ébranler, son compagnon, lui, semblait inquiet et, de temps en temps,
quittait son siège pour aller regarder par la petite fenêtre ouverte sur la
mer.
Pendant une de ces allées et venues, le vieux pivota sur son tabouret et,
interpellant le jeune homme :
−Eh ! bien, Raymond, encore tes idées noires !... On croirait, ma foi, à ma
place, que tu n'as jamais vu de tempête !... Pourtant, cela te connaît. Je sais,
moi, que tu n'as jamais pâli, au large, quand le ciel et l'eau se donnaient le
mot pour nous payer une valse à leur façon...
Oui mais, ici, sur le plancher des vaches, te voilà tout changé. Le plus petit
coup de vent te tourne la face en crème...
−Patron, vous souvenez−vous du 12 mars ?... interrompit le jeune homme
avec l'accent d'une profonde tristesse.
Le front du vieux s'assombrit. Une grosse larme roula sur sa joue hâlée. Il
se leva brusquement et alla serrer en silence la main de son compagnon.
−Le 12 mars !...−gémit−il au bout d'un instant.−Pardonne−moi, garçon, je
l'avais oublié... Tu n'as pas oublié, toi... Ah ! c'est une date terrible dans ma
vie comme dans la tienne... La mer t'a pris, ce jour−là, ton père et tes deux
frères : à moi, elle m'a ravi mes deux meilleurs amis, Gosselin, ton père, et
Darnétal, le père de ma Jeanne... Ce souvenir, vois−tu, Raymond, je l'ai là,
pourtant, comme si c'était d'hier... Ils allaient arracher à la mort quelques
malheureux en détresse. La mort s'est vengée d'eux en les prenant, eux
aussi !... Je les revois sauter dans la barque fatale. Je voulais aller avec eux.
Ils me repoussèrent en me disant : «Si nous n'en revenons pas, tu resteras,
toi, pour consoler les petits...» Les petits, c'était toi, Raymond, c'était elle,
ma Jeanne... Alors, je ne songeais, moi, qu'à les exciter. Leur enthousiasme
m'aveuglait aussi... Ils montraient du doigt le bateau naufragé, ils nous
disaient : «Confiance ! nous reviendrons avec eux !...» Nous
applaudissions ; moi, plus fort que les autres. Je criais :
«Allez vite !...» à ces héros qui volaient à la mort !... C'était leur devoir,
hélas !... Le soir, on retrouva leurs corps à la côte. Darnétal respirait
encore. Quand, après deux jours d'agonie, mon vieux camarade se sentit
partir à son tour : «Talbot, me dit−il, en étreignant convulsivement ma
main,−tu es mon plus vieil ami ... j'ai toujours eu en toi la plus grande
confiance... C'est pourquoi je te lègue ma petite Jeanne... Je veux qu'elle
De profundis ! Episode Maritime
I 4