, plus particulièrement parmi les classes errantes et
celles qui s'accouplent pour chaque portée, ont pu devenir assez distinctes
pour être regardées comme des espèces représentatives. Dans ce cas, les
variétés intermédiaires qui reliaient les espèces représentatives à la souche
commune ont dû autrefois exister dans chacune de ces stations isolées ;
mais ces chaînons ont été exterminés par la sélection naturelle, de telle
sorte qu'ils ne se trouvent plus à l'état vivant.
3° Lorsque deux ou plusieurs variétés se sont formées dans différentes
parties d'une surface strictement continue, il est probable que des variétés
intermédiaires se sont formées en même temps dans les zones
intermédiaires ; mais la durée de ces espèces a dû être d'ordinaire fort
courte. Ces variétés intermédiaires, en effet, pour les raisons que nous
avons déjà données (raisons tirées principalement de ce que nous savons
sur la distribution actuelle d'espèces très voisines, ou espèces
représentatives, ainsi que de celle des variétés reconnues), existent dans les
zones intermédiaires en plus petit nombre que les variétés qu'elles relient
les unes aux autres. Cette cause seule suffirait à exposer les variétés
intermédiaires à une extermination accidentelle ; mais il est, en outre,
presque certain qu'elles doivent disparaître devant les formes qu'elles
relient à mesure que l'action de la sélection naturelle se fait sentir
davantage ; les formes extrêmes, en effet, comprenant un plus grand
nombre d'individus, présentent en moyenne plus de variations et sont, par
conséquent, plus sensibles à l'action de la sélection naturelle, et plus
disposées à une amélioration ultérieure.
Enfin, envisageant cette fois non pas un temps donné, mais le temps pris
dans son ensemble, il a dû certainement exister, si ma théorie est fondée,
d'innombrables variétés intermédiaires reliant intimement les unes aux
autres les espèces d'un même groupe ; mais la marche seule de la sélection
naturelle, comme nous l'avons fait si souvent remarquer, tend constamment
à éliminer les formes parentes et les chaînons intermédiaires. On ne
pourrait trouver la preuve de leur existence passée que dans les restes
fossiles qui, comme nous essayerons de le démontrer dans un chapitre
subséquent, ne se conservent que d'une manière extrêmement imparfaite et
intermittente.
De l'Origine des Espèces
DU MANQUE OU DE LA RARETÉ DES VARIÉTÉ... 211
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES
ÊTRES ORGANISÉS AYANT UNE
CONFORMATION ET DES HABITUDES
PARTICULIÈRES.
Les adversaires des idées que j'avance ont souvent demandé comment il se
fait, par exemple, qu'un animal carnivore terrestre ait pu se transformer en
un animal ayant des habitudes aquatiques ; car comment cet animal
aurait−il pu subsister pendant l'état de transition ? Il serait facile de
démontrer qu'il existe aujourd'hui des animaux carnivores qui présentent
tous les degrés intermédiaires entre des mœurs rigoureusement terrestres et
des mœurs rigoureusement aquatiques ; or, chacun d'eux étant soumis à la
lutte pour l'existence, il faut nécessairement qu'il soit bien adapté à la place
qu'il occupe dans la nature. Ainsi, le Mustela vison de l'Amérique du Nord
a les pieds palmés et ressemble à la loutre par sa fourrure, par ses pattes
courtes et par la forme de sa queue. Pendant l'été, cet animal se nourrit de
poissons et plonge pour s'en emparer ; mais, pendant le long hiver des
régions septentrionales, il quitte les eaux congelées et, comme les autres
putois, se nourrit de souris et d'animaux terrestres. Il aurait été beaucoup
plus difficile de répondre si l'on avait choisi un autre cas et si l'on avait
demandé, par exemple, comment il se fait qu'un quadrupède insectivore a
pu se transformer en une chauve−souris volante. Je crois cependant que de
semblables objections n'ont pas un grand poids.
Dans cette occasion, comme dans beaucoup d'autres, je sens toute
l'importance qu'il y aurait à exposer tous les exemples frappants que j'ai
recueillis sur les habitudes et les conformations de transition chez ces
espèces voisines, ainsi que sur la diversification d'habitudes, constantes ou
accidentelles, qu'on remarque chez une même espèce. Il ne faudrait rien
moins qu'une longue liste de faits semblables pour amoindrir la difficulté
que présente la solution de cas analogues à celui de la chauve−souris.
Prenons la famille des écureuils : nous remarquons chez elle une gradation
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 212
insensible, depuis des animaux dont la queue n'est que légèrement aplatie,
et d'autres, ainsi que le fait remarquer sir J. Richardson, dont la partie
postérieure du corps n'est que faiblement dilatée avec la peau des flancs un
peu développée, jusqu'à ce qu'on appelle les Écureuils volants. Ces
derniers ont les membres et même la racine de la queue unis par une large
membrane qui leur sert de parachute et qui leur permet de franchir, en
fendant l'air, d'immenses distances d'un arbre à un autre. Nous ne pouvons
douter que chacune de ces conformations ne soit utile à chaque espèce
d'écureuil dans son habitat, soit en lui permettant d'échapper aux oiseaux
ou aux animaux carnassiers et de se procurer plus rapidement sa nourriture,
soit surtout en amoindrissant le danger des chutes. Mais il n'en résulte pas
que la conformation de chaque écureuil soit absolument la meilleure qu'on
puisse concevoir dans toutes les conditions naturelles. Supposons, par
exemple, que le climat et la végétation viennent à changer, qu'il y ait
immigration d'autres rongeurs ou d'autres bêtes féroces, ou que d'anciennes
espèces de ces dernières se modifient, l'analogie nous conduit à croire que
les écureuils, ou quelques−uns tout au moins, diminueraient en nombre ou
disparaîtraient, à moins qu'ils ne se modifiassent et ne se perfectionnassent
pour parer à cette nouvelle difficulté de leur existence. Je ne vois donc
aucune difficulté, surtout dans des conditions d'existence en voie de
changement, à la conservation continue d'individus ayant la membrane des
flancs toujours plus développée, chaque modification étant utile, chacune
se multipliant jusqu'à ce que, grâce à l'action accumulatrice de la sélection
naturelle, un parfait écureuil volant ait été produit.
Considérons actuellement le Galéopithèque ou lémur volant, que l'on
classait autrefois parmi les chauves−souris, mais que l'on range aujourd'hui
parmi les insectivores. Cet animal porte une membrane latérale très large,
qui part de l'angle de la mâchoire pour s'étendre jusqu'à la queue, en
recouvrant ses membres et ses doigts allongés ; cette membrane est
pourvue d'un muscle extenseur. Bien qu'aucun individu adapté à glisser
dans l'air ne relie actuellement le galéopithèque aux autres insectivores, on
peut cependant supposer que ces chaînons existaient autrefois et que
chacun d'eux s'est développé de la même façon que les écureuils volants
moins parfaits, chaque gradation de conformation présentant une certaine
utilité à son possesseur. Je ne vois pas non plus de difficulté insurmontable
De l'Origine des Espèces
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 213
à croire, en outre, que les doigts et l'avant−bras du galéopithèque, reliés par
la membrane, aient pu être considérablement allongés par la sélection
naturelle, modifications qui, au point de vue des organes du vol, auraient
converti cet animal en une chauve−souris. Nous voyons peut−être, chez
certaines Chauves−Souris dont la membrane de l'aile s'étend du sommet de
l'épaule à la queue, en recouvrant les pattes postérieures, les traces d'un
appareil primitivement adapté à glisser dans l'air, plutôt qu'au vol
proprement dit. Si une douzaine de genres avaient disparu, qui aurait osé
soupçonner qu'il a existé des oiseaux dont les ailes ne leur servent que de
palettes pour battre l'eau, comme le canard à ailes courtes (Micropteru
d'Eyton) ; de nageoires dans l'eau et de pattes antérieures sur terre, comme
chez le pingouin ; de voiles chez l'autruche, et à aucun usage fonctionnel
chez l'Apteryx ? Cependant, la conformation de chacun de ces oiseaux est
excellente pour chacun d'eux dans les conditions d'existence où il se trouve
placé, car chacun doit lutter pour vivre, mais elle n'est pas nécessairement
la meilleure qui se puisse concevoir dans toutes les conditions possibles. Il
ne faudrait pas conclure des remarques qui précèdent qu'aucun des degrés
de conformation d'ailes qui y sont signalés, et qui tous peut−être résultent
du défaut d'usage, doive indiquer la marche naturelle suivant laquelle les
oiseaux ont fini par acquérir leur perfection de vol ; mais ces remarques
servent au moins à démontrer la diversité possible des moyens de
transition.
Si l'on considère que certains membres des classes aquatiques, comme les
crustacés et les mollusques, sont adaptés à la vie terrestre ; qu'il existe des
oiseaux et des mammifères volants, des insectes volants de tous les types
imaginables ; qu'il y a eu autrefois des reptiles volants, on peut concevoir
que les poissons volants, qui peuvent actuellement s'élancer dans l'air et
parcourir des distances considérables en s'élevant et en se soutenant au
moyen de leurs nageoires frémissantes, auraient pu se modifier de manière
à devenir des animaux parfaitement ailés. S'il en avait été ainsi, qui aurait
pu s'imaginer que, dans un état de transition antérieure, ces animaux
habitaient l'océan et qu'ils se servaient de leurs organes de vol naissants,
autant que nous pouvons le savoir, dans le seul but d'échapper à la voracité
des autres poissons ?
Quand nous voyons une conformation absolument parfaite appropriée à
De l'Origine des Espèces
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 214
une habitude particulière, telle que l'adaptation des ailes de l'oiseau pour le
vol, nous devons nous rappeler que les animaux présentant les premières
conformations graduelles et transitoires ont dû rarement survivre jusqu'à
notre époque, car ils ont dû disparaître devant leurs successeurs que la
sélection naturelle a rendus graduellement plus parfaits. Nous pouvons
conclure en outre que les états transitoires entre des conformations
appropriées à des habitudes d'existence très différentes ont dû rarement, à
une antique période, se développer en grand nombre et sous beaucoup de
formes subordonnées. Ainsi, pour en revenir à notre exemple imaginaire
du poisson volant, il ne semble pas probable que les poissons capables de
s'élever jusqu'au véritable vol auraient revêtu bien des formes différentes,
aptes à chasser, de diverses manières, des proies de diverses natures sur la
terre et sur l'eau, avant que leurs organes du vol aient atteint un degré de
perfection assez élevé pour leur assurer, dans la lutte pour l'existence, un
avantage décisif sur d'autres animaux. La chance de découvrir, à l'état
fossile, des espèces présentant les différentes transitions de conformation,
est donc moindre, parce qu'elles ont existé en moins grand nombre que des
espèces ayant une conformation complètement développée.
Je citerai actuellement deux ou trois exemples de diversifications et de
changements d'habitudes chez les individus d'une même espèce. Dans l'un
et l'autre cas, la sélection naturelle pourrait facilement adapter la
conformation de l'animal à ses habitudes modifiées, ou exclusivement à
l'une d'elles seulement. Toutefois, il est difficile de déterminer, cela
d'ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les
premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères
modifications de conformations entraînent un changement d'habitudes ; il
est probable que ces deux modifications se présentent souvent
simultanément. Comme exemple de changements d'habitudes, il suffit de
signaler les nombreux insectes britanniques qui se nourrissent aujourd'hui
de plantes exotiques, ou exclusivement de substances artificielles. On
pourrait citer des cas innombrables de modifications d'habitudes ; j'ai
souvent, dans l'Amérique méridionale, surveillé un gobe−mouches
(Saurophagus sulphuratus) planer sur un point, puis s'élancer vers un autre,
tout comme le ferait un émouchet ; puis, à d'autres moments, se tenir
immobile au bord de l'eau pour s'y précipiter à la poursuite du poisson,
De l'Origine des Espèces
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 215
comme le ferait un martin−pêcheur. On peut voir dans nos pays la grosse
mésange (Parus major) grimper aux branches tout comme un grimpereau ;
quelquefois, comme la pie−grièche, elle tue les petits oiseaux en leur
portant des coups sur la tête, et je l'ai souvent observée, je l'ai plus souvent
encore entendue marteler des graines d'if sur une branche et les briser
comme le ferait la citelle. Hearne a vu, dans l'Amérique du Nord, l'ours
noir nager pendant des heures, la gueule toute grande ouverte, et attraper
ainsi des insectes dans l'eau, à peu près comme le ferait une baleine.
Comme nous voyons quelquefois des individus avoir des habitudes
différentes de celles propres à leur espèce et aux autres espèces du même
genre, il semblerait que ces individus dussent accidentellement devenir le
point de départ de nouvelles espèces, ayant des habitudes anormales, et
dont la conformation s'écarterait plus ou moins de celle de la souche type.
La nature offre des cas semblables. Peut−on citer un cas plus frappant
d'adaptation que celui de la conformation du pic pour grimper aux troncs
d'arbres, et pour saisir les insectes dans les fentes de l'écorce ? Il y a
cependant dans l'Amérique septentrionale des pics qui se nourrissent
presque exclusivement de fruits, et d'autres qui, grâce à leurs ailes
allongées, peuvent chasser les insectes au vol. Dans les plaines de la Plata,
où il ne pousse pas un seul arbre, on trouve une espèce de pic (Colaptes
campestris) ayant deux doigts en avant et deux en arrière, la langue longue
et effilée, les plumes caudales pointues, assez rigides pour soutenir l'oiseau
dans la position verticale, mais pas tout à fait aussi rigides qu'elles le sont
chez les vrais pics, et un fort bec droit, qui n'est pas toutefois aussi droit et
aussi fort que celui des vrais pics, mais qui est cependant assez solide pour
percer le bois. Ce Colaptes est donc bien un pic par toutes les parties
essentielles de sa conformation. Les caractères même insignifiants, tels que
la coloration, le son rauque de la voix, le vol ondulé, démontrent
clairement sa proche parenté avec notre pic commun ; cependant, je puis
affirmer, d'après mes propres observations, que confirment d'ailleurs celles
d'Azara, observateur si soigneux et si exact, que, dans certains districts
considérables, ce Colaptes ne grimpe pas aux arbres et qu'il fait son nid
dans des trous qu'il creuse dans la terre ! Toutefois, comme l'a constaté M.
Hudson, ce même pic, dans certains autres districts, fréquente les arbres et
creuse des trous dans le tronc pour y faire son nid. Comme autre exemple
De l'Origine des Espèces
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 216
des habitudes variées de ce genre, je puis ajouter que de Saussure a décrit
un Colaptes du Mexique qui creuse des trous dans du bois dur pour y
déposer une provision de glands.
Le pétrel est un des oiseaux de mer les plus aériens que l'on connaisse ;
cependant, dans les baies tranquilles de la Terre de Feu, on pourrait
certainement prendre le Puffinuria Berardi pour un grèbe ou un pingouin, à
voir ses habitudes générales, sa facilité extraordinaire pour plonger, sa
manière de nager et de voler, quand on peut le décider à le faire ;
cependant cet oiseau est essentiellement un pétrel, mais plusieurs parties
de son organisation ont été profondément modifiées pour l'adapter à ses
nouvelles habitudes, tandis que la conformation du pic de la Plata ne s'est
que fort peu modifiée. Les observations les plus minutieuses, faites sur le
cadavre d'un cincle (merle d'eau), ne laisseraient jamais soupçonner ses
habitudes aquatiques ; cependant, cet oiseau, qui appartient à la famille des
merles, ne trouve sa subsistance qu'en plongeant, il se sert de ses ailes sous
l'eau et saisit avec ses pattes les pierres du fond. Tous les membres du
grand ordre des hyménoptères sont terrestres, à l'exception du genre
proctotrupes, dont sir John Lubbock a découvert les habitudes aquatiques.
Cet insecte entre souvent dans l'eau en s'aidant non de ses pattes, mais de
ses ailes et peut y rester quatre heures sans revenir à la surface ; il ne
semble, cependant, présenter aucune modification de conformation en
rapport avec ses habitudes anormales.
Ceux qui croient que chaque être a été créé tel qu'il est aujourd'hui doivent
ressentir parfois un certain étonnement quand ils rencontrent un animal
ayant des habitudes et une conformation qui ne concordent pas. Les pieds
palmés de l'oie et du canard sont clairement conformés pour la nage. Il y a
cependant dans les régions élevées des oies aux pieds palmés, qui
n'approchent jamais de l'eau ; Audubon, seul, a vu la frégate, dont les
quatre doigts sont palmés, se poser sur la surface de l'Océan. D'autre part,
les grèbes et les foulques, oiseaux éminemment aquatiques, n'ont en fait de
palmures qu'une légère membrane bordant les doigts. Ne semble−t−il pas
évident que les longs doigts dépourvus de membranes des grallatores sont
faits pour marcher dans les marais et sur les végétaux flottants ? La poule
d'eau et le râle des genêts appartiennent à cet ordre ; cependant le premier
de ces oiseaux est presque aussi aquatique que la foulque, et le second
De l'Origine des Espèces
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 217
presque aussi terrestre que la caille ou la perdrix. Dans ces cas, et l'on
pourrait en citer beaucoup d'autres, les habitudes ont changé sans que la
conformation se soit modifiée de façon correspondante. On pourrait dire
que le pied palmé de l'oie des hautes régions est devenu presque
rudimentaire quant à ses fonctions, mais non pas quant à sa conformation.
Chez la frégate, une forte échancrure de la membrane interdigitale indique
un commencement de changement dans la conformation.
Celui qui croit à des actes nombreux et séparés de création peut dire que,
dans les cas de cette nature, il a plu au Créateur de remplacer un individu
appartenant à un type par un autre appartenant à un autre type, ce qui me
paraît être l'énoncé du même fait sous une forme recherchée. Celui qui, au
contraire, croit à la lutte pour l'existence et au principe de la sélection
naturelle reconnaît que chaque être organisé essaye constamment de se
multiplier en nombre ; il sait, en outre, que si un être varie si peu que ce
soit dans ses habitudes et dans sa conformation, et obtient ainsi un
avantage sur quelque autre habitant de la même localité, il s'empare de la
place de ce dernier, quelque différente qu'elle puisse être de celle qu'il
occupe lui−même. Aussi n'éprouve−t−il aucune surprise en voyant des oies
et des frégates aux pieds palmés, bien que ces oiseaux habitent la terre et
qu'ils ne se posent que rarement sur l'eau ; des râles de genêts à doigts
allongés vivant dans les prés au lieu de vivre dans les marais ; des pics
habitant des lieux dépourvus de tout arbre ; et, enfin, des merles ou des
hyménoptères plongeurs et des pétrels ayant les mœurs des pingouins.
De l'Origine des Espèces
DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES Ê... 218
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS
COMPLEXES.
Il semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sélection
naturelle ait pu former l'œil avec toutes les inimitables dispositions qui
permettent d'ajuster le foyer à diverses distances, d'admettre une quantité
variable de lumière et de corriger les aberrations sphériques et
chromatiques. Lorsqu'on affirma pour la première fois que le soleil est
immobile et que la terre tourne autour de lui, le sens commun de
l'humanité déclara la doctrine fausse ; mais on sait que le vieux dicton :
Vox populi, vox Dei, n'est pas admis en matière de science. La raison nous
dit que si, comme cela est certainement le cas, on peut démontrer qu'il
existe de nombreuses gradations entre un œil simple et imparfait et un œil
complexe et parfait, chacune de ces gradations étant avantageuse à l'être
qui la possède ; que si, en outre, l'œil varie quelquefois et que ces
variations sont transmissibles par hérédité, ce qui est également le cas ; que
si, enfin, ces variations sont utiles à un animal dans les conditions
changeantes de son existence, la difficulté d'admettre qu'un œil complexe
et parfait a pu être produit par la sélection naturelle, bien qu'insurmontable
pour notre imagination, n'attaque en rien notre théorie. Nous n'avons pas
plus à nous occuper de savoir comment un nerf a pu devenir sensible à
l'action de la lumière que nous n'avons à nous occuper de rechercher
l'origine de la vie elle−même ; toutefois, comme il existe certains
organismes inférieurs sensibles à la lumière, bien que l'on ne puisse
découvrir chez eux aucune trace de nerf, il ne paraît pas impossible que
certains éléments du sarcode, dont ils sont en grande partie formés,
puissent s'agréger et se développer en nerfs doués de cette sensibilité
spéciale. C'est exclusivement dans la ligne directe de ses ascendants que
nous devons rechercher les gradations qui ont amené les perfectionnements
d'un organe chez une espèce quelconque. Mais cela n'est presque jamais
possible, et nous sommes forcés de nous adresser aux autres espèces et aux
autres genres du même groupe, c'est−à−dire aux descendants collatéraux
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES. 219
de la même souche, afin de voir quelles sont les gradations possibles dans
les cas où, par hasard, quelques−unes de ces gradations se seraient
transmises avec peu de modifications. En outre, l'état d'un même organe
chez des classes différentes peut incidemment jeter quelque lumière sur les
degrés qui l'ont amené à la perfection.
L'organe le plus simple auquel on puisse donner le nom d'œil, consiste en
un nerf optique, entouré de cellules de pigment, et recouvert d'une
membrane transparente, mais sans lentille ni aucun autre corps réfringent.
Nous pouvons, d'ailleurs, d'après M. Jourdain, descendre plus bas encore et
nous trouvons alors des amas de cellules pigmentaires paraissant tenir lieu
d'organe de la vue, mais ces cellules sont dépourvues de tout nerf et
reposent simplement sur des tissus sarcodiques. Des organes aussi simples,
incapables d'aucune vision distincte, ne peuvent servir qu'à distinguer entre
la lumière et l'obscurité. Chez quelques astéries, certaines petites
dépressions dans la couche de pigment qui entoure le nerf sont, d'après
l'auteur que nous venons de citer, remplies de matières gélatineuses
transparentes, surmontées d'une surface convexe ressemblant à la cornée
des animaux supérieurs. M. Jourdain suppose que cette surface, sans
pouvoir déterminer la formation d'une image, sert à concentrer les rayons
lumineux et à en rendre la perception plus facile. Cette simple
concentration de la lumière constitue le premier pas, mais de beaucoup le
plus important, vers la constitution d'un œil véritable, susceptible de
former des images ; il suffit alors, en effet, d'ajuster l'extrémité nue du nerf
optique qui, chez quelques animaux inférieurs, est profondément enfouie
dans le corps et qui, chez quelques autres, se trouve plus près de la surface,
à une distance déterminée de l'appareil de concentration, pour que l'image
se forme sur cette extrémité.
Dans la grande classe des articulés, nous trouvons, comme point de départ,
un nerf optique simplement recouvert d'un pigment ; ce dernier forme
quelquefois une sorte de pupille, mais il n'y a ni lentille ni trace d'appareil
optique. On sait actuellement que les nombreuses facettes qui, par leur
réunion, constituent la cornée des grands yeux composés des insectes, sont
de véritables lentilles, et que les cônes intérieurs renferment des filaments
nerveux très singulièrement modifiés. Ces organes, d'ailleurs, sont
tellement diversifiés chez les articulés, que Müller avait établi trois classes
De l'Origine des Espèces
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES. 220
principales d'yeux composés, comprenant sept subdivisions et une
quatrième classe d'yeux simples agrégés.
Si l'on réfléchit à tous ces faits, trop peu détaillés ici, relatifs à l'immense
variété de conformation qu'on remarque dans les yeux des animaux
inférieurs ; si l'on se rappelle combien les formes actuellement vivantes
sont peu nombreuses en comparaison de celles qui sont éteintes, il n'est
plus aussi difficile d'admettre que la sélection naturelle ait pu transformer
un appareil simple, consistant en un nerf optique recouvert d'un pigment et
surmonté d'une membrane transparente, en un instrument optique aussi
parfait que celui possédé par quelque membre que ce soit de la classe des
articulés.
Quiconque admet ce point ne peut hésiter à faire un pas de plus, et s'il
trouve, après avoir lu ce volume, que la théorie de la descendance, avec les
modifications qu'apporte la sélection naturelle, explique un grand nombre
de faits autrement inexplicables, il doit admettre que la sélection naturelle
a pu produire une conformation aussi parfaite que l'œil d'un aigle, bien
que, dans ce cas, nous ne connaissions pas les divers états de transition. On
a objecté que, pour que l'œil puisse se modifier tout en restant un
instrument parfait, il faut qu'il soit le siège à plusieurs changements
simultanés, fait que l'on considère comme irréalisable par la sélection
naturelle. Mais, comme j'ai essayé de le démontrer dans mon ouvrage sur
les variations des animaux domestiques, il n'est pas nécessaire de supposer
que les modifications sont simultanées, à condition qu'elles soient très
légères et très graduelles. Différentes sortes de modifications peuvent aussi
tendre à un même but général ; ainsi, comme l'a fait remarquer M.
Wallace, « si une lentille a un foyer trop court ou trop long, cette
différence peut se corriger, soit par une modification de la courbe, soit par
une modification de la densité ; si la courbe est irrégulière et que les rayons
ne convergent pas vers un même point, toute amélioration dans la
régularité de la courbe constitue un progrès. Ainsi, ni la contraction de
l'iris, ni les mouvements musculaires de l'œil ne sont essentiels à la vision :
ce sont uniquement des progrès qui ont pu s'ajouter et se perfectionner à
toutes les époques de la construction de l'appareil. » Dans la plus haute
division du règne animal, celle des vertébrés, nous pouvons partir d'un œil
si simple, qu'il ne consiste, chez le branchiostome, qu'en un petit sac
De l'Origine des Espèces
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES. 221
transparent, pourvu d'un nerf et plein de pigment, mais dépourvu de tout
autre appareil. Chez les poissons et chez les reptiles, comme Owen l'a fait
remarquer, « la série des gradations des structures dioptriques est
considérable. » Un fait significatif, c'est que, même chez l'homme, selon
Virchow, qui a une si grande autorité, la magnifique lentille cristalline se
forme dans l'embryon par une accumulation de cellules épithéliales logées
dans un repli de la peau qui affecte la forme d'un sac ; le corps vitré est
formé par un tissu embryonnaire sous−cutané. Toutefois, pour en arriver à
une juste conception relativement à la formation de l'œil avec tous ses
merveilleux caractères, qui ne sont pas cependant encore absolument
parfaits, il faut que la raison l'emporte sur l'imagination ; or, j'ai trop bien
senti moi−même combien cela est difficile, pour être étonné que d'autres
hésitent à étendre aussi loin le principe de la sélection naturelle.
La comparaison entre l'œil et le télescope se présente naturellement à
l'esprit. Nous savons que ce dernier instrument a été perfectionné par les
efforts continus et prolongés des plus hautes intelligences humaines, et
nous en concluons naturellement que l'œil a dû se former par un procédé
analogue. Mais cette conclusion n'est−elle pas présomptueuse ?
Avons−nous le droit de supposer que le Créateur met en jeu des forces
intelligentes analogues à celles de l'homme ? Si nous voulons comparer
l'œil à un instrument optique, nous devons imaginer une couche épaisse
d'un tissu transparent, imbibé de liquide, en contact avec un nerf sensible à
la lumière ; nous devons supposer ensuite que les différentes parties de
cette couche changent constamment et lentement de densité, de façon à se
séparer en zones, ayant une épaisseur et une densité différentes,
inégalement distantes entre elles et changeant graduellement de forme à la
surface. Nous devons supposer, en outre, qu'une force représentée par la
sélection naturelle, ou la persistance du plus apte, est constamment à l'affût
de toutes les légères modifications affectant les couches transparentes,
pour conserver toutes celles qui, dans diverses circonstances, dans tous les
sens et à tous les degrés, tendent à permettre la formation d'une image plus
distincte. Nous devons supposer que chaque nouvel état de l'instrument se
multiplie par millions, pour se conserver jusqu'à ce qu'il s'en produise un
meilleur qui remplace et annule les précédents. Dans les corps vivants, la
variation cause les modifications légères, la reproduction les multiplie
De l'Origine des Espèces
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES. 222
presque à l'infini, et la sélection naturelle s'empare de chaque amélioration
avec une sûreté infaillible. Admettons, enfin, que cette marche se continue
pendant des millions d'années et s'applique pendant chacune à des millions
d'individus ; ne pouvons−nous pas admettre alors qu'il ait pu se former
ainsi un instrument optique vivant, aussi supérieur à un appareil de verre
que les œuvres du Créateur sont supérieures à celles de l'homme ?
De l'Origine des Espèces
ORGANES TRÈS PARFAITS ET TRÈS COMPLEXES. 223
MODES DE TRANSITIONS.
Si l'on arrivait à démontrer qu'il existe un organe complexe qui n'ait pas pu
se former par une série de nombreuses modifications graduelles et légères,
ma théorie ne pourrait certes plus se défendre. Mais je ne peux trouver
aucun cas semblable. Sans doute, il existe beaucoup d'organes dont nous
ne connaissons pas les transitions successives, surtout si nous examinons
les espèces très isolées qui, selon ma théorie, ont été exposées à une grande
extinction. Ou bien, encore, si nous prenons un organe commun à tous les
membres d'une même classe, car, dans ce dernier cas, cet organe a dû
surgir à une époque reculée depuis laquelle les nombreux membres de cette
classe se sont développés ; or, pour découvrir les premières transitions qu'a
subies cet organe, il nous faudrait examiner des formes très anciennes et
depuis longtemps éteintes.
Nous ne devons conclure à l'impossibilité de la production d'un organe par
une série graduelle de transitions d'une nature quelconque qu'avec une
extrême circonspection. On pourrait citer, chez les animaux inférieurs, de
nombreux exemples d'un même organe remplissant à la fois des fonctions
absolument distinctes. Ainsi, chez la larve de la libellule et chez la loche
(Cobites) le canal digestif respire, digère et excrète. L'hydre peut être
tournée du dedans au dehors, et alors sa surface extérieure digère et
l'estomac respire. Dans des cas semblables, la sélection naturelle pourrait,
s'il devait en résulter quelque avantage, spécialiser pour une seule fonction
tout ou partie d'un organe qui jusque−là aurait rempli deux fonctions, et
modifier aussi considérablement sa nature par des degrés insensibles. On
connaît beaucoup de plantes qui produisent régulièrement, en même temps,
des fleurs différemment construites ; or, si ces plantes ne produisaient plus
que des fleurs d'une seule sorte, un changement considérable s'effectuerait
dans le caractère de l'espèce avec une grande rapidité comparative. Il est
probable cependant que les deux sortes de fleurs produites par la même
plante se sont, dans le principe, différenciées l'une de l'autre par des
transitions insensibles que l'on peut encore observer dans quelques cas.
MODES DE TRANSITIONS. 224
Deux organes distincts, ou le même organe sous deux formes différentes,
peuvent accomplir simultanément la même fonction chez un même
individu, ce qui constitue un mode fort important de transition. Prenons un
exemple : il y a des poissons qui respirent par leurs branchies l'air dissous
dans l'eau, et qui peuvent, en même temps, absorber l'air libre par leur
vessie natatoire, ce dernier organe étant partagé en divisions fortement
vasculaires et muni d'un canal pneumatique pour l'introduction de l'air.
Prenons un autre exemple dans le règne végétal : les plantes grimpent de
trois manières différentes, en se tordant en spirales, en se cramponnant à
un support par leurs vrilles, ou bien par l'émission de radicelles aériennes.
Ces trois modes s'observent ordinairement dans des groupes distincts, mais
il y a quelques espèces chez lesquelles on rencontre deux de ces modes, ou
même les trois combinés chez le même individu. Dans des cas semblables
l'un des deux organes pourrait facilement se modifier et se perfectionner de
façon à accomplir la fonction à lui tout seul ; puis, l'autre organe, après
avoir aidé le premier dans le cours de son perfectionnement, pourrait, à son
tour, se modifier pour remplir une fonction distincte, ou s'atrophier
complètement.
L'exemple de la vessie natatoire chez les poissons est excellent, en ce sens
qu'il nous démontre clairement le fait important qu'un organe
primitivement construit dans un but distinct, c'est−à−dire pour faire flotter
l'animal, peut se convertir en un organe ayant une fonction très différente,
c'est−à−dire la respiration. La vessie natatoire fonctionne aussi, chez
certains poissons, comme un accessoire de l'organe de l'ouïe. Tous les
physiologistes admettent que, par sa position et par sa conformation, la
vessie natatoire est homologue ou idéalement semblable aux poumons des
vertébrés supérieurs ; on est donc parfaitement fondé à admettre que la
vessie natatoire a été réellement convertie en poumon, c'est−à−dire en un
organe exclusivement destiné à la respiration.
On peut conclure de ce qui précède que tous les vertébrés pourvus de
poumons descendent par génération ordinaire de quelque ancien prototype
inconnu, qui possédait un appareil flotteur ou, autrement dit, une vessie
natatoire. Nous pouvons ainsi, et c'est une conclusion que je tire de
l'intéressante description qu'Owen a faite à ces parties, comprendre le fait
étrange que tout ce que nous buvons et que tout ce que nous mangeons doit
De l'Origine des Espèces
MODES DE TRANSITIONS. 225
passer devant l'orifice de la trachée, au risque de tomber dans les poumons,
malgré l'appareil remarquable qui permet la fermeture de la glotte. Chez
les vertébrés supérieurs, les branchies ont complètement disparu ;
cependant, chez l'embryon, les fentes latérales du cou et la sorte de
boutonnière faite par les artères en indiquent encore la position primitive.
Mais on peut concevoir que la sélection naturelle ait pu adapter les
branchies, actuellement tout à fait disparues, à quelques fonctions toutes
différentes ; Landois, par exemple, a démontré que les ailes des insectes
ont eu pour origine la trachée ; il est donc très probable que, chez cette
grande classe, des organes qui servaient autrefois à la respiration se
trouvent transformés en organes servant au vol.
Il est si important d'avoir bien présente à l'esprit la probabilité de la
transformation d'une fonction en une autre, quand on considère les
transitions des organes, que je citerai un autre exemple. On remarque chez
les cirripèdes pédonculés deux replis membraneux, que j'ai appelés freins
ovigères et qui, à l'aide d'une sécrétion visqueuse, servent à retenir les œufs
dans le sac jusqu'à ce qu'ils soient éclos. Les cirripèdes n'ont pas de
branchies, toute la surface du corps, du sac et des freins servent à la
respiration. Les cirripèdes sessiles ou balanides, d'autre part, ne possèdent
pas les freins ovigères, les œufs restant libres au fond du sac dans la
coquille bien close ; mais, dans une position correspondant à celle
qu'occupent les freins, ils ont des membranes très étendues, très repliées,
communiquant librement avec les lacunes circulatoires du sac et du corps,
et que tous les naturalistes ont considérées comme des branchies. Or, je
crois qu'on ne peut contester que les freins ovigères chez une famille sont
strictement homologues avec les branchies d'une autre famille, car on
remarque toutes les gradations entre les deux appareils. Il n'y a donc pas
lieu de douter que les deux petits replis membraneux qui primitivement
servaient de freins ovigères, tout en aidant quelque peu à la respiration, ont
été graduellement transformés en branchies par la sélection naturelle, par
une simple augmentation de grosseur et par l'atrophie des glandes
glutinifères. Si tous les cirripèdes pédonculés qui ont éprouvé une
extinction bien plus considérable que les cirripèdes sessiles avaient
complètement disparu, qui aurait pu jamais s'imaginer que les branchies de
cette dernière famille étaient primitivement des organes destinés à
De l'Origine des Espèces
MODES DE TRANSITIONS. 226
empêcher que les œufs ne fussent entraînés hors du sac ?
Le professeur Cope et quelques autres naturalistes des États−Unis viennent
d'insister récemment sur un autre mode possible de transition, consistant en
une accélération ou en un retard apporté à l'époque de la reproduction. On
sait actuellement que quelques animaux sont aptes à se reproduire à un âge
très précoce, avant même d'avoir acquis leurs caractères complets ; or, si
cette faculté venait à prendre chez une espèce un développement
considérable, il est probable que l'état adulte de ces animaux se perdrait tôt
ou tard ; dans ce cas, le caractère de l'espèce tendrait à se modifier et à se
dégrader considérablement, surtout si la larve différait beaucoup de la
forme adulte. On sait encore qu'il y a un assez grand nombre d'animaux
qui, après avoir atteint l'âge adulte, continuent à changer de caractère
pendant presque toute leur vie. Chez les mammifères, par exemple, l'âge
modifie souvent beaucoup la forme du crâne, fait dont le docteur Murie a
observé des exemples frappants chez les phoques. Chacun sait que la
complication des ramifications des cornes du cerf augmente beaucoup avec
l'âge, et que les plumes de quelques oiseaux se développent beaucoup
quand ils vieillissent. Le professeur Cope affirme que les dents de certains
lézards subissent de grandes modifications de forme quand ils avancent en
âge ; Fritz Müller a observé que les crustacés, après avoir atteint l'âge
adulte, peuvent revêtir des caractères nouveaux, affectant non seulement
des parties insignifiantes, mais même des parties fort importantes. Dans
tous ces cas – et ils sont nombreux – si l'âge de la reproduction était
retardé, le caractère de l'espèce se modifierait tout au moins dans son état
adulte ; il est même probable que les phases antérieures et précoces du
développement seraient, dans quelques cas, précipitées et finalement
perdues. Je ne puis émettre l'opinion que quelques espèces aient été
souvent, ou aient même été jamais modifiées par ce mode de transition
comparativement soudain ; mais, si le cas s'est présenté, il est probable que
les différences entre les jeunes et les adultes et entre les adultes et les vieux
ont été primitivement acquises par dégrés insensibles.
De l'Origine des Espèces
MODES DE TRANSITIONS. 227
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE
DE LA SÉLECTION NATURELLE.
Bien que nous ne devions admettre qu'avec une extrême circonspection
l'impossibilité de la formation d'un organe par une série de transitions
insensibles, il se présente cependant quelques cas sérieusement difficiles.
Un des plus sérieux est celui des insectes neutres, dont la conformation est
souvent toute différente de celle des mâles ou des femelles fécondes ; je
traiterai ce sujet dans le prochain chapitre. Les organes électriques des
poissons offrent encore de grandes difficultés, car il est impossible de
concevoir par quelles phases successives ces appareils merveilleux ont pu
se développer. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, d'en être surpris, car nous ne
savons même pas à quoi Ils servent. Chez le gymnote et chez la torpille ils
constituent sans doute un puissant agent de défense et peut−être un moyen
de saisir leur proie ; d'autre part, chez la raie, qui possède dans la queue un
organe analogue, il se manifeste peu d'électricité, même quand l'animal est
très irrité, ainsi que l'a observé Matteucci ; il s'en manifeste même si peu,
qu'on peut à peine supposer à cet organe les fonctions que nous venons
d'indiquer. En outre, comme l'a démontré le docteur R.−Mac−Donnell, la
raie, outre l'organe précité, en possède un autre près de la tête ; on ne sait si
ce dernier organe est électrique, mais il paraît être absolument analogue à
la batterie électrique de la torpille. On admet généralement qu'il existe une
étroite analogie entre ces organes et le muscle ordinaire, tant dans la
structure intime et la distribution des nerfs que dans l'action qu'exercent sur
eux divers réactifs. Il faut surtout observer qu'une décharge électrique
accompagne les contractions musculaires, et, comme l'affirme le docteur
Radcliffe, « dans son état de repos l'appareil électrique de la torpille paraît
être le siège d'un chargement tout pareil à celui qui s'effectue dans les
muscles et dans les nerfs à l'état d'inaction, et le choc produit par la
décharge subite de l'appareil de la torpille ne serait en aucune façon une
force de nature particulière, mais simplement une autre forme de la
décharge qui accompagne l'action des muscles et du nerf moteur. » Nous
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 228
ne pouvons actuellement pousser plus loin l'explication ; mais, comme
nous ne savons rien relativement aux habitudes et à la conformation des
ancêtres des poissons électriques existants, il serait extrêmement téméraire
d'affirmer l'impossibilité que ces organes aient pu se développer
graduellement en vertu de transitions avantageuses.
Une difficulté bien plus sérieuse encore semble nous arrêter quand il s'agit
de ces organes ; ils se trouvent, en effet, chez une douzaine d'espèces de
poissons, dont plusieurs sont fort éloignés par leurs affinités.
Quand un même organe se rencontre chez plusieurs individus d'une même
classe, surtout chez les individus ayant des habitudes de vie très
différentes, nous pouvons ordinairement attribuer cet organe à un ancêtre
commun qui l'a transmis par hérédité à ses descendants ; nous pouvons, en
outre, attribuer son absence, chez quelques individus de la même classe, à
une disparition provenant du non−usage ou de l'action de la sélection
naturelle. De telle sorte donc que, si les organes électriques provenaient par
hérédité de quelque ancêtre reculé, nous aurions pu nous attendre à ce que
tous les poissons électriques fussent tout particulièrement alliés les uns aux
autres ; mais tel n'est certainement pas le cas. La géologie, en outre, ne
nous permet pas de penser que la plupart des poissons ont possédé
autrefois des organes électriques que leurs descendants modifiés ont
aujourd'hui perdus. Toutefois, si nous étudions ce sujet de plus près, nous
nous apercevons que les organes électriques occupent différentes parties du
corps des quelques poissons qui les possèdent ; que la conformation de ces
organes diffère sous le rapport de l'arrangement des plaques et, selon
Pacini, sous le rapport des moyens mis en œuvre pour exciter l'électricité,
et, enfin, que ces organes sont pourvus de nerfs venant de différentes
parties du corps, et c'est peut−être là la différence la plus importante de
toutes. On ne peut donc considérer ces organes électriques comme
homologues, tout au plus peut−on les regarder comme analogues sous le
rapport de la fonction, il n'y a donc aucune raison de supposer qu'ils
proviennent par hérédité d'un ancêtre commun ; si l'on admettait, en effet,
cette communauté d'origine, ces organes devraient se ressembler
exactement sous tous les rapports. Ainsi s'évanouit la difficulté inhérente à
ce fait qu'un organe, apparemment le même, se trouve chez plusieurs
espèces éloignées les unes des autres, mais il n'en reste pas moins à
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 229
expliquer cette autre difficulté, moindre certainement, mais considérable
encore : par quelle série de transitions ces organes se sont−ils développés
dans chaque groupe séparé de poissons ?
Les organes lumineux qui se rencontrent chez quelques insectes
appartenant à des familles très différentes et qui sont situés dans diverses
parties du corps, offrent, dans notre état d'ignorance actuelle, une difficulté
absolument égale à celle des organes électriques. On pourrait citer d'autres
cas analogues : chez les plantes, par exemple, la disposition curieuse au
moyen de laquelle une masse de pollen portée sur un pédoncule avec une
glande adhésive, est évidemment la même chez les orchidées et chez les
asclépias, – genres aussi éloignés que possible parmi les plantes à fleurs ; –
mais, ici encore, les parties ne sont pas homologues. Dans tous les cas où
des êtres, très éloignés les uns des autres dans l'échelle de l'organisation,
sont pourvus d'organes particuliers et analogues, on remarque que, bien
que l'aspect général et la fonction de ces organes puissent être les mêmes,
on peut cependant toujours discerner entre eux quelques différences
fondamentales. Par exemple, les yeux des céphalopodes et ceux des
vertébrés paraissent absolument semblables ; or, dans des groupes si
éloignés les uns des autres, aucune partie de cette ressemblance ne peut
être attribuée à la transmission par hérédité d'un caractère possédé par un
ancêtre commun. M. Mivart a présenté ce cas comme étant une difficulté
toute spéciale, mais il m'est impossible de découvrir la portée de son
argumentation. Un organe destiné à la vision doit se composer de tissus
transparents et il doit renfermer une lentille quelconque pour permettre la
formation d'une image au fond d'une chambre noire. Outre cette
ressemblance superficielle, il n'y a aucune analogie réelle entre les yeux
des seiches et ceux des vertébrés ; on peut s'en convaincre, d'ailleurs, en
consultant l'admirable mémoire de Hensen sur les yeux des céphalopodes.
Il m'est impossible d'entrer ici dans les détails ; je peux toutefois indiquer
quelques points de différence. Le cristallin, chez les seiches les mieux
organisées, se compose de deux parties placées l'une derrière l'autre et
forme comme deux lentilles qui, toutes deux, ont une conformation et une
disposition toutes différentes de ce qu'elles sont chez les vertébrés. La
rétine est complètement dissemblable ; elle présente, en effet, une
inversion réelle des éléments constitutifs et les membranes formant les
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 230
enveloppes de l'œil contiennent un gros ganglion nerveux. Les rapports des
muscles sont aussi différents qu'il est possible et il en est de même pour
d'autres points. Il en résulte donc une grande difficulté pour apprécier
jusqu'à quel point il convient d'employer les mêmes termes dans la
description des yeux des céphalopodes et de ceux des vertébrés. On peut,
cela va sans dire, nier que, dans chacun des cas, l'œil ait pu se développer
par la sélection naturelle de légères variations successives ; mais, si on
l'admet pour l'un, ce système est évidemment possible pour l'autre, et on
peut, ce mode de formation accepté, déduire par anticipation les
différences fondamentales existant dans la structure des organes visuels
des deux groupes. De même que deux hommes ont parfois,
indépendamment l'un de l'autre fait la même invention, de même aussi il
semble que, dans les cas précités, la sélection naturelle, agissant pour le
bien de chaque être et profitant de toutes les variations favorables, a
produit des organes analogues, tout au moins en ce qui concerne la
fonction, chez des êtres organisés distincts qui ne doivent rien de l'analogie
de conformation que l'on remarque chez eux à l'héritage d'un ancêtre
commun.
Fritz Müller a suivi avec beaucoup de soin une argumentation presque
analogue pour mettre à l'épreuve les conclusions indiquées dans ce
volume. Plusieurs familles de crustacés comprennent quelques espèces
pourvues d'un appareil respiratoire qui leur permet de vivre hors de l'eau.
Dans deux de ces familles très voisines, qui ont été plus particulièrement
étudiées par Müller, les espèces se ressemblent par tous les caractères
importants, à savoir : les organes des sens, le système circulatoire, la
position des touffes de poil qui tapissent leurs estomacs complexes, enfin
toute la structure des branchies qui leur permettent de respirer dans l'eau,
jusqu'aux crochets microscopiques qui servent à les nettoyer. On aurait
donc pu s'attendre à ce que, chez les quelques espèces des deux familles
qui vivent sur terre, les appareils également importants de la respiration
aérienne fussent semblables ; car pourquoi cet appareil, destiné chez ces
espèces à un même but spécial, se trouve−t−il être différent, tandis que les
autres organes importants sont très semblables ou même identiques ? Fritz
Müller soutient que cette similitude sur tant de points de conformation
doit, d'après la théorie que je défends, s'expliquer par une transmission
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 231
héréditaire remontant à un ancêtre commun. Mais, comme la grande
majorité des espèces qui appartiennent aux deux familles précitées, de
même d'ailleurs que tous les autres crustacés, ont des habitudes aquatiques,
il est extrêmement improbable que leur ancêtre commun ait été pourvu
d'un appareil adapté à la respiration aérienne. Müller fut ainsi conduit à
examiner avec soin cet appareil respiratoire chez les espèces qui en sont
pourvues ; il trouva que cet appareil diffère, chez chacune d'elles, sous
plusieurs rapports importants, comme, par exemple, la position des
orifices, le mode de leur ouverture et de leur fermeture, et quelques détails
accessoires. Or, on s'explique ces différences, on aurait même pu s'attendre
à les rencontrer, dans l'hypothèse que certaines espèces appartenant à des
familles distinctes se sont peu à peu adaptées à vivre de plus en plus hors
de l'eau et à respirer à l'air libre. Ces espèces, en effet, appartenant à des
familles distinctes, devaient différer dans une certaine mesure ; or, leur
variabilité ne devait pas être exactement la même, en vertu du principe que
la nature de chaque variation dépend de deux facteurs, c'est−à−dire la
nature de l'organisme et celle des conditions ambiantes. La sélection
naturelle, en conséquence, aura dû agir sur des matériaux ou des variations
de nature différente, afin d'arriver à un même résultat fonctionnel, et les
conformations ainsi acquises doivent nécessairement différer. Dans
l'hypothèse de créations indépendantes, ce cas tout entier reste
inintelligible. La série des raisonnements qui précèdent paraît avoir eu une
grande influence pour déterminer Fritz Müller à adopter les idées que j'ai
développées dans le présent ouvrage.
Un autre zoologiste distingué, feu le professeur Claparède, est arrivé au
même résultat en raisonnant de la même manière. Il démontre que certains
acarides parasites, appartenant à des sous−familles et à des familles
distinctes, sont pourvus d'organes qui leur servent à se cramponner aux
poils. Ces organes ont dû se développer d'une manière indépendante et ne
peuvent avoir été transmis par un ancêtre commun ; dans les divers
groupes, ces organes sont formés par une modification des pattes
antérieures, des pattes postérieures, des mandibules ou lèvres, et des
appendices de la face inférieure de la partie postérieure du corps.
Dans les différents exemples que nous venons de discuter, nous avons vu
que, chez des êtres plus ou moins éloignés les uns des autres, un même but
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 232
est atteint et une même fonction accomplie par des organes assez
semblable en apparence, mais qui ne le sont pas en réalité. D'autre part, il
est de règle générale dans la nature qu'un même but soit atteint par les
moyens les plus divers, même chez des êtres ayant entre eux d'étroites
affinités. Quelle différence de construction n'y a−t−il pas, en effet, entre
l'aile emplumée d'un oiseau et l'aile membraneuse de la chauve−souris ; et,
plus encore, entre les quatre ailes d'un papillon, les deux ailes de la
mouche et les deux ailes et les deux élytres d'un coléoptère ? Les coquilles
bivalves sont construites pour s'ouvrir et se fermer, mais quelle variété de
modèles ne remarque−t−on pas dans la conformation de la charnière,
depuis la longue série de dents qui s'emboîtent régulièrement les unes dans
les autres chez la nucule, jusqu'au simple ligament de la moule ? La
dissémination des graines des végétaux est favorisée par leur petitesse, par
la conversion de leurs capsules en une enveloppe légère sous forme de
ballon, par leur situation au centre d'une pulpe charnue composée des
parties les plus diverses, rendue nutritive, revêtue de couleurs voyantes de
façon à attirer l'attention des oiseaux qui les dévorent, par la présence de
crochets, de grappins de toutes sortes, de barbes dentelées, au moyen
desquels elles adhèrent aux poils des animaux ; par l'existence d'ailerons et
d'aigrettes aussi variés par la forme qu'élégants par la structure, qui en font
les jouets du moindre courant d'air. La réalisation du même but par les
moyens les plus divers est si importante, que je citerai encore un exemple.
Quelques auteurs soutiennent que si les êtres organisés ont été façonnés de
tant de manières différentes, c'est par pur amour de la variété, comme les
jouets dans un magasin ; mais une telle idée de la nature est inadmissible.
Chez les plantes qui ont les sexes séparés ainsi que chez celles qui, bien
qu'hermaphrodites, ne peuvent pas spontanément faire tomber le pollen sur
les stigmates, un concours accessoire est nécessaire pour que la
fécondation soit possible. Chez les unes, le pollen en grains très légers et
non adhérents est emporté par le vent et amené ainsi sur le stigmate par pur
hasard ; c'est le mode le plus simple que l'on puisse concevoir. Il en est un
autre bien différent, quoique presque aussi simple : il consiste en ce qu'une
fleur symétrique sécrète quelques gouttes de nectar recherché par les
insectes, qui, en s'introduisant dans la corolle pour le recueillir,
transportent le pollen des anthères aux stigmates.
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 233
Partant de cet état si simple, nous trouvons un nombre infini de
combinaisons ayant toutes un même but, réalisé d'une façon analogue,
mais entraînant des modifications dans toutes les parties de la fleur. Tantôt
le nectar est emmagasiné dans des réceptacles affectant les formes les plus
diverses ; les étamines et les pistils sont alors modifiés de différentes
façons, quelquefois ils sont disposés en trappes, quelquefois aussi ils sont
susceptibles de mouvements déterminés par l'irritabilité et l'élasticité.
Partant de là, nous pourrions passer en revue des quantités innombrables
de conformations pour en arriver enfin à un cas extraordinaire d'adaptation
que le docteur Crüger a récemment décrit chez le coryanthes. Une partie de
la lèvre inférieure (labellum) de cette orchidée est excavée de façon à
former une grande auge dans laquelle tombent continuellement des gouttes
d'eau presque pure sécrétée par deux cornes placées au−dessus ; lorsque
l'auge est à moitié pleine, l'eau s'écoule par un canal latéral. La base du
labellum qui se trouve au−dessus de l'auge est elle−même excavée et
forme une sorte de chambre pourvue de deux entrées latérales ; dans cette
chambre, on remarque des crêtes charnues très curieuses. L'homme le plus
ingénieux ne pourrait s'imaginer à quoi servent tous ces appareils s'il n'a
été témoins de ce qui se passe. Le docteur Crüger a remarqué que
beaucoup de bourdons visitent les fleurs gigantesques de cette orchidée
non pour en sucer le nectar, mais pour ronger les saillies charnues que
renferme la chambre placée au−dessus de l'auge ; en ce faisant, les
bourdons se poussent fréquemment les uns les autres dans l'eau, se
mouillent les ailes et, ne pouvant s'envoler, sont obligés de passer par le
canal latéral qui sert à l'écoulement du trop−plein. Le docteur Crüger a vu
une procession continuelle de bourdons sortant ainsi de leur bain
involontaire. Le passage est étroit et recouvert par la colonne de telle sorte
que l'insecte, en s'y frayant un chemin, se frotte d'abord le dos contre le
stigmate visqueux et ensuite contre les glandes également visqueuses des
masses de pollen. Celles−ci adhèrent au dos du premier bourdon qui a
traversé le passage et il les emporte. Le docteur Crüger m'a envoyé dans de
l'esprit−de−vin une fleur contenant un bourdon tué avant qu'il se soit
complètement dégagé du passage et sur le dos duquel on voit une masse de
pollen. Lorsque le bourdon ainsi chargé de pollen s'envole sur une autre
fleur ou revient une seconde fois sur la même et que, poussé par ses
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 234
camarades, il retombe dans l'auge, il ressort par le passage, la masse de
pollen qu'il porte sur son dos se trouve nécessairement en contact avec le
stigmate visqueux, y adhère et la fleur est ainsi fécondée. Nous
comprenons alors l'utilité de toutes les parties de la fleur, des cornes
sécrétant de l'eau, de l'auge demi−pleine qui empêche les bourdons de
s'envoler, les force à se glisser dans le canal pour sortir et par cela même à
se frotter contre le pollen visqueux et contre le stigmate également
visqueux.
La fleur d'une autre orchidée très voisine, le Catasetum, a une construction
également ingénieuse, qui répond au même but, bien qu'elle soit toute
différente. Les bourdons visitent cette fleur comme celle du coryanthes
pour en ronger le labellum ; ils touchent alors inévitablement une longue
pièce effilée, sensible, que j'ai appelée l'antenne. Celle−ci, dès qu'on la
touche, fait vibrer une certaine membrane qui se rompt immédiatement ;
cette rupture fait mouvoir un ressort qui projette le pollen avec la rapidité
d'une flèche dans la direction de l'insecte au dos duquel il adhère par son
extrémité visqueuse. Le pollen de la fleur mâle (car, dans cette orchidée,
les sexes sont séparés) est ainsi transporté à la fleur femelle, où il se trouve
en contact avec le stigmate, assez visqueux pour briser certains fils
élastique ; le stigmate retient le pollen et est ainsi fécondé. On peut se
demander comment, dans les cas précédents et dans une foule d'autres, on
arrive à expliquer tous ces degrés de complication et ces moyens si divers
pour obtenir un même résultat. On peut répondre, sans aucun doute, que,
comme nous l'avons déjà fait remarquer, lorsque deux formes qui diffèrent
l'une de l'autre dans une certaine mesure se mettent à varier, leur variabilité
n'est pas identique et, par conséquent, les résultats obtenus par la sélection
naturelle, bien que tendant à un même but général, ne doivent pas non plus
être identiques. Il faut se rappeler aussi que tous les organismes très
développés ont subi de nombreuses modifications ; or, comme chaque
conformation modifiée tend à se transmettre par hérédité, il est rare qu'une
modification disparaisse complètement sans avoir subi de nouveaux
changements. Il en résulte que la conformation des différentes parties d'une
espèce, à quelque usage que ces parties servent d'ailleurs, représente la
somme de nombreux changements héréditaires que l'espèce a
successivement éprouvés, pour s'adapter à de nouvelles habitudes et à de
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 235
nouvelles conditions d'existence.
Enfin, bien que, dans beaucoup de cas, il soit très difficile de faire même la
moindre conjecture sur les transitions successives qui ont amené les
organes à leur état actuel, je suis cependant étonné, en songeant combien
est minime la proportion entre les formes vivantes et connues et celles qui
sont éteintes et inconnues, qu'il soit si rare de rencontrer un organe dont on
ne puisse indiquer quelques états de transition. Il est certainement vrai
qu'on voit rarement apparaître chez un individu de nouveaux organes qui
semblent avoir été créés dans un but spécial ; c'est même ce que démontre
ce vieil axiome de l'histoire naturelle dont on a quelque peu exagéré la
portée : Natura non facit saltum. La plupart des naturalistes expérimentés
admettent la vérité de cet adage ; ou, pour employer les expressions de
Milne−Edwards, la nature est prodigue de variétés, mais avare
d'innovations. Pourquoi, dans l'hypothèse des créations, y aurait−il tant de
variétés et si peu de nouveautés réelles ? Pourquoi toutes les parties ; tous
les organes de tant d'êtres indépendants, créés, suppose−t−on, séparément
pour occuper une place séparée dans la nature, seraient−ils si
ordinairement reliés les uns aux autres par une série de gradations ?
Pourquoi la nature n'aurait−elle pas passé soudainement d'une
conformation à une autre ? La théorie de la sélection naturelle nous fait
comprendre clairement pourquoi il n'en est point ainsi ; la sélection
naturelle, en effet, n'agit qu'en profitant de légères variations successives,
elle ne peut donc jamais faire de sauts brusques et considérables, elle ne
peut avancer que par degrés insignifiants, lents et sûrs.
De l'Origine des Espèces
DIFFICULTÉS SPÉCIALES DE LA THÉORIE D... 236
ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE
SUR LES ORGANES PEU IMPORTANTS EN
APPARENCE.
La sélection naturelle n'agissant que par la vie et par la mort par la
persistance du plus apte et par l'élimination des individus moins
perfectionnés, j'ai éprouvé quelquefois de grandes difficultés à m'expliquer
l'origine ou la formation de parties peu importantes ; les difficultés sont
aussi grandes, dans ce cas, que lorsqu'il s'agit des organes les plus parfaits
et les plus complexes, mais elles sont d'une nature différente.
En premier lieu, notre ignorance est trop grande relativement à l'ensemble
de l'économie organique d'un être quelconque, pour que nous puissions
dire quelles sont les modifications importantes et quelles sont les
modifications insignifiantes. Dans un chapitre précédent, j'ai indiqué
quelques caractères insignifiants, tels que le duvet des fruits ou la couleur
de la chair, la couleur de la peau et des poils des quadrupèdes, sur lesquels,
en raison de leur rapport avec des différences constitutionnelles, ou en
raison de ce qu'ils déterminent les attaques de certains insectes, la sélection
naturelle a certainement pu exercer une action. La queue de la girafe
ressemble à un chasse−mouches artificiel ; il paraît donc d'abord
incroyable que cet organe ait pu être adapté à son usage actuel par une
série de légères modifications qui l'auraient mieux approprié à un but aussi
insignifiant que celui de chasser les mouches. Nous devons réfléchir,
cependant, avant de rien affirmer de trop positif même dans ce cas, car
nous savons que l'existence et la distribution du bétail et d'autres animaux
dans l'Amérique méridionale dépendent absolument de leur aptitude à
résister aux attaques des insectes ; de sorte que les individus qui ont les
moyens de se défendre contre ces petits ennemis peuvent occuper de
nouveaux pâturages et s'assurer ainsi de grands avantages. Ce n'est pas
que, à de rares exceptions près, les gros mammifères puissent être
réellement détruits par les mouches, mais ils sont tellement harassés et
ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE SUR ... 237
affaiblis par leurs attaques incessantes, qu'ils sont plus exposés aux
maladies et moins en état de se procurer leur nourriture en temps de
disette, ou d'échapper aux bêtes féroces.
Des organes aujourd'hui insignifiants ont probablement eu, dans quelques
cas, une haute importance pour un ancêtre reculé. Après s'être lentement
perfectionnés à quelque période antérieure, ces organes se sont transmis
aux espèces existantes à peu près dans le même état, bien qu'ils leur
servent fort peu aujourd'hui ; mais il va sans dire que la sélection naturelle
aurait arrêté toute déviation désavantageuse de leur conformation. On
pourrait peut−être expliquer la présence habituelle de la queue et les
nombreux usages auxquels sert cet organe chez tant d'animaux terrestres
dont les poumons ou vessies natatoires modifiés trahissent l'origine
aquatique, par le rôle important que joue la queue, comme organe de
locomotion, chez tous les animaux aquatiques. Une queue bien développée
s'étant formée chez un animal aquatique, peut ensuite s'être modifiée pour
divers usages, comme chasse−mouches, comme organe de préhension,
comme moyen de se retourner, chez le chien par exemple, bien que, sous
ce dernier rapport, l'importance de la queue doive être très minime,
puisque le lièvre, qui n'a presque pas de queue, se retourne encore plus
vivement que le chien. En second lieu, nous pouvons facilement nous
tromper en attribuant de l'importance à certains caractères et en croyant
qu'ils sont dus à l'action de la sélection naturelle. Nous ne devons pas
perdre de vue les effets que peuvent produire l'action définie des
changements dans les conditions d'existence, – les prétendues variations
spontanées qui semblent dépendre, à un faible degré, de la nature des
conditions ambiantes, – la tendance au retour vers des caractères depuis
longtemps perdus, – les lois complexes de la croissance, telles que la
corrélation, la compensation, la pression qu'une partie peut exercer sur une
autre, etc., – et, enfin, la sélection sexuelle, qui détermine souvent la
formation de caractères utiles à un des sexes, et ensuite leur transmission
plus ou moins complète à l'autre sexe pour lequel ils n'ont aucune utilité.
Cependant, les conformations ainsi produites indirectement, bien que
d'abord sans avantages pour l'espèce, peuvent, dans la suite, être devenues
utiles à sa descendance modifiée qui se trouve dans des conditions vitales
nouvelles ou qui a acquis d'autres habitudes.
De l'Origine des Espèces
ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE SUR ... 238
S'il n'y avait que des pics verts et que nous ne sachions pas qu'il y a
beaucoup d'espèces de pics de couleur noire et pie, nous aurions
probablement pensé que la couleur verte du pic est une admirable
adaptation, destinée à dissimuler à ses ennemis cet oiseau si éminemment
forestier. Nous aurions, par conséquent, attaché beaucoup d'importance à
ce caractère, et nous l'aurions attribué à la sélection naturelle ; or, cette
couleur est probablement due à la sélection sexuelle. Un palmier grimpant
de l'archipel malais s'élève le long des arbres les plus élevés à l'aide de
crochets admirablement construits et disposés à l'extrémité de ses
branches. Cet appareil rend sans doute les plus grands services à cette
plante ; mais, comme nous pouvons remarquer des crochets presque
semblables sur beaucoup d'arbres qui ne sont pas grimpeurs, et que ces
crochets, s'il faut en juger par la distribution des espèces épineuses de
l'Afrique et de l'Amérique méridionale, doivent servir de défense aux
arbres contre les animaux, de même les crochets du palmier peuvent avoir
été dans l'origine développés dans ce but défensif, pour se perfectionner
ensuite et être utilisés par la plante quand elle a subi de nouvelles
modifications et qu'elle est devenue un grimpeur. On considère
ordinairement la peau nue qui recouvre la tête du vautour comme une
adaptation directe qui lui permet de fouiller incessamment dans les chairs
en putréfaction ; le fait est possible, mais cette dénudation pourrait être due
aussi à l'action directe de la matière putride. Il faut, d'ailleurs, ne s'avancer
sur ce terrain qu'avec une extrême prudence, car on sait que le dindon mâle
a la tête dénudée, et que sa nourriture est toute différente. On a soutenu que
les sutures du crâne, chez les jeunes mammifères, sont d'admirables
adaptations qui viennent en aide à la parturition ; il n'est pas douteux
qu'elles ne facilitent cet acte, si même elles ne sont pas indispensables.
Mais, comme les sutures existent aussi sur le crâne des jeunes oiseaux et
des jeunes reptiles qui n'ont qu'à sortir d'un œuf brisé, nous pouvons en
conclure que cette conformation est une conséquence des lois de la
croissance, et qu'elle a été ensuite utilisée dans la parturition des animaux
supérieurs.
Notre ignorance est profonde relativement aux causes des variations
légères ou des différences individuelles ; rien ne saurait mieux nous le faire
comprendre que les différences qui existent entre les races de nos animaux
De l'Origine des Espèces
ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE SUR ... 239
domestiques dans différents pays, et, plus particulièrement, dans les pays
peu civilisés où il n'y a eu que peu de sélection méthodique. Les animaux
domestiques des sauvages, dans différents pays, ont souvent à pourvoir à
leur propre subsistance, et sont, dans une certaine mesure, exposés à
l'action de la sélection naturelle ; or, les individus ayant des constitutions
légèrement différentes pourraient prospérer davantage sous des climats
divers. Chez le bétail, la susceptibilité aux attaques des mouches est en
rapport avec la couleur ; il en est de même pour l'action vénéneuse de
certaines plantes, de telle sorte que la coloration elle−même se trouve ainsi
soumise à l'action de la sélection naturelle. Quelques observateurs sont
convaincus que l'humidité du climat affecte la croissance des poils et qu'il
existe un rapport entre les poils et les cornes. Les races des montagnes
diffèrent toujours des races des plaines ; une région montagneuse doit
probablement exercer une certaine influence sur les membres postérieurs
en ce qu'ils ont un travail plus rude à accomplir, et peut−être même aussi
sur la forme du bassin ; conséquemment, en vertu de la loi des variations
homologues, les membres antérieurs et la tête doivent probablement être
affectés aussi. La forme du bassin pourrait aussi affecter, par la pression, la
forme de quelques parties du jeune animal dans le sein de sa mère.
L'influence des hautes régions sur la respiration tend, comme nous avons
bonne raison de le croire, à augmenter la capacité de la poitrine et à
déterminer, par corrélation, d'autres changements. Le défaut d'exercice
joint à une abondante nourriture a probablement, sur l'organisme entier,
des effets encore plus importants ; c'est là, sans doute, comme H. von
Nathusius vient de le démontrer récemment dans son excellent traité, la
cause principale des grandes modifications qu'ont subies les races porcines.
Mais, nous sommes bien trop ignorants pour pouvoir discuter l'importance
relative des causes connues ou inconnues de la variation ; j'ai donc fait les
remarques qui précèdent uniquement pour démontrer que, s'il nous est
impossible de nous rendre compte des différences caractéristiques de nos
races domestiques, bien qu'on admette généralement que ces races
descendent directement d'une même souche ou d'un très petit nombre de
souches, nous ne devrions pas trop insister sur notre ignorance quant aux
causes précises des légères différences analogues qui existent entre les
vraies espèces.
De l'Origine des Espèces
ACTION DE LA SÉLECTION NATURELLE SUR ... 240
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA
DOCTRINE UTILITAIRE ; COMMENT
S'ACQUIERT LA BEAUTÉ.
Les remarques précédentes m'amènent à dire quelques mots sur la
protestation qu'ont faite récemment quelques naturalistes contre la doctrine
utilitaire, d'après laquelle chaque détail de conformation a été produit pour
le bien de son possesseur. Ils soutiennent que beaucoup de conformations
ont été créées par pur amour de la beauté, pour charmer les yeux de
l'homme ou ceux du Créateur (ce dernier point, toutefois, est en dehors de
toute discussion scientifique) ou par pur amour de la variété, point que
nous avons déjà discuté. Si ces doctrines étaient fondées, elles seraient
absolument fatales à ma théorie. J'admets complètement que beaucoup de
conformations n'ont plus aujourd'hui d'utilité absolue pour leur possesseur,
et que, peut−être, elles n'ont jamais été utiles à leurs ancêtres ; mais cela ne
prouve pas que ces conformations aient eu uniquement pour cause la
beauté ou la variété. Sans aucun doute, l'action définie du changement des
conditions et les diverses causes de modifications que nous avons
indiquées ont toutes produit un effet probablement très grand,
indépendamment des avantages ainsi acquis. Mais, et c'est là une
considération encore plus importante, la plus grande partie de l'organisme
de chaque créature vivante lui est transmise par hérédité ; en conséquence,
bien que certainement chaque individu soit parfaitement approprié à la
place qu'il occupe dans la nature, beaucoup de conformations n'ont plus
aujourd'hui de rapport bien direct et bien intime avec ses nouvelles
conditions d'existence. Ainsi, il est difficile de croire que les pieds palmés
de l'oie habitant les régions élevées, ou que ceux de la frégate, aient une
utilité bien spéciale pour ces oiseaux ; nous ne pouvons croire que les os
similaires qui se trouvent dans le bras du singe, dans la jambe antérieure du
cheval, dans l'aile de la chauve−souris et dans la palette du phoque aient
une utilité spéciale pour ces animaux. Nous pouvons donc, en toute sûreté,
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTR... 241
attribuer ces conformations à l'hérédité. Mais, sans aucun doute, des pieds
palmés ont été aussi utiles à l'ancêtre de l'oie terrestre et de la frégate qu'ils
le sont aujourd'hui à la plupart des oiseaux aquatiques. Nous pouvons
croire aussi que l'ancêtre du phoque n'avait pas une palette, mais un pied à
cinq doigts, propre à saisir ou à marcher ; nous pouvons peut−être croire,
en outre, que les divers os qui entrent dans la constitution des membres du
singe, du cheval et de la chauve−souris se sont primitivement développés
en vertu du principe d'utilité, et qu'ils proviennent probablement de la
réduction d'os plus nombreux qui se trouvaient dans la nageoire de quelque
ancêtre reculé ressemblant à un poisson, ancêtre de toute la classe. Il est à
peine possible de déterminer quelle part il faut faire aux différentes causes
de changement, telles que l'action définie des conditions ambiantes, les
prétendues variations spontanées et les lois complexes de la croissance ;
mais, après avoir fait ces importantes réserves, nous pouvons conclure que
tout détail de conformation chez chaque être vivant est encore aujourd'hui,
ou a été autrefois, directement ou indirectement utile à son possesseur.
Quant à l'opinion que les êtres organisés ont reçu la beauté pour le plaisir
de l'homme – opinion subversive de toute ma théorie – je ferai tout d'abord
remarquer que le sens du beau dépend évidemment de la nature de l'esprit,
indépendamment de toute qualité réelle chez l'objet admiré, et que l'idée du
beau n'est pas innée ou inaltérable. La preuve de cette assertion, c'est que
les hommes de différentes races admirent, chez les femmes, un type de
beauté absolument différent. Si les beaux objets n'avaient été créés que
pour le plaisir de l'homme, il faudrait démontrer qu'il y avait moins de
beauté sur la terre avant que l'homme ait paru sur la scène. Les admirables
volutes et les cônes de l'époque éocène, les ammonites si élégamment
sculptées de la période secondaire, ont−ils donc été créés pour que
l'homme puisse, des milliers de siècles plus tard, les admirer dans ses
musées ? Il y a peu d'objets plus admirables que les délicates enveloppes
siliceuses des diatomées : ont−elles donc été créées pour que l'homme
puisse les examiner et les admirer en se servant des plus forts
grossissements du microscope ? Dans ce dernier cas, comme dans
beaucoup d'autres, la beauté dépend tout entière de la symétrie de
croissance. On met les fleurs au nombre des plus belles productions de la
nature ; mais elles sont devenues brillantes, et, par conséquent, belles, pour
De l'Origine des Espèces
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTR... 242
faire contraste avec les feuilles vertes, de façon à ce que les insectes
puissent les apercevoir facilement. J'en suis arrivé à cette conclusion, parce
que j'ai trouvé, comme règle invariable, que les fleurs fécondées par le
vent, n'ont jamais une corolle revêtue de brillantes couleurs. Diverses
plantes produisent ordinairement deux sortes de fleurs : les unes ouvertes
et aux couleurs brillantes de façon à attirer les insectes, les autres fermées,
incolores, privées de nectar, et que ne visitent jamais les insectes. Nous en
pouvons conclure que si les insectes ne s'étaient jamais développés à la
surface de la terre, nos plantes ne se seraient pas couvertes de fleurs
admirables et qu'elles n'auraient produit que les tristes fleurs que nous
voyons sur les pins, sur les chênes, sur les noisetiers, sur les frênes, sur les
graminées, les épinards, les orties, qui toutes sont fécondées par l'action du
vent. Le même raisonnement peut s'appliquer aux fruits ; tout le monde
admet qu'une fraise ou qu'une cerise bien mûre est aussi agréable à l'œil
qu'au palais ; que les fruits vivement colorés du fusain et les baies écarlates
du houx sont d'admirables objets. Mais cette beauté n'a d'autre but que
d'attirer les oiseaux et les insectes pour qu'en dévorant ces fruits ils en
disséminent les graines ; j'ai, en effet, observé, et il n'y a pas d'exception à
cette règle, que les graines sont toujours disséminées ainsi quand elles sont
enveloppées d'un fruit quelconque (c'est−à−dire qu'elles se trouvent
enfouies dans une masse charnue), à condition que ce fruit ait une teinte
brillante ou qu'il soit très apparent parce qu'il est blanc ou noir.
D'autre part, j'admets volontiers qu'un grand nombre d'animaux mâles, tels
que tous nos oiseaux les plus magnifiques, quelques reptiles, quelques
mammifères, et une foule de papillons admirablement colorés, ont acquis
la beauté pour la beauté elle−même ; mais ce résultat a été obtenu par la
sélection sexuelle, c'est−à−dire parce que les femelles ont continuellement
choisi les plus beaux mâles ; cet embellissement n'a donc pas eu pour but
le plaisir de l'homme. On pourrait faire les mêmes remarques relativement
au chant des oiseaux. Nous pouvons conclure de tout ce qui précède qu'une
grande partie du règne animal possède à peu près le même goût pour les
belles couleurs et pour la musique. Quand la femelle est aussi brillamment
colorée que le mâle, ce qui n'est pas rare chez les oiseaux et chez les
papillons, cela parfait résulter de ce que les couleurs acquises par la
sélection sexuelle ont été transmises aux deux sexes au lieu de l'être aux
De l'Origine des Espèces
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTR... 243
mâles seuls. Comment le sentiment de la beauté, dans sa forme la plus
simple, c'est−à−dire la sensation de plaisir particulier qu'inspirent certaines
couleurs, certaines formes et certains sons, s'est−il primitivement
développé chez l'homme et chez les animaux inférieurs ? C'est là un point
fort obscur. On se heurte d'ailleurs aux mêmes difficultés si l'on veut
expliquer comment il se fait que certaines saveurs et certains parfums
procurent une jouissance, tandis que d'autres inspirent une aversion
générale. Dans tous ces cas, l'habitude paraît avoir joué un certain rôle ;
mais ces sensations doivent avoir quelques causes fondamentales dans la
constitution du système nerveux de chaque espèce.
La sélection naturelle ne peut, en aucune façon, produire des modifications
chez une espèce dans le but exclusif d'assurer un avantage à une autre
espèce, bien que, dans la nature, une espèce cherche incessamment à tirer
avantage ou à profiter de la conformation des autres. Mais la sélection
naturelle peut souvent produire – et nous avons de nombreuses preuves
qu'elle le fait – des conformations directement préjudiciables à d'autres
animaux, telles que les crochets de la vipère et l'ovipositeur de
l'ichneumon, qui lui permet de déposer ses œufs dans le corps d'autres
insectes vivants. Si l'on parvenait à prouver qu'une partie quelconque de la
conformation d'une espèce donnée a été formée dans le but exclusif de
procurer certains avantages à une autre espèce, ce serait la ruine de ma
théorie ; ces parties, en effet, n'auraient pas pu être produites par la
sélection naturelle. Or, bien que dans les ouvrages sur l'histoire naturelle
on cite de nombreux exemples à cet effet, je n'ai pu en trouver un seul qui
me semble avoir quelque valeur. On admet que le serpent à sonnettes est
armé de crochets venimeux pour sa propre défense et pour détruire sa
proie ; mais quelques écrivains supposent en même temps que ce serpent
est pourvu d'un appareil sonore qui, en avertissant sa proie, lui cause un
préjudice. Je croirais tout aussi volontiers que le chat recourbe l'extrémité
de sa queue, quand il se prépare à s'élancer, dans le seul but d'avertir la
souris qu'il convoite. L'explication de beaucoup la plus probable est que le
serpent à sonnettes agite son appareil sonore, que le cobra gonfle son jabot,
que la vipère s'enfle, au moment où elle émet son sifflement si dur et si
violent, dans le but d'effrayer les oiseaux et les bêtes qui attaquent même
les espèces les plus venimeuses. Les serpents, en un mot, agissent en vertu
De l'Origine des Espèces
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTR... 244
de la même cause qui fait que la poule hérisse ses plumes et étend ses ailes
quand un chien s'approche de ses poussins. Mais la place me manque pour
entrer dans plus de détails sur les nombreux moyens qu'emploient les
animaux pour essayer d'intimider leurs ennemis.
La sélection naturelle ne peut déterminer chez un individu une
conformation qui lui serait plus nuisible qu'utile, car elle ne peut agir que
par et pour son bien. Comme Paley l'a fait remarquer, aucun organe ne se
forme dans le but de causer une douleur ou de porter un préjudice à son
possesseur. Si l'on établit équitablement la balance du bien et du mal
causés par chaque partie, on s'apercevra qu'en somme chacune d'elles est
avantageuse. Si, dans le cours des temps, dans des conditions d'existence
nouvelles, une partie quelconque devient nuisible, elle se modifie ; s'il n'en
est pas ainsi, l'être s'éteint, comme tant de millions d'autres êtres se sont
éteints avant lui.
La sélection naturelle tend seulement à rendre chaque être organisé aussi
parfait, ou un peu plus parfait, que les autres habitants du même pays avec
lesquels il se trouve en concurrence. C'est là, sans contredit, le comble de
la perfection qui peut se produire à l'état de nature. Les productions
indigènes de la Nouvelle−Zélande, par exemple, sont parfaites si on les
compare les unes aux autres, mais elles cèdent aujourd'hui le terrain et
disparaissent rapidement devant les légions envahissantes de plantes et
d'animaux importés d'Europe. La sélection naturelle ne produit pas la
perfection absolue ; autant que nous en pouvons juger, d'ailleurs, ce n'est
pas à l'état de nature que nous rencontrons jamais ces hauts degrés. Selon
Müller, la correction pour l'aberration de la lumière n'est pas parfaite,
même dans le plus parfait de tous les organes, l'œil humain. Helmholtz,
dont personne ne peut contester le jugement, après avoir décrit dans les
termes les plus enthousiastes la merveilleuse puissance de l'œil humain,
ajoute ces paroles remarquables : « Ce que nous avons découvert d'inexact
et d'imparfait dans la machine optique et dans la production de l'image sur
la rétine n'est rien comparativement aux bizarreries que nous avons
rencontrées dans le domaine de la sensation. Il semblerait que la nature ait
pris plaisir à accumuler les contradictions pour enlever tout fondement à la
théorie d'une harmonie préexistante entre les mondes intérieurs et
extérieurs. » Si notre raison nous pousse à admirer avec enthousiasme une
De l'Origine des Espèces
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTR... 245
foule de dispositions inimitables de la nature, cette même raison nous dit,
bien que nous puissions facilement nous tromper dans les deux cas, que
certaines autres dispositions sont moins parfaites. Pouvons−nous, par
exemple, considérer comme parfait l'aiguillon de l'abeille, qu'elle ne peut,
sous peine de perdre ses viscères, retirer de la blessure qu'elle a faite à
certains ennemis, parce que cet aiguillon est barbelé, disposition qui cause
inévitablement la mort de l'insecte ?
Si nous considérons l'aiguillon de l'abeille comme ayant existé chez
quelque ancêtre reculé à l'état d'instrument perforant et dentelé, comme on
en rencontre chez tant de membres du même ordre d'insectes ; que, depuis,
cet instrument se soit modifié sans se perfectionner pour remplir son but
actuel, et que le venin, qu'il sécrète, primitivement adapté à quelque autre
usage, tel que la production de galles, ait aussi augmenté de puissance,
nous pouvons peut−être comprendre comment il se fait que l'emploi de
l'aiguillon cause si souvent la mort de l'insecte. En effet, si l'aptitude à
piquer est utile à la communauté, elle réunit tous les éléments nécessaires
pour donner prise à la sélection naturelle, bien qu'elle puisse causer la mort
de quelques−uns de ses membres. Nous admirons l'étonnante puissance
d'odorat qui permet aux mâles d'un grand nombre d'insectes de trouver leur
femelle, mais pouvons−nous admirer chez les abeilles la production de tant
de milliers de mâles qui, à l'exception d'un seul, sont complètement inutiles
à la communauté et qui finissent par être massacrés par leurs sœurs
industrieuses et stériles ? Quelque répugnance que nous ayons à le faire,
nous devrions admirer la sauvage haine instinctive qui pousse la reine
abeille à détruire, dès leur naissance, les jeunes reines, ses filles, ou à périr
elle−même dans le combat ; il n'est pas douteux, en effet, qu'elle n'agisse
pour le bien de la communauté et que, devant l'inexorable principe de la
sélection naturelle, peu importe l'amour ou la haine maternelle, bien que ce
dernier sentiment soit heureusement excessivement rare. Nous admirons
les combinaisons si diverses, si ingénieuses, qui assurent la fécondation
des orchidées et de beaucoup d'autres plantes par l'entremise des insectes ;
mais pouvons−nous considérer comme également parfaite la production,
chez nos pins, d'épaisses nuées de pollen, de façon à ce que quelques
grains seulement puissent tomber par hasard sur les ovules ?
De l'Origine des Espèces
JUSQU'À QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTR... 246
RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION
NATURELLE COMPREND LA LOI DE
L'UNITÉ DE TYPE ET DES CONDITIONS
D'EXISTENCE.
Nous avons consacré ce chapitre à la discussion de quelques−unes des
difficultés que présente notre théorie et des objections qu'on peut soulever
contre elle. Beaucoup d'entre elles sont sérieuses, mais je crois qu'en les
discutant nous avons projeté quelque lumière sur certains faits que la
théorie des créations indépendantes laisse dans l'obscurité la plus profonde.
Nous avons vu que, pendant une période donnée, les espèces ne sont pas
infiniment variables, et qu'elles ne sont pas reliées les unes aux autres par
une foule de gradations intermédiaires ; en partie, parce que la marche de
la sélection naturelle est toujours lente et que, pendant un temps donné,
elle n'agit que sur quelques formes ; en partie, parce que la sélection
naturelle implique nécessairement l'élimination constante et l'extinction
des formes intermédiaires antérieures. Les espèces très voisines, habitant
aujourd'hui une surface continue, ont dû souvent se former alors que cette
surface n'était pas continue et que les conditions extérieures de l'existence
ne se confondaient pas insensiblement dans toutes ses parties. Quand deux
variétés surgissent dans deux districts d'une surface continue, il se forme
souvent une variété intermédiaire adaptée à une zone intermédiaire ; mais,
en vertu de causes que nous avons indiquées, la variété intermédiaire est
ordinairement moins nombreuse que les deux formes qu'elle relie ; en
conséquence, ces deux dernières, dans le cours de nouvelles modifications
favorisées par le nombre considérable d'individus qu'elles contiennent, ont
de grands avantages sur la variété intermédiaire moins nombreuse et
réussissent ordinairement à l'éliminer et à l'exterminer. Nous avons vu,
dans ce chapitre, qu'il faut apporter la plus grande prudence avant de
conclure à l'impossibilité d'un changement graduel des habitudes
d'existence les plus différentes ; avant de conclure, par exemple, que la
RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION N... 247
sélection naturelle n'a pas pu transformer en chauve−souris un animal qui,
primitivement, n'était apte qu'à planer en glissant dans l'air.
Nous avons vu qu'une espèce peut changer ses habitudes si elle est placée
dans de nouvelles conditions d'existence, ou qu'elle peut avoir des
habitudes diverses, quelquefois très différentes de celles de ses plus
proches congénères. Si nous avons soin de nous rappeler que chaque être
organisé s'efforce de vivre partout où il peut, nous pouvons comprendre, en
vertu du principe que nous venons d'exprimer, comment il se fait qu'il y ait
des oies terrestres à pieds palmés, des pics ne vivant pas sur les arbres, des
merles qui plongent dans l'eau et des pétrels ayant les habitudes des
pingouins.
La pensée que la sélection naturelle a pu former un organe aussi parfait que
l'œil, paraît de nature à faire reculer le plus hardi ; il n'y a, cependant,
aucune impossibilité logique à ce que la sélection naturelle, étant données
des conditions de vie différentes, ait amené à un degré de perfection
considérable un organe, quel qu'il soit, qui a passé par une longue série de
complications toutes avantageuses à leur possesseur. Dans les cas où nous
ne connaissons pas d'états intermédiaires ou de transition, il ne faut pas
conclure trop promptement qu'ils n'ont jamais existé, car les
métamorphoses de beaucoup d'organes prouvent quels changements
étonnants de fonction sont tout au moins possibles. Par exemple, il est
probable qu'une vessie natatoire s'est transformée en poumons. Un même
organe, qui a simultanément rempli des fonctions très diverses, puis qui
s'est spécialisé en tout ou en partie pour une seule fonction, ou deux
organes distincts ayant en même temps rempli une même fonction, l'un
s'étant amélioré tandis que l'autre lui venait en aide, sont des circonstances
qui ont dû souvent faciliter la transition.
Nous avons vu que des organes qui servent au même but et qui paraissent
identiques, ont pu se former séparément, et de façon indépendante, chez
deux formes très éloignées l'une de l'autre dans l'échelle organique.
Toutefois, si l'on examine ces organes avec soin, on peut presque toujours
découvrir chez eux des différences essentielles de conformation, ce qui est
la conséquence du principe de la sélection naturelle. D'autre part, la règle
générale dans la nature est d'arriver aux mêmes fins par une diversité
infinie de conformations et ceci découle naturellement aussi du même
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION N... 248
grand principe.
Dans bien des cas, nous sommes trop ignorants pour pouvoir affirmer
qu'une partie ou qu'un organe a assez peu d'importance pour la prospérité
d'une espèce, pour que la sélection naturelle n'ait pas pu, par de lentes
accumulations, apporter des modifications dans sa structure. Dans
beaucoup d'autres cas, les modifications sont probablement le résultat
direct des lois de la variation ou de la croissance, indépendamment de tous
avantages acquis.
Mais nous pouvons affirmer que ces conformations elles−mêmes ont été
plus tard mises à profit et modifiées de nouveau pour le bien de l'espèce,
placée dans de nouvelles conditions d'existence. Nous pouvons croire aussi
qu'une partie ayant eu autrefois une haute importance s'est souvent
conservée ; la queue, par exemple, d'un animal aquatique existe encore
chez ses descendants terrestres, bien que cette partie ait actuellement une
importance si minime, que, dans son état actuel, elle ne pourrait pas être
produite par la sélection naturelle.
La sélection naturelle ne peut rien produire chez une espèce, dans un but
exclusivement avantageux ou nuisible à une autre espèce, bien qu'elle
puisse amener la production de parties, d'organes ou d'excrétions très utiles
et même indispensables, ou très nuisibles à d'autres espèces ; mais, dans
tous les cas, ces productions sont en même temps avantageuses pour
l'individu qui les possède.
Dans un pays bien peuplé, la sélection naturelle agissant principalement
par la concurrence des habitants ne peut déterminer leur degré de
perfection que relativement aux types du pays. Aussi, les habitants d'une
région plus petite disparaissent généralement devant ceux d'une région plus
grande. Dans cette dernière, en effet, il y a plus d'individus ayant des
formes diverses, la concurrence est plus active et, par conséquent, le type
de perfection est plus élevé. La sélection naturelle ne produit pas
nécessairement la perfection absolue, état que, autant que nous en pouvons
juger, on ne peut s'attendre à trouver nulle part.
La théorie de la sélection naturelle nous permet de comprendre clairement
la valeur complète du vieil axiome : Natura non facit saltum. Cet axiome,
en tant qu'appliqué seulement aux habitants actuels du globe, n'est pas
rigoureusement exact, mais il devient strictement vrai lorsque l'on
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION N... 249
considère l'ensemble de tous les êtres organisés connus ou inconnus de
tous les temps.
On admet généralement que la formation de tous les êtres organisés repose
sur deux grandes lois : l'unité de type et les conditions d'existence. On
entend par unité de type cette concordance fondamentale qui caractérise la
conformation de tous les êtres organisés d'une même classe et qui est tout à
fait indépendante de leurs habitudes et de leur mode de vie. Dans ma
théorie, l'unité de type s'explique par l'unité de descendance. Les
conditions d'existence, point sur lequel l'illustre Cuvier a si souvent insisté,
font partie du principe de la sélection naturelle. Celle−ci, en effet, agit, soit
en adaptant actuellement les parties variables de chaque être à ses
conditions vitales organiques ou inorganiques, soit en les ayant adaptées à
ces conditions pendant les longues périodes écoulées. Ces adaptations ont
été, dans certains cas, provoquées par l'augmentation de l'usage ou du
non−usage des parties, ou affectées par l'action directe des milieux, et,
dans tous les cas, ont été subordonnées aux diverses lois de la croissance et
de la variation. Par conséquent, la loi des conditions d'existence est de fait
la loi supérieure, puisqu'elle comprend, par l'hérédité des variations et des
adaptations antérieures, celle de l'unité de type.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ : LA THÉORIE DE LA SÉLECTION N... 250
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES
FAITES À LA THÉORIE DE LA SÉLECTION
NATURELLE.
Longévité. – Les modifications ne sont pas nécessairement simultanées. –
Modifications ne rendant en apparence aucun service direct. –
Développement progressif. – Constance plus grande des caractères ayant la
moindre importance fonctionnelle. – Prétendue incompétence de la
sélection naturelle pour expliquer les phases premières de conformations
utiles. – Causes qui s'opposent à l'acquisition de structures utiles au moyen
de la sélection naturelle. – Degrés de conformation avec changement de
fonctions. – Organes très différents chez les membres d'une même classe,
provenant par développement d'une seule et même source. – Raisons pour
refuser de croire à des modifications considérables et subites.
Je consacrerai ce chapitre à l'examen des diverses objections qu'on a
opposées à mes opinions, ce qui pourra éclaircir quelques discussions
antérieures ; mais il serait inutile de les examiner toutes, car, dans le
nombre, beaucoup émanent d'auteurs qui ne se sont pas même donné la
peine de comprendre le sujet. Ainsi, un naturaliste allemand distingué
affirme que la partie la plus faible de ma théorie réside dans le fait que je
considère tous les êtres organisés comme imparfaits. Or, ce que j'ai dit
réellement, c'est qu'ils ne sont pas tous aussi parfaits qu'ils pourraient l'être,
relativement à leurs conditions d'existence ; ce qui le prouve, c'est que de
nombreuses formes indigènes ont, dans plusieurs parties du monde, cédé la
place à des intrus étrangers. Or, les êtres organisés, en admettant même
qu'à une époque donnée ils aient été parfaitement adaptés à leurs
conditions d'existence, ne peuvent, lorsque celles−ci changent, conserver
les mêmes rapports d'adaptation qu'à condition de changer eux−mêmes ;
aussi, personne ne peut contester que les conditions physiques de tous les
pays, ainsi que le nombre et les formes des habitants, ont subi des
modifications considérables.
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 251
Un critique a récemment soutenu, en faisant parade d'une grande
exactitude mathématique, que la longévité est un grand avantage pour
toutes les espèces, de sorte que celui qui croit à la sélection naturelle « doit
disposer son arbre généalogique » de façon à ce que tous les descendants
aient une longévité plus grande que leurs ancêtres ! Notre critique ne
saurait−il concevoir qu'une plante bisannuelle, ou une forme animale
inférieure, pût pénétrer dans un climat froid et y périr chaque hiver ; et
cependant, en raison d'avantages acquis par la sélection naturelle, survivre
d'année en année par ses graines ou par ses œuf ? M. E. Ray Lankester a
récemment discuté ce sujet, et il conclut, autant du moins que la
complexité excessive de la question lui permet d'en juger, que la longévité
est ordinairement en rapport avec le degré qu'occupe chaque espèce dans
l'échelle de l'organisation, et aussi avec la somme de dépense
qu'occasionnent tant la reproduction que l'activité générale. Or, ces
conditions doivent probablement avoir été largement déterminées par la
sélection naturelle. On a conclu de ce que ni les plantes ni les animaux
connus en Égypte n'ont éprouvé de changements depuis trois ou quatre
mille ans, qu'il en est probablement de même pour tous ceux de toutes les
parties du globe. Mais, ainsi que l'a remarqué M. G. H. Lewes, ce mode
d'argumentation prouve trop, car les anciennes races domestiques figurées
sur les monuments égyptiens, ou qui nous sont parvenues embaumées,
ressemblent beaucoup aux races vivantes actuelles, et sont même
identiques avec elles ; cependant tous les naturalistes admettent que ces
races ont été produites par les modifications de leurs types primitifs. Les
nombreux animaux qui ne se sont pas modifiés depuis le commencement
de la période glaciaire, présenteraient un argument incomparablement plus
fort, en ce qu'ils ont été exposés à de grands changements de climat et ont
émigré à de grandes distances ; tandis que, autant que nous pouvons le
savoir, les conditions d'existence sont aujourd'hui exactement les mêmes
en Égypte qu'elles l'étaient il y a quelques milliers d'années. Le fait que
peu ou point de modifications se sont produites depuis la période glaciaire
aurait quelque valeur contre ceux qui croient à une loi innée et nécessaire
de développement ; mais il est impuissant contre la doctrine de la sélection
naturelle, ou de la persistance du plus apte, car celle−ci implique la
conservation de toutes les variations et de toutes les différences
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 252
individuelles avantageuses qui peuvent surgir, ce qui ne peut arriver que
dans des circonstances favorables. Bronn, le célèbre paléontologiste, en
terminant la traduction allemande du présent ouvrage, se demande
comment, étant donné le principe de la sélection naturelle, une variété peut
vivre côte à côte avec l'espèce parente ? Si les deux formes ont pris des
habitudes différentes ou se sont adaptées à de nouvelles conditions
d'existence, elles peuvent vivre ensemble ; car si nous excluons, d'une part,
les espèces polymorphes chez lesquelles la variabilité paraît être d'une
nature toute spéciale, et, d'autre part, les variations simplement
temporaires, telles que la taille, l'albinisme, etc., les variétés permanentes
habitent généralement, à ce que j'ai pu voir, des stations distinctes, telles
que des régions élevées ou basses, sèches ou humides. En outre, dans le
cas d'animaux essentiellement errants et se croisant librement, les variétés
paraissent être généralement confinées dans des régions distinctes.
Bronn insiste aussi sur le fait que les espèces distinctes ne diffèrent jamais
par des caractères isolés, mais sous beaucoup de rapports ; il se demande
comment il se fait que de nombreux points de l'organisme aient été
toujours modifiés simultanément par la variation et par la sélection
naturelle. Mais rien n'oblige à supposer que toutes les parties d'un individu
se soient modifiées simultanément. Les modifications les plus frappantes,
adaptées d'une manière parfaite à un usage donné, peuvent, comme nous
l'avons précédemment remarqué, être le résultat de variations successives,
légères, apparaissant dans une partie, puis dans une autre ; mais, comme
elles se transmettent toutes ensemble, elles nous paraissent s'être
simultanément développées. Du reste, la meilleure réponse à faire à cette
objection est fournie par les races domestiques qui ont été principalement
modifiées dans un but spécial, au moyen de la sélection opérée par
l'homme. Voyez le cheval de trait et le cheval de course, ou le lévrier et le
dogue. Toute leur charpente et même leurs caractères intellectuels ont été
modifiés ; mais, si nous pouvions retracer chaque degré successif de leur
transformation – ce que nous pouvons faire pour ceux qui ne remontent pas
trop haut dans le passé – nous constaterions des améliorations et des
modifications légères, affectant tantôt une partie, tantôt une autre, mais pas
de changements considérables et simultanés. Même lorsque l'homme n'a
appliqué la sélection qu'à un seul caractère – ce dont nos plantes cultivées
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 253
offrent les meilleurs exemples – on trouve invariablement que si un point
spécial, que ce soit la fleur, le fruit ou le feuillage, a subi de grands
changements, presque toutes les autres parties ont été aussi le siège de
modifications. On peut attribuer ces modifications en partie au principe de
la corrélation de croissance, et en partie à ce qu'on a appelé la variation
spontanée.
Une objection plus sérieuse faite par M. Bronn, et récemment par M.
Broca, est que beaucoup de caractères paraissent ne rendre aucun service à
leurs possesseurs, et ne peuvent pas, par conséquent, avoir donné prise à la
sélection naturelle. Bronn cite l'allongement des oreilles et de la queue
chez les différentes espèces de lièvres et de souris, les replis compliqués de
l'émail dentaire existant chez beaucoup d'animaux, et une multitude de cas
analogues. Au point de vue des végétaux, ce sujet a été discuté par Nägeli
dans un admirable mémoire. Il admet une action importante de la sélection
naturelle, mais il insiste sur le fait que, les familles de plantes diffèrent
surtout par leurs caractères morphologiques, qui paraissent n'avoir aucune
importance pour la prospérité de l'espèce. Il admet, par conséquent, une
tendance innée à un développement progressif et plus complet. Il indique
l'arrangement des cellules dans les tissus, et des feuilles sur l'axe, comme
des cas où la sélection naturelle n'a pu exercer aucune action. On peut y
ajouter les divisions numériques des parties de la fleur, la position des
ovules, la forme de la graine, lorsqu'elle ne favorise pas sa dissémination,
etc.
Cette objection est sérieuse. Néanmoins, il faut tout d'abord se montrer fort
prudent quand il s'agit de déterminer quelles sont actuellement, ou quelles
peuvent avoir été dans le passé les conformations avantageuses à chaque
espèce. En second lieu, il faut toujours songer que lorsqu'une partie se
modifie, d'autres se modifient aussi, en raison de causes qu'on entrevoit à
peine, telles que l'augmentation ou la diminution de l'afflux de nourriture
dans une partie, la pression réciproque, l'influence du développement d'un
organe précoce sur un autre qui ne se forme que plus tard, etc. Il y a encore
d'autres causes que nous ne comprenons pas, qui provoquent des cas
nombreux et mystérieux de corrélation. Pour abréger ; on peut grouper
ensemble ces influences sous l'expression : lois de la croissance. En
troisième lieu, nous avons à tenir compte de l'action directe et définie de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 254
changements dans les conditions d'existence, et aussi de ce qu'on appelle
les variations spontanées, sur lesquelles la nature des milieux ne paraît
avoir qu'une influence insignifiante. Les variations des bourgeons, telles
que l'apparition d'une rose moussue sur un rosier commun, ou d'une pêche
lisse sur un pêcher ordinaire, offrent de bons exemples de variations
spontanées ; mais, même dans ces cas, si nous réfléchissons à la puissance
de la goutte infinitésimale du poison qui produit le développement de
galles complexes, nous ne saurions être bien certains que les variations
indiquées ne sont pas l'effet de quelque changement local dans la nature de
la sève, résultant de quelque modification des milieux. Toute différence
individuelle légère aussi bien que les variations plus prononcées, qui
surgissent accidentellement, doit avoir une cause ; or, il est presque certain
que si cette cause inconnue agissait d'une manière persistante, tous les
individus de l'espèce seraient semblablement modifiés.
Dans les éditions antérieures de cet ouvrage, je n'ai pas, cela semble
maintenant probable, attribué assez de valeur à la fréquence et à
l'importance des modifications dues à la variabilité spontanée. Mais il est
impossible d'attribuer à cette cause les innombrables conformations
parfaitement adaptées aux habitudes vitales de chaque espèce. Je ne puis
pas plus croire à cela que je ne puis expliquer par là la forme parfaite du
cheval de course ou du lévrier, adaptation qui étonnait tellement les
anciens naturalistes, alors que le principe de la sélection par l'homme
n'était pas encore bien compris.
Il peut être utile de citer quelques exemples à l'appui de quelques−unes des
remarques qui précèdent. En ce qui concerne l'inutilité supposée de
diverses parties et de différents organes, il est à peine nécessaire de
rappeler qu'il existe, même chez les animaux les plus élevés et les mieux
connus, des conformations assez développées pour que personne ne mette
en doute leur importance ; cependant leur usage n'a pas été reconnu ou ne
l'a été que tout récemment. Bronn cite la longueur des oreilles et de la
queue, chez plusieurs espèces de souris, comme des exemples,
insignifiants il est vrai, de différences de conformations sans usage
spécial ; or, je signalerai que le docteur Schöbl constate, dans les oreilles
externes de la souris commune, un développement extraordinaire des nerfs,
de telle sorte que les oreilles servent probablement d'organes tactiles ; la
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 255
longueur des oreilles n'est donc pas sans importance. Nous verrons tout à
l'heure que, chez quelques espèces, la queue constitue un organe préhensile
très utile ; sa longueur doit donc contribuer à exercer une influence sur son
usage.
À propos des plantes, je me borne, par suite du mémoire de Nägeli, aux
remarques suivantes : on admet, je pense, que les fleurs des orchidées
présentent une foule de conformations curieuses, qu'on aurait regardées, il
y a quelques années, comme de simples différences morphologiques sans
fonction spéciale. Or, on sait maintenant qu'elles ont une importance
immense pour la fécondation de l'espèce à l'aide des insectes, et qu'elles
ont probablement été acquises par l'action de la sélection naturelle. Qui,
jusque tout récemment, se serait figuré que, chez les plantes dimorphes et
trimorphes, les longueurs différentes des étamines et des pistils, ainsi que
leur arrangement, pouvaient avoir aucune utilité ? Nous savons maintenant
qu'elles en ont une considérable.
Chez certains groupes entiers de plantes, les ovules sont dressés, chez
d'autres ils sont retombants ; or, dans un même ovaire de certaines plantes,
un ovule occupe la première position, et un second la deuxième. Ces
positions paraissent d'abord purement morphologiques, ou sans
signification physiologique ; mais le docteur Hooker m'apprend que, dans
un même ovaire, il y a fécondation des ovules supérieurs seuls, dans
quelques cas, et des ovules inférieurs dans d'autres ; il suppose que le fait
dépend probablement de la direction dans laquelle les tubes polliniques
pénètrent dans l'ovaire. La position des ovules, s'il en est ainsi, même
lorsque l'un est redressé et l'autre retombant dans un même ovaire,
résulterait de la sélection de toute déviation légère dans leur position,
favorable à leur fécondation et à la production de graines. Il y a des plantes
appartenant à des ordres distincts, qui produisent habituellement des fleurs
de deux sortes, – les unes ouvertes, conformation ordinaire, les autres
fermées et imparfaites. Ces deux espèces de fleurs diffèrent d'une manière
étonnante ; elles peuvent cependant passer graduellement de l'une à l'autre
sur la même plante. Les fleurs ouvertes ordinaires pouvant s'entre−croiser
sont assurées des bénéfices certains résultant de cette circonstance. Les
fleurs fermées et incomplètes ont toutefois une très haute importance, qui
se traduit par la production d'une grande quantité de graines, et une
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 256
dépense de pollen excessivement minime. Comme nous venons de le dire,
la conformation des deux espèces de fleurs diffère beaucoup. Chez les
fleurs imparfaites, les pétales ne consistent presque toujours qu'en simples
rudiments, et les grains de pollen sont réduits en diamètre. Chez l'Ononis
columnae cinq des étamines alternantes sont rudimentaires, état qu'on
observe aussi sur trois étamines de quelques espèces de Viola, tandis que
les deux autres, malgré leur petitesse, conservent leurs fonctions propres.
Sur trente fleurs closes d'une violette indienne (dont le nom m'est resté
inconnu, les plantes n'ayant jamais chez moi produit de fleurs complètes),
les sépales, chez six, au lieu de se trouver au nombre normal de cinq, sont
réduits à trois. Dans une section des Malpighiaceae, les fleurs closes,
d'après A. de Jussieu, sont encore plus modifiées, car les cinq étamines
placées en face des sépales sont toutes atrophiées, une sixième étamine,
située devant un pétale, étant seule développée. Cette étamine n'existe pas
dans les fleurs ordinaires des espèces chez lesquelles le style est atrophié et
les ovaires réduits de deux à trois. Maintenant, bien que la sélection
naturelle puisse avoir empêché l'épanouissement de quelques fleurs, et
réduit la quantité de pollen devenu ainsi superflu quand il est enfermé dans
l'enveloppe florale, il est probable qu'elle n'a contribué que fort peu aux
modifications spéciales précitées, mais que ces modifications résultent des
lois de la croissance, y compris l'inactivité fonctionnelle de certaines
parties pendant les progrès de la diminution du pollen et de l'occlusion des
fleurs.
Il est si important de bien apprécier les effets des lois de la croissance, que
je crois nécessaire de citer quelques exemples d'un autre genre ; ainsi, les
différences que provoquent, dans la même partie ou dans le même organe,
des différences de situation relative sur la même plante. Chez le
châtaignier d'Espagne et chez certains pins, d'après Schacht, les angles de
divergence des feuilles diffèrent suivant que les branches qui les portent
sont horizontales ou verticales. Chez la rue commune et quelques autres
plantes, une fleur, ordinairement la fleur centrale ou la fleur terminale,
s'ouvre la première, et présente cinq sépales et pétales, et cinq divisions
dans l'ovaire ; tandis que toutes les autres fleurs de la plante sont
tétramères. Chez l'Adoxa anglais, la fleur la plus élevée a ordinairement
deux lobes au calice, et les autres groupes sont tétramères ; tandis que les
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 257
fleurs qui l'entourent ont trois lobes au calice, et les autres organes sont
pentamères. Chez beaucoup de composées et d'ombellifères (et d'autres
plantes), les corolles des fleurs placées à la circonférence sont bien plus
développées que celles des fleurs placées au centre ; ce qui paraît souvent
lié à l'atrophie des organes reproducteurs. Il est un fait plus curieux, déjà
signalé, c'est qu'on peut remarquer des différences dans la forme, dans la
couleur et dans les autres caractères des graines de la périphérie et de celles
du centre. Chez les Carthamus et autres composées, les graines centrales
portent seules une aigrette ; chez les Hyoseris, la même fleur produit trois
graines de formes différentes. Chez certaines ombellifères, selon Tausch,
les graines extérieures sont orthospermes, et la graine centrale
cœlosperme ; caractère que de Candolle considérait, chez d'autres espèces,
comme ayant une importance systématique des plus grandes. Le professeur
Braun mentionne un genre de fumariacées chez lequel les fleurs portent,
sur la partie inférieure de l'épi, de petites noisettes ovales, à côtes,
contenant une graine ; et sur la portion supérieure, des siliques lancéolées,
bivalves, renfermant deux graines. La sélection naturelle, autant toutefois
que nous pouvons en juger, n'a pu jouer aucun rôle, ou n'a joué qu'un rôle
insignifiant, dans ces divers cas, à l'exception du développement complet
des fleurons de la périphérie, qui sont utiles pour rendre la plante apparente
et pour attirer les insectes. Toutes ces modifications résultent de la
situation relative et de l'action réciproque des organes ; or, on ne peut
mettre en doute que, si toutes les fleurs et toutes les feuilles de la même
plante avaient été soumises aux mêmes conditions externes et internes,
comme le sont les fleurs et les feuilles dans certaines positions, toutes
auraient été modifiées de la même manière.
Nous observons, dans beaucoup d'autres cas, des modifications de
structure, considérées par les botanistes comme ayant la plus haute
importance, qui n'affectent que quelques fleurs de la plante, ou qui se
manifestent sur des plantes distinctes, croissant ensemble dans les mêmes
conditions. Ces variations, n'ayant aucune apparence d'utilité pour la
plante, ne peuvent pas avoir subi l'influence de la sélection naturelle. La
cause nous en est entièrement inconnue ; nous ne pouvons même pas les
attribuer, comme celles de la dernière classe, à une action peu éloignée,
telle que la position relative. En voici quelques exemples. Il est si fréquent
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 258
d'observer sur une même plante des fleurs tétramères, pentamères, etc., que
je n'ai pas besoin de m'appesantir sur ce point ; mais, comme les variations
numériques sont comparativement rares lorsque les organes sont
eux−mêmes en petit nombre, je puis ajouter que, d'après de Candolle, les
fleurs du Papaver bracteatum portent deux sépales et quatre pétales (type
commun chez le pavot), ou trois sépales et six pétales. La manière dont ces
derniers sont pliés dans le bouton est un caractère morphologique très
constant dans la plupart des groupes ; mais le professeur Asa Gray constate
que, chez quelques espèces de Mimulus, l'estivation est presque aussi
fréquemment celle des rhinanthidées que celles des antirrhinidées, à la
dernière desquelles le genre précité appartient. Auguste Saint−Hilaire
indique les cas suivants : le genre Zanthoxylon appartient à une division
des rutacées à un seul ovaire ; on trouve cependant, chez quelques espèces,
plusieurs fleurs sur la même plante, et même sur une seule panicule, ayant
soit un, soit deux ovaires. Chez l'Helianthemum, la capsule a été décrite
comme uniloculaire ou triloculaire ; chez l'Helianthemum mutabile, « une
lame plus ou moins large s'étend entre le péricarpe et le placenta. » Chez
les fleurs de la Saponaria officinalis, le docteur Masters a observé des cas
de placentations libres tant marginales que centrales. Saint−Hilaire a
rencontré à la limite extrême méridionale de la région qu'occupe la
Gomphia oleaeformis, deux formes dont il ne mit pas d'abord en doute la
spécificité distincte ; mais, les trouvant ultérieurement sur un même
arbuste, il dut ajouter : « Voilà donc, dans un même individu, des loges et
un style qui se rattachent tantôt à un axe vertical et tantôt à un gynobase. »
Nous voyons, d'après ce qui précède, qu'on peut attribuer,
indépendamment de la sélection naturelle, aux lois de la croissance et à
l'action réciproque des parties, un grand nombre de modifications
morphologiques chez les plantes. Mais peut−on dire que, dans les cas où
ces variations sont si fortement prononcées, on ait devant soi des plantes
tendant à un état de développement plus élevé, selon la doctrine de Nägeli,
qui croit à une tendance innée vers la perfection ou vers un
perfectionnement progressif ? Au contraire, le simple fait que les parties en
question diffèrent et varient beaucoup chez une plante quelconque, ne
doit−il pas nous porter à conclure que ces modifications ont fort peu
d'importance pour elle, bien qu'elles puissent en avoir une très considérable
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 259
pour nous en ce qui concerne nos classifications ? On ne saurait dire que
l'acquisition d'une partie inutile fait monter un organisme dans l'échelle
naturelle ; car, dans le cas des fleurs closes et imparfaites que nous avons
décrites plus haut, si l'on invoque un principe nouveau, ce serait un
principe de nature rétrograde plutôt que progressive ; or, il doit en être de
même chez beaucoup d'animaux parasites et dégénérés. Nous ignorons la
cause déterminante des modifications précitées ; mais si cette cause
inconnue devait agir uniformément pendant un laps de temps très long,
nous pouvons penser que les résultats seraient à peu près uniformes ; dans
ce cas, tous les individus de l'espèce seraient modifiés de la même manière.
Les caractères précités n'ayant aucune importance pour la prospérité de
l'espèce, la sélection naturelle n'a dû ni accumuler ni augmenter les
variations légères accidentelles. Une conformation qui s'est développée par
une sélection de longue durée, devient ordinairement variable, lorsque
cesse l'utilité qu'elle avait pour l'espèce, comme nous le voyons par les
organes rudimentaires, la sélection naturelle cessant alors d'agir sur ces
organes. Mais, lorsque des modifications sans importance pour la
prospérité de l'espèce ont été produites par la nature de l'organisme et des
conditions, elles peuvent se transmettre, et paraissent souvent avoir été
transmises à peu près dans le même état à une nombreuse descendance,
d'ailleurs autrement modifiée. Il ne peut avoir été très important pour la
plupart des mammifères, des oiseaux ou des reptiles, d'être couverts de
poils, de plumes ou d'écailles, et cependant les poils ont été transmis à la
presque totalité des mammifères, les plumes à tous les oiseaux, et les
écailles à tous les vrais reptiles. Une conformation, quelle qu'elle puisse
être, commune à de nombreuses formes voisines, a été considérée par nous
comme ayant une importance systématique immense, et est, en
conséquence, souvent estimée comme ayant une importance vitale
essentielle pour l'espèce. Je suis donc disposé à croire que les différences
morphologiques que nous regardons comme importantes – telles que
l'arrangement des feuilles, les divisions de la fleur ou de l'ovaire, la
position des ovules, etc. – ont souvent apparu dans l'origine comme des
variations flottantes, devenues tôt ou tard constantes, en raison de la nature
de l'organisme et des conditions ambiantes, ainsi que par le croisement
d'individus distincts, mais non pas en vertu de la sélection naturelle.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 260
L'action de la sélection ne peut, en effet, avoir ni réglé ni accumulé les
légères variations des caractères morphologiques qui n'affectent en rien la
prospérité de l'espèce. Nous arrivons ainsi à ce singulier résultat, que les
caractères ayant la plus grande importance pour le systématiste, n'en ont
qu'une très légère, au point de vue vital, pour l'espèce ; mais cette
proposition est loin d'être aussi paradoxale qu'elle peut le paraître à
première vue, ainsi que nous le verrons plus loin en traitant du principe
génétique de la classification.
Bien que nous n'ayons aucune preuve certaine de l'existence d'une
tendance innée des êtres organisés vers un développement progressif, ce
progrès résulte nécessairement de l'action continue de la sélection
naturelle, comme j'ai cherché à le démontrer dans le quatrième chapitre. La
meilleure définition qu'on ait jamais donnée de l'élévation à un degré plus
élevé des types de l'organisation, repose sur le degré de spécialisation ou
de différenciation que les organes ont atteint ; or, cette division du travail
paraît être le but vers lequel tend la sélection naturelle, car les parties ou
organes sont alors mis à même d'accomplir leurs diverses fonctions d'une
manière toujours plus efficace.
M. Saint−George Mivart, zoologiste distingué, a récemment réuni toutes
les objections soulevées parmoi et par d'autres contre la théorie de la
sélection naturelle, telle qu'elle a été avancée par M. Wallace et par moi, en
les présentant avec beaucoup d'art et de puissance. Ainsi groupées, elles
ont un aspect formidable ; or, comme il n'entrait pas dans le plan de M.
Mivart de constater les faits et les considérations diverses contraires à ses
conclusions, il faut que le lecteur fasse de grands efforts de raisonnement
et de mémoire, s'il veut peser avec soin les arguments pour et contre. Dans
la discussion des cas spéciaux, M. Mivart néglige les effets de
l'augmentation ou de la diminution de l'usage des parties, dont j'ai toujours
soutenu la haute importance, et que j'ai traités plus longuement, je crois,
qu'aucun auteur, dans l'ouvrage De la Variation à l'état domestique. Il
affirme souvent aussi que je n'attribue rien à la variation, en dehors de la
sélection naturelle, tandis que, dans l'ouvrage précité, j'ai recueilli un
nombre de cas bien démontrés et bien établis de variations, nombre bien
plus considérable que celui qu'on pourrait trouver dans aucun ouvrage que
je connaisse. Mon jugement peut ne pas mériter confiance, mais, après
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 261
avoir lu l'ouvrage de M. Mivart avec l'attention la plus grande, après avoir
comparé le contenu de chacune de ses parties avec ce que j'ai avancé sur
les mêmes points, je suis resté plus convaincu que jamais que j'en suis
arrivé à des conclusions généralement vraies, avec cette réserve toutefois,
que, dans un sujet si compliqué, ces conclusions peuvent encore être
entachées de beaucoup d'erreurs partielles.
Toutes les objections de M. Mivart ont été ou seront examinées dans le
présent volume. Le point nouveau qui paraît avoir frappé beaucoup de
lecteurs est « que la sélection naturelle est insuffisante pour expliquer les
phases premières ou naissantes des conformations utiles ». Ce sujet est en
connexion intime avec celui de la gradation des caractères, souvent
accompagnée d'un changement de fonctions – la conversion d'une vessie
natatoire en poumons, par exemple – faits que nous avons discutés dans le
chapitre précédent sous deux points de vue différents. Je veux toutefois
examiner avec quelques détails plusieurs des cas avancés par M. Mivart, en
choisissant les plus frappants, le manque de place m'empêchant de les
considérer tous.
La haute stature de la girafe, l'allongement de son cou, de ses membres
antérieurs, de sa tête et de sa langue, en font un animal admirablement
adapté pour brouter sur les branches élevées des arbres. Elle peut ainsi
trouver des aliments placés hors de la portée des autres ongulés habitant le
même pays ; ce qui doit, pendant les disettes, lui procurer de grands
avantages. L'exemple du bétail niata de l'Amérique méridionale nous
prouve, en effet, quelle petite différence de conformation suffit pour
déterminer, dans les moments de besoin, une différence très importante au
point de vue de la conservation de la vie d'un animal. Ce bétail broute
l'herbe comme les autres, mais la projection de sa mâchoire inférieure
l'empêche, pendant les sécheresses fréquentes, de brouter les branchilles
d'arbres, de roseaux, etc., auxquelles les races ordinaires de bétail et de
chevaux sont pendant ces périodes, obligées de recourir. Les niatas
périssent alors si leurs propriétaires ne les nourrissent pas. Avant d'en venir
aux objections de M. Mivart, je crois devoir expliquer, une fois encore,
comment la sélection naturelle agit dans tous les cas ordinaires. L'homme a
modifié quelques animaux, sans s'attacher nécessairement à des points
spéciaux de conformation ; il a produit le cheval de course ou le lévrier en
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 262
se contentant de conserver et de faire reproduire les animaux les plus
rapides, ou le coq de combat, en consacrant à la reproduction les seuls
mâles victorieux dans les luttes. De même, pour la girafe naissant à l'état
sauvage, les individus les plus élevés et les plus capables de brouter un
pouce ou deux plus haut que les autres, ont souvent pu être conservés en
temps de famine ; car ils ont dû parcourir tout le pays à la recherche
d'aliments. On constate, dans beaucoup de traités d'histoire naturelle
donnant les relevés de mesures exactes, que les individus d'une même
espèce diffèrent souvent légèrement par les longueurs relatives de leurs
diverses parties. Ces différences proportionnellement fort légères, dues aux
lois de la croissance et de la variation, n'ont pas la moindre importance ou
la moindre utilité chez la plupart des espèces. Mais si l'on tient compte des
habitudes probables de la girafe naissante, cette dernière observation ne
peut s'appliquer, car les individus ayant une ou plusieurs parties plus
allongées qu'à l'ordinaire, ont dû en général survivre seuls. Leur croisement
a produit des descendants qui ont hérité, soit des mêmes particularités
corporelles, soit d'une tendance à varier dans la même direction ; tandis
que les individus moins favorisés sous les mêmes rapports doivent avoir
été plus exposés à périr.
Nous voyons donc qu'il n'est pas nécessaire de séparer des couples isolés,
comme le fait l'homme, quand il veut améliorer systématiquement une
race ; la sélection naturelle préserve et isole ainsi tous les individus
supérieurs, leur permet de se croiser librement et détruit tous ceux d'ordre
inférieur. Par cette marche longuement continuée, qui correspond
exactement à ce que j'ai appelé la sélection inconsciente que pratique
l'homme, combinée sans doute dans une très grande mesure avec les effets
héréditaires de l'augmentation de l'usage des parties, il me paraît presque
certain qu'un quadrupède ongulé ordinaire pourrait se convertir en girafe.
M. Mivart oppose deux objections à cette conclusion. L'une est que
l'augmentation du volume du corps réclame évidemment un supplément de
nourriture ; il considère donc « comme très problématique que les
inconvénients résultant de l'insuffisance de nourriture dans les temps de
disette, ne l'emportent pas de beaucoup sur les avantages ». Mais comme la
girafe existe actuellement en grand nombre dans l'Afrique méridionale, où
abondent aussi quelques espèces d'antilopes plus grandes que le bœuf,
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 263
pourquoi douterions−nous que, en ce qui concerne la taille, il n'ait pas
existé autrefois des gradations intermédiaires, exposées comme aujourd'hui
à des disettes rigoureuses ? Il est certain que la possibilité d'atteindre à un
supplément de nourriture que les autres quadrupèdes ongulés du pays
laissaient intact, a dû constituer quelque avantage pour la girafe en voie de
formation et à mesure qu'elle se développait. Nous ne devons pas non plus
oublier que le développement de la taille constitue une protection contre
presque toutes les bêtes de proie, à l'exception du lion ; même vis−à−vis de
ce dernier, le cou allongé de la girafe – et le plus long est le meilleur – joue
le rôle de vigie, selon la remarque de M. Chauncey Wright. Sir S. Baker
attribue à cette cause le fait qu'il n'y a pas d'animal plus difficile à chasser
que la girafe. Elle se sert aussi de son long cou comme d'une arme
offensive ou défensive en utilisant ses contractions rapides pour projeter
avec violence sa tête armée de tronçons de cornes. Or, la conservation
d'une espèce ne peut que rarement être déterminée par un avantage isolé,
mais par l'ensemble de divers avantages, grands et petits.
M. Mivart se demande alors, et c'est là sa seconde objection, comment il se
fait, puisque la sélection naturelle est efficace, et que l'aptitude à brouter à
une grande hauteur constitue un si grand avantage, comment il se fait,
dis−je, que, en dehors de la girafe, et à un moindre degré, du chameau, du
guanaco et du macrauchenia, aucun autre mammifère à sabots n'ait acquis
un cou allongé et une taille élevée ? ou encore comment il se fait qu'aucun
membre du groupe n'ait acquis une longue trompe ? L'explication est facile
en ce qui concerne l'Afrique méridionale, qui fut autrefois peuplée de
nombreux troupeaux de girafes ; et je ne saurais mieux faire que de citer un
exemple en guise de réponse. Dans toutes les prairies de l'Angleterre
contenant des arbres, nous voyons que toutes les branches inférieures sont
émondées à une hauteur horizontale correspondant exactement au niveau
que peuvent atteindre les chevaux ou le bétail broutant la tête levée ; or,
quel avantage auraient les moutons qu'on y élève, si leur cou s'allongeait
quelque peu ? Dans toute région, une espèce broute certainement plus haut
que les autres, et il est presque également certain qu'elle seule peut aussi
acquérir dans ce but un cou allongé, en vertu de la sélection naturelle et par
les effets de l'augmentation d'usage. Dans l'Afrique méridionale, la
concurrence au point de vue de la consommation des hautes branches des
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 264
acacias et de divers autres arbres ne peut exister qu'entre les girafes, et non
pas entre celles−ci et d'autres animaux ongulés.
On ne saurait dire positivement pourquoi, dans d'autres parties du globe,
divers animaux appartenant au même ordre n'ont acquis ni cou allongé ni
trompe ; mais attendre une réponse satisfaisante à une question de ce genre
serait aussi déraisonnable que de demander le motif pour lequel un
événement de l'histoire de l'humanité a fait défaut dans un pays, tandis qu'il
s'est produit dans un autre. Nous ignorons les conditions déterminantes du
nombre et de la distribution d'une espèce, et nous ne pouvons même pas
conjecturer quels sont les changements de conformation propres à favoriser
son développement dans un pays nouveau. Nous pouvons cependant
entrevoir d'une manière générale que des causes diverses peuvent avoir
empêché le développement d'un cou allongé ou d'une trompe. Pour pouvoir
atteindre le feuillage situé très haut (sans avoir besoin de grimper, ce que la
conformation des ongulés leur rend impossible), il faut que le volume du
corps prenne un développement considérable ; or, il est des pays qui ne
présentent que fort peu de grands mammifères, l'Amérique du Sud par
exemple, malgré l'exubérante richesse du pays, tandis qu'ils sont abondants
à un degré sans égal dans l'Afrique méridionale. Nous ne savons nullement
pourquoi il en est ainsi ni pourquoi les dernières périodes tertiaires ont été,
beaucoup mieux que l'époque actuelle, appropriées à l'existence des grands
mammifères. Quelles que puissent être ces causes, nous pouvons
reconnaître que certaines régions et que certaines périodes ont été plus
favorables que d'autres au développement d'un mammifère aussi
volumineux que la girafe.
Pour qu'un animal puisse acquérir une conformation spéciale bien
développée, il est presque indispensable que certaines autres parties de son
organisme se modifient et s'adaptent à cette conformation. Bien que toutes
les parties du corps varient légèrement, il n'en résulte pas toujours que les
parties nécessaires le fassent dans la direction exacte et au degré voulu.
Nous savons que les parties varient très différemment en manière et en
degré chez nos différents animaux domestiques, et que quelques espèces
sont plus variables que d'autres. Il ne résulte même pas de l'apparition de
variations appropriées, que la sélection naturelle puisse agir sur elles et
déterminer une conformation en apparence avantageuse pour l'espèce. Par
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 265
exemple, si le nombre des individus présents dans un pays dépend
principalement de la destruction opérée par les bêtes de proie – par les
parasites externes ou internes, etc., – cas qui semblent se présenter
souvent, la sélection naturelle ne peut modifier que très lentement une
conformation spécialement destinée à se procurer des aliments ; car, dans
ce cas, son intervention est presque insensible. Enfin, la sélection naturelle
a une marche fort lente, et elle réclame pour produire des effets quelque
peu prononcés, une longue durée des mêmes conditions favorables. C'est
seulement en invoquant des raisons aussi générales et aussi vagues que
nous pouvons expliquer pourquoi, dans plusieurs parties du globe, les
mammifères ongulés n'ont pas acquis des cous allongés ou d'autres moyens
de brouter les branches d'arbres placées à une certaine hauteur.
Beaucoup d'auteurs ont soulevé des objections analogues à celles qui
précèdent. Dans chaque cas, en dehors des causes générales que nous
venons d'indiquer, il y en a diverses autres qui ont probablement gêné et
entravé l'action de la sélection naturelle, à l'égard de conformations qu'on
considère comme avantageuses à certaines espèces. Un de ces écrivains
demande pourquoi l'autruche n'a pas acquis la faculté de voler. Mais un
instant de réflexion démontre quelle énorme quantité de nourriture serait
nécessaire pour donner à cet oiseau du désert la force de mouvoir son
énorme corps au travers de l'air. Les îles océaniques sont habitées par des
chauves−souris et des phoques, mais non pas par des mammifères
terrestres ; quelques chauves−souris, représentant des espèces particulières,
doivent avoir longtemps séjourné dans leur habitat actuel. Sir C. Lyell
demande donc (tout en répondant par certaines raisons) pourquoi les
phoques et les chauves−souris n'ont pas, dans de telles îles, donné
naissance à des formes adaptées à la vie terrestre ? Mais les phoques se
changeraient nécessairement tout d'abord en animaux carnassiers terrestres
d'une grosseur considérable, et les chauves−souris en insectivores
terrestres. Il n'y aurait pas de proie pour les premiers ; les chauves−souris
ne pourraient trouver comme nourriture que des insectes terrestres ; or, ces
derniers sont déjà pourchassés par les reptiles et par les oiseaux qui ont, les
premiers, colonisé les îles océaniques et qui y abondent. Les modifications
de structure, dont chaque degré est avantageux à une espèce variable, ne
sont favorisées que dans certaines conditions particulières. Un animal
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 266
strictement terrestre, en chassant quelquefois dans les eaux basses, puis
dans les ruisseaux et les lacs, peut arriver à se convertir en un animal assez
aquatique pour braver l'Océan. Mais ce n'est pas dans les îles océaniques
que les phoques trouveraient des conditions favorables à un retour graduel
à des formes terrestres. Les chauves−souris, comme nous l'avons déjà
démontré, ont probablement acquis leurs ailes en glissant primitivement
dans l'air pour se transporter d'un arbre à un autre, comme les prétendus
écureuils volants, soit pour échapper à leurs ennemis, soit pour éviter les
chutes ; mais l'aptitude au véritable vol une fois développée, elle ne se
réduirait jamais, au moins en ce qui concerne les buts précités, de façon à
redevenir l'aptitude moins efficace de planer dans l'air. Les ailes des
chauves−souris pourraient, il est vrai, comme celles de beaucoup
d'oiseaux, diminuer de grandeur ou même disparaître complètement par
suite du défaut d'usage ; mais il serait nécessaire, dans ce cas, que ces
animaux eussent d'abord acquis la faculté de courir avec rapidité sur le sol
à l'aide de leurs membres postérieurs seuls, de manière à pouvoir lutter
avec les oiseaux et les autres animaux terrestres ; or, c'est là une
modification pour laquelle la chauve−souris paraît bien mal appropriée.
Nous énonçons ces conjectures uniquement pour démontrer qu'une
transition de structure dont chaque degré constitue un avantage est une
chose très complexe et qu'il n'y a, par conséquent, rien d'extraordinaire à ce
que, dans un cas particulier, aucune transition ne se soit produite.
Enfin, plus d'un auteur s'est demandé pourquoi, chez certains animaux plus
que chez certains autres, le pouvoir mental a acquis un plus haut degré de
développement, alors que ce développement serait avantageux pour tous.
Pourquoi les singes n'ont−ils pas acquis les aptitudes intellectuelles de
l'homme ? On pourrait indiquer des causes diverses ; mais il est inutile de
les exposer, car ce sont de simples conjectures ; d'ailleurs, nous ne pouvons
pas apprécier leur probabilité relative. On ne saurait attendre de réponse
définie à la seconde question, car personne ne peut résoudre ce problème
bien plus simple : pourquoi, étant données deux races de sauvages, l'une
a−t−elle atteint à un degré beaucoup plus élevé que l'autre dans l'échelle de
la civilisation ; fait qui paraît impliquer une augmentation des forces
cérébrales.
Revenons aux autres objections de M. Mivart. Les insectes, pour échapper
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 267
aux attaques de leurs ennemis, ressemblent souvent à des objets divers, tels
que feuilles vertes ou sèches, branchilles mortes, fragments de lichen,
fleurs, épines, excréments d'oiseaux, et même à d'autres insectes vivants ;
j'aurai à revenir sur ce dernier point. La ressemblance est souvent
étonnante ; elle ne se borne pas à la couleur, mais elle s'étend à la forme et
même au maintien. Les chenilles qui se tiennent immobiles sur les
branches, où elles se nourrissent, ont tout l'aspect de rameaux morts, et
fournissent ainsi un excellent exemple d'une ressemblance de ce genre. Les
cas de ressemblance avec certains objets, tels que les excréments d'oiseaux,
sont rares et exceptionnels. Sur ce point, M. Mivart remarque : « Comme,
selon la théorie de M. Darwin, il y a une tendance constante à une variation
indéfinie, et comme les variations naissantes qui en résultent doivent se
produire dans toutes les directions, elles doivent tendre à se neutraliser
réciproquement et à former des modifications si instables, qu'il est difficile,
sinon impossible, de voir comment ces oscillations indéfinies de
commencements infinitésimaux peuvent arriver à produire des
ressemblances appréciables avec des feuilles, des bambous, ou d'autres
objets ; ressemblances dont la sélection naturelle doit s'emparer pour les
perpétuer. »
Il est probable que, dans tous les cas précités, les insectes, dans leur état
primitif, avaient quelque ressemblance grossière et accidentelle avec
certains objets communs dans les stations qu'ils habitaient. Il n'y a là,
d'ailleurs, rien d'improbable, si l'on considère le nombre infini d'objets
environnants et la diversité de forme et de couleur des multitudes
d'insectes. La nécessité d'une ressemblance grossière pour point de départ
nous permet de comprendre pourquoi les animaux plus grands et plus
élevés (il y a une exception, la seule que je connaisse, un poisson) ne
ressemblent pas, comme moyen défensif, à des objets spéciaux, mais
seulement à la surface de la région qu'ils habitent, et cela surtout par la
couleur. Admettons qu'un insecte ait primitivement ressemblé, dans une
certaine mesure, à un ramuscule mort ou à une feuille sèche, et qu'il ait
varié légèrement dans diverses directions ; toute variation augmentant la
ressemblance, et favorisant, par conséquent, la conservation de l'insecte, a
dû se conserver, pendant que les autres variations négligées ont fini par se
perdre entièrement ; ou bien même, elles ont dû être éliminées si elles
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 268
diminuaient sa ressemblance avec l'objet imité. L'objection de M. Mivart
aurait, en effet, quelque portée si nous cherchions à expliquer ces
ressemblances par une simple variabilité flottante, sans le concours de la
sélection naturelle, ce qui n'est pas le cas.
Je ne comprends pas non plus la portée de l'objection que M. Mivart
soulève relativement aux « derniers degrés de perfection de l'imitation ou
de la mimique », comme dans l'exemple que cite M. Wallace, relatif à un
insecte (Ceroxylus laceratus) qui ressemble à une baguette recouverte
d'une mousse, au point qu'un Dyak indigène soutenait que les
excroissances foliacées étaient en réalité de la mousse. Les insectes, sont la
proie d'oiseaux et d'autres ennemis doués d'une vue probablement plus
perçante que la nôtre ; toute ressemblance pouvant contribuer à dissimuler
l'insecte tend donc à assurer d'autant plus sa conservation que cette
ressemblance est plus parfaite. Si l'on considère la nature des différences
existant entre les espèces du groupe comprenant le Ceroxylus, il n'y a
aucune improbabilité à ce que cet insecte ait varié par les irrégularités de sa
surface, qui ont pris une coloration plus ou moins verte ; car, dans chaque
groupe, les caractères qui diffèrent chez les diverses espèces sont plus
sujets à varier, tandis que ceux d'ordre générique ou communs à toutes les
espèces sont plus constants.
La baleine du Groënland est un des animaux les plus étonnants qu'il y ait,
et les fanons qui revêtent sa mâchoire, un de ses plus singuliers caractères.
Les fanons consistent, de chaque côté de la mâchoire supérieure, en une
rangée d'environ trois cents plaques ou lames rapprochées, placées
transversalement à l'axe le plus long de la bouche. Il y a, à l'intérieur de la
rangée principale, quelques rangées subsidiaires. Les extrémités et les
bords internes de toutes les plaques s'éraillent en épines rigides, qui
recouvrent le palais gigantesque, et servent à tamiser ou à filtrer l'eau et à
recueillir ainsi les petites créatures qui servent de nourriture à ces gros
animaux. La lame médiane la plus longue de la baleine groënlandaise a
dix, douze ou quinze pieds de longueur ; mais il y a chez les différentes
espèces de cétacés des gradations de longueur ; la lame médiane a chez
l'une, d'après Scoresby, quatre pieds, trois chez deux autres, dix−huit
pouces chez une quatrième et environ neuf pouces de longueur chez le
Balaenoptera rostrata. Les qualités du fanon diffèrent aussi chez les
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 269
différentes espèces.
M. Mivart fait à ce propos la remarque suivante : « Dès que le fanon a
atteint un développement qui le rend utile, la sélection naturelle seule
suffirait, sans doute, à assurer sa conservation et son augmentation dans
des limites convenables. Mais comment expliquer le commencement d'un
développement si utile ? » On peut, comme réponse, se demander :
pourquoi les ancêtres primitifs des baleines à fanon n'auraient−ils pas eu
une bouche construite dans le genre du bec lamellaire du canard ? Les
canards, comme les baleines, se nourrissent en filtrant l'eau et la boue, ce
qui a fait donner quelquefois à la famille le nom de Criblatores. J'espère
que l'on ne se servira pas de ces remarques pour me faire dire que les
ancêtres des baleines étaient réellement pourvus de bouches lamellaires
ressemblant au bec du canard. Je veux seulement faire comprendre que la
supposition n'a rien d'impossible, et que les vastes fanons de la baleine
groënlandaise pourraient provenir du développement de lamelles
semblables, grâce à une série de degrés insensibles tous utiles à leurs
descendants.
Le bec du souchet (Spatula clypeata) offre une conformation bien plus
belle et bien plus complexe que la bouche de la baleine. Dans un spécimen
que j'ai examiné la mâchoire supérieure porte de chaque côté une rangée
ou un peigne de lamelles minces, élastiques, au nombre de cent
quatre−vingt−huit, taillées obliquement en biseau, de façon à se terminer
en pointe, et placées transversalement sur l'axe allongé de la bouche. Elles
s'élèvent sur le palais et sont rattachées aux côtés de la mâchoire par une
membrane flexible.
Les plus longues sont celles du milieu ; elles ont environ un tiers de pouce
de longueur et dépassent le rebord d'environ 0, 14 de pouce. On observe à
leur base une courte rangée auxiliaire de lamelles transversales obliques.
Sous ces divers rapports, elles ressemblent aux fanons de la bouche de la
baleine ; mais elles en diffèrent beaucoup vers l'extrémité du bec, en ce
qu'elles se dirigent vers la gorge au lieu de descendre verticalement. La
tête entière du souchet est incomparablement moins volumineuse que celle
d'un Balaenoptera rostrata de taille moyenne, espèce où les fanons n'ont
que neuf pouces de long, car elle représente environ le dix−huitième de la
tête de ce dernier ; de sorte que, si nous donnions à la tête du souchet la
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 270
longueur de celle du Balaenoptera, les lamelles auraient 6 pouces de
longueur – c'est−à−dire les deux tiers de la longueur des fanons de cette
espèce de baleines. La mandibule inférieure du canard−souchet est
pourvue de lamelles qui égalent en longueur celles de la mandibule
supérieure, mais elles sont plus fines, et diffèrent ainsi d'une manière très
marquée de la mâchoire inférieure de la baleine, qui est dépourvue de
fanons. D'autre part, les extrémités de ces lamelles inférieures sont divisées
en pointes finement hérissées, et ressemblent ainsi curieusement aux
fanons. Chez le genre Prion, membre de la famille distincte des pétrels, la
mandibule supérieure est seule pourvue de lamelles bien développées et
dépassant les bords, de sorte que le bec de l'oiseau ressemble sous ce
rapport à la bouche de la baleine.
De la structure hautement développée du souchet, on peut, sans que
l'intervalle soit bien considérable (comme je l'ai appris par les détails et les
spécimens que j'ai reçus de M. Salvin) sous le rapport de l'aptitude à la
filtration, passer par le bec du Merganetta armata, et sous quelques
rapports par celui du Aix sponsa, au bec du canard commun. Chez cette
dernière espèce, les lamelles sont plus grossières que chez le souchet, et
sont fermement attachées aux côtés de la mâchoire ; il n'y en a que
cinquante environ de chaque côté, et elles ne font pas saillie au−dessous
des bords. Elles se terminent en carré, sont revêtues d'un tissu résistant et
translucide, et paraissent destinées au broiement des aliments. Les bords de
la mandibule inférieure sont croisés par de nombreuses arêtes fines, mais
peu saillantes. Bien que, comme tamis, ce bec soit très inférieur à celui du
souchet, il sert, comme tout le monde le sait, constamment à cet usage. M.
Salvin m'apprend qu'il y a d'autres espèces chez lesquelles les lamelles sont
considérablement moins développées que chez le canard commun ; mais je
ne sais pas si ces espèces se servent de leur bec pour filtrer l'eau.
Passons à un autre groupe de la même famille. Le bec de l'oie égyptienne
(Chenalopex) ressemble beaucoup à celui du canard commun ; mais les
lamelles sont moins nombreuses, moins distinctes et font moins saillie en
dedans ; cependant, comme me l'apprend M. E. Bartlett, cette oie « se sert
de son bec comme le canard, et rejette l'eau au dehors par les coins ». Sa
nourriture principale est toutefois l'herbe qu'elle broute comme l'oie
commune, chez laquelle les lamelles presque confluentes de la mâchoire
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 271
supérieure sont beaucoup plus grossières que chez le canard commun ; il y
en a vingt−sept de chaque côté et elles se terminent au−dessus en
protubérances dentiformes. Le palais est aussi couvert de boutons durs et
arrondis. Les bords de la mâchoire inférieure sont garnis de dents plus
proéminentes, plus grossières et plus aiguës que chez le canard. L'oie
commune ne filtre pas l'eau ; elle se sert exclusivement de son bec pour
arracher et pour couper l'herbe, usage auquel il est si bien adapté que
l'oiseau peut tondre l'herbe de plus près qu'aucun autre animal. Il y a
d'autres espèces d'oies, à ce que m'apprend M. Bartlett, chez lesquelles les
lamelles sont moins développées que chez l'oie commune.
Nous voyons ainsi qu'un membre de la famille des canards avec un bec
construit comme celui de l'oie commune, adapté uniquement pour brouter,
ou ne présentant que des lamelles peu développées, pourrait, par de légers
changements, se transformer en une espèce ayant un bec semblable à celui
de l'oie d'Égypte – celle−ci à son tour en une autre ayant un bec semblable
à celui du canard commun – et enfin en une forme analogue au souchet,
pourvue d'un bec presque exclusivement adapté à la filtration de l'eau, et
ne pouvant être employé à saisir ou à déchirer des aliments solides qu'avec
son extrémité en forme de crochet. Je peux ajouter que le bec de l'oie
pourrait, par de légers changements, se transformer aussi en un autre
pourvu de dents recourbées, saillantes, comme celles du merganser (de la
même famille), servant au but fort différent de saisir et d'assurer la prise du
poisson vivant.
Revenons aux baleines, L'Hyperodon bidens est dépourvu de véritables
dents pouvant servir efficacement, mais son palais, d'après Lacépède, est
durci par la présence de petites pointes de corne inégales et dures. Il n'y a
donc rien d'improbable à ce que quelque forme cétacée primitive ait eu le
palais pourvu de pointes cornées semblables, plus régulièrement situées, et
qui, comme les protubérances du bec de l'oie, lui servaient à saisir ou à
déchirer sa proie. Cela étant, on peut à peine nier que la variation et la
sélection naturelle aient pu convertir ces pointes en lamelles aussi
développées qu'elles le sont chez l'oie égyptienne, servant tant à saisir les
objets qu'à filtrer l'eau, puis en lamelles comme celles du canard
domestique, et progressant toujours jusqu'à ce que leur conformation ait
atteint celle du souchet, où elles servent alors exclusivement d'appareil
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 272
filtrant. Des gradations, que l'on peut observer chez les cétacés encore
vivants, nous conduisent de cet état où les lamelles ont acquis les deux
tiers de la grandeur des fanons chez le Balaena rostrata, aux énormes
fanons de la baleine groënlandaise. Il n'y a pas non plus la moindre raison
de douter que chaque pas fait dans cette direction a été aussi favorable à
certains cétacés anciens, les fonctions changeant lentement pendant le
progrès du développement, que le sont les gradations existant dans les becs
des divers membres actuels de la famille des canards. Nous devons nous
rappeler que chaque espèce de canards est exposée à une lutte sérieuse
pour l'existence, et que la formation de toutes les parties de son
organisation doit être parfaitement adaptée à ses conditions vitales.
Les pleuronectes, ou poissons plats, sont remarquables par le défaut de
symétrie de leur corps. Ils reposent sur un côté – sur le gauche dans la
plupart des espèces ; chez quelques autres, sur le côté droit ; on rencontre
même quelquefois des exemples d'individus adultes renversés. La surface
inférieure, ou surface de repos, ressemble au premier abord à la surface
inférieure d'un poisson ordinaire ; elle est blanche ; sous plusieurs rapports
elle est moins développée que la surface supérieure et les nageoires
latérales sont souvent plus petites. Les yeux constituent toutefois, chez ce
poissons, la particularité la plus remarquable ; car ils occupent tous deux le
côté supérieur de la tête. Dans le premier âge ils sont en face l'un de
l'autre ; le corps est alors symétrique et les deux côtés sont également
colorés. Bientôt, l'œil propre au côté inférieur se transporte lentement
autour de la tête pour aller s'établir sur le côté supérieur, mais il ne passe
pas à travers le crâne, comme on le croyait autrefois. Il est évident que si
cet œil inférieur ne subissait pas ce transport, il serait inutile pour le
poisson alors qu'il occupe sa position habituelle, c'est−à−dire qu'il est
couché sur le côté ; il serait, en outre, exposé à être blessé par le fond
sablonneux. L'abondance extrême de plusieurs espèces de soles, de plies,
etc., prouve que la structure plate et non symétrique des pleuronectes est
admirablement adaptée à leurs conditions vitales. Les principaux avantages
qu'ils en tirent paraissent être une protection contre leurs ennemis, et une
grande facilité pour se nourrir sur le fond. Toutefois, comme le fait
remarquer Schiödte, les différents membres de la famille actuelle
présentent « une longue série de formes passant graduellement de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 273
l'Hippoglossus pinguis, qui ne change pas sensiblement de forme depuis
qu'il quitte l'œuf, jusqu'aux soles, qui dévient entièrement d'un côté ».
M. Mivart s'est emparé de cet exemple et fait remarquer qu'une
transformation spontanée et soudaine dans la position des yeux est à peine
concevable, point sur lequel je suis complètement de son avis. Il ajoute
alors : «Si le transport de l'œil vers le côté opposé de la tête est graduel
quel avantage peut présenter à l'individu une modification aussi
insignifiante ? Il semble même que cette transformation naissante a dû
plutôt être nuisible. » Mais il aurait pu trouver une réponse à cette
objection dans les excellentes observations publiées en 1867 par M. Malm.
Les pleuronectes très jeunes et encore symétriques, ayant les yeux situés
sur les côtés opposés de la tête, ne peuvent longtemps conserver la position
verticale, vu la hauteur excessive de leur corps, la petitesse de leurs
nageoires latérales et la privation de vessie natatoire. Ils se fatiguent donc
bientôt et tombent au fond, sur le côté. Dans cette situation de repos,
d'après l'observation de Malm, ils tordent, pour ainsi dire, leur œil inférieur
vers le haut, pour voir dans cette direction, et cela avec une vigueur qui
entraîne une forte pression de l'œil contre la partie supérieure de l'orbite. Il
devient alors très apparent que la partie du front comprise entre les yeux se
contracte temporairement. Malm a eu l'occasion de voir un jeune poisson
relever et abattre l'œil inférieur sur une distance angulaire de 70 degrés
environ.
Il faut se rappeler que, pendant le jeune âge, le crâne est cartilagineux et
flexible, et que, par conséquent, il cède facilement à l'action musculaire.
On sait aussi que, chez les animaux supérieurs, même après la première
jeunesse, le crâne cède et se déforme lorsque la peau ou les muscles sont
contractés de façon permanente par suite d'une maladie ou d'un accident.
Chez les lapins à longues oreilles, si l'une d'elles retombe et s'incline en
avant, son poids entraîne dans le même sens tous les os du crâne
appartenant au même côté de la tête, fait dont j'ai donné une illustration.
(De la Variation des animaux, etc., I, 127, traduction française.) Malm a
constaté que les jeunes perches, les jeunes saumons, et plusieurs autres
poissons symétriques venant de naître, ont l'habitude de se reposer
quelquefois sur le côté au fond de l'eau ; ils s'efforcent de diriger l'œil
inférieur vers le haut, et leur crâne finit par se déformer un peu. Cependant,
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 274
ces poissons se trouvant bientôt à même de conserver la position verticale,
il n'en résulte chez eux aucun effet permanent. Plus les pleuronectes
vieillissent, au contraire, plus ils se reposent sur le côté, à cause de
l'aplatissement croissant de leur corps, d'où la production d'un effet
permanent sur la forme de la tête et la position des yeux. À en juger par
analogie, la tendance à la torsion augmente sans aucun doute par hérédité.
Schiödte croit, contrairement à quelques naturalistes, que les pleuronectes
ne sont pas même symétriques dans l'embryon, ce qui permettrait de
comprendre pourquoi certaines espèces, dans leur jeunesse, se reposent sur
le côté gauche, d'autres sur le droit. Malm ajoute, en confirmation de
l'opinion précédente, que le Trachyterus arcticus adulte, qui n'appartient
pas à la famille des pleuronectes, repose sur le côté gauche au fond de l'eau
et nage diagonalement ; or, chez ce poisson, on prétend que les deux côtés
de la tête sont quelque peu dissemblables. Notre grande autorité sur les
poissons, le docteur Günther, conclut son analyse du travail de Malm par la
remarque que « l'auteur donne une explication fort simple de la condition
anormale des pleuronectes.»
Nous voyons ainsi que les premières phases du transport de l'œil d'un côté
à l'autre de la tête, que M. Mivart considère comme nuisibles, peuvent être
attribuées à l'habitude, sans doute avantageuse pour l'individu et pour
l'espèce, de regarder en haut avec les deux yeux, tout en restant couché au
fond sur le côté. Nous pouvons aussi attribuer aux effets héréditaires de
l'usage le fait que, chez plusieurs genres de poissons plats, la bouche est
inclinée vers la surface inférieure, avec les os maxillaires plus forts et plus
efficaces du côté de la tête dépourvu d'œil que de l'autre côté, dans le but,
comme le suppose le docteur Traquair, de saisir plus facilement les
aliments sur le sol. D'autre part, le défaut d'usage peut expliquer l'état
moins développé de toute la moitié inférieure du corps, comprenant les
nageoires latérales ; Yarrell pense même que la réduction de ces nageoires
est avantageuse pour le poisson ; « parce qu'elles ont pour agir moins
d'espace que les nageoires supérieures ». On peut également attribuer au
défaut d'usage la différence dans le nombre de dents existant aux deux
mâchoires du carrelet, dans la proportion de quatre à sept sur les moitiés
supérieures, et de vingt−cinq à trente sur les moitiés inférieures. L'état
incolore du ventre de la plupart des poissons et des autres animaux peut
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 275
nous faire raisonnablement supposer que, chez les poissons plats, le même
défaut de coloration de la surface inférieure, qu'elle soit à droite ou à
gauche, est dû à l'absence de la lumière. Mais on ne saurait attribuer à
l'action de la lumière les taches singulières qui se trouvent sur le côté
supérieur de la sole, taches qui ressemblent au fond sablonneux de la mer,
ou la faculté qu'ont quelques espèces, comme l'a démontré récemment
Pouchet, de modifier leur couleur pour se mettre en rapport avec la surface
ambiante, ou la présence de tubercules osseux sur la surface supérieure du
turbot. La sélection naturelle a probablement joué ici un rôle pour adapter
à leurs conditions vitales la forme générale du corps et beaucoup d'autres
particularités de ces poissons. Comme je l'ai déjà fait remarquer avec tant
d'insistance, il faut se rappeler que la sélection naturelle développe les
effets héréditaires d'une augmentation d'usage des parties, et peut−être de
leur non−usage. Toutes les variations spontanées dans la bonne direction
sont, en effet, conservées par elle et tendent à persister, tout comme les
individus qui héritent au plus haut degré des effets de l'augmentation
avantageuse de l'usage d'une partie. Il paraît toutefois impossible de
décider, dans chaque cas particulier, ce qu'il faut attribuer aux effets de
l'usage d'un côté et à la sélection naturelle de l'autre.
Je peux citer un autre exemple d'une conformation qui paraît devoir son
origine exclusivement à l'usage et à l'habitude. L'extrémité de la queue,
chez quelques singes américains, s'est transformée en un organe préhensile
d'une perfection étonnante et sert de cinquième main. Un auteur qui est
d'accord sur tous les points avec M. Mivart remarque, au sujet de cette
conformation, qu'il « est impossible de croire que, quel que soit le nombre
de siècles écoulés, la première tendance à saisir ait pu préserver les
individus qui la possédaient, ou favoriser leur chance d'avoir et d'élever des
descendants. » Il n'y a rien qui nécessite une croyance pareille. L'habitude,
et ceci implique presque toujours un avantage grand ou petit, suffirait
probablement pour expliquer l'effet obtenu. Brehm a vu les petits d'un
singe africain (Cercopithecus) se cramponner au ventre de leur mère par
les mains, et, en même temps, accrocher leurs petites queues autour de la
sienne. Le professeur Henslow a gardé en captivité quelques rats des
moissons (Mus messorius), dont la queue, qui par sa conformation ne peut
pas être placée parmi les queues préhensiles, leur servait cependant
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 276
souvent à monter dans les branches d'un buisson placé dans leur cage, en
s'enroulant autour des branches. Le docteur Günther m'a transmis une
observation semblable sur une souris qu'il a vue se suspendre ainsi par la
queue. Si le rat des moissons avait été plus strictement conformé pour
habiter les arbres, il aurait peut−être eu la queue munie d'une structure
préhensile, comme c'est le cas chez quelques membres du même ordre. Il
est difficile de dire, en présence de ses habitudes pendant sa jeunesse,
pourquoi le cercopithèque n'a pas acquis une queue préhensile. Il est
possible toutefois que la queue très allongée de ce singe lui rende plus de
services comme organe d'équilibre dans les bonds prodigieux qu'il fait, que
comme organe de préhension.
Les glandes mammaires sont communes à la classe entière des
mammifères, et indispensables à leur existence ; elles ont donc dû se
développer depuis une époque excessivement reculée ; mais nous ne
savons rien de positif sur leur mode de développement. M. Mivart
demande : « Peut−on concevoir que le petit d'un animal quelconque ait pu
jamais être sauvé de la mort en suçant accidentellement une goutte d'un
liquide à peine nutritif sécrété par une glande cutanée accidentellement
hypertrophiée chez sa mère ? Et en fût−il même ainsi, quelle chance y
aurait−il eu en faveur de la perpétuation d'une telle variation ? » Mais la
question n'est pas loyalement posée. La plupart des transformistes
admettent que les mammifères descendent d'une forme marsupiale ; s'il en
est ainsi, les glandes mammaires ont dû se développer d'abord dans le sac
marsupial. Le poisson Hippocampus couve ses œufs, et nourrit ses petits
pendant quelque temps dans un sac de ce genre ; un naturaliste américain,
M. Lockwood, conclut de ce qu'il a vu du développement des petits, qu'ils
sont nourris par une sécrétion des glandes cutanées du sac. Or, n'est−il pas
au moins possible que les petits aient pu être nourris semblablement chez
les ancêtres primitifs des mammifères avant même qu'ils méritassent ce
dernier nom ? Dans ce cas, les individus produisant un liquide nutritif, se
rapprochant de la nature du lait, ont dû, dans la suite des temps, élever un
plus grand nombre de descendants bien nourris, que n'ont pu le faire ceux
ne produisant qu'un liquide plus pauvre ; les glandes cutanées qui sont les
homologues des glandes mammaires, ont dû ainsi se perfectionner et
devenir plus actives. Le fait que, sur un certain endroit du sac, les glandes
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 277
se sont plus développées que sur les autres, s'accorde avec le principe si
étendu de la spécialisation ; ces glandes auront alors constitué un sein,
d'abord dépourvu de mamelon, comme nous en observons chez
l'ornithorhynque au plus bas degré de l'échelle des mammifères. Je ne
prétends aucunement décider la part qu'ont pu prendre à la spécialisation
plus complète des glandes, soit la compensation de croissance, soit les
effets de l'usage, soit la sélection naturelle.
Le développement des glandes mammaires n'aurait pu rendre aucun
service, et n'aurait pu, par conséquent, être effectué par la sélection
naturelle, si les petits n'avaient en même temps pu tirer leur nourriture de
leurs sécrétions. Il n'est pas plus difficile de comprendre que les jeunes
mammifères aient instinctivement appris à sucer une mamelle, que de
s'expliquer comment les poussins, pour sortir de l'œuf, ont appris à briser
la coquille en la frappant avec leur bec adapté spécialement à ce but, ou
comment, quelques heures après l'éclosion, ils savent becqueter et
ramasser les grains destinés à leur nourriture. L'explication la plus
probable, dans ces cas, est que l'habitude, acquise par la pratique à un âge
plus avancé, s'est ensuite transmise par hérédité, à l'âge le plus précoce. On
dit que le jeune kangouroo ne sait pas sucer et ne fait que se cramponner au
mamelon de la mère, qui a le pouvoir d'injecter du lait dans la bouche de
son petit impuissant et à moitié formé. M. Mivart remarque à ce sujet : «
Sans une disposition spéciale, le petit serait infailliblement suffoqué par
l'introduction du lait dans la trachée. Mais il y a une disposition spéciale.
Le larynx est assez allongé pour remonter jusqu'à l'orifice postérieur du
passage nasal, et pour pouvoir ainsi donner libre accès à l'air destiné aux
poumons ; le lait passe intensivement de chaque côté du larynx prolongé,
et se rend sans difficulté dans l'œsophage qui est derrière. » M. Mivart se
demande alors comment la sélection naturelle a pu enlever au kangouroo
adulte (et aux autres mammifères, dans l'hypothèse qu'ils descendent d'une
forme marsupiale) cette conformation au moins complètement innocente,
et inoffensive. On peut répondre que la voix, dont l'importance est
certainement très grande chez beaucoup d'animaux, n'aurait pu acquérir
toute sa puissance si le larynx pénétrait dans le passage nasal ; le
professeur Flower m'a fait observer, en outre, qu'une conformation de ce
genre aurait apporté de grands obstacles à l'usage d'une nourriture solide
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 278
par l'animal.
Examinons maintenant en quelques mots les divisions inférieures du règne
animal. Les échinodermes (astéries, oursins, etc.) sont pourvus d'organes
remarquables nommés pédicellaires, qui consistent, lorsqu'ils sont bien
développés, en un forceps tridactyle, c'est−à−dire en une pince composée
de trois bras dentelés, bien adaptés entre eux et placés sur une tige flexible
mue par des muscles. Ce forceps peut saisir les objets avec fermeté ;
Alexandre Agassiz a observé un oursin transportant rapidement des
parcelles d'excréments de forceps en forceps le long de certaines lignes de
son corps pour ne pas salir sa coquille. Mais il n'y a pas de doute que, tout
en servant à enlever les ordures, ils ne remplissent d'autres fonctions, dont
l'une parait avoir la défense pour objet.
Comme dans plusieurs occasions précédentes, M. Mivart demande au sujet
de ces organes : « Quelle a pu être l'utilité des premiers rudiments de ces
conformations, et comment les bourgeons naissants ont−ils pu préserver la
vie d'un seul Echinus ? » il ajoute : « Même un développement subit de la
faculté de saisir n'aurait pu être utile sans la tige mobile, ni cette dernière
efficace sans l'adaptation des mâchoires propres à happer ; or, ces
conditions de structure coordonnées, d'ordre aussi complexe, ne peuvent
simultanément provenir de variations légères et indéterminées ; ce serait
vouloir soutenir un paradoxe que de le nier.» Il est certain, cependant, si
paradoxal que cela paraisse à M. Mivart, qu'il existe chez plusieurs astéries
des forceps tridactyles sans tige, fixés solidement à la base, susceptibles
d'exercer l'action de happer, et qui sont, au moins en partie, des organes
défensifs. Je sais, grâce à l'obligeance que M. Agassiz a mise à me
transmettre une foule de détails sur ce sujet, qu'il y a d'autres astéries chez
lesquelles l'un des trois bras du forceps est réduit à constituer un support
pour les deux autres, et encore d'autres genres où le troisième bras fait
absolument défaut, M. Perrier décrit l'Echinoneus comme portant deux
sortes de pédicellaires, l'un ressemblant à ceux de l'Echinus, et l'autre à
ceux du Spatangus ; ces cas sont intéressants, car ils fournissent des
exemples de certaines transitions subites résultant de l'avortement de l'un
des deux états d'un organe.
M. Agassiz conclut de ses propres recherches et de celles de Müller, au
sujet de la marche que ces organes curieux ont dû suivre dans leur
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 279
évolution, qu'il faut, sans aucun doute, considérer comme des épines
modifiées les pédicellaires des astéries et des oursins. On peut le déduire,
tant du mode de leur développement chez l'individu, que de la longue et
parfaite série des degrés que l'on observe chez différents genres et chez
différentes espèces, depuis de simples granulations jusqu'à des
pédicellaires tridactyles parfaits, en passant par des piquants ordinaires. La
gradation s'étend jusqu'au mode suivant lequel les épines et les
pédicellaires sont articulés sur la coquille par les baguettes calcaires qui les
portent. On trouve, chez quelques genres d'astéries, « les combinaisons les
plus propres à démontrer que les pédicellaires ne sont que des
modifications de piquants ramifiés.» Ainsi, nous trouvons des épines fixes
sur la base desquelles sont articulées trois branches équidistantes, mobiles
et dentelées, et portant, sur la partie supérieure, trois autres ramifications
également mobiles. Or, lorsque ces dernières surmontent le sommet de
l'épine, elles forment de fait un pédicellaire tridactyle grossier, qu'on peut
observer sur une même épine en même temps que les trois branches
inférieures. On ne peut, dans ce cas, méconnaître l'identité qui existe entre
les bras des pédicellaires et les branches mobiles d'une épine. On admet
généralement que les piquants ordinaires servent d'arme défensive ; il n'y a
donc aucune raison de douter qu'il n'en soit aussi de même des rameaux
mobiles et dentelés, dont l'action est plus efficace lorsqu'ils se réunissent
pour fonctionner en appareil préhensile. Chaque gradation comprise entre
le piquant ordinaire fixe et le pédicellaire fixe serait donc avantageuse à
l'animal. Ces organes, au lieu d'être fixes ou placés sur un support
immobile, sont, chez certains genres d'astéries, placés au sommet d'un
tronc flexible et musculaire, bien que court ; outre qu'ils servent d'arme
défensive, ils ont probablement, dans ce cas, quelque fonction
additionnelle. On peut reconnaître chez les oursins tous les états par
lesquels a passé l'épine fixe pour finir par s'articuler avec la coquille et
acquérir ainsi la mobilité. Je voudrais pouvoir disposer de plus d'espace
afin de donner un résumé plus complet des observations intéressantes
d'Agassiz sur le développement des pédicellaires. On peut, ajoute−t−il,
trouver tous les degrés possibles entre les pédicellaires des astéries et les
crochets des ophiures, autre groupe d'échinodermes, ainsi qu'entre les
pédicellaires des oursins et les ancres des holothuries, qui appartiennent
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 280
aussi à la même grande classe.
Certains animaux composés qu'on a nommés zoophytes, et parmi eux les
polyzoaires en particulier, sont pourvus d'organes curieux, appelés
aviculaires, dont la conformation diffère beaucoup chez les diverses
espèces. Ces organes, dans leur état le plus parfait, ressemblent
singulièrement à une tête ou à un bec de vautour en miniature ; ils sont
placés sur un support et doués d'une certaine mobilité, ce qui est également
le cas pour la mandibule inférieure. J'ai observé chez une espèce que tous
les aviculaires de la même branche font souvent simultanément le même
mouvement en arrière et en avant, la mâchoire inférieure largement
ouverte, et décrivent un angle d'environ 90 degrés en cinq secondes. Ce
mouvement provoque un tremblement dans tout le polyzoaire. Quand on
touche les mâchoires avec une aiguille, elles la saisissent avec une vigueur
telle, que l'on peut secouer la branche entière.
M. Mivart cite ce cas, parce qu'il lui semble très difficile que la sélection
naturelle ait produit, dans des divisions fort distinctes du règne animal, le
développement d'organes tels que les aviculaires des polyzoaires et les
pédicellaires des échinodermes, organes qu'il regarde comme «
essentiellement analogues ». Or, en ce qui concerne la conformation, je ne
vois aucune similitude entre les pédicellaires tridactyles et les aviculaires.
Ces derniers ressemblent beaucoup plus aux pinces des crustacés,
ressemblance que M. Mivart aurait, avec autant de justesse, pu citer
comme une difficulté spéciale, ou bien encore il aurait pu considérer de la
même façon leur ressemblance avec la tête et le bec d'un oiseau. M. Busk,
le docteur Smitt et le docteur Nitsche – naturalistes qui ont étudié ce
groupe fort attentivement – considèrent les aviculaires comme les
homologues des zooïdes et de leurs cellules composant le zoophyte ; la
lèvre ou couvercle mobile de la cellule correspondant à la mandibule
inférieure également mobile de l'aviculaire. Toutefois, M. Busk ne connaît
aucune gradation actuellement existante entre un zooïde et un aviculaire. Il
est donc impossible de conjecturer par quelles gradations utiles une des
formes a pu se transformer en une autre, mais il n'en résulte en aucune
manière que ces degrés n'aient pas existé. Comme il y a une certaine
ressemblance entre les pinces des crustacés et les aviculaires des
polyzoaires, qui servent également de pinces, il peut être utile de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 281
démontrer qu'il existe actuellement une longue série de gradations utiles
chez les premiers. Dans la première et la plus simple phase, le segment
terminal du membre se meut de façon à s'appliquer soit contre le sommet
carré et large de l'avant−dernier segment, soit contre un côté tout entier ; ce
membre peut ainsi servir à saisir un objet, tout en servant toujours d'organe
locomoteur. Nous trouvons ensuite qu'un coin de l'avant−dernier segment
se termine par une légère proéminence pourvue quelquefois de dents
irrégulières, contre lesquelles le dernier segment vient s'appliquer. La
grosseur de cette projection venant à augmenter et sa forme, ainsi que celle
du segment terminal, se modifiant et s'améliorant légèrement, les pinces
deviennent de plus en plus parfaites jusqu'à former un instrument aussi
efficace que les pattes−mâchoires des homards. On peut parfaitement
observer toutes ces gradations.
Les polyzoaires possèdent, outre l'aviculaire, des organes curieux nommés
vibracula. Ils consistent généralement en de longues soies capables de
mouvement et facilement excitables. Chez une espèce que j'ai examinée,
les cils vibratiles étaient légèrement courbés et dentelés le long du bord
extérieur ; tous ceux du même polyzoaire se mouvaient souvent
simultanément, de telle sorte qu'agissant comme de longues rames, ils font
passer rapidement une branche sur le porte−objet de mon microscope. Si
l'on place une branche sur ce bord extérieur des polyzoaires, les cils
vibratiles se mêlent et ils font de violents efforts pour se dégager. On croit
qu'ils servent de moyen de défense à l'animal, et, d'après les observations
de M. Busk, « ils balayent lentement et doucement la surface du polypier,
pour éloigner ce qui pourrait nuire aux habitants délicats des cellules
lorsqu'ils sortent leurs tentacules. » Les aviculaires servent probablement
aussi de moyen défensif ; en outre, ils saisissent et tuent des petits animaux
que l'on croit être ensuite entraînés par les courants à portée des tentacules
des zooïdes. Quelques espèces sont pourvues d'aviculaires et de cils
vibratiles ; il en est qui n'ont que les premiers ; d'autres, mais en petit
nombre, ne possèdent que les cils vibratiles seuls.
Il est difficile d'imaginer deux objets plus différents en apparence qu'un cil
vibratile ou faisceau de soies et qu'un aviculaire, ressemblant à une tête
d'oiseau ; ils sont cependant presque certainement homologues et
proviennent d'une source commune, un zooïde avec sa cellule. Nous
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 282
pouvons donc comprendre comment il se fait que, dans certains cas, ces
organes passent graduellement de l'un à l'autre, comme me l'a affirmé M.
Busk. Ainsi, chez les aviculaires de plusieurs espèces de Lepralia, la
mandibule mobile est si allongée et si semblable à une touffe de poils, que
l'on ne peut déterminer la nature aviculaire de l'organe que par la présence
du bec fixe placé au−dessus d'elle. Il se peut que les cils vibratiles se soient
directement développés de la lèvre des cellules, sans avoir passé par la
phase aviculaire ; mais il est plus probable qu'ils ont suivi cette dernière
voie, car il semble difficile que, pendant les états précoces de la
transformation, les autres parties de la cellule avec le zooïde inclus aient
disparu subitement. Dans beaucoup de cas les cils vibratiles ont à leur base
un support cannelé qui paraît représenter le bec fixe, bien qu'il fasse
entièrement défaut chez quelques espèces. Cette théorie du développement
du cil vibratile est intéressante, si elle est fondée ; car, en supposant que
toutes les espèces munies d'aviculaires aient disparu, l'imagination la plus
vive n'en serait jamais venue jusqu'à l'idée que les cils vibratiles ont
primitivement existé comme partie d'un organe ressemblant à une tête
d'oiseau ou à un capuchon irrégulier. Il est intéressant de voir deux organes
si différents se développer en partant d'une origine commune ; or, comme
la mobilité de la lèvre de la cellule sert de moyen défensif aux zooïdes, il
n'y a aucune difficulté à croire que toutes les gradations au moyen
desquelles la lèvre a été transformée en mandibule inférieure d'un
aviculaire et ensuite en une soie allongée, ont été également des
dispositions protectrices dans des circonstances et dans des directions
différentes.
M. Mivart, dans sa discussion, ne traite que deux cas tirés du règne végétal
et relatifs, l'un à la structuredes fleurs des orchidées, et l'autre aux
mouvements des plantes grimpantes. Relativement aux premières, il dit : «
On regarde comme peu satisfaisante l'explication que l'on donne de leur
origine – elle est insuffisante pour faire comprendre les commencements
infinitésimaux de conformations qui n'ont d'utilité que lorsqu'elles ont
atteint un développement considérable. » Ayant traité à fond ce sujet dans
un autre ouvrage, je ne donnerai ici que quelques détails sur une des plus
frappantes particularités des fleurs des orchidées, c'est−à−dire sur leurs
amas de pollen. Un amas pollinique bien développé consiste en une
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 283
quantité de grains de pollen fixés à une tige élastique ou caudicule, et
réunis par une petite quantité d'une substance excessivement visqueuse.
Ces amas de pollen sont transportés par les insectes sur le stigmate d'une
autre fleur. Il y a des espèces d'orchidées chez lesquelles les masses de
pollen n'ont pas de caudicule, les grains étant seulement reliés ensemble
par des filaments d'une grande finesse ; mais il est inutile d'en parler ici,
cette disposition n'étant pas particulière aux orchidées ; je peux pourtant
mentionner que chez le Cypripedium, qui se trouve à la base de la série de
cette famille, nous pouvons entrevoir le point de départ du développement
des filaments. Chez d'autres orchidées, ces filaments se réunissent sur un
point de l'extrémité des amas de pollen, ce qui constitue la première trace
d'une caudicule. Les grains de pollen avortés qu'on découvre quelquefois
enfouis dans les parties centrales et fermes de la caudicule nous fournissent
une excellente preuve que c'est là l'origine de cette conformation, même
quand elle est très développée et très allongée. Quant à la seconde
particularité principale, la petite masse de matière visqueuse portée par
l'extrémité de la caudicule, on peut signaler une longue série de gradations,
qui ont toutes été manifestement utiles à la plante. Chez presque toutes les
fleurs d'autres ordres, le stigmate sécrète une substance visqueuse. Chez
certaines orchidées une matière similaire est sécrétée, mais en quantité
beaucoup plus considérable, par un seul des trois stigmates, qui reste
stérile peut−être à cause de la sécrétion copieuse dont il est le siège.
Chaque insecte visitant une fleur de ce genre enlève par frottement une
partie de la substance visqueuse, et emporte en même temps quelques
grains de pollen. De cette simple condition, qui ne diffère que peu de celles
qui s'observent dans une foule de fleurs communes, il est des degrés de
gradation infinis – depuis les espèces où la masse pollinique occupe
l'extrémité d'une caudicule courte et libre, jusqu'à celles où la caudicule
s'attache fortement à la matière visqueuse, le stigmate stérile se modifiant
lui−même beaucoup. Nous avons, dans ce dernier cas, un appareil
pollinifère dans ses conditions les plus développées et les plus parfaites.
Quiconque examine avec soin les fleurs des orchidées, ne peut nier
l'existence de la série des gradations précitées – depuis une masse de grains
de pollen réunis entre eux par des filaments, avec un stigmate ne différant
que fort peu de celui d'une fleur ordinaire, jusqu'à un appareil pollinifère
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 284
très compliqué et admirablement adapté au transport par les insectes ; on
ne peut nier non plus que toutes les gradations sont, chez les diverses
espèces, très bien adaptées à la conformation générale de chaque fleur,
dans le but de provoquer sa fécondation par les insectes. Dans ce cas et
dans presque tous les autres, l'investigation peut être poussée plus loin, et
on peut se demander comment le stigmate d'une fleur ordinaire a pu
devenir visqueux ; mais, comme nous ne connaissons pas l'histoire
complète d'un seul groupe d'organismes, il est inutile de poser de pareilles
questions, auxquelles nous ne pouvons espérer répondre.
Venons−en aux plantes grimpantes. On peut les classer en une longue
série, depuis celles qui s'enroulent simplement autour d'un support, jusqu'à
celles que j'ai appelées à feuilles grimpantes et à celles pourvues de vrilles.
Dans ces deux dernières classes, les tiges ont généralement, mais pas
toujours, perdu la faculté de s'enrouler, bien qu'elles conservent celle de la
rotation, que possèdent également les vrilles. Des gradations insensibles
relient les plantes à feuilles grimpantes avec celles pourvues de vrilles, et
certaines plantes peuvent être indifféremment placées dans l'une ou l'autre
classe. Mais, si l'on passe des simples plantes qui s'enroulent à celles
pourvues de vrilles, une qualité importante apparaît, c'est la sensibilité au
toucher, qui provoque, au contact d'un objet, dans les tiges des feuilles ou
des fleurs, ou dans leurs modifications en vrilles, des mouvements dans le
but de l'entourer et de le saisir. Après avoir lu mon mémoire sur ces
plantes, on admettra, je crois, que les nombreuses gradations de fonction et
de structure existant entre les plantes qui ne font que s'enrouler et celles à
vrilles sont, dans chaque cas, très avantageuses pour l'espèce. Par exemple,
il doit être tout à l'avantage d'une plante grimpante de devenir une plante à
feuilles grimpantes, et il est probable que chacune d'elles, portant des
feuilles à tiges longues, se serait développée en une plante à feuilles
grimpantes, si les tiges des feuilles avaient présenté, même à un faible
degré, la sensibilité requise pour répondre à l'action du toucher.
L'enroulement constituant le mode le plus simple de s'élever sur un support
et formant la base de notre série, on peut naturellement se demander
comment les plantes ont pu acquérir cette aptitude naissante, que plus tard
la sélection naturelle a perfectionnée et augmentée. L'aptitude à s'enrouler
dépend d'abord de la flexibilité excessive des jeunes tiges (caractère
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 285
commun à beaucoup de plantes qui ne sont pas grimpantes) ; elle dépend
ensuite de ce que ces tiges se tordent constamment pour se diriger dans
toutes les directions, successivement l'une après l'autre, dans le même
ordre. Ce mouvement a pour résultat l'inclinaison des tiges de tous côtés et
détermine chez elles une rotation suivie. Dès que la portion inférieure de la
tige rencontre un obstacle qui l'arrête, la partie supérieure continue à se
tordre et à tourner, et s'enroule nécessairement ainsi en montant autour du
support. Le mouvement rotatoire cesse après la croissance précoce de
chaque rejeton. Cette aptitude à la rotation et la faculté de grimper qui en
est la conséquence, se rencontrant isolément chez des espèces et chez des
genres distincts, qui appartiennent à des familles de plantes fort éloignées
les unes des autres, ont dû être acquises d'une manière indépendante, et
non par hérédité d'un ancêtre commun. Cela me conduisit à penser qu'une
légère tendance à ce genre de mouvement ne doit pas être rare chez les
plantes non grimpantes, et que cette tendance doit fournir à la sélection
naturelle la base sur laquelle elle peut opérer pour la perfectionner. Je ne
connaissais, lorsque je fis cette réflexion, qu'un seul cas fort imparfait,
celui des jeunes pédoncules floraux du Maurandia, qui tournent légèrement
et irrégulièrement, comme les tiges des plantes grimpantes, mais sans faire
aucun usage de cette aptitude. Fritz Müller découvrit peu après que les
jeunes tiges d'un Alisma et d'un Linum – plantes non grimpantes et fort
éloignées l'une de l'autre dans le système naturel – sont affectées d'un
mouvement de rotation bien apparent, mais irrégulier ; il ajoute qu'il a des
raisons pour croire que cette même aptitude existe chez d'autres plantes.
Ces légers mouvements paraissent ne rendre aucun service à ces plantes,
en tous cas ils ne leur permettent en aucune façon de grimper, point dont
nous nous occupons. Néanmoins, nous comprenons que si les tiges de ces
plantes avaient été flexibles, et que, dans les conditions où elles se trouvent
placées, il leur eût été utile de monter à une certaine hauteur, le
mouvement de rotation lent et irrégulier qui leur est habituel aurait pu,
grâce à la sélection naturelle, s'augmenter et s'utiliser jusqu'à ce qu'elles
aient été transformées en espèces grimpantes bien développées.
On peut appliquer à la sensibilité des tiges des feuilles, des fleurs et des
vrilles les mêmes remarques qu'aux cas de mouvement rotatoire des
plantes grimpantes. Ce genre de sensibilité se rencontrant chez un nombre
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 286
considérable d'espèces qui appartiennent à des groupes très différents, il
doit se trouver à un état naissant chez beaucoup de plantes qui ne sont pas
devenues grimpantes. Or, cela est exact ; chez la Maurandia dont j'ai déjà
parlé, j'ai observé que les jeunes pédoncules floraux s'inclinent légèrement
vers le côté où on les a touchés. Morren a constaté chez plusieurs espèces
d'Oxalis des mouvements dans les feuilles et dans les tiges, surtout après
qu'elles ont été exposées aux rayons brûlants du soleil, lorsqu'on les touche
faiblement et à plusieurs reprises, ou qu'on secoue la plante. J'ai renouvelé,
avec le même résultat, les mêmes observations sur d'autres espèces
d'Oxalis ; chez quelques−unes le mouvement est perceptible, mais plus
apparent dans les jeunes feuilles ; chez d'autres espèces le mouvement est
extrêmement léger. Il est un fait plus important, s'il faut en croire
Hofmeister, haute autorité en ces matières : les jeunes pousses et les
feuilles de toutes les plantes entrent en mouvement après avoir été
secouées. Nous savons que, chez les plantes grimpantes, les pétioles, les
pédoncules et les vrilles sont sensibles seulement pendant la première
période de leur croissance. Il est à peine possible d'admettre que les
mouvements légers dont nous venons de parler, provoqués par
l'attouchement ou la secousse des organes jeunes et croissants des plantes,
puissent avoir une importance fonctionnelle pour eux. Mais, obéissant à
divers stimulants, les plantes possèdent des pouvoirs moteurs qui ont pour
elles une importance manifeste ; par exemple, leur tendance à rechercher la
lumière et plus rarement à l'éviter, leur propension à pousser dans la
direction contraire à l'attraction terrestre plutôt qu'à la suivre. Les
mouvements qui résultent de l'excitation des nerfs et des muscles d'un
animal par un courant galvanique ou par l'absorption de la strychnine
peuvent être considérés comme un résultat accidentel, car ni les nerfs ni les
muscles n'ont été rendus spécialement sensibles à ces stimulants. Il paraît
également que les plantes, ayant une aptitude à des mouvements causés par
certains stimulants, peuvent accidentellement être excitées par un
attouchement ou par une secousse. Il n'est donc pas très difficile d'admettre
que, chez les plantes à feuilles grimpantes ou chez celles munies de vrilles,
cette tendance a été favorisée et augmentée par la sélection naturelle. Il est
toutefois probable, pour des raisons que j'ai consignées dans mon mémoire,
que cela n'a dû arriver qu'aux plantes ayant déjà acquis l'aptitude à la
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 287
rotation, et qui avaient ainsi la faculté de s'enrouler. J'ai déjà cherché à
expliquer comment les plantes ont acquis cette faculté, à savoir : par une
augmentation d'une tendance à des mouvements de rotation légers et
irréguliers n'ayant d'abord aucun usage ; ces mouvements, comme ceux
provoqués par un attouchement ou une secousse, étant le résultat
accidentel de l'aptitude au mouvement, acquise en vue d'autres motifs
avantageux. Je ne chercherai pas à décider si, pendant le développement
graduel des plantes grimpantes, la sélection naturelle a reçu quelque aide
des effets héréditaires de l'usage ; mais nous savons que certains
mouvements périodiques, tels que celui que l'on désigne sous le nom de
sommeil des plantes, sont réglés par l'habitude.
Voilà les principaux cas, choisis avec soin par un habile naturaliste, pour
prouver que la théorie de la sélection naturelle est impuissante à expliquer
les états naissants des conformations utiles ; j'espère avoir démontré, par la
discussion, que, sur ce point, il ne peut y avoir de doutes et que l'objection
n'est pas fondée. J'ai trouvé ainsi une excellente occasion de m'étendre un
peu sur les gradations de structure souvent associées à un changement de
fonctions – sujet important, qui n'a pas été assez longuement traité dans les
éditions précédentes de cet ouvrage. Je vais actuellement récapituler en
quelques mots les observations que je viens de faire.
En ce qui concerne la girafe, la conservation continue des individus de
quelque ruminant éteint, devant à la longueur de son cou, de ses jambes,
etc., la faculté de brouter au−dessus de la hauteur moyenne, et la
destruction continue de ceux qui ne pouvaient pas atteindre à la même
hauteur, auraient suffi à produire ce quadrupède remarquable ; mais l'usage
prolongé de toutes les parties, ainsi que l'hérédité, ont dû aussi contribuer
d'une manière importante à leur coordination. Il n'y a aucune improbabilité
à croire que, chez les nombreux insectes qui imitent divers objets, une
ressemblance accidentelle avec un objet quelconque a été, dans chaque cas,
le point de départ de l'action de la sélection naturelle dont les effets ont dû
se perfectionner plus tard par la conservation accidentelle des variations
légères qui tendaient à augmenter la ressemblance. Cela peut durer aussi
longtemps que l'insecte continue à varier et que sa ressemblance plus
parfaite lui permet de mieux échapper à ses ennemis doués d'une vue
perçante. Sur le palais de quelques espèces de baleines, on remarque une
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 288
tendance à la formation de petites pointes irrégulières cornées, et, en
conséquence de l'aptitude de la sélection naturelle à conserver toutes les
variations favorables, ces pointes se sont converties d'abord en nœuds
lamellaires ou en dentelures, comme celles du bec de l'oie, – puis en lames
courtes, comme celles du canard domestique, – puis en lamelles aussi
parfaites que celles du souchet, et enfin en gigantesques fanons, comme
dans la bouche de l'espèce du Groënland. Les fanons servent, dans la
famille des canards, d'abord de dents, puis en partie à la mastication et en
partie à la filtration, et, enfin, presque exclusivement à ce dernier usage.
L'habitude ou l'usage n'a, autant que nous pouvons en juger, que peu ou
point contribué au développement de conformations semblables aux
lamelles ou aux fanons dont nous nous occupons. Au contraire, le transfert
de l'œil inférieur du poisson plat au côté supérieur de la tête, et la
formation d'une queue préhensile, chez certains singes, peuvent être
attribués presque entièrement à l'usage continu et à l'hérédité. Quant aux
mamelles des animaux supérieurs, on peut conjecturer que, primitivement,
les glandes cutanées couvrant la surface totale d'un sac marsupial
sécrétaient un liquide nutritif, et que ces glandes, améliorées au point de
vue de leur fonction par la sélection naturelle et concentrées sur un espace
limité, ont fini par former la mamelle. Il n'est pas plus difficile de
comprendre comment les piquants ramifiés de quelque ancien
échinoderme, servant d'armes défensives, ont été transformés par la
sélection naturelle en pédicellaires tridactyles, que de s'expliquer le
développement des pinces des crustacés par des modifications utiles,
quoique légères, apportées dans les derniers segments d'un membre servant
d'abord uniquement à la locomotion. Les aviculaires et les cils vibratiles
des polyzoaires sont des organes ayant une même origine, quoique fort
différents par leur aspect ; il est facile de comprendre les services qu'ont
rendus les phases successives qui ont produit les cils vibratiles. Dans les
amas polliniques des orchidées, on peut retrouver les phases de la
transformation en caudicule des filaments qui primitivement servaient à
rattacher ensemble les grains de pollen ; on peut également suivre la série
des transformations par lesquelles la substance visqueuse semblable à celle
que sécrètent les stigmates des fleurs ordinaires, et servant à peu près,
quoique pas tout à fait, au même usage, s'est attachée aux extrémités libres
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 289
des caudicules ; toutes ces gradations ont été évidemment avantageuses
aux plantes en question. Quant aux plantes grimpantes, il est inutile de
répéter ce que je viens de dire à l'instant.
Si la sélection naturelle a tant de puissance, a−t−on souvent demandé,
pourquoi n'a−t−elle pas donné à certaines espèces telle ou telle
conformation qui leur eût été avantageuse ? Mais il serait déraisonnable de
demander une réponse précise à des questions de ce genre, si nous
réfléchissons à notre ignorance sur le passé de chaque espèce et sur les
conditions qui, aujourd'hui, déterminent son abondance et sa distribution.
Sauf quelques cas où l'on peut invoquer ces causes spéciales, on ne peut
donner ordinairement que des raisons générales. Ainsi, comme il faut
nécessairement beaucoup de modifications coordonnées pour adapter une
espèce à de nouvelles habitudes d'existence, il a pu arriver souvent que les
parties nécessaires n'ont pas varié dans la bonne direction ou jusqu'au
degré voulu. L'accroissement numérique a dû, pour beaucoup d'espèces,
être limité par des agents de destruction qui étaient étrangers à tout rapport
avec certaines conformations ; or, nous nous imaginons que la sélection
naturelle aurait dû produire ces conformations parce qu'elles nous
paraissent avantageuses pour l'espèce. Mais, dans ce cas, la sélection
naturelle n'a pu provoquer les conformations dont il s'agit, parce qu'elles ne
jouent aucun rôle dans la lutte pour l'existence. Dans bien des cas, la
présence simultanée de conditions complexes, de longue durée, de nature
particulière, agissant ensemble, est nécessaire au développement de
certaines conformations, et il se peut que les conditions requises se soient
rarement présentées simultanément. L'opinion qu'une structure donnée, que
nous croyons, souvent à tort, être avantageuse pour une espèce, doit être en
toute circonstance le produit de la sélection naturelle, est contraire à ce que
nous pouvons comprendre de son mode d'action. M. Mivart ne nie pas que
la sélection naturelle n'ait pu effectuer quelque chose ; mais il la regarde
comme absolument insuffisante pour expliquer les phénomènes que
j'explique par son action. Nous avons déjà discuté ses principaux
arguments, nous examinerons les autres plus loin. Ils me paraissent peu
démonstratifs et de peu de poids, comparés à ceux que l'on peut invoquer
en faveur de la puissance de la sélection naturelle appuyée par les autres
agents que j'ai souvent indiqués. Je dois ajouter ici que quelques faits et
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 290
quelques arguments dont j'ai fait usage dans ce qui précède, ont été cités
dans le même but, dans un excellent article récemment publié par la
Medico−Chirurgical Review. Actuellement, presque tous les naturalistes
admettent l'évolution sous quelque forme. M. Mivart croit que les espèces
changent en vertu « d'une force ou d'une tendance interne », sur la nature
de laquelle on ne sait rien. Tous les transformistes admettent que les
espèces ont une aptitude à se modifier, mais il me semble qu'il n'y a aucun
motif d'invoquer d'autre force interne que la tendance à la variabilité
ordinaire, qui a permis à l'homme de produire, à l'aide de la sélection, un
grand nombre de races domestiques bien adaptées à leur destination, et qui
peut avoir également produit, grâce à la sélection naturelle, par une série
de gradations, les races ou les espèces naturelles. Comme nous l'avons déjà
expliqué, le résultat final constitue généralement un progrès dans
l'organisation ; cependant il se présente un petit nombre de cas où c'est au
contraire une rétrogradation.
M. Mivart est, en outre, disposé à croire, et quelques naturalistes partagent
son opinion, que les espèces nouvelles se manifestent « subitement et par
des modifications paraissant toutes à la fois ». Il suppose, par exemple, que
les différences entre l'hipparion tridactyle et le cheval se sont produites
brusquement. Il pense qu'il est difficile de croire que l'aile d'un oiseau a pu
se développer autrement que par une modification comparativement
brusque, de nature marquée et importante ; opinion qu'il applique, sans
doute, à la formation des ailes des chauves−souris et des ptérodactyles.
Cette conclusion, qui implique d'énormes lacunes et une discontinuité de la
série, me paraît improbable au suprême degré. Les partisans d'une
évolution lente et graduelle admettent, bien entendu, que les changements
spécifiques ont pu être aussi subits et aussi considérables qu'une simple
variation isolée que nous observons à l'état de nature, ou même à l'état
domestique. Pourtant, les espèces domestiques ou cultivées étant bien plus
variables que les espèces sauvages, il est peu probable que ces dernières
aient été affectées aussi souvent par des modifications aussi prononcées et
aussi subites que celles qui surgissent accidentellement à l'état domestique.
On peut attribuer au retour plusieurs de ces dernières variations ; et les
caractères qui reparaissent ainsi avaient probablement été, dans bien des
cas, acquis graduellement dans le principe. On peut donner à un plus grand
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 291
nombre le nom de monstruosité, comme, par exemple, les hommes à six
doigts, les hommes porcs−épics, les moutons Ancon, le bétail Niata, etc. ;
mais ces caractères diffèrent considérablement de ce qu'ils sont dans les
espèces naturelles et jettent peu de lumière sur notre sujet. En excluant de
pareils cas de brusques variations, le petit nombre de ceux qui restent
pourraient, trouvés à l'état naturel, représenter au plus des espèces
douteuses, très rapprochées du type de leurs ancêtres.
Voici les raisons qui me font douter que les espèces naturelles aient
éprouvé des changements aussi brusques que ceux qu'on observe
accidentellement chez les races domestiques, et qui m'empêchent
complètement de croire au procédé bizarre auquel M. Mivart les attribue.
L'expérience nous apprend que des variations subites et fortement
prononcées s'observent isolément et à intervalles de temps assez éloignés
chez nos produits domestiques. Comme nous l'avons déjà expliqué, des
variations de ce genre se manifestant à l'état de nature seraient sujettes à
disparaître par des causes accidentelles de destruction, et surtout par les
croisements subséquents. Nous savons aussi, par l'expérience, qu'à l'état
domestique il en est de même, lorsque l'homme ne s'attache pas à
conserver et à isoler avec les plus grands soins les individus chez lesquels
ont apparu ces variations subites. Il faudrait donc croire nécessairement,
d'après la théorie de M. Mivart, et contrairement à toute analogie, que,
pour amener l'apparition subite d'une nouvelle espèce, il ait simultanément
paru dans un même district beaucoup d'individus étonnamment modifiés.
Comme dans le cas où l'homme se livre inconsciemment à la sélection, la
théorie de l'évolution graduelle supprime cette difficulté ; l'évolution
implique, en effet, la conservation d'un grand nombre d'individus, variant
plus ou moins dans une direction favorable, et la destruction d'un grand
nombre de ceux qui varient d'une manière contraire.
Il n'y a aucun doute que beaucoup d'espèces se sont développées d'une
manière excessivement graduelle. Les espèces et même les genres de
nombreuses grandes familles naturelles sont si rapprochés qu'il est souvent
difficile de les distinguer les uns des autres. Sur chaque continent, en allant
du nord au sud, des terres basses aux régions élevées, etc., nous trouvons
une foule d'espèces analogues ou très voisines ; nous remarquons le même
fait sur certains continents séparés, mais qui, nous avons toute raison de le
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 292
croire, ont été autrefois réunis. Malheureusement, les remarques qui
précèdent et celles qui vont suivre m'obligent à faire allusion à des sujets
que nous aurons à discuter plus loin. Que l'on considère les nombreuses
îles entourant un continent et l'on verra combien de leurs habitants ne
peuvent être élevés qu'au rang d'espèces douteuses. Il en est de même si
nous étudions le passé et si nous comparons les espèces qui viennent de
disparaître avec celles qui vivent actuellement dans les mêmes contrées, ou
si nous faisons la même comparaison entre les espèces fossiles enfouies
dans les étages successifs d'une même couche géologique. Il est évident,
d'ailleurs, qu'une foule d'espèces éteintes se rattachent de la manière la plus
étroite à d'autres espèces qui existent actuellement, ou qui existaient
récemment encore ; or, on ne peut guère soutenir que ces espèces se soient
développées d'une façon brusque et soudaine. Il ne faut pas non plus
oublier que, lorsqu'au lieu d'examiner les parties spéciales d'espèces
distinctes, nous étudions celles des espèces voisines, nous trouvons des
gradations nombreuses, d'une finesse étonnante, reliant des structures
totalement différentes.
Un grand nombre de faits ne sont compréhensibles qu'à condition que l'on
admette le principe que les espèces se sont produites très graduellement ; le
fait, par exemple, que les espèces comprises dans les grands genres sont
plus rapprochées, et présentent un nombre de variétés beaucoup plus
considérable que les espèces des genres plus petits. Les premières sont
aussi réunies en petits groupes, comme le sont les variétés autour des
espèces avec lesquelles elles offrent d'autres analogies, ainsi que nous
l'avons vu dans le deuxième chapitre. Le même principe nous fait
comprendre pourquoi les caractères spécifiques sont plus variables que les
caractères génériques, et pourquoi les organes développés à un degré
extraordinaire varient davantage que les autres parties chez une même
espèce. On pourrait ajouter bien des faits analogues, tous tendant dans la
même direction.
Bien qu'un grand nombre d'espèces se soient presque certainement formées
par des gradations aussi insignifiantes que celles qui séparent les moindres
variétés, on pourrait cependant soutenir que d'autres se sont développées
brusquement ; mais alors il faudrait apporter des preuves évidentes à
l'appui de cette assertion. Les analogies vagues et sous quelques rapports
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 293
fausses, comme M. Chauncey Wright l'a démontré, qui ont été avancées à
l'appui de cette théorie, telles que la cristallisation brusque de substances
inorganiques, ou le passage d'une forme polyèdre à une autre par des
changements de facettes, ne méritent aucune considération. Il est
cependant une classe de faits qui, à première vue, tendraient à établir la
possibilité d'un développement subit : c'est l'apparition soudaine d'êtres
nouveaux et distincts dans nos formations géologiques. Mais la valeur de
ces preuves dépend entièrement de la perfection des documents
géologiques relatifs à des périodes très reculées de l'histoire du globe. Or,
si ces annales sont aussi fragmentaires que beaucoup de géologues
l'affirment, il n'y a rien d'étonnant à ce que de nouvelles formes nous
apparaissent comme si elles venaient de se développer subitement.
Aucun argument n'est produit en faveur des brusques modifications par
l'absence de chaînons qui puissent combler les lacunes de nos formations
géologiques, à moins que nous n'admettons les transformations
prodigieuses que suppose M. Mivart, telles que le développement subit des
ailes des oiseaux et des chauves−souris ou la brusque conversion de
l'hipparion en cheval. Mais l'embryologie nous conduit à protester
nettement contre ces modifications subites. Il est notoire que les ailes des
oiseaux et des chauves−souris, les jambes des chevaux ou des autres
quadrupèdes ne peuvent se distinguer à une période embryonnaire précoce,
et qu'elles se différencient ensuite par une marche graduelle insensible.
Comme nous le verrons plus tard, les ressemblances embryologiques de
tout genre s'expliquent par le fait que les ancêtres de nos espèces existantes
ont varié après leur première jeunesse et ont transmis leurs caractères
nouvellement acquis à leurs descendants à un âge correspondant.
L'embryon, n'étant pas affecté par ces variations, nous représente l'état
passé de l'espèce. C'est ce qui explique pourquoi, pendant les premières
phases de leur développement, les espèces existantes ressemblent si
fréquemment à des formes anciennes et éteintes appartenant à la même
classe. Qu'on accepte cette opinion sur la signification des ressemblances
embryologiques, ou toute autre manière de voir, il n'est pas croyable qu'un
animal ayant subi des transformations aussi importantes et aussi brusques
que celles dont nous venons de parler, n'offre pas la moindre trace d'une
modification subite pendant son état embryonnaire : or, chaque détail de sa
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 294
conformation se développe par des phases insensibles.
Quiconque croit qu'une forme ancienne a été subitement transformée par
une force ou une tendance interne en une autre forme pourvue d'ailes par
exemple, est presque forcé d'admettre, contrairement à toute analogie, que
beaucoup d'individus ont dû varier simultanément. Or, on ne peut nier que
des modifications aussi subites et aussi considérables ne diffèrent
complètement de celles que la plupart des espèces paraissent avoir subies.
On serait, en outre, forcé de croire à la production subite de nombreuses
conformations admirablement adaptées aux autres parties du corps de
l'individu et aux conditions ambiantes, sans pouvoir présenter l'ombre
d'une explication relativement à ces coadaptations si compliquées et si
merveilleuses. On serait, enfin, obligé d'admettre que ces grandes et
brusques transformations n'ont laissé sur l'embryon aucune trace de leur
action. Or, admettre tout cela, c'est, selon moi, quitter le domaine de la
science pour entrer dans celui des miracles.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VII − OBJECTIONS DIVERSES FA... 295
CHAPITRE VIII − INSTINCT.
Les instincts peuvent se comparer aux habitudes, mais ils ont une origine
différente. – Gradation des instincts. – Fourmis et pucerons. – Variabilité
des instincts. – Instincts domestiques ; leur origine. – Instincts naturels du
coucou, de l'autruche et des abeilles parasites. – Instinct esclavagiste des
fourmis. – L'abeille ; son instinct constructeur. – Les changements
d'instinct et de conformation ne sont pas nécessairement simultanés. –
Difficultés de la théorie de la sélection naturelle appliquée aux instincts. –
Insectes neutres ou stériles. – Résumé.
Beaucoup d'instincts sont si étonnants que leur développement paraîtra
sans doute au lecteur une difficulté suffisante pour renverser toute ma
théorie. Je commence par constater que je n'ai pas plus l'intention de
rechercher l'origine des facultés mentales que celles de la vie. Nous
n'avons, en effet, à nous occuper que des diversités de l'instinct et des
autres facultés mentales chez les animaux de la même classe.
Je n'essayerai pas de définir l'instinct. Il serait aisé de démontrer qu'on
comprend ordinairement sous ce terme plusieurs actes intellectuels
distincts ; mais chacun sait ce que l'on entend lorsque l'on dit que c'est
l'instinct qui pousse le coucou à émigrer et à déposer ses œufs dans les nids
d'autres oiseaux. On regarde ordinairement comme instinctif un acte
accompli par un animal, surtout lorsqu'il est jeune et sans expérience, ou
un acte accompli par beaucoup d'individus, de la même manière, sans
qu'ils sachent en prévoir le but, alors que nous ne pourrions accomplir ce
même acte qu'à l'aide de la réflexion et de la pratique. Mais je pourrais
démontrer qu'aucun de ces caractères de l'instinct n'est universel, et que,
selon l'expression de Pierre Huber, on peut constater fréquemment, même
chez les êtres peu élevés dans l'échelle de la nature, l'intervention d'une
certaine dose de jugement ou de raison.
Frédéric Cuvier, et plusieurs des anciens métaphysiciens, ont comparé
l'instinct à l'habitude, comparaison qui, à mon avis, donne une notion
exacte de l'état mental qui préside à l'exécution d'un acte instinctif, mais
CHAPITRE VIII − INSTINCT. 296
qui n'indique rien quant à son origine. Combien d'actes habituels
n'exécutons−nous pas d'une façon inconsciente, souvent même
contrairement à notre volonté ? La volonté ou la raison peut cependant
modifier ces actes. Les habitudes s'associent facilement avec d'autres, ainsi
qu'avec certaines heures et avec certains états du corps ; une fois acquises,
elles restent souvent constantes toute la vie. On pourrait encore signaler
d'autres ressemblances entre les habitudes et l'instinct. De même que l'on
récite sans y penser une chanson connue, de même une action instinctive
en suit une autre comme par une sorte de rythme ; si l'on interrompt
quelqu'un qui chante ou qui récite quelque chose par cœur, il lui faut
ordinairement revenir en arrière pour reprendre le fil habituel de la pensée.
Pierre Huber a observé le même fait chez une chenille qui construit un
hamac très compliqué ; lorsqu'une chenille a conduit son hamac jusqu'au
sixième étage, et qu'on la place dans un hamac construit seulement
jusqu'au troisième étage, elle achève simplement les quatrième, cinquième
et sixième étages de la construction. Mais si on enlève la chenille à un
hamac achevé jusqu'au troisième étage, par exemple, et qu'on la place dans
un autre achevé jusqu'au sixième, de manière à ce que la plus grande partie
de son travail soit déjà faite, au lieu d'en tirer parti, elle semble
embarrassée, et, pour l'achever, paraît obligée de repartir du troisième
étage où elle en était restée, et elle s'efforce ainsi de compléter un ouvrage
déjà fait.
Si nous supposons qu'un acte habituel devienne héréditaire, – ce qui est
souvent le cas – la ressemblance de ce qui était primitivement une habitude
avec ce qui est actuellement un instinct est telle qu'on ne saurait les
distinguer l'un de l'autre. Si Mozart, au lieu de jouer du clavecin à l'âge de
trois ans avec fort peu de pratique, avait joué un air sans avoir pratiqué du
tout, on aurait pu dire qu'il jouait réellement par instinct. Mais ce serait une
grave erreur de croire que la plupart des instincts ont été acquis par
habitude dans une génération, et transmis ensuite par hérédité aux
générations suivantes. On peut clairement démontrer que les instincts les
plus étonnants que nous connaissions, ceux de l'abeille et ceux de
beaucoup de fourmis, par exemple, ne peuvent pas avoir été acquis par
l'habitude.
Chacun admettra que les instincts sont, en ce qui concerne le bien−être de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VIII − INSTINCT. 297
chaque espèce dans ses conditions actuelles d'existence, aussi importants
que la conformation physique. Or, il est tout au moins possible que, dans
des milieux différents, de légères modifications de l'instinct puissent être
avantageuses à une espèce. Il en résulte que, si l'on peut démontrer que les
instincts varient si peu que ce soit, il n'y a aucune difficulté à admettre que
la sélection naturelle puisse conserver et accumuler constamment les
variations de l'instinct, aussi longtemps qu'elles sont profitables aux
individus. Telle est, selon moi, l'origine des instincts les plus merveilleux
et les plus compliqués. Il a dû, en être des instincts comme des
modifications physiques du corps, qui, déterminées et augmentées par
l'habitude et l'usage, peuvent s'amoindrir et disparaître par le défaut
d'usage. Quant aux effets de l'habitude, je leur attribue, dans la plupart des
cas, une importance moindre qu'à ceux de la sélection naturelle de ce que
nous pourrions appeler les variations spontanées de l'instinct, –
c'est−à−dire des variations produites par ces mêmes causes inconnues qui
déterminent de légères déviations dans la conformation physique.
La sélection naturelle ne peut produire aucun instinct complexe autrement
que par l'accumulation lente et graduelle de nombreuses variations légères
et cependant avantageuses. Nous devrions donc, comme pour la
conformation physique, trouver dans la nature, non les degrés transitoires
eux−mêmes qui ont abouti à l'instinct complexe actuel – degrés qui ne
pourraient se rencontrer que chez les ancêtres directs de chaque espèce –
mais quelques vestiges de ces états transitoires dans les lignes collatérales
de descendance ; tout au moins devrions−nous pouvoir démontrer la
possibilité de transitions de cette sorte ; or, c'est en effet ce que nous
pouvons faire. C'est seulement, il ne faut pas l'oublier, en Europe et dans
l'Amérique du Nord que les instincts des animaux ont été quelque peu
observés ; nous n'avons, en outre, aucun renseignement sur les instincts des
espèces éteintes ; j'ai donc été très étonné de voir que nous puissions si
fréquemment encore découvrir des transitions entre les instincts les plus
simples et les plus compliqués. Les instincts peuvent se trouver modifiés
par le fait qu'une même espèce a des instincts divers à diverses périodes de
son existence, pendant différentes saisons, ou selon les conditions où elle
se trouve placée, etc. ; en pareil cas, la sélection naturelle peut conserver
l'un ou l'autre de ces instincts. On rencontre, en effet, dans la nature, des
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VIII − INSTINCT. 298
exemples de diversité d'instincts chez une même espèce.
En outre, de même que pour la conformation physique, et d'après ma
théorie, l'instinct propre à chaque espèce est utile à cette espèce, et n'a
jamais, autant que nous en pouvons juger, été donné à une espèce pour
l'avantage exclusif d'autres espèces. Parmi les exemples que je connais
d'un animal exécutant un acte dans le seul but apparent que cet acte profite
à un autre animal, un des plus singuliers est celui des pucerons, qui cèdent
volontairement aux fourmis la liqueur sucrée qu'ils excrètent. C'est Huber
qui a observé le premier cette particularité, et les faits suivants prouvent
que cet abandon est bien volontaire. Après avoir enlevé toutes les fourmis
qui entouraient une douzaine de pucerons placés sur un plant de Rumex,
j'empêchai pendant plusieurs heures l'accès de nouvelles fourmis. Au bout
de ce temps, convaincu que les pucerons devaient avoir besoin d'excréter,
je les examinai à la loupe, puis je cherchai avec un cheveu à les caresser et
à les irriter comme le font les fourmis avec leurs antennes, sans qu'aucun
d'eux excrétât quoi que ce soit. Je laissai alors arriver une fourmi, qui, à la
précipitation de ses mouvements, semblait consciente d'avoir fait une
précieuse trouvaille ; elle se mit aussitôt à palper successivement avec ses
antennes l'abdomen des différents pucerons ; chacun de ceux−ci, à ce
contact, soulevait immédiatement son abdomen et excrétait une goutte
limpide de liqueur sucrée que la fourmi absorbait avec avidité. Les
pucerons les plus jeunes se comportaient de la même manière ; l'acte était
donc instinctif, et non le résultat de l'expérience. Les pucerons, d'après les
observations de Huber, ne manifestent certainement aucune antipathie pour
les fourmis, et, si celles−ci font défaut, ils finissent par émettre leur
sécrétion sans leur concours. Mais, ce liquide étant très visqueux, il est
probable qu'il est avantageux pour les pucerons d'en être débarrassés, et
que, par conséquent, ils n'excrètent pas pour le seul avantage des fourmis.
Bien que nous n'ayons aucune preuve qu'un animal exécute un acte quel
qu'il soit pour le bien particulier d'un autre animal, chacun cependant
s'efforce de profiter des instincts d'autrui, de même que chacun essaye de
profiter de la plus faible conformation physique des autres espèces. De
même encore, on ne peut pas considérer certains instincts comme
absolument parfaits ; mais, de plus grands détails sur ce point et sur
d'autres points analogues n'étant pas indispensables, nous ne nous en
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VIII − INSTINCT. 299
occuperons pas ici.
Un certain degré de variation dans les instincts à l'état de nature, et leur
transmission par hérédité, sont indispensables à l'action de la sélection
naturelle ; je devrais donc donner autant d'exemples que possible, mais
l'espace me manque. Je dois me contenter d'affirmer que les instincts
varient certainement ; ainsi, l'instinct migrateur varie quant à sa direction et
à son intensité et peut même se perdre totalement. Les nids d'oiseaux
varient suivant l'emplacement où ils sont construits et suivant la nature et
la température du pays habité, mais le plus souvent pour des causes qui
nous sont complètement inconnues. Audubon a signalé quelques cas très
remarquables de différences entre les nids d'une même espèce habitant le
nord et le sud des États−Unis. Si l'instinct est variable, pourquoi l'abeille
n'a−t−elle pas la faculté d'employer quelque autre matériel de construction
lorsque la cire fait défaut ? Mais quelle autre substance pourrait−elle
employer ? Je me suis assuré qu'elles peuvent façonner et utiliser la cire
durcie avec du vermillon ou ramollie avec de l'axonge. Andrew Knight a
observé que ses abeilles, au lieu de recueillir péniblement du propolis,
utilisaient un ciment de cire et de térébenthine dont il avait recouvert des
arbres dépouillés de leur écorce. On a récemment prouvé que les abeilles,
au lieu de chercher le pollen dans les fleurs, se servent volontiers d'une
substance fort différente, le gruau. La crainte d'un ennemi particulier est
certainement une faculté instinctive, comme on peut le voir chez les jeunes
oiseaux encore dans le nid, bien que l'expérience et la vue de la même
crainte chez d'autres animaux tendent à augmenter cet instinct. J'ai
démontré ailleurs que les divers animaux habitant les îles désertes
n'acquièrent que peu à peu la crainte de l'homme ; nous pouvons observer
ce fait en Angleterre même, où tous les gros oiseaux sont beaucoup plus
sauvages que les petits, parce que les premiers ont toujours été les plus
persécutés. C'est là, certainement, la véritable explication de ce fait ; car,
dans les îles inhabitées, les grands oiseaux ne sont pas plus craintifs que les
petits ; et la pie, qui est si défiante en Angleterre, ne l'est pas en Norvège,
non plus que la corneille mantelée en Égypte.
On pourrait citer de nombreux faits prouvant que les facultés mentales des
animaux de la même espèce varient beaucoup à l'état de nature. On a
également des exemples d'habitudes étranges qui se présentent
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VIII − INSTINCT. 300
occasionnellement chez les animaux sauvages, et qui, si elles étaient
avantageuses à l'espèce, pourraient, grâce à la sélection naturelle, donner
naissance à de nouveaux instincts. Je sens combien ces affirmations
générales, non appuyées par les détails des faits eux−mêmes, doivent faire
peu d'impression sur l'esprit du lecteur ; je dois malheureusement me
contenter de répéter que je n'avance rien dont je ne possède les preuves
absolues.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE VIII − INSTINCT. 301
LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU
D'INSTINCT SE TRANSMETTENT PAR
HÉRÉDITÉ CHEZ LES ANIMAUX
DOMESTIQUES.
L'examen rapide de quelques cas observés chez les animaux domestiques
nous permettra d'établir la possibilité ou même la probabilité de la
transmission par hérédité des variations de l'instinct à l'état de nature. Nous
pourrons apprécier, en même temps, le rôle que l'habitude et la sélection
des variations dites spontanées ont joué dans les modifications qu'ont
éprouvées les aptitudes mentales de nos animaux domestiques. On sait
combien ils varient sous ce rapport. Certains chats, par exemple, attaquent
naturellement les rats, d'autres se jettent sur les souris, et ces caractères
sont héréditaires. Un chat, selon M. Saint−John, rapportait toujours à la
maison du gibier à plumes, un autre des lièvres et des lapins ; un troisième
chassait dans les terrains marécageux et attrapait presque chaque nuit
quelque bécassine. On pourrait citer un grand nombre de cas curieux et
authentiques indiquant diverses nuances de caractère et de goût, ainsi que
des habitudes bizarres, en rapport avec certaines dispositions de temps ou
de lieu, et devenues héréditaires. Mais examinons les différentes races de
chiens. On sait que les jeunes chiens couchants tombent souvent en arrêt et
appuient les autres chiens, la première fois qu'on les mène à la chasse ; j'en
ai moi−même observé un exemple très frappant. La faculté de rapporter le
gibier est aussi héréditaire à un certain degré, ainsi que la tendance chez le
chien de berger à courir autour du troupeau et non à la rencontre des
moutons. Je ne vois point en quoi ces actes, que les jeunes chiens sans
expérience exécutent tous de la même manière, évidemment avec
beaucoup de plaisir et sans en comprendre le but – car le jeune chien
d'arrêt ne peut pas plus savoir qu'il arrête pour aider son maître, que le
papillon blanc ne sait pourquoi il pond ses œufs sur une feuille de chou –
je ne vois point, dis je, en quoi ces actes diffèrent essentiellement des vrais
LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INST... 302
instincts. Si nous voyions un jeune loup, non dressé, s'arrêter et, demeurer
immobile comme une statue, dès qu'il évente sa proie, puis s'avancer
lentement avec une démarche toute particulière ; si nous voyions une autre
espèce de loup se mettre à courir autour d'un troupeau de daims, de
manière à le conduire vers un point déterminé, nous considérerions, sans
aucun doute, ces actes comme instinctifs. Les instincts domestiques,
comme on peut les appeler sont certainement moins stables que les
instincts naturels ; ils ont subi, en effet, l'influence d'une sélection bien
moins rigoureuse, ils ont été transmis pendant une période de bien plus
courte durée, et dans des conditions ambiantes bien moins fixes.
Les croisements entre diverses races de chiens prouvent à quel degré les
instincts, les habitudes ou le caractère acquis en domesticité sont
héréditaires et quel singulier mélange en résulte. Ainsi on sait que le
croisement avec un bouledogue a influencé, pendant plusieurs générations,
le courage et la ténacité du lévrier ; le croisement avec un lévrier
communique à toute une famille de chiens de berger la tendance à chasser
le lièvre. Les instincts domestiques soumis ainsi à l'épreuve du croisement
ressemblent aux instincts naturels, qui se confondent aussi d'une manière
bizarre, et persistent pendant longtemps dans la ligne de descendance ; Le
Roy, par exemple, parle d'un chien qui avait un loup pour bisaïeul ; on ne
remarquait plus chez lui qu'une seule trace de sa sauvage parenté : il ne
venait jamais en ligne droite vers son maître lorsque celui−ci l'appelait.
On a souvent dit que les instincts domestiques n'étaient que des
dispositions devenues héréditaires à la suite d'habitudes imposées et
longtemps soutenues ; mais cela n'est pas exact. Personne n'aurait jamais
songé, et probablement personne n'y serait jamais parvenu, à apprendre à
un pigeon à faire la culbute, acte que j'ai vu exécuter par de jeunes oiseaux
qui n'avaient jamais aperçu un pigeon culbutant. Nous pouvons croire
qu'un individu a été doué d'une tendance à prendre cette étrange habitude
et que, par la sélection continue des meilleurs culbutants dans chaque
génération successive, cette tendance s'est développée pour en arriver au
point où elle en est aujourd'hui. Les culbutants des environs de Glasgow, à
ce que m'apprend M. Brent, en sont arrivés à ne pouvoir s'élever de 18
pouces au−dessus du sol sans faire la culbute. On peut mettre en doute
qu'on eût jamais songé à dresser les chiens à tomber en arrêt, si un de ces
De l'Origine des Espèces
LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INST... 303
animaux n'avait pas montré naturellement une tendance à le faire ; on sait
que cette tendance se présente quelquefois naturellement, et j'ai eu
moi−même occasion de l'observer chez un terrier de race pure. L'acte de
tomber en arrêt n'est probablement qu'une exagération de la courte pause
que fait l'animal qui se ramasse pour s'élancer sur sa proie. La première
tendance à l'arrêt une fois manifestée, la sélection méthodique, jointe aux
effets héréditaires d'un dressage sévère dans chaque génération successive,
a dû rapidement compléter l'œuvre ; la sélection inconsciente concourt
d'ailleurs toujours au résultat, car, sans se préoccuper autrement de
l'amélioration de la race, chacun cherche naturellement à se procurer les
chiens qui chassent le mieux et qui, par conséquent, tombent le mieux en
arrêt. L'habitude peut, d'autre part, avoir suffi dans quelques cas ; il est peu
d'animaux plus difficiles à apprivoiser que les jeunes lapins sauvages ;
aucun animal, au contraire, ne s'apprivoise plus facilement que le jeune
lapin domestique ; or, comme je ne puis supposer que la facilité à
apprivoiser les jeunes lapins domestiques ait jamais fait l'objet d'une
sélection spéciale, il faut bien attribuer la plus grande partie de cette
transformation héréditaire d'un état sauvage excessif à l'extrême opposé, à
l'habitude et à une captivité prolongée.
Les instincts naturels se perdent à l'état domestique. Certaines races de
poules, par exemple, ont perdu l'habitude de couver leurs œufs et refusent
même de le faire. Nous sommes si familiarisés avec nos animaux
domestiques que nous ne voyons pas à quel point leurs facultés mentales se
sont modifiées, et cela d'une manière permanente. On ne peut douter que
l'affection pour l'homme ne soit devenue instinctive chez le chien. Les
loups, les chacals, les renards, et les diverses espèces félines, même
apprivoisées, sont toujours enclins à attaquer les poules, les moutons et les
porcs ; cette tendance est incurable chez les chiens qui ont été importés très
jeunes de pays comme l'Australie et la Terre de Feu, où les sauvages ne
possèdent aucune de ces espèces d'animaux domestiques. D'autre part, il
est bien rare que nous soyons obligés d'apprendre à nos chiens, même tout
jeunes, à ne pas attaquer les moutons, les porcs ou les volailles. Il n'est pas
douteux que cela peut quelquefois leur arriver, mais on les corrige, et s'ils
continuent, on les détruit ; de telle sorte que l'habitude ainsi qu'une certaine
sélection ont concouru à civiliser nos chiens par hérédité. D'autre part,
De l'Origine des Espèces
LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INST... 304
l'habitude a entièrement fait perdre aux petits poulets cette terreur du chien
et du chat qui était sans aucun doute primitivement instinctive chez eux ; le
capitaine Hutton m'apprend, en effet, que les jeunes poulets de la souche
parente, le Gallus bankiva, lors même qu'ils sont couvés dans l'Inde par
une poule domestique, sont d'abord d'une sauvagerie extrême. Il en est de
même des jeunes faisans élevés en Angleterre par une poule domestique.
Ce n'est pas que les poulets aient perdu toute crainte, mais seulement la
crainte des chiens et des chats ; car, si la poule donne le signal du danger,
ils la quittent aussitôt (les jeunes dindonneaux surtout), et vont chercher un
refuge dans les fourrés du voisinage ; circonstance dont le but évident est
de permettre à la mère de s'envoler, comme cela se voit chez beaucoup
d'oiseaux terrestres sauvages. Cet instinct, conservé par les poulets, est
d'ailleurs inutile à l'état domestique, la poule ayant, par défaut d'usage,
perdu presque toute aptitude au vol.
Nous pouvons conclure de là que les animaux réduits en domesticité ont
perdu certains instincts naturels et en ont acquis certains autres, tant par
l'habitude que par la sélection et l'accumulation qu'a faite l'homme pendant
des générations successives, de diverses dispositions spéciales et mentales
qui ont apparu d'abord sous l'influence de causes que, dans notre
ignorance, nous appelons accidentelles. Dans quelques cas, des habitudes
forcées ont seules suffi pour provoquer des modifications mentales
devenues héréditaires ; dans d'autres, ces habitudes ne sont entrées pour
rien dans le résultat, dû alors aux effets de la sélection, tant méthodique
qu'inconsciente ; mais il est probable que, dans la plupart des cas, les deux
causes ont dû agir simultanément.
De l'Origine des Espèces
LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INST... 305
INSTINCTS SPÉCIAUX.
C'est en étudiant quelques cas particuliers que nous arriverons à
comprendre comment, à l'état de nature, la sélection a pu modifier les
instincts. Je n'en signalerai ici que trois : l'instinct qui pousse le coucou à
pondre ses œufs dans les nids d'autres oiseaux, l'instinct qui pousse
certaines fourmis à se procurer des esclaves, et la faculté qu'a l'abeille de
construire ses cellules. Tous les naturalistes s'accordent avec raison pour
regarder ces deux derniers instincts comme les plus merveilleux que l'on
connaisse.
Instinct du coucou – Quelques naturalistes supposent que la cause
immédiate de l'instinct du coucou est que la femelle ne pond ses œufs qu'à
des intervalles de deux ou trois jours ; de sorte que, si elle devait construire
son nid et couver elle−même, ses premiers œufs resteraient quelque temps
abandonnés, ou bien il y aurait dans le nid des œufs et des oiseaux de
différents âges. Dans ce cas, la durée de la ponte et de l'éclosion serait trop
longue, l'oiseau émigrant de bonne heure, et le mâle seul aurait
probablement à pourvoir aux besoins des premiers oiseaux éclos. Mais le
coucou américain se trouve dans ces conditions, car cet oiseau fait
lui−même son nid, et on y rencontre en même temps des petits oiseaux et
des œufs qui ne sont pas éclos. On a tour à tour affirmé et nié le fait que le
coucou américain dépose occasionnellement ses œufs dans les nids d'autres
oiseaux ; mais je tiens du docteur Merrell, de l'Iowa, qu'il a une fois trouvé
dans l'Illinois, dans le nid d'un geai bleu (Garrulus cristatus), un jeune
coucou et un jeune geai ; tous deux avaient déjà assez de plumes pour
qu'on pût les reconnaître facilement et sans crainte de se tromper. Je
pourrais citer aussi plusieurs cas d'oiseaux d'espèces très diverses qui
déposent quelquefois leurs œufs dans les nids d'autres oiseaux. Or,
supposons que l'ancêtre du coucou d'Europe ait eu les habitudes de l'espèce
américaine, et qu'il ait parfois pondu un œuf dans un nid étranger. Si cette
habitude a pu, soit en lui permettant d'émigrer plus tôt, soit pour toute autre
cause, être avantageuse à l'oiseau adulte, ou que l'instinct trompé d'une
INSTINCTS SPÉCIAUX. 306
autre espèce ait assuré au jeune coucou de meilleurs soins et une plus
grande vigueur que s'il eût été élevé par sa propre mère, obligée de
s'occuper à la fois de ses œufs et de petits ayant tous un âge différent, il en
sera résulté un avantage tant pour l'oiseau adulte que pour le jeune.
L'analogie nous conduit à croire que les petits ainsi élevés ont pu hériter de
l'habitude accidentelle et anormale de leur mère, pondre à leur tour leurs
œufs dans d'autres nids, et réussir ainsi à mieux élever leur progéniture. Je
crois que cette habitude longtemps continuée a fini par amener l'instinct
bizarre du coucou. Adolphe Müller a récemment constaté que le coucou
dépose parfois ses œufs sur le sol nu, les couve, et nourrit ses petits ; ce fait
étrange et rare paraît évidemment être un cas de retour à l'instinct primitif
de nidification, depuis longtemps perdu.
On a objecté que je n'avais pas observé chez le coucou d'autres instincts
corrélatifs et d'autres adaptations de structure que l'on regarde comme étant
en coordination nécessaire. N'ayant jusqu'à présent aucun fait pour nous
guider, toute spéculation sur un instinct connu seulement chez une seule
espèce eût été inutile. Les instincts du coucou européen et du coucou
américain non parasite étaient, jusque tout récemment, les seuls connus ;
mais actuellement nous avons, grâce aux observations de M. Ramsay,
quelques détails sur trois espèces australiennes, qui pondent aussi dans les
nids d'autres oiseaux. Trois points principaux sont à considérer dans
l'instinct du coucou : – premièrement, que, à de rares exceptions près, le
coucou ne dépose qu'un seul œuf dans un nid, de manière à ce que le jeune,
gros et vorace, qui doit en sortir, reçoive une nourriture abondante ; –
secondement, que les œufs sont remarquablement petits, à peu près comme
ceux de l'alouette, oiseau moins gros d'un quart que le coucou. Le coucou
américain non parasite pond des œufs ayant une grosseur normale, nous
pouvons donc conclure que ces petites dimensions de l'œuf sont un
véritable cas d'adaptation ; – troisièmement, peu après sa naissance, le
jeune coucou a l'instinct, la force et une conformation du dos qui lui
permettent d'expulser hors du nid ses frères nourriciers, qui périssent de
faim et de froid. On a été jusqu'à soutenir que c'était là une sage et
bienfaisante disposition, qui, tout en assurant une nourriture abondante au
jeune coucou, provoquait la mort de ses frères nourriciers avant qu'ils
eussent acquis trop de sensibilité !
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 307
Passons aux espèces australiennes. Ces oiseaux ne déposent généralement
qu'un œuf dans un même nid, il n'est pas rare cependant d'en trouver deux
et même trois dans un nid. Les œufs du coucou bronzé varient beaucoup en
grosseur ; ils ont de huit à dix lignes de longueur. Or, s'il y avait eu
avantage pour cette espèce à pondre des œufs encore plus petits, soit pour
tromper les parents nourriciers, soit plus probablement pour qu'ils éclosent
plus vite (car on assure qu'il y a un rapport entre la grosseur de l'œuf et la
durée de l'incubation), on peut aisément admettre qu'il aurait pu se former
une race ou espèce dont les œufs auraient été de plus en plus petits, car ces
œufs auraient eu plus de chances de tourner à bien. M. Ramsay a remarqué
que deux coucous australiens, lorsqu'ils pondent dans un nid ouvert,
choisissent de préférence ceux qui contiennent déjà des œufs de la même
couleur que les leurs. Il y a aussi, chez l'espèce européenne, une tendance
vers un instinct semblable, mais elle s'en écarte souvent, car on rencontre
des œufs ternes et grisâtres au milieu des œufs bleu verdâtre brillants de la
fauvette. Si notre coucou avait invariablement fait preuve de l'instinct en
question, on l'aurait certainement ajouté à tous ceux qu'il a dû, prétend−on,
nécessairement acquérir ensemble. La couleur des œufs du coucou bronzé
australien, selon M. Ramsay, varie extraordinairement ; de sorte qu'à cet
égard, comme pour la grosseur, la sélection naturelle aurait certainement
pu choisir et fixer toute variation avantageuse.
Le jeune coucou européen chasse ordinairement du nid, trois jours après sa
naissance, les petits de ses parents nourriciers. Comme il est encore bien
faible à cet âge, M. Gould était autrefois disposé à croire que les parents se
chargeaient eux−mêmes de chasser leurs petits. Mais il a dû changer
d'opinion à ce sujet, car on a observé un jeune coucou, encore aveugle, et
ayant à peine la force de soulever la tête, en train d'expulser du nid ses
frères nourriciers. L'observateur replaça un de ces petits dans le nid et le
coucou le rejeta dehors. Comment cet étrange et odieux instinct a−t−il pu
se produire ? S'il est très important pour le jeune coucou, et c'est
probablement le cas, de recevoir après sa naissance le plus de nourriture
possible, je ne vois pas grande difficulté à admettre que, pendant de
nombreuses générations successives, il ait graduellement acquis le désir
aveugle, la force et la conformation la plus propre pour expulser ses
compagnons ; en effet, les jeunes coucous doués de cette habitude et de
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 308
cette conformation sont plus certains de réussir. Il se peut que le premier
pas vers l'acquisition de cet instinct n'ait été qu'une disposition turbulente
du jeune coucou à un âge un peu plus avancé ; puis, cette habitude s'est
développée et s'est transmise par hérédité à un âge beaucoup plus tendre.
Cela ne me paraît pas plus difficile à admettre que l'instinct qui porte les
jeunes oiseaux encore dans l'œuf à briser la coquille qui les enveloppe, ou
que la production, chez les jeunes serpents, ainsi que l'a remarqué Owen,
d'une dent acérée temporaire, placée à la mâchoire supérieure, qui leur
permet de se frayer un passage au travers de l'enveloppe coriace de l'œuf.
Si chaque partie du corps est susceptible de variations individuelles à tout
âge, et que ces variations tendent à devenir héréditaires à l'âge
correspondant, faits qu'on ne peut contester, les instincts et la conformation
peuvent se modifier lentement, aussi bien chez les petits que chez les
adultes. Ce sont là deux propositions qui sont à la base de la théorie de la
sélection naturelle et qui doivent subsister ou tomber avec elle.
Quelques espèces du genre Molothrus, genre très distinct d'oiseaux
américains, voisins de nos étourneaux, ont des habitudes parasites
semblables à celles du coucou ; ces espèces présentent des gradations
intéressantes dans la perfection de leurs instincts. M. Hudson, excellent
observateur, a constaté que les Molothrus badius des deux sexes vivent
quelquefois en bandes dans la promiscuité la plus, absolue, ou qu'ils
s'accouplent quelquefois. Tantôt ils se construisent un nid particulier,
tantôt ils s'emparent de celui d'un autre oiseau, en jetant dehors la couvée
qu'il contient, et y pondent leurs œufs, ou construisent bizarrement à son
sommet un nid à leur usage. Ils couvent ordinairement leurs œufs et
élèvent leurs jeunes ; mais M. Hudson dit qu'à l'occasion ils sont
probablement parasites, car il a observé des jeunes de cette espèce
accompagnant des oiseaux adultes d'une autre espèce et criant pour que
ceux−ci leur donnent des aliments. Les habitudes parasites d'une autre
espèce de Molothrus, le Molothrus bonariensis sont beaucoup plus
développées, sans être cependant parfaites. Celui−ci, autant qu'on peut les
avoir, pond invariablement dans des nids étrangers. Fait curieux, plusieurs
se réunissent quelquefois pour commencer la construction d'un nid
irrégulier et mal conditionné, placé dans des situations singulièrement mal
choisies, sur les feuilles d'un grand chardon par exemple. Toutefois, autant
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 309
que M. Hudson a pu s'en assurer, ils n'achèvent jamais leur nid. Ils pondent
souvent un si grand nombre d'œufs – de quinze à vingt – dans le même nid
étranger, qu'il n'en peut éclore qu'un petit nombre. Ils ont de plus l'habitude
extraordinaire de crever à coups de bec les œufs qu'ils trouvent dans les
nids étrangers sans épargner même ceux de leur propre espèce. Les
femelles déposent aussi sur le sol beaucoup d'œufs, qui se trouvent perdus.
Une troisième espèce, le Molothrus pecoris de l'Amérique du Nord, a
acquis des instincts aussi parfaits que ceux du coucou, en ce qu'il ne pond
pas plus d'un œuf dans un nid étranger, ce qui assure l'élevage certain du
jeune oiseau. M. Hudson, qui est un grand adversaire de l'évolution, a été,
cependant, si frappé de l'imperfection des instincts du Molothrus
bonariensis, qu'il se demande, en citant mes paroles : « Faut−il considérer
ces habitudes, non comme des instincts créés de toutes pièces, dont a été
doué l'animal, mais comme de faibles conséquences d'une loi générale, à
savoir : la transition ? »
Différents oiseaux, comme nous l'avons déjà fait remarquer, déposent
accidentellement leurs œufs dans les nids d'autres oiseaux. Cette habitude
n'est pas très rare chez les gallinacés et explique l'instinct singulier qui
s'observe chez l'autruche. Plusieurs autruches femelles se réunissent pour
pondre d'abord dans un nid, puis dans un autre, quelques œufs qui sont
ensuite couvés par les mâles. Cet instinct provient peut−être de ce que les
femelles pondent un grand nombre d'œufs, mais, comme le coucou, à deux
ou trois jours d'intervalle. Chez l'autruche américaine toutefois, comme
chez le Molothrus bonariensis, l'instinct, n'est pas encore arrivé à un haut
degré de perfection, car l'autruche disperse ses œufs çà et là en grand
nombre dans la plaine, au point que, pendant une journée de chasse, j'ai
ramassé jusqu'à vingt de ces œufs perdus et gaspillés.
Il y a des abeilles parasites qui pondent régulièrement leurs œufs dans les
nids d'autres abeilles. Ce cas est encore plus remarquable que celui du
coucou ; car, chez ces abeilles, la conformation aussi bien que l'instinct
s'est modifiée pour se mettre en rapport avec les habitudes parasites ; elles
ne possèdent pas, en effet, l'appareil collecteur de pollen qui leur serait
indispensable si elles avaient à récolter et à amasser des aliments pour
leurs petits. Quelques espèces de sphégides (insectes qui ressemblent aux
guêpes) vivent de même en parasites sur d'autres espèces. M. Fabre a
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 310
récemment publié des observations qui nous autorisent à croire que, bien
que le Tachytes nigra creuse ordinairement son propre terrier et l'emplisse
d'insectes paralysés destinés à nourrir ses larves, il devient parasite toutes
les fois qu'il rencontre un terrier déjà creusé et approvisionné par une autre
guêpe et s'en empare. Dans ce cas, comme dans celui du Molothrus et du
coucou, je ne vois aucune difficulté à ce que la sélection naturelle puisse
rendre permanente une habitude accidentelle, si elle est avantageuse pour
l'espèce et s'il n'en résulte pas l'extinction de l'insecte dont on prend
traîtreusement le nid et les provisions.
Instinct esclavagiste des fourmis. – Ce remarquable instinct fut d'abord
découvert chez la Formica (polyergues) rufescens par Pierre Huber,
observateur plus habile peut−être encore que son illustre père. Ces fourmis
dépendent si absolument de leurs esclaves, que, sans leur aide, l'espèce
s'éteindrait certainement dans l'espace d'une seule année. Les mâles et les
femelles fécondes ne travaillent pas ; les ouvrières ou femelles stériles, très
énergiques et très courageuses quand il s'agit de capturer des esclaves, ne
font aucun autre ouvrage. Elles sont incapables de construire leurs nids ou
de nourrir leurs larves. Lorsque le vieux nid se trouve insuffisant et que les
fourmis doivent le quitter, ce sont les esclaves qui décident l'émigration ;
elles transportent même leurs maîtres entre leurs mandibules. Ces derniers
sont complètement impuissants ; Huber en enferma une trentaine sans
esclaves, mais abondamment pourvus de leurs aliments de prédilection,
outre des larves et des nymphes pour les stimuler au travail ; ils restèrent
inactifs, et, ne pouvant même pas se nourrir eux−mêmes, la plupart
périrent de faim. Huber introduisit alors au milieu d'eux une seule esclave
(Formica fusca), qui se mit aussitôt à l'ouvrage, sauva les survivants en
leur donnant des aliments, construisit quelques cellules, prit soin des
larves, et mit tout en ordre. Peut−on concevoir quelque chose de plus
extraordinaire que ces faits bien constatés ? Si nous ne connaissions
aucune autre espèce de fourmi douée d'instincts esclavagistes, il serait
inutile de spéculer sur l'origine et le perfectionnement d'un instinct aussi
merveilleux.
Pierre Huber fut encore le premier à observer qu'une autre espèce, la
Formica sanguinea, se procure aussi des esclaves. Cette espèce, qui se
rencontre dans les parties méridionales de l'Angleterre, a fait l'objet des
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 311
études de M. F. Smith, du British Museum, auquel je dois de nombreux
renseignements sur ce sujet et sur quelques autres. Plein de confiance dans
les affirmations de Huber et de M. Smith, je n'abordai toutefois l'étude de
cette question qu'avec des dispositions sceptiques bien excusables,
puisqu'il s'agissait de vérifier la réalité d'un instinct aussi extraordinaire.
J'entrerai donc dans quelques détails sur les observations que j'ai pu faire à
cet égard. J'ai ouvert quatorze fourmilières de Formica sanguinea dans
lesquelles j'ai toujours trouvé quelques esclaves appartenant à l'espèce
Formica fusca. Les mâles et les femelles fécondes de cette dernière espèce
ne se trouvent que dans leurs propres fourmilières, mais jamais dans celles
de la Formica sanguinea. Les esclaves sont noires et moitié plus petites que
leurs maîtres, qui sont rouges ; le contraste est donc frappant. Lorsqu'on
dérange légèrement le nid, les esclaves sortent ordinairement et
témoignent, ainsi que leurs maîtres, d'une vive agitation pour défendre la
cité ; si la perturbation est très grande et que les larves et les nymphes
soient exposées, les esclaves se mettent énergiquement à l'œuvre et aident
leurs maîtres à les emporter et à les mettre en sûreté ; il est donc évident
que les fourmis esclaves se sentent tout à fait chez elles. Pendant trois
années successives, en juin et en juillet, j'ai observé, pendant des heures
entières, plusieurs fourmilières dans les comtés de Surrey et de Sussex, et
je n'ai jamais vu une seule fourmi esclave y entrer ou en sortir. Comme, à
cette époque, les esclaves sont très peu nombreuses, je pensai qu'il pouvait
en être autrement lorsqu'elles sont plus abondantes ; mais M. Smith, qui a
observé ces fourmilières à différentes heures pendant les mois de mai, juin
et août, dans les comtés de Surrey et de Hampshire, m'affirme que, même
en août, alors que le nombre des esclaves est très considérable, il n'en a
jamais vu une seule entrer ou sortir du nid. Il les considère donc comme
des esclaves rigoureusement domestiques. D'autre part, on voit les maîtres
apporter constamment à la fourmilière des matériaux de construction, et
des provisions de toute espèce. En 1860, au mois de juillet, je découvris
cependant une communauté possédant un nombre inusité d'esclaves, et j'en
remarquai quelques−unes qui quittaient le nid en compagnie de leurs
maîtres pour se diriger avec eux vers un grand pin écossais, éloigné de 25
mètres environ, dont ils firent tous l'ascension, probablement en quête de
pucerons ou de coccus. D'après Huber, qui a eu de nombreuses occasions
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 312
de les observer en Suisse, les esclaves travaillent habituellement avec les
maîtres à la construction de la fourmilière, mais ce sont elles qui, le matin,
ouvrent les portes et qui les ferment le soir ; il affirme que leur principale
fonction est de chercher des pucerons. Cette différence dans les habitudes
ordinaires des maîtres et des esclaves dans les deux pays, provient
probablement de ce qu'en Suisse les esclaves sont capturées en plus grand
nombre qu'en Angleterre.
J'eus un jour la bonne fortune d'assister à une migration de la Formica
sanguinea d'un nid dans un autre ; c'était un spectacle des plus intéressants
que de voir les fourmis maîtresses porter avec le plus grand soin leurs
esclaves entre leurs mandibules, au lieu de se faire porter par elles comme
dans le cas de la Formica rufescens. Un autre jour, la présence dans le
même endroit d'une vingtaine de fourmis esclavagistes qui n'étaient
évidemment pas en quête d'aliments attira mon attention. Elles
s'approchèrent d'une colonie indépendante de l'espèce qui fournit les
esclaves, Formica fusca, et furent vigoureusement repoussées par ces
dernières, qui se cramponnaient quelquefois jusqu'à trois aux pattes des
assaillants. Les Formica sanguinea tuaient sans pitié leurs petits
adversaires et emportaient leurs cadavres dans leur nid, qui se trouvait à
une trentaine de mètres de distance ; mais elles ne purent pas s'emparer de
nymphes pour en faire des esclaves. Je déterrai alors, dans une autre
fourmilière, quelques nymphes de la Formica fusca, que je plaçai sur le sol
près du lieu du combat ; elles furent aussitôt saisies et enlevées par les
assaillants, qui se figurèrent probablement avoir remporté la victoire dans
le dernier engagement.
Je plaçai en même temps, sur le même point, quelques nymphes d'une
autre espèce, la Formica flava, avec quelques parcelles de leur nid,
auxquelles étaient restées attachées quelques−unes de ces petites fourmis
jaunes qui sont quelquefois, bien que rarement, d'après M. Smith, réduites
en esclavage. Quoique fort petite, cette espèce est très courageuse, et je l'ai
vue attaquer d'autres fourmis avec une grande bravoure. Ayant une fois, à
ma grande surprise, trouvé une colonie indépendante de Formica flava, à
l'abri d'une pierre placée sous une fourmilière de Formica sanguinea,
espèce esclavagiste, je dérangeai accidentellement les deux nids ; les deux
espèces se trouvèrent en présence et je vis les petites fourmis se précipiter
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 313
avec un courage étonnant sur leurs grosses voisines. Or, j'étais curieux de
savoir si les Formica sanguinea distingueraient les nymphes de la Formica
fusca, qui est l'espèce dont elles font habituellement leurs esclaves, de
celles de la petite et féroce Formica flava, qu'elles ne prennent que
rarement ; je pus constater qu'elles les reconnurent immédiatement. Nous
avons vu, en effet, qu'elles s'étaient précipitées sur les nymphes de la
Formica fusca pour les enlever aussitôt, tandis qu'elles parurent terrifiées
en rencontrant les nymphes et même la terre provenant du nid de la
Formica flava, et s'empressèrent de se sauver. Cependant, au bout d'un
quart d'heure, quand les petites fourmis jaunes eurent toutes disparu, les
autres reprirent courage et revinrent chercher les nymphes.
Un soir que j'examinais une autre colonie de Formica sanguinea, je vis un
grand nombre d'individus de cette espèce qui regagnaient leur nid, portant
des cadavres de Formica fusca (preuve que ce n'était pas une migration) et
une quantité de nymphes. J'observai une longue file de fourmis chargées de
butin, aboutissant à 40 mètres en arrière à une grosse touffe de bruyères
d'où je vis sortir une dernière Formica sanguinea, portant une nymphe. Je
ne pus pas retrouver, sous l'épaisse bruyère, le nid dévasté ; il devait
cependant être tout près, car je vis deux ou trois Formica fusca
extrêmement agitées, une surtout qui, penchée immobile sur un brin de
bruyère, tenant entre ses mandibules une nymphe de son espèce, semblait
l'image du désespoir gémissant sur son domicile ravagé.
Tels sont les faits, qui, du reste, n'exigeaient aucune confirmation de ma
part, sur ce remarquable instinct qu'ont les fourmis de réduire leurs
congénères en esclavage. Le contraste entre les habitudes instinctives de la
Formica sanguinea et celles de la Formica rufescens du continent est à
remarquer. Cette dernière ne bâtit pas son nid, ne décide même pas ses
migrations, ne cherche ses aliments ni pour elle, ni pour ses petits, et ne
peut pas même se nourrir ; elle est absolument sous la dépendance de ses
nombreux esclaves. La Formica sanguinea, d'autre part, a beaucoup moins
d'esclaves, et, au commencement de l'été, elle en a fort peu ; ce sont les
maîtres qui décident du moment et du lieu où un nouveau nid devra être
construit, et, lorsqu'ils émigrent, ce sont eux qui portent les esclaves. Tant
en Suisse qu'en Angleterre, les esclaves paraissent exclusivement chargées
de l'entretien des larves ; les maîtres seuls entreprennent les expéditions
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 314
pour se procurer des esclaves. En Suisse, esclaves et maîtres travaillent
ensemble, tant pour se procurer les matériaux du nid que pour l'édifier ; les
uns et les autres, mais surtout les esclaves, vont à la recherche des
pucerons pour les traire, si l'on peut employer cette expression, et tous
recueillent ainsi les aliments nécessaires à la communauté. En Angleterre,
les maîtres seuls quittent le nid pour se procurer les matériaux de
construction et les aliments indispensables à eux, à leurs esclaves et à leurs
larves ; les services que leur rendent leurs esclaves sont donc moins
importants dans ce pays qu'ils ne le sont en Suisse.
Je ne prétends point faire de conjectures sur l'origine de cet instinct de la
Formica sanguinea. Mais, ainsi que je l'ai observé, les fourmis non
esclavagistes emportent quelquefois dans leur nid des nymphes d'autres
espèces disséminées dans le voisinage, et il est possible que ces nymphes,
emmagasinées dans le principe pour servir d'aliments, aient pu se
développer ; il est possible aussi que ces fourmis étrangères élevées sans
intention, obéissant à leurs instincts, aient rempli les fonctions dont elles
étaient capables. Si leur présence s'est trouvée être utile à l'espèce qui les
avait capturées – s'il est devenu plus avantageux pour celle−ci de se
procurer des ouvrières au dehors plutôt que de les procréer – la sélection
naturelle a pu développer l'habitude de recueillir des nymphes
primitivement destinées à servir de nourriture, et l'avoir rendue permanente
dans le but bien différent d'en faire des esclaves. Un tel instinct une fois
acquis, fût−ce même à un degré bien moins prononcé qu'il ne l'est chez la
Formica sanguinea en Angleterre – à laquelle, comme nous l'avons vu, les
esclaves rendent beaucoup moins de services qu'ils n'en rendent à la même
espèce en Suisse – la sélection naturelle a pu accroître et modifier cet
instinct, à condition, toutefois, que chaque modification ait été avantageuse
à l'espèce, et produire enfin une fourmi aussi complètement placée sous la
dépendance de ses esclaves que l'est la Formica rufescens.
Instinct de la construction des cellules chez l'abeille. – Je n'ai pas
l'intention d'entrer ici dans des détails très circonstanciés, je me contenterai
de résumer les conclusions auxquelles j'ai été conduit sur ce sujet. Qui peut
examiner cette délicate construction du rayon de cire, si parfaitement
adapté à son but, sans éprouver un sentiment d'admiration enthousiaste ?
Les mathématiciens nous apprennent que les abeilles ont pratiquement
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 315
résolu un problème des plus abstraits, celui de donner à leurs cellules, en
se servant d'une quantité minima de leur précieux élément de construction,
la cire, précisément la forme capable de contenir le plus grand volume de
miel. Un habile ouvrier, pourvu d'outils spéciaux, aurait beaucoup de peine
à construire des cellules en cire identiques à celles qu'exécutent une foule
d'abeilles travaillant dans une ruche obscure. Qu'on leur accorde tous les
instincts qu'on voudra, il semble incompréhensible que les abeilles puissent
tracer les angles et les plans nécessaires et se rendre compte de l'exactitude
de leur travail. La difficulté n'est cependant pas aussi énorme qu'elle peut
le paraître au premier abord, et l'on peut, je crois, démontrer que ce
magnifique ouvrage est le simple résultat d'un petit nombre d'instincts très
simples.
C'est à M. Waterhouse que je dois d'avoir étudié ce sujet ; il a démontré
que la forme de la cellule est intimement liée à la présence des cellules
contiguës ; on peut, je crois, considérer les idées qui suivent comme une
simple modification de sa théorie. Examinons le grand principe des
transitions graduelles, et voyons si la nature ne nous révèle pas le procédé
qu'elle emploie. À l'extrémité d'une série peu étendue, nous trouvons les
bourdons, qui se servent de leurs vieux cocons pour y déposer leur miel, en
y ajoutant parfois des tubes courts en cire, substance avec laquelle ils
façonnent également quelquefois des cellules séparées, très irrégulièrement
arrondies. À l'autre extrémité de la série, nous avons les cellules de
l'abeille, construites sur deux rangs ; chacune de ces cellules, comme on
sait, a la forme d'un prisme hexagonal avec les bases de ses six côtés taillés
en biseau de manière à s'ajuster sur une pyramide renversée formée par
trois rhombes. Ces rhombes présentent certains angles déterminés et trois
des faces, qui forment la base pyramidale de chaque cellule située sur un
des côtés du rayon de miel, font également partie des bases de trois cellules
contiguës appartenant au côté opposé du rayon. Entre les cellules si
parfaites de l'abeille, et la cellule éminemment simple du bourdon, on
trouve, comme degré intermédiaire, les cellules de la Melipona domestica
du Mexique, qui ont été soigneusement figurées et décrites par Pierre
Huber. La mélipone forme elle−même un degré intermédiaire entre
l'abeille et le bourdon, mais elle est plus rapprochée de ce dernier. Elle
construit un rayon de cire presque régulier, composé de cellules
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 316
cylindriques, dans lesquelles se fait l'incubation des petits, et elle y joint
quelques grandes cellules de cire, destinées à recevoir du miel. Ces
dernières sont presque sphériques, de grandeur à peu près égale et agrégées
en une masse irrégulière. Mais le point essentiel à noter est que ces cellules
sont toujours placées à une distance telle les unes des autres, qu'elles se
seraient entrecoupées mutuellement, si les sphères qu'elles constituent
étaient complètes, ce qui n'a jamais lieu, l'insecte construisant des cloisons
de cire parfaitement droites et planes sur les lignes où les sphères achevées
tendraient à s'entrecouper. Chaque cellule est donc extérieurement
composée d'une portion sphérique et, intérieurement, de deux, trois ou plus
de surfaces planes, suivant que la cellule est elle−même contiguë à deux,
trois ou plusieurs cellules. Lorsqu'une cellule repose sur trois autres, ce
qui, vu l'égalité de leurs dimensions, arrive souvent et même
nécessairement, les trois surfaces planes sont réunies en une pyramide qui,
ainsi que l'a remarqué Huber, semble être une grossière imitation des bases
pyramidales à trois faces de la cellule de l'abeille. Comme dans celle−ci,
les trois surfaces planes de la cellule font donc nécessairement partie de la
construction de trois cellules adjacentes. Il est évident que, par ce mode de
construction, la mélipone économise de la cire, et, ce qui est plus
important, du travail ; car les parois planes qui séparent deux cellules
adjacentes ne sont pas doubles, mais ont la même épaisseur que les
portions sphériques externes, tout en faisant partie de deux cellules à la
fois.
En réfléchissant sur ces faits, je remarquai que si la mélipone avait établi
ses sphères à une distance égale les unes des autres, que si elle les avait
construites d'égale grandeur et ensuite disposées symétriquement sur deux
couches, il en serait résulté une construction probablement aussi parfaite
que le rayon de l'abeille. J'écrivis donc à Cambridge, au professeur Miller,
pour lui soumettre le document suivant, fait d'après ses renseignements, et
qu'il a trouvé rigoureusement exact :
Si l'on décrit un nombre de sphères égales, ayant leur centre placé dans
deux plans parallèles, et que le centre de chacune de ces sphères soit à une
distance égale au rayon X racine carrée de 2 ou rayon X 1, 41421 (ou à une
distance un peu moindre) et à semblable distance des centres des sphères
adjacentes placées dans le plan opposé et parallèle ; si, alors, on fait passer
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 317
des plans d'intersection entre les diverses sphères des deux plans, il en
résultera une double couche de prismes hexagonaux réunis par des bases
pyramidales à trois rhombes, et les rhombes et les côtés des prismes
hexagonaux auront identiquement les mêmes angles que les observations
les plus minutieuses ont donnés pour les cellules des abeilles. Le
professeur Wyman, qui a entrepris de nombreuses et minutieuses
observations à ce sujet, m'informe qu'on a beaucoup exagéré l'exactitude
du travail de l'abeille ; au point, ajoute−t−il, que, quelle que puisse être la
forme type de la cellule, il est bien rare qu'elle soit jamais réalisée.
Nous pouvons donc conclure en toute sécurité que, si les instincts que la
mélipone possède déjà, qui ne sont pas très extraordinaires, étaient
susceptibles de légères modifications, cet insecte pourrait construire des
cellules aussi parfaites que celles de l'abeille. Il suffit de supposer que la
mélipone puisse faire des cellules tout à fait sphériques et de grandeur
égale ; or, cela ne serait pas très étonnant, car elle y arrive presque déjà ;
nous savons, d'ailleurs, qu'un grand nombre d'insectes parviennent à forer
dans le bois des trous parfaitement cylindriques, ce qu'ils font
probablement en tournant autour d'un point fixe. Il faudrait, il est vrai,
supposer encore qu'elle disposât ses cellules dans des plans parallèles,
comme elle le fait déjà pour ses cellules cylindriques, et, en outre, c'est là
le plus difficile, qu'elle pût estimer exactement la distance à laquelle elle
doit se tenir de ses compagnes lorsqu'elles travaillent plusieurs ensemble à
construire leurs sphères ; mais, sur ce point encore, la mélipone est déjà à
même d'apprécier la distance dans une certaine mesure, puisqu'elle décrit
toujours ses sphères de manière à ce qu'elles coupent jusqu'à un certain
point les sphères voisines, et qu'elle réunit ensuite les points d'intersection
par des cloisons parfaitement planes. Grâce à de semblables modifications
d'instincts, qui n'ont en eux−mêmes rien de plus étonnant que celui qui
guide l'oiseau dans la construction de son nid, la sélection naturelle a, selon
moi, produit chez l'abeille d'inimitables facultés architecturales.
Cette théorie, d'ailleurs, peut être soumise au contrôle de l'expérience.
Suivant en cela l'exemple de M. Tegetmeier, j'ai séparé deux rayons en
plaçant entre eux une longue et épaisse bande rectangulaire de cire, dans
laquelle les abeilles commencèrent aussitôt à creuser de petites excavations
circulaires, qu'elles approfondirent et élargirent de plus en plus jusqu'à ce
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 318
qu'elles eussent pris la forme de petits bassins ayant le diamètre ordinaire
des cellules et présentant à l'œil un parfait segment sphérique. J'observai
avec un vif intérêt que, partout où plusieurs abeilles avaient commencé à
creuser ces excavations près les unes des autres, elles s'étaient placées à la
distance voulue pour que, les bassins ayant acquis le diamètre utile,
c'est−à−dire celui d'une cellule ordinaire, et en profondeur le sixième du
diamètre de la sphère dont ils formaient un segment, leurs bords se
rencontrassent. Dès que le travail en était arrivé à ce point, les abeilles
cessaient de creuser, et commençaient à élever, sur les lignes d'intersection
séparant les excavations, des cloisons de cire parfaitement planes, de sorte
que chaque prisme hexagonal s'élevait sur le bord ondulé d'un bassin
aplani, au lieu d'être construit sur les arêtes droites des faces d'une
pyramide trièdre comme dans les cellules ordinaires.
J'introduisis alors dans la ruche, au lieu d'une bande de cire rectangulaire et
épaisse, une lame étroite et mince de la même substance colorée avec du
vermillon. Les abeilles commencèrent comme auparavant à excaver
immédiatement des petits bassins rapprochés les uns des autres ; mais, la
lame de cire étant fort mince, si les cavités avaient été creusées à la même
profondeur que dans l'expérience précédente, elles se seraient confondues
en une seule et la plaque de cire aurait été perforée de part en part. Les
abeilles, pour éviter cet accident, arrêtèrent à temps leur travail
d'excavation ; de sorte que, dès que les cavités furent un peu indiquées, le
fond consistait en une surface plane formée d'une couche mince de cire
colorée et ces bases planes étaient, autant que l'on pourrait en juger,
exactement placées dans le plan fictif d'intersection imaginaire passant
entre les cavités situées du côté opposé de la plaque de cire. En quelques
endroits, des fragments plus ou moins considérables de rhombes avaient
été laissés entre les cavités opposées ; mais le travail, vu l'état artificiel des
conditions, n'avait pas été bien exécuté. Les abeilles avaient dû travailler
toutes à peu près avec la même vitesse, pour avoir rongé circulairement les
cavités des deux côtés de la lame de cire colorée, et pour avoir ainsi réussi
à conserver des cloisons planes entre les excavations en arrêtant leur travail
aux plans d'intersection.
La cire mince étant très flexible, je ne vois aucune difficulté à ce que les
abeilles, travaillant des deux côtés d'une lame, s'aperçoivent aisément du
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 319
moment où elles ont amené la paroi au degré d'épaisseur voulu, et arrêtent
à temps leur travail. Dans les rayons ordinaires, il m'a semblé que les
abeilles ne réussissent pas toujours à travailler avec la même vitesse des
deux côtés ; car j'ai observé, à la base d'une cellule nouvellement
commencée, des rhombes à moitié achevés qui étaient légèrement
concaves d'un côté et convexes de l'autre, ce qui provenait, je suppose, de
ce que les abeilles avaient travaillé plus vite dans le premier cas que dans
le second. Dans une circonstance entre autres, je replaçai les rayons dans la
ruche, pour laisser les abeilles travailler pendant quelque temps, puis,
ayant examiné de nouveau la cellule, je trouvai que la cloison irrégulière
avait été achevée et était devenue parfaitement plane ; il était absolument
impossible, tant elle était mince, que les abeilles aient pu l'aplanir en
rongeant le côté convexe, et je suppose que, dans des cas semblables, les
abeilles placées à l'opposé poussent et font céder la cire ramollie par la
chaleur jusqu'à ce qu'elle se trouve à sa vraie place, et, en ce faisant,
l'aplanissent tout à fait. J'ai fait quelques essais qui me prouvent que l'on
obtient facilement ce résultat.
L'expérience précédente faite avec de la cire colorée prouve que, si les
abeilles construisaient elles−mêmes une mince muraille de cire, elles
pourraient donner à leurs cellules la forme convenable en se tenant à la
distance voulue les unes des autres, en creusant avec la même vitesse, et en
cherchant à faire des cavités sphériques égales, sans jamais permettre aux
sphères de communiquer les unes avec les autres. Or, ainsi qu'on peut s'en
assurer, en examinant le bord d'un rayon en voie de construction, les
abeilles établissent réellement autour du rayon un mur grossier qu'elles
rongent des deux côtés opposés en travaillant toujours circulairement à
mesure qu'elles creusent chaque cellule. Elles ne font jamais à la fois la
base pyramidale à trois faces de la cellule, mais seulement celui ou ceux de
ces rhombes qui occupent l'extrême bord du rayon croissant, et elles ne
complètent les bords supérieurs des rhombes que lorsque les parois
hexagonales sont commencées. Quelques−unes de ces assertions diffèrent
des observations faites par le célèbre Huber, mais je suis certain de leur
exactitude, et, si la place me le permettait, je pourrais démontrer qu'elles
n'ont rien de contradictoire avec ma théorie.
L'assertion de Huber, que la première cellule est creusée dans une petite
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 320
muraille de cire à faces parallèles, n'est pas très exacte ; autant toutefois
que j'ai pu le voir, le point de départ est toujours un petit capuchon de cire ;
mais je n'entrerai pas ici dans tous ces détails. Nous voyons quel rôle
important joue l'excavation dans la construction des cellules, mais ce serait
une erreur de supposer que les abeilles ne peuvent pas élever une muraille
de cire dans la situation voulue, c'est−à−dire sur le plan d'intersection entre
deux sphères contiguës. Je possède plusieurs échantillons qui prouvent
clairement que ce travail leur est familier. Même dans la muraille ou le
rebord grossier de cire qui entoure le rayon en voie de construction, on
remarque quelquefois des courbures correspondant par leur position aux
faces rhomboïdales qui constituent les bases des cellules futures. Mais,
dans tous les cas, la muraille grossière de cire doit, pour être achevée, être
considérablement rongée des deux côtés. Le mode de construction
employé par les abeilles est curieux ; elles font toujours leur première
muraille de cire dix à vingt fois plus épaisse que ne le sera la paroi
excessivement mince de la cellule définitive. Les abeilles travaillent
comme le feraient des maçons qui, après avoir amoncelé sur un point une
certaine masse de ciment, la tailleraient ensuite également des deux côtés,
pour ne laisser au milieu qu'une paroi mince sur laquelle ils empileraient à
mesure, soit le ciment enlevé sur les côtés, soit du ciment nouveau. Nous
aurions ainsi un mur mince s'élevant peu à peu, mais toujours surmonté par
un fort couronnement qui, recouvrant partout les cellules à quelque degré
d'avancement qu'elles soient parvenues, permet aux abeilles de s'y
cramponner et d'y ramper sans endommager les parois si délicates des
cellules hexagonales. Ces parois varient beaucoup d'épaisseur, ainsi que le
professeur Miller l'a vérifié à ma demande. Cette épaisseur, d'après une
moyenne de douze observations faites près du bord du rayon, est de 1/353
de pouce anglais [1/353 de pouce anglais = 0mm, 07] ; tandis que les faces
rhomboïdales de la base des cellules sont plus épaisses dans le rapport
approximatif de 3 à 2 ; leur épaisseur s'étant trouvée, d'après la moyenne
de vingt et une observations, égale à 1/229 de pouce anglais [1/229 de
pouce anglais = 0mm, 11]. Par suite du mode singulier de construction que
nous venons de décrire, la solidité du rayon va constamment en
augmentant, tout en réalisant la plus grande économie possible de cire. La
circonstance qu'une foule d'abeilles travaillent ensemble paraît d'abord
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 321
ajouter à la difficulté de comprendre le mode de construction des cellules ;
chaque abeille, après avoir travaillé un moment à une cellule, passe à une
autre, de sorte que, comme Huber l'a constaté, une vingtaine d'individus
participent, dès le début, à la construction de la première cellule. J'ai pu
rendre le fait évident en couvrant les bords des parois hexagonales d'une
cellule, ou le bord extrême de la circonférence d'un rayon en voie de
construction, d'une mince couche de cire colorée avec du vermillon. J'ai
invariablement reconnu ensuite que la couleur avait été aussi délicatement
répandue par les abeilles qu'elle aurait pu l'être au moyen d'un pinceau ; en
effet, des parcelles de cire colorée enlevées du point où elles avaient été
placées, avaient été portées tout autour sur les bords croissants des cellules
voisines. La construction d'un rayon semble donc être la résultante du
travail de plusieurs abeilles se tenant toutes instinctivement à une même
distance relative les unes des autres, toutes décrivant des sphères égales, et
établissant les points d'intersection entre ces sphères, soit en les élevant
directement, soit en les ménageant lorsqu'elles creusent. Dans certains cas
difficiles, tels que la rencontre sous un certain angle de deux portions de
rayon, rien n'est plus curieux que d'observer combien de fois les abeilles
démolissent et reconstruisent une même cellule de différentes manières,
revenant quelquefois à une forme qu'elles avaient d'abord rejetée. Lorsque
les abeilles peuvent travailler dans un emplacement qui leur permet de
prendre la position la plus commode – par exemple une lame de bois
placée sous le milieu d'un rayon s'accroissant par le bas, de manière à ce
que le rayon doive être établi sur une face de la lame – les abeilles peuvent
alors poser les bases de la muraille d'un nouvel hexagone à sa véritable
place, faisant saillie au−delà des cellules déjà construites et achevées. Il
suffit que les abeilles puissent se placer à la distance voulue entre elles et
entre les parois des dernières cellules faites. Elles élèvent alors une paroi
de cire intermédiaire sur l'intersection de deux sphères contiguës
imaginaires ; mais, d'après ce que j'ai pu voir, elles ne finissent pas les
angles d'une cellule en les rongeant, avant que celle−ci et les cellules qui
l'avoisinent soient déjà très avancées. Cette aptitude qu'ont les abeilles
d'élever dans certains cas, une muraille grossière entre deux cellules
commencées, est importante en ce qu'elle se rattache à un fait qui paraît
d'abord renverser la théorie précédente, à savoir, que les cellules du bord
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 322
externe des rayons de la guêpe sont quelquefois rigoureusement
hexagonales, mais le manque d'espace m'empêche de développer ici ce
sujet. Il ne me semble pas qu'il y ait grande difficulté à ce qu'un insecte
isolé, comme l'est la femelle de la guêpe, puisse façonner des cellules
hexagonales en travaillant alternativement à l'intérieur et à l'extérieur de
deux ou trois cellules commencées en même temps, en se tenant toujours à
la distance relative convenable des parties des cellules déjà commencées,
et en décrivant des sphères ou des cylindres imaginaires entre lesquels elle
élève des parois intermédiaires. La sélection naturelle n'agissant que par
l'accumulation de légères modifications de conformation ou d'instinct,
toutes avantageuses à l'individu par rapport à ses conditions d'existence, on
peut se demander avec quelque raison comment de nombreuses
modifications successives et graduelles de l'instinct constructeur, tendant
toutes vers le plan de construction parfait que nous connaissons
aujourd'hui, ont pu être profitables à l'abeille ? La réponse me paraît
facile : les cellules construites comme celles de la guêpe et de l'abeille
gagnent en solidité, tout en économisant la place, le travail et les matériaux
nécessaires à leur construction. En ce qui concerne la formation de la cire,
on sait que les abeilles ont souvent de la peine à se procurer suffisamment
de nectar, M. Tegetmeier m'apprend qu'il est expérimentalement prouvé
que, pour produire 1 livre de cire, une ruche doit consommer de 12 à 15
litres de sucre ; il faut donc, pour produire la quantité de cire nécessaire à
la construction de leurs rayons, que les abeilles récoltent et consomment
une énorme masse du nectar liquide des fleurs. De plus, un grand nombre
d'abeilles demeurent oisives plusieurs jours, pendant que la sécrétion se
fait. Pour nourrir pendant l'hiver une nombreuse communauté, une grande
provision de miel est indispensable, et la prospérité de la ruche dépend
essentiellement de la quantité d'abeilles qu'elle peut entretenir. Une
économie de cire est donc un élément de réussite important pour toute
communauté d'abeilles, puisqu'elle se traduit par une économie de miel et
du temps qu'il faut pour le récolter. Le succès de l'espèce dépend encore,
cela va sans dire, indépendamment de ce qui est relatif à la quantité de
miel en provision, de ses ennemis, de ses parasites et de causes diverses.
Supposons, cependant, que la quantité de miel détermine, comme cela
arrive probablement souvent, l'existence en grand nombre dans un pays
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 323
d'une espèce de bourdon ; supposons encore que, la colonie passant l'hiver,
une provision de miel soit indispensable à sa conservation, il n'est pas
douteux qu'il serait très avantageux pour le bourdon qu'une légère
modification de son instinct le poussât à rapprocher ses petites cellules de
manière à ce qu'elles s'entrecoupent, car alors une seule paroi commune
pouvant servir à deux cellules adjacentes, il réaliserait une économie de
travail et de cire. L'avantage augmenterait toujours si les bourdons,
rapprochant et régularisant davantage leurs cellules, les agrégeaient en une
seule masse, comme la mélipone ; car, alors, une partie plus considérable
de la paroi bornant chaque cellule, servant aux cellules voisines, il y aurait
encore une économie plus considérable de travail et de cire. Pour les
mêmes raisons, il serait utile à la mélipone qu'elle resserrât davantage ses
cellules, et qu'elle leur donnât plus de régularité qu'elles n'en ont
actuellement ; car, alors, les surfaces sphériques disparaissant et étant
remplacées par des surfaces planes, le rayon de la mélipone serait aussi
parfait que celui de l'abeille. La sélection naturelle ne pourrait pas conduire
au−delà de ce degré de perfection architectural, car, autant que nous
pouvons en juger, le rayon de l'abeille est déjà absolument parfait sous le
rapport de l'économie de la cire et du travail. Ainsi, à mon avis, le plus
étonnant de tous les instincts connus, celui de l'abeille, peut s'expliquer par
l'action de la sélection naturelle. La sélection naturelle a mis à profit les
modifications légères, successives et nombreuses qu'ont subies des
instincts d'un ordre plus simple ; elle a ensuite amené graduellement
l'abeille à décrire plus parfaitement et plus régulièrement des sphères
placées sur deux rangs à égales distances, et à creuser et à élever des parois
planes sur les lignes d'intersection. Il va sans dire que les abeilles ne savent
pas plus qu'elles décrivent leurs sphères à une distance déterminée les unes
des autres, qu'elles ne savent ce que c'est que les divers côtés d'un prisme
hexagonal ou les rhombes de sa base. La cause déterminante de l'action de
la sélection naturelle a été la construction de cellules solides, ayant la
forme et la capacité voulues pour contenir les larves, réalisée avec le
minimum de dépense de cire et de travail. L'essaim particulier qui a
construit les cellules les plus parfaites avec le moindre travail et la moindre
dépense de miel transformé en cire a le mieux réussi, et a transmis ses
instincts économiques nouvellement acquis à des essaims successifs qui, à
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 324
leur tour aussi, ont eu plus de chances en leur faveur dans la lutte pour
l'existence.
De l'Origine des Espèces
INSTINCTS SPÉCIAUX. 325
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE
LA THÉORIE DE LA SÉLECTION
NATURELLE AUX INSTINCTS : INSECTES
NEUTRES ET STÉRILES.
On a fait, contre les hypothèses précédentes sur l'origine des instincts,
l'objection que « les variations de conformation et d'instinct doivent avoir
été simultanées et rigoureusement adaptées les unes aux autres, car toute
modification dans l'une, sans un changement correspondant immédiat dans
l'autre, aurait été fatale. » La valeur de cette objection repose entièrement
sur la supposition que les changements, soit de la conformation, soit de
l'instinct, se produisent subitement. Prenons pour exemple le cas de la
grande mésange (Parus major), auquel nous avons fait allusion dans un
chapitre précédent ; cet oiseau, perché sur une branche, tient souvent entre
ses pattes les graines de l'if qu'il frappe avec son bec jusqu'à ce qu'il ait mis
l'amande à nu. Or, ne peut−on concevoir que la sélection naturelle ait
conservé toutes les légères variations individuelles survenues dans la
forme du bec, variations tendant à le mieux adapter à ouvrir les graines,
pour produire enfin un bec aussi bien conformé dans ce but que celui de le
sittelle, et qu'en même temps, par habitude, par nécessité, ou par un
changement spontané de goût, l'oiseau se nourrisse de plus en plus de
graines ? On suppose, dans ce cas, que la sélection naturelle a modifié
lentement la forme du bec, postérieurement à quelques lents changements
dans les habitudes et les goûts, afin de mettre la conformation en harmonie
avec ces derniers. Mais que, par exemple, les pattes de la mésange
viennent à varier et à grossir par suite d'une corrélation avec le bec ou en
vertu de toute autre cause inconnue, il n'est pas improbable que cette
circonstance serait de nature à rendre l'oiseau de plus en plus grimpeur, et
que, cet instinct se développant toujours davantage, il finisse par acquérir
les aptitudes et les instincts remarquables de la sittelle. On suppose, dans
ce cas, une modification graduelle de conformation qui conduit à un
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 326
changement dans les instincts. Pour prendre un autre exemple : il est peu
d'instincts plus remarquables que celui en vertu duquel la salangane de
l'archipel de la Sonde construit entièrement son nid avec de la salive
durcie. Quelques oiseaux construisent leur nid avec de la boue qu'on croit
être délayée avec de la salive, et un martinet de l'Amérique du Nord
construit son nid, ainsi que j'ai pu m'en assurer, avec de petites baguettes
agglutinées avec de la salive et même avec des plaques de salive durcie.
Est−il donc très improbable que la sélection naturelle de certains individus
sécrétant une plus grande quantité de salive ait pu amener la production
d'une espèce dont l'instinct la pousse à négliger d'autres matériaux et à
construire son nid exclusivement avec de la salive durcie ? Il en est de
même dans beaucoup d'autres cas. Nous devons toutefois reconnaître que,
le plus souvent, il nous est impossible de savoir si l'instinct ou la
conformation a varié le premier.
On pourrait, sans aucun doute, opposer à la théorie de la sélection naturelle
un grand nombre d'instincts qu'il est très difficile d'expliquer ; il en est, en
effet, dont nous ne pouvons comprendre l'origine ; pour d'autres, nous ne
connaissons aucun des degrés de transition par lesquels ils ont passé ;
d'autres sont si insignifiants, que c'est à peine si la sélection naturelle a pu
exercer quelque action sur eux ; d'autres, enfin, sont presque identiques
chez des animaux trop éloignés les uns des autres dans l'échelle des êtres
pour qu'on puisse supposer que cette similitude soit l'héritage d'un ancêtre
commun, et il faut par conséquent, les regarder comme acquis
indépendamment en vertu de l'action de la sélection naturelle. Je ne puis
étudier ici tous ces cas divers, je m'en tiendrai à une difficulté toute
spéciale qui, au premier abord, me parut assez insurmontable pour
renverser ma théorie. Je veux parler des neutres ou femelles stériles des
communautés d'insectes. Ces neutres, en effet, ont souvent des instincts et
une conformation tout différents de ceux des mâles et des femelles
fécondes, et, cependant, vu leur stérilité, elles ne peuvent propager leur
race.
Ce sujet mériterait d'être étudié à fond ; toutefois, je n'examinerai ici qu'un
cas spécial : celui des fourmis ouvrières ou fourmis stériles. Comment
expliquer la stérilité de ces ouvrières ? c'est déjà là une difficulté ;
cependant cette difficulté n'est pas plus grande que celle que comportent
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 327
d'autres modifications un peu considérables de conformation ; on peut, en
effet, démontrer que, à l'état de nature, certains insectes et certains autres
animaux articulés peuvent parfois devenir stériles. Or, si ces insectes
vivaient en société, et qu'il soit avantageux pour la communauté
qu'annuellement un certain nombre de ses membres naissent aptes au
travail, mais incapables de procréer, il est facile de comprendre que ce
résultat a pu être amené par la sélection naturelle. Laissons, toutefois, de
côté ce premier point. La grande difficulté gît surtout dans les différences
considérables qui existent entre la conformation des fourmis ouvrières et
celle des individus sexués ; le thorax des ouvrières a une conformation
différente ; elles sont dépourvues d'ailes et quelquefois elles n'ont pas
d'yeux ; leur instinct est tout différent. S'il ne s'agissait que de l'instinct,
l'abeille nous aurait offert l'exemple de la plus grande différence qui existe
sous ce rapport entre les ouvrières et les femelles parfaites. Si la fourmi
ouvrière ou les autres insectes neutres étaient des animaux ordinaires,
j'aurais admis sans hésitation que tous leurs caractères se sont accumulés
lentement grâce à la sélection naturelle ; c'est−à−dire que des individus nés
avec quelques modifications avantageuses, les ont transmises à leurs
descendants, qui, variant encore, ont été choisis à leur tour, et ainsi de
suite. Mais la fourmi ouvrière est un insecte qui diffère beaucoup de ses
parents et qui cependant est complètement stérile ; de sorte que la fourmi
ouvrière n'a jamais pu transmettre les modifications de conformation ou
d'instinct qu'elle a graduellement acquises. Or, comment est−il possible de
concilier ce fait avec la théorie de la sélection naturelle ? Rappelons−nous
d'abord que de nombreux exemples empruntés aux animaux tant à l'état
domestique qu'à l'état de nature, nous prouvent qu'il y a toutes sortes de
différences de conformations héréditaires en corrélation avec certains âges
et avec l'un ou l'autre sexe. Il y a des différences qui sont en corrélation
non seulement avec un seul sexe, mais encore avec la courte période
pendant laquelle le système reproducteur est en activité ; le plumage
nuptial de beaucoup d'oiseaux, et le crochet de la mâchoire du saumon
mâle. Il y a même de légères différences, dans les cornes de diverses races
de bétail, qui accompagnent un état imparfait artificiel du sexe mâle ;
certains bœufs, en effet, ont les cornes plus longues que celles de bœufs
appartenant à d'autres races, relativement à la longueur de ces mêmes
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 328
appendices, tant chez les taureaux que chez les vaches appartenant aux
mêmes races. Je ne vois donc pas grande difficulté à supposer qu'un
caractère finit par se trouver en corrélation avec l'état de stérilité qui
caractérise certains membres des communautés d'insectes ; la vraie
difficulté est d'expliquer comment la sélection naturelle a pu accumuler de
semblables modifications corrélatives de structure.
Insurmontable, au premier abord, cette difficulté s'amoindrit et disparaît
même, si l'on se rappelle que la sélection s'applique à la famille aussi bien
qu'à l'individu, et peut ainsi atteindre le but désiré. Ainsi, les éleveurs de
bétail désirent que, chez leurs animaux, le gras et le maigre soient bien
mélangés : l'animal qui présentait ces caractères bien développés est
abattu ; mais, l'éleveur continue à se procurer des individus de la même
souche, et réussit. On peut si bien se fier à la sélection, qu'on pourrait
probablement former, à la longue, une race de bétail donnant toujours des
bœufs à cornes extraordinairement longues, en observant soigneusement
quels individus, taureaux et vaches, produisent, par leur accouplement, les
bœufs aux cornes les plus longues, bien qu'aucun bœuf ne puisse jamais
propager son espèce. Voici, d'ailleurs, un excellent exemple : selon M.
Verlot, quelques variétés de la giroflée annuelle double, ayant été
longtemps soumises à une sélection convenable, donnent toujours, par
semis, une forte proportion de plantes portant des fleurs doubles et
entièrement stériles, mais aussi quelques fleurs simples et fécondes. Ces
dernières fleurs seules assurent la propagation de la variété, et peuvent se
comparer aux fourmis fécondes mâles et femelles, tandis que les fleurs
doubles et stériles peuvent se comparer aux fourmis neutres de la même
communauté. De même que chez les variétés de la giroflée, la sélection,
chez les insectes vivant en société, exerce son action non sur l'individu,
mais sur la famille, pour atteindre un résultat avantageux. Nous pouvons
donc conclure que de légères modifications de structure ou d'instinct, en
corrélation avec la stérilité de certains membres de la colonie, se sont
trouvées être avantageuses à celles−ci ; en conséquence, les mâles et les
femelles fécondes ont prospéré et transmis à leur progéniture féconde là
même tendance à produire des membres stériles présentant les mêmes
modifications. C'est grâce à la répétition de ce même procédé que s'est peu
à peu accumulée la prodigieuse différence qui existe entre les femelles
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 329
stériles et les femelles fécondes de la même espèce, différence que nous
remarquons chez tant d'insectes vivant en société.
Il nous reste à aborder le point le plus difficile, c'est−à−dire le fait que les
neutres, chez diverses espèces de fourmis, diffèrent non seulement des
mâles et des femelles fécondes, mais encore diffèrent les uns des autres,
quelquefois à un degré presque incroyable, et au point de former deux ou
trois castes. Ces castes ne se confondent pas les unes avec les autres, mais
sont parfaitement bien définies, car elles sont aussi distinctes les unes des
autres que peuvent l'être deux espèces d'un même genre, ou plutôt deux
genres d'une même famille. Ainsi, chez les Eciton, il y a des neutres
ouvriers et soldats, dont les mâchoires et les instincts diffèrent
extraordinairement ; chez les Cryptocerus, les ouvrières d'une caste portent
sur la tête un curieux bouclier, dont l'usage est tout à fait inconnu ; chez les
Myrmecocystus du Mexique, les ouvrières d'une caste ne quittent jamais le
nid ; elles sont nourries par les ouvrières d'une autre caste, et ont un
abdomen énormément développé, qui sécrète une sorte de miel, suppléant
à celui que fournissent les pucerons que nos fourmis européennes
conservent en captivité, et qu'on pourrait regarder comme constituant pour
elles un vrai bétail domestique. On m'accusera d'avoir une confiance
présomptueuse dans le principe de la sélection naturelle, car je n'admets
pas que des faits aussi étonnants et aussi bien constatés doivent renverser
d'emblée ma théorie. Dans le cas plus simple, c'est−à−dire là où il n'y a
qu'une seule caste d'insectes neutres que, selon moi, la sélection naturelle a
rendus différents des femelles et des mâles féconds, nous pouvons
conclure, d'après l'analogie avec les variations ordinaires, que les
modifications légères, successives et avantageuses n'ont pas surgi chez
tous les neutres d'un même nid, mais chez quelques−uns seulement ; et
que, grâce à la persistance des colonies pourvues de femelles produisant le
plus grand nombre de neutres ainsi avantageusement modifiés, les neutres
ont fini par présenter tous le même caractère. Nous devrions, si cette
manière de voir est fondée, trouver parfois, dans un même nid, des insectes
neutres présentant des gradations de structure ; or, c'est bien ce qui arrive,
assez fréquemment même, si l'on considère que, jusqu'à présent, on n'a
guère étudié avec soin les insectes neutres en dehors de l'Europe. M. F.
Smith a démontré que, chez plusieurs fourmis d'Angleterre, les neutres
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 330
diffèrent les uns des autres d'une façon surprenante par la taille et
quelquefois par la couleur ; il a démontré en outre, que l'on peut
rencontrer, dans un même nid, tous les individus intermédiaires qui relient
les formes les plus extrêmes, ce que j'ai pu moi−même vérifier. Il se trouve
quelquefois que les grandes ouvrières sont plus nombreuses dans un nid
que les petites ou réciproquement ; tantôt les grandes et les petites sont
abondantes, tandis que celles de taille moyenne sont rares. La Formica
flava a des ouvrières grandes et petites, outre quelques−unes de taille
moyenne ; chez cette espèce, d'après les observations de M. F. Smith, les
grandes ouvrières ont des yeux simples ou ocellés, bien visibles quoique
petits, tandis que ces mêmes organes sont rudimentaires chez les petites
ouvrières. Une dissection attentive de plusieurs ouvrières m'a prouvé que
les yeux sont, chez les petites, beaucoup plus rudimentaires que ne le
comporte l'infériorité de leur taille, et je crois, sans que je veuille l'affirmer
d'une manière positive, que les ouvrières de taille moyenne ont aussi des
yeux présentant des caractères intermédiaires. Nous avons donc, dans ce
cas, deux groupes d'ouvrières stériles dans un même nid, différant non
seulement par la taille, mais encore par les organes de la vision, et reliées
par quelques individus présentant des caractères intermédiaires. J'ajouterai,
si l'on veut bien me permettre cette digression, que, si les ouvrières les plus
petites avaient été les plus utiles à la communauté, la sélection aurait porté
sur les mâles et les femelles produisant le plus grand nombre de ces petites
ouvrières, jusqu'à ce qu'elles le devinssent toutes ; il en serait alors résulté
une espèce de fourmis dont les neutres seraient à peu près semblables à
celles des Myrmica. Les ouvrières des myrmica, en effet, ne possèdent
même pas les rudiments des yeux, bien que les mâles et les femelles de ce
genre aient des yeux simples et bien développés.
Je puis citer un autre cas. J'étais si certain de trouver des gradations portant
sur beaucoup de points importants de la conformation des diverses castes
de neutres d'une même espèce, que j'acceptai volontiers l'offre que me fit
M. F. Smith de me remettre un grand nombre d'individus pris dans un
même nid de l'Anomma, fourmi de l'Afrique occidentale. Le lecteur jugera
peut−être mieux des différences existant chez ces ouvrières d'après des
termes de comparaison exactement proportionnels, que d'après des
mesures réelles : cette différence est la même que celle qui existerait dans
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 331
un groupe de maçons dont les uns n'auraient que 5 pieds 4 pouces, tandis
que les autres auraient 6 pieds ; mais il faudrait supposer, en outre, que ces
derniers auraient la tête quatre fois au lieu de trois fois plus grosse que
celle des petits hommes et des mâchoires près de cinq fois aussi grandes.
De plus, les mâchoires des fourmis ouvrières de diverses grosseurs
diffèrent sous le rapport de la forme et par le nombre des dents. Mais le
point important pour nous, c'est que, bien qu'on puisse grouper ces
ouvrières en castes ayant des grosseurs diverses, cependant ces groupes se
confondent les uns dans les autres, tant sous le rapport de la taille que sous
celui de la conformation de leurs mâchoires. Des dessins faits à la chambre
claire par sir J. Lubbock, d'après les mâchoires que j'ai disséquées sur des
ouvrières de différente grosseur, démontrent incontestablement ce fait.
Dans son intéressant ouvrage, le Naturaliste sur les Amazones, M. Bates a
décrit des cas analogues.
En présence de ces faits, je crois que la sélection naturelle, en agissant sur
les fourmis fécondes ou parentes, a pu amener la formation d'une espèce
produisant régulièrement des neutres, tous grands, avec des mâchoires
ayant une certaine forme, ou tous petits, avec des mâchoires ayant une tout
autre conformation, ou enfin, ce qui est le comble de la difficulté, à la fois
des ouvrières d'une grandeur et d'une structure données et simultanément
d'autres ouvrières différentes sous ces deux rapports ; une série graduée a
dû d'abord se former, comme dans le cas de l'Anomma, puis les formes
extrêmes se sont développées en nombre toujours plus considérable, grâce
à la persistance des parents qui les procréaient, jusqu'à ce qu'enfin la
production des formes intermédiaires ait cessé.
M. Wallace a proposé une explication analogue pour le cas également
complexe de certains papillons de l'archipel Malais dont les femelles
présentent régulièrement deux et même trois formes distinctes. M. Fritz
Müller a recours à la même argumentation relativement à certains
crustacés du Brésil, chez lesquels on peut reconnaître deux formes très
différentes chez les mâles. Mais il n'est pas nécessaire d'entrer ici dans une
discussion approfondie de ce sujet.
Je crois avoir, dans ce qui précède expliqué comment s'est produit ce fait
étonnant, que, dans une même colonie, il existe deux castes nettement
distinctes d'ouvrières stériles, très différentes les unes des autres ainsi que
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 332
de leurs parents. Nous pouvons facilement comprendre que leur formation
a dû être aussi avantageuse aux fourmis vivant en société que le principe
de la division du travail peut être utile à l'homme civilisé. Les fourmis,
toutefois, mettent en œuvre des instincts, des organes ou des outils
héréditaires, tandis que l'homme se sert pour travailler de connaissances
acquises et d'instruments fabriqués. Mais je dois avouer que, malgré toute
la foi que j'ai en la sélection naturelle, je ne me serais jamais attendu
qu'elle pût amener des résultats aussi importants, si je n'avais été
convaincu par l'exemple des insectes neutres. Je suis donc entré, sur ce
sujet, dans des détails un peu plus circonstanciés, bien qu'encore
insuffisants, d'abord pour faire comprendre la puissance de la sélection
naturelle, et, ensuite, parce qu'il s'agissait d'une des difficultés les plus
sérieuses que ma théorie ait rencontrées. Le cas est aussi des plus
intéressants, en ce qu'il prouve que, chez les animaux comme chez les
plantes, une somme quelconque de modifications peut être réalisée par
l'accumulation de variations spontanées, légères et nombreuses, pourvu
qu'elles soient avantageuses, même en dehors de toute intervention de
l'usage ou de l'habitude. En effet, les habitudes particulières propres aux
femelles stériles ou neutres, quelque durée qu'elles aient eue, ne pourraient,
en aucune façon, affecter les mâles ou les femelles qui seuls laissent des
descendants. Je suis étonné que personne n'ait encore songé à arguer du cas
des insectes neutres contre la théorie bien connue des habitudes
héréditaires énoncée par Lamarck.
De l'Origine des Espèces
OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA... 333
RÉSUMÉ
J'ai cherché, dans ce chapitre, à démontrer brièvement que les habitudes
mentales de nos animaux domestiques sont variables, et que leurs
variations sont héréditaires. J'ai aussi, et plus brièvement encore, cherché à
démontrer que les instincts peuvent légèrement varier à l'état de nature.
Comme on ne peut contester que les instincts de chaque animal ont pour
lui une haute importance, il n'y a aucune difficulté à ce que, sous
l'influence de changements dans les conditions d'existence, la sélection
naturelle puisse accumuler à un degré quelconque de légères modification
de l'instinct, pourvu qu'elles présentent quelque utilité. L'usage et le défaut
d'usage ont probablement joué un rôle dans certains cas. Je ne prétends
point que les faits signalés dans ce chapitre viennent appuyer beaucoup ma
théorie, mais j'estime aussi qu'aucune des difficultés qu'ils soulèvent n'est
de nature à la renverser. D'autre part, le fait que les instincts ne sont pas
toujours parfaits et sont quelquefois sujets à erreur ; – qu'aucun instinct n'a
été produit pour l'avantage d'autres animaux, bien que certains animaux
tirent souvent un parti avantageux de l'instinct des autres ; – que l'axiome ;
Natura non facit saltum, aussi bien applicable aux instincts qu'à la
conformation physique, s'explique tout simplement d'après la théorie
développée ci−dessus, et autrement reste inintelligible, – sont autant de
points qui tendent à corroborer la théorie de la sélection naturelle.
Quelques autres faits relatifs aux instincts viennent encore à son appui ; le
cas fréquent, par exemple, d'espèces voisines mais distinctes, habitant des
parties éloignées du globe, et vivant dans des conditions d'existence fort
différentes, qui, cependant, ont conservé à peu près les mêmes instincts.
Ainsi, il nous devient facile de comprendre comment, en vertu du principe
d'hérédité, la grive de la partie tropicale de l'Amérique méridionale tapisse
son nid de boue, comme le fait la grive en Angleterre ; comment il se fait
que les calaos de l'Afrique et de l'Inde ont le même instinct bizarre
d'emprisonner les femelles dans un trou d'arbre, en ne laissant qu'une petite
ouverture à travers laquelle les mâles donnent la pâture à la mère et à ses
RÉSUMÉ 334
petits ; comment encore le roitelet mâle (Troglodytes) de l'Amérique du
Nord construit des « nids de coqs » dans lesquels il perche, comme le mâle
de notre roitelet – habitude qui ne se remarque chez aucun autre oiseau
connu. Enfin, en admettant même que la déduction ne soit pas
rigoureusement logique, il est infiniment plus satisfaisant de considérer
certains instincts, tels que celui qui pousse le jeune coucou à expulser du
nid ses frères de lait, – les fourmis à se procurer des esclaves, – les larves
d'ichneumon à dévorer l'intérieur du corps des chenilles vivantes, – non
comme le résultat d'actes créateurs spéciaux, mais comme de petites
conséquences d'une loi générale, ayant pour but le progrès de tous les êtres
organisés, c'est−à−dire leur multiplication, leur variation, la persistance du
plus fort et l'élimination du plus faible.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ 335
CHAPITRE IX − HYBRIDITÉ.
Distinction entre la stérilité des premiers croisements et celle des hybrides.
– La stérilité est variable en degré, pas universelle, affectée par la
consanguinité rapprochée, supprimée par la domestication. – Lois régissant
la stérilité des hybrides. – La stérilité n'est pas un caractère spécial, mais
dépend d'autres différences et n'est pas accumulée par la sélection
naturelle. – Causes de la stérilité des hybrides et des premiers croisements.
– Parallélisme entre les effets des changements dans les conditions
d'existence et ceux du croisement. – Dimorphisme et trimorphisme. – La
fécondité des variétés croisées et de leurs descendants métis n'est pas
universelle. – Hybrides et métis comparés indépendamment de leur
fécondité. – Résumé.
Les naturalistes admettent généralement que les croisements entre espèces
distinctes ont été frappés spécialement de stérilité pour empêcher qu'elles
ne se confondent. Cette opinion, au premier abord, paraît très probable, car
les espèces d'un même pays n'auraient guère pu se conserver distinctes, si
elles eussent été susceptibles de s'entre−croiser librement. Ce sujet a pour
nous une grande importance, surtout en ce sens que la stérilité des espèces,
lors d'un premier croisement, et celle de leur descendance hybride, ne
peuvent pas provenir, comme je le démontrerai, de la conservation de
degrés successifs et avantageux de stérilité. La stérilité résulte de
différences dans le système reproducteur des espèces parentes.
On a d'ordinaire, en traitant ce sujet, confondu deux ordres de faits qui
présentent des différences fondamentales et qui sont, d'une part, la stérilité
de l'espèce à la suite d'un premier croisement, et, d'autre part, celle des
hybrides qui proviennent de ces croisements.
Le système reproducteur des espèces pures est, bien entendu, en parfait
état, et cependant, lorsqu'on les entre−croise, elles ne produisent que peu
ou point de descendants. D'autre part, les organes reproducteurs des
hybrides sont fonctionnellement impuissants, comme le prouve clairement
l'état de l'élément mâle, tant chez les plantes que chez les animaux, bien
CHAPITRE IX − HYBRIDITÉ. 336
que les organes eux−mêmes, autant que le microscope permet de le
constater, paraissent parfaitement conformés. Dans le premier cas, les deux
éléments sexuels qui concourent à former l'embryon sont complets ; dans
le second, ils sont ou complètement rudimentaires ou plus ou moins
atrophiés. Cette distinction est importante, lorsqu'on en vient à considérer
la cause de la stérilité, qui est commune aux deux cas ; on l'a négligée
probablement parce que, dans l'un et l'autre cas, on regardait la stérilité
comme le résultat d'une loi absolue dont les causes échappaient à notre
intelligence.
La fécondité des croisements entre variétés, c'est−à−dire entre des formes
qu'on sait ou qu'on suppose descendues de parents communs, ainsi que la
fécondité entre leurs métis, est, pour ma théorie, tout aussi importante que
la stérilité des espèces ; car il semble résulter de ces deux ordres de
phénomènes une distinction bien nette et bien tranchée entre les variétés et
les espèces.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE IX − HYBRIDITÉ. 337
DEGRÉS DE STÉRILITÉ.
Examinons d'abord la stérilité des croisements entre espèces, et celle de
leur descendance hybride. Deux observateurs consciencieux, Kölreuter et
Gärtner, ont presque voué leur vie à l'étude de ce sujet, et il est impossible
de lire les mémoires qu'ils ont consacrés à cette question sans acquérir la
conviction profonde que les croisements entre espèces sont, jusqu'à un
certain point, frappés de stérilité. Kölreuter considère cette loi comme
universelle, mais cet auteur tranche le nœud de la question, car, par dix
fois, il n'a pas hésité à considérer comme des variétés deux formes
parfaitement fécondes entre elles et que la plupart des auteurs regardent
comme des espèces distinctes. Gärtner admet aussi l'universalité de la loi,
mais il conteste la fécondité complète dans les dix cas cités par Kölreuter.
Mais, dans ces cas comme dans beaucoup d'autres, il est obligé de compter
soigneusement les graines, pour démontrer qu'il y a bien diminution de
fécondité. Il compare toujours le nombre maximum des graines produites
par le premier croisement entre deux espèces, ainsi que le maximum
produit par leur postérité hybride, avec le nombre moyen que donnent, à
l'état de nature, les espèces parentes pures. Il introduit ainsi, ce me semble,
une grave cause d'erreur ; car une plante, pour être artificiellement
fécondée, doit être soumise à la castration ; et, ce qui est souvent plus
important, doit être enfermée pour empêcher que les insectes ne lui
apportent du pollen d'autres plantes. Presque toutes les plantes dont
Gärtner s'est servi pour ses expériences étaient en pots et placées dans une
chambre de sa maison. Or, il est certain qu'un pareil traitement est souvent
nuisible à la fécondité des plantes, car Gärtner indique une vingtaine de
plantes qu'il féconda artificiellement avec leur propre pollen après les avoir
châtrées (il faut exclure les cas comme ceux des légumineuses, pour
lesquelles la manipulation nécessaire est très difficile), et la moitié de ces
plantes subirent une diminution de fécondité. En outre, comme Gärtner a
croisé bien des fois certaines formes, telles que le mouron rouge et le
mouron bleu (Anagallis arvensis et Anagallis caerulea), que les meilleurs
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 338
botanistes regardent comme des variétés, et qu'il les a trouvées absolument
stériles, on peut douter qu'il y ait réellement autant d'espèces stériles,
lorsqu'on les croise, qu'il paraît le supposer.
Il est certain, d'une part, que la stérilité des diverses espèces croisées
diffère tellement en degré, et offre tant de gradations insensibles ; que,
d'autre part, la fécondité des espèces pures est si aisément affectée par
différentes circonstances, qu'il est, en pratique, fort difficile de dire où finit
la fécondité parfaite et où commence la stérilité. On ne saurait, je crois,
trouver une meilleure preuve de ce fait que les conclusions diamétralement
opposées, à l'égard des mêmes espèces, auxquelles en sont arrivés les deux
observateurs les plus expérimentés qui aient existé, Kölreuter et Gärtner. Il
est aussi fort instructif de comparer – sans entrer dans des détails qui ne
sauraient trouver ici la place nécessaire – les preuves présentées par nos
meilleurs botanistes sur la question de savoir si certaines formes douteuses
sont des espèces ou des variétés, avec les preuves de fécondité apportées
par divers horticulteurs qui ont cultivé des hybrides, ou par un même
horticulteur, après des expériences faites à des époques différentes. On
peut démontrer ainsi que ni la stérilité ni la fécondité ne fournissent aucune
distinction certaine entre les espèces et les variétés. Les preuves tirées de
cette source offrent d'insensibles gradations, et donnent lieu aux mêmes
doutes que celles qu'on tire des autres différences de constitution et de
conformation.
Quant à la stérilité des hybrides dans les générations successives, bien qu'il
ait pu en élever quelques−uns en évitant avec grand soin tout croisement
avec l'une ou l'autre des deux espèces pures, pendant six ou sept et même,
dans un cas, pendant dix générations, Gärtner constate expressément que
leur fécondité n'augmente jamais, mais qu'au contraire elle diminue
ordinairement tout à coup. On peut remarquer, à propos de cette
diminution, que, lorsqu'une déviation de structure ou de constitution est
commune aux deux parents, elle est souvent transmise avec accroissement
à leur descendant ; or, chez les plantes hybrides, les deux éléments sexuels
sont déjà affectés à un certain degré. Mais je crois que, dans la plupart de
ces cas, la fécondité diminue en vertu d'une cause indépendante,
c'est−à−dire les croisements entre des individus très proches parents. J'ai
fait tant d'expériences, j'ai réuni un ensemble de faits si considérable,
De l'Origine des Espèces
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 339
prouvant que, d'une part, le croisement occasionnel avec un individu ou
une variété distincte augmente la vigueur et la fécondité des descendants,
et, d'autre part, que les croisements consanguins produisent l'effet inverse,
que je ne saurais douter de l'exactitude de cette conclusion. Les
expérimentateurs n'élèvent ordinairement que peu d'hybrides, et, comme
les deux espèces mères, ainsi que d'autres hybrides alliés, croissent la
plupart du temps dans le même jardin, il faut empêcher avec soin l'accès
des insectes pendant la floraison. Il en résulte que, dans chaque génération,
la fleur d'un hybride est généralement fécondée par son propre pollen,
circonstance qui doit nuire à sa fécondité déjà amoindrie par le fait de son
origine hybride. Une assertion, souvent répétée par Gärtner, fortifie ma
conviction à cet égard ; il affirme que, si on féconde artificiellement les
hybrides, même les moins féconds, avec du pollen hybride de la même
variété, leur fécondité augmente très visiblement et va toujours en
augmentant, malgré les effets défavorables que peuvent exercer les
manipulations nécessaires. En procédant aux fécondations artificielles, on
prend souvent, par hasard (je le sais par expérience), du pollen des anthères
d'une autre fleur que du pollen de la fleur même qu'on veut féconder, de
sorte qu'il en résulte un croisement entre deux fleurs, bien qu'elles
appartiennent souvent à la même plante. En outre, lorsqu'il s'agit
d'expériences compliquées, un observateur aussi soigneux que Gärtner a dû
soumettre ses hybrides à la castration, de sorte qu'à chaque génération un
croisement a dû sûrement avoir lieu avec du pollen d'une autre fleur
appartenant soit à la même plante, soit à une autre plante, mais toujours de
même nature hybride. L'étrange accroissement de fécondité dans les
générations successives d'hybrides fécondés artificiellement, contrastant
avec ce qui se passe chez ceux qui sont spontanément fécondés, pourrait
ainsi s'expliquer, je crois, par le fait que les croisements consanguins sont
évités.
Passons maintenant aux résultats obtenus par un troisième expérimentateur
non moins habile, le révérend W. Herbert. Il affirme que quelques hybrides
sont parfaitement féconds, aussi féconds que les espèces−souches pures, et
il soutient ses conclusions avec autant de vivacité que Kölreuter et Gärtner,
qui considèrent, au contraire, que la loi générale de la nature est que tout
croisement entre espèces distinctes est frappé d'un certain degré de
De l'Origine des Espèces
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 340
stérilité. Il a expérimenté sur les mêmes espèces que Gärtner. On peut, je
crois, attribuer la différence dans les résultats obtenus à la grande habileté
d'Herbert en horticulture, et au fait qu'il avait des serres chaudes à sa
disposition. Je citerai un seul exemple pris parmi ses nombreuses et
importantes observations : « Tous les ovules d'une même gousse de
Crinum capense fécondés par le Crinum revolutum ont produit chacun une
plante, fait que je n'ai jamais vu dans le cas d'une fécondation naturelle. »
Il y a donc là une fécondité parfaite ou même plus parfaite qu'à l'ordinaire
dans un premier croisement opéré entre deux espèces distinctes.
Ce cas du Crinum m'amène à signaler ce fait singulier, qu'on peut
facilement féconder des plantes individuelles de certaines espèces de
Lobelia, de Verbascum et de Passiflora avec du pollen provenant d'une
espèce distincte, mais pas avec du pollen provenant de la même plante,
bien que ce dernier soit parfaitement sain et capable de féconder d'autres
plantes et d'autres espèces. Tous les individus des genres Hippeastrum et
Corydalis, ainsi que l'a démontré le professeur Hildebrand, tous ceux de
divers orchidées, ainsi que l'ont démontré MM. Scott et Fritz Müller,
présentent cette même particularité. Il en résulte que certains individus
anormaux de quelques espèces, et tous les individus d'autres espèces, se
croisent beaucoup plus facilement qu'ils ne peuvent être fécondés par du
pollen provenant du même individu. Ainsi, une bulbe d'Hippestrum
aulicum produisit quatre fleurs ; Herbert en féconda trois avec leur propre
pollen, et la quatrième fut postérieurement fécondée avec du pollen
provenant d'un hybride mixte descendu de trois espèces distinctes ; voici le
résultat de cette expérience : « les ovaires des trois premières fleurs
cessèrent bientôt de se développer et périrent, au bout de quelques jours,
tandis que la gousse fécondée par le pollen de l'hybride poussa
vigoureusement, arriva rapidement à maturité, et produisit des graines
excellentes qui germèrent facilement. » Des expériences semblables faites
pendant bien des années par M. Herbert lui ont toujours donné les mêmes
résultats. Ces faits servent à démontrer de quelles causes mystérieuses et
insignifiantes dépend quelquefois la plus ou moins grande fécondité d'une
espèce.
Les expériences pratiques des horticulteurs, bien que manquant de
précision scientifique, méritent cependant quelque attention. Il est notoire
De l'Origine des Espèces
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 341
que presque toutes les espèces de Pelargonium, de Fuchsia de Calceolaria,
de Petunia, de Rhododendron, etc., ont été croisées de mille manières ;
cependant beaucoup de ces hybrides produisent régulièrement des graines.
Herbert affirme, par exemple, qu'un hybride de Calceolaria integrifolia et
de Calceolaria plantaginea, deux espèces aussi dissemblables qu'il est
possible par leurs habitudes générales, « s'est reproduit aussi régulièrement
que si c'eût été une espèce naturelle des montagnes du Chili ». J'ai fait
quelques recherches pour déterminer le degré de fécondité de quelques
rhododendrons hybrides, provenant des croisements les plus compliqués, et
j'ai acquis la conviction que beaucoup d'entre eux sont complètement
féconds. M. C. Noble, par exemple, m'apprend qu'il élève pour la greffe un
grand nombre d'individus d'un hybride entre le Rhododendron Ponticum et
le Rhododendron Catawbiense, et que cet hybride donne des graines en
aussi grande abondance qu'on peut se l'imaginer. Si la fécondité des
hybrides convenablement traités avait toujours été en diminuant de
génération en génération, comme le croit Gärtner, le fait serait connu des
horticulteurs. Ceux−ci cultivent des quantités considérables des mêmes
hybrides, et c'est seulement ainsi que les plantes se trouvent placées dans
des conditions convenables ; l'intervention des insectes permet, en effet,
des croisements faciles entre les différents individus et empêche l'influence
nuisible d'une consanguinité trop rapprochée. On peut aisément se
convaincre de l'efficacité du concours des insectes en examinant les fleurs
des rhododendrons hybrides les plus stériles ; ils ne produisent pas de
pollen et cependant les stigmates sont couverts de pollen provenant
d'autres fleurs.
On a ait beaucoup moins d'expériences précises sur les animaux que sur les
plantes. Si l'on peut se fier à nos classifications systématiques, c'est−à−dire
si les genres zoologiques sont aussi distincts les uns des autres que le sont
les genres botaniques, nous pouvons conclure des faits constatés que, chez
les animaux, des individus plus éloignés les uns des autres dans l'échelle
naturelle peuvent se croiser plus facilement que cela n'a lieu chez les
végétaux ; mais les hybrides qui proviennent de ces croisements sont, je
crois, plus stériles. Il faut, cependant, prendre en considération le fait que
peu d'animaux reproduisent volontiers en captivité, et que, par conséquent,
il n'y a eu que peu d'expériences faites dans de bonnes conditions : le serin,
De l'Origine des Espèces
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 342
par exemple, a été croisé avec neuf espèces distinctes de moineaux ; mais,
comme aucune de ces espèces ne se reproduit en captivité, nous n'avons
pas lieu de nous attendre à ce que le premier croisement entre elles et le
serin ou entre leurs hybrides soit parfaitement fécond. Quant à la fécondité
des générations successives des animaux hybrides les plus féconds, je ne
connais pas de cas où l'on ait élevé à la fois deux familles d'hybrides
provenant de parents différents, de manière à éviter les effets nuisibles des
croisements consanguins. On a, au contraire, habituellement croisé
ensemble les frères et les sœurs à chaque génération successive, malgré les
avis constants de tous les éleveurs. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que,
dans ces conditions, la stérilité inhérente aux hybrides ait été toujours en
augmentant.
Bien que je ne connaisse aucun cas bien authentique d'animaux hybrides
parfaitement féconds, j'ai des raisons pour croire que les hybrides du
Cervulus vaginalis et du Cervulus Reevesii, ainsi que ceux du Phasianus
colchocus et du Phasianus torquatus, sont parfaitement féconds. M. de
Quatrefages constate qu'on a pu observer à Paris la fécondité inter se,
pendant huit générations, des hybrides provenant de deux phalènes
(Bombyx cynthia et Bombyx arrindia). On a récemment affirmé que deux
espèces aussi distinctes que le lièvre et le lapin, lorsqu'on réussit à les
apparier, donnent des produits qui sont très féconds lorsqu'on les croise
avec une des espèces parentes. Les hybrides entre l'oie commune et l'oie
chinoise (Anagallis cygnoides), deux espèces assez différentes pour qu'on
les range ordinairement dans des genres distincts, se sont souvent
reproduits dans ce pays avec l'une ou l'autre des souches pures, et dans un
seul cas inter se. Ce résultat a été obtenu par M. Eyton, qui éleva deux
hybrides provenant des mêmes parents, mais de pontes différentes ; ces
deux oiseaux ne lui donnèrent pas moins de huit hybrides en une seule
couvée, hybrides qui se trouvaient être les petits−enfants des oies pures.
Ces oies de races croisées doivent être très fécondes dans l'Inde, car deux
juges irrécusables en pareille matière, M. Blyth et le capitaine Hutton,
m'apprennent qu'on élève dans diverses parties de ce pays des troupeaux
entiers de ces oies hybrides ; or, comme on les élève pour en tirer profit, là
où aucune des espèces parentes pures ne se rencontre, il faut bien que leur
fécondité soit parfaite.
De l'Origine des Espèces
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 343
Nos diverses races d'animaux domestiques croisées sont tout à fait
fécondes, et, cependant, dans bien des cas, elles descendent de deux ou de
plusieurs espèces sauvages. Nous devons conclure de ce fait, soit que les
espèces parentes primitives ont produit tout d'abord des hybrides
parfaitement féconds, soit que ces derniers le sont devenus sous l'influence
de la domestication. Cette dernière alternative, énoncée pour la première
fois par Pallas, paraît la plus probable, et ne peut guère même être mise en
doute.
Il est, par exemple, presque certain que nos chiens descendent de plusieurs
souches sauvages ; cependant tous sont parfaitement féconds les uns avec
les autres, quelques chiens domestiques indigènes de l'Amérique du Sud
exceptés peut−être ; mais l'analogie me porte à penser que les différentes
espèces primitives ne se sont pas, tout d'abord, croisées librement et n'ont
pas produit des hybrides parfaitement féconds. Toutefois, j'ai récemment
acquis la preuve décisive de la complète fécondité inter se des hybrides
provenant du croisement du bétail à bosse de l'Inde avec notre bétail
ordinaire. Cependant les importantes différences ostéologiques constatées
par Rütimeyer entre les deux formes, ainsi que les différences dans les
mœurs, la voix, la constitution, etc., constatées par M. Blyth, sont de
nature à les faire considérer comme des espèces absolument distinctes. On
peut appliquer les mêmes remarques aux deux races principales du cochon.
Nous devons donc renoncer à croire à la stérilité absolue des espèces
croisées, ou il faut considérer cette stérilité chez les animaux, non pas
comme un caractère indélébile, mais comme un caractère que la
domestication peut effacer.
En résumé, si l'on considère l'ensemble des faits bien constatés relatifs à
l'entre−croisement des plantes et des animaux, on peut conclure qu'une
certaine stérilité relative se manifeste très généralement, soit chez les
premiers croisements, soit chez les hybrides, mais que, dans l'état actuel de
nos connaissances, cette stérilité ne peut pas être considérée comme
absolue et universelle.
De l'Origine des Espèces
DEGRÉS DE STÉRILITÉ. 344
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES
PREMIERS CROISEMENTS ET DES
HYBRIDES.
Étudions maintenant avec un peu plus de détails les lois qui régissent la
stérilité des premiers croisements et des hybrides. Notre but principal est
de déterminer si ces lois prouvent que les espèces ont été spécialement
douées de cette propriété, en vue d'empêcher un croisement et un mélange
devant entraîner une confusion générale. Les conclusions qui suivent sont
principalement tirées de l'admirable ouvrage de Gärtner sur l'hybridation
des plantes. J'ai surtout cherché à m'assurer jusqu'à quel point les règles
qu'il pose sont applicables aux animaux, et, considérant le peu de
connaissances que nous avons sur les animaux hybrides, j'ai été surpris de
trouver que ces mêmes règles s'appliquent généralement aux deux règnes.
Nous avons déjà remarqué que le degré de fécondité, soit des premiers
croisements, soit des hybrides, présente des gradations insensibles depuis
la stérilité absolue jusqu'à la fécondité parfaite. Je pourrais citer bien des
preuves curieuses de cette gradation, mais je ne peux donner ici qu'un
rapide aperçu des faits. Lorsque le pollen d'une plante est placé sur le
stigmate d'une plante appartenant à une famille distincte, son action est
aussi nulle que pourrait l'être celle de la première poussière venue. À partir
de cette stérilité absolue, le pollen des différentes espèces d'un même
genre, appliqué sur le stigmate de l'une des espèces de ce genre, produit un
nombre de graines qui varie de façon à former une série graduelle depuis la
stérilité absolue jusqu'à une fécondité plus ou moins parfaite et même,
comme nous l'avons vu, dans certains cas anormaux, jusqu'à une fécondité
supérieure à celle déterminée par l'action du pollen de la plante elle−même.
De même, il y a des hybrides qui n'ont jamais produit et ne produiront
peut−être jamais une seule graine féconde, même avec du pollen pris sur
l'une des espèces pures ; mais on a pu, chez quelques−uns, découvrir une
première trace de fécondité, en ce sens que sous l'action du pollen d'une
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 345
des espèces parentes la fleur hybride se flétrit un peu plus tôt qu'elle n'eût
fait autrement ; or, chacun sait que c'est là un symptôme d'un
commencement de fécondation. De cet extrême degré de stérilité nous
passons graduellement par des hybrides féconds, produisant toujours un
plus grand nombre de graines jusqu'à ceux qui atteignent à la fécondité
parfaite.
Les hybrides provenant de deux espèces difficiles à croiser, et dont les
premiers croisements sont généralement très stériles, sont rarement
féconds ; mais il n'y a pas de parallélisme rigoureux à établir entre la
difficulté d'un premier croisement et le degré de stérilité des hybrides qui
en résultent – deux ordres de faits qu'on a ordinairement confondus. Il y a
beaucoup de cas où deux espèces pures, dans le genre Verbascum, par
exemple, s'unissent avec la plus grande facilité et produisent de nombreux
hybrides, mais ces hybrides sont eux−mêmes absolument stériles. D'autre
part, il y a des espèces qu'on ne peut croiser que rarement ou avec une
difficulté extrême, et dont les hybrides une fois produits sont très féconds.
Ces deux cas opposés se présentent dans les limites mêmes d'un seul genre,
dans le genre Dianthus, par exemple.
Les conditions défavorables affectent plus facilement la fécondité, tant des
premiers croisements que des hybrides, que celle des espèces pures. Mais
le degré de fécondité des premiers croisements est également variable en
vertu d'une disposition innée, car cette fécondité n'est pas toujours égale
chez tous les individus des mêmes espèces, croisés dans les mêmes
conditions ; elle paraît dépendre en partie de la constitution des individus
qui ont été choisis pour l'expérience. Il en est de même pour les hybrides,
car la fécondité varie quelquefois beaucoup chez les divers individus
provenant des graines contenues dans une même capsule, et exposées aux
mêmes conditions.
On entend, par le terme d'affinité systématique, les ressemblances que les
espèces ont les unes avec les autres sous le rapport de la structure et de la
constitution. Or, cette affinité régit dans une grande mesure la fécondité
des premiers croisements et celle des hybrides qui en proviennent. C'est ce
que prouve clairement le fait qu'on n'a jamais pu obtenir des hybrides entre
espèces classées dans des familles distinctes, tandis que, d'autre part, les
espèces très voisines peuvent en général se croiser facilement. Toutefois, le
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 346
rapport entre l'affinité systématique et la facilité de croisement n'est en
aucune façon rigoureuse. On pourrait citer de nombreux exemples
d'espèces très voisines qui refusent de se croiser, ou qui ne le font qu'avec
une extrême difficulté, et des cas d'espèces très distinctes qui, au contraire,
s'unissent avec une grande facilité. On peut, dans une même famille,
rencontrer un genre, comme le Dianthus par exemple, chez lequel un grand
nombre d'espèces s'entre−croisent facilement, et un autre genre, tel que le
Silene, chez lequel, malgré les efforts les plus persévérants, on n'a pu
réussir à obtenir le moindre hybride entre des espèces extrêmement
voisines. Nous rencontrons ces mêmes différences dans les limites d'un
même genre ; on a, par exemple, croisé les nombreuses espèces du genre
Nicotiana beaucoup plus que les espèces d'aucun autre genre ; cependant
Gärtner a constaté que la Nicotiana acuminata, qui, comme espèce, n'a rien
d'extraordinairement particulier, n'a pu féconder huit autres espèces de
Nicotiana, ni être fécondée par elles. Je pourrais citer beaucoup de faits
analogues.
Personne n'a pu encore indiquer quelle est la nature ou le degré des
différences appréciables qui suffisent pour empêcher le croisement de deux
espèces. On peut démontrer que des plantes très différentes par leur aspect
général et par leurs habitudes, et présentant des dissemblances très
marquées dans toutes les parties de la fleur, même dans le pollen, dans le
fruit et dans les cotylédons, peuvent être croisées ensemble. On peut
souvent croiser facilement ensemble des plantes annuelles et vivaces, des
arbres à feuilles caduques et à feuilles persistantes, des plantes adaptées à
des climats fort différents et habitant des stations tout à fait diverses.
Par l'expression de croisement réciproque entre deux espèces j'entends des
cas tels, par exemple, que le croisement d'un étalon avec une ânesse, puis
celui d'un âne avec une jument ; on peut alors dire que les deux espèces ont
été réciproquement croisées. Il y a souvent des différences immenses quant
à la facilité avec laquelle on peut réaliser les croisements réciproques. Les
cas de ce genre ont une grande importance, car ils prouvent que l'aptitude
qu'ont deux espèces à se croiser est souvent indépendante de leurs affinités
systématiques, c'est−à−dire de toute différence dans leur organisation, le
système reproducteur excepté. Kölreuter, il y a longtemps déjà, a observé
la diversité des résultats que présentent les croisements réciproques entre
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 347
les deux mêmes espèces. Pour en citer un exemple, la Mirabilis jalapa est
facilement fécondée par le pollen de la Mirabilis longiflora, et les hybrides
qui proviennent de ce croisement sont assez féconds ; mais Kölreuter a
essayé plus de deux cents fois, dans l'espace de huit ans, de féconder
réciproquement la Mirabilis longiflora par du pollen de la Mirabilis jalapa,
sans pouvoir y parvenir. On connaît d'autres cas non moins frappants.
Thuret a observé le même fait sur certains fucus marins. Gärtner a, en
outre, reconnu que cette différence dans la facilité avec laquelle les
croisements réciproques peuvent s'effectuer est, à un degré moins
prononcé, très générale. Il l'a même observée entre des formes très
voisines, telles que la Matthiola annua et la Matthiola glabra, que
beaucoup de botanistes considèrent comme des variétés. C'est encore un
fait remarquable que les hybrides provenant de croisements réciproques,
bien que constitués par les deux mêmes espèces – puisque chacune d'elles
a été successivement employée comme père et ensuite comme mère – bien
que différant rarement par leurs caractères extérieurs, diffèrent
généralement un peu et quelquefois beaucoup sous le rapport de la
fécondité.
On pourrait tirer des observations de Gärtner plusieurs autres règles
singulières ; ainsi, par exemple, quelques espèces ont une facilité
remarquable à se croiser avec d'autres ; certaines espèces d'un même genre
sont remarquables par l'énergie avec laquelle elles impriment leur
ressemblance à leur descendance hybride ; mais ces deux aptitudes ne vont
pas nécessairement ensemble. Certains hybrides, au lieu de présenter des
caractères intermédiaires entre leurs parents, comme il arrive d'ordinaire,
ressemblent toujours beaucoup plus à l'un d'eux ; bien que ces hybrides
ressemblent extérieurement de façon presque absolue à une des espèces
parentes pures, ils sont en général, et à de rares exceptions près,
extrêmement stériles. De même, parmi les hybrides qui ont une
conformation habituellement intermédiaire entre leurs parents, on
rencontre parfois quelques individus exceptionnels qui ressemblent
presque complètement à l'un de leurs ascendants purs ; ces hybrides sont
presque toujours absolument stériles, même lorsque d'autres sujets
provenant de graines tirées de la même capsule sont très féconds. Ces faits
prouvent combien la fécondité d'un hybride dépend peu de sa ressemblance
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 348
extérieure avec l'une ou l'autre de ses formes parentes pures.
D'après les règles précédentes, qui régissent la fécondité des premiers
croisements et des hybrides, nous voyons que, lorsque l'on croise des
formes qu'on peut regarder comme des espèces bien distinctes, leur
fécondité présente tous les degrés depuis zéro jusqu'à une fécondité
parfaite, laquelle peut même, dans certaines conditions, être poussée à
l'extrême ; que cette fécondité, outre qu'elle est facilement affectée par
l'état favorable ou défavorable des conditions extérieures, est variable en
vertu de prédispositions innées ; que cette fécondité n'est pas toujours
égale en degré, dans le premier croisement et dans les hybrides qui
proviennent de ce croisement ; que la fécondité des hybrides n'est pas non
plus en rapport avec le degré de ressemblance extérieure qu'ils peuvent
avoir avec l'une ou l'autre de leurs formes parentes ; et, enfin, que la
facilité avec laquelle un premier croisement entre deux espèces peut être
effectué ne dépend pas toujours de leurs affinités systématiques, ou du
degré de ressemblance qu'il peut y avoir entre elles. La réalité de cette
assertion est démontrée par la différence des résultats que donnent les
croisements réciproques entre les deux mêmes espèces, car, selon que l'une
des deux est employée comme père ou comme mère, il y a ordinairement
quelque différence, et parfois une différence considérable, dans la facilité
qu'on trouve à effectuer le croisement. En outre, les hybrides provenant de
croisements réciproques diffèrent souvent en fécondité.
Ces lois singulières et complexes indiquent−elles que les croisements entre
espèces ont été frappés de stérilité uniquement pour que les formes
organiques ne puissent pas se confondre dans la nature ? Je ne le crois pas.
Pourquoi, en effet, la stérilité serait elle si variable, quant au degré, suivant
les espèces qui se croisent, puisque nous devons supposer qu'il est
également important pour toutes d'éviter le mélange et la confusion ?
Pourquoi le degré de stérilité serait−il variable en vertu de prédispositions
innées chez divers individus de la même espèce ? Pourquoi des espèces qui
se croisent avec la plus grande facilité produisent−elles des hybrides très
stériles, tandis que d'autres, dont les croisements sont très difficiles à
réaliser, produisent des hybrides assez féconds ? Pourquoi cette différence
si fréquente et si considérable dans les résultats des croisements
réciproques opérés entre les deux mêmes espèces ? Pourquoi, pourrait−on
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 349
encore demander, la production des hybrides est−elle possible ? Accorder
à l'espèce la propriété spéciale de produire des hybrides, pour arrêter
ensuite leur propagation ultérieure par divers degrés de stérilité, qui ne sont
pas rigoureusement en rapport avec la facilité qu'ont leurs parents à se
croiser, semble un étrange arrangement.
D'autre part, les faits et les règles qui précèdent me paraissent nettement
indiquer que la stérilité, tant des premiers croisements que des hybrides,
est simplement une conséquence dépendant de différences inconnues qui
affectent le système reproducteur. Ces différences sont d'une nature si
particulière et si bien déterminée, que, dans les croisements réciproques
entre deux espèces, l'élément mâle de l'une est souvent apte à exercer
facilement son action ordinaire sur l'élément femelle de l'autre, sans que
l'inverse puisse avoir lieu. Un exemple fera mieux comprendre ce que
j'entends en disant que la stérilité est une conséquence d'autres différences,
et n'est pas une propriété dont les espèces ont été spécialement douées.
L'aptitude que possèdent certaines plantes à pouvoir être greffées sur
d'autres est sans aucune importance pour leur prospérité à l'état de nature ;
personne, je présume, ne supposera donc qu'elle leur ait été donnée comme
une propriété spéciale, mais chacun admettra qu'elle est une conséquence
de certaines différences dans les lois de la croissance des deux plantes.
Nous pouvons quelquefois comprendre que tel arbre ne peut se greffer sur
un autre, en raison de différences dans la rapidité de la croissance, dans la
dureté du bois, dans l'époque du flux de la sève, ou dans la nature de
celle−ci, etc. ; mais il est une foule de cas où nous ne saurions assigner une
cause quelconque. Une grande diversité dans la taille de deux plantes, le
fait que l'une est ligneuse, l'autre herbacée, que l'une est à feuilles
caduques et l'autre à feuilles persistantes, l'adaptation même à différents
climats, n'empêchent pas toujours de les greffer l'une sur l'autre. Il en est
de même pour la greffe que pour l'hybridation ; l'aptitude est limitée par les
affinités systématiques, car on n'a jamais pu greffer l'un sur l'autre des
arbres appartenant à des familles absolument distinctes, tandis que, d'autre
part, on peut ordinairement, quoique pas invariablement, greffer facilement
les unes sur les autres des espèces voisines et les variétés d'une même
espèce. Mais, de même encore que dans l'hybridation, l'aptitude à la greffe
n'est point absolument en rapport avec l'affinité systématique, car on a pu
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 350
greffer les uns sur les autres des arbres appartenant à des genres différents
d'une même famille, tandis que l'opération n'a pu, dans certains cas, réussir
entre espèces du même genre. Ainsi, le poirier se greffe beaucoup plus
aisément sur le cognassier, qui est considéré comme un genre distinct, que
sur le pommier, qui appartient au même genre. Diverses variétés du poirier
se greffent même plus ou moins facilement sur le cognassier ; il en est de
même pour différentes variétés d'abricotier et de pêcher sur certaines
variétés de prunier.
De même que Gärtner a découvert des différences innées chez différents
individus de deux mêmes espèces sous le rapport du croisement, de même
Sageret croit que les différents individus de deux mêmes espèces ne se
prêtent pas également bien à la greffe. De même que, dans les croisements
réciproques, la facilité qu'on a à obtenir l'union est loin d'être égale chez
les deux sexes, de même l'union par la greffe est souvent fort inégale ;
ainsi, par exemple, on ne peut pas greffer le groseillier à maquereau sur le
groseillier à grappes, tandis que ce dernier prend, quoique avec difficulté,
sur le groseillier à maquereau. Nous avons vu que la stérilité chez les
hybrides, dont les organes reproducteurs sont dans un état imparfait,
constitue un cas très différent de la difficulté qu'on rencontre à unir deux
espèces pures qui ont ces mêmes organes en parfait état ; cependant, ces
deux cas distincts présentent un certain parallélisme. On observe quelque
chose d'analogue à l'égard de la greffe ; ainsi Thouin a constaté que trois
espèces de Robinia qui, sur leur propre tige, donnaient des graines en
abondance, et qui se laissaient greffer sans difficulté sur une autre espèce,
devenaient complètement stériles après la greffe. D'autre part, certaines
espèces de Sorbus, greffées sur une autre espèce, produisent deux fois
autant de fruits que sur leur propre tige. Ce fait rappelle ces cas singuliers
des Hippeastrum, des Passiflora etc., qui produisent plus de graines quand
on les féconde avec le pollen d'une espèce distincte que sous l'action de
leur propre pollen.
Nous voyons par là que, bien qu'il y ait une différence évidente et
fondamentale entre la simple adhérence de deux souches greffées l'une sur
l'autre et l'union des éléments mâle et femelle dans l'acte de la
reproduction, il existe un certain parallélisme entre les résultats de la greffe
et ceux du croisement entre des espèces distinctes. Or, de même que nous
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 351
devons considérer les lois complexes et curieuses qui régissent la facilité
avec laquelle les arbres peuvent être greffés les uns sur les autres, comme
une conséquence de différences inconnues de leur organisation végétative,
de même je crois que les lois, encore plus complexes, qui déterminent la
facilité avec laquelle les premiers croisements peuvent s'opérer, sont
également une conséquence de différences inconnues de leurs organes
reproducteurs. Dans les deux cas, ces différences sont jusqu'à un certain
point en rapport avec les affinités systématiques, terme qui comprend
toutes les similitudes et toutes les dissemblances qui existent entre tous les
êtres organisés. Les faits eux−mêmes n'impliquent nullement que la
difficulté plus ou moins grande qu'on trouve à greffer l'une sur l'autre ou à
croiser ensemble des espèces différentes soit une propriété ou un don
spécial ; bien que, dans les cas de croisements, cette difficulté soit aussi
importante pour la durée et la stabilité des formes spécifiques qu'elle est
insignifiante pour leur prospérité dans les cas de greffe.
De l'Origine des Espèces
LOIS QUI RÉGISSENT LA STÉRILITÉ DES P... 352
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ
DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES
HYBRIDES.
J'ai pensé, à une époque, et d'autres ont pensé comme moi, que la stérilité
des premiers croisements et celle des hybrides pouvait provenir de la
sélection naturelle, lente et continue, d'individus un peu moins féconds que
les autres ; ce défaut de fécondité, comme toutes les autres variations, se
serait produit chez certains individus d'une variété croisés avec d'autres
appartenant à des variétés différentes. En effet, il est évidemment
avantageux pour deux variétés ou espèces naissantes qu'elles ne puissent se
mélanger avec d'autres, de même qu'il est, indispensable que l'homme
maintienne séparées l'une de l'autre deux variétés qu'il cherche à produire
en même temps. En premier lieu, on peut remarquer que des espèces
habitant des régions distinctes restent stériles quand on les croise. Or, il n'a
pu évidemment y avoir aucun avantage à ce que des espèces séparées
deviennent ainsi mutuellement stériles, et, en conséquence, la sélection
naturelle n'a joué aucun rôle pour amener ce résultat ; on pourrait, il est
vrai, soutenir peut−être que, si une espèce devient stérile avec une espèce
habitant la même région, la stérilité avec d'autres est une conséquence
nécessaire. En second lieu, il est pour le moins aussi contraire à la théorie
de la sélection naturelle qu'à celle des créations spéciales de supposer que,
dans les croisements réciproques, l'élément mâle d'une forme ait été rendu
complètement impuissant sur une seconde, et que l'élément mâle de cette
seconde forme ait en même temps conservé l'aptitude à féconder la
première. Cet état particulier du système reproducteur ne pourrait, en effet,
être en aucune façon avantageux à l'une ou l'autre des deux espèces.
Au point de vue du rôle que la sélection a pu jouer pour produire la stérilité
mutuelle entre les espèces, la plus grande difficulté qu'on ait à surmonter
est l'existence de nombreuses gradations entre une fécondité à peine
diminuée et la stérilité. On peut admettre qu'il serait avantageux pour une
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 353
espèce naissante de devenir un peu moins féconde si elle se croise avec sa
forme parente ou avec une autre variété, parce qu'elle produirait ainsi
moins de descendants bâtards et dégénérés pouvant mélanger leur sang
avec la nouvelle espèce en voie de formation. Mais si l'on réfléchit aux
degrés successifs nécessaires pour que la sélection naturelle ait développé
ce commencement de stérilité et l'ait amené au point où il en est arrivé
chez la plupart des espèces ; pour qu'elle ait, en outre, rendu cette stérilité
universelle chez les formes qui ont été différenciées de manière à être
classées dans des genres et dans des familles distincts, la question se
complique considérablement. Après mûre réflexion, il me semble que la
sélection naturelle n'a pas pu produire ce résultat. Prenons deux espèces
quelconques qui, croisées l'une avec l'autre, ne produisent que des
descendants peu nombreux et stériles ; quelle cause pourrait, dans ce cas,
favoriser la persistance des individus qui, doués d'une stérilité mutuelle un
peu plus prononcée, s'approcheraient ainsi d'un degré vers la stérilité
absolue ? Cependant, si on fait intervenir la sélection naturelle, une
tendance de ce genre a dû incessamment se présenter chez beaucoup
d'espèces, car la plupart sont réciproquement complètement stériles. Nous
avons, dans le cas des insectes neutres, des raisons pour croire que la
sélection naturelle a lentement accumulé des modifications de
conformation et de fécondité, par suite des avantages indirects qui ont pu
en résulter pour la communauté dont ils font partie sur les autres
communautés de la même espèce. Mais, chez un animal qui ne vit pas en
société, une stérilité même légère accompagnant son croisement avec une
autre variété n'entraînerait aucun avantage, ni direct pour lui, ni indirect
pour les autres individus de la même variété, de nature à favoriser leur
conservation. Il serait d'ailleurs superflu de discuter cette question en
détail. Nous trouvons, en effet, chez les plantes, des preuves convaincantes
que la stérilité des espèces croisées dépend de quelque principe
indépendant de la sélection naturelle. Gärtner et Kölreuter ont prouvé que,
chez les genres comprenant beaucoup d'espèces, on peut établir une série
allant des espèces qui, croisées, produisent toujours moins de graines,
jusqu'à celles qui n'en produisent pas une seule, mais qui, cependant, sont
sensibles à l'action du pollen de certaines autres espèces, car le germe
grossit. Dans ce cas, il est évidemment impossible que les individus les
De l'Origine des Espèces
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 354
plus stériles, c'est−à−dire ceux qui ont déjà cessé de produire des graines,
fassent l'objet d'une sélection. La sélection naturelle n'a donc pu amener
cette stérilité absolue qui se traduit par un effet produit sur le germe seul.
Les lois qui régissent les différents degrés de stérilité sont si uniformes
dans le royaume animal et dans le royaume végétal, que, quelle que puisse
être la cause de la stérilité, nous pouvons conclure que cette cause est la
même ou presque la même dans tous les cas.
Examinons maintenant d'un peu plus près la nature probable des
différences qui déterminent la stérilité dans les premiers croisements et
dans ceux des hybrides. Dans les cas de premiers croisements, la plus ou
moins grande difficulté qu'on rencontre à opérer une union entre les
individus et à en obtenir des produits paraît dépendre de plusieurs causes
distinctes. Il doit y avoir parfois impossibilité à ce que l'élément mâle
atteigne l'ovule, comme, par exemple, chez une plante qui aurait un pistil
trop long pour que les tubes polliniques puissent atteindre l'ovaire. On a
aussi observé que, lorsqu'on place le pollen d'une espèce sur le stigmate
d'une espèce différente, les tubes polliniques, bien que projetés, ne
pénètrent pas à travers la surface du stigmate. L'élément mâle peut encore
atteindre l'élément femelle sans provoquer le développement de l'embryon,
cas qui semble s'être présenté dans quelques−unes des expériences faites
par Thuret sur les fucus. On ne saurait pas plus expliquer ces faits qu'on ne
saurait dire pourquoi certains arbres ne peuvent être greffés sur d'autres.
Enfin, un embryon peut se former et périr au commencement de son
développement. Cette dernière alternative n'a pas été l'objet de l'attention
qu'elle mérite, car, d'après des observations qui m'ont été communiquées
par M. Hewitt, qui a une grande expérience des croisements des faisans et
des poules, il paraît que la mort précoce de l'embryon est une des causes
les plus fréquentes de la stérilité des premiers croisements. M. Salter a
récemment examiné cinq cents œufs produits par divers croisements entre
trois espèces de Gallus et leurs hybrides, dont la plupart avaient été
fécondés. Dans la grande majorité de ces œufs fécondés, les embryons
s'étaient partiellement développés, puis avaient péri, ou bien ils étaient
presque arrivés à la maturité, mais les jeunes poulets n'avaient pas pu
briser la coquille de l'œuf. Quant aux poussins éclos, les cinq sixièmes
périrent dès les premiers jours ou les premières semaines, sans cause
De l'Origine des Espèces
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 355
apparente autre que l'incapacité de vivre ; de telle sorte que, sur les cinq
cents œufs, douze poussins seulement survécurent. Il paraît probable que la
mort précoce de l'embryon se produit aussi chez les plantes, car on sait que
les hybrides provenant d'espèces très distinctes sont quelquefois faibles et
rabougris, et périssent de bonne heure, fait dont Max Wichura a récemment
signalé quelques cas frappants chez les saules hybrides. Il est bon de
rappeler ici que, dans les cas de parthénogenèse, les embryons des œufs de
vers à soie qui n'ont pas été fécondés périssent après avoir, comme les
embryons résultant d'un croisement entre deux espèces distinctes, parcouru
les premières phases de leur évolution. Tant que j'ignorais ces faits, je
n'étais pas disposé à croire à la fréquence de la mort précoce des embryons
hybrides ; car ceux−ci, une fois nés, font généralement preuve de vigueur
et de longévité ; le mulet, par exemple. Mais les circonstances où se
trouvent les hybrides, avant et après leur naissance, sont bien différentes ;
ils sont généralement placés dans des conditions favorables d'existence,
lorsqu'ils naissent et vivent dans le pays natal de leurs deux ascendants.
Mais l'hybride ne participe qu'à une moitié de la nature et de la constitution
de sa mère ; aussi, tant qu'il est nourri dans le sein de celle−ci, ou qu'il
reste dans l'œuf et dans la graine, il se trouve dans des conditions qui,
jusqu'à un certain point, peuvent ne pas lui être entièrement favorables, et
qui peuvent déterminer sa mort dans les premiers temps de son
développement, d'autant plus que les êtres très jeunes sont éminemment
sensibles aux moindres conditions défavorables. Mais, après tout, il est
plus probable qu'il faut chercher la cause de ces morts fréquentes dans
quelque imperfection de l'acte primitif de la fécondation, qui affecte le
développement normal et parfait de l'embryon, plutôt que dans les
conditions auxquelles il peut se trouver exposé plus tard.
À l'égard de la stérilité des hybrides chez lesquels les éléments sexuels ne
sont qu'imparfaitement développés, le cas est quelque peu différent. J'ai
plus d'une fois fait allusion à un ensemble de faits que j'ai recueillis,
prouvant que, lorsque l'on place les animaux et les plantes en dehors de
leurs conditions naturelles, leur système reproducteur en est très
fréquemment et très gravement affecté. C'est là ce qui constitue le grand
obstacle à la domestication des animaux. Il y a de nombreuses analogies
entre la stérilité ainsi provoquée et celle des hybrides. Dans les deux cas, la
De l'Origine des Espèces
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 356
stérilité ne dépend pas de la santé générale, qui est, au contraire,
excellente, et qui se traduit souvent par un excès de taille et une
exubérance remarquable. Dans les deux cas, la stérilité varie quant au
degré ; dans les deux cas, c'est l'élément mâle qui est le plus promptement
affecté, quoique quelquefois l'élément femelle le soit plus profondément
que le mâle. Dans les deux cas, la tendance est jusqu'à un certain point en
rapport avec les affinités systématiques, car des groupes entiers d'animaux
et de plantes deviennent impuissants à reproduire quand ils sont placés
dans les mêmes conditions artificielles, de même que des groupes entiers
d'espèces tendent à produire des hybrides stériles. D'autre part, il peut
arriver qu'une seule espèce de tout un groupe résiste à de grands
changements de conditions sans que sa fécondité en soit diminuée, de
même que certaines espèces d'un groupe produisent des hybrides d'une
fécondité extraordinaire. On ne peut jamais prédire avant l'expérience si tel
animal se reproduira en captivité, ou si telle plante exotique donnera des
graines une fois soumise à la culture ; de même qu'on ne peut savoir, avant
l'expérience, si deux espèces d'un genre produiront des hybrides plus ou
moins stériles. Enfin, les êtres organisés soumis, pendant plusieurs
générations, à des conditions nouvelles d'existence, sont extrêmement
sujets à varier ; fait qui paraît tenir en partie à ce que leur système
reproducteur a été affecté, bien qu'à un moindre degré que lorsque la
stérilité en résulte. Il en est de même pour les hybrides dont les
descendants, pendant le cours des générations successives, sont, comme
tous les observateurs l'ont remarqué, très sujets à varier.
Nous voyons donc que le système reproducteur, indépendamment de l'état
général de la santé, est affecté d'une manière très analogue lorsque les êtres
organisés sont placés dans des conditions nouvelles et artificielles, et
lorsque les hybrides sont produits par un croisement artificiel entre deux
espèces. Dans le premier cas, les conditions d'existence ont été troublées,
bien que le changement soit souvent trop léger pour que nous puissions
l'apprécier ; dans le second, celui des hybrides, les conditions extérieures
sont restées les mêmes, mais l'organisation est troublée par le mélange en
une seule de deux conformations et de deux structures différentes, y
compris, bien entendu, le système reproducteur. Il est, en effet, à peine
possible que deux organismes puissent se confondre en un seul sans qu'il
De l'Origine des Espèces
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 357
en résulte quelque perturbation dans le développement, dans l'action
périodique, ou dans les relations mutuelles des divers organes les uns par
rapport aux autres ou par rapport aux conditions de la vie. Quand les
hybrides peuvent se reproduire inter se, ils transmettent de génération en
génération à leurs descendants la même organisation mixte, et nous ne
devons pas dès lors nous étonner que leur stérilité, bien que variable à
quelque degré, ne diminue pas ; elle est même sujette à augmenter, fait qui,
ainsi que nous l'avons déjà expliqué, est généralement le résultat d'une
reproduction consanguine trop rapprochée. L'opinion que la stérilité des
hybrides est causée par la fusion en une seule de deux constitutions
différentes a été récemment vigoureusement soutenue par Max Wichura.
Il faut cependant reconnaître que ni cette théorie, ni aucune autre,
n'explique quelques faits relatifs à la stérilité des hybrides, tels, par
exemple, que la fécondité inégale des hybrides issus de croisements
réciproques, ou la plus grande stérilité des hybrides qui, occasionnellement
et exceptionnellement, ressemblent beaucoup à l'un ou à l'autre de leurs
parents. Je ne prétends pas dire, d'ailleurs, que les remarques précédentes
aillent jusqu'au fond de la question ; nous ne pouvons, en effet, expliquer
pourquoi un organisme placé dans des conditions artificielles devient
stérile. Tout ce que j'ai essayé de démontrer, c'est que, dans les deux cas,
analogues sous certains rapports, la stérilité est un résultat commun d'une
perturbation des conditions d'existence dans l'un, et, dans l'autre, d'un
trouble apporté dans l'organisation et la constitution par la fusion de deux
organismes en un seul. Un parallélisme analogue paraît exister dans un
ordre de faits voisins, bien que très différents. Il est une ancienne croyance
très répandue, et qui repose sur un ensemble considérable de preuves, c'est
que de légers changements dans les conditions d'existence sont avantageux
pour tous les êtres vivants. Nous en voyons l'application dans l'habitude
qu'ont les fermiers et les jardiniers de faire passer fréquemment leurs
graines, leurs tubercules, etc., d'un sol ou d'un climat à un autre, et
réciproquement. Le moindre changement dans les conditions d'existence
exerce toujours un excellent effet sur les animaux en convalescence. De
même, aussi bien chez les animaux que chez les plantes, il est évident
qu'un croisement entre deux individus d'une même espèce, différant un peu
l'un de l'autre, donne une grande vigueur et une grande fécondité à la
De l'Origine des Espèces
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 358
postérité qui en provient ; l'accouplement entre individus très proches
parents, continué pendant plusieurs générations, surtout lorsqu'on les
maintient dans les mêmes conditions d'existence, entraîne presque toujours
l'affaiblissement et la stérilité des descendants.
Il semble donc que, d'une part, de légers changements dans les conditions
d'existence sont avantageux à tous les êtres organisés, et que, d'autre part,
de légers croisements, c'est−à−dire des croisements entre mâles et femelles
d'une même espèce, qui ont été placés dans des conditions d'existence un
peu différentes ou qui ont légèrement varié, ajoutent à la vigueur et à la
fécondité des produits. Mais, comme nous l'avons vu, les êtres organisés à
l'état de nature, habitués depuis longtemps à certaines conditions
uniformes, tendent à devenir plus ou moins stériles quand ils sont soumis à
un changement considérable de ces conditions, quand ils sont réduits en
captivité, par exemple ; nous savons, en outre, que des croisements entre
mâles et femelles très éloignés, c'est−à−dire spécifiquement différents,
produisent généralement des hybrides plus ou moins stériles. Je suis
convaincu que ce double parallélisme n'est ni accidentel ni illusoire.
Quiconque pourra expliquer pourquoi, lorsqu'ils sont soumis à une
captivité partielle dans leur pays natal, l'éléphant et une foule d'autres
animaux sont incapables de se reproduire, pourra expliquer aussi la cause
première de la stérilité si ordinaire des hybrides. Il pourra expliquer, en
même temps, comment il se fait que quelques−unes de nos races
domestiques, souvent soumises à des conditions nouvelles et différentes,
restent tout à fait fécondes, bien que descendant d'espèces distinctes qui,
croisées dans le principe, auraient été probablement tout à fait stériles. Ces
deux séries de faits parallèles semblent rattachées l'une à l'autre par
quelque lien inconnu, essentiellement en rapport avec le principe même de
la vie. Ce principe, selon M. Herbert Spencer, est que la vie consiste en
une action et une réaction incessantes de forces diverses, ou qu'elle en
dépend ; ces forces, comme il arrive toujours dans la nature, tendent
partout à se faire équilibre, mais dès que, par une cause quelconque, cette
tendance à l'équilibre est légèrement troublée, les forces vitales gagnent en
énergie.
De l'Origine des Espèces
ORIGINE ET CAUSES DE LA STÉRILITÉ DES... 359
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME
RÉCIPROQUES.
Nous allons discuter brièvement ce sujet, qui jette quelque lumière sur les
phénomènes de l'hybridité. Plusieurs plantes appartenant à des ordres
distincts présentent deux formes à peu près égales en nombre, et ne
différant sous aucun rapport, les organes de reproduction exceptés. Une
des formes a un long pistil et les étamines courtes ; l'autre, un pistil court
avec de longues étamines ; les grains de pollen sont de grosseur différente
chez les deux. Chez les plantes trimorphes, il y a trois formes, qui diffèrent
également par la longueur des pistils et des étamines, par la grosseur et la
couleur des grains de pollen, et sous quelques autres rapports. Dans
chacune des trois formes on trouve deux systèmes d'étamines, il y a donc
en tout six systèmes d'étamines et trois sortes de pistils. Ces organes ont,
entre eux, des longueurs proportionnelles telles que la moitié des étamines,
dans deux de ces formes, se trouvent au niveau du stigmate de la troisième.
J'ai démontré, et mes conclusions ont été confirmées par d'autres
observateurs, que, pour que ces plantes soient parfaitement fécondes, il
faut féconder le stigmate d'une forme avec du pollen pris sur les étamines
de hauteur correspondante dans l'autre forme. De telle sorte que, chez les
espèces dimorphes, il y a deux unions que nous appellerons unions
légitimes, qui sont très fécondes, et deux unions que nous qualifierons
d'illégitimes, qui sont plus ou moins stériles. Chez les espèces trimorphes,
six unions sont légitimes ou complètement fécondes, et douze sont
illégitimes ou plus ou moins stériles. La stérilité que l'on peut observer
chez diverses plantes dimorphes et trimorphes, lorsqu'elles sont
illégitimement fécondées – c'est−à−dire par du pollen provenant
d'étamines dont la hauteur ne correspond pas avec celle du pistil – est
variable quant au degré, et peut aller jusqu'à la stérilité absolue,
exactement comme dans les croisements entre des espèces distinctes. De
même aussi, dans ces mêmes cas, le degré de stérilité des plantes soumises
à une union illégitime dépend essentiellement d'un état plus ou moins
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RÉCIPROQUES. 360
favorable des conditions extérieures. On sait que si, après avoir placé sur le
stigmate d'une fleur du pollen d'une espèce distincte, on y place ensuite,
même après un long délai, du pollen de l'espèce elle−même, ce dernier a
une action si prépondérante, qu'il annule les effets du pollen étranger. Il en
est de même du pollen des diverses formes de la même espèce, car, lorsque
les deux pollens, légitime et illégitime, sont déposés sur le même stigmate,
le premier l'emporte sur le second. J'ai vérifié ce fait en fécondant plusieurs
fleurs, d'abord avec du pollen illégitime, puis, vingt−quatre heures après,
avec du pollen légitime pris sur une variété d'une couleur particulière, et
toutes les plantes produites présentèrent la même coloration ; ce qui prouve
que, bien qu'appliqué vingt−quatre heures après l'autre, le pollen légitime a
entièrement détruit l'action du pollen illégitime antérieurement employé,
ou empêche même cette action. En outre, lorsqu'on opère des croisements
réciproques entre deux espèces, on obtient quelquefois des résultats très
différents ; il en est de même pour les plantes trimorphes. Par exemple, la
forme à style moyen du Lythrum salicaria, fécondée illégitimement, avec
la plus grande facilité, par du pollen pris sur les longues étamines de la
forme à styles courts, produisit beaucoup de graines ; mais cette dernière
forme, fécondée par du pollen pris sur les longues étamines de la forme à
style moyen, ne produisit pas une seule graine.
Sous ces divers rapports et sous d'autres encore, les formes d'une même
espèce, illégitimement unies, se comportent exactement de la même
manière que le font deux espèces distinctes croisées. Ceci me conduisit à
observer, pendant quatre ans, un grand nombre de plantes provenant de
plusieurs unions illégitimes. Le résultat principal de ces observations est
que ces plantes illégitimes, comme on peut les appeler, ne sont pas
parfaitement fécondes. On peut faire produire aux espèces dimorphes des
plantes illégitimes à style long et à style court, et aux plantes trimorphes
les trois formes illégitimes ; on peut ensuite unir ces dernières entre elles
légitimement. Cela fait, il n'y a aucune raison apparente pour qu'elles ne
produisent pas autant de graines que leurs parents légitimement fécondés.
Mais il n'en est rien. Elles sont toutes plus ou moins stériles ;
quelques−unes le sont même assez absolument et assez incurablement pour
n'avoir produit, pendant le cours de quatre saisons, ni une capsule ni une
graine. On peut rigoureusement comparer la stérilité de ces plantes
De l'Origine des Espèces
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RÉCIPROQUES. 361
illégitimes, unies ensuite d'une manière légitime, à celle des hybrides
croisés inter se. Lorsque, d'autre part, on recroise un hybride avec l'une ou
l'autre des espèces parentes pures, la stérilité diminue ; il en est de même
lorsqu'on féconde une plante illégitime avec une légitime. De même encore
que la stérilité des hybrides ne correspond pas à la difficulté d'opérer un
premier croisement entre les deux espèces parentes, de même la stérilité de
certaines plantes illégitimes peut être très prononcée, tandis que celle de
l'union dont elles dérivent n'a rien d'excessif. Le degré de stérilité des
hybrides nés de la graine d'une même capsule est variable d'une manière
innée ; le même fait est fortement marqué chez les plantes illégitimes.
Enfin, un grand nombre d'hybrides produisent des fleurs en abondance et
avec persistance, tandis que d'autres, plus stériles, n'en donnent que peu, et
restent faibles et rabougris ; chez les descendants illégitimes des plantes
dimorphes et trimorphes on remarque des faits tout à fait analogues.
Il y a donc, en somme, une grande identité entre les caractères et la
manière d'être des plantes illégitimes et des hybrides. Il ne serait pas
exagéré d'admettre que les premières sont des hybrides produits dans les
limites de la même espèce par l'union impropre de certaines formes, tandis
que les hybrides ordinaires sont le résultat d'une union impropre entre de
prétendues espèces distinctes. Nous avons aussi déjà vu qu'il y a, sous tous
les rapports, la plus grande analogie entre les premières unions illégitimes
et les premiers croisements entre espèces distinctes. C'est ce qu'un exemple
fera mieux comprendre. Supposons qu'un botaniste trouve deux variétés
bien marquées (on peut en trouver) de la forme à long style du Lythrum
salicaria trimorphe, et qu'il essaye de déterminer leur distinction spécifique
en les croisant. Il trouverait qu'elles ne donnent qu'un cinquième de la
quantité normale de graines, et que, sous tous les rapports, elles se
comportent comme deux espèces distinctes. Mais, pour mieux s'en assurer,
il sèmerait ces graines supposées hybrides, et n'obtiendrait que quelques
pauvres plantes rabougries, entièrement stériles, et se comportant, sous
tous les rapports, comme des hybrides ordinaires. Il serait alors en droit
d'affirmer, d'après les idées reçues, qu'il a réellement fourni la preuve que
ces deux variétés sont des espèces aussi tranchées que possible ; cependant
il se serait absolument trompé.
Les faits que nous venons d'indiquer chez les plantes dimorphes et
De l'Origine des Espèces
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RÉCIPROQUES. 362
trimorphes sont importants en ce qu'ils prouvent, d'abord, que le fait
physiologique de la fécondité amoindrie, tant dans les premiers
croisements que chez les hybrides, n'est point une preuve certaine de
distinction spécifique ; secondement, parce que nous pouvons conclure
qu'il doit exister quelque lien inconnu qui rattache la stérilité des unions
illégitimes à celle de leur descendance illégitime, et que nous pouvons
étendre la même conclusion aux premiers croisements et aux hybrides ;
troisièmement, et ceci me paraît particulièrement important, parce que
nous voyons qu'il peut exister deux ou trois formes de la même espèce, ne
différant sous aucun rapport de structure ou de constitution relativement
aux conditions extérieures, et qui, cependant, peuvent rester stériles
lorsqu'elles s'unissent de certaines manières. Nous devons nous rappeler,
en effet, que l'union des éléments sexuels d'individus ayant la même forme,
par exemple l'union de deux individus à long style, reste stérile, alors que
l'union des éléments sexuels propres à deux formes distinctes est
parfaitement féconde. Cela paraît, à première vue, exactement le contraire
de ce qui a lieu dans les unions ordinaires entre les individus de la même
espèce et dans les croisements entre des espèces distinctes. Toutefois, il est
douteux qu'il en soit réellement ainsi ; mais je ne m'étendrai pas davantage
sur cet obscur sujet.
En résumé, l'étude des plantes dimorphes et trimorphes semble nous
autoriser à conclure que la stérilité des espèces distinctes croisées, ainsi
que celle de leurs produits hybrides, dépend exclusivement de la nature de
leurs éléments sexuels, et non d'une différence quelconque de leur
structure et leur constitution générale. Nous sommes également conduits à
la même conclusion par l'étude des croisements réciproques, dans lesquels
le mâle d'une espèce ne peut pas s'unir ou ne s'unit que très difficilement à
la femelle d'une seconde espèce, tandis que l'union inverse peut s'opérer
avec la plus grande facilité. Gärtner, cet excellent observateur, est
également arrivé à cette même conclusion, que la stérilité des espèces
croisées est due à des différences restreintes à leur système reproducteur.
De l'Origine des Espèces
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RÉCIPROQUES. 363
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES
ET DE LEURS DESCENDANTS MÉTIS
N'EST PAS UNIVERSELLE.
On pourrait alléguer, comme argument écrasant, qu'il doit exister quelque
distinction essentielle entre les espèces et les variétés, puisque ces
dernières, quelque différentes qu'elles puissent être par leur apparence
extérieure, se croisent avec facilité et produisent des descendants
absolument féconds. J'admets complètement que telle est la règle
générale ; il y a toutefois quelques exceptions que je vais signaler. Mais la
question est hérissée de difficultés, car, en ce qui concerne les variétés
naturelles, si on découvre entre deux formes, jusqu'alors considérées
comme des variétés, la moindre stérilité à la suite de leur croisement, elles
sont aussitôt classées comme espèces par la plupart des naturalistes. Ainsi,
presque tous les botanistes regardent le mouron bleu et le mouron rouge
comme deux variétés ; mais Gärtner, lorsqu'il les a croisés, les ayant
trouvés complètement stériles, les a en conséquence considérés comme
deux espèces distinctes. Si nous tournons ainsi dans un cercle vicieux, il
est certain que nous devons admettre la fécondité de toutes les variétés
produites à l'état de nature.
Si nous passons aux variétés qui se sont produites, ou qu'on suppose s'être
produites à l'état domestique, nous trouvons encore matière à quelque
doute. Car, lorsqu'on constate, par exemple, que certains chiens
domestiques indigènes de l'Amérique du Sud ne se croisent pas facilement
avec les chiens européens, l'explication qui se présente à chacun, et
probablement la vraie, est que ces chiens descendent d'espèces
primitivement distinctes. Néanmoins, la fécondité parfaite de tant de
variétés domestiques, si profondément différentes les unes des autres en
apparence, telles, par exemple, que les variétés du pigeon ou celles du
chou, est un fait réellement remarquable, surtout si nous songeons à la
quantité d'espèces qui, tout en se ressemblant de très près, sont
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES ET... 364
complètement stériles lorsqu'on les entrecroise. Plusieurs considérations,
toutefois, suffisent à expliquer la fécondité des variétés domestiques. On
peut observer tout d'abord que l'étendue des différences externes entre
deux espèces n'est pas un indice sûr de leur degré de stérilité mutuelle, de
telle sorte que des différences analogues ne seraient pas davantage un
indice sûr dans le cas des variétés. Il est certain que, pour les espèces, c'est
dans des différences de constitution sexuelle qu'il faut exclusivement en
chercher la cause. Or, les conditions changeantes auxquelles les animaux
domestiques et les plantes cultivées ont été soumis ont eu si peu de
tendance à agir sur le système reproducteur pour le modifier dans le sens
de la stérilité mutuelle, que nous avons tout lieu d'admettre comme vraie la
doctrine toute contraire de Pallas, c'est−à−dire que ces conditions ont
généralement pour effet d'éliminer la tendance à la stérilité ; de sorte que
les descendants domestiques d'espèces qui, croisées à l'état de nature, se
fussent montrées stériles dans une certaine mesure, finissent par devenir
tout à fait fécondes les unes avec les autres. Quant aux plantes, la culture,
bien loin de déterminer, chez les espèces distinctes, une tendance à la
stérilité, a, au contraire, comme le prouvent plusieurs cas bien constatés,
que j'ai déjà cités, exercé une influence toute contraire, au point que
certaines plantes, qui ne peuvent plus se féconder elles−mêmes, ont
conservé l'aptitude de féconder d'autres espèces ou d'être fécondées par
elles. Si on admet la doctrine de Pallas sur l'élimination de la stérilité par
une domestication prolongée, et il n'est guère possible de la repousser, il
devient extrêmement improbable que les mêmes circonstances longtemps
continuées puissent déterminer cette même tendance ; bien que, dans
certains cas, et chez des espèces douées d'une constitution particulière, la
stérilité puisse avoir été le résultat de ces mêmes causes. Ceci, je le crois,
nous explique pourquoi il ne s'est pas produit, chez les animaux
domestiques, des variétés mutuellement stériles, et pourquoi, chez les
plantes cultivées, on n'en a observé que certains cas, que nous signalerons
un peu plus loin.
La véritable difficulté à résoudre dans la question qui nous occupe n'est
pas, selon moi, d'expliquer comment il se fait que les variétés domestiques
croisées ne sont pas devenues réciproquement stériles, mais, plutôt,
comment il se fait que cette stérilité soit générale chez les variétés
De l'Origine des Espèces
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES ET... 365
naturelles, aussitôt qu'elles ont été suffisamment modifiées de façon
permanente pour prendre rang d'espèces. Notre profonde ignorance, à
l'égard de l'action normale ou anormale du système reproducteur, nous
empêche de comprendre la cause précise de ce phénomène. Toutefois,
nous pouvons supposer que, par suite de la lutte pour l'existence qu'elles
ont à soutenir contre de nombreux concurrents, les espèces sauvages ont dû
être soumises pendant de longues périodes à des conditions plus uniformes
que ne l'ont été les variétés domestiques ; circonstance qui a pu modifier
considérablement le résultat définitif. Nous savons, en effet, que les
animaux et les plantes sauvages, enlevés à leurs conditions naturelles et
réduits en captivité, deviennent ordinairement stériles ; or, les organes
reproducteurs, qui ont toujours vécu dans des conditions naturelles,
doivent probablement aussi être extrêmement sensibles à l'influence d'un
croisement artificiel. On pouvait s'attendre, d'autre part, à ce que les
produits domestiques qui, ainsi que le prouve le fait même de leur
domestication, n'ont pas dû être, dans le principe, très sensibles à des
changements des conditions d'existence, et qui résistent actuellement
encore, sans préjudice pour leur fécondité, à des modifications répétées de
ces mêmes conditions, dussent produire des variétés moins susceptibles
d'avoir le système reproducteur affecté par un acte de croisement avec
d'autres variétés de provenance analogue.
J'ai parlé jusqu'ici comme si les variétés d'une même espèce étaient
invariablement fécondes lorsqu'on les croise. On ne peut cependant pas
contester l'existence d'une légère stérilité dans certains cas que je vais
brièvement passer en revue. Les preuves sont tout aussi concluantes que
celles qui nous font admettre la stérilité chez une foule d'espèces ; elles
nous sont d'ailleurs fournies par nos adversaires, pour lesquels, dans tous
les autres cas, la fécondité et la stérilité sont les plus sûrs indices des
différences de valeur spécifique. Gärtner a élevé l'une après l'autre, dans
son jardin, pendant plusieurs années, une variété naine d'un maïs à gains
jaunes, et une variété de grande taille à grains rouges ; or, bien que ces
plantes aient des sexes séparés, elle ne se croisèrent jamais naturellement.
Il féconda alors treize fleurs d'une de ces variétés avec du pollen de l'autre,
et n'obtint qu'un seul épi portant des graines au nombre de cinq seulement.
Les sexes étant distincts, aucune manipulation de nature préjudiciable à la
De l'Origine des Espèces
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES ET... 366
plante n'a pu intervenir. Personne, je le crois, n'a cependant prétendu que
ces variétés de maïs fussent des espèces distinctes ; il est essentiel d'ajouter
que les plantes hybrides provenant des cinq graines obtenues furent
elles−mêmes si complètement fécondes, que Gärtner lui−même n'osa pas
considérer les deux variétés comme des espèces distinctes.
Girou de Buzareingues a croisé trois variétés de courges qui, comme le
maïs, ont des sexes séparés ; il assure que leur fécondation réciproque est
d'autant plus difficile que leurs différences sont plus prononcées. Je ne sais
pas quelle valeur on peut attribuer à ces expériences ; mais Sageret, qui fait
reposer sa classification principalement sur la fécondité ou sur la stérilité
des croisements, considère les formes sur lesquelles a porté cette
expérience comme des variétés, conclusion à laquelle Naudin est
également arrivé. Le fait suivant est encore bien plus remarquable ; il
semble tout d'abord incroyable, mais il résulte d'un nombre immense
d'essais continués pendant plusieurs années sur neuf espèces de verbascum,
par Gärtner, l'excellent observateur, dont le témoignage a d'autant plus de
poids qu'il émane d'un adversaire. Gärtner donc a constaté que, lorsqu'on
croise les variétés blanches et jaunes, on obtient moins de graines que
lorsqu'on féconde ces variétés avec le pollen des variétés de même couleur.
Il affirme en outre que, lorsqu'on croise les variétés jaunes et blanches
d'une espèce avec les variétés jaunes et blanches d'une espèce distincte, les
croisements opérés entre fleurs de couleur semblable produisent plus de
graines que ceux faits entre fleurs de couleur différente. M. Scott a aussi
entrepris des expériences, sur les espèces et les variétés de verbascum, et,
bien qu'il n'ait pas pu confirmer les résultats de Gärtner sur les croisements
entre espèces distinctes, il a trouvé que les variétés dissemblablement
colorées d'une même espèce croisées ensemble donnent moins de graines,
dans la proportion de 86 pour 100, que les variétés de même couleur
fécondées l'une par l'autre. Ces variétés ne diffèrent cependant que sous le
rapport de la couleur de la fleur, et quelquefois une variété s'obtient de la
graine d'une autre.
Kölreuter, dont tous les observateurs subséquents ont confirmé
l'exactitude, a établi le fait remarquable qu'une des variétés du tabac
ordinaire est bien plus féconde que les autres, en cas de croisement avec
une autre espèce très distincte. Il fit porter ses expériences sur cinq formes,
De l'Origine des Espèces
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES ET... 367
considérées ordinairement comme des variétés, qu'il soumit à l'épreuve du
croisement réciproque ; les hybrides provenant de ces croisements furent
parfaitement féconds. Toutefois, sur cinq variétés, une seule, employée soit
comme élément mâle, soit comme élément femelle, et croisée avec la
Nicotiana glutinosa, produisit toujours des hybrides moins stériles que
ceux provenant du croisement des quatre autres variétés avec la même
Nicotiana glutinosa. Le système reproducteur de cette variété particulière a
donc dû être modifié de quelque manière et en quelque degré.
Ces faits prouvent que les variétés croisées ne sont pas toujours
parfaitement fécondes. La grande difficulté de faire la preuve de la stérilité
des variétés à l'état de nature – car toute variété supposée, reconnue
comme stérile à quelque degré que ce soit, serait aussitôt considérée
comme constituant une espèce distincte ; – le fait que l'homme ne s'occupe
que des caractères extérieurs chez ses variétés domestiques, lesquelles
n'ont pas été d'ailleurs exposées pendant longtemps à des conditions
uniformes, – sont autant de considérations qui nous autorisent à conclure
que la fécondité ne constitue pas une distinction fondamentale entre les
espèces et les variétés. La stérilité générale qui accompagne le croisement
des espèces peut être considérée non comme une acquisition ou comme
une propriété spéciale, mais comme une conséquence de changements, de
nature inconnue, qui ont affecté les éléments sexuels.
De l'Origine des Espèces
LA FÉCONDITE DES VARIÉTÉS CROISÉES ET... 368
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET
LES MÉTIS, INDÉPENDAMMENT DE LEUR
FÉCONDITÉ.
On peut, la question de fécondité mise à part, comparer entre eux, sous
divers autres rapports, les descendants de croisements entre espèces avec
ceux de croisements entre variétés. Gärtner, quelque désireux qu'il fût de
tirer une ligne de démarcation bien tranchée entre les espèces et les
variétés, n'a pu trouver que des différences peu nombreuses, et qui, selon
moi, sont bien insignifiantes, entre les descendants dits hybrides des
espèces et les descendants dits métis des variétés. D'autre part, ces deux
classes d'individus se ressemblent de très près sous plusieurs rapports
importants.
Examinons rapidement ce point. La distinction la plus importante est que,
dans la première génération, les métis sont plus variables que les hybrides ;
toutefois, Gärtner admet que les hybrides d'espèces soumises depuis
longtemps à la culture sont souvent variables dans la première génération,
fait dont j'ai pu moi−même observer de frappants exemples. Gärtner
admet, en outre, que les hybrides entre espèces très voisines sont plus
variables que ceux provenant de croisements entre espèces très distinctes ;
ce qui prouve que les différences dans le degré de variabilité tendent à
diminuer graduellement. Lorsqu'on propage, pendant plusieurs
générations, les métis ou les hybrides les plus féconds, on constate dans
leur postérité une variabilité excessive ; on pourrait, cependant, citer
quelques exemples d'hybrides et de métis qui ont conservé pendant
longtemps un caractère uniforme. Toutefois, pendant les générations
successives, les métis paraissent être plus variables que les hybrides.
Cette variabilité plus grande chez les métis que chez les hybrides n'a rien
d'étonnant. Les parents des métis sont, en effet, des variétés, et, pour la
plupart, des variétés domestiques (on n'a entrepris que fort peu
d'expériences sur les variétés naturelles), ce qui implique une variabilité
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES... 369
récente, qui doit se continuer et s'ajouter à celle que provoque déjà le fait
même du croisement. La légère variabilité qu'offrent les hybrides à la
première génération, comparée à ce qu'elle est dans les suivantes, constitue
un fait curieux et digne d'attention. Rien, en effet, ne confirme mieux
l'opinion que j'ai émise sur une des causes de la variabilité ordinaire,
c'est−à−dire que, vu l'excessive sensibilité du système reproducteur pour
tout changement apporté aux conditions d'existence, il cesse, dans ces
circonstances, de remplir ses fonctions d'une manière normale et de
produire une descendance identique de tous points à la forme parente. Or,
les hybrides, pendant la première génération, proviennent d'espèces (à
l'exception de celles, qui ont été depuis longtemps cultivées) dont le
système reproducteur n'a été en aucune manière affecté, et qui ne sont pas
variables ; le système reproducteur des hybrides est, au contraire,
supérieurement affecté, et leurs descendants sont par conséquent très
variables.
Pour en revenir à la comparaison des métis avec les hybrides, Gärtner
affirme que les métis sont, plus que les hybrides, sujets à faire retour à
l'une ou à l'autre des formes parentes ; mais, si le fait est vrai, il n'y a
certainement là qu'une différence de degré. Gärtner affirme expressément,
en outre, que les hybrides provenant de plantes depuis longtemps cultivées
sont plus sujets au retour que les hybrides provenant d'espèces naturelles,
ce qui explique probablement la différence singulière des résultats obtenus
par divers observateurs. Ainsi, Max Wichura doute que les hybrides
fassent jamais retour à leurs formes parentes, ses expériences ayant été
faites sur des saules sauvages ; tandis que Naudin, qui a surtout
expérimenté sur des plantes cultivées, insiste fortement sur la tendance
presque universelle qu'ont les hybrides à faire retour. Gärtner constate, en
outre, que, lorsqu'on croise avec une troisième espèce, deux espèces
d'ailleurs très voisines, les hybrides diffèrent considérablement les uns des
autres ; tandis que, si l'on croise deux variétés très distinctes d'une espèce
avec une autre espèce, les hybrides diffèrent peu. Toutefois, cette
conclusion est, autant que je puis le savoir, basée sur une seule
observation, et paraît être directement contraire aux résultats de plusieurs
expériences faites par Kölreuter.
Telles sont les seules différences, d'ailleurs peu importantes, que Gärtner
De l'Origine des Espèces
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES... 370
ait pu signaler entre les plantes hybrides et les plantes métisses. D'autre
part, d'après Gärtner, les mêmes lois s'appliquent au degré et à la nature de
la ressemblance qu'ont avec leurs parents respectifs, tant les métis que les
hybrides, et plus particulièrement les hybrides provenant d'espèces très
voisines. Dans les croisements de deux espèces, l'une d'elles est
quelquefois douée d'une puissance prédominante pour imprimer sa
ressemblance au produit hybride, et il en est de même, je pense, pour les
variétés des plantes. Chez les animaux, il est non moins certain qu'une
variété a souvent la même prépondérance sur une autre variété. Les plantes
hybrides provenant de croisements réciproques se ressemblent
généralement beaucoup, et il en est de même des plantes métisses résultant
d'un croisement de ce genre. Les hybrides, comme les métis, peuvent être
ramenés au type de l'un ou de l'autre parent, à la suite de croisements
répétés avec eux pendant plusieurs générations successives.
Ces diverses remarques s'appliquent probablement aussi aux animaux ;
mais la question se complique beaucoup dans ce cas, soit en raison de
l'existence de caractères sexuels secondaires, soit surtout parce que l'un des
sexes a une prédisposition beaucoup plus forte que l'autre à transmettre sa
ressemblance, que le croisement s'opère entre espèces ou qu'il ait lieu entre
variétés. Je crois, par exemple, que certains auteurs soutiennent avec raison
que l'âne exerce une action prépondérante sur le cheval, de sorte que le
mulet et le bardot tiennent plus du premier que du second. Cette
prépondérance est plus prononcée chez l'âne que chez l'ânesse, de sorte que
le mulet, produit d'un âne et d'une jument, tient plus de l'âne que le bardot,
qui est le produit d'une ânesse et d'un étalon.
Quelques auteurs ont beaucoup insisté sur le prétendu fait que les métis
seuls n'ont pas des caractères intermédiaires à ceux de leurs parents, mais
ressemblent beaucoup à l'un d'eux ; on peut démontrer qu'il en est
quelquefois de même chez les hybrides, mais moins fréquemment que chez
les métis, je l'avoue. D'après les renseignements que j'ai recueillis sur les
animaux croisés ressemblant de très près à un de leurs parents, j'ai toujours
vu que les ressemblances portent surtout sur des caractères de nature un
peu monstrueuse, et qui ont subitement apparu – tels que l'albinisme, le
mélanisme, le manque de queue ou de cornes, la présence de doigts ou
d'orteils supplémentaires – et nullement sur ceux qui ont été lentement
De l'Origine des Espèces
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES... 371
acquis par voie de sélection. La tendance au retour soudain vers le
caractère parfait de l'un ou de l'autre parent doit aussi se présenter plus
fréquemment chez les métis qui descendent de variétés souvent produites
subitement et ayant un caractère semi−monstrueux, que chez les hybrides,
qui proviennent d'espèces produites naturellement et lentement. En somme,
je suis d'accord avec le docteur Prosper Lucas, qui, après avoir examiné un
vaste ensemble de faits relatifs aux animaux, conclut que les lois de la
ressemblance d'un enfant avec ses parents sont les mêmes, que les parents
diffèrent peu ou beaucoup l'un de l'autre, c'est−à−dire que l'union ait lieu
entre deux individus appartenant à la même variété, à des variétés
différentes ou à des espèces distinctes. La question de la fécondité ou de la
stérilité mise de côté, il semble y avoir, sous tous les autres rapports, une
identité générale entre les descendants de deux espèces croisées et ceux de
deux variétés. Cette identité serait très surprenante dans l'hypothèse d'une
création spéciale des espèces, et de la formation des variétés par des lois
secondaires ; mais elle est en harmonie complète avec l'opinion qu'il n'y a
aucune distinction essentielle à établir entre les espèces et les variétés.
De l'Origine des Espèces
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES... 372
RÉSUMÉ.
Les premiers croisements entre des formes assez distinctes pour constituer
des espèces, et les hybrides qui en proviennent, sont très généralement,
quoique pas toujours stériles. La stérilité se manifeste à tous les degrés ;
elle est parfois assez faible pour que les expérimentateurs les plus soigneux
aient été conduits aux conclusions les plus opposées quand ils ont voulu
classifier les formes organiques par les indices qu'elle leur a fournis. La
stérilité varie chez les individus d'une même espèce en vertu de
prédispositions innées, et elle est extrêmement sensible à l'influence des
conditions favorables ou défavorables. Le degré de stérilité ne correspond
pas rigoureusement aux affinités systématiques, mais il paraît obéir à
l'action de plusieurs lois curieuses et complexes. Les croisements
réciproques entre les deux mêmes espèces sont généralement affectés d'une
stérilité différente et parfois très inégale. Elle n'est pas toujours égale en
degré, dans le premier croisement, et chez les hybrides qui en proviennent.
De même que, dans la greffe des arbres, l'aptitude dont jouit une espèce ou
une variété à se greffer sur une autre dépend de différences généralement
inconnues existant dans le système végétatif ; de même, dans les
croisements, la plus ou moins grande facilité avec laquelle une espèce peut
se croiser avec une autre dépend aussi de différences inconnues dans le
système reproducteur. Il n'y a pas plus de raison pour admettre que les
espèces ont été spécialement frappées d'une stérilité variable en degré, afin
d'empêcher leur croisement et leur confusion dans la nature, qu'il n'y en a à
croire que les arbres ont été doués d'une propriété spéciale, plus ou moins
prononcée, de résistance à la greffe, pour empêcher qu'ils ne se greffent
naturellement les uns sur les autres dans nos forêts.
Ce n'est pas la sélection naturelle qui a amené la stérilité des premiers
croisements et celle de leurs produits hybrides. La stérilité, dans les cas de
premiers croisements, semble dépendre de plusieurs circonstances ; dans
quelques cas, elle dépend surtout de la mort précoce de l'embryon. Dans le
cas des hybrides, elle semble dépendre de la perturbation apportée à la
RÉSUMÉ. 373
génération, par le fait qu'elle est composée de deux formes distinctes ; leur
stérilité offre beaucoup d'analogie avec celle qui affecte si souvent les
espèces pures, lorsqu'elles sont exposées à des conditions d'existence
nouvelles et peu naturelles. Quiconque expliquera ces derniers cas, pourra
aussi expliquer la stérilité des hybrides ; cette supposition s'appuie encore
sur un parallélisme d'un autre genre, c'est−à−dire que, d'abord, de légers
changements dans les conditions d'existence paraissent ajouter à la vigueur
et à la fécondité de tous les êtres organisés, et, secondement, que le
croisement des formes qui ont été exposées à des conditions d'existence
légèrement différentes ou qui ont varié, favorise la vigueur et la fécondité
de leur descendance. Les faits signalés sur la stérilité des unions illégitimes
des plantes dimorphes et trimorphes, ainsi que sur celle de leurs
descendants illégitimes, nous permettent peut−être de considérer comme
probable que, dans tous les cas, quelque lien inconnu existe entre le degré
de fécondité des premiers croisements et ceux de leurs produits. La
considération des faits relatifs au dimorphisme, jointe aux résultats des
croisements réciproques, conduit évidemment à la conclusion que la cause
primaire de la stérilité des croisements entre espèces doit résider dans les
différences des éléments sexuels. Mais nous ne savons pas pourquoi, dans
le cas des espèces distinctes, les éléments sexuels ont été si généralement
plus ou moins modifiés dans une direction tendant à provoquer la stérilité
mutuelle qui les caractérise, mais ce fait semble provenir de ce que les
espèces ont été soumises pendant de longues périodes à des conditions
d'existence presque uniformes.
Il n'est pas surprenant que, dans la plupart des cas, la difficulté qu'on
trouve à croiser entre elles deux espèces quelconque, corresponde à la
stérilité des produits hybrides qui en résultent, ces deux ordres de faits
fussent−ils même dus à des causes distinctes ; ces deux faits dépendent, en
effet, de la valeur des différences existant entre les espèces croisées. Il n'y
a non plus rien d'étonnant à ce que la facilité d'opérer un premier
croisement, la fécondité des hybrides qui en proviennent, et l'aptitude des
plantes à être greffées l'une sur l'autre – bien que cette dernière propriété
dépende évidemment de circonstances toutes différentes – soient toutes,
jusqu'à un certain point, en rapport avec les affinités systématiques des
formes soumises à l'expérience ; car l'affinité systématique comprend des
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ. 374
ressemblances de toute nature.
Les premiers croisements entre formes connues comme variétés, ou assez
analogues pour être considérées comme telles, et leurs descendants métis,
sont très généralement, quoique pas invariablement féconds, ainsi qu'on l'a
si souvent prétendu. Cette fécondité parfaite et presque universelle ne doit
pas nous étonner, si nous songeons au cercle vicieux dans lequel nous
tournons en ce qui concerne les variétés à l'état de nature, et si nous nous
rappelons que la grande majorité des variétés a été produite à l'état
domestique par la sélection de simples différences extérieures, et qu'elles
n'ont jamais été longtemps exposées à des conditions d'existence
uniformes. Il faut se rappeler que, la domestication prolongée tendant à
éliminer la stérilité, il est peu vraisemblable qu'elle doive aussi la
provoquer. La question de fécondité mise à part, il y a, sous tous les autres
rapports, une ressemblance générale très prononcée entre les hybrides et
les métis, quant à leur variabilité, leur propriété de s'absorber mutuellement
par des croisements répétés, et leur aptitude à hériter des caractères des
deux formes parentes. En résumé donc, bien que nous soyons aussi
ignorants sur la cause précise de la stérilité des premiers croisements et de
leurs descendants hybrides que nous le sommes sur les causes de la stérilité
que provoque chez les animaux et les plantes un changement complet des
conditions d'existence, cependant les faits que nous venons de discuter
dans ce chapitre ne me paraissent point s'opposer à la théorie que les
espèces ont primitivement existé sous forme de variétés.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ. 375
CHAPITRE X − INSUFFISANCE DES
DOCUMENTS GÉOLOGIQUES
De l'absence actuelle des variétés intermédiaires. – De la nature des
variétés intermédiaires éteintes ; de leur nombre. – Du laps de temps
écoulé, calculé d'après l'étendue des dénudations et des dépôts. – Du laps
de temps estimé en années. – Pauvreté de nos collections paléontologiques.
– Intermittence des formations géologiques. – De la dénudation des
surfaces granitiques. – Absence des variétés intermédiaires dans une
formation quelconque. – Apparition soudaine de groupes d'espèces. – De
leur apparition soudaine dans les couches fossilifères les plus anciennes. –
Ancienneté de la terre habitable.
J'ai énuméré dans le sixième chapitre les principales objections qu'on
pouvait raisonnablement élever contre les opinions émises dans ce volume.
J'en ai maintenant discuté la plupart. Il en est une qui constitue une
difficulté évidente, c'est la distinction bien tranchée des formes
spécifiques, et l'absence d'innombrables chaînons de transition les reliant
les unes aux autres. J'ai indiqué pour quelles raisons ces formes de
transition ne sont pas communes actuellement, dans les conditions qui
semblent cependant les plus favorables à leur développement, telles qu'une
surface étendue et continue, présentant des conditions physiques graduelles
et différentes. Je me suis efforcé de démontrer que l'existence de chaque
espèce dépend beaucoup plus de la présence d'autres formes organisées
déjà définies que du climat, et que, par conséquent, les conditions
d'existence véritablement efficaces ne sont pas susceptibles de gradations
insensibles comme le sont celles de la chaleur ou de l'humidité. J'ai
cherché aussi à démontrer que les variétés intermédiaires, étant moins
nombreuses que les formes qu'elles relient, sont généralement vaincues et
exterminées pendant le cours des modifications et des améliorations
ultérieures. Toutefois, la cause principale de l'absence générale
d'innombrables formes de transition dans la nature dépend surtout de la
marche même de la sélection naturelle, en vertu de laquelle les variétés
CHAPITRE X − INSUFFISANCE DES DOCUMEN... 376
nouvelles prennent constamment la place des formes parentes dont elles
dérivent et qu'elles exterminent. Mais, plus cette extermination s'est
produite sur une grande échelle, plus le nombre des variétés intermédiaires
qui ont autrefois existé a dû être considérable. Pourquoi donc chaque
formation géologique, dans chacune des couches qui la composent, ne
regorge−t−elle pas de formes intermédiaires ? La géologie ne révèle
assurément pas une série organique bien graduée, et c'est en cela,
peut−être, que consiste l'objection la plus sérieuse qu'on puisse faire à ma
théorie. Je crois que l'explication se trouve dans l'extrême insuffisance des
documents géologiques.
Il faut d'abord se faire une idée exacte de la nature des formes
intermédiaires qui, d'après ma théorie, doivent avoir existé antérieurement.
Lorsqu'on examine deux espèces quelconques, il est difficile de ne pas se
laisser entraîner à se figurer des formes exactement intermédiaires entre
elles. C'est là une supposition erronée ; il nous faut toujours chercher des
formes intermédiaires entre chaque espèce et un ancêtre commun, mais
inconnu, qui aura généralement différé sous quelques rapports de ses
descendants modifiés. Ainsi, pour donner un exemple de cette loi, le
pigeon paon et le pigeon grosse−gorge descendent tous les deux du biset ;
si nous possédions toutes les variétés intermédiaires qui ont
successivement existé, nous aurions deux séries continues et graduées
entre chacune de ces deux variétés et le biset ; mais nous n'en trouverions
pas une seule qui fût exactement intermédiaire entre le pigeon paon et le
pigeon grosse−gorge ; aucune, par exemple, qui réunît à la fois une queue
plus ou moins étalée et un jabot plus ou moins gonflé, traits
caractéristiques de ces deux races. De plus, ces deux variétés se sont si
profondément modifiées depuis leur point de départ, que, sans les preuves
historiques que nous possédons sur leur origine, il serait impossible de
déterminer par une simple comparaison de leur conformation avec celle du
biset (C. livia), si elles descendent de cette espèce, ou de quelque autre
espèce voisine, telle que le C. aenas.
Il en est de même pour les espèces à l'état de nature ; si nous considérons
des formes très distinctes, comme le cheval et le tapir, nous n'avons aucune
raison de supposer qu'il y ait jamais eu entre ces deux êtres des formes
exactement intermédiaires, mais nous avons tout lieu de croire qu'il a dû en
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE X − INSUFFISANCE DES DOCUMEN... 377
exister entre chacun d'eux et un ancêtre commun inconnu. Cet ancêtre
commun doit avoir eu, dans l'ensemble de son organisation, une grande
analogie générale avec le cheval et le tapir ; mais il peut aussi, par
différents points de sa conformation, avoir différé considérablement de ces
deux types, peut−être même plus qu'ils ne diffèrent actuellement l'un de
l'autre. Par conséquent, dans tous les cas de ce genre, il nous serait
impossible de reconnaître la forme parente de deux ou plusieurs espèces,
même par la comparaison la plus attentive de l'organisation de l'ancêtre
avec celle de ses descendants modifiés, si nous n'avions pas en même
temps à notre disposition la série à peu près complète des anneaux
intermédiaires de la chaîne.
Il est cependant possible, d'après ma théorie, que, de deux formes vivantes,
l'une soit descendue de l'autre ; que le cheval, par exemple, soit issu du
tapir ; or, dans ce cas, il a dû exister des chaînons directement
intermédiaires entre eux. Mais un cas pareil impliquerait la persistance
sans modification, pendant une très longue durée, d'une forme dont les
descendants auraient subi des changements considérables ; or, un fait de
cette nature ne peut être que fort rare, en raison du principe de la
concurrence entre tous les organismes ou entre le descendant et ses
parents ; car, dans tous les cas, les formes nouvelles perfectionnées tendent
à supplanter les formes antérieures demeurées fixes.
Toutes les espèces vivantes, d'après la théorie de la sélection naturelle, se
rattachent à la souche mère de chaque genre, par des différences qui ne
sont pas plus considérables que celles que nous constatons actuellement
entre les variétés naturelles et domestiques d'une même espèce ; chacune
de ces souches mères elles−mêmes, maintenant généralement éteintes, se
rattachait de la même manière à d'autres espèces plus anciennes ; et, ainsi
de suite, en remontant et en convergeant toujours vers le commun ancêtre
de chaque grande classe. Le nombre des formes intermédiaires constituant
les chaînons de transition entre toutes les espèces vivantes et les espèces
perdues a donc dû être infiniment grand ; or, si ma théorie est vraie, elles
ont certainement vécu sur la terre.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE X − INSUFFISANCE DES DOCUMEN... 378
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE
L'APPRÉCIATION DE LA RAPIDITÉ DES
DÉPOTS ET DE L'ÉTENDUE DES
DÉNUDATIONS.
Outre que nous ne trouvons pas les restes fossiles de ces innombrables
chaînons intermédiaires, on peut objecter que, chacun des changements
ayant dû se produire très lentement, le temps doit avoir manqué pour
accomplir d'aussi grandes modifications organiques. Il me serait difficile
de rappeler au lecteur qui n'est pas familier avec la géologie les faits au
moyen desquels on arrive à se faire une vague et faible idée de l'immensité
de la durée des âges écoulés. Quiconque peut lire le grand ouvrage de sir
Charles Lyell sur les principe de la Géologie, auquel les historiens futurs
attribueront à juste titre une révolution dans les sciences naturelles, sans
reconnaître la prodigieuse durée des périodes écoulées, peut fermer ici ce
volume. Ce n'est pas qu'il suffise d'étudier les Principes de la Géologie, de
lire les traités spéciaux des divers auteurs sur telle ou telle formation, et de
tenir compte des essais qu'ils font pour donner une idée insuffisante des
durées de chaque formation ou même de chaque couche ; c'est en étudiant
les forces qui sont entrées en jeu que nous pouvons le mieux nous faire une
idée des temps écoulés, c'est en nous rendant compte de l'étendue de la
surface terrestre qui a été dénudée et de l'épaisseur des sédiments déposés
que nous arrivons à nous faire une vague idée de la durée des périodes
passées. Ainsi que Lyell l'a très justement fait remarquer, l'étendue et
l'épaisseur de nos couches de sédiments sont le résultat et donnent la
mesure de la dénudation que la croûte terrestre a éprouvée ailleurs. Il faut
donc examiner par soi−même ces énormes entassements de couches
superposées, étudier les petits ruisseaux charriant de la boue, contempler
les vagues rongeant les antiques falaises, pour se faire quelque notion de la
durée des périodes écoulées, dont les monuments nous environnent de
toutes parts.
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE L'... 379
Il faut surtout errer le long des côtes formées de roches modérément dures,
et constater les progrès de leur désagrégation. Dans la plupart des cas, le
flux n'atteint les rochers que deux fois par jour et pour peu de temps ; les
vagues ne les rongent que lorsqu'elles sont chargées de sables et de
cailloux, car l'eau pure n'use pas le roc. La falaise, ainsi minée par la base,
s'écroule en grandes masses qui, gisant sur la plage, sont rongées et usées
atome par atome, jusqu'à ce qu'elles soient assez réduites pour être roulées
par les vagues, qui alors les broient plus promptement et les transforment
en cailloux, en sable ou en vase. Mais combien ne trouvons−nous pas, au
pied des falaises, qui reculent pas à pas, de blocs arrondis, couverts d'une
épaisse couche de végétations marines, dont la présence est une preuve de
leur stabilité et du peu d'usure à laquelle ils sont soumis ! Enfin, si nous
suivons pendant l'espace de quelques milles une falaise rocheuse sur
laquelle la mer exerce son action destructive, nous ne la trouvons attaquée
que çà et là, par places peu étendues, autour des promontoires saillants. La
nature de la surface et la végétation dont elle est couverte prouvent que,
partout ailleurs, bien des années se sont écoulées depuis que l'eau en est
venue baigner la base.
Les observations récentes de Ramsay, de Jukes, de Geikie, de Croll et
d'autres, nous apprennent que la désagrégation produite par les agents
atmosphériques joue sur les côtes un rôle beaucoup plus important que
l'action des vagues. Toute la surface de la terre est soumise à l'action
chimique de l'air et de l'acide carbonique dissous dans l'eau de pluie, et à la
gelée dans les pays froids ; la matière désagrégée est entraînée par les
fortes pluies, même sur les pentes douces, et, plus qu'on ne le croit
généralement, par le vent dans les pays arides ; elle est alors charriée par
les rivières et par les fleuves qui, lorsque leur cours est rapide, creusent
profondément leur lit et triturent les fragments. Les ruisseaux boueux qui,
par un jour de pluie, coulent le long de toutes les pentes, même sur des
terrains faiblement ondulés, nous montrent les effets de la désagrégation
atmosphérique. MM. Ramsay et Whitaker ont démontré, et cette
observation est très remarquable, que les grandes lignes d'escarpement du
district wealdien et celles qui s'étendent au travers de l'Angleterre,
qu'autrefois on considérait comme d'anciennes côtes marines, n'ont pu être
ainsi produites, car chacune d'elles est constituée d'une même formation
De l'Origine des Espèces
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE L'... 380
unique, tandis que nos falaises actuelles sont partout composées de
l'intersection de formations variées. Cela étant ainsi, il nous faut admettre
que les escarpements doivent en grande partie leur origine à ce que la
roche qui les compose a mieux résisté à l'action destructive des agents
atmosphériques que les surfaces voisines, dont le niveau s'est
graduellement abaissé, tandis que les lignes rocheuses sont restées en
relief. Rien ne peut mieux nous faire concevoir ce qu'est l'immense durée
du temps, selon les idées que nous nous faisons du temps, que la vue des
résultats si considérables produits par des agents atmosphériques qui nous
paraissent avoir si peu de puissance et agir si lentement.
Après s'être ainsi convaincu de la lenteur avec laquelle les agents
atmosphériques et l'action des vagues sur les côtes rongent la surface
terrestre, il faut ensuite, pour apprécier la durée des temps passés,
considérer, d'une part, le volume immense des rochers qui ont été enlevés
sur des étendues considérables, et, de l'autre, examiner l'épaisseur de nos
formations sédimentaires. Je me rappelle avoir été vivement frappé en
voyant les îles volcaniques, dont les côtes ravagées par les vagues
présentent aujourd'hui des falaises perpendiculaires hautes de 1 000 à 2
000 pieds, car la pente douce des courants de lave, due à leur état autrefois
liquide, indiquait tout de suite jusqu'où les couches rocheuses avaient dû
s'avancer en pleine mer. Les grandes failles, c'est−à−dire ces immenses
crevasses le long desquelles les couches se sont souvent soulevées d'un
côté ou abaissées de l'autre, à une hauteur ou à une profondeur de plusieurs
milliers de pieds, nous enseignent la même leçon ; car, depuis l'époque où
ces crevasses se sont produites, qu'elles l'aient été brusquement ou, comme
la plupart des géologues le croient aujourd'hui, très lentement à la suite de
nombreux petits mouvements, la surface du pays s'est depuis si bien
nivelée, qu'aucune trace de ces prodigieuses dislocations n'est
extérieurement visible. La faille de Craven, par exemple, s'étend sur une
ligne de 30 milles de longueur, le long de laquelle le déplacement vertical
des couches varie de 600 à 3 000 pieds. Le professeur Ramsay a constaté
un affaissement de 2 300 pieds dans l'île d'Anglesea, et il m'apprend qu'il
est convaincu que, dans le Merionethshire, il en existe un autre de 12 000
pieds ; cependant, dans tous ces cas, rien à la surface ne trahit ces
prodigieux mouvements, les amas de rochers de chaque côté de la faille
De l'Origine des Espèces
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE L'... 381
ayant été complètement balayés.
D'autre part, dans toutes les parties du globe, les amas de couches
sédimentaires ont une épaisseur prodigieuse. J'ai vu, dans les Cordillères,
une masse de conglomérat dont j'ai estimé l'épaisseur à environ 10 000
pieds ; et, bien que les conglomérats aient dû probablement s'accumuler
plus vite que des couches de sédiments plus fins, ils ne sont cependant
composés que de cailloux roulés et arrondis qui, portant chacun l'empreinte
du temps, prouvent avec quelle lenteur des masses aussi considérables ont
dû s'entasser. Le professeur Ramsay m'a donné les épaisseurs maxima des
formations successives dans différentes parties de la Grande−Bretagne,
d'après des mesures prises sur les lieux dans la plupart des cas. En voici le
résultat :
Couches paléozoïques pieds anglais.
(non compris les roches ignées)……………… 37 154
Couches secondaires……………………. 13
Couches tertiaires……………………….. 2 340
– formant un total de 72 584 pieds, c'est−à−dire environ 13 milles anglais
et trois quarts. Certaines formations, qui sont représentées en Angleterre
par des couches minces, atteignent sur le continent une épaisseur de
plusieurs milliers de pieds. En outre, s'il faut en croire la plupart des
géologues, il doit s'être écoulé, entre les formations successives, des
périodes extrêmement longues pendant lesquelles aucun dépôt ne s'est
formé. La masse entière des couches superposées des roches sédimentaires
de l'Angleterre ne donne donc qu'une idée incomplète du temps qui s'est
écoulé pendant leur accumulation. L'étude de faits de cette nature semble
produire sur l'esprit une impression analogue à celle qui résulte de nos
vaines tentatives pour concevoir l'idée d'éternité.
Cette impression n'est pourtant pas absolument juste. M. Croll fait
remarquer, dans un intéressant mémoire, que nous ne nous trompons pas
par « une conception trop élevée de la longueur des périodes géologiques
», mais en les estimant en années. Lorsque les géologues envisagent des
phénomènes considérables et compliqués, et qu'ils considèrent ensuite les
chiffres qui représentent des millions d'années, les deux impressions
produites sur l'esprit sont très différentes, et les chiffres sont
immédiatement taxés d'insuffisance. M. Croll démontre, relativement à la
De l'Origine des Espèces
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE L'... 382
dénudation produite par les agents atmosphériques, en calculant le rapport
de la quantité connue de matériaux sédimentaires que charrient
annuellement certaines rivières, relativement à l'étendue des surfaces
drainées, qu'il faudrait six millions d'années pour désagréger et pour
enlever au niveau moyen de l'aire totale qu'on considère une épaisseur de 1
000 pieds de roches. Un tel résultat peut paraître étonnant, et le serait
encore si, d'après quelques considérations qui peuvent faire supposer qu'il
est exagéré, on le réduisait à la moitié ou au quart. Bien peu de personnes,
d'ailleurs, se rendent un compte exact de ce que signifie réellement un
million. M. Croll cherche à le faire comprendre par l'exemple suivant : on
étend, sur le mur d'une grande salle, une bande étroite de papier, longue de
83 pieds et 4 pouces (25m, 70) ; on fait alors à une extrémité de cette
bande une division d'un dixième de pouce (2mm, 5) ; cette division
représente un siècle, et la bande entière représente un million d'années. Or,
pour le sujet qui nous occupe, que sera un siècle figuré par une mesure
aussi insignifiante relativement aux vastes dimensions de la salle ?
Plusieurs éleveurs distingués ont, pendant leur vie, modifié assez fortement
quelques animaux supérieurs pour avoir créé de véritables sous−races
nouvelles ; or, ces espèces supérieures se produisent beaucoup plus
lentement que les espèces inférieures. Bien peu d'hommes se sont occupés
avec soin d'une race pendant plus de cinquante ans, de sorte qu'un siècle
représente le travail de deux éleveurs successifs. Il ne faudrait pas toutefois
supposer que les espèces à l'état de nature puissent se modifier aussi
promptement que peuvent le faire les animaux domestiques sous l'action de
la sélection méthodique. La comparaison serait plus juste entre les espèces
naturelles et les résultats que donne la sélection inconsciente, c'est−à−dire
la conservation, sans intention préconçue de modifier la race, des animaux
les plus utiles ou les plus beaux. Or, sous l'influence de la seule sélection
inconsciente, plusieurs races se sont sensiblement modifiées dans le cours
de deux ou trois siècles.
Les modifications sont, toutefois, probablement beaucoup plus lentes
encore chez les espèces dont un petit nombre seulement se modifie en
même temps dans un même pays. Cette lenteur provient de ce que tous les
habitants d'une région étant déjà parfaitement adaptés les uns aux autres,
de nouvelles places dans l'économie de la nature ne se présentent qu'à de
De l'Origine des Espèces
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE L'... 383
longs intervalles, lorsque les conditions physiques ont éprouvé quelques
modifications d'une nature quelconque, ou qu'il s'est produit une
immigration de nouvelles formes. En outre, les différences individuelles ou
les variations dans la direction voulue, de nature à mieux adapter
quelques−uns des habitants aux conditions nouvelles, peuvent ne pas surgir
immédiatement. Nous n'avons malheureusement aucun moyen de
déterminer en années la période nécessaire pour modifier une espèce. Nous
aurons d'ailleurs à revenir sur ce sujet.
De l'Origine des Espèces
DU LAPS DE TEMPS ÉCOULÉ, DÉDUIT DE L'... 384
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS
PALÉONTOLOGIQUES.
Quel triste spectacle que celui de nos musées géologiques les plus riches !
Chacun s'accorde à reconnaître combien sont incomplètes nos collections.
Il ne faut jamais oublier la remarque du célèbre paléontologiste E. Forbes,
c'est−à−dire qu'un grand nombre de nos espèces fossiles ne sont connues et
dénommées que d'après des échantillons isolés, souvent brisés, ou d'après
quelques rares spécimens recueillis sur un seul point. Une très petite partie
seulement de la surface du globe a été géologiquement explorée, et nulle
part avec assez de soin, comme le prouvent les importantes découvertes
qui se font chaque année en Europe. Aucun organisme complètement mou
ne peut se conserver. Les coquilles et les ossements, gisant au fond des
eaux, là où il ne se dépose pas de sédiments, se détruisent et disparaissent
bientôt. Nous partons malheureusement toujours de ce principe erroné
qu'un immense dépôt de sédiment est en voie de formation sur presque
toute l'étendue du lit de la mer, avec une rapidité suffisante pour ensevelir
et conserver des débris fossiles. La belle teinte bleue et la limpidité de
l'Océan dans sa plus grande étendue témoignent de la pureté de ses eaux.
Les nombreux exemples connus de formations géologiques régulièrement
recouvertes, après un immense intervalle de temps, par d'autres formations
plus récentes, sans que la couche sous−jacente ait subi dans l'intervalle la
moindre dénudation ou la moindre dislocation, ne peut s'expliquer que si
l'on admet que le fond de la mer demeure souvent intact pendant des
siècles. Les eaux pluviales chargées d'acide carbonique doivent souvent
dissoudre les fossiles enfouis dans les sables ou les graviers, en s'infiltrant
dans ces couches lors de leur émersion. Les nombreuses espèces d'animaux
qui vivent sur les côtes, entre les limites des hautes et des basses marées,
paraissent être rarement conservées. Ainsi, les diverses espèces de
Chthamalinées (sous−famille de cirripèdes sessiles) tapissent les rochers
par myriades dans le monde entier ; toutes sont rigoureusement littorales ;
or – à l'exception d'une seule espèce de la Méditerranée qui vit dans les
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 385
eaux profondes, et qu'on a trouvée à l'état fossile en Sicile – on n'en a pas
rencontré une seule espèce fossile dans aucune formation tertiaire ; il est
avéré, cependant, que le genre Chthamalus existait à l'époque de la craie.
Enfin, beaucoup de grands dépôts qui ont nécessité pour s'accumuler des
périodes extrêmement longues, sont entièrement dépourvus de tous débris
organiques, sans que nous puissions expliquer pourquoi. Un des exemples
les plus frappants est la formation du flysch, qui consiste en grès et en
schistes, dont l'épaisseur atteint jusqu'à 6 000 pieds, qui s'étend entre
Vienne et la Suisse sur une longueur d'au moins 300 milles, et dans
laquelle, malgré toutes les recherches, on n'a pu découvrir, en fait de
fossiles, que quelques débris végétaux.
Il est presque superflu d'ajouter, à l'égard des espèces terrestres qui
vécurent pendant la période secondaire et la période paléozoïque, que nos
collections présentent de nombreuses lacunes. On ne connaissait, par
exemple, jusque tout récemment encore, aucune coquille terrestre ayant
appartenu à l'une ou l'autre de ces deux longues périodes, à l'exception
d'une seule espèce trouvée dans les couches carbonifères de l'Amérique du
Nord par sir C. Lyell et le docteur Dawson ; mais, depuis, on a trouvé des
coquilles terrestres dans le lias. Quant aux restes fossiles de mammifères,
un simple coup d'œil sur la table historique du manuel de Lyell suffit pour
prouver, mieux que des pages de détails, combien leur conservation est
rare et accidentelle. Cette rareté n'a rien de surprenant, d'ailleurs, si l'on
songe à l'énorme proportion d'ossements de mammifères tertiaires qui ont
été trouvés dans des cavernes ou des dépôts lacustres, nature de gisements
dont on ne connaît aucun exemple dans nos formations secondaires ou
paléozoïques.
Mais les nombreuses lacunes de nos archives géologiques proviennent en
grande partie d'une cause bien plus importante que les précédentes,
c'est−à−dire que les diverses formations ont été séparées les unes des
autres par d'énormes intervalles de temps. Cette opinion a été chaudement
soutenue par beaucoup de géologues et de paléontologistes qui, comme E.
Forbes, nient formellement la transformation des espèces. Lorsque nous
voyons la série des formations, telle que la donnent les tableaux des
ouvrages sur la géologie, ou que nous étudions ces formations dans la
nature, nous échappons difficilement à l'idée qu'elles ont été strictement
De l'Origine des Espèces
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 386
consécutives. Cependant le grand ouvrage de sir R. Murchison sur la
Russie nous apprend quelles immenses lacunes il y a dans ce pays entre les
formations immédiatement superposées ; il en est de même dans
l'Amérique du Nord et dans beaucoup d'autres parties du monde. Aucun
géologue, si habile qu'il soit, dont l'attention se serait portée exclusivement
sur l'étude de ces vastes territoires, n'aurait jamais soupçonné que, pendant
ces mêmes périodes complètement inertes pour son propre pays, d'énormes
dépôts de sédiment, renfermant une foule de formes organiques nouvelles
et toutes spéciales, s'accumulaient autre part. Et si, dans chaque contrée
considérée séparément, il est presque impossible d'estimer le temps écoulé
entre les formations consécutives, nous pouvons en conclure qu'on ne
saurait le déterminer nulle part. Les fréquents et importants changements
qu'on peut constater dans la composition minéralogique des formations
consécutives, impliquent généralement aussi de grands changements dans
la géographie des régions environnantes, d'où ont dû provenir les
matériaux des sédiments, ce qui confirme encore l'opinion que de longues
périodes se sont écoulées entre chaque formation.
Nous pouvons, je crois, nous rendre compte de cette intermittence presque
constante des formations géologiques de chaque région, c'est−à−dire du
fait qu'elles ne se sont pas succédé sans interruption. Rarement un fait m'a
frappé autant que l'absence, sur une longueur de plusieurs centaines de
milles des côtes de l'Amérique du Sud, qui ont été récemment soulevées de
plusieurs centaines de pieds, de tout dépôt récent assez considérable pour
représenter même une courte période géologique. Sur toute la côte
occidentale, qu'habite une faune marine particulière, les couches tertiaires
sont si peu développées, que plusieurs faunes marines successives et toutes
spéciales ne laisseront probablement aucune trace de leur existence aux
âges géologiques futurs. Un peu de réflexion fera comprendre pourquoi,
sur la côte occidentale de l'Amérique du Sud en voie de soulèvement, on
ne peut trouver nulle part de formation étendue contenant des débris
tertiaires ou récents, bien qu'il ait dû y avoir abondance de matériaux de
sédiments, par suite de l'énorme dégradation des rochers des côtes et de la
vase apportée par les cours d'eau qui se jettent dans la mer. Il est probable,
en effet, que les dépôts sous−marins du littoral sont constamment
désagrégés et emportés, à mesure que le soulèvement lent et graduel du sol
De l'Origine des Espèces
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 387
les expose à l'action des vagues.
Nous pouvons donc conclure que les dépôts de sédiment doivent être
accumulé en masses très épaisses, très étendues et très solides, pour
pouvoir résister, soit à l'action incessante des vagues, lors des premiers
soulèvements du sol, et pendant les oscillations successives du niveau, soit
à la désagrégation atmosphérique. Des masses de sédiment aussi épaisses
et aussi étendues peuvent se former de deux manières : soit dans les
grandes profondeurs de la mer, auquel cas le fond est habité par des formes
moins nombreuses et moins variées que les mers peu profondes ; en
conséquence, lorsque la masse vient à se soulever, elle ne peut offrir
qu'une collection très incomplète des formes organiques qui ont existé dans
le voisinage pendant la période de son accumulation. Ou bien, une couche
de sédiment de quelque épaisseur et de quelque étendue que ce soit peut se
déposer sur un bas−fond en voie de s'affaisser lentement ; dans ce cas, tant
que l'affaissement du sol et l'apport des sédiments s'équilibrent à peu près,
la mer reste peu profonde et offre un milieu favorable à l'existence d'un
grand nombre de formes variées ; de sorte qu'un dépôt riche en fossiles, et
assez épais pour résister, après un soulèvement ultérieur, à une grande
dénudation, peut ainsi se former facilement.
Je suis convaincu que presque toutes nos anciennes formations riches en
fossiles dans la plus grande partie de leur épaisseur se sont ainsi formées
pendant un affaissement. J'ai, depuis 1845, époque où je publiai mes vues à
ce sujet, suivi avec soin les progrès de la géologie, et j'ai été étonné de voir
comment les auteurs, traitant de telle ou telle grande formation, sont
arrivés, les uns après les autres, à conclure qu'elle avait dû s'accumuler
pendant un affaissement du sol. Je puis ajouter que la seule formation
tertiaire ancienne qui, sur la côte occidentale de l'Amérique du Sud, ait été
assez puissante pour résister aux dégradations qu'elle a déjà subies, mais
qui ne durera guère jusqu'à une nouvelle époque géologique bien distante,
s'est accumulée pendant une période d'affaissement, et a pu ainsi atteindre
une épaisseur considérable. Tous les faits géologiques nous démontrent
clairement que chaque partie de la surface terrestre a dû éprouver de
nombreuses et lentes oscillations de niveau, qui ont évidemment affecté
des espaces considérables. Des formations riches en fossiles, assez épaisses
et assez étendues pour résister aux érosions subséquentes, ont pu par
De l'Origine des Espèces
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 388
conséquent se former sur de vastes régions pendant les périodes
d'affaissement, là où l'apport des sédiments était assez considérable pour
maintenir le fond à une faible profondeur et pour enfouir et conserver les
débris organiques avant qu'ils aient eu le temps de se désagréger. D'autre
part, tant que le fond de la mer reste stationnaire, des dépôts épais ne
peuvent pas s'accumuler dans les parties peu profondes les plus favorables
à la vie. Ces dépôts sont encore moins possibles pendant les périodes
intermédiaires de soulèvement, ou, pour mieux dire, les couches déjà
accumulées sont généralement détruites à mesure que leur soulèvement les
amenant au niveau de l'eau, les met aux prises avec l'action destructive des
vagues côtières.
Ces remarques s'appliquent principalement aux formations littorales ou
sous−littorales. Dans le cas d'une mer étendue et peu profonde, comme
dans une grande partie de l'archipel Malais, où la profondeur varie entre
30, 40 et 60 brasses, une vaste formation pourrait s'accumuler pendant une
période de soulèvement, et, cependant, ne pas souffrir une trop grande
dégradation à l'époque de sa lente émersion. Toutefois, son épaisseur ne
pourrait pas être bien grande, car, en raison du mouvement ascensionnel,
elle serait moindre que la profondeur de l'eau ou elle s'est formée. Le dépôt
ne serait pas non plus très solide, ni recouvert de formations subséquentes,
ce qui augmenterait ses chances d'être désagrégé par les agents
atmosphériques et par l'action de la mer pendant les oscillations ultérieures
du niveau. M. Hopkins a toutefois fait remarquer que si une partie de la
surface venait, après un soulèvement, à s'affaisser de nouveau avant d'avoir
été dénudée, le dépôt formé pendant le mouvement ascensionnel pourrait
être ensuite recouvert par de nouvelles accumulations, et être ainsi,
quoique mince, conservé pendant de longues périodes.
M. Hopkins croit aussi que les dépôts sédimentaires de grande étendue
horizontale n'ont été que rarement détruits en entier. Mais tous les
géologues, à l'exception du petit nombre de ceux qui croient que nos
schistes métamorphiques actuels et nos roches plutoniques ont formé le
noyau primitif du globe, admettront que ces dernières roches ont été
soumises à une dénudation considérable. Il n'est guère possible, en effet,
que des roches pareilles se soient solidifiées et cristallisées à l'air libre ;
mais si l'action métamorphique s'est effectuée dans les grandes
De l'Origine des Espèces
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 389
profondeurs de l'Océan, le revêtement protecteur primitif des roches peut
n'avoir pas été très épais. Si donc l'on admet que les gneiss, les
micaschistes, les granits, les diorites, etc., ont été autrefois nécessairement
recouverts, comment expliquer que d'immenses surfaces de ces roches
soient actuellement dénudées sur tant de points du globe, autrement que
par la désagrégation subséquente complète de toutes les couches qui les
recouvraient ? On ne peut douter qu'il existe de semblables étendues très
considérables ; selon Humboldt, la région granitique de Parime est au
moins dix−neuf fois aussi grande que la Suisse. Au sud de l'Amazone,
Boué en décrit une autre composée de roches de cette nature ayant une
surface équivalente à celle qu'occupent l'Espagne, la France, l'Italie ; une
partie de l'Allemagne et les Îles−Britanniques réunies. Cette région n'a pas
encore été explorée avec tout le soin désirable, mais tous les voyageurs
affirment l'immense étendue de la surface granitique ; ainsi, von Eschwege
donne une coupe détaillée de ces roches qui s'étendent en droite ligne dans
l'intérieur jusqu'à 260 milles géographiques de Rio de Janeiro ; j'ai fait
moi−même 150 milles dans une autre direction, sans voir autre chose que
des roches granitiques. J'ai examiné de nombreux spécimens recueillis sur
toute la côte depuis Rio de Janeiro jusqu'à l'embouchure de la Plata, soit
une distance de 1100 milles géographiques, et tous ces spécimens
appartenaient à cette même classe de roches. Dans l'intérieur, sur toute la
rive septentrionale de la Plata, je n'ai pu voir, outre des dépôts tertiaires
modernes, qu'un petit amas d'une roche légèrement métamorphique, qui
seule a pu constituer un fragment de la couverture primitive de la série
granitique. Dans la région mieux connue des États−Unis et du Canada,
d'après la belle carte du professeur H.−D. Rogers, j'ai estimé les surfaces
en découpant la carte elle−même et en en pesant le papier, et j'ai trouvé
que les roches granitiques et métamorphiques (à l'exclusion des
semi−métamorphiques) excèdent, dans le rapport de 19 à 12, 5, l'ensemble
des formations paléozoïques plus nouvelles. Dans bien des régions, les
roches métamorphiques et granitiques auraient une bien plus grande
étendue si les couches sédimentaires qui reposent sur elles étaient
enlevées, couches qui n'ont pas pu faire partie du manteau primitif sous
lequel elles ont cristallisé. Il est donc probable que, dans quelques parties
du monde, des formations entières ont été désagrégées d'une manière
De l'Origine des Espèces
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 390
complète, sans qu'il soit resté aucune trace de l'état antérieur.
Il est encore une remarque digne d'attention. Pendant les périodes de
soulèvement, l'étendue des surfaces terrestres, ainsi que celle des parties
peu profondes de mer qui les entourent, augmente et forme ainsi de
nouvelles stations – toutes circonstances favorables, ainsi que nous l'avons
expliqué, à la formation des variétés et des espèces nouvelles ; mais il y a
généralement aussi, pendant ces périodes, une lacune dans les archives
géologiques. D'autre part, pendant les périodes d'affaissement, la surface
habitée diminue, ainsi que le nombre des habitants (excepté sur les côtes
d'un continent au moment où il se fractionne en archipel), et, par
conséquent, bien qu'il y ait de nombreuses extinctions, il se forme peu de
variétés ou d'espèces nouvelles ; or, c'est précisément pendant ces périodes
d'affaissement que se sont accumulés les dépôts les plus riches en fossiles.
De l'Origine des Espèces
PAUVRETÉ DE NOS COLLECTIONS PALÉONTOL... 391
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES
VARIÉTÉS INTERMÉDIAIRES DANS UNE
FORMATION QUELCONQUE.
Les considérations qui précèdent prouvent à n'en pouvoir douter l'extrême
imperfection des documents que, dans son ensemble, la géologie peut nous
fournir ; mais, si nous concentrons notre examen sur une formation
quelconque, il devient beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi
nous n'y trouvons pas une série étroitement graduée des variétés qui ont dû
relier les espèces voisines qui vivaient au commencement et à la fin de
cette formation. On connaît quelques exemples de variétés d'une même
espèce, existant dans les parties supérieures et dans les parties inférieures
d'une même formation : ainsi Trautschold cite quelques exemples
d'Ammonites ; Hilgendorf décrit un cas très curieux, c'est−à−dire dix
formes graduées du Planorbis multiformis trouvées dans les couches
successives d'une formation calcaire d'eau douce en Suisse. Bien que
chaque formation ait incontestablement nécessité pour son dépôt un
nombre d'années considérable, on peut donner plusieurs raisons pour
expliquer comment il se fait que chacune d'elles ne présente pas
ordinairement une série graduée de chaînons reliant les espèces qui ont
vécu au commencement et à la fin ; mais je ne saurais déterminer la valeur
relative des considérations qui suivent.
Toute formation géologique implique certainement un nombre
considérable d'années ; il est cependant probable que chacune de ces
périodes est courte, si on la compare à la période nécessaire pour
transformer une espèce en une autre. Deux paléontologistes dont les
opinions ont un grand poids, Bronn et Woodward, ont conclu, il est vrai,
que la durée moyenne de chaque formation est deux ou trois fois aussi
longue que la durée moyenne des formes spécifiques. Mais il me semble
que des difficultés insurmontables s'opposent à ce que nous puissions
arriver sur ce point à aucune conclusion exacte. Lorsque nous voyons une
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 392
espèce apparaître pour la première fois au milieu d'une formation, il serait
téméraire à l'extrême d'en conclure qu'elle n'a pas précédemment existé
ailleurs ; de même qu'en voyant une espèce disparaître avant le dépôt des
dernières couches, il serait également téméraire d'affirmer son extinction.
Nous oublions que, comparée au reste du globe, la superficie de l'Europe
est fort peu de chose, et qu'on n'a d'ailleurs pas établi avec une certitude
complète la corrélation, dans toute l'Europe, des divers étages d'une même
formation.
Relativement aux animaux marins de toutes espèces, nous pouvons
présumer en toute sûreté qu'il y a eu de grandes migrations dues à des
changements climatériques ou autres ; et, lorsque nous voyons une espèce
apparaître pour la première fois dans une formation, il y a toute probabilité
pour que ce soit une immigration nouvelle dans la localité. On sait, par
exemple, que plusieurs espèces ont apparu dans les couches paléozoïques
de l'Amérique du Nord un peu plus tôt que dans celle de l'Europe, un
certain temps ayant été probablement nécessaire à leur migration des mers
d'Amérique à celles d'Europe. En examinant les dépôts les plus récents
dans différentes parties du globe, on a remarqué partout que quelques
espèces encore existantes sont très communes dans un dépôt, mais ont
disparu de la mer immédiatement voisine ; ou inversement, que des
espèces abondantes dans les mers du voisinage sont rares dans un dépôt ou
y font absolument défaut. Il est bon de réfléchir aux nombreuses
migrations bien prouvées des habitants de l'Europe pendant l'époque
glaciaire, qui ne constitue qu'une partie d'une période géologique entière. Il
est bon aussi de réfléchir aux oscillations du sol, aux changements
extraordinaires de climat, et à l'immense laps de temps compris dans cette
même période glaciaire. On peut cependant douter qu'il y ait un seul point
du globe où, pendant toute cette période, il se soit accumulé sur une même
surface, et d'une manière continue, des dépôts sédimentaires renfermant
des débris fossiles. Il n'est pas probable, par exemple, que, pendant toute la
période glaciaire, il se soit déposé des sédiments à l'embouchure du
Mississipi, dans les limites des profondeurs qui conviennent le mieux aux
animaux marins ; car nous savons que, pendant cette même période de
temps, de grands changements géographiques ont eu lieu dans d'autres
parties de l'Amérique. Lorsque les couches de sédiment déposées dans des
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 393
eaux peu profondes à l'embouchure du Mississipi, pendant une partie de la
période glaciaire, se seront soulevées, les restes organiques qu'elles
contiennent apparaîtront et disparaîtront probablement à différents
niveaux, en raison des migrations des espèces et des changements
géographiques. Dans un avenir éloigné, un géologue examinant ces
couches pourra être tenté de conclure que la durée moyenne de la
persistance des espèces fossiles enfouies a été inférieure à celle de la
période glaciaire, tandis qu'elle aura réellement été beaucoup plus grande,
puisqu'elle s'étend dès avant l'époque glaciaire jusqu'à nos jours.
Pour qu'on puisse trouver une série de formes parfaitement graduées entre
deux espèces enfouies dans la partie supérieure ou dans la partie inférieure
d'une même formation, il faudrait que celle−ci eût continué de s'accumuler
pendant une période assez longue pour que les modifications toujours
lentes des espèces aient eu le temps de s'opérer. Le dépôt devrait donc être
extrêmement épais ; il aurait fallu, en outre, que l'espèce en voie de se
modifier ait habité tout le temps dans la même région. Mais nous avons vu
qu'une formation considérable, également riche en fossiles dans toute son
épaisseur, ne peut s'accumuler que pendant une période d'affaissement ; et,
pour que la profondeur reste sensiblement la même, condition nécessaire
pour qu'une espèce marine quelconque puisse continuer à habiter le même
endroit, il faut que l'apport des sédiments compense à peu près
l'affaissement. Or, le même mouvement d'affaissement tendant aussi à
submerger les terrains qui fournissent les matériaux du sédiment
lui−même, il en résulte que la quantité de ce dernier tend à diminuer tant
que le mouvement d'affaissement continue. Un équilibre approximatif
entre la rapidité de production des sédiments et la vitesse de l'affaissement
est donc probablement un fait rare ; beaucoup de paléontologistes ont, en
effet, remarqué que les dépôts très épais sont ordinairement dépourvus de
fossiles, sauf vers leur limite supérieure ou inférieure.
Il semble même que chaque formation distincte, de même que toute la
série des formations d'un pays, s'est en général accumulée de façon
intermittente. Lorsque nous voyons, comme cela arrive si souvent, une
formation constituée par des couches de composition minéralogique
différente, nous avons tout lieu de penser que la marche du dépôt a été plus
ou moins interrompue. Mais l'examen le plus minutieux d'un dépôt ne peut
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 394
nous fournir aucun élément de nature à nous permettre d'estimer le temps
qu'il a fallu pour le former. On pourrait citer bien des cas de couches
n'ayant que quelques pieds d'épaisseur, représentant des formations qui,
ailleurs, ont atteint des épaisseurs de plusieurs milliers de pieds, et dont
l'accumulation n'a pu se faire que dans une période d'une durée énorme ;
or, quiconque ignore ce fait ne pourrait même soupçonner l'immense série
de siècles représentée par la couche la plus mince. On pourrait citer des cas
nombreux de couches inférieures d'une formation qui ont été soulevées,
dénudées, submergées, puis recouvertes par les couches supérieures de la
même formation – faits qui démontrent qu'il a pu y avoir des intervalles
considérables et faciles à méconnaître dans l'accumulation totale. Dans
d'autres cas, de grands arbres fossiles, encore debout sur le sol où ils ont
vécu, nous prouvent nettement que de longs intervalles de temps se sont
écoulés et que des changements de niveau ont eu lieu pendant la formation
des dépôts ; ce que nul n'aurait jamais pu soupçonner si les arbres n'avaient
pas été conservés. Ainsi sir C. Lyell et le docteur Dawson ont trouvé dans
la Nouvelle−Écosse des dépôts carbonifères ayant 1 400 pieds d'épaisseur,
formés de couches superposées contenant des racines, et cela à
soixante−huit niveaux différents. Aussi, quand la même espèce se
rencontre à la base, au milieu et au sommet d'une formation, il y a toute
probabilité qu'elle n'a pas vécu au même endroit pendant toute la période
du dépôt, mais qu'elle a paru et disparu, bien des fois peut−être, pendant la
même période géologique. En conséquence, si de semblables espèces
avaient subi, pendant le cours d'une période géologique, des modifications
considérables, un point donné de la formation ne renfermerait pas tous les
degrés intermédiaires d'organisation qui, d'après ma théorie, ont dû exister,
mais présenterait des changements de formes soudains, bien que peut−être
peu considérables.
Il est indispensable de se rappeler que les naturalistes n'ont aucune formule
mathématique qui leur permette de distinguer les espèces des variétés ; ils
accordent une petite variabilité à chaque espèce ; mais aussitôt qu'ils
rencontrent quelques différences un peu plus marquées entre deux formes,
ils les regardent toutes deux comme des espèces, à moins qu'ils ne puissent
les relier par une série de gradations intermédiaires très voisines ; or, nous
devons rarement, en vertu des raisons que nous venons de donner, espérer
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 395
trouver, dans une section géologique quelconque, un rapprochement
semblable. Supposons deux espèces B et C, et qu'on trouve, dans une
couche sous−jacente et plus ancienne, une troisième espèce A ; en
admettant même que celle−ci soit rigoureusement intermédiaire entre B et
C, elle serait simplement considérée comme une espèce distincte, à moins
qu'on ne trouve des variétés intermédiaires la reliant avec l'une ou l'autre
des deux formes ou avec toutes les deux. Il ne faut pas oublier que, ainsi
que nous l'avons déjà expliqué, A pourrait être l'ancêtre de B et de C, sans
être rigoureusement intermédiaire entre les deux dans tous ses caractères.
Nous pourrions donc trouver dans les couches inférieures et supérieures
d'une même formation l'espèce parente et ses différents descendants
modifiés, sans pouvoir reconnaître leur parenté, en l'absence des
nombreuses formes de transition, et, par conséquent, nous les
considérerions comme des espèces distinctes.
On sait sur quelles différences excessivement légères beaucoup de
paléontologistes ont fondé leurs espèces, et ils le font d'autant plus
volontiers que les spécimens proviennent des différentes couches d'une
même formation. Quelques conchyliologistes expérimentés ramènent
actuellement au rang de variétés un grand nombre d'espèces établies par
d'Orbigny et tant d'autres, ce qui nous fournit la preuve des changements
que, d'après ma théorie, nous devons constater. Dans les dépôts tertiaires
récents, on rencontre aussi beaucoup de coquilles que la majorité des
naturalistes regardent comme identiques avec des espèces vivantes ; mais
d'autres excellents naturalistes, comme Agassiz et Pictet, soutiennent que
toutes ces espèces tertiaires sont spécifiquement distinctes, tout en
admettant que les différences qui existent entre elles sont très légères. Là
encore, à moins de supposer que ces éminents naturalistes se sont laissés
entraîner par leur imagination, et que les espèces tertiaires ne présentent
réellement aucune différence avec leurs représentants vivants, ou à moins
d'admettre que la grande majorité des naturalistes ont tort en refusant de
reconnaître que les espèces tertiaires sont réellement distinctes des espèces
actuelles, nous avons la preuve de l'existence fréquente de légères
modifications telles que les demande ma théorie. Si nous étudions des
périodes plus considérables et que nous examinions les étages consécutifs
et distincts d'une même grande formation, nous trouvons que les fossiles
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 396
enfouis, bien qu'universellement considérés comme spécifiquement
différents, sont cependant beaucoup plus voisins les uns des autres que ne
le sont les espèces enfouies dans des formations chronologiquement plus
éloignées les unes des autres ; or, c'est encore là une preuve évidente de
changements opérés dans la direction requise par ma théorie. Mais j'aurai à
revenir sur ce point dans le chapitre suivant.
Pour les plantes et les animaux qui se propagent rapidement et se déplacent
peu, il y a raison de supposer, comme nous l'avons déjà vu, que les variétés
sont d'abord généralement locales, et que ces variétés locales ne se
répandent beaucoup et ne supplantent leurs formes parentes que
lorsqu'elles se sont considérablement modifiées et perfectionnées. La
chance de rencontrer dans une formation d'un pays quelconque toutes les
formes primitives de transition entre deux espèces est donc excessivement
faible, puisque l'on suppose que les changements successifs ont été locaux
et limités à un point donné. La plupart des animaux marins ont un habitat
très étendu ; nous avons vu, en outre, que ce sont les plantes ayant l'habitat
le plus étendu qui présentent le plus souvent des variétés. Il est donc
probable que ce sont les mollusques et les autres animaux marins
disséminés sur des espaces considérables, dépassant de beaucoup les
limites des formations géologiques connues en Europe, qui ont dû aussi
donner le plus souvent naissance à des variétés locales d'abord, puis enfin à
des espèces nouvelles ; circonstance qui ne peut encore que diminuer la
chance que nous avons de retrouver tous les états de transition entre deux
formes dans une formation géologique quelconque.
Le docteur Falconer a encore signalé une considération plus importante,
qui conduit à la même conclusion, c'est−à−dire que la période pendant
laquelle chaque espèce a subi des modifications, bien que fort longue si on
l'apprécie en années, a dû être probablement fort courte en comparaison du
temps pendant lequel cette même espèce n'a subi aucun changement. Nous
ne devons point oublier que, de nos jours bien que nous ayons sous les
yeux des spécimens parfaits, nous ne pouvons que rarement relier deux
formes l'une à l'autre par des variétés intermédiaires de manière à établir
leur identité spécifique, jusqu'à ce que nous ayons réuni un grand nombre
de spécimens provenant de contrées différentes ; or, il est rare que nous
puissions en agir ainsi à l'égard des fossiles. Rien ne peut nous faire mieux
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 397
comprendre l'improbabilité qu'il y a à ce que nous puissions relier les unes
aux autres les espèces par des formes fossiles intermédiaires, nombreuses
et graduées, que de nous demander, par exemple, comment un géologue
pourra, à quelque époque future, parvenir à démontrer que nos différentes
races de bestiaux, de moutons, de chevaux ou de chiens, descendent d'une
seule souche originelle ou de plusieurs ; ou encore, si certaines coquilles
marines habitant les côtes de l'Amérique du Nord, que quelques
conchyliologistes considèrent comme spécifiquement distinctes de leurs
congénères d'Europe et que d'autres regardent seulement comme des
variétés, sont réellement des variétés ou des espèces. Le géologue de
l'avenir ne pourrait résoudre cette difficulté qu'en découvrant à l'état fossile
de nombreuses formes intermédiaires, chose improbable au plus haut
degré.
Les auteurs qui croient à l'immutabilité des espèces ont répété à satiété que
la géologie ne fournit aucune forme de transition. Cette assertion, comme
nous le verrons dans le chapitre suivant, est tout à fait erronée. Comme l'a
fait remarquer sir J. Lubbock, « chaque espèce constitue un lien entre
d'autres formes alliées ». Si nous prenons un genre ayant une vingtaine
d'espèces vivantes et éteintes, et que nous en détruisions les quatre
cinquièmes, il est évident que les formes qui resteront seront plus éloignées
et plus distinctes les unes des autres. Si les formes ainsi détruites sont les
formes extrêmes du genre, celui−ci sera lui−même plus distinct des autres
genres alliés. Ce que les recherches géologiques n'ont pas encore révélé,
c'est l'existence passée de gradations infiniment nombreuses, aussi
rapprochées que le sont les variétés actuelles, et reliant entre elles presque
toutes les espèces éteintes ou encore vivantes. Or, c'est ce à quoi nous ne
pouvons nous attendre, et c'est cependant la grande objection qu'on a, à
maintes reprises, opposée à ma théorie.
Pour résumer les remarques qui précèdent sur les causes de l'imperfection
des documents géologiques, supposons l'exemple suivant : l'archipel
malais est à peu près égal en étendue à l'Europe, du cap Nord à la
Méditerranée et de l'Angleterre à la Russie ; il représente par conséquent
une superficie égale à celle dont les formations géologiques ont été
jusqu'ici examinées avec soin, celles des États−Unis exceptées. J'admets
complètement, avec M. Godwin−Austen, que l'archipel malais, dans ses
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 398
conditions actuelles, avec ses grandes îles séparées par des mers larges et
peu profondes, représente probablement l'ancien état de l'Europe, à
l'époque où s'accumulaient la plupart de nos formations. L'archipel malais
est une des régions du globe les plus riches en êtres organisés ; cependant,
si on rassemblait toutes les espèces qui y ont vécu, elles ne représenteraient
que bien imparfaitement l'histoire naturelle du monde.
Nous avons, en outre, tout lieu de croire que les productions terrestres de
l'archipel ne seraient conservées que d'une manière très imparfaite, dans les
formations que nous supposons y être en voie d'accumulation. Un petit
nombre seulement des animaux habitant le littoral, ou ayant vécu sur les
rochers sous−marins dénudés, doivent être enfouis ; encore ceux qui ne
seraient ensevelis que dans le sable et le gravier ne se conserveraient pas
très longtemps. D'ailleurs, partout où il ne se fait pas de dépôts au fond de
la mer et où ils ne s'accumulent pas assez promptement pour recouvrir à
temps et protéger contre la destruction les corps organiques, les restes de
ceux−ci ne peuvent être conservés.
Les formations riches en fossiles divers et assez épaisses pour persister
jusqu'à une période future aussi éloignée dans l'avenir que le sont les
terrains secondaires dans le passé, ne doivent, en règle générale, se former
dans l'archipel que pendant les mouvements d'affaissement du sol. Ces
périodes d'affaissement sont nécessairement séparées les unes des autres
par des intervalles considérables, pendant lesquels la région reste
stationnaire ou se soulève. Pendant les périodes de soulèvement, les
formations fossilifères des côtes les plus escarpées doivent être détruites
presque aussitôt qu'accumulées par l'action incessante des vagues côtières,
comme cela a lieu actuellement sur les rivages de l'Amérique méridionale.
Même dans les mers étendues et peu profondes de l'archipel, les dépôts de
sédiment ne pourraient guère, pendant les périodes de soulèvement,
atteindre une bien grande épaisseur, ni être recouverts et protégés par des
dépôts subséquents qui assureraient leur conservation jusque dans un
avenir éloigné. Les époques d'affaissement doivent probablement être
accompagnées de nombreuses extinctions d'espèces, et celles de
soulèvement de beaucoup de variations ; mais, dans ce dernier cas, les
documents géologiques sont beaucoup plus incomplets.
On peut douter que la durée d'une grande période d'affaissement affectant
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 399
tout ou partie de l'archipel, ainsi que l'accumulation contemporaine des
sédiments, doive excéder la durée moyenne des mêmes formes
spécifiques ; deux conditions indispensables pour la conservation de tous
les états de transition qui ont existé entre deux ou plusieurs espèces. Si tous
ces intermédiaires n'étaient pas conservés, les variétés de transition
paraîtraient autant d'espèces nouvelles bien que très voisines. Il est
probable aussi que chaque grande période d'affaissement serait
interrompue par des oscillations de niveau, et que de légers changements
de climat se produiraient pendant de si longues périodes ; dans ces divers
cas, les habitants de l'archipel émigreraient.
Un grand nombre des espèces marines de l'archipel s'étendent actuellement
à des milliers de lieues de distance au−delà de ses limites ; or, l'analogie
nous conduit certainement à penser que ce sont principalement ces espèces
très répandues qui produisent le plus souvent des variétés nouvelles. Ces
variétés sont d'abord locales, ou confinées dans une seule région ; mais si
elles sont douées de quelque avantage décisif sur d'autres formes, si elles
continuent à se modifier et à se perfectionner, elles se multiplient peu à peu
et finissent par supplanter la souche mère. Or, quand ces variétés
reviennent dans leur ancienne patrie, comme elles diffèrent d'une manière
uniforme, quoique peut−être très légère, de leur état primitif, et comme
elles se trouvent enfouies dans des couches un peu différentes de la même
formation, beaucoup de paléontologistes, d'après les principes en vigueur,
les classent comme des espèces nouvelles et distinctes.
Si les remarques que nous venons de faire ont quelque justesse, nous ne
devons pas nous attendre à trouver dans nos formations géologiques un
nombre infini de ces formes de transition qui, d'après ma théorie, ont relié
les unes aux autres toutes les espèces passées et présentes d'un même
groupe, pour en faire une seule longue série continue et ramifiée. Nous ne
pouvons espérer trouver autre chose que quelques chaînons épars, plus ou
moins voisins les uns des autres ; et c'est là certainement ce qui arrive.
Mais si ces chaînons, quelque rapprochés qu'ils puissent être, proviennent
d'étages différents d'une même formation, beaucoup de paléontologistes les
considèrent comme des espèces distinctes. Cependant, je n'aurais jamais,
sans doute, soupçonné l'insuffisance et la pauvreté des renseignements que
peuvent nous fournir les couches géologiques les mieux conservées, sans
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 400
l'importance de l'objection que soulevait contre ma théorie l'absence de
chaînons intermédiaires entre les espèces qui ont vécu au commencement
et à la fin de chaque formation.
De l'Origine des Espèces
DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIÉTÉS I... 401
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES
ENTIERS D'ESPÈCES ALLIÉES.
Plusieurs paléontologistes, Agassiz, Pictet et Sedgwick par exemple, ont
argué de l'apparition soudaine de groupes entiers d'espèces dans certaines
formations comme d'un fait inconciliable avec la théorie de la
transformation. Si des espèces nombreuses, appartenant aux mêmes genres
ou aux mêmes familles, avaient réellement apparu tout à coup, ce fait
anéantirait la théorie de l'évolution par la sélection naturelle. En effet, le
développement par la sélection naturelle d'un ensemble de formes, toutes
descendant d'un ancêtre unique, a dû être fort long, et les espèces
primitives ont dû vivre bien des siècles avant leur descendance modifiée.
Mais, disposés que nous sommes à exagérer continuellement la perfection
des archives géologiques, nous concluons très faussement, de ce que
certains genres ou certaines familles n'ont pas été rencontrés au−dessous
d'une couche, qu'ils n'ont pas existé avant le dépôt de cette couche. On peut
se fier complètement aux preuves paléontologiques positives ; mais,
comme l'expérience nous l'a si souvent démontré, les preuves négatives
n'ont aucune valeur. Nous oublions toujours combien le monde est
immense, comparé à la surface suffisamment étudiée de nos formations
géologiques ; nous ne songeons pas que des groupes d'espèces ont pu
exister ailleurs pendant longtemps, et s'être lentement multipliés avant
d'envahir les anciens archipels de l'Europe et des États−Unis. Nous ne
tenons pas assez compte des énormes intervalles qui ont dû s'écouler entre
nos formations successives, intervalles qui, dans bien des cas,ont peut−être
été plus longs que les périodes nécessaires à l'accumulation de chacune de
ces formations. Ces intervalles ont permis la multiplication d'espèces
dérivées d'une ou plusieurs formes parentes, constituant les groupes qui,
dans la formation suivante, apparaissent comme s'ils étaient soudainement
créés.
Je dois rappeler ici une remarque que nous avons déjà faite ; c'est qu'il doit
falloir une longue succession de siècles pour adapter un organisme à des
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIER... 402
conditions entièrement nouvelles, telles, par exemple, que celle du vol. En
conséquence, les formes de transition ont souvent dû rester longtemps
circonscrites dans les limites d'une même localité ; mais, dès que cette
adaptation a été effectuée, et que quelques espèces ont ainsi acquis un
avantage marqué sur d'autres organismes, il ne faut plus qu'un temps
relativement court pour produire un grand nombre de formes divergentes,
aptes à se répandre rapidement dans le monde entier. Dans une excellente
analyse du présent ouvrage, le professeur Pictet, traitant des premières
formes de transition et prenant les oiseaux pour exemple, ne voit pas
comment les modifications successives des membres antérieurs d'un
prototype supposé ont pu offrir aucun avantage. Considérons, toutefois, les
pingouins des mers du Sud ; les membres antérieurs de ces oiseaux ne se
trouvent−ils pas dans cet état exactement intermédiaire où ils ne sont ni
bras ni aile ? Ces oiseaux tiennent cependant victorieusement leur place
dans la lutte pour l'existence, puisqu'ils existent en grand nombre et sous
diverses formes. Je ne pense pas que ce soient là les vrais états de
transition par lesquels la formation des ailes définitives des oiseaux a dû
passer ; mais y aurait−il quelque difficulté spéciale à admettre qu'il
pourrait devenir avantageux au descendants modifiés du pingouin
d'acquérir, d'abord, la faculté de circuler en battant l'eau de leurs ailes,
comme le canard à ailes courtes, pour finir par s'élever et s'élancer dans les
airs ?
Donnons maintenant quelques exemples à l'appui des remarques qui
précèdent, et aussi pour prouver combien nous sommes sujets à erreur
quand nous supposons que des groupes entiers d'espèces se sont produits
soudainement. M. Pictet a dû considérablement modifier ses conclusions
relativement à l'apparition et à la disparition subite de plusieurs groupes
d'animaux dans le court intervalle qui sépare les deux éditions de son grand
ouvrage sur la paléontologie, parues, l'une en 1844−1846, la seconde en
1853−57, et une troisième réclamerait encore d'autres changements. Je puis
rappeler le fait bien connu que, dans tous les traités de géologie publiés il
n'y a pas bien longtemps, on enseigne que les mammifères ont
brusquement apparu au commencement de l'époque tertiaire. Or,
actuellement, l'un des dépôts les plus riches en fossiles de mammifères que
l'on connaisse appartient au milieu de l'époque secondaire, et l'on a
De l'Origine des Espèces
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIER... 403
découvert de véritables mammifères dans les couches de nouveau grès
rouge, qui remontent presque au commencement de cette grande époque.
Cuvier a soutenu souvent que les couches tertiaires ne contiennent aucun
singe, mais on a depuis trouvé des espèces éteintes de ces animaux dans
l'Inde, dans l'Amérique du Sud et en Europe, jusque dans les couches de
l'époque miocène. Sans la conservation accidentelle et fort rare
d'empreintes de pas dans le nouveau grès rouge des États−Unis, qui eût osé
soupçonner que plus de trente espèces d'animaux ressemblant à des
oiseaux, dont quelques−uns de taille gigantesque, ont existé pendant cette
période ? On n'a pu découvrir dans ces couches le plus petit fragment
d'ossement. Jusque tout récemment, les paléontologistes soutenaient que la
classe entière des oiseaux avait apparu brusquement pendant l'époque
éocène ; mais le professeur Owen a démontré depuis qu'il existait un
oiseau incontestable lors du dépôt du grès vert supérieur. Plus récemment
encore on a découvert dans les couches oolithiques de Solenhofen cet
oiseau bizarre, l'archéoptéryx, dont la queue de lézard allongée porte à
chaque articulation une paire de plumes, et dont les ailes sont armées de
deux griffes libres. Il y a peu de découvertes récentes qui prouvent aussi
éloquemment que celle−ci combien nos connaissances sur les anciens
habitants du globe sont encore limitées.
Je citerai encore un autre exemple qui m'a particulièrement frappé lorsque
j'eus l'occasion de l'observer. J'ai affirmé, dans un mémoire sur les
cirripèdes sessiles fossiles, que, vu le nombre immense d'espèces tertiaires
vivantes et éteintes ; que, vu l'abondance extraordinaire d'individus de
plusieurs espèces dans le monde entier, depuis les régions arctiques jusqu'à
l'équateur, habitant à diverses profondeurs, depuis les limites des hautes
eaux jusqu'à 50 brasses ; que, vu la perfection avec laquelle les individus
sont conservés dans les couches tertiaires les plus anciennes ; que, vu la
facilité avec laquelle le moindre fragment de valve peut être reconnu, on
pouvait conclure que, si des cirripèdes sessiles avaient existé pendant la
période secondaire, ces espèces eussent certainement été conservées et
découvertes. Or, comme pas une seule espèce n'avait été découverte dans
les gisements de cette époque ; j'en arrivai à la conclusion que cet immense
groupe avait dû se développer subitement à l'origine de la série tertiaire ;
cas embarrassant pour moi, car il fournissait un exemple de plus de
De l'Origine des Espèces
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIER... 404
l'apparition soudaine d'un groupe important d'espèces. Mon ouvrage venait
de paraître, lorsque je reçus d'un habile paléontologiste, M. Bosquet, le
dessin d'un cirripède sessile incontestable admirablement conservé,
découvert par lui−même dans la craie, en Belgique. Le cas était d'autant
plus remarquable, que ce cirripède était un véritable Chthamalus, genre
très commun, très nombreux, et répandu partout, mais dont on n'avait pas
encore rencontré un spécimen, même dans aucun dépôt tertiaire. Plus
récemment encore, M. Woodward a découvert dans la craie supérieure un
Pyrgoma, membre d'une sous−famille distincte des cirripèdes sessiles.
Nous avons donc aujourd'hui la preuve certaine que ce groupe d'animaux a
existé pendant la période secondaire.
Le cas sur lequel les paléontologistes insistent le plus fréquemment,
comme exemple de l'apparition subite d'un groupe entier d'espèces, est
celui des poissons téléostéens dans les couches inférieures, selon Agassiz,
de l'époque de la craie. Ce groupe renferme la grande majorité des espèces
actuelles. Mais on admet généralement aujourd'hui que certaines formes
jurassiques et triassiques appartiennent au groupe des téléostéens, et une
haute autorité a même classé dans ce groupe certaines formes
paléozoïques. Si tout le groupe téléostéen avait réellement apparu dans
l'hémisphère septentrional au commencement de la formation de la craie,
le fait serait certainement très remarquable ; mais il ne constituerait pas
une objection insurmontable contre mon hypothèse, à moins que l'on ne
puisse démontrer en même temps que les espèces de ce groupe ont apparu
subitement et simultanément dans le monde entier à cette même époque. Il
est superflu de rappeler que l'on ne connaît encore presqu'aucun poisson
fossile provenant du sud de l'équateur, et l'on verra, en parcourant la
Paléontologie de Pictet, que les diverses formations européennes n'ont
encore fourni que très peu d'espèces. Quelques familles de poissons ont
actuellement une distribution fort limitée ; il est possible qu'il en ait été
autrefois de même pour les poissons téléostéens, et qu'ils se soient ensuite
largement répandus, après s'être considérablement développés dans
quelque mer. Nous n'avons non plus aucun droit de supposer que les mers
du globe ont toujours été aussi librement ouvertes du sud au nord qu'elles
le sont aujourd'hui. De nos jours encore, si l'archipel malais se transformait
en continent, les parties tropicales de l'océan indien formeraient un grand
De l'Origine des Espèces
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIER... 405
bassin fermé, dans lequel des groupes importants d'animaux marins
pourraient se multiplier, et rester confinés jusqu'à ce que quelques espèces
adaptées à un climat plus froid, et rendues ainsi capables de doubler les
caps méridionaux de l'Afrique et de l'Australie, pussent ensuite s'étendre et
gagner des mers éloignées.
Ces considérations diverses, notre ignorance sur la géologie des pays qui
se trouvent en dehors des limites de l'Europe et des États−Unis, la
révolution que les découvertes des douze dernières années ont opérée dans
nos connaissances paléontologiques, me portent à penser qu'il est aussi
hasardeux de dogmatiser sur la succession des formes organisées dans le
globe entier, qu'il le serait à un naturaliste qui aurait débarqué cinq minutes
sur un point stérile des côtes de l'Australie de discuter sur le nombre et la
distribution des productions de ce continent.
De l'Origine des Espèces
APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIER... 406
DE L'APPARITION SOUDAINE DE
GROUPES D'ESPÈCES ALLIÉES DANS LES
COUCHES FOSSILIFÈRES LES PLUS
ANCIENNES.
Il est une autre difficulté analogue, mais beaucoup plus sérieuse. Je veux
parler de l'apparition soudaine d'espèces appartenant aux divisions
principales du règne animal dans les roches fossilifères les plus anciennes
que l'on connaisse. Tous les arguments qui m'ont convaincu que toutes les
espèces d'un même groupe descendent d'un ancêtre commun, s'appliquent
également aux espèces les plus anciennes que nous connaissions. Il n'est
pas douteux, par exemple, que tous les trilobites cumbriens et siluriens
descendent de quelque crustacé qui doit avoir vécu longtemps avant
l'époque cumbrienne, et qui différait probablement beaucoup de tout
animal connu. Quelques−uns des animaux les plus anciens, tels que le
Nautile, la Lingule, etc., ne diffèrent pas beaucoup des espèces vivantes ;
et, d'après ma théorie, on ne saurait supposer que ces anciennes espèces
aient été les ancêtres de toutes les espèces des mêmes groupes qui ont
apparu dans la suite, car elles ne présentent à aucun degré des caractères
intermédiaires.
Par conséquent, si ma théorie est vraie, il est certain qu'il a dû s'écouler,
avant le dépôt des couches cumbriennes inférieures, des périodes aussi
longues, et probablement même beaucoup plus longues, que toute la durée
des périodes comprises entre l'époque cumbrienne et l'époque actuelle,
périodes inconnues pendant lesquelles des êtres vivants ont fourmillé sur la
terre. Nous rencontrons ici une objection formidable ; on peut douter, en
effet, que la période pendant laquelle l'état de la terre a permis la vie à sa
surface ait duré assez longtemps. Sir W. Thompson admet que la
consolidation de la croûte terrestre ne peut pas remonter à moins de 20
millions ou à plus de 400 millions d'années, et doit être plus probablement
comprise entre 98 et 200 millions. L'écart considérable entre ces limites
DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D... 407
prouve combien les données sont vagues, et il est probable que d'autres
éléments doivent être introduits dans le problème. M. Croll estime à 60
millions d'années le temps écoulé depuis le dépôt des terrains cumbriens ;
mais, à en juger par le peu d'importance des changements organiques qui
ont eu lieu depuis le commencement de l'époque glaciaire, cette durée
paraît courte relativement aux modifications nombreuses et considérables
que les formes vivantes ont subies depuis la formation cumbrienne. Quant
aux 140 millions d'années antérieures, c'est à peine si l'on peut les
considérer comme suffisantes pour le développement des formes variées
qui existaient déjà pendant l'époque cumbrienne. Il est toutefois probable,
ainsi que le fait expressément remarquer sir W. Thompson, que pendant
ces périodes primitives le globe devait être exposé à des changements plus
rapides et plus violents dans ses conditions physiques qu'il ne l'est
actuellement ; d'où aussi des modifications plus rapides chez les êtres
organisés qui habitaient la surface de la terre à ces époques reculées.
Pourquoi ne trouvons−nous pas des dépôts riches en fossiles appartenant à
ces périodes primitives antérieures à l'époque cumbrienne ? C'est là une
question à laquelle je ne peux faire aucune réponse satisfaisante. Plusieurs
géologues éminents, sir R. Murchison à leur tête, étaient, tout récemment
encore, convaincus que nous voyons les premières traces de la vie dans les
restes organiques que nous fournissent les couches siluriennes les plus
anciennes. D'autres juges, très compétents, tels que Lyell et E. Forbes, ont
contesté cette conclusion. N'oublions point que nous ne connaissons un
peu exactement qu'une bien petite portion du globe. Il n'y a pas longtemps
que M. Barrande a ajouté au système silurien un nouvel étage inférieur,
peuplé de nombreuses espèces nouvelles et spéciales ; plus récemment
encore, M. Hicks a trouvé, dans le sud du pays de Galles, des couches
appartenant à la formation cumbrienne inférieure, riches en trilobites, et
contenant en outre divers mollusques et divers annélides. La présence de
nodules phosphatiques et de matières bitumineuses, même dans
quelques−unes des roches azoïques, semble indiquer l'existence de la vie
dès ces périodes. L'existence de l'Eozoon dans la formation laurentienne,
au Canada, est généralement admise. Il y a au Canada, au−dessous du
système silurien, trois grandes séries de couches ; c'est dans la plus
ancienne qu'on a trouvé l'Eozoon. Sir W. Logan affirme « que l'épaisseur
De l'Origine des Espèces
DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D... 408
des trois séries réunies dépasse probablement de beaucoup celle de toutes
les roches des époques suivantes, depuis la base de la série paléozoïque
jusqu'à nos jours. Ceci nous fait reculer si loin dans le passé, qu'on peut
considérer l'apparition de la faune dite primordiale (de Barrande) comme
un fait relativement moderne. » L'Eozoon appartient à la classe des
animaux les plus simples au point de vue de l'organisation ; mais, malgré
cette simplicité, il est admirablement organisé. Il a existé en quantités
innombrables, et, comme l'a fait remarquer le docteur Dawson, il devait
certainement se nourrir d'autres êtres organisés très petits, qui ont dû
également pulluler en nombres incalculables. Ainsi se sont vérifiées les
remarques que je faisais en 1859, au sujet de l'existence d'êtres vivant
longtemps avant la période cumbrienne, et les termes dont je me servais
alors sont à peu près les mêmes que ceux dont s'est servi plus tard sir W.
Logan. Néanmoins, la difficulté d'expliquer par de bonnes raisons
l'absence de vastes assises de couches fossilifères au−dessous des
formations du système cumbrien supérieur reste toujours très grande. Il est
peu probable que les couches les plus anciennes aient été complètement
détruites par dénudation, et que les fossiles aient été entièrement oblitérés
par suite d'une action métamorphique ; car, s'il en eût été ainsi, nous
n'aurions ainsi trouvé que de faibles restes des formations qui les ont
immédiatement suivies, et ces restes présenteraient toujours des traces
d'altération métamorphique. Or, les descriptions que nous possédons des
dépôts siluriens qui couvrent d'immenses territoires en Russie et dans
l'Amérique du Nord ne permettent pas de conclure que, plus une formation
est ancienne, plus invariablement elle a dû souffrir d'une dénudation
considérable ou d'un métamorphisme excessif. Le problème reste donc,
quant à présent, inexpliqué, insoluble, et l'on peut continuer à s'en servir
comme d'un argument sérieux contre les opinions émises ici. Je ferai
toutefois l'hypothèse suivante, pour prouver qu'on pourra peut−être plus
tard lui trouver une solution. En raison de la nature des restes organiques
qui, dans les diverses formations de l'Europe et des États−Unis, ne
paraissent pas avoir vécu à de bien grandes profondeurs, et de l'énorme
quantité de sédiments dont l'ensemble constitue ces puissantes formations
d'une épaisseur de plusieurs kilomètres, nous pouvons penser que, du
commencement à la fin, de grandes îles ou de grandes étendues de terrain,
De l'Origine des Espèces
DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D... 409
propres à fournir les éléments de ces dépôt, ont dû exister dans le voisinage
des continents actuels de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Agassiz et
d'autres savants ont récemment soutenu cette même opinion. Mais nous ne
savons pas quel était l'état des choses dans les intervalles qui ont séparé les
diverses formations successives ; nous ne savons pas si, pendant ces
intervalles, l'Europe et les États−Unis existaient à l'état de terres émergées
ou d'aires sous−marines près des terres, mais sur lesquelles ne se formait
aucun dépôt, ou enfin comme le lit d'une mer ouverte et insondable.
Nous voyons que les océans actuels, dont la surface est le triple de celle
des terres, sont parsemés d'un grand nombre d'îles ; mais on ne connaît pas
une seule île véritablement océanique (la Nouvelle−Zélande exceptée, si
toutefois on peut la considérer comme telle) qui présente même une trace
de formations paléozoïques ou secondaires. Nous pouvons donc peut−être
en conclure que, là où s'étendent actuellement nos océans, il n'existait,
pendant l'époque paléozoïque et pendant l'époque secondaire, ni continents
ni îles continentales ; car, s'il en avait existé, il se serait, selon toute
probabilité, formé, aux dépens des matériaux qui leur auraient été enlevés,
des dépôts sédimentaires paléozoïques et secondaires, lesquels auraient
ensuite été partiellement soulevés dans les oscillations de niveau qui ont dû
nécessairement se produire pendant ces immenses périodes. Si donc nous
pouvons conclure quelque chose de ces faits c'est que, là où s'étendent
actuellement nos océans, des océans ont dû exister depuis l'époque la plus
reculée dont nous puissions avoir connaissance, et, d'autre part, que, là où
se trouvent aujourd'hui les continents, il a existé de grandes étendues de
terre depuis l'époque cumbrienne, soumises très probablement à de fortes
oscillations de niveau. La carte colorée que j'ai annexée à mon ouvrage sur
les récifs de corail m'a amené à conclure que, en général, les grands océans
sont encore aujourd'hui des aires d'affaissement ; que les grands archipels
sont toujours le théâtre des plus grandes oscillations de niveau, et que les
continents représentent des aires de soulèvement. Mais nous n'avons
aucune raison de supposer que les choses aient toujours été ainsi depuis le
commencement du monde. Nos continents semblent avoir été formés, dans
le cours de nombreuses oscillations de niveau, par une prépondérance de la
force de soulèvement ; mais ne se peut−il pas que les aires du mouvement
prépondérant aient changé dans le cours des âges ? À une période fort
De l'Origine des Espèces
DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D... 410
antérieure à l'époque cumbrienne, il peut y avoir eu des continents là où les
océans s'étendent aujourd'hui, et des océans sans bornes peuvent avoir
recouvert la place de nos continents actuels. Nous ne serions pas non plus
autorisés à supposer que, si le fond actuel de l'océan Pacifique, par
exemple, venant à être converti en continent, nous y trouverions, dans un
état reconnaissable, des formations sédimentaires plus anciennes que les
couches cumbriennes, en supposant qu'elles y soient autrefois déposées ;
car il se pourrait que des couches, qui par suite de leur affaissement se
seraient rapprochées de plusieurs milles du centre de la terre, et qui
auraient été fortement comprimées sous le poids énorme de la grande
masse d'eau qui les recouvrait, eussent éprouvé des modifications
métamorphiques bien plus considérables que celles qui sont restées plus
près de la surface. Les immenses étendues de roches métamorphiques
dénudées qui se trouvent dans quelques parties du monde, dans l'Amérique
du Sud par exemple, et qui doivent avoir été soumises à l'action de la
chaleur sous une forte pression, m'ont toujours paru exiger quelque
explication spéciale ; et peut−être voyons−nous, dans ces immenses
régions, de nombreuses formations, antérieures de beaucoup à l'époque
cumbrienne, aujourd'hui complètement dénudées et transformées par le
métamorphisme.
De l'Origine des Espèces
DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D... 411
RÉSUMÉ.
Les diverses difficultés que nous venons de discuter, à savoir : l'absence
dans nos formations géologiques de chaînons présentant tous les degrés de
transition entre les espèces actuelles et celles qui les ont précédées, bien
que nous y rencontrions souvent des formes intermédiaires ; l'apparition
subite de groupes entiers d'espèces dans nos formations européennes ;
l'absence presque complète, du moins jusqu'à présent, de dépôts
fossilifères au−dessous du système cumbrien, ont toutes incontestablement
une grande importance. Nous en voyons la preuve dans le fait que les
paléontologistes les plus éminents, tels que Cuvier, Agassiz, Barrande,
Pictet, Falconer, E. Forbes, etc., et tous nos plus grands géologues, Lyell,
Murchison, Sedgwick, etc., ont unanimement, et souvent avec ardeur,
soutenu le principe de l'immutabilité des espèces. Toutefois, sir C. Lyell
appuie actuellement de sa haute autorité l'opinion contraire, et la plupart
des paléontologistes et des géologues sont fort ébranlés dans leurs
convictions antérieures. Ceux qui admettent la perfection et la suffisance
des documents que nous fournit la géologie repousseront sans doute
immédiatement ma théorie. Quant à moi, je considère les archives
géologiques, selon la métaphore de Lyell, comme une histoire du globe
incomplètement conservée, écrite dans un dialecte toujours changeant, et
dont nous ne possédons que le dernier volume traitant de deux ou trois
pays seulement. Quelques fragments de chapitres de ce volume et quelques
lignes éparses de chaque page sont seuls parvenus jusqu'à nous.
Chaque mot de ce langage changeant lentement, plus ou moins différent
dans les chapitres successifs, peut représenter les formes qui ont vécu, qui
sont ensevelies dans les formations successives, et qui nous paraissent à
tort avoir été brusquement introduites. Cette hypothèse atténue beaucoup,
si elle ne les fait pas complètement disparaître, les difficultés que nous
avons discutées dans le présent chapitre.
RÉSUMÉ. 412
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION
GÉOLOGIQUE DES ÊTRES ORGANISÉS.
Apparition lente et successive des espèces nouvelles. – Leur différente
vitesse de transformation. – Les espèces éteintes ne reparaissent plus. –
Les groupes d'espèces, au point de vue de leur apparition et de leur
disparition, obéissent aux mêmes règles générales que les espèces isolées.
– Extinction. – Changements simultanés des formes organiques dans le
monde entier. – Affinités des espèces éteintes soit entre elles, soit avec les
espèces vivantes. – État de développement des formes anciennes. –
Succession des mêmes types dans les mêmes zones. – Résumé de ce
chapitre et du chapitre précédent.
Examinons maintenant si les lois et les faits relatifs à la succession
géologique des êtres organisés s'accordent mieux avec la théorie ordinaire
de l'immutabilité des espèces qu'avec celle de leur modification lente et
graduelle, par voie de descendance et de sélection naturelle.
Les espèces nouvelles ont apparu très lentement, l'une après l'autre, tant sur
la terre que dans les eaux. Lyell a démontré que, sous ce rapport, les
diverses couches tertiaires fournissent un témoignage incontestable ;
chaque année tend à combler quelques−unes des lacunes qui existent entre
ces couches, et à rendre plus graduelle la proportion entre les formes
éteintes et les formes nouvelles. Dans quelques−unes des couches les plus
récentes, bien que remontant à une haute antiquité si l'on compte par
années, on ne constate l'extinction que d'une ou deux espèces, et
l'apparition d'autant d'espèces nouvelles, soit locales, soit, autant que nous
pouvons en juger, sur toute la surface de la terre. Les formations
secondaires sont plus bouleversées ; mais, ainsi que le fait remarquer
Bronn, l'apparition et la disparition des nombreuses espèces éteintes
enfouies dans chaque formation n'ont jamais été simultanées.
Les espèces appartenant à différents genres et à différentes classes n'ont
pas changé au même degré ni avec la même rapidité. Dans les couches
tertiaires les plus anciennes on peut trouver quelques espèces actuellement
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION GÉOLOG... 413
vivantes, au milieu d'une foule de formes éteintes. Falconer a signalé un
exemple frappant d'un fait semblable, c'est un crocodile existant encore qui
se trouve parmi des mammifères et des reptiles éteints dans les dépôts
sous−himalayens. La lingule silurienne diffère très peu des espèces
vivantes de ce genre, tandis que la plupart des autres mollusques siluriens
et tous les crustacés ont beaucoup changé. Les habitants de la terre
paraissent se modifier plus rapidement que ceux de la mer ; on a observé
dernièrement en Suisse un remarquable exemple de ce fait. Il y a lieu de
croire que les organismes élevés dans l'échelle se modifient plus
rapidement que les organismes inférieurs ; cette règle souffre cependant
quelques exceptions. La somme des changements organiques, selon la
remarque de Pictet, n'est pas la même dans chaque formation successive.
Cependant, si nous comparons deux formations qui ne sont pas
très−voisines, nous trouvons que toutes les espèces ont subi quelques
modifications. Lorsqu'une espèce a disparu de la surface du globe, nous
n'avons aucune raison de croire que la forme identique reparaisse jamais.
Le cas qui semblerait le plus faire exception à cette règle est celui des «
colonies » de M. Barrande, qui font invasion pendant quelque temps au
milieu d'une formation plus ancienne, puis cèdent de nouveau la place à la
faune préexistante ; mais Lyell me semble avoir donné une explication
satisfaisante de ce fait, en supposant des migrations temporaires provenant
de provinces géographiques distinctes.
Ces divers faits s'accordent bien avec ma théorie, qui ne suppose aucune
loi fixe de développement, obligeant tous les habitants d'une zone à se
modifier brusquement, simultanément, ou à un égal degré. D'après ma
théorie, au contraire, la marche des modifications doit être lente, et
n'affecter généralement que peu d'espèces à la fois ; en effet, la variabilité
de chaque espèce est indépendante de celle de toutes les autres.
L'accumulation par la sélection naturelle, à un degré plus ou moins
prononcé, des variations ou des différences individuelles qui peuvent
surgir, produisant ainsi plus ou moins de modifications permanentes,
dépend d'éventualités nombreuses et complexes – telles que la nature
avantageuse des variations, la liberté des croisements, les changements
lents dans les conditions physiques de la contrée, l'immigration de
nouvelles formes et la nature des autres habitants avec lesquels l'espèce qui
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION GÉOLOG... 414
varie se trouve en concurrence. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'une
espèce puisse conserver sa forme plus longtemps que d'autres, ou que, si
elle se modifie, elle le fasse à un moindre degré. Nous trouvons des
rapports analogues entre les habitants actuels de pays différents ; ainsi, les
coquillages terrestres et les insectes coléoptères de Madère en sont venus à
différer considérablement des formes du continent européen qui leur
ressemblent le plus, tandis que les coquillages marins et les oiseaux n'ont
pas changé. La rapidité plus grande des modifications chez les animaux
terrestres et d'une organisation plus élevée, comparativement à ce qui se
passe chez les formes marines et inférieures, s'explique peut−être par les
relations plus complexes qui existent entre les êtres supérieurs et les
conditions organiques et inorganiques de leur existence, ainsi que nous
l'avons déjà indiqué dans un chapitre précédent. Lorsqu'un grand nombre
d'habitants d'une région quelconque se sont modifiés et perfectionnés, il
résulte du principe de la concurrence et des rapports essentiels qu'ont
mutuellement entre eux les organismes dans la lutte pour l'existence, que
toute forme qui ne se modifie pas et ne se perfectionne pas dans une
certaine mesure doit être exposée à la destruction. C'est pourquoi toutes les
espèces d'une même région finissent toujours, si l'on considère un laps de
temps suffisamment long, par se modifier, car autrement elles
disparaîtraient.
La moyenne des modifications chez les membres d'une même classe peut
être presque la même, pendant des périodes égales et de grande longueur ;
mais, comme l'accumulation de couches durables, riches en fossiles,
dépend du dépôt de grandes masses de sédiments sur des aires en voie
d'affaissement, ces couches ont dû nécessairement se former à des
intervalles très considérables et irrégulièrement intermittents. En
conséquence, la somme des changements organiques dont témoignent les
fossiles contenus dans des formations consécutives n'est pas égale. Dans
cette hypothèse, chaque formation ne représente pas un acte nouveau et
complet de création, mais seulement une scène prise au hasard dans un
drame qui change lentement et toujours.
Il est facile de comprendre pourquoi une espèce une fois éteinte ne saurait
reparaître, en admettant même le retour de conditions d'existence
organiques et inorganiques identiques. En effet, bien que la descendance
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION GÉOLOG... 415
d'une espèce puisse s'adapter de manière à occuper dans l'économie de la
nature la place d'une autre (ce qui est sans doute arrivé très souvent), et
parvenir ainsi à la supplanter, les deux formes – l'ancienne et la nouvelle –
ne pourraient jamais être identiques, parce que toutes deux auraient
presque certainement hérité de leurs ancêtres distincts des caractères
différents, et que des organismes déjà différents tendent à varier d'une
manière différente. Par exemple, il est possible que, si nos pigeons paons
étaient tous détruits, les éleveurs parvinssent à refaire une nouvelle race
presque semblable à la race actuelle. Mais si nous supposons la destruction
de la souche parente, le biset – et nous avons toute raison de croire qu'à
l'état de nature les formes parentes sont généralement remplacées et
exterminées par leurs descendants perfectionnés – il serait peu probable
qu'un pigeon paon identique à la race existante, pût descendre d'une autre
espèce de pigeon ou même d'aucune autre race bien fixe du pigeon
domestique. En effet, les variations successives seraient certainement
différentes dans un certain degré, et la variété nouvellement formée
emprunterait probablement à la souche parente quelques divergences
caractéristiques.
Les groupes d'espèces, c'est−à−dire les genres et les familles, suivent dans
leur apparition et leur disparition les mêmes règles générales que les
espèces isolées, c'est−à−dire qu'ils se modifient plus ou moins fortement,
et plus ou moins promptement. Un groupe une fois éteint ne reparaît
jamais ; c'est−à−dire que son existence, tant qu'elle se perpétue, est
rigoureusement continue. Je sais que cette règle souffre quelques
exceptions apparentes, mais elles sont si rares que E. Forbes, Pictet et
Woodward (quoique tout à fait opposés aux idées que je soutiens)
l'admettent pour vraie. Or, cette règle s'accorde rigoureusement avec ma
théorie, car toutes les espèces d'un même groupe, quelle qu'ait pu en être la
durée, sont les descendants modifiés les uns des autres, et d'un ancêtre
commun. Les espèces du genre lingule, par exemple, qui ont
successivement apparu à toutes les époques, doivent avoir été reliées les
unes aux autres par une série non interrompue de générations, depuis les
couches les plus anciennes du système silurien jusqu'à nos jours. Nous
avons vu dans le chapitre précédent que des groupes entiers d'espèces
semblent parfois apparaître tous à la fois et soudainement. J'ai cherché à
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION GÉOLOG... 416
donner une explication de ce fait qui serait, s'il était bien constaté, fatal à
ma théorie. Mais de pareils cas sont exceptionnels ; la règle générale, au
contraire, est une augmentation progressive en nombre, jusqu'à ce que le
groupe atteigne son maximum, tôt ou tard suivi d'un décroissement
graduel. Si on représente le nombre des espèces contenues dans un genre,
ou le nombre des genres contenus dans une famille, par un trait vertical
d'épaisseur variable, traversant les couches géologiques successives
contenant ces espèces, le trait paraît quelquefois commencer à son
extrémité inférieure, non par une pointe aiguë, mais brusquement. Il
s'épaissit graduellement en montant ; il conserve souvent une largeur égale
pendant un trajet plus ou moins long, puis il finit par s'amincir dans les
couches supérieures, indiquant le décroissement et l'extinction finale de
l'espèce. Cette multiplication graduelle du nombre des espèces d'un groupe
est strictement d'accord avec ma théorie, car les espèces d'un même genre
et les genres d'une même famille ne peuvent augmenter que lentement et
progressivement la modification et la production de nombreuses formes
voisines ne pouvant être que longues et graduelles. En effet, une espèce
produit d'abord deux ou trois variétés, qui se convertissent lentement en
autant d'espèces, lesquelles à leur tour, et par une marche également
graduelle, donnent naissance à d'autres variétés et à d'autres espèces, et,
ainsi de suite, comme les branches qui, partant du tronc unique d'un grand
arbre, finissent, en se ramifiant toujours, par former un groupe
considérable dans son ensemble.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XI − DE LA SUCCESSION GÉOLOG... 417
EXTINCTION.
Nous n'avons, jusqu'à présent, parlé qu'incidemment de la disparition des
espèces et des groupes d'espèces. D'après la théorie de la sélection
naturelle, l'extinction des formes anciennes et la production des formes
nouvelles perfectionnées sont deux faits intimement connexes. La vieille
notion de la destruction complète de tous les habitants du globe, à la suite
de cataclysmes périodiques, est aujourd'hui généralement abandonnée,
même par des géologues tels que E. de Beaumont, Murchison, Barrande,
etc., que leurs opinions générales devraient naturellement conduire à des
conclusions de cette nature. Il résulte, au contraire, de l'étude des
formations tertiaires que les espèces et les groupes d'espèces disparaissent
lentement les uns après les autres, d'abord sur un point, puis sur un autre, et
enfin de la terre entière. Dans quelques cas très rares, tels que la rupture
d'un isthme et l'irruption, qui en est la conséquence, d'une foule de
nouveaux habitants provenant d'une mer voisine, ou l'immersion totale
d'une île, la marche de l'extinction a pu être rapide. Les espèces et les
groupes d'espèces persistent pendant des périodes d'une longueur très
inégale ; nous avons vu, en effet, que quelques groupes qui ont apparu dès
l'origine de la vie existent encore aujourd'hui, tandis que d'autres ont
disparu avant la fin de la période paléozoïque. Le temps pendant lequel
une espèce isolée ou un genre peut persister ne paraît dépendre d'aucune
loi fixe. Il y a tout lieu de croire que l'extinction de tout un groupe
d'espèces doit être beaucoup plus lente que sa production. Si l'on figure
comme précédemment l'apparition et la disparition d'un groupe par un trait
vertical d'épaisseur variable, ce dernier s'effile beaucoup plus
graduellement en pointe à son extrémité supérieure, qui indique la marche
de l'extinction, qu'à son extrémité inférieure, qui représente l'apparition
première, et la multiplication progressive de l'espèce. Il est cependant des
cas où l'extinction de groupes entiers a été remarquablement rapide ; c'est
ce qui a eu lieu pour les ammonites à la fin de la période secondaire.
On a très gratuitement enveloppé de mystères l'extinction des espèces.
EXTINCTION. 418
Quelques auteurs ont été jusqu'à supposer que, de même que la vie de
l'individu a une limite définie, celle de l'espèce a aussi une durée
déterminée. Personne n'a pu être, plus que moi, frappé d'étonnement par le
phénomène de l'extinction des espèces. Quelle ne fut pas ma surprise, par
exemple, lorsque je trouvai à la Plata la dent d'un cheval enfouie avec les
restes de mastodontes, de mégathériums, de toxodontes et autres
mammifères géants éteints, qui tous avaient coexisté à une période
géologique récente avec des coquillages encore vivants. En effet, le cheval,
depuis son introduction dans l'Amérique du Sud par les Espagnols, est
redevenu sauvage dans tout le pays et s'est multiplié avec une rapidité sans
pareille ; je devais donc me demander quelle pouvait être la cause de
l'extinction du cheval primitif, dans des conditions d'existence si
favorables en apparence. Mon étonnement était mal fondé ; le professeur
Owen ne tarda pas à reconnaître que la dent, bien que très semblable à
celle du cheval actuel, appartenait à une espèce éteinte. Si ce cheval avait
encore existé, mais qu'il eût été rare, personne n'en aurait été étonné ; car
dans tous les pays la rareté est l'attribut d'une foule d'espèces de toutes
classes ; si l'on demande les causes de cette rareté, nous répondons qu'elles
sont la conséquence de quelques circonstances défavorables dans les
conditions d'existence, mais nous ne pouvons presque jamais indiquer
quelles sont ces circonstances. En supposant que le cheval fossile ait
encore existé comme espèce rare, il eût semblé tout naturel de penser,
d'après l'analogie avec tous les autres mammifères, y compris l'éléphant,
dont la reproduction est si lente, ainsi que d'après la naturalisation du
cheval domestique dans l'Amérique du Sud, que, dans des conditions
favorables, il eût, en peu d'années, repeuplé le continent. Mais nous
n'aurions pu dire quelles conditions défavorables avaient fait obstacle à sa
multiplication ; si une ou plusieurs causes avaient agi ensemble ou
séparément ; à quelle période de la vie et à quel degré chacune d'elles avait
agi. Si les circonstances avaient continué, si lentement que ce fût, à devenir
de moins en moins favorables, nous n'aurions certainement pas observé le
fait, mais le cheval fossile serait devenu de plus en plus rare, et se serait
finalement éteint, cédant sa place dans la nature à quelque concurrent plus
heureux. Il est difficile d'avoir toujours présent à l'esprit le fait que la
multiplication de chaque forme vivante est sans cesse limitée par des
De l'Origine des Espèces
EXTINCTION. 419
causes nuisibles inconnues qui cependant sont très suffisantes pour causer
d'abord la rareté et ensuite l'extinction. On comprend si peu ce sujet, que
j'ai souvent entendu des gens exprimer la surprise que leur causait
l'extinction d'animaux géants, tels que le mastodonte et le dinosaure,
comme si la force corporelle seule suffisait pour assurer la victoire dans la
lutte pour l'existence. La grande taille d'une espèce, au contraire, peut
entraîner dans certains cas, ainsi qu'Owen en a fait la remarque, une plus
prompte extinction, par suite de la plus grande quantité de nourriture
nécessaire. La multiplication continue de l'éléphant actuel a dû être limitée
par une cause quelconque avant que l'homme habitât l'Inde ou l'Afrique.
Le docteur Falconer, juge très compétent, attribue cet arrêt de
l'augmentation en nombre de l'éléphant indien aux insectes qui le harassent
et l'affaiblissent ; Bruce en est arrivé à la même conclusion relativement à
l'éléphant africain en Abyssinie. Il est certain que la présence des insectes
et des vampires décide, dans diverses parties de l'Amérique du Sud, de
l'existence des plus grands mammifères naturalisés.
Dans les formations tertiaires récentes, nous voyons des cas nombreux où
la rareté précède l'extinction, et nous savons que le même fait se présente
chez les animaux que l'homme, par son influence, a localement ou
totalement exterminés. Je peux répéter ici ce que j'écrivais en 1845 :
admettre que les espèces deviennent généralement rares avant leur
extinction, et ne pas s'étonner de leur rareté, pour s'émerveiller ensuite de
ce qu'elles disparaissent, c'est comme si l'on admettait que la maladie est,
chez l'individu, l'avant−coureur de la mort, que l'on voie la maladie sans
surprise, puis que l'on s'étonne et que l'on attribue la mort du malade à
quelque acte de violence. La théorie de la sélection naturelle est basée sur
l'opinion que chaque variété nouvelle, et, en définitive, chaque espèce
nouvelle, se forme et se maintient à l'aide de certains avantages acquis sur
celles avec lesquelles elle se trouve en concurrence ; et, enfin, sur
l'extinction des formes moins favorisées, qui en est la conséquence
inévitable. Il en est de même pour nos productions domestiques, car,
lorsqu'une variété nouvelle et un peu supérieure a été obtenue, elle
remplace d'abord les variétés inférieures du voisinage ; plus perfectionnée,
elle se répand de plus en plus, comme notre bétail à courtes cornes, et
prend la place d'autres races dans d'autres pays. L'apparition de formes
De l'Origine des Espèces
EXTINCTION. 420
nouvelles et la disparition des anciennes sont donc, tant pour les
productions naturelles que pour les productions artificielles, deux faits
connexes. Le nombre des nouvelles formes spécifiques, produites dans un
temps donné, a dû parfois, chez les groupes florissants, être probablement
plus considérable que celui des formes anciennes qui ont été exterminées ;
mais nous savons que, au moins pendant les époques géologiques récentes,
les espèces n'ont pas augmenté indéfiniment ; de sorte que nous pouvons
admettre, en ce qui concerne les époques les plus récentes, que la
production de nouvelles formes a déterminé l'extinction d'un nombre à peu
près égal de formes anciennes.
La concurrence est généralement plus rigoureuse, comme nous l'avons déjà
démontré par des exemples, entre les formes qui se ressemblent sous tous
les rapports. En conséquence, les descendants modifiés et perfectionnés
d'une espèce causent généralement l'extermination de la souche mère ; et si
plusieurs formes nouvelles, provenant d'une même espèce, réussissent à se
développer, ce sont les formes les plus voisines de cette espèce,
c'est−à−dire les espèces du même genre, qui se trouvent être les plus
exposées à la destruction. C'est ainsi, je crois, qu'un certain nombre
d'espèces nouvelles, descendues d'une espèce unique et constituant ainsi un
genre nouveau, parviennent à supplanter un genre ancien, appartenant à la
même famille. Mais il a dû souvent arriver aussi qu'une espèce nouvelle
appartenant à un groupe a pris la place d'une espèce appartenant à un
groupe différent, et provoqué ainsi son extinction. Si plusieurs formes
alliées sont sorties de cette même forme, d'autres espèces conquérantes
antérieures auront dû céder la place, et ce seront alors généralement les
formes voisines qui auront le plus à souffrir, en raison de quelque
infériorité héréditaire commune à tout leur groupe. Mais que les espèces
obligées de céder ainsi leur place à d'autres plus perfectionnées
appartiennent à une même classe ou à des classes distinctes, il pourra
arriver que quelques−unes d'entre elles puissent être longtemps conservées,
par suite de leur adaptation à des conditions différentes d'existence, ou
parce que, occupant une station isolée, elles auront échappé à une
rigoureuse concurrence. Ainsi, par exemple, quelques espèces de Trigonia,
grand genre de mollusques des formations secondaires, ont surtout vécu et
habitent encore les mers australiennes ; et quelques membres du groupe
De l'Origine des Espèces
EXTINCTION. 421
considérable et presque éteint des poissons ganoïdes se trouvent encore
dans nos eaux douces. On comprend donc pourquoi l'extinction complète
d'un groupe est généralement, comme nous l'avons vu, beaucoup plus lente
que sa production.
Quant à la soudaine extinction de familles ou d'ordres entiers, tels que le
groupe des trilobites à la fin de l'époque paléozoïque, ou celui des
ammonites à la fin de la période secondaire, nous rappellerons ce que nous
avons déjà dit sur les grands intervalles de temps qui ont dû s'écouler entre
nos formations consécutives, intervalles pendant lesquels il a pu s'effectuer
une extinction lente, mais considérable. En outre, lorsque, par suite
d'immigrations subites ou d'un développement plus rapide qu'à l'ordinaire,
plusieurs espèces d'un nouveau groupe s'emparent d'une région
quelconque, beaucoup d'espèces anciennes doivent être exterminées avec
une rapidité correspondante ; or, les formes ainsi supplantées sont
probablement proches alliées, puisqu'elles possèdent quelque commun
défaut.
Il me semble donc que le mode d'extinction des espèces isolées ou des
groupes d'espèces s'accorde parfaitement avec la théorie de la sélection
naturelle. Nous ne devons pas nous étonner de l'extinction, mais plutôt de
notre présomption à vouloir nous imaginer que nous comprenons les
circonstances complexes dont dépend l'existence de chaque espèce. Si nous
oublions un instant que chaque espèce tend à se multiplier à l'infini, mais
qu'elle est constamment tenue en échec par des causes que nous ne
comprenons que rarement, toute l'économie de la nature est
incompréhensible. Lorsque nous pourrons dire précisément pourquoi telle
espèce est plus abondante que telle autre en individus, ou pourquoi telle
espèce et non pas telle autre peut être naturalisée dans un pays donné, alors
seulement nous aurons le droit de nous étonner de ce que nous ne pouvons
pas expliquer l'extinction de certaines espèces ou de certains groupes.
De l'Origine des Espèces
EXTINCTION. 422
DES CHANGEMENTS PRESQUE
INSTANTANÉS DES FORMES VIVANTES
DANS LE MONDE.
L'une des découvertes les plus intéressantes de la paléontologie, c'est que
les formes de la vie changent dans le monde entier d'une manière presque
simultanée. Ainsi, l'on peut reconnaître notre formation européenne de la
craie dans plusieurs parties du globe, sous les climats les plus divers, là
même où l'on ne saurait trouver le moindre fragment de minéral
ressemblant à la craie, par exemple dans l'Amérique du Nord, dans
l'Amérique du Sud équatoriale, à la Terre de Feu, au cap de
Bonne−Espérance et dans la péninsule indienne. En effet, sur tous ces
points éloignés, les restes organiques de certaines couches présentent une
ressemblance incontestable avec ceux de la craie ; non qu'on y rencontre
les mêmes espèces, car, dans quelques cas, il n'y en a pas une qui soit
identiquement la même, mais elles appartiennent aux mêmes familles, aux
mêmes genres, aux mêmes subdivisions de genres, et elles sont parfois
semblablement caractérisées par les mêmes caractères superficiels, tels que
la ciselure extérieure.
En outre, d'autres formes qu'on ne rencontre pas en Europe dans la craie,
mais qui existent dans les formations supérieures ou inférieures, se suivent
dans le même ordre sur ces différents points du globe si éloignés les uns
des autres. Plusieurs auteurs ont constaté un parallélisme semblable des
formes de la vie dans les formations paléozoïques successives de la Russie,
de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord ; il en est de même,
d'après Lyell, dans les divers dépôts tertiaires de l'Europe et de l'Amérique
du Nord. En mettant même de côté les quelques espèces fossiles qui sont
communes à l'ancien et au nouveau monde, le parallélisme général des
diverses formes de la vie dans les couches paléozoïques et dans les
couches tertiaires n'en resterait pas moins manifeste et rendrait facile la
corrélation des diverses formations.
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS D... 423
Ces observations, toutefois, ne s'appliquent qu'aux habitants marins du
globe ; car les données suffisantes nous manquent pour apprécier si les
productions des terres et des eaux douces ont, sur des points éloignés,
changé d'une manière parallèle analogue. Nous avons lieu d'en douter. Si
l'on avait apporté de la Plata le Megatherium, le Mylodon, le
Macrauchenia et le Toxodon sans renseignements sur leur position
géologique, personne n'eût soupçonné que ces formes ont coexisté avec
des mollusques marins encore vivants ; toutefois, leur coexistence avec le
mastodonte et le cheval aurait permis de penser qu'ils avaient vécu pendant
une des dernières périodes tertiaires.
Lorsque nous disons que les faunes marines ont simultanément changé
dans le monde entier, il ne faut pas supposer que l'expression s'applique à
la même année ou au même siècle, ou même qu'elle ait un sens géologique
bien rigoureux ; car, si tous les animaux marins vivant actuellement en
Europe, ainsi que ceux qui y ont vécu pendant la période pléistocène, déjà
si énormément reculée, si on compte son antiquité par le nombre des
années, puisqu'elle comprend toute l'époque glaciaire, étaient comparés à
ceux qui existent actuellement dans l'Amérique du Sud ou en Australie, le
naturaliste le plus habile pourrait à peine décider lesquels, des habitants
actuels ou de ceux de l'époque pléistocène en Europe, ressemblent le plus à
ceux de l'hémisphère austral. Ainsi encore, plusieurs observateurs très
compétents admettent que les productions actuelles des États−Unis se
rapprochent plus de celles qui ont vécu en Europe pendant certaines
périodes tertiaires récentes que des formes européennes actuelles, et, cela
étant, il est évident que des couches fossilifères se déposant maintenant sur
les côtes de l'Amérique du Nord risqueraient dans l'avenir d'être classées
avec des dépôts européens quelque peu plus anciens. Néanmoins, dans un
avenir très éloigné, il n'est pas douteux que toutes les formations marines
plus modernes, à savoir le pliocène supérieur, le pléistocène et les dépôts
tout à fait modernes de l'Europe, de l'Amérique du Nord, de l'Amérique du
Sud et de l'Australie, pourront être avec raison considérées comme
simultanées, dans le sens géologique du terme, parce qu'elles renfermeront
des débris fossiles plus ou moins alliés, et parce qu'elles ne contiendront
aucune des formes propres aux dépôts inférieurs plus anciens.
Ce fait d'un changement simultané des formes de la vie dans les diverses
De l'Origine des Espèces
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS D... 424
parties du monde, en laissant à cette loi le sens large et général que nous
venons de lui donner, a beaucoup frappé deux observateurs éminents, MM.
de Verneuil et d'Archiac. Après avoir rappelé le parallélisme qui se
remarque entre les formes organiques de l'époque paléozoïque dans
diverses parties de l'Europe, ils ajoutent : « Si, frappés de cette étrange
succession, nous tournons les yeux vers l'Amérique du Nord et que nous y
découvrions une série de phénomènes analogues, il nous paraîtra alors
certain que toutes les modifications des espèces, leur extinction,
l'introduction d'espèces nouvelles, ne peuvent plus être le fait de simples
changements dans les courants de l'Océan, ou d'autres causes plus ou
moins locales et temporaires, mais doivent dépendre de lois générales qui
régissent l'ensemble du règne animal. » M. Barrande invoque d'autres
considérations de grande valeur qui tendent à la même conclusion. On ne
saurait, en effet, attribuer à des changements de courants, de climat, ou
d'autres conditions physiques, ces immenses mutations des formes
organisées dans le monde entier, sous les climats les plus divers. Nous
devons, ainsi que Barrande l'a fait observer, chercher quelque loi spéciale.
C'est ce qui ressortira encore plus clairement lorsque nous traiterons de la
distribution actuelle des êtres organisés, et que nous verrons combien sont
insignifiants les rapports entre les conditions physiques des diverses
contrées et la nature de ses habitants.
Ce grand fait de la succession parallèle des formes de la vie dans le monde
s'explique aisément par la théorie de la sélection naturelle. Les espèces
nouvelles se forment parce qu'elles possèdent quelques avantages sur les
plus anciennes ; or, les formes déjà dominantes, ou qui ont quelque
supériorité sur les autres formes d'un même pays, sont celles qui produisent
le plus grand nombre de variétés nouvelles ou espèces naissantes. La
preuve évidente de cette loi, c'est que les plantes dominantes, c'est−à−dire
celles qui sont les plus communes et les plus répandues, sont aussi celles
qui produisent la plus grande quantité de variétés nouvelles. Il est naturel,
en outre, que les espèces prépondérantes, variables, susceptibles de se
répandre au loin et ayant déjà envahi plus ou moins les territoires d'autres
espèces, soient aussi les mieux adaptées pour s'étendre encore davantage,
et pour produire, dans de nouvelles régions, des variétés et des espèces
nouvelles. Leur diffusion peut souvent être très lente, car elle dépend de
De l'Origine des Espèces
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS D... 425
changements climatériques et géographiques, d'accidents imprévus et de
l'acclimatation graduelle des espèces nouvelles aux divers climats qu'elles
peuvent avoir à traverser ; mais, avec le temps, ce sont les formes
dominantes qui, en général, réussissent le mieux à se répandre et, en
définitive, à prévaloir. Il est probable que les animaux terrestres habitant
des continents distincts se répandent plus lentement que les formes marines
peuplant des mers continues. Nous pouvons donc nous attendre à trouver,
comme on l'observe en effet, un parallélisme moins rigoureux dans la
succession des formes terrestres que dans les formes marines.
Il me semble, en conséquence, que la succession parallèle et simultanée, en
donnant à ce dernier terme son sens le plus large, des mêmes formes
organisées dans le monde concorde bien avec le principe selon lequel de
nouvelles espèces seraient produites par la grande extension et par la
variation des espèces dominantes. Les espèces nouvelles étant
elles−mêmes dominantes, puisqu'elles ont encore une certaine supériorité
sur leurs formes parentes qui l'étaient déjà, ainsi que sur les autres espèces,
continuent à se répandre, à varier et à produire de nouvelles variétés. Les
espèces anciennes, vaincues par les nouvelles formes victorieuses,
auxquelles elles cèdent la place, sont généralement alliées en groupes,
conséquence de l'héritage commun de quelque cause d'infériorité ; à
mesure donc que les groupes nouveaux et perfectionnés se répandent sur la
terre, les anciens disparaissent, et partout il y a correspondance dans la
succession des formes, tant dans leur première apparition que dans leur
disparition finale.
Je crois encore utile de faire une remarque à ce sujet. J'ai indiqué les
raisons qui me portent à croire que la plupart de nos grandes formations
riches en fossiles ont été déposées pendant des périodes d'affaissement, et
que des interruptions d'une durée immense, en ce qui concerne le dépôt des
fossiles, ont dû se produire pendant les époques où le fond de la mer était
stationnaire ou en voie de soulèvement, et aussi lorsque les sédiments ne se
déposaient pas en assez grande quantité, ni assez rapidement pour enfouir
et conserver les restes des êtres organisés. Je suppose que, pendant ces
longs intervalles, dont nous ne pouvons retrouver aucune trace, les
habitants de chaque région ont subi une somme considérable de
modifications et d'extinctions, et qu'il y a eu de fréquentes migrations d'une
De l'Origine des Espèces
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS D... 426
région dans une autre. Comme nous avons toutes raisons de croire que
d'immenses surfaces sont affectées par les mêmes mouvements, il est
probable que des formations exactement contemporaines ont dû souvent
s'accumuler sur de grandes étendues dans une même partie du globe ; mais
nous ne sommes nullement autorisés à conclure qu'il en a invariablement
été ainsi, et que de grandes surfaces ont toujours été affectées par les
mêmes mouvements. Lorsque deux formations se sont déposées dans deux
régions pendant à peu près la même période, mais cependant pas
exactement la même, nous devons, pour les raisons que nous avons
indiquées précédemment, remarquer une même succession générale dans
les formes qui y ont vécu, sans que, cependant, les espèces correspondent
exactement ; car il y a eu, dans l'une des régions, un peu plus de temps que
dans l'autre, pour permettre les modifications, les extinctions et les
immigrations.
Je crois que des cas de ce genre se présentent en Europe. Dans ses
admirables mémoires sur les dépôts éocènes de l'Angleterre et de la
France, M. Prestwich est parvenu à établir un étroit parallélisme général
entre les étages successifs des deux pays ; mais, lorsqu'il compare certains
terrains de l'Angleterre avec les dépôts correspondants en France, bien qu'il
trouve entre eux une curieuse concordance dans le nombre des espèces
appartenant aux mêmes genres, cependant les espèces elles−mêmes
diffèrent d'une manière qu'il est difficile d'expliquer, vu la proximité des
deux gisements ; – à moins, toutefois, qu'on ne suppose qu'un isthme a
séparé deux mers peuplées par deux faunes contemporaines, mais
distinctes. Lyell a fait des observations semblables sur quelques−unes des
formations tertiaires les plus récentes. Barrande signale, de son côté, un
remarquable parallélisme général dans les dépôts siluriens successifs de la
Bohême et de la Scandinavie ; néanmoins, il trouve des différences
surprenantes chez les espèces. Si, dans ces régions, les diverses formations
n'ont pas été déposées exactement pendant les mêmes périodes – un dépôt,
dans une région, correspondant souvent à une période d'inactivité dans une
autre – et si, dans les deux régions, les espèces ont été en se modifiant
lentement pendant l'accumulation des diverses formations et les longs
intervalles qui les ont séparées, les dépôts, dans les deux endroits, pourront
être rangés dans le même ordre quant à la succession générale des formes
De l'Origine des Espèces
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS D... 427
organisées, et cet ordre paraîtrait à tort strictement parallèle ; néanmoins,
les espèces ne seraient pas toutes les mêmes dans les étages en apparence
correspondants des deux stations.
De l'Origine des Espèces
DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS D... 428
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES
LES UNES AVEC LES AUTRES ET AVEC
LES FORMES VIVANTES.
Examinons maintenant les affinités mutuelles des espèces éteintes et
vivantes. Elles se groupent toutes dans un petit nombre de grandes classes,
fait qu'explique d'emblée la théorie de la descendance. En règle générale,
plus une forme est ancienne, plus elle diffère des formes vivantes. Mais,
ainsi que l'a depuis longtemps fait remarquer Buckland, on peut classer
toutes les espèces éteintes, soit dans les groupes existants, soit dans les
intervalles qui les séparent. Il est certainement vrai que les espèces éteintes
contribuent à combler les vides qui existent entre les genres, les familles et
les ordres actuels ; mais, comme on a contesté et même nié ce point, il peut
être utile de faire quelques remarques à ce sujet et de citer quelques
exemples ; si nous portons seulement notre attention sur les espèces
vivantes ou sur les espèces éteintes appartenant à la même classe, la série
est infiniment moins parfaite que si nous les combinons toutes deux en un
système général. On trouve continuellement dans les écrits du professeur
Owen l'expression « formes généralisées » appliquée à des animaux
éteints ; Agassiz parle à chaque instant de types « prophétiques ou
synthétiques ; » or, ces termes s'appliquent à des formes ou chaînons
intermédiaires. Un autre paléontologiste distingué, M. Gaudry, a démontré
de la manière la plus frappante qu'un grand nombre des mammifères
fossiles qu'il a découverts dans l'Attique servent à combler les intervalles
entre les genres existants. Cuvier regardait les ruminants et les
pachydermes comme les deux ordres de mammifères les plus distincts ;
mais on a retrouvé tant de chaînons fossiles intermédiaires que le
professeur Owen a dû remanier toute la classification et placer certains
pachydermes dans un même sous−ordre avec des ruminants ; il fait, par
exemple, disparaître par des gradations insensibles l'immense lacune qui
existait entre le cochon et le chameau. Les ongulés ou quadrupèdes à
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 429
sabots sont maintenant divisés en deux groupes, le groupe des quadrupèdes
à doigts en nombre pair et celui des quadrupèdes à doigts en nombre
impair ; mais le Macrauchenia de l'Amérique méridionale relie dans une
certaine mesure ces deux groupes importants. Personne ne saurait contester
que l'hipparion forme un chaînon intermédiaire entre le cheval existant et
certains autres ongulés. Le Typotherium de l'Amérique méridionale, que
l'on ne saurait classer dans aucun ordre existant, forme, comme l'indique le
nom que lui a donné le professeur Gervais, un chaînon intermédiaire
remarquable dans la série des mammifères. Les Sirenia constituent un
groupe très distinct de mammifères et l'un des caractères les plus
remarquables du dugong et du lamentin actuels est l'absence complète de
membres postérieurs, sans même que l'on trouve chez eux des rudiments
de ces membres ; mais l'Halithérium, éteint, avait, selon le professeur
Flower, l'os de la cuisse ossifié « articulé dans un acetabulum bien défini
du pelvis » et il se rapproche par là des quadrupèdes ongulés ordinaires,
auxquels les Sirenia sont alliés, sous quelques autres rapports. Les cétacés
ou baleines diffèrent considérablement de tous les autres mammifères,
mais le zeuglodon et le squalodon de l'époque tertiaire, dont quelques
naturalistes ont fait un ordre distinct, sont, d'après le professeur Huxley, de
véritables cétacés et « constituent un chaînon intermédiaire avec les
carnivores aquatiques. »
Le professeur Huxley a aussi démontré que même l'énorme intervalle qui
sépare les oiseaux des reptiles se trouve en partie comblé, de la manière la
plus inattendue, par l'autruche et l'Archeopteryx éteint, d'une part, et de
l'autre, par le Compsognatus, un des dinosauriens, groupe qui comprend
les reptiles terrestres les plus gigantesques. À l'égard des invertébrés,
Barrande, dont l'autorité est irrécusable en pareille matière, affirme que les
découvertes de chaque jour prouvent que, bien que les animaux
paléozoïques puissent certainement se classer dans les groupes existants,
ces groupes n'étaient cependant pas, à cette époque reculée, aussi
distinctement séparés qu'ils le sont actuellement.
Quelques auteurs ont nié qu'aucune espèce éteinte ou aucun groupe
d'espèces puisse être considéré comme intermédiaire entre deux espèces
quelconques vivantes ou entre des groupes d'espèces actuelles. L'objection
n'aurait de valeur qu'autant qu'on entendrait par là que la forme éteinte est,
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 430
par tous ses caractères, directement intermédiaire entre deux formes ou
entre deux groupes vivants. Mais dans une classification naturelle, il y a
certainement beaucoup d'espèces fossiles qui se placent entre des genres
vivants, et même entre des genres appartenant à des familles distinctes. Le
cas le plus fréquent, surtout quand il s'agit de groupes très différents,
comme les poissons et les reptiles, semble être que si, par exemple, dans
l'état actuel, ces groupes se distinguent par une douzaine de caractères, le
nombre des caractères distinctifs est moindre chez les anciens membres
des deux groupes, de sorte que les deux groupes étaient autrefois un peu
plus voisins l'un de l'autre qu'ils ne le sont aujourd'hui.
On croit assez communément que, plus une forme est ancienne, plus elle
tend à relier, par quelques−uns de ses caractères, des groupes actuellement
fort éloignés les uns des autres. Cette remarque ne s'applique, sans doute,
qu'aux groupes qui, dans le cours des âges géologiques, ont subi des
modifications considérables ; il serait difficile, d'ailleurs, de démontrer la
vérité de la proposition, car de temps à autre on découvre des animaux
même vivants qui, comme le lepidosiren, se rattachent, par leurs affinités,
à des groupes fort distincts. Toutefois, si nous comparons les plus anciens
reptiles et les plus anciens batraciens les plus anciens poissons, les plus
anciens céphalopodes et les mammifères de l'époque éocène, avec les
membres plus récents des mêmes classes, il nous faut reconnaître qu'il y a
du vrai dans cette remarque.
Voyons jusqu'à quel point les divers faits et les déductions qui précèdent
concordent avec la théorie de la descendance avec modification. Je prierai
le lecteur, vu la complication du sujet, de recourir au tableau dont nous
nous sommes déjà servis au quatrième chapitre. Supposons que les lettres
en italiques et, numérotées représentent des genres, et les lignes ponctuées,
qui s'en écartent en divergeant, les espèces de chaque genre. La figure est
trop simple et ne donne que trop peu de genres et d'espèces ; mais ceci
nous importe peu. Les lignes horizontales peuvent figurer des formations
géologiques successives, et on peut considérer comme éteintes toutes les
formes placées au−dessous de la ligne supérieure. Les trois genres
existants, a14, g14, p14, formeront une petite famille ; b14 et f14, une
famille très voisine ou sous−famille, et o14, c14, m14, une troisième
famille. Ces trois familles réunies aux nombreux genres éteints faisant
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 431
partie des diverses lignes de descendance provenant par divergence de
l'espèce parente A, formeront un ordre ; car toutes auront hérité quelque
chose en commun de leur ancêtre primitif. En vertu du principe de la
tendance continue à la divergence des caractères, que notre diagramme a
déjà servi à expliquer, plus une forme est récente, plus elle doit
ordinairement différer de l'ancêtre primordial. Nous pouvons par là
comprendre aisément pourquoi ce sont les fossiles les plus anciens qui
diffèrent le plus des formes actuelles. La divergence des caractères n'est
toutefois pas une éventualité nécessaire ; car cette divergence dépend
seulement de ce qu'elle a permis aux descendants d'une espèce de
s'emparer de plus de places différentes dans l'économie de la nature. Il est
donc très possible, ainsi que nous l'avons vu pour quelques formes
siluriennes, qu'une espèce puisse persister en ne présentant que de légères
modifications correspondant à de faibles changements dans ses conditions
d'existence, tout en conservant, pendant une longue période, ses traits
caractéristiques généraux. C'est ce que représente, dans la figure, la lettre
F14.
Toutes les nombreuses formes éteintes et vivantes descendues de A
constituent, comme nous l'avons déjà fait remarquer, un ordre qui, par la
suite des effets continus de l'extinction et de la divergence des caractères,
s'est divisé en plusieurs familles et sous−familles ; on suppose que
quelques−unes ont péri à différentes périodes, tandis que d'autres ont
persisté jusqu'à nos jours.
Nous voyons, en examinant le diagramme, que si nous découvrions, sur
différents points de la partie inférieure de la série, un grand nombre de
formes éteintes qu'on suppose avoir été enfouies dans les formations
successives, les trois familles qui existent sur la ligne supérieure
deviendraient moins distinctes l'une de l'autre. Si, par exemple, on
retrouvait les genres « a1, a5, a10, f8, m3, m6, m9, ces trois familles
seraient assez étroitement reliées pour qu'elles dussent probablement être
réunies en une seule grande famille, à peu près comme on a dû le faire à
l'égard des ruminants et de certains pachydermes. Cependant, on pourrait
peut−être contester que les genres éteints qui relient ainsi les genres
vivants de trois familles soient intermédiaires, car ils ne le sont pas
directement, mais seulement par un long circuit et en passant par un grand
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 432
nombre de formes très différentes. Si l'on découvrait beaucoup de formes
éteintes au−dessus de l'une des lignes horizontales moyennes qui
représentent les différentes formations géologiques – au−dessus du numéro
VI, par exemple, – mais qu'on n'en trouvât aucune au−dessous de cette
ligne, il n'y aurait que deux familles (seulement les deux familles de
gauche a14 et b14, etc.) à réunir en une seule ; il resterait deux familles qui
seraient moins distinctes l'une de l'autre qu'elles ne l'étaient avant la
découverte des fossiles. Ainsi encore, si nous supposons que les trois
familles formées de huit genres (a14 à m14) sur la ligne supérieure
diffèrent l'une de l'autre par une demi−douzaine de caractères importants,
les familles qui existaient à l'époque indiquée par la ligne VI devaient
certainement différer l'une de l'autre par un moins grand nombre de
caractères, car à ce degré généalogique reculé elles avaient dû moins
s'écarter de leur commun ancêtre. C'est ainsi que des genres anciens et
éteints présentent quelquefois, dans une certaine mesure, des caractères
intermédiaires entre leurs descendants modifiés, ou entre leurs parents
collatéraux.
Les choses doivent toujours être beaucoup plus compliquées dans la nature
qu'elles ne le sont dans le diagramme ; les groupes, en effet, ont dû être
plus nombreux ; ils ont dû avoir des durées d'une longueur fort inégale, et
éprouver des modifications très variables en degré. Comme nous ne
possédons que le dernier volume des Archives géologiques, et que de plus
ce volume est fort incomplet, nous ne pouvons espérer, sauf dans quelques
cas très rares, pouvoir combler les grandes lacunes du système naturel, et
relier ainsi des familles ou des ordres distincts. Tout ce qu'il nous est
permis d'espérer, c'est que les groupes qui, dans les périodes géologiques
connues, ont éprouvé beaucoup de modifications, se rapprochent un peu
plus les uns des autres dans les formations plus anciennes, de manière que
les membres de ces groupes appartenant aux époques plus reculées
diffèrent moins par quelques−uns de leurs caractères que ne le font les
membres actuels des mêmes groupes. C'est, du reste, ce que s'accordent à
reconnaître nos meilleurs paléontologistes.
La théorie de la descendance avec modifications explique donc d'une
manière satisfaisante les principaux faits qui se rattachent aux affinités
mutuelles qu'on remarque tant entre les formes éteintes qu'entre celles−ci
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 433
et les formes vivantes. Ces affinités me paraissent inexplicables si l'on se
place à tout autre point de vue.
D'après la même théorie, il est évident que la faune de chacune des grandes
périodes de l'histoire de la terre doit être intermédiaire, par ses caractères
généraux, entre celle qui l'a précédée et celle qui l'a suivie. Ainsi, les
espèces qui ont vécu pendant la sixième grande période indiquée sur le
diagramme, sont les descendantes modifiées de celles qui vivaient pendant
la cinquième, et les ancêtres des formes encore plus modifiées de la
septième ; elles ne peuvent donc guère manquer d'être à peu près
intermédiaires par leur caractère entre les formes de la formation inférieure
et celles de la formation supérieure. Nous devons toutefois faire la part de
l'extinction totale de quelques−unes des formes antérieures, de
l'immigration dans une région quelconque de formes nouvelles venues
d'autres régions, et d'une somme considérable de modifications qui ont dû
s'opérer pendant les longs intervalles négatifs qui se sont écoulés entre le
dépôt des diverses formations successives. Ces réserves faites, la faune de
chaque période géologique est certainement intermédiaire par ses
caractères entre la faune qui l'a précédée et celle qui l'a suivie. Je n'en
citerai qu'un exemple : les fossiles du système dévonien, lors de leur
découverte, furent d'emblée reconnus par les paléontologistes comme
intermédiaires par leurs caractères entre ceux des terrains carbonifères qui
les suivent et ceux du système silurien qui les précèdent. Mais chaque
faune n'est pas nécessairement et exactement intermédiaire, à cause de
l'inégalité de la durée des intervalles qui se sont écoulés entre le dépôt des
formations consécutives.
Le fait que certains genres présentent une exception à la règle ne saurait
invalider l'assertion que toute faune d'une époque quelconque est, dans son
ensemble, intermédiaire entre celle qui la précède et celle qui la suit. Par
exemple, le docteur Falconer a classé en deux séries les mastodontes et les
éléphants : l'une, d'après leurs affinités mutuelles ; l'autre, d'après l'époque
de leur existence ; or, ces deux séries ne concordent pas. Les espèces qui
présentent des caractères extrêmes ne sont ni les plus anciennes ni les plus
récentes, et celles qui sont intermédiaires par leurs caractères ne le sont pas
par l'époque où elles ont vécu. Mais, dans ce cas comme dans d'autres cas
analogues, en supposant pour un instant que nous possédions les preuves
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 434
du moment exact de l'apparition et de la disparition de l'espèce, ce qui n'est
certainement pas, nous n'avons aucune raison pour supposer que les formes
successivement produites se perpétuent nécessairement pendant des temps
égaux. Une forme très ancienne peut parfois persister beaucoup plus
longtemps qu'une forme produite postérieurement autre part, surtout quand
il s'agit de formes terrestres habitant des districts séparés. Comparons, par
exemple, les petites choses aux grandes : si l'on disposait en série, d'après
leurs affinités, toutes les races vivantes et éteintes du pigeon domestique,
cet arrangement ne concorderait nullement avec l'ordre de leur production,
et encore moins avec celui de leur extinction. En effet, la souche parente,
le biset, existe encore, et une foule de variétés comprises entre le biset et le
messager se sont éteintes ; les messagers, qui ont des caractères extrêmes
sous le rapport de la longueur du bec, ont une origine plus ancienne que les
culbutants à bec, court, qui se trouvent sous ce rapport à l'autre extrémité
de la série. Tous les paléontologistes ont constaté que les fossiles de deux
formations consécutives sont beaucoup plus étroitement alliés que les
fossiles de formations très éloignées ; ce fait confirme l'assertion
précédemment formulée du caractère intermédiaire, jusqu'à un certain
point, des restes organiques qui sont conservés dans une formation
intermédiaire. Pictet en donne un exemple bien connu, c'est−à−dire la
ressemblance générale qu'on constate chez les fossiles contenus dans les
divers étages de la formation de la craie, bien que, dans chacun de ces
étages, les espèces soient distinctes. Ce fait seul, par sa généralité, semble
avoir ébranlé chez le professeur Pictet la ferme croyance à l'immutabilité
des espèces. Quiconque est un peu familiarisé avec la distribution des
espèces vivant actuellement à la surface du globe ne songera pas à
expliquer l'étroite ressemblance qu'offrent les espèces distinctes de deux
formations consécutives par la persistance, dans les mêmes régions, des
mêmes conditions physiques pendant de longues périodes. Il faut se
rappeler que les formes organisées, les formes marines au moins, ont
changé presque simultanément dans le monde entier et, par conséquent,
sous les climats les plus divers et dans les conditions les plus différentes.
Combien peu, en effet, les formes spécifiques des habitants de la mer
ont−elles été affectées par les vicissitudes considérables du climat pendant
la période pléistocène, qui comprend toute la période glaciaire !
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 435
D'après la théorie de la descendance, rien n'est plus aisé que de
comprendre les affinités étroites qui se remarquent entre les fossiles de
formations rigoureusement consécutives, bien qu'ils soient considérés
comme spécifiquement distincts. L'accumulation de chaque formation
ayant été fréquemment interrompue, et de longs intervalles négatifs s'étant
écoulés entre les dépôts successifs, nous ne saurions nous attendre, ainsi
que j'ai essayé de le démontrer dans le chapitre précédent, à trouver dans
une ou deux formations quelconques toutes les variétés intermédiaires
entre les espèces qui ont apparu au commencement et à la fin de ces
périodes ; mais nous devons trouver, après des intervalles relativement
assez courts, si on les estime au point de vue géologique, quoique fort
longs, si on les mesure en années, des formes étroitement alliées, ou,
comme on les a appelées, des espèces représentatives. Or, c'est ce que nous
constatons journellement. Nous trouvons, en un mot, les preuves d'une
mutation lente et insensible des formes spécifiques, telle que nous sommes
en droit de l'attendre.
De l'Origine des Espèces
DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LE... 436
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES
FORMES ANCIENNES COMPARÉ À CELUI
DES FORMES VIVANTES.
Nous avons vu, dans le quatrième chapitre, que, chez tous les êtres
organisés ayant atteint l'âge adulte, le degré de différenciation et de
spécialisation des divers organes nous permet de déterminer leur degré de
perfection et leur supériorité relative. Nous avons vu aussi que, la
spécialisation des organes constituant un avantage pour chaque être, la
sélection naturelle doit tendre à spécialiser l'organisation de chaque
individu, et à la rendre, sous ce rapport, plus parfaite et plus élevée ; mais
cela n'empêche pas qu'elle peut laisser à de nombreux êtres une
conformation simple et inférieure, appropriée à des conditions d'existence
moins complexes, et, dans certains cas même, elle peut déterminer chez
eux une simplification et une dégradation de l'organisation, de façon à les
mieux adapter à des conditions particulières. Dans un sens plus général, les
espèces nouvelles deviennent supérieures à celles qui les ont précédées ;
car elles ont, dans la lutte pour l'existence, à l'emporter sur toutes les
formes antérieures avec lesquelles elles se trouvent en concurrente active.
Nous pouvons donc conclure que, si l'on pouvait mettre en concurrence,
dans des conditions de climat à peu près identiques, les habitants de
l'époque éocène avec ceux du monde actuel, ceux−ci l'emporteraient sur
les premiers et les extermineraient ; de même aussi, les habitants de
l'époque éocène l'emporteraient sur les formes de la période secondaire, et
celles−ci sur les formes paléozoïques. De telle sorte que cette épreuve
fondamentale de la victoire dans la lutte pour l'existence, aussi bien que le
fait de la spécialisation des organes, tendent à prouver que les formes
modernes doivent, d'après la théorie de la sélection naturelle, être plus
élevées que les formes anciennes. En est−il ainsi ? L'immense majorité des
paléontologistes répondrait par l'affirmative, et leur réponse, bien que la
preuve en soit difficile, doit être admise comme vraie.
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ... 437
Le fait que certains brachiopodes n'ont été que légèrement modifiés depuis
une époque géologique fort reculée, et que certains coquillages terrestres et
d'eau douce sont restés à peu près ce qu'ils étaient depuis l'époque où,
autant que nous pouvons le savoir, ils ont paru pour la première fois, ne
constitue point une objection sérieuse contre cette conclusion. Il ne faut
pas voir non plus une difficulté insurmontable dans le fait constaté par le
docteur Carpenter, que l'organisation des foraminifères n'a pas progressé
depuis l'époque laurentienne ; car quelques organismes doivent rester
adaptés à des conditions de vie très simples ; or, quoi de mieux approprié
sous ce rapport que ces protozoaires à l'organisation si inférieure ? Si ma
théorie impliquait comme condition nécessaire le progrès de l'organisation,
des objections de cette nature lui seraient fatales. Elles le seraient
également si l'on pouvait prouver, par exemple, que les foraminifères ont
pris naissance pendant l'époque laurentienne, ou les brachiopodes pendant
la formation cumbrienne ; car alors il ne se serait pas écoulé un temps
suffisant pour que le développement de ces organismes en soit arrivé au
point qu'ils ont atteint. Une fois arrivés à un état donné, la théorie de la
sélection naturelle n'exige pas qu'ils continuent à progresser davantage,
bien que, dans chaque période successive, ils doivent se modifier
légèrement, de manière à conserver leur place dans la nature, malgré de
légers changements dans les conditions ambiantes. Toutes ces objections
reposent sur l'ignorance où nous sommes de l'âge réel de notre globe, et
des périodes auxquelles les différentes formes de la vie ont apparu pour la
première fois, points fort discutables.
La question de savoir si l'ensemble de l'organisation a progressé constitue
de toute façon un problème fort compliqué. Les archives géologiques,
toujours fort incomplètes, ne remontent pas assez haut pour qu'on puisse
établir avec une netteté incontestable que, pendant le temps dont l'histoire
nous est connue, l'organisation a fait de grands progrès. Aujourd'hui même,
si l'on compare les uns aux autres les membres d'une même classe, les
naturalistes ne sont pas d'accord pour décider quelles sont les formes les
plus élevées. Ainsi, les uns regardent les sélaciens ou requins comme les
plus élevés dans la série des poissons, parce qu'ils se rapprochent des
reptiles par certains points importants de leur conformation ; d'autres
donnent le premier rang aux téléostéens. Les ganoïdes sont placés entre les
De l'Origine des Espèces
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ... 438
sélaciens et les téléostéens ; ces derniers sont actuellement très
prépondérants quant au nombre, mais autrefois les sélaciens et les ganoïdes
existaient seuls ; par conséquent, suivant le type de supériorité qu'on aura
choisi, on pourra dire que l'organisation des poissons a progressé ou
rétrogradé. Il semble complètement impossible de juger de la supériorité
relative des types appartenant à des classes distinctes ; car qui pourra, par
exemple, décider si une seiche est plus élevée qu'une abeille, cet insecte
auquel von Baer attribuait, « une organisation supérieure à celle d'un
poisson, bien que construit sur un tout autre modèle ? » Dans la lutte
complexe pour l'existence, il est parfaitement possible que des crustacés,
même peu élevés dans leur classe, puissent vaincre les céphalopodes, qui
constituent le type supérieur des mollusques ; ces crustacés, bien qu'ayant
un développement inférieur, occupent un rang très élevé dans l'échelle des
invertébrés, si l'on en juge d'après l'épreuve la plus décisive de toutes, la loi
du combat. Outre ces difficultés inhérentes qui se présentent, lorsqu'il
s'agit de déterminer quelles sont les formes les plus élevées par leur
organisation, il ne faut pas seulement comparer les membres supérieurs
d'une classe à deux époques quelconques – bien que ce soit là, sans doute,
le fait le plus important à considérer dans la balance – mais il faut encore
comparer entre eux tous les membres de la même classe, supérieurs et
inférieurs, pendant l'une et l'autre période. À une époque reculée, les
mollusques les plus élevés et les plus inférieurs, les céphalopodes et les
brachiopodes, fourmillaient en nombre ; actuellement, ces deux ordres ont
beaucoup diminué, tandis que d'autres, dont l'organisation est
intermédiaire, ont considérablement augmenté. Quelques naturalistes
soutiennent en conséquence que les mollusques présentaient autrefois une
organisation supérieure à celle qu'ils ont aujourd'hui. Mais on peut fournir
à l'appui de l'opinion contraire l'argument bien plus fort basé sur le fait de
l'énorme réduction des mollusques inférieurs, et le fait que les
céphalopodes existants, quoique peu nombreux, présentent une
organisation beaucoup plus élevée que ne l'était celle de leurs anciens
représentants. Il faut aussi comparer les nombres proportionnels des
classes supérieures et inférieures existant dans le monde entier à deux
périodes quelconques ; si, par exemple, il existe aujourd'hui cinquante
mille formes de vertébrés, et que nous sachions qu'à une époque antérieure
De l'Origine des Espèces
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ... 439
il n'en existait que dix mille, il faut tenir compte de cette augmentation en
nombre de la classe supérieure qui implique un déplacement considérable
de formes inférieures, et qui constitue un progrès décisif dans
l'organisation universelle. Nous voyons par là combien il est difficile, pour
ne pas dire impossible, de comparer, avec une parfaite exactitude, à travers
des conditions aussi complexes, le degré de supériorité relative des
organismes imparfaitement connus qui ont composé les faunes des
diverses périodes successives.
Cette difficulté ressort clairement de l'examen de certaines faunes et de
certaines fleurs actuelles. La rapidité extraordinaire avec laquelle les
productions européennes se sont récemment, répandues dans la
Nouvelle−Zélande et se sont emparées de positions qui devaient être
précédemment occupées par les formes indigènes, nous permet de croire
que, si tous les animaux et toutes les plantes de la Grande−Bretagne étaient
importés et mis en liberté dans la Nouvelle−Zélande, un grand nombre de
formes britanniques s'y naturaliseraient promptement avec le temps, et
extermineraient un grand nombre des formes indigènes. D'autre part, le fait
qu'à peine un seul habitant de l'hémisphère austral s'est naturalisé à l'état
sauvage dans une partie quelconque de l'Europe, nous permet de douter
que, si toutes les productions de la Nouvelle−Zélande étaient introduites en
Angleterre, il y en aurait beaucoup qui pussent s'emparer de positions
actuellement occupées par nos plantes et par nos animaux indigènes. À ce
point de vue, les productions de la Grande−Bretagne peuvent donc être
considérées comme supérieures à celles de la Nouvelle−Zélande.
Cependant, le naturaliste le plus habile n'aurait pu prévoir ce résultat par le
simple examen des espèces des deux pays.
Agassiz et plusieurs autres juges compétents insistent sur ce fait que les
animaux anciens ressemblent, dans une certaine mesure, aux embryons des
animaux actuels de la même classe ; ils insistent aussi sur le parallélisme
assez exact qui existe entre la succession géologique des formes éteintes et
le développement embryogénique des formes actuelles. Cette manière de
voir concorde admirablement avec ma théorie. Je chercherai, dans un
prochain chapitre, à démontrer que l'adulte diffère de l'embryon par suite
de variations survenues pendant le cours de la vie des individus, et héritées
par leur postérité à un âge correspondant. Ce procédé, qui laisse l'embryon
De l'Origine des Espèces
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ... 440
presque sans changements, accumule continuellement, pendant le cours
des générations successives, des différences de plus en plus grandes chez
l'adulte. L'embryon reste ainsi comme une sorte de portrait, conservé par la
nature, de l'état ancien et moins modifié de l'animal. Cette théorie peut
être vraie et cependant n'être jamais susceptible d'une preuve complète.
Lorsqu'on voit, par exemple, que les mammifères, les reptiles et les
poissons les plus anciennement connus appartiennent rigoureusement à
leurs classes respectives, bien que quelques−unes de ces formes antiques
soient, jusqu'à un certain point, moins distinctes entre elles que ne le sont
aujourd'hui les membres typiques des mêmes groupes, il serait inutile de
rechercher des animaux réunissant les caractères embryogéniques
communs à tous les vertébrés tant qu'on n'aura pas découvert des dépôts
riches en fossiles, au−dessous des couches inférieures du système
cumbrien – découverte qui semble très peu probable.
De l'Origine des Espèces
DU DEGRÉ DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ... 441
DE LA SUCCESSION DES MÊMES TYPES
DANS LES MÊMES ZONES PENDANT LES
DERNIÈRES PÉRIODES TERTIAIRES.
M. Clift a démontré, il y a bien des années, que les mammifères fossiles
provenant des cavernes de l'Australie sont étroitement alliés aux
marsupiaux qui vivent actuellement sur ce continent. Une parenté
analogue, manifeste même pour un œil inexpérimenté, se remarque
également dans l'Amérique du Sud, dans les fragments d'armures
gigantesques semblables à celle du tatou, trouvées dans diverses localités
de la Plata. Le professeur Owen a démontré de la manière la plus frappante
que la plupart des mammifères fossiles, enfouis en grand nombre dans ces
contrées, se rattachent aux types actuels de l'Amérique méridionale. Cette
parenté est rendue encore plus évidente par l'étonnante collection
d'ossements fossiles recueillis dans les cavernes du Brésil par MM. Lund et
Clausen. Ces faits m'avaient vivement frappé que, dès 1839 et 1845,
j'insistais vivement sur cette « loi de la succession des types » – et sur « ces
remarquables rapports de parenté qui existent entre les formes éteintes et
les formes vivantes d'un même continent.» Le professeur Owen a depuis
étendu la même généralisation aux mammifères de l'ancien monde, et les
restaurations des gigantesques oiseaux éteints de la Nouvelle−Zélande,
faites par ce savant naturaliste, confirment également la même loi. Il en est
de même des oiseaux trouvés dans les cavernes du Brésil. M. Woodward a
démontré que cette même loi s'applique aux coquilles marines, mais elle
est moins apparente, à cause de la vaste distribution de la plupart des
mollusques. On pourrait encore ajouter d'autres exemples, tels que les
rapports qui existent entre les coquilles terrestres éteintes et vivantes de
l'île de Madère et entre les coquilles éteintes et vivantes des eaux
saumâtres de la mer Aralo−Caspienne.
Or, que signifie cette loi remarquable de la succession des mêmes types
dans les mêmes régions ? Après avoir comparé le climat actuel de
DE LA SUCCESSION DES MÊMES TYPES DANS... 442
l'Australie avec celui de certaines parties de l'Amérique méridionale
situées sous la même latitude, il serait téméraire d'expliquer, d'une part, la
dissemblance des habitants de ces deux continents par la différence des
conditions physiques ; et d'autre part, d'expliquer par les ressemblances de
ces conditions l'uniformité des types qui ont existé dans chacun de ces pays
pendant les dernières périodes tertiaires. On ne saurait non plus prétendre
que c'est en vertu d'une loi immuable que l'Australie a produit
principalement ou exclusivement des marsupiaux, ou que l'Amérique du
Sud a seule produit des édentés et quelques autres types qui lui sont
propres. Nous savons, en effet, que l'Europe était anciennement peuplée de
nombreux marsupiaux, et j'ai démontré, dans les travaux auxquels j'ai fait
précédemment allusion, que la loi de la distribution des mammifères
terrestres était autrefois différente en Amérique de ce qu'elle est
aujourd'hui. L'Amérique du Nord présentait anciennement beaucoup des
caractères actuels de la moitié méridionale de ce continent ; et celle−ci se
rapprochait, beaucoup plus que maintenant, de la moitié septentrionale.
Les découvertes de Falconer et de Cautley nous ont aussi appris que les
mammifères de l'Inde septentrionale ont été autrefois en relation plus
étroite avec ceux de l'Afrique qu'ils ne le sont actuellement. La distribution
des animaux marins fournit des faits analogues.
La théorie de la descendance avec modification explique immédiatement
cette grande loi de la succession longtemps continuée, mais non immuable,
des mêmes types dans les mêmes régions ; car les habitants de chaque
partie du monde tendent évidemment à y laisser, pendant la période
suivante, des descendants étroitement alliés, bien que modifiés dans une
certaine mesure. Si les habitants d'un continent ont autrefois
considérablement différé de ceux d'un autre continent, de même leurs
descendants modifiés diffèrent encore à peu près de la même manière et au
même degré. Mais, après de très longs intervalles et des changements
géographiques importants, à la suite desquels il y a eu de nombreuses
migrations réciproques, les formes plus faibles cèdent la place aux formes
dominantes, de sorte qu'il ne peut y avoir rien d'immuable dans les lois de
la distribution passée ou actuelle des êtres organisés.
On demandera peut−être, en manière de raillerie, si je considère le
paresseux, le tatou et le fourmilier comme les descendants dégénérés du
De l'Origine des Espèces
DE LA SUCCESSION DES MÊMES TYPES DANS... 443
mégathérium et des autres monstres gigantesques voisins, qui ont autrefois
habité l'Amérique méridionale. Ceci n'est pas un seul instant admissible.
Ces énormes animaux sont éteints, et n'ont laissé aucune descendance.
Mais on trouve, dans les cavernes du Brésil, un grand nombre d'espèces
fossiles qui, par leur taille et par tous leurs autres caractères, se
rapprochent des espèces vivant actuellement dans l'Amérique du Sud, et
dont quelques−unes peuvent avoir été les ancêtres réels des espèces
vivantes. Il ne faut pas oublier que, d'après ma théorie, toutes les espèces
d'un même genre descendent d'une espèce unique, de sorte que, si l'on
trouve dans une formation géologique six genres ayant chacun huit
espèces, et dans la formation géologique suivante six autres genres alliés
ou représentatifs ayant chacun le même nombre d'espèces, nous pouvons
conclure qu'en général une seule espèce de chacun des anciens genres a
laissé des descendants modifiés, constituant les diverses espèces des genres
nouveaux ; les sept autres espèces de chacun des anciens genres ont dû
s'éteindre sans laisser de postérité. Ou bien, et c'est là probablement le cas
le plus fréquent, deux ou trois espèces appartenant à deux ou trois des six
genres anciens ont seules servi de souche aux nouveaux genres, les autres
espèces et les autres genres entiers ayant totalement disparu. Chez les
ordres en voie d'extinction, dont les genres et les espèces décroissent peu à
peu en nombre, comme celui des édentés dans l'Amérique du Sud, un plus
petit nombre encore de genres et d'espèces doivent laisser des descendants
modifiés.
De l'Origine des Espèces
DE LA SUCCESSION DES MÊMES TYPES DANS... 444
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU
CHAPITRE PRÉCÉDENT.
J'ai essayé de démontrer que nos archives géologiques sont extrêmement
incomplètes ; qu'une très petite partie du globe seulement a été
géologiquement explorée avec soin ; que certaines classes d'êtres organisés
ont seules été conservées en abondance à l'état fossile ; que le nombre des
espèces et des individus qui en font partie conservés dans nos musées n'est
absolument rien en comparaison du nombre des générations qui ont dû
exister pendant la durée d'une seule formation ; que l'accumulation de
dépôts riches en espèces fossiles diverses, et assez épais pour résister aux
dégradations ultérieures, n'étant guère possible que pendant des périodes
d'affaissement du sol, d'énormes espaces de temps ont dû s'écouler dans
l'intervalle de plusieurs périodes successives ; qu'il y a probablement eu
plus d'extinctions pendant les périodes d'affaissement et plus de variations
pendant celles de soulèvement, en faisant remarquer que ces dernières
périodes étant moins favorables à la conservation des fossiles, le nombre
des formes conservées a dû être moins considérable ; que chaque formation
n'a pas été déposée d'une manière continue ; que la durée de chacune
d'elles a été probablement plus courte que la durée moyenne des formes
spécifiques ; que les migrations ont joué un rôle important dans la première
apparition de formes nouvelles dans chaque zone et dans chaque
formation ; que les espèces répandues sont celles qui ont dû varier le plus
fréquemment, et, par conséquent, celles qui ont dû donner naissance au
plus grand nombre d'espèces nouvelles ; que les variétés ont été d'abord
locales ; et enfin que, bien que chaque espèce ait dû parcourir de
nombreuses phases de transition, il est probable que les périodes pendant
lesquelles elle a subi des modifications, bien que longues, si on les estime
en années, ont dû être courtes, comparées à celles pendant lesquelles
chacune d'elle est restée sans modifications. Ces causes réunies expliquent
dans une grande mesure pourquoi, bien que nous retrouvions de nombreux
chaînons, nous ne rencontrons pas des variétés innombrables, reliant entre
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 445
elles d'une manière parfaitement graduée toutes les formes éteintes et
vivantes. Il ne faut jamais oublier non plus que toutes les variétés
intermédiaires entre deux ou plusieurs formes seraient infailliblement
regardées comme des espèces nouvelles et distinctes, à moins qu'on ne
puisse reconstituer la chaîne complète qui les rattache les unes aux autres ;
car on ne saurait soutenir que nous possédions aucun moyen certain qui
nous permette de distinguer les espèces des variétés.
Quiconque n'admet pas l'imperfection des documents géologiques doit
avec raison repousser ma théorie tout entière ; car c'est en vain qu'on
demandera où sont les innombrables formes de transition qui ont dû
autrefois relier les espèces voisines ou représentatives qu'on rencontre dans
les étages successifs d'une même formation. On peut refuser de croire aux
énormes intervalles de temps qui ont dû s'écouler entre nos formations
consécutives, et méconnaître l'importance du rôle qu'ont dû jouer les
migrations quand on étudie les formations d'une seule grande région,
l'Europe par exemple. On peut soutenir que l'apparition subite de groupes
entiers d'espèces est un fait évident, bien que la plupart du temps il n'ait
que l'apparence de la vérité. On peut se demander où sont les restes de ces
organismes si infiniment nombreux, qui ont dû exister longtemps avant
que les couches inférieures du système cumbrien aient été déposées. Nous
savons maintenant qu'il existait, à cette époque, au moins un animal ; mais
je ne puis répondre à cette dernière question qu'en supposant que nos
océans ont dû exister depuis un temps immense là où ils s'étendent
actuellement, et qu'ils ont dû occuper ces points depuis le commencement
de l'époque cumbrienne ; mais que, bien avant cette période, le globe avait
un aspect tout différent, et que les continents d'alors, constitués par des
formations beaucoup plus anciennes que celles que nous connaissons,
n'existent plus qu'à l'état métamorphique, ou sont ensevelis au fond des
mers.
Ces difficultés réservées, tous les autres faits principaux de la
paléontologie me paraissent concorder admirablement avec la théorie de la
descendance avec modifications par la sélection naturelle. Il nous devient
facile de comprendre comment les espèces nouvelles apparaissent
lentement et successivement ; pourquoi les espèces des diverses classes ne
se modifient pas simultanément avec la même rapidité ou au même degré,
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 446
bien que toutes, à la longue, éprouvent dans une certaine mesure des
modifications. L'extinction des formes anciennes est la conséquence
presque inévitable de la production de formes nouvelles. Nous pouvons
comprendre pourquoi une espèce qui a disparu ne reparaît jamais. Les
groupes d'espèces augmentent lentement en nombre, et persistent pendant
des périodes inégales en durée, car la marche des modifications est
nécessairement lente et dépend d'une foule d'éventualités complexes. Les
espèces dominantes appartenant à des groupes étendus et prépondérants
tendent à laisser de nombreux descendants, qui constituent à leur tour de
nouveaux sous−groupes, puis des groupes. À mesure que ceux−ci se
forment, les espèces des groupes moins vigoureux, en raison de l'infériorité
qu'ils doivent par hérédité à un ancêtre commun, tendent à disparaître sans
laisser de descendants modifiés à la surface de la terre. Toutefois,
l'extinction complète d'un groupe entier d'espèces peut souvent être une
opération très longue, par suite de la persistance de quelques descendants
qui ont pu continuer à se maintenir dans certaines positions isolées et
protégées. Lorsqu'un groupe a complètement disparu, il ne reparaît jamais,
le lien de ses générations ayant été rompu.
Nous pouvons comprendre comment il se fait que les formes dominantes,
qui se répandent beaucoup et qui fournissent le plus grand nombre de
variétés, doivent tendre à peupler le monde de descendants qui se
rapprochent d'elles, tout en étant modifiés. Ceux−ci réussissent
généralement à déplacer les groupes qui, dans la lutte pour l'existence, leur
sont inférieurs. Il en résulte qu'après de longs intervalles les habitants du
globe semblent avoir changé partout simultanément.
Nous pouvons comprendre comment il se fait que toutes les formes de la
vie, anciennes et récentes, ne constituent dans leur ensemble qu'un petit
nombre de grandes classes. Nous pouvons comprendre pourquoi, en vertu
de la tendance continue à la divergence des caractères, plus une forme est
ancienne, plus elle diffère d'ordinaire de celles qui vivent actuellement ;
pourquoi d'anciennes formes éteintes comblent souvent des lacunes
existant entre des formes actuelles et réunissent quelquefois en un seul
deux groupes précédemment considérés comme distincts, mais le plus
ordinairement ne tendent qu'à diminuer la distance qui les sépare. Plus une
forme est ancienne, plus souvent il arrive qu'elle a, jusqu'à un certain point,
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 447
des caractères intermédiaires entre des groupes aujourd'hui distincts ; car,
plus une forme est ancienne, plus elle doit se rapprocher de l'ancêtre
commun de groupes qui ont depuis divergé considérablement, et par
conséquent lui ressembler. Les formes éteintes présentent rarement des
caractères directement intermédiaires entre les formes vivantes ; elles ne
sont intermédiaires qu'au moyen d'un circuit long et tortueux, passant par
une foule d'autres formes différentes et disparues. Nous pouvons
facilement comprendre pourquoi les restes organiques de formations
immédiatement consécutives sont très étroitement alliés, car ils sont en
relation généalogique plus étroite ; et, aussi, pourquoi les fossiles enfouis
dans une formation intermédiaire présentent des caractères intermédiaires.
Les habitants de chaque période successive de l'histoire du globe ont
vaincu leurs prédécesseurs dans la lutte pour l'existence, et occupent de ce
fait une place plus élevée qu'eux dans l'échelle de la nature, leur
conformation s'étant généralement plus spécialisée ; c'est ce qui peut
expliquer l'opinion admise par la plupart des paléontologistes que, dans
son ensemble, l'organisation a progressé. Les animaux anciens et éteints
ressemblent, jusqu'à un certain point, aux embryons des animaux vivants
appartenant à la même classe ; fait étonnant qui s'explique tout simplement
par ma théorie. La succession des mêmes types d'organisation dans les
mêmes régions, pendant les dernières périodes géologiques, cesse d'être un
mystère, et s'explique tout simplement par les lois de l'hérédité.
Si donc les archives géologiques sont aussi imparfaites que beaucoup de
savants le croient, et l'on peut au moins affirmer que la preuve du contraire
ne saurait être fournie, les principales objections soulevées contre la
théorie de la sélection sont bien amoindries ou disparaissent. Il me semble,
d'autre part, que toutes les lois essentielles établies par la paléontologie
proclament clairement que les espèces sont le produit de la génération
ordinaire, et que les formes anciennes ont été remplacées par des formes
nouvelles et perfectionnées, elles−mêmes le résultat de la variation et de la
persistance du plus apte.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 448
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION
GÉOGRAPHIQUE.
Les différences dans les conditions physiques ne suffisent pas pour
expliquer la distribution géographique actuelle. – Importance des barrières.
– Affinités entre les productions d'un même continent. – Centres de
création. – Dispersion provenant de modifications dans le climat, dans le
niveau du sol et d'autres moyens accidentels. – Dispersion pendant la
période glaciaire. – Périodes glaciaires alternantes dans l'hémisphère
boréal et dans l'hémisphère austral.
Lorsque l'on considère la distribution des êtres organisés à la surface du
globe, le premier fait considérable dont on est frappé, c'est que ni les
différences climatériques ni les autres conditions physiques n'expliquent
suffisamment les ressemblances ou les dissemblances des habitants des
diverses régions. Presque tous les naturalistes qui ont récemment étudié
cette question en sont arrivés à cette même conclusion. Il suffirait
d'examiner l'Amérique pour en démontrer la vérité ; tous les savants
s'accordent, en effet, à reconnaître que, à l'exception de la partie
septentrionale tempérée et de la zone qui entoure le pôle, la distinction de
la terre en ancien et en nouveau monde constitue une des divisions
fondamentales de la distribution géographique. Cependant, si nous
parcourons le vaste continent américain, depuis les parties centrales des
États−Unis jusqu'à son extrémité méridionale, nous rencontrons les
conditions les plus différentes : des régions humides, des déserts arides,
des montagnes élevées, des plaines couvertes d'herbes, des forêts, des
marais, des lacs et des grandes rivières, et presque toutes les températures.
Il n'y a pour ainsi dire pas, dans l'ancien monde, un climat ou une
condition qui n'ait son équivalent dans le nouveau monde – au moins dans
les limites de ce qui peut être nécessaire à une même espèce. On peut, sans
doute, signaler dans l'ancien monde quelques régions plus chaudes
qu'aucune de celles du nouveau monde, mais ces régions ne sont point
peuplées par une faune différente de celle des régions avoisinantes ; il est
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHI... 449
fort rare, en effet, de trouver un groupe d'organismes confiné dans une
étroite station qui ne présente que de légères différences dans ses
conditions particulières. Malgré ce parallélisme général entre les
conditions physiques respectives de l'ancien et du nouveau monde, quelle
immense différence n'y a−t−il pas dans leurs productions vivantes !
Si nous comparons, dans l'hémisphère austral, de grandes étendues de pays
en Australie, dans l'Afrique australe et dans l'ouest de l'Amérique du Sud,
entre les 25° et 35° degrés de latitude, nous y trouvons des points très
semblables par toutes leurs conditions ; il ne serait cependant pas possible
de trouver trois faunes et trois flores plus dissemblables. Si, d'autre part,
nous comparons les productions de l'Amérique méridionale, au sud du 35°
degré de latitude, avec celles au nord du 25° degré, productions qui se
trouvent par conséquent séparées par un espace de dix degrés de latitude, et
soumises à des conditions bien différentes, elles sont incomparablement
plus voisines les unes des autres qu'elles ne le sont des productions
australiennes ou africaines vivant sous un climat presque identique. On
pourrait signaler des faits analogues chez les habitants de la mer.
Un second fait important qui nous frappe, dans ce coup d'œil général, c'est
que toutes les barrières ou tous les obstacles qui s'opposent à une libre
migration sont étroitement en rapport avec les différences qui existent
entre les productions de diverses régions. C'est ce que nous démontre la
grande différence qu'on remarque dans presque toutes les productions
terrestres de l'ancien et du nouveau monde, les parties septentrionales
exceptées, où les deux continents se joignent presque, et où, sous un climat
peu différent, il peut y avoir eu migration des formes habitant les parties
tempérées du nord, comme cela s'observe actuellement pour les
productions strictement arctiques. Le même fait est appréciable dans la
différence que présentent, sous une même latitude, les habitants de
l'Australie, de l'Afrique et de l'Amérique du Sud, pays aussi isolés les uns
des autres que possible. Il en est de même sur tous les continents ; car nous
trouvons souvent des productions différentes sur les côtés opposés de
grandes chaînes de montagnes élevées et continues, de vastes déserts et
souvent même de grandes rivières. Cependant, comme les chaînes de
montagnes, les déserts, etc., ne sont pas aussi infranchissables et n'ont
probablement pas existé depuis aussi longtemps que les océans qui
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHI... 450
séparent les continents, les différences que de telles barrières apportent
dans l'ensemble du monde organisé sont bien moins tranchées que celles
qui caractérisent les productions de continents séparés. Si nous étudions les
mers, nous trouvons que la même loi s'applique aussi. Les habitants des
mers de la côte orientale et de la côte occidentale de l'Amérique
méridionale sont très distincts, et il n'y a que fort peu de poissons, de
mollusques et de crustacés qui soient communs aux unes et aux autres ;
mais le docteur Günther a récemment démontré que, sur les rives opposées
de l'isthme de Panama, environ 30 pour 100 des poissons sont communs
aux deux mers ; c'est là un fait qui a conduit quelques naturalistes à croire
que l'isthme a été autrefois ouvert. À l'ouest des côtes de l'Amérique
s'étend un océan vaste et ouvert, sans une île qui puisse servir de lieu de
refuge ou de repos à des émigrants ; c'est là une autre espèce de barrière,
au−delà de laquelle nous trouvons, dans les îles orientales du Pacifique,
une autre faune complètement distincte, de sorte que nous avons ici trois
faunes marines, s'étendant du nord au sud, sur un espace considérable et
sur des lignes parallèles peu éloignées les unes des autres et sous des
climats correspondants ; mais, séparées qu'elles sont par des barrières
infranchissables, c'est−à−dire par des terres continues ou par des mers
ouvertes et profondes, elles sont presque totalement distinctes. Si nous
continuons toujours d'avancer vers l'ouest, au−delà des îles orientales de la
région tropicale du Pacifique, nous ne rencontrons point de barrières
infranchissables, mais des îles en grand nombre pouvant servir de lieux de
relâche ou des côtes continues, jusqu'à ce qu'après avoir traversé un
hémisphère entier, nous arrivions aux côtes d'Afrique ; or, sur toute cette
vaste étendue, nous ne remarquons point de faune marine bien définie et
bien distincte. Bien qu'un si petit nombre d'animaux marins soient
communs aux trois faunes de l'Amérique orientale, de l'Amérique
occidentale et des îles orientales du Pacifique, dont je viens d'indiquer
approximativement les limites, beaucoup de poissons s'étendent cependant
depuis l'océan Pacifique jusque dans l'océan Indien, et beaucoup de
coquillages sont communs aux îles orientales de l'océan Pacifique et aux
côtes orientales de l'Afrique, deux régions situées sous des méridiens
presque opposés.
Un troisième grand fait principal, presque inclus, d'ailleurs, dans les deux
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHI... 451
précédents, c'est l'affinité qui existe entre les productions d'un même
continent ou d'une même mer, bien que les espèces elles−mêmes soient
quelquefois distinctes en ses divers points et dans des stations différentes.
C'est là une loi très générale, et dont chaque continent offre des exemples
remarquables. Néanmoins, le naturaliste voyageant du nord au sud, par
exemple, ne manque jamais d'être frappé de la manière dont des groupes
successifs d'êtres spécifiquement distincts, bien qu'en étroite relation les
uns avec les autres, se remplacent mutuellement. Il voit des oiseaux
analogues : leur chant est presque semblable ; leurs nids sont presque
construits de la même manière ; leurs œufs sont à peu près de même
couleur, et cependant ce sont des espèces différentes. Les plaines
avoisinant le détroit de Magellan sont habitées par une espèce d'autruche
américaine (Rhea), et les plaines de la Plata, situées plus au nord, par une
espèce différente du même genre ; mais on n'y rencontre ni la véritable
autruche ni l'ému, qui vivent sous les mêmes latitudes en Afrique et en
Australie. Dans ces mêmes plaines de la Plata, on rencontre l'agouti et la
viscache, animaux ayant à peu près les mêmes habitudes que nos lièvres et
nos lapins, et qui appartiennent au même ordre de rongeurs, mais qui
présentent évidemment dans leur structure un type tout américain. Sur les
cimes élevées des Cordillères, nous trouvons une espèce de viscache
alpestre ; dans les eaux nous ne trouvons ni le castor ni le rat musqué, mais
le coypou et le capybara, rongeurs ayant le type sud−américain. Nous
pourrions citer une foule d'autres exemples analogues. Si nous examinons
les îles de la côte américaine, quelque différentes qu'elles soient du
continent par leur nature géologique, leurs habitants sont essentiellement
américains, bien qu'ils puissent tous appartenir à des espèces particulières.
Nous pouvons remonter jusqu'aux périodes écoulées et, ainsi que nous
l'avons vu dans le chapitre précédent, nous trouverons encore que ce sont
des types américains qui dominent dans les mers américaines et sur le
continent américain. Ces faits dénotent l'existence de quelque lien
organique intime et profond qui prévaut dans le temps et dans l'espace,
dans les mêmes étendues de terre et de mer, indépendamment des
conditions physiques. Il faudrait qu'un naturaliste fût bien indifférent pour
n'être pas tenté de rechercher quel peut être ce lien.
Ce lien est tout simplement l'hérédité, cette cause qui, seule, autant que
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHI... 452
nous le sachions d'une manière positive, tend à produire des organismes
tout à fait semblables les uns aux autres, ou, comme on le voit dans le cas
des variétés, presque semblables. La dissemblance des habitants de
diverses régions peut être attribuée à des modifications dues à la variation
et à la sélection naturelle et probablement aussi, mais à un moindre degré,
à l'action directe de conditions physiques différentes. Les degrés de
dissemblance dépendent de ce que les migrations des formes organisées
dominantes ont été plus ou moins efficacement empêchées à des époques
plus ou moins reculées ; de la nature et du nombre des premiers
immigrants, et de l'action que les habitants ont pu exercer les uns sur les
autres, au point de vue de la conservation de différentes modifications ; les
rapports qu'ont entre eux les divers organismes dans la lutte pour
l'existence, étant, comme je l'ai déjà souvent indiqué, les plus importants
de tous. C'est ainsi que les barrières, en mettant obstacle aux migrations,
jouent un rôle aussi important que le temps, quand il s'agit des lentes
modifications par la sélection naturelle. Les espèces très répandues,
comprenant de nombreux individus, qui ont déjà triomphé de beaucoup de
concurrents dans leurs vastes habitats, sont aussi celles qui ont le plus de
chances de s'emparer de places nouvelles, lorsqu'elles se répandent dans de
nouvelles régions. Soumises dans leur nouvelle patrie à de nouvelles
conditions, elles doivent fréquemment subir des modifications et des
perfectionnements ultérieurs ; il en résulte qu'elles doivent remporter de
nouvelles victoires et produire des groupes de descendants modifiés. Ce
principe de l'hérédité avec modifications nous permet de comprendre
pourquoi des sections de genres, des genres entiers et même des familles
entières, se trouvent confinés dans les mêmes régions, cas si fréquent et si
connu.
Ainsi que je l'ai fait remarquer dans le chapitre précédent, on ne saurait
prouver qu'il existe une loi de développement indispensable. La variabilité
de chaque espèce est une propriété indépendante dont la sélection naturelle
ne s'empare qu'autant qu'il en résulte un avantage pour l'individu dans sa
lutte complexe pour l'existence ; la somme des modifications chez des
espèces différentes ne doit donc nullement être uniforme. Si un certain
nombre d'espèces, après avoir été longtemps en concurrence les unes avec
les autres dans leur ancien habitat émigraient dans une région nouvelle qui,
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHI... 453
plus tard, se trouverait isolée, elles seraient peu sujettes à des
modifications, car ni la migration ni l'isolement ne peuvent rien par
eux−mêmes. Ces causes n'agissent qu'en amenant les organismes à avoir
de nouveaux rapports les uns avec les autres et, à un moindre degré, avec
les conditions physiques ambiantes. De même que nous avons vu, dans le
chapitre précédent, que quelques formes ont conservé à peu près les
mêmes caractères depuis une époque géologique prodigieusement reculée,
de même certaines espèces se sont disséminées sur d'immenses espaces,
sans se modifier beaucoup, ou même sans avoir éprouvé aucun
changement.
En partant de ces principes, il est évident que les différentes espèces d'un
même genre, bien qu'habitant les points du globe les plus éloignés, doivent
avoir la même origine, puisqu'elles descendent d'un même ancêtre. À
l'égard des espèces qui n'ont éprouvé que peu de modifications pendant des
périodes géologiques entières, il n'y a pas de grande difficulté à admettre
qu'elles ont émigré d'une même région ; car, pendant les immenses
changements géographiques et climatériques qui sont survenus depuis les
temps anciens, toutes les migrations, quelque considérables qu'elles soient,
ont été possibles. Mais, dans beaucoup d'autres cas où nous avons des
raisons de penser que les espèces d'un genre se sont produites à des
époques relativement récentes, cette question présente de grandes
difficultés.
Il est évident que les individus appartenant à une même espèce, bien
qu'habitant habituellement des régions éloignées et séparées, doivent
provenir d'un seul point, celui où ont existé leurs parents ; car, ainsi que
nous l'avons déjà expliqué, il serait inadmissible que des individus
absolument identiques eussent pu être produits par des parents
spécifiquement distincts.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XII − DISTRIBUTION GÉOGRAPHI... 454
CENTRES UNIQUES DE CRÉATION.
Nous voilà ainsi amenés à examiner une question qui a soulevé tant de
discussions parmi les naturalistes. Il s'agit de savoir si les espèces ont été
créées sur un ou plusieurs points de la surface terrestre. Il y a sans doute
des cas où il est extrêmement difficile de comprendre comment la même
espèce a pu se transmettre d'un point unique jusqu'aux diverses régions
éloignées et isolées où nous la trouvons aujourd'hui. Néanmoins, il semble
si naturel que chaque espèce se soit produite d'abord dans une région
unique, que cette hypothèse captive aisément l'esprit. Quiconque la rejette,
repousse la vera causa de la génération ordinaire avec migrations
subséquentes et invoque l'intervention d'un miracle. Il est universellement
admis que, dans la plupart des cas, la région habitée par une espèce est
continue ; et que, lorsqu'une plante ou un animal habite deux points si
éloignés ou séparés l'un de l'autre par des obstacles de nature telle, que la
migration devient très difficile, on considère le fait comme exceptionnel et
extraordinaire. L'impossibilité d'émigrer à travers une vaste mer est plus
évidente pour les mammifères terrestres que pour tous les autres êtres
organisés ; aussi ne trouvons−nous pas d'exemple inexplicable de
l'existence d'un même mammifère habitant des points éloignés du globe.
Le géologue n'est point embarrassé de voir que l'Angleterre possède les
mêmes quadrupèdes que le reste de l'Europe, parce qu'il est évident que les
deux régions ont été autrefois réunies. Mais, si les mêmes espèces peuvent
être produites sur deux points séparés, pourquoi ne trouvons−nous pas un
seul mammifère commun à l'Europe et à l'Australie ou à l'Amérique du
Sud ? Les conditions d'existence sont si complètement les mêmes, qu'une
foule de plantes et d'animaux européens se sont naturalisés en Australie et
en Amérique, et que quelques plantes indigènes sont absolument
identiques sur ces points si éloignés de l'hémisphère boréal et de
l'hémisphère austral. Je sais qu'on peut répondre que les mammifères n'ont
pas pu émigrer, tandis que certaines plantes, grâce à la diversité de leurs
moyens de dissémination, ont pu être transportées de proche en proche à
CENTRES UNIQUES DE CRÉATION. 455
travers d'immenses espaces. L'influence considérable des barrières de
toutes sortes n'est compréhensible qu'autant que la grande majorité des
espèces a été produite d'un côté, et n'a pu passer au côté opposé. Quelques
familles, beaucoup de sous−familles, un grand nombre de genres, sont
confinés dans une seule région, et plusieurs naturalistes ont observé que les
genres les plus naturels, c'est−à−dire ceux dont les espèces se rapprochent
le plus les unes des autres, sont généralement propres à une seule région
assez restreinte, ou, s'ils ont une vaste extension, cette extension est
continue. Ne serait−ce pas une étrange anomalie qu'en descendant un degré
plus bas dans la série, c'est−à−dire jusqu'aux individus de la même espèce,
une règle toute opposée prévalût, et que ceux−ci n'eussent pas, au moins à
l'origine, été confinés dans quelque région unique ? Il me semble donc
beaucoup plus probable, ainsi du reste qu'à beaucoup d'autres naturalistes,
que l'espèce s'est produite dans une seule contrée, d'où elle s'est ensuite
répandue aussi loin que le lui ont permis ses moyens de migration et de
subsistance, tant sous les conditions de vie passée que sous les conditions
de vie actuelle. Il se présente, sans doute, bien des cas où il est impossible
d'expliquer le passage d'une même espèce d'un point à un autre, mais les
changements géographiques et climatériques qui ont certainement eu lieu
depuis des époques géologiques récentes doivent avoir rompu la continuité
de la distribution primitive de beaucoup d'espèces. Nous en sommes donc
réduits à apprécier si les exceptions à la continuité de distribution sont
assez nombreuses et assez graves pour nous faire renoncer à l'hypothèse,
appuyée par tant de considérations générales, que chaque espèce s'est
produite sur un point, et est partie de là pour s'étendre ensuite aussi loin
qu'il lui a été possible. Il serait fastidieux de discuter tous les cas
exceptionnels où la même espèce vit actuellement sur des points isolés et
éloignés, et encore n'aurais−je pas la prétention de trouver une explication
complète. Toutefois, après quelques considérations préliminaires, je
discuterai quelques−uns des exemples les plus frappants, tels que
l'existence d'une même espèce sur les sommets de montagnes très
éloignées les unes des autres et sur des points très distants des régions
arctiques et antarctiques ; secondement (dans le chapitre suivant),
l'extension remarquable des formes aquatiques d'eau douce ; et,
troisièmement, l'existence des mêmes espèces terrestres dans les îles et sur
De l'Origine des Espèces
CENTRES UNIQUES DE CRÉATION. 456
les continents les plus voisins, bien que parfois séparés par plusieurs
centaines de milles de pleine mer. Si l'existence d'une même espèce en des
points distants et isolés de la surface du globe peut, dans un grand nombre
de cas, s'expliquer par l'hypothèse que chaque espace a émigré de son
centre de production, alors, considérant notre ignorance en ce qui
concerne, tant les changements climatériques et géographiques qui ont eu
lieu autrefois, que les moyens accidentels de transport qui ont pu concourir
à cette dissémination, je crois que l'hypothèse d'un berceau unique est
incontestablement la plus naturelle.
La discussion de ce sujet nous permettra en même temps d'étudier un point
également très important pour nous, c'est−à−dire si les diverses espèces
d'un même genre qui, d'après ma théorie, doivent toutes descendre d'un
ancêtre commun, peuvent avoir émigré de la contrée habitée par celui−ci
tout en se modifiant pendant leur émigration. Si l'on peut démontrer que,
lorsque la plupart des espèces habitant une région sont différentes de celles
d'une autre région, tout en en étant cependant très voisines, il y a eu
autrefois des migrations probables d'une de ces régions dans l'autre, ces
faits confirmeront ma théorie, car on peut les expliquer facilement par
l'hypothèse de la descendance avec modifications. Une île volcanique, par
exemple, formée par soulèvement à quelques centaines de milles d'un
continent, recevra probablement, dans le cours des temps, un petit nombre
de colons, dont les descendants, bien que modifiés, seront cependant en
étroite relation d'hérédité avec les habitants du continent. De semblables
cas sont communs, et, ainsi que nous le verrons plus tard, sont
complètement inexplicables dans l'hypothèse des créations indépendantes.
Cette opinion sur les rapports qui existent entre les espèces de deux régions
se rapproche beaucoup de celle émise par M. Wallace, qui conclut que «
chaque espèce, à sa naissance, coïncide pour le temps et pour le lieu avec
une autre espèce préexistante et proche alliée ». On sait actuellement que
M. Wallace attribue cette coïncidence à la descendance avec modifications.
La question de l'unité ou de la pluralité des centres de création diffère
d'une autre question qui, cependant, s'en rapproche beaucoup : tous les
individus d'une même espèce descendent−ils d'un seul couple, ou d'un seul
hermaphrodite, ou, ainsi que l'admettent quelques auteurs, de plusieurs
individus simultanément créés ? À l'égard des êtres organisés qui ne se
De l'Origine des Espèces
CENTRES UNIQUES DE CRÉATION. 457
croisent jamais, en admettant qu'il y en ait, chaque espèce doit descendre
d'une succession de variétés modifiées, qui se sont mutuellement
supplantées, mais sans jamais se mélanger avec d'autres individus ou
d'autres variétés de la même espèce ; de sorte qu'à chaque phase successive
de la modification tous les individus de la même variété descendent d'un
seul parent. Mais, dans la majorité des cas, pour tous les organismes qui
s'apparient habituellement pour chaque fécondation, ou qui
s'entre−croisent parfois, les individus d'une même espèce, habitant la
même région, se maintiennent à peu près uniformes par suite de leurs
croisements constants ; de sorte qu'un grand nombre d'individus se
modifiant simultanément, l'ensemble des modifications caractérisant une
phase donnée ne sera pas dû à la descendance d'un parent unique. Pour
bien faire comprendre ce que j'entends : nos chevaux de course diffèrent de
toutes les autres races, mais ils ne doivent pas leur différence et leur
supériorité à leur descendance d'un seul couple, mais aux soins incessants
apportés à la sélection et à l'entraînement d'un grand nombre d'individus
pendant chaque génération.
Avant de discuter les trois classes de faits que j'ai choisis comme
présentant les plus grandes difficultés qu'on puisse élever contre la théorie
des « centres uniques de création », je dois dire quelques mots sur les
moyens de dispersion.
De l'Origine des Espèces
CENTRES UNIQUES DE CRÉATION. 458
MOYENS DE DISPERSION.
Sir C. Lyell et d'autres auteurs ont admirablement traité cette question ; je
me bornerai donc à résumer ici en quelques mots les faits les plus
importants. Les changements climatériques doivent avoir exercé une
puissante influence sur les migrations ; une région, infranchissable
aujourd'hui, peut avoir été une grande route de migration, lorsque son
climat était différent de ce qu'il est actuellement. J'aurai bientôt, d'ailleurs,
à discuter ce côté de la question avec quelques détails. Les changements de
niveau du sol ont dû aussi jouer un rôle important ; un isthme étroit sépare
aujourd'hui deux faunes marines ; que cet isthme soit submergé ou qu'il
l'ait été autrefois et les deux faunes se mélangeront ou se seront déjà
mélangées. Là où il y a aujourd'hui une mer, des terres ont pu
anciennement relier des îles ou même des continents, et ont permis aux
productions terrestres de passer des uns aux autres. Aucun géologue ne
conteste les grands changements de niveau qui se sont produits pendant la
période actuelle, changements dont les organismes vivants ont été les
contemporains. Edouard Forbes a insisté sur le fait que toutes les îles de
l'Atlantique ont dû être, à une époque récente reliées à l'Europe ou à
l'Afrique, de même que l'Europe à l'Amérique. D'autres savants ont
également jeté des ponts hypothétiques sur tous les océans, et relié presque
toutes les îles à un continent. Si l'on pouvait accorder une foi entière aux
arguments de Forbes, il faudrait admettre que toutes les îles ont été
récemment rattachées à un continent. Cette hypothèse tranche le nœud
gordien de la dispersion d'une même espèce sur les points les plus
éloignés, et écarte bien des difficultés ; mais, autant que je puis en juger, je
ne crois pas que nous soyons autorisés à admettre qu'il y ait eu des
changements géographiques aussi énormes dans les limites de la période
des espèces existantes. Il me semble que nous avons de nombreuses
preuves de grandes oscillations du niveau des terres et des mers, mais non
pas de changements assez considérables dans la position et l'extension de
nos continents pour nous donner le droit d'admettre que, à une époque
MOYENS DE DISPERSION. 459
récente, ils aient tous été reliés les uns aux autres ainsi qu'aux diverses îles
océaniques. J'admets volontiers l'existence antérieure de beaucoup d'îles,
actuellement ensevelies sous la mer, qui ont pu servir de stations, de lieux
de relâche, aux plantes et aux animaux pendant leurs migrations. Dans les
mers où se produit le corail, ces îles submergées sont encore indiquées
aujourd'hui par les anneaux de corail ou atolls qui les surmontent.
Lorsqu'on admettra complètement, comme on le fera un jour, que chaque
espèce est sortie d'un berceau unique, et qu'à la longue nous finirons par
connaître quelque chose de plus précis sur les moyens de dispersion des
êtres organisés, nous pourrons spéculer avec plus de certitude sur
l'ancienne extension des terres. Mais je ne pense pas qu'on arrive jamais à
prouver que, pendant la période récente, la plupart de nos continents,
aujourd'hui complètement séparés, aient été réunis d'une manière continue
ou à peu près continue les uns avec les autres, ainsi qu'avec les grandes îles
océaniques. Plusieurs faits relatifs à la distribution géographique, tels, par
exemple, que la grande différence des faunes marines sur les côtes
opposées de presque tous les continents ; les rapports étroits qui relient aux
habitants actuels les formes tertiaires de plusieurs continents et même de
plusieurs océans ; le degré d'affinité qu'on observe entre les mammifères
habitant les îles et ceux du continent le plus rapproché, affinité qui est en
partie déterminée, comme nous le verrons plus loin, par la profondeur de la
mer qui les sépare ; tous ces faits et quelques autres analogues me
paraissent s'opposer à ce que l'on admette que des révolutions
géographiques aussi considérables que l'exigeraient les opinions soutenues
par Forbes et ses partisans, se sont produites à une époque récente. Les
proportions relatives et la nature des habitants des îles océaniques me
paraissent également s'opposer à l'hypothèse que celles−ci ont été autrefois
reliées avec les continents. La constitution presque universellement
volcanique de ces îles n'est pas non plus favorable à l'idée qu'elles
représentent des restes de continents submergés ; car, si elles avaient
primitivement constitué des chaînes de montagnes continentales,
quelques−unes au moins seraient, comme d'autres sommets, formées de
granit, de schistes métamorphiques d'anciennes roches fossilifères ou
autres roches analogues, au lieu de n'être que des entassements de matières
volcaniques.
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 460
Je dois maintenant dire quelques mots sur ce qu'on a appelé les moyens
accidentels de dispersion, moyens qu'il vaudrait mieux appeler
occasionnels ; je ne parlerai ici que des plantes. On dit, dans les ouvrages
de botanique, que telle ou telle plante se prête mal à une grande
dissémination ; mais on peut dire qu'on ignore presque absolument si telle
ou telle plante peut traverser la mer avec plus ou moins de facilité. On ne
savait même pas, avant les quelques expériences que j'ai entreprises sur ce
point avec le concours de M. Berkeley, pendant combien de temps les
graines peuvent résister à l'action nuisible de l'eau de mer. Je trouvai, à ma
grande surprise, que, sur quatre−vingt−sept espèces, soixante quatre ont
germé après une immersion de vingt−huit jours, et que certaines résistèrent
même à une immersion de cent trente−sept jours. Il est bon de noter que
certains ordres se montrèrent beaucoup moins aptes que d'autres à résister
à cette épreuve ; neuf légumineuses, à l'exception d'une seule, résistèrent
mal à l'action de l'eau salée ; sept espèces appartenant aux deux ordres
alliés, les hydrophyllacées et les polémoniacées, furent toutes détruites par
un mois d'immersion. Pour plus de commodité, j'expérimentai
principalement sur les petites graines dépouillées de leur fruit, ou de leur
capsule ; or, comme toutes allèrent au fond au bout de peu de jours, elles
n'auraient pas pu traverser de grands bras de mer, qu'elles fussent ou non
endommagées par l'eau salée. J'expérimentai ensuite sur quelques fruits et
sur quelques capsules, etc., de plus grosse dimension ; quelques−uns
flottèrent longtemps. On sait que le bois vert flotte beaucoup moins
longtemps que le bois sec. Je pensai que les inondations doivent souvent
entraîner à la mer des plantes ou des branches desséchées chargées de
capsules ou de fruits. Cette idée me conduisit à faire sécher les tiges et les
branches de quatre−vingt−quatorze plantes portant des fruits mûrs, et je les
plaçai ensuite sur de l'eau de mer. La plupart allèrent promptement au
fond, mais quelques−unes, qui, vertes, ne flottaient que peu de temps,
résistèrent beaucoup plus longtemps une fois sèches ; ainsi, les noisettes
vertes s'enfoncèrent de suite, mais, sèches, elles flottèrent pendant
quatre−vingt−dix jours, et germèrent après avoir été mises en terre ; un
plant d'asperge portant des baies mûres flotta vingt−trois jours ; après avoir
été desséché, il flotta quatre−vingt−cinq jours et les graines germèrent
ensuite. Les graines mûres de l'Helosciadium, qui allaient au fond au bout
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 461
de deux jours, flottèrent pendant plus de quatre−vingt−dix jours une fois
sèches, et germèrent ensuite. Au total, sur quatre−vingt−quatorze plantes
sèches, dix−huit flottèrent pendant plus de vingt−huit jours, et
quelques−unes dépassèrent de beaucoup ce terme. Il en résulte que 64/87
des graines que je soumis à l'expérience germèrent après une immersion de
vingt−huit jours, et que 18/94 des plantes à fruits mûrs (toutes
n'appartenaient pas aux mêmes espèces que dans l'expérience précédente)
flottèrent, après dessiccation, pendant plus de vingt−huit jours. Nous
pouvons donc conclure, autant du moins qu'il est permis de tirer une
conclusion d'un si petit nombre de faits, que les graines de 14/100 des
plantes d'une contrée quelconque peuvent être entraînées pendant
vingt−huit jours par les courants marins sans perdre la faculté de germer.
D'après l'atlas physique de Johnston, la vitesse moyenne des divers
courants de l'Atlantique est de 53 kilomètres environ par jour,
quelques−uns même atteignent la vitesse de 96 kilomètres et demi par
jour ; d'après cette moyenne, les 14/100 de graines de plantes d'un pays
pourraient donc être transportés à travers un bras de mer large de 1487
kilomètres jusque dans un autre pays, et germer si, après avoir échoué sur
la rive, le vent les portait dans un lieu favorable à leur développement.
M. Martens a entrepris subséquemment des expériences semblables aux
miennes, mais dans de meilleures conditions ; il plaça, en effet, ses graines
dans une boîte plongée dans la mer même, de sorte qu'elles se trouvaient
alternativement soumises à l'action de l'air et de l'eau, comme des plantes
réellement flottantes. Il expérimenta sur quatre−vingt−dix−huit graines
pour la plupart différentes des miennes ; mais il choisit de gros fruits et des
graines de plantes vivant sur les côtes, circonstances de nature à augmenter
la longueur moyenne de leur flottaison et leur résistance à l'action nuisible
de l'eau salée. D'autre part, il n'a pas fait préalablement sécher les plantes
portant leur fruit ; fait qui, comme nous l'avons vu, aurait permis à
certaines de flotter encore plus longtemps. Le résultat obtenu fut que 18/98
de ces graines flottèrent pendant quarante−deux jours et germèrent ensuite.
Je crois cependant que des plantes exposées aux vagues ne doivent pas
flotter aussi longtemps que celles qui, comme dans ces expériences, sont à
l'abri d'une violente agitation. Il serait donc plus sûr d'admettre que les
graines d'environ 10 pour 100 des plantes d'une flore peuvent, après
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 462
dessiccation, flotter à travers un bras de mer large de 1450 kilomètres
environ, et germer ensuite. Le fait que les fruits plus gros sont aptes à
flotter plus longtemps que les petits est intéressant, car il n'y a guère
d'autre moyen de dispersion pour les plantes à gros fruits et à grosses
graines ; d'ailleurs, ainsi que l'a démontré Alph. de Candolle, ces plantes
ont généralement une extension limitée.
Les graines peuvent être occasionnellement transportées d'une autre
manière. Les courants jettent du bois flotté sur les côtes de la plupart des
îles, même de celles qui se trouvent au milieu des mers les plus vastes ; les
naturels des îles de corail du Pacifique ne peuvent se procurer les pierres
avec lesquelles ils confectionnent leurs outils qu'en prenant celles qu'ils
trouvent engagées dans les racines des arbres flottés ; ces pierres
appartiennent au roi, qui en tire de gros revenus. J'ai observé que, lorsque
des pierres de forme irrégulière sont enchâssées dans les racines des arbres,
de petites parcelles de terre remplissent souvent les interstices qui peuvent
se trouver entre elles et le bois, et sont assez bien protégées pour que l'eau
ne puisse les enlever pendant la plus longue traversée. J'ai vu germer trois
dicotylédones contenues dans une parcelle de terre ainsi enfermée dans les
racines d'un chêne ayant environ cinquante ans ; je puis garantir
l'exactitude de cette observation. Je pourrais aussi démontrer que les
cadavres d'oiseaux, flottant sur la mer, ne sont pas toujours immédiatement
dévorés ; or, un grand nombre de graines peuvent conserver longtemps leur
vitalité dans le jabot des oiseaux flottants ; ainsi, les pois et les vesces sont
tués par quelques jours d'immersion dans l'eau salée, mais, à ma grande
surprise, quelques−unes de ces graines, prises dans le jabot d'un pigeon qui
avait flotté sur l'eau salée pendant trente jours, germèrent presque toutes.
Les oiseaux vivants ne peuvent manquer non plus d'être des agents très
efficaces pour le transport des graines. Je pourrais citer un grand nombre
de faits qui prouvent que des oiseaux de diverses espèces sont
fréquemment chassés par les ouragans à d'immenses distances en mer.
Nous pouvons en toute sûreté admettre que, dans ces circonstances, ils
doivent atteindre une vitesse de vol d'environ 56 kilomètres à l'heure ; et
quelques auteurs l'estiment à beaucoup plus encore. Je ne crois pas que les
graines alimentaires puissent traverser intactes l'intestin d'un oiseau, mais
les noyaux des fruits passent sans altération à travers les organes digestifs
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 463
du dindon lui−même. J'ai recueilli en deux mois, dans mon jardin, douze
espèces de graines prises dans les fientes des petits oiseaux ; ces graines
paraissaient intactes, et quelques−unes ont germé. Mais voici un fait plus
important. Le jabot des oiseaux ne sécrète pas de suc gastrique et n'exerce
aucune action nuisible sur la germination des graines, ainsi que je m'en
suis assuré par de nombreux essais. Or, lorsqu'un oiseau a rencontré et
absorbé une forte quantité de nourriture, il est reconnu qu'il faut de douze à
dix−huit heures pour que tous les grains aient passé dans le gésier. Un
oiseau peut, dans cet intervalle, être chassé par la tempête à une distance de
800 kilomètres, et comme les oiseaux de proie recherchent les oiseaux
fatigués, le contenu de leur jabot déchiré peut être ainsi dispersé. Certains
faucons et certains hiboux avalent leur proie entière, et, après un intervalle
de douze à vingt heures, dégorgent de petites pelotes dans lesquelles, ainsi
qu'il résulte d'expériences faites aux Zoological Gardens, il y a des graines
aptes à germer. Quelques graines d'avoine, de blé, de millet, de chènevis,
de chanvre, de trèfle et de betterave ont germé après avoir séjourné de
douze à vingt−quatre heures dans l'estomac de divers oiseaux de proie ;
deux graines de betterave ont germé après un séjour de soixante−deux
heures dans les mêmes conditions. Les poissons d'eau douce avalent les
graines de beaucoup de plantes terrestres et aquatiques ; or, les oiseaux qui
dévorent souvent les poissons deviennent ainsi les agents du transport des
graines. J'ai introduit une quantité de graines dans l'estomac de poissons
morts que je faisais ensuite dévorer par des aigles pêcheurs, des cigognes
et des pélicans ; après un intervalle de plusieurs heures, ces oiseaux
dégorgeaient les graines en pelotes, ou les rejetaient dans leurs excréments,
et plusieurs germèrent parfaitement ; il y a toutefois des graines qui ne
résistent jamais à ce traitement. Les sauterelles sont quelquefois emportées
à de grandes distances des côtes ; j'en ai moi−même capturé une à 595
kilomètres de la côte d'Afrique, et on en a recueilli à des distances plus
grandes encore. Le rév. R. −T. Lowe a informé sir C. Lyell qu'en
novembre 1844 des essaims de sauterelles ont envahi l'île de Madère. Elles
étaient en quantités innombrables, aussi serrées que les flocons dans les
grandes tourmentes de neige, et s'étendaient en l'air aussi loin qu'on
pouvait voir avec un télescope. Pendant deux ou trois jours, elles
décrivirent lentement dans les airs une immense ellipse ayant 5 ou 6
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 464
kilomètres de diamètre, et le soir s'abattirent sur les arbres les plus élevés,
qui en furent bientôt couverts. Elles disparurent ensuite aussi subitement
qu'elles étaient venues et n'ont pas depuis reparu dans l'île. Or, les fermiers
de certaines parties du Natal croient, sans preuves bien suffisantes
toutefois, que des graines nuisibles sont introduites dans leurs prairies par
les excréments qu'y laissent les immenses vols de sauterelles qui souvent
envahissent le pays. M. Weale m'ayant, pour expérimenter ce fait, envoyé
un paquet de boulettes sèches provenant de ces insectes, j'y trouvai, en les
examinant à l'aide du microscope, plusieurs graines qui me donnèrent sept
graminées appartenant à deux espèces et à deux genres. Une invasion de
sauterelles, comme celle qui a eu lieu à Madère, pourrait donc facilement
introduire plusieurs sortes de plantes dans une île située très loin du
continent.
Bien que le bec et les pattes des oiseaux soient généralement propres, il y
adhère parfois un peu de terre ; j'ai, dans une occasion, enlevé environ 4
grammes, et dans une autre 1g, 4 de terre argileuse sur la patte d'une
perdrix ; dans cette terre, se trouvait un caillou de la grosseur d'une graine
de vesce. Voici un exemple plus frappant : un ami m'a envoyé la patte
d'une bécasse à laquelle était attaché un fragment de terre sèche pesant 58
centigrammes seulement, mais qui contenait une graine de Juncus
bufonius, qui germa et fleurit. M. Swaysland, de Brighton, qui depuis
quarante ans étudie avec beaucoup de soin nos oiseaux de passage,
m'informe qu'ayant souvent tiré des hoche−queues (Motacillae), des
motteux et des tariers (Saxicolae), à leur arrivée, avant qu'ils se soient
abattus sur nos côtes, il a plusieurs fois remarqué qu'ils portent aux pattes
de petites parcelles de terre sèche. On pourrait citer beaucoup de faits qui
montrent combien le sol est presque partout chargé de graines. Le
professeur Newton, par exemple, m'a envoyé une patte de perdrix
(Caccabis rufa) devenue, à la suite d'une blessure, incapable de voler, et à
laquelle adhérait une boule de terre durcie qui pesait environ 200 grammes.
Cette terre, qui avait été gardée trois ans, fut ensuite brisée, arrosée et
placée sous une cloche de verre ; il n'en leva pas moins de
quatre−vingt−deux plantes, consistant en douze monocotylédonées,
comprenant l'avoine commune, et au moins une espèce d'herbe ; et
soixante et dix dicotylédonées, qui, à en juger par les jeunes feuilles,
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 465
appartenaient à trois espèces distinctes au moins. De pareils faits nous
autorisent à conclure que les nombreux oiseaux qui sont annuellement
entraînés par les bourrasques à des distances considérables en mer, ainsi
que ceux qui émigrent chaque année, les millions de cailles qui traversent
la Méditerranée, par exemple, doivent occasionnellement transporter
quelques graines enfouies dans la boue qui adhère à leur bec et à leurs
pattes. Mais j'aurai bientôt à revenir sur ce sujet.
On sait que les glaces flottantes sont souvent chargées de pierres et de
terre, et qu'on y a même trouvé des broussailles, des os et le nid d'un oiseau
terrestre ; on ne saurait donc douter qu'elles ne puissent quelquefois, ainsi
que le suggère Lyell, transporter des graines d'un point à un autre des
régions arctiques et antarctiques. Pendant la période glaciaire, ce moyen de
dissémination a pu s'étendre dans nos contrées actuellement tempérées.
Aux Açores, le nombre considérable des plantes européennes, en
comparaison de celles qui croissent sur les autres îles de l'Atlantique plus
rapprochées du continent, et leurs caractères quelque peu septentrionaux
pour la latitude où elles vivent, ainsi que l'a fait remarquer M. H.−C.
Watson, m'ont porté à croire que ces îles ont dû être peuplées en partie de
graines apportées par les glaces pendant l'époque glaciaire. À ma demande,
sir C. Lyell a écrit à M. Hartung pour lui demander s'il avait observé des
blocs erratiques dans ces îles, et celui−ci répondit qu'il avait en effet trouvé
de grands fragments de granit et d'autres roches qui ne se rencontrent pas
dans l'archipel. Nous pouvons donc conclure que les glaces flottantes ont
autrefois déposé leurs fardeaux de pierre sur les rives de ces îles
océaniques, et que, par conséquent, il est très possible qu'elles y aient aussi
apporté les graines de plantes septentrionales.
Si l'on songe que ces divers modes de transport, ainsi que d'autres qui, sans
aucun doute, sont encore à découvrir, ont agi constamment depuis des
milliers et des milliers d'années, il serait vraiment merveilleux qu'un grand
nombre de plantes n'eussent pas été ainsi transportées à de grandes
distances. On qualifie ces moyens de transport du terme peu correct
d'accidentels, en effet, les courants marins, pas plus que la direction des
vents dominants, ne sont accidentels. Il faut observer qu'il est peu de
modes de transport aptes à porter des graines à des distances très
considérables, car les graines ne conservent pas leur vitalité lorsqu'elles
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 466
sont soumises pendant un temps très prolongé à l'action de l'eau salée, et
elles ne peuvent pas non plus rester bien longtemps dans le jabot ou dans
l'intestin des oiseaux. Ces moyens peuvent, toutefois suffire pour les
transports occasionnels à travers des bras de mer de quelques centaines de
kilomètres, ou d'île en île, ou d'un continent à une île voisine, mais non pas
d'un continent à un autre très éloigné. Leur intervention ne doit donc pas
amener le mélange des flores de continents très distants, et ces flores ont
dû rester distinctes comme elles le sont, en effet, aujourd'hui. Les courants,
en raison de leur direction, ne transporteront jamais des graines de
l'Amérique du Nord en Angleterre, bien qu'ils puissent en porter et qu'ils
en portent, en effet, des Antilles jusque sur nos côtes de l'ouest, où, si elles
n'étaient pas déjà endommagées par leur long séjour dans l'eau salée, elles
ne pourraient d'ailleurs pas supporter notre climat. Chaque année, un ou
deux oiseaux de terre sont chassés par le vent à travers tout l'Atlantique,
depuis l'Amérique du Nord jusqu'à nos côtes occidentales de l'Irlande et de
l'Angleterre ; mais ces rares voyageurs ne pourraient transporter de graines
que celles que renfermerait la boue adhérant à leurs pattes ou à leur bec,
circonstance qui ne peut être que très accidentelle. Même dans le cas où
elle se présenterait, la chance que cette graine tombât sur un sol favorable,
et arrivât à maturité, serait bien faible. Ce serait cependant une grave erreur
de conclure de ce qu'une île bien peuplée, comme la Grande−Bretagne, n'a
pas, autant qu'on le sache, et ce qu'il est d'ailleurs assez difficile de
prouver, reçu pendant le cours des derniers siècles, par l'un ou l'autre de
ces modes occasionnels de transport, des immigrants d'Europe ou d'autres
continents, qu'une île pauvrement peuplée, bien que plus éloignée de la
terre ferme, ne pût pas recevoir, par de semblables moyens, des colons
venant d'ailleurs. Il est possible que, sur cent espèces d'animaux ou de
graines transportées dans une île, même pauvre en habitants, il ne s'en
trouvât qu'une assez bien adaptée à sa nouvelle patrie pour s'y naturaliser ;
mais ceci ne serait point, à mon avis, un argument valable contre ce qui a
pu être effectué par des moyens occasionnels de transport dans le cours si
long des époques géologiques, pendant le lent soulèvement d'une île et
avant qu'elle fût suffisamment peuplée. Sur un terrain encore stérile, que
n'habite aucun insecte ou aucun oiseau destructeur, une graine, une fois
arrivée, germerait et survivrait probablement, à condition toutefois que le
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 467
climat ne lui soit pas absolument contraire.
De l'Origine des Espèces
MOYENS DE DISPERSION. 468
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE
GLACIAIRE.
L'identité de beaucoup de plantes et d'animaux qui vivent sur les sommets
de chaînes de montagnes, séparées les unes des autres par des centaines de
milles de plaines, dans lesquelles les espèces alpines ne pourraient exister,
est un des cas les plus frappants d'espèces identiques vivant sur des points
très éloignés, sans qu'on puisse admettre la possibilité de leur migration de
l'un à l'autre de ces points. C'est réellement un fait remarquable que de voir
tant de plantes de la même espèce vivre sur les sommets neigeux des Alpes
et des Pyrénées, en même temps que dans l'extrême nord de l'Europe ;
mais il est encore bien plus extraordinaire que les plantes des montagnes
Blanches, aux États−Unis, soient toutes semblables à celles du Labrador et
presque semblables, comme nous l'apprend Asa Gray, à celles des
montagnes les plus élevées de l'Europe. Déjà, en 1747, l'observation de
faits de ce genre avait conduit Gmelin à conclure à la création
indépendante d'une même espèce en plusieurs points différents ; et
peut−être aurait−il fallu nous en tenir à cette hypothèse, si les recherches
d'Agassiz et d'autres n'avaient appelé une vive attention sur la période
glaciaire, qui, comme nous allons le voir, fournit une explication toute
simple de cet ordre de faits. Nous avons les preuves les plus variées,
organiques et inorganiques, que, à une période géologique récente,
l'Europe centrale et l'Amérique du Nord subirent un climat arctique. Les
ruines d'une maison consumée par le feu ne racontent pas plus clairement
la catastrophe qui l'a détruite que les montages de l'Écosse et du pays de
Galles, avec leurs flancs labourés, leurs surfaces polies et leurs blocs
erratiques, ne témoignent de la présence des glaciers qui dernièrement
encore en occupaient les vallées. Le climat de l'Europe a si
considérablement changé que, dans le nord de l'Italie, les moraines
gigantesques laissées par d'anciens glaciers sont actuellement couvertes de
vignes et de maïs. Dans une grande partie des États−Unis, des blocs
erratiques et des roches striées révèlent clairement l'existence passée d'une
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 469
période de froid.
Nous allons indiquer en quelques mots l'influence qu'a dû autrefois exercer
l'existence d'un climat glacial sur la distribution des habitants de l'Europe,
d'après l'admirable analyse qu'en a faite E. Forbes. Pour mieux comprendre
les modifications apportées par ce climat, nous supposerons l'apparition
d'une nouvelle période glaciaire commençant lentement, puis disparaissant,
comme cela a eu lieu autrefois. À mesure que le froid augmente, les zones
plus méridionales deviennent plus propres à recevoir les habitants du
Nord ; ceux−ci s'y portent et remplacent les formes des régions tempérées
qui s'y trouvaient auparavant. Ces dernières, à leur tour et pour la même
raison, descendent de plus en plus vers le sud, à moins qu'elles ne soient
arrêtées par quelque obstacle, auquel cas elles périssent. Les montagnes se
couvrant de neige et de glace, les formes alpines descendent dans les
plaines, et, lorsque le froid aura atteint son maximum, une faune et une
flore arctiques occuperont toute l'Europe centrale jusqu'aux Alpes et aux
Pyrénées, en s'étendant même jusqu'en Espagne. Les parties actuellement
tempérées des États−Unis seraient également peuplées de plantes et
d'animaux arctiques, qui seraient à peu près identiques à ceux de l'Europe ;
car les habitants actuels de la zone glaciale qui, partout, auront émigré vers
le sud, sont remarquablement uniformes autour du pôle.
Au retour de la chaleur, les formes arctiques se retireront vers le nord,
suivies dans leur retraite par les productions des régions plus tempérées. À
mesure que la neige quittera le pied des montagnes, les formes arctiques
s'empareront de ce terrain déblayé, et remonteront toujours de plus en plus
sur leurs flancs à mesure que, la chaleur augmentant, la neige fondra à une
plus grande hauteur, tandis que les autres continueront à remonter vers le
nord. Par conséquent, lorsque la chaleur sera complètement revenue, les
mêmes espèces qui auront vécu précédemment dans les plaines de l'Europe
et de l'Amérique du Nord se trouveront tant dans les régions arctiques de
l'ancien et du nouveau monde, que sur les sommets de montagnes très
éloignées les unes des autres.
Ainsi s'explique l'identité de bien des plantes habitant des points aussi
distants que le sont les montagnes des États−Unis et celles de l'Europe.
Ainsi s'explique aussi le fait que les plantes alpines de chaque chaîne de
montagnes se rattachent plus particulièrement aux formes arctiques qui
De l'Origine des Espèces
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 470
vivent plus au nord, exactement ou presque exactement sur les mêmes
degrés de longitude ; car les migrations provoquées par l'arrivée du froid,
et le mouvement contraire résultant du retour de la chaleur, ont dû
généralement se produire du nord au sud et du sud au nord. Ainsi, les
plantes alpines de l'Écosse, selon les observations de M. H.−C. Watson, et
celles des Pyrénées d'après Ramond, se rapprochent surtout des plantes du
nord de la Scandinavie ; celles des États−Unis, de celles du Labrador, et
celles des montagnes de la Sibérie, de celles des régions arctiques de ce
pays. Ces déductions, basées sur l'existence bien démontrée d'une époque
glaciaire antérieure, me paraissent expliquer d'une manière si satisfaisante
la distribution actuelle des productions alpines et arctiques de l'Europe et
de l'Amérique, que, lorsque nous rencontrons, dans d'autres régions, les
mêmes espèces sur des sommets éloignés, nous pouvons presque conclure,
sans autre preuve, à l'existence d'un climat plus froid, qui a permis
autrefois leur migration au travers des plaines basses intermédiaires,
devenues actuellement trop chaudes pour elles.
Pendant leur migration vers le sud et leur retraite vers le nord, causées par
le changement du climat, les formes arctiques n'ont pas dû, quelque long
qu'ait été le voyage, être exposées à une grande diversité de température ;
en outre, comme elles ont dû toujours s'avancer en masse, leurs relations
mutuelles n'ont pas été sensiblement troublées. Il en résulte que ces
formes, selon les principes que nous cherchons à établir dans cet ouvrage,
n'ont pas dû être soumises à de grandes modifications. Mais, à l'égard des
productions alpines, isolées depuis l'époque du retour de la chaleur,
d'abord au pied des montagnes, puis au sommet, le cas aura dû être un peu
différent. Il n'est guère probable, en effet, que précisément les mêmes
espèces arctiques soient restées sur des sommets très éloignés les uns des
autres et qu'elles aient pu y survivre depuis. Elles ont dû, sans aucun doute,
se mélanger aux espèces alpines plus anciennes qui, habitant les
montagnes avant le commencement de l'époque glaciaire, ont dû, pendant
la période du plus grand froid, descendre dans la plaine. Enfin, elles
doivent aussi avoir été exposées à des influences climatériques un peu
diverses. Ces diverses causes ont dû troubler leurs rapports mutuels, et
elles sont en conséquence devenues susceptibles de modifications. C'est ce
que nous remarquons en effet, si nous comparons les unes aux autres les
De l'Origine des Espèces
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 471
formes alpines d'animaux et de plantes de diverses grandes chaînes de
montagnes européennes ; car, bien que beaucoup d'espèces demeurent
identiques, les unes offrent les caractères de variétés, d'autres ceux de
formes douteuses ou sous−espèces ; d'autres, enfin, ceux d'espèces
distinctes, bien que très étroitement alliées et se représentant mutuellement
dans les diverses stations qu'elles occupent.
Dans l'exemple qui précède, j'ai supposé que, au commencement de notre
époque glaciaire imaginaire, les productions arctiques étaient aussi
uniformes qu'elles le sont de nos jours dans les régions qui entourent le
pôle. Mais il faut supposer aussi que beaucoup de formes subarctiques et
même quelques formes des climats tempérés étaient identiques tout autour
du globe, car on retrouve des espèces identiques sur les pentes inférieures
des montagnes et dans les plaines, tant en Europe que dans l'Amérique du
Nord. Or, on pourrait se demander comment j'explique cette uniformité des
espèces subarctiques et des espèces tempérées à l'origine de la véritable
époque glaciaire. Actuellement, les formes appartenant à ces deux
catégories, dans l'ancien et dans le nouveau monde, sont séparées par
l'océan Atlantique et par la partie septentrionale de l'océan Pacifique.
Pendant la période glaciaire, alors que les habitants de l'ancien et du
nouveau monde vivaient plus au sud qu'aujourd'hui, elles devaient être
encore plus complètement séparées par de plus vastes océans. De sorte
qu'on peut se demander avec raison comment les mêmes espèces ont pu
s'introduire dans deux continents aussi éloignés. Je crois que ce fait peut
s'expliquer par la nature du climat qui a dû précéder l'époque glaciaire. À
cette époque, c'est−à−dire pendant la période du nouveau pliocène, les
habitants du monde étaient, en grande majorité, spécifiquement les mêmes
qu'aujourd'hui, et nous avons toute raison de croire que le climat était plus
chaud qu'il n'est à présent. Nous pouvons supposer, en conséquence, que
les organismes qui vivent, maintenant par 60 degrés de latitude ont dû,
pendant la période pliocène, vivre plus près du cercle polaire, par 66 ou 67
degrés de latitude, et que les productions arctiques actuelles occupaient les
terres éparses plus rapprochées du pôle. Or, si nous examinons une sphère,
nous voyons que, sous le cercle polaire, les terres sont presque continues
depuis l'ouest de l'Europe, par la Sibérie, jusqu'à l'Amérique orientale.
Cette continuité des terres circumpolaires, jointe à une grande facilité de
De l'Origine des Espèces
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 472
migration, résultant d'un climat plus favorable, peut expliquer l'uniformité
supposée des productions subarctiques et tempérées de l'ancien et du
nouveau monde à une époque antérieure à la période glaciaire.
Je crois pouvoir admettre, en vertu de raisons précédemment indiquées,
que nos continents sont restés depuis fort longtemps à peu près dans la
même position relative, bien qu'ayant subi de grandes oscillations de
niveau ; je suis donc fortement disposé à étendre l'idée ci−dessus
développée, et à conclure que, pendant une période antérieure et encore
plus chaude, telle que l'ancien pliocène, un grand nombre de plantes et
d'animaux semblables ont habité la région presque continue qui entoure le
pôle. Ces plantes et ces animaux ont dû, dans les deux mondes,
commencer à émigrer lentement vers le sud, à mesure que la température
baissait, longtemps avant le commencement de la période glaciaire. Ce
sont, je crois, leurs descendants, modifiés pour la plupart, qui occupent
maintenant les portions centrales de l'Europe et des États−Unis. Cette
hypothèse nous permet de comprendre la parenté, d'ailleurs très éloignée
de l'identité, qui existe entre les productions de l'Europe et celles des
États−Unis ; parenté très remarquable, vu la distance qui existe entre les
deux continents, et leur séparation par un aussi considérable que
l'Atlantique. Nous comprenons également ce fait singulier, remarqué par
plusieurs observateurs, que les productions des États−Unis et celles de
l'Europe étaient plus voisines les unes des autres pendant les derniers
étages de l'époque tertiaire qu'elles ne le sont aujourd'hui. En effet, pendant
ces périodes plus chaudes, les parties septentrionales de l'ancien et du
nouveau monde ont dû être presque complètement réunies par des terres,
qui ont servi de véritables ponts, permettant les migrations réciproques de
leurs habitants, ponts que le froid a depuis totalement interceptés.
La chaleur décroissant lentement pendant la période pliocène, les espèces
communes à l'ancien et au nouveau monde ont dû émigrer vers le sud ; dès
qu'elles eurent dépassé les limites du cercle polaire, toute communication
entre elles a été interceptée, et cette séparation, surtout en ce qui concerne
les productions correspondant à un climat plus tempéré, a dû avoir lieu à
une époque très reculée. En descendant vers le sud, les plantes et les
animaux ont dû, dans l'une des grandes régions, se mélanger avec les
productions indigènes de l'Amérique, et entrer en concurrence avec elles,
De l'Origine des Espèces
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 473
et, dans l'autre grande région, avec les productions de l'ancien monde.
Nous trouvons donc là toutes les conditions voulues pour des
modifications bien plus considérables que pour les productions alpines, qui
sont restées depuis une époque plus récente isolées sur les diverses chaînes
de montagnes et dans les régions arctiques de l'Europe et de l'Amérique du
Nord. Il en résulte que, lorsque nous comparons les unes aux autres les
productions actuelles des régions tempérées de l'ancien et du nouveau
monde, nous trouvons très peu d'espèces identiques, bien qu'Asa Gray ait
récemment démontré qu'il y en a beaucoup plus qu'on ne le supposait
autrefois ; mais, en même temps, nous trouvons, dans toutes les grandes
classes, un nombre considérable de formes que quelques naturalistes
regardent comme des races géographiques, et d'autres comme des espèces
distinctes ; nous trouvons, enfin, une multitude de formes étroitement
alliées ou représentatives, que tous les naturalistes s'accordent à regarder
comme spécifiquement distinctes.
Il en a été dans les mers de même que sur la terre ; la lente migration vers
le sud dune faune marine, entourant à peu près uniformément les côtes
continues situées sous le cercle polaire à l'époque pliocène, ou même à une
époque quelque peu antérieure, nous permet de nous rendre compte,
d'après la théorie de la modification, de l'existence d'un grand nombre de
formes alliées, vivant actuellement dans des mers complètement séparées.
C'est ainsi que nous pouvons expliquer la présence sur la côte occidentale
et sur la côte orientale de la partie tempérée de l'Amérique du Nord, de
formes étroitement alliées existant encore ou qui se sont éteintes pendant la
période tertiaire ; et le fait encore plus frappant de la présence de beaucoup
de crustacés, décrits dans l'admirable ouvrage de Dana, de poissons et
d'autres animaux marins étroitement alliés, dans la Méditerranée et dans
les mers du Japon, deux régions qui sont actuellement séparées par un
continent tout entier, et par d'immenses océans. Ces exemples de parenté
étroite entre des espèces ayant habité ou habitant encore les mers des côtes
occidentales et orientales de l'Amérique du Nord, la Méditerranée, les mers
du Japon et les zones tempérées de l'Amérique et de l'Europe, ne peuvent
s'expliquer par la théorie des créations indépendantes. Il est impossible de
soutenir que ces espèces ont reçu lors de leur création des caractères
identiques, en raison de la ressemblance des conditions physiques des
De l'Origine des Espèces
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 474
milieux ; car, si nous comparons par exemple certaines parties de
l'Amérique du Sud avec d'autres parties de l'Afrique méridionale ou de
l'Australie, nous voyons des pays dont toutes les conditions physiques sont
exactement analogues, mais dont les habitants sont entièrement différents.
De l'Origine des Espèces
DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE. 475
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES
AU NORD ET AU MIDI.
Pour en revenir à notre sujet principal, je suis convaincu que l'on peut
largement généraliser l'hypothèse de Forbes. Nous trouvons, en Europe, les
preuves les plus évidentes de l'existence d'une période glaciaire, depuis les
côtes occidentales de l'Angleterre jusqu'à la chaîne de l'Oural, et jusqu'aux
Pyrénées au sud. Les mammifères congelés et la nature de la végétation
des montagnes de la Sibérie témoignent du même fait. Le docteur Hooker
affirme que l'axe central du Liban fut autrefois recouvert de neiges
éternelles, alimentant des glaciers qui descendaient d'une hauteur de 4000
pieds dans les vallées. Le même observateur a récemment découvert
d'immenses moraines à un niveau plus élevé sur la chaîne de l'Atlas, dans
l'Afrique septentrionale. Sur les flancs de l'Himalaya, sur des points
éloignés entre eux de 1450 kilomètres, des glaciers ont laissé les marques
de leur descente graduelle dans les vallées ; dans le Sikhim, le docteur
Hooker a vu du maïs croître sur d'anciennes et gigantesques moraines. Au
sud du continent asiatique, de l'autre côté de l'équateur, les savantes
recherches du docteur J. Haast et du docteur Hector nous ont appris que
d'immenses glaciers descendaient autrefois à un niveau relativement peu
élevé dans la Nouvelle−Zélande ; le docteur Hooker a trouvé dans cette île,
sur des montagnes fort éloignées les unes des autres, des plantes analogues
qui témoignent aussi de l'existence d'une ancienne période glaciaire. Il
résulte des faits qui m'ont été communiqués par le révérend W.−B. Clarke,
que les montagnes de l'angle sud−est de l'Australie portent aussi les traces
d'une ancienne action glaciaire. Dans la moitié septentrionale de
l'Amérique, on a observé, sur le côté oriental de ce continent, des blocs de
rochers transportés par les glaces vers le sud jusque par 36 ou 37 degrés de
latitude, et, sur les côtes du Pacifique, où le climat est actuellement si
différent, jusque par 46 degrés de latitude. On a aussi remarqué des blocs
erratiques sur les montagnes Rocheuses. Dans les Cordillères de
l'Amérique du Sud, presque sous l'équateur, les glaciers descendaient
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 476
autrefois fort au−dessous de leur niveau actuel. J'ai examiné, dans le Chili
central, un immense amas de détritus contenant de gros blocs erratiques,
traversant la vallée de Portillo, restes sans aucun doute d'une gigantesque
moraine. M. D. Forbes m'apprend qu'il a trouvé sur divers points des
Cordillères, à une hauteur de 12 000 pieds environ, entre le 13e et 30e
degré de latitude sud, des roches profondément striées, semblables à celles
qu'il a étudiées en Norvège, et également de grandes masses de débris
renfermant des cailloux striés. Il n'existe actuellement, sur tout cet espace
des Cordillères ; même à des hauteurs bien plus considérables, aucun
glacier véritable. Plus au sud, des deux côtés du continent, depuis le 41e
degré de latitude jusqu'à l'extrémité méridionale, on trouve les preuves les
plus évidentes d'une ancienne action glaciaire dans la présence de
nombreux et immenses blocs erratiques, qui ont été transportés fort loin
des localités d'où ils proviennent.
L'extension de l'action glaciaire tout autour de l'hémisphère boréal et de
l'hémisphère austral ; le peu d'ancienneté, dans le sens géologique du
terme, de la période glaciaire dans l'un et l'autre hémisphère ; sa durée
considérable, estimée d'après l'importance des effets qu'elle a produits ;
enfin le niveau inférieur auquel les glaciers se sont récemment abaissés
tout le long des Cordillères, sont autant de faits qui m'avaient autrefois
porté à penser que probablement la température du globe entier devait,
pendant la période glaciaire, s'être abaissée d'une manière simultanée. Mais
M. Croll a récemment cherché, dans une admirable série de mémoires, à
démontrer que l'état glacial d'un climat est le résultat de diverses causes
physiques, déterminées par une augmentation dans l'excentricité de l'orbite
de la terre. Toutes ces causes tendent au même but, mais la plus puissante
paraît être l'influence de l'excentricité de l'orbite sur les courants
océaniques. Il résulte des recherches de M. Croll que des périodes de
refroidissement reviennent régulièrement tous les dix ou quinze mille ans ;
mais qu'à des intervalles beaucoup plus considérables, par suite de
certaines éventualités, dont la plus importante, comme l'a démontré sir Ch.
Lyell, est la position relative de la terre et des eaux, le froid devient
extrêmement rigoureux. M. Croll estime que la dernière grande période
glaciaire remonte à 240 000 ans et a duré, avec de légères variations de
climat, pendant environ 160 000 ans. Quant aux périodes glaciaires plus
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 477
anciennes, plusieurs géologues sont convaincus, et ils fournissent à cet
égard des preuves directes, qu'il a dû s'en produire pendant l'époque
miocène et l'époque éocène, sans parler des formations plus anciennes.
Mais, pour en revenir au sujet immédiat de notre discussion, le résultat le
plus important auquel soit arrivé M. Croll est que, lorsque l'hémisphère
boréal traverse une période de refroidissement, la température de
l'hémisphère austral s'élève sensiblement ; les hivers deviennent moins
rudes, principalement par suite de changements dans la direction des
courants de l'Océan. L'inverse a lieu pour l'hémisphère boréal, lorsque
l'hémisphère austral passe à son tour par une période glaciaire. Ces
conclusions jettent une telle lumière sur la distribution géographique, que
je suis disposé à les accepter ; mais je commence par les faits qui
réclament une explication.
Le docteur Hooker a démontré que, dans l'Amérique du Sud, outre un
grand nombre d'espèces étroitement alliées, environ quarante ou cinquante
plantes à fleurs de la Terre de Feu, constituant une partie importante de la
maigre flore de cette région, sont communes à l'Amérique du Nord et à
l'Europe, si éloignées que soient ces régions situées dans deux hémisphères
opposés. On rencontre, sur les montagnes élevées de l'Amérique
équatoriale, une foule d'espèces particulières appartenant à des genres
européens. Gardner a trouvé sur les monts Organ, au Brésil, quelques
espèces appartenant aux régions tempérées européennes, des espèces
antarctiques, et quelques genres des Andes, qui n'existent pas dans les
plaines chaudes intermédiaires. L'illustre Humboldt a trouvé aussi, il y a
longtemps, sur la Silla de Caraccas, des espèces appartenant à des genres
caractéristiques des Cordillères. En Afrique, plusieurs formes ayant un
caractère européen, et quelques représentants de la flore du cap de
Bonne−Espérance se retrouvent sur les montagnes de l'Abyssinie. On a
rencontré au cap de Bonne−Espérance quelques espèces européennes qui
ne paraissent pas avoir été introduites par l'homme, et, sur les montagnes,
plusieurs formes représentatives européennes qu'on ne trouve pas dans les
parties intertropicales de l'Afrique. Le docteur Hooker a récemment
démontré aussi que plusieurs plantes habitant les parties supérieures de l'île
de Fernando−Po, ainsi que les montagnes voisines de Cameroon, dans le
golfe de Guinée, se rapprochent étroitement de celles qui vivent sur les
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 478
montagnes de l'Abyssinie et aussi des plantes de l'Europe tempérée. Le
docteur Hooker m'apprend, en outre, que quelques−unes de ces plantes,
appartenant aux régions tempérées, ont été découvertes par le révérend F.
Lowe sur les montagnes des îles du Cap−Vert. Cette extension des mêmes
formes tempérées, presque sous l'équateur, à travers tout le continent
africain jusqu'aux montagnes de l'archipel du Cap−Vert, est sans contredit
un des cas les plus étonnants qu'on connaisse en fait de distribution de
plantes.
Sur l'Himalaya et sur les chaînes de montagnes isolées de la péninsule
indienne, sur les hauteurs de Ceylan et sur les cônes volcaniques de Java,
on rencontre beaucoup de plantes, soit identiques, soit se représentant les
unes les autres, et, en même temps, représentant des plantes européennes,
mais qu'on ne trouve pas dans les régions basses et chaudes intermédiaires.
Une liste des genres recueillis sur les pics les plus élevés de Java semble
dressée d'après une collection faite en Europe sur une colline. Un fait
encore plus frappant, c'est que des formes spéciales à l'Australie se
trouvent représentées par certaines plantes croissant sur les sommets des
montagnes de Bornéo. D'après le docteur Hooker, quelques−unes de ces
formes australiennes s'étendent le long des hauteurs de la péninsule de
Malacca, et sont faiblement disséminées d'une part dans l'Inde, et, d'autre
part, aussi loin vers le nord que le Japon.
Le docteur F. Müller a découvert plusieurs espèces européennes sur les
montagnes de l'Australie méridionale ; d'autres espèces, non introduites par
l'homme, se rencontrent dans les régions basses ; et, d'après le docteur
Hooker, on pourrait dresser une longue liste de genres européens existant
en Australie, et qui n'existent cependant pas dans les régions torrides
intermédiaires. Dans l'admirable Introduction à la flore de la
Nouvelle−Zélande, le docteur Hooker signale des faits analogues et non
moins frappants relatifs aux plantes de cette grande île. Nous voyons donc
que certaines plantes vivant sur les plus hautes montagnes des tropiques
dans toutes les parties du globe et dans les plaines des régions tempérées,
dans les deux hémisphères du nord et du sud, appartiennent aux mêmes
espèces, ou sont des variétés des mêmes espèces. Il faut observer,
toutefois, que ces plantes ne sont pas rigoureusement des formes arctiques,
car, ainsi que le fait remarquer M. H.−C. Watson, « à mesure qu'on
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 479
descend des latitudes polaires vers l'équateur, les flores de montagnes, ou
flores alpines, perdent de plus en plus leurs caractères arctiques. » Outre
ces formes identiques et très étroitement alliées, beaucoup d'espèces,
habitant ces mêmes stations si complètement séparées, appartiennent à des
genres qu'on ne trouve pas actuellement dans les régions basses tropicales
intermédiaires.
Ces brèves remarques ne s'appliquent qu'aux plantes ; on pourrait,
toutefois, citer quelques faits analogues relatifs aux animaux terrestres. Ces
mêmes remarques s'appliquent aussi aux animaux marins ; je pourrais
citer, par exemple, une assertion d'une haute autorité, le professeur Dana :
« Il est certainement étonnant de voir, dit−il, que les crustacés de la
Nouvelle−Zélande aient avec ceux de l'Angleterre, son antipode, une plus
étroite ressemblance qu'avec ceux de toute autre partie du globe. » Sir J.
Richardson parle aussi de la réapparition sur les côtes de la
Nouvelle−Zélande, de la Tasmanie, etc., de formes de poissons toutes
septentrionales. Le docteur Hooker m'apprend que vingt−cinq espèces
d'algues, communes à la Nouvelle−Zélande et à l'Europe, ne se trouvent
pas dans les mers tropicales intermédiaires.
Les faits qui précèdent, c'est−à−dire la présence de formes tempérées dans
les régions élevées de toute l'Afrique équatoriale, de la péninsule indienne
jusqu'à Ceylan et l'archipel malais, et, d'une manière moins marquée, dans
les vastes régions de l'Amérique tropicale du Sud, nous autorisent à penser
qu'à une antique époque, probablement pendant la partie la plus froide de
la période glaciaire, les régions basses équatoriales de ces grands
continents ont été habitées par un nombre considérable de formes
tempérées. À cette époque, il est probable qu'au niveau de la mer le climat
était alors sous l'équateur ce qu'il est aujourd'hui sous la même latitude à 5
ou 6 000 pieds de hauteur, ou peut−être même encore un peu plus froid.
Pendant cette période très froide, les régions basses sous l'équateur ont dû
être couvertes d'une végétation mixte tropicale et tempérée, semblable à
celle qui, d'après le docteur Hooker, tapisse avec exubérance les croupes
inférieures de l'Himalaya à une hauteur de 4 à 5 000 pieds, mais peut−être
avec une prépondérance encore plus forte de formes tempérées. De même
encore M. Mann a trouvé que des formes européennes tempérées
commencent à apparaître à 5 000 pieds de hauteur environ, sur l'île
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 480
montagneuse de Fernando−Po, dans le golfe de Guinée. Sur les montagnes
de Panama, le docteur Seemann a trouvé, à 2 000 pieds seulement de
hauteur, une végétation semblable à celle de Mexico, et présentant un «
harmonieux mélange des formes de la zone torride avec celles des régions
tempérées ». Voyons maintenant si l'hypothèse de M. Croll sur une période
plus chaude dans l'hémisphère austral, pendant que l'hémisphère boréal
subissait le froid intense de l'époque glaciaire, jette quelque lumière sur
cette distribution, inexplicable en apparence, des divers organismes dans
les parties tempérées des deux hémisphères, et sur les montagnes des
régions tropicales. Mesurée en années, la période glaciaire doit avoir été
très longue, plus que suffisante, en un mot, pour expliquer toutes les
migrations, si l'on considère combien il a fallu peu de siècles pour que
certaines plantes et certains animaux naturalisés se répandent sur
d'immenses espaces. Nous savons que les formes arctiques ont envahi les
régions tempérées à mesure que l'intensité du froid augmentait, et, d'après
les faits que nous venons de citer, il faut admettre que quelques−unes des
formes tempérées les plus vigoureuses, les plus dominantes et les plus
répandues, ont dû alors pénétrer jusque dans les plaines équatoriales. Les
habitants de ces plaines équatoriales ont dû, en même temps, émigrer vers
les régions intertropicales de l'hémisphère sud, plus chaud à cette époque.
Sur le déclin de la période glaciaire, les deux hémisphères reprenant
graduellement leur température précédente, les formes tempérées
septentrionales occupant les plaines équatoriales ont dû être repoussées
vers le nord, ou détruites et remplacées par les formes équatoriales
revenant du sud. Il est cependant très probable que quelques−unes de ces
formes tempérées se sont retirées sur les parties les plus élevées de la
région ; or, si ces parties étaient assez élevées, elles y ont survécu et y sont
restées, comme les formes arctiques sur les montagnes de l'Europe. Dans le
cas même où le climat ne leur aurait pas parfaitement convenu, elles ont dû
pouvoir survivre, car le changement de température a dû être fort lent, et le
fait que les plantes transmettent à leurs descendants des aptitudes
constitutionnelles différentes pour résister à la chaleur et au froid, prouve
qu'elles possèdent incontestablement une certaine aptitude à
l'acclimatation.
Le cours régulier des phénomènes amenant une période glaciaire dans
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 481
l'hémisphère austral et une surabondance de chaleur dans l'hémisphère
boréal, les formes tempérées méridionales ont dû à leur tour envahir les
plaines équatoriales. Les formes septentrionales, autrefois restées sur les
montagnes, ont dû descendre alors et se mélanger avec les formes
méridionales. Ces dernières, au retour de la chaleur, ont dû se retirer vers
leur ancien habitat, en laissant quelques espèces sur les sommets, et en
emmenant avec elles vers le sud quelques−unes des formes tempérées du
nord qui étaient descendues de leurs positions élevées sur les montagnes.
Nous devons donc trouver quelques espèces identiques dans les zones
tempérées boréales et australes et sur les sommets des montagnes des
régions tropicales intermédiaires. Mais les espèces reléguées ainsi pendant
longtemps sur les montagnes, ou dans un autre hémisphère, ont dû être
obligées d'entrer en concurrence avec de nombreuses formes nouvelles et
se sont trouvées exposées à des conditions physiques un peu différentes ;
ces espèces, pour ces motifs, ont dû subir de grandes modifications, et
doivent actuellement exister sous forme de variétés ou d'espèces
représentatives ; or, c'est là ce qui se présente. Il faut aussi se rappeler
l'existence de périodes glaciaires antérieures dans les deux hémisphères,
fait qui nous explique, selon les mêmes principes, le nombre des espèces
distinctes qui habitent des régions analogues très éloignées les unes des
autres, espèces appartenant à des genres qui ne se rencontrent plus
maintenant dans les zones torrides intermédiaires.
Il est un fait remarquable sur lequel le docteur Hooker a beaucoup insisté à
l'égard de l'Amérique, et Alph. de Candolle à l'égard de l'Australie, c'est
qu'un bien plus grand nombre d'espèces identiques ou légèrement
modifiées ont émigré du nord au sud que du sud au nord. On rencontre
cependant quelques formes méridionales sur les montagnes de Bornéo et
d'Abyssinie. Je pense que cette migration plus considérable du nord au sud
est due à la plus grande étendue des terres dans l'hémisphère boréal et à la
plus grande quantité des formes qui les habitent ; ces formes, par
conséquent, ont dû se trouver, grâce à la sélection naturelle et à une
concurrence plus active, dans un état de perfection supérieur, qui leur aura
assuré la prépondérance sur les formes méridionales. Aussi, lorsque les
deux catégories de formes se sont mélangées dans les régions équatoriales,
pendant les alternances des périodes glaciaires, les formes septentrionales,
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 482
plus vigoureuses, se sont trouvées plus aptes à garder leur place sur les
montagnes, et ensuite à s'avancer vers le sud avec les formes méridionales,
tandis que celles−ci n'ont pas pu remonter vers le nord avec les formes
septentrionales. C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui de nombreuses
productions européennes envahir la Plata, la Nouvelle−Zélande, et, à un
moindre degré, l'Australie, et vaincre les formes indigènes ; tandis que fort
peu de formes méridionales se naturalisent dans l'hémisphère boréal, bien
qu'on ait abondamment importé en Europe, depuis deux ou trois siècles, de
la Plata, et, depuis ces quarante ou cinquante dernières années, d'Australie,
des peaux, de la laine et d'autres objets de nature à recéler des graines. Les
monts Nillgherries de l'Inde offrent cependant une exception partielle : car,
ainsi que me l'apprend le docteur Hooker, les formes australiennes s'y
naturalisent rapidement. Il n'est pas douteux qu'avant, la dernière période
glaciaire les montagnes intertropicales ont été peuplées par des formes
alpines endémiques ; mais celles−ci ont presque partout cédé la place aux
formes plus dominantes, engendrées dans les régions plus étendues et les
ateliers plus actifs du nord. Dans beaucoup d'îles, les productions indigènes
sont presque égalées ou même déjà dépassées par des formes étrangères
acclimatées ; circonstance qui est un premier pas fait vers leur extinction
complète. Les montagnes sont des îles sur la terre ferme, et leurs habitants
ont cédé la place à ceux provenant des régions plus vastes du nord, tout
comme les habitants des véritables îles ont partout disparu et disparaissent
encore devant les formes continentales acclimatées par l'homme.
Les mêmes principes s'appliquent à la distribution des animaux terrestres et
des formes marines, tant dans les zones tempérées de l'hémisphère boréal
et de l'hémisphère austral que sur les montagnes intertropicales. Lorsque,
pendant l'apogée de la période glaciaire, les courants océaniques étaient
fort différents de ce qu'ils sont aujourd'hui, quelques habitants des mers
tempérées ont pu atteindre l'équateur. Un petit nombre d'entre eux ont pu
peut−être s'avancer immédiatement plus au sud en se maintenant dans les
courants plus froids, pendant que d'autres sont restés stationnaires à des
profondeurs où la température était moins élevée et y ont survécu jusqu'à
ce qu'une période glaciaire, commençant dans l'hémisphère austral, leur ait
permis de continuer leur marche ultérieure vers le sud. Les choses se
seraient passées de la même manière que pour ces espaces isolés qui, selon
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 483
Forbes, existent de nos jours dans les parties les plus profondes de nos
mers tempérées, parties peuplées de productions arctiques.
Je suis loin de croire que les hypothèses qui précèdent lèvent toutes les
difficultés que présentent la distribution et les affinités des espèces
identiques et alliées qui vivent aujourd'hui à de si grandes distances dans
les deux hémisphères et quelquefois sur les chaînes de montagnes
intermédiaires. On ne saurait tracer les routes exactes des migrations, ni
dire pourquoi certaines espèces et non d'autres ont émigré ; pourquoi
certaines espèces se sont modifiées et ont produit des formes nouvelles,
tandis que d'autres sont restées intactes. Nous ne pouvons espérer
l'explication de faits de cette nature que lorsque nous saurons dire pourquoi
l'homme peut acclimater dans un pays étranger telle espèce et non pas telle
autre ; pourquoi telle espèce se répand deux ou trois fois plus loin, ou est
deux ou trois fois plus abondante que telle autre, bien que toutes deux
soient placées dans leurs conditions naturelles.
Il reste encore diverses difficultés spéciales à résoudre : la présence, par
exemple, d'après le docteur Hooker, des mêmes plantes sur des points aussi
prodigieusement éloignés que le sont la terre de Kerguelen, la
Nouvelle−Zélande et la Terre de Feu ; mais, comme le suggère Lyell, les
glaces flottantes peuvent avoir contribué à leur dispersion. L'existence, sur
ces mêmes points et sur plusieurs autres encore de l'hémisphère austral,
d'espèces qui, quoique distinctes, font partie de genres exclusivement
restreints à cet hémisphère, constitue un fait encore plus remarquable.
Quelques−unes de ces espèces sont si distinctes, que nous ne pouvons pas
supposer que le temps écoulé depuis le commencement, de la dernière
période glaciaire ait été suffisant pour leur migration et pour que les
modifications nécessaires aient pu s'effectuer. Ces faits me semblent
indiquer que des espèces distinctes appartenant aux mêmes genres ont
émigré d'un centre commun en suivant des lignes rayonnantes, et me
portent à croire que, dans l'hémisphère austral, de même que dans
l'hémisphère boréal, la période glaciaire a été précédée d'une époque plus
chaude, pendant laquelle les terres antarctiques, actuellement couvertes de
glaces, ont nourri une flore isolée et toute particulière. On peut supposer
qu'avant d'être exterminées pendant la dernière période glaciaire quelques
formes de cette flore ont été transportées dans de nombreuses directions
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 484
par des moyens accidentels, et, à l'aide d'îles intermédiaires, depuis
submergées, sur divers points de l'hémisphère austral.
C'est ainsi que les côtes méridionales de l'Amérique, de l'Australie et de la
Nouvelle−Zélande se trouveraient présenter en commun ces formes
particulières d'êtres organisés.
Sir C. Lyell a, dans des pages remarquables, discuté, dans un langage
presque identique au mien, les effets des grandes alternances du climat sur
la distribution géographique dans l'univers entier. Nous venons de voir que
la conclusion à laquelle est arrivé M. Croll, relativement à la succession de
périodes glaciaires dans un des hémisphères, coïncidant avec des périodes
de chaleur dans l'autre hémisphère, jointe à la lente modification des
espèces, explique la plupart des faits que présentent, dans leur distribution
sur tous les points du globe, les formes organisées identiques, et celles qui
sont étroitement alliées. Les ondes vivantes ont pendant certaines périodes,
coulé du nord au sud et réciproquement, et dans les deux cas, ont atteint
l'équateur ; mais le courant de la vie a toujours été beaucoup plus
considérable du nord au sud que dans le sens contraire, et c'est, par
conséquent, celui du nord qui a le plus largement inondé l'hémisphère
austral. De même que le flux dépose en lignes horizontales les débris qu'il
apporte sur les grèves, s'élevant plus haut sur les côtes où la marée est plus
forte, de même les ondes vivantes ont laissé sur les hauts sommets leurs
épaves vivantes, suivant une ligne s'élevant lentement depuis les basses
plaines arctiques jusqu'à une grande altitude sous l'équateur. On peut
comparer les êtres divers ainsi échoués à ces tribus de sauvages qui,
refoulées de toutes parts, survivent dans les parties retirées des montagnes
de tous les pays, et y perpétuent la trace et le souvenir, plein d'intérêt pour
nous, des anciens habitants des plaines environnantes.
De l'Origine des Espèces
PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NO... 485
CHAPITRE XIII − DISTRIBUTION
GÉOGRAPHIQUE (SUITE).
Distribution des productions d'eau douce. – Sur les productions des îles
océaniques. – Absence de batraciens et de mammifères terrestres. – Sur les
rapports entre les habitants des îles et ceux du continent le plus voisin. –
Sur la colonisation provenant de la source la plus rapprochée avec
modifications ultérieures. – Résumé de ce chapitre et du chapitre
précédent.
CHAPITRE XIII − DISTRIBUTION GÉOGRAPH... 486
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE.
Les rivières et les lacs étant séparés les uns des autres par des barrières
terrestres, on pourrait croire que les productions des eaux douces ne
doivent pas se répandre facilement dans une même région et qu'elles ne
peuvent jamais s'étendre jusque dans les pays éloignés, la mer constituant
une barrière encore plus infranchissable. Toutefois, c'est exactement le
contraire qui a lieu. Les espèces d'eau douce appartenant aux classes les
plus différentes ont non seulement une distribution étendue, mais des
espèces alliées prévalent d'une manière remarquable dans le monde entier.
Je me rappelle que, lorsque je recueillis, pour la première fois, les produits
des eaux douces du Brésil, je fus frappé de la ressemblance des insectes,
des coquillages, etc., que j'y trouvais, avec ceux de l'Angleterre, tandis que
les production terrestres en différaient complètement.
Je crois que, dans la plupart des cas, on peut expliquer cette aptitude
inattendue qu'ont les productions d'eau douce à s'étendre beaucoup, par le
fait qu'elles se sont adaptées, à leur plus grand avantage, à de courtes et
fréquentes migrations d'étang à étang, ou de cours d'eau à cours d'eau, dans
les limites de leur propre région ; circonstance dont la conséquence
nécessaire a été une grande facilité à la dispersion lointaine. Nous ne
pouvons étudier ici que quelques exemples. Les plus difficiles s'observent
sans contredit chez les poissons. On croyait autrefois que les mêmes
espèces d'eau douce n'existent jamais sur deux continents éloignés l'un de
l'autre. Mais le docteur Günther a récemment démontré que le Galaxias
attenuatus habite la Tasmanie, la Nouvelle−Zélande, les îles Falkland et le
continent de l'Amérique du Sud. Il y a là un cas extraordinaire qui indique
probablement une dispersion émanant d'un centre antarctique pendant une
période chaude antérieure. Toutefois, le cas devient un peu moins étonnant
lorsque l'on sait que les espèces de ce genre ont la faculté de franchir, par
des moyens inconnus, des espaces considérables en plein océan ; ainsi, une
espèce est devenue commune à la Nouvelle−Zélande et aux Iles Auckland,
bien que ces deux régions soient séparées par une distance d'environ 380
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. 487
kilomètres. Sur un même continent les poissons d'eau douce s'étendent
souvent beaucoup et presque capricieusement ; car deux systèmes de
rivières possèdent parfois quelques espèces en commun, et quelques autres
des espèces très différentes. Il est probable que les productions d'eau douce
sont quelquefois transportées par ce que l'on pourrait appeler des moyens
accidentels. Ainsi, les tourbillons entraînent assez fréquemment des
poissons vivants à des distances considérables ; on sait, en outre, que les
œufs, même retirés de l'eau, conservent pendant longtemps une
remarquable vitalité. Mais je serais disposé à attribuer principalement la
dispersion des poissons d'eau douce à des changements dans le niveau du
sol, survenus à une époque récente, et qui ont pu faire écouler certaines
rivières les unes dans les autres. On pourrait citer des exemples de ce
mélange des eaux de plusieurs systèmes de rivières par suite d'inondations,
sans qu'il y ait eu changement de niveau. La grande différence entre les
poissons qui vivent sur les deux versants opposés de la plupart des chaînes
de montagnes continues, dont la présence a, dès une époque très reculée,
empêché tout mélange entre les divers systèmes de rivières, paraît motiver
la même conclusion. Quelques poissons d'eau douce appartiennent à des
formes très anciennes, on conçoit donc qu'il y ait eu un temps bien
suffisant pour permettre d'amples changements géographiques et par
conséquent de grandes migrations. En outre, plusieurs considérations ont
conduit le docteur Günther à penser que, chez les poissons, les mêmes
formes persistent très longtemps. On peut avec des soins, habituer
lentement les poissons de mer à vivre dans l'eau douce ; et, d'après
Valenciennes, il n'y a presque pas un seul groupe dont tous les membres
soient exclusivement limités à l'eau douce, de sorte qu'une espèce marine
d'un groupe d'eau douce, après avoir longtemps voyagé le long des côtes,
pourrait s'adapter, sans beaucoup de difficulté, aux eaux douces d'un pays
éloigné.
Quelques espèces de coquillages d'eau douce ont une très vaste
distribution, et certaines espèces alliées, qui, d'après ma théorie,
descendent d'un ancêtre commun, et doivent provenir d'une source unique,
prévalent dans le monde entier. Leur distribution m'a d'abord très
embarrassé, car leurs œufs ne sont point susceptibles d'être transportés par
les oiseaux, et sont, comme les adultes, tués immédiatement par l'eau de
De l'Origine des Espèces
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. 488
mer. Je ne pouvais pas même comprendre comment quelques espèces
acclimatées avaient pu se répandre aussi promptement dans une même
localité, lorsque j'observai deux faits qui, entre autres, jettent quelque
lumière sur le sujet. Lorsqu'un canard, après avoir plongé, émerge
brusquement d'un étang couvert de lentilles aquatiques, j'ai vu deux fois
ces plantes adhérer sur le dos de l'oiseau, et il m'est souvent arrivé, en
transportant quelques lentilles d'un aquarium dans un autre, d'introduire,
sans le vouloir, dans ce dernier des coquillages provenant du premier. Il est
encore une autre intervention qui est peut−être plus efficace ; ayant
suspendu une patte de canard dans un aquarium où un grand nombre
d'œufs de coquillages d'eau douce étaient en train d'éclore, je la trouvai
couverte d'une multitude de petits coquillages tout fraîchement éclos, et
qui y étaient cramponnés avec assez de force pour ne pas se détacher
lorsque je secouais la patte sortie de l'eau ; toutefois, à un âge plus avancé,
ils se laissent tomber d'eux−mêmes. Ces coquillages tout récemment sortis
de l'œuf, quoique de nature aquatique, survécurent de douze à vingt heures
sur la patte du canard, dans un air humide ; temps pendant lequel un héron
ou un canard peut franchir au vol un espace de 900 à 1100 kilomètres ; or,
s'il était entraîné par le vent vers une île océanique ou vers un point
quelconque de la terre ferme, l'animal s'abattrait certainement sur un étang
ou sur un ruisseau. Sir C. Lyell m'apprend qu'on a capturé un Dytiscus
emportant un Ancylus (coquille d'eau douce analogue aux patelles) qui
adhérait fortement à son corps ; un coléoptère aquatique de la même
famille, un Colymbetes, tomba à bord du Beagle, alors à 72 kilomètres
environ de la terre la plus voisine ; on ne saurait dire jusqu'où il eût pu être
emporté s'il avait été poussé par un vent favorable.
On sait depuis longtemps combien est immense la dispersion d'un grand
nombre de plantes d'eau douce et même de plantes des marais, tant sur les
continents que sur les îles océaniques les plus éloignées. C'est, selon la
remarque d'Alph. de Candolle, ce que prouvent d'une manière frappante
certains groupes considérables de plantes terrestres, qui n'ont que quelques
représentants aquatiques ; ces derniers, en effet, semblent immédiatement
acquérir une très grande extension comme par une conséquence nécessaire
de leurs habitudes. Je crois que ce fait s'explique par des moyens plus
favorables de dispersion. J'ai déjà dit que, parfois, quoique rarement, une
De l'Origine des Espèces
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. 489
certaine quantité de terre adhère aux pattes et au bec des oiseaux. Les
échassiers qui fréquentent les bords vaseux des étangs, venant soudain à
être mis en fuite, sont les plus sujets à avoir les pattes couvertes de boue.
Or, les oiseaux de cet ordre sont généralement grands voyageurs et se
rencontrent parfois jusque dans les îles les plus éloignées et les plus
stériles, situées en plein océan. Il est peu probable qu'ils s'abattent à la
surface de la mer, de sorte que la boue adhérente à leurs pattes ne risque
pas d'être enlevée, et ils ne sauraient manquer, en prenant terre, de voler
vers les points où ils trouvent les eaux douces qu'ils fréquentent
ordinairement. Je ne crois pas que les botanistes se doutent de la quantité
de graines dont la vase des étangs est chargée ; voici un des faits les plus
frappants que j'aie observés dans les diverses expériences que j'ai
entreprises à ce sujet. Je pris, au mois de février, sur trois points différents
sous l'eau, près du bord d'un petit étang, trois cuillerées de vase qui,
desséchée, pesait seulement 193 grammes. Je conservai cette vase pendant
six mois dans mon laboratoire, arrachant et notant chaque plante à mesure
qu'elle poussait ; j'en comptai en tout 537 appartenant à de nombreuses
espèces, et cependant la vase humide tenait tout entière dans une tasse à
café. Ces faits prouvent, je crois, qu'il faudrait plutôt s'étonner si les
oiseaux aquatiques ne transportaient jamais les graines des plantes d'eau
douce dans des étangs et dans des ruisseaux situés à de très grandes
distances. La même intervention peut agir aussi efficacement à l'égard des
œufs de quelques petits animaux d'eau douce.
Il est d'autres actions inconnues qui peuvent avoir aussi contribué à cette
dispersion. J'ai constaté que les poissons d'eau douce absorbent certaines
graines, bien qu'ils en rejettent beaucoup d'autres après les avoir avalées ;
les petits poissons eux−mêmes avalent des graines ayant une certaine
grosseur, telles que celles du nénuphar jaune et du potamogéton. Les
hérons et d'autres oiseaux ont, siècle après siècle, dévoré quotidiennement
des poissons ; ils prennent ensuite leur vol et vont s'abattre sur d'autres
ruisseaux, ou sont entraînés à travers les mers par les ouragans ; nous
avons vu que les graines conservent la faculté de germer pendant un
nombre considérable d'heures, lorsqu'elles sont rejetées avec les
excréments ou dégorgées en boulettes. Lorsque je vis la grosseur des
graines d'une magnifique plante aquatique, le Nelumbium, et que je me
De l'Origine des Espèces
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. 490
rappelai les remarques d'Alph. de Candolle sur cette plante, sa distribution
me parut un fait entièrement inexplicable ; mais Audubon constate qu'il a
trouvé dans l'estomac d'un héron des graines du grand nénuphar
méridional, probablement, d'après le docteur Hooker, le Nelumbium
luteum. Or, je crois qu'on peut admettre par analogie qu'un héron volant
d'étang en étang, et faisant en route un copieux repas de poissons, dégorge
ensuite une pelote contenant des graines encore en état de germer.
Outre ces divers moyens de distribution, il ne faut pas oublier que
lorsqu'un étang ou un ruisseau se forme pour la première fois, sur un îlot
en voie de soulèvement par exemple, cette station aquatique est
inoccupée ; en conséquence, un seul œuf ou une seule graine a toutes
chances de se développer. Bien qu'il doive toujours y avoir lutte pour
l'existence entre les individus des diverses espèces, si peu nombreuses
qu'elles soient, qui occupent un même étang, cependant comme leur
nombre, même dans un étang bien peuplé, est faible comparativement au
nombre des espèces habitant une égale étendue de terrain, la concurrence
est probablement moins rigoureuse entre les espèces aquatiques qu'entre
les espèces terrestres.
En conséquence un immigrant, venu des eaux d'une contrée étrangère, a
plus de chances de s'emparer d'une place nouvelle que s'il s'agissait d'une
forme terrestre. Il faut encore se rappeler que bien des productions d'eau
douce sont peu élevées dans l'échelle de l'organisation, et nous avons des
raisons pour croire que les êtres inférieurs se modifient moins
promptement que les êtres supérieurs, ce qui assure un temps plus long que
la moyenne ordinaire aux migrations des espèces aquatiques. N'oublions
pas non plus qu'un grand nombre d'espèces d'eau douce ont probablement
été autrefois disséminées, autant que ces productions peuvent l'être, sur
d'immenses étendues, puisqu'elles se sont éteintes ultérieurement dans les
régions intermédiaires. Mais la grande distribution des plantes et des
animaux inférieurs d'eau douce, qu'ils aient conservé des formes identiques
ou qu'ils se soient modifiés clans une certaine mesure, semble dépendre
essentiellement de la dissémination de leurs graines et de leurs œufs par
des animaux et surtout par les oiseaux aquatiques, qui possèdent une
grande puissance de vol, et qui voyagent naturellement d'un système de
cours d'eau à un autre.
De l'Origine des Espèces
PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. 491
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES.
Nous arrivons maintenant à la dernière des trois classes de faits que j'ai
choisis comme présentant les plus grandes difficultés, relativement à la
distribution, dans l'hypothèse que non seulement tous les individus de la
même espèce ont émigré d'un point unique, mais encore que toutes les
espèces alliées, bien qu'habitant aujourd'hui les localités les plus éloignées,
proviennent d'une unique station – berceau de leur premier ancêtre. J'ai
déjà indiqué les raisons qui me font repousser l'hypothèse de l'extension
des continents pendant la période des espaces actuelles, ou, tout au moins,
une extension telle que les nombreuses îles des divers océans auraient reçu
leurs habitants terrestres par suite de leur union avec un continent. Cette
hypothèse lève bien des difficultés, mais elle n'explique aucun des faits
relatifs aux productions insulaires. Je ne m'en tiendrai pas, dans les
remarques qui vont suivre, à la seule question de la dispersion, mais
j'examinerai certains autres faits, qui ont quelque portée sur la théorie des
créations indépendantes ou sur celle de la descendance avec modifications.
Les espèces de toutes sortes qui peuplent les îles océaniques sont en petit
nombre, si on les compare à celles habitant des espaces continentaux
d'égale étendue ; Alph. de Candolle admet ce fait pour les plantes, et
Wollaston pour les insectes. La Nouvelle−Zélande, par exemple, avec ses
montagnes élevées et ses stations variées, qui couvre plus de 1250
kilomètres en latitude, jointe aux îles voisines d'Auckland, de Campbell et
de Chatham, ne renferme en tout que 960 espèces de plantes à fleurs. Si
nous comparons ce chiffre modeste à celui des espèces qui fourmillent sur
des superficies égales dans le sud−ouest de l'Australie ou au cap de
Bonne−Espérance, nous devons reconnaître qu'une aussi grande différence
en nombre doit provenir de quelque cause tout à fait indépendante d'une
simple différence dans les conditions physiques. Le comté de Cambridge,
pourtant si uniforme, possède 847 espèces de plantes, et la petite île
d'Anglesea, 764 ; il est vrai que quelques fougères et, une petite quantité de
plantes introduites par l'homme sont comprises dans ces chiffres, et que,
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES. 492
sous plusieurs rapports, la comparaison n'est pas très juste. Nous avons la
preuve que l'île de l'Ascension, si stérile, ne possédait pas primitivement
plus d'une demi−douzaine d'espèces de plantes à fleurs ; cependant, il en
est un grand nombre qui s'y sont acclimatées, comme à la
Nouvelle−Zélande, ainsi que dans toutes les îles océaniques connues. À
Sainte−Hélène, il y a toute raison de croire que les plantes et les animaux
acclimatés ont exterminé, ou à peu près, un grand nombre de productions
indigènes. Quiconque admet la doctrine des créations séparées pour chaque
espèce devra donc admettre aussi que le nombre suffisant des plantes et
des animaux les mieux adaptés n'a pas été créé pour les îles océaniques,
puisque l'homme les a involontairement peuplées plus parfaitement et plus
richement que ne l'a fait la nature.
Bien que, dans les îles océaniques, les espèces soient peu nombreuses, la
proportion des espèces endémiques, c'est−à−dire qui ne se trouvent nulle
part ailleurs sur le globe, y est souvent très grande. On peut établir la vérité
de cette assertion en comparant, par exemple, le rapport entre la superficie
des terrains et le nombre des coquillages terrestres spéciaux à l'île de
Madère, ou le nombre des oiseaux endémiques de l'archipel des Galapagos
avec le nombre de ceux habitant un continent quelconque. Du reste, ce fait
pouvait être théoriquement prévu car, comme nous l'avons déjà expliqué,
des espèces arrivant de loin en loin dans un district isolé et nouveau, et
ayant à entrer en lutte avec de nouveaux concurrents, doivent être,
éminemment sujettes à se modifier et doivent souvent produire des groupes
de descendants modifiés. Mais de ce que, dans une île, presque toutes les
espèces d'une classe sont particulières à cette station, il n'en résulte pas
nécessairement que celles d'une autre classe ou d'une autre section de la
même classe doivent l'être aussi ; cette différence semble provenir en
partie de ce que les espèces non modifiées ont émigré en troupe, de sorte
que leurs rapports réciproques n'ont subi que peu de perturbation, et, en
partie, de l'arrivée fréquente d'immigrants non modifiés, venant de la
même patrie, avec lesquels les formes insulaires se sont croisées.
Il ne faut pas oublier que les descendants de semblables croisements
doivent presque certainement gagner en vigueur ; de telle sorte qu'un
croisement accidentel suffirait pour produire des effets plus considérables
qu'on ne pourrait s'y attendre. Voici quelques exemples à l'appui des
De l'Origine des Espèces
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES. 493
remarques qui précèdent. Dans les îles Galapagos, on trouve vingt−six
espèces d'oiseaux terrestres, dont vingt et une, ou peut−être même
vingt−trois, sont particulières à ces îles, tandis que, sur onze espèces
marines, deux seulement sont propres à l'archipel ; il est évident, en effet,
que les oiseaux marins peuvent arriver dans ces îles beaucoup plus
facilement et beaucoup plus souvent que les oiseaux terrestres. Les
Bermudes, au contraire, qui sont situées à peu près à la même distance de
l'Amérique du Nord que les îles Galapagos de l'Amérique du Sud, et qui
ont un sol tout particulier, ne possèdent pas un seul oiseau terrestre
endémique ; mais nous savons, par la belle description des Bermudes que
nous devons à M. J −M. Jones, qu'un très grand nombre d'oiseaux de
l'Amérique du Nord visitent fréquemment cette île. M. E.−V. Harcourt
m'apprend que, presque tous les ans, les vents emportent jusqu'à Madère
beaucoup d'oiseaux d'Europe et d'Afrique. Cette île est habitée par
quatre−vingt−dix−neuf espèces d'oiseaux, dont une seule lui est propre,
bien que très étroitement alliée à une espèce européenne ; trois ou quatre
autres espèces sont confinées à Madère et aux Canaries. Les Bermudes et
Madère ont donc été peuplées, par les continents voisins, d'oiseaux qui,
pendant de longs siècles, avaient déjà lutté les uns avec les autres dans
leurs patries respectives, et qui s'étaient mutuellement adaptés les uns aux
autres. Une fois établie dans sa nouvelle station, chaque espèce a dû être
maintenue par les autres dans ses propres limites et dans ses anciennes
habitudes, sans présenter beaucoup de tendance à des modifications, que le
croisement avec les formes non modifiées, venant de temps à autre de la
mère patrie, devait contribuer d'ailleurs à réprimer. Madère est, en outre,
habitée par un nombre considérable de coquillages terrestres qui lui sont
propres, tandis que pas une seule espèce de coquillages marins n'est
particulière à ses côtes ; or, bien que nous ne connaissions pas le mode de
dispersion des coquillages marins, il est cependant facile de comprendre
que leurs œufs ou leurs larves adhérant peut−être à des plantes marines ou
à des bois flottants ou bien aux pattes des échassiers, pourraient être
transportés bien plus facilement que des coquillages terrestres, à travers
400 ou 500 kilomètres de pleine mer. Les divers ordres d'insectes habitant
Madère présentent des cas presque analogues.
Les îles océaniques sont quelquefois dépourvues de certaines classes
De l'Origine des Espèces
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES. 494
entières d'animaux dont la place est occupée par d'autres classes ; ainsi, des
reptiles dans les îles Galapagos, et des oiseaux aptères gigantesques à la
Nouvelle−Zélande, prennent la place des mammifères. Il est peut−être
douteux qu'on doive considérer la Nouvelle−Zélande comme une île
océanique, car elle est très grande et n'est séparée de l'Australie que par
une mer peu profonde ; le révérend W.−B. Clarke, se fondant sur les
caractères géologiques de cette île et sur la direction des chaînes de
montagnes, a récemment soutenu l'opinion qu'elle devait, ainsi que la
Nouvelle−Calédonie, être considérée comme une dépendance de
l'Australie. Quant aux plantes, le docteur Hooker a démontré que, dans les
îles Galapagos, les nombres proportionnels des divers ordres sont très
différents de ce qu'ils sont ailleurs. On explique généralement toutes ces
différences en nombre, et l'absence de groupes entiers de plantes et
d'animaux sur les îles, par des différences supposées dans les conditions
physiques ; mais l'explication me paraît peu satisfaisante, et je crois que les
facilités d'immigration ont dû jouer un rôle au moins aussi important que la
nature des conditions physiques.
On pourrait signaler bien des faits remarquables relatifs aux habitants des
îles océaniques. Par exemple, dans quelques îles où il n'y a pas un seul
mammifère, certaines plantes indigènes ont de magnifiques graines à
crochets ; or, il y a peu de rapports plus évidents que l'adaptation des
graines à crochets avec un transport opéré au moyen de la laine ou de la
fourrure des quadrupèdes. Mais une graine armée de crochets peut être
portée dans une autre île par d'autres moyens, et la plante, en se modifiant,
devient une espèce endémique conservant ses crochets, qui ne constituent
pas un appendice plus inutile que ne le sont les ailes rabougries qui, chez
beaucoup de coléoptères insulaires, se cachent sous leurs élytres soudées.
On trouve souvent encore dans les îles, des arbres ou des arbrisseaux
appartenant à des ordres qui, ailleurs, ne contiennent que des plantes
herbacées ; or, les arbres, ainsi que l'a démontré A. de Candolle, ont
généralement, quelles qu'en puissent être les causes, une distribution
limitée. Il en résulte que les arbres ne pourraient guère atteindre les îles
océaniques éloignées. Une plante herbacée qui, sur un continent, n'aurait
que peu de chances de pouvoir soutenir la concurrence avec les grands
arbres bien développés qui occupent le terrain, pourrait, transplantée dans
De l'Origine des Espèces
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES. 495
une île, l'emporter sur les autres plantes herbacées en devenant toujours
plus grande et en les dépassant. La sélection naturelle, dans ce cas, tendrait
à augmenter la stature de la plante, à quelque ordre qu'elle appartienne, et
par conséquent à la convertir en un arbuste d'abord et en un arbre ensuite.
De l'Origine des Espèces
LES HABITANTS DES ÎLES OCÉANIQUES. 496
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE
MAMMIFÈRES TERRESTRES DANS LES
ÎLES OCÉANIQUES.
Quant à l'absence d'ordres entiers d'animaux dans les îles océaniques, Bory
Saint−Vincent a fait remarquer, il y a longtemps déjà, qu'on ne trouve
jamais de batraciens (grenouilles, crapauds, salamandres) dans les
nombreuses îles dont les grands océans sont parsemés. Les recherches que
j'ai faites pour vérifier cette assertion en ont confirmé l'exactitude, si l'on
excepte la Nouvelle−Zélande, la Nouvelle−Calédonie, les îles Andaman et
peut−être les îles Salomon et les îles Seychelles. Mais, j'ai déjà fait
remarquer combien il est douteux qu'on puisse compter la
Nouvelle−Zélande et la Nouvelle−Calédonie au nombre des îles
océaniques et les doutes sont encore plus grands quand il s'agit des îles
Andaman, des îles Salomon et des Seychelles. Ce n'est pas aux conditions
physiques qu'on peut attribuer cette absence générale de batraciens dans un
si grand nombre d'îles océaniques, car elles paraissent particulièrement
propres à l'existence de ces animaux, et, la preuve, c'est que des grenouilles
introduites à Madère, aux Açores et à l'île Maurice s'y sont multipliées au
point de devenir un fléau. Mais, comme ces animaux ainsi que leur frai
sont immédiatement tués par le contact de l'eau de mer, à l'exception
toutefois d'une espèce indienne, leur transport par cette voie serait très
difficile, et, en conséquence, nous pouvons comprendre pourquoi ils
n'existent sur aucune île océanique. Il serait, par contre, bien difficile
d'expliquer pourquoi, dans la théorie des créations indépendantes, il n'en
aurait pas été créé dans ces localités. Les mammifères offrent un autre cas
analogue. Après avoir compulsé avec soin les récits des plus anciens
voyageurs, je n'ai pas trouvé un seul témoignage certain de l'existence d'un
mammifère terrestre, à l'exception des animaux domestiques que
possédaient les indigènes, habitant une île éloignée de plus de 500
kilomètres d'un continent ou d'une grande île continentale, et bon nombre
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFÈRE... 497
d'îles plus rapprochées de la terre ferme en sont égaiement dépourvues. Les
îles Falkland, qu'habite un renard ressemblant au loup, semblent faire
exception à cette règle ; mais ce groupe ne peut pas être considéré comme
océanique, car il repose sur un banc qui se rattache à la terre ferme,
distante de 450 kilomètres seulement ; de plus, comme les glaces flottantes
ont autrefois charrié des blocs erratiques sur sa côte occidentale, il se peut
que des renards aient été transportés de la même manière, comme cela a
encore lieu actuellement dans les régions arctiques. On ne saurait soutenir,
cependant, que les petites îles ne sont pas propres à l'existence au moins
des petits mammifères, car on en rencontre sur diverses parties du globe
dans de très petites îles, lorsqu'elles se trouvent, dans le voisinage d'un
continent. On ne saurait, d'ailleurs, citer une seule île dans laquelle nos
petits mammifères ne se soient naturalisés et abondamment multipliés. On
ne saurait alléguer non plus, d'après la théorie des créations indépendantes,
que le temps n'a pas été suffisant pour la création des mammifères ; car un
grand nombre d'îles volcaniques sont d'une antiquité très reculée, comme
le prouvent les immenses dégradations qu'elles ont subies et les gisements
tertiaires qu'on y rencontre ; d'ailleurs, le temps a été suffisant pour la
production d'espèces endémiques appartenant à d'autres classes ; or on sait
que, sur les continents, les mammifères apparaissent et disparaissent plus
rapidement que les animaux inférieurs. Si les mammifères terrestres font
défaut aux îles océaniques presque toutes ont des mammifères aériens. La
Nouvelle−Zélande possède deux chauves−souris qu'on ne rencontre nulle
part ailleurs dans le monde ; l'île Norfolk, l'archipel Fidji, les îles Bonin,
les archipels des Carolines et des îles Mariannes, et l'île Maurice,
possèdent tous leurs chauves−souris particulières. Pourquoi la force
créatrice n'a−t−elle donc produit que des chauves−souris, à l'exclusion de
tous les autres mammifères, dans les îles écartées ? D'après ma théorie, il
est facile de répondre à cette question ; aucun mammifère terrestre, en
effet, ne peut être transporté à travers un large bras de mer, mais les
chauves−souris peuvent franchir la distance au vol. On a vu des
chauves−souris errer de jour sur l'océan Atlantique à de grandes distances
de la terre, et deux espèces de l'Amérique du Nord visitent régulièrement,
ou accidentellement les Bermudes, à 1000 kilomètres de la terre ferme. M.
Tomes, qui a étudié spécialement cette famille, m'apprend que plusieurs
De l'Origine des Espèces
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFÈRE... 498
espèces ont une distribution considérable, et se rencontrent sur les
continents et dans des îles très éloignées. Il suffit donc de supposer que des
espèces errantes se sont modifiées dans leurs nouvelles stations pour se
mettre en rapport avec les nouveaux milieux dans lesquels elles se
trouvent, et nous pouvons alors comprendre pourquoi il peut y avoir, dans
les îles océaniques, des chauves−souris endémiques, en l'absence de tout
autre mammifère terrestre.
Il y a encore d'autres rapports intéressants à constater entre la profondeur
des bras de mer qui séparent les îles, soit les unes des autres, soit des
continents les plus voisins, et le degré d'affinité des mammifères qui les
habitent. M. Windsor Earl a fait sur ce point quelques observations
remarquables, observations considérablement développées depuis par les
belles recherches de M. Wallace sur le grand archipel malais, lequel est
traversé, près des Célèbes, par un bras de mer profond, qui marque une
séparation complète entre deux faunes très distinctes de mammifères. De
chaque côté de ce bras de mer, les îles reposent sur un banc sous−marin
ayant une profondeur moyenne, et sont peuplées de mammifères identiques
ou très étroitement alliés. Je n'ai pas encore eu le temps d'étudier ce sujet
pour toutes les parties du globe, mais jusqu'à présent j'ai trouvé que le
rapport est assez général. Ainsi, les mammifères sont les mêmes en
Angleterre que dans le reste de l'Europe, dont elle n'est séparée que par un
détroit peu profond ; il en est de même pour toutes les îles situées près des
côtes de l'Australie. D'autre part, les îles formant les Indes occidentales
sont situées sur un banc submergé à une profondeur d'environ 1 000
brasses ; nous y trouvons les formes américaines, mais les espèces et
même les genres sont tout à fait distincts. Or, comme la somme des
modifications que les animaux de tous genres peuvent éprouver dépend
surtout du laps de temps écoulé, et que les îles séparées du continent ou
des îles voisines par des eaux peu profondes ont dû probablement former
une région continue à une époque plus récente que celles qui sont séparées
par des détroits d'une grande profondeur, il est facile de comprendre qu'il
doive exister un rapport entre la profondeur de la mer séparant deux faunes
de mammifères, et le degré de leurs affinités ; – rapport qui, dans la théorie
des créations indépendantes, demeure inexplicable.
Les faits qui précèdent relativement aux habitants des îles océaniques,
De l'Origine des Espèces
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFÈRE... 499
c'est−à−dire : le petit nombre des espèces, joint à la forte proportion des
formes endémiques, – les modifications qu'ont subies les membres de
certains groupes, sans que d'autres groupes appartenant à la même classe
aient été modifiés, – l'absence d'ordres entiers tels que les batraciens et les
mammifères terrestres, malgré la présence de chauves−souris aériennes, –
les proportions singulières de certains ordres de plantes, – le
développement des formes herbacées en arbres, etc., – me paraissent
s'accorder beaucoup mieux avec l'opinion que les moyens occasionnels de
transport ont une efficacité suffisante pour peupler les îles, à condition
qu'ils se continuent pendant de longues périodes, plutôt qu'avec la
supposition que toutes les îles océaniques ont été autrefois rattachées au
continent le plus rapproché. Dans cette dernière hypothèse, en effet, il est
probable que les diverses classes auraient immigré d'une manière plus
uniforme, et qu'alors, les relations mutuelles des espèces introduites en
grandes quantités étant peu troublées, elles ne se seraient pas modifiées ou
l'auraient fait d'une manière plus égale.
Je ne prétends pas dire qu'il ne reste pas encore beaucoup de sérieuses
difficultés pour expliquer comment la plupart des habitants des îles les plus
éloignées ont atteint leur patrie actuelle, comment il se fait qu'ils aient
conservé leurs formes spécifiques ou qu'ils se soient ultérieurement
modifiés. Il faut tenir compte ici de la probabilité de l'existence d'îles
intermédiaires, qui ont pu servir de point de relâche, mais qui, depuis, ont
disparu. Je me contenterai de citer un des cas les plus difficiles. Presque
toutes les îles océaniques, même les plus petites et les plus écartées, sont
habitées par des coquillages terrestres appartenant généralement à des
espèces endémiques, mais quelquefois aussi par des espèces qui se
trouvent ailleurs – fait dont le docteur A. −A. Gould a observé des
exemples frappants dans le Pacifique. Or, on sait que les coquillages
terrestres sont facilement tués par l'eau de mer ; leurs œufs, tout au moins
ceux que j'ai pu soumettre à l'expérience, tombent au fond et périssent. Il
faut cependant qu'il y ait eu quelque moyen de transport inconnu, mais
efficace. Serait−ce peut−être par l'adhérence des jeunes nouvellement éclos
aux pattes des oiseaux ? J'ai pensé que les coquillages terrestres, pendant la
saison d'hibernation et alors que l'ouverture de leur coquille est fermée par
un diaphragme membraneux, pourraient peut−être se conserver dans les
De l'Origine des Espèces
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFÈRE... 500
fentes de bois flottant et traverser ainsi des bras de mer assez larges. J'ai
constaté que plusieurs espèces peuvent, dans cet état, résister à l'immersion
dans l'eau de mer pendant sept jours. Une Helix pomatia, après avoir subi
ce traitement, fut remise, lorsqu'elle hiverna de nouveau, pendant vingt
jours dans l'eau de mer, et résista parfaitement. Pendant ce laps de temps,
elle eût pu être transportée par un courant marin ayant une vitesse
moyenne à une distance de 660 milles géographiques. Comme cette helix a
un diaphragme calcaire très épais, je l'enlevai, et lorsqu'il fut remplacé par
un nouveau diaphragme membraneux, je la replaçai dans l'eau de mer
pendant quatorze jours, au bout desquels l'animal, parfaitement intact,
s'échappa. Des expériences semblables ont été dernièrement entreprises par
le baron Aucapitaine ; il mit, dans une boîte percée de trous, cent
coquillages terrestres, appartenant à dix espèces, et plongea le tout dans la
mer pendant quinze jours. Sur les cent coquillages, vingt−sept se
rétablirent. La présence du diaphragme paraît avoir une grande importance,
car, sur douze spécimens de Cyclostoma elegans qui en étaient pourvus,
onze ont survécu. Il est remarquable, vu la façon dont l'Helix pomatia avait
résisté dans mes essais à l'action de l'eau salée, que pas un des
cinquante−quatre spécimens d'helix appartenant à quatre espèces, qui
servirent aux expériences du baron Aucapitaine, n'ait survécu. Il est
toutefois peu probable que les coquillages terrestres aient été souvent
transportés ainsi ; le mode de transport par les pattes des oiseaux est le plus
vraisemblable.
De l'Origine des Espèces
ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFÈRE... 501
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES
HABITANTS DES ÎLES ET CEUX DU
CONTINENT LE PLUS RAPPROCHÉ.
Le fait le plus important pour nous est l'affinité entre les espèces qui
habitent les îles et celles qui habitent le continent le plus voisin, sans que
ces espèces soient cependant identiques. On pourrait citer de nombreux
exemples de ce fait. L'archipel Galapagos est situé sous l'équateur, à 800
ou 900 kilomètres des côtes de l'Amérique du Sud. Tous les produits
terrestres et aquatiques de cet archipel portent l'incontestable cachet du
type continental américain. Sur vingt−six oiseaux terrestres, vingt et un, ou
peut−être même vingt−trois, sont considérés comme des espèces si
distinctes, qu'on les suppose créées dans le lieu même ; pourtant rien n'est
plus manifeste que l'affinité étroite qu'ils présentent avec les oiseaux
américains par tous leurs caractères, par leurs mœurs, leurs gestes et les
intonations de leur voix. Il en est de même pour les autres animaux et pour
la majorité des plantes, comme le prouve le docteur Hooker dans son
admirable ouvrage sur la flore de cet archipel. En contemplant les habitants
de ces îles volcaniques isolées dans le Pacifique, distantes du continent de
plusieurs centaines de kilomètres, le naturaliste sent cependant qu'il est
encore sur une terre américaine. Pourquoi en est−il ainsi ? pourquoi ces
espèces, qu'on suppose avoir été créées dans l'archipel Galapagos, et nulle
part ailleurs, portent−elles si évidemment cette empreinte d'affinité avec
les espèces créées en Amérique ? Il n'y a rien, dans les conditions
d'existence, dans la nature géologique de ces îles, dans leur altitude ou leur
climat, ni dans les proportions suivant lesquelles les diverses classes y sont
associées, qui ressemble aux conditions de la côte américaine ; en fait, il y
a même une assez grande dissemblance sous tous les rapports. D'autre part,
il y a dans la nature volcanique du sol, dans le climat, l'altitude et la
superficie de ces îles, une grande analogie entre elles et les îles de
l'archipel du Cap−Vert ; mais quelle différence complète et absolue au
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 502
point de vue des habitants ! La population de ces dernières a les mêmes
rapports avec les habitants de l'Afrique que les habitants des Galapagos
avec les formes américaines. La théorie des créations indépendantes ne
peut fournir aucune explication de faits de cette nature. Il est évident, au
contraire, d'après la théorie que nous soutenons, que les îles Galapagos,
soit par suite d'une ancienne continuité avec la terre ferme (bien que je ne
partage pas cette opinion), soit par des moyens de transport éventuels, ont
dû recevoir leurs habitants d'Amérique, de même que les îles du Cap−Vert
ont reçu les leurs de l'Afrique ; les uns et les autres ont dû subir des
modifications, mais ils trahissent toujours leur lieu d'origine en vertu du
principe d'hérédité.
On pourrait citer bien des faits analogues ; c'est, en effet, une loi presque
universelle que les productions indigènes d'une île soient en rapport de
parenté étroite avec celles des continents ou des îles les plus rapprochées.
Les exceptions sont rares et s'expliquent pour la plupart. Ainsi, bien que
l'île de Kerguelen soit plus rapprochée de l'Afrique que de l'Amérique, les
plantes qui l'habitent sont, d'après la description qu'en a faite le docteur
Hooker, en relation très étroite avec les formes américaines ; mais cette
anomalie disparaît, car il faut admettre que cette île a dû être
principalement peuplée par les graines charriées avec de la terre et des
pierres par les glaces flottantes poussées par les courants dominants. Par
ses plantes indigènes, la Nouvelle−Zélande a, comme on pouvait s'y
attendre, des rapports beaucoup plus étroits avec l'Australie, la terre ferme
la plus voisine, qu'avec aucune autre région ; mais elle présente aussi avec
l'Amérique du Sud des rapports marqués, et ce continent, bien que venant
immédiatement après l'Australie sous le rapport de la distance, est si
éloigné, que le fait paraît presque anormal. La difficulté disparaît,
toutefois, dans l'hypothèse que la Nouvelle−Zélande, l'Amérique du Sud et
d'autres régions méridionales ont été peuplées en partie par des formes
venues d'un point intermédiaire, quoique éloigné, les îles antarctiques,
alors que, pendant une période tertiaire chaude, antérieure à la dernière
période glaciaire, elles étaient recouvertes de végétation. L'affinité, faible
sans doute, mais dont le docteur Hooker affirme la réalité, qui se remarque
entre la flore de la partie sud−ouest de l'Australie et celle du cap de
Bonne−Espérance, est un cas encore bien plus remarquable ; cette affinité,
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 503
toutefois, est limitée aux plantes, et sera sans doute expliquée quelque jour.
La loi qui détermine la parenté entre les habitants des îles et ceux de la
terre ferme la plus voisine se manifeste parfois sur une petite échelle, mais
d'une manière très intéressante dans les limites d'un même archipel. Ainsi,
chaque île de l'archipel Galapagos est habitée, et le fait est merveilleux, par
plusieurs espèces distinctes, mais qui ont des rapports beaucoup plus
étroits les unes avec les autres qu'avec les habitants du continent américain
ou d'aucune autre partie du monde. C'est bien ce à quoi on devait
s'attendre, car des îles aussi rapprochées doivent nécessairement avoir reçu
des émigrants soit de la même source originaire, soit les unes des autres.
Mais comment se fait−il que ces émigrants ont été différemment modifiés,
quoiqu'à un faible degré, dans les îles si rapprochées les unes des autres,
ayant la même nature géologique, la même altitude, le même climat, etc. ?
Ceci m'a longtemps embarrassé ; mais la difficulté provient surtout de la
tendance erronée, mais profondément enracinée dans notre esprit, qui nous
porte à toujours regarder les conditions physiques d'un pays comme le
point le plus essentiel ; tandis qu'il est incontestable que la nature des
autres habitants, avec lesquels chacun est en lutte, constitue un point tout
aussi essentiel, et qui est généralement un élément de succès beaucoup plus
important. Or, si nous examinons les espèces qui habitent les îles
Galapagos, et qui se trouvent également dans d'autres parties du monde,
nous trouvons qu'elles diffèrent beaucoup dans les diverses îles. Cette
différence était à prévoir, si l'on admet que les îles ont été peuplées par des
moyens accidentels de transport, une graine d'une plante ayant pu être
apportée dans une île, par exemple, et celle d'une plante différente dans
une autre, bien que toutes deux aient une même origine générale. Il en
résulte que, lorsque autrefois un immigrant aura pris pied sur une des îles,
ou aura ultérieurement passé de l'une à l'autre, il aura sans doute été exposé
dans les diverses îles à des conditions différentes ; car il aura eu à lutter
contre des ensembles d'organismes différents ; une plante, par exemple
trouvant le terrain qui lui est le plus favorable occupé par des formes un
peu diverses suivant les îles, aura eu à résister aux attaques d'ennemis
différents. Si cette plante s'est alors mise à varier, la sélection naturelle
aura probablement favorisé dans chaque île des variétés également un peu
différentes. Toutefois, quelques espèces auront pu se répandre et conserver
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 504
leurs mêmes caractères dans tout l'archipel, de même que nous voyons
quelques espèces largement disséminées sur un continent rester partout les
mêmes.
Le fait réellement surprenant dans l'archipel Galapagos, fait que l'on
remarque aussi à un moindre degré dans d'autres cas analogues, c'est que
les nouvelles espèces une fois formées dans une île ne se sont pas
répandues promptement dans les autres. Mais les îles, bien qu'en vue les
unes des autres, sont séparées par des bras de mer très profonds, presque
toujours plus larges que la Manche, et rien ne fait, supposer qu'elles aient
été autrefois réunies. Les courants marins qui traversent l'archipel sont très
rapides, et les coups de vent extrêmement rares, de sorte que les îles sont,
en fait, beaucoup plus séparées les unes des autres qu'elles ne le paraissent
sur la carte. Cependant, quelques−unes des espèces spéciales à l'archipel
ou qui se trouvent dans d'autres parties du globe, sont communes aux
diverses îles, et nous pouvons conclure de leur distribution actuelle qu'elles
ont dû passer d'une île à l'autre. Je crois, toutefois, que nous nous trompons
souvent en supposant que les espèces étroitement alliées envahissent
nécessairement le territoire les unes des autres, lorsqu'elles peuvent
librement communiquer entre elles. Il est certain que, lorsqu'une espèce est
douée de quelque supériorité sur une autre, elle ne tarde pas à la supplanter
en tout ou en partie ; mais il est probable que toutes deux conservent leur
position respective pendant très longtemps, si elles sont également bien
adaptées à la situation quelles occupent. Le fait qu'un grand nombre
d'espèces naturalisées par l'intervention de l'homme, se sont répandues
avec une étonnante rapidité sur de vastes surfaces, nous porte à conclure
que la plupart des espèces ont dû se répandre de même ; mais il faut se
rappeler que les espèces qui s'acclimatent dans des pays nouveaux ne sont
généralement pas étroitement alliées aux habitants indigènes ; ce sont, au
contraire, des formes très distinctes, appartenant dans la plupart des cas,
comme l'a démontré Alph. de Candolle, à des genres différents. Dans
l'archipel Galapagos, un grand nombre d'oiseaux, quoique si bien adaptés
pour voler d'île en île, sont distincts dans chacune d'elles ; c'est ainsi qu'on
trouve trois espèces étroitement alliées de merles moqueurs, dont chacune
est confinée dans une île distincte. Supposons maintenant que le merle
moqueur de l'île Chatham soit emporté par le vent dans l'île Charles, qui
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 505
possède le sien ; pourquoi réussirait−il à s'y établir ? Nous pouvons
admettre que l'île Charles est suffisamment peuplée par son espèce locale,
car chaque année il se pond plus d'œufs et il s'élève plus de petits qu'il n'en
peut survivre, et nous devons également croire que l'espèce de l'île Charles
est au moins aussi bien adaptée à son milieu que l'est celle de l'île
Chatham. Je dois à sir C. Lyell et à M. Wollaston communication d'un fait
remarquable en rapport avec cette question : Madère et la petite île
adjacente de Porto Santo possèdent plusieurs espèces distinctes, mais
représentatives, de coquillages terrestres, parmi lesquels il en est
quelques−uns qui vivent dans les crevasses des rochers ; or, on transporte
annuellement de Porto Santo à Madère de grandes quantités de pierres,
sans que l'espèce de la première île se soit jamais introduite dans la
seconde, bien que les deux îles aient été colonisées par des coquillages
terrestres européens, doués sans doute de quelque supériorité sur les
espèces indigènes. Je pense donc qu'il n'y a pas lieu d'être surpris de ce que
les espèces indigènes qui habitent les diverses îles de l'archipel Galapagos
ne se soient pas répandues d'une île à l'autre. L'occupation antérieure a
probablement aussi contribué dans une grande mesure, sur un même
continent, à empêcher le mélange d'espèces habitant des régions distinctes,
bien qu'offrant des conditions physiques semblables. C'est ainsi que les
angles sud−est et sud−ouest de l'Australie, bien que présentant des
conditions physiques à peu près analogues, et bien que formant un tout
continu, sont cependant peuplés par un grand nombre de mammifères,
d'oiseaux et de végétaux distincts ; il en est de même, selon M. Bates, pour
les papillons et les autres animaux qui habitent la grande vallée ouverte et
continue des Amazones.
Le principe qui règle le caractère général des habitants des îles océaniques,
c'est−à−dire leurs rapports étroits avec la région qui a pu le plus facilement
leur envoyer des colons, ainsi que leur modification ultérieure, est
susceptible de nombreuses applications dans la nature ; on en voit la
preuve sur chaque montagne, dans chaque lac et dans chaque marais. Les
espèces alpines, en effet, si l'on en excepte celles qui, lors de la dernière
période glaciaire, se sont largement répandues, se rattachent aux espèces
habitant les basses terres environnantes Ainsi, dans l'Amérique du Sud, on
trouve des espèces alpines d'oiseaux−mouches, de rongeurs, de plantes,
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 506
etc., toutes formes appartenant à des types strictement américains ; il est
évident, en effet, qu'une montagne, pendant son lent soulèvement, a dû être
colonisée par les habitants des plaines adjacentes. Il en est de même des
habitants des lacs et des marais, avec cette réserve que de plus grandes
facilités de dispersion ont contribué à répandre les mêmes formes dans
plusieurs parties du monde. Les caractères de la plupart des animaux
aveugles qui peuplent les cavernes de l'Amérique et de l'Europe, ainsi que
d'autres cas analogues offrent les exemples de l'application du même
principe. Lorsque dans deux régions, quelque éloignées qu'elles soient
l'une de l'autre, on rencontre beaucoup d'espèces étroitement alliées ou
représentatives, on y trouve également quelques espèces identiques ;
partout où l'on rencontre beaucoup d'espèces étroitement alliées, on
rencontre aussi beaucoup de formes que certains naturalistes classent
comme des espèces distinctes et d'autres comme de simples variétés ; ce
sont là deux points qui, à mon avis, ne sauraient être contestés ; or, ces
formes douteuses nous indiquent les degrés successifs de la marche
progressive de la modification.
On peut démontrer d'une manière plus générale le rapport qui existe entre
l'énergie et l'étendue des migrations de certaines espèces, soit dans les
temps actuels, soit à une époque antérieure, et l'existence d'espèces
étroitement alliées sur des points du globe très éloignés les uns des autres.
M. Gould m'a fait remarquer, il y a longtemps, que les genres d'oiseaux
répandus dans le monde entier comportent beaucoup d'espèces qui ont une
distribution très considérable. Je ne mets pas en doute la vérité générale de
cette assertion, qu'il serait toutefois difficile de prouver. Les
chauves−souris et, à un degré un peu moindre, les félidés et les canidés
nous en offrent chez les mammifères un exemple frappant. La même loi
gouverne la distribution des papillons et des coléoptères, ainsi que celle de
la plupart des habitants des eaux douces, chez lesquels un grand nombre de
genres, appartenant aux classes les plus distinctes, sont répandus dans le
monde entier et renferment beaucoup d'espèces présentant également une
distribution très étendue. Ce n'est pas que toutes les espèces des genres
répandus dans le monde entier, aient toujours une grande distribution ni
qu'elles aient même une distribution moyenne très considérable, car cette
distribution dépend beaucoup du degré de leurs modifications. Si, par
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 507
exemple, deux variétés d'une même espèce habitent, l'une l'Amérique,
l'autre l'Europe, l'espèce aura une vaste distribution ; mais, si la variation
est poussée au point que l'on considère les deux variétés comme des
espèces, la distribution en sera aussitôt réduite de beaucoup. Nous
n'entendons pas dire non plus que les espèces aptes à franchir les barrières
et à se répandre au loin, telles que certaines espèces d'oiseaux au vol
puissant, ont nécessairement une distribution très étendue, car il faut
toujours se rappeler que l'extension d'une espèce implique non seulement
l'aptitude à franchir les obstacles, mais la faculté bien plus inopérante de
pouvoir, sur un sol étranger, l'emporter dans la lutte pour l'existence sur les
formes qui l'habitent. Mais, dans l'hypothèse que toutes les espèces d'un
même genre, bien qu'actuellement réparties sur divers points du globe
souvent très éloignés les uns des autres, descendent d'un unique ancêtre,
nous devions pouvoir constater, et nous constatons généralement en effet,
que quelques espèces au moins présentent une distribution considérable.
Nous devons nous rappeler que beaucoup de genres dans toutes les classes
sont très anciens et que les espèces qu'ils comportent ont eu, par
conséquent, amplement le temps de se disséminer et d'éprouver de grandes
modifications ultérieures. Les documents géologiques semblent prouver
aussi que les organismes inférieurs, à quelque classe qu'ils appartiennent,
se modifient moins rapidement que ceux qui sont plus élevés sur l'échelle ;
ces organismes ont, par conséquent, plus de chances de se disperser plus
largement, tout en conservant les mêmes caractères spécifiques. En outre,
les graines et les œufs de presque tous les organismes inférieurs sont très
petits, et par conséquent plus propres à être transportés au loin ; ces deux
causes expliquent probablement une loi formulée depuis longtemps et que
Alph. de Candolle a récemment discutée en ce qui concerne les plantes, à
savoir : que plus un groupe d'organismes est placé bas sur l'échelle, plus sa
distribution est considérable.
Tous les rapports que nous venons d'examiner, c'est−à−dire la plus grande
dissémination des formes inférieures, comparativement à celle des formes
supérieures ; la distribution considérable des espèces faisant partie de
genres eux−mêmes très largement répandus ; les relations qui existent
entre les productions alpines, lacustres, etc., et celles qui habitent les
régions basses environnantes ; l'étroite parenté qui unit les habitants des
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 508
îles à ceux de la terre ferme la plus rapprochée ; la parenté plus étroite
encore entre les habitants distincts d'îles faisant partie d'un même archipel,
sont autant de faits que la théorie de la création indépendante de chaque
espèce ne permet pas d'expliquer ; il devient facile de les comprendre si
l'on admet la colonisation par la source la plus voisine ou la plus
accessible, jointe à une adaptation ultérieure des immigrants aux
conditions de leur nouvelle patrie.
De l'Origine des Espèces
SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS ... 509
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU
CHAPITRE PRÉCÉDENT.
Les difficultés qui paraissent s'opposer à l'hypothèse en vertu de laquelle
tous les individus d'une même espèce, où qu'ils se trouvent, descendent de
parents communs, sont sans doute plus apparentes que réelles. En effet,
nous ignorons profondément quels sont les effets précis qui peuvent
résulter de changements dans le climat ou dans le niveau d'un pays,
changements qui se sont certainement produits pendant une période
récente, outre d'autres modifications qui se sont très probablement
effectuées ; nous ignorons également quels sont les moyens éventuels de
transport qui ont pu entrer en jeu ; nous sommes autorisés, enfin, à
supposer et c'est là une considération fort importante, qu'une espèce, après
avoir occupé toute une vaste région continue, a pu s'éteindre ensuite dans
certaines régions intermédiaires. D'ailleurs, diverses considérations
générales et surtout l'importance des barrières de toute espèce et la
distribution analogue des sous−genres, des genres et des familles, nous
autorisent à accepter la doctrine adoptée déjà par beaucoup de naturalistes
et qu'ils ont désignée sous le nom de centres uniques de création.
Quant aux espèces distinctes d'un même genre qui, d'après ma théorie,
émanent d'une même souche parente, la difficulté, quoique presque aussi
grande que quand il s'agit de la dispersion des individus d'une même
espèce, n'est pas plus considérable, si nous faisons la part de ce que nous
ignorons et si nous tenons compte de la lenteur avec laquelle certaines
formes ont dû se modifier et du laps de temps immense qui a pu s'écouler
pendant leurs migrations. Comme exemple des effets que les changements
climatériques ont pu exercer sur la distribution, j'ai cherché à démontrer
l'importance un rôle qu'a joué la dernière période glaciaire, qui a affecté
jusqu'aux régions équatoriales, et qui, pendant les alternances de froid au
nord et au midi, a permis le mélange des productions des deux
hémisphères opposés, et en a fait échouer quelques−unes, si l'on peut
s'exprimer ainsi, sur les sommets des hautes montagnes dans toutes les
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 510
parties du monde. Une discussion un peu plus détaillée du mode de
dispersion des productions d'eau douce m'a servi à signaler la diversité des
modes accidentels de transport.
Nous avons vu qu'aucune difficulté insurmontable n'empêche d'admettre
que, étant donné le cours prolongé des temps, tous les individus d'une
même espèce et toutes les espèces d'un même genre descendent d'une
source commune ; tous les principaux faits de la distribution géographique
s'expliquent donc par la théorie de la migration, combinée avec la
modification ultérieure et la multiplication des formes nouvelles. Ainsi
s'explique l'importance capitale des barrières, soit de terre, soit de mer, qui
non seulement séparent, mais qui circonscrivent les diverses provinces
zoologiques et botaniques. Ainsi s'expliquent encore la concentration des
espèces alliées dans les mêmes régions et le lien mystérieux qui, sous
diverses latitudes, dans l'Amérique méridionale par exemple, rattache les
uns aux autres ainsi qu'aux formes éteintes qui ont autrefois vécu sur le
même continent, les habitants des plaines et, des montagnes, ceux des
forêts, des marais et des déserts. Si l'on songe à la haute importance des
rapports mutuels d'organisme à organisme, on comprend facilement que
des formes très différentes habitent souvent deux régions offrant à peu près
les mêmes conditions physiques ; car, le temps depuis lequel les
immigrants ont pénétré dans une des régions ou dans les deux, la nature
des communications qui a facilité l'entrée de certaines formes en plus ou
moins grand nombre et exclu certaines autres, la concurrence que les
formes nouvelles ont eu à soutenir soit les unes avec les autres, soit avec
les formes indigènes, l'aptitude enfin des immigrants à varier plus ou
moins promptement, sont autant de causes qui ont dû engendrer dans les
deux régions, indépendamment des conditions physiques, des conditions
d'existence infiniment diverses. La somme des réactions organiques et
inorganiques a dû être presque infinie, et nous devons trouver, et nous
trouvons en effet, dans les diverses grandes provinces géographiques du
globe, quelques groupes d'êtres très modifiés, d'autres qui le sont très peu,
les uns comportent un nombre considérable d'individus, d'autres un
nombre très restreint.
Ces mêmes principes, ainsi que j'ai cherché à le démontrer nous permettent
d'expliquer pourquoi la plupart des habitants des îles océaniques, d'ailleurs
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 511
peu nombreux, sont endémiques ou particuliers ; pourquoi, en raison de la
différence des moyens de migration, un groupe d'êtres ne renferme que des
espèces particulières, tandis que les espèces d'un autre groupe appartenant
à la même classe sont communes à plusieurs parties du monde. Il devient
facile de comprendre que des groupes entiers d'organismes, tels que les
batraciens et les mammifères terrestres, fassent défaut dans les îles
océaniques, tandis que les plus écartées et les plus isolées possèdent leurs
espèces particulières de mammifères aériens ou chauves−souris ; qu'il
doive y avoir un rapport entre l'existence, dans les îles, de mammifères à
un état plus ou moins modifié et la profondeur de la mer qui sépare ces îles
de la terre ferme ; que tous les habitants d'un archipel, bien que
spécifiquement distincts dans chaque petite île, doivent être étroitement
alliés les uns aux autres, et se rapprocher également, mais d'une manière
moins étroite, de ceux qui occupent le continent ou le lieu quelconque d'où
les immigrants ont pu tirer leur origine. Enfin, nous nous expliquons
pourquoi, s'il existe dans deux régions, quelque distantes qu'elles soient
l'une de l'autre, des espèces étroitement alliées ou représentatives, on y
rencontre presque toujours aussi quelques espèces identiques.
Ainsi que Edward Forbes l'a fait bien souvent remarquer, il existe un
parallélisme frappant entre les lois de la vie dans le temps et dans l'espace.
Les lois qui ont réglé la succession des formes dans les temps passés sont à
peu près les mêmes que celles qui actuellement déterminent les différences
dans les diverses zones. Un grand nombre de faits viennent à l'appui de
cette hypothèse. La durée de chaque espèce ou de chaque groupe d'espèces
est continue dans le temps ; car les exceptions à cette règle sont si rares,
qu'elles peuvent être attribuées à ce que nous n'avons pas encore découvert,
dans des dépôts intermédiaires, certaines formes qui semblent y manquer,
mais qui se rencontrent dans les formations supérieures et inférieures. De
même dans l'espace, il est de règle générale que les régions habitées par
une espèce ou par un groupe d'espèces soient continues ; les exceptions,
assez nombreuses il est vrai, peuvent s'expliquer, comme j'ai essayé de le
démontrer, par d'anciennes migrations effectuées dans des circonstances
différentes ou par des moyens accidentels de transport, ou par le fait de
l'extinction de l'espèce dans les régions intermédiaires. Les espèces et les
groupes d'espèces ont leur point de développement maximum dans le
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 512
temps et dans l'espace. Des groupes d'espèces, vivant pendant une même
période ou dans une même zone, sont souvent caractérisés par des traits
insignifiants qui leur sont communs, tels, par exemple, que les détails
extérieurs de la forme et de la couleur. Si l'on considère la longue
succession des époques passées, ou les régions très éloignées les unes des
autres à la surface du globe actuel, on trouve que, chez certaines classes,
les espèces diffèrent peu les unes des autres, tandis que celles d'une autre
classe, ou même celles d'une famille distincte du même ordre, diffèrent
considérablement dans le temps comme dans l'espace. Les membres
inférieurs de chaque classe se modifient généralement moins que ceux dont
l'organisation est plus élevée ; la règle présente toutefois dans les deux cas
des exceptions marquées. D'après ma théorie, ces divers rapports dans le
temps comme dans l'espace sont très intelligibles ; car, soit que nous
considérions les formes alliées qui se sont modifiées pendant les âges
successifs, soit celles qui se sont modifiées après avoir émigré dans des
régions éloignées, les formes n'en sont pas moins, dans les deux cas,
rattachées les unes aux autres par le lien ordinaire de la génération ; dans
les deux cas, les lois de la variation ont été les mêmes, et les modifications
ont été accumulées en vertu d'une même loi, la sélection naturelle.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE ... 513
CHAPITRE XIV − AFFINITÉS MUTUELLES
DES ÊTRES ORGANISÉS ;
MORPHOLOGIE ; EMBRYOLOGIE ;
ORGANES RUDIMENTAIRES.
CLASSIFICATION ; groupes subordonnés à d'autres groupes. – Système
naturel. – Les lois et les difficultés de la classification expliquées par la
théorie de la descendance avec modifications. – Classification des variétés.
– Emploi de la généalogie dans la classification. – Caractères analogiques
ou d'adaptation. – Affinités générales, complexes et divergentes. –
L'extinction sépare et définit les groupes. – MORPHOLOGIE, entre les
membres d'une même classe et entre les parties d'un même individu. –
EMBRYOLOGIE ; ses lois expliquées par des variations qui ne surgissent
pas à un âge précoce et qui sont héréditaires à un âge correspondant. –
ORGANES RUDIMENTAIRES ; explication de leur origine. – Résumé.
CHAPITRE XIV − AFFINITÉS MUTUELLES DE... 514
CLASSIFICATION.
Dès la période la plus reculée de l'histoire du globe on constate entre les
êtres organisés une ressemblance continue héréditaire, de sorte qu'on peut
les classer en groupes subordonnés à d'autres groupes. Cette classification
n'est pas arbitraire, comme l'est, par exemple, le groupement des étoiles en
constellations. L'existence des groupes aurait eu une signification très
simple si l'un eût été exclusivement adapté à vivre sur terre, un autre dans
l'eau ; celui−ci à se nourrir de chair, celui−là de substances végétales, et
ainsi de suite ; mais il en est tout autrement ; car on sait que, bien souvent,
les membres d'un même groupe ont des habitudes différentes. Dans le
deuxième et dans le quatrième chapitre, sur la Variation et sur la Sélection
naturelle, j'ai essayé de démontrer que, dans chaque région, ce sont les
espèces les plus répandues et les plus communes, c'est−à−dire les espèces
dominantes, appartenant aux plus grands genres de chaque classe, qui
varient le plus. Les variétés ou espèces naissantes produites par ces
variations se convertissent ultérieurement en espèces nouvelles et
distinctes ; ces dernières tendent, en vertu du principe de l'hérédité, à
produire à leur tour d'autres espèces nouvelles et dominantes. En
conséquence, les groupes déjà considérables qui comprennent
ordinairement de nombreuses espèces dominantes, tendent à augmenter
toujours davantage. J'ai essayé, en outre, de démontrer que les descendants
variables de chaque espèce cherchant toujours à occuper le plus de places
différentes qu'il leur est possible dans l'économie de la nature, cette
concurrence incessante détermine une tendance constante à la divergence
des caractères. La grande diversité des formes qui entrent en concurrence
très vive, dans une région très restreinte, et certains faits d'acclimatation,
viennent à l'appui de cette assertion.
J'ai cherché aussi à démontrer qu'il existe, chez les formes qui sont en voie
d'augmenter en nombre et de diverger en caractères, une tendance
constante à remplacer et à exterminer les formes plus anciennes, moins
divergentes et moins parfaites. Je prie le lecteur de jeter un nouveau coup
CLASSIFICATION. 515
d'œil sur le tableau représentant l'action combinée de ces divers principes ;
il verra qu'ils ont une conséquence inévitable, c'est que les descendants
modifiés d'un ancêtre unique finissent par se séparer en groupes
subordonnés à d'autres groupes. Chaque lettre de la ligne supérieure de la
figure peut représenter un genre comprenant plusieurs espèces, et
l'ensemble des genres de cette même ligne forme une classe ; tous
descendent, en effet, d'un même ancêtre et doivent par conséquent
posséder quelques caractères communs. Mais les trois genres groupés sur
la gauche ont, d'après le même principe, beaucoup de caractères communs
et forment une sous−famille distincte de celle comprenant les deux genres
suivants, à droite, qui ont divergé d'un parent commun depuis la cinquième
période généalogique. Ces cinq genres ont aussi beaucoup de caractères
communs mais pas assez pour former une sous−famille ; ils forment une
famille distincte de celle qui renferme les trois genres placés plus à droite,
lesquels ont divergé à une période encore plus ancienne. Tous les genres,
descendus de A, forment un ordre distinct de celui qui comprend les genres
descendus de I. Nous avons donc là un grand nombre d'espèces,
descendant d'un ancêtre unique, groupées en genres ; ceux−ci en
sous−familles, en familles et en ordres, le tout constituant une grande
classe. C'est ainsi, selon moi, que s'explique ce grand fait de la
subordination naturelle de tous les êtres organisés en groupes subordonnés
à d'autres groupes, fait auquel nous n'accordons pas toujours toute
l'attention qu'il mérite, parce qu'il nous est trop familier. On peut, sans
doute, classer de plusieurs manières les êtres organisés, comme beaucoup
d'autres objets, soit artificiellement d'après leurs caractères isolés, ou plus
naturellement, d'après l'ensemble de leurs caractères. Nous savons, par
exemple, qu'on peut classer ainsi les minéraux et les substances
élémentaires ; dans ce cas, il n'existe, bien entendu, aucun rapport
généalogique ; on ne saurait donc alléguer aucune raison à leur division en
groupes. Mais, pour les êtres organisés, le cas est différent, et l'hypothèse
que je viens d'exposer explique leur arrangement naturel en groupes
subordonnés à d'autres groupes, fait dont une autre explication n'a pas
encore été tentée.
Les naturalistes, comme nous l'avons vu, cherchent à disposer les espèces,
les genres et les familles de chaque classe, d'après ce qu'ils appellent le
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 516
système naturel. Qu'entend−on par là ? Quelques auteurs le considèrent
simplement comme un système imaginaire qui leur permet de grouper
ensemble les êtres qui se ressemblent le plus, et de séparer les uns des
autres ceux qui diffèrent le plus ; ou bien encore comme un moyen
artificiel d'énoncer aussi brièvement que possible des propositions
générales, c'est−à−dire de formuler par une phrase les caractères communs,
par exemple, à tous les mammifères ; par une autre ceux qui sont communs
à tous les carnassiers ; par une autre, ceux qui sont communs au genre
chien, puis en ajoutant une seule autre phrase, de donner la description
complète de chaque espèce de chien. Ce système est incontestablement
ingénieux et utile. Mais beaucoup de naturalistes estiment que le système
naturel comporte quelque chose de plus ; ils croient qu'il contient la
révélation du plan du Créateur ; mais à moins qu'on ne précise si cette
expression elle−même signifie l'ordre dans le temps ou dans l'espace, ou
tous deux, ou enfin ce qu'on entend par plan de création, il me semble que
cela n'ajoute rien à nos connaissances. Une énonciation comme celle de
Linné, qui est restée célèbre, et que nous rencontrons souvent sous une
forme plus ou moins dissimulée, c'est−à−dire que les caractères ne font pas
le genre, mais que c'est le genre qui donne les caractères, semble impliquer
qu'il y a dans nos classifications quelque chose de plus qu'une simple
ressemblance. Je crois qu'il en est ainsi et que le lien que nous révèlent
partiellement nos classifications, lien déguisé comme il l'est par divers
degrés de modifications, n'est autre que la communauté de descendance, la
seule cause connue de la similitude des êtres organisés. Examinons
maintenant les règles suivies en matière de classification, et les difficultés
qu'on trouve à les appliquer selon que l'on suppose que la classification
indique quelque plan inconnu de création, ou qu'elle n'est simplement
qu'un moyen d'énoncer des propositions générales et de grouper ensemble
les formes les plus semblables. On aurait pu croire, et on a cru autrefois,
que les parties de l'organisation qui déterminent les habitudes vitales et
fixent la place générale de chaque être dans l'économie de la nature
devaient avoir une haute importance au point de vue de la classification.
Rien de plus inexact. Nul ne regarde comme importantes les similitudes
extérieures qui existent entre la souris et la musaraigne, le dugong et la
baleine, ou la baleine et un poisson. Ces ressemblances, bien qu'en rapport
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 517
intime avec la vie des individus, ne sont considérées que comme de
simples caractères « analogiques » ou « d'adaptation » ; mais nous aurons à
revenir sur ce point. On peut même poser en règle générale que, moins une
partie de l'organisation est en rapport avec des habitudes spéciales, plus
elle devient importante au point de vue de la classification. Owen dit, par
exemple, en parlant du dugong : « Les organes de la génération étant ceux
qui offrent les rapports les plus éloignés avec les habitudes et la nourriture
de l'animal, je les ai toujours considérés comme ceux qui indiquent le plus
nettement ses affinités réelles. Nous sommes moins exposés, dans les
modifications de ces organes, à prendre un simple caractère d'adaptation
pour un caractère essentiel. » Chez les plantes, n'est−il pas remarquable de
voir la faible signification des organes de la végétation dont dépendent leur
nutrition et leur vie, tandis que les organes reproducteurs, avec leurs
produits, la graine et l'embryon, ont une importance capitale ? Nous avons
déjà eu occasion de voir l'utilité qu'ont souvent, pour la classification,
certains caractères morphologiques dépourvus d'ailleurs de toute
importance au point de vue de la fonction. Ceci dépend de leur constance
chez beaucoup de groupes alliés, constance qui résulte principalement de
ce que la sélection naturelle, ne s'exerçant que sur des caractères utiles, n'a
ni conservé ni accumulé les légères déviations de conformation qu'ils ont
pu présenter.
Un même organe, tout en ayant, comme nous avons toute raison de le
supposer, à peu près la même valeur physiologique dans des groupes alliés,
peut avoir une valeur toute différente au point de vue de la classification, et
ce fait semble prouver que l'importance physiologique seule ne détermine
pas la valeur qu'un organe peut avoir à cet égard. On ne saurait étudier à
fond aucun groupe sans être frappé de ce fait que la plupart des savants ont
d'ailleurs reconnu. Il suffira de citer les paroles d'une haute autorité, Robert
Brown, qui, parlant de certains organes des protéacées, dit, au sujet de leur
importance générique, « qu'elle est, comme celle de tous les points de leur
conformation, non seulement dans cette famille, mais dans toutes les
familles naturelles, très inégale et même, dans quelques cas, absolument
nulle. » Il ajoute, dans un autre ouvrage, que les genres des connaracées «
diffèrent les uns des autres par la présence d'un ou de plusieurs ovaires, par
la présence ou l'absence d'albumen et par leur préfloraison imbriquée ou
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 518
valvulaire. Chacun de ces caractères pris isolément a souvent une
importance plus que générique, bien que, pris tous ensemble, ils semblent
insuffisants pour séparer les Cnestis des Connarus. » Pour prendre un autre
exemple chez les insectes, Westwood a remarqué que, dans une des
principales divisions des hyménoptères, les antennes ont une conformation
constante, tandis que dans une autre elles varient beaucoup et présentent
des différences d'une valeur très inférieure pour la classification. On ne
saurait cependant pas soutenir que, dans ces deux divisions du même
ordre, les antennes ont une importance physiologique inégale. On pourrait
citer un grand nombre d'exemples prouvant qu'un même organe important
peut, dans un même groupe d'êtres vivants, varier quant à sa valeur en
matière de classification.
De même, nul ne soutient que les organes rudimentaires ou atrophiés ont
une importance vitale ou physiologique considérable ; cependant ces
organes ont souvent une haute valeur au point de vue de la classification.
Ainsi, il n'est pas douteux que les dents rudimentaires qui se rencontrent à
la mâchoire supérieure des jeunes ruminants, et certains os rudimentaires
de leur jambe, ne soient fort utiles pour démontrer l'affinité étroite qui
existe entre les ruminants et les pachydermes. Robert Brown a fortement
insisté sur l'importance qu'a, dans la classification des graminées, la
position des fleurettes rudimentaires.
On pourrait citer de nombreux exemples de caractères tirés de parties qui
n'ont qu'une importance physiologique insignifiante, mais dont chacun
reconnaît l'immense utilité pour la définition de groupes entiers. Ainsi, la
présence ou l'absence d'une ouverture entre les fosses nasales et la bouche,
le seul caractère, d'après Owen, qui distingue absolument les poissons des
reptiles, – l'inflexion de l'angle de la mâchoire chez les marsupiaux, – la
manière dont les ailes sont pliées chez les insectes, – la couleur chez
certaines algues, – la seule pubescence sur certaines parties de la fleur chez
les plantes herbacées, – la nature du vêtement épidermique, tel que les
poils ou les plumes, chez les vertébrés. Si l'ornithorhynque avait été
couvert de plumes au lieu de poils, ce caractère externe et insignifiant
aurait été regardé par les naturalistes comme d'un grand secours pour la
détermination du degré d'affinité que cet étrange animal présente avec les
oiseaux.
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 519
L'importance qu'ont, pour la classification, les caractères insignifiants,
dépend principalement de leur corrélation avec beaucoup d'autres
caractères qui ont une importance plus ou moins grande. Il est évident, en
effet que l'ensemble de plusieurs caractères doit souvent, en histoire
naturelle, avoir une grande valeur. Aussi, comme on en a souvent fait la
remarque, une espèce peut s'écarter de ses alliées par plusieurs caractères
ayant une haute importance physiologique ou remarquables par leur
prévalence universelle, sans que cependant nous ayons le moindre doute
sur la place où elle doit être classée. C'est encore la raison pour laquelle
tous les essais de classification basés sur un caractère unique, quelle qu'en
puisse être l'importance, ont toujours échoué, aucune partie de
l'organisation n'ayant une constance invariable. L'importance d'un
ensemble de caractères, même quand chacun d'eux a une faible valeur,
explique seule cet aphorisme de Linné, que les caractères ne donnent pas le
genre, mais que le genre donne les caractères ; car cet axiome semble
fondé sur l'appréciation d'un grand nombre de points de ressemblance trop
légers pour être définis. Certaines plantes de la famille des malpighiacées
portent des fleurs parfaites et certaines autres des fleurs dégénérées ; chez
ces dernières, ainsi que l'a fait remarquer A. de Jussieu, « la plus grande
partie des caractères propres à l'espèce, au genre, à la famille et à la classe
disparaissent, et se jouent ainsi de notre classification. » Mais lorsque
l'Aspicarpa n'eut, après plusieurs années de séjour en France, produit, que
des fleurs dégénérées, s'écartant si fortement, sur plusieurs points
essentiels de leur conformation, du type propre à l'ordre, M. Richard
reconnut cependant avec une grande sagacité, comme le fait observer
Jussieu, que ce genre devait quand même être maintenu parmi les
malpighiacées. Cet exemple me paraît bien propre à faire comprendre
l'esprit de nos classifications.
En pratique, les naturalistes s'inquiètent peu de la valeur physiologique des
caractères qu'ils emploient pour la définition d'un groupe ou la distinction
d'une espèce particulière. S'ils rencontrent un caractère presque semblable,
commun à un grand nombre de formes et qui n'existe pas chez d'autres, ils
lui attribuent une grande valeur ; s'il est commun à un moins grand nombre
de formes, ils ne lui attribuent qu'une importance secondaire. Quelques
naturalistes ont franchement admis que ce principe est le seul vrai, et nul
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 520
ne l'a plus clairement avoué que l'excellent botaniste Aug. Saint−Hilaire.
Si plusieurs caractères insignifiants se combinent toujours, on leur attribue
une valeur toute particulière, bien qu'on ne puisse découvrir entre eux
aucun lien apparent de connexion. Les organes importants, tels que ceux
qui mettent le sang en mouvement, ceux qui l'amènent au contact de l'air,
ou ceux qui servent à la propagation, étant presque uniformes dans la
plupart des groupes d'animaux, on les considère comme fort utiles pour la
classification ; mais il y a des groupes d'êtres chez lesquels les organes
vitaux les plus importants ne fournissent que des caractères d'une valeur
secondaire. Ainsi, selon les remarques récentes de Fritz Müller, dans un
même groupe de crustacés, les Cypridina sont pourvus d'un cœur, tandis
que chez les deux genres alliés. Cypris et Cytherea, cet organe fait défaut ;
une espèce de cypridina a des branchies bien développées tandis qu'une
autre en est privée. On conçoit aisément pourquoi des caractères dérivés de
l'embryon doivent avoir une importance égale à ceux tirés de l'adulte, car
une classification naturelle doit, cela va sans dire, comprendre tous les
âges. Mais, au point de vue de la théorie ordinaire, il n'est nullement
évident pourquoi la conformation de l'embryon doit être plus importante
dans ce but que celle de l'adulte, qui seul joue un rôle complet dans
l'économie de la nature. Cependant, deux grands naturalistes, Agassiz et
Milne−Edwards, ont fortement insisté sur ce point, que les caractères
embryologiques sont les plus importants de tous, et cette doctrine est très
généralement admise comme vraie. Néanmoins, l'importance de ces
caractères a été quelquefois exagérée parce que l'on n'a pas exclu les
caractères d'adaptation de la larve ; Fritz Müller, pour le démontrer, a
classé, d'après ces caractères seuls, la grande classe des crustacés, et il est
arrivé à un arrangement peu naturel. Mais il n'en est pas moins certain que
les caractères fournis par l'embryon ont une haute valeur, si l'on en exclut
les caractères de la larve tant chez les animaux que chez les plantes. C'est
ainsi que les divisions fondamentales des plantes phanérogames sont
basées sur des différences de l'embryon, c'est−à−dire sur le nombre et la
position des cotylédons, et, sur le mode de développement de la plumule et
de la radicule. Nous allons voir immédiatement que ces caractères n'ont
une si grande valeur dans la classification que parce que le système naturel
n'est autre chose qu'un arrangement généalogique. Souvent, nos
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 521
classifications suivent tout simplement la chaîne des affinités. Rien n'est
plus facile que d'énoncer un certain nombre de caractères communs à tous
les oiseaux ; mais une pareille définition a jusqu'à présent été reconnue
impossible pour les crustacés. On trouve, aux extrémités opposées de la
série, des crustacés qui ont à peine un caractère commun, et cependant, les
espèces les plus extrêmes étant évidemment alliées à celles qui leur sont
voisines, celles−ci à d'autres, et ainsi de suite, on reconnaît que toutes
appartiennent à cette classe des articulés et non aux autres.
On a souvent employé dans la classification, peut−être peu logiquement, la
distribution géographique, surtout pour les groupes considérables
renfermant des formes étroitement alliées. Temminck insiste sur l'utilité et
même sur la nécessité de tenir compte de cet élément pour certains groupes
d'oiseaux, et plusieurs entomologistes et botanistes ont suivi son exemple.
Quant à la valeur comparative des divers groupes d'espèces, tels que les
ordres, les sous−ordres, les familles, les sous−familles et les genres, elle
semble avoir été, au moins jusqu'à présent, presque complètement
arbitraire. Plusieurs excellents botanistes, tels que M. Bentham et d'autres,
ont particulièrement insisté sur cette valeur arbitraire. On pourrait citer,
chez les insectes et les plantes, des exemples de groupes de formes
considérés d'abord par des naturalistes expérimentés comme de simples
genres, puis élevés au rang de sous−famille ou de famille, non que de
nouvelles recherches aient révélé d'importantes différences de
conformation qui avaient échappé au premier abord, mais parce que depuis
l'on a découvert de nombreuses espèces alliées, présentant de légers degrés
de différences.
Toutes les règles, toutes les difficultés, tous les moyens de classification
qui précèdent, s'expliquent, à moins que je ne me trompe étrangement, en
admettant que le système naturel a pour base la descendance avec
modifications, et que les caractères regardés par les naturalistes comme
indiquant des affinités réelles entre deux ou plusieurs espèces sont ceux
qu'elles doivent par hérédité à un parent commun. Toute classification
vraie est donc généalogique ; la communauté de descendance est le lien
caché que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherché,
sous prétexte de découvrir, soit quelque plan inconnu de création, soit
d'énoncer des propositions générales, ou de réunir des choses semblables et
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 522
de séparer des choses différentes.
Mais je dois m'expliquer plus complètement. Je crois que l'arrangement
des groupes dans chaque classe, d'après leurs relations et leur degré de
subordination mutuelle, doit, pour être naturel, être rigoureusement
généalogique ; mais que la somme des différences dans les diverses
branches ou groupes, alliés d'ailleurs au même degré de consanguinité avec
leur ancêtre commun, peut différer beaucoup, car elle dépend des divers
degrés de modification qu'ils ont subis ; or, c'est là ce qu'exprime le
classement des formes en genres, en familles, en sections ou en ordres. Le
lecteur comprendra mieux ce que j'entends en consultant la figure du
quatrième chapitre. Supposons que les lettres A à L représentent des genres
alliés qui vécurent pendant l'époque silurienne, et qui descendent d'une
forme encore plus ancienne. Certaines espèces appartenant à trois de ces
genres (A, F et I) ont transmis, jusqu'à nos jours, des descendants modifiés,
représentés par les quinze genres (a14 à z14) qui occupent la ligne
horizontale supérieure. Tous ces descendants modifiés d'une seule espèce
sont parents entre eux au même degré ; on pourrait métaphoriquement les
appeler cousins à un même millionième degré ; cependant ils diffèrent
beaucoup les uns des autres et à des points de vue divers. Les formes
descendues de A, maintenant divisées en deux ou trois familles, constituent
un ordre distinct de celui comprenant les formes descendues de I, aussi
divisé en deux familles. On ne saurait non plus classer dans le même genre
que leur forme parente A les espèces actuelles qui en descendent, ni celles
dérivant de I dans le même genre que I. Mais on peut supposer que le
genre existant F14 n'a été que peu modifié, et on pourra le grouper avec le
genre primitif F dont il est issu ; c'est ainsi que quelques organismes
encore vivants appartiennent à des genres siluriens. De sorte que la valeur
comparative des différences entre ces êtres organisés, tous parents les uns
des autres au même degré de consanguinité, a pu être très différente. Leur
arrangement généalogique n'en est pas moins resté rigoureusement exact,
non seulement aujourd'hui, mais aussi à chaque période généalogique
successive. Tous les descendants modifiés de A auront hérité quelque
chose en commun de leur commun parent, il en aura été de même de tous
les descendants de I, et il en sera de même pour chaque branche
subordonnée des descendants dans chaque période successive. Si toutefois,
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 523
nous supposons que quelque descendant de A ou de I se soit assez modifié
pour ne plus conserver de traces de sa parenté, sa place dans le système
naturel sera perdue, ainsi que cela semble devoir être le cas pour quelques
organismes existants. Tous les descendants du genre F, dans toute la série
généalogique, ne formeront qu'un seul genre, puisque nous supposons
qu'ils se sont peu modifiés ; mais ce genre, quoique fort isolé, n'en
occupera pas moins la position intermédiaire qui lui est propre. La
représentation des groupes indiquée dans la figure sur une surface plane est
beaucoup trop simple. Les branches devraient diverger dans toutes les
directions. Si nous nous étions bornés à placer en série linéaire les noms
des groupes, nous aurions encore moins pu figurer un arrangement naturel,
car il est évidemment impossible de représenter par une série, sur une
surface plane, les affinités que nous observons dans la nature entre les êtres
d'un même groupe. Ainsi donc, le système naturel ramifié ressemble à un
arbre généalogique ; mais la somme des modifications éprouvées par les
différents groupes doit exprimer leur arrangement en ce qu'on appelle
genres, sous−familles, familles, sections, ordres et classes.
Pour mieux faire comprendre cet exposé de la classification, prenons un
exemple tiré des diverses langues humaines. Si nous possédions l'arbre
généalogique complet de l'humanité, un arrangement généalogique des
races humaines présenterait la meilleure classification des diverses langues
parlées actuellement dans le monde entier ; si toutes les langues mortes et
tous les dialectes intermédiaires et graduellement changeants devaient y
être introduits, un tel groupement serait le seul possible. Cependant, il se
pourrait que quelques anciennes langues, s'étant fort peu altérées, n'eussent
engendré qu'un petit nombre de langues nouvelles ; tandis que d'autres, par
suite de l'extension, de l'isolement, ou de l'état de civilisation des
différentes races codescendantes, auraient pu se modifier considérablement
et produire ainsi un grand nombre de nouveaux dialectes et de nouvelles
langues. Les divers degrés de différences entre les langues dérivant d'une
même souche devraient donc s'exprimer par des groupes subordonnés à
d'autres groupes ; mais le seul arrangement convenable ou même possible
serait encore l'ordre généalogique. Ce serait, en même temps, l'ordre
strictement naturel, car il rapprocherait toutes les langues mortes et
vivantes, suivant leurs affinités les plus étroites, en indiquant la filiation et
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 524
l'origine de chacune d'elles. Pour vérifier cette hypothèse, jetons un coup
d'œil sur la classification des variétés qu'on suppose ou qu'on sait
descendues d'une espèce unique. Les variétés sont groupées sous les
espèces, les sous−variétés sous les variétés, et, dans quelques cas même,
comme pour les pigeons domestiques, on distingue encore plusieurs autres
nuances de différences. On suit, en un mot, à peu près les mêmes règles
que pour la classification des espèces. Les auteurs ont insisté sur la
nécessité de classer les variétés d'après un système naturel et non pas
d'après un système artificiel ; on nous avertit, par exemple, de ne pas
classer ensemble deux variétés d'ananas, bien que leurs fruits, la partie la
plus importante de la plante, soient presque identiques ; nul ne place
ensemble le navet commun et le navet de Suède, bien que leurs tiges
épaisses et charnues soient si semblables. On classe les variétés d'après les
parties qu'on reconnaît être les plus constantes ; ainsi, le grand agronome
Marshall dit que, pour la classification du bétail, on se sert avec avantage
des cornes, parce que ces organes varient moins que la forme ou la couleur
du corps, etc., tandis que, chez les moutons, les cornes sont moins utiles
sous ce rapport, parce qu'elles sont moins constantes. Pour les variétés, je
suis convaincu que l'on préférerait certainement une classification
généalogique, si l'on avait tous les documents nécessaires pour l'établir ; on
l'a essayé, d'ailleurs, dans quelques cas. On peut être certain, en effet,
quelle qu'ait été du reste l'importance des modifications subies, que le
principe d'hérédité doit tendre à grouper ensemble les formes alliées par le
plus grand nombre de points de ressemblance. Bien que quelques
sous−variétés du pigeon culbutant diffèrent des autres par leur long bec, ce
qui est un caractère important, elles sont toutes reliées les unes aux autres
par l'habitude de culbuter, qui leur est commune ; la race à courte face a, il
est vrai, presque totalement perdu cette aptitude, ce qui n'empêche
cependant pas qu'on la maintienne dans ce même groupe, à cause de
certains points de ressemblance et de sa communauté d'origine avec les
autres.
À l'égard des espèces à l'état de nature, chaque naturaliste a toujours fait
intervenir l'élément généalogique dans ses classifications, car il comprend
les deux sexes dans la dernière de ses divisions, l'espèce ; on sait,
cependant, combien les deux sexes diffèrent parfois l'un de l'autre par les
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 525
caractères les plus importants. C'est à peine si l'on peut attribuer un seul
caractère commun aux mâles adultes et aux hermaphrodites de certains
cirripèdes, que cependant personne ne songe à séparer. Aussitôt qu'on eut
reconnu que les trois formes d'orchidées, antérieurement groupées dans les
trois genres Monocanthus, Myanthus et Catusetum, se rencontrent parfois
sur la même plante, on les considéra comme des variétés ; j'ai pu
démontrer depuis qu'elles n'étaient autre chose que les formes mâle,
femelle et hermaphrodite de la même espèce. Les naturalistes comprennent
dans une même espèce les diverses phases de la larve d'un même individu,
quelque différentes qu'elles puissent être l'une de l'autre et de la forme
adulte ; ils y comprennent également les générations dites alternantes de
Steenstrup, qu'on ne peut que techniquement considérer comme formant un
même individu. Ils comprennent encore dans l'espèce les formes
monstrueuses et les variétés, non parce qu'elles ressemblent partiellement à
leur forme parente, mais parce qu'elles en descendent.
Puisqu'on a universellement invoqué la généalogie pour classer ensemble
les individus de la même espèce, malgré les grandes différences qui
existent quelquefois entre les mâles, les femelles et les larves ; puisqu'on
s'est fondé sur elle pour grouper des variétés qui ont subi des changements
parfois très considérables, ne pourrait−il pas se faire qu'on ait utilisé, d'une
manière inconsciente, ce même élément généalogique pour le groupement
des espèces dans les genres, et de ceux−ci dans les groupes plus élevés,
sous le nom de système naturel ? Je crois que tel est le guide qu'on a
inconsciemment suivi et je ne saurais m'expliquer autrement la raison des
diverses règles auxquelles se sont conformés nos meilleurs systématistes.
Ne possédant point de généalogies écrites, il nous faut déduire la
communauté d'origine de ressemblances de tous genres. Nous choisissons
pour cela les caractères qui, autant que nous en pouvons juger, nous
paraissent probablement avoir été le moins modifiés par l'action des
conditions extérieures auxquelles chaque espèce a été exposée dans une
période récente. À ce point de vue, les conformations rudimentaires sont
aussi bonnes, souvent meilleures, que d'autres parties de l'organisation.
L'insignifiance d'un caractère nous importe peu ; que ce soit une simple
inflexion de l'angle de la mâchoire, la manière dont l'aile d'un insecte est
pliée, que la peau soit garnie de plumes ou de poils, peu importe ; pourvu
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 526
que ce caractère se retrouve chez des espèces nombreuses et diverses et
surtout chez celles qui ont des habitudes très différentes, il acquiert aussitôt
une grande valeur ; nous ne pouvons, en effet, expliquer son existence chez
tant de formes, à habitudes si diverses, que par l'influence héréditaire d'un
ancêtre commun. Nous pouvons à cet égard nous tromper sur certains
points isolés de conformation ; mais, lorsque plusieurs caractères, si
insignifiants qu'ils soient, se retrouvent dans un vaste groupe d'êtres doués
d'habitudes différentes. On peut être à peu près certain, d'après la théorie
de la descendance, que ces caractères proviennent par hérédité d'un
commun ancêtre ; or, nous savons que ces ensembles de caractères ont une
valeur toute particulière en matière de classification.
Il devient aisé de comprendre pourquoi une espèce ou un groupe d'espèces,
bien que s'écartant des formes alliées par quelques traits caractéristiques
importants, doit cependant être classé avec elles ; ce qui peut se faire et se
fait souvent, lorsqu'un nombre suffisant de caractères, si insignifiants qu'ils
soient, subsiste pour trahir le lien caché dû à la communauté d'origine.
Lorsque deux formes extrêmes n'offrent pas un seul caractère en commun,
il suffit de l'existence d'une série continue de groupes intermédiaires, les
reliant l'une à l'autre, pour nous autoriser à conclure à leur communauté
d'origine et à les réunir dans une même classe. Comme les organes ayant
une grande importance physiologique, ceux par exemple qui servent à
maintenir la vie dans les conditions d'existence les plus diverses, sont
généralement les plus constants, nous leur accordons une valeur spéciale ;
mais si, dans un autre groupe ou dans une section de groupe, nous voyons
ces mêmes organes différer beaucoup, nous leur attribuons immédiatement
moins d'importance pour la classification. Nous verrons tout à l'heure
pourquoi, à ce point de vue, les caractères embryologiques ont une si haute
valeur. La distribution géographique peut parfois être employée utilement
dans le classement des grands genres, parce que toutes les espèces d'un
même genre, habitant une région isolée et distincte, descendent, selon toute
probabilité, des mêmes parents.
De l'Origine des Espèces
CLASSIFICATION. 527
RESSEMBLANCES ANALOGUES.
Les remarques précédentes nous permettent de comprendre la distinction
très essentielle qu'il importe d'établir entre les affinités réelles et les
ressemblances d'adaptation ou ressemblances analogues. Lamarck a le
premier attiré l'attention sur cette distinction, admise ensuite par Macleay
et d'autres. La ressemblance générale du corps et celle des membres
antérieurs en forme de nageoires qu'on remarque entre le Dugong, animal
pachyderme, et la baleine ainsi que la ressemblance entre ces deux
mammifères et les poissons, sont des ressemblances analogues. Il en est de
même de la ressemblance entre la souris et la musaraigne (Sorex),
appartenant à des ordres différents, et de celle, encore beaucoup plus
grande, selon les observations de M. Mivart, existant entre la souris et un
petit marsupial (Antechinus) d'Australie. On peut, à ce qu'il me semble,
expliquer ces dernières ressemblances par une adaptation à des
mouvements également actifs au milieu de buissons et d'herbages,
permettant plus facilement à l'animal d'échapper à ses ennemis.
On compte d'innombrables cas de ressemblance chez les insectes ; ainsi
Linné, trompé par l'apparence extérieure, classa un insecte homoptère
parmi les phalènes. Nous remarquons des faits analogues même chez nos
variétés domestiques, la similitude frappante, par exemple, des formes des
races améliorées du porc commun et du porc chinois, descendues d'espèces
différentes ; tout comme dans les tiges semblablement épaissies du navet
commun et du navet de Suède. La ressemblance entre le lévrier et le cheval
de course à peine plus imaginaire que certaines analogies que beaucoup de
savants ont signalées entre des animaux très différents.
En partant de ce principe, que les caractères n'ont d'importance réelle pour
la classification qu'autant qu'ils révèlent les affinités généalogiques, on
peut aisément comprendre pourquoi des caractères analogues ou
d'adaptation, bien que d'une haute importance pour la prospérité de
l'individu, peuvent n'avoir presque aucune valeur pour les systématistes.
Des animaux appartenant à deux lignées d'ancêtres très distinctes peuvent,
RESSEMBLANCES ANALOGUES. 528
en effet, s'être adaptés à des conditions semblables, et avoir ainsi acquis
une grande ressemblance extérieure ; mais ces ressemblances, loin de
révéler leurs relations de parenté, tendent plutôt à les dissimuler. Ainsi
s'explique encore ce principe, paradoxal en apparence, que les mêmes
caractères sont analogues lorsqu'on compare un groupe à un autre groupe,
mais qu'ils révèlent de véritables affinités chez les membres d'un même
groupe, comparés les uns aux autres. Ainsi, la forme du corps et les
membres en forme de nageoires sont des caractères purement analogues
lorsqu'on compare la baleine aux poissons, parce qu'ils constituent dans les
deux classes une adaptation spéciale en vue d'un mode de locomotion
aquatique ; mais la forme du corps et les membres en forme de nageoires
prouvent de véritables affinités entre les divers membres de la famille des
baleines, car ces divers caractères sont si exactement semblables dans toute
la famille, qu'on ne saurait douter qu'ils ne proviennent par hérédité d'un
ancêtre commun. Il en est de même pour les poissons.
On pourrait citer, chez des êtres absolument distincts, de nombreux cas de
ressemblance extraordinaire entre des organes isolés, adaptés aux mêmes
fonctions. L'étroite ressemblance de la mâchoire du chien avec celle du
loup tasmanien (Thylacinus), animaux très éloignés l'un de l'autre dans le
système naturel, en offre un excellent exemple. Cette ressemblance,
toutefois, se borne à un aspect général, tel que la saillie des canines et la
forme incisive des molaires. Mais les dents diffèrent réellement beaucoup :
ainsi le chien porte, de chaque côte de la mâchoire supérieure, quatre
prémolaires et seulement deux molaires, tandis que le thylacinus a trois
prémolaires et quatre molaires. La conformation et la grandeur relative des
molaires diffèrent aussi beaucoup chez les deux animaux. La dentition
adulte est précédente d'une dentition de lactation tout à fait différente. On
peut donc nier que, dans les deux cas, ce soit la sélection naturelle de
variations successives qui a adapté les dents à déchirer la chair ; mais il
m'est impossible de comprendre qu'on puisse l'admettre dans un cas et le
nier dans l'autre. Je suis heureux de voir que le professeur Flower, dont
l'opinion a un si grand poids, en est arrivé à la même conclusion.
Les cas extraordinaires, cités dans un chapitre antérieur, relatifs à des
poissons très différents pourvus d'appareils électriques, à des insectes très
divers possédant des organes lumineux, et à des orchidées et à des
De l'Origine des Espèces
RESSEMBLANCES ANALOGUES. 529
asclépiades à masses de pollen avec disques visqueux, doivent rentrer aussi
sous la rubrique des ressemblances analogues. Mais ces cas sont si
étonnants, qu'on les a présentés comme des difficultés ou des objections
contre ma théorie. Dans tous les cas, on peut observer quelque différence
fondamentale dans la croissance ou le développement des organes, et
généralement dans la conformation adulte. Le but obtenu est le même,
mais les moyens sont essentiellement différents, bien que paraissant
superficiellement les mêmes. Le principe auquel nous avons fait allusion
précédemment sous le nom de variation analogue a probablement joué
souvent un rôle dans les cas de ce genre. Les membres de la même classe,
quoique alliés de très loin, ont hérité de tant de caractères constitutionnels
communs, qu'ils sont aptes à varier d'une façon semblable sous l'influence
de causes de même nature, ce qui aiderait évidemment l'acquisition par la
sélection naturelle d'organes ou de parties se ressemblant étonnamment, en
dehors de ce qu'a pu produire l'hérédité directe d'un ancêtre commun.
Comme des espèces appartenant à des classes distinctes se sont souvent
adaptées par suite de légères modifications successives à vivre dans des
conditions presque semblables – par exemple, à habiter la terre, l'air ou
l'eau – il n'est peut−être pas impossible d'expliquer comment il se fait
qu'on ait observe quelquefois un parallélisme numérique entre les
sous−groupes de classes distinctes. Frappé d'un parallélisme de ce genre,
un naturaliste, en élevant ou en rabaissant arbitrairement la valeur des
groupes de plusieurs classes, valeur jusqu'ici complètement arbitraire, ainsi
que l'expérience l'a toujours prouvé, pourrait aisément donner à ce
parallélisme une grande extension ; c'est ainsi que, très probablement, on a
imaginé les classifications septénaires, quinaires, quaternaires et ternaires.
Il est une autre classe de faits curieux dans lesquels la ressemblance
extérieure ne résulte pas d'une adaptation à des conditions d'existence
semblables, mais provient d'un besoin de protection. Je fais allusion aux
faits observés pour la première fois par M. Bates, relativement à certains
papillons qui copient de la manière la plus étonnante d'autres espèces
complètement distinctes. Cet excellent observateur a démontré que, dans
certaines régions de l'Amérique du Sud, où, par exemple, pullulent les
essaims brillants d'Ithomia, un autre papillon, le Leptalis, se faufile
souvent parmi les ithomia, auxquels il ressemble si étrangement par la
De l'Origine des Espèces
RESSEMBLANCES ANALOGUES. 530
forme, la nuance et les taches de ses ailes, que M. Bates, quoique exercé
par onze ans de recherches, et toujours sur ses gardes, était cependant
trompé sans cesse. Lorsqu'on examine le modèle et la copie et qu'on les
compare l'un à l'autre, on trouve que leur conformation essentielle diffère
entièrement, et qu'ils appartiennent non seulement à des genres différents,
mais souvent à des familles distinctes. Une pareille ressemblance aurait pu
être considérée comme une bizarre coïncidence, si elle ne s'était rencontrée
qu'une ou deux fois. Mais, dans les régions où les Leptalis copient les
Ithomia, on trouve d'autres espèces appartenant aux mêmes genres,
s'imitant les unes des autres avec le même degré de ressemblance. On a
énuméré jusqu'à dix genres contenant des espèces qui copient d'autres
papillons. Les espèces copiées et les espèces copistes habitent toujours les
mêmes localités, et on ne trouve jamais les copistes sur des points éloignés
de ceux qu'occupent les espèces qu'ils imitent. Les copistes ne comptent
habituellement que peu d'individus, les espèces copiées fourmillent
presque toujours par essaims. Dans les régions où une espèce de Leptalis
copie une Ithomia, il y a quelquefois d'autres lépidoptères qui copient aussi
la même ithomia ; de sorte que, dans un même lieu, on peut rencontrer des
espèces appartenant à trois genres de papillons, et même une phalène qui
toutes ressemblent à un papillon appartenant à un quatrième genre. Il faut
noter spécialement, comme le démontrent les séries graduées qu'on peut
établir entre plusieurs formes de leptalis copistes et les formes copiées,
qu'il en est un grand nombre qui ne sont que de simples variétés de la
même espèce, tandis que d'autres appartiennent, sans aucun doute, à des
espèces distinctes. Mais pourquoi, peut−on se demander, certaines formes
sont−elles toujours copiées, tandis que d'autres jouent toujours le rôle de
copistes ? M. Bates répond d'une manière satisfaisante à cette question en
démontrant que la forme copiée conserve les caractères habituels du
groupe auquel elle appartient, et que ce sont les copistes qui ont changé
d'apparence extérieure et cessé de ressembler à leurs plus proches alliés.
Nous sommes ensuite conduits à rechercher pour quelle raison certains
papillons ou certaines phalènes revêtent si fréquemment l'apparence
extérieure d'une autre forme tout à fait distincte, et pourquoi, à la grande
perplexité des naturalistes, la nature s'est livrée à de semblables
déguisements. M. Bates, à mon avis, en a fourni la véritable explication.
De l'Origine des Espèces
RESSEMBLANCES ANALOGUES. 531
Les formes copiées, qui abondent toujours en individus, doivent
habituellement échapper largement à la destruction, car autrement elles
n'existeraient pas en quantités si considérables ; or, on a aujourd'hui la
preuve qu'elles ne servent jamais de proie aux oiseaux ni aux autres
animaux qui se nourrissent d'insectes, à cause, sans doute, de leur goût
désagréable. Les copistes, d'une part, qui habitent la même localité, sont
comparativement fort rares, et appartiennent à des groupes qui le sont
également ; ces espèces doivent donc être exposées à quelque danger
habituel, car autrement, vu le nombre des œufs que pondent tous les
papillons, elles fourmilleraient dans tout le pays au bout de trois ou quatre
générations. Or, si un membre d'un de ces groupes rares et persécutés vient
à emprunter la parure d'une espèce mieux protégée, et cela de façon assez
parfaite pour tromper l'œil d'un entomologiste exercé, il est probable qu'il
pourrait tromper aussi les oiseaux de proie et les insectes carnassiers, et par
conséquent échappé à la destruction. On pourrait presque dire que M.
Bates a assisté aux diverses phases par lesquelles ces formes copistes en
sont venues à ressembler de si près aux formes copiées ; il a remarqué, en
effet, que quelques−unes des formes de leptalis qui copient tant d'autres
papillons sont variables au plus haut degré. Il en a rencontré dans un
district plusieurs variétés, dont une seule ressemble jusqu'à un certain point
à l'ithomia commune de la localité. Dans un autre endroit se trouvaient
deux ou trois variétés, dont l'une, plus commune que les autres, imitait à
s'y méprendre une autre forme d'ithomia. M. Bates, se basant sur des faits
de ce genre, conclut que le leptalis varie d'abord ; puis, quand une variété
arrive à ressembler quelque peu à un papillon abondant dans la même
localité, cette variété, grâce à sa similitude avec une forme prospère et peu
inquiétée, étant moins exposée à être la proie des oiseaux et des insectes,
est par conséquent plus souvent conservée ; – « les degrés de ressemblance
moins parfaite étant successivement éliminés dans chaque génération, les
autres finissent par rester seuls pour propager leur type. » Nous avons là un
exemple excellent de sélection naturelle.
MM. Wallace et Trimen ont aussi décrit plusieurs cas d'imitation
également frappants, observés chez les lépidoptères, dans l'archipel
malais ; et, en Afrique, chez des insectes appartenant à d'autres ordres. M.
Wallace a observé aussi un cas de ce genre chez les oiseaux, mais nous
De l'Origine des Espèces
RESSEMBLANCES ANALOGUES. 532
n'en connaissons aucun chez les mammifères. La fréquence plus grande de
ces imitations chez les insectes que chez les autres animaux est
probablement une conséquence de leur petite taille ; les insectes ne
peuvent se défendre, sauf toutefois ceux qui sont armés d'un aiguillon, et je
ne crois pas que ces derniers copient jamais d'autres insectes, bien qu'ils
soient eux−mêmes copiés très souvent par d'autres. Les insectes ne peuvent
échapper par le vol aux plus grands animaux qui les poursuivent ; ils se
trouvent donc réduits, comme tous les êtres faibles, à recourir à la ruse et à
la dissimulation.
Il est utile de faire observer que ces imitations n'ont jamais dû commencer
entre des formes complètement dissemblables au point de vue de la
couleur. Mais si l'on suppose que deux espèces se ressemblent déjà
quelque peu, les raisons que nous venons d'indiquer expliquent aisément
une ressemblance absolue entre ces deux espèces à condition que cette
ressemblance soit avantageuse à l'une d'elles. Si, pour une cause
quelconque, la forme copiée s'est ensuite graduellement modifiée, la forme
copiste a dû entrer dans la même voie et se modifier aussi dans des
proportions telles, qu'elle a dû revêtir un aspect et une coloration
absolument différents de ceux des autres membres de la famille à laquelle
elle appartient. Il y a, cependant, de ce chef une certaine difficulté, car il
est nécessaire de supposer, dans quelques cas, que des individus
appartenant à plusieurs groupes distincts ressemblaient, avant de s'être
modifiés autant qu'ils le sont aujourd'hui, à des individus d'un autre groupe
mieux protégé ; cette ressemblance accidentelle ayant servi de base à
l'acquisition ultérieure d'une ressemblance parfaite.
De l'Origine des Espèces
RESSEMBLANCES ANALOGUES. 533
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT
LES ÊTRES ORGANISÉS.
Comme les descendants modifiés d'espèces dominantes appartenant aux
plus grands genres tendent à hériter des avantages auxquels les groupes
dont ils font partie doivent leur extension et leur prépondérance, ils sont
plus aptes à se répandre au loin et à occuper des places nouvelles dans
l'économie de la nature. Les groupes les plus grands et les plus dominants
dans chaque classe tendent ainsi à s'agrandir davantage, et, par conséquent,
à supplanter beaucoup d'autres groupes plus petits et plus faibles. On
s'explique ainsi pourquoi tous les organismes, éteints et vivants, sont
compris dans un petit nombre d'ordres et dans un nombre de classes plus
restreint encore. Un fait assez frappant prouve le petit nombre des groupes
supérieurs et leur vaste extension sur le globe, c'est que la découverte de
l'Australie n'a pas ajouté un seul insecte appartenant à une classe nouvelle ;
c'est ainsi que, dans le règne végétal, cette découverte n'a ajouté, selon le
docteur Hooker, que deux ou trois petites familles à celles que nous
connaissions déjà.
J'ai cherché à établir, dans le chapitre sur la succession géologique, en
vertu du principe que chaque groupe a généralement divergé beaucoup en
caractères pendant la marche longue et continue de ses modifications,
comment il se fait que les formes les plus anciennes présentent souvent des
caractères jusqu'à un certain point intermédiaires entre des groupes
existants. Un petit nombre de ces formes anciennes et intermédiaires a
transmis jusqu'à ce jour des descendants peu modifiés, qui constituent ce
qu'on appelle les espèces aberrantes. Plus une forme est aberrante, plus le
nombre des formes exterminées et totalement disparues qui la rattachaient
à d'autres formes doit être considérable. Nous avons la preuve que les
groupes aberrants ont dû subir de nombreuses extinctions, car ils ne sont
ordinairement représentés que par un très petit nombre d'espèces ; ces
espèces, en outre, sont le plus souvent très distinctes les unes des autres, ce
qui implique encore de nombreuses extinctions. Les genres
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT L... 534
Ornithorynchus et Lepidosiren, par exemple, n'auraient pas été moins
aberrants s'ils eussent été représentés chacun par une douzaine d'espèces au
lieu de l'être aujourd'hui par une seule, par deux ou par trois. Nous ne
pouvons, je crois, expliquer ce fait qu'en considérant les groupes aberrants
comme des formes vaincues par des concurrents plus heureux, et qu'un
petit nombre de membres qui se sont conservés sur quelques points, grâce
à des conditions particulièrement favorables, représentent seuls
aujourd'hui.
M. Waterhouse a remarqué que, lorsqu'un animal appartenant à un groupe
présente quelque affinité avec un autre groupe tout à fait distinct, cette
affinité est, dans la plupart des cas, générale et non spéciale. Ainsi, d'après
M. Waterhouse, la viscache est, de tous les rongeurs, celui qui se
rapproche le plus des marsupiaux ; mais ses rapports avec cet ordre portent
sur des points généraux, c'est−à−dire qu'elle ne se rapproche pas plus d'une
espèce particulière de marsupial que d'une autre. Or, comme on admet que
ces affinités sont réelles et non pas simplement le résultat d'adaptations,
elles doivent, selon ma théorie, provenir par hérédité d'un ancêtre commun.
Nous devons donc supposer, soit que tous les rongeurs, y compris la
viscache, descendent de quelque espèce très ancienne de l'ordre des
marsupiaux qui aurait naturellement présenté des caractères plus ou moins
intermédiaires entre les formes existantes de cet ordre ; soit que les
rongeurs et les marsupiaux descendent d'un ancêtre commun et que les
deux groupes ont depuis subi de profondes modifications dans des
directions divergentes. Dans les deux cas, nous devons admettre que la
viscache a conservé, par hérédité, un plus grand nombre de caractères de
son ancêtre primitif que ne l'ont fait les autres rongeurs ; par conséquent,
elle ne doit se rattacher spécialement à aucun marsupial existant, mais
indirectement à tous, ou à presque tous, parce qu'ils ont conservé en partie
le caractère de leur commun ancêtre ou de quelque membre très ancien du
groupe. D'autre part, ainsi que le fait remarquer M. Waterhouse, de tous les
marsupiaux, c'est le Phascolomys qui ressemble le plus, non à une espèce
particulière de rongeurs, mais en général à tous les membres de cet ordre.
On peut toutefois, dans ce cas, soupçonner que la ressemblance est
purement analogue, le phascolomys ayant pu s'adapter à des habitudes
semblables à celles des rongeurs. A.−P. de Candolle a fait des observations
De l'Origine des Espèces
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT L... 535
à peu près analogues sur la nature générale des affinités de familles
distinctes de plantes. En partant du principe que les espèces descendues
d'un commun parent se multiplient en divergeant graduellement en
caractères, tout en conservant par héritage quelques caractères communs,
on peut expliquer les affinités complexes et divergentes qui rattachent les
uns aux autres tous les membres d'une même famille ou même d'un groupe
plus élevé. En effet, l'ancêtre commun de toute une famille, actuellement
fractionnée par l'extinction en groupes et en sous−groupes distincts, a dû
transmettre à toutes les espèces quelques−uns de ses caractères modifiés de
diverses manières et à divers degrés ; ces diverses espèces doivent, par
conséquent, être alliées les unes aux autres par des lignes d'affinités
tortueuses et de longueurs inégales, remontant dans le passé par un grand
nombre d'ancêtres, comme on peut le voir dans la figure à laquelle j'ai déjà
si souvent renvoyé le lecteur. De même qu'il est fort difficile de saisir les
rapports de parenté entre les nombreux descendants d'une noble et
ancienne famille, ce qui est même presque impossible sans le secours d'un
arbre généalogique, on peut comprendre combien a dû être grande, pour le
naturaliste, la difficulté de décrire, sans l'aide d'une figure, les diverses
affinités qu'il remarque entre les nombreux membres vivants et éteints
d'une même grande classe naturelle.
L'extinction, ainsi que nous l'avons vu au quatrième chapitre, a joué un
rôle important en déterminant et en augmentant toujours les intervalles
existant entre les divers groupes de chaque classe. Nous pouvons ainsi
nous expliquer pourquoi les diverses classes sont si distinctes les unes des
autres, la classe des oiseaux, par exemple, comparée aux autres vertébrés.
Il suffit d'admettre qu'un grand nombre de formes anciennes, qui reliaient
autrefois les ancêtres reculés des oiseaux à ceux des autres classes de
vertébrés, alors moins différenciées, se sont depuis tout à fait perdues.
L'extinction des formes qui reliaient autrefois les poissons aux batraciens a
été moins complète ; il y a encore eu moins d'extinction dans d'autres
classes, celle des crustacés par exemple, car les formes les plus
étonnamment diverses y sont encore reliées par une longue chaîne
d'affinités qui n'est que partiellement interrompue. L'extinction n'a fait que
séparer les groupes ; elle n'a contribué en rien à les former ; car, si toutes
les formes qui ont vécu sur la terre venaient à reparaître, il serait sans doute
De l'Origine des Espèces
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT L... 536
impossible de trouver des définitions de nature à distinguer chaque groupe,
mais leur classification naturelle ou plutôt leur arrangement naturel serait
possible. C'est ce qu'il est facile de comprendre en reprenant notre figure.
Les lettres A à L peuvent représenter onze genres de l'époque silurienne,
dont quelques−uns ont produit des groupes importants de descendants
modifiés ; on peut supposer que chaque forme intermédiaire, dans chaque
branche, est encore vivante et que ces formes intermédiaires ne sont pas
plus écartées les unes des autres que le sont les variétés actuelles. En pareil
cas, il serait absolument impossible de donner des définitions qui
permissent de distinguer les membres des divers groupes de leurs parents
et de leurs descendants immédiats. Néanmoins, l'arrangement naturel que
représente la figure n'en serait pas moins exact ; car, en vertu du principe
de l'hérédité, toutes les formes descendant de A, par exemple,
posséderaient quelques caractères communs. Nous pouvons, dans un arbre,
distinguer telle ou telle branche, bien qu'à leur point de bifurcation elles
s'unissent et se confondent. Nous ne pourrions pas comme je l'ai dit,
définir les divers groupes ; mais nous pourrions choisir des types ou des
formes comportant la plupart des caractères de chaque groupe petit ou
grand, et donner ainsi une idée générale de la valeur des différences qui les
séparent. C'est ce que nous serions obligés de faire, si nous parvenions
jamais à recueillir toutes les formes d'une classe qui ont vécu dans le temps
et dans l'espace. Il est certain que nous n'arriverons jamais à parfaire une
collection aussi complète ; néanmoins, pour certaines classes, nous tendons
à ce résultat ; et Milne−Edwards a récemment insisté, dans un excellent
mémoire, sur l'importance qu'il y a à s'attacher aux types, que nous
puissions ou non séparer et définir les groupes auxquels ces types
appartiennent.
En résume, nous avons vu que la sélection naturelle, qui résulte de la lutte
pour l'existence et qui implique presque inévitablement l'extinction des
espèces et la divergence des caractères chez les descendants d'une même
espèce parente, explique les grands traits généraux des affinités de tous les
êtres organisés, c'est−à−dire leur classement en groupes subordonnés à
d'autres groupes. C'est en raison des rapports généalogiques que nous
classons les individus des deux sexes et de tous les âges dans une même
espèce, bien qu'ils puissent n'avoir que peu de caractères en commun ; la
De l'Origine des Espèces
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT L... 537
classification des variétés reconnues, quelque différentes qu'elles soient de
leurs parents, repose sur le même principe, et je crois que cet élément
généalogique est le lien caché que les naturalistes ont cherché sous le nom
de système naturel. Dans l'hypothèse que le système naturel, au point où il
en est arrivé, est généalogique en son arrangement, les termes genres,
familles, ordres, etc., n'expriment que des degrés de différence et nous
pouvons comprendre les règles auxquelles nous sommes forcés de nous
conformer dans nos classifications. Nous pouvons comprendre pourquoi
nous accordons à certaines ressemblances plus de valeur qu'à certaines
autres ; pourquoi nous utilisons les organes rudimentaires et inutiles, ou
n'ayant que peu d'importance physiologique ; pourquoi, en comparant un
groupe avec un autre groupe distinct, nous repoussons sommairement les
caractères analogues ou d'adaptation, tout en les employant dans les limites
d'un même groupe. Nous voyons clairement comment il se fait que toutes
les formes vivantes et éteintes peuvent être groupées dans quelques
grandes classes, et comment il se fait que les divers membres de chacune
d'elles sont réunis les uns aux autres par les lignes d'affinité les plus
complexes et les plus divergentes. Nous ne parviendrons probablement
jamais à démêler l'inextricable réseau des affinités qui unissent entre eux
les membres de chaque classe ; mais, si nous nous proposons un but
distinct, sans chercher quelque plan de création inconnu, nous pouvons
espérer faire des progrès lents, mais sûrs. Le professeur Haeckel, dans sa
Generelle Morphologie et dans d'autres ouvrages récents, s'est occupé avec
sa science et son talent habituels de ce qu'il appelle la phylogénie, ou les
lignes généalogiques de tous les êtres organisés. C'est surtout sur les
caractères embryologiques qu'il s'appuie pour rétablir ses diverses séries,
mais il s'aide aussi des organes rudimentaires et homologues, ainsi que des
périodes successives auxquelles les diverses formes de la vie ont,
suppose−t−on, paru pour la première fois dans nos formations géologiques.
Il a ainsi commencé une œuvre hardie et il nous a montré comment la
classification doit être traitée à l'avenir.
De l'Origine des Espèces
SUR LA NATURE DES AFFINITÉS RELIANT L... 538
MORPHOLOGIE.
Nous avons vu que les membres de la même classe, indépendamment de
leurs habitudes d'existence, se ressemblent par le plan général de leur
organisation. Cette ressemblance est souvent exprimée par le terme d'unité
de type, c'est−à−dire que chez les différentes espèces de la même classe les
diverses parties et les divers organes sont homologues. L'ensemble de ces
questions prend le nom général de morphologie et constitue une des parties
les plus intéressantes de l'histoire naturelle, dont elle peut être considérée
comme l'âme. N'est−il pas très remarquable que la main de l'homme faite
pour saisir, la griffe de la taupe destinée à fouir la terre, la jambe du
cheval, la nageoire du marsouin et l'aile de la chauve−souris, soient toutes
construites sur un même modèle et renferment des os semblables, situés
dans les mêmes positions relatives ? N'est−il pas extrêmement curieux,
pour donner un exemple d'un ordre moins important, mais très frappant,
que les pieds postérieurs du kangouroo, si bien appropriés aux bonds
énormes que fait cet animal dans les plaines ouvertes ; ceux du koala,
grimpeur et mangeur de feuilles, également bien conformés pour saisir les
branches ; ceux des péramèles qui vivent dans des galeries souterraines et
qui se nourrissent d'insectes ou de racines, et ceux de quelques autres
marsupiaux australiens, soient tous construits sur le même type
extraordinaire, c'est−à−dire que les os du second et du troisième doigt sont
très minces et enveloppés dans une même peau, de telle sorte qu'ils
ressemblent à un doigt unique pourvu de deux griffes ? Malgré cette
similitude de type, il est évident que les pieds postérieurs de ces divers
animaux servent aux usages les plus différents que l'on puisse imaginer. Le
cas est d'autant plus frappant que les opossums américains, qui ont presque
les mêmes habitudes d'existence que certains de leurs parents australiens,
ont les pieds construits sur le plan ordinaire. Le professeur Flower, à qui
j'ai emprunté ces renseignements, conclut ainsi : « On peut appliquer aux
faits de ce genre l'expression de conformité au type, sans approcher
beaucoup de l'explication du phénomène ; » puis il ajoute : « Mais ces faits
MORPHOLOGIE. 539
n'éveillent−ils pas puissamment l'idée d'une véritable parenté et de la
descendance d'un ancêtre commun ? »
Geoffroy Saint−Hilaire a beaucoup insisté sur la haute importance de la
position relative ou de la connexité des parties homologues, qui peuvent
différer presque à l'infini sous le rapport de la forme et de la grosseur, mais
qui restent cependant unies les unes aux autres suivant un ordre invariable.
Jamais, par exemple, on n'a observé une transposition des os du bras et de
l'avant−bras, ou de la cuisse et de la jambe. On peut donc donner les
mêmes noms aux os homologués chez les animaux les plus différents. La
même loi se retrouve dans la construction de la bouche des insectes ; quoi
de plus différent que la longue trompe roulée en spirale du papillon sphinx,
que celle si singulièrement repliée de l'abeille ou de la punaise, et que les
grandes mâchoires d'un coléoptère ? Tous ces organes, cependant, servant
à des usages si divers, sont formés par des modifications infiniment
nombreuses d'une lèvre supérieure, de mandibules et de deux paires de
mâchoires. La même loi règle la construction de la bouche et des membres
des crustacés. Il en est de même des fleurs des végétaux.
Il n'est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette similitude
du type chez les membres d'une classe par l'utilité ou par la doctrine des
causes finales. Owen a expressément admis l'impossibilité d'y parvenir
dans son intéressant ouvrage sur la Nature des membres. Dans l'hypothèse
de la création indépendante de chaque être, nous ne pouvons que constater
ce fait en ajoutant qu'il a plu au Créateur de construire tous les animaux et
toutes les plantes de chaque grande classe sur un plan uniforme ; mais ce
n'est pas là une explication scientifique.
L'explication se présente, au contraire, d'elle−même, pour ainsi dire, dans
la théorie de la sélection des modifications légères et successives, chaque
modification étant avantageuse en quelque manière à la forme modifiée et
affectant souvent par corrélation d'autres parties de l'organisation. Dans les
changements de cette nature, il ne saurait y avoir qu'une bien faible
tendance à modifier le plan primitif, et aucune à en transposer les parties.
Les os d'un membre peuvent, dans quelque proportion que ce soit, se
raccourcir et s'aplatir, ils peuvent s'envelopper en même temps d'une
épaisse membrane, de façon à servir de nageoire ; ou bien, les os d'un pied
palmé peuvent s'allonger plus ou moins considérablement en même temps
De l'Origine des Espèces
MORPHOLOGIE. 540
que la membrane interdigitale, et devenir ainsi une aile ; cependant toutes
ces modifications ne tendent à altérer en rien la charpente des os ou leurs
rapports relatifs. Si nous supposons un ancêtre reculé, qu'on pourrait
appeler l'archétype de tous les mammifères, de tous les oiseaux et de tous
les reptiles, dont les membres avaient la forme générale actuelle, quel
qu'ait pu, d'ailleurs, être l'usage de ces membres, nous pouvons concevoir
de suite la construction homologue, des membres chez tous les
représentants de la classe entière. De même, à l'égard de la bouche des
insectes ; nous n'avons qu'à supposer un ancêtre commun pourvu d'une
lèvre supérieure, de mandibules et de deux paires de mâchoires, toutes ces
parties ayant peut−être une forme très simple ; la sélection naturelle suffit
ensuite pour expliquer la diversité infinie qui existe dans la conformation
et les fonctions de la bouche de ces animaux. Néanmoins, on peut
concevoir que le plan général d'un organe puisse s'altérer au point de
disparaître complètement par la réduction, puis par l'atrophie complète de
certaines parties, par la fusion, le doublement ou la multiplication d'autres
parties, variations que nous savons être dans les limites du possible. Le
plan général semble avoir été ainsi en partie altéré dans les nageoires des
gigantesques lézards marins éteints, et dans la bouche de certains crustacés
suceurs.
Il est encore une autre branche également curieuse de notre sujet : c'est la
comparaison, non plus des mêmes parties ou des mêmes organes chez les
différents membres d'une même classe, mais l'examen comparé des
diverses parties ou des divers organes chez le même individu. La plupart
des physiologistes admettent que les os du crâne sont homologues avec les
parties élémentaires d'un certain nombre de vertèbres, c'est−à−dire qu'ils
présentent le même nombre de ces parties dans la même position relative
réciproque. Les membres antérieurs et postérieurs de toutes les classes de
vertébrés supérieurs sont évidemment homologues. Il en est de même des
mâchoires si compliquées et des pattes des crustacés. Chacun sait que,
chez une fleur, on explique les positions relatives des sépales, des pétales,
des étamines et des pistils, ainsi que leur structure intime, en admettant que
ces diverses parties sont formées de feuilles métamorphosées et disposées
en spirale. Les monstruosités végétales nous fournissent souvent la preuve
directe de la transformation possible d'un organe en un autre ; en outre,
De l'Origine des Espèces
MORPHOLOGIE. 541
nous pouvons facilement constater que, pendant les premières phases du
développement des fleurs, ainsi que chez les embryons des crustacés et de
beaucoup d'autres animaux, des organes très différents, une fois arrivés à
maturité, se ressemblent d'abord complètement.
Comment expliquer ces faits d'après la théorie des créations ? Pourquoi le
cerveau est−il renfermé dans une boîte composée de pièces osseuses si
nombreuses et si singulièrement conformées qui semblent représenter des
vertèbres ? Ainsi que l'a fait remarquer Owen, l'avantage que présente cette
disposition, en permettant aux os séparés de fléchir pendant l'acte de la
parturition chez les mammifères, n'expliquerait en aucune façon pourquoi
la même conformation se retrouve dans le crâne des oiseaux et des reptiles.
Pourquoi des os similaires ont−ils été créés pour former l'aile et la jambe
de la chauve−souris, puisque ces os sont destinés à des usages si différents,
le vol et la marche ? Pourquoi un crustacé, pourvu d'une bouche
extrêmement compliquée, formée d'un grand nombre de pièces, a−t−il
toujours, et comme une conséquence nécessaire, un moins grand nombre
de pattes ? et inversement pourquoi ceux qui ont beaucoup de pattes
ont−ils une bouche plus simple ? Pourquoi les sépales, les pétales, les
étamines et les pistils de chaque fleur, bien qu'adaptés à des usages si
différents, sont−ils tous construits sur le même modèle ?
La théorie de la sélection naturelle nous permet, jusqu'à un certain point,
de répondre à ces questions. Nous n'avons pas à considérer ici comment les
corps de quelques animaux se sont primitivement divisés en séries de
segments, ou en côtés droit et gauche, avec des organes correspondants,
car ces questions dépassent presque la limite de toute investigation. Il est
cependant probable que quelques conformations en séries sont le résultat
d'une multiplication de cellules par division, entraînant la multiplication
des parties qui proviennent de ces cellules. Il nous suffit, pour le but que
nous nous proposons, de nous rappeler la remarque faite par Owen,
c'est−à−dire qu'une répétition indéfinie de parties ou d'organes constitue le
trait caractéristique de toutes les formes inférieures et peu spécialisées.
L'ancêtre inconnu des vertébrés devait donc avoir beaucoup de vertèbres,
celui des articulés beaucoup de segments, et celui des végétaux à fleurs de
nombreuses feuilles disposées en une ou plusieurs spires ; nous avons aussi
vu précédemment que les organes souvent répétés sont essentiellement
De l'Origine des Espèces
MORPHOLOGIE. 542
aptes à varier, non seulement par le nombre, mais aussi par la forme. Par
conséquent, leur présence en quantité considérable et leur grande
variabilité ont naturellement fourni les matériaux nécessaires à leur
adaptation aux buts les plus divers, tout en conservant, en général, par suite
de la force héréditaire, des traces distinctes de leur ressemblance originelle
ou fondamentale. Ils doivent conserver d'autant plus cette ressemblance
que les variations fournissant la base de leur modification subséquente à
l'aide de la sélection naturelle, tendent dès l'abord à être semblables ; les
parties, à leur état précoce, se ressemblant et étant soumises presque aux
mêmes conditions. Ces parties plus ou moins modifiées seraient
sérialement homologues, à moins que leur origine commune ne fût
entièrement obscurcie.
Bien qu'on puisse aisément démontrer dans la grande classe des
mollusques l'homologie des parties chez des espèces distinctes, on ne peut
signaler que peu d'homologies sériales telles que les valves des chitons ;
c'est−à−dire que nous pouvons rarement affirmer l'homologie de telle
partie du corps avec telle autre partie du même individu. Ce fait n'a rien de
surprenant ; chez les mollusques, en effet, même parmi les représentants
les moins élevés de la classe, nous sommes loin de trouver cette répétition
indéfinie d'une partie donnée, que nous remarquons dans les autres grands
ordres du règne animal et du règne végétal.
La morphologie constitue, d'ailleurs un sujet bien plus compliqué qu'il ne
le paraît d'abord ; c'est ce qu'a récemment démontré M. Ray−Lankester
dans un mémoire remarquable. M. Lankester établit une importante
distinction entre certaines classes de faits que tous les naturalistes ont
considérés comme également homologues. Il propose d'appeler structures
homogènes les structures qui se ressemblent chez des animaux distincts,
par suite de leur descendance d'un ancêtre commun avec des modifications
subséquentes, et les ressemblances qu'on ne peut expliquer ainsi,
ressemblances homoplastiques. Par exemple, il croit que le cœur des
oiseaux et des mammifères est homogène dans son ensemble, c'est−à−dire
qu'il provient d'un ancêtre commun ; mais que les quatre cavités du cœur
sont, chez les deux classes, homoplastiques, c'est−à−dire qu'elles se sont
développées indépendamment. M. Lankester allègue encore l'étroite
ressemblance des parties situées du côté droit et du côté gauche du corps,
De l'Origine des Espèces
MORPHOLOGIE. 543
ainsi que des segments successifs du même individu ; ce sont là des parties
ordinairement appelées homologues, et qui, cependant, ne se rattachent
nullement à la descendance d'espèces diverses d'un ancêtre commun. Les
conformations homoplastiques sont celles que j'avais classées, d'une
manière imparfaite, il est vrai, comme des modifications ou des
ressemblances analogues. On peut, en partie, attribuer leur formation à des
variations qui ont affecté d'une manière semblable des organismes distincts
ou des parties distinctes des organismes, et, en partie, à des modifications
analogues, conservées dans un but général ou pour une fonction générale.
On en pourrait citer beaucoup d'exemples.
Les naturalistes disent souvent que le crâne est formé de vertèbres
métamorphosées, que les mâchoires des crabes sont des pattes
métamorphosées, les étamines et les pistils des fleurs des feuilles
métamorphosées ; mais, ainsi que le professeur Huxley l'a fait remarquer,
il serait, dans la plupart des cas, plus correct de parler du crâne et des
vertèbres, des mâchoires et des pattes, etc., comme provenant, non pas de
la métamorphose en un autre organe de l'un de ces organes, tel qu'il existe,
mais de la métamorphose de quelque élément commun et plus simple. La
plupart des naturalistes, toutefois, n'emploient l'expression que dans un
sens métaphorique, et n'entendent point par là que, dans le cours prolongé
des générations, des organes primordiaux quelconques – vertèbres dans un
cas et pattes dans l'autre – aient jamais été réellement transformés en
crânes ou en mâchoires. Cependant, il y a tant d'apparences que de
semblables modifications se sont opérées, qu'il est presque impossible
d'éviter l'emploi d'une expression ayant cette signification directe. À mon
point de vue, de pareils termes peuvent s'employer dans un sens littéral ; et
le fait remarquable que les mâchoires d'un crabe, par exemple, ont retenu
de nombreux caractères ; qu'elles auraient probablement conservés par
hérédité si elles eussent réellement été le produit d'une métamorphose de
pattes véritables, quoique fort simples, se trouverait en partie expliqué.
De l'Origine des Espèces
MORPHOLOGIE. 544
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE.
Nous abordons ici un des sujets les plus importants de toute l'histoire
naturelle. Les métamorphoses des insectes, que tout le monde connaît,
s'accomplissent d'ordinaire brusquement au moyen d'un petit nombre de
phases, mais les transformations sont en réalité nombreuses et graduelles.
Un certain insecte éphémère (Chlöeon), ainsi que l'a démontré Sir J.
Lubbock, passe, pendant son développement par plus de vingt mues, et
subit chaque fois une certaine somme de changements ; dans ce cas, la
métamorphose s'accomplit d'une manière primitive et graduelle. On voit,
chez beaucoup d'insectes, et surtout chez quelques crustacés, quels
étonnants changements de structure peuvent s'effectuer pendant le
développement. Ces changements, toutefois, atteignent leur apogée dans
les cas dits de génération alternante qu'on observe chez quelques animaux
inférieurs. N'est−il pas étonnant, par exemple, qu'une délicate coralline
ramifiée, couverte de polypes et fixée à un rocher sous−marin produise,
d'abord par bourgeonnement et ensuite par division transversale, une foule
d'énormes méduses flottantes ? Celles−ci, à leur tour produisent des œufs
d'où sortent des animalcules doués de la faculté de nager ; ils s'attachent
aux rochers et se développent ensuite en corallines ramifiées ; ce cycle se
continue ainsi à l'infini. La croyance à l'identité essentielle de la génération
alternante avec la métamorphose ordinaire a été confirmée dans une forte
mesure par une découverte de Wagner ; il a observé, en effet, que la larve
de la cécidomye produit asexuellement d'autres larves. Celles−ci, à leur
tour, en produisent d'autres, qui finissent par se développer en mâles et en
femelles réels, propageant leur espèce de la façon habituelle, par des œufs.
Je dois ajouter que, lorsqu'on annonça la remarquable découverte de
Wagner, on me demanda comment il était possible de concevoir que la
larve de cette mouche ait pu acquérir l'aptitude à une reproduction
asexuelle. Il était impossible de répondre tant que le cas restait unique.
Mais Grimm a démontré qu'une autre mouche, le chironome, se reproduit
d'une manière presque identique, et il croit que ce phénomène se présente
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 545
fréquemment dans cet ordre. C'est la chrysalide et non la larve du
chironome qui a cette aptitude, et Grimm démontre, en outre, que ce cas
relie jusqu'à un certain point, « celui de la cécidomye avec la
parthénogénèse des coccidés », – le terme parthénogénèse impliquant que
les femelles adultes des coccidés peuvent produire des œufs féconds sans
le concours du mâle. On sait actuellement que certains animaux,
appartenant à plusieurs classes, sont doués de l'aptitude à la reproduction
ordinaire dès un âge extraordinairement précoce ; or, nous n'avons qu'à
faire remonter graduellement la reproduction parthénogénétique à un âge
toujours plus précoce – le chironome nous offre, d'ailleurs, une phase
presque exactement intermédiaire, celle de la chrysalide – pour expliquer
le cas merveilleux de la cécidomye.
Nous avons déjà constaté que diverses parties d'un même individu, qui sont
identiquement semblables pendant la première période embryonnaire, se
différencient considérablement à l'état adulte et servent alors à des usages
fort différents. Nous avons démontré, en outre, que les embryons des
espèces les plus distinctes appartenant à une même classe sont
généralement très semblables, mais en se développant deviennent fort
différents. On ne saurait trouver une meilleure preuve de ce fait que ces
paroles de von Baer : « Les embryons des mammifères, des oiseaux, des
lézards, des serpents, et probablement aussi ceux des tortues, se
ressemblent beaucoup pendant les premières phases de leur
développement, tant dans leur ensemble que par le mode d'évolution des
parties ; cette ressemblance est même si parfaite, que nous ne pouvons les
distinguer que par leur grosseur. Je possède, conservés dans l'alcool, deux
petits embryons dont j'ai omis d'inscrire le nom, et il me serait
actuellement impossible de dire à quelle classe ils appartiennent. Ce sont
peut−être des lézards, des petits oiseaux, ou de très jeunes mammifères,
tant est grande la similitude du mode de formation de la tête et du tronc
chez ces animaux. Il est vrai que les extrémités de ces embryons manquent
encore ; mais eussent−elles été dans la première phase de leur
développement, qu'elles ne nous auraient rien appris, car les pieds des
lézards et des mammifères, les ailes et les pieds des oiseaux, et même les
mains et les pieds de l'homme, partent tous de la même forme
fondamentale.» Les larves de la plupart des crustacés, arrivées à des
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 546
périodes égales de développement, se ressemblent beaucoup, quelque
différents que ces crustacés puissent devenir quand ils sont adultes ; il en
est de même pour beaucoup d'autres animaux. Des traces de la loi de la
ressemblance embryonnaire persistent quelquefois jusque dans un âge
assez avancé ; ainsi, les oiseaux d'un même genre et de genres alliés se
ressemblent souvent par leur premier plumage comme nous le voyons dans
les plumes tachetées des jeunes du groupe des merles. Dans la tribu des
chats, la plupart des espèces sont rayées et tachetées, raies et taches étant
disposées en lignes, et on distingue nettement des raies ou des taches sur la
fourrure des lionceaux et des jeunes pumas. On observe parfois, quoique
rarement, quelque chose de semblable chez les plantes ; ainsi, les
premières feuilles de l'ajonc (ulex) et celles des acacias phyllodinés sont
pinnées ou divisées comme les feuilles ordinaires des légumineuses.
Les points de conformation par lesquels les embryons d'animaux fort
différents d'une même classe se ressemblent n'ont souvent aucun rapport
avec les conditions d'existence. Nous ne pouvons, par exemple, supposer
que la forme particulière en lacet qu'affectent, chez les embryons des
vertébrés, les artères des fentes branchiales, soit en rapport avec les
conditions d'existence, puisque la même particularité se remarque à la fois
chez le jeune mammifère nourri dans le sein maternel, chez l'œuf de
l'oiseau couve dans un nid, ou chez le frai d'une grenouille qui se
développe sous l'eau. Nous n'avons pas plus de motifs pour admettre un
pareil rapport, que nous n'en avons pour croire que les os analogues de la
main de l'homme, de l'aile de la chauve−souris ou de la nageoire du
marsouin, soient en rapport avec des conditions semblables d'existence.
Personne ne suppose que la fourrure tigrée du lionceau ou les plumes
tachetées du jeune merle aient pour eux aucune utilité.
Le cas est toutefois différent lorsque l'animal, devenant actif pendant une
partie de sa vie embryonnaire, doit alors pourvoir lui−même à sa
nourriture. La période d'activité peut survenir à un âge plus ou moins
précoce ; mais, à quelque moment qu'elle se produise, l'adaptation de la
larve à ses conditions d'existence est aussi parfaite et aussi admirable
qu'elle l'est chez l'animal adulte. Les observations de sir J. Lubbock sur la
ressemblance étroite qui existe entre certaines larves d'insectes appartenant
à des ordres très différents, et inversement sur la dissemblance des larves
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 547
d'autres insectes d'un même ordre, suivant leurs conditions d'existence et
leurs habitudes, indiquent quel rôle important ont joué ces adaptations. Il
résulte de ce genre d'adaptations, surtout lorsqu'elles impliquent une
division de travail pendant les diverses phases du développement – quand
la même larve doit, par exemple, pendant une phase de son
développement, chercher sa nourriture, et, pendant une autre phase,
chercher une place pour se fixer – que la ressemblance des larves
d'animaux très voisins est fréquemment très obscurcie. On pourrait même
citer des exemples de larves d'espèces alliées ou de groupes d'espèces qui
diffèrent plus les unes des autres que ne le font les adultes. Dans la plupart
des cas, cependant, les larves, bien qu'actives, subissent encore plus ou
moins la loi commune des ressemblances embryonnaires. Les cirripèdes en
offrent un excellent exemple ; l'illustre Cuvier lui−même ne s'est pas
aperçu qu'une balane est un crustacé, bien qu'un seul coup d'œil jeté sur la
larve suffise pour ne laisser aucun doute à cet égard. De même le deux
principaux groupes des cirripèdes, les pédonculés et les sessiles, bien que
très différents par leur aspect extérieur, ont des larves qu'on peut à peine
distinguer les unes des autres pendant les phases successives de leur
développement.
Dans le cours de son évolution, l'organisation de l'embryon s'élève
généralement ; j'emploie cette expression, bien que je sache qu'il est
presque impossible de définir bien nettement ce qu'on entend par une
organisation plus ou moins élevée. Toutefois, nul ne constatera
probablement que le papillon est plus élevé que la chenille. Il y a
néanmoins des cas où l'on doit considérer l'animal adulte comme moins
élevé que sa larve dans l'échelle organique ; tels sont, par exemple, certains
crustacés parasites. Revenons encore aux cirripèdes, dont les larves,
pendant la première phase du développement, ont trois paires de pattes, un
œil unique et simple, et une bouche en forme de trompe, avec laquelle elles
mangent beaucoup, car elles augmentent rapidement en grosseur. Pendant
la seconde phase, qui correspond à l'état de chrysalide chez le papillon,
elles ont six paires de pattes natatoires admirablement construites, une
magnifique paire d'yeux composés et des antennes très compliquées ; mais
leur bouche est très imparfaite et hermétiquement close, de sorte qu'elles
ne peuvent manger. Dans cet état, leur seule fonction est de chercher, grâce
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 548
au développement des organes des sens, et d'atteindre, au moyen de leur
appareil de natation, un endroit convenable auquel elles puissent s'attacher
pour y subir leur dernière métamorphose. Ceci fait, elles demeurent
attachées à leur rocher pour le reste de leur vie ; leurs pattes se
transforment en organes préhensiles ; une bouche bien conformée reparaît,
mais elles n'ont plus d'antennes, et leurs deux yeux sont de nouveau
remplacés par un seul petit œil très simple, semblable à un point. Dans cet
état complet, qui est le dernier, les cirripèdes peuvent être également
considérés comme ayant une organisation plus ou moins élevée que celle
qu'ils avaient à l'état de larve. Mais, dans quelques genres, les larve se
transforment, soit en hermaphrodites présentant la conformation ordinaire,
soit en ce que j'ai appelé des mâles complémentaires ; chez ces derniers, le
développement est certainement rétrograde, car ils ne constituent plus
qu'un sac, qui ne vit que très peu de temps, privé qu'il est de bouche,
d'estomac et de tous les organes importants, ceux de la reproduction
exceptés.
Nous sommes tellement habitués à voir une différence de conformation
entre l'embryon et l'adulte, que nous sommes disposés à regarder cette
différence comme une conséquence nécessaire de la croissance. Mais il n'y
a aucune raison pour que l'aile d'une chauve−souris, ou les nageoires d'un
marsouin, par exemple, ne soient pas esquissées dans toutes leurs parties,
et dans les proportions voulues, dès que ces parties sont devenues visibles
dans l'embryon. Il y a certains groupes entiers d'animaux et aussi certains
membres d'autres groupes, chez lesquels l'embryon à toutes les périodes de
son existence, ne diffère pas beaucoup de la forme adulte. Ainsi Owen a
remarqué que chez la seiche « il n'y a pas de métamorphose, le caractère
céphalopode se manifestant longtemps avant que les divers organes de
l'embryon soient complets. » Les coquillages terrestres et les crustacés
d'eau douce naissent avec leurs formes propres, tandis que les membres
marins des deux mêmes grandes classes subissent, dans le cours de leur
développement, des modifications considérables. Les araignées
n'éprouvent que de faibles métamorphoses. Les larves de la plupart des
insectes passent par un état vermiforme, qu'elles soient actives et adaptées
à des habitudes diverses, ou que, placées au sein de la nourriture qui leur
convient, ou nourries par leurs parents, elles restent inactives. Il est
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 549
cependant quelques cas, comme celui des aphis, dans le développement
desquels, d'après les beaux dessins du professeur Huxley, nous ne trouvons
presque pas de traces d'un état vermiforme. Parfois, ce sont seulement les
premières phases du développement qui font défaut. Ainsi Fritz Müller a
fait la remarquable découverte que certains crustacés, alliés aux Penœus, et
ressemblant à des crevettes, apparaissent d'abord sous la forme simple de
Nauplies, puis, après avoir passé par deux ou trois états de la forme Zoé, et
enfin par l'état de Mysis, acquièrent leur conformation adulte. Or, dans la
grande classe des malacostracés, à laquelle appartiennent ces crustacés, ou
ne connaît aucun autre membre qui se développe d'abord sous la forme de
nauplie, bien que beaucoup apparaissent sous celle de zoé ; néanmoins,
Müller donne des raisons de nature à faire croire que tous ces crustacés
auraient apparu comme nauplies, s'il n'y avait pas eu une suppression de
développement.
Comment donc expliquer ces divers faits de l'embryologie ? Comment
expliquer la différence si générale, mais non universelle, entre la
conformation de l'embryon et celle de l'adulte ; la similitude, aux débuts de
l'évolution, des diverses parties d'un même embryon, qui doivent devenir
plus tard entièrement dissemblables et servir à des fonctions très diverses ;
la ressemblance générale, mais non invariable, entre les embryons ou les
larves des espèces les plus distinctes dans une même classe ; la
conservation, chez l'embryon encore dans l'œuf ou dans l'utérus, de
conformations qui lui sont inutiles à cette période aussi bien qu'à une
période plus tardive de la vie ; le fait que, d'autre part, des larves qui ont à
suffire à leurs propres besoins s'adaptent parfaitement aux conditions
ambiantes ; enfin, le fait que certaines larves se trouvent placées plus haut
sur l'échelle de l'organisation que les animaux adultes qui sont le terme
final de leurs transformations ? Je crois que ces divers faits peuvent
s'expliquer de la manière suivante.
On suppose ordinairement, peut−être parce que certaines monstruosités
affectent l'embryon de très bonne heure, que les variations légères ou les
différences individuelles apparaissent nécessairement à une époque
également très précoce. Nous n'avons que peu de preuves sur ce point,
mais les quelques−unes que nous possédons indiquent certainement le
contraire ; il est notoire, en effet, que les éleveurs de bétail, de chevaux et
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 550
de divers animaux de luxe, ne peuvent dire positivement qu'un certain
temps après la naissance quelles seront les qualités ou les défauts d'un
animal. Nous remarquons le même fait chez nos propres enfants ; car nous
ne pouvons dire d'avance s'ils seront grands ou petits, ni quels seront
précisément leurs traits. La question n'est pas de savoir à quelle époque de
la vie chaque variation a pu être causée, mais à quel moment s'en
manifestent les effets. Les causes peuvent avoir agi, et je crois que cela est
généralement le cas, sur l'un des parents ou sur tous deux, avant l'acte de la
génération. Il faut remarquer que tant que le jeune animal reste dans le sein
maternel ou dans l'œuf, et que tant qu'il est nourri et protégé par ses
parents, il lui importe peu que la plupart de ses caractères se développent
un peu plus tôt ou un peu plus tard. Peu importe, en effet, à un oiseau
auquel, par exemple, un bec très recourbé est nécessaire pour se procurer
sa nourriture, de posséder ou non un bec de cette forme, tant qu'il est nourri
par ses parents. J'ai déjà fait observer, dans le premier chapitre, que toute
variation, à quelque période de la vie qu'elle puisse apparaître chez les
parents, tend à se manifester chez les descendants à l'âge correspondant. Il
est même certaines variations qui ne peuvent apparaître qu'à cet âge
correspondant ; tels sont certains caractères de la chenille, du cocon ou de
l'état de chrysalide chez le ver à soie, ou encore les variations qui affectent
les cornes du bétail. Mais les variations qui, autant que nous pouvons en
juger, pourraient indifféremment se manifester à un âge plus ou moins
précoce, tendent cependant à reparaître également chez le descendant à
l'âge où elles se sont manifestées chez le parent. Je suis loin de vouloir
prétendre qu'il en soit toujours ainsi, car je pourrais citer des cas nombreux
de variations, ce terme étant pris dans son acception la plus large, qui se
sont manifestées à un âge plus précoce chez l'enfant que chez le parent.
J'estime que ces deux principes, c'est−à−dire que les variations légères
n'apparaissent généralement pas à un âge très précoce, et qu'elles sont
héréditaires à l'âge correspondant, expliquent les principaux faits
embryologiques que nous venons d'indiquer. Toutefois, examinons d'abord
certains cas analogues chez nos variétés domestiques. Quelques savants,
qui se sont occupés particulièrement du chien, admettent que le lévrier ou
le bouledogue, bien que si différents, sont réellement des variétés
étroitement alliées, descendues de la même souche sauvage. J'étais donc
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 551
curieux de voir quelles différences on peut observer chez leurs petits ; des
éleveurs me disaient qu'ils diffèrent autant que leurs parents, et, à en juger
par le seul coup d'œil, cela paraissait être vrai. Mais en mesurant les chiens
adultes et les petits âgés de six jours je trouvai que ceux−ci sont loin
d'avoir acquis toutes leurs différences proportionnelles. On m'avait dit
aussi que les poulains du cheval de course et ceux du cheval de trait – races
entièrement formées par la sélection sous l'influence de la domestication –
diffèrent autant les uns des autres que les animaux adultes ; mais j'ai pu
constater par des mesures précises, prises sur des juments des deux races et
sur leurs poulains âgés de trois jours, que ce n'est en aucune façon le cas.
Comme nous possédons la preuve certaine que les races de pigeons
descendent d'une seule espèce sauvage, j'ai comparé les jeunes pigeons de
diverses races douze heures après leur éclosion. J'ai mesuré avec soin les
dimensions du bec et de son ouverture, la longueur des narines et des
paupières, celle des pattes, et la grosseur des pieds, chez des individus de
l'espèce sauvage, chez des grosses−gorges, des paons, des runts, des
barbes, des dragons, des messagers et des culbutants. Quelques−uns de ces
oiseaux, à l'état adulte, diffèrent par la longueur et la forme du bec, et par
plusieurs autres caractères, à un point tel que, trouvés à l'état de nature, on
les classerait sans aucun doute dans des genres distincts. Mais, bien qu'on
puisse distinguer pour la plupart les pigeons nouvellement éclos de ces
diverses races, si on les place les uns auprès des autres, ils présentent, sur
les points précédemment indiqués, des différences proportionnelles
incomparablement moindres que les oiseaux adultes. Quelques traits
caractéristiques, tels que la largeur du bec, sont à peine saisissables chez
les jeunes. Je n'ai constaté qu'une seule exception remarquable à cette
règle, c'est que les jeunes culbutants à courte face diffèrent presque autant
que les adultes des jeunes du biset sauvage et de ceux des autres races.
Les deux principes déjà mentionnés expliquent ces faits. Les amateurs
choisissent leurs chiens, leurs chevaux, leurs pigeons reproducteurs, etc.,
lorsqu'ils ont déjà presque atteint l'âge adulte ; peu leur importe que les
qualités qu'ils désirent soient acquises plus tôt ou plus tard, pourvu que
l'animal adulte les possède. Les exemples précédents, et surtout celui des
pigeons, prouvent que les différences caractéristiques qui ont été
accumulées par la sélection de l'homme et qui donnent aux races leur
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 552
valeur, n'apparaissent pas généralement à une période précoce de la vie, et
deviennent héréditaires à un âge correspondant et assez avancé. Mais
l'exemple du culbutant courte face, qui possède déjà ses caractères propres
à l'âge de douze heures, prouve que cette règle n'est pas universelle ; chez
lui, en effet, les différences caractéristiques ont, ou apparu plus tôt qu'à
l'ordinaire, ou bien ces différences, au lieu d'être transmises
héréditairement à l'âge correspondant, se sont transmises à un âge plus
précoce. Appliquons maintenant ces deux principes aux espèces à l'état de
nature. Prenons un groupe d'oiseaux descendus de quelque forme ancienne,
et que la sélection naturelle a modifiés en vue d'habitudes diverses. Les
nombreuses et légères variations successives survenues chez les différentes
espèces à un âge assez avancé se transmettent par hérédité à l'âge
correspondant ; les jeunes seront donc peu modifiés et se ressembleront
davantage que ne le font les adultes, comme nous venons de l'observer
chez les races de pigeons. On peut étendre cette manière de voir à des
conformations très distinctes et à des classes entières. Les membres
antérieurs, par exemple, qui ont autrefois servi de jambes à un ancêtre
reculé, peuvent, à la suite d'un nombre infini de modifications, s'être
adaptés à servir de mains chez un descendant, de nageoires chez un autre,
d'ailes chez un troisième ; mais, en vertu des deux principes précédents, les
membres antérieurs n'auront pas subi beaucoup de modifications chez les
embryons de ces diverses formes, bien que, dans chacune d'elles, le
membre antérieur doive différer considérablement à l'âge adulte. Quelle
que soit l'influence que l'usage ou le défaut d'usage puisse avoir pour
modifier les membres ou les autres organes d'un animal, cette influence
affecte surtout l'animal adulte, obligé de se servir de toutes ses facultés
pour pourvoir à ses besoins ; or, les modifications ainsi produites se
transmettent aux descendants au même âge adulte correspondant. Les
jeunes ne sont donc pas modifiés, ou ne le sont qu'à un faible degré, par les
effets de l'usage ou du non−usage des parties.
Chez quelques animaux, les variations successives ont pu se produire à un
âge très précoce, ou se transmettre par hérédité un peu plus tôt que
l'époque à laquelle elles ont primitivement apparu. Dans les deux cas,
comme nous l'avons vu pour le Culbutant courte−face, les embryons ou les
jeunes ressemblent étroitement à la forme parente adulte. Telle est la loi du
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 553
développement pour certains groupes entiers ou pour certains
sous−groupes, tels que les céphalopodes, les coquillages terrestres, les
crustacés d'eau douce, les araignées et quelques membres de la grande
classe des insectes. Pourquoi, dans ces groupes, les jeunes ne subissent−ils
aucune métamorphose ? Cela doit résulter des raisons suivantes : d'abord,
parce que les jeunes doivent de bonne heure suffire à leurs propres besoins,
et ensuite, parce qu'ils suivent le même genre de vie que leurs parents ; car,
dans ce cas, leur existence dépend de ce qu'ils se modifient de la même
manière que leurs parents. Quant au fait singulier qu'un grand nombre
d'animaux terrestres et fluviatiles ne subissent aucune métamorphose,
tandis que les représentants marins des mêmes groupes passent par des
transformations diverses, Fritz Müller a émis l'idée que la marche des
modifications lentes, nécessaires pour adapter un animal à vivre sur terre
ou dans l'eau douce au lieu de vivre dans la mer, serait bien simplifiée s'il
ne passait pas par l'état de larve ; car il n'est pas probable que des places
bien adaptées à l'état de larve et à l'état parfait, dans des conditions
d'existence aussi nouvelles et aussi modifiées, dussent se trouver
inoccupées ou mal occupées par d'autres organismes. Dans ce cas, la
sélection naturelle favoriserait une acquisition graduelle de plus en plus
précoce de la conformation adulte, et le résultat serait la disparition de
toutes traces des métamorphoses antérieures.
Si, d'autre part, il était avantageux pour le jeune animal d'avoir des
habitudes un peu différentes de celles de ses parents, et d'être, en
conséquence, conformé un peu autrement, ou s'il était avantageux pour une
larve, déjà différente de sa forme parente, de se modifier encore davantage,
la sélection naturelle pourrait ; en vertu du principe de l'hérédité à l'âge
correspondant, rendre le jeune animal ou la larve de plus en plus différent
de ses parents, et cela à un degré quelconque. Les larves pourraient encore
présenter des différences en corrélation avec les diverses phases de leur
développement, de sorte qu'elles finiraient par différer beaucoup dans leur
premier état de ce qu'elles sont dans le second, comme cela est le cas chez
un grand nombre d'animaux. L'adulte pourrait encore s'adapter à des
situations et à des habitudes pour lesquelles les organes des sens ou de la
locomotion deviendraient inutiles, auquel cas la métamorphose serait
rétrograde.
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 554
Les remarques précédentes nous expliquent comment, par suite de
changements de conformation chez les jeunes, en raison de changements
dans les conditions d'existence, outre l'hérédité à un âge correspondant, les
animaux peuvent arriver à traverser des phases de développement tout à
fait distinctes de la condition primitive de leurs ancêtres adultes. La plupart
de nos meilleurs naturalistes admettent aujourd'hui que les insectes ont
acquis par adaptation les différentes phases de larve et de chrysalide qu'ils
traversent, et que ces divers états ne leur ont pas été transmis
héréditairement par un ancêtre reculé. L'exemple curieux du Sitaris,
coléoptère qui traverse certaines phases extraordinaires de développement,
nous aide à comprendre comment cela peut arriver. Selon M. Fabre, la
première larve du sitaris est un insecte petit, actif, pourvu de six pattes, de
deux longues antennes et de quatre yeux. Ces larves éclosent dans les nids
d'abeilles, et quand, au printemps, les abeilles mâles sortent de leur trou, ce
qu'elles font avant les femelles, ces petites larves s'attachent à elles, et se
glissent ensuite sur les femelles pendant l'accouplement. Aussitôt que les
femelles pondent leurs œufs dans les cellules pourvues de miel préparées
pour les recevoir, les larves de sitaris se jettent sur les œufs et les dévorent.
Ces larves subissent ensuite un changement complet ; les yeux
disparaissent, les pattes et les antennes deviennent rudimentaires ; alors
elles se nourrissent de miel. En cet état, elles ressemblent beaucoup aux
larves ordinaires des insectes ; puis, elles subissent ultérieurement une
nouvelle transformation et apparaissent à l'état de coléoptère parfait. Or,
qu'un insecte subissant des transformations semblables à celles du sitaris
devienne la souche d'une nouvelle classe d'insectes, les phases du
développement de cette nouvelle classe seraient très probablement
différentes de celles de nos insectes actuels, et la première phase ne
représenterait certainement pas l'état antérieur d'aucun insecte adulte.
Il est, d'autre part, très probable que, chez un grand nombre d'animaux,
l'état embryonnaire ou l'état de larve nous représente, d'une manière plus
ou moins complète, l'état adulte de l'ancêtre du groupe entier. Dans la
grande classe des crustacés, des formes étonnamment distinctes les unes
des autres telles que les parasites suceurs, les cirripèdes, les entomostracés,
et même les malacostracés, apparaissent d'abord comme larves sous la
forme de nauplies. Comme ces larves vivent en liberté en pleine mer,
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 555
qu'elles ne sont pas adaptées à des conditions d'existence spéciales, et pour
d'autres raisons encore indiquées par Fritz Müller, il est probable qu'il a
existé autrefois, à une époque très reculée, quelque animal adulte
indépendant, ressemblant au nauplie, qui a subséquemment produit,
suivant plusieurs lignes généalogiques divergentes, les groupes
considérables de crustacés que nous venons d'indiquer. Il est probable
aussi, d'après ce que nous savons sur les embryons des mammifères, des
oiseaux, des reptiles et des poissons, que ces animaux sont les descendants
modifiés de quelque forme ancienne qui, à l'état adulte, était pourvue de
branchies, d'une vessie natatoire, de quatre membres simples en forme de
nageoires et d'une queue, le tout adapté à la vie aquatique.
Comme tous les êtres organisés éteints et récents qui ont vécu dans le
temps et dans l'espace peuvent se grouper dans un petit nombre de grandes
classes, et comme tous les êtres, dans chacune de ces classes, ont, d'après
ma théorie, été reliés les uns aux autres par une série de fines gradations, la
meilleure classification, la seule possible d'ailleurs, si nos collections
étaient complètes, serait la classification généalogique ; le lien caché que
les naturalistes ont cherché sous le nom de système naturel, n'est, en un
mot, autre chose que la descendance. Ces considérations nous permettent
de comprendre comment il se fait que, pour la plupart des naturalistes, la
conformation de l'embryon est encore plus importante que celle de l'adulte
au point de vue de la classification. Lorsque deux ou plusieurs groupes
d'animaux, quelque différentes que puissent être d'ailleurs leur
conformation et leurs habitudes à l'état d'adulte, traversent des phases
embryonnaires très semblables, nous pouvons être certains qu'ils
descendent d'un ancêtre commun et qu'ils sont, par conséquent, unis
étroitement les uns aux autres par un lien de parenté. La communauté de
conformation embryonnaire révèle donc une communauté d'origine ; mais
la dissemblance du développement embryonnaire ne prouve pas le
contraire, car il se peut que, chez un ou deux groupes, quelques phases du
développement aient été supprimées ou aient subi, pour s'adapter à de
nouvelles conditions d'existence, des modifications telles qu'elles ne sont
plus reconnaissables. La conformation de la larve révèle souvent une
communauté d'origine pour des groupes mêmes dont les formes adultes ont
été modifiées à un degré extrême ; ainsi, nous avons vu que les larves des
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 556
cirripèdes nous révèlent immédiatement qu'ils appartiennent à la grande
classe des crustacés, bien qu'à l'état adulte ils soient extérieurement
analogues aux coquillages. Comme la conformation de l'embryon nous
indique souvent d'une manière plus ou moins nette ce qu'a dû être la
conformation de l'ancêtre très ancien et moins modifié du groupe, nous
pouvons comprendre pourquoi les formes éteintes et remontant à un passé
très reculé ressemblent si souvent, à l'état adulte, aux embryons des
espèces actuelles de la même classe. Agassiz regarde comme universelle
dans la nature cette loi dont la vérité sera, je l'espère, démontrée dans
l'avenir. Cette loi ne peut toutefois être prouvée que dans le cas où l'ancien
état de l'ancêtre du groupe n'a pas été totalement effacé, soit par des
variations successives survenues pendant les premières phases de la
croissance, soit par des variations devenues héréditaires chez les
descendants à un âge plus précoce que celui de leur apparition première.
Nous devons nous rappeler aussi que la loi peut être vraie, mais cependant
n'être pas encore de longtemps, si elle l'est jamais, susceptible d'une
démonstration complète, faute de documents géologiques remontant à une
époque assez reculée. La loi ne se vérifiera pas dans les cas où une forme
ancienne à l'état de larve s'est adaptée à quelque habitude spéciale, et a
transmis ce même état au groupe entier de ses descendants ; ces larves, en
effet, ne peuvent ressembler à aucune forme plus ancienne à l'état adulte.
Les principaux faits de l'embryologie, qui ne le cèdent à aucun en
importance, me semblent donc s'expliquer par le principe que des
modifications survenues chez les nombreux descendants d'un ancêtre
primitif n'ont pas surgi dès les premières phases de la vie de chacun d'eux,
et que ces variations sont transmises par hérédité à un âge correspondant.
L'embryologie acquiert un grand intérêt, si nous considérons l'embryon
comme un portrait plus ou moins effacé de l'ancêtre commun, à l'état de
larve ou à l'état adulte, de tous les membres d'une même grande classe.
De l'Origine des Espèces
DÉVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. 557
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS
ET AVORTÉS.
On trouve très communément, très généralement même dans la nature, des
parties ou des organes dans cet état singulier, portant l'empreinte d'une
complète inutilité. Il serait difficile de nommer un animal supérieur chez
lequel il n'existe pas quelque partie à l'état rudimentaire. Chez les
mammifères par exemple, les mâles possèdent toujours des mamelles
rudimentaires ; chez les serpents, un des lobes des poumons est
rudimentaire ; chez les oiseaux, l'aile bâtarde n'est qu'un doigt
rudimentaire, et chez quelques espèces, l'aile entière est si rudimentaire,
qu'elle est inutile pour le vol. Quoi de plus curieux que la présence de
dents chez les fœtus de la baleine, qui, adultes, n'ont pas trace de ces
organes ; ou que la présence de dents, qui ne percent jamais la gencive, à la
mâchoire supérieure du veau avant sa naissance ?
Les organes rudimentaires racontent eux−mêmes, de diverses manières,
leur origine et leur signification. Il y a des coléoptères appartenant à des
espèces étroitement alliées ou, mieux encore, à la même espèce, qui ont,
les uns des ailes parfaites et complètement développées, les autres de
simples rudiments d'ailes très petits, fréquemment recouverts par des
élytres soudées ensemble ; dans ce cas, il n'y a pas à douter que ces
rudiments représentent des ailes. Les organes rudimentaires conservent
quelquefois leurs propriétés fonctionnelles ; c'est ce qui arrive
occasionnellement aux mamelles des mammifères mâles, qu'on a vues
parfois se développer et sécréter du lait. De même, chez le genre Bos, il y a
normalement quatre mamelons bien développés et deux rudimentaires ;
mais, chez nos vaches domestiques, ces derniers se développent
quelquefois et donnent du lait. Chez les plantes, on rencontre chez des
individus de la même espèce des pétales tantôt rudimentaires, tantôt bien
développés. Kölreuter a observé, chez certaines plantes à sexes séparés,
qu'en croisant une espèce dont les fleurs mâles possèdent un rudiment de
pistil avec une espèce hermaphrodite ayant, bien entendu, un pistil bien
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 558
développé, le rudiment de pistil prend un grand accroissement chez la
postérité hybride ; ce qui prouve que les pistils rudimentaires et les pistils
parfaits ont exactement la même nature. Un animal peut posséder diverses
parties dans un état parfait, et cependant on peut, dans un certain sens, les
regarder comme rudimentaires, parce qu'elles sont inutiles. Ainsi, le têtard
de la salamandre commune, comme le fait remarquer M. G.−H. Lewes, « a
des branchies et passe sa vie dans l'eau ; mais la Salamandra atra, qui vit
sur les hauteurs dans les montagnes, fait ses petits tout formés. Cet animal
ne vit jamais dans l'eau. Cependant, si on ouvre une femelle pleine, on y
trouve des têtards pourvus de branchies admirablement ramifiées et qui,
mis dans l'eau, nagent comme les têtards de la salamandre aquatique. Cette
organisation aquatique n'a évidemment aucun rapport avec la vie future de
l'animal ; elle n'est pas davantage adaptée à ses conditions embryonnaires ;
elle se rattache donc uniquement à des adaptations ancestrales et répète une
des phases du développement qu'ont parcouru les formes anciennes dont
elle descend. » Un organe servant à deux fonctions peut devenir
rudimentaire ou s'atrophier complètement pour l'une d'elles, parfois même
pour la plus importante, et demeurer parfaitement capable de remplir
l'autre. Ainsi, chez les plantes, le rôle du pistil est de permettre aux tubes
polliniques de pénétrer jusqu'aux ovules de l'ovaire. Le pistil consiste en
un stigmate porté sur un style ; mais, chez quelques composées, les fleurs
mâles, qui ne sauraient être fécondées naturellement, ont un pistil
rudimentaire, en ce qu'il ne porte pas de stigmate ; le style pourtant,
comme chez les autres fleurs parfaites, reste bien développé et garni de
poils qui servent à frotter les anthères pour en faire jaillir le pollen qui les
environne. Un organe peut encore devenir rudimentaire relativement à sa
fonction propre et s'adapter à un usage différent ; telle est la vessie
natatoire de certains poissons, qui semble être devenue presque
rudimentaire quant à sa fonction propre, consistant à donner de la légèreté
au poisson, pour se transformer en un organe respiratoire ou en un poumon
en voie de formation. On pourrait citer beaucoup d'autres exemples
analogues.
On ne doit pas considérer comme rudimentaires les organes qui, si peu
développés qu'ils soient, ont cependant quelque utilité, à moins que nous
n'ayons des raisons pour croire qu'ils étaient autrefois plus développés. Il
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 559
se peut aussi que ce soient des organes naissants en voie de
développement. Les organes rudimentaires, au contraire, tels, par exemple,
que les dents qui ne percent jamais les gencives, ou que les ailes d'une
autruche qui ne servent plus guère que de voiles, sont presque inutiles.
Comme il est certain qu'à un état moindre de développement ces organes
seraient encore plus inutiles que dans leur condition actuelle, ils ne peuvent
pas avoir été produits autrefois par la variation et par la sélection naturelle,
qui n'agit jamais que par la conservation des modifications utiles. Ils se
rattachent à un ancien état de choses et ont été en partie conservés par la
puissance de l'hérédité. Toutefois, il est souvent difficile de distinguer les
organes rudimentaires des organes naissants, car l'analogie seule nous
permet de juger si un organe est susceptible de nouveaux développements,
auquel cas seulement on peut l'appeler naissant. Les organes naissants
doivent toujours être assez rares, car les individus pourvus d'un organe
dans cette condition ont dû être généralement remplacés par des
successeurs possédant cet organe à un état plus parfait, et ont dû, par
conséquent, s'éteindre il y a longtemps. L'aile du pingouin lui est fort utile,
car elle lui sert de nageoire ; elle pourrait donc représenter l'état naissant
des ailes des oiseaux ; je ne crois cependant pas qu'il en soit ainsi ; c'est
plus probablement un organe diminué et qui s'est modifié en vue d'une
fonction nouvelle. L'aile de l'aptéryx, d'autre part, est, complètement
inutile à cet animal et peut être considérée comme vraiment rudimentaire.
Owen considère les membres filiformes si simples du lépidosirène comme
« le commencement d'organes qui atteignent leur développement
fonctionnel complet chez les vertébrés supérieurs ; » mais le docteur
Günther a soutenu récemment l'opinion que ce sont probablement les restes
de l'axe persistant d'une nageoire dont les branches latérales ou les rayons
sont atrophiés. On peut considérer les glandes mammaires de
l'ornithorynque comme étant à l'état naissant, comparativement aux
mamelles de la vache. Les freins ovigères de certains cirripèdes, qui ne
sont que légèrement développés, et qui ont cessé de servir à retenir les
œufs sont des branchies naissantes.
Les organes rudimentaires sont très sujets à varier au point de vue de leur
degré de développement et sous d'autres rapports, chez les individus de la
même espèce ; de plus, le degré de diminution qu'un même organe a pu
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 560
éprouver diffère quelquefois beaucoup chez les espèces étroitement alliées.
L'état des ailes des phalènes femelles appartenant à une même famille,
offre un excellent exemple de ce fait. Les organes rudimentaires peuvent
avorter complètement ; ce qui implique, chez certaines plantes et chez
certains animaux, l'absence complète de parties que, d'après les lois de
l'analogie, nous nous attendrions à rencontrer chez eux et qui se
manifestent occasionnellement chez les individus monstrueux. C'est ainsi
que, chez la plupart des scrophulariacées, la cinquième étamine est
complètement atrophiée ; cependant, une cinquième étamine a dû autrefois
exister chez ces plantes, car chez plusieurs espèces de la famille on en
retrouve un rudiment, qui, à l'occasion, peut se développer complètement,
ainsi qu'on le voit chez le muflier commun. Lorsqu'on veut retracer les
homologies d'un organe quelconque chez les divers membres d'une même
classe, rien n'est plus utile, pour comprendre nettement les rapports des
parties, que la découverte de rudiments ; c'est ce que prouvent
admirablement les dessins qu'a faits Owen des os de la jambe du cheval, du
bœuf et du rhinocéros.
Un fait très important, c'est que, chez l'embryon, on peut souvent observer
des organes, tels que les dents à la mâchoire supérieure de la baleine et des
ruminants, qui disparaissent ensuite complètement. C'est aussi, je crois,
une règle universelle, qu'un organe rudimentaire soit proportionnellement
plus gros, relativement aux parties voisines, chez l'embryon que chez
l'adulte ; il en résulte qu'à cette période précoce l'organe est moins
rudimentaire ou même ne l'est pas du tout. Aussi, on dit souvent que les
organes rudimentaires sont restés chez l'adulte à leur état embryonnaire.
Je viens d'exposer les principaux faits relatifs aux organes rudimentaires.
En y réfléchissant, on se sent frappé d'étonnement ; car les mêmes raisons
qui nous conduisent à reconnaître que la plupart des parties et des organes
sont admirablement adaptés à certaines fonctions, nous obligent à
constater, avec autant de certitude, l'imperfection et l'inutilité des organes
rudimentaires ou atrophiés. On dit généralement dans les ouvrages sur
l'histoire naturelle que les organes rudimentaires ont été créés « en vue de
la symétrie » ou pour « compléter le plan de la nature » ; or, ce n'est là
qu'une simple répétition du fait, et non pas une explication. C'est de plus
une inconséquence, car le boa constrictor possède les rudiments d'un
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 561
bassin et de membres postérieurs ; si ces os ont été conservés ; pour
compléter le plan de la nature, pourquoi, ainsi que le demande le
professeur Weismann, ne se trouvent−ils pas chez tous les autres serpents,
où on n'en aperçoit pas la moindre trace ? Que penserait−on d'un
astronome qui soutiendrait que les satellites décrivent autour des planètes
une orbite elliptique en vue de la symétrie, parce que les planètes décrivent
de pareilles courbes autour du soleil ? Un physiologiste éminent explique
la présence des organes rudimentaires en supposant qu'ils servent à
excréter des substances en excès, ou nuisibles à l'individu ; mais
pouvons−nous admettre que la papille infime qui représente souvent le
pistil chez certaines fleurs mâles, et qui n'est constituée que par du tissu
cellulaire, puisse avoir une action pareille ? Pouvons−nous admettre que
des dents rudimentaires, qui sont ultérieurement résorbées, soient utiles à
l'embryon du veau en voie de croissance rapide, alors qu'elles emploient
inutilement une matière aussi précieuse que le phosphate de chaux ? On a
vu quelquefois, après l'amputation des doigts chez l'homme, des ongles
imparfaits se former sur les moignons : or il me serait aussi aisé de croire
que ces traces d'ongles ont été développées pour excréter de la matière
cornée, que d'admettre que les ongles rudimentaires qui terminent la
nageoire du lamantin, l'ont été dans le même but.
Dans l'hypothèse de la descendance avec modifications, l'explication de
l'origine des organes rudimentaires est comparativement simple. Nous
pouvons, en outre, nous expliquer dans une grande mesure les lois qui
président à leur développement imparfait. Nous avons des exemples
nombreux d'organes rudimentaires chez nos productions domestiques, tels,
par exemple, que le tronçon de queue qui persiste chez les races sans
queue, les vestiges de l'oreille chez les races ovines qui sont privées de cet
organe, la réapparition de petites cornes pendantes chez les races de bétail
sans cornes, et surtout, selon Youatt, chez les jeunes animaux, et l'état de la
fleur entière dans le chou−fleur. Nous trouvons souvent chez les monstres
les rudiments de diverses parties. Je doute qu'aucun de ces exemples puisse
jeter quelque lumière sur l'origine des organes rudimentaires à l'état de
nature, sinon qu'ils prouvent que ces rudiments peuvent se produire ; car
tout semble indiquer que les espèces à l'état de nature ne subissent jamais
de grands et brusques changements. Mais l'étude de nos productions
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 562
domestiques nous apprend que le non−usage des parties entraîne leur
diminution, et cela d'une manière héréditaire. Il me semble probable que le
défaut d'usage a été la cause principale de ces phénomènes d'atrophie, que
ce défaut d'usage, en un mot, a dû déterminer d'abord très lentement et, très
graduellement la diminution de plus en plus complète d'un organe, jusqu'à
ce qu'il soit devenu rudimentaire. On pourrait citer comme exemples les
yeux des animaux vivant dans des cavernes obscures, et les ailes des
oiseaux habitant les îles océaniques, oiseaux qui, rarement forcés de
s'élancer dans les airs pour échapper aux bêtes féroces, ont fini par perdre
la faculté de voler. En outre, un organe, utile dans certaines conditions,
peut devenir nuisible dans des conditions différentes, comme les ailes de
coléoptères vivant sur des petites îles battues par les vents ; dans ce cas, la
sélection naturelle doit tendre lentement à réduire l'organe, jusqu'à ce qu'il
cesse d'être nuisible en devenant rudimentaire.
Toute modification de conformation et de fonction, à condition qu'elle
puisse s'effectuer par degrés insensibles, est du ressort de la sélection
naturelle ; de sorte qu'un organe qui, par suite de changements dans les
conditions d'existence, devient nuisible ou inutile, peut, à certains égards,
se modifier de manière à servir à quelque autre usage. Un organe peut
aussi ne conserver qu'une seule des fonctions qu'il avait été précédemment
appelé à remplir. Un organe primitivement formé par la sélection naturelle,
devenu inutile, peut alors devenir variable, ses variations n'étant plus
empêchées par la sélection naturelle. Tout cela concorde parfaitement avec
ce que nous voyons dans la nature. En outre, à quelque période de la vie
que le défaut d'usage ou la sélection tende à réduire un organe, ce qui
arrive généralement lorsque l'individu ayant atteint sa maturité doit faire
usage de toutes ses facultés, le principe d'hérédité à l'âge correspondant
tend à reproduire, chez les descendants de cet individu, ce même organe
dans son état réduit, exactement au même âge, mais ne l'affecte que
rarement chez l'embryon. Ainsi s'explique pourquoi les organes
rudimentaires sont relativement plus grands chez l'embryon que chez
l'adulte. Si, par exemple, le doigt d'un animal adulte servait de moins en
moins, pendant de nombreuses générations par suite de quelques
changements dans ses habitudes, ou si un organe ou une glande exerçait
moins de fonctions, on pourrait conclure qu'ils se réduiraient en grosseur
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 563
chez les descendants adultes de cet animal, mais qu'ils conserveraient à peu
près le type originel de leur développement chez l'embryon.
Toutefois, il subsiste encore une difficulté. Après qu'un organe a cessé de
servir et qu'il a, en conséquence, diminué dans de fortes proportions,
comment peut−il encore subir une diminution ultérieure jusqu'à ne laisser
que des traces imperceptibles et enfin jusqu'à disparaître tout à fait ? Il
n'est guère possible que le défaut d'usage puisse continuer à produire de
nouveaux effets sur un organe qui a cessé de remplir toutes ses fonctions.
Il serait indispensable de pouvoir donner ici quelques explications dans
lesquelles je ne peux malheureusement pas entrer. Si on pouvait prouver,
par exemple, que toutes les variations des parties tendent à la diminution
plutôt qu'à l'augmentation du volume de ces parties, il serait facile de
comprendre qu'un organe inutile deviendrait rudimentaire,
indépendamment des effets du défaut d'usage, et serait ensuite
complètement supprimé, car toutes les variations tendant à une diminution
de volume cesseraient d'être combattues par la sélection naturelle. Le
principe de l'économie de croissance expliqué dans un chapitre précédent,
en vertu duquel les matériaux destinés à la formation d'un organe sont
économisés autant que possible, si cet organe devient inutile à son
possesseur, a peut−être contribué à rendre rudimentaire une partie inutile
du corps. Mais les effets de ce principe ont dû nécessairement n'influencer
que les premières phases de la marche de la diminution ; car nous ne
pouvons admettre qu'une petite papille représentant, par exemple, dans une
fleur mâle, le pistil de la fleur femelle, et formée uniquement de tissu
cellulaire, puisse être réduite davantage ou résorbée complètement pour
économiser quelque nourriture.
Enfin, quelles que soient les phases qu'ils aient parcourues pour être
amenés à leur état actuel qui les rend inutiles, les organes rudimentaires,
conservés qu'ils ont été par l'hérédité seule, nous retracent un état primitif
des choses. Nous pouvons donc comprendre, au point de vue généalogique
de la classification, comment il se fait que les systématistes, en cherchant à
placer les organismes à leur vraie place dans le système naturel, ont
souvent trouvé que les parties rudimentaires sont d'une utilité aussi grande
et parfois même plus grande que d'autres parties ayant une haute
importance physiologique. On peut comparer les organes rudimentaires
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 564
aux lettres qui ; conservées dans l'orthographe d'un mot, bien qu'inutiles
pour sa prononciation, servent à en retracer l'origine et la filiation. Nous
pouvons donc conclure que, d'après la doctrine de la descendance avec
modifications, l'existence d'organes que leur état rudimentaire et imparfait
rend inutiles, loin de constituer une difficulté embarrassante, comme cela
est assurément le cas dans l'hypothèse ordinaire de la création, devait au
contraire être prévue comme une conséquence des principes que nous
avons développés.
De l'Origine des Espèces
ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIÉS ET A... 565
RÉSUMÉ.
J'ai essayé de démontrer dans ce chapitre que le classement de tous les
êtres organisés qui ont vécu dans tous les temps en groupes subordonnés à
d'autres groupes ; que la nature des rapports qui unissent dans un petit
nombre de grandes classes tous les organismes vivants et éteints, par des
lignes d'affinité complexes, divergentes et tortueuses ; que les difficultés
que rencontrent, et les règles que suivent les naturalistes dans leurs
classifications ; que la valeur qu'on accorde aux caractères lorsqu'ils sont
constants et généraux, qu'ils aient une importance considérable ou qu'ils
n'en aient même pas du tout, comme dans les cas d'organes rudimentaires ;
que la grande différence de valeur existant entre les caractères d'adaptation
ou analogues et d'affinités véritables ; j'ai essayé de démontrer, dis−je, que
toutes ces règles, et encore d'autres semblables, sont la conséquence
naturelle de l'hypothèse de la parenté commune des formes alliées et de
leurs modifications par la sélection naturelle, jointe aux circonstances
d'extinction et de divergence de caractères qu'elle détermine. En examinant
ce principe de classification, il ne faut pas oublier que l'élément
généalogique a été universellement admis et employé pour classer
ensemble dans la même espèce les deux sexes, les divers âges, les formes
dimorphes et les variétés reconnues, quelque différente que soit d'ailleurs
leur conformation. Si l'on étend l'application de cet élément généalogique,
seule cause connue des ressemblances que l'on constate entre les êtres
organisés, on comprendra ce qu'il faut entendre par système nature ; c'est
tout simplement un essai de classement généalogique où les divers degrés
de différences acquises s'expriment par les termes variété, espèces, genres,
familles, ordre et classes. En partant de ce même principe de la
descendance avec modifications, la plupart des grands faits de la
morphologie deviennent intelligibles, soit que nous considérions le même
plan présenté par les organes homologues des différentes espèces d'une
même classe quelles que soient, d'ailleurs, leurs fonctions ; soit que nous
les considérions dans les organes homologues d'un même individu, animal
RÉSUMÉ. 566
ou végétal.
D'après ce principe, que les variations légères et successives ne surgissent
pas nécessairement ou même généralement à une période très précoce de
l'existence, et qu'elles deviennent héréditaires à l'âge correspondant on peut
expliquer les faits principaux de l'embryologie, c'est−à−dire la
ressemblance étroite chez l'embryon des parties homologues, qui,
développées ensuite deviennent très différentes tant par la conformation
que par la fonction, et la ressemblance chez les espèces alliées, quoique
distinctes, des parties ou des organes homologues, bien qu'à l'état adulte
ces parties ou ces organes doivent s'adapter à des fonctions aussi
dissemblables que possible. Les larves sont des embryons actifs qui ont été
plus ou moins modifiés suivant leur mode d'existence et dont les
modifications sont devenues héréditaires à l'âge correspondant. Si l'on se
souvient que, lorsque des organes s'atrophient, soit par défaut d'usage, soit
par sélection naturelle, ce ne peut être en général qu'à cette période de
l'existence où l'individu doit pourvoir à ses propres besoins ; si l'on
réfléchit, d'autre part, à la force du principe d'hérédité, on peut prévoir, en
vertu de ces mêmes principes, la formation d'organes rudimentaires.
L'importance des caractères embryologiques, ainsi que celle des organes
rudimentaires, est aisée à concevoir en partant de ce point de vue, qu'une
classification, pour être naturelle, doit être généalogique.
En résumé, les diverses classes de faits que nous venons d'étudier dans ce
chapitre me semblent établir si clairement que les innombrables espèces,
les genres et les familles qui peuplent le globe sont tous descendus, chacun
dans sa propre classe, de parents communs, et ont tous été modifiés dans la
suite des générations, que j'aurais adopté cette théorie sans aucune
hésitation lors même qu'elle ne serait pas appuyée sur d'autres faits et sur
d'autres arguments.
De l'Origine des Espèces
RÉSUMÉ. 567
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET
CONCLUSIONS.
Récapitulation des objections élevées contre la théorie de la sélection
naturelle. – Récapitulation des faits généraux et particuliers qui lui sont
favorables. – Causes de la croyance générale à l'immutabilité des espèces.
– Jusqu'à quel point on peut étendre la théorie de la sélection naturelle. –
Effets de son adoption sur l'étude de l'histoire naturelle. – Dernières
remarques.
Ce volume tout entier n'étant qu'une longue argumentation, je crois devoir
présenter au lecteur une récapitulation sommaire des faits principaux et des
déductions qu'on peut en tirer.
Je ne songe pas à nier que l'on peut opposer à la théorie de la descendance,
modifiée par la variation et par la sélection naturelle, de nombreuses et
sérieuses objections que j'ai cherché à exposer dans toute leur force. Tout
d'abord, rien ne semble plus difficile que de croire au perfectionnement des
organes et des instincts les plus complexes, non par des moyens supérieurs,
bien qu'analogues à la raison humaine, mais par l'accumulation
d'innombrables et légères variations, toutes avantageuses à leur possesseur
individuel. Cependant, cette difficulté, quoique paraissant insurmontable à
notre imagination, ne saurait être considérée comme valable, si l'on admet
les propositions suivantes : toutes les parties de l'organisation et tous les
instincts offrent au moins des différences individuelles ; la lutte constante
pour l'existence détermine la conservation des déviations de structure ou
d'instinct qui peuvent être avantageuses ; et, enfin, des gradations dans
l'état de perfection de chaque organe, toutes bonnes en elles−mêmes,
peuvent avoir existé. Je ne crois pas que l'on puisse contester la vérité de
ces propositions.
Il est, sans doute, très difficile de conjecturer même par quels degrés
successifs ont passé beaucoup de conformations pour se perfectionner,
surtout dans les groupes d'êtres organisés qui, ayant subi d'énormes
extinctions, sont actuellement rompus et présentent de grandes lacunes ;
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 568
mais nous remarquons dans la nature des gradations si étranges, que nous
devons être très circonspects avant d'affirmer qu'un organe, où qu'un
instinct, ou même que la conformation entière, ne peuvent pas avoir atteint
leur état actuel en parcourant un grand nombre de phases intermédiaires. Il
est, il faut le reconnaître, des cas particulièrement difficiles qui semblent
contraires à la théorie de la sélection naturelle ; un des plus curieux est,
sans contredit, l'existence, dans une même communauté de fourmis, de
deux ou trois castes définies d'ouvrières ou de femelles stériles. J'ai
cherché à faire comprendre comment on peut arriver à expliquer ce genre
de difficultés.
Quant à la stérilité presque générale que présentent les espèces lors d'un
premier croisement, stérilité qui contraste d'une manière si frappante avec
la fécondité presque universelle des variétés croisées les unes avec les
autres, je dois renvoyer le lecteur à la récapitulation, donnée à la fin du
neuvième chapitre, des faits qui me paraissent prouver d'une façon
concluante que cette stérilité n'est pas plus une propriété spéciale, que ne
l'est l'inaptitude que présentent deux arbres distincts à se greffer l'un sur
l'autre, mais qu'elle dépend de différences limitées au système reproducteur
des espèces qu'on veut entre−croiser. La grande différence entre les
résultats que donnent les croisements réciproques de deux mêmes espèces,
c'est−à−dire lorsqu'une des espèces est employée d'abord comme père et
ensuite comme mère nous prouve le bien fondé de cette conclusion. Nous
sommes conduits à la même conclusion par l'examen des plantes
dimorphes et trimorphes, dont les formes unies illégitimement ne donnent
que peu ou point de graines, et dont la postérité est plus ou moins stérile ;
or, ces plantes appartiennent incontestablement à la même espèce, et ne
diffèrent les unes des autres que sous le rapport de leurs organes
reproducteurs et de leurs fonctions.
Bien qu'un grand nombre de savants aient affirmé que la fécondité des
variétés croisées et de leurs descendants métis est universelle, cette
assertion ne peut plus être considérée comme absolue après les faits que
j'ai cités sur l'autorité de Gärtner et de Kölreuter.
La plupart des variétés sur lesquelles on a expérimenté avaient été
produites à l'état de domesticité ; or, comme la domesticité, et je n'entends
pas par là une simple captivité, tend très certainement à éliminer cette
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 569
stérilité qui, à en juger par analogie, aurait affecté l'entre−croisement des
espèces parentes, nous ne devons pas nous attendre à ce que la
domestication provoque également la stérilité de leurs descendants
modifiés, quand on les croise les uns avec les autres. Cette élimination de
stérilité paraît résulter de la même cause qui permet à nos animaux
domestiques de se reproduire librement dans bien des milieux différents ;
ce qui semble résulter de ce qu'ils ont été habitués graduellement à de
fréquents changements des conditions d'existence.
Une double série de faits parallèles semble jeter beaucoup de lumière sur la
stérilité des espèces croisées pour la première fois et sur celle de leur
postérité hybride. D'un côté, il y a d'excellentes raisons pour croire que de
légers changements dans les conditions d'existence donnent à tous les êtres
organisés un surcroît de vigueur et de fécondité. Nous savons aussi qu'un
croisement entre des individus distincts de la même variété, et entre des
individus appartenant à des variétés différentes, augmente le nombre des
descendants, et augmente certainement leur taille ainsi que leur force. Cela
résulte principalement du fait que les formes que l'on croise ont été
exposées à des conditions d'existence quelque peu différentes ; car j'ai pu
m'assurer par une série de longues expériences que, si l'on soumet pendant
plusieurs générations tous les individus d'une même variété aux mêmes
conditions, le bien résultant du croisement est souvent très diminué ou
disparaît tout à fait. C'est un des côtés de la question.
D'autre part, nous savons que les espèces depuis longtemps exposées à des
conditions presque uniformes périssent, ou, si elles survivent, deviennent
stériles, bien que conservant une parfaite santé, si on les soumet à des
conditions nouvelles et très différentes, à l'état de captivité par exemple.
Ce fait ne s'observe pas ou s'observe seulement à un très faible degré chez
nos produits domestiques, qui ont été depuis longtemps soumis à des
conditions variables. Par conséquent, lorsque nous constatons que les
hybrides produits par le croisement de deux espèces distinctes sont peu
nombreux à cause de leur mortalité dès la conception ou à un âge très
précoce, ou bien à cause de l'état plus ou moins stérile des survivants, il
semble très probable que ce résultat dépend du fait qu'étant composés de
deux organismes différents, ils sont soumis à de grands changements dans
les conditions d'existence. Quiconque pourra expliquer de façon absolue
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 570
pourquoi l'éléphant ou le renard, par exemple, ne se reproduisent jamais en
captivité, même dans leur pays natal, alors que le porc et le chien
domestique donnent de nombreux produits dans les conditions d'existence
les plus diverses, pourra en même temps répondre de façon satisfaisante à
la question suivante : Pourquoi deux espèces distinctes croisées, ainsi que
leurs descendants hybrides, sont−elles généralement plus ou moins stériles,
tandis que deux variétés domestiques croisées, ainsi que leurs descendants
métis, sont parfaitement fécondes ?
En ce qui concerne la distribution géographique, les difficultés que
rencontre la théorie de la descendance avec modifications sont assez
sérieuses. Tous les individus d'une même espèce et toutes les espèces d'un
même genre, même chez les groupes supérieurs, descendent de parents
communs ; en conséquence, quelque distants et quelque isolés que soient
actuellement les points du globe où on les rencontre, il faut que, dans le
cours des générations successives, ces formes parties d'un seul point aient
rayonné vers tous les autres. Il nous est souvent impossible de conjecturer
même par quels moyens ces migrations ont pu se réaliser. Cependant,
comme nous avons lieu de croire que quelques espèces ont conservé la
même forme spécifique pendant des périodes très longues, énormément
longues même, si on les compte par années, nous ne devons pas attacher
trop d'importance à la grande diffusion occasionnelle d'une espèce
quelconque ; car, pendant le cours de ces longues périodes, elle a dû
toujours trouver des occasions favorables pour effectuer de vastes
migrations par des moyens divers. On peut souvent expliquer une
extension discontinue par l'extinction de l'espèce dans les régions
intermédiaires. Il faut, d'ailleurs, reconnaître que nous savons fort peu de
chose sur l'importance réelle des divers changements climatériques et
géographiques que le globe a éprouvés pendant les périodes récentes,
changements qui ont certainement pu faciliter les migrations. J'ai cherché,
comme exemple, à faire comprendre l'action puissante qu'a dû exercer la
période glaciaire sur la distribution d'une même espèce et des espèces
alliées dans le monde entier. Nous ignorons encore absolument quels ont
pu être les moyens occasionnels de transport. Quant aux espèces distinctes
d'un même genre, habitant des régions éloignées et isolées, la marche de
leur modification ayant dû être nécessairement lente tous les modes de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 571
migration auront pu être possibles pendant une très longue période, ce qui
atténue jusqu'à un certain point la difficulté d'expliquer la dispersion
immense des espèces d'un même genre.
La théorie de la sélection naturelle impliquant l'existence antérieure d'une
foule innombrable de formes intermédiaires, reliant les unes aux autres, par
des nuances aussi délicates que le sont nos variétés actuelles, toutes les
espèces de chaque groupe, on peut se demander pourquoi nous ne voyons
pas autour de nous toutes ces formes intermédiaires, et pourquoi tous les
êtres organisés ne sont pas confondus en un inextricable chaos. À l'égard
des formes existantes, nous devons nous rappeler que nous n'avons aucune
raison, sauf dans des cas fort rares, de nous attendre à rencontrer des
formes intermédiaires les reliant directement les unes aux autres, mais
seulement celles qui rattachent chacune d'elles à quelque forme supplantée
et éteinte. Même sur une vaste surface, demeurée continue pendant une
longue période, et dont le climat et les autres conditions d'existence
changent insensiblement en passant d'un point habité par une espèce à un
autre habité par une espèce étroitement alliée, nous n'avons pas lieu de
nous attendre à rencontrer souvent des variétés intermédiaires dans les
zones intermédiaires. Nous avons tout lieu de croire, en effet, que, dans un
genre, quelques espèces seulement subissent des modifications, les autres
s'éteignant sans laisser de postérité variable. Quant aux espèces qui se
modifient, il y en a peu qui le fassent en même temps dans une même
région, et toutes les modifications sont lentes à s'effectuer. J'ai démontré
aussi que les variétés intermédiaires, qui ont probablement occupé d'abord
les zones intermédiaires, ont dû être supplantées par les formes alliées
existant de part et d'autre ; car ces dernières, étant les plus nombreuses,
tendent pour cette raison même à se modifier et à se perfectionner plus
rapidement que les espèces intermédiaires moins abondantes ; en sorte que
celles−ci ont dû, à la longue, être exterminées et remplacées.
Si l'hypothèse de l'extermination d'un nombre infini de chaînons reliant les
habitants actuels avec les habitants éteints du globe, et, à chaque période
successive, reliant les espèces qui y ont vécu avec les formes plus
anciennes, est fondée, pourquoi ne trouvons−nous pas, dans toutes les
formations géologiques, une grande abondance de ces formes
intermédiaires ? Pourquoi nos collections de restes fossiles ne
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 572
fournissent−elles pas la preuve évidente de la gradation et des mutations
des formes vivantes ? Bien que les recherches géologiques aient
incontestablement révélé l'existence passée d'un grand nombre de chaînons
qui ont déjà rapproché les unes des autres bien des formes de la vie, elles
ne présentent cependant pas, entre les espèces actuelles et les espèces
passées, toutes les gradations infinies et insensibles que réclame ma
théorie, et c'est là, sans contredit, l'objection la plus sérieuse qu'on puisse
lui opposer. Pourquoi voit−on encore des groupes entiers d'espèces alliées,
qui semblent, apparence souvent trompeuse, il est vrai, surgir subitement
dans les étages géologiques successifs ? Bien que nous sachions
maintenant que les êtres organisés ont habité le globe dès une époque dont
l'antiquité est incalculable, longtemps avant le dépôt des couches les plus
anciennes du système cumbrien, pourquoi ne trouvons−nous pas sous ce
dernier système de puissantes masses de sédiment renfermant les restes des
ancêtres des fossiles cumbriens ? Car ma théorie implique que de
semblables couches ont été déposées quelque part, lors de ces époques si
reculées et si complètement ignorées de l'histoire du globe.
Je ne puis répondre à ces questions et résoudre ces difficultés qu'en
supposant que les archives géologiques sont bien plus incomplètes que les
géologues ne l'admettent généralement. Le nombre des spécimens que
renferment tous nos musées n'est absolument rien auprès des innombrables
générations d'espèces qui ont certainement existé. La forme souche de
deux ou de plusieurs espèces ne serait pas plus directement intermédiaire
dans tous ses caractères entre ses descendants modifiés, que le biset n'est
directement intermédiaire par son jabot et par sa queue entre ses
descendants, le pigeon grosse−gorge et le pigeon paon. Il nous serait
impossible de reconnaître une espèce comme la forme souche d'une autre
espèce modifiée, si attentivement que nous les examinions, à moins que
nous ne possédions la plupart des chaînons intermédiaires, qu'en raison de
l'imperfection des documents géologiques nous ne devons pas nous
attendre à trouver en grand nombre. Si même on découvrait deux, trois ou
même un plus grand nombre de ces formes intermédiaires, on les
regarderait simplement comme des espèces nouvelles, si légères que
pussent être leurs différences, surtout si on les rencontrait dans différents
étages géologiques. On pourrait citer de nombreuses formes douteuses, qui
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 573
ne sont probablement que des variétés ; mais qui nous assure qu'on
découvrira dans l'avenir un assez grand nombre de formes fossiles
intermédiaires, pour que les naturalistes soient à même de décider si ces
variétés douteuses méritent oui ou non la qualification de variétés ? On n'a
exploré géologiquement qu'une bien faible partie du globe. D'ailleurs, les
êtres organisés appartenant à certaines classes peuvent seuls se conserver à
l'état de fossiles, au moins en quantités un peu considérables. Beaucoup
d'espèces une fois formées ne subissent jamais de modifications
subséquentes, elles s'éteignent sans laisser de descendants ; les périodes
pendant lesquelles d'autres espèces ont subi des modifications, bien
qu'énormes, estimées en années, ont probablement été courtes, comparées
à celles pendant lesquelles elles ont conservé une même forme. Ce sont les
espèces dominantes et les plus répandues qui varient le plus et le plus
souvent, et les variétés sont souvent locales ; or, ce sont là deux
circonstances qui rendent fort peu probable la découverte de chaînons
intermédiaires dans une forme quelconque. Les variétés locales ne se
disséminent guère dans d'autres régions éloignées avant de s'être
considérablement modifiées et perfectionnées ; quand elles ont émigré et
qu'on les trouve dans une formation géologique, elles paraissent y avoir été
subitement créées, et on les considère simplement comme des espèces
nouvelles. La plupart des formations ont dû s'accumuler d'une manière
intermittente, et leur durée a probablement été plus courte que la durée
moyenne des formes spécifiques. Les formations successives sont, dans le
plus grand nombre des cas, séparées les unes des autres par des lacunes
correspondant à de longues périodes ; car des formations fossilifères assez
épaisses pour résister aux dégradations futures n'ont pu, en règle générale,
s'accumuler que là où d'abondants sédiments ont été déposés sur le fond
d'une aire marine en voie d'affaissement. Pendant les périodes alternantes
de soulèvement et de niveau stationnaire, le témoignage géologique est
généralement nul. Pendant ces dernières périodes, il y a probablement plus
de variabilité dans les formes de la vie, et, pendant les périodes
d'affaissement, plus d'extinctions.
Quant à l'absence de riches couches fossilifères au−dessous de la formation
cumbrienne, je ne puis que répéter l'hypothèse que j'ai déjà développée
dans le neuvième chapitre, à savoir que, bien que nos continents et nos
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 574
océans aient occupé depuis une énorme période leurs positions relatives
actuelles, nous n'avons aucune raison d'affirmer qu'il en ait toujours été
ainsi ; en conséquence, il se peut qu'il y ait au−dessous des grands océans
des gisements beaucoup plus anciens qu'aucun de ceux que nous
connaissons jusqu'à présent. Quant à l'objection soulevée par sir William
Thompson, une des plus graves de toutes, que, depuis la consolidation de
notre planète, le laps de temps écoulé a été insuffisant pour permettre la
somme des changements organiques que l'on admet, je puis répondre que,
d'abord, nous ne pouvons nullement préciser, mesurée en année, la rapidité
des modifications de l'espèce, et, secondement, que beaucoup de savants
sont disposés à admettre que nous ne connaissons pas assez la constitution
de l'univers et de l'intérieur du globe pour raisonner avec certitude sur son
âge.
Personne ne conteste l'imperfection des documents géologiques ; mais
qu'ils soient incomplets au point que ma théorie l'exige, peu de gens en
conviendront volontiers. Si nous considérons des périodes suffisamment
longues, la géologie prouve clairement que toutes les espèces ont changé,
et qu'elles ont changé comme le veut ma théorie, c'est−à−dire à la fois
lentement et graduellement. Ce fait ressort avec évidence de ce que les
restes fossiles que contiennent les formations consécutives sont
invariablement beaucoup plus étroitement reliés les uns aux autres que ne
le sont ceux des formations séparées par les plus grands intervalles.
Tel est le résumé des réponses que l'on peut faire et des explications que
l'on peut donner aux objections et aux diverses difficultés qu'on peut
soulever contre ma théorie, difficultés dont j'ai moi−même trop longtemps
senti tout le poids pour douter de leur importance. Mais il faut noter avec
soin que les objections les plus sérieuses se rattachent à des questions sur
lesquelles notre ignorance est telle que nous n'en soupçonnons même pas
l'étendue. Nous ne connaissons pas toutes les gradations possibles entre les
organes les plus simples et les plus parfaits ; nous ne pouvons prétendre
connaître tous les moyens divers de distribution qui ont pu agir pendant les
longues périodes du passé, ni l'étendue de l'imperfection des documents
géologiques. Si sérieuses que soient ces diverses objections, elles ne sont, à
mon avis, cependant pas suffisantes pour renverser la théorie de la
descendance avec modifications subséquentes.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 575
Examinons maintenant l'autre côté de la question. Nous observons, à l'état
domestique, que les changements des conditions d'existence causent, ou
tout au moins excitent une variabilité considérable, mais souvent de façon
si obscure que nous sommes disposés à regarder les variations comme
spontanées. La variabilité obéit à des lois complexes, telles que la
corrélation, l'usage et le défaut d'usage, et l'action définie des conditions
extérieures. Il est difficile de savoir dans quelle mesure nos productions
domestiques ont été modifiées ; mais nous pouvons certainement admettre
qu'elles l'ont été beaucoup, et que les modifications restent héréditaires
pendant de longues périodes. Aussi longtemps que les conditions
extérieures restent les mêmes, nous avons lieu de croire qu'une
modification, héréditaire depuis de nombreuses générations, peut continuer
à l'être encore pendant un nombre de générations à peu près illimité.
D'autre part, nous avons la preuve que, lorsque la variabilité a une fois
commencé à se manifester, elle continue d'agir pendant longtemps à l'état
domestique, car nous voyons encore occasionnellement des variétés
nouvelles apparaître chez nos productions domestiques les plus anciennes.
L'homme n'a aucune influence immédiate sur la production de la
variabilité ; il expose seulement, souvent sans dessein, les êtres organisés à
de nouvelles conditions d'existence ; la nature agit alors sur l'organisation
et la fait varier. Mais l'homme peut choisir les variations que la nature lui
fournit, et les accumuler comme il l'entend ; il adapte ainsi les animaux et
les plantes à son usage ou à ses plaisirs. Il peut opérer cette sélection
méthodiquement, ou seulement d'une manière inconsciente, en conservant
les individus qui lui sont le plus utiles ou qui lui plaisent le plus, sans
aucune intention préconçue de modifier la race. Il est certain qu'il peut
largement influencer les caractères d'une race en triant, dans chaque
génération successive, des différences individuelles assez légères pour
échapper à des yeux inexpérimentés. Ce procédé inconscient de sélection a
été l'agent principal de la formation des races domestiques les plus
distinctes et les plus utiles. Les doutes inextricables où nous sommes sur la
question de savoir si certaines races produites par l'homme sont des
variétés ou des espèces primitivement distinctes, prouvent qu'elles
possèdent dans une large mesure les caractères des espèces naturelles.
Il n'est aucune raison évidente pour que les principes dont l'action a été si
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 576
efficace à l'état domestique, n'aient pas agi à l'état de nature. La persistance
des races et des individus favorisés pendant la lutte incessante pour
l'existence constitue une forme puissante et perpétuelle de sélection. La
lutte pour l'existence est une conséquence inévitable de la multiplication en
raison géométrique de tous les êtres organisés. La rapidité de cette
progression est prouvée par le calcul et par la multiplication rapide de
beaucoup de plantes et d'animaux pendant une série de saisons
particulièrement favorables, et de leur introduction dans un nouveau pays.
Il naît plus d'individus qu'il n'en peut survivre. Un atome dans la balance
peut décider des individus qui doivent vivre et de ceux qui doivent mourir,
ou déterminer quelles espèces ou quelles variétés augmentent ou diminuent
en nombre, ou s'éteignent totalement. Comme les individus d'une même
espèce entrent sous tous les rapports en plus étroite concurrence les uns
avec les autres, c'est entre eux que la lutte pour l'existence est la plus vive ;
elle est presque aussi sérieuse entre les variétés de la même espèce, et
ensuite entre les espèces du même genre. La lutte doit, d'autre part, être
souvent aussi rigoureuse entre des êtres très éloignés dans l'échelle
naturelle. La moindre supériorité que certains individus, à un âge ou
pendant une saison quelconque, peuvent avoir sur ceux avec lesquels ils se
trouvent en concurrence, ou toute adaptation plus parfaite aux conditions
ambiantes, font, dans le cours des temps, pencher la balance en leur faveur.
Chez les animaux à sexes séparés, on observe, dans la plupart des cas, une
lutte entre les mâles pour la possession des femelles, à la suite de laquelle
les plus vigoureux, et ceux qui ont eu le plus de succès sous le rapport des
conditions d'existence, sont aussi ceux qui, en général, laissent le plus de
descendants. Le succès doit cependant dépendre souvent de ce que les
mâles possèdent des moyens spéciaux d'attaque ou de défense, ou de plus
grands charmes ; car tout avantage, même léger, suffit à leur assurer la
victoire.
L'étude de la géologie démontre clairement que tous les pays ont subi de
grands changements physiques ; nous pouvons donc supposer que les êtres
organisés ont dû, à l'état de nature, varier de la même manière qu'ils l'ont
fait à l'état domestique. Or, s'il y a eu la moindre variabilité dans la nature,
il serait incroyable que la sélection naturelle n'eût pas joué son rôle. On a
souvent soutenu, mais il est impossible de prouver cette assertion, que, à
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 577
l'état de nature, la somme des variations est rigoureusement limitée. Bien
qu'agissant seulement sur les caractères extérieurs, et souvent
capricieusement, l'homme peut cependant obtenir en peu de temps de
grands résultats chez ses productions domestiques, en accumulant de
simples différences individuelles ; or, chacun admet que les espèces
présentent des différences de cette nature. Tous les naturalistes
reconnaissent qu'outre ces différences, il existe des variétés qu'on
considère comme assez distinctes pour être l'objet d'une mention spéciale
dans les ouvrages systématiques. On n'a jamais pu établir de distinction
bien nette entre les différences individuelles et les variétés peu manquées,
ou entre les variétés prononcées, les sous−espèces et les espèces. Sur des
continents isolés, ainsi que sur diverses parties d'un même continent
séparées par des barrières quelconques, sur les îles écartées, que de formes
ne trouve−t−on pas qui sont classées par de savants naturalistes, tantôt
comme des variétés, tantôt comme des races géographiques ou des
sous−espèces, et enfin, par d'autres, comme des espèces étroitement
alliées, mais distinctes !
Or donc, si les plantes et les animaux varient, si lentement et si peu que ce
soit, pourquoi mettrions−nous en doute que les variations ou les
différences individuelles qui sont en quelque façon profitables, ne puissent
être conservées et accumulées par la sélection naturelle, ou la persistance
du plus apte ? Si l'homme peut, avec de la patience, trier les variations qui
lui sont utiles, pourquoi, dans les conditions complexes et changeantes de
l'existence, ne surgirait−il pas des variations avantageuses pour les
productions vivantes de la nature, susceptibles d'être conservées par
sélection ? Quelle limite pourrait−on fixer à cette cause agissant
continuellement pendant des siècles, et scrutant rigoureusement et sans
relâche la constitution, la conformation et les habitudes de chaque être
vivant, pour favoriser ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais ? Je crois
que la puissance de la sélection est illimitée quand il s'agit d'adapter
lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes
de l'existence. Sans aller plus loin, la théorie de la sélection naturelle me
paraît probable au suprême degré. J'ai déjà récapitulé de mon mieux les
difficultés et les objections qui lui ont été opposées ; passons maintenant
aux faits spéciaux et aux arguments qui militent en sa faveur.
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 578
Dans l'hypothèse que les espèces ne sont que des variétés bien accusées et
permanentes, et que chacune d'elles a d'abord existé sous forme de variété,
il est facile de comprendre pourquoi on ne peut tirer aucune ligne de
démarcation entre l'espèce qu'on attribue ordinairement à des actes
spéciaux de création, et la variété qu'on reconnaît avoir été produite en
vertu de lois secondaires. Il est facile de comprendre encore pourquoi, dans
une région où un grand nombre d'espèces d'un genre existent et sont
actuellement prospères, ces mêmes espèces présentent de nombreuses
variétés ; en effet c'est là où la formation des espèces a été abondante, que
nous devons, en règle générale, nous attendre à la voir encore en activité ;
or, tel doit être le cas si les variétés sont des espèces naissantes. De plus,
les espèces des grands genres, qui fournissent le plus grand nombre de ces
espèces naissantes ou de ces variétés, conservent dans une certaine mesure
le caractère de variétés, car elles diffèrent moins les unes des autres que ne
le font les espèces des genres plus petits. Les espèces étroitement alliées
des grands genres paraissent aussi avoir une distribution restreinte, et, par
leurs affinités, elles se réunissent en petits groupes autour d'autres espèces ;
sous ces deux rapports elles ressemblent aux variétés. Ces rapports, fort
étranges dans l'hypothèse de la création indépendante de chaque espèce,
deviennent compréhensibles si l'on admet que toutes les espèces ont
d'abord existé à l'état de variétés.
Comme chaque espèce tend, par suite de la progression géométrique de sa
reproduction, à augmenter en nombre d'une manière démesurée et que les
descendants modifiés de chaque espèce tendent à se multiplier d'autant
plus qu'ils présentent des conformations et des habitudes plus diverses, de
façon à pouvoir se saisir d'un plus grand nombre de places différentes dans
l'économie de la nature, la sélection naturelle doit tendre constamment à
conserver les descendants les plus divergents d'une espèce quelconque. Il
en résulte que, dans le cours longtemps continué des modifications, les
légères différences qui caractérisent les variétés de la même espèce tendent
à s'accroître jusqu'à devenir les différences plus importantes qui
caractérisent les espèces d'un même genre. Les variétés nouvelles et
perfectionnées doivent remplacer et exterminer inévitablement les variétés
plus anciennes, intermédiaires et moins parfaites, et les espèces tendent à
devenir ainsi plus distinctes et mieux définies. Les espèces dominantes, qui
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 579
font partie des groupes principaux de chaque classe, tendent à donner
naissance à des formes nouvelles et dominantes, et chaque groupe
principal tend toujours ainsi à s'accroître davantage et, en même temps, à
présenter des caractères toujours plus divergents. Mais, comme tous les
groupes ne peuvent ainsi réussir à augmenter en nombre, car la terre ne
pourrait les contenir, les plus dominants l'emportent sur ceux qui le sont
moins. Cette tendance qu'ont les groupes déjà considérables à augmenter
toujours et à diverger par leurs caractères, jointe à la conséquence presque
inévitable d'extinctions fréquentes, explique l'arrangement de toutes les
formes vivantes en groupes subordonnés à d'autres groupes, et tous
compris dans un petit nombre de grandes classes, arrangement qui a
prévalu dans tous les temps. Ce grand fait du groupement de tous les êtres
organisés, d'après ce qu'on a appelé le système naturel, est absolument
inexplicable dans l'hypothèse des créations.
Comme la sélection naturelle n'agit qu'en accumulant des variations
légères, successives et favorables, elle ne peut pas produire des
modifications considérables ou subites ; elle ne peut agir qu'à pas lents et
courts. Cette théorie rend facile à comprendre l'axiome : Natura non facit
saltum, dont chaque nouvelle conquête de la science démontre chaque jour
de plus en plus la vérité. Nous voyons encore comment, dans toute la
nature, le même but général est atteint par une variété presque infinie de
moyens ; car toute particularité, une fois acquise, est pour longtemps
héréditaire, et des conformations déjà diversifiées de bien des manières
différentes ont à s'adapter à un même but général. Nous voyons en un mot,
pourquoi la nature est prodigue de variétés, tout en étant avare
d'innovations. Or, pourquoi cette loi existerait−elle si chaque espèce avait
été indépendamment créée ? C'est ce que personne ne saurait expliquer.
Un grand nombre d'autres faits me paraissent explicables d'après cette
théorie. N'est−il pas étrange qu'un oiseau ayant la forme du pic se nourrisse
d'insectes terrestres ; qu'une oie, habitant les terres élevées et ne nageant
jamais, ou du moins bien rarement, ait des pieds palmés ; qu'un oiseau
semblable au merle plonge et se nourrisse d'insectes subaquatiques ; qu'un
pétrel ait des habitudes et une conformation convenables pour la vie d'un
pingouin, et ainsi de suite dans une foule d'autres cas ? Mais dans
l'hypothèse que chaque espèce s'efforce constamment de s'accroître en
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 580
nombre, pendant que la sélection naturelle est toujours prête à agir pour
adapter ses descendants, lentement variables, à toute place qui, dans la
nature, est inoccupée ou imparfaitement remplie, ces faits cessent d'être
étranges et étaient même à prévoir.
Nous pouvons comprendre, jusqu'à un certain point, qu'il y ait tant de
beauté dans toute la nature ; car on peut, dans une grande mesure, attribuer
cette beauté à l'intervention de la sélection. Cette beauté ne concorde pas
toujours avec nos idées sur le beau ; il suffit, pour s'en convaincre, de
considérer certains serpents venimeux, certains poissons et certaines
chauves−souris hideuses, ignobles caricatures de la face humaine. La
sélection sexuelle a donné de brillantes couleurs, des formes élégantes et
d'autres ornements aux mâles et parfois aussi aux femelles de beaucoup
d'oiseaux, de papillons et de divers animaux. Elle a souvent rendu chez les
oiseaux la voix du mâle harmonieuse pour la femelle, et agréable même
pour nous. Les fleurs et les fruits, rendus apparents, et tranchant par leurs
vives couleurs sur le fond vert du feuillage, attirent, les unes les insectes,
qui, en les visitant, contribuent à leur fécondation, et les autres les oiseaux,
qui, en dévorant les fruits, concourent à en disséminer les graines.
Comment se fait−il que certaines couleurs, certains tons et certaines
formes plaisent à l'homme ainsi qu'aux animaux inférieurs, c'est−à−dire
comment se fait−il que les êtres vivants aient acquis le sens de la beauté
dans sa forme la plus simple ? C'est ce que nous ne saurions pas plus dire
que nous ne saurions expliquer ce qui a primitivement pu donner du
charme à certaines odeurs et à certaines saveurs.
Comme la sélection naturelle agit au moyen de la concurrence, elle
n'adapte et ne perfectionne les animaux de chaque pays que relativement
aux autres habitants ; nous ne devons donc nullement nous étonner que les
espèces d'une région quelconque, qu'on suppose, d'après la théorie
ordinaire, avoir été spécialement créées et adaptées pour cette localité,
soient vaincues et remplacées par des produits venant d'autres pays. Nous
ne devons pas non plus nous étonner de ce que toutes les combinaisons de
la nature ne soient pas à notre point de vue absolument parfaites, l'œil
humain, par exemple, et même que quelques−unes soient contraires à nos
idées d'appropriation. Nous ne devons pas nous étonner de ce que
l'aiguillon de l'abeille cause souvent la mort de l'individu qui l'emploie ; de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 581
ce que les mâles, chez cet insecte, soient produits en aussi grand nombre
pour accomplir un seul acte, et soient ensuite massacrés par leurs sœurs
stériles ; de l'énorme gaspillage du pollen de nos pins ; de la haine
instinctive qu'éprouve la reine abeille pour ses filles fécondes ; de ce que
l'ichneumon s'établisse dans le corps vivant d'une chenille et se nourrisse à
ses dépens, et de tant d'autres cas analogues. Ce qu'il y a réellement de plus
étonnant dans la théorie de la sélection naturelle, c'est qu'on n'ait pas
observé encore plus de cas du défaut de la perfection absolue.
Les lois complexes et peu connues qui régissent la production des variétés
sont, autant que nous en pouvons juger, les mêmes que celles qui ont régi
la production des espèces distinctes. Dans les deux cas, les conditions
physiques paraissent avoir déterminé, dans une mesure dont nous ne
pouvons préciser l'importance, des effets définis et directs. Ainsi, lorsque
des variétés arrivent dans une nouvelle station, elles revêtent
occasionnellement quelques−uns des caractères propres aux espèces qui
l'occupent. L'usage et le défaut d'usage paraissent, tant chez les variétés
que chez les espèces, avoir produit des effets importants. Il est impossible
de ne pas être conduit à cette conclusion quand on considère, par exemple,
le canard à ailes courtes (microptère), dont les ailes, incapables de servir au
vol, sont à peu près dans le même état que celles du canard domestique ;
ou lorsqu'on voit le tucutuco fouisseur (cténomys), qui est
occasionnellement aveugle, et certaines taupes qui le sont ordinairement et
dont les yeux sont recouverts d'une pellicule ; enfin, lorsque l'on songe aux
animaux aveugles qui habitent les cavernes obscures de l'Amérique et de
l'Europe. La variation corrélative, c'est−à−dire la loi en vertu de laquelle la
modification d'une partie du corps entraîne celle de diverses autres parties,
semble aussi avoir joué un rôle important chez les variétés et chez les
espèces ; chez les unes et chez les autres aussi des caractères depuis
longtemps perdus sont sujets à reparaître. Comment expliquer par la
théorie des créations l'apparition occasionnelle de raies sur les épaules et
sur les jambes des diverses espèces du genre cheval et de leurs hybrides ?
Combien, au contraire, ce fait s'explique simplement, si l'on admet que
toutes ces espèces descendent d'un ancêtre zébré, de même que les
différentes races du pigeon domestique descendent du biset, au plumage
bleu et barré ! Si l'on se place dans l'hypothèse ordinaire de la création
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 582
indépendante de chaque espèce, pourquoi les caractères spécifiques,
c'est−à−dire ceux par lesquels les espèces du même genre diffèrent les
unes des autres, seraient−ils plus variables que les caractères génériques
qui sont communs à toutes les espèces ? Pourquoi, par exemple, la couleur
d'une fleur serait−elle plus sujette à varier chez une espèce d'un genre, dont
les autres espèces, qu'on suppose, avoir été créées de façon indépendante,
ont elles−mêmes des fleurs de différentes couleurs, que si toutes les
espèces du genre ont des fleurs de même couleur ? Ce fait s'explique
facilement si l'on admet que les espèces ne sont que des variétés bien
accusées, dont les caractères sont devenus permanents à un haut degré. En
effet, ayant déjà varié par certains caractères depuis l'époque où elles ont
divergé de la souche commune, ce qui a produit leur distinction spécifique,
ces mêmes caractères seront encore plus sujets à varier que les caractères
génériques, qui, depuis une immense période, ont continué à se transmettre
sans modifications. Il est impossible d'expliquer, d'après la théorie de la
création, pourquoi un point de l'organisation, développé d'une manière
inusitée chez une espèce quelconque d'un genre et par conséquent de
grande importance pour cette espèce, comme nous pouvons naturellement
le penser, est éminemment susceptible de variations. D'après ma théorie,
au contraire, ce point est le siège, depuis l'époque où les diverses espèces
se sont séparées de leur souche commune, d'une quantité inaccoutumée de
variations et de modifications, et il doit, en conséquence, continuer à être
généralement variable. Mais une partie peut se développer d'une manière
exceptionnelle, comme l'aile de la chauve−souris, sans être plus variable
que toute autre conformation, si elle est commune à un grand nombre de
formes subordonnées, c'est−à−dire si elle s'est transmise héréditairement
pendant une longue période ; car, en pareil cas, elle est devenue constante
par suite de l'action prolongée de la sélection naturelle.
Quant aux instincts, quelque merveilleux que soient plusieurs d'entre eux,
la théorie de la sélection naturelle des modifications successives, légères,
mais avantageuses, les explique aussi facilement qu'elle explique la
conformation corporelle. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi la
nature procède par degrés pour pourvoir de leurs différents instincts les
animaux divers d'une même classe. J'ai essayé de démontrer quelle lumière
le principe du perfectionnement graduel jette sur les phénomènes si
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 583
intéressants que nous présentent les facultés architecturales de l'abeille.
Bien que ; sans doute, l'habitude joue un rôle dans la modification des
instincts, elle n'est pourtant pas indispensable, comme le prouvent les
insectes neutres, qui ne laissent pas de descendants pour hériter des effets
d'habitudes longuement continuées. Dans l'hypothèse que toutes les
espèces d'un même genre descendent d'un même parent dont elles ont
hérité un grand nombre de points communs, nous comprenons que les
espèces alliées, placées dans des conditions d'existence très différentes,
aient cependant à peu près les mêmes instincts ; nous comprenons, par
exemple, pourquoi les merles de l'Amérique méridionale tempérée et
tropicale tapissent leur nid avec de la boue comme le font nos espèces
anglaises. Nous ne devons pas non plus nous étonner, d'après la théorie de
la lente acquisition des instincts par la sélection naturelle, que
quelques−uns soient imparfaits et sujets à erreur, et que d'autres soient une
cause de souffrance pour d'autres animaux.
Si les espèces ne sont pas des variétés bien tranchées et permanentes, nous
pouvons immédiatement comprendre pourquoi leur postérité hybride obéit
aux mêmes lois complexes que les descendants de croisements entre
variétés reconnues, relativement à la ressemblance avec leurs parents, à
leur absorption mutuelle à la suite de croisements successifs, et sur d'autres
points. Cette ressemblance serait bizarre si les espèces étaient le produit
d'une création indépendante et que les variétés fussent produites par
l'action de causes secondaires.
Si l'on admet que les documents géologiques sont très imparfaits, tous les
faits qui en découlent viennent à l'appui de la théorie de la descendance
avec modifications. Les espèces nouvelles ont paru sur la scène lentement
et à intervalles successifs ; la somme des changements opérés dans des
périodes égales est très différente dans les différents groupes. L'extinction
des espèces et de groupes d'espèces tout entiers, qui a joué un rôle si
considérable dans l'histoire du monde organique, est la conséquence
inévitable de la sélection naturelle ; car les formes anciennes doivent être
supplantées par des formes nouvelles et perfectionnées. Lorsque la chaîne
régulière des générations est rompue, ni les espèces ni les groupes
d'espèces perdues ne reparaissent jamais. La diffusion graduelle des formes
dominantes et les lentes modifications de leurs descendants font qu'après
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 584
de longs intervalles de temps les formes vivantes paraissent avoir
simultanément changé dans le monde entier. Le fait que les restes fossiles
de chaque formation présentent, dans une certaine mesure, des caractères
intermédiaires, comparativement aux fossiles enfouis dans les formations
inférieures et supérieures, s'explique tout simplement par la situation
intermédiaire qu'ils occupent dans la chaîne généalogique. Ce grand fait,
que tous les êtres éteints peuvent être groupés dans les mêmes classes que
les êtres vivants, est la conséquence naturelle de ce que les uns et les autres
descendent de parents communs. Comme les espèces ont généralement
divergé en caractères dans le long cours de leur descendance et de leurs
modifications, nous pouvons comprendre pourquoi les formes les plus
anciennes, c'est−à−dire les ancêtres de chaque groupe, occupent si souvent
une position intermédiaire, dans une certaine mesure, entre les groupes
actuels. On considère les formes nouvelles comme étant, dans leur
ensemble, généralement plus élevées dans l'échelle de l'organisation que
les formes anciennes ; elles doivent l'être d'ailleurs, car ce sont les formes
les plus récentes et les plus perfectionnées qui, dans la lutte pour
l'existence, ont dû l'emporter sur les formes plus anciennes et moins
parfaites ; leurs organes ont dû aussi se spécialiser davantage pour remplir
leurs diverses fonctions. Ce fait est tout à fait compatible avec celui de la
persistance d'êtres nombreux, conservant encore une conformation
élémentaire et peu parfaite, adaptée à des conditions d'existence également
simples ; il est aussi compatible avec le fait que l'organisation de quelques
formes a rétrogradé parce que ces formes se sont successivement adaptées,
à chaque phase de leur descendance, à des conditions modifiées d'ordre
inférieur.
Enfin, la loi remarquable de la longue persistance de formes alliées sur un
même continent – des marsupiaux en Australie, des édentés dans
l'Amérique méridionale, et autres cas analogues – se comprend facilement,
parce que, dans une même région, les formes existantes doivent être
étroitement alliées aux formes éteintes par un lien généalogique.
En ce qui concerne la distribution géographique, si l'on admet que, dans le
cours immense des temps écoulés, il y a eu de grandes migrations dans les
diverses parties du globe, dues à de nombreux changements climatériques
et géographiques, ainsi qu'à des moyens nombreux, occasionnels et pour la
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 585
plupart inconnus de dispersion, la plupart des faits importants de la
distribution géographique deviennent intelligibles d'après la théorie de la
descendance avec modifications. Nous pouvons comprendre le
parallélisme si frappant qui existe entre la distribution des êtres organisés
dans l'espace, et leur succession géologique dans le temps. ; car, dans les
deux cas, les êtres se rattachent les uns aux autres par le lien de la
génération ordinaire, et les moyens de modification ont été les mêmes.
Nous comprenons toute la signification de ce fait remarquable, qui a frappé
tous les voyageurs, c'est−à−dire que, sur un même continent, dans les
conditions les plus diverses, malgré la chaleur ou le froid, sur les
montagnes ou dans les plaines, dans les déserts ou dans les marais, la plus
grande partie des habitants de chaque grande classe ont entre eux des
rapports évidents de parenté ; ils descendent, en effet, des mêmes premiers
colons, leurs communs ancêtres. En vertu de ce même principe de
migration antérieure, combiné dans la plupart des cas avec celui de la
modification, et grâce à l'influence de la période glaciaire, on peut
expliquer pourquoi l'on rencontre, sur les montagnes les plus éloignées les
unes des autres et dans les zones tempérées de l'hémisphère boréal et de
l'hémisphère austral, quelques plantes identiques et beaucoup d'autres
étroitement alliées ; nous comprenons de même l'alliance étroite de
quelques habitants des mers tempérées des deux hémisphères ; qui sont
cependant séparées par l'océan tropical tout entier. Bien que deux régions
présentent des conditions physiques aussi semblables qu'une même espèce
puisse les désirer, nous ne devons pas nous étonner de ce que leurs
habitants soient totalement différents, s'ils ont été séparés complètement
les uns des autres depuis une très longue période ; le rapport d'organisme à
organisme est, en effet, le plus important de tous les rapports, et comme les
deux régions ont dû recevoir des colons venant du dehors, ou provenant de
l'une ou de l'autre, à différentes époques et en proportions différentes, la
marche des modifications dans les deux régions a dû inévitablement être
différente. Dans l'hypothèse de migrations suivies de modifications
subséquentes, il devient facile de comprendre pourquoi les îles océaniques
ne sont peuplées que par un nombre restreint d'espèces, et pourquoi la
plupart de ces espèces sont spéciales ou endémiques ; pourquoi on ne
trouve pas dans ces îles des espèces appartenant aux groupes d'animaux
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 586
qui ne peuvent pas traverser de larges bras de mer, tels que les grenouilles
et les mammifères terrestres ; pourquoi, d'autre part, on rencontre dans des
îles très éloignées de tout continent des espèces particulières et nouvelles
de chauves−souris, animaux qui peuvent traverser l'océan. Des faits tels
que ceux de l'existence de chauves−souris toutes spéciales dans les îles
océaniques, à l'exclusion de tous autres animaux terrestres, sont
absolument inexplicables d'après la théorie des créations indépendantes.
L'existence d'espèces alliées ou représentatives dans deux régions
quelconques implique, d'après la théorie de la descendance avec
modifications, que les mêmes formes parentes ont autrefois habité les deux
régions ; nous trouvons presque invariablement en effet que, lorsque deux
régions séparées sont habitées par beaucoup d'espèces étroitement alliées,
quelques espèces identiques sont encore communes aux deux. Partout où
l'on rencontre beaucoup d'espèces étroitement alliées, mais distinctes, on
trouve aussi des formes douteuses et des variétés appartenant aux mêmes
groupes. En règle générale, les habitants de chaque région ont des liens
étroits de parenté avec ceux occupant la région qui paraît avoir été la
source la plus rapprochée d'où les colons ont pu partir. Nous en trouvons la
preuve dans les rapports frappants qu'on remarque entre presque tous les
animaux et presque toutes les plantes de l'archipel des Galapagos, de
Juan−Fernandez et des autres îles américaines et les formes peuplant le
continent américain voisin. Les mêmes relations existent entre les habitants
de l'archipel du Cap−Vert et des îles voisines et ceux du continent
africain ; or, il faut reconnaître que, d'après la théorie de la création, ces
rapports demeurent inexplicables.
Nous avons vu que la théorie de la sélection naturelle avec modification,
entraînant les extinctions et la divergence des caractères, explique
pourquoi tous les êtres organisés passés et présents peuvent se ranger, dans
un petit nombre de grandes classes, en groupes subordonnés à d'autres
groupes, dans lesquels les groupes éteints s'intercalent souvent entre les
groupes récents. Ces mêmes principes nous montrent aussi pourquoi les
affinités mutuelles des formes sont, dans chaque classe, si complexes et si
indirectes ; pourquoi certains caractères sont plus utiles que d'autres pour
la classification ; pourquoi les caractères d'adaptation n'ont presque aucune
importance dans ce but, bien qu'indispensable à l'individu ; pourquoi les
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 587
caractères dérivés de parties rudimentaires, sans utilité pour l'organisme,
peuvent souvent avoir une très grande valeur au point de vue de la
classification ; pourquoi, enfin, les caractères embryologiques sont ceux
qui, sous ce rapport, ont fréquemment, le plus de valeur. Les véritables
affinités des êtres organisés, au contraire de leurs ressemblances
d'adaptation, sont le résultat héréditaire de la communauté de descendance.
Le système naturel est un arrangement généalogique, où les degrés de
différence sont désignés par les termes variétés, espèces, genres, familles,
etc., dont il nous faut découvrir les lignées à l'aide des caractères
permanents, quels qu'ils puissent être, et si insignifiante que soit leur
importance vitale.
La disposition semblable des os dans la main humaine, dans l'aile de la
chauve−souris, dans la nageoire du marsouin et dans la jambe du cheval ;
le même nombre de vertèbres dans le cou de la girafe et dans celui de
l'éléphant ; tous ces faits et un nombre infini d'autres semblables
s'expliquent facilement par la théorie de la descendance avec modifications
successives, lentes et légères. La similitude de type entre l'aile et la jambe
de la chauve−souris, quoique destinées à des usages si différents ; entre les
mâchoires et les pattes du crabe ; entre les pétales, les étamines et les
pistils d'une fleur, s'explique également dans une grande mesure par la
théorie de la modification graduelle de parties ou d'organes qui, chez
l'ancêtre reculé de chacune de ces classes, étaient primitivement
semblables. Nous voyons clairement, d'après le principe que les variations
successives ne surviennent pas toujours à un âge précoce et ne sont
héréditaires qu'à l'âge correspondant, pourquoi les embryons de
mammifères, d'oiseaux, de reptiles et de poissons, sont si semblables entre
eux et si différents des formes adultes. Nous pouvons cesser de nous
émerveiller de ce que les embryons d'un mammifère à respiration aérienne,
ou d'un oiseau, aient des fentes branchiales et des artères en lacet, comme
chez le poisson, qui doit, à l'aide de branchies bien développées, respirer
l'air dissous dans l'eau.
Le défaut d'usage, aidé quelquefois par la sélection naturelle, a dû souvent
contribuer à réduire des organes devenus inutiles à la suite de changements
dans les conditions d'existence ou dans les habitudes ; d'après cela, il est
aisé de comprendre la signification des organes rudimentaires. Mais le
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 588
défaut d'usage et la sélection n'agissent ordinairement sur l'individu que
lorsqu'il est adulte et appelé à prendre une part directe et complète à la lutte
pour l'existence, et n'ont, au contraire, que peu d'action sur un organe dans
les premiers temps de la vie ; en conséquence, un organe inutile ne paraîtra
que peu réduit et à peine rudimentaire pendant le premier âge. Le veau a,
par exemple, hérité d'un ancêtre primitif ayant des dents bien développées,
des dents qui ne percent jamais la gencive de la mâchoire supérieure. Or,
nous pouvons admettre que les dents ont disparu chez l'animal adulte par
suite du défaut d'usage, la sélection naturelle ayant admirablement adapté
la langue, le palais et les lèvres à brouter sans leur aide, tandis que, chez le
jeune veau, les dents n'ont pas été affectées, et, en vertu du principe de
l'hérédité à l'âge correspondant, se sont transmises depuis une époque
éloignée jusqu'à nos jours. Au point de vue de la création indépendante de
chaque être organisé et de chaque organe spécial, comment expliquer
l'existence de tous ces organes portant l'empreinte la plus évidente de la
plus complète inutilité, tels, par exemple, les dents chez le veau à l'état
embryonnaire, ou les ailes plissées que recouvrent, chez un grand nombre
de coléoptères, des élytres soudées ? On peut dire que la nature s'est
efforcée de nous révéler, par les organes rudimentaires, ainsi que par les
conformations embryologiques et homologues, son plan de modifications,
que nous nous refusons obstinément à comprendre.
Je viens de récapituler les faits et les considérations qui m'ont
profondément convaincu que, pendant une longue suite de générations, les
espèces se sont modifiées.
Ces modifications ont été effectuées principalement par la sélection
naturelle de nombreuses variations légères et avantageuses ; puis les effets
héréditaires de l'usage et du défaut d'usage des parties ont apporté un
puissant concours à cette sélection ; enfin, l'action directe des conditions de
milieux et les variations qui dans notre ignorance, nous semblent surgir
spontanément, ont aussi joué un rôle, moins important, il est vrai, par leur
influence sur les conformations d'adaptation dans le passé et dans le
présent. Il paraît que je n'ai pas, dans les précédentes éditions de cet
ouvrage, attribué un rôle assez important à la fréquence et à la valeur de
ces dernières formes de variation, en ne leur attribuant pas des
modifications permanentes de conformation, indépendamment de l'action
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 589
de la sélection naturelle. Mais, puisque mes conclusions ont été récemment
fortement dénaturées et puisque l'on a affirmé que j'attribue les
modifications des espèces exclusivement à la sélection naturelle, on me
permettra, sans doute, de faire remarquer que, dans la première édition de
cet ouvrage, ainsi que dans les éditions subséquentes, j'ai reproduit dans
une position très évidente, c'est−à−dire à la fin de l'introduction, la phrase
suivante : « Je suis convaincu que la sélection naturelle a été l'agent
principal des modifications, mais qu'elle n'a pas été exclusivement le seul.
» Cela a été en vain, tant est grande la puissance d'une constante et fausse
démonstration ; toutefois, l'histoire de la science prouve heureusement
qu'elle ne dure pas longtemps.
Il n'est guère possible de supposer qu'une théorie fausse pourrait expliquer
de façon aussi satisfaisante que le fait la théorie de la sélection naturelle les
diverses grandes séries de faits dont nous nous sommes occupés. On a
récemment objecté que c'est là une fausse méthode de raisonnement ; mais
c'est celle que l'on emploie généralement pour apprécier les événements
ordinaires de la vie, et les plus grands savants n'ont pas dédaigné non plus
de s'en servir. C'est ainsi qu'on en est arrivé à la théorie ondulatoire de la
lumière ; et la croyance à la rotation de la terre sur son axe n'a que tout
récemment trouvé l'appui de preuves directes. Ce n'est pas une objection
valable que de dire que, jusqu'à présent, la science ne jette aucune lumière
sur le problème bien plus élevé de l'essence ou de l'origine de la vie. Qui
peut expliquer ce qu'est l'essence de l'attraction ou de la pesanteur ? Nul ne
se refuse cependant aujourd'hui à admettre toutes les conséquences qui
découlent d'un élément inconnu, l'attraction, bien que Leibnitz ait autrefois
reproché à Newton d'avoir introduit dans la science « des propriétés
occultes et des miracles ».
Je ne vois aucune raison pour que les opinions développées dans ce
volume blessent les sentiments religieux de qui que ce soit. Il suffit,
d'ailleurs, jour montrer combien ces sortes d'impressions sont passagères,
de se rappeler que la plus grande découverte que l'homme ait jamais faite ;
la loi de l'attraction universelle, a été aussi attaquée par Leibnitz « comme
subversive de la religion naturelle, et, dans ses conséquences, de la religion
révélée ». Un ecclésiastique célèbre m'écrivant un jour ; « qu'il avait fini
par comprendre que croire à la création de quelques formes capables de se
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 590
développer par elles−mêmes en d'autres formes nécessaires, c'est avoir une
conception tout aussi élevée de Dieu, que de croire qu'il ait eu besoin de
nouveaux actes de création pour combler les lacunes causées par l'action
des lois qu'il a établies.» On peut se demander pourquoi, jusque tout
récemment, les naturalistes et les géologues les plus éminents ont toujours
repoussé l'idée de la mutabilité des espèces. On ne peut pas affirmer que
les êtres organisés à l'état de nature ne sont soumis à aucune variation ; on
ne peut pas prouver que la somme des variations réalisées dans le cours
des temps soit une quantité limitée ; on n'a pas pu et l'on ne peut établir de
distinction bien nette entre les espèces et les variétés bien tranchées. On ne
peut pas affirmer que les espèces entre−croisées soient invariablement
stériles, et les variétés invariablement fécondes ; ni que la stérilité soit une
qualité spéciale et un signe de création. La croyance à l'immutabilité des
espèces était presque inévitable tant qu'on n'attribuait à l'histoire du globe
qu'une durée fort courte, et maintenant que nous avons acquis quelques
notions du laps de temps écoulé, nous sommes trop prompts à admettre,
sans aucunes preuves, que les documents géologiques sont assez complets
pour nous fournir la démonstration évidente de la mutation des espèces si
cette mutation a réellement eu lieu.
Mais la cause principale de notre répugnance naturelle à admettre qu'une
espèce ait donné naissance à une autre espèce distincte tient à ce que nous
sommes toujours peu disposés à admettre tout grand changement dont nous
ne voyons pas les degrés intermédiaires. La difficulté est la même que
celle que tant de géologues ont éprouvée lorsque Lyell a démontré le
premier que les longues lignes d'escarpements intérieurs, ainsi que
l'excavation des grandes vallées ; sont le résultat d'influences que nous
voyons encore agir autour de nous. L'esprit ne peut concevoir toute la
signification de ce terme : un million d'années, il ne saurait davantage ni
additionner ni percevoir les effets complets de beaucoup de variations
légères ; accumulées pendant un nombre presque infini de générations.
Bien que je sois profondément convaincu de la vérité des opinions que j'ai
brièvement exposées dans le présent volume ; je ne m'attends point à
convaincre certains naturalistes ; fort expérimentés sans doute ; mais qui ;
depuis longtemps ; se sont habitués à envisager une multitude de faits sous
un point de vue directement opposé au mien. Il est si facile de cacher notre
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 591
ignorance sous des expressions telles que plan de création, unité de type ;
etc. ; et de penser que nous expliquons quand nous ne faisons que répéter
un même fait. Celui qui a quelque disposition naturelle à attacher plus
d'importance à quelques difficultés non résolues qu'à l'explication d'un
certain nombre de faits rejettera certainement ma théorie. Quelques
naturalistes doués d'une intelligence ouverte et déjà disposée à mettre en
doute l'immutabilité des espèces peuvent être influencés par le contenu de
ce volume, mais j'en appelle surtout avec confiance à l'avenir, aux jeunes
naturalistes, qui pourront étudier impartialement les deux côtés de la
question. Quiconque est amené à admettre la mutabilité des espèces rendra
de véritables services en exprimant consciencieusement sa conviction, car
c'est seulement ainsi que l'on pourra débarrasser la question de tous les
préjugés qui l'étouffent.
Plusieurs naturalistes éminents ont récemment exprimé l'opinion qu'il y a,
dans chaque genre, une multitude d'espèces ; considérées comme telles, qui
ne sont cependant pas de vraies espèces ; tandis qu'il en est d'autres qui
sont réelles, c'est−à−dire qui ont été créées d'une manière indépendante.
C'est là, il me semble ; une singulière conclusion. Après avoir reconnu une
foule de formes, qu'ils considéraient tout récemment encore comme des
créations spéciales, qui sont encore considérées comme telles par la grande
majorité des naturalistes ; et qui conséquemment ont tous les caractères
extérieurs de véritables espèces, ils admettent que ces formes sont le
produit d'une série de variations et ils refusent d'étendre cette manière de
voir à d'autres formes un peu différentes. Ils ne prétendent cependant pas
pouvoir définir, ou même conjecturer, quelles sont les formes qui ont été
créées et quelles sont celles qui sont le produit de lois secondaires. Ils
admettent la variabilité comme vera causa dans un cas, et ils la rejettent
arbitrairement dans un autre, sans établir aucune distinction fixe entre les
deux. Le jour viendra où l'on pourra signaler ces faits comme un curieux
exemple de l'aveuglement résultant d'une opinion préconçue. Ces savants
ne semblent pas plus s'étonner d'un acte miraculeux de création que d'une
naissance ordinaire. Mais croient−ils réellement qu'à d'innombrables
époques de l'histoire de la terre certains atomes élémentaires ont reçu
l'ordre de se constituer soudain en tissus vivants ? Admettent−ils qu'à
chaque acte supposé de création il se soit produit un individu ou
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 592
plusieurs ? Les espèces infiniment nombreuses de plantes et d'animaux
ont−elles été créées à l'état de graines, d'ovules ou de parfait
développement ? Et, dans le cas des mammifères, ont−elles, lors de leur
création, porté les marques mensongères de la nutrition intra−utérine ? À
ces questions, les partisans de la création de quelques formes vivantes ou
d'une seule forme ne sauraient, sans doute, que répondre. Divers savants
ont soutenu qu'il est aussi facile de croire à la création de cent millions
d'êtres qu'à la création d'un seul ; mais en vertu de l'axiome philosophique
de la moindre action formulé par Maupertuis, l'esprit est plus volontiers
porté à admettre le nombre moindre, et nous ne pouvons certainement pas
croire qu'une quantité innombrable de formes d'une même classe aient été
créées avec les marques évidentes, mais trompeuses, de leur descendance
d'un même ancêtre.
Comme souvenir d'un état de choses antérieur, j'ai conservé, dans les
paragraphes précédents et ailleurs, plusieurs expressions qui impliquent
chez les naturalistes la croyance à la création séparée de chaque espèce.
J'ai été fort blâmé de m'être exprimé ainsi ; mais c'était, sans aucun doute,
l'opinion générale lors de l'apparition de la première édition de l'ouvrage
actuel. J'ai causé autrefois avec beaucoup de naturalistes sur l'évolution,
sans rencontrer jamais le moindre témoignage sympathique. Il est probable
pourtant que quelques−uns croyaient alors à l'évolution, mais ils restaient
silencieux, ou ils s'exprimaient d'une manière tellement ambiguë, qu'il
n'était pas facile de comprendre leur opinion. Aujourd'hui, tout a changé et
presque tous les naturalistes admettent le grand principe de l'évolution. Il
en est cependant qui croient encore que des espèces ont subitement
engendré, par des moyens encore inexpliqués, des formes nouvelles
totalement différentes ; mais, comme j'ai cherché à le démontrer, il y a des
preuves puissantes qui s'opposent à toute admission de ces modifications
brusques et considérables. Au point de vue scientifique, et comme
conduisant à des recherches ultérieures, il n'y a que peu de différence entre
la croyance que de nouvelles formes ont été produites subitement d'une
manière inexplicable par d'anciennes formes très différentes, et la vieille
croyance à la création des espèces au moyen de la poussière terrestre.
Jusqu'où, pourra−t−on me demander, poussez−vous votre doctrine de la
modification des espèces ? C'est là une question à laquelle il est difficile de
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 593
répondre, parce que plus les formes que nous considérons sont distinctes,
plus les arguments en faveur de la communauté de descendance diminuent
et perdent de leur force. Quelques arguments toutefois ont un très grand
poids et une haute portée. Tous les membres de classes entières sont reliés
les uns aux autres par une chaîne d'affinités, et peuvent tous, d'après un
même principe, être classés en groupes subordonnés à d'autres groupes.
Les restes fossiles tendent parfois à remplir d'immenses lacunes entre les
ordres existants.
Les organes à l'état rudimentaire témoignent clairement qu'ils ont existé à
un état développé chez un ancêtre primitif ; fait qui, dans quelques cas,
implique des modifications considérables chez ses descendants. Dans des
classes entières, des conformations très variées sont construites sur un
même plan, et les embryons très jeunes se ressemblent de très près. Je ne
puis donc douter que la théorie de la descendance avec modifications ne
doive comprendre tous les membres d'une même grande classe ou d'un
même règne. Je crois que tous les animaux descendent de quatre ou cinq
formes primitives tout au plus, et toutes les plantes d'un nombre égal ou
même moindre.
L'analogie me conduirait à faire un pas de plus ; et je serais disposé à
croire que tous les animaux et toutes plantes descendent d'un prototype
unique ; mais l'analogie peut être un guide trompeur. Toutefois, toutes les
formes de la vie ont beaucoup de caractères communs : la composition
chimique, la structure cellulaire, les lois de croissance et la faculté qu'elles
ont d'être affectées par certaines influences nuisibles. Cette susceptibilité
se remarque jusque dans les faits les plus insignifiants ; ainsi, un même
poison affecte souvent de la même manière les plantes et les animaux ; le
poison sécrété par la mouche à galle détermine sur l'églantier ou sur le
chêne des excroissances monstrueuses. La reproduction sexuelle semble
être essentiellement semblable chez tous les êtres organisés, sauf peut−être
chez quelques−uns des plus infimes. Chez tous, autant que nous le
sachions actuellement, la vésicule germinative est la même ; de sorte que
tous les êtres organisés ont une origine commune. Même si l'on considère
les deux divisions principales du monde organique, c'est−à−dire le règne
animal et le règne végétal, on remarque certaines formes inférieures, assez
intermédiaires par leurs caractères ; pour que les naturalistes soient en
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 594
désaccord quant au règne auquel elles doivent être rattachées ; et, ainsi que
l'a fait remarquer le professeur Asa Gray, « les spores et autres corps
reproducteurs des algues inférieures peuvent se vanter d'avoir d'abord une
existence animale caractérisée, à laquelle succède une existence
incontestablement végétale. » Par conséquent, d'après le principe de la
sélection naturelle avec divergence des caractères, il ne semble pas
impossible que les animaux et les plantes aient pu se développer en partant
de ces formes inférieures et intermédiaires ; or, si nous admettons ce point,
nous devons admettre aussi que tous les êtres organisés qui vivent ou qui
ont vécu sur la terre peuvent descendre d'une seule forme primordiale.
Mais cette déduction étant surtout fondée sur l'analogie, il est indifférent
qu'elle soit acceptée ou non. Il est sans doute possible ; ainsi que le
suppose, M. G. H. Lewes, qu'aux premières origines de la vie plusieurs
formes différentes aient pu surgir ; mais, s'il en est ainsi ; nous pouvons
conclure que très peu seulement ont laissé des descendants modifiés ; car,
ainsi que je l'ai récemment fait remarquer à propos des membres de chaque
grande classe, comme les vertébrés, les articulés, etc., nous trouvons dans
leurs conformations embryologiques, homologues et rudimentaires la
preuve évidente que les membres de chaque règne descendent tous d'un
ancêtre unique.
Lorsque les opinions que j'ai exposées dans cet ouvrage ; opinions que M.
Wallace a aussi soutenues dans le journal de la Société Linnéenne ; et que
des opinions analogues sur l'origine des espèces seront généralement
admises par les naturalistes, nous pouvons prévoir qu'il s'accomplira dans
l'histoire naturelle une révolution importante. Les systématistes pourront
continuer leurs travaux comme aujourd'hui ; mais ils ne seront plus
constamment obsédés de doutes quant à la valeur spécifique de telle ou
telle forme, circonstance qui, j'en parle par expérience, ne constituera pas
un mince soulagement. Les disputes éternelles sur la spécificité d'une
cinquantaine de ronces britanniques cesseront. Les systématistes n'auront
plus qu'à décider ; ce qui d'ailleurs ne sera pas toujours facile, si une forme
quelconque est assez constante et assez distincte des autres formes pour
qu'on puisse la bien définir, et, dans ce cas, si ces différences sont assez
importantes pour mériter un nom d'espèce. Ce dernier point deviendra bien
plus important à considérer qu'il ne l'est maintenant, car des différences,
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 595
quelque légères qu'elles soient ; entre deux formes quelconques que ne
relie aucun degré intermédiaire ; sont actuellement considérées par les
naturalistes comme suffisantes pour justifier leur distinction spécifique.
Nous serons, plus tard, obligés de reconnaître que la seule distinction à
établir entre les espèces et les variétés bien tranchées consiste seulement en
ce que l'on sait ou que l'on suppose que ces dernières sont actuellement
reliées les unes aux autres par des gradations intermédiaires, tandis que les
espèces ont dû l'être autrefois. En conséquence, sans négliger de prendre
en considération l'existence présente de degrés intermédiaires entre deux
formes quelconques nous serons conduits à peser avec plus de soin
l'étendue réelle des différences qui les séparent, et à leur attribuer une plus
grande valeur. Il est fort possible que des formes, aujourd'hui reconnues
comme de simples variétés, soient plus tard jugées dignes d'un nom
spécifique ; dans ce cas, le langage scientifique et le langage ordinaire se
trouveront d'accord. Bref nous aurons à traiter l'espèce de la même manière
que les naturalistes traitent actuellement les genres, c'est−à−dire comme de
simples combinaisons artificielles, inventées pour une plus grande
commodité. Cette perspective n'est peut−être pas consolante, mais nous
serons au moins débarrassés des vaines recherches auxquelles donne lieu
l'explication absolue, encore non trouvée et introuvable, du terme espèces.
Les autres branches plus générales de l'histoire naturelle n'en acquerront
que plus d'intérêt. Les termes : affinité, parenté, communauté, type,
paternité, morphologie, caractères d'adaptation, organes rudimentaires et
atrophiés, etc., qu'emploient les naturalistes, cesseront d'être des
métaphores et prendront un sens absolu. Lorsque nous ne regarderons plus
un être organisé de la même façon qu'un sauvage contemple un vaisseau,
c'est−à−dire comme quelque chose qui dépasse complètement notre
intelligence ; lorsque nous verrons dans toute production un organisme
dont l'histoire est fort ancienne ; lorsque nous considérerons chaque
conformation et chaque instinct compliqués comme le résumé d'une foule
de combinaisons toutes avantageuses à leur possesseur, de la même façon
que toute grande invention mécanique est la résultante du travail, de
l'expérience, de la raison, et même des erreurs d'un grand nombre
d'ouvriers ; lorsque nous envisagerons l'être organisé à ce point de vue,
combien, et j'en parle par expérience, l'étude de l'histoire naturelle ne
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 596
gagnera−t−elle pas en intérêt !
Un champ de recherches immense et à peine foulé sera ouvert sur les
causes et les lois de la variabilité, sur la corrélation, sur les effets de l'usage
et du défaut d'usage, sur l'action directe des conditions extérieures, et ainsi
de suite. L'étude des produits domestiques prendra une immense
importance. La formation d'une nouvelle variété par l'homme sera un sujet
d'études plus important et plus intéressant que l'addition d'une espèce de
plus à la liste infinie de toutes celles déjà enregistrées. Nos classifications
en viendront, autant que la chose sera possible, à être des généalogies ;
elles indiqueront alors ce qu'on peut appeler le vrai plan de la création. Les
règles de la classification se simplifieront ne possédons ni généalogies ni
armoiries, et nous avons à découvrir et à retracer les nombreuses lignes
divergentes de descendances dans nos généalogies naturelles, à l'aide des
caractères de toute nature qui ont été conservés et transmis par une longue
hérédité. Les organes rudimentaires témoigneront d'une manière infaillible
quant à la nature de conformations depuis longtemps perdues. Les espèces
ou groupes d'espèces dites aberrantes, qu'on pourrait appeler des fossiles
vivants, nous aideront à reconstituer l'image des anciennes formes de la
vie. L'embryologie nous révélera souvent la conformation, obscurcie dans
une certaine mesure, des prototypes de chacune des grandes classes.
Lorsque nous serons certains que tous les individus de la même espèce et
toutes les espèces étroitement alliées d'un même genre sont, dans les
limites d'une époque relativement récente, descendus d'un commun ancêtre
et ont émigré d'un berceau unique, lorsque nous connaîtrons mieux aussi
les divers moyens de migration, nous pourrons alors, à l'aide des lumières
que la géologie nous fournit actuellement et qu'elle continuera à nous
fournir sur les changements survenus autrefois dans les climats et dans le
niveau des terres, arriver à retracer admirablement les migrations
antérieures du monde entier. Déjà, maintenant, nous pouvons obtenir
quelques notions sur l'ancienne géographie, en comparant les différences
des habitants de la mer qui occupent les côtes opposées d'un continent et la
nature des diverses populations de ce continent, relativement à leurs
moyens apparents d'immigration.
La noble science de la géologie laisse à désirer par suite de l'extrême
pauvreté de ses archives. La croûte terrestre, avec ses restes enfouis, ne
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 597
doit pas être considérée comme un musée bien rempli, mais comme une
maigre collection faite au hasard et à de rares intervalles. On reconnaîtra
que l'accumulation de chaque grande formation fossilifère a dû dépendre
d'un concours exceptionnel de conditions favorables, et que les lacunes qui
correspondent aux intervalles écoulés entre les dépôts des étages successifs
ont eu une durée énorme. Mais nous pourrons évaluer leur durée avec
quelque certitude en comparant les formes organiques qui ont précédé ces
lacunes et celles qui les ont suivies. Il faut être très prudent quand il s'agit
d'établir une corrélation de stricte contemporanéité d'après la seule
succession générale des formes de la vie, entre deux formations qui ne
renferment pas un grand nombre d'espèces identiques. Comme la
production et l'extinction des espèces sont la conséquence de causes
toujours existantes et agissant lentement, et non pas d'actes miraculeux de
création ; comme la plus importante des causes des changements
organiques est presque indépendante de toute modification, même subite,
dans les conditions physiques, car cette cause n'est autre que les rapports
mutuels d'organisme à organisme, le perfectionnement de l'un entraînant le
perfectionnement ou l'extermination des autres, il en résulte que la somme
des modifications organiques appréciables chez les fossiles de formations
consécutives peut probablement servir de mesure relative, mais non
absolue, du laps de temps écoulé entre le dépôt de chacune d'elles.
Toutefois, comme un certain nombre d'espèces réunies en masse pourraient
se perpétuer sans changement pendant de longues périodes, tandis que,
pendant le même temps, plusieurs de ces espèces venant à émigrer vers de
nouvelles régions ont pu se modifier par suite de leur concurrence avec
d'autres formes étrangères, nous ne devons pas reposer une confiance trop
absolue dans les changements organiques comme mesure du temps écoulé.
J'entrevois dans un avenir éloigné des routes ouvertes à des recherches
encore bien plus importantes. La psychologie sera solidement établie sur la
base si bien définie déjà par M. Herbert Spencer, c'est−à−dire sur
l'acquisition nécessairement graduelle de toutes les facultés et de toutes les
aptitudes mentales, ce qui jettera une vive lumière sur l'origine de l'homme
et sur son histoire. Certains auteurs éminents semblent pleinement
satisfaits de l'hypothèse que chaque espèce a été créée d'une manière
indépendante. À mon avis, il me semble que ce que nous savons des lois
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 598
imposées à la matière par le Créateur s'accorde mieux avec l'hypothèse que
la production et l'extinction des habitants passés et présents du globe sont
le résultat de causes secondaires, telles que celles qui déterminent la
naissance et la mort de l'individu. Lorsque je considère tous les êtres, non
plus comme des créations spéciales, mais comme les descendants en ligne
directe de quelques êtres qui ont vécu longtemps avant que les premières
couches du système cumbrien aient été déposées, ils me paraissent anoblis.
À en juger d'après le passé, nous pouvons en conclure avec certitude que
pas une des espèces actuellement vivantes ne transmettra sa ressemblance
intacte à une époque future bien éloignée, et qu'un petit nombre d'entre
elles auront seules des descendants dans les âges futurs, car le mode de
groupement de tous les êtres organisés nous prouve que, dans chaque
genre, le plus grand nombre des espèces, et que toutes les espèces dans
beaucoup de genres, n'ont laissé aucun descendant, mais se sont totalement
éteintes. Nous pouvons même jeter dans l'avenir un coup d'œil prophétique
et prédire que ce sont les espèces les plus communes et les plus répandues,
appartenant aux groupes les plus considérables de chaque classe, qui
prévaudront ultérieurement et qui procréeront des espèces nouvelles et
prépondérantes. Comme toutes les formes actuelles de la vie descendent en
ligne directe de celles qui vivaient longtemps avant l'époque cumbrienne,
nous pouvons être certains que la succession régulière des générations n'a
jamais été interrompue, et qu'aucun cataclysme n'a bouleversé le monde
entier. Nous pouvons donc compter avec quelque confiance sur un avenir
d'une incalculable longueur. Or, comme la sélection naturelle n'agit que
pour le bien de chaque individu, toutes les qualités corporelles et
intellectuelles doivent tendre à progresser vers la perfection.
Il est intéressant de contempler un rivage luxuriant, tapissé de nombreuses
plantes appartenant à de nombreuses espèces abritant des oiseaux qui
chantent dans les buissons, des insectes variés qui voltigent çà et là, des
vers qui rampent dans la terre humide, si l'on songe que ces formes si
admirablement construites, si différemment conformées, et dépendantes les
unes des autres d'une manière si complexe, ont toutes été produites par des
lois qui agissent autour de nous. Ces lois, prises dans leur sens le plus
large, sont : la loi de croissance et de reproduction ; la loi d'hérédité
qu'implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilité, résultant
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 599
de l'action directe et indirecte des conditions d'existence, de l'usage et du
défaut d'usage ; la loi de la multiplication des espèces en raison assez
élevée pour amener la lutte pour l'existence, qui a pour conséquence la
sélection naturelle, laquelle détermine la divergence des caractères, et
l'extinction des formes moins perfectionnées. Le résultat direct de cette
guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le
fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la
production des animaux supérieurs. N'y a−t−il pas une véritable grandeur
dans cette manière d'envisager la vie, avec ses puissances diverses
attribuées primitivement par le Créateur à un petit nombre de formes, ou
même à une seule ? Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de
la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de
belles et admirables formes, sorties d'un commencement si simple, n'ont
pas cessé de se développer et se développent encore !
De l'Origine des Espèces
CHAPITRE XV − RÉCAPITULATION ET CONCL... 600
GLOSSAIRE
DES PRINCIPAUX TERMES SCIENTIFIQUES EMPLOYÉS DANS LE
PRESENT VOLUME.
[Ce Glossaire a été rédigé par M. N. S. Dallas sur la demande de M. Ch.
Darwin. L'explication des termes y est donnée sous une forme aussi simple
et aussi claire que possible.]
ABERRANT. – Se dit des formes ou groupes d'animaux ou de plantes qui
s'écartent par des caractères importants de leurs alliés les plus rapprochés,
de manière à ne pas être aisément compris dans le même groupe.
ABERRATION (en optique). – Dans la réfraction de la lumière par une
lentille convexe, les rayons passant à travers les différentes parties de la
lentille convergent vers des foyers à des distances légèrement différentes :
c'est ce qu'on appelle aberration sphérique ; d'autre part, les rayons colorés
sont séparés par l'action prismatique de la lentille et convergent également
vers des foyers à des distances différentes : c'est l'aberration chromatique.
AIRE. – L'étendue de pays sur lequel une plante ou un animal s'étend
naturellement. – Par rapport au temps, ce mot exprime la distribution d'une
espèce ou d'un groupe parmi les couches fossilifères de l'écorce de la terre.
ALBINISME, ALBINOS. – Les albinos sont des animaux chez lesquels
les matières colorantes, habituellement caractéristiques de l'espèce, n'ont
pas été produites dans la peau et ses appendices. – ALBINISME, état
d'albinos. – Une classe de plantes comprenant les plantes marines
ordinaires et les plantes filamenteuses d'eau douce.
ALTERNANTE (GÉNÉRATION). – Voir GÉNÉRATION.
AMMONITES. – Un groupe de coquilles fossiles, spirales et à chambres,
ressemblant au genre Nautilus, mais les séparations entre les chambres
sont ondulées en spirales combinées à leur jonction avec la paroi extérieure
de la coquille.
ANALOGIE. – La ressemblance de structures qui provient de fonctions
semblables, comme, par exemple, les ailes des insectes et des oiseaux. On
dit que de telles structures sont analogues les unes aux autres.
GLOSSAIRE 601
ANIMALCULE. – Petit animal : terme généralement appliqué à ceux qui
ne sont visibles qu'au microscope.
ANNÉLIDÉS. – Une classe de vers chez lesquels la surface du corps
présente une division plus ou moins distincte en anneaux ou segments
généralement pourvus d'appendices pour la locomotion ainsi que de
branchies. Cette classe comprend les vers marins ordinaires, les vers de
terre et les sangsues.
ANORMAL. – Contraire à la règle générale.
ANTENNES. – Organes articulés placés à la tête chez les insectes, les
crustacés et les centipèdes, n'appartenant pourtant pas à la bouche.
ANTHÈRES. – Sommités des étamines des fleurs qui produisent le pollen
ou la poussière fertilisante. APLACENTAIRES (APLACENTALIA,
APLACENTATA). – Mammifères aplacentaires. – Voir MAMMIFÈRES.
APOPHYSES. – Éminences naturelles des os qui se projettent
généralement pour servir d'attaches aux muscles, aux ligaments, etc.
ARCHÉTYPE. – Forme idéale primitive d'après laquelle tous les êtres d'un
groupe semblent être organisés.
ARTICULÉS. – Une grande division du règne animal, caractérisée
généralement en ce qu'elle a la surface du corps divisée en anneaux appelés
segments, dont un nombre plus ou moins grand est pourvu de pattes
composées, tels que les insectes, les crustacés et les centipèdes.
ASYMÉTRIQUE. – Ayant les deux côtés dissemblables.
ATROPHIE. – Arrêt dans le développement survenu dans le premier âge.
AVORTÉ. – On dit qu'un organe est avorté, quand de bonne heure il a subi
un arrêt dans son développement.
BALANES (Bernacles). – Cirripèdes sessiles à test composé de plusieurs
pièces, qui vivent en abondance sur les rochers du bord de la mer.
BASSIN (Pelvis). – L'arc osseux auquel sont articulés les membres
postérieurs des animaux vertébrés.
BATRACIENS. – Une classe d'animaux parents des reptiles, mais
subissant une métamorphose particulière et chez lesquels le jeune animal
est généralement aquatique et respire par des branchies. (Exemples : les
grenouilles, les crapauds et les salamandres.) BLOCS ERRATIQUES. –
Enormes blocs de pierre transportés, généralement encaissés dans de la
terre argileuse ou du gravier.
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 602
BRACHIOPODE. – Une classe de mollusques marins ou animaux à corps
mou pourvus d'une coquille bivalve attachée à des matières sous−marines
par une tige qui passe par une ouverture dans l'une des valvules. Ils sont
pourvus de bras à franges par l'action desquelles la nourriture est portée à
la bouche.
BRANCHIALES. – Appartenant aux branchies.
BRANCHIES. – Organes pour respirer dans l'eau.
CAMBRIEN (SYSTÈME). – Une série de roches paléozoïques entre le
laurentien et le silurien, et qui, tout récemment, étaient encore considérées
comme les plus anciennes roches fossilifères.
CANIDÉS. – La famille des chiens, comprenant le chien, le loup, le
renard, le chacal, etc.
CARAPACE. – La coquille enveloppant généralement la partie antérieure
du corps chez les crustacés. Ce terme est aussi appliqué aux parties dures
et aux coquilles des cirripèdes.
CARBONIFÈRE. – Ce terme est appliqué à la grande formation qui
comprend, parmi d'autres roches, celles à charbon. Cette formation
appartient au plus ancien système, ou système paléozoïque. CAUDAL. –
De la queue ou appartenant à la queue.
CELOSPERME. – Terme appliqué aux fruits des ombellifères, qui ont la
semence creuse à la face interne.
CÉPHALOPODES. – La classe la plus élevée des mollusques ou animaux
à corps mou, caractérisée par une bouche entourée d'un nombre plus ou
moins grand de bras charnus ou tentacules qui, chez la plupart des espèces
vivantes, sont pourvus de suçoirs. (Exemples : la seiche, le nautile.).
CÉTACÉ. – Un ordre de mammifères comprenant les baleines, les
dauphins, etc., ayant la forme de poissons, la peau nue et dont seulement
les membres antérieurs sont développés.
CHAMPIGNONS (Fungi). – Une classe de plantes cryptogames cellulaires
CHÉLONIENS. – Un ordre de reptiles comprenant les tortues de mer, les
tortues de terre, etc.
CIRRIPÈDES. – Un ordre de crustacés comprenant les bernacles, les
anatifes, etc. Les jeunes ressemblent à ceux de beaucoup d'autres crustacés
par la forme, mais arrivés à l'âge mûr, ils sont toujours attachés à d'autres
substances, soit directement, soit au moyen d'une tige. Ils sont enfermés
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 603
dans une coquille calcaire composée de plusieurs parties, dont deux
peuvent s'ouvrir pour donner issue à un faisceau de tentacules entortillés et
articulés qui représentent les membres.
COCCUS. – Genres d'insectes comprenant la cochenille, chez lequel le
mâle est une petite mouche ailée et la femelle généralement une masse
inapte à tout mouvement, affectant la forme d'une graine.
COCON. – Une enveloppe en général soyeuse dans laquelle les insectes
sont fréquemment renfermés pendant la seconde période, ou la période de
repos de leur existence. Le terme de « période de cocon » est employé
comme équivalent de « période de chrysalide ».
COLEOPTÈRES. – Ordres d'insectes, ayant des organes buccaux
masticateurs et la première paire d'ailes (élytres) plus ou moins cornée,
formant une gaine pour la seconde paire, et divisée généralement en droite
ligne au milieu du dos.
COLONNE. – Un organe particulier chez les fleurs de la famille des
orchidées dans lequel les étamines, le style et le stigmate (ou organes
reproducteurs) sont réunis.
COMPOSÉES ou PLANTES COMPOSÉES. – Des plantes chez lesquelles
l'inflorescence consiste en petites fleurs nombreuses (fleurons) réunies en
une tête épaisse, dont la base est renfermée dans une enveloppe commune.
(Exemples : la marguerite, la dent−de−lion, etc.)
CONFERVES. – Les plantes filamenteuses d'eau douce.
CONGLOMÉRAT. – Une roche faite de fragments de rochers ou de
cailloux cimentés par d'autres matériaux.
COROLLE. – La seconde enveloppe d'une fleur, généralement composée
d'organes colorés semblables à ces feuilles (pétales) qui peuvent être unies
entièrement, ou seulement à leurs extrémités, ou à la base.
CORRÉLATION. – La coïncidence normale d'un phénomène, des
caractères, etc., avec d'autres phénomènes ou d'autres caractères.
CORYMBE. – Mode d'inflorescence multiple, par lequel les fleurs qui
partent de la partie inférieure de la tige sont soutenues sur des tiges plus
longues, de manière à être de niveau avec les fleurs supérieures.
COTYLÉDONS. – Les premières feuilles, ou feuilles à semence des
plantes.
CRUSTACÉS. – Une classe d'animaux articulés ayant la peau du corps
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 604
généralement plus ou moins durcie par un dépôt de matière calcaire, et qui
respirent au moyen de branchies. (Exemples : le crabe, le homard, la
crevette.)
CURCULION. – L'ancien terme générique pour les coléoptères connus
sous le nom de charançons, caractérisés par leurs tarses à quatre articles, et
par une tête qui se termine en une espèce de bec, sur les côtés duquel sont
fixées les antennes.
CUTANÉ. – De la peau ou appartenant à la peau.
CYCLES. – Les cercles ou lignes spirales dans lesquels les parties des
plantes sont disposées sur l'axe de croissance.
DÉGRADATION. – Détérioration du sol par l'action de la mer ou par des
influences atmosphériques. DENTELURES. – Dents disposées comme
celles d'une scie.
DÉNUDATION. – L'usure par lavage de la surface de la terre par l'eau.
DÉVONIEN (SYSTÈME), ou formation dévonienne, – Série de roches
paléozoïques comprenant le vieux grès rouge.
DICOTYLÉDONÉES ou PLANTES DICOTYLÉDONES. – Une classe de
plantes caractérisées par deux feuilles à semences (cotylédons), et par la
formation d'un nouveau bois entre l'écorce et l'ancien bois (croissance ;
exogène), ainsi que par l'organisation rétiforme des nervures des feuilles.
Les fleurs sont généralement divisées en multiples de cinq.
DIFFÉRENCIATION. – Séparation ou distinction des parties ou des
organes qui se trouvent plus ou moins unis dans les formes élémentaires
vivantes.
DIMORPHES. – Ayant deux formes distinctes. Le dimorphisme est
l'existence de la même espèce sous deux formes distinctes.
DIOIQUE. – Ayant les organes des sexes sur des individus distincts.
DIORITE. – Une forme particulière de pierre verte (Greenstone).
DORSAL. – Du dos ou appartenant au dos.
ÉCHASSIERS (Grallatores). – oiseaux généralement pourvus de longs
becs, privés de plumes au−dessus du tarse, et sans membranes entre les
doigts des pieds. (Exemples : les cigognes, les grues, les bécasses, etc.)
ÉDENTES. – Ordre particulier de quadrupèdes caractérisés par l'absence
au moins des incisives médianes (de devant) dans les deux mâchoires.
(Exemples : les paresseux et les tatous.)
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 605
ÉLYTRES. – Les ailes antérieures durcies des coléoptères, qui recouvrent
et protègent les ailes membraneuses postérieures servant seules au vol.
EMBRYOLOGIE. – L'étude du développement de l'embryon.
EMBRYON. – Le jeune animal en développement dans l'œuf ou le sein de
la mère.
ENDÉMIQUE. – Ce qui est particulier à une localité donnée.
ENTOMOSTRACÉS. – Une division de la classe des crustacés, ayant
généralement tous les segments du corps distincts, munie de branchies aux
pattes ou aux organes de la bouche, et les pattes garnies de poils fins. Ils
sont généralement de petite grosseur.
ÉOCÈNE. – La première couche des trois divisions de l'époque tertiaire.
Les roches de cet âge contiennent en petite proportion des coquilles
identiques à des espèces actuellement existantes.
ÉPHÉMÈRES (INSECTES). – Insectes ne vivant qu'un jour ou très peu de
temps.
ÉTAMINES. – Les organes mâles des plantes en fleur, formant un cercle
dans les pétales. Ils se composent généralement d'un filament et d'une
anthère : l'anthère étant la partie essentielle dans laquelle est formé le
pollen ou la poussière fécondante. FAUNE. – La totalité des animaux
habitant naturellement une certaine contrée ou région, ou qui y ont vécu
pendant une période géologique quelconque.
FÉLINS ou FÉLIDÉS. – Mammifères de la famille des chats.
FÉRAL (plur. FÉRAUX). – Animaux ou plantes qui de l'état de culture ou
de domesticité ont repassé à l'état sauvage.
FLEURONS. – Fleurs imparfaitement développées sous quelques rapports
et rassemblées en épis épais ou tête épaisse, comme dans les graminées, la
dent−de−lion, etc.
FLEURS POLYANDRIQUES. – Voir POLYANDRIQUES.
FLORE. – La totalité des plantes croissant naturellement dans un pays, ou
pendant une période géologique quelconque.
FOETAL. – Du fœtus ou appartenant au fœtus (embryon) en cours de
développement
FORAMINIFÈRES. – Une classe d'animaux ayant une organisation très
inférieure, et généralement très petits ; ils ont un corps mou, semblable à
de la gélatine ; des filaments délicats, fixés à la surface, s'allongent et se
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 606
retirent pour saisir les objets extérieurs ; ils habitent une coquille calcaire
généralement divisée en chambres et perforée de petites ouvertures.
FORMATION SÉDIMENTAIRE. – Voir SÉDIMENTAIRES.
FOSSILIFÈRES. – Contenant des fossiles.
FOSSOYEURS. – Insectes ayant la faculté de creuser. Les hyménoptères
fossoyeurs sont un groupe d'insectes semblables aux guêpes, qui creusent
dans le sol sablonneux des nids pour leurs petits.
FOURCHETTE ou FURCULA. – L'os fourchu formé par l'union des
clavicules chez beaucoup d'oiseaux, comme, par exemple, chez la poule
commune.
FRENUM (pl. FRENA). – Une petite bande ou pli de la peau.
GALLINACÉS. – Ordre d'oiseaux qui comprend entre autres la poule
commune le dindon, le faisan, etc.
GALLUS. – Le genre d'oiseaux qui comprend la poule commune.
GANGLION. – Une grosseur ou un nœud d'où partent les nerfs comme
d'un centre.
GANOÏDES. – Poissons couverts d'écailles osseuses et émaillées d'une
manière toute particulière, dont la plupart ne se trouvent plus qu'à l'état
fossile.
GÉNÉRATION ALTERNANTE. – On applique ce terme à un mode
particulier de reproduction, qu'on rencontre chez un grand nombre
d'animaux inférieurs ; l'œuf est produit par une forme vivante tout à fait
différente de la forme parente, laquelle est reproduite à son tour par un
procédé de bourgeonnement ou par la division des substances du premier
produit de l'œuf.
GERMINATIVE (VÉSICULE). – Voir VÉSICULE. GLACIAIRE
(PÉRIODE). – Voir PÉRIODE.
GLANDE. – Organe qui sécrète ou filtre quelque produit particulier du
sang ou de la sève des animaux ou des plantes.
GLOTTE. – L'entrée de la trachée−artère dans l'œsophage ou le gésier.
GNEISS. – Roches qui se rapprochent du granit par leur composition, mais
plus ou moins lamellées, provenant de l'altération d'un dépôt sédimentaire
après sa consolidation.
GRANIT. – Roche consistant essentiellement en cristaux de feldspath et de
mica, réunis dans une masse de quartz.
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 607
HABITAT. – La localité dans laquelle un animal ou une plante vit
naturellement.
HÉMIPTÈRES. – Un ordre ou sous−ordre d'insectes, caractérisés par la
possession d'un bec à articulations ou rostre ; ils ont les ailes de devant
cornées à la base et membraneuses à l'extrémité où se croisent les ailes. Ce
groupe comprend les différentes espèces de punaises.
HERMAPHRODITE. – Possédant les organes des deux sexes.
HOMOLOGIE. – La relation entre les parties qui résulte de leur
développement embryonique correspondant, soit chez des êtres différents,
comme dans le cas du bras de l'homme, la jambe de devant du quadrupède
et l'aile d'un oiseau ; ou dans le même individu, comme dans le cas des
jambes de devant et de derrière chez les quadrupèdes, et les segments ou
anneaux et leurs appendices dont se compose le corps d'un ver ou d'un
centipède. Cette dernière homologie est appelée homologie sériale. Les
parties qui sont en telle relation l'une avec l'autre sont dites homologues, et
une telle partie ou un tel organe est appelé l'homologue de l'autre. Chez
différentes plantes, les parties de la fleur sont homologues, et, en général,
ces parties sont regardées comme homologues avec les feuilles.
HOMOPTÈRES. – Sous−ordre des hémiptères, chez lesquels les ailes de
devant sont ou entièrement membraneuses ou ressemblent entièrement à
du cuir. Les cigales, les pucerons en sont des exemples connus.
HYBRIDE. – Le produit de l'union de deux espèces distinctes.
HYMÉNOPTÈRES. – Ordre d'insectes possédant des mandibules
mordantes et généralement quatre ailes membraneuses dans lesquelles il y
a quelques nervures. Les abeilles et les guêpes sont des exemples familiers
de ce groupe.
HYPERTROPHIÉ. – Excessivement développé.
ICHNEUMONIDÉS. – Famille d'insectes hyménoptères qui pondent leurs
œufs dans le corps ou les œufs des autres insectes.
IMAGE. – L'état reproductif parfait (généralement à ailes) d'un insecte.
INDIGÈNES. – Les premiers êtres animaux ou végétaux aborigènes d'un
pays ou d'une région.
INFLORESCENCE. – Le mode d'arrangement des fleurs des plantes.
INFUSOIRES. – Classe d'animalcules microscopiques appelés ainsi parce
qu'ils ont été observés à l'origine dans des infusions de matières végétales.
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 608
Ils consistent en une matière gélatineuse renfermée dans une membrane
délicate, dont la totalité ou une partie est pourvue de poils courts et
vibrants appelée cils, au moyen desquels ces animalcules nagent dans l'eau
ou transportent les particules menues de leur nourriture à l'orifice de la
bouche.
INSECTIVORES. – Se nourrissant d'insectes.
INVERTEBRÉS ou ANIMAUX INVERTEBRÉS. – Les animaux qui ne
possèdent pas d'épine dorsale ou de colonne vertébrale.
LACUNES. – Espaces laissés parmi les tissus chez quelques−uns des
animaux inférieurs, et servant de voies pour la circulation des fluides du
corps.
LAMELLE. – Pourvu de lames ou de petites plaques.
LARVES. – La première phase de la vie d'un insecte au sortir de l'œuf,
quand il est généralement sous la forme de ver ou de chenille.
LARYNX. – La partie supérieure de la trachée−artère qui s'ouvre dans le
gosier.
LAURENTIEN. – Système de roches très anciennes et très altérées, très
développé le long du cours du Saint−Laurent, d'où il tire son nom. C'est
dans ces roches qu'on a trouvé les traces des corps organiques les plus
anciens. LÉGUMINEUSES. – Ordre de plantes, représenté par les pois
communs et les fèves, ayant une fleur irrégulière, chez lesquelles un pétale
se relève comme une aile, et les étamines et le pistil sont renfermés dans
un fourreau formé par deux autres pétales. Le fruit est en forme de gousse
(légume).
LÉMURIDES. – Un groupe d'animaux à quatre mains, distinct des singes
et se rapprochant des quadrupèdes insectivores par certains caractères et
par leurs habitudes. Les Lémurides ont les narines recourbées ou tordues,
et une griffe au lieu d'ongle sur l'index des mains de derrière.
LÉPIDOPTÈRES. – Ordre d'insectes caractérisés par la possession d'une
trompe en spirale et de quatre grosses ailes plus ou moins écailleuses. Cet
ordre comprend les papillons.
LITTORAL. – Habitant le rivage de la mer.
LOESS (Lehm). – Un dépôt marneux de formation récente (post−tertiaire)
qui occupe une grande partie de la vallée du Rhin.
MALACOSTRACÉS. – L'ordre supérieur des crustacés, comprenant les
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 609
crabes ordinaires, les homards, les crevettes, etc., ainsi que les cloportes et
les salicoques.
MAMMIFÈRES. – La première classe des animaux, comprenant les
quadrupèdes velus ordinaires, les baleines, et l'homme, caractérisée par la
production de jeunes vivants, nourris après leur naissance par le lait des
mamelles (glandes mammaires) de la mère. Une différence frappante dans
le développement embryonnaire a conduit à la division de cette classe en
deux grande groupes : dans l'un, quand l'embryon a atteint une certaine
période, une connexion vasculaire, appelée placenta, se forme entre
l'embryon et la mère ; dans l'autre groupe cette connexion manque, et les
jeunes naissent dans un état très incomplet. Les premiers, comprenant la
plus grande partie de la classe, sont appelés Mammifères placentaires ; les
derniers, Mammifères aplacentaires, comprennent les marsupiaux et les
monotrèmes (Ornithorhynques).
MANDIBULES, chez les insectes. – La première paire, ou paire supérieure
de mâchoires, qui sont généralement des organes solides, cornés et
mordants. Chez les oiseaux ce terme est appliqué aux deux mâchoires avec
leurs enveloppes cornées. Chez les quadrupèdes les mandibules sont
représentées par la mâchoire inférieure.
MARSUPIAUX. – Un ordre de mammifères chez lesquels les petits
naissent dans un état très incomplet de développement et sont portés par la
mère, pendant l'allaitement, dans une poche ventrale (marsupium), tels que
chez les kangourous, les sarigues, etc. – Voir MAMMIFÈRES.
MAXILLAIRES, chez les insectes. – La seconde paire ou paire inférieure
de mâchoires, qui sont composées de plusieurs articulations et pourvues
d'appendices particuliers, appelés palpes ou antennes.
MÉLANISME. – L'opposé de l'albinisme, développement anormal de
matière colorante foncée dans la peau et ses appendices. MOËLLE
ÉPINIÈRE. – La portion centrale du système nerveux chez les vertébrés,
qui descend du cerveau à travers les arcs des vertèbres et distribue presque
tous les nerfs aux divers organes du corps.
MOLLUSQUES. – Une des grandes divisions du règne animal,
comprenant les animaux à corps mou, généralement pourvus d'une
coquille, et chez lesquels les ganglions ou centres nerveux ne présentent
pas d'arrangement général défini. Ils sont généralement connus sous la
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 610
dénomination de moules et de coquillages ; la seiche, les escargots et les
colimaçons communs, les coquilles, les huîtres, les moules et les peignes
en sont des exemples.
MONOCOTYLÉDONÉES ou PLANTES MONOCOTYLÉDONES. –
Plantes chez lesquelles la semence ne produit qu'une seule feuille à
semence (ou cotylédon), caractérisées par l'absente des couches
consécutives de bois dans la tige (croissance endogène). On les reconnaît
par les nervures des feuilles qui sont généralement droites et par la
composition des fleurs qui sont généralement des multiples de trois.
(Exemples : les graminées, les lis, les orchidées, les palmiers, etc.)
MORAINES. – Les accumulations des fragments de rochers entraînés dans
les vallées par les glaciers.
MORPHOLOGIE. – La loi de la forme ou de la structure indépendante de
la fonction.
MYSIS (FORME). – Période du développement de certains crustacés
(langoustes) durant laquelle ils ressemblent beaucoup aux adultes d'un
genre (mysis) appartenant à un groupe un peu inférieur. NAISSANT. –
Commençant à se développer.
NATATOIRES. – Adaptés pour la natation.
NAUPLIUS (FORMES NAUPLIUS). – La première période dans le
développement de beaucoup de crustacés, appartenant surtout aux groupes
inférieurs. Pendant cette période l'animal a le corps court, avec des
indications confuses d'une division en segments, et est pourvu de trois
paires de membres à franges. Cette forme du cyclope commun d'eau douce
avait été décrite comme un genre distinct sous le nom de Nauplius.
NERVATION. – L'arrangement des veines ou nervures dans les ailes des
insectes.
NEUTRES. – Femelles de certains insectes imparfaitement développées et
vivant en société (tels que les fourmis et les abeilles). Les neutres font tous
les travaux de la communauté, d'où ils sont aussi appelés Travailleurs.
NICTITANTE (MEMBRANE). – Membrane semi−transparente, qui peut
recouvrir l'œil chez les oiseaux et les reptiles, pour modérer les effets d'une
forte lumière ou pour chasser des particules de poussière, etc., de la surface
de l'œil.
OCELLES (STEMMATES). – Les yeux simples des insectes,
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 611
généralement situés sur le sommet de la tête entre les grands yeux
composés à facettes.
OESOPHAGE. – Le gosier.
OMBELLIFÈRES. – Un ordre de plantes chez lesquelles les fleurs, qui
contiennent cinq étamines et un pistil avec deux styles, sont soutenues par
des supports qui sortent du sommet de la tige florale et s'étendent comme
les baleines d'un parapluie, de manière à amener toutes les fleurs à la
même hauteur (ombelle), presque au même niveau. (Exemples : le persil et
la carotte.)
ONGULÉS. – Quadrupèdes à sabot.
OOLITHIQUES. – Grande série de roches secondaires appelées ainsi à
cause du tissu de quelques−unes d'entre elles ; elles semblent composées
d'une masse de petits corps calcaires semblables à des œufs.
OPERCULE. – Plaque calcaire qui sert à beaucoup de mollusques pour
fermer l'ouverture de leur coquille. Les valvules operculaires des cirripèdes
sont celles qui ferment l'ouverture de la coquille.
ORBITE. – La cavité osseuse dans laquelle se place l'œil.
ORGANISME. – Un être organisé, soit plante, soit animal.
ORTHOSPERME. – Terme appliqué aux fruits des ombellifères qui ont la
semence droite.
OVA. – Oeufs.
OVARIUM ou OVAIRE (chez les plantes). – La partie inférieure du pistil
ou de l'organe femelle de la plante, contenant les ovules ou jeunes
semences ; par la croissance et après que les autres organes de la fleur sont
tombés, l'ovaire se transforme généralement en fruit.
OVIGÈRE. – Portant l'œuf.
OVULES (des plantes). – Les semences dans leur première évolution.
PACHYDERMES. – Un groupe de mammifères, ainsi appelés à cause de
leur peau épaisse, comprenant l'éléphant, le rhinocéros, l'hippopotame, etc.
PALÉOZOÏQUE. – Le plus ancien système de roches fossilifères.
PALPES. – Appendices à articulations à quelques organes de la bouche
chez les insectes et les crustacés.
PAPILIONACÉES. – Ordre de plantes (voir LÉGUMINEUSES). Les
fleurs de ces plantes sont appelées papilionacées ou semblables à des
papillons, à cause de la ressemblance imaginaire des pétales supérieurs
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 612
développé avec les ailes d'un papillon.
PARASITE. – Animal ou plante vivant sur, dans, ou aux dépens d'un autre
organisme.
PARTHÉNOGÉNÈSE. – La production d'organismes vivants par des œufs
ou par des semences non fécondés.
PÉDONCULE. – Supporté sur une tige ou support. Le chêne pédonculé a
ses glands supportés sur une tige.
PÉLORIE, ou PÉLORISME. – Apparence de régularité de structure chez
les fleurs ou les plantes qui portent normalement des fleurs irrégulières.
PÉRIODE GLACIAIRE. – Période de grand froid et d'extension énorme
des glaciers à la surface de la terre. On croit que des périodes glaciaires
sont survenues successivement pendant l'histoire géologique de la terre ;
mais ce terme est généralement appliqué à la fin de l'époque tertiaire,
lorsque presque toute l'Europe était soumise à un climat arctique.
PÉTALES. – Les feuilles de la corolle ou second cercle d'organes dans une
fleur. Elles sont généralement d'un tissu délicat et brillamment colorées.
PHYLLODINEUX. – Ayant des branches aplaties, semblables à des
feuilles ou tiges à feuilles au lieu de feuilles véritables.
PIGMENT. – La matière colorante produite généralement dans les parties
superficielles des animaux. Les cellules qui la sécrètent sont appelées
cellules pigmentaires.
PINNE ou PINNÉ. – Portant des petites feuilles de chaque côté d'une tige
centrale.
PISTILS. – Les organes femelles d'une fleur qui occupent le centre des
autres organes floraux. Le pistil peut généralement être divisé en ovaire ou
germe, en style et en stigmate.
PLANTES COMPOSÉES. – voir COMPOSÉES.
PLANTES MONOCOTYLÉDONES. – Voir MONOCTYLÉDONES.
PLANTES POLYGAMES. – voir POLYGAMES.
PLANTIGRADES. – Quadrupèdes qui marchent sur toute la plante du
pied, tels que les ours.
PLASTIQUE. – Facilement susceptible de changement.
PLEISTOCÈNE (PÉRIODE). – La dernière période de l'époque tertiaire.
PLUMULE (chez les plantes). – Le petit bouton entre les feuilles à
semences des plantes nouvellement germées.
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 613
PLUTONIENNES (ROCHES). – Roches supposées produites par l'action
du feu dans les profondeurs de la terre.
POISSONS GANOÏDES. – Voir GANOÏDES.
POLLEN. – L'élément mâle chez les plantes qui fleurissent ; généralement
une poussière fine produite par les anthères qui effectue, par le contact
avec le stigmate, la fécondation des semences. Cette fécondation est
amenée par le moyen de tubes (tubes à pollen) qui sortent de graines à
pollen adhérant au stigmate et pénètrent à travers les tissus jusqu'à l'ovaire.
POLYANDRIQUES (FLEURS). – Fleurs ayant beaucoup d'étamines.
POLYGAMES (PLANTES). – Plantes chez lesquelles quelques fleurs ont
un seul sexe et d'autres sont hermaphrodites. Les fleurs à un seul sexe
(mâles et femelles) peuvent se trouver sur la même plante ou sur
différentes plantes.
POLYMORPHIQUE. – Présentant beaucoup de formes.
POLYZOAIRES. – La structure commune formée par les cellules des
polypes, tels que les coraux. PRÉHENSILE. – Capable de saisir.
PRÉPOTENT. – Ayant une supériorité de force ou de puissance.
PRIMAIRES. – Les plumes formant le bout de l'aile d'un oiseau et insérées
sur la partie qui représente la main de l'homme.
PROPOLIS. – Matière résineuse recueillie pur les abeilles sur les boutons
entrouverts de différents arbres.
PROTEEN. – Excessivement variable.
PROTOZOAIRES. – La division inférieure du règne animal. Ces animaux
sont composée d'une matière gélatineuse et ont à peine des traces d'organes
distincts. Les infusoires, les foraminifères et les éponges, avec quelques
autres espèces, appartiennent à cette division.
PUPE. – La seconde période du développement d'un insecte après laquelle
il apparaît sous une forme reproductive parfaite (ailée). Chez la plupart des
insectes, la période pupale se passe dans un repos parfait. La chrysalide est
l'état pupal des papillons
RADICULE. – Petite racine d'une plante à l'état d'embryon.
RÉTINE. – La membrane interne délicate de l'œil, formée de filaments
nerveux provenant du nerf optique et servant à la perception des
impressions produites par la lumière.
RÉTROGRESSION. – Développement rétrograde. Quand un animal, en
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 614
approchant de la maturité, devient moins parfait qu'on aurait pu s'y
attendre d'après les premières phases de son existence et sa parenté connue,
on dit qu'il subit alors un développement ou une métamorphose rétrograde.
RHIZOPODES. – Classe d'animaux inférieurement organisés
(protozoaires) ayant le corps gélatineux, dont la surface peut proéminer en
forme d'appendices semblables à des racines ou à des filaments, qui
servent à la locomotion et à la préhension de la nourriture. L'ordre le plus
important est celui des foraminifères.
ROCHES MÉTAMORPHIQUES. – Roches sédimentaires qui ont subi une
altération généralement par l'action de la chaleur, après leur dépôt et leur
consolidation.
ROCHES PLUTONIENNES. – Voir PLUTONIENNES.
RONGEURS. – Mammifères rongeurs, tels que les rats, les lapins et les
écureuils. Ils sont surtout caractérisés par la possession d'une seule paire de
dents incisives en forme de ciseau dans chaque mâchoire, entre lesquelles
et les dents molaires il existe une lacune très prononcée.
RUBUS. – Le genre des Ronces.
RUDIMENTAIRE. – Très imparfaitement développé.
RUMINANTS. – Groupe de quadrupèdes qui ruminent ou remâchent leur
nourriture, tels que les bœufs, les moutons et les cerfs. Ils ont le sabot
fendu, et sont privés des dents de devant à la mâchoire supérieure.
SACRAL. – Appartenant à l'os sacrum, os composé habituellement de
deux ou plusieurs vertèbres auxquelles, chez les animaux vertébrés, sont
attachés les côtés du bassin.
SARCODE. – La matière gélatineuse dont sont composés les corps des
animaux inférieurs (protozoaires).
SCUTELLES. – Les plaques cornées dont les pattes des oiseaux sont
généralement plus ou moins couvertes, surtout dans la partie antérieure.
SÉDIMENTAIRES (FORMATIONS). – Roches déposées comme
sédiment par l'eau.
SEGMENTS, – Les anneaux transversaux qui forment le corps d'un animal
articulé ou annélide.
SÉPALE. – Les feuilles ou segments du calice, ou enveloppe extérieure
d'une fleur ordinaire. Ces feuilles sont généralement vertes, mais
quelquefois aussi brillamment colorées.
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 615
SESSILES. – Qui n'est pas porté par une tige ou un support.
SILURIEN (SYSTÈME). – Très ancien système de roches fossilifères
appartenant à la première partie de la série paléozoïque.
SOUS−CUTANÉ. – Situé sous la peau
SPÉCIALISATION. – L'usage particulier d'un organe pour
l'accomplissement d'une fonction déterminée.
STERNUM. – Os de la poitrine.
STIGMATE. – La portion terminale du pistil chez les plantes en fleur.
STIPULES. – Petits organes foliacés, placés à la base des tiges des feuilles
chez beaucoup de plantes.
STYLE. – La partie du milieu du pistil parfait qui s'élève de l'ovaire
comme une colonne et porte le stigmate à son sommet.
SUCTORIAL. – Adapté pour l'action de sucer.
SUTURES (dans le crâne). – Les lignes de jonction des os dont le crâne est
composé.
SYSTÈME CUMBRIEN. – voir CUMBRIEN.
SYSTÈME DEVONIEN. – Voir DEVONIEN.
SYSTÈME LAURENTIEN. – Voir LAURENTIEN.
SYSTÈME SILURIEN. – Voir SILURIEN.
TARSE. – Les derniers articles des pattes d'animaux articulés, tels que les
insectes.
TÉLÉOSTÉENS (POISSONS). – Poissons ayant le squelette généralement
complètement ossifié et les écailles cornées, comme les espèces les plus
communes d'aujourd'hui.
TENTACULES. – Organes charnus délicats de préhension ou du toucher
possédés par beaucoup d'animaux inférieurs.
TERTIAIRE. – La dernière époque géologique, précédant immédiatement
la période actuelle.
TRACHÉE. – La trachée−artère ou passage pour l'entrée de l'air dans les
poumons. TRAVAILLEURS. – Voir NEUTRES.
TRIDACTYLE. – À trois doigts, ou composé de trois parties mobiles
attachées à une base commune.
TRILOBITES. – Groupe particulier de crustacés éteints, ressemblant
quelque peu à un cloporte par la forme extérieure, et, comme quelques−uns
d'entre eux, capable de se rouler en boule. Leurs restes ne se trouvent que
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 616
dans les roches paléozoïques, et plus abondamment dans celles de l'âge
silurien.
TRIMORPHES. – Présentent trois formes distinctes.
UNICELLULAIRE, – Consistant en une seule cellule.
VASCULAIRE. – Contenant des vaisseaux sanguins.
VERMIFORME. – Pareil à un ver.
VERTÈBRES ou ANIMAUX VERTÈBRÉS. – La classe la plus élevée du
règne animal, ainsi appelée à cause de la présence, dans la plupart des cas,
d'une épine dorsale composée de nombreuses articulations ou vertèbres,
qui constitue le centre du squelette et qui, en même temps, soutient et
protège les parties centrales du système nerveux.
VÉSICULE GERMINATIVE. – Une petite vésicule de l'œuf des animaux
dont procède le développement de l'embryon.
ZOÉ (FORMES). – La première période du développement de beaucoup
de crustacés de l'ordre supérieur, ainsi appelés du nom de Zoéa, appliqué
autrefois à ces jeunes animaux, qu'on supposait constituer un genre
particulier. ZOOÏDES. – Chez beaucoup d'animaux inférieurs (tels que les
coraux, les méduses, etc.) la reproduction se fait de deux manières,
c'est−à−dire au moyen d'œufs et par un procédé de bourgeons avec ou sans
la séparation du parent de son produit, qui est très souvent différent de
l'œuf. L'individualité de l'espèce est représentée par la totalité des formes
produites entre deux reproductions sexuelles, et ces formes, qui sont
apparemment des animaux individuels, ont été appelées Zooïdes.
De l'Origine des Espèces
GLOSSAIRE 617
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