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Emile Zola
La Mort d'Olivier
Bécaille
− Collection Romans / Nouvelles −
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Table des matières
La Mort d'Olivier Bécaille.........................................................................1
I............................................................................................................2
II...........................................................................................................7
III.......................................................................................................14
IV.......................................................................................................20
V........................................................................................................27
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La Mort d'Olivier Bécaille
Auteur : Emile Zola
Catégorie : Romans / Nouvelles
C'est un samedi, à six heures du matin que je suis mort après trois jours de
maladie. Ma pauvre femme fouillait depuis un instant dans la malle, où elle
cherchait du linge.
Licence : Domaine public
1
I
C'est un samedi, à six heures du matin que je suis mort après trois jours de
maladie. Ma pauvre femme fouillait depuis un instant dans la malle, où elle
cherchait du linge.
Lorsqu'elle s'est relevée et qu'elle m'a vu rigide, les yeux ouverts, sans un
souffle, elle est accourue, croyant à un évanouissement, me touchant les
mains, se penchant sur mon visage. Puis, la terreur l'a prise ; et, affolée elle
a bégayé, en éclatant en larmes :
− Mon Dieu ! mon Dieu ! il est mort !
J'entendais tout, mais les sons affaiblis semblaient venir de très loin. Seul,
mon oeil gauche percevait encore une lueur confuse, une lumière
blanchâtre où les objets se fondaient ; l'oeil droit se trouvait complètement
paralysé.
C'était une syncope de mon être entier comme un coup de foudre qui
m'avait anéanti. Ma volonté était morte, plus une fibre de ma chair ne
m'obéissait. Et, dans ce néant, au−dessus de mes membres inertes, la
pensée seule demeurait, lente et paresseuse, mais d'une netteté parfaite.
Ma pauvre Marguerite pleurait, tombée à genoux devant le lit, répétant
d'une voix déchirée :
− Il est mort, mon Dieu ! il est mort !
Était−ce donc la mort, ce singulier état de torpeur, cette chair frappée
d'immobilité, tandis que l'intelligence fonctionnait toujours ? Était−ce mon
âme qui s'attardait ainsi dans mon crâne, avant de prendre son vol ? Depuis
mon enfance, j'étais sujet à des crises nerveuses. Deux fois, tout jeune, des
fièvres aiguës avaient failli m'emporter. Puis, autour de moi, on s'était
habitué à me voir maladif ; et moi−même j'avais défendu à Marguerite
d'aller chercher un médecin, lorsque je m'étais couché le matin de notre
arrivée à Paris, dans cet hôtel meublé de la rue Dauphine. Un peu de repos
suffirait, c'était la fatigue du voyage qui me courbaturait ainsi. Pourtant, je
me sentais plein d'une angoisse affreuse. Nous avions quitté brusquement
notre province, très pauvres, ayant à peine de quoi attendre les
I 2
appointements de mon premier mois, dans l'administration où je m'étais
assuré une place. Et voilà qu'une crise subite m'emportait !
Était−ce bien la mort ? Je m'étais imaginé une nuit plus noire, un silence
plus lourd. Tout petit, j'avais déjà peur de mourir. Comme j'étais débile et
que les gens me caressaient avec compassion, je pensais constamment que
je ne vivrais pas, qu'on m'enterrerait de bonne heure. Et cette pensée de la
terre me causait une épouvante, à laquelle je ne pouvais m'habituer, bien
qu'elle me hantât nuit et jour. En grandissant, j'avais gardé cette idée fixe.
Parfois, après des journées de réflexion, je croyais avoir vaincu ma peur.
Eh bien !
on mourait, c'était fini ; tout le monde mourait un jour ; rien ne devait être
plus commode ni meilleur. J'arrivais presque à être gai, je regardais la mort
en face. Puis, un frisson brusque me glaçait, me rendait à mon vertige,
comme si une main géante m'eût balancé au−dessus d'un gouffre noir.
C'était la pensée de la terre qui revenait et emportait mes raisonnements.
Que de fois, la nuit, je me suis réveillé en sursaut, ne sachant quel souffle
avait passé sur mon sommeil, joignant les mains avec désespoir,
balbutiant : “ Mon Dieu ! mon Dieu ! il faut mourir ! ” Une anxiété me
serrait la poitrine, la nécessité de la mort me paraissait plus abominable,
dans l'étourdissement du réveil. Je ne me rendormais qu'avec peine, le
sommeil m'inquiétait, tellement il ressemblait à la mort. Si j'allais dormir
toujours ! Si je fermais les yeux pour ne les rouvrir jamais !
J'ignore si d'autres ont souffert ce tourment. Il a désolé ma vie. La mort
s'est dressée entre moi et tout ce que j'ai aimé. Je me souviens des plus
heureux instants que j'ai passés avec Marguerite. Dans les premiers mois
de notre mariage, lorsqu'elle dormait la nuit à mon côté, lorsque, je
songeais à elle en faisant des rêves d'avenir, sans cesse l'attente d'une
séparation fatale gâtait mes joies, détruisait mes espoirs. Il faudrait nous
quitter, peut−être demain, peut−être dans une heure. Un immense
découragement me prenait, je me demandais à quoi bon le bonheur d'être
ensemble, puisqu'il devait aboutir à un déchirement si cruel. Alors, mon
imagination se plaisait dans le deuil. Qui partirait le premier, elle ou moi ?
Et l'une ou l'autre alternative m'attendrissait aux larmes, en déroulant le
tableau de nos vies brisées. Aux meilleures époques de mon existence, j'ai
eu ainsi des mélancolies soudaines que personne ne comprenait. Lorsqu'il
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m'arrivait une bonne chance, on s'étonnait de me voir sombre. C'était que
tout d'un coup, l'idée de mon néant avait traversé ma joie. Le terrible :
“À quoi bon ?” sonnait comme un glas à mes oreilles.
Mais le pis de ce tourment, c'est qu'on l'endure dans une honte secrète. On
n'ose dire son mal à personne. Souvent le mari et la femme, couchés côte à
côte, doivent frissonner du même frisson, quand la lumière est éteinte ; et
ni l'un ni l'autre ne parle, car on ne parle pas de la mort, pas plus qu'on ne
prononce certains mots obscènes. On a peur d'elle jusqu'à ne point la
nommer, on la cache comme on cache son sexe.
Je réfléchissais à ces choses, pendant que ma chère Marguerite continuait à
sangloter. Cela me faisait grand peine de ne savoir comment calmer son
chagrin, en lui disant que je ne souffrais pas. Si la mort n'était que cet
évanouissement de la chair, en vérité j'avais eu tort de la tant redouter.
C'était un bien−être égoïste, un repos dans lequel j'oubliais mes soucis. Ma
mémoire surtout avait pris une vivacité extraordinaire. Rapidement, mon
existence entière passait devant moi, ainsi qu'un spectacle auquel, je me
sentais désormais étranger. Sensation étrange et curieuse qui m'amusait :
on aurait dit une voix lointaine qui me racontait mon histoire.
Il y avait un coin de campagne, près de Guérande, sur la route de Piriac,
dont le souvenir me poursuivait. La route tourne, un petit bois de pins
descend à la débandade une pente rocheuse. Lorsque j'avais sept ans,
j'allais là avec mon père, dans une maison à demi écroulée, manger des
crêpes chez les parents de Marguerite, des paludiers qui vivaient déjà
péniblement des salines voisines. Puis, je me rappelais le collège de Nantes
où j'avais grandi, dans l'ennui des vieux murs, avec le continuel désir du
large horizon de Guérande, les marais salants à perte de vue, au bas de la
ville, et la mer immense, étalée sous le ciel. Là, un trou noir se creusait :
mon père mourait, j'entrais à l'administration de l'hôpital comme employé,
je commençais une vie monotone, ayant pour unique joie mes visites du
dimanche à la vieille maison de la route de Piriac. Les choses y marchaient
de mal en pis, car les salines ne rapportaient presque plus rien, et le pays
tombait à une grande misère. Marguerite n'était encore qu'une enfant.
Elle m'aimait, parce que, je la promenais dans une brouette. Mais, plus
tard, le matin où je la demandai en mariage, je compris, à son geste
effrayé, qu'elle me trouvait affreux. Les parents me l'avaient donnée tout
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de suite ; ça les débarrassait. Elle, soumise, n'avait pas dit non.
Quand elle se fut habituée à l'idée d'être ma femme, elle ne partit plus trop
ennuyée. Le jour du mariage, à Guérande, je me souviens qu'il pleuvait à
torrents ; et, quand nous rentrâmes, elle dut se mettre en jupon, car sa robe
était trempée.
Voilà toute ma jeunesse. Nous avons vécu quelque temps là−bas. Puis, un
jour, en rentrant, je surpris ma femme pleurant à chaudes larmes. Elle
s'ennuyait, elle voulait partir. Au bout de six mois, j'avais des économies,
faites sou à sou, à l'aide de travaux supplémentaires ; et, comme un ancien
ami de ma famille s'était occupé de lui trouver une place à Paris, j'emmenai
la chère enfant, pour qu'elle ne pleurât plus. En chemin de fer, elle riait. La
nuit, la banquette des troisièmes classes étant très dure, je la pris sur mes
genoux, afin qu'elle pût dormir mollement.
C'était là le passé. Et, à cette heure, je venais de mourir sur cette couche
étroite d'hôtel meublé, tandis que ma femme, tombée à genoux sur le
carreau, se lamentait. La tache blanche que percevait mon oeil gauche
pâlissait peu à peu ; mais je me rappelais très nettement la chambre.
À gauche, était la commode ; à droite, la cheminée, au milieu de laquelle
une pendule détraquée, sans balancier, marquait dix heures six minutes. La
fenêtre s'ouvrait sur la rue Dauphine, noire et profonde. Tout Paris passait
là, et dans un tel vacarme, que j'entendais les vitres trembler. Nous ne
connaissions personne à Paris. Comme nous avions pressé notre départ, on
ne m'attendait que le lundi suivant à mon administration. Depuis que
j'avais dû prendre le lit, c'était une étrange sensation que cet
emprisonnement dans cette chambre, où le voyage venait de nous jeter,
encore effarés de quinze heures de chemin de fer étourdis du tumulte des
rues. Ma femme m'avait soigné avec sa douceur souriante ; mais je sentais
combien elle était troublée. De temps à autre, elle s'approchait de la
fenêtre, donnait un coup d'oeil à la rue, puis revenait toute pâle, effrayée
par ce grand Paris dont elle ne connaissait pas une pierre et qui grondait si
terriblement. Et qu'allait elle faire, si je ne me réveillais plus ?
qu'allait−elle devenir dans cette ville immense, seule, sans un soutien,
ignorante de tout ?
Marguerite avait pris une de mes mains qui pendait, inerte au bord du lit ;
et elle la baisait, et elle répétait follement :
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− Olivier, réponds−moi... Mon Dieu ! il est mort ! il est mort !
La mort n'était donc pas le néant, puisque j'entendais et que je raisonnais.
Seul, le néant m'avait terrifié, depuis mon enfance. Je ne m'imaginais pas
la disparition de mon être, la suppression totale de ce que j'étais ; et cela
pour toujours, pendant des siècles et des siècles encore, sans que jamais
mon existence pût recommencer. Je frissonnais parfois, lorsque je trouvais
dans un journal une date future du siècle prochain : je ne vivrais
certainement plus à cette date, et cette année d'un avenir que je ne verrais
pas, où je ne serais pas, m'emplissait d'angoisse. N'étais−je pas le monde,
et tout ne croulerait−il pas, lorsque je m'en irais ?
Rêver de la vie dans la mort, tel avait toujours été mon espoir. Mais ce
n'était pas la mort sans doute. J'allais certainement me réveiller tout à
l'heure. Oui, tout à l'heure, je me pencherais et je saisirais Marguerite entre
mes bras, pour sécher ses larmes. Quelle joie de nous retrouver ! et comme
nous nous aimerions davantage ! Je prendrais encore deux jours de repos,
puis j'irais à mon administration. Une vie nouvelle commencerait pour
nous, plus heureuse, plus large. Seulement, je n'avais pas de hâte. Tout à
l'heure, j'étais trop accablé. Marguerite avait tort de se désespérer ainsi, car
je ne me sentais pas la force de tourner la tête sur l'oreiller pour lui sourire.
Tout à l'heure, lorsqu'elle dirait de nouveau :
− Il est mort ! mon Dieu ! il est mort !
je l'embrasserais, je murmurerais très bas, afin de ne pas l'effrayer :
− Mais non, chère enfant. Je dormais. Tu vois bien que je vis et que je
t'aime.
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II
Aux cris que Marguerite poussait, la porte a été brusquement ouverte, et
une voix s'est écriée :
− Qu'y a−t−il donc, ma voisine ?... Encore une crise, n'est−ce pas ?
J'ai reconnu la voix. C'était celle d'une vieille femme, Mme Gabin, qui
demeurait sur le même palier que nous.
Elle s'était montrée très obligeante, dès notre arrivée, émue par notre
position. Tout de suite, elle nous avait raconté son histoire. Un propriétaire
intraitable lui avait vendu ses meubles, l'hiver dernier ; et, depuis ce temps,
elle logeait à l'hôtel, avec sa fille Adèle, une gamine de dix ans. Toutes
deux découpaient des abat−jour c'était au plus si elles gagnaient quarante
sous à cette besogne.
− Mon Dieu ! est−ce que c'est fini ? demanda−t−elle en baissant la voix.
Je compris qu'elle s'approchait. Elle me regarda, me toucha, puis elle reprit
avec pitié :
− Ma pauvre petite ! ma pauvre petite !
Marguerite, épuisée, avait des sanglots d'enfant.
Mme Gabin la souleva, l'assit dans le fauteuil boiteux qui se trouvait près
de la cheminée ; et, là, elle tâcha de la consoler.
− Vrai, vous allez vous faire du mal. Ce n'est pas parce que votre mari est
parti, que vous devez vous crever de désespoir. Bien sûr, quand j'ai perdu
Gabin, j'étais pareille à vous, je suis restée trois jours sans pouvoir avaler
gros comme ça de nourriture. Mais ça ne m'a avancée à rien ; au contraire,
ça m'a enfoncée davantage... Voyons pour l'amour de Dieu... Soyez
raisonnable.
Peu à peu, Marguerite se tut. Elle était à bout de force ; et, de temps à
autre, une crise de larmes la secouait encore.
Pendant ce temps, la vieille femme prenait possession de la chambre, avec
une autorité bourrue.
− Ne vous occupez de rien, répétait−elle. Justement, Dédé est allée reporter
l'ouvrage ; puis, entre voisins, il faut bien s'entr'aider... Dites donc, vos
II 7
malles ne sont pas encore complètement défaites ; mais il y a du linge dans
la commode, n'est−ce pas ?
Je l'entendis ouvrir la commode. Elle dut prendre une serviette, qu'elle vint
étendre sur la table de nuit. Ensuite, elle flotta une allumette, ce qui me fit
penser qu'elle allumait près de moi une des bougies de la cheminée, en
guise de cierge. Je suivais chacun de ses mouvements dans la chambre, je
me rendais compte de ses moindres actions.
− Ce pauvre monsieur ! murmura−t−elle. Heureusement que je vous ai
entendue crier ma chère.
Et, tout d'un coup, la lueur vague que je voyais encore de mon oeil gauche,
disparut. Mme Gabin venait de me fermer les yeux. Je n'avais pas eu la
sensation de son doigt sur ma paupière. Quand j'eus compris, un léger froid
commença à me glacer.
Mais la porte s'était rouverte. Dédé, la gamine de dix ans, entrait en criant
de sa voix flûtée :
− Maman ! maman ! ah ! je savais bien que tu étais ici !...
Tiens, voilà ton compte, trois francs quatre sous... J'ai rapporté vingt
douzaines d'abat−jour...
− Chut ! chut ! tais−toi donc ! répétait vainement la mère.
Comme la petite continuait, elle lui montra le lit. Dédé s'arrêta, et je la
sentis inquiète, reculant vers la porte.
− Est−ce que le monsieur dort ? demanda−t−elle très bas.
− Oui, va−t'en jouer, répondit Mme Gabin.
Mais l'enfant ne s'en allait pas. Elle devait me regarder de ses yeux
agrandis, effarée et comprenant vaguement.
Brusquement, elle parut prise d'une peur folle, elle se sauva en culbutant
une chaise.
− Il est mort, oh ! maman, il est mort.
Un profond silence régna. Marguerite, accablée dans le fauteuil, ne pleurait
plus. Mme Gabin rôdait toujours par la chambre. Elle se remit à parler
entre ses dents.
− Les enfants savent tout, au jour d'aujourd'hui. Voyez celle−là. Dieu sait
si je l'élève bien ! Lorsqu'elle va faire une commission ou que je l'envoie
reporter l'ouvrage, je calcule les minutes, pour être sûre qu'elle ne galopine
pas... Ça ne fait rien, elle sait tout, elle a vu d'un coup d'oeil ce qu'il en
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II 8
était. Pourtant, on ne lui a jamais montré qu'un mort, son oncle François,
et, à cette époque, elle n'avait pas quatre ans... Enfin, il n'y a plus d'enfants,
que voulez−vous !
Elle s'interrompit, elle passa sans transition à un autre sujet.
− Dites donc, ma petite, il faut songer aux formalités, la déclaration à la
mairie, puis tous les détails du convoi.
Vous n'êtes pas en état de vous occuper de ça. Moi, je ne veux pas vous
laisser seule... Hein ? si vous le permettez, je vais voir si M. Simoneau est
chez lui Marguerite ne répondit pas. J'assistais à toutes ces scènes comme
de très loin. Il me semblait, par moments, que je volais, ainsi qu'une
flamme subtile, dans l'air de la chambre, tandis qu'un étranger une masse
informe reposait inerte sur le lit. Cependant, j'aurais voulu que Marguerite
refusât les services de ce Simoneau. Je l'avais aperçu trois ou quatre fois
durant ma courte maladie. Il habitait une chambre voisine et se montrait
très serviable. Mme Gabin nous avait raconté qu'il se trouvait simplement
de passage à Paris, où il venait recueillir d'anciennes créances de son père,
retiré en province et mort dernièrement. C'était un grand garçon, très beau,
très fort. Je le détestais, peut−être parce qu'il se portait bien. La veille, il
était encore entré, et j'avais souffert de le voir assis près de Marguerite.
Elle était si jolie, si blanche à côté de lui !
Et il l'avait regardée si profondément, pendant qu'elle lui souriait, en disant
qu'il était bien bon de venir ainsi prendre de mes nouvelles !
− Voici M. Simoneau, murmura Mme Gabin, qui rentrait.
Il poussa doucement la porte, et, dès qu'elle l'aperçut, Marguerite de
nouveau éclata en larmes. La présence de cet ami, du seul homme qu'elle
connût, réveillait en elle sa douleur. Il n'essaya pas de la consoler. Je ne
pouvais le voir ; mais, dans les ténèbres qui m'enveloppaient, j'évoquais sa
figure, et je le distinguais nettement, troublé, chagrin de trouver la pauvre
femme dans un tel désespoir. Et qu'elle devait être belle pourtant, avec ses
cheveux blonds dénoués, sa face pâle, ses chères petites mains d'enfant
brûlantes de fièvre !
− Je me mets à votre disposition, madame, murmura Simoneau. Si vous
voulez bien me charger de tout...
Elle ne lui répondit que par des paroles entrecoupées.
Mais, comme le jeune homme se retirait, Mme Gabin l'accompagna, et je
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l'entendis qui parlait d'argent, en passant près de moi. Cela coûtait toujours
très cher ; elle craignait bien que la pauvre petite n'eût pas un sou. En tout
cas, on pouvait la questionne Simoneau fit taire la vieille femme. Il ne
voulait pas qu'on tourmentât Marguerite. Il allait passer à la mairie et
commander le convoi.
Quand le silence recommença, je me demandai si ce cauchemar durerait
longtemps ainsi. Je vivais puisque je percevais les moindres faits
extérieurs. Et je commençais à me rendre un compte exact de mon état. Il
devait s'agir d'un de ces cas de catalepsie dont j'avais entendu parler.
Déjà, quand j'étais enfant, à l'époque de ma grande maladie nerveuse,
j'avais eu des syncopes de plusieurs heures.
Évidemment c'était une crise de cette nature qui me tenait rigide, comme
mort, et qui trompait tout le monde autour de moi. Mais le coeur allait
reprendre ses battements, le sang circulerait de nouveau dans la détente des
muscles ; et je m'éveillerais, et je consolerais Marguerite. En raisonnant
ainsi, je m'exhortai à la patience.
Les heures passaient. Mme Gabin avait apporté son déjeuner. Marguerite
refusait toute nourriture. Puis, l'après−midi s'écoula. Par la fenêtre laissée
ouverte, montaient les bruits de la rue Dauphine. À un léger tintement du
cuivre du chandelier sur le marbre de la table de nuit, il me sembla qu'on
venait de changer la bougie. Enfin, Simoneau reparut.
− Eh bien ? lui demanda à demi−voix la vieille femme.
− Tout est réglé, répondit−il. Le convoi est pour demain onze heures... Ne
vous inquiétez de rien et ne parlez pas de ces choses devant cette pauvre
femme.
Mme Gabin reprit quand même :
− Le médecin des morts n'est pas venu encore.
Simoneau alla s'asseoir près de Marguerite, l'encouragea, et se tut. Le
convoi était pour le lendemain onze heures : cette parole retentissait dans
mon crâne comme un glas. Et ce médecin qui ne venait point, ce médecin
des morts, comme le nommait Mme Gabin ! Lui, verrait bien tout de suite
que j'étais simplement en léthargie. Il ferait le nécessaire, il saurait
m'éveiller. Je l'attendais dans une impatience affreuse.
Cependant, la journée s'écoula. Mme Gabin, pour ne pas perdre son temps,
avait fini par apporter ses abat−jour.
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II 10
Même, après en avoir demandé la permission à Marguerite, elle fit venir
Dédé, parce que, disait−elle, elle n'aimait guère laisser les enfants
longtemps seuls.
− Allons, entre, murmura−t−elle en amenant la petite, et ne fais pas la bête,
ne regarde pas de ce côté, ou tu auras affaire à moi.
Elle lui défendait de me regarder, elle trouvait cela plus convenable. Dédé,
sûrement, glissait des coups d'oeil de temps à autre, car j'entendais sa mère
lui allonger des claques sur les bras. Elle lui répétait furieusement :
− Travaille, ou je te fais sortir. Et, cette nuit, le monsieur ira te tirer les
pieds.
Toutes deux, la mère et la fille, s'étaient installées devant notre table. Le
bruit de leurs ciseaux découpant les abat−jour me parvenait distinctement ;
ceux−là, très délicats, demandaient sans doute un découpage compliqué,
car elles n'allaient pas vite : je les comptais un à un, pour combattre mon
angoisse croissante.
Et, dans la chambre, il n'y avait que le petit bruit des ciseaux. Marguerite,
vaincue par la fatigue, devait s'être assoupie. À deux reprises, Simoneau se
leva. L'idée abominable qu'il profitait du sommeil de Marguerite, pour
effleurer des lèvres ses cheveux, me torturait. Je ne connaissais pas cet
homme, et je sentais qu'il aimait ma femme. Un rire de la petite Dédé
acheva de m'irriter.
− Pourquoi ris−tu, imbécile ? lui demanda sa mère. Je vais te mettre sur le
carré... Voyons, réponds, qu'est−ce qui te fait rire ?
L'enfant balbutiait. Elle n'avait pas ri, elle avait toussé.
Moi, je m'imaginais qu'elle devait avoir vu Simoneau se pencher vers
Marguerite, et que cela lui paraissait drôle.
La lampe était allumée, lorsqu'on frappa.
− Ah ! voici le médecin, dit la vieille femme.
C'était le médecin, en effet. Il ne s'excusa même pas de venir si tard. Sans
doute, il avait eu bien des étages à monter, dans la journée. Comme la
lampe éclairait très faiblement la chambre, il demanda :
− Le corps est ici ?
− Oui, monsieur, répondit Simoneau.
Marguerite s'était levée, frissonnante. Mme Gabin avait mis Dédé sur le
palier, parce qu'un enfant n'a pas besoin d'assister à ça ; et elle s'efforçait
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II 11
d'entraîner ma femme vers la fenêtre, afin de lui épargner un tel spectacle.
Pourtant, le médecin venait de s'approcher d'un pas rapide. Je le devinais
fatigué, pressé, impatienté. M'avait−il touché la main ? Avait−il posé la
sienne sur mon coeur ? Je ne saurais le dire. Mais il me sembla qu'il s'était
simplement penché d'un air indifférent.
− Voulez−vous que je prenne la lampe pour vous éclairer ? offrit Simoneau
avec obligeance.
− Non, inutile, dit le médecin tranquillement.
Comment ! inutile ! Cet homme avait ma vie entre les mains, et il jugeait
inutile de procéder à un examen attentif. Mais je n'étais pas mort ! j'aurais
voulu crier que je n'étais pas mort !
− À quelle heure est−il mort ? reprit−il.
− À six heures du matin, répondit Simoneau.
Une furieuse révolte montait en moi, dans les liens terribles qui me liaient.
Oh ! ne pouvoir parler ne pouvoir remuer un membre !
Le médecin ajouta :
− Ce temps lourd est mauvais... Rien n'est fatigant comme ces premières
journées de printemps.
Et il s'éloigna. C'était ma vie qui s'en allait. Des cris, des larmes, des
injures m'étouffaient, déchiraient ma gorge convulsée, où ne passait plus
un souffle. Ah ! le misérable, dont l'habitude professionnelle avait fait une
machine, et qui venait au lit des morts avec l'idée d'une simple formalité à
remplir ! Il ne savait donc rien, cet homme ! Toute sa science était ajonc
menteuse, puisqu'il ne pouvait d'un coup d'oeil distinguer la vie de la
mort ! Et il s'en allait, et il s'en allait !
− Bonsoir ; monsieur, dit Simoneau.
Il y eut un silence. Le médecin devait s'incliner devant Marguerite, qui
était revenue, pendant que Mme Gabin fermait la fenêtre. Puis, il sortit de
la chambre, j'entendis ses pas qui descendaient l'escalier.
Allons, c'était fini, j'étais condamné. Mon dernier espoir disparaissait avec
cet homme. Si je ne m'éveillais pas avant le lendemain onze heures, on
m'enterrait vivant. Et cette pensée était si effroyable, que je perdis
conscience de ce qui m'entourait. Ce fut comme un évanouissement dans la
mort elle−même. Le dernier bruit qui me frappa fut le petit bruit des
ciseaux de Mme Gabin et de Dédé. La veillée funèbre commençait.
La Mort d'Olivier Bécaille
II 12
Personne ne parlait plus. Marguerite avait refusé de dormir dans la
chambre de la voisine. Elle était là, couchée à demi au fond du fauteuil,
avec son beau visage pâle, ses yeux clos dont les cils restaient trempés de
larmes ; tandis que, silencieux dans l'ombre, assis devant elle, Simoneau la
regardait.
La Mort d'Olivier Bécaille
II 13
III
Je ne puis dire quelle fut mon agonie, pendant la matinée du lendemain.
Cela m'est demeuré comme un rêve horrible, où mes sensations étaient si
singulières, si troublées, qu'il me serait difficile de les noter exactement.
Ce qui rendit ma torture affreuse, c'était que j'espérais toujours un brusque
réveil. Et, à mesure que l'heure du convoi approchait, l'épouvante
m'étranglait davantage.
Ce fut vers le matin seulement que j'eus de nouveau conscience des
personnes et des choses qui m'entouraient.
Un grincement de l'espagnolette me tira de ma somnolence. Mme Gabin
avait ouvert la fenêtre. Il devait être environ sept heures, car j'entendais des
cris de marchands, dans la rue, la voix grêle d'une gamine qui vendait du
mouron, une autre voix enrouée criant des carottes. Ce réveil bruyant de
Paris me calma d'abord : il me semblait impossible qu'on m'enfouît dans la
terre, au milieu de toute cette vie. Un souvenir achevait de me rassurer. Je
me rappelais avoir vu un cas pareil au mien, lorsque j'étais employé à
l'hôpital de Guérande. Un homme y avait ainsi dormi pendant vingt−huit
heures, son sommeil était même si profond, que les médecins hésitaient à
se prononcer ; puis, cet homme s'était assis sur son séant, et il avait pu se
lever tout de suite. Moi, il y avait déjà vingt−cinq heures que je dormais. Si
je m'éveillais vers dix heures, il serait temps encore.
Je tâchai de me rendre compte des personnes qui se trouvaient dans la
chambre, et de ce qu'on y faisait. La petite Dédé devait jouer sur le carré,
car la porte s'étant ouverte, un rire d'enfant vint du dehors. Sans doute,
Simoneau n'était plus là : aucun bruit ne me révélait sa présence. Les
savates de Mme Gabin traînaient seules sur le carreau. On parla enfin.
− Ma chère, dit la vieille, vous avez tort de ne pas en prendre pendant qu'il
est chaud, ça vous soutiendrait.
Elle s'adressait à Marguerite, et le léger égouttement du filtre, sur la
cheminée, m'apprit qu'elle était en train de faire du café.
− Ce n'est pas pour dire, continua−t−elle, mais j'avais besoin de ça... À
III 14
mon âge, ça ne vaut rien de veiller. Et c'est si triste, la nuit, quand il y a un
malheur dans une maison... Prenez donc du café, ma chère, une larme
seulement.
Et elle força Marguerite à en boire une tasse.
− Hein ? c'est chaud, ça vous remet. Il vous faut des forces pour aller
jusqu'au bout de la journée. . . Maintenant, si vous étiez bien sage, vous
passeriez dans ma chambre, et vous attendrez là.
− Non, je veux rester, répondit Marguerite résolument.
Sa voix, que je n'avais plus entendue depuis la veille, me toucha beaucoup.
Elle était changée, brisée de douleur.
Ah ! chère femme ! je la sentais près de moi, comme une consolation
dernière. Je savais qu'elle ne me quittait pas des yeux, qu'elle me pleurait
de toutes les larmes de son coeur.
Mais les minutes passaient. Il y eut, à la porte, un bruit que je ne
m'expliquai pas d'abord. On aurait dit l'emménagement d'un meuble qui se
heurtait contre les murs de l'escalier trop étroit. Puis, je compris, en
entendant de nouveau les larmes de Marguerite. C'était la bière.
− Vous venez trop tôt, dit Mme Gabin d'un air de mauvaise humeur. Posez
ça derrière le lit.
Quelle heure était−il donc ? Neuf heures peut−être. Ainsi, cette bière était
déjà là. Et je la voyais dans la nuit épaisse, toute neuve, avec ses planches
à peine rabotées. Mon Dieu ! est−ce que tout allait finir ? est−ce qu'on
m'emporterait dans cette boîte, que je sentais à mes pieds ?
J'eus pourtant une suprême joie. Marguerite, malgré sa faiblesse, voulut me
donner les derniers soins. Ce fut elle qui, aidée de la vieille femme,
m'habilla, avec une tendresse de soeur et d'épouse. Je sentais que j'étais
une fois encore entre ses bras, à chaque vêtement qu'elle me passait. Elle
s'arrêtait, succombant sous l'émotion ; elle m'étreignait, elle me baignait de
ses pleurs. J'aurais voulu pouvoir lui rendre son étreinte, en lui criant : “ Je
vis ! ” et je restais impuissant, je devais m'abandonner comme une masse
inerte.
− Vous avez tort, tout ça est perdu, répétait Mme Gabin.
Marguerite répondait de sa voix entrecoupée :
− Laissez−moi, je veux lui mettre ce que nous avons de plus beau.
Je compris qu'elle m'habillait comme pour le jour de nos noces. J'avais
La Mort d'Olivier Bécaille
III 15
encore ces vêtements, dont je comptais ne me servir à Paris que les grands
jours. Puis, elle retomba dans le fauteuil, épuisée par l'effort qu'elle venait
de faire.
Alors, tout d'un coup, Simoneau parla. Sans doute, il venait d'entrer.
− Ils sont en bas, murmura−t−il.
− Bon, ce n'est pas trop tôt, répondit Mme Gabin, en baissant également la
voix. Dites−leur de monter, il faut en finir.
− C'est que j'ai peur du désespoir de cette pauvre femme.
La vieille parut réfléchir. Elle reprit :
− Écoutez, monsieur Simoneau, vous allez l'emmener de force dans ma
chambre... Je ne veux pas qu'elle reste ici.
C'est un service à lui rendre... Pendant ce temps, en un tour de main, ce
sera bâclé.
Ces paroles me frappèrent au coeur. Et que devins−je, lorsque j'entendis la
lutte affreuse qui s'engagea ! Simoneau s'était approché de Marguerite, en
la suppliant de ne pas demeurer dans la pièce.
− Par pitié, implorait−il, venez avec moi, épargnez−vous une douleur
inutile.
− Non, non, répétait ma femme, je resterai, je veux rester jusqu'au dernier
moment. Songez donc que je n'ai que lui au monde, et que, lorsqu'il ne sera
plus là, je serai seule.
Cependant, près du lit, Mme Gabin souillait à l'oreille du jeune homme :
− Marchez donc, empoignez−la, emportez−la dans vos bras.
Est−ce que ce Simoneau allait prendre Marguerite et l'emporter ainsi ?
Tout de suite, elle cria. D'un élan furieux, je voulus me mettre debout.
Mais les ressorts de ma chair étaient brisés. Et je restais si rigide, que je ne
pouvais même soulever les paupières pour voir ce qui se passait là, devant
moi. La lutte se prolongeait, ma femme s'accrochait aux meubles en
répétant :
− Oh ! de grâce, de grâce, monsieur... Lâchez−moi, je ne veux pas.
Il avait dû la saisir dans ses bras vigoureux, car elle ne poussait plus que
des plaintes d'enfant. Il l'emporta, les sanglots se perdirent, et je
m'imaginais les voir, lui grand et solide, l'emmenant sur sa poitrine, à son
cou, et elle, éplorée, brisée, s'abandonnant, le suivant désormais partout où
La Mort d'Olivier Bécaille
III 16
il voudrait la conduire.
−Fichtre ! ça n'a pas été sans peine ! murmura Mme Gabin. Allons, houp !
maintenant que le plancher est débarrassé !
Dans la colère jalouse qui m'affolait, je regardais cet enlèvement comme
un rapt abominable. Je ne voyais plus Marguerite depuis la veille, mais je
l'entendais encore.
Maintenant, c'était fini ; on venait de me la prendre ; un homme l'avait
ravie, avant même que je fusse dans la terre.
Et il était avec elle, derrière la cloison, seul à la consoler, à l'embrasser
peut−être !
La porte s'était ouverte de nouveau, des pas lourds marchaient dans la
pièce.
−Dépêchons, dépêchons, répétait Mme Gabin. Cette petite dame n'aurait
qu'à revenir.
Elle parlait à des gens inconnus et qui ne lui répondaient que par des
grognements.
− Moi, vous comprenez, je ne suis pas une parente, je ne suis qu'une
voisine. Je n'ai rien à gagner dans tout ça. C'est par pure bonté de coeur
que je m'occupe de leurs affaires.
Et ce n'est déjà pas si gai... Oui, oui, j'ai passé la nuit.
Même qu'il ne faisait guère chaud, vers quatre heures.
Enfin, j'ai toujours été bête, je suis trop bonne.
À ce moment, on tira la bière au milieu de la chambre, et je compris.
Allons, j'étais condamné, puisque le réveil ne venait pas. Mes idées
perdaient de leur netteté, tout roulait en moi dans une fumée noire ; et
j'éprouvais une telle lassitude, que ce lut comme un soulagement, de ne
plus compter sur rien.
− On n'a pas épargné le bois, dit la voix enrouée d'un croque−mort. La
boîte est trop longue.
− Eh bien ! il y sera à l'aise, ajouta un autre en s'égayant.
Je n'étais pas lourd, et ils s'en félicitaient, car ils avaient trois étages à
descendre. Comme ils m'empoignaient par les épaules et périr les pieds,
Mme Gabin tout d'un coup se fâcha.
− Sacrée gamine ! cria−t−elle, il faut qu'elle mette son nez partout...
Attends, je vas te faire regarder par les fentes.
La Mort d'Olivier Bécaille
III 17
C'était Dédé qui entrebâillait la porte et passait sa tête ébouriffée. Elle
voulait voir mettre le monsieur dans la boîte. Deux claques vigoureuses
retentirent, suivies d'une explosion de sanglots. Et quand la mère fut
rentrée, elle causa de sa fille avec les hommes qui m'arrangeaient dans la
bière.
−Elle a dix ans. C'est un bon sujet ; mais elle est curieuse... Je ne la bats
pas tous les jours, seulement, il faut qu'elle obéisse.
− Oh ! vous savez, dit un des hommes, toutes les gamines sont comme ça...
Lorsqu'il y a un mort quelque part, elles sont toujours à tourner autour.
J'étais allongé commodément, et j'aurais pu croire que je me trouvais
encore sur le lit, sans une gêne de mon bras gauche, qui était un peu serré
contre une planche. Ainsi qu'ils le disaient, je tenais très bien là−dedans,
grâce à ma petite taille.
− Attendez, s'écria Mme Gabin, j'ai promis à sa femme de lui mettre un
oreiller sous la tête.
Mais les hommes étaient pressés, ils fourrèrent l'oreiller en me brutalisant.
Un d'eux cherchait partout le marteau, avec des jurons. On l'avait oublié en
bas, et il fallut descendre. Le couvercle fut posé, je ressentis un
ébranlement de tout mon corps, lorsque deux coups de marteau
enfoncèrent le premier clou. C'en était fait, j'avais vécu. Puis, les clous
entrèrent un à un, rapidement, tandis que le marteau sonnait en cadence.
On aurait dit des emballeurs clouant une boîte de fruits secs, avec leur
adresse insouciante. Dès lors, les bruits ne m'arrivèrent plus qu'assourdis et
prolongés, résonnant d'une étrange manière, comme si le cercueil de sapin
s'était transformé en une grande caisse d'harmonie. La dernière parole qui
frappa mes oreilles, dans cette chambre de la rue Dauphine, ce fut cette
phrase de Mme Gabin :
− Descendez doucement, et méfiez−vous de la rampe au second, elle ne
tient plus.
On m'emportait, j'avais la sensation d'être roulé dans une mer houleuse.
D'ailleurs, à partir de ce moment, mes souvenirs sont très vagues. Je me
rappelle pourtant que l'unique préoccupation qui me tenait encore,
préoccupation imbécile et comme machinale, était de me rendre compte de
la route que nous prenions pour aller au cimetière. Je ne connaissais pas
La Mort d'Olivier Bécaille
III 18
une rue de Paris, j'ignorais la position exacte des grands cimetières, dont
on avait parfois prononcé les noms devant moi, et cela ne m'empêchait pas
de concentrer les derniers efforts de mon intelligence, afin de deviner si
nous tournions à droite ou à gauche. Le corbillard me cahotait sur les
pavés. Autour de moi, le roulement des voitures, le piétinement des
passants faisaient une clameur confuse que développait la sonorité du
cercueil. D'abord, je suivis l'itinéraire avec assez de netteté.
Puis, il y eut une station, on me promena, et je compris que nous étions à
l'église. Mais, quand le corbillard s'ébranla de nouveau, je perdis toute
conscience des lieux que nous traversions. Une volée de cloches m'avertit
que nous passions près d'une église ; un roulement plus doux et continu me
fit croire que nous longions une promenade.
J'étais comme un condamné mené au lieu du supplice, hébété, attendant le
coup suprême qui ne venait pas.
On s'arrêta, on me tira du corbillard. Et ce fut bâclé tout de suite. Les bruits
avaient cessé, je sentais que j'étais dans un lieu désert, sous des arbres,
avec le large ciel sur ma tête. Sans doute, quelques personnes suivaient le
convoi, les locataires de l'hôtel, Simoneau et d'autres, car des
chuchotements arrivaient jusqu'à moi. Il y eut une psalmodie, un prêtre
balbutiait du latin. On piétina deux minutes.
Puis, brusquement, je sentis que je m'enfonçais ; tandis que des cordes
frottaient comme des archets, contre les angles du cercueil, qui rendait un
son de contrebasse fêlée. C'était la fin. Un choc terrible, pareil au
retentissement d'un coup de canon, éclata un peu à gauche de ma tête ; un
second choc se produisit à mes pieds ; un autre, plus violent encore, me
tomba sur le ventre, si sonore, que je crus la bière fendue en deux. Et je
m'évanouis.
La Mort d'Olivier Bécaille
III 19
IV
Combien de temps restai−je ainsi ? je ne saurais le dire.
Une éternité et une seconde ont la même durée dans le néant. Je n'étais
plus. Peu à peu, confusément, la conscience d'être me revint. Je dormais
toujours, mais je me mis à rêver. Un cauchemar se détacha du fond noir
qui barrait mon horizon. Et ce rêve que je faisais était une imagination
étrange, qui m'avait souvent tourmenté autrefois, les yeux ouverts, lorsque,
avec ma nature prédisposée aux inventions horribles, je goûtais l'atroce
plaisir de me créer des catastrophes.
Je m'imaginais donc que ma femme m'attendait quelque part, à Guérande,
je crois, et que j'avais pris le chemin de fer pour aller la rejoindre. Comme
le train passait sous un tunnel, tout à coup, un effroyable bruit roulait avec
un fracas de tonnerre. C'était un double écroulement qui venait de se
produire. Notre train n'avait pas reçu une pierre, les wagons restaient
intacts ; seulement, aux deux bouts du tunnel, devant et derrière nous, la
voûte s'était effondrée, et nous nous trouvions ainsi au centre d'une
montagne, murés par des blocs de rocher. Alors commençait une longue et
affreuse agonie. Aucun espoir de secours ; il fallait un mois pour déblayer
le tunnel ; encore ce travail demandait−il des précautions infinies, des
machines puissantes. Nous étions prisonniers dans une sorte de cave sans
issue. Notre mort à tous n'était plus qu'une question d'heures.
Souvent, je le répète, mon imagination avait travaillé sur cette donnée
terrible. Je variais le drame à l'infini. J'avais pour acteurs des hommes, des
femmes, des enfants, plus de cent personnes, toute une foule qui me
fournissait sans cesse de nouveaux épisodes. Il se trouvait bien quelques
provisions dans le train ; mais la nourriture manquait vite, et sans aller
jusqu'à se manger entre eux, les misérables affamés se disputaient
férocement le dernier morceau de pain. C'était un vieillard qu'on repoussait
à coups de poing et qui agonisait ; c'était une mère qui se battait comme
une louve, pour défendre les trois ou quatre bouchées réservées à son
enfant. Dans mon wagon, deux jeunes mariés râlaient aux bras l'un de
IV 20
l'autre, et ils n'espéraient plus, ils ne bougeaient plus. D'ailleurs, la voie
était libre, les gens descendaient, rôdaient le long du train, comme des
bêtes lâchées, en quête d'une proie. Toutes les classes se mêlaient, un
homme très riche, un haut fonctionnaire, disait−on, pleurait au cou d'un
ouvrier, en le tutoyant. Dès les premières heures, les lampes s'étaient
épuisées, les feux de la locomotive avaient fini par s'éteindre. Quand on
passait d'un wagon à un autre, on tâtait les roues de la main pour ne pas se
cogner, et l'on arrivait ainsi à la locomotive, que l'on reconnaissait à sa
bielle froide, à ses énormes flancs endormis, force inutile, muette et
immobile dans l'ombre. Rien n'était plus effrayant que ce train, ainsi muré
tout entier sous terre, comme enterré vivant, avec ses voyageurs, qui
mouraient un à un.
Je me complaisais, je descendais dans l'horreur des moindres détails. Des
hurlements traversaient les ténèbres.
Tout d'un coup, un voisin qu'on ne savait pas là, qu'on ne voyait pas,
s'abattait contre votre épaule. Mais, cette fois, ce dont je souffrais surtout,
c'était du froid et du manque d'air. Jamais je n'avais eu si froid ; un
manteau de neige me tombait sui les épaules, une humidité lourde pleuvait
sur mon crâne. Et j'étouffais avec cela, il me semblait que la voûte de
rocher croulait sur ma poitrine, que toute la montagne pesait et m'écrasait.
Cependant, un cri de délivrance avait retenti. Depuis longtemps, nous nous
imaginions entendre au loin un bruit sourd, et nous nous bercions de
l'espoir qu'on travaillait près de nous. Le salut n'arrivait point de là
pourtant. Un de nous venait de découvrir un puits dans le tunnel ; et nous
courions tous, nous allions voir ce puits d'air, en haut duquel on apercevait
une tache bleue, grande comme un pain à cacheter. Oh ! quelle joie, cette
tache bleue ! C'était le ciel, nous nous grandissions vers elle pour respirer,
nous distinguions nettement des points noirs qui s'agitaient, sans doute des
ouvriers en train d'établir un treuil, afin d'opérer notre sauvetage. Une
clameur furieuse :
“ Sauvés ! sauvés ! ” sortait de toutes les bouches, tandis que des bras
tremblants se levaient vers la petite tache d'un bleu pâle.
Ce fut la violence de cette clameur qui m'éveilla. Où étais−je ? Encore
dans le tunnel sans doute. Je me trouvais couché tout de mon long, et je
sentais, à droite et à gauche, de dures parois qui me serraient les flancs. Je
La Mort d'Olivier Bécaille
IV 21
voulus me lever ; mais je me cognai violemment le crâne. Le roc
m'enveloppait donc de toutes parts ? Et la tache bleue avait disparu, le ciel
n'était plus là, même lointain. J'étouffais toujours, je claquais des dents,
pris d'un frisson.
Brusquement, je me souvins. Une horreur souleva mes cheveux, je sentis
l'affreuse vérité couler en moi, des pieds à la tête, comme une glace.
Étais−je sorti enfin de cette syncope, qui m'avait frappé pendant de longues
heures d'une rigidité de cadavre ? Oui, je remuais, je promenais les mains
le long des planches du cercueil. Une dernière épreuve me restait à faire :
j'ouvris la bouche, je parlai, appelant Marguerite, instinctivement. Mais
j'avais hurlé, et ma voix, dans cette boîte de sapin, avait pris un son rauque
si effrayant, que je m'épouvantai moi−même. Mon Dieu !
c'était donc vrai ? je pouvais marcher, crier que je vivais, et ma voix ne
serait pas entendue, et j'étais enfermé, écrasé sous la terre !
Je fis un effort suprême pour me calmer et réfléchir. N'y avait−il aucun
moyen de sortir de là ? Mon rêve recommençait, je n'avais pas encore le
cerveau bien solide, je mêlais l'imagination du puits d'air et de sa tache de
ciel, avec la réalité de la fosse où je suffoquais. Les yeux démesurément
ouverts, je regardais les ténèbres. Peut−être apercevrais−je un trou, une
fente, une goutte de lumière ! Mais des étincelles de jeu passaient seules
dans la nuit, des clartés rouges s'élargissaient et s'évanouissaient. Rien, un
gouffre noir, insondable. Puis, la lucidité me revenait, j'écartais ce
cauchemar imbécile. Il me fallait toute ma tête, si je voulais tenter le salut.
D'abord, le grand danger me parut être dans l'étouffement qui augmentait.
Sans doute, j'avais pu rester si longtemps privé d'air ; grâce à la syncope
qui suspendait en moi les fonctions de l'existence ; mais, maintenant que
mon coeur battait, que mes poumons soufflaient, j'allais mourir d'asphyxie,
si je ne me dégageais au plus tôt. Je souffrais également du froid, et je
craignais de me laisser envahir par cet engourdissement mortel des
hommes qui tombent dans la neige, pour ne plus se relever.
Tout en me répétant qu'il me fallait du calme, je sentais des bouffées de
folie monter à mon crâne. Alors, je m'exhortais, essayant de me rappeler ce
que je savais sur la façon dont on enterre. Sans doute, j'étais dans une
concession de cinq ans ; cela m'ôtait un espoir car j'avais remarqué
autrefois, à Nantes, que les tranchées de la fosse commune laissaient passer
La Mort d'Olivier Bécaille
IV 22
dans leur remblaîment continu, les pieds des dernières bières enfouies. Il
m'aurait suffi alors de briser une planche pour m'échapper ; tandis que, si je
me trouvais dans un trou comblé entièrement, j'avais sur moi toute une
couche épaisse de terre, qui allait être un terrible obstacle.
N'avais−je pas entendu dire qu'à Paris on enterrait à six pieds de
profondeur ? Comment percer cette masse énorme ? Si même je parvenais
à fendre le couvercle, la terre n'allait−elle pas entrer, glisser comme un
sable fin, m'emplir les yeux et la bouche ? Et ce serait encore la mort, une
mort abominable, une noyade dans de la boue.
Cependant, je tâtai soigneusement autour de moi. La bière était grande, je
remuais les bras avec facilité. Dans le couvercle, je ne sentis aucune fente.
À droite et à gauche, les planches étaient mal rabotées, mais résistantes et
solides. Je repliai mon bras le long de ma poitrine, pour remonter vers la
tête. Là, je découvris, dans la planche du bout, un noeud qui cédait
légèrement sous la pression ; je travaillai avec la plus grande peine, je finis
par chasser le noeud, et de l'autre côté, en enfonçant le doigt, je reconnus la
terre, une terre grasse, argileuse et mouillée. Mais cela ne m'avançait à
rien. Je regrettai même d'avoir ôté ce noeud, comme si la terre avait pu
entrer. Une autre expérience m'occupa un instant : je tapai autour du
cercueil, afin de savoir si, par hasard il n'y aurait pas quelque vide, à droite
ou à gauche. Partout, le son fut le même. Comme je donnais aussi de légers
coups de pied, il me sembla pourtant que le son était plus clair au bout.
Peut−être n'était−ce qu'un effet de la sonorité du bois.
Alors, je commençai par des poussées légères, les bras en avant, avec les
poings. Le bois résista. J'employai ensuite les genoux, m'arc−boutant sur
les pieds et sur les reins. Il n'y eut pas un craquement. Je finis par donner
toute ma force, je poussai du corps entier, si violemment, que mes os
meurtris criaient. Et ce fut à ce moment que je devins fou.
Jusque−là, j'avais résisté au vertige, aux souffles de rage qui montaient par
instants en moi, comme une fumée d'ivresse. Surtout, je réprimais les cris,
car je comprenais que, si je criais, j'étais perdu. Tout d'un coup, je me mis
à crier, à hurler. Cela était plus fort que moi, les hurlements sortaient de
ma gorge qui se dégonflait. J'appelai au secours d'une voix que je ne me
connaissais pas, m'affolant davantage à chaque nouvel appel, criant que je
ne voulais pas mourir. Et j'égratignais le bois avec mes ongles, je me
La Mort d'Olivier Bécaille
IV 23
tordais dans les convulsions d'un loup enfermé. Combien de temps dura
cette crise ? je l'ignore, mais je sens encore l'implacable dureté du cercueil
où je me débattais, j'entends encore la tempête de cris et de sanglots dont
j'emplissais ces quatre planches. Dans une dernière lueur de raison, j'aurais
voulu me retenir et je ne pouvais pas.
Un grand accablement suivit. J'attendais la mort, au milieu d'une
somnolence douloureuse. Ce cercueil était de pierre ; jamais je ne
parviendrais à le fendre ; et cette certitude de ma défaite me laissait inerte,
sans courage pour tenter un nouvel effort. Une autre souffrance, la faim,
s'était jointe au froid et à l'asphyxie. Je défaillais. Bientôt ce supplice lut
intolérable. Avec mon doigt, je tâchai d'attirer des pincées de terre, par le
noeud que j'avais enfoncé, et je mangeai cette terre, ce qui redoubla mon
tourment. Je mordais mes bras, n'osant aller jusqu'au sang, tenté par ma
chair, suçant ma peau avec l'envie d'y enfoncer les dents.
Ah ! comme je désirais la mort, à cette heure ! Toute ma vie, j'avais
tremblé devant le néant ; et je le voulais, je le réclamais, jamais il ne serait
assez noir. Quel enfantillage que de redouter ce sommeil sans rêve, cette
éternité de silence et de ténèbres ! La mort n'était bonne que parce qu'elle
supprimait l'être d'un coup, pour toujours. Oh ! dormir comme les pierres,
rentrer dans l'argile, n'être plus !
Mes mains tâtonnantes continuaient machinalement à se promener contre
le bois. Soudain, je me piquai au pouce gauche, et la légère douleur me tira
de mon engourdissement. Qu'était−ce donc ? Je cherchai de nouveau, je
reconnus un clou, un clou que les croque−morts avaient enfoncé de travers,
et qui n'avait pas mordu dans le bord du cercueil. Il était très long, très
pointu. La tête tenait dans le couvercle, mais je sentis qu'il remuait. À
partir de cet instant, je n'eus plus qu'une idée : avoir ce clou. Je passai ma
main droite sur mon ventre, je commençai à l'ébranler. Il ne cédait guère,
c'était un gros travail. Je changeais souvent de main, car la main gauche,
mal placée, se fatiguait vite. Tandis que je m'acharnais ainsi, tout un plan
s'était développé dans ma tète. Ce clou devenait le salut. Il me le fallait
quand même. Mais serait−il temps encore ? La faim me torturait, je dus
m'arrêter, en proie à un vertige qui me laissait les mains molles, l'esprit
vacillant. J'avais sucé les gouttes qui coulèrent de la piqûre de mon pouce.
Alors, je me mordis le bras, je bus mon sang, éperonné par la douleur,
La Mort d'Olivier Bécaille
IV 24
ranimé par ce vin tiède et âcre qui mouillait ma bouche. Et je me remis au
clou des deux mains, je réussis à l'arracher.
Dès ce moment, je crus au succès. Mon plan était simple. J'enfonçai la
pointe du clou dans le couvercle et je traçai une ligne droite, la plus longue
possible, où je promenai le clou, de façon à pratiquer une entaille. Mes
mains se roidissaient, je m'entêtais furieusement. Quand je pensai avoir
assez entamé le bois, j'eus l'idée de me retourner, de me mettre sur le
ventre, puis, en me soulevant sur les genoux et sur les coudes, de pousser
des reins. Mais, si le couvercle craqua, il ne se fendit pas encore. L'entaille
n'était pas assez profonde. Je dus me replacer sur le dos et reprendre la
besogne, ce qui me coûta beaucoup de peine.
Enfin, je tentai un nouvel effort, et cette fois le couvercle se brisa, d'un
bout à l'autre.
Certes, je n'étais pas sauvé, mais l'espérance m'inondait le coeur. J'avais
cessé de pousser, je ne bougeais plus, de peur de déterminer quelque
éboulement qui m'aurait enseveli. Mon projet était de me servir du
couvercle comme d'un abri, tandis que je tâcherais de pratiquer une sorte
de puits dans l'argile. Malheureusement, ce travail présentait de grandes
difficultés : les mottes épaisses qui se détachaient embarrassaient les
planches que je ne pouvais manoeuvrer ; jamais je n'arriverais au sol, déjà
des éboulements partiels me pliaient l'échine et m'enfonçaient la face dans
la terre. La peur me reprenait, lorsqu'en m'allongeant pour trouver un point
d'appui, je crus sentir que la planche qui fermait la bière, aux pieds, cédait
sous la pression. Je tapai alors vigoureusement du talon, songeant qu'il
pouvait y avoir, à cet endroit, une fosse qu'on était en train de creuser.
Tout d'un coup, mes pieds enfoncèrent dans le vide. La prévision était
juste : une fosse nouvellement ouverte se trouvait là. Je n'eus qu'une mince
cloison de terre à trouer pour rouler dans cette fosse. Grand Dieu ! j'étais
sauvé !
Un instant, je restai sur le dos, les yeux en l'air au fond du trou. Il faisait
nuit. Au ciel, les étoiles luisaient dans un bleuissement de velours. Par
moments, un vent qui se levait m'apportait une tiédeur de printemps, une
odeur d'arbres. Grand Dieu ! j'étais sauvé, je respirais, j'avais chaud, et je
pleurais, et je balbutiais, les mains dévotement tendues vers l'espace. Oh !
que c'était bon de vivre !
La Mort d'Olivier Bécaille
IV 25
V 26
V
Ma première pensée fut de me rendre chez le gardien du cimetière, pour
qu'il me fît reconduire chez moi. Mais des idées, vagues encore,
m'arrêtèrent. J'allais effrayer tout le monde. Pourquoi me presser, lorsque
j'étais le maître de la situation ? Je me tâtai les membres, je n'avais que la
légère morsure de mes dents au bras gauche ; et la petite fièvre qui en
résultait, m'excitait, me donnait une force inespérée. Certes, je pourrais
marcher sans aide.
Alors, je pris mon temps. Toutes sortes de rêveries confuses me
traversaient le cerveau. J'avais senti près de moi, dans la fosse, les outils
des fossoyeurs, et j'éprouvai le besoin de réparer le dégât que je venais de
faire, de reboucher le trou, pour qu'on ne pût s'apercevoir de ma
résurrection. À ce moment, je n'avais aucune idée nette ; je trouvais
seulement inutile de publier l'aventure, éprouvant une honte à vivre,
lorsque le monde entier me croyait mort. En une demi−heure de travail, je
parvins à effacer toute trace. Et je sautai hors de la fosse.
Quelle belle nuit ! Un silence profond régnait dans le cimetière. Les arbres
noirs faisaient des ombres immobiles, au milieu de la blancheur des
tombes. Comme je cherchais à m'orienter, je remarquai que toute une
moitié du ciel flambait d'un reflet d'incendie. Paris était là. Je me dirigeai
de ce côté, filant le long d'une avenue, dans l'obscurité des branches. Mais,
au bout de cinquante pas, je dus m'arrêter, essoufflé déjà. Et je m'assis sur
un banc de pierre. Alors seulement je m'examinai : j'étais complètement
habillé, chaussé même, et seul un chapeau me manquait. Combien je
remerciai ma chère Marguerite du pieux sentiment qui l'avait fait me vêtir !
Le brusque souvenir de Marguerite me remit debout. Je voulais la voir.
Au bout de l'avenue, une muraille m'arrêta. Je montai sur une tombe, et
quand je fus pendu au chaperon, de l'autre côté du mur, je me laissai aller.
La chute fut rude.
Puis, je marchai quelques minutes dans une grande rue déserte, qui tournait
autour du cimetière. J'ignorais complètement où j'étais ; mais je me
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répétais avec l'entêtement de l'idée fixe, que j'allais rentrer dans Paris et
que je saurais bien trouver la rue Dauphine. Des gens passèrent, je ne les
questionnai même pas, saisi de méfiance, ne voulant me confier à
personne. Aujourd'hui, j'ai conscience qu'une grosse fièvre me secouait
déjà et que ma tête se perdait.
Enfin, comme je débouchais sur une grande voie, un éblouissement me
prit, et je tombai lourdement sur le trottoir.
Ici, il y a un trou dans ma vie. Pendant trois semaines, je demeurai sans
connaissance. Quand je m'éveillai enfin, je me trouvais dans une chambre
inconnue. Un homme était là, à me soigner. Il me raconta simplement que,
m'ayant ramassé un matin, sur le boulevard Montparnasse, il m'avait gardé
chez lui. C'était un vieux docteur qui n'exerçait plus. Lorsque je le
remerciais, il me répondait avec brusquerie que mon cas lui avait paru
curieux et qu'il avait voulu l'étudier. D'ailleurs, dans les premiers jours de
ma convalescence, il ne me permit de lui adresser aucune question. Plus
tard, il ne m'en fit aucune. Durant huit jours encore, je gardai le lit, la tête
faible, ne cherchant pas même à me souvenir, car le souvenir était une
fatigue et un chagrin. Je me sentais plein de pudeur et de crainte.
Lorsque je pourrais sortir, j'irais voir. Peut−être, dans le délire de la fièvre,
avais−je laissé échapper un nom ; mais jamais le médecin ne fit allusion à
ce que j'avais pu dire. Sa charité resta discrète.
Cependant, l'été était venu. Un matin de juin, j'obtins enfin la permission
de faire une courte promenade. C'était une matinée superbe, un de ces gais
soleils qui donnent une jeunesse aux rues du vieux Paris. J'allais
doucement, questionnant les promeneurs à chaque carrefour demandant la
rue Dauphine. J'y arrivai, et j'eus de la peine à reconnaître l'hôtel meublé
où nous étions descendus. Une peur d'enfant m'agitait. Si je me présentais
brusquement à Marguerite, je craignais de la tuer. Le mieux peut−être
serait de prévenir d'abord cette vieille femme, Mme Gabin, qui logeait là.
Mais il me déplaisait de mettre quelqu'un entre nous. Je ne m'arrêtais à
rien. Tout au fond de moi, il y avait comme un grand vide, comme un
sacrifice accompli depuis longtemps.
La maison était toute jaune de soleil. Je l'avais reconnue à un restaurant
borgne, qui se trouvait au rez−de−chaussée, et d'où l'on nous montait la
nourriture. Je levai les yeux, je regardai la dernière fenêtre du troisième
La Mort d'Olivier Bécaille
V 28
étage, à gauche.
Elle était grande ouverte. Tout à coup, une jeune femme, ébouriffée, la
camisole de travers, vint s'accouder ; et, derrière elle, un jeune homme qui
la poursuivait, avança la tête et la baisa au cou. Ce n'était pas Marguerite.
Je n'éprouvai aucune surprise. Il me sembla que j'avais rêvé cela et d'autres
choses encore que j'allais apprendre.
Un instant, je demeurai dans la rue, indécis, songeant à monter et à
questionner ces amoureux qui riaient toujours, au grand soleil. Puis, je pris
le parti d'entrer dans le petit restaurant, en bas. Je devais être
méconnaissable : ma barbe avait poussé pendant ma fièvre cérébrale, mon
visage s'était creusé. Comme je m'asseyais à une table, je vis justement
Mme Gabin qui apportait une tasse, pour acheter deux sous de café ; et elle
se planta devant le comptoir, elle entama avec la dame de l'établissement
les commérages de tous les jours. Je tendis l'oreille.
− Eh bien ! demandait la dame, cette pauvre petite du troisième a donc fini
par se décider ?
− Que voulez−vous ? répondit Mme Gabin, c'était ce qu'elle avait de mieux
à faire. M. Simoneau lui témoignait tant d'amitié !... il avait heureusement
terminé ses affaires, un gros héritage, et il lui offrait de l'emmener là−bas,
dans son pays, vivre chez une tante à lui, qui a besoin d'une personne de
confiance.
La dame du comptoir eut un léger rire. J'avais enfoncé ma face dans un
journal, très pâle, les mains tremblantes.
− Sans doute, ça finira par un mariage, reprit Mme Gabin.
Mais je vous jure sur mon honneur que je n'ai rien vu de louche. La petite
pleurait son mari, et le jeune homme se conduisait parfaitement bien...
Enfin, ils sont partis hier. Quand elle ne sera plus en deuil, n'est−ce pas ?
ils feront ce qu'ils voudront.
À ce moment, la porte qui menait du restaurant dans l'allée s'ouvrit toute
grande, et Dédé entra.
− Maman, tu ne montes pas ?... J'attends, moi. Viens vite.
− Tout à l'heure, tu m'embêtes ! dit la mère.
L'enfant resta, écoutant les deux femmes, de son air précoce de gamine
poussée sur le pavé de Paris.
La Mort d'Olivier Bécaille
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− Dame ! après tout, expliquait Mme Gabin, le défunt ne valait pas
M.Simoneau... Il ne me revenait guère, ce gringalet. Toujours à geindre !
Et pas le sou ! Ah ! non, vrai ! un mari comme ça, c'est désagréable pour
une femme qui a du sang... Tandis que M. Simoneau, un homme riche, fort
comme un Turc...
− Oh ! interrompit Dédé, moi, je l'ai vu, un jour qu'il se débarbouillait. Il
en a, du poil sur les bras !
− Veux−tu t'en aller ! cria la vieille en la bousculant. Tu fourres toujours
ton nez où il ne doit pas être.
Puis, pour conclure :
− Tenez ! l'autre a bien fait de mourir. C'est une fière chance.
Quand je me retrouvai dans la rue, je marchai lentement, les jambes
cassées. Pourtant je ne souffrais pas trop.
J'eus même un sourire, en apercevant mon ombre au soleil. En effet, j'étais
bien chétif, j'avais eu une singulière idée d'épouser Marguerite. Et je me
rappelais ses ennuis à Guérande, ses impatiences, sa vie morne et fatiguée.
La chère femme se montrait bonne. Mais je n'avais jamais été son amant,
c'était un frère qu'elle venait de pleurer. Pourquoi aurais−je de nouveau
dérangé sa vie ! un mort n'est pas jaloux. Lorsque je levai la tête, je vis que
le jardin du Luxembourg était devant moi. J'y entrai et je m'assis au soleil,
rêvant avec une grande douceur. La pensée de Marguerite m'attendrissait,
maintenant. Je me l'imaginais en province, dame dans une petite ville, très
heureuse, très aimée, très fêtée ; elle embellissait, elle avait trois garçons et
deux filles. Allons ! j'étais un brave homme, d'être mort, et je ne ferais
certainement pas la bêtise cruelle de ressusciter.
Depuis ce temps, j'ai beaucoup voyagé, j'ai vécu un peu partout. Je suis un
homme médiocre, qui a travaillé et mangé comme tout le monde. La mort
ne m'effraie plus ; mais elle ne semble pas vouloir de moi, à présent que je
n'ai aucune raison de vivre, et je crains qu'elle ne m'oublie.
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