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Gustave Flaubert
Madame Bovary
− Collection Romantisme −
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Table des matières
Madame Bovary..........................................................................................1
Première Partie....................................................................................2
Chapitre I.............................................................................................3
Chapitre II..........................................................................................13
Chapitre III........................................................................................21
Chapitre IV........................................................................................27
Chapitre V..........................................................................................33
Chapitre VI........................................................................................37
Chapitre VII.......................................................................................42
Chapitre VIII......................................................................................49
Chapitre IX........................................................................................60
Deuxième Partie................................................................................72
Chapitre I...........................................................................................73
Chapitre II..........................................................................................84
Chapitre III........................................................................................92
Chapitre IV......................................................................................104
Chapitre V........................................................................................108
Chapitre VI......................................................................................119
Chapitre VII.....................................................................................135
Chapitre VIII....................................................................................145
Chapitre IX......................................................................................171
Chapitre X........................................................................................184
Chapitre XI......................................................................................195
Chapitre XII.....................................................................................209
Chapitre XIII....................................................................................226
Chapitre XIV...................................................................................238
Chapitre XV.....................................................................................249
Troisième Partie...............................................................................259
Chapitre I.........................................................................................260
Chapitre II........................................................................................278
Chapitre III......................................................................................290
Chapitre IV......................................................................................293
i
Table des matières
Madame Bovary
Chapitre V........................................................................................297
Chapitre VI......................................................................................317
Chapitre VII.....................................................................................337
Chapitre VIII....................................................................................354
Chapitre IX......................................................................................376
Chapitre X........................................................................................386
Chapitre XI......................................................................................393
ii
Madame Bovary
Auteur : Gustave Flaubert
Catégorie : Romantisme
Licence : Domaine public
1
Première Partie
Première Partie 2
Chapitre I
Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé
en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux
qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son
travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le
maître d’études :
– Monsieur Roger, lui dit−il à demi−voix, voici un élève que je vous
recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont
méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le
nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ,
et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés
droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort
embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit−veste de drap
vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la
fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes,
en bas bleus, sortaient d’un. pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il
était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la
récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au
sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à
deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de
l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par
terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la
porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en
faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.
Chapitre I 3
Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eut osé s’y
soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur
ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on
retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la
casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin,
dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage
d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois
boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des
losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac
qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en
soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop
mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était
neuve ; la visière brillait.
– Levez−vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude,
il la ramassa encore une fois.
– Débarrassez−vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un
homme d’esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si
bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par
terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
– Levez−vous, reprit le professeur, et dites−moi votre nom.
Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.
– Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées
de la classe.
Madame Bovary
Chapitre I 4
– Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche
démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce
mot : Charbovari. Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en
crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on
trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes
isolées, se calmant à grand−peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la
ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint,
quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la
classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se
l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable
d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en
mouvement, mais, avant de partir, hésita.
– Que cherchez−vous ? demanda le professeur.
– Ma cas… fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards
inquiets.
– Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta,
comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. – Restez donc tranquilles !
continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir
qu’il venait de prendre dans sa toque : Quant à vous, le nouveau, vous me
copierez vingt fois le verbe ridiculus sum.
Puis, d’une voix plus douce :
– Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !
Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau
resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien,
de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui
Madame Bovary
Chapitre I 5
vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et
demeurait immobile, les yeux baissés.
Le soir, à l’Étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre
ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui
travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se
donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il
fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure ; car, s’il
savait passablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans les
tournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses
parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège que le plus tard
possible.
Son père, M. Charles−Denis−Bartholomé Bovary, ancien
aide−chirurgien−major, compromis, vers 1812, dans des affaires de
conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors
profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de
soixante mille francs, qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier,
devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner
haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts
toujours garnis de ba−gues et habillé de couleurs voyantes, il avait l’aspect
d’un brave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois marié, il
vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant
tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir
qu’après le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau−père mourut et
laissa peu de chose ; il en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit
quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir.
Mais, comme il ne s’entendait guère plus en culture qu’en indiennes, qu’il
montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en
bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles
volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses
cochons, il ne tarda point à s’apercevoir qu’il valait mieux planter là toute
spéculation.
Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village,
Madame Bovary
Chapitre I 6
sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié
ferme, moitié maison de maître ; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le
ciel, jaloux contre tout le monde, il s’enferma dès l’âge de quarante−cinq
ans, dégoûté des hommes, disait−il, et décidé à vivre en paix.
Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l’avait aimé avec mille
servilités qui l’avaient détaché d’elle encore davantage. Enjouée jadis,
expansive et tout aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du
vin éventé qui se tourne en vinaigre) d’humeur difficile, piaillarde,
nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le
voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux
le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l’ivresse ! Puis l’orgueil s’était
révolté. Alors elle s’était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet,
qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires.
Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait l’échéance des
billets, obtenait des retards ; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait,
surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans s’inquiéter de
rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse
dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à
fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres.
Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le
marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures ;
son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait
même qu’il pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À
l’encontre des tendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril
de l’enfance, d’après lequel il tâchait de former son fils, voulant qu’on
l’élevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il
l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de
rhum et à insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit
répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle ; elle lui
découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans
des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries
babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant
toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le
Madame Bovary
Chapitre I 7
voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou
dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un
vieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à
tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n’était pas la
peine ! Auraient−ils jamais de quoi l’entretenir dans les écoles du
gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce ?
D’ailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde.
Madame Bovary se mordait les lèvres, et l’enfant vagabondait dans le
village.
Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux
qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les
dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la
marelle sous le porche de l’église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes,
suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout
son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée.
Aussi poussa−t−il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles
couleurs.
À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. On en chargea
le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, qu’elles ne
pouvaient servir à grand−chose. C’était aux moments perdus qu’elles se
donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un
enterrement ; ou bien le curé envoyait chercher son élève après l’Angélus,
quand il n’avait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on s’installait :
les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle.
Il faisait chaud, l’enfant s’endormait ; et le bonhomme, s’assoupissant les
mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D’autres
fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des
environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il
l’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait de l’occasion pour lui
faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre. La pluie venait les
interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours
content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de
Madame Bovary
Chapitre I 8
mémoire.
Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué
plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l’on attendit encore un an que le
gamin eût fait sa première communion.
Six mois se passèrent encore ; et, l’année d’après, Charles fut
définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l’amena
lui−même, vers la fin d’octobre, à l’époque de la foire Saint−Romain.
Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui.
C’était un garçon de tempérament modéré, qui jouait aux récréations,
travaillait à l’étude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant
bien au réfectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la
rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que
sa boutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port à regarder les
bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures, avant le souper. Le
soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre
rouge et trois pains à cacheter ; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou
bien lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude. En
promenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme
lui.
À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ;
une fois même, il gagna un premier accessit d’histoire naturelle. Mais à la
fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier
la médecine, persuadés qu’il pourrait se pousser seul jusqu’au
baccalauréat.
Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l’Eau−de−Robec, chez
un teinturier de sa connaissance : Elle conclut les arrangements pour sa
pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de
chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte,
avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle
partit au bout de la semaine, après mille recommandations de se bien
Madame Bovary
Chapitre I 9
conduire, maintenant qu’il allait être abandonné à lui−même.
Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet
d’étourdissement : cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de
physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de
clinique, et de thérapeutique, sans compter l’hygiène ni la matière
médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient comme
autant de portes de sanctuaires pleins d’augustes ténèbres.
Il n’y comprit rien ; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait
pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours ; il ne perdait
pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la
manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés,
ignorant de la besogne qu’il broie.
Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque semaine, par
le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il déjeunait le
matin ; quand il était rentré de l’hôpital, tout en battant la semelle contre le
mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, à l’amphithéâtre, à l’hospice, et
revenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après le maigre dîner de
son propriétaire, il remontait à sa chambre et se remettait au travail, dans
ses habits mouillés qui fumaient sur son corps, devant le poêle rougi.
Dans les beaux soirs d’été ; à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand
les servantes, jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et
s’accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une
ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue,
entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs
bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des
écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au−delà des toits, le grand
ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon
là−bas ! Quelle fraîcheur sous la hêtraie ! Et il ouvrait les narines pour
aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.
Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorte d’expression
dolente qui la rendit presque intéressante.
Madame Bovary
Chapitre I 10
Naturellement, par nonchalance ; il en vint à se délier de toutes les
résolutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain
son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, n’y retourna plus.
Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S’enfermer
chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de
marbre de petits os de mouton marqués de points noirs, lui semblait un acte
précieux de sa liberté, qui le rehaussait d’estime vis−à−vis de lui−même.
C’était comme l’initiation au monde, l’accès des plaisirs défendus ; et, en
entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque
sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui, se dilatèrent ; il
apprit par cœur des couplets qu’il chantait aux bienvenues, s’enthousiasma
pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin l’amour.
Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à son examen
d’officier de santé. On l’attendait le soir même à la maison pour fêter son
succès.
Il partit à pied et s’arrêta vers l’entrée du village, où il fit demander sa
mère, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échec sur l’injustice des
examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d’arranger les choses.
Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité ; elle était vieille,
il l’accepta, ne pouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fût un
sot.
Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer les matières
de son examen, dont il apprit d’avance toutes les questions par cœur. Il fut
reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mère ! On donna
un grand dîner.
Où irait−il exercer son art ? À Tostes. Il n’y avait là qu’un vieux médecin.
Depuis longtemps madame Bovary guettait sa mort, et le bonhomme
n’avait point encore plié bagage, que Charles était installé en face, comme
son successeur.
Madame Bovary
Chapitre I 11
Mais ce n’était pas tout que d’avoir élevé son fils, de lui avoir fait
apprendre la médecine et découvert Tostes pour l’exercer : il lui fallait une
femme. Elle lui en trouva une : la veuve d’un huissier de Dieppe, qui avait
quarante−cinq ans et douze cents livres de rente.
Quoiqu’elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un
printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour
arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle
déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu
par les prêtres.
Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’une condition
meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa
personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître ; il devait devant le
monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller
comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient
pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, et l’écoutait, à
travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y
avait des femmes.
Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n’en plus finir. Elle
se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit
des pas lui faisait mal ; on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse ;
revenait−on près d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir,
quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras
maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit,
se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en aimait une autre !
On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en lui
demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour.
Madame Bovary
Chapitre I 12
Chapitre II
Une nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruit d’un cheval qui
s’arrêta juste à la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa
quelque temps avec un homme resté en bas, dans la rue. Il venait chercher
le médecin ; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en
grelottant, et alla ouvrir la serrure et les verrous, l’un après l’autre.
L’homme laissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout à coup derrière
elle. Il tira de dedans son bonnet de laine à houppes grises, une lettre
enveloppée dans un chiffon, et la présenta délicatement à Charles, qui
s’accouda sur l’oreiller pour la lire. Nastasie, près du lit, tenait la lumière.
Madame, par pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos.
Cette lettre, cachetée d’un petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary
de se rendre immédiatement à la ferme des Bertaux, pour remettre une
jambe cassée. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de
traverse, en passant par Longueville et Saint−Victor. La nuit était noire.
Madame Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari. Donc il fut
décidé que le valet d’écurie prendrait les devants. Charles partirait trois
heures plus tard, au lever de la lune. On enverrait un gamin à sa rencontre,
afin de lui montrer le chemin de la ferme et d’ouvrir les clôtures devant lui.
Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans son manteau, se
mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par la chaleur du sommeil,
il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête. Quand elle s’arrêtait
d’elle−même devant ces trous entourés d’épines que l’on creuse au bord
des sillons, Charles se réveillant en sursaut, se rappelait vite la jambe
cassée, et il tâchait de se remettre en mémoire toutes les fractures qu’il
savait. La pluie ne tombait plus ; le jour commençait à venir, et, sur les
branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles,
hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne
s’étalait à perte de vue, et les bouquets d’arbres autour des fermes
Chapitre II 13
faisaient, à intervalles éloignés, des taches d’un violet noir sur cette grande
surface grise, qui se perdait à l’horizon dans le ton morne du ciel. Charles,
de temps à autre, ouvrait les yeux ; puis, son esprit se fatiguant et le
sommeil revenant de soi−même, bientôt il entrait dans une sorte
d’assoupissement où, ses sensations récentes se confondant avec des
souvenirs, lui−même se percevait double, à la fois étudiant et marié,
couché dans son lit comme tout à l’heure, traversant une salle d’opérés
comme autrefois. L’odeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à
la verte odeur de la rosée ; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de
fer des lits et sa femme dormir… Comme il passait par Vassonville, il
aperçut, au bord d’un fossé, un jeune garçon assis sur l’herbe.
– Êtes−vous le médecin ? demanda l’enfant.
Et, sur la réponse de Charles, il prit ses sabots à ses mains et se mit à courir
devant lui.
L’officier de santé, chemin faisant, comprit aux discours de son guide que
M. Rouault devait être un cultivateur des plus aisés. Il s’était cassé la
jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois, chez un voisin. Sa
femme était morte depuis deux ans. Il n’avait avec lui que sa demoiselle,
qui l’aidait à tenir la maison.
Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux. Le petit
gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut, puis, il revint au bout
d’une cour en ouvrir la barrière. Le cheval glissait sur l’herbe mouillée ;
Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde à la
niche aboyaient en tirant sur leur chaîne. Quand il entra dans les Bertaux,
son cheval eut peur et fit un grand écart.
C’était une ferme de bonne apparence. On voyait dans les écuries, par le
dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient
tranquillement dans des râteliers neufs. Le long des bâtiments s’étendait un
large fumier, de la buée s’en élevait, et, parmi les poules et les dindons,
picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses−cours cauchoises. La
bergerie était longue, la grange était haute, à murs lisses comme la main. Il
Madame Bovary
Chapitre II 14
y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec
leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de
laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. La
cour allait en montant ; plantée d’arbres symétriquement espacés, et le
bruit gai d’un troupeau d’oies retentissait près de la mare.
Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur
le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu’elle fit entrer dans la
cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait
alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides
séchaient dans l’intérieur de la cheminée. La pelle, les pincettes et le bec
du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de l’acier poli,
tandis que le long des murs s’étendait une abondante batterie de cuisine, où
miroitait inégalement la flamme claire du foyer, jointe aux premières
lueurs du soleil arrivant par les carreaux.
Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son lit, suant
sous ses couvertures et ayant rejeté bien loin son bonnet de coton. C’était
un gros petit homme de cinquante ans, à la peau blanche, à l’œil bleu,
chauve sur le devant de la tête, et qui portait des boucles d’oreilles. Il avait
à ses côtés, sur une chaise, une grande carafe d’eau−de−vie, dont il se
versait de temps à autre pour se donner du cœur au ventre ; mais, dès qu’il
vit le médecin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme il faisait
depuis douze heures, il se prit à geindre faiblement.
La fracture était simple, sans complication d’aucune espèce. Charles n’eût
osé en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelant les allures de ses
maîtres auprès du lit des blessés, il réconforta le patient avec toutes sortes
de bons mots ; caresses chirurgicales qui sont comme l’huile dont on
graisse les bistouris. Afin d’avoir des attelles, on alla chercher, sous la
charreterie, un paquet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en
morceaux et la polit avec un éclat de vitre, tandis que la servante déchirait
des draps pour faire des bandes, et que mademoiselle Emma tâchait à
coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son
étui, son père s’impatienta ; elle ne répondit rien ; mais, tout en cousant,
elle se piquait les doigts, qu’elle portait ensuite à sa bouche pour les sucer.
Madame Bovary
Chapitre II 15
Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils étaient brillants, fins
du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe, et taillés en amande. Sa
main pourtant n’était pas belle, point assez pâle peut−être, et un peu sèche
aux phalanges ; elle était trop longue aussi, et sans molles inflexions de
lignes sur les contours. Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux ;
quoiqu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son regard
arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide.
Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault
lui−même, à prendre un morceau avant de partir.
Charles descendit dans la salle, au rez−de−chaussée. Deux couverts, avec
des timbales d’argent, y étaient mis sur une petite table, au pied d’un grand
lit à baldaquin revêtu d’une indienne à personnages représentant des Turcs.
On sentait une odeur d’iris et de draps humides, qui s’échappait de la haute
armoire en bois de chêne, faisant face à la fenêtre. Par terre, dans les
angles, étaient rangés, debout, des sacs de blé. C’était le trop−plein du
grenier proche, où l’on montait par trois marches de pierre. Il y avait, pour
décorer l’appartement, accrochée à un clou, au milieu du mur dont la
peinture verte s’écaillait sous le salpêtre, une tête de Minerve au crayon
noir, encadrée de dorure, et qui portait au bas, écrit en lettres gothiques : «
À mon cher papa. »
On parla d’abord du malade, puis du temps qu’il faisait, des grands froids,
des loups qui couraient les champs, la nuit. Mademoiselle Rouault ne
s’amusait guère à la campagne, maintenant surtout qu’elle était chargée
presque à elle seule des soins de la ferme. Comme la salle était fraîche, elle
grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues,
qu’elle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence.
Son cou sortait d’un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux
bandeaux noirs semblaient chacun d’un seul morceau, tant ils étaient lisses,
étaient séparés sur le milieu de la tête par une raie fine, qui s’enfonçait
légèrement selon la courbe du crâne ; et, laissant voir à peine le bout de
Madame Bovary
Chapitre II 16
l’oreille, ils allaient se confondre par derrière en un chignon abondant,
avec un mouvement ondé vers les tempes, que le médecin de campagne
remarqua là pour la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses.
Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage,
un lorgnon d’écaille.
Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra dans la
salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenêtre, et qui
regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés
par le vent. Elle se retourna.
– Cherchez−vous quelque chose ? demanda−t−elle.
– Ma cravache, s’il vous plaît, répondit−il.
Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises ; elle était
tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma
l’aperçut ; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se
précipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement,
il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle
se redressa toute rouge et le regarda par−dessus l’épaule, en lui tendant son
nerf de bœuf.
Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l’avait promis,
c’est le lendemain même qu’il y retourna, puis deux fois la semaine
régulièrement, sans compter les visites inattendues qu’il faisait de temps à
autre, comme par mégarde.
Tout, du reste, alla bien ; la guérison s’établit selon les règles, et quand, au
bout de quarante−six jours, on vit le père Rouault qui s’essayait à marcher
seul dans sa masure, on commença à considérer M. Bovary comme un
homme de grande capacité. Le père Rouault disait qu’il n’aurait pas été
mieux guéri par les premiers médecins d’Yvetot ou même de Rouen.
Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi il venait aux
Bertaux avec plaisir. Y eût−il songé, qu’il aurait sans doute attribué son
Madame Bovary
Chapitre II 17
zèle à la gravité du cas, ou peut−être au profit qu’il en espérait. Était−ce
pour cela, cependant, que ses visites à la ferme faisaient, parmi les pauvres
occupations de sa vie, une exception charmante ? Ces jours−là il se levait
de bonne heure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour
s’essuyer les pieds sur l’herbe, et passait ses gants noirs avant d’entrer. Il
aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir contre son épaule la barrière
qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient à sa
rencontre. Il aimait la grange et les écuries ; il aimait le père Rouault ; qui
lui tapait dans la main en l’appelant son sauveur ; il aimait les petits sabots
de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de la cuisine ; ses talons hauts
la grandissaient un peu, et, quand elle marchait devant lui, les semelles de
bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la
bottine.
Elle le reconduisait toujours jusqu’à la première marche du perron.
Lorsqu’on n’avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s’était
dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air l’entourait, levant pêle−mêle les
petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons
de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un
temps de dégel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les
couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla
chercher son ombrelle, elle l’ouvrit. L’ombrelle, de soie gorge de pigeon,
que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa
figure. Elle souriait là−dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les
gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue.
Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, madame
Bovary jeune ne manquait pas de s’informer du malade, et même sur le
livre qu’elle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une
belle page blanche. Mais quand elle sut qu’il avait une fille, elle alla aux
informations ; et elle apprit que mademoiselle Rouault, élevée au couvent,
chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu’elle
savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la
tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble !
Madame Bovary
Chapitre II 18
– C’est donc pour cela, se disait−elle, qu’il a la figure si épanouie quand il
va la voir, et qu’il met son gilet neuf, au risque de l’abîmer à la pluie ?
Ah ! cette femme ! cette femme !…
Et elle la détesta, d’instinct. D’abord, elle se soulagea par des allusions,
Charles ne les comprit pas ; ensuite, par des réflexions incidentes qu’il
laissait passer de peur de l’orage ; enfin, par des apostrophes à
brûle−pourpoint auxquelles il ne savait que répondre.
– D’où vient qu’il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault était guéri et
que ces gens−là n’avaient pas encore payé ? Ah ! c’est qu’il y avait là−bas
une personne, quelqu’un qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit.
C’était là ce qu’il aimait : il lui fallait des demoiselles de ville ! – Et elle
reprenait :
– La fille au père Rouault, une demoiselle de ville ! Allons donc ! leur
grand−père était berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les
assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce n’est pas la peine de
faire tant de fla−fla, ni de se montrer le dimanche à l’église avec une robe
de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, d’ailleurs, qui sans les
colzas de l’an passé, eût été bien embarrassé de payer ses arrérages !
Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui avait fait
jurer qu’il n’irait plus, la main sur son livre de messe, après beaucoup de
sanglots et de baisers, dans une grande explosion d’amour. Il obéit donc ;
mais la hardiesse de son désir protesta contre la servilité de sa conduite, et,
par une sorte d’hypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voir était
pour lui comme un droit de l’aimer. Et puis la veuve était maigre ; elle
avait les dents longues ; elle portait en toute saison un petit châle noir dont
la pointe lui descendait entre les omoplates ; sa taille dure était engainée
dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses
chevilles, avec les rubans de ses souliers larges s’entrecroisant sur des bas
gris.
La mère de Charles venait les voir de temps à autre ; mais, au bout de
quelques jours, la bru semblait l’aiguiser à son fil ; et alors, comme deux
couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs
Madame Bovary
Chapitre II 19
observations. Il avait tort de tant manger ! Pourquoi toujours offrir la
goutte au premier venu ? Quel entêtement que de ne pas vouloir porter de
flanelle !
Il arriva qu’au commencement du printemps, un notaire d’Ingouville,
détenteur de fonds de la veuve Dubuc, s’embarqua, par une belle marée,
emportant avec lui tout l’argent de son étude. Héloïse, il est vrai, possédait
encore, outre une part de bateau évaluée six mille francs, sa maison de la
rue Saint−François ; et cependant, de toute cette fortune que l’on avait fait
sonner si haut, rien, si ce n’est un peu de mobilier et quelques nippes,
n’avait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de
Dieppe se trouva vermoulue d’hypothèques jusque dans ses pilotis ; ce
qu’elle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque
n’excéda point mille écus. Elle avait donc menti, la bonne dame ! Dans son
exaspération, M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa
sa femme d’avoir fait le malheur de leur fils en l’attelant à une haridelle
semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent à Tostes. On
s’expliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en pleurs, se jetant dans les bras de
son mari, le conjura de la défendre de ses parents. Charles voulut parler
pour elle. Ceux−ci se fâchèrent, et ils partirent.
Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du linge
dans sa cour, elle fut prise d’un crachement de sang, et le lendemain, tandis
que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit :
« Ah ! mon Dieu ! » poussa un soupir et s’évanouit. Elle était morte ! Quel
étonnement !
Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne trouva
personne en bas ; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore
accrochée au pied de l’alcôve ; alors, s’appuyant contre le secrétaire, il
resta jusqu’au soir perdu dans une rêverie douloureuse. Elle l’avait aimé,
après tout.
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Chapitre II 20
Chapitre III
Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe
remise : soixante et quinze francs en pièces de quarante sous, et une dinde.
Il avait appris son malheur, et l’en consola tant qu’il put.
– Je sais ce que c’est ! disait−il en lui frappant sur l’épaule ; j’ai été comme
vous, moi aussi ! Quand j’ai eu perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les
champs pour être tout seul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais,
j’appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu être comme
les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant
dans le ventre, crevé, enfin. Et quand je pensais que d’autres, à ce
moment−là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir
embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon
bâton ; j’étais quasiment fou, que je ne mangeais plus ; l’idée d’aller
seulement au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout
doucement, un jour chassant l’autre, un printemps sur un hiver et un
automne par−dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s’en
est allé, c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours
quelque chose au fond, comme qui dirait… un poids, là, sur la poitrine !
Mais, puisque c’est notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser
dépérir, et, parce que d’autres sont morts, vouloir mourir… Il faut vous
secouer, monsieur Bovary ; ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense
à vous de temps à autre, savez−vous bien, et elle dit comme ça que vous
l’oubliez. Voilà le printemps bientôt ; nous vous ferons tirer un lapin dans
la garenne, pour vous dissiper un peu.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux ; il retrouva tout comme
la veille, comme il y avait cinq mois, c’est−à−dire. Les poiriers déjà étaient
en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce
qui rendait la ferme plus animée.
Croyant qu’il était de son devoir de prodiguer au médecin le plus de
Chapitre III 21
politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le pria de ne
point se découvrir la tête, lui parla à voix basse, comme s’il eût été malade,
et même fit semblant de se mettre en colère de ce que l’on n’avait pas
apprêté à son intention quelque chose d’un peu plus léger que tout le reste,
tels que des petits pots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires.
Charles se surprit à rire ; mais le souvenir de sa femme, lui revenant tout à
coup, l’assombrit.
On apporta le café ; il n’y pensa plus.
Il y pensa moins, à mesure qu’il s’habituait à vivre seul. L’agrément
nouveau de l’indépendance lui rendit bientôt la solitude plus supportable.
Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sortir sans
donner de raisons, et, lorsqu’il était bien fatigué, s’étendre de ses quatre
membres, tout en large, dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et
accepta les consolations qu’on lui donnait. D’autre part, la mort de sa
femme ne l’avait pas mal servi dans son métier, car on avait répété durant
un mois : « Ce pauvre jeune homme ! quel malheur ! » Son nom s’était
répandu, sa clientèle s’était accrue ; et puis il allait aux Bertaux tout à son
aise. Il avait un espoir sans but, un bonheur vague ; il se trouvait la figure
plus agréable en brossant ses favoris devant son miroir.
Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde était aux champs ; il entra
dans la cuisine, mais n’aperçut point d’abord Emma ; les auvents étaient
fermés. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavés de grandes
raies minces, qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblaient au
plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui
avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté. Le
jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la plaque,
bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et le foyer, Emma
cousait ; elle n’avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de
petites gouttes de sueur.
Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. Il
refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre un verre de
Madame Bovary
Chapitre III 22
liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans l’armoire une bouteille de
curaçao, atteignit deux petits verres, emplit l’un jusqu’au bord, versa à
peine dans l’autre, et, après avoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il
était presque vide, elle se renversait pour boire ; et, la tête en arrière, les
lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout
de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du
verre.
Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de coton blanc où
elle faisait des reprises ; elle travaillait le front baissé ; elle ne parlait pas,
Charles non plus. L’air, passant par le dessous de la porte, poussait un peu
de poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait
seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule, au loin,
qui pondait dans les cours. Emma, de temps à autre, se rafraîchissait les
joues en y appliquant la paume de ses mains ; qu’elle refroidissait après
cela sur la pomme de fer des grands chenets.
Elle se plaignit d’éprouver, depuis le commencement de la saison, des
étourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; elle
se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases leur vinrent.
Ils montèrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de
musique, les petits livres qu’on lui avait donnés en prix et les couronnes en
feuilles de chêne, abandonnées dans un bas d’armoire. Elle lui parla encore
de sa mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate−bande
dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis de chaque mois,
pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier qu’ils avaient n’y
entendait rien ; on était si mal servi ! Elle eût bien voulu, ne fût−ce au
moins que pendant l’hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux
jours rendît peut−être la campagne plus ennuyeuse encore durant l’été ; –
et, selon ce qu’elle disait, sa voix était claire, aiguë, ou se couvrant de
langueur tout à coup, traînait des modulations qui finissaient presque en
murmures, quand elle se parlait à elle−même, – tantôt joyeuse, ouvrant des
yeux naïfs, puis les paupières à demi closes, le regard noyé d’ennui, la
pensée vagabondant.
Le soir, en s’en retournant, Charles reprit une à une les phrases qu’elle
avait dites, tâchant de se les rappeler, d’en compléter le sens, afin de se
Madame Bovary
Chapitre III 23
faire la portion d’existence qu’elle avait vécu dans le temps qu’il ne la
connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir en sa pensée,
différemment qu’il ne l’avait vue la première fois, ou telle qu’il venait de
la quitter tout à l’heure. Puis il se de−manda ce qu’elle deviendrait, si elle
se marierait, et à qui ? hélas ! le père Rouault était bien riche, et elle !… si
belle ! Mais la figure d’Emma revenait toujours se placer devant ses yeux,
et quelque chose de monotone comme le ronflement d’une toupie
bourdonnait à ses oreilles : « Si tu te mariais, pourtant ! si tu te mariais ! »
La nuit, il ne dormit pas, sa gorge était serrée, il avait soif ; il se leva pour
aller boire à son pot à l’eau et il ouvrit la fenêtre ; le ciel était couvert
d’étoiles, un vent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la
tête du côté des Bertaux.
Pensant qu’après tout l’on ne risquait rien, Charles se promit de faire la
demande quand l’occasion s’en offrirait ; mais, chaque fois qu’elle s’offrit,
la peur de ne point trouver les mots convenables lui collait les lèvres.
Le père Rouault n’eût pas été fâché qu’on le débarrassât de sa fille, qui ne
lui servait guère dans sa maison. Il l’excusait intérieurement, trouvant
qu’elle avait trop d’esprit pour la culture, métier maudit du ciel, puisqu’on
n’y voyait jamais de millionnaire. Loin d’y avoir fait fortune, le
bonhomme y perdait tous les ans ; car, s’il excellait dans les marchés, où il
se plaisait aux ruses du métier, en revanche la culture proprement dite,
avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui convenait moins qu’à
personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de dedans ses poches, et
n’épargnait point la dépense pour tout ce qui regardait sa vie, voulant être
bien nourri, bien chauffé, bien couché. Il aimait le gros cidre, les gigots
saignants, les glorias longuement battus. Il prenait ses repas dans la
cuisine, seul, en face du feu, sur une petite table qu’on lui apportait toute
servie, comme au théâtre.
Lorsqu’il s’aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges près de sa
fille, ce qui signifiait qu’un de ces jours on la lui demanderait en mariage,
il rumina d’avance toute l’affaire. Il le trouvait bien un peu gringalet, et ce
n’était pas là un gendre comme il l’eût souhaité ; mais on le disait de
Madame Bovary
Chapitre III 24
bonne conduite, économe, fort instruit, et sans doute qu’il ne chicanerait
pas trop sur la dot. Or, comme le père Rouault allait être forcé de vendre
vingt−deux acres de son bien, qu’il devait beaucoup au maçon, beaucoup
au bourrelier, que l’arbre du pressoir était à remettre :
– S’il me la demande, se dit−il ; je la lui donne.
À l’époque de la Saint−Michel, Charles était venu passer trois jours aux
Bertaux. La dernière journée s’était écoulée comme les précédentes, à
reculer de quart d’heure en quart d’heure. Le père Rouault lui fit la
conduite ; ils marchaient dans un chemin creux, ils s’allaient quitter ;
c’était le moment. Charles se donna jusqu’au coin de la haie, et enfin,
quand on l’eut dépassée :
– Maître Rouault, murmura−t−il, je voudrais bien vous dire quelque chose.
Ils s’arrêtèrent. Charles se taisait.
– Mais contez−moi votre histoire ! est−ce que je ne sais pas tout ? dit le
père Rouault, en riant doucement.
– Père Rouault…, père Rouault…, balbutia Charles.
– Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans doute
la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander son avis.
Allez−vous−en donc ; je m’en vais retourner chez nous. Si c’est oui,
entendez−moi bien, vous n’aurez pas besoin de revenir, à cause du monde,
et, d’ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous ne vous mangiez pas
le sang, je pousserai tout grand l’auvent de la fenêtre contre le mur : vous
pourrez le voir par derrière, en vous penchant sur la haie.
Et il s’éloigna.
Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le sentier ; il
attendit. Une demi−heure se passa, puis il compta dix−neuf minutes à sa
Madame Bovary
Chapitre III 25
montre. Tout à coup un bruit se fit contre le mur ; l’auvent s’était rabattu,
la cliquette tremblait encore.
Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougit quand il
entra, tout en s’efforçant de rire un peu ; par contenance. Le père Rouault
embrassa son futur gendre. On remit à causer des arrangements d’intérêt ;
on avait, d’ailleurs, du temps devant soi, puisque le mariage ne pouvait
décemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles, c’est−à−dire vers le
printemps de l’année prochaine.
L’hiver se passa dans cette attente. Mademoiselle Rouault s’occupa de son
trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen, et elle se confectionna
des chemises et des bonnets de nuit, d’après des dessins de modes qu’elle
emprunta. Dans les visites que Charles faisait à la ferme, on causait des
préparatifs de la noce ; on se demandait dans quel appartement se
donnerait le dîner ; on rêvait à la quantité de plats qu’il faudrait et quelles
seraient les entrées.
Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flambeaux ; mais le
père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut donc une noce, où
vinrent quarante−trois personnes, où l’on resta seize heures à table, qui
recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants.
Madame Bovary
Chapitre III 26
Chapitre IV
Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un
cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissières
à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des
charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les
ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix
lieues loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invité tous
les parents des deux familles, on s’était raccommodé avec les amis
brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue depuis
longtemps.
De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la haie ; bientôt
la barrière s’ouvrait : c’était une carriole qui entrait. Galopant jusqu’à la
première marche du perron, elle s’y arrêtait court, et vidait son monde, qui
sortait par tous les côtés en se frottant les genoux et en s’étirant les bras.
Les dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des chaînes
de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits
fichus de couleur attachés dans le dos avec une épingle, et qui leur
découvraient le cou par derrière. Les gamins, vêtus pareillement à leurs
papas, semblaient incommodés par leurs habits neufs (beaucoup même
étrennèrent ce jour−là la première paire de bottes de leur existence), et l’on
voyait à côté d’eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première
communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette de
quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute,
rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien
peur de salir ses gants. Comme il n’y avait point assez de valets d’écurie
pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches
et s’y mettaient eux−mêmes. Suivant leur position sociale différente, ils
avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits−vestes : – bons
habits, entourés de toute la considération d’une famille, et qui ne sortaient
de l’armoire que pour les solennités ; redingotes à grandes basques flottant
Chapitre IV 27
au vent, à collet cylindrique, à poches larges comme des sacs ; vestes de
gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclée de
cuivre à sa visière ; habits−vestes très courts, ayant dans le dos deux
boutons rapprochés comme une paire d’yeux, et dont les pans semblaient
avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache du charpentier.
Quelques−uns encore (mais ceux−là, bien sûr, devaient dîner au bas bout
de la table) portaient des blouses de cérémonie, c’est−à−dire dont le col
était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits plis et la taille attachée
très bas par une ceinture cousue.
Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses ! Tout le
monde était tondu à neuf, les oreilles s’écartaient des têtes, on était rasé de
près ; quelques−uns même qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant pas
vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez,
ou, le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme des écus
de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui
marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches
épanouies.
La mairie se trouvant à une demi−lieue de la ferme, on s’y rendit à pied, et
l’on revint de même, une fois la cérémonie faite à l’église. Le cortège,
d’abord uni comme une seule écharpe de couleur, qui ondulait dans la
campagne, le long de l’étroit sentier serpentant entre les blés verts,
s’allongea bientôt et se coupa en groupes différents, qui s’attardaient à
causer. Le ménétrier allait en tête, avec son violon empanaché de rubans à
la coquille ; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout au
hasard, et les enfants restaient derrière, s’amusant à arracher les clochettes
des brins d’avoine, ou à se jouer entre eux, sans qu’on les vît. La robe
d’Emma, trop longue, traînait un peu par le bas ; de temps à autre, elle
s’arrêtait pour la tirer, et alors délicatement, de ses doigts gantés, elle
enlevait les herbes rudes avec les petits dards des chardons, pendant que
Charles, les mains vides, attendait qu’elle eût fini. Le père Rouault, un
chapeau de soie neuf sur la tête et les parements de son habit noir lui
couvrant les mains jusqu’aux ongles, donnait le bras à madame Bovary
mère. Quant à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout ce monde−là,
était venu simplement avec une redingote à un rang de boutons d’une
Madame Bovary
Chapitre IV 28
coupe militaire, il débitait des galanteries d’estaminet à une jeune
paysanne blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre. Les autres
gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches dans le
dos, s’excitant d’avance à la gaieté ; et, en y prêtant l’oreille, on entendait
toujours le crin−crin du ménétrier qui continuait à jouer dans la campagne.
Quand il s’apercevait qu’on était loin derrière lui, il s’arrêtait à reprendre
haleine, cirait longuement de colophane son archet, afin que les cordes
grinçassent mieux, et puis il se remettait à marcher, abaissant et levant tour
à tour le manche de son violon, pour se bien marquer la mesure à
lui−même. Le bruit de l’instrument faisait partir de loin les petits oiseaux.
C’était sous le hangar de la charreterie que la table était dressée. Il y avait
dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole,
trois gigots, et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre
andouilles à l’oseille. Aux angles, se dressait l’eau de vie dans des carafes.
Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des
bouchons, et tous les verres, d’avance, avaient été remplis de vin jusqu’au
bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d’eux−mêmes au
moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les
chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. On avait été
chercher un pâtissier à Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il
débutait dans le pays, il avait soigné les choses ; et il apporta, lui−même,
au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. À la base, d’abord,
c’était un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques,
colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées
d’étoiles en papier doré ; puis se tenait au second étage un donjon en
gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes,
raisins secs, quartiers d’oranges ; et enfin, sur la plate−forme supérieure,
qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de
confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour,
se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient
terminés par deux boutons de rose naturels, en guise de boules, au sommet.
Jusqu’au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d’être assis, on allait
se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon dans la grange ;
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Chapitre IV 29
puis on revenait à table. Quelques−uns, vers la fin, s’y endormirent et
ronflèrent. Mais, au café, tout se ranima ; alors on entama des chansons, on
fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on
essayait à soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles ;
on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgés d’avoine
jusqu’aux naseaux, eurent du mal à entrer dans les brancards ; ils ruaient,
se cabraient, les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient ; et
toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles
emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées,
sautant par−dessus les mètres de cailloux, s’accrochant aux talus, avec des
femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir les guides.
Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans la cuisine.
Les enfants s’étaient endormis sous les bancs.
La mariée avait supplié son père qu’on lui épargnât les plaisanteries
d’usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (qui même avait
apporté, comme présent de noces, une paire de soles) commençait à
souffler de l’eau avec sa bouche par le trou de la serrure, quand le père
Rouault arriva juste à temps pour l’en empêcher, et lui expliqua que la
position grave de son gendre ne permettait pas de telles inconvenances. Le
cousin, toutefois, céda difficilement à ces raisons. En dedans de lui−même,
il accusa le père Rouault d’être fier, et il alla se joindre dans un coin à
quatre ou cinq autres des invités qui, ayant eu par hasard plusieurs fois de
suite à table les bas morceaux des viandes, trouvaient aussi qu’on les avait
mal reçus, chuchotaient sur le compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine
à mots couverts.
Madame Bovary mère n’avait pas desserré les dents de la journée. On ne
l’avait consultée ni sur la toilette de la bru, ni sur l’ordonnance du festin ;
elle se retira de bonne heure. Son époux, au lieu de la suivre, envoya
chercher des cigares à Saint−Victor et fuma jusqu’au jour, tout en buvant
des grogs au kirsch, mélange inconnu à la compagnie, et qui fut pour lui
comme la source d’une considération plus grande encore.
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Chapitre IV 30
Charles n’était point de complexion facétieuse, il n’avait pas brillé pendant
la noce. Il répondit médiocrement aux pointes, calembours, mots à double
entente, compliments et gaillardises que l’on se fit un devoir de lui
décocher dès le potage.
Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C’est lui plutôt
que l’on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que la mariée ne laissait
rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose. Les plus malins ne
savaient que répondre, et ils la considéraient, quand elle passait près d’eux,
avec des tensions d’esprit démesurées. Mais Charles ne dissimulait rien. Il
l’appelait ma femme, la tutoyait, s’informait d’elle à chacun, la cherchait
partout, et souvent il l’entraînait dans les cours, où on l’apercevait de loin,
entre les arbres, qui lui passait le bras sous la taille et continuait à marcher
à demi penché sur elle, en lui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son
corsage.
Deux jours après la noce, les époux s’en allèrent : Charles, à cause de ses
malades, ne pouvait s’absenter plus longtemps. Le père Rouault les fit
reconduire dans sa carriole et les accompagna lui−même jusqu’à
Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre et
reprit sa route. Lorsqu’il eut fait cent pas environ, il s’arrêta, et, comme il
vit la carriole s’éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il
poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d’autrefois,
la première grossesse de sa femme ; il était bien joyeux, lui aussi, le jour
qu’il l’avait emmenée de chez son père dans sa maison, quand il la portait
en croupe en trottant sur la neige ; car on était aux environs de Noël et la
campagne était toute blanche ; elle le tenait par un bras, à l’autre était
accroché son panier ; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure
cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsqu’il tournait
la tête, il voyait près de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait
silencieusement, sous la plaque d’or de son bonnet. Pour se réchauffer les
doigts, elle les lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme
c’était vieux tout cela ! Leur fils, à présent, aurait trente ans ! Alors il
regarda derrière lui, il n’aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme
une maison démeublée ; et, les souvenirs tendres se mêlant aux pensées
noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut
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bien envie un moment d’aller faire un tour du côté de l’église. Comme il
eut peur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste encore, il s’en
revint tout droit chez lui.
M. et madame Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures. Les voisins se
mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de leur médecin.
La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s’excusa de ce que le
dîner n’était pas prêt, et engagea Madame, en attendant, à prendre
connaissance de sa maison.
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Chapitre IV 32
Chapitre V
La façade de briques était juste à l’alignement de la rue, ou de la route
plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un manteau à petit collet,
une bride, une casquette de cuir noir, et, dans un coin, à terre, une paire de
houseaux encore couverts de boue sèche. À droite était la salle,
c’est−à−dire l’appartement où l’on mangeait et où l’on se tenait. Un papier
jaune−serin, relevé dans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait
tout entier sur sa toile mal tendue ; des rideaux de calicot blanc, bordés
d’un galon rouge, s’entrecroisaient le long des fenêtres, et sur l’étroit
chambranle de la cheminée resplendissait une pendule à tête d’Hippocrate,
entre deux flambeaux d’argent plaqué, sous des globes de forme ovale. De
l’autre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas
de large environ, avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les
tomes du Dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la
brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par où ils avaient
passé, garnissaient presque à eux seuls, les six rayons d’une bibliothèque
en bois de sapin. L’odeur des roux pénétrait à travers la muraille, pendant
les consultations, de même que l’on entendait de la cuisine, les malades
tousser dans le cabinet et débiter toute leur histoire. Venait ensuite,
s’ouvrant immédiatement sur la cour, où se trouvait l’écurie, une grande
pièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant de bûcher, de
cellier, de garde−magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides,
d’instruments de culture hors de service, avec quantité d’autres choses
poussiéreuses dont il était impossible de deviner l’usage.
Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge couverts
d’abricots en espalier, jusqu’à une haie d’épines qui le séparait des
champs. Il y avait au milieu un cadran solaire en ardoise, sur un piédestal
de maçonnerie ; quatre plates−bandes garnies d’églantiers maigres
entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations sérieuses.
Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire.
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Emma monta dans les chambres. La première n’était point meublée ; mais
la seconde, qui était la chambre conjugale, avait un lit d’acajou dans une
alcôve à draperie rouge. Une boîte en coquillages décorait la commode ; et,
sur le secrétaire, près de la fenêtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet
de fleurs d’oranger, noué par des rubans de satin blanc. C’était un bouquet
de mariée, le bouquet de l’autre ! Elle le regarda. Charles s’en aperçut, il le
prit et l’alla porter au grenier, tandis qu’assise dans un fauteuil (on
disposait ses affaires autour d’elle), Emma songeait à son bouquet de
mariage, qui était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce
qu’on en ferait ; si par hasard elle venait à mourir.
Elle s’occupa, les premiers jours, à méditer des changements dans sa
maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs,
repeindre l’escalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran
solaire ; elle demanda même comment s’y prendre pour avoir un bassin à
jet d’eau avec des poissons. Enfin son mari, sachant qu’elle aimait à se
promener en voiture, trouva un boc d’occasion, qui, ayant une fois des
lanternes neuves et des gardes−crotte en cuir piqué, ressembla presque à un
tilbury.
Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en
tête−à−tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main
sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accroché à l’espagnolette
d’une fenêtre, et bien d’autres choses encore où Charles n’avait jamais
soupçonné de plaisir, composaient maintenant la continuité de son
bonheur. Au lit, le matin, et côte à côté sur l’oreiller, il regardait la lumière
du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient à demi
les pattes escalopées de son bonnet. Vus de si près, ses yeux lui
paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses
paupières en s’éveillant ; noirs à l’ombre et bleu foncé au grand jour, ils
avaient comme des couches de couleurs successives, et qui plus épaisses
dans le fond, allaient en s’éclaircissant vers la surface de l’émail. Son œil,
à lui, se perdait dans ces profondeurs, et il s’y voyait en petit jusqu’aux
épaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entrouvert.
Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le voir partir ; et elle restait
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accoudée sur le bord, entre deux pots de géraniums, vêtue de son peignoir,
qui était lâche autour d’elle. Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur
la borne ; et elle continuait à lui parler d’en haut, tout en arrachant avec sa
bouche quelque bribe de fleur ou de verdure qu’elle soufflait vers lui, et
qui voltigeant, se soutenant, faisant dans l’air des demi−cercles comme un
oiseau, allait, avant de tomber, s’accrocher aux crins mal peignés de la
vieille jument blanche, immobile à la porte. Charles, à cheval, lui envoyait
un baiser ; elle répondait par un signe, elle refermait la fenêtre, il partait. Et
alors, sur la grande route qui étendait sans en finir son long ruban de
poussière, par les chemins creux où les arbres se courbaient en berceaux,
dans les sentiers dont les blés lui montaient jusqu’aux genoux, avec le
soleil sur ses épaules et l’air du matin à ses narines, le cœur plein des
félicités de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente, il s’en allait
ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le
goût des truffes qu’ils digèrent.
Jusqu’à présent, qu’avait−il eu de bon dans l’existence ? Était−ce son
temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs, seul au milieu
de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, qu’il
faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères
venaient au parloir avec des pâtisseries dans leur manchon ? Était−ce plus
tard, lorsqu’il étudiait la médecine et n’avait jamais la bourse assez ronde
pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa
maîtresse ? Ensuite il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve, dont
les pieds, dans le lit, étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il
possédait pour la vie cette jolie femme qu’il adorait. L’univers, pour lui,
n’excédait pas le tour soyeux de son jupon ; et il se reprochait de ne pas
l’aimer, il avait envie de la revoir ; il s’en revenait vite, montait l’escalier ;
le cœur battant. Emma, dans sa chambre, était à faire sa toilette ; il arrivait
à pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri.
Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses
bagues, à son fichu ; quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers
à pleine bouche, ou c’étaient de petits baisers à la file tout le long de son
bras nu, depuis le bout des doigts jusqu’à l’épaule ; et elle le repoussait, à
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demi souriante et ennuyée, comme on fait à un enfant qui se pend après
vous.
Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur
qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût
trompée, songeait−elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait
au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui
avaient paru si beaux dans les livres.
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Chapitre V 36
Chapitre VI
Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous,
le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque
bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands
arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous
apportant un nid d’oiseau.
Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui−même à la ville, pour la
mettre au couvent. Ils descendirent dans une au−berge du quartier
Saint−Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui
représentaient l’histoire de mademoiselle de la Vallière. Les explications
légendaires, coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient
toutes la religion, les délicatesses du cœur et les pompes de la Cour.
Loin de s’ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la
société des bonnes sœurs, qui, pour l’amuser, la conduisaient dans la
chapelle, où l’on pénétrait du réfectoire par un long corridor. Elle jouait
fort peu durant les récréations, comprenait bien le catéchisme, et c’est elle
qui répondait toujours à M. le vicaire dans les questions difficiles. Vivant
donc sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces
femmes au teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elle
s’assoupit doucement à la langueur mystique qui s’exhale des parfums de
l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu
de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses
bordées d’azur, et elle aimait la brebis malade, le Sacré−Cœur percé de
flèches aiguës, ou le pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle
essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait
dans sa tête quelque vœu à accomplir.
Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là
plus longtemps, à genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage à la
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grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé,
d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les
sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues.
Le soir, avant la prière, on faisait dans l’étude une lecture religieuse.
C’était, pendant la semaine, quelque résumé d’Histoire sainte ou les
Conférences de l’abbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie
du christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la
lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les
échos de la terre et de l’éternité ! Si son enfance se fût écoulée dans
l’arrière−boutique d’un quartier marchand, elle se serait peut−être ouverte
alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, d’ordinaire, ne nous
arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la
campagne ; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues.
Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les
accidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure
seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait qu’elle pût
retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme
inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son
cœur, – étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des
émotions et non des paysages.
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit
jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant
à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle
mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles,
après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage.
Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle
savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à
demi−voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous
apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux
grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches
de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle−même avalait de longs
chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours,
amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons
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Chapitre VI 38
solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à
toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots,
larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets,
messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux
comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes.
Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette
poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle
s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels.
Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines
au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le
coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de
la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.
Elle eut dans ce temps−là le culte de Marie Stuart, et des vénérations
enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne
d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour
elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de
l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et
sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant,
quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint−Barthélemy, le panache
du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV
était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était
question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de
gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la
niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie
des réalités sentimentales. Quelques−unes de ses camarades apportaient au
couvent les keepsakes qu’elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait
cacher, c’était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement
leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom
des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou
vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures,
qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C’était,
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derrière la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court manteau qui
serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière
à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles
blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs
grands yeux clairs. On en voyait d’étalées dans des voitures, glissant au
milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l’attelage que conduisaient au
trot deux petits postillons en culotte blanche. D’autres, rêvant sur des sofas
près d’un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte,
à demi drapée d’un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue,
becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d’une cage gothique, ou,
souriant la tête sur l’épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts
pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi,
sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères,
djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des
contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers,
des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à
l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux
accroupis ; – le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un
grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se
détachent en écorchures blanches, sur un fond d’acier gris, de loin en loin,
des cygnes qui nagent.
Et l’abat−jour du quinquet, accroché dans la muraille au−dessus de la tête
d’Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les
uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de
quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit
faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et, dans une lettre
qu’elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie,
elle demandait qu’on l’ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le
bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intérieurement
satisfaite de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences
pâles, où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc
glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous
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les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges
pures qui montent au ciel, et la voix de l’Éternel discourant dans les
vallons. Elle s’en ennuya, n’en voulut point convenir, continua par
habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et
sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son front.
Les bonnes religieuses, qui avaient si bien présumé de sa vocation,
s’aperçurent avec de grands étonnements que mademoiselle Rouault
semblait échapper à leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodigué les
offices, les retraites, les neuvaines et les sermons, si bien prêché le respect
que l’on doit aux saints et aux martyrs, et donné tant de bons conseils pour
la modestie du corps et le salut de son âme, qu’elle fit comme les chevaux
que l’on tire par la bride : elle s’arrêta court et le mors lui sortit des dents.
Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimé l’église
pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littérature
pour ses excitations passionnelles, s’insurgeait devant les mystères de la
foi, de même qu’elle s’irritait davantage contre la discipline, qui était
quelque chose d’antipathique à sa constitution. Quand son père la retira de
pension, on ne fut point fâché de la voir partir. La supérieure trouvait
même qu’elle était devenue, dans les derniers temps, peu révérencieuse
envers la communauté.
Emma, rentrée chez elle, se plut d’abord au commandement des
domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son couvent.
Quand Charles vint aux Bertaux pour la première fois, elle se considérait
comme fort désillusionnée, n’ayant plus rien à apprendre, ne devant plus
rien sentir.
Mais l’anxiété d’un état nouveau, ou peut−être l’irritation causée par la
présence de cet homme, avait suffi à lui faire croire qu’elle possédait enfin
cette passion merveilleuse qui jusqu’alors s’était tenue comme un grand
oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques ; – et
elle ne pouvait s’imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le
bonheur qu’elle avait rêvé.
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Chapitre VI 41
Chapitre VII
Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de
sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût
fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains
de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous
des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la
chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes
des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on
respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la
terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en
faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient
produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse
mal tout autre part. Que ne pouvait−elle s’accouder sur le balcon des
chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un
mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des
bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes !
Peut−être aurait−elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces
choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect
comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui
manquaient donc, l’occasion, la hardiesse.
Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une
seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une
abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte
d’un espalier quand on y porte la main. Mais, à mesure que se serrait
davantage l’intimité de leur vie ; un détachement intérieur se faisait qui la
déliait de lui.
La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées
de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter
Chapitre VII 42
d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait−il,
pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il
ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un
jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un
roman.
Un homme, au contraire, ne devait−il pas, tout connaître, exceller en des
activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux
raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien,
celui−là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui
en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur
même qu’elle lui donnait.
Elle dessinait quelquefois ; et c’était pour Charles un grand amusement
que de rester là, tout debout à la regarder penchée sur son carton, clignant
des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce,
des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient
vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et
parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre. Ainsi secoué
par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au
bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l’huissier
qui passait sur la grande route, nu−tête et en chaussons, s’arrêtait à
l’écouter, sa feuille de papier à la main.
Emma, d’autre part ; savait conduire sa maison. Elle envoyait aux malades
le compte des visites, dans des lettres bien tournées, qui ne sentaient pas la
facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin à dîner, elle
trouvait moyen d’offrir un plat coquet, s’entendait à poser sur des feuilles
de vigne les pyramides de reines−claudes, servait renversés les pots de
confitures dans une assiette, et même elle parlait d’acheter des
rince−bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de
considération sur Bovary.
Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille
femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle, à
Madame Bovary
Chapitre VII 43
la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres très larges et
suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. Au
sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en
tapisserie.
Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait à
manger, et, comme la bonne était couchée, c’était Emma qui le servait. Il
retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait les uns après les
autres tous les gens qu’il avait rencontrés, les villages où il avait été, les
ordonnances qu’il avait écrites, et satisfait de lui−même, il mangeait le
reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa
carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.
Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard
ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus
pêle−mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les
cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes,
qui avaient au cou−de−pied deux plis épais obliquant vers les chevilles,
tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu
comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la
campagne.
Sa mère l’approuvait en cette économie ; car elle le venait voir comme
autrefois, lorsqu’il y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu
violente ; et cependant madame Bovary mère semblait prévenue contre sa
bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position de fortune ; le
bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la
quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt−cinq
plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait à surveiller
le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ;
madame Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mère
s’échangeaient tout le long du jour, accompagnés d’un petit frémissement
des lèvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de
colère.
Du temps de madame Dubuc, la vieille femme se sentait encore la
Madame Bovary
Chapitre VII 44
préférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une
désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et
elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste, comme
quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés
dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en manière de souvenirs, ses
peines et ses sacrifices, et, les comparant aux négligences d’Emma,
concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si
exclusive.
Charles ne savait que répondre ; il respectait sa mère, et il aimait
infiniment sa femme ; il considérait le jugement de l’une comme
infaillible, et cependant il trouvait l’autre irréprochable. Quand madame
Bovary était partie, il essayait de hasarder timidement, et dans les mêmes
termes, une ou deux des plus anodines observations qu’il avait entendu
faire à sa maman ; Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le
renvoyait à ses malades.
Cependant, d’après des théories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se
donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce
qu’elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chantait en soupirant
des adagios mélancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme
qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remué.
Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire
jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu’elle
n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par
des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de
Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Ses expansions étaient devenues
régulières ; il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude parmi
les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du
dîner.
Un garde−chasse, guéri par Monsieur, d’une fluxion de poitrine, avait
donné à Madame une petite levrette d’Italie ; elle la prenait pour se
promener, car elle sortait quelquefois, afin d’être seule un instant et de
n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse.
Madame Bovary
Chapitre VII 45
Elle allait jusqu’à la hêtraie de Banneville, près du pavillon abandonné qui
fait l’angle du mur, du côté des champs. Il y a dans le saut−de−loup, parmi
les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes.
Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien n’avait
changé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Elle retrouvait aux
mêmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d’orties entourant
les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenêtres, dont les
volets toujours clos s’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer
rouillées. Sa pensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa
levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les
papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ; ou mordillait les
coquelicots sur le bord d’une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se
fixaient, et, assise sur le gazon, qu’elle fouillait à petits coups avec le bout
de son ombrelle, Emma se répétait :
– Pourquoi, mon Dieu ! me suis−je mariée ?
Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons
du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à imaginer
quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce
mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à
celui−là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils
étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du
couvent. Que faisaient−elles maintenant ? À la ville, avec le bruit des rues,
le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des
existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent. Mais elle, sa vie
était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui,
araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son
cœur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, où elle montait sur
l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en
tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une
façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se
penchaient pour lui faire des compliments ; la cour était pleine de calèches,
Madame Bovary
Chapitre VII 46
on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant,
avec sa boîte à violon. Comme c’était loin, tout cela ! comme c’était loin !
Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts sur sa
longue tête fine et lui disait :
– Allons, baisez maîtresse, vous qui n’avez pas de chagrins.
Puis, considérant la mine mélancolique du svelte animal qui bâillait avec
lenteur, elle s’attendrissait, et, le comparant à elle−même, lui parlait tout
haut, comme à quelqu’un d’affligé que l’on console.
Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant d’un
bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu’au loin dans
les champs, une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre, et les
feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se
balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son
châle contre ses épaules et se levait.
Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairait la mousse rase
qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel était
rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantés en ligne
droite semblaient une colonnade brune se détachant sur un fond d’or ; une
peur la prenait, elle appelait Djali, s’en retournait vite à Tostes par la
grande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soirée ne parlait
pas.
Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d’extraordinaire tomba dans
sa vie : elle fut invitée à la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers.
Secrétaire d’État sous la Restauration, le Marquis, cherchant à rentrer dans
la vie politique, préparait de longue main sa candidature à la Chambre des
députés. Il faisait, l’hiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au
Conseil général, réclamait avec exaltation toujours des routes pour son
arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcès dans la
bouche, dont Charles l’avait soulagé comme par miracle, en y donnant à
Madame Bovary
Chapitre VII 47
point un coup de lancette. L’homme d’affaires, envoyé à Tostes pour payer
l’opération, conta, le soir, qu’il avait vu dans le jardinet du médecin des
cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal à la Vaubyessard, M. le
Marquis demanda quelques boutures à Bovary, se fit un devoir de l’en
remercier lui−même, aperçut Emma, trouva qu’elle avait une jolie taille et
qu’elle ne saluait point en paysanne ; si bien qu’on ne crut pas au château
outrepasser les bornes de la condescendance, ni d’autre part commettre une
maladresse, en invitant le jeune ménage.
Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dans leur boc,
partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachée par derrière
et une boîte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de
plus, un carton entre les jambes.
Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à allumer des
lampions dans le parc, afin d’éclairer les voitures.
Madame Bovary
Chapitre VII 48
Chapitre VIII
Le château, de construction moderne, à l’Italienne, avec deux ailes
avançant et trois perrons, se déployait au bas d’une immense pelouse où
paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacés,
tandis que des bannettes d’arbustes, rhododendrons, seringas et
boules−de−neige bombaient leurs touffes de verdure inégales sur la ligne
courbe du chemin sablé. Une rivière passait sous un pont ; à travers la
brume, on distinguait des bâtiments à toit de chaume, éparpillés dans la
prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par
derrière, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallèles, les
remises et les écuries, restes conservés de l’ancien château démoli.
Le boc de Charles s’arrêta devant le perron du milieu ; des domestiques
parurent ; le Marquis s’avança, et, offrant son bras à la femme du médecin,
l’introduisit dans le vestibule.
Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas, avec celui
des voix, y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier
droit, et à gauche une galerie donnant sur le jardin conduisait à la salle de
billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules d’ivoire.
Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des
hommes à figure grave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés
tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la
boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de
leur bordure, des noms écrits en lettres noires. Elle lut : « Jean−Antoine
d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la
Fresnaye, tué à la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un
autre : « Jean−Antoine−Henry−Guy d’Andervilliers de la Vaubyessard,
amiral de France et chevalier de l’ordre de Saint−Michel, blessé au combat
de la Hougue−Saint−Vaast, le 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard le 23
janvier 1693. » Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la
Chapitre VIII 49
lumière des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une
ombre dans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait
contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis ; et de tous ces
grands carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus
claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient, des
perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la
boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi.
Le Marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva (la Marquise
elle−même), vint à la rencontre d’Emma et la fit asseoir près d’elle, sur
une causeuse, où elle se mit à lui parler amicalement, comme si elle la
connaissait depuis longtemps. C’était une femme de la quarantaine
environ, à belles épaules, à nez busqué, à la voix traînante, et portant, ce
soir−là, sur ses cheveux châtains, un simple fichu de guipure qui retombait
par derrière, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait à côté, dans
une chaise à dossier long ; et des messieurs, qui avaient une petite fleur à la
boutonnière de leur habit, causaient avec les dames, tout autour de la
cheminée.
À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux, s’assirent à
la première table, dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle
à manger, avec le Marquis et la Marquise.
Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du
parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des
truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les
cloches d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se
renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets étaient en ligne sur toute la
longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes,
arrangées en manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement de
leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des
homards dépassaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles à jour
s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées
montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en
jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des
convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour
Madame Bovary
Chapitre VIII 50
vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à
baguette de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait
immobile la salle pleine de monde.
Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs
gants dans leur verre.
Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé
sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant,
un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il
avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir.
C’était le beau−père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien
favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil,
chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait−on, l’amant de la reine
Marie−Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une
vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées,
avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière
sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du
doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient
d’eux−mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes comme sur quelque
chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans
le lit des reines !
On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa
peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades
ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus
fin qu’ailleurs.
Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s’apprêter pour le bal.
Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d’une actrice à son
début. Elle disposa ses cheveux d’après les recommandations du coiffeur,
et elle entra dans sa robe de barège, étalée sur le lit. Le pantalon de Charles
le serrait au ventre.
– Les sous−pieds vont me gêner pour danser, dit−il.
Madame Bovary
Chapitre VIII 51
– Danser ? reprit Emma.
– Oui !
– Mais tu as perdu la tête ! on se moquerait de toi, reste à ta place.
D’ailleurs, c’est plus convenable pour un médecin, ajouta−t−elle.
Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant qu’Emma fût
habillée.
Il la voyait par derrière, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux
noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombés vers les
oreilles, luisaient d’un éclat bleu ; une rose à son chignon tremblait sur une
tige mobile, avec des gouttes d’eau factices au bout de ses feuilles. Elle
avait une robe de safran pâle, relevée par trois bouquets de roses pompon
mêlées de verdure.
Charles vint l’embrasser sur l’épaule.
– Laisse−moi ! dit−elle, tu me chiffonnes.
On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor. Elle descendit
l’escalier, se retenant de courir.
Les quadrilles étaient commencés. Il arrivait du monde. On se poussait.
Elle se plaça près de la porte, sur une banquette.
Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes
d’hommes causant debout et les domestiques en livrée qui apportaient de
grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les éventails peints
s’agitaient, les bouquets cachaient à demi le sourire des visages, et les
flacons à bouchon d’or tournaient dans des mains entrouvertes dont les
gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au
poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets
à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines,
Madame Bovary
Chapitre VIII 52
bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collées sur les fronts et
tordues à la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des
myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bleuets.
Pacifiques à leurs places, des mères à figure renfrognée portaient des
turbans rouges.
Le cœur d’Emma lui battit un peu lorsque, son cavalier la tenant par le
bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup d’archet pour
partir. Mais bientôt l’émotion disparut ; et, se balançant au rythme de
l’orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements légers du cou. Un
sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses du violon, qui jouait
seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; on entendait le
bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables ; puis
tout reprenait à la fois, le cornet à pistons lançait un éclat sonore, les pieds
retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se
donnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant devant vous,
revenaient se fixer sur les vôtres.
Quelques hommes (une quinzaine) de vingt−cinq à quarante ans,
disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes, se
distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs
différences d’âge, de toilette ou de figure.
Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs
cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades
plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la
pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et
qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur
cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient
sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés
d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à
vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur
le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de
passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces,
perçait cette brutalité particulière que communique la domination de
Madame Bovary
Chapitre VIII 53
choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité
s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes
perdues.
À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune
femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des
piliers de Saint−Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les
roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre
oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On
entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss
Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en
Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre,
des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.
L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de
billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit
des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin,
contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir
des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en
blouse sous les pommiers, et elle se revit elle−même, comme autrefois,
écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux
fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors,
s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle
était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout
le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de la
main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la
cuiller entre les dents.
Une dame, près d’elle, laissa tomber son éventail. Un danseur passait.
– Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser
mon éventail, qui est derrière ce canapé !
Le monsieur s’inclina, et, pendant qu’il faisait le mouvement d’étendre son
bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau
Madame Bovary
Chapitre VIII 54
quelque chose de blanc, plié en triangle. Le monsieur, ramenant l’éventail,
l’offrit à la dame, respectueusement ; elle le remercia d’un signe de tête et
se mit à respirer son bouquet.
Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d’Espagne et de vins du
Rhin, des potages à la bisque et au lait d’amandes, des puddings à la
Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelées alentour qui
tremblaient dans les plats, les voitures, les unes après les autres,
commencèrent à s’en aller. En écartant du coin le rideau de mousseline, on
voyait glisser dans l’ombre la lumière de leurs lanternes. Les banquettes
s’éclaircirent ; quelques joueurs restaient encore ; les musiciens
rafraîchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts ; Charles dormait à
demi, le dos appuyé contre une porte.
À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser.
Tout le monde valsait, mademoiselle d’Andervilliers elle−même et la
marquise ; il n’y avait plus que les hôtes du château, une douzaine de
personnes à peu près.
Cependant, un des valseurs, qu’on appelait familièrement vicomte, et dont
le gilet très ouvert semblait moulé sur la poitrine, vint une seconde fois
encore inviter madame Bovary, l’assurant qu’il la guiderait et qu’elle s’en
tirerait bien.
Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient : tout
tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet,
comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe
d’Emma, par le bas, s’éraflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une
dans l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ;
une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent ; et, d’un mouvement
plus rapide, le vicomte, l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la
galerie, où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tête sur
sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la
reconduisit à sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main
devant ses yeux.
Madame Bovary
Chapitre VIII 55
Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret
avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit le Vicomte, et le
violon recommença.
On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du corps et le
menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, la taille cambrée, le
coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser, celle−là ! Ils
continuèrent longtemps et fatiguèrent tous les autres.
On causa quelques minutes encore, et, après les adieux ou plutôt le
bonjour, les hôtes du château s’allèrent coucher.
Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps. Il
avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les tables, à regarder
jouer au whist sans y rien comprendre. Aussi poussa−t−il un grand soupir
de satisfaction lorsqu’il eut retiré ses bottes.
Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et s’accouda.
La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle aspira le vent
humide qui lui rafraîchissait les paupières. La musique du bal bourdonnait
encore à ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir éveillée, afin de
prolonger l’illusion de cette vie luxueuse qu’il lui faudrait tout à l’heure
abandonner.
Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château, longuement,
tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tous ceux qu’elle avait
remarqués la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pénétrer,
s’y confondre.
Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre les draps,
contre Charles qui dormait.
Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le repas dura dix minutes ; on ne
Madame Bovary
Chapitre VIII 56
servit aucune liqueur, ce qui étonna le médecin. Ensuite mademoiselle
d’Andervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour
les porter aux cygnes sur la pièce d’eau, et on s’alla promener dans la serre
chaude, où des plantes bizarres, hérissées de poils, s’étageaient en
pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils à des nids de serpents
trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts
entrelacés. L’orangerie, que l’on trouvait au bout, menait à couvert
jusqu’aux communs du château. Le Marquis, pour amuser la jeune femme,
la mena voir les écuries. Au−dessus des râteliers en forme de corbeille, des
plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête
s’agitait dans sa stalle, quand on passait près d’elle, en claquant de la
langue. Le plancher de la sellerie luisait à l’œil comme le parquet d’un
salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux
colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes
rangés en ligne tout le long de la muraille.
Charles, cependant, alla prier un domestique d’atteler son boc. On l’amena
devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les époux Bovary
firent leurs politesses au Marquis et à la Marquise, et repartirent pour
Tostes.
Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé sur le bord
extrême de la banquette, conduisait les deux bras écartés, et le petit cheval
trottait l’amble dans les brancards, qui étaient trop larges pour lui. Les
guides molles battaient sur sa croupe en s’y trempant d’écume, et la boîte
ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de grands coups réguliers.
Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux, tout à coup,
des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut
reconnaître le Vicomte : elle se détourna, et n’aperçut à l’horizon que le
mouvement des têtes s’abaissant et montant, selon la cadence inégale du
trot ou du galop.
Un quart de lieue plus loin, il fallut s’arrêter pour raccommoder, avec de la
corde, le reculement qui était rompu.
Madame Bovary
Chapitre VIII 57
Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d’œil, vit quelque chose
par terre, entre les jambes de son cheval ; et il ramassa un porte−cigares
tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu comme la portière d’un
carrosse.
– Il y a même deux cigares dedans, dit−il ; ce sera pour ce soir, après dîner.
– Tu fumes donc ? demanda−t−elle.
– Quelquefois, quand l’occasion se présente.
Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.
Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n’était point prêt. Madame
s’emporta. Nastasie répondit insolemment.
– Partez ! dit Emma. C’est se moquer, je vous chasse.
Il y avait pour dîner de la soupe à l’oignon, avec un morceau de veau à
l’oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains d’un air
heureux :
– Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !
On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle
lui avait, autrefois, tenu société pendant bien des soirs, dans les
désœuvrements de son veuvage. C’était sa première pratique, sa plus
ancienne connaissance du pays.
– Est−ce que tu l’as renvoyée pour tout de bon ? dit−il enfin.
– Oui. Qui m’en empêche ? répondit−elle.
Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant qu’on apprêtait leur
chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les lèvres, crachant
Madame Bovary
Chapitre VIII 58
à toute minute, se reculant à chaque bouffée.
– Tu vas te faire mal, dit−elle dédaigneusement.
Il déposa son cigare, et courut avaler, à la pompe, un verre d’eau froide.
Emma, saisissant le porte−cigares, le jeta vivement au fond de l’armoire.
La journée fut longue, le lendemain ! Elle se promena dans son jardinet,
passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant devant les
plates−bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec
ébahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien.
Comme le bal déjà lui semblait loin ! Qui donc écartait, à tant de distance,
le matin d’avant−hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à la
Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes
crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les
montagnes. Elle se résigna pourtant ; elle serra pieusement dans la
commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle
s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au
frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne
s’effacerait pas.
Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes
les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s’éveillant : « Ah ! il y a
huit jours… il y a quinze jours…, il y a trois semaines, j’y étais ! » Et peu
à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air
des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les
appartements ; quelques détails s’en allèrent ; mais le regret lui resta.
Madame Bovary
Chapitre VIII 59
Chapitre IX
Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre
les plis du linge où elle l’avait laissé, le porte−cigares en soie verte.
Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur de sa doublure,
mêlée de verveine et de tabac. À qui appartenait−il ?… Au Vicomte.
C’était peut−être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur
quelque métier de palissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous les
yeux, qui avait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles
molles de la travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passé parmi les
mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avait fixé là une espérance ou
un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient que la continuité de
la même passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, l’avait emporté
avec lui. De quoi avait−on parlé, lorsqu’il restait sur les cheminées à large
chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle
était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là−bas ! Comment était ce
Paris ? Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi−voix, pour se faire
plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale, il
flamboyait à ses yeux jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade.
La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses
fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s’éveillait, et écoutant le bruit des
roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s’amortissait vite sur la terre :
– Ils y seront demain ! se disait−elle.
Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes,
traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au
bout d’une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse
où expirait son rêve.
Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle
Chapitre IX 60
faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s’arrêtant
à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui
figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières,
et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des
marche−pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devant le
péristyle des théâtres.
Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons.
Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières
représentations, de courses et de soirées, s’intéressait au début d’une
chanteuse, à l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles,
l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans
Eugène Sue, des descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George
Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises
personnelles. À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les
feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du
Vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages
inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le
centre peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait,
s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminer d’autres rêves.
Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une
atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en ce tumulte y était
cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma n’en
apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et
représentaient à eux seuls l’humanité complète. Le monde des
ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons
lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de
velours à crépines d’or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères,
des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la société des
duchesses ; on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes,
pauvres anges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les
hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs
chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers
la quarantaine enfin, épousaient des héritières. Dans les cabinets de
Madame Bovary
Chapitre IX 61
restaurant où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la foule
bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux−là, prodigues
comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques.
C’était une existence au−dessus des autres, entre ciel et terre, dans les
orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu,
sans place précise, et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs,
étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait
immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles,
médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un
hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à
perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. Elle confondait,
dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance
des habitudes et les délicatesses du sentiment. Ne fallait−il pas à l’amour,
comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température
particulière ? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes
qui coulent sur les mains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et
les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des
grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à stores de soie
avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une
estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la
livrée.
Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument,
traversait le corridor avec ses gros sabots ; sa blouse avait des trous, ses
pieds étaient nus dans des chaussons. C’était là le groom en culotte courte
dont il fallait se contenter ! Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plus
de la journée ; car Charles, en rentrant, mettait lui−même son cheval à
l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait
une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire.
Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versant des
ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fille de quatorze
ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de
coton, lui apprit qu’il fallait vous parler à la troisième personne, apporter
un verre d’eau dans une assiette, frapper aux portes avant d’entrer, et à
repasser, à empeser, à l’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La
Madame Bovary
Chapitre IX 62
nouvelle bonne obéissait sans murmure pour n’être point renvoyée ; et,
comme Madame, d’habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaque soir
prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait toute seule, dans son
lit, après avoir fait sa prière.
L’après−midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons.
Madame se tenait en haut, dans son appartement.
Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les
revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois boutons d’or.
Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de
couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s’étalait sur le
cou−de−pied. Elle s’était acheté un buvard, une papeterie, un porte−plume
et des enveloppes, quoiqu’elle n’eût personne à qui écrire ; elle époussetait
son étagère, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rêvant entre
les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des
voyages ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois
mourir et habiter Paris.
Charles, à la neige à la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il
mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des
lits humides, recevait au visage le jet tiède des saignées écoutait des râles,
examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous
les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une
femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d’où
venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau qui parfumait sa chemise.
Elle le charmait par quantité de délicatesses : c’était tantôt une manière
nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier, un volant
qu’elle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire d’un mets bien
simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles, jusqu’au bout,
avalait avec plaisir. Elle vit à Rouen des dames qui portaient à leur montre
un paquet de breloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa
cheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après, un
nécessaire d’ivoire, avec un dé de vermeil. Moins Charles comprenait ces
élégances, plus il en subissait la séduction. Elles ajoutaient quelque chose
Madame Bovary
Chapitre IX 63
au plaisir de ses sens et à la douceur de son foyer. C’était comme une
Poussière d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie.
Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa réputation était établie tout à fait.
Les campagnards le chérissaient parce qu’il n’était pas fier. Il caressait les
enfants, n’entrait jamais au cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance
par sa moralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes et
maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en
effet, n’ordonnait guère que des potions calmantes, de temps à autre de
l’émétique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce n’est pas que la chirurgie
lui fît peur ; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il
avait pour l’extraction des dents une poigne d’enfer.
Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale,
journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait, un peu après
son dîner ; mais la chaleur de l’appartement, jointe à la digestion, faisait
qu’au bout de cinq minutes il s’endormait ; et il restait là, le menton sur ses
deux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu’au pied de la
lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Que n’avait−elle, au
moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la
nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient l’âge des
rhumatismes, une brochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle
aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir
étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France.
Mais Charles n’avait point d’ambition ! Un médecin d’Yvetot, avec qui
dernièrement il s’était trouvé en consultation, l’avait humilié quelque peu,
au lit même du malade, devant les parents assemblés. Quand Charles lui
raconta, le soir, cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le
confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais
elle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le
corridor ouvrir la fenêtre et huma l’air frais pour se calmer.
– Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! disait−elle tout bas, en se
mordant les lèvres.
Madame Bovary
Chapitre IX 64
Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritée de lui. Il prenait, avec l’âge, des
allures épaisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il
se passait, après manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa
soupe, un gloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait
d’engraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remontés vers les tempes par
la bouffissure de ses pommettes.
Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses
tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l’écart les gants déteints qu’il se
disposait à passer ; et ce n’était pas, comme il croyait, pour lui ; c’était
pour elle−même, par expansion d’égoïsme, agacement nerveux.
Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu’elles avait lues, comme
d’un passage de roman, d’une pièce nouvelle, ou de l’anecdote du grand
monde que l’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles était
quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête.
Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! Elle en eût fait aux bûches
de la cheminée et au balancier de la pendule.
Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les
matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux
désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de
l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait
jusqu’à elle, vers quel rivage il la mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau
à trois ponts, chargé d’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords.
Mais, chaque matin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elle
écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas ;
puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.
Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs,
quand les poiriers fleurirent.
Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de
semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre, pensant que le
marquis d’Andervilliers, peut−être, donnerait encore un bal à la
Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettres ni visites.
Madame Bovary
Chapitre IX 65
Après l’ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors
la série des mêmes journées recommença.
Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles,
innombrables, et n’apportant rien ! Les autres existences, si plates qu’elles
fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait
parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien
n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridor tout noir, et qui
avait au fond sa porte bien fermée.
Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? qui l’entendrait ? Puisqu’elle
ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano
d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire,
sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce
n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses
cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? à quoi bon ? La couture
l’irritait.
– J’ai tout lu, se disait−elle.
Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber.
Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait les vêpres ! Elle
écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les coups fêlés de la
cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos
aux rayons pâles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des
traînées de poussière. Au loin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, à
temps égaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la
campagne.
Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirés, les paysans
en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu−tête devant eux, tout
rentrait chez soi. Et, jusqu’à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les
mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant la grande porte de l’auberge.
L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et
Madame Bovary
Chapitre IX 66
la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis,
quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures du soir, il fallait
allumer la lampe.
Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait
laissé sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui
s’étendaient de l’un à l’autre. On n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait
dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent
malade sous le chaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner
des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le
curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le
plâtre, s’écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure.
Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et, défaillant à la
chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle
serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait.
Tous les jours, à la même heure, le maître d’école, en bonnet de soie noire,
ouvrait les auvents de sa maison, et le garde−champêtre passait, portant
son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par
trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare. De temps à autre, la
porte d’un cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent ;
l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre
du perruquier, qui servaient d’enseigne à sa boutique. Elle avait pour
décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau et un
buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes. Lui aussi, le
perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et,
rêvant quelque boutique dans une grande. ville, comme à Rouen par
exemple, sur le port, près du théâtre, il restait toute la journée à se
promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant la
clientèle. Lorsque madame Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours
là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l’oreille et sa
veste de lasting.
Dans l’après−midi, quelquefois, une tête d’homme apparaissait derrière les
vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement d’un
Madame Bovary
Chapitre IX 67
large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt commençait, et, sur
l’orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en
turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en
culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les
consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs
angles un filet de papier doré. L’homme faisait aller sa manivelle,
regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en
lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou
son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantôt
dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte
s’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une
grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs sur
les théâtres ; que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous
des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu’à Emma. Des
sarabandes à n’en plus finir se déroulaient dans sa tête ; et, comme une
bayadère sur les fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, se
balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l’homme avait
reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine
bleue, passait son orgue sur son dos et s’éloignait d’un pas lourd. Elle le
regardait partir.
Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans
cette petite salle au rez−de−chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui
criait, les murs qui suintaient, les pavés humides ; toute l’amertume de
l’existence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il
montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement.
Charles était long à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien,
appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à faire des
raies sur la toile cirée.
Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et madame Bovary
mère, lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême, s’étonna fort
de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et délicate, elle
restait à présent des journées entières sans s’habiller, portait des bas de
coton gris, s’éclairait à la chandelle. Elle répétait qu’il fallait économiser,
puisqu’ils n’étaient pas riches, ajoutant qu’elle était très contente, très
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Chapitre IX 68
heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui
fermaient la bouche à la belle−mère. Du reste, Emma ne semblait plus
disposée à suivre ses conseils ; une fois même, madame Bovary s’étant
avisée de prétendre que les maîtres devaient surveiller la religion de leurs
domestiques, elle lui avait répondu d’un œil si colère et avec un sourire
tellement froid, que la bonne femme ne s’y frotta plus.
Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des plats pour
elle, n’y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain,
des tasses de thé à la douzaine. Souvent elle s’obstinait à ne pas sortir, puis
elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s’habillait en robe légère. Lorsqu’elle
avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se
promener chez les voisines, de même qu’elle jetait parfois aux pauvres
toutes les pièces blanches de sa bourse, quoiqu’elle ne fût guère tendre
cependant, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui, comme la plupart
des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose
de la callosité des mains paternelles.
Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de sa guérison, apporta
lui−même à son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours à Tostes.
Charles étant à ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la
chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et
conseil municipal ; si bien qu’elle referma la porte, quand il fut parti, avec
un sentiment de satisfaction qui la surprit elle−même. D’ailleurs, elle ne
cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne ; et elle se mettait
quelquefois à exprimer des opinions singulières, blâmant ce que l’on
approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales : ce qui
faisait ouvrir de grands yeux à son mari.
Est−ce que cette misère durerait toujours ? est−ce qu’elle n’en sortirait
pas ? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses ! Elle
avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et
les façons plus communes, et elle exécrait l’injustice de Dieu ; elle
s’appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences
tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les
éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ils devaient donner.
Madame Bovary
Chapitre IX 69
Elle pâlissait et avait des battements de cœur. Charles lui administra de la
valériane et des bains de camphre. Tout ce que l’on essayait semblait
l’irriter davantage.
En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces
exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler,
sans bouger. Ce qui la ranimait alors, c’était de se répandre sur les bras un
flacon d’eau de Cologne.
Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la
cause de sa maladie était sans doute dans quelque influence locale, et,
s’arrêtant à cette idée, il songea sérieusement à aller s’établir ailleurs.
Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite
toux sèche et perdit complètement l’appétit.
Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes après quatre ans de séjour et au
moment où il commençait à s’y poser. S’il le fallait, cependant ! Il la
conduisit à Rouen voir son ancien maître. C’était une maladie nerveuse :
on devait la changer d’air.
Après s’être tourné de côté et d’autre, Charles apprit qu’il y avait dans
l’arrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nommé Yonville−l’Abbaye,
dont le médecin, qui était un réfugié polonais, venait de décamper la
semaine précédente. Alors il écrivit au pharmacien de l’endroit pour savoir
quel était le chiffre de la population, la distance où se trouvait le confrère
le plus voisin, combien par année gagnait son prédécesseur, etc. ; et, les
réponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager vers le
printemps, si la santé d’Emma ne s’améliorait pas.
Un jour qu’en prévision de son départ elle faisait des rangements dans un
tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. C’était un fil de fer de son
bouquet de mariage. Les boutons d’oranger étaient jaunes de poussière, et
les rubans de satin, à liséré d’argent, s’effiloquaient par le bord. Elle le jeta
dans le feu. Il s’enflamma plus vite qu’une paille sèche. Puis ce fut comme
Madame Bovary
Chapitre IX 70
un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le
regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, les fils d’archal se
tordaient, le galon se fondait ; et les corolles de papier, racornies, se
balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin
s’envolèrent par la cheminée.
Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary était
enceinte.
Madame Bovary
Chapitre IX 71
Deuxième Partie
Deuxième Partie 72
Chapitre I
Yonville−l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye de
Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huit lieues
de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, au fond d’une
vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle, après
avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques
truites, que les garçons, le dimanche, s’amusent à pêcher à la ligne.
On quitte la grande route à la Boissière et l’on continue à plat jusqu’au
haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre la vallée. La rivière qui la
traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte : tout ce qui
est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie
s’allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière
aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l’est, la plaine,
montant doucement, va s’élargissant et étale à perte de vue ses blondes
pièces de blé. L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raie blanche
la couleur des prés et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un
grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé d’un galon
d’argent.
Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la
forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint−Jean, rayés du haut
en bas par de longues traînées rouges, inégales ; ce sont les traces des
pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise
de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui
coulent au delà, dans le pays d’alentour.
On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de
l’Île−de−France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation,
comme le paysage sans caractère. C’est là que l’on fait les pires fromages
de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est
coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres
Chapitre I 73
friables pleines de sable et de cailloux.
Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver à
Yonville ; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande
vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens, et sert
quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant,
Yonville−l’Abbaye est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés
nouveaux. Au lieu d’améliorer les cultures, on s’y obstine encore aux
herbages, quelque dépréciés qu’ils soient, et le bourg paresseux, s’écartant
de la plaine, a continué naturellement à s’agrandir vers la rivière. On
l’aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de
vaches qui fait la sieste au bord de l’eau.
Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes
trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu’aux premières maisons du
pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments
épars, pressoirs, charreteries et bouilleries, disséminés sous les arbres
touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur
branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus
sur des yeux, descendent jusqu’au tiers à peu près des fenêtres basses, dont
les gros verres bombés sont garnis d’un nœud dans le milieu, à la façon des
culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent en diagonale des
lambourdes noires, s’accroche parfois quelque maigre poirier, et les
rez−de−chaussée ont à leur porte une petite barrière tournante pour les
défendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de
pain bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites, les
habitations se rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougères se
balance sous une fenêtre au bout d’un manche à balai ; il y a la forge d’un
maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en
dehors, qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire−voie, apparaît
une maison blanche au delà d’un rond de gazon que décore un Amour, le
doigt posé sur la bouche ; deux vases en fonte sont à chaque bout du
perron ; des panonceaux brillent à la porte ; c’est la maison du notaire, et la
plus belle du pays.
Madame Bovary
Chapitre I 74
L’église est de l’autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à l’entrée de la
place. Le petit cimetière qui l’entoure, clos d’un mur à hauteur d’appui, est
si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un
dallage continu, où l’herbe a dessiné de soi−même des carrés verts
réguliers. L’église a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne
de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de
place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au−dessus
de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les hommes, avec
un escalier tournant qui retentit sous les sabots.
Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire obliquement les
bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là quelque
paillasson cloué, ayant au−dessous de lui ces mots en grosses lettres : «
Banc de M. un tel. » Plus loin, à l’endroit où le vaisseau se rétrécit, le
confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue d’une robe de
satin, coiffée d’un voile de tulle semé d’étoiles d’argent, et tout
empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich ; enfin
une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, dominant
le maître−autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective.
Les stalles du chœur, en bois de sapin, sont restées sans être peintes.
Les halles, c’est−à−dire un toit de tuiles supporté par une vingtaine de
poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la grande place
d’Yonville. La mairie, construite sur les dessins d’un architecte de Paris,
est une manière de temple grec qui fait l’angle, à côté de la maison du
pharmacien. Elle a, au rez−de−chaussée, trois colonnes ioniques et, au
premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la
termine est rempli par un coq gaulois, appuyé d’une patte sur la Charte et
tenant de l’autre les balances de la justice.
Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est, en face de l’auberge du Lion d’or,
la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet
est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture
allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur ; alors, à travers
elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du
pharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est
Madame Bovary
Chapitre I 75
placardée d’inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée : « Eaux
de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail,
racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages ; bains,
chocolats de santé, etc. » Et l’enseigne, qui tient toute la largeur de la
boutique, porte en lettres d’or : Homais, pharmacien. Puis, au fond de la
boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir, le mot
laboratoire se déroule au−dessus d’une porte vitrée qui, à moitié de sa
hauteur, répète encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fond noir.
Il n’y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue
d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête court au
tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de
la côte Saint−Jean, bientôt on arrive au cimetière.
Lors du choléra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois
acres de terre à côté ; mais toute cette portion nouvelle est presque
inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à s’entasser vers la
porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau à l’église
(tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice), a profité, du
terrain vide pour y semer des pommes de terre. D’année en année,
cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsqu’il survient une épidémie,
il ne sait pas s’il doit se réjouir des décès ou s’affliger des sépultures.
– Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui dit enfin un jour, M.
le curé.
Cette parole sombre le fit réfléchir ; elle l’arrêta pour quelque temps ;
mais, aujourd’hui encore, il continue la culture de ses tubercules, et même
soutient avec aplomb qu’ils poussent naturellement.
Depuis les événements que l’on va raconter ; rien, en effet, n’a changé à
Yonville. Le drapeau tricolore de fer−blanc tourne toujours au haut du
clocher de l’église ; la boutique du marchand de nouveautés agite encore
au vent ses deux banderoles d’indienne ; les fœtus du pharmacien, comme
des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool
Madame Bovary
Chapitre I 76
bourbeux, et, au−dessus de la grande porte de l’auberge, le vieux lion d’or,
déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche.
Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, madame veuve
Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort affairée, qu’elle suait
à grosses gouttes en remuant ses casseroles. C’était le lendemain jour de
marché dans le bourg. Il fallait d’avance tailler les viandes, vider les
poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses
pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne ; le billard
retentissait d’éclats de rire ; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient
pour qu’on leur apportât de l’eau−de−vie ; le bois flambait, la braise
craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton
cru, s’élevaient des piles d’assiettes qui tremblaient aux secousses du billot
où l’on hachait des épinards. On entendait, dans la basse−cour, crier les
volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou.
Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite
vérole et coiffé d’un bonnet de velours à gland d’or, se chauffait le dos
contre la cheminée. Sa figure n’exprimait rien que la satisfaction de
soi−même, et il avait l’air aussi calme dans la vie que le chardonneret
suspendu au−dessus de sa tête, dans une cage d’osier : c’était le
pharmacien.
– Artémise ! criait la maîtresse d’auberge, casse de la bourrée, emplis les
carafes, apporte de l’eau−de−vie, dépêche−toi ! Au moins, si je savais quel
dessert offrir à la société que vous attendez ! Bonté divine ! les commis du
déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard ! Et leur
charrette qui est restée sous la grande porte ! L’Hirondelle est capable de la
défoncer en arrivant ! Appelle Polyte pour qu’il la remise !… Dire que,
depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut−être fait quinze parties et
bu huit pots de cidre !… Mais ils vont me déchirer le tapis, continuait−elle
en les regardant de loin, son écumoire à la main.
– Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais vous en achèteriez un
autre.
Madame Bovary
Chapitre I 77
– Un autre billard ! exclama la veuve.
– Puisque celui−là ne tient plus, madame Lefrançois ; je vous le répète,
vous vous faites tort ! vous vous faites grand tort ! Et puis les amateurs, à
présent, veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus
la bille ; tout est changé ! Il faut marcher avec son siècle ! Regardez
Tellier, plutôt…
L’hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta :
– Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre ; et qu’on
ait l’idée, par exemple de monter une poule patriotique pour la Pologne ou
les inondés de Lyon…
– Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur ! interrompit
l’hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez ! allez ! monsieur Homais,
tant que le Lion d’or vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos
bottes, nous autres ! Au lieu qu’un de ces marins vous verrez le Café
français fermé, et avec une belle affiche sur les auvents !… Changer mon
billard, continuait−elle en se parlant à elle−même, lui qui m’est si
commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse,
j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs !… Mais ce lambin d’Hivert qui
n’arrive pas !
– L’attendez−vous pour le dîner de vos messieurs ? demanda le
pharmacien.
– L’attendre ? Et M. Binet donc ! À six heures battant vous allez le voir
entrer, car son pareil n’existe pas sur la terre pour l’exactitude. Il lui faut
toujours sa place dans la petite salle ! On le tuerait plutôt que de le faire
dîner ailleurs ! et dégoûté qu’il est ! et si difficile pour le cidre ! Ce n’est
pas comme M. Léon ; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et
demie même ; il ne regarde seulement pas à ce qu’il mange. Quel bon
jeune homme ! jamais un mot plus haut que l’autre.
Madame Bovary
Chapitre I 78
– C’est qu’il y a bien de la différence, voyez−vous, entre quelqu’un qui a
reçu de l’éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.
Six heures sonnèrent. Binet entra.
Il était vêtu d’une redingote bleue, tombant droit d’elle−même tout autour
de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes nouées par des
cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous la visière relevée, un
front chauve, qu’avait déprimé l’habitude du casque. Il portait un gilet de
drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes
bien cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie de
ses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son collier blond, qui,
contournant la mâchoire, encadrait comme la bordure d’une plate−bande sa
longue figure terne, dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à
tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait
chez lui un tour, où il s’amusait à tourner des ronds de serviette dont il
encombrait sa maison, avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un
bourgeois.
Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut d’abord en faire sortir les
trois meuniers ; et, pendant tout le temps que l’on fut à mettre son couvert,
Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle ; puis il ferma la porte et
retira sa casquette, comme d’usage.
– Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue ! dit le pharmacien,
dès qu’il fut seul avec l’hôtesse.
– Jamais il ne cause davantage, répondit−elle ; il est venu ici, la semaine
dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins d’esprit qui
contaient, le soir, un tas de farces que j’en pleurais de rire ; eh bien, il
restait là, comme une alose, sans dire un mot.
– Oui, fit le pharmacien, pas d’imagination, pas de saillies, rien de ce qui
constitue l’homme de société !
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Chapitre I 79
– On dit pourtant qu’il a des moyens, objecta l’hôtesse.
– Des moyens ? répliqua M. Homais ; lui ! des moyens ? Dans sa partie,
c’est possible, ajouta−t−il d’un ton plus calme.
Et il reprit :
– Ah ! qu’un négociant qui a des relations considérables, qu’un
jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés qu’ils
en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends ; on en cite des
traits dans les histoires ! Mais, au moins, c’est qu’ils pensent à quelque
chose. Moi, par exemple, combien de fois m’est−il arrivé de chercher ma
plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en
définitive, que je l’avais placée à mon oreille !
Cependant, madame Lefrançois alla sur le seuil regarder si l’Hirondelle
n’arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir entra tout à coup
dans la cuisine. On distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il
avait la figure rubiconde et le corps athlétique.
– Qu’y a−t−il pour votre service, monsieur le curé ? demanda la maîtresse
d’auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre
qui s’y trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles ; voulez−vous
prendre quelque chose ? un doigt de cassis, un verre de vin ?
L’ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie,
qu’il avait oublié l’autre jour au couvent d’Ernemont, et, après avoir prié
madame Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il
sortit pour se rendre à l’église, où l’on sonnait l’Angelus.
Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il
trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l’heure. Ce refus d’accepter
un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses ; les
prêtres godaillaient tous sans qu’on les vît, et cherchaient à ramener le
temps de la dîme.
Madame Bovary
Chapitre I 80
L’hôtesse prit la défense de son curé :
– D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année
dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes à
la fois, tant il est fort !
– Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des
gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je
voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame
Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police
et des mœurs !
– Taisez−vous donc, monsieur Homais ! vous êtes un impie ! vous n’avez
pas de religion !
Le pharmacien répondit :
– J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus qu’eux tous, avec
leurs momeries et leurs jongleries ! J’adore Dieu, au contraire ! je crois en
l’Être suprême, à un Créateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a
placés ici−bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille ;
mais je n’ai pas besoin d’aller, dans une église, baiser des plats d’argent, et
engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que
nous ! Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou
même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à
moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger ! Je
suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels
principes de 89 ! Aussi, je n’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se
promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre
des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours :
choses absurdes en elles−mêmes et complètement opposées, d’ailleurs, à
toutes les lois de la physique ; ce qui nous démontre, en passant, que les
prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent
d’engloutir avec eux les populations.
Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son
Madame Bovary
Chapitre I 81
effervescence, le pharmacien un moment s’était cru en plein conseil
municipal. Mais la maîtresse d’auberge ne l’écoutait plus ; elle tendait son
oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit d’une voiture mêlé à
un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l’Hirondelle enfin
s’arrêta devant la porte.
C’était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu’à
la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur
salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits
tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient
des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche de poussière, que les
pluies d’orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois
chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu’on descendait les côtes, elle
touchait du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d’Yonville arrivèrent sur la place ; ils parlaient tous à
la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches ;
Hivert ne savait auquel répondre. C’était lui qui faisait à la ville les
commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux
de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour
sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le
coiffeur ; et, le long de la route, en s’en revenant, il distribuait ses paquets,
qu’il jetait par−dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant
à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls.
Un accident l’avait retardé : la levrette de madame Bovary s’était enfuie à
travers champs. On l’avait sifflée un grand quart d’heure. Hivert même
était retourné d’une demi−lieue en arrière, croyant l’apercevoir à chaque
minute ; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s’était
emportée ; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux,
marchand d’étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé
de la consoler par quantité d’exemples de chiens perdus, reconnaissant leur
maître au bout de longues années. On en citait un, disait−il, qui était
revenu de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en
ligne droite et passé quatre rivières à la nage ; et son père à lui−même avait
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Chapitre I 82
possédé un caniche qui, après douze ans d’absence, lui avait tout à coup
sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en ville.
Madame Bovary
Chapitre I 83
Chapitre II
Emma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, une nourrice, et
l’on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il s’était endormi
complètement dès que la nuit était venue.
Homais se présenta ; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités à
Monsieur, dit qu’il était charmé d’avoir pu leur rendre quelque service, et
ajouta d’un air cordial qu’il avait osé s’inviter lui−même, sa femme
d’ailleurs étant absente.
Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s’approcha de la
cheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la hauteur du
genou, et, l’ayant ainsi remontée jusqu’aux chevilles, elle tendit à la
flamme, par−dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d’une bottine
noire. Le feu l’éclairait en entier, pénétrant d’une lumière crue la trame de
sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses
yeux qu’elle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait
sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entrouverte.
De l’autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la
regardait silencieusement.
Comme il s’ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez maître
Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c’était lui, le second habitué du
Lion d’or) reculait l’instant de son repas, espérant qu’il viendrait quelque
voyageur à l’auberge avec qui causer dans la soirée. Les jours que sa
besogne était finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver à
l’heure exacte, et subir depuis la soupe jusqu’au fromage le tête−à−tête de
Binet. Ce fut donc avec joie qu’il accepta la proposition de l’hôtesse de
dîner en la compagnie des nouveaux venus, et l’on passa dans la grande
salle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre
Chapitre II 84
couverts.
Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des
coryzas.
Puis, se tournant vers sa voisine :
– Madame, sans doute, est un peu lasse ? On est si épouvantablement
cahoté dans notre Hirondelle !
– Il est vrai, répondit Emma ; mais le dérangement m’amuse toujours ;
j’aime à changer de place.
– C’est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux
mêmes endroits !
– Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d’être à
cheval…
– Mais, reprit Léon. s’adressant à madame Bovary, rien n’est plus
agréable, il me semble ; quand on le peut, ajouta−t−il.
– Du reste, disait l’apothicaire, l’exercice de la médecine n’est pas fort
pénible en nos contrées ; car l’état de nos routes permet l’usage du
cabriolet, et, généralement, l’on paye assez bien, les cultivateurs étant
aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires
d’entérite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques
fièvres intermittentes à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves,
rien de spécial à noter, si ce n’est beaucoup d’humeurs froides, et qui
tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos
logements de paysan. Ah ! vous trouverez bien des préjugés à combattre,
monsieur Bovary ; bien des entêtements de la routine, où se heurteront
quotidiennement tous les efforts de votre science ; car on a recours encore
aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement
chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n’est point, à
vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques
Madame Bovary
Chapitre II 85
nonagénaires. Le thermomètre (j’en ai fait les observations) descend en
hiver jusqu’à quatre degrés, et, dans la forte saison, touche vingt−cinq,
trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt−quatre Réaumur
au maximum, ou autrement cinquante−quatre Fahrenheit (mesure
anglaise), pas davantage ! – et, en effet, nous sommes abrités des vents du
nord par la forêt d’Argueil d’une part, des vents d’ouest par la côte
Saint−Jean de l’autre, et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur
d’eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans
les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup
d’ammoniaque, c’est−à−dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et
hydrogène seulement), et qui, pompant à elle l’humus de la terre,
confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau,
pour ainsi dire, et se combinant de soi−même avec l’électricité répandue
dans l’atmosphère, lorsqu’il y en a, pourrait à la longue, comme dans les
pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; – cette chaleur, dis−je,
se trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d’où elle
viendrait, c’est−à−dire du côté sud, par les vents de sud−est, lesquels,
s’étant rafraîchis d’eux−mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent
quelquefois tout d’un coup, comme des brises de Russie !
– Avez−vous du moins quelques Promenades dans les environs ?
continuait madame Bovary parlant au jeune homme.
– Oh ! fort peu, répondit−il. Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, sur
le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais
là, et j’y reste avec un livre, à regarder le soleil couchant.
– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit−elle,
mais au bord de la mer, surtout.
– Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon.
– Et puis ne vous semble−t−il pas, répliqua madame Bovary, que l’esprit
vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation
vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ?
Madame Bovary
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– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin
qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se
figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des
glaciers. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en travers des
torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous
vous, des vallées entières, quand les nuages s’entrouvrent. Ces spectacles
doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extase ! Aussi je ne
m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son
imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site
imposant.
– Vous faites de la musique ? demanda−t−elle.
– Non, mais je l’aime beaucoup, répondit−il.
– Ah ! ne l’écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se
penchant sur son assiette, c’est modestie pure. – Comment, mon cher ! Eh !
l’autre jour, dans votre chambre, vous chantiez l’Ange gardien à ravir. Je
vous entendais du laboratoire ; vous détachiez cela comme un acteur.
Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite pièce au
second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son propriétaire,
qui déjà s’était tourné vers le médecin et lui énumérait les uns après les
autres les principaux habitants d’Yonville. Il racontait des anecdotes,
donnait des renseignements ; on ne savait pas au juste la fortune du notaire,
et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup d’embarras.
Emma reprit :
– Et quelle musique préférez−vous ?
– Oh ! la musique allemande, celle qui porte à rêver.
– Connaissez−vous les Italiens ?
– Pas encore ; mais je les verrai l’année prochaine, quand j’irai habiter
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Paris, pour finir mon droit.
– C’est comme j’avais l’honneur, dit le pharmacien, de l’exprimer à M.
votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s’est enfui ; vous vous
trouverez, grâce aux folies qu’il a faites, jouir d’une des maisons les plus
confortables d’Yonville. Ce qu’elle a principalement de commode pour un
médecin, c’est une porte sur l’Allée, qui permet d’entrer et de sortir sans
être vu. D’ailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agréable à un ménage :
buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. C’était un
gaillard qui n’y regardait pas ! Il s’était fait construire, au bout du jardin, à
côté de l’eau, une tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si
Madame aime le jardinage, elle pourra…
– Ma femme ne s’en occupe guère, dit Charles ; elle aime mieux,
quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sa chambre, à
lire.
– C’est comme moi, répliqua Léon ; quelle meilleure chose, en effet, que
d’être le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les
carreaux, que la lampe brûle ?…
– N’est−ce pas ? dit−elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout
ouverts.
– On ne songe à rien, continuait−il, les heures passent. On se promène
immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la
fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se
mêle aux personnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs
costumes.
– C’est vrai ! c’est vrai ! disait−elle.
– Vous est−il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une
idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et
comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié ?
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– J’ai éprouvé cela, répondit−elle.
– C’est pourquoi, dit−il, j’aime surtout les poètes. Je trouve les vers plus
tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer.
– Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma ; et maintenant, au
contraire, j’adore les histoires qui se suivent tout d’une haleine, où l’on a
peur. Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y
en a dans la nature.
– En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le cœur,
s’écartent, il me semble, du vrai but de l’Art. Il est si doux, parmi les
désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée sur de nobles
caractères, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant à moi,
vivant ici, loin du monde, c’est ma seule distraction ; mais Yonville offre
si peu de ressources !
– Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi j’étais toujours abonnée
à un cabinet de lecture.
– Si Madame veut me faire l’honneur d’en user, dit le pharmacien, qui
venait d’entendre ces derniers mots, j’ai moi−même à sa disposition une
bibliothèque composée des meilleurs auteurs : Voltaire, Rousseau, Delille,
Walter Scott, l’Écho des feuilletons, etc., et je reçois, de plus, différentes
feuilles périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement,
ayant l’avantage d’en être le correspondant pour les circonscriptions de
Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours.
Depuis deux heures et demie, on était à table ; car la servante Artémise,
traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les
assiettes les unes après les autres, oubliait tout, n’entendait à rien et sans
cesse laissait entrebâillée la porte du billard, qui battait contre le mur du
bout de sa clenche.
Sans qu’il s’en aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un
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des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise. Elle portait une
petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de
batiste tuyauté ; et, selon les mouvements de tête qu’elle faisait, le bas de
son visage s’enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C’est ainsi,
l’un près de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient,
qu’ils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des
phrases vous ramène toujours au centre fixe d’une sympathie commune.
Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde
qu’ils ne connaissaient pas, Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils
étaient, ils examinèrent tout, parlèrent de tout jusqu’à la fin du dîner.
Quand le café fut servi, Félicité s’en alla préparer la chambre dans la
nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège. Madame
Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçon d’écurie, une
lanterne à la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez
eux. Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il boitait de
la jambe gauche. Lorsqu’il eut pris de son autre main le parapluie de M. le
curé, l’on se mit en marche.
Le bourg était endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes
ombres. La terre était toute grise, comme par une nuit d’été.
Mais, la maison du médecin se trouvant à cinquante pas de l’auberge, il
fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa.
Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge
humide, le froid du plâtre. Les murs étaient neufs, et les marches de bois
craquèrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchâtre passait par les
fenêtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes d’arbres, et plus loin la
prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune,
selon le cours de la rivière. Au milieu de l’appartement, pêle−mêle, il y
avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés
avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, – les deux
hommes qui avaient apporté, les meubles ayant tout laissé là,
négligemment.
C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La
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première avait été le jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son
arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle−ci ;
et chacune s’était trouvée faire dans sa vie comme l’inauguration d’une
phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter
les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été
mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur.
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Chapitre III
Le lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle était en
peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma
la fenêtre.
Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivées ;
mais, en entrant à l’auberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablé.
Ce dîner de la veille était pour lui un événement considérable ; jamais,
jusqu’alors, il n’avait causé pendant deux heures de suite avec une dame.
Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantité de
choses qu’il n’aurait pas si bien dites auparavant ? il était timide
d’habitude et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de
la dissimulation. On trouvait à Yonville qu’il avait des manières comme il
faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs, et ne paraissait point exalté en
politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possédait des
talents, il peignait à l’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait
volontiers de littérature après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes.
M Homais le considérait pour son instruction ; madame Homais
l’affectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin
les petits Homais, marmots toujours barbouillés, fort mal élevés et quelque
peu lymphatiques, comme leur mère. Ils avaient pour les soigner, outre la
bonne, Justin, l’élève en pharmacie, un arrière−cousin de M. Homais que
l’on avait pris dans la maison par charité, et qui servait en même temps de
domestique.
L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna madame
Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprès,
goûta la boisson lui−même, et veilla dans la cave à ce que la futaille fut
bien placée ; il indiqua encore la façon de s’y prendre pour avoir une
provision de beurre à bon marché, et conclut un arrangement avec
Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales et
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mortuaires, soignait les principaux jardins d’Yonville à l’heure ou à
l’année, selon le goût des personnes.
Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant
de cordialité obséquieuse, et il y avait là−dessous un plan.
Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article Ier, qui défend à tout
individu non porteur de diplôme l’exercice de la médecine ; si bien que,
sur des dénonciations ténébreuses, Homais avait été mandé à Rouen, près
M le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu
debout, dans sa robe, hermine à l’épaule et toque en tête. C’était le matin,
avant l’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des
gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se
fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire qu’il allait
tomber d’un coup de sang ; il entrevit des culs de basse−fosse, sa famille
en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux disséminés ; et il fut obligé
d’entrer dans un café prendre un verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour
se remettre les esprits.
Peu à peu, le souvenir de cette admonition s’affaiblit, et il continuait,
comme autrefois, à donner des consultations anodines dans son
arrière−boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrères étaient jaloux,
il fallait tout craindre ; en s’attachant M. Bovary par des politesses, c’était
gagner sa gratitude, et empêcher qu’il ne parlât plus tard, s’il s’apercevait
de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et
souvent, dans l’après−midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez
l’officier de santé faire la conversation.
Charles était triste : la clientèle n’arrivait pas. Il demeurait assis pendant de
longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait
coudre sa femme. Pour se distraire, il s’employa chez lui comme homme
de peine, et même il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur
que les peintres avaient laissé. Mais les affaires d’argent le préoccupaient.
Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de
Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille
écus, s’était écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou
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perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de
plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s’était écrasé en
mille morceaux sur le pavé de Quincampoix !
Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À
mesure que le terme en approchait, il la chérissait davantage. C’était un
autre lien de la chair s’établissant et comme le sentiment continu d’une
union plus complexe. Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et sa
taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis−à−vis l’un
de l’autre il la contemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses
fatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus ; il se levait,
il l’embrassait, passait ses mains sur sa figure, l’appelait petite maman,
voulait la faire danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes
sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idée d’avoir
engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait
l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes
avec sérénité.
Emma d’abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d’être délivrée,
pour savoir quelle chose c’était que d’être mère. Mais, ne pouvant faire les
dépenses qu’elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de
soie rose et des béguins brodés, elle renonça au trousseau dans un accès
d’amertume, et le commanda d’un seul coup à une ouvrière du village,
sans rien choisir ni discuter. Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où
la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès l’origine, en
fut peut−être atténuée de quelque chose :
Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot, bientôt
elle y songea d’une façon plus continue.
Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, elle l’appellerait Georges ; et
cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir
de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre ; il peut
parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux
bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée
continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses
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de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de
son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents ; il y a toujours
quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient.
Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant.
– C’est une fille ! dit Charles.
Elle tourna la tête et s’évanouit.
Presque aussitôt, madame Homais accourut et l’embrassa, ainsi que la
mère Lefrançois, du Lion d’or. Le pharmacien, en homme discret, lui
adressa seulement quelques félicitations provisoires, par la porte
entrebâillée. Il voulut voir l’enfant, et le trouva bien conformé.
Pendant sa convalescence, elle s’occupa beaucoup à chercher un nom pour
sa fille. D’abord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des
terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala ; elle aimait
assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Charles désirait qu’on
appelât l’enfant comme sa mère ; Emma s’y opposait. On parcourut le
calendrier d’un bout à l’autre, et l’on consulta les étrangers.
– M. Léon ; disait le pharmacien, avec qui j’en causais l’autre jour,
s’étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement à
la mode maintenant.
Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom de pécheresse. M.
Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux qui rappelaient un
grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et c’est dans ce
système−là qu’il avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi, Napoléon
représentait la gloire et Franklin la liberté ; Irma, peut−être, était une
concession au romantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortel
chef−d’œuvre de la scène française. Car ses convictions philosophiques
n’empêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui
n’étouffait point l’homme sensible ; il savait établir des différences, faire la
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part de l’imagination et celle du fanatisme. De cette tragédie, par exemple,
il blâmait les idées, mais il admirait le style ; il maudissait la conception,
mais il applaudissait à tous les détails, et s’exaspérait contre les
personnages, en s’enthousiasmant de leurs discours. Lorsqu’il lisait les
grands morceaux, il était transporté ; mais, quand il songeait que les
calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il était désolé, et dans cette
confusion de sentiments où il s’embarrassait, il aurait voulu tout à la fois
pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant
un bon quart d’heure.
Enfin, Emma se souvint qu’au château de la Vaubyessard elle avait
entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme ; dès lors ce nom−là
fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais
d’être parrain. Il donna pour cadeaux tous produits de son établissement, à
savoir : six boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de
pâte à la guimauve, et, de plus, six bâtons de sucre candi qu’il avait
retrouvés dans un placard. Le soir de la cérémonie, il y eut un grand dîner ;
le curé s’y trouvait ; on s’échauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna
le Dieu des bonnes gens. M. Léon chanta une barcarolle, et madame
Bovary mère, qui était la marraine, une romance du temps de l’Empire ;
enfin M. Bovary père exigea que l’on descendît l’enfant, et se mit à le
baptiser avec un verre de champagne qu’il lui versait de haut sur la tête.
Cette dérision du premier des sacrements indigna l’abbé Bournisien ; le
père Bovary répondit par une citation de la Guerre des dieux, le curé
voulut partir ; les dames suppliaient ; Homais s’interposa ; et l’on parvint à
faire rasseoir l’ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe,
sa demi−tasse de café à moitié bue.
M. Bovary père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouit les
habitants par un superbe bonnet de police à galons d’argent, qu’il portait le
matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi l’habitude de boire
beaucoup d’eau−de−vie, souvent il envoyait la servante au Lion d’or lui en
acheter une bouteille, que l’on inscrivait au compte de son fils ; et il usa,
pour parfumer ses foulards, toute la provision d’eau de Cologne qu’avait sa
bru.
Celle−ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde :
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il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps d’officier, des
maîtresses qu’il avait eues, des grands déjeuners qu’il avait faits ; puis il se
montrait aimable, et parfois même, soit dans l’escalier ou au jardin, il lui
saisissait la taille en s’écriant :
– Charles, prends garde à toi !
Alors la mère Bovary s’effraya pour le bonheur de son fils, et, craignant
que son époux, à la longue, n’eût une influence immorale sur les idées de
la jeune femme, elle se hâta de presser le départ. Peut−être avait−elle des
inquiétudes plus sérieuses. M. Bovary était homme à ne rien respecter.
Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui
avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier ; et, sans regarder à
l’almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle
s’achemina vers la demeure de Rolet, qui se trouvait à l’extrémité du
village, au bas de la côte, entre la grande route et les prairies.
Il était midi ; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits
d’ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la
crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait.
Emma se sentait faible en marchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ;
elle hésita si elle ne s’en retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque
part pour s’asseoir.
À ce moment, M. Léon sortit d’une porte voisine avec une liasse de
papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à l’ombre devant la
boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait.
Madame Bovary dit qu’elle allait voir son enfant, mais qu’elle commençait
à être lasse.
– Si…, reprit Léon, n’osant poursuivre.
– Avez−vous affaire quelque part ? demanda−t−elle.
Madame Bovary
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Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l’accompagner. Dès le soir, cela
fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femme du maire, déclara
devant sa servante que madame Bovary se compromettait.
Pour arriver chez la nourrice il fallait, après la rue, tourner à gauche,
comme pour gagner le cimetière, et suivre, entre des maisonnettes et des
cours, un petit sentier que bordaient des troènes. Ils étaient en fleur et les
véroniques aussi, les églantiers, les orties, et les ronces légères qui
s’élançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les
masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées,
frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte à côte,
ils marchaient doucement, elle s’appuyant sur lui et lui retenant son pas
qu’il mesurait sur les siens ; devant eux, un essaim de mouches voltigeait,
en bourdonnant dans l’air chaud.
Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui l’ombrageait. Basse et
couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son
grenier, un chapelet d’oignons suspendu. Des bourrées, debout contre la
clôture d’épines, entouraient un carré de laitues, quelques pieds de lavande
et des pots à fleurs montés sur des rames. De l’eau sale coulait en
s’éparpillant sur l’herbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles
indistinctes, des bas de tricot, une camisole d’indienne rouge, et un grand
drap de toile épaisse étalé en long sur la haie. Au bruit de la barrière, la
nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tétait. Elle tirait de l’autre
main un pauvre marmot chétif, couvert de scrofules au visage, le fils d’un
bonnetier de Rouen, que ses parents trop occupés de leur négoce laissaient
à la campagne.
– Entrez, dit−elle ; votre petite est là qui dort.
La chambre, au rez−de−chaussée, la seule du logis, avait au fond contre la
muraille un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la
fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu.
Dans l’angle, derrière la porte, des brodequins à clous luisants étaient
rangés sous la dalle du lavoir, près d’une bouteille pleine d’huile qui
portait une plume à son goulot ; un Mathieu Laensberg traînait sur la
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cheminée poudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle et
des morceaux d’amadou. Enfin la dernière superfluité de cet appartement
était une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans
doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes à sabot
clouaient au mur.
L’enfant d’Emma dormait à terre, dans un berceau d’osier. Elle la prit avec
la couverture qui l’enveloppait, et se mit à chanter doucement en se
dandinant.
Léon se promenait dans la chambre ; il lui semblait étrange de voir cette
belle dame en robe de nankin, tout au milieu de cette misère. Madame
Bovary devint rouge ; il se détourna, croyant que ses yeux peut−être
avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait de
vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint l’essuyer, protestant qu’il
n’y paraîtrait pas.
– Elle m’en fait bien d’autres, disait−elle, et je ne suis occupée qu’à la
rincer continuellement ! Si vous aviez donc la complaisance de
commander à Camus l’épicier, qu’il me laisse prendre un peu de savon
lorsqu’il m’en faut ? ce serait même plus commode pour vous, que je ne
dérangerais pas.
– C’est bien, c’est bien ! dit Emma. Au revoir, mère Rolet !
Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil.
La bonne femme l’accompagna jusqu’au bout de la cour, tout en parlant du
mal qu’elle avait à se relever la nuit.
– J’en suis si rompue quelquefois, que je m’endors sur ma chaise ; aussi,
vous devriez pour le moins me donner une petite livre de café moulu qui
me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait.
Après avoir subi ses remerciements, madame Bovary s’en alla ; et elle était
quelque peu avancée dans le sentier, lorsqu’à un bruit de sabots elle tourna
la tête : c’était la nourrice !
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– Qu’y a−t−il ?
Alors la paysanne, la tirant à l’écart, derrière un orme, se mit à lui parler de
son mari, qui, avec son métier et six francs par an que le capitaine…
– Achevez plus vite, dit Emma.
– Eh bien, reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaque mot, j’ai
peur qu’il ne se fasse une tristesse de me voir prendre du café toute seule ;
vous savez, les hommes…
– Puisque vous en aurez, répétait Emma, je vous en donnerai !… Vous
m’ennuyez !
– Hélas ! ma pauvre chère dame, c’est qu’il a, par suite de ses blessures,
des crampes terribles à la poitrine. Il dit même que le cidre l’affaiblit.
– Mais dépêchez−vous, mère Rolet !
– Donc, reprit celle−ci faisant une révérence, si ce n’était pas trop vous
demander…, – elle salua encore une fois, – quand vous voudrez, – et son
regard suppliait, – un cruchon d’eau−de−vie, dit−elle enfin, et j’en frotterai
les pieds de votre petite, qui les a tendres comme la langue.
Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Elle marcha
rapidement pendant quelque temps ; puis elle se ralentit, et son regard
qu’elle promenait devant elle rencontra l’épaule du jeune homme, dont la
redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux châtains tombaient
dessus, plats et bien peignés. Elle remarqua ses ongles, qui étaient plus
longs qu’on ne les portait à Yonville. C’était une des grandes occupations
du clerc que de les entretenir ; et il gardait, à cet usage, un canif tout
particulier dans son écritoire. Ils s’en revinrent à Yonville en suivant le
bord de l’eau. Dans la saison chaude, la berge plus élargie découvrait
jusqu’à leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques
marches descendant à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à
Madame Bovary
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l’œil ; de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble, selon le courant
qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnées s’étalaient
dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la feuille des
nénuphars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait. Le soleil
traversait d’un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succédaient
en se crevant ; les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leur écorce
grise ; au delà, tout alentour, la prairie semblait vide. C’était l’heure du
dîner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon n’entendaient
en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles
qu’ils se disaient, et le frôlement de la robe d’Emma qui bruissait tout
autour d’elle.
Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de bouteilles,
étaient chauds comme le vitrage d’une serre. Dans les briques, des
ravenelles avaient poussé ; et, du bord de son ombrelle déployée, madame
Bovary, tout en passant, faisait s’égrener en poussière jaune un peu de
leurs fleurs flétries, ou bien quelque branche des chèvrefeuilles et des
clématites qui pendaient en dehors traînait un moment sur la soie, en
s’accrochant aux effilés. Ils causaient d’une troupe de danseurs espagnols,
que l’on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen.
– Vous irez ? demanda−t−elle.
– Si je le peux, répondit−il.
N’avaient−ils rien autre chose à se dire ? Leurs yeux pourtant étaient pleins
d’une causerie plus sérieuse ; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des
phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les
deux ; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait
celui des voix. Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne
songeaient pas à s’en raconter la sensation ou à en découvrir la cause. Les
bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur
l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et
l’on s’assoupit dans cet enivrement sans même s’inquiéter de l’horizon que
l’on n’aperçoit pas.
Madame Bovary
Chapitre III 101
La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux, il fallut
marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue. Souvent elle
s’arrêtait une minute à regarder où poser sa bottine, – et, chancelant sur le
caillou qui tremblait, les coudes en l’air, la taille penchée, l’œil indécis,
elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d’eau.
Quand ils furent arrivés devant son jardin madame Bovary poussa la petite
barrière, monta les marches en courant et disparut.
Léon rentra à son étude.
Le patron était absent ; il jeta un coup d’œil sur les dossiers, puis se tailla
une plume, prit enfin son chapeau et s’en alla.
Il alla sur la Pâture, au haut de la côte d’Argueil, à l’entrée de la forêt ; il se
coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel à travers ses doigts.
– Comme je m’ennuie ! se disait−il, comme je m’ennuie !
Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et
M. Guillaumin pour maître.
Ce dernier, tout occupé d’affaires, portant des lunettes à branches d’or et
favoris rouges sur cravate blanche, n’entendait rien aux délicatesses de
l’esprit, quoiqu’il affectât un genre raide et anglais qui avait ébloui le clerc
dans les premiers temps. Quant à la femme du pharmacien, c’était la
meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses
enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui, laissant
tout aller dans son ménage, et détestant les corsets ; – mais si lente à se
mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une
conversation si restreinte, qu’il n’avait jamais songé, quoiqu’elle eût trente
ans, qu’il en eût vingt, qu’ils couchassent porte à porte, et qu’il lui parlât
chaque jour, qu’elle pût être une femme pour quelqu’un, ni qu’elle
possédât de son sexe autre chose que la robe.
Madame Bovary
Chapitre III 102
Et ensuite, qu’y avait−il ? Binet, quelques marchands, deux ou trois
cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens
cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux−mêmes, faisant des
ripailles en famille, dévots d’ailleurs, et d’une société tout à fait
insupportable.
Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure d’Emma
se détachait isolée et plus lointaine cependant ; car il sentait entre elle et lui
comme de vagues abîmes.
Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie
du pharmacien, Charles n’avait point paru extrêmement curieux de le
recevoir ; et Léon ne savait comment s’y prendre entre la peur d’être
indiscret et le désir d’une intimité qu’il estimait presque impossible.
Madame Bovary
Chapitre III 103
Chapitre IV
Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle,
longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée, un polypier
touffu s’étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, près de la fenêtre,
elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.
Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d’or. Emma, de loin,
l’entendait venir ; elle se penchait en écoutant, et le jeune homme glissait
derrière le rideau, toujours vêtu de même façon et sans détourner la tête.
Mais au crépuscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait
abandonné sur ses genoux sa tapisserie commencée, souvent elle
tressaillait à l’apparition de cette ombre glissant tout à coup. Elle se levait
et commandait qu’on mît le couvert.
M Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas
muets pour ne déranger personne et toujours en répétant la même phrase :
« Bonsoir la compagnie ! » Puis, quand il s’était posé à sa place, contre la
table, entre les deux époux, il demandait au médecin des nouvelles de ses
malades, et celui−ci le consultait sur la probabilité des honoraires. Ensuite,
on causait de ce qu’il y avait dans le journal. Homais, à cette heure−là, le
savait presque par cœur ; et il le rapportait intégralement, avec les
réflexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes
individuelles arrivées en France ou à l’étranger. Mais, le sujet se tarissant,
il ne tardait pas à lancer quelques observations sur les mets qu’il voyait.
Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le
morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des
conseils pour la manipulation des ragoûts et l’hygiène des
assaisonnements ; il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatine d’une façon
à éblouir. La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne
l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres
et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de
Chapitre IV 104
caléfacteurs économiques, avec l’art de conserver les fromages et de
soigner les vins malades.
À huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M.
Homais le regardait d’un œil narquois, surtout si Félicité se trouvait là,
s’étant aperçu que son élève affectionnait la maison du médecin.
– Mon gaillard, disait−il, commence à avoir des idées, et je crois, diable
m’emporte, qu’il est amoureux de votre bonne !
Mais un défaut plus grave, et qu’il lui reprochait, c’était d’écouter
continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne
pouvait le faire sortir du salon, où madame Homais l’avait appelé pour
prendre les enfants, qui s’endormaient dans les fauteuils, en tirant avec
leurs dos les housses de calicot, trop larges.
Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa médisance et
ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement différentes
personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s’y trouver. Dès qu’il
entendait la sonnette, il courait au−devant de madame Bovary, prenait son
châle, et posait à l’écart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses
pantoufles de lisière qu’elle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la
neige.
On faisait d’abord quelques parties de trente−et−un ; ensuite M. Hornais
jouait à l’écarté avec Emma ; Léon, derrière elle, lui donnait des avis.
Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son
peigne qui mordaient son chignon. À chaque mouvement qu’elle faisait
pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux
retroussés, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, s’apâlissant
graduellement, peu à peu se perdait dans l’ombre. Son vêtement, ensuite,
retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis, et s’étalait
jusqu’à terre. Quand Léon parfois sentait la semelle de sa botte poser
dessus, il s’écartait, comme s’il eût marché sur quelqu’un.
Madame Bovary
Chapitre IV 105
Lorsque la partie de cartes était finie, l’apothicaire et le médecin jouaient
aux dominos, et Emma changeant de place, s’accoudait sur la table, à
feuilleter l’Illustration. Elle avait apporté son journal de modes. Léon se
mettait près d’elle ; ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient
au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; Léon les
déclamait d’une voix traînante et qu’il faisait expirer soigneusement aux
passages d’amour. Mais le bruit des dominos le contrariait ; M. Homais y
était fort, il battait Charles à plein double−six. Puis, les trois cen−taines
terminées, ils s’allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas à
s’endormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la théière était vide ; Léon
lisait encore. Emma l’écoutait, en faisant tourner machinalement
l’abat−jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des
voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s’arrêtait,
désignant d’un geste son auditoire endormi, alors ils se parlaient à voix
basse, et la conversation qu’ils avaient leur semblait plus douce, parce
qu’elle n’était pas entendue.
Ainsi s’établit entre eux une sorte d’association, un commerce continuel de
livres et de romances ; M. Bovary, peu jaloux, ne s’en étonnait pas.
Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute mar−quetée de
chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu. C’était une attention du clerc. Il
en avait bien d’autres, jusqu’à lui faire, à Rouen, ses commissions ; et le
livre d’un romancier ayant mis à la mode la manie des plantes grasses,
Léon en achetait pour Ma−dame, qu’il rapportait sur ses genoux, dans
l’Hirondelle, tout en se piquant les doigts à leurs poils durs.
Elle fit ajuster, contre sa croisée, une planchette à balustrade pour tenir ses
potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu ; ils s’apercevaient
soignant leurs fleurs à leur fenêtre.
Parmi les fenêtres du village, il y en avait une encore plus souvent
occupée ; car, le dimanche, depuis le matin jusqu’à la nuit, et chaque
après−midi, si le temps était clair, on voyait à la lucarne d’un grenier le
profil maigre de M. Binet penché sur son tour, dont le ronflement
monotone s’entendait jusqu’au Lion d’or
Madame Bovary
Chapitre IV 106
Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis de velours et de
laine avec des feuillages sur fond pâle, il appela madame Homais, M
Homais, Justin, les enfants, la cuisinière, il en parla à son patron ; tout le
monde désira connaître ce tapis ; pourquoi la femme du médecin
faisait−elle au clerc des générosités ?
Cela parut drôle, et l’on pensa définitivement qu’elle devait être sa bonne
amie.
Il le donnait à croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses charmes et
de son esprit, si bien que Binet lui répondit une fois fort brutalement :
– Que m’importe, à moi, puisque je ne suis pas de sa société !
Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration ; et,
toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte d’être si
pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs. Puis il prenait des
décisions énergiques ; il écrivait des lettres qu’il déchirait, s’ajournait à des
époques qu’il reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de
tout oser ; mais cette résolution l’abandonnait bien vite en la présence
d’Emma, et, quand Charles, survenant, l’invitait à monter dans son boc
pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt,
saluait Madame et s’en allait. Son mari, n’était−ce pas quelque chose
d’elle ?
Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait.
L’amour, croyait−elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et
des fulgurations, – ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse,
arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l’abîme le cœur
entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des
lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa
sécurité, lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans le mur.
Madame Bovary
Chapitre IV 107
Chapitre V
Ce fut un dimanche de février, une après−midi qu’il neigeait.
Ils étaient tous, M et madame Bovary, Homais et M. Léon, partis voir, à
une demi−lieue d’Yonville, dans la vallée, une filature de lin que l’on
établissait. L’apothicaire avait emmené avec lui Napoléon et Athalie, pour
leur faire faire de l’exercice, et Justin les accompagnait, portant des
parapluies sur son épaule.
Rien pourtant n’était moins curieux que cette curiosité Un grand espace de
terrain vide, où se trouvaient pêle−mêle, entre des tas de sable et de
cailloux, quelques roues d’engrenage déjà rouillées, entourait un long
bâtiment quadrangulaire que perçaient quantité de petites fenêtres. Il
n’était pas achevé d’être bâti, et l’on voyait le ciel à travers les lambourdes
de la toiture. Attaché à la poutrelle du pignon, un bouquet de paille
entremêlé d’épis faisait claquer au vent ses rubans tricolores.
Homais parlait. Il expliquait à la compagnie l’importance future de cet
établissement, supputait la force des planchers, l’épaisseur des murailles, et
regrettait beaucoup de n’avoir pas de canne métrique, comme M. Binet en
possédait une pour son usage particulier.
Emma, qui lui donnait le bras, s’appuyait un peu sur son épaule, et elle
regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur
éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette
enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui
ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos
tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute
la platitude du personnage.
Pendant qu’elle le considérait, goûtant ainsi dans son irritation une sorte de
Chapitre V 108
volupté dépravée, Léon s’avança d’un pas. Le froid qui le pâlissait
semblait déposer sur sa figure une langueur plus douce ; entre sa cravate et
son cou, le col de la chemise, un peu lâche, laissait voir la peau ; un bout
d’oreille dépassait sous une mèche de cheveux, et son grand œil bleu, levé
vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des
montagnes où le ciel se mire.
– Malheureux ! s’écria tout à coup l’apothicaire.
Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tas de chaux pour
peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on l’accablait, Napoléon
se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses
chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu un couteau ; Charles
offrit le sien.
– Ah ! se dit−elle, il porte un couteau dans sa poche, comme un paysan !
Le givre tombait ; et l’on s’en retourna vers Yonville.
Madame Bovary, le soir, n’alla pas chez ses voisins, et, quand Charles fut
parti, lorsqu’elle se sentit seule, le parallèle recommença dans la netteté
d’une sensation presque immédiate et avec cet allongement de perspective
que le souvenir donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui
brûlait, elle voyait encore, comme là−bas, Léon debout, faisant plier d’une
main sa badine et tenant de l’autre Athalie, qui suçait tranquillement un
morceau de glace. Elle le trouvait charmant ; elle ne pouvait s’en détacher ;
elle se rappela ses autres attitudes en d’autres jours, des phrases qu’il avait
dites, le son de sa voix, toute sa personne ; et elle répétait, en avançant ses
lèvres comme pour un baiser :
– Oui, charmant ! charmant !… N’aime−t−il pas ? se demanda−t−elle. Qui
donc ?… mais c’est moi !
Toutes les preuves à la fois s’en étalèrent, son cœur bondit. La flamme de
la cheminée faisait trembler au plafond une clarté joyeuse ; elle se tourna
sur le dos en s’étirant les bras.
Madame Bovary
Chapitre V 109
Alors commença l’éternelle lamentation : « Oh ! si le ciel l’avait voulu !
Pourquoi n’est−ce pas ? Qui empêchait donc ?… »
Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut l’air de s’éveiller, et, comme il fit
du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine ; puis demanda
nonchalamment ce qui s’était passé dans la soirée.
– M. Léon, dit−il, est remonté de bonne heure.
Elle ne put s’empêcher de sourire, et elle s’endormit l’âme remplie d’un
enchantement nouveau.
Le lendemain, à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux,
marchand de nouveautés. C’était un homme habile que ce boutiquier,
Né Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde méridionale de
cautèle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par
une décoction de réglisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif
encore l’éclat rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce qu’il avait été
jadis : porteballe, disaient les uns, banquier à Routot, selon les autres. Ce
qu’il y a de sûr, c’est qu’il faisait, de tête, des calculs compliqués, à
effrayer Binet lui−même. Poli jusqu’à l’obséquiosité, il se tenait toujours
les reins à demi courbés, dans la position de quelqu’un qui salue ou qui
invite.
Après avoir laissé à la porte son chapeau garni d’un crêpe, il posa sur la
table un carton vert, et commença par se plaindre à Madame, avec force
civilités, d’être resté jusqu’à ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre
boutique comme la sienne n’était pas faite pour attirer une élégante ; il
appuya sur le mot. Elle n’avait pourtant, qu’à commander, et il se
chargerait de lui fournir ce qu’elle voudrait, tant en mercerie que lingerie,
bonneterie ou nouveautés ; car il allait à la ville quatre fois par mois,
régulièrement. Il était en relation avec les plus fortes maisons. On pouvait
parler de lui aux Trois Frères, à la Barbe d’or ou au Grand Sauvage, tous
ces messieurs le connaissaient comme leur poche ! Aujourd’hui donc, il
Madame Bovary
Chapitre V 110
venait montrer à Madame, en passant, différents articles qu’il se trouvait
avoir, grâce à une occasion des plus rares. Et il retira de la boîte une
demi−douzaine de cols brodés.
Madame Bovary les examina.
– Je n’ai besoin de rien, dit−elle.
Alors M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpes algériennes,
plusieurs paquets d’aiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille,
et, enfin, quatre coquetiers en coco, ciselés à jour par des forçats. Puis, les
deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchée ; il suivait, bouche
béante, le regard d’Emma, qui se promenait indécis parmi ces
marchandises. De temps à autre comme pour en chasser la poussière, il
donnait un coup d’ongle sur la soie des écharpes, dépliées, dans toute leur
longueur ; et elles frémissaient avec un bruit léger, en faisant, à la lumière
verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites étoiles, les paillettes
d’or de leur tissu.
– Combien coûtent−elles ?
–Une misère, répondit−il, une, misère ; mais rien ne presse ; quand vous
voudrez ; nous ne sommes pas des juifs !
Elle réfléchit quelques instants, et finit encore, par remercier M. Lheureux,
qui répliqua sans s’émouvoir.
– Eh bien ; nous nous entendrons plus tard ; avec les dames je me suis
toujours arrangé, si ce n’est avec la mienne, cependant !
Emma sourit.
– C’était pour vous dire, reprit−il d’un air bonhomme après sa plaisanterie,
que ce n’est pas l’argent qui m’inquiète… Je vous en donnerais, s’il le
fallait.
Madame Bovary
Chapitre V 111
Elle eut un geste de surprise.
– Ah ! fit−il vivement et à voix basse, je n’aurais pas besoin d’aller loin
pour vous en trouver ; comptez−y !
Et il se mit à demander des nouvelles du père Tellier, le maître du Café
Français, que M. Bovary soignait alors.
– Qu’est−ce qu’il a donc, le père Tellier ?… Il tousse qu’il en secoue toute
sa maison, et j’ai bien peur que prochainement il ne lui faille plutôt un
paletot de sapin qu’une camisole de flanelle ? Il a fait tant de bamboches
quand il était jeune ! Ces gens−là, madame, n’avaient pas le moindre
ordre ! il s’est calciné avec l’eau−de−vie ! Mais c’est fâcheux tout de
même de voir une connaissance s’en aller.
Et, tandis qu’il rebouclait son carton, il discourait ainsi sur la clientèle du
médecin.
– C’est le temps, sans doute, dit−il en regardant les carreaux avec une
figure rechignée, qui est la cause de ces maladies−là ! Moi aussi, je ne me
sens pas en mon assiette ; il faudra même un de ces jours que je vienne
consulter Monsieur, pour une douleur que j’ai dans le dos. Enfin, au revoir,
madame Bovary ; à votre disposition ; serviteur très humble !
Et il referma la porte doucement.
Emma se fit servir à dîner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau ;
elle fut longue à manger ; tout lui sembla bon.
– Comme j’ai été sage ! se disait−elle en songeant aux écharpes.
Elle entendit des pas dans l’escalier : c’était Léon. Elle se leva, et prit sur
la commode ; parmi des torchons à ourler, le premier de la pile. Elle
semblait fort occupée quand il parut.
La conversation fut languissante, madame Bovary l’abandonnant à chaque
Madame Bovary
Chapitre V 112
minute, tandis qu’il demeurait lui−même comme tout embarrassé. Assis
sur une chaise basse, près de la cheminée, il faisait tourner dans ses doigts
l’étui d’ivoire ; elle poussait son aiguille, ou, de temps à autre, avec son
ongle, fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas ; il se taisait, captivé
par son silence, comme il l’eût été par ses paroles.
– Pauvre garçon ! pensait−elle.
– En quoi lui déplais−je ? se demandait−il.
Léon, cependant, finit par dire qu’il devait, un de ces jours, aller à Rouen,
pour une affaire de son étude…
– Votre abonnement de musique est terminé, dois−je le reprendre ?
– Non, répondit−elle.
– Pourquoi ?
– Parce que…
Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguillée de fil gris.
Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts d’Emma semblaient s’y écorcher par
le bout ; il lui vint en tête une phrase galante, mais qu’il ne risqua pas.
– Vous l’abandonnez donc ? reprit−il.
– Quoi ? dit−elle vivement ; la musique ? Ah ! mon Dieu, oui ! n’ai−je pas
ma maison à tenir, mon mari à soigner, mille choses enfin, bien des devoirs
qui passent auparavant !
Elle regarda la pendule. Charles était en retard. Alors elle fit la soucieuse.
Deux ou trois fois même elle répéta :
Madame Bovary
Chapitre V 113
– Il est si bon !
Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse à son endroit
l’étonna d’une façon désagréable ; néanmoins il continua son éloge, qu’il
entendait faire à chacun, disait−il, et surtout au pharmacien.
– Ah ! c’est un brave homme, reprit Emma.
– Certes, reprit le clerc :
Et il se mit à parler de madame Homais, dont la tenue fort négligée leur
apprêtait à rire ordinairement.
– Qu’est−ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonne mère de famille
ne s’inquiète pas de sa toilette.
Puis elle retomba dans son silence.
Il en fut de même les jours suivants ; ses discours, ses manières, tout
changea. On la vit prendre à cœur son ménage, retourner à l’église
régulièrement et tenir sa servante avec plus de sévérité.
Elle retira Berthe de nourrice. Félicité l’amenait quand il venait des visites,
et madame Bovary la déshabillait afin de faire voir ses membres. Elle
déclarait adorer les enfants ; c’était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle
accompagnait ses caresses d’expansions lyriques, qui, à d’autres qu’à des
Yonvillais, eussent rappelé la Sachette de Notre−Dame de Paris.
Quand Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres ses pantoufles à
chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses
chemises de boutons, et même il y avait plaisir à considérer dans l’armoire
tous les bonnets de coton rangés par piles égales. Elle ne rechignait plus,
comme autrefois, à faire des tours dans le jardin ; ce qu’il proposait était
toujours consenti, bien qu’elle ne devinât pas les volontés auxquelles elle
se soumettait sans un murmure ; – et lorsque Léon le voyait au coin du feu,
après le dîner, les deux mains sur son ventre, les deux pieds sur les
Madame Bovary
Chapitre V 114
chenets, la joue rougie par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec
l’enfant qui se traînait sur le tapis, et cette femme à taille mince qui
par−dessus le dossier du fauteuil venait le baiser au front :
– Quelle folie ! se disait−il, et comment arriver jusqu’à elle ?
Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espérance, même
la plus vague, l’abandonna.
Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditions extraordinaires.
Elle se dégagea, pour lui, des qualités charnelles dont il n’avait rien à
obtenir ; et elle alla, dans son cœur, montant toujours et s’en détachant, à la
manière magnifique d’une apothéose qui s’envole. C’était un de ces
sentiments purs qui n’embarrassent pas l’exercice de la vie, que l’on
cultive parce qu’ils sont rares ; et dont la perte affligerait plus que la
possession n’est réjouissante.
Emma maigrit, ses joues pâlirent, sa figure s’allongea. Avec ses bandeaux
noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarche d’oiseau, et toujours
silencieuse maintenant, ne semblait−elle pas traverser l’existence en y
touchant à peine, et porter au front la vague empreinte de quelque
prédestination sublime ? Elle était si triste et si calme, si douce à la fois et
si réservée, que l’on se sentait près d’elle pris par un charme glacial,
comme l’on frissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé au
froid des marbres. Les autres même n’échappaient point à cette séduction.
Le pharmacien disait :
– C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans
une sous−préfecture.
Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les
pauvres sa charité.
Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis
droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en
Madame Bovary
Chapitre V 115
racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon, et elle
recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l’aise se délecter en son
image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation.
Emma palpitait au bruit de ses pas ; puis, en sa présence, l’émotion
tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se
finissait en tristesse.
Léon ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle désespéré, qu’elle se levait
derrière lui afin de le voir dans la rue. Elle s’inquiétait de ses démarches,
elle épiait son visage ; elle inventa toute une histoire pour trouver prétexte
à visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse
de dormir sous le même toit ; et ses pensées continuellement s’abattaient
sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’or qui venaient tremper là,
dans les gouttières, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus
Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût
pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât ; et elle
imaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité.
Ce qui la retenait, sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur
aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussé trop loin, qu’il n’était plus
temps, que tout était perdu. Puis l’orgueil, la joie de se dire : « je suis
vertueuse », et de se regarder dans la glace en prenant des poses résignées,
la consolait un peu du sacrifice qu’elle croyait faire.
Alors, les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les mélancolies de
la passion, tout se confondit dans une même souffrance ; – et, au lieu d’en
détourner sa pensée ; elle l’y attachait davantage, s’excitant à la douleur et
en cherchant partout les occasions. Elle s’irritait d’un plat mal servi ou
d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du
bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.
Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son
supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une
insulte imbécile, et sa sécurité, là−dessus, de l’ingratitude. Pour qui donc
était−elle sage ? N’était−il pas, lui, obstacle à toute félicité, la cause de
toute misère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la
Madame Bovary
Chapitre V 116
bouclait de tous côtés ?
Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses
ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’à l’augmenter ; car
cette peine inutile s’ajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait
encore plus à l’écartement. Sa propre douceur à elle−même lui donnait des
rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses,
la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que
Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, s’en venger. Elle
s’étonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée ; et
il fallait continuer à sourire, s’entendre répéter qu’elle était heureuse, faire
semblant de l’être, le laisser croire !
Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la
prenaient de s’enfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une
destinée nouvelle ; mais aussitôt il s’ouvrait dans son âme un gouffre
vague, plein d’obscurité.
– D’ailleurs, il ne m’aime plus, pensait−elle ; que devenir ? quel secours
attendre, quelle consolation, quel allégement ?
Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basse et avec des
larmes qui coulaient.
– Pourquoi ne point le dire à Monsieur ? lui demandait la domestique,
lorsqu’elle entrait pendant ces crises.
– Ce sont les nerfs, répondait Emma ; ne lui en parle pas, tu l’affligerais.
– Ah ! oui, reprenait Félicité, vous êtes justement comme la Guérine, la
fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que j’ai connue à Dieppe, avant
de venir chez vous. Elle était si triste, si triste, qu’à la voir debout sur le
seuil de sa maison, elle vous faisait l’effet d’un drap d’enterrement tendu
devant la porte. Son mal, à ce qu’il paraît, était une manière de brouillard
qu’elle avait dans la tête, et les médecins n’y pouvaient rien, ni le curé non
plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait toute seule sur le bord de
Madame Bovary
Chapitre V 117
la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent
la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son
mariage, ça lui a passé, dit−on.
– Mais, moi, reprenait Emma, c’est après le mariage que ça m’est venu.
Madame Bovary
Chapitre V 118
Chapitre VI
Un soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord, elle venait de
regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout à
coup sonner l’Angelus.
On était au commencement d’avril, quand les primevères sont écloses ; un
vent tiède se roule sur les plates−bandes labourées, et les jardins, comme
des femmes, semblent faire leur toilette pour les fêtes de l’été. Par les
barreaux de la tonnelle et au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la
prairie, où elle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur
du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours
d’une teinte violette, plus pâle et plus transparente qu’une gaze subtile
arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on
n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements ; et la cloche, sonnant
toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique.
À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux
souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers,
qui dépassaient sur l’autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à
colonnettes. Elle aurait voulu, comme autrefois, être encore confondue
dans la longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir ça et là les
capuchons rai−des des bonnes sœurs inclinées sur leur prie−Dieu ; le
dimanche, à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le doux
visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l’encens qui montait.
Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnée,
comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête ; et ce fut sans en
avoir conscience qu’elle s’achemina vers l’église, disposée à n’importe
quelle dévotion, pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence
entière y disparût.
Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui s’en revenait ; car, pour ne
Chapitre VI 119
pas rogner la journée, il préférait interrompre sa besogne puis la reprendre,
si bien qu’il tintait l’Angelus selon sa commodité. D’ailleurs, la sonnerie,
faite plus tôt, avertissait les gamins de l’heure du catéchisme.
Déjà quelques−uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient aux billes sur les
dalles du cimetière. D’autres, à califourchon sur le mur, agitaient leurs
jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussées entre la
petite enceinte et les dernières tombes. C’était la seule place qui fût verte ;
tout le reste n’était que pierres, et couvert continuellement d’une poudre
fine, malgré le balai de la sacristie.
Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet fait pour eux,
et on entendait les éclats de leurs voix à travers le bourdonnement de la
cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui, tombant
des hauteurs du clocher, traînait à terre par le bout. Des hirondelles
passaient en poussant de petits cris, coupaient l’air au tranchant de leur vol,
et rentraient vite dans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond
de l’église, une lampe brûlait, c’est−à−dire une mèche de veilleuse dans un
verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui
tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et
rendait plus sombres encore les bas−côtés et les angles.
– Où est le curé ? demanda madame Bovary à un jeune garçon qui
s’amusait à secouer le tourniquet dans son trou trop lâche.
– Il va venir, répondit−il.
En effet, la porte du presbytère grinça, l’abbé Bournisien parut ; les
enfants, pêle−mêle, s’enfuirent dans l’église.
– Ces polissons−là ! murmura l’ecclésiastique, toujours les mêmes !
Et, ramassant un catéchisme en lambeaux qu’il venait de heurter avec son
pied :
Madame Bovary
Chapitre VI 120
– Ça ne respecte rien !
Mais, dès qu’il aperçut madame Bovary :
– Excusez−moi, dit−il, je ne vous remettais pas.
Il fourra le catéchisme dans sa poche et s’arrêta, continuant à balancer
entre deux doigts la lourde clef de la sacristie.
La lueur du soleil couchant qui frappait, en plein son visage pâlissait le
lasting de sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquée par le bas. Des
taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des
petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son
rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle était semée
de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe
grisonnante. Il venait de dîner et respirait bruyamment.
– Comment vous portez−vous ? ajouta−t−il.
– Mal, répondit Emma ; je souffre.
– Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclésiastique. Ces premières chaleurs,
n’est−ce pas, vous amollissent étonnamment ? Enfin, que voulez−vous !
nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul. Mais, M. Bovary,
qu’est−ce qu’il en pense ?
– Lui ! fit−elle avec un geste de dédain.
– Quoi ! répliqua le bonhomme tout étonné, il ne vous ordonne pas
quelque chose ?
– Ah ! dit Emma, ce ne sont pas les remèdes de la terre qu’il me faudrait.
Mais le curé, de temps à autre, regardait dans l’église, où tous les gamins
agenouillés se poussaient de l’épaule, et tombaient comme des capucins de
cartes.
Madame Bovary
Chapitre VI 121
– Je voudrais savoir…, reprit−elle.
– Attends, attends, Riboudet, cria l’ecclésiastique d’une voix colère, je
m’en vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin !
Puis, se tournant vers Emma :
– C’est le fils de Boudet le charpentier ; ses parents sont à leur aise et lui
laissent faire ses fantaisies. Pourtant il apprendrait vite, s’il le voulait, car il
est plein d’esprit. Et moi quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc
Riboudet (comme la côte que l’on prend pour aller à Maromme), et je dis
même : mon Riboudet. Ah ! ah ! Mont−Riboudet ! L’autre jour, j’ai
rapporté ce mot−là à Monseigneur, qui en a ri… il a daigné en rire. – Et M.
Bovary, comment va−t−il ?
Elle semblait ne pas entendre. Il continua :
– Toujours fort occupé, sans doute ? car nous sommes certainement, lui et
moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il
est le médecin des corps, ajouta−t−il avec un rire épais, et moi, je le suis
des âmes !
Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants.
– Oui…, dit−elle, vous soulagez toutes les misères.
– Ah ! ne m’en parlez pas, madame Bovary ! Ce matin même, il a fallu que
j’aille dans le Bas−Diauville pour une vache qui avait l’enfle ; ils croyaient
que c’était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment… Mais,
pardon ! Longuermarre et Boudet ! sac à papier ! voulez−vous bien finir !
Et, d’un bond, il s’élança dans l’église.
Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le
tabouret du chantre, ouvraient le missel ; et d’autres, à pas de loup, allaient
se hasarder bientôt jusque dans le confessionnal. Mais le curé, soudain,
Madame Bovary
Chapitre VI 122
distribua sur tous une grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la
veste, il les enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavés du
chœur, fortement, comme s’il eût voulu les y planter.
– Allez, dit−il quand il fut revenu près d’Emma, et en déployant son large
mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs
sont bien à plaindre !
– Il y en a d’autres, répondit−elle.
– Assurément ! les ouvriers des villes, par exemple.
– Ce ne sont pas eux…
– Pardonnez−moi ! j’ai connu là de pauvres mères de famille, des femmes
vertueuses, je vous assure, de véritables saintes, qui manquaient même de
pain.
– Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche se tordaient en
parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain, et qui n’ont pas…
– De feu l’hiver, dit le prêtre.
– Eh ! qu’importe ?
– Comment ! qu’importe ? Il me semble, à moi, que lorsqu’on est bien
chauffé, bien nourri…, car enfin…
– Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait−elle.
– Vous vous trouvez gênée ? fit−il, en s’avançant d’un air inquiet ; c’est la
digestion, sans doute ? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un
peu de thé ; ça vous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de la
cassonade.
– Pourquoi ?
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Chapitre VI 123
Et elle avait l’air de quelqu’un qui se réveille d’un songe.
– C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’un
étourdissement vous prenait.
Puis, se ravisant :
– Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est−ce donc ? Je ne sais
plus.
– Moi ? Rien…, rien…, répétait Emma.
Et son regard, qu’elle promenait autour d’elle, s’abaissa lentement sur le
vieillard à soutane. Ils se considéraient tous les deux, face à face, sans
parler.
– Alors, madame Bovary, dit−il enfin, faites excuse, mais le devoir avant
tout, vous savez ; il faut que j’expédie mes garnements. Voilà les
premières communions qui vont venir. Nous serons encore surpris, j’en ai
peur ! Aussi, à partir de l’Ascension, je les tiens recta tous les mercredis
une heure de plus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tôt
dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l’a recommandé
lui−même par la bouche de son divin Fils… Bonne santé, madame ; mes
respects à monsieur votre mari !
Et il entra dans l’église, en faisant dès la porte une génu−flexion. Emma le
vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs, marchant à pas lourds,
la tête un peu penchée sur l’épaule, et avec ses deux mains entrouvertes,
qu’il portait en dehors.
Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statue sur un
pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé, la voix
claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient derrière
elle :
– Êtes−vous chrétien ?
Madame Bovary
Chapitre VI 124
– Oui, je suis chrétien.
– Qu’est−ce qu’un chrétien ?
– C’est celui qui, étant baptisé…, baptisé…, baptisé.
Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe, et, quand
elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil.
Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec des
ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles
et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée
était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement s’ébahissait à
ce calme des choses, tandis qu’il y avait en elle−même tant de
bouleversements. Mais, entre la fenêtre et la table à ouvrage, la petite
Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se
rapprocher de sa mère, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier.
– Laisse−moi ! dit celle−ci en l’écartant avec la main.
La petite fille bientôt revint plus près encore contre ses genoux ; et, s’y
appuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant qu’un
filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.
– Laisse−moi ! répéta la jeune femme tout irritée.
Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier.
– Eh ! laisse−moi donc ! fit−elle en la repoussant du coude.
Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre ; elle
s’y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovary se précipita pour la
relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses
forces, et elle allait commencer à se maudire, lorsque Charles parut. C’était
l’heure du dîner, il rentrait.
Madame Bovary
Chapitre VI 125
– Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille : voilà la
petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.
Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il alla chercher du
diachylum.
Madame Bovary ne descendit, pas dans la salle ; elle voulut demeurer
seule à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce qu’elle
conservait d’inquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut à elle−même
bien sotte et bien bonne de s’être troublée tout à l’heure pour si peu de
chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant,
soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes
s’arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaient voir entre
les cils deux prunelles pâles, enfoncées ; le sparadrap, collé sur sa joue, en
tirait obliquement la peau tendue.
– C’est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est laide !
Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (où il avait
été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum), il trouva sa
femme debout auprès du berceau.
– Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit−il en la baisant au front ; ne te
tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendras malade !
Il était resté longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’y fût pas montré
fort ému, M. Homais, néanmoins, s’était efforcé de le raffermir, de lui
remonter le moral.
Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient l’enfance et de
l’étourderie des domestiques. Madame Homais en savait quelque chose,
ayant encore sur la poitrine les marques d’une écuellée de braise qu’une
cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans son sarrau. Aussi ces bons
parents prenaient−ils quantité de précautions. Les couteaux jamais
Madame Bovary
Chapitre VI 126
n’étaient affilés, ni les appartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles
en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leur
indépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrière eux ; au
moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et jusqu’à plus de
quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassés.
C’était, il est vrai, une manie de madame Homais ; son époux en était
intérieurement affligé, redoutant pour les organes de l’intellect les résultats
possibles d’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire :
–Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou des Botocudos ?
Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d’interrompre la
conversation.
– J’aurais à vous entretenir, avait−il soufflé bas à l’oreille du clerc, qui se
mit à marcher devant lui dans l’escalier.
– Se douterait−il de quelque chose ? se demandait Léon. Il avait des
battements de cœur et se perdait en conjectures.
Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui−même à Rouen
quels pouvaient être les prix d’un beau daguerréotype ; c’était une surprise
sentimentale qu’il réservait à sa femme, une attention fine, son portrait en
habit noir. Mais il voulait auparavant savoir à quoi s’en tenir ; ces
démarches ne devaient pas embarrasser M. Léon, puisqu’il allait à la ville
toutes les semaines, à peu près.
Dans quel but ? Homais soupçonnait là−dessous quelque histoire de jeune
homme, une intrigue. Mais il se trompait ; Léon ne poursuivait aucune
amourette. Plus que jamais il était triste, et madame Lefrançois s’en
apercevait bien à la quantité de nourriture qu’il laissait maintenant sur son
assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binet
répliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payé par la police.
Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier ; car souvent Léon se
renversait sur sa chaise en écartant les bras, et se plaignait vaguement de
Madame Bovary
Chapitre VI 127
l’existence.
– C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur.
– Lesquelles ?
– Moi, à votre place, j’aurais un tour !
– Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc.
– Oh ! c’est vrai ! faisait l’autre en caressant sa mâchoire, avec un air de
dédain mêlé de satisfaction.
Léon était las d’aimer sans résultat ; puis il commençait à sentir cet
accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque aucun
intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne la soutient. Il était si ennuyé
d’Yonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines
maisons l’irritait à n’y pouvoir tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme
qu’il était, lui devenait complètement insupportable. Cependant, la
perspective d’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle le séduisait.
Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour
lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués avec le rire de ses
grisettes. Puisqu’il devait y terminer son droit, pourquoi ne partait−il pas ?
qui l’empêchait ? Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs : il arrangea
d’avance ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y
mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait
une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu ! Et
même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une
tête de mort et la guitare au−dessus.
La chose difficile était le consentement de sa mère ; rien pourtant ne
paraissait plus raisonnable. Son patron même l’engageait à visiter une
autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc un parti
moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen, n’en trouva
Madame Bovary
Chapitre VI 128
pas, et écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée, où il exposait les
raisons d’aller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit.
Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta
pour lui d’Yonville à Rouen, de Rouen à Yonville, des coffres, des valises,
des paquets ; et, quand Léon eut remonté sa garde−robe, fait rembourrer
ses trois fauteuils, acheté une provision de foulards, pris en un mot plus de
dispositions que pour un voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine
en semaine, jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle où on le
pressait de partir, puisqu’il désirait, avant les vacances, passer son examen.
Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homais pleura ;
Justin sanglotait ; Homais, en homme fort, dissimula son émotion ; il
voulut lui−même porter le paletot de son ami jusqu’à la grille du notaire,
qui emmenait Léon à Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le
temps de faire ses adieux à M. Bovary.
Quand il fut au haut de l’escalier, il s’arrêta, tant il se sentait hors
d’haleine. À son entrée, madame Bovary se leva vivement.
– C’est encore moi ! dit Léon.
– J’en étais sûre !
Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang lui courut sous la peau, qui se
colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusqu’au bord de sa
collerette. Elle restait debout, s’appuyant de l’épaule contre la boiserie.
– Monsieur n’est donc pas là ? reprit−il.
– Il est absent.
Elle répéta :
– Il est absent.
Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent ; et leurs pensées, confondues
Madame Bovary
Chapitre VI 129
dans la même angoisse, s’étreignaient étroitement, comme deux poitrines
palpitantes.
– Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon.
Emma descendit quelques marches, et elle appela Félicité.
Il jeta vite autour de lui un large coup d’œil qui s’étala sur les murs, les
étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout, emporter tout.
Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au bout d’une
ficelle un moulin à vent la tête en bas.
Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises.
– Adieu, pauvre enfant ! adieu, chère petite, adieu ! Et il la remit à sa mère.
– Emmenez−la, dit celle−ci.
Ils restèrent seuls.
Madame Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre un carreau ;
Léon tenait sa casquette à la main et la battait doucement le long de sa
cuisse.
– Il va pleuvoir, dit Emma.
– J’ai un manteau, répondit−il.
– Ah !
Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. La lumière y glissait
comme sur un marbre, jusqu’à la courbe des sourcils, sans que l’on pût
savoir ce qu’Emma regardait à l’horizon ni ce qu’elle pensait au fond
d’elle−même.
Madame Bovary
Chapitre VI 130
– Allons, adieu ! soupira−t−il.
Elle releva sa tête d’un mouvement brusque :
– Oui, adieu…, partez !
Ils s’avancèrent l’un vers l’autre ; il tendit la main, elle hésita.
– À l’anglaise donc, fit−elle abandonnant la sienne tout en s’efforçant de
rire.
Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout son être lui
semblait descendre dans cette paume humide.
Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrèrent encore, et il disparut.
Quand il fut sous les halles, il s’arrêta, et il se cacha derrière un pilier, afin
de contempler une dernière fois cette maison blanche avec ses quatre
jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la
chambre ; mais le rideau, se décrochant de la patère comme si personne
n’y touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond
s’étalèrent tous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plâtre. Léon
se mit à courir.
Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à côté un
homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin
causaient ensemble. On l’attendait.
– Embrassez−moi, dit l’apothicaire les larmes aux yeux. Voilà votre
paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid ! Soignez−vous !
ménagez−vous !
– Allons, Léon, en voiture ! dit le notaire.
Homais se pencha sur le garde−crotte, et d’une voix entrecoupée par les
sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes :
Madame Bovary
Chapitre VI 131
– Bon voyage !
– Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout ! Ils partirent, et Homais
s’en retourna.
Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elle regardait les
nuages.
Ils s’amoncelaient au couchant du côté de Rouen, et roulaient vite leurs
volutes noires, d’où dépassaient par derrière les grandes lignes du soleil,
comme les flèches d’or d’un trophée suspendu, tandis que le reste du ciel
vide avait la blancheur d’une porcelaine. Mais une rafale de vent fit se
courber les peupliers, et tout à coup la pluie tomba ; elle crépitait sur les
feuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, des moineaux
battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques d’eau sur le
sable emportaient en s’écoulant les fleurs roses d’un acacia.
– Ah ! qu’il doit être loin déjà ! pensa−t−elle.
M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie, pendant le
dîner.
– Eh bien, dit−il en s’asseyant, nous avons donc tantôt embarqué notre
jeune homme ?
– Il paraît ! répondit le médecin.
Puis, se tournant sur sa chaise :
– Et quoi de neuf chez vous ?
– Pas grand−chose. Ma femme, seulement, a été, cette après−midi, un peu
émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble ! la mienne surtout ! Et
l’on aurait tort de se révolter là contre, puisque leur organisation nerveuse
est beaucoup plus malléable que la nôtre.
Madame Bovary
Chapitre VI 132
– Ce pauvre Léon ! disait Charles, comment va−t−il vivre à Paris ?… S’y
accoutumera−t−il ?
Madame Bovary soupira.
– Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines
chez le traiteur ! les bals masqués ! le champagne ! tout cela va rouler, je
vous assure.
– Je ne crois pas qu’il se dérange, objecta Bovary.
– Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre
les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie
que mènent ces farceurs−là, dans le quartier Latin, avec les actrices ! Du
reste, les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu qu’ils aient quelque
talent d’agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y a même
des dames du faubourg Saint−Germain qui en deviennent amoureuses, ce
qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de très beaux mariages.
– Mais, dit le médecin, j’ai peur pour lui que… là−bas…
– Vous avez raison, interrompit l’apothicaire, c’est le revers de la
médaille ! et l’on y est obligé continuellement d’avoir la main posée sur
son gousset. Ainsi, vous êtes dans un jardin public, je suppose ; un quidam
se présente, bien mis, décoré même, et qu’on prendrait pour un diplomate ;
il vous aborde ; vous causez ; il s’insinue, vous offre une prise ou vous
ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; il vous mène au café,
vous invite à venir dans sa maison de campagne, vous fait faire, entre deux
vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois quarts du temps ce n’est
que pour flibuster votre bourse ou vous entraîner en des démarches
pernicieuses.
– C’est vrai, répondit Charles ; mais je pensais surtout aux maladies, à la
fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque les étudiants de la province.
Emma tressaillit.
Madame Bovary
Chapitre VI 133
– À cause du changement de régime, continua le pharmacien, et de la
perturbation qui en résulte dans l’économie générale. Et puis, l’eau de
Paris, voyez−vous ! les mets de restaurateurs, toutes ces nourritures
épicées finissent par vous échauffer le sang et ne valent pas, quoi qu’on en
dise, un bon pot−au−feu. J’ai toujours, quant à moi, préféré la cuisine
bourgeoise : c’est plus sain ! Aussi, lorsque j’étudiais à Rouen la
pharmacie, je m’étais mis en pension dans une pension ; je mangeais avec
les professeurs.
Et il continua donc à exposer ses opinions générales et ses sympathies
personnelles, jusqu’au moment où Justin vint le chercher pour un lait de
poule qu’il fallait faire.
– Pas un instant de répit ! s’écria−t−il, toujours à la chaîne ! Je ne peux
sortir une minute ! Il faut, comme un cheval de labour, être à suer sang et
eau ! Quel collier de misère !
Puis, quand il fut sur la porte :
– À propos, dit−il, savez−vous la nouvelle ?
– Quoi donc ?
– C’est qu’il est fort probable, reprit Homais en dressant ses sourcils et en
prenant une figure des plus sérieuses, que les comices agricoles de la
Seine−Inférieure se tiendront cette année à Yonville−l’Abbaye. Le bruit,
du moins, en circule. Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce
serait pour notre arrondissement de la dernière importance ! Mais nous en
causerons plus tard. J’y vois, je vous remercie ; Justin a la lanterne.
Madame Bovary
Chapitre VI 134
Chapitre VII
Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut
enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur
l’extérieur des choses, et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des
hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les châteaux
abandonnés. C’était cette rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus, la
lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin
que vous apportent l’interruption de tout mouvement accoutumé, la
cessation brusque d’une vibration prolongée.
Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient
dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un désespoir engourdi. Léon
réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague ; quoiqu’il fût
séparé d’elle, il ne l’avait pas quittée, il était là, et les murailles de la
maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa vue de ce
tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il s’était assis. La rivière
coulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long de la berge
glissante. Ils s’y étaient promenés bien des fois, à ce même murmure des
ondes, sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient
eus ! quelles bonnes après−midi, seuls, à l’ombre, dans le fond du jardin !
Il lisait tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs ; le vent
frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la
tonnelle… Ah ! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir
possible d’une félicité ! Comment n’avait−elle pas saisi ce bonheur−là,
quand il se présentait ! Pourquoi ne l’avoir pas retenu à deux mains, à deux
genoux, quand il voulait s’enfuir ? Et elle se maudit de n’avoir pas aimé
Léon ; elle eut soif de ses lèvres. L’envie la prit de courir le rejoindre, de
se jeter dans ses bras, de lui dire : « C’est moi, je suis à toi ! » Mais Emma
s’embarrassait d’avance aux difficultés de l’entreprise, et ses désirs,
s’augmentant d’un regret, n’en devenaient que plus actifs.
Chapitre VII 135
Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui ; il y
pétillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs
abandonné sur la neige. Elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre,
elle remuait délicatement ce foyer près de s’éteindre, elle allait cherchant
tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; et les réminiscences
les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce qu’elle
éprouvait avec ce qu’elle imaginait, ses envies de volupté qui se
dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des
branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, la litière
domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à
réchauffer sa tristesse.
Cependant les flammes s’apaisèrent, soit que la provision d’elle−même
s’épuisât, ou que l’entassement fût trop considérable. L’amour, peu à peu,
s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffa sous l’habitude ; et cette lueur
d’incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus d’ombre et
s’effaça par degrés. Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit
même les répugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les
brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse ; mais, comme
l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusqu’aux
cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous
côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la
traversait.
Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle s’estimait à
présent beaucoup plus malheureuse : car elle avait l’expérience du chagrin,
avec la certitude qu’il ne finirait pas.
Une femme qui s’était imposé de si grands sacrifices pouvait bien se passer
des fantaisies. Elle s’acheta un prie−Dieu gothique, et elle dépensa en un
mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles ; elle écrivit à
Rouen, afin d’avoir une robe en cachemire bleu ; elle choisit chez
Lheureux la plus belle de ses écharpes ; elle se la nouait à la taille
par−dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermés, avec un livre à la
main, elle restait étendue sur un canapé dans cet accoutrement.
Madame Bovary
Chapitre VII 136
Souvent, elle variait sa coiffure : elle se mettait à la chinoise, en boucles
molles, en nattes tressées ; elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula
ses cheveux en dessous, comme un homme.
Elle voulut apprendre l’italien : elle acheta des dictionnaires, une
grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures
sérieuses, de l’histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se
réveillait en sursaut, croyant qu’on venait le chercher pour un malade :
– J’y vais, balbutiait−il.
Et c’était le bruit d’une allumette qu’Emma frottait afin de rallumer la
lampe. Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes
commencées encombraient son armoire ; elle les prenait, les quittait,
passait à d’autres.
Elle avait des accès, où on l’eût poussée facilement à des extravagances.
Elle soutint un jour, contre son mari, qu’elle boirait bien un grand
demi−verre d’eau−de−vie, et, comme Charles eut la bêtise de l’en défier,
elle avala l’eau−de−vie jusqu’au bout.
Malgré ses airs évaporés (c’était le mot des bourgeoises d’Yonville),
Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et, d’habitude, elle gardait aux
coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des
vieilles filles et celle des ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche
comme du linge ; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous
regardaient d’une manière vague. Pour s’être découvert trois cheveux gris
sur les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse.
Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même, elle eut un
crachement de sang, et, comme Charles s’empressait, laissant apercevoir
son inquiétude :
– Ah bah ! répondit−elle, qu’est−ce que cela fait ?
Charles s’alla réfugier dans son cabinet ; et il pleura, les deux coudes sur la
Madame Bovary
Chapitre VII 137
table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique.
Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de
longues conférences au sujet d’Emma.
À quoi se résoudre ? que faire, puisqu’elle se refusait à tout traitement ?
– Sais−tu ce qu’il faudrait à ta femme ? reprenait la mère Bovary. Ce
seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels ! Si elle était
comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces
vapeurs−là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête,
et du désœuvrement où elle vit.
– Pourtant elle s’occupe, disait Charles.
– Ah ! elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres,
des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des
prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon
pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par
tourner mal.
Donc, il fut résolu que l’on empêcherait Emma de lire des romans.
L’entreprise ne semblait point facile.
La bonne dame s’en chargea : elle devait quand elle passerait par Rouen,
aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu’Emma
cessait ses abonnements. N’aurait−on pas le droit d’avertir la police, si le
libraire persistait quand même dans son métier d’empoisonneur ?
Les adieux de la belle−mère et de la bru furent secs. Pendant les trois
semaines qu’elles étaient restées ensemble, elles n’avaient pas échangé
quatre paroles, à part les informations et compliments quand elles se
rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au lit.
Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à
Madame Bovary
Chapitre VII 138
Yonville.
La Place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes qui,
toutes à cul et les brancards en l’air, s’étendaient le long des maisons
depuis l’église, jusqu’à l’auberge. De l’autre côté, il y avait des baraques
de toile où l’on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine,
avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le
bout s’envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s’étalait par terre,
entre les pyramides d’œufs et les bannettes de fromages, d’où sortaient des
pailles gluantes ; près des machines à blé, des poules qui gloussaient dans
des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. La foule,
s’encombrant au même endroit sans en vouloir bouger, menaçait
quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne
désemplissait pas et l’on s’y poussait, moins pour acheter des médicaments
que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du
sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait
fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin
que tous les médecins.
Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s’y mettait souvent : la fenêtre, en
province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s’amusait à
considérer la cohue des rustres, lorsqu’elle aperçut un monsieur vêtu d’une
redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiqu’il fût
chaussé de fortes guêtres ; et il se dirigeait vers la maison du médecin,
suivi d’un paysan marchant la tête basse d’un air tout réfléchi.
– Puis−je voir Monsieur ? demanda−t−il à Justin, qui causait sur le seuil
avec Félicité.
Et, le prenant pour le domestique de la maison :
– Dites−lui que M. Rodolphe Boulanger de la Huchette est là.
Ce n’était point par vanité territoriale que le nouvel arrivant avait ajouté à
son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette,
en effet, était un domaine près d’Yonville, dont il venait d’acquérir le
Madame Bovary
Chapitre VII 139
château, avec deux fermes qu’il cultivait lui−même, sans trop se gêner
cependant. Il vivait, en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille
livres de rentes !
Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme, qui
voulait être saigné parce qu’il éprouvait des fourmis le long du corps.
– Ça me purgera, objectait−il à tous les raisonnements.
Bovary commanda donc d’apporter une bande et une cuvette, et pria Justin
de la soutenir. Puis, s’adressant au villageois déjà blême :
– N’ayez point peur, mon brave.
– Non, non, répondit l’autre, marchez toujours !
Et, d’un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la lancette,
le sang jaillit et alla s’éclabousser contre la glace.
– Approche le vase ! exclama Charles.
– Guête ! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule !
Comme j’ai le sang rouge ! ce doit être bon signe, n’est−ce pas ?
– Quelquefois, reprit l’officier de santé, l’on n’éprouve rien au
commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement chez
les gens bien constitués, comme celui−ci.
Le campagnard, à ces mots, lâcha l’étui qu’il tournait entre ses doigts. Une
saccade de ses épaules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau
tomba.
– Je m’en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine.
La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin ; ses genoux
Madame Bovary
Chapitre VII 140
chancelèrent, il devint pâle.
– Ma femme ! ma femme ! appela Charles.
D’un bond, elle descendit l’escalier.
– Du vinaigre ! cria−t−il. Ah ! mon Dieu, deux à la fois !
Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.
– Ce n’est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis qu’il
prenait Justin entre ses bras.
Et il l’assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille.
Madame Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait un nœud aux
cordons de la chemise ; elle resta quelques minutes à remuer ses doigts
légers dans le cou du jeune garçon ; ensuite elle versa du vinaigre sur son
mouchoir de batiste ; elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle
soufflait dessus, délicatement.
Le charretier se réveilla ; mais la syncope de Justin durait encore, et ses
prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs
bleues dans du lait.
– Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela.
Madame Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le
mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe (c’était une robe d’été à
quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe), sa robe
s’évasa autour d’elle sur les carreaux de la salle ; – et, comme Emma,
baissée ; chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l’étoffe se
crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle
alla prendre une carafe d’eau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre
lorsque le pharmacien arriva. La servante l’avait été chercher dans
l’algarade ; en apercevant son élève les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis,
Madame Bovary
Chapitre VII 141
tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas.
– Sot ! disait−il ; petit sot, vraiment ! sot en trois lettres ! Grand−chose,
après tout, qu’une phlébotomie ! et un gaillard qui n’a peur de rien ! une
espèce d’écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix à des
hauteurs vertigineuses. Ah ! oui, parle, vante−toi ! voilà de belles
dispositions à exercer plus tard la pharmacie ; car tu peux te trouver appelé
en des circonstances graves, par−devant les tribunaux, afin d’y éclairer la
conscience des magistrats ; et il faudra pourtant garder son sang−froid,
raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbécile !
Justin ne répondait pas. L’apothicaire continuait :
– Qui t’a prié de venir ? Tu importunes toujours monsieur et madame ! Les
mercredis, d’ailleurs, ta présence m’est plus indispensable. Il y a
maintenant vingt personnes à la maison. J’ai tout quitté à cause de l’intérêt
que je te porte. Allons, va−t’en ! cours ! attends−moi, et surveille les
bocaux !
Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l’on causa quelque peu des
évanouissements. Madame Bovary n’en avait jamais eu.
– C’est extraordinaire pour une dame ! dit M. Boulanger. Du reste, il y a
des gens bien délicats. Ainsi j’ai vu, dans une rencontre, un témoin perdre
connaissance rien qu’au bruit des pistolets que l’on chargeait.
– Moi, dit l’apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout ;
mais l’idée seulement du mien qui coule suffirait à me causer des
défaillances, si j’y réfléchissais trop.
Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l’engageant à se
tranquilliser l’esprit, puisque sa fantaisie était passée.
– Elle m’a procuré l’avantage de votre connaissance, ajouta−t−il.
Et il regardait Emma durant cette phrase.
Madame Bovary
Chapitre VII 142
Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, salua négligemment et
s’en alla.
Il fut bientôt de l’autre côté de la rivière (c’était son chemin pour s’en
retourner à la Huchette) ; et Emma l’aperçut dans la prairie, qui marchait
sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre, comme quelqu’un qui
réfléchit.
– Elle est fort gentille ! se disait−il ; elle est fort gentille, cette femme du
médecin ! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure
comme une Parisienne. D’où diable sort−elle ? Où donc l’a−t−il trouvée,
ce gros garçon−là ?
M. Rodolphe Boulanger avait trente−quatre ans ; il était de tempérament
brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les
femmes, et s’y connaissant bien. Celle−là lui avait paru jolie ; il y rêvait
donc, et à son mari.
– Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Il porte des ongles
sales et une barbe de trois jours. Tandis qu’il trottine à ses malades, elle
reste à ravauder des chaussettes. Et on s’ennuie ! on voudrait habiter la
ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille après
l’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine. Avec trois
mots de galanterie, cela vous adorerait ; j’en suis sûr ! ce serait tendre !
charmant !… Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite ?
Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent, par
contraste, songer à sa maîtresse. C’était une comédienne de Rouen, qu’il
entretenait ; et, quand il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en
souvenir même, des rassasiements :
– Ah ! madame Bovary, pensa−t−il, est bien plus jolie qu’elle, plus fraîche
surtout. Virginie, décidément, commence à devenir trop grosse. Elle est si
fastidieuse avec ses joies. Et, d’ailleurs, quelle manie de salicoques !
Madame Bovary
Chapitre VII 143
La campagne était déserte, et Rodolphe n’entendait autour de lui que le
battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des
grillons tapis au loin sous les avoines ; il revoyait Emma dans la salle,
habillée comme il l’avait vue, et il la déshabillait.
– Oh ! je l’aurai ! s’écria−t−il en écrasant, d’un coup de bâton, une motte
de terre devant lui.
Et aussitôt il examina la partie politique de l’entreprise. Il se demandait :
– Où se rencontrer ? par quel moyen ? On aura continuellement le marmot
sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries
considérables. Ah bah ! dit−il, on y perd trop de temps !
Puis il recommença :
– C’est qu’elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme des vrilles. Et
ce teint pâle !… Moi, qui adore les femmes pâles !
Au haut de la côte d’Argueil, sa résolution était prise
– Il n’y a plus qu’à chercher les occasions. Eh bien, j’y passerai
quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille ; je me ferai saigner,
s’il le faut ; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi… Ah !
parbleu ! ajouta−t−il, voilà les comices bientôt ; elle y sera, je la verrai.
Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sûr.
Madame Bovary
Chapitre VII 144
Chapitre VIII
Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la solennité,
tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs ; on avait
enguirlandé de lierres le fronton de la mairie ; une tente dans un pré était
dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espèce
de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des
cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à
Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le
capitaine. Il portait ce jour−là un col encore plus haut que de coutume ; et,
sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la
partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes,
qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement.
Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et
l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs
hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges
et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait !
Jamais il n’y avait eu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois,
dès la veille, avaient lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient
aux fenêtres entrouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par le beau
temps qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de
couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et
relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes
et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en
descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur
robe retroussée de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de
ménager leurs chapeaux, gardaient par−dessus des mouchoirs de poche,
dont ils tenaient un angle entre les dents.
La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s’en
dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l’on entendait de temps à
Chapitre VIII 145
autre retomber le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de
fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l’on admirait surtout,
c’étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade
où s’allaient tenir les autorités ; et il y avait de plus, contre les quatre
colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit
étendard de toile verdâtre, enrichi d’inscriptions en lettres d’or. On lisait
sur l’un : « Au Commerce » ; sur l’autre : « À l’Agriculture » ; sur le
troisième : « À l’Industrie » ; et sur le quatrième : « Aux Beaux−Arts ».
Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissait assombrir
madame Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine,
elle murmurait dans son menton :
– Quelle bêtise ! quelle bêtise avec leur baraque de toile ! Croient−ils que
le préfet sera bien aise de dîner là−bas, sous une tente, comme un
saltimbanque ? Ils appellent ces embarras−là, faire le bien du pays ! Ce
n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un gargotier à Neufchâtel ! Et
pour qui ? pour des vachers ! des va−nu−pieds !…
L’apothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des
souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, – un chapeau bas de
forme.
– Serviteur ! dit−il ; excusez−moi, je suis pressé.
Et comme la grosse veuve lui demanda où il allait :
– Cela vous semble drôle, n’est−ce pas ? moi qui reste toujours plus
confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage.
– Quel fromage ? fit l’aubergiste.
– Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais. Je voulais vous exprimer
seulement, madame Lefrançois, que je demeure d’habitude tout reclus chez
moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance, il faut bien que…
Madame Bovary
Chapitre VIII 146
– Ah ! vous allez là−bas ? dit−elle avec un air de dédain.
– Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire étonné ; ne fais−je point partie de la
commission consultative ?
La mère Lefrançois le considéra quelques minutes, et finit par répondre en
souriant :
– C’est autre chose ! Mais qu’est−ce que la culture vous regarde ? vous
vous y entendez donc ?
– Certainement, je m’y entends, puisque je suis pharmacien, c’est−à−dire
chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la
connaissance de l’action réciproque et moléculaire de tous les corps de la
nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son domaine !
Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse
des gaz et influence des miasmes, qu’est−ce que tout cela, je vous le
demande, si ce n’est de la chimie pure et simple ?
L’aubergiste ne répondit rien. Homais continua :
– Croyez−vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi−même labouré la
terre ou engraissé des volailles ? Mais il faut connaître plutôt la
constitution des substances dont il s’agit, les gisements géologiques, les
actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la
densité des différents corps et leur capillarité ! que sais−je ? Et il faut
posséder à fond tous ses principes d’hygiène, pour diriger, critiquer la
construction des bâtiments, le régime des animaux, l’alimentation des
domestiques ! il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique ;
pouvoir discerner les plantes, entendez−vous, quelles sont les salutaires
d’avec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives, s’il
est bon de les arracher par−ci et de les ressemer par−là, de propager les
unes, de détruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant de la science
par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin
d’indiquer les améliorations…
Madame Bovary
Chapitre VIII 147
L’aubergiste ne quittait point des yeux la porte du café Français, et le
pharmacien poursuivit :
– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins
ils écoutassent davantage les conseils de la science ! Ainsi, moi, j’ai
dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de plus de soixante et
douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi de
quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai envoyé à la Société
agronomique de Rouen ; ce qui m’a même valu l’honneur d’être reçu
parmi ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie ; eh bien, si
mon ouvrage avait été livré à la publicité…
Mais l’apothicaire s’arrêta, tant madame Lefrançois paraissait préoccupée.
– Voyez−les donc ! disait−elle, on n’y comprend rien ! une gargote
semblable !
Et, avec des haussements d’épaules qui tiraient sur sa poitrine les mailles
de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, d’où
sortaient alors des chansons.
– Du reste, il n’en a pas pour longtemps, ajouta−t−elle ; avant huit jours,
tout est fini.
Homais se recula de stupéfaction.
Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant à l’oreille :
– Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le saisir cette semaine. C’est
Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassiné de billets.
– Quelle épouvantable catastrophe ! s’écria l’apothicaire, qui avait toujours
des expressions congruentes à toutes les circonstances imaginables.
L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire, qu’elle savait par
Madame Bovary
Chapitre VIII 148
Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien qu’elle exécrât Tellier,
elle blâmait Lheureux. C’était un enjôleur, un rampant…
– Ah ! tenez, dit−elle, le voilà sous les halles ; il salue madame Bovary, qui
a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger.
– Madame Bovary ! fit Homais. Je m’empresse d’aller lui offrir mes
hommages. Peut−être qu’elle sera bien aise d’avoir une place dans
l’enceinte, sous le péristyle.
Et, sans écouter la mère Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus
long, le pharmacien s’éloigna d’un pas rapide, sourire aux lèvres et jarret
tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et
emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir,
qui flottaient au vent derrière lui.
Rodolphe, l’ayant aperçu de loin, avait pris un train rapide ; mais madame
Bovary s’essouffla ; il se ralentit donc et lui dit en souriant, d’un ton
brutal :
– C’est pour éviter ce gros homme : vous savez, l’apothicaire.
Elle lui donna un coup de coude.
– Qu’est−ce que cela signifie ? se demanda−t−il.
Et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à marcher.
Son profil était si calme, que l’on n’y devinait rien. Il se détachait en pleine
lumière, dans l’ovale de sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à
des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant
elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les
pommettes, à cause du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une
couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tête sur
l’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents blanches.
– Se moque−t−elle de moi ? songeait Rodolphe.
Madame Bovary
Chapitre VIII 149
Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement ; car M.
Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour
entrer en conversation :
– Voici une journée superbe ! tout le monde est dehors ! les vents sont à
l’est.
Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait guère, tandis
qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se rapprochait en disant : «
Plaît−il ? » et portait la main à son cha−peau.
Quand ils furent devant la maison du maréchal, au lieu de suivre la route
jusqu’à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, entraînant
madame Bovary ; il cria :
– Bonsoir, M. Lheureux ! au plaisir !
– Comme vous l’avez congédié ! dit−elle en riant.
– Pourquoi, reprit−il, se laisser envahir par les autres ? et, puisque,
aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous…
Emma rougit. Il n’acheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et
du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques marguerites étaient repoussées.
– Voici de gentilles pâquerettes, dit−il, et de quoi fournir bien des oracles à
toutes les amoureuses du pays.
Il ajouta :
– Si j’en cueillais. Qu’en pensez−vous ?
– Est−ce que vous êtes amoureux ? fit−elle en toussant un peu.
– Eh ! eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.
Madame Bovary
Chapitre VIII 150
Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec
leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se
déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas−bleus,
à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait
près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient
ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles
jusqu’à la tente du banquet.
Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns après les
autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une longue
corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément
leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ;
des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ; les vaches, un jarret replié,
étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs
paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles.
Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui
hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles,
allongeant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se
reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois ; et, sur la longue
ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un
flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes
d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin,
il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine,
et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le
tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s’avançaient d’un pas
lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. L’un
d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques
notes sur un album. C’était le président du jury : M. Derozerays de la
Panville. Sitôt qu’il reconnut Rodolphe, il s’avança vivement, et lui dit en
souriant d’un air aimable :
Madame Bovary
Chapitre VIII 151
– Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez ?
Rodolphe protesta qu’il allait venir, mais quand le président eut disparu :
– Ma foi, non, reprit−il, je n’irai pas ; votre compagnie vaut bien la sienne.
Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus à l’aise,
montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il s’arrêtait parfois
devant quelque beau sujet, que madame Bovary n’admirait guère. Il s’en
aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames d’Yonville, à
propos de leur toilette ; puis il s’excusa lui−même du négligé de la sienne.
Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le
vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la révélation d’une existence
excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours
un certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l’exaspère.
Ainsi sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du
vent, dans l’ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à
larges raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de
cuir verni. Elles étaient si vernies, que l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec
elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son
chapeau de paille mis de côté.
– D’ailleurs, ajouta−t−il, quand on habite la campagne…
– Tout est peine perdue, dit Emma.
– C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves
gens n’est capable de comprendre même la tournure d’un habit !
Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences qu’elle
étouffait, des illusions qui s’y perdaient.
– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans une tristesse…
– Vous ! fit−elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai ?
Madame Bovary
Chapitre VIII 152
– Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu du monde je sais mettre sur
mon visage un masque railleur ; et cependant que de fois, à la vue d’un
cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux
d’aller rejoindre ceux qui sont à dormir…
– Oh ! Et vos amis ? dit−elle. Vous n’y pensez pas.
– Mes amis ? lesquels donc ? en ai−je ? Qui s’inquiète de moi ?
Et il accompagna ces derniers mots d’une sorte de sifflement entre ses
lèvres.
Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de l’autre, à cause d’un grand
échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière eux. Il en était si
surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le
bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui
charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination pour
tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti
des comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel,
entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces
sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros
dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.
Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continua comme se parlant
à lui−même :
– Oui ! tant de choses m’ont manqué ! toujours seul ! Ah ! si j’avais eu un
but dans la vie, si j’eusse rencontré une affection, si j’avais trouvé
quelqu’un… Oh ! comme j’aurais dépensé toute l’énergie dont je suis
capable, j’aurais surmonté tout, brisé tout !
– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n’êtes guère à plaindre.
– Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe.
Madame Bovary
Chapitre VIII 153
– Car enfin…, reprit−elle, vous êtes libre.
Elle hésita :
– Riche.
– Ne vous moquez pas de moi, répondit−il.
Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit ;
aussitôt, on se poussa, pêle−mêle, vers le village.
C’était une fausse alerte. M. le préfet n’arrivait pas ; et les membres du
jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la
séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traîné par deux
chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc.
Binet n’eut que le temps de crier : « Aux armes ! » et le colonel de l’imiter.
On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques−uns même
oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla deviner cet
embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette,
arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où
la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant, et
marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche !
Et, après, un port d’armes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna
comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils
retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habit court à
broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet à l’occiput, ayant le
teint blafard et l’apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et
couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la
Madame Bovary
Chapitre VIII 154
multitude, en même temps qu’il levait son nez pointu et faisait sourire sa
bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le
préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ; puis il
ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l’autre
s’avoua confus ; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant
presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les
notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa
poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache,
courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases,
protestait de son dévouement à la monarchie, et de l’honneur que l’on
faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du
cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du
Lion d’or, où beaucoup de paysans s’amassèrent à regarder la voiture. Le
tambour battit, l’obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent
s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prêtés
madame Tuvache.
Tous ces gens−là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu
hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris
bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des
cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à
châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet
ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses,
en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati
reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les
colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout, ou bien
assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles
qu’il avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en
chercher d’autres dans l’église, et causait un tel encombrement par son
commerce, que l’on avait grand−peine à parvenir jusqu’au petit escalier de
l’estrade.
Madame Bovary
Chapitre VIII 155
– Moi, je trouve, dit M. Lheureux (s’adressant au pharmacien, qui passait
pour gagner sa place), que l’on aurait dû planter là deux mâts vénitiens :
avec quelque chose d’un peu sévère et de riche comme nouveautés, c’eût
été d’un fort joli coup d’œil.
– Certes, répondit Homais. Mais, que voulez−vous ! c’est le maire qui a
tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand goût, ce pauvre Tuvache, et il est
même complètement dénué de ce qui s’appelle le génie des arts.
Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au premier étage
de la mairie, dans la salle des délibérations, et, comme elle était vide, il
avait déclaré que l’on y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise.
Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque,
et, les ayant approchés de l’une des fenêtres, ils s’assirent l’un près de
l’autre.
Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements, des
pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu’il
s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à l’autre, dans la
foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus
son œil pour y mieux voir, il commença :
« Messieurs,
Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous entretenir de l’objet de cette
réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sûr, sera partagé par vous
tous), qu’il me soit permis, dis−je de rendre justice à l’administration
supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à
ce roi bien−aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou
particulière n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et
si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse,
sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le
commerce, l’agriculture et les beaux−arts. »
– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.
Madame Bovary
Chapitre VIII 156
– Pourquoi ? dit Emma.
Mais, à ce moment, la voix du Conseiller s’éleva d’un ton extraordinaire. Il
déclamait :
« Le temps n’est plus, messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos
places publiques, où le propriétaire, le négociant, l’ouvrier lui−même, en
s’endormant le soir d’un sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés
tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus
subversives sapaient audacieusement les bases… »
– C’est qu’on pourrait, reprit Rodolphe, m’apercevoir d’en bas ; puis j’en
aurais pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise
réputation…
– Oh ! vous vous calomniez, dit Emma.
– Non, non, elle est exécrable, je vous jure.
« Mais messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, écartant de mon
souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle
de notre belle patrie : qu’y vois−je ? Partout fleurissent le commerce et les
arts ; partout des voies nouvelles de communication, comme autant
d’artères nouvelles dans le corps de l’État, y établissent des rapports
nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité ; la
religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs ; nos ports sont pleins, la
confiance renaît, et enfin la France respire !… »
– Du reste, ajouta Rodolphe, peut−être, au point de vue du monde, a−t−on
raison ?
– Comment cela ? fit−elle.
– Eh quoi ! dit−il, ne savez−vous pas qu’il y a des âmes sans cesse
tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les
Madame Bovary
Chapitre VIII 157
plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans
toutes sortes de fantaisies, de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des
pays extraordinaires, et elle reprit :
– Nous n’avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes !
– Triste distraction car on n’y trouve pas le bonheur.
– Mais le trouve−t−on jamais ? demanda−t−elle.
– Oui, il se rencontre un jour, répondit−il.
« Et c’est là ce que vous avez compris, disait le Conseiller. Vous,
agriculteurs et ouvriers des campagnes ; vous, pionniers pacifiques d’une
œuvre toute de civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous
avez compris, dis−je, que les orages politiques sont encore plus
redoutables vraiment que les désordres de l’atmosphère… »
– Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on
en désespérait. Alors des horizons s’entrouvrent, c’est comme une voix qui
crie : « Le voilà ! » Vous sentez le besoin de faire à cette personne la
confidence de votre vie ; de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne
s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. (Et il la
regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant
vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y
croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots ; Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se
passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement ; puis il
la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne. Mais le
Conseiller lisait toujours :
« Et qui s’en étonnerait, messieurs ? Celui−là seul qui serait assez aveugle,
Madame Bovary
Chapitre VIII 158
assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés
d’un autre âge pour méconnaître encore l’esprit des populations agricoles.
Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de
dévouement à la cause publique, plus d’intelligence en un mot ? Et je
n’entends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement
des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modérée, qui
s’applique par−dessus toute chose à poursuivre des buts utiles, contribuant
ainsi au bien de chacun, à l’amélioration commune et au soutien des États,
fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs… »
– Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces
mots−là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de
bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux
oreilles : « Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir
ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les
conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose.
– Cependant…, cependant…, objectait madame Bovary.
– Eh non ! pourquoi déclamer contre les passions ? Ne sont−elles pas la
seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la source de l’héroïsme, de
l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin ?
– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l’opinion du monde et obéir à
sa morale.
– Ah ! c’est qu’il y en a deux, répliqua−t−il. La petite, la convenue, celle
des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas,
terre à terre, comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais
l’autre, l’éternelle, elle est tout autour et au−dessus, comme le paysage qui
nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.
M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il
reprit :
Madame Bovary
Chapitre VIII 159
« Et qu’aurais−je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de
l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre
subsistance ? N’est−ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui,
ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait
naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux
appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités,
est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le
pauvre comme pour le riche. N’est−ce pas l’agriculteur encore qui
engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les
pâturages ? Car comment nous vêtirions−nous, car comment nous
nourririons−nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est−il besoin
d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute
l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos
basses−cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches,
sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ? Mais je n’en finirais pas,
s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la
terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici,
c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, le colza ; plus
loin, les fromages ; et le lin ; messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris
dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel
j’appellerai plus particulièrement votre attention. »
Il n’avait pas besoin de l’appeler : car toutes les bouches de la multitude se
tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui,
l’écoutait en écarquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps à autre,
fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils
Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas
perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient
lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les
pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet,
immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il
entendait peut−être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière
de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du
sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et
qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard
Madame Bovary
Chapitre VIII 160
d’indienne. Il souriait là−dessous avec une douceur tout enfantine, et sa
petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de
jouissance, d’accablement et de sommeil
La place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait des gens
accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes les portes, et
Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la
contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la voix de M.
Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases,
qu’interrompait, çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on
entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou
bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En
effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque−là, et
elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue
quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.
Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il disait d’une voix basse, en
parlant vite :
– Est−ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est−il un
seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les
sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et, s’il se rencontre
enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu’elles ne puissent se
joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles
s’appelleront. Oh ! n’importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se
réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige et qu’elles sont nées
l’une pour l’autre.
Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers
Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des
petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même
elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une
mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la
Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux−là, cette odeur
de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les paupières
Madame Bovary
Chapitre VIII 161
pour la mieux respirer : Mais, dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur
sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence
l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après
soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune que
Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là−bas qu’il était
parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ; puis tout se
confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans
la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas
loin, qui allait venir … et cependant elle sentait toujours la tête de
Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses
désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils
tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son
âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la
fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle
s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure,
tandis qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de
la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases.
Il disait :
« Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les
conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquez−vous surtout à
l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races
chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous
comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main
au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et
vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun
gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles
labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez
convaincus que l’état, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous
encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et
allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! ».
M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre
discours. Le sien peut−être, ne fut point aussi fleuri que celui du
Conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif,
Madame Bovary
Chapitre VIII 162
c’est−à−dire par des connaissances plus spéciales et des considérations
plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la
religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de
l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la
civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves,
pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur
vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au
fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes ; endossé le
drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était−ce un bien, et n’y avait−il
pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ? M.
Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en
était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à
sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine
inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune
femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque
existence antérieure.
– Ainsi, nous, disait−il, pourquoi nous sommes−nous connus ? quel hasard
l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux
fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient
poussés l’un vers l’autre.
Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.
« Ensemble de bonnes cultures ! » cria le président.
– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…
« À M. Bizet, de Quincampoix. »
– Savais−je que je vous accompagnerais ?
« Soixante et dix francs ! »
– Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.
Madame Bovary
Chapitre VIII 163
« Fumiers. »
– Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie !
« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »
– Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi
complet.
« À M. Bain, de Givry−Saint−Martin ! »
– Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.
« Pour un bélier mérinos… »
– Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.
« À M. Belot, de Notre−Dame… »
– Oh ! non, n’est−ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans
votre vie ?
« Race porcine, prix ex aequo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante
francs ! »
Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante
comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit
qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle
fit un mouvement des doigts ; il s’écria :
– Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! vous
comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous
contemple !
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et,
sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent,
Madame Bovary
Chapitre VIII 164
comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent.
« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continua le président.
Il se hâtait :
« Engrais flamand, – culture du lin, – drainage, – baux à longs termes, –
services de domestiques. »
Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait
frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se
confondirent.
« Catherine−Nicaise−Élisabeth Leroux, de Sassetot−la−Guerrière, pour
cinquante−quatre ans de service dans la même ferme, une médaille
d’argent – du prix de vingt−cinq francs ! »
« Où est−elle, Catherine Leroux ? » répéta le Conseiller.
Elle ne se présentait pas, et l’on entendait des voix qui chuchotaient :
– Vas−y !
– Non.
– À gauche !
– N’aie pas peur !
– Ah ! qu’elle est bête !
– Enfin y est−elle ? s’écria Tuvache.
– Oui !… la voilà !
– Qu’elle approche donc !
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Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien
craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait
aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand
tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était
plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa
camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses.
La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les
avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales
quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à force d’avoir servi, elles
restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles−mêmes l’humble
témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité
monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri
n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait
pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait
au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée
par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la
croix d’honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant
s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et
pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces
bourgeois épanouis, ce demi−siècle de servitude.
– Approchez, vénérable Catherine−Nicaise−Élisabeth Leroux ! dit M. le
Conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des lauréats.
Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il
répétait d’un ton paternel :
– Approchez, approchez !
– Êtes−vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil.
Et il se mit là lui crier dans l’oreille :
– Cinquante−quatre ans de service ! Une médaille d’argent ! Vingt−cinq
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francs ! C’est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de
béatitude se répandit sur sa figure, et on l’entendit qui marmottait en s’en
allant :
– Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu’il me dise des messes.
– Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire.
La séance était finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours
étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les
maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux−ci frappaient les animaux,
triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte
entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la
mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, et le tambour du
bataillon qui portait un panier de bouteilles. Madame Bovary prit le bras de
Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se séparèrent devant sa porte ;
puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure du
banquet.
Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on était si tassé, que l’on avait
peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs
faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient
abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote−part. La sueur coulait
sur tous les fronts ; et une vapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve
par un matin d’automne, flottait au−dessus de la table, entre les quinquets
suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si
fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des
domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur
répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans
sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle
avait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme en un miroir
magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient
Madame Bovary
Chapitre VIII 167
le long des murs, et des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les
perspectives de l’avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle était avec son mari,
madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le
danger des fusées perdues ; et, à chaque moment, il quittait la compagnie
pour aller faire à Binet des recommandations.
Les pièces pyrotechniques envoyées à l’adresse du sieur Tuvache avaient,
par excès de précaution, été enfermées dans sa cave ; aussi la poudre
humide ne s’enflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer
un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il
partait une pauvre chandelle romaine ; alors la foule béante poussait une
clameur où se mêlait le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille
pendant l’obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre
l’épaule de Charles ; puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le
jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions
qui brûlaient.
Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles s’allumèrent. Quelques gouttes de
pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.
À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l’auberge. Son cocher, qui
était ivre, s’assoupit tout à coup ; et l’on apercevait de loin, par−dessus la
capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de
droite et de gauche selon le tangage des soupentes.
– En vérité, dit l’apothicaire, on devrait bien sévir contre l’ivresse ! Je
voudrais que l’on inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur
un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient
intoxiqués avec des alcools. D’ailleurs, sous le rapport de la statistique, on
aurait là comme des annales patentes qu’on irait au besoin… Mais
excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
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Celui−ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.
– Peut−être ne feriez−vous pas mal, lui dit Homais, d’envoyer un de vos
hommes ou d’aller vous−même…
–Laissez−moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisqu’il n’y a rien !
– Rassurez−vous, dit l’apothicaire, quand il fut revenu près de ses amis. M.
Binet m’a certifié que les mesures étaient prises. Nulle flammèche ne sera
tombée. Les pompes sont pleines. Allons dormir.
– Ma foi ! j’en ai besoin, fit madame Homais qui bâillait
considérablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour notre fête une bien
belle journée.
Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un regard tendre :
– Oh ! oui, bien belle !
Et, s’étant salués, on se tourna le dos.
Deux jours après, dans le Fanal de Rouen il y avait un grand article sur les
comices. Homais l’avait composé, de verve, dès le lendemain :
« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes ? Où courait cette foule
comme les flots d’une mer en furie, sous les torrents d’un soleil tropical
qui répandait sa chaleur sur nos guérets ? »
Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouvernement
faisait beaucoup, mais, pas assez ! « Du courage ! lui criait−il ; mille
réformes sont indispensables, accomplissons−les. » Puis, abordant l’entrée
du Conseiller, il n’oubliait point « l’air martial de notre milice », ni « nos
plus sémillantes villageoises », ni « les vieillards à tête chauve, sorte de
patriarches qui étaient là, et dont quelques−uns, débris de nos immortelles
phalanges, sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle des tambours. »
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Chapitre VIII 169
Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il rappelait,
dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un mémoire sur
le cidre à la Société d’agriculture. Quand il arrivait à la distribution des
récompenses, il dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. Le
père embrassait son fils, le frère le frère, l’époux l’épouse. Plus d’un
montrait avec orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui,
près de sa bonne ménagère, il l’aura suspendue en pleurant aux murs
discrets de sa chaumine.
« Vers six heures, un banquet, dressé dans l’herbage de M. Liégeard, a
réuni les principaux assistants de la fête. La plus grande cordialité n’a
cessé d’y régner. Divers toasts ont été portés : M. Lieuvain, au monarque !
M. Tuvache, au préfet ! M. Derozerays, à l’agriculture ! M. Homais, à
l’industrie et aux beaux−arts, ces deux sœurs ! M. Leplichey, aux
améliorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout à coup illuminé les
airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d’Opéra, et un
moment notre petite localité, a pu se croire transportée au milieu d’un rêve
des Mille et une Nuits.
« Constatons qu’aucun événement fâcheux n’est venu troubler cette
réunion de famille. »
Et il ajoutait : « On y a seulement remarqué l’absence du clergé. Sans
doute les sacristies entendent le progrès d’une autre manière. Libre à vous,
messieurs de Loyola ! »
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Chapitre IX
Six semaines s’écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut.
Il s’était dit, le lendemain des comices :
– N’y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.
Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il
avait songé qu’il était trop tard, puis il fit ce raisonnement :
– Mais, si du premier jour elle m’a aimé, elle doit, par l’impatience de me
revoir, m’aimer davantage. Continuons donc !
Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant dans la salle,
il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long
des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui
frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans la glace, entre les
découpures du polypier.
Rodolphe resta debout ; et à peine si Emma répondit à ses premières
phrases de politesse.
– Moi, dit−il, j’ai eu des affaires. J’ai été malade.
– Gravement ? s’écria−t−elle.
– Eh bien, fit Rodolphe en s’asseyant à ses côtés sur un tabouret, non !…
C’est que je n’ai pas voulu revenir.
– Pourquoi ?
Chapitre IX 171
– Vous ne devinez pas ?
Il la regarda encore une fois, mais d’une façon si violente qu’elle baissa la
tête en rougissant. Il reprit :
– Emma…
– Monsieur ! fit−elle en s’écartant un peu.
– Ah ! vous voyez bien, répliqua−t−il d’une voix mélancolique, que j’avais
raison de vouloir ne pas revenir ; car ce nom, ce nom qui remplit mon âme
et qui m’est échappé, vous me l’interdisez ! Madame Bovary !… Eh ! tout
le monde vous appelle comme ce−la !… Ce n’est pas votre nom,
d’ailleurs ; c’est le nom d’un autre !
Il répéta :
– D’un autre !
Et il se cacha la figure entre les mains.
– Oui, je pense à vous continuellement !… Votre souvenir me désespère !
Ah ! pardon !… Je vous quitte… Adieu !… J’irai loin…, si loin, que vous
n’entendrez plus parler de moi !… Et cependant…, aujourd’hui…, je ne
sais quelle force encore m’a poussé vers vous ! Car on ne lutte pas contre
le ciel, on ne résiste point au sourire des anges ! On se laisse entraîner par
ce qui est beau, charmant, adorable !
C’était la première fois qu’Emma s’entendait dire ces choses ; et son
orgueil, comme quelqu’un qui se délasse dans une étuve, s’étirait
mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.
– Mais, si je ne suis pas venu, continua−t−il, si je n’ai pu vous voir, ah ! du
moins j’ai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je
me relevais, j’arrivais jusqu’ici, je regardais votre maison, le toit qui
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brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre,
et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans
l’ombre. Ah ! vous ne saviez guère qu’il y avait là, si près et si loin, un
pauvre misérable…
Elle se tourna vers lui avec un sanglot.
– Oh ! vous êtes bon ! dit−elle.
– Non, je vous aime, voilà tout ! Vous n’en doutez pas ! Dites−le−moi ; un
mot ! un seul mot !
Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu’à terre ;
mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il
s’en aperçut, n’était pas fermée.
– Que vous seriez charitable, poursuivit−il en se relevant, de satisfaire une
fantaisie !
C’était de visiter sa maison ; il désirait la connaître ; et, madame Bovary
n’y voyant point d’inconvénient, ils se levaient tous les deux, quand
Charles entra.
– Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.
Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités, et
l’autre en profita pour se remettre un peu.
– Madame m’entretenait, fit−il donc, de sa santé…
Charles l’interrompit : il avait mille inquiétudes, en effet ; les oppressions
de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si l’exercice du
cheval ne serait pas bon.
– Certes ! excellent, parfait !… Voilà une idée ! Tu devrais la suivre.
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Chapitre IX 173
Et, comme elle objectait qu’elle n’avait point de cheval, M. Rodolphe en
offrit un ; elle refusa ses offres ; il n’insista pas ; puis, afin de motiver sa
visite, il conta que son charretier, l’homme à la saignée, éprouvait toujours
des étourdissements.
– J’y passerai, dit Bovary.
– Non, non, je vous l’enverrai ; nous viendrons, ce sera plus commode
pour vous.
– Ah ! fort bien. Je vous remercie.
Et, dès qu’ils furent seuls :
– Pourquoi n’acceptes−tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si
gracieuses ?
Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara finalement que
cela peut−être semblerait drôle.
– Ah ! je m’en moque pas mal ! dit Charles en faisant une pirouette. La
santé avant tout ! Tu as tort !
– Eh ! comment veux−tu que je monte à cheval, puisque je n’ai pas
d’amazone ?
– Il faut t’en commander une ! répondit−il.
L’amazone la décida.
Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme
était à sa disposition, et qu’ils comptaient sur sa complaisance.
Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec
deux chevaux de maître. L’un portait des pompons roses aux oreilles et
une selle de femme en peau de daim.
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Chapitre IX 174
Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle
n’en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmée, de sa
tournure, lorsqu’il apparut sur le palier avec son grand habit de velours et
sa culotte de tricot blanc. Elle était prête, elle l’attendait.
Justin s’échappa de la pharmacie pour la voir, et l’apothicaire aussi se
dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations :
– Un malheur arrive si vite ! Prenez garde ! Vos chevaux peut−être sont
fougueux !
Elle entendit du bruit au−dessus de sa tête : c’était Félicité qui
tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. L’enfant
envoya de loin un baiser ; sa mère lui répondit d’un signe avec le
pommeau de sa cravache.
– Bonne promenade ! cria M. Homais. De la prudence, surtout ! de la
prudence !
Et il agita son journal en les regardant s’éloigner.
Dès qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop. Rodolphe galopait
à côté d’elle. Par moments ils échangeaient une parole. La figure un peu
baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle s’abandonnait à la
cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.
Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes ; ils partirent ensemble, d’un
seul bond ; puis, en haut, tout à coup, les chevaux s’arrêtèrent, et son grand
voile bleu retomba.
On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard sur la
campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre le contour des
collines ; et d’autres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois,
dans un écartement des nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au
loin les toits d’Yonville, avec les jardins au bord de l’eau, les cours, les
Madame Bovary
Chapitre IX 175
murs, et le clocher de l’église. Emma fermait à demi les paupières pour
reconnaître sa maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait
semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un
immense lac pâle, s’évaporant à l’air. Les massifs d’arbres, de place en
place, saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des
peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent
remuait.
À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune circulait dans
l’atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la poudre de tabac,
amortissait le bruit des pas ; et, du bout de leurs fers, en marchant, les
chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombées.
Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se détournait de
temps à autre afin d’éviter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs
des sapins alignés, dont la succession continue l’étourdissait un peu. Les
chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait.
Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.
– Dieu nous protège ! dit Rodolphe.
– Vous croyez ? fit−elle.
– Avançons ! avançons ! reprit−il.
Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.
De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier
d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure.
D’autres fois, pour écarter les branches, il passait près d’elle, et Emma
sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles
ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en
fleurs ; et des nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres,
qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent
on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d’ailes, ou bien
Madame Bovary
Chapitre IX 176
le cri rauque et doux des corbeaux, qui s’envolaient dans les chênes.
Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la
mousse, entre les ornières.
Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portât relevée par
la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap
noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait
quelque chose de sa nudité.
Elle s’arrêta.
– Je suis fatiguée, dit−elle.
– Allons, essayez encore ! reprit−il. Du courage !
Puis, cent pas plus loin, elle s’arrêta de nouveau ; et, à travers son voile,
qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on
distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût
nagé sous des flots d’azur.
– Où allons−nous donc ?
Il ne répondit rien. Elle respirait d’une façon saccadée. Rodolphe jetait les
yeux autour de lui et il se mordait la moustache.
Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu des baliveaux. Ils
s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de
son amour.
Il ne l’effraya point d’abord par des compliments. Il fut calme, sérieux,
mélancolique.
Emma l’écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe de son
pied, des copeaux par terre.
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Chapitre IX 177
Mais, à cette phrase :
– Est−ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.
– Eh non ! répondit−elle. Vous le savez bien. C’est impossible.
Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s’arrêta. Puis, l’ayant
considéré quelques minutes d’un œil amoureux et tout humide, elle dit
vivement :
– Ah ! tenez, n’en parlons plus… Où sont les chevaux ? Retournons.
Il eut un geste de colère et d’ennui. Elle répéta :
– Où sont les chevaux ? où sont les chevaux ?
Alors, souriant d’un sourire étrange et la prunelle fixe, les dents serrées, il
s’avança en écartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait :
– Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons.
– Puisqu’il le faut, reprit−il en changeant de visage.
Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son
bras. Ils s’en retournèrent. Il disait :
– Qu’aviez−vous donc ? Pourquoi ? Je n’ai pas compris ! Vous vous
méprenez, sans doute ? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur
un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de
vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée.
Soyez mon amie, ma sœur, mon ange !
Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se
dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.
Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.
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– Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez !
Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où des lentilles d’eau
faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient
immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des
grenouilles sautaient pour se cacher.
– J’ai tort, j’ai tort, disait−elle. Je suis folle de vous entendre.
– Pourquoi ?… Emma ! Emma !
– Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son
épaule.
Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou
blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un
long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.
Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les
branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les
feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des
colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ;
quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur,
dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair
comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois,
sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et
elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux
dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents,
raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.
Ils s’en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent sur la boue
les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes buissons, les mêmes
cailloux dans l’herbe. Rien autour d’eux n’avait changé ; et pour elle,
cependant, quelque chose était sur−venu de plus considérable que si les
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montagnes se fussent déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et
lui prenait sa main pour la baiser.
Elle était charmante, à cheval ! Droite, avec sa taille mince, le genou plié
sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur
du soir.
En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la regardait des
fenêtres.
Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine ; mais elle eut l’air de ne pas
l’entendre lorsqu’il s’informa de sa promenade ; et elle restait le coude au
bord de son assiette, entre les deux bougies qui brûlaient.
– Emma ! dit−il.
– Quoi ?
– Eh bien, j’ai passé cette après−midi chez M. Alexandre ; il a une
ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée seulement, et qu’on
aurait, je suis sûr, pour une centaine d’écus…
Il ajouta :
– Pensant même que cela te serait agréable, je l’ai retenue…, je l’ai
achetée… Ai−je bien fait ? Dis−moi donc.
Elle remua la tête en signe d’assentiment ; puis, un quart d’heure après :
– Sors−tu ce soir ? demanda−t−elle.
– Oui. Pourquoi ?
– Oh ! rien, rien, mon ami.
Et, dès qu’elle fut débarrassée de Charles, elle monta s’enfermer dans sa
chambre.
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Chapitre IX 180
D’abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait les ar−res, les
chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l’étreinte de ses bras,
tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.
Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais
elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur.
Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.
Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » se délectant à cette idée
comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc
posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait
désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait
passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du
sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire
n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de
ces hauteurs.
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion
lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des
voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle−même comme une
partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa
jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant
envié. D’ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance.
N’avait−elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et
l’amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des
bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude,
sans trouble.
La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent
des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe l’interrompait par
ses baisers ; et elle lui demandait, en le contemplant les paupières à demi
closes, de l’appeler encore par son nom et de répéter qu’il l’aimait. C’était
dans la forêt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en
étaient de paille et le toit descendait si bas, qu’il fallait se tenir courbé. Ils
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étaient assis l’un contre l’autre, sur un lit de feuilles sèches.
À partir de ce jour−là, ils s’écrivirent régulièrement tous les soirs. Emma
portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière, dans une fissure de la
terrasse. Rodolphe venait l’y chercher et en plaçait une autre, qu’elle
accusait toujours d’être trop courte.
Un matin, que Charles était sorti dès avant l’aube, elle fut prise par la
fantaisie de voir Rodolphe à l’instant. On pouvait arriver promptement à la
Huchette, y rester une heure et être rentré dans Yonville que tout le monde
encore serait endormi. Cette idée la fit haleter de convoitise, et elle se
trouva bientôt au milieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans
regarder derrière elle.
Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison de son
amant, dont les deux girouettes à queue−d’aronde se découpaient en noir
sur le crépuscule pâle.
Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait être le
château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche, se fussent écartés
d’eux−mêmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma
tourna la clenche d’une porte, et tout à coup, au fond de la chambre, elle
aperçut un homme qui dormait. C’était Rodolphe. Elle poussa un cri.
– Te voilà ! te voilà ! répétait−il. Comment as−tu fait pour venir ?… Ah !
ta robe est mouillée !
– Je t’aime ! répondit−elle en lui passant les bras autour du cou.
Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que Charles
sortait de bonne heure, Emma s’habillait vite et descendait à pas de loup le
perron qui conduisait au bord de l’eau.
Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre les murs qui
longeaient la rivière ; la berge était glissante ; elle s’accrochait de la main,
pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à
Madame Bovary
Chapitre IX 182
travers des champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses
bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, s’agitait au vent dans les
herbages ; elle avait peur des bœufs, elle se mettait à courir ; elle arrivait
essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum
de sève, de verdure et de grand air. Rodolphe, à cette heure−là, dormait
encore. C’était comme une matinée de printemps qui entrait dans sa
chambre.
Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer doucement une
lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des yeux, tandis que les
gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux faisaient comme une auréole
de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, l’attirait à lui et il la
prenait sur son cœur.
Ensuite, elle examinait l’appartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles,
elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir à barbe.
Souvent même, elle mettait entre ses dents le tuyau d’une grosse pipe qui
était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, près
d’une carafe d’eau.
Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux. Alors Emma pleurait ;
elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus
fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir à
l’improviste, il fronça le visage comme quelqu’un de contrarié.
– Qu’as−tu donc ? dit−elle. Souffres−tu ? Parle−moi !
Enfin il déclara, d’un air sérieux, que ses visites devenaient imprudentes et
qu’elle se compromettait.
Madame Bovary
Chapitre IX 183
Chapitre X
Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L’amour l’avait enivrée
d’abord, et elle n’avait songé à rien au delà. Mais, à présent qu’il était
indispensable à sa vie, elle craignait d’en perdre quelque chose, ou même
qu’il ne fût troublé. Quand elle s’en revenait de chez lui, elle jetait tout
alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui passait à l’horizon
et chaque lucarne du village d’où l’on pouvait l’apercevoir. Elle écoutait
les pas, les cris, le bruit des charrues ; et elle s’arrêtait plus blême et plus
tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête.
Un matin, qu’elle s’en retournait ainsi, elle crut distinguer tout à coup le
long canon d’une carabine qui semblait la tenir en joue. Il dépassait
obliquement le bord d’un petit tonneau, à demi enfoui entre les herbes, sur
la marge d’un fossé. Emma, prête à défaillir de terreur, avança cependant,
et un homme sortit du tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent
du fond des boîtes. Il avait des guêtres bouclées jusqu’aux genoux, sa
casquette enfoncée jusqu’aux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge.
C’était le capitaine Binet, à l’affût des canards sauvages.
– Vous auriez dû parler de loin ! s’écria−t−il. Quand on aperçoit un fusil, il
faut toujours avertir.
Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu’il venait d’avoir ;
car, un arrêté préfectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement
qu’en bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois, se trouvait en
contravention. Aussi croyait−il à chaque minute entendre arriver le garde
champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son
tonneau, il s’applaudissait de son bonheur et de sa malice.
À la vue d’Emma, il parut soulagé d’un grand poids, et aussitôt, entamant
la conversation :
Chapitre X 184
– Il ne fait pas chaud, ça pique !
Emma ne répondit rien. Il poursuivit :
– Et vous voilà sortie de bien bonne heure ?
– Oui, dit−elle en balbutiant ; je viens de chez la nourrice où est mon
enfant.
– Ah ! fort bien ! fort bien ! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la
pointe du jour je suis là ; mais le temps est si crassineux, qu’à moins
d’avoir la plume juste au bout…
– Bonsoir, monsieur Binet, interrompit−elle en lui tournant les talons.
– Serviteur, madame, reprit−il d’un ton sec.
Et il rentra dans son tonneau.
Emma se repentit d’avoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute,
il allait faire des conjectures défavorables. L’histoire de la nourrice était la
pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary,
depuis un an, était revenue chez ses parents. D’ailleurs, personne n’habitait
aux environs ; ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette ; Binet donc avait
deviné d’où elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c’était certain !
Elle resta jusqu’au soir à se torturer l’esprit dans tous les projets de
mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile à
carnassière.
Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la
conduire chez le pharmacien ; et la première personne qu’elle aperçut dans
la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur ! Il était debout devant le
comptoir, éclairé par la lumière du bocal rouge, et il disait :
– Donnez−moi, je vous prie, une demi−once de vitriol.
Madame Bovary
Chapitre X 185
– Justin, cria l’apothicaire, apporte−nous l’acide sulfurique.
Puis, à Emma, qui voulait monter dans l’appartement de madame Homais :
– Non, restez, ce n’est pas la peine, elle va descendre. Chauffez−vous au
poêle en attendant… Excusez−moi… Bonjour, docteur (car le pharmacien
se plaisait beaucoup a prononcer ce mot docteur, comme si en l’adressant à
un autre, il eût fait rejaillir sur lui−même quelque chose de la pompe qu’il
y trouvait)… Mais prends garde de renverser les mortiers ! va plutôt
chercher les chaises de la petite salle ; tu sais bien qu’on ne dérange pas les
fauteuils du salon.
Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait hors du
comptoir, quand Binet lui demanda une demi−once d’acide de sucre.
– Acide de sucre ? fit le pharmacien dédaigneusement. Je ne connais pas,
j’ignore ! Vous voulez peut−être de l’acide oxalique ? C’est oxalique,
n’est−il pas vrai ?
Binet expliqua qu’il avait besoin d’un mordant pour composer lui−même
une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnitures de chasse.
Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire :
– En effet, le temps n’est pas propice, à cause de l’humidité.
– Cependant, reprit le percepteur d’un air finaud, il y a des personnes qui
s’en arrangent.
Elle étouffait.
– Donnez−moi encore…
– Il ne s’en ira donc jamais ! pensait−elle.
– Une demi−once d’arcanson et de térébenthine, quatre onces de cire
Madame Bovary
Chapitre X 186
jaune, et trois demi−onces de noir animal, s’il vous plaît, pour nettoyer les
cuirs vernis de mon équipement.
L’apothicaire commençait à tailler de la cire, quand madame Homais parut
avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle
alla s’asseoir sur le banc de velours contre la fenêtre, et le gamin
s’accroupit sur un tabouret, tandis que sa sœur aînée rôdait autour de la
boîte à jujube, près de son petit papa. Celui−ci emplissait des entonnoirs et
bouchait des flacons, il collait des étiquettes, il confectionnait des paquets.
On se taisait autour de lui ; et l’on entendait seulement de temps à autre
tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du
pharmacien donnant des conseils à son élève.
– Comment va votre jeune personne ? demanda tout à coup madame
Homais.
– Silence ! exclama son mari, qui écrivait des chiffres sur le cahier de
brouillons.
– Pourquoi ne l’avez−vous pas amenée ? reprit−elle à demi−voix.
– Chut ! chut ! fit Emma en désignant du doigt l’apothicaire.
Mais Binet, tout entier à la lecture de l’addition, n’avait rien entendu
probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée, poussa un grand
soupir.
– Comme vous respirez fort ! dit madame Homais.
– Ah ! c’est qu’il fait un peu chaud, répondit−elle.
Ils avisèrent donc, le lendemain, à organiser leurs rendez−vous ; Emma
voulait corrompre sa servante par un cadeau ; mais il eût mieux valu
découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit d’en
chercher une.
Madame Bovary
Chapitre X 187
Pendant tout l’hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit noire, il
arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la clef de la barrière,
que Charles crut perdue.
Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable.
Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car
Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n’en finissait pas.
Elle se dévorait d’impatience ; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent fait
sauter par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit ; puis, elle
prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture
l’eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l’appelait pour se coucher.
– Viens donc, Emma, disait−il, il est temps.
– Oui, j’y vais ! répondait−elle.
Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournait vers le mur et
s’endormait. Elle s’échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante,
déshabillée.
Rodolphe avait un grand manteau ; il l’en enveloppait tout entière, et,
passant le bras autour de sa taille, il l’entraînait sans parler jusqu’au fond
du jardin.
C’était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois
Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs d’été. Elle ne pensait
guère à lui maintenant.
Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils
entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et, de temps à autre, sur la
berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs d’ombre, çà et là, se
bombaient dans l’obscurité, et parfois, frissonnant tous d’un seul
mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme d’immenses vagues
noires qui se fussent avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les
faisait s’étreindre davantage ; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient
plus forts ; leurs yeux, qu’ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus
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Chapitre X 188
grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui
tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s’y répercutaient
en vibrations multipliées.
Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s’allaient réfugier dans le cabinet aux
consultations, entre le hangar et l’écurie. Elle allumait un des flambeaux de
la cuisine, qu’elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s’installait là
comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout
l’appartement enfin, excitait sa gaieté ; et il ne pouvait se retenir de faire
sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût
désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l’occasion, comme
cette fois où elle crut entendre dans l’allée un bruit de pas qui
s’approchaient.
– On vient ! dit−elle.
Il souffla la lumière.
– As−tu tes pistolets ?
– Pourquoi ?
– Mais… pour te défendre, reprit Emma.
– Est−ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon !
Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : « Je l’écraserais
d’une chiquenaude. »
Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentît une sorte
d’indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.
Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé
sérieusement, cela était fort ridicule, pensait−il, odieux même, car il
n’avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n’étant pas ce qui
s’appelle dévoré de jalousie ; – et, à ce propos, Emma lui avait fait un
grand serment qu’il ne trouvait pas non plus du meilleur goût.
Madame Bovary
Chapitre X 189
D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des
miniatures, on s’était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à
présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d’alliance
éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la
nature ; puis elle l’entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui.
Rodolphe l’avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l’en
consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot
abandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune :
– Je suis sûre que là−haut, ensemble, elles approuvent notre amour.
Mais elle était si jolie ! il en avait possédé si peu d’une candeur pareille !
Cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de nouveau, et qui,
le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa
sensualité. L’exaltation d’Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait,
lui semblait au fond du cœur charmante, puisqu’elle s’adressait à sa
personne. Alors, sûr d’être aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses
façons changèrent.
Il n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient
pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle ; si bien que
leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle,
comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la
vase. Elle n’y voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe,
de moins en moins, cacha son indifférence.
Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait
point, au contraire, le chérir davantage. L’humiliation de se sentir faible se
tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n’était pas de
l’attachement, c’était comme une séduction permanente. Il la subjuguait.
Elle en avait presque peur.
Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais, Rodolphe
ayant réussi à conduire l’adultère selon sa fantaisie ; et, au bout de six
Madame Bovary
Chapitre X 190
mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, l’un vis−à−vis de l’autre,
comme deux mariés qui entretiennent tranquillement une flamme
domestique.
C’était l’époque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa
jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la
corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes :
« Mes chers enfants,
« J’espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui−là
vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plus mollet, si j’ose dire, et
plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un
coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots ; et
renvoyez−moi la bourriche, s’il vous plaît, avec les deux anciennes. J’ai eu
un malheur à ma charreterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort,
s’est envolée dans les arbres. La récolte non plus n’a pas été trop fameuse.
Enfin, je ne sais pas quand j’irai vous voir. Ça m’est tellement difficile de
quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma !
« Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût
laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.
« Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j’ai attrapé l’autre jour à la
foire d’Yvetot, où j’étais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien
dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à
plaindre avec tous ces brigands−là ! Du reste, c’était aussi un malhonnête.
« J’ai appris d’un colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, s’est
fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne m’étonne
pas, et il m’a montré sa dent ; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai
demandé s’il t’avait vue, il m’a dit que non, mais qu’il avait vu dans
l’écurie deux animaux, d’où je conclus que le métier roule. Tant mieux,
mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur
imaginable.
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Chapitre X 191
« Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien−aimée petite−fille
Berthe Bovary. J’ai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un
prunier de prunes d’avoine, et je ne veux pas qu’on y touche, si ce n’est
pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans l’armoire, à son
intention, quand elle viendra.
« Adieu, mes chers enfants. Je t’embrasse, ma fille ; vous aussi, mon
gendre, et la petite, sur les deux joues.
« Je suis, avec bien des compliments,
« Votre tendre père,
« THEODORE ROUAULT. »
Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les
fautes d’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma
poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule
à demi cachée dans une haie d’épines. On avait séché l’écriture avec les
cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa
robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers l’âtre pour
saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprès
de lui, sur l’escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout
d’un bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient !…
Elle se rappela des soirs d’été tout pleins de soleil. Les poulains
hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient… Il y avait sous sa
fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la
lumière, frappaient contre les carreaux comme des balles d’or
rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps−là ! quelle liberté ! quel
espoir ! quelle abondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant ! Elle
en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les
Madame Bovary
Chapitre X 192
conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans l’amour ;
– les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur
qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route.
Mais qui donc la rendait si malheureuse ? où était la catastrophe
extraordinaire qui l’avait bouleversée ? Et elle releva la tête, regardant
autour d’elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir.
Un rayon d’avril chatoyait sur les porcelaines de l’étagère ; le feu brûlait ;
elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis ; le jour était blanc,
l’atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de
rire.
En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de l’herbe
qu’on fanait. Elle était couchée à plat ventre, au haut d’une meule. Sa
bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait à côté, et, chaque fois
qu’il s’approchait, elle se penchait en battant l’air de ses deux bras.
– Amenez−la−moi ! dit sa mère se précipitant pour l’embrasser. Comme je
t’aime, ma pauvre enfant ! comme je t’aime !
Puis, s’apercevant qu’elle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna
vite pour avoir de l’eau chaude, et la nettoya, la changea de linge, de bas,
de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme au retour d’un voyage,
et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la
domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse.
Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d’habitude.
– Cela se passera, jugea−t−il, c’est un caprice.
Et il manqua consécutivement à trois rendez−vous. Quand il revint, elle se
montra froide et presque dédaigneuse.
– Ah ! tu perds ton temps, ma mignonne…
Madame Bovary
Chapitre X 193
Et il eut l’air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le
mouchoir qu’elle tirait.
C’est alors qu’Emma se repentit !
Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et s’il n’eût
pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n’offrait pas grande prise à
ces retours du sentiment, si bien qu’elle demeurait fort embarrassée dans sa
velléité de sacrifice, lorsque l’apothicaire vint à propos lui fournir une
occasion.
Madame Bovary
Chapitre X 194
Chapitre XI
Il avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des
pieds−bots ; et comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée
patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des
opérations de stréphopodie.
– Car, disait−il à Emma, que risque−t−on ? Examinez (et il énumérait, sur
ses doigts, les avantages de la tentative) ; succès presque certain,
soulagement et embellissement du malade, célébrité vite acquise à
l’opérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait−il pas
débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’or ? Notez qu’il ne manquerait
pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait
la voix et regardait autour de lui) qui donc m’empêcherait d’envoyer au
journal une petite note là−dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circule…, on
en parle…, cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ? qui sait ?
En effet, Bovary pouvait réussir ; rien n’affirmait à Emma qu’il ne fût pas
habile, et quelle satisfaction pour elle que de l’avoir engagé à une
démarche d’où sa réputation et sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne
demandait qu’à s’appuyer sur quelque chose de plus solide que l’amour.
Charles, sollicité par l’apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit
venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la
tête entre les mains, il s’enfonçait dans cette lecture.
Tandis qu’il étudiait les équins, les varus et les valgus, c’est−à−dire la
stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler
mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas, en dedans ou en
dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion
en dessous et redressement en haut), M. Homais par toute sorte de
raisonnements, exhortait le garçon d’auberge à se faire opérer.
Chapitre XI 195
– À peine sentiras−tu, peut−être, une légère douleur ; c’est une simple
piqûre comme une petite saignée, moins que l’extirpation de certains cors.
Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.
– Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas ! c’est pour toi !
par humanité pure ! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse
claudication, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu
prétendes le contraire, doit te nuire considérablement dans l’exercice de
ton métier.
Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et
plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu’il s’en trouverait mieux
pour plaire aux femmes ; et le valet d’écurie se prenait à sourire
lourdement. Puis il l’attaquait par la vanité :
– N’es−tu pas un homme, saprelotte ? Que serait−ce donc, s’il t’avait fallu
servir, aller combattre sous les drapeaux ?… Ah ! Hippolyte !
Et Homais s’éloignait, déclarant qu’il ne comprenait pas cet entêtement,
cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science. Le malheureux
céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des
affaires d’autrui, madame Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusqu’au
maire, M. Tuvache, tout le monde l’engagea, le sermonna, lui faisait
honte ; mais ce qui acheva de le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien.
Bovary se chargeait même de fournir la machine pour l’opération. Emma
avait eu l’idée de cette générosité ; et Charles y consentit, se disant au fond
du cœur que sa femme était un ange.
Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc
construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant
huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous
ne se trouvaient point épargnés.
Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître
d’abord quelle espèce de pied−bot il avait.
Madame Bovary
Chapitre XI 196
Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne
l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte que c’était un équin mêlé
d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin. Mais,
avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à
tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un
fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un
cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des
charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus
vigoureux de cette jambe−là que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait
contracté comme des qualités morales de patience et d’énergie, et quand on
lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement.
Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à
s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du
varus ; car le médecin n’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et
même il tremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importante
qu’il ne connaissait pas.
Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après
quinze siècles d’intervalle, la ligature immédiate d’une artère ; ni
Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse
d’encéphale ; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire
supérieur, n’avaient certes le cœur si palpitant, la main si frémissante,
l’intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son
ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté,
sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une
pyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chez l’apothicaire.
C’était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs,
autant pour éblouir la multitude que pour s’illusionner lui−même. Charles
piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé,
l’opération était finie. Hippolyte n’en revenait pas de surprise ; il se
penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.
– Allons, calme−toi, disait l’apothicaire, tu témoigneras plus tard ta
Madame Bovary
Chapitre XI 197
reconnaissance envers ton bienfaiteur !
Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient
dans la cour, et qui s’imaginaient qu’Hippolyte allait reparaître marchant
droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique,
s’en retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, l’attendait sur la porte.
Elle lui sauta au cou ; ils se mirent à table ; il mangea beaucoup, et même il
voulut, au dessert, prendre une tasse de café, débauche qu’il ne se
permettait que le dimanche lorsqu’il y avait du monde.
La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves en commun. Ils
parlèrent de leur fortune future, d’améliorations à introduire dans leur
ménage, il voyait sa considération s’étendant, son bien−être s’augmentant,
sa femme l’aimant toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir
dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque
tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L’idée de Rodolphe, un
moment, lui passa par la tête ; mais ses yeux se reportèrent sur Charles :
elle remarqua même avec surprise qu’il n’avait point les dents vilaines.
Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup
dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier fraîche écrite.
C’était la réclame qu’il destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait à
lire.
– Lisez vous−même, dit Bovary.
Il lut :
– « Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de
l’Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer
dans nos campagnes. C’est ainsi que, mardi, notre petite cité d’Yonville
s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicale qui est en même temps
un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus
distingués… »
Madame Bovary
Chapitre XI 198
– Ah ! c’est trop ! c’est trop ! disait Charles, que l’émotion suffoquait.
– Mais non, pas du tout ! comment donc !… « A opéré d’un pied−bot… »
Je n’ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un
journal…, tout le monde peut−être ne comprendrait pas ; il faut que les
masses…
– En effet, dit Bovary. Continuez.
– Je reprends, dit le pharmacien. « M. Bovary, un de nos praticiens les plus
distingués, a opéré d’un pied−bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon
d’écurie depuis vingt−cinq ans à l’hôtel du Lion d’or, tenu par madame
veuve Lefrançois, sur la place d’Armes. La nouveauté de la tentative et
l’intérêt qui s’attachait au sujet avaient attiré un tel concours de population,
qu’il y avait véritablement encombrement au seuil de l’établissement.
L’opération, du reste, s’est pratiquée comme par enchantement, et à peine
si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que
le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de l’art. Le malade,
chose étrange (nous l’affirmons de visu) n’accusa point de douleur. Son
état, jusqu’à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la
convalescence sera courte ; et qui sait même si, à la prochaine fête
villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des
danses bachiques, au milieu d’un chœur de joyeux drilles, et ainsi prouver
à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison ?
Honneur donc aux savants généreux ! honneur à ces esprits infatigables qui
consacrent leurs veilles à l’amélioration ou bien au soulagement de leur
espèce ! Honneur ! trois fois honneur ! N’est−ce pas le cas de s’écrier que
les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront !
Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science
maintenant l’accomplit pour tous les hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs
au courant des phases successives de cette cure si remarquable. »
Ce qui n’empêcha pas que, cinq jours après, la mère Lefrançois n’arrivât
tout effarée en s’écriant :
– Au secours ! il se meurt !… J’en perds la tête !
Madame Bovary
Chapitre XI 199
Charles se précipita vers le Lion d’or, et le pharmacien qui l’aperçut
passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut
lui−même, haletant, rouge, inquiet, et demandant à tous ceux qui montaient
l’escalier :
– Qu’a donc notre intéressant stréphopode ?
Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, si bien que le
moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à
la défoncer.
Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du
membre, on retira donc la boîte, et l’on vit un spectacle affreux. Les
formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout
entière semblait près de se rompre, et elle était couverte d’ecchymoses
occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà s’était plaint d’en
souffrir ; on n’y avait pris garde ; il fallut reconnaître qu’il n’avait pas eu
tort complètement ; et on le laissa libre quelques heures. Mais à peine
l’œdème eut−il un peu disparu, que les deux savants jugèrent à propos de
rétablir le membre dans l’appareil, et en l’y serrant davantage, pour
accélérer les choses. Enfin, trois jours après, Hippolyte n’y pouvant plus
tenir, ils retirèrent encore une fois la mécanique, tout en s’étonnant
beaucoup du résultat qu’ils aperçurent. Une tuméfaction livide s’étendait
sur la jambe, et avec des phlyctènes de place en place, par où suintait un
liquide noir. Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à
s’ennuyer, et la mère Lefrançois l’installa dans la petite salle, près de la
cuisine, pour qu’il eût au moins quelque distraction.
Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec amertume
d’un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard.
Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les
yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur sur le sale
oreiller où s’abattaient les mouches. Madame Bovary le venait voir. Elle
lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait,
Madame Bovary
Chapitre XI 200
l’encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de
marché surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du
billard, escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient,
braillaient.
– Comment vas−tu ? disaient−ils en lui frappant sur l’épaule. Ah ! tu n’es
pas fier, à ce qu’il paraît ! mais c’est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire
cela.
Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous été guéris par
d’autres remèdes que les siens ; puis, en manière de consolation, ils
ajoutaient :
– C’est que tu t’écoutes trop ! lève−toi donc ! tu te dorlotes comme un roi !
Ah ! n’importe, vieux farceur ! tu ne sens pas bon !
La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était malade
lui−même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte le regardait
avec des yeux pleins d’épouvante et balbutiait en sanglotant :
– Quand est−ce que je serai guéri ?… Ah ! sauvez−moi !… Que je suis
malheureux ! que je suis malheureux !
Et le médecin s’en allait, toujours en lui recommandant la diète.
– Ne l’écoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois ; ils t’ont
déjà bien assez martyrisé ? tu vas t’affaiblir encore. Tiens, avale !
Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot,
quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d’eau−de−vie qu’il
n’avait pas le courage de porter à ses lèvres.
L’abbé Bournisien, apprenant qu’il empirait, fit demander à le voir. Il
commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant qu’il fallait s’en
réjouit, puisque c’était la volonté du Seigneur, et profiter vite de l’occasion
pour se réconcilier avec le ciel.
Madame Bovary
Chapitre XI 201
– Car, disait l’ecclésiastique d’un ton paterne, tu négligeais un peu tes
devoirs ; on te voyait rarement à l’office divin ; combien y a−t−il d’années
que tu ne t’es approché de la sainte table ? Je comprends que tes
occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton
salut. Mais à présent, c’est l’heure d’y réfléchir. Ne désespère pas
cependant ; j’ai connu de grands coupables qui, près de comparaître devant
Dieu (tu n’en es point encore là, je le sais bien), avaient imploré sa
miséricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures
dispositions. Espérons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons
exemples ! Ainsi, par précaution, qui donc t’empêcherait de réciter matin
et soir un « Je vous salue, Marie, pleine de grâce », et un « Notre Père, qui
êtes aux cieux » ? Oui fais cela ! pour moi, pour m’obliger. Qu’est−ce que
ça coûte ?… Me le promets−tu ?
Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Il causait avec
l’aubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries,
de calembours qu’Hippolyte ne comprenait pas. Puis, dès que la
circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en
prenant une figure convenable.
Son zèle parut réussir ; car bientôt le stréphopode témoigna l’envie d’aller
en pèlerinage à Bon−Secours, s’il se guérissait : à quoi M. Bournisien
répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient ; deux précautions valaient
mieux qu’une. On ne risquait rien.
L’apothicaire s’indigna contre ce qu’il appelait les manœuvres du prêtre ;
elles nuisaient, prétendait−il, à la convalescence d’Hippolyte, et il répétait
à madame Lefrançois :
– Laissez−le ! Laissez−le ! vous lui perturbez le moral avec votre
mysticisme !
Mais la bonne femme ne voulait plus l’entendre. Il était la cause de tout.
Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du malade un
bénitier tout plein, avec une branche de buis.
Madame Bovary
Chapitre XI 202
Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et
l’invincible pourriture allait montant toujours des extrémités vers le ventre.
On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles
chaque jour se décollaient davantage, et enfin Charles répondit par un
signe de tête affirmatif quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne
pourrait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de
Neufchâtel, qui était une célébrité.
Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d’une bonne position
et sûr de lui−même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement
lorsqu’il découvrit cette jambe gangrenée jusqu’au genou. Puis, ayant
déclaré net qu’il la fallait amputer, il s’en alla chez le pharmacien
déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en
un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait
dans la pharmacie :
– Ce sont là des inventions de Paris ! Voilà les idées de ces messieurs de la
Capitale ! c’est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas
de monstruosités que le gouvernement devrait défendre ! Mais on veut
faire le malin, et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des
conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous ne
sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs ; nous sommes des
praticiens, des guérisseurs, et nous n’imaginerions pas d’opérer quelqu’un
qui se porte à merveille ! Redresser des pieds−bots ! est−ce qu’on peut
redresser les pieds−bots ? c’est comme si l’on voulait, par exemple, rendre
droit un bossu !
Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous
un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les
ordonnances quelquefois arrivaient jusqu’à Yonville ; aussi ne prit−il pas
la défense de Bovary, ne fit−il même aucune observation, et, abandonnant
ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de sort négoce.
Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de
cuisse par le docteur Canivet ! Tous les habitants, ce jour−là, s’étaient
Madame Bovary
Chapitre XI 203
levés de meilleure heure, et la Grande−Rue, bien que pleine de monde,
avait quelque chose de lugubre comme s’il se fût agi d’une exécution
capitale. On discutait chez l’épicier sur la maladie d’Hippolyte ; les
boutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du maire, ne
bougeait pas de sa fenêtre, par l’impatience où elle était de voir venir
l’opérateur.
Il arriva dans son cabriolet, qu’il conduisait lui−même. Mais, le ressort du
coté droit s’étant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se
faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l’on apercevait sur
l’autre coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge,
dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.
Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion d’or, le
docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval, puis il alla dans
l’écurie voir s’il mangeait bien l’avoine ; car, en arrivant chez ses malades,
il s’occupait d’abord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à ce
propos : « Ah ! M. Canivet, c’est un original ! » Et on l’estimait davantage
pour cet inébranlable aplomb. L’univers aurait pu crever jusqu’au dernier
homme, qu’il n’eût pas failli à la moindre de ses habitudes.
Homais se présenta.
– Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes−nous prêts ? En marche !
Mais l’apothicaire, en rougissant, avoua qu’il était trop sensible pour
assister à une pareille opération.
– Quand on est simple spectateur, disait−il, l’imagination, vous savez, se
frappe ! Et puis j’ai le système nerveux tellement…
– Ah bah ! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, porté à
l’apoplexie. Et, d’ailleurs, cela ne m’étonne pas ; car, vous autres,
messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés dans votre
cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament. Regardez−moi,
plutôt : tous les jours, je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l’eau
Madame Bovary
Chapitre XI 204
froide (je n’ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n’attrape
aucun rhume, le coffre est bon ! Je vis tantôt d’une manière, tantôt d’une
autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. C’est pourquoi je ne suis
point délicat comme vous, et il m’est aussi parfaitement égal de découper
un chrétien que la première volaille venue. Après ça, direz−vous,
l’habitude…, l’habitude !…
Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait d’angoisse entre ses
draps, ces messieurs engagèrent une conversation où l’apothicaire compara
le sang−froid d’un chirurgien à celui d’un général ; et ce rapprochement fut
agréable à Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art.
Il le considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le
déshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes
apportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors du pied−bot, et
demanda quelqu’un pour lui tenir le membre. On envoya chercher
Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches, passa dans la
salle de billard, tandis que l’apothicaire restait avec Artémise et
l’aubergiste, plus pâles toutes les deux que leur tablier, et l’oreille tendue
contre la porte.
Bovary, pendant ce temps−là, n’osait bouger de sa maison. Il se tenait en
bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa
poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure ! pensait−il,
quel désappointement ! Il avait pris pourtant toutes les précautions
imaginables. La fatalité s’en était mêlée. N’importe ! si Hippolyte plus tard
venait à mourir, c’est lui qui l’aurait assassiné. Et puis, quelle raison
donnerait−il dans les visites, quand on l’interrogerait ? Peut−être,
cependant, s’était−il trompé en quelque chose ? Il cherchait, ne trouvait
pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu’on
ne voudrait jamais croire ! on allait rire, au contraire, clabauder ! Cela se
répandrait jusqu’à Forges ! jusqu’à Neufchâtel ! jusqu’à Rouen ! partout !
Qui sait si des confrères n’écriraient pas contre lui ? Une polémique
s’ensuivrait, il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même
pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu ! Et son
imagination, assaillie par une multitude d’hypothèses, ballottait au milieu
Madame Bovary
Chapitre XI 205
d’elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule sur les flots.
Emma, en face de lui, le regardait ; elle ne partageait pas son humiliation,
elle en éprouvait une autre : c’était de s’être imaginé qu’un pareil homme
pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n’avait pas
suffisamment aperçu sa médiocrité.
Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes
craquaient sur le parquet.
– Assieds−toi, dit−elle, tu m’agaces !
Il se rassit.
Comment donc avait−elle fait (elle qui était si intelligente !) pour se
méprendre encore une fois ? Du reste, par quelle déplorable manie avoir
ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses
instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du
mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des
hirondelles blessées, tout ce qu’elle avait désiré, tout ce qu’elle s’était
refusé, tout ce qu’elle aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ?
Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant traversa
l’air. Bovary devint pâle à s’évanouir. Elle fronça les sourcils d’un geste
nerveux, puis continua. C’était pour lui cependant, pour cet être, pour cet
homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien ! car il était là, tout
tranquillement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait
désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l’aimer, et elle
s’était repentie en pleurant d’avoir cédé à un autre.
– Mais c’était peut−être un valgus ! exclama soudain Bovary, qui méditait.
Au choc imprévu de cette phrase tombant sur sa pensée comme une balle
de plomb clins un plat d’argent, Emma tressaillant leva la tête pour deviner
ce qu’il voulait dire ; et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis
Madame Bovary
Chapitre XI 206
de se voir, tant ils étaient par leur conscience éloignés l’un de l’autre.
Charles la considérait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout en
écoutant, immobile, les derniers cris de l’amputé qui se suivaient en
modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement
lointain de quelque bête qu’on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes,
et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu’elle avait cassé, elle
fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches
de feu prêtes à partir. Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son
costume, ce qu’il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin.
Elle se repentait, comme d’un crime, de sa vertu passée, et ce qui en restait
encore s’écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se délectait
dans toutes les ironies mauvaises de l’adultère triomphant. Le souvenir de
son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses : elle y jetait
son âme, emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau ; et
Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours,
aussi impossible et anéanti, que s’il allait mourir et qu’il eût agonisé sous
ses yeux.
Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ; et, à travers la
jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur
Canivet qui s’essuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui,
portait à la main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux
du côté de la pharmacie.
Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa
femme en lui disant :
– Embrasse−moi donc, ma bonne !
– Laisse−moi ! fit−elle, toute rouge de colère.
– Qu’as−tu ? qu’as−tu ? répétait−il stupéfait. Calme−toi ! reprends−toi !…
Tu sais bien que je t’aime ! … viens !
– Assez ! s’écria−t−elle d’un air terrible.
Madame Bovary
Chapitre XI 207
Et s’échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre
bondit de la muraille et s’écrasa par terre.
Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce qu’elle
pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant
vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et
d’incompréhensible.
Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui
l’attendait au bas du perron, sur la première marche. Ils s’étreignirent, et
toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.
Madame Bovary
Chapitre XI 208
Chapitre XII
Ils recommencèrent à s’aimer. Souvent même, au milieu de la journée,
Emma lui écrivait tout à coup ; puis, à travers les carreaux, faisait un signe
à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s’envolait à la Huchette.
Rodolphe arrivait ; c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari
était odieux et son existence affreuse !
– Est−ce que j’y peux quelque chose ? s’écria−t−il un jour, impatienté.
– Ah ! si tu voulais ! …
Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard
perdu.
– Quoi donc ? fit Rodolphe.
Elle soupira.
– Nous irions vivre ailleurs…, quelque part…
– Tu es folle, vraiment ! dit−il en riant. Est−ce possible ?
Elle revint là−dessus ; il eut l’air de ne pas comprendre et détourna la
conversation.
Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi
simple que l’amour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire
à son attachement.
Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantage sous la
répulsion du mari. Plus elle se livrait à l’un, plus elle exécrait l’autre ;
jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi
Chapitre XII 209
carrés, l’esprit aussi lourd, les façons si communes qu’après ses
rendez−vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout
en faisant l’épouse et la vertueuse, elle s’enflammait à l’idée de cette tête
dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de
cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui
possédait tant d’expérience dans la raison, tant d’emportement dans le
désir ! C’était pour lui qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur,
et qu’il n’y avait jamais assez de cold−cream sur sa peau, ni de patchouli
dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers.
Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de
verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une
courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à
blanchir du linge ; et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine,
où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.
Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement
toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui : les jupons de basin, les
fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui
se rétrécissaient par le bas.
– À quoi cela sert−il ? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la
crinoline ou les agrafes.
– Tu n’as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité ; comme si ta
patronne, madame Homais, n’en portait pas de pareils.
– Ah bien oui ! madame Homais !
Et il ajoutait d’un ton méditatif :
– Est−ce que c’est une dame comme Madame ?
Mais Félicité s’impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d’elle. Elle
avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin,
commençait à lui faire la cour.
Madame Bovary
Chapitre XII 210
– Laisse−moi tranquille ! disait−elle en déplaçant son pot d’empois.
Va−t’en plutôt piler des amandes ; tu es toujours à fourrager du côté des
femmes ; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la
barbe au menton.
– Allons, ne vous fâchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines.
Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout
empâtées de crotte – la crotte des rendez−vous – qui se détachait en poudre
sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de
soleil.
– Comme tu as peur de les abîmer ! disait la cuisinière, qui n’y mettait pas
tant de façons quand elle les nettoyait elle−même, parce que Madame, dès
que l’étoffe n’était plus fraîche, les lui abandonnait.
Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu’elle gaspillait à
mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation.
C’est ainsi qu’il déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont
elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni
de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée
recouverte d’un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais
Hippolyte, n’osant à tous les jours se servir d’une si belle jambe, supplia
madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le médecin,
bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.
Donc, le garçon d’écurie peu à peu recommença son métier. On le voyait
comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin,
sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route.
C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargé de la commande ; cela
lui fournit l’occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des
nouveaux déballages de paris, de mille curiosités féminines, se montrait
fort complaisant, et jamais ne réclamait d’argent. Emma s’abandonnait à
cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la
Madame Bovary
Chapitre XII 211
donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un
magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’après, la lui posa sur sa
table.
Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent
soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très
embarrassée : tous les tiroirs du secrétaire étaient vides ; on devait plus de
quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d’autres
choses encore, et Bovary attendait impatiemment l’envoi de M.
Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la
Saint−Pierre.
Elle réussit d’abord à éconduire Lheureux ; enfin il perdit patience ; on le
poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, s’il ne rentrait dans
quelques−uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises
qu’elle avait.
– Eh ! reprenez−les ! dit Emma.
– Oh ! c’est pour rire ! répliqua−t−il. Seulement, je ne regrette que la
cravache. Ma foi ! je la redemanderai à Monsieur.
– Non ! non ! fit−elle.
– Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux.
Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi−voix et avec son petit
sifflement habituel :
– Soit ! nous verrons ! nous verrons !
Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la
cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays.
Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C’était le
compte. Elle entendit Charles dans l’escalier ; elle jeta l’or au fond de son
tiroir et prit la clef.
Madame Bovary
Chapitre XII 212
Trois jours après, Lheureux reparut.
– J’ai un arrangement à vous proposer, dit−il ; si, au lieu de la somme
convenue, vous vouliez prendre…
– La voilà, fit−elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.
Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désappointement, il
se répandit en excuses et en offres de service qu’Emma refusa toutes ; puis
elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux
pièces de cent sous qu’il lui avait rendues. Elle se promettait d’économiser,
afin de rendre plus tard…
– Ah bah ! songea−t−elle, il n’y pensera plus.
Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet
avec cette devise : Amor nel cor ; de plus, une écharpe pour se faire un
cache−nez, et enfin un porte−cigares tout pareil à celui du Vicomte, que
Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu’Emma conservait.
Cependant ces cadeaux l’humiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, et
Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop envahissante.
Puis elle avait d’étranges idées :
– Quand minuit sonnera, disait−elle, tu penseras à moi !
Et, s’il avouait n’y avoir point songé, c’étaient des reproches en
abondance, et qui se terminaient toujours par l’éternel mot :
– M’aimes−tu ?
– Mais oui, je t’aime ! répondait−il.
– Beaucoup ?
Madame Bovary
Chapitre XII 213
– Certainement !
– Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ?
– Crois−tu m’avoir pris vierge ? exclamait−il en riant.
Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses
protestations.
– Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait−elle, je t’aime à ne pouvoir me passer
de toi, sais−tu bien ? J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les
colères de l’amour me déchirent. Je me demande : « Où est−il ? Peut−être
il parle à d’autres femmes ? El−les lui sourient, il s’approche… » Oh ! non,
n’est−ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais
mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon
idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort !
Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui
rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de
la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu
l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le
même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la
dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des
lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne
croyait que faiblement à la candeur de celles−là ; on en devait rabattre,
pensait−il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme
si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les
plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de
ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole
humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire
danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans
n’importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet
amour d’autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pudeur incommode.
Madame Bovary
Chapitre XII 214
Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu.
C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de
voluptés pour elle, une béatitude qui l’engourdissait ; et son âme
s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le duc de
Clarence dans son tonneau de malvoisie.
Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary changea
d’allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle
eut même l’inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette
à la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin, ceux qui doutaient
encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de
l’Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d’un homme ; et
madame Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari,
était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins
scandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent : d’abord Charles n’avait
point écouté ses conseils pour l’interdiction des romans ; puis, le genre de
la maison lui déplaisait ; elle se permit des observations, et l’on se fâcha,
une fois surtout, à propos de Félicité.
Madame Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait
surprise dans la compagnie d’un homme, un homme à collier brun,
d’environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s’était vite échappé de la
cuisine. Alors Emma se prit à rire ; mais la bonne dame s’emporta,
déclarant qu’à moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles
des domestiques.
– De quel monde êtes−vous ? dit la bru, avec un regard tellement
impertinent que madame Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa
propre cause.
– Sortez ! fit la jeune femme se levant d’un bond.
– Emma !… maman !… s’écriait Charles pour les rapatrier.
Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma
trépignait en répétant :
Madame Bovary
Chapitre XII 215
– Ah ! quel savoir−vivre ! quelle paysanne !
Il courut à sa mère ; elle était hors des gonds, elle balbutiait :
– C’est une insolente ! une évaporée ! pire, peut−être !
Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des
excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se
mit à genoux ; elle finit par répondre :
– Soit ! j’y vais.
En effet, elle tendit la main à sa belle−mère avec une dignité de marquise,
en lui disant :
– Excusez−moi, madame.
Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle
y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l’oreiller.
Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu’en cas d’événement
extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier
blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il accourût dans la
ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal ; elle attendait depuis trois
quarts d’heure, quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles.
Elle fut tentée d’ouvrir la fenêtre, de l’appeler ; mais déjà il avait disparu.
Elle retomba désespérée.
Bientôt pourtant il lui sembla que l’on marchait sur le trottoir. C’était lui,
sans doute ; elle descendit l’escalier, traversa la cour. Il était là, dehors.
Elle se jeta dans ses bras.
– Prends donc garde, dit−il.
– Ah ! si tu savais ! reprit−elle.
Madame Bovary
Chapitre XII 216
Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en
inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si abondamment qu’il
n’y comprenait rien.
– Allons, mon pauvre ange, du courage, console−toi, patience !
– Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre !… Un amour
comme le nôtre devrait s’avouer à la face du ciel ! Ils sont à me torturer. Je
n’y tiens plus ! Sauve−moi !
Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étincelaient
comme des flammes sous l’onde ; sa gorge haletait à coups rapides ;
jamais il ne l’avait tant aimée ; si bien qu’il en perdit la tête et qu’il lui dit :
– Que faut−il faire ? que veux−tu ?
– Emmène−moi ! s’écria−t−elle. Enlève−moi !… Oh ! je t’en supplie !
Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement
inattendu qui s’en exhalait dans un baiser.
– Mais… reprit Rodolphe.
– Quoi donc ?
– Et ta fille ?
Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit :
– Nous la prendrons, tant pis !
– Quelle femme ! se dit−il en la regardant s’éloigner.
Car elle venait de s’échapper dans le jardin. On l’appelait.
La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de
Madame Bovary
Chapitre XII 217
sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence
jusqu’à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.
Était−ce afin de les mieux duper l’un et l’autre ? ou bien voulait−elle, par
une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément l’amertume
des choses qu’elle allait abandonner ? Mais elle n’y prenait garde, au
contraire ; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son
bonheur prochain. C’était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle
s’appuyait sur son épaule, elle murmurait :
– Hein ! quand nous serons dans la malle−poste !… Y songes−tu ? Est−ce
possible ? Il me semble qu’au moment où je sentirai la voiture s’élancer, ce
sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les
nuages. Sais−tu que je compte les jours ?… Et toi ?
Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ; elle avait
cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du
succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances.
Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions
toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le
soleil, l’avaient par gradations développée, et elle s’épanouissait enfin dans
la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour
ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle
fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres,
qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu’un artiste
habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux :
ils s’enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards
de l’adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait
des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous
pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de
son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait
délicieuse et tout irrésistible.
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la réveiller. La veilleuse
de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux
Madame Bovary
Chapitre XII 218
fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait
dans l’ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre
l’haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque
saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l’école à la
tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au
bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait
beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une
petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui−même, tous les matins,
en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la
caisse d’épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n’importe
où ; d’ailleurs, la clientèle augmenterait ; il y comptait, car il voulait que
Berthe fût bien élevée, qu’elle eût des talents, qu’elle apprît le piano. Ah !
qu’elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère,
elle porterait comme elle, dans l’été, de grands chapeaux de paille ! On les
prendrait de loin pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir
auprès d’eux, sous la lumière de la lampe ; elle lui broderait des
pantoufles ; elle s’occuperait du ménage ; elle emplirait toute la maison de
sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement : on
lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide ; il la rendrait
heureuse ; cela durerait toujours.
Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie ; et, tandis
qu’il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un
pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les
bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils
apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts,
des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc,
dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas,
à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que
vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner
des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des
fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés
en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et
Madame Bovary
Chapitre XII 219
puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns
séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils
s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat,
ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se
promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence
serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée
comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur
l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne
surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ;
et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de
soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary
ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube
blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les
auvents de la pharmacie.
Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit :
– J’aurais besoin d’un manteau, un grand manteau, à long collet, doublé.
– Vous partez en voyage ? demanda−t−il.
– Non ! mais…, n’importe, je compte sur vous, n’est−ce pas ? et
vivement !
Il s’inclina.
– Il me faudrait encore, reprit−elle, une caisse…, pas trop lourde…,
commode.
– Oui, oui, j’entends, de quatre−vingt−douze centimètres environ sur
cinquante, comme on les fait à présent.
– Avec un sac de nuit.
– Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là−dessous.
Madame Bovary
Chapitre XII 220
– Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa ceinture, prenez
cela ; vous vous payerez dessus.
Mais le marchand s’écria qu’elle avait tort ; ils se connaissaient ; est−ce
qu’il doutait d’elle ? Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour qu’il
prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux l’avait mise dans sa poche et s’en
allait, quand elle le rappela.
– Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, – elle eut l’air de
réfléchir, – ne l’apportez pas non plus ; seulement, vous me donnerez
l’adresse de l’ouvrier et avertirez qu’on le tienne à ma disposition.
C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville
comme pour aller faire des commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu
les places, pris des passeports, et même écrit à Paris, afin d’avoir la malle
entière jusqu’à Marseille, où ils achèteraient une calèche et, de là,
continueraient sans s’arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin
d’envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à
l’Hirondelle, de manière que personne ainsi n’aurait de soupçons ; et, dans
tout cela, jamais il n’était question de son enfant. Rodolphe évitait d’en
parler ; peut−être qu’elle n’y pensait pas.
Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques
dispositions ; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres ; puis
il se dit malade ; ensuite il fit un voyage ; le mois d’août se passa, et, après
tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4
septembre, un lundi.
Enfin le samedi, l’avant−veille, arriva.
Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.
– Tout est−il prêt ? lui demanda−t−elle.
– Oui.
Madame Bovary
Chapitre XII 221
Alors ils firent le tour d’une plate−bande, et allèrent s’asseoir près de la
terrasse, sur la margelle du mur.
– Tu es triste, dit Emma.
– Non, pourquoi ?
Et cependant il la regardait singulièrement, d’une façon tendre.
– Est−ce de t’en aller ? reprit−elle, de quitter tes affections, ta vie ? Ah ! je
comprends… Mais, moi, je n’ai rien au monde ! tu es tout pour moi. Aussi
je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie ; je te soignerai, je
t’aimerai.
– Que tu es charmante ! dit−il en la saisissant dans ses bras.
– Vrai ? fit−elle avec un rire de volupté. M’aimes−tu ? Jure−le donc !
– Si je t’aime ! si je t’aime ! mais je t’adore, mon amour !
La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond
de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la
cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut,
éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairait ; et alors, se
ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait
une infinité d’étoiles ; et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au
fond, à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses.
Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d’où ruisselaient,
tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce s’étalait
autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les
yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait.
Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de
leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur,
abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de
mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur
souvenir des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des
Madame Bovary
Chapitre XII 222
saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bête
nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles,
ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui tombait toute seule
de l’espalier.
– Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe.
– Nous en aurons d’autres ! reprit Emma.
Et, comme se parlant à elle−même :
– Oui, il fera bon voyager… Pourquoi ai−je le cœur triste, cependant ?
Est−ce l’appréhension de l’inconnu…, l’effet des habitudes quittées…, ou
plutôt… ? Non, c’est l’excès du bonheur ! Que je suis faible, n’est−ce
pas ? Pardonne−moi !
– Il est encore temps ! s’écria−t−il. Réfléchis, tu t’en repentiras peut−être.
– Jamais ! fit−elle impétueusement.
Et, en se rapprochant de lui :
– Quel malheur donc peut−il me survenir ? Il n’y a pas de désert, pas de
précipice ni d’océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous
vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus
complète ! Nous n’aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul
obstacle ! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement… Parle donc,
réponds−moi.
Il répondait à intervalles réguliers : « Oui… oui !… » Elle lui avait passé
les mains dans ses cheveux, et elle répétait d’une voix enfantine, malgré de
grosses larmes qui coulaient :
– Rodolphe ! Rodolphe !… Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe !
Minuit sonna.
Madame Bovary
Chapitre XII 223
– Minuit ! dit−elle. Allons, c’est demain ! encore un jour !
Il se leva pour partir ; et, comme si ce geste qu’il faisait eût été le signal de
leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai :
– Tu as les passeports ?
– Oui.
– Tu n’oublies rien ?
– Non.
– Tu en es sûr ?
– Certainement.
– C’est à l’hôtel de Provence, n’est−ce pas, que tu m’attendras ?… à midi ?
Il fit un signe de tête.
– À demain, donc ! dit Emma dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s’éloigner.
Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de
l’eau entre des broussailles :
– À demain ! s’écria−t−elle.
Il était déjà de l’autre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s’arrêta ; et, quand il la vit avec
son vêtement blanc peu à peu s’évanouir dans l’ombre comme un fantôme,
il fut pris d’un tel battement de cœur, qu’il s’appuya contre un arbre pour
Madame Bovary
Chapitre XII 224
ne pas tomber.
– Quel imbécile je suis ! fit−il en jurant épouvantablement. N’importe,
c’était une jolie maîtresse !
Et, aussitôt, la beauté d’Emma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui
réapparurent. D’abord il s’attendrit, puis il se révolta contre elle.
– Car enfin, exclamait−il en gesticulant, je ne peux pas m’expatrier, avoir
la charge d’une enfant.
Il se disait ces choses pour s’affermir davantage.
– Et, d’ailleurs, les embarras, la dépense… Ah ! non, non, mille fois non !
cela eût été trop bête !
Madame Bovary
Chapitre XII 225
Chapitre XIII
À peine arrivé chez lui, Rodolphe s’assit brusquement à son bureau, sous
la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut la
plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, s’appuyant sur les
deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un
passé lointain, comme si la résolution qu’il avait prise venait de placer
entre eux, tout à coup, un immense intervalle.
Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dans l’armoire, au
chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait
d’habitude ses lettres de femmes, et il s’en échappa une odeur de poussière
humide et de roses flétries.
D’abord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles.
C’était un mouchoir à elle, une fois qu’elle avait saigné du nez, en
promenade ; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous
les angles, la miniature donnée par Emma ; sa toilette lui parut prétentieuse
et son regard en coulisse du plus pitoyable effet ; puis, à force de
considérer cette image et d’évoquer le souvenir du modèle, les traits
d’Emma peu à peu se confondirent en sa mémoire, comme si la figure
vivante et la figure peinte, se frottant l’une contre l’autre, se fussent
réciproquement effacées. Enfin il lut de ses lettres ; elles étaient pleines
d’explications relatives à leur voyage, courtes, techniques et pressantes
comme des billets d’affaires. Il voulut revoir les longues, celles
d’autrefois ; pour les trouver au fond de la boîte, Rodolphe dérangea toutes
les autres ; et machinalement il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de
choses, y retrouvant pêle−mêle des bouquets, une jarretière, un masque
noir, des épingles et des cheveux – des cheveux ! de bruns, de blonds ;
quelques−uns même, s’accrochant à la ferrure de la boîte, se cassaient
quand on l’ouvrait.
Chapitre XIII 226
Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et le style des
lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles étaient tendres ou
joviales, facétieuses, mélancoliques ; il y en avait qui demandaient de
l’amour et d’autres qui demandaient de l’argent.
À propos d’un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de
voix ; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien.
En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s’y gênaient les
unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un même niveau d’amour
qui les égalisait.
Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s’amusa pendant quelques
minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main
gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans
l’armoire en se disant :
– Quel tas de blagues !…
Ce qui résumait son opinion ; car les plaisirs, comme des écoliers dans la
cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert
n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y
laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.
– Allons, se dit−il, commençons !
Il écrivit :
« Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de
votre existence… »
– Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe ; j’agis dans son intérêt ; je suis
honnête.
« Avez−vous mûrement pesé votre détermination ? Savez−vous l’abîme où
je vous entraînais, pauvre ange ? Non, n’est−ce pas ? Vous alliez confiante
et folle, croyant au bonheur, à l’avenir… Ah ! malheureux que nous
Madame Bovary
Chapitre XIII 227
sommes ! insensés ! »
Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
– Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?… Ah ! non, et
d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard.
Est−ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles !
Il réfléchit, puis ajouta :
« Je ne vous oublierai pas, croyez−le bien, et j’aurai continuellement pour
vous un dévouement profond ; mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est
là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute ! Il nous serait
venu des lassitudes, et qui sait même si je n’aurais pas eu l’atroce douleur
d’assister à vos remords et d’y participer moi−même, puisque je les aurais
causés. L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma !
Oubliez−moi ! Pourquoi faut−il que je vous aie connue ? Pourquoi
étiez−vous si belle ? Est−ce ma faute ? O mon Dieu ! non, non, n’en
accusez que la fatalité ! »
– Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit−il.
« Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole comme on en
voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans
danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre
charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable
femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je
n’y avais pas réfléchi d’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur
idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences. »
– Elle va peut−être croire que c’est par avarice que j’y renonce… Ah !
n’importe ! tant pis, il faut en finir !
« Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait
poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie,
le dédain, l’outrage peut−être. L’outrage à vous ! Oh !… Et moi qui
Madame Bovary
Chapitre XIII 228
voudrais vous faire asseoir sur un trône ! moi qui emporte votre pensée
comme un talisman ! Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous
ai fait. Je pars. Où ? Je n’en sais rien, je suis fou ! Adieu ! Soyez toujours
bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez
mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières. »
La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer
la fenêtre, et, quand il se fut rassis :
– Il me semble que c’est tout. Ah ! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à
me relancer :
« Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car j’ai voulu m’enfuir
au plus vite afin d’éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je
reviendrai ; et peut−être que, plus tard, nous causerons ensemble très
froidement de nos anciennes amours. Adieu ! »
Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots : À Dieu ! ce qu’il
jugeait d’un excellent goût.
– Comment vais−je signer, maintenant ? se dit−il. Votre tout dévoué ?…
Non. Votre ami ?… Oui, c’est cela.
« Votre ami. »
Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.
– Pauvre petite femme ! pensa−t−il avec attendrissement. Elle va me croire
plus insensible qu’un roc ; il eût fallu quelques larmes là−dessus ; mais,
moi, je ne peux pas pleurer ; ce n’est pas ma faute. Alors, s’étant versé de
l’eau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de
haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre ; puis, cherchant à
cacheter la lettre, le cachet Amor nel cor se rencontra.
– Cela ne va guère à la circonstance… Ah bah ! n’importe !
Madame Bovary
Chapitre XIII 229
Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher.
Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il avait dormi
tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille d’abricots. Il disposa la lettre
dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard,
son valet de charrue, de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il
se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la
saison, des fruits ou du gibier.
– Si elle te demande de mes nouvelles, dit−il, tu répondras que je suis parti
en voyage. Il faut remettre le panier à elle−même, en mains propres… Va,
et prends garde !
Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et
marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrées, prit
tranquillement le chemin d’Yonville.
Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec Félicité, sur la
table de la cuisine, un paquet de linge.
– Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.
Elle fut saisie d’une appréhension, et, tout en cherchant quelque monnaie
dans sa poche, elle considérait le paysan d’un œil hagard, tandis qu’il la
regardait lui−même avec ébahissement, ne comprenant pas qu’un pareil
cadeau pût tant émouvoir quelqu’un. Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n’y
tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots,
renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l’ouvrit, et, comme
s’il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers
sa chambre, tout épouvantée.
Charles y était, elle l’aperçut ; il lui parla, elle n’entendit rien, et elle
continua vivement à monter les marches ; haletante, éperdue, ivre, et
toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les
doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s’arrêta devant la
porte du grenier, qui était fermée.
Madame Bovary
Chapitre XIII 230
Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la finir, elle
n’osait pas. D’ailleurs, où ? comment ? on la verrait.
– Ah ! non, ici, pensa−t−elle, je serai bien.
Emma poussa la porte et entra.
Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait
les tempes et l’étouffait ; elle se traîna jusqu’à la mansarde close, dont elle
tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit d’un bond.
En face, par−dessus les toits, la pleine campagne s’étalait à perte de vue.
En bas, sous elle, la place du village était vide ; les cailloux du trottoir
scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles ; au coin de
la rue, il partit d’un étage inférieur une sorte de ronflement à modulations
stridentes. C’était Binet qui tournait.
Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde, et elle relisait la
lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d’attention,
plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l’entendait, elle
l’entourait de ses deux bras ; et des battements de cœur, qui la frappaient
sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s’accéléraient l’un après
l’autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d’elle avec
l’envie que la terre croulât. Pourquoi n’en pas finir ? Qui la retenait donc ?
Elle était libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavés en se disant :
– Allons ! allons !
Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers l’abîme le
poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait
le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière
d’un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue,
entourée d’un grand espace. Le bleu du ciel l’envahissait, l’air circulait
dans sa tête creuse, elle n’avait qu’à céder, qu’à se laisser prendre ; et le
ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui
Madame Bovary
Chapitre XIII 231
l’appelait.
– Ma femme ! ma femme ! cria Charles.
Elle s’arrêta.
– Où es−tu donc ? Arrive !
L’idée qu’elle venait d’échapper à la mort faillit la faire s’évanouir de
terreur ; elle ferma les yeux ; puis elle tressaillit au contact d’une main sur
sa manche : c’était Félicité.
– Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie.
Et il fallut descendre ! il fallut se mettre à table !
Elle essaya de manger. Les morceaux l’étouffaient. Alors elle déplia sa
serviette comme pour en examiner les reprises et voulut réellement
s’appliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout à coup, le
souvenir de la lettre lui revint. L’avait−elle donc perdue ? Où la retrouver ?
Mais elle éprouvait une telle lassitude dans l’esprit, que jamais elle ne put
inventer un prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche ; elle
avait peur de Charles ; il savait tout, c’était sûr ! En effet, il prononça ces
mots, singulièrement :
– Nous ne sommes pas près, à ce qu’il paraît, de voir M. Rodolphe.
– Qui te l’a dit ? fit−elle en tressaillant.
– Qui me l’a dit ? répliqua−t−il un peu surpris de ce ton brusque ; c’est
Girard, que j’ai rencontré tout à l’heure à la porte du café Français. Il est
parti en voyage, ou il doit partir.
Elle eut un sanglot.
Madame Bovary
Chapitre XIII 232
– Quoi donc t’étonne ? Il s’absente ainsi de temps à autre pour se distraire,
et, ma foi ! je l’approuve. Quand on a de la fortune et que l’on est
garçon !… Du reste, il s’amuse joliment, notre ami ! c’est un farceur. M.
Langlois m’a conté…
Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait.
Celle−ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur l’étagère ;
Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit
un et mordit à même.
– Oh ! parfait ! disait−il. Tiens, goûte.
Et il tendit la corbeille, qu’elle repoussa doucement.
– Sens donc : quelle odeur ! fit−il en la lui passant sous le nez à plusieurs
reprises.
– J’étouffe ! s’écria−t−elle en se levant d’un bond.
Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut ; puis :
– Ce n’est rien ! dit−elle, ce n’est rien ! c’est nerveux ! Assieds−toi,
mange !
Car elle redoutait qu’on ne fût à la questionner, à la soigner, qu’on ne la
quittât plus.
Charles, pour obéir, s’était rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des
abricots, qu’il déposait ensuite dans son assiette.
Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa
un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s’était décidé à partir pour
Rouen. Or, comme il n’y a, de la Huchette à Buchy, pas d’autre chemin
Madame Bovary
Chapitre XIII 233
que celui d’Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l’avait
reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le
crépuscule.
Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s’y précipita. La
table, avec toutes les assiettes, était renversée ; de la sauce, de la viande,
les couteaux, la salière et l’huilier jonchaient l’appartement ; Charles
appelait au secours ; Berthe, effarée, criait ; et Félicité, dont les mains
tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements
convulsifs.
– Je cours, dit l’apothicaire, chercher dans mon laboratoire, un peu de
vinaigre aromatique.
Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon :
– J’en étais sûr, fit−il ; cela vous réveillerait un mort.
– Parle−nous ! disait Charles, parle−nous ! Remets−toi ! C’est moi, ton
Charles qui t’aime ! Me reconnais−tu ? Tiens, voilà ta petite fille :
embrasse−la donc !
L’enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou. Mais,
détournant la tête, Emma dit d’une voix saccadée :
– Non, non… personne !
Elle s’évanouit encore. On la porta sur son lit.
Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à
plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux
deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l’oreiller.
Charles, debout, se tenait au fond de l’alcôve, et le pharmacien, près de lui,
gardait ce silence méditatif qu’il est convenable d’avoir dans les occasions
Madame Bovary
Chapitre XIII 234
sérieuses de la vie.
– Rassurez−vous, dit−il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme
est passé.
– Oui, elle repose un peu maintenant ! répondit Charles, qui la regardait
dormir. Pauvre femme !… pauvre femme !… la voilà retombée !
Alors Homais demanda comment cet accident était survenu. Charles
répondit que cela l’avait saisie tout à coup, pendant qu’elle mangeait des
abricots.
– Extraordinaire !… reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les
abricots eussent occasionné la syncope ! Il y a des natures si
impressionnables à l’encontre de certaines odeurs ! et ce serait même une
belle question à étudier, tant sous le rapport pathologique que sous le
rapport physiologique. Les prêtres en connaissaient l’importance, eux qui
ont toujours mêlé des aromates à leurs cérémonies. C’est pour vous
stupéfier l’entendement et provoquer des extases, chose d’ailleurs facile à
obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus délicates que les autres.
On en cite qui s’évanouissent à l’odeur de la corne brûlée, du pain
tendre…
– Prenez garde de l’éveiller ! dit à voix basse Bovary.
– Et non seulement, continua l’apothicaire, les humains sont en butte à ces
anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n’êtes pas sans savoir
l’effet singulièrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria,
vulgairement appelé herbe−au−chat, sur la gent féline ; et d’autre part,
pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux (un de mes
anciens camarades, actuellement établi rue Malpalu) possède un chien qui
tombe en convulsions dès qu’on lui présente une tabatière. Souvent même
il en fait l’expérience devant ses amis, à son pavillon du bois Guillaume.
Croirait−on qu’un simple sternutatoire pût exercer de tels ravages dans
l’organisme d’un quadrupède ? C’est extrêmement curieux, n’est−il pas
vrai ?
Madame Bovary
Chapitre XIII 235
– Oui, dit Charles, qui n’écoutait pas.
– Cela nous prouve, reprit l’autre en souriant avec un air de suffisance
bénigne, les irrégularités sans nombre du système nerveux. Pour ce qui est
de Madame, elle m’a toujours paru, je l’avoue, une vraie sensitive. Aussi
ne vous conseillerai−je point, mon bon ami, aucun de ces prétendus
remèdes qui, sous prétexte d’attaquer les symptômes, attaquent le
tempérament. Non, pas de médicamentation oiseuse ! du régime, voilà
tout ! des sédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez−vous
pas qu’il faudrait peut−être frapper l’imagination ?
– En quoi ? comment ? dit Bovary.
– Ah ! c’est là la question ! Telle est effectivement la ques−tion : That is
the question ! comme je lisais dernièrement dans le journal.
Mais Emma, se réveillant, s’écria :
– Et la lettre ? et la lettre ?
On crut qu’elle avait le délire ; elle l’eut à partir de minuit : une fièvre
cérébrale s’était déclarée.
Pendant quarante−trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous
ses malades ; il ne se couchait plus, il était continuellement à lui tâter le
pouls, à lui poser des sinapismes, des compresses d’eau froide. Il envoyait
Justin jusqu’à Neufchâtel chercher de la glace ; la glace se fondait en
route ; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fit venir de
Rouen le docteur Larivière, son ancien maître ; il était désespéré. Ce qui
l’effrayait le plus, c’était l’abattement d’Emma ; car elle ne parlait pas,
n’entendait rien et même semblait ne point souffrir, – comme si son corps
et son âme se fussent ensemble reposés de toutes leurs agitations.
Vers le milieu d’octobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des
oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger sa première
Madame Bovary
Chapitre XIII 236
tartine de confitures. Les forces lui revinrent ; elle se levait quelques
heures pendant l’après−midi, et, un jour qu’elle se sentait mieux, il essaya
de lui faire faire, à son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable
des allées disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas à pas, en
traînant ses pantoufles, et, s’appuyant de l’épaule contre Charles, elle
continuait à sourire.
Ils allèrent ainsi jusqu’au fond, près de la terrasse. Elle se redressa
lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder ; elle regarda au
loin, tout au loin ; mais il n’y avait à l’horizon que de grands feux d’herbe,
qui fumaient sur les collines.
– Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary.
Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle :
– Assieds−toi donc sur ce banc : tu seras bien.
– Oh ! non, pas là, pas là ! fit−elle d’une voix défaillante.
Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladie recommença, avec
une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractères plus complexes.
Tantôt elle souffrait au cœur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans
les membres ; il lui survint des vomissements où Charles crut apercevoir
les premiers symptômes d’un cancer.
Et le pauvre garçon, par là−dessus, avait des inquiétudes d’argent !
Madame Bovary
Chapitre XIII 237
Chapitre XIV
D’abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais de tous
les médicaments pris chez lui ; et, quoiqu’il eût pu, comme médecin, ne
pas les payer, néanmoins il rougissait un peu de cette obligation.
Puis la dépense du ménage, à présent que la cuisinière était maîtresse,
devenait effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les fournisseurs
murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de
la maladie d’Emma, celui−ci, profitant de la circonstance pour exagérer sa
facture, avait vite apporté le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu
d’une, quantité d’autres choses encore. Charles eut beau dire qu’il n’en
avait pas besoin, le marchand répondit arrogamment qu’on lui avait
commandé tous ces articles et qu’il ne les reprendrait pas ; d’ailleurs, ce
serait contrarier Madame dans sa convalescence ; Monsieur réfléchirait ;
bref, il était résolu à le poursuivre en justice plutôt que d’abandonner ses
droits et que d’emporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de
les renvoyer à son magasin ; Félicité oublia ; il avait d’autres soucis ; on
n’y pensa plus ; M. Lheureux revint à la charge, et, tour à tour menaçant et
gémissant, manœuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un
billet à six mois d’échéance. Mais à peine eut−il signé ce billet, qu’une
idée audacieuse lui surgit : c’était d’emprunter mille francs à M. Lheureux.
Donc, il demanda, d’un air embarrassé, s’il n’y avait pas moyen de les
avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que l’on voudrait.
Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus et dicta un autre billet,
par lequel Bovary déclarait devoir payer à son ordre, le Ier septembre
prochain, la somme de mille soixante et dix francs ; ce qui, avec les cent
quatre−vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi,
prêtant à six pour cent, augmenté d’un quart de commission, et les
fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze
mois, donner cent trente francs de bénéfice ; et il espérait que l’affaire ne
s’arrêterait pas là, qu’on ne pourrait payer les billets, qu’on les
Chapitre XIV 238
renouvellerait, et que son pauvre argent, s’étant nourri chez le médecin
comme dans une maison de santé, lui reviendrait, un jour,
considérablement plus dodu, et gros à faire craquer le sac.
Tout, d’ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d’une fourniture de
cidre pour l’hôpital de Neufchâtel ; M. Guillaumin lui promettait des
actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait d’établir un nouveau
service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans
doute, à ruiner la guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, étant
à prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains
tout le commerce d’Yonville.
Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l’année prochaine,
pouvoir rembourser tant d’argent ; et il cherchait, imaginait des expédients,
comme de recourir à son père ou de vendre quelque chose. Mais son père
serait sourd, et il n’avait, lui, rien à vendre. Alors il découvrait de tels
embarras, qu’il écartait vite de sa conscience un sujet de méditation aussi
désagréable. Il se reprochait d’en oublier Emma ; comme si, toutes ses
pensées appartenant à cette femme, c’eût été lui dérober quelque chose que
de n’y pas continuellement réfléchir.
L’hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait
beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de la fenêtre, celle qui
regardait la Place ; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la
persienne de ce côté restait constamment fermée. Elle voulut que l’on
vendît le cheval ; ce qu’elle aimait autrefois, à présent lui déplaisait.
Toutes ses idées paraissaient se borner au soin d’elle−même. Elle restait
dans son lit à faire de petites collations, sonnait sa domestique pour
s’informer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur
le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite
ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une
sorte d’anxiété, l’infaillible retour d’événements minimes, qui pourtant ne
lui importaient guère. Le plus considérable était, le soir, l’arrivée de
l’Hirondelle. Alors l’aubergiste criait et d’autres voix répondaient, tandis
que le falot d’Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait
Madame Bovary
Chapitre XIV 239
comme une étoile dans l’obscurité. À midi, Charles rentrait ; ensuite il
sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la tombée du
jour, les enfants qui s’en revenaient de la classe, traînant leurs sabots sur le
trottoir, frappaient tous avec leurs règles la cliquette des auvents, les uns
après les autres.
C’était à cette heure−là que M. Bournisien venait la voir. Il s’enquérait de
sa santé, lui apportait des nouvelles et l’exhortait à la religion dans un petit
bavardage câlin qui ne manquait pas d’agrément. La vue seule de sa
soutane la réconfortait.
Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crue agonisante, elle avait
demandé la communion ; et, à mesure que l’on faisait dans sa chambre les
préparatifs pour le sacrement, que l’on disposait en autel la commode
encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia,
Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de
ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne
pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être, montant
vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se
dissipe en vapeur. On aspergea d’eau bénite les draps du lit ; le prêtre retira
du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en défaillant d’une joie céleste
qu’elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se
présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour
d’elle, en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la
commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa
retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes
séraphiques et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trône d’or, au milieu des
saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui
d’un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme
pour l’emporter dans leurs bras.
Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus
belle qu’il fût possible de rêver ; si bien qu’à présent elle s’efforçait d’en
ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais d’une manière moins
exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbatue
d’orgueil, se reposait enfin dans l’humilité chrétienne ; et, savourant le
plaisir d’être faible, Emma contemplait en elle−même la destruction de sa
Madame Bovary
Chapitre XIV 240
volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée. Il
existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes, un autre
amour au−dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui
s’accroîtrait éternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir,
un état de pureté flottant au−dessus de la terre, se confondant avec le ciel,
et où elle aspira d’être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des
chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre,
au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour le baiser
tous les soirs.
Le Curé s’émerveillait de ces dispositions, bien que la religion d’Emma,
trouvait−il, pût, à force de ferveur, finir par friser l’hérésie et même
l’extravagance. Mais, n’étant pas très versé dans ces matières sitôt qu’elles
dépassaient une certaine mesure, il écrivit à M. Boulard, libraire de
Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne
du sexe, qui était pleine d’esprit. Le libraire, avec autant d’indifférence que
s’il eût expédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle−mêle
tout ce qui avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux. C’étaient
de petits manuels par demandes et par réponses, des pamphlets d’un ton
rogue dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à
cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes
troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez−y bien ;
l’Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de, décoré de plusieurs
ordres ; des Erreurs de Voltaire, à l’usage des jeunes gens, etc.
Madame Bovary n’avait pas encore l’intelligence assez nette pour
s’appliquer sérieusement à n’importe quoi ; d’ailleurs, elle entreprit ces
lectures avec trop de précipitation. Elle s’irrita contre les prescriptions du
culte ; l’arrogance des écrits polémiques lui déplut par leur acharnement à
poursuivre des gens qu’elle ne connaissait pas ; et les contes profanes
relevés de religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde,
qu’ils l’écartèrent insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve.
Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se
croyait prise par la plus fine mélancolie catholique qu’une âme éthérée pût
concevoir.
Madame Bovary
Chapitre XIV 241
Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond de son
cœur ; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi
dans un souterrain. Une exhalaison s’échappait de ce grand amour
embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse
l’atmosphère d’immaculation où elle voulait vivre. Quand elle se mettait à
genoux sur son prie−Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes
paroles de suavité qu’elle murmurait jadis à son amant, dans les
épanchements de l’adultère. C’était pour faire venir la croyance ; mais
aucune délectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres
fatigués, avec le sentiment vague d’une immense duperie. Cette recherche,
pensait−elle, n’était qu’un mérite de plus ; et dans l’orgueil de sa dévotion,
Emma se comparait à ces grandes dames d’autrefois, dont elle avait rêvé la
gloire sur un portrait de la Vallière, et qui, traînant avec tant de majesté la
queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour
y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes d’un cœur que l’existence
blessait.
Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des habits pour
les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ; et Charles, un
jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui
mangeaient un potage. Elle fit revenir à la maison sa petite fille, que son
mari, durant sa maladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui
apprendre à lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne s’irritait plus. C’était un
parti pris de résignation, une indulgence universelle. Son langage, à propos
de tout, était plein d’expressions idéales. Elle disait à son enfant :
– Ta colique est−elle passée, mon ange ?
Madame Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut−être cette manie
de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu de raccommoder ses
torchons. Mais, harassée de querelles domestiques, la bonne femme se
plaisait en cette maison tranquille, et même elle y demeura jusques après
Pâques, afin d’éviter les sarcasmes du père Bovary, qui ne manquait pas,
tous les vendredis saints, de se commander une andouille.
Madame Bovary
Chapitre XIV 242
Outre la compagnie de sa belle−mère, qui la raffermissait un peu par sa
rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours,
avait encore d’autres sociétés. C’était madame Langlois, madame Caron,
madame Dubreuil, madame Tuvache et, régulièrement, de deux à cinq
heures, l’excellente madame Homais, qui n’avait jamais voulu croire,
celle−là, à aucun des cancans que l’on débitait sur sa voisine. Les petits
Homais aussi venaient la voir ; Justin les accompagnait. Il montait avec
eux dans la chambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sans
parler. Souvent même, madame Bovary, n’y prenant garde, se mettait à sa
toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tête d’un
mouvement brusque ; et, quand il aperçut la première fois cette chevelure
entière qui descendait jusqu’aux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce
fut pour lui, le pauvre enfant, comme l’entrée subite dans quelque chose
d’extraordinaire et de nouveau dont la splendeur l’effraya.
Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses
timidités. Elle ne se doutait point que l’amour, disparu de sa vie, palpitait
là, près d’elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce cœur
d’adolescent ouvert aux émanations de sa beauté. Du reste, elle
enveloppait tout maintenant d’une telle indifférence, elle avait des paroles
si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l’on
ne distinguait plus l’égoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu. Un
soir, par exemple, elle s’emporta contre sa domestique, qui lui demandait à
sortir et balbutiait en cherchant un prétexte ; puis tout à coup :
– Tu l’aimes donc ? dit−elle.
Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait elle ajouta d’un air
triste :
– Allons, cours−y ! amuse−toi !
Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin d’un bout à
l’autre, malgré les observations de Bovary ; il fut heureux, cependant de lui
voir enfin manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage
à mesure qu’elle se rétablissait. D’abord, elle trouva moyen d’expulser la
Madame Bovary
Chapitre XIV 243
mère Rolet, la nourrice, qui avait pris l’habitude, pendant sa
convalescence, de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons
et son pen−sionnaire, plus endenté qu’un cannibale. Puis elle se dégagea
de la famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et
même fréquenta l’église avec moins d’assiduité, à la grande approbation de
l’apothicaire, qui lui dit alors amicalement :
– Vous donniez un peu dans la calotte !
M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du
catéchisme. Il préférait rester dehors, à prendre l’air au milieu du bocage, il
appelait ainsi la tonnelle. C’était l’heure où Charles rentrait. Ils avaient
chaud ; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet
rétablissement de Madame.
Binet se trouvait là, c’est−à−dire un peu plus bas, contre le mur de la
terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l’invitait à se rafraîchir, et il
s’entendait parfaitement à déboucher les cruchons.
– Il faut, disait−il en promenant autour de lui et jusqu’aux extrémités du
paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille d’aplomb sur la table, et,
après que les ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups,
doucement, doucement, comme on fait, d’ailleurs, à l’eau de Seltz, dans les
restaurants.
Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein
visage, et alors l’ecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais
cette plaisanterie :
– Sa bonté saute aux yeux !
Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du
pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener
au théâtre de Rouen voir l’illustre ténor Lagardy. Homais s’étonnant de ce
silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre déclara qu’il regardait la
musique comme moins dangereuse pour les mœurs que la littérature.
Madame Bovary
Chapitre XIV 244
Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, prétendait−il,
servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la
vertu.
Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez la plupart
des tragédies de Voltaire ; elles sont semées habilement de réflexions
philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale et
de diplomatie.
– Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin de Paris, où
l’on remarque le caractère d’un vieux général qui est vraiment tapé ! Il
rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière, qui à la fin…
– Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il
y a la mauvaise pharmacie, mais condamner en bloc le plus important des
beaux arts me paraît une balourdise, une idée gothique, digne de ces temps
abominables où l’on enfermait Galilée.
– Je sais bien, objecta le Curé, qu’il existe de bons ouvrages, de bons
auteurs ; cependant, ne serait−ce que ces personnes de sexe différent
réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et
puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées,
tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage d’esprit et vous
donner des pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins
l’opinion de tous les Pères. Enfin, ajouta−t−il en prenant subitement un ton
de voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise de tabac, si
l’Église a condamné les spectacles, c’est qu’elle avait raison ; il faut nous
soumettre à ses décrets.
– Pourquoi, demanda l’apothicaire, excommunie−t−elle les comédiens ?
car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte. Oui,
on jouait, on représentait au milieu du chœur des espèces de farces
appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence souvent se
trouvaient offensées.
Madame Bovary
Chapitre XIV 245
L’ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le pharmacien
poursuivit :
– C’est comme dans la Bible ; il y a… savez−vous…, plus d’un détail…
piquant, des choses… vraiment… gaillardes !
Et, sur un geste d’irritation que faisait M. Bournisien :
– Ah ! vous conviendrez que ce n’est pas un livre à mettre entre les mains
d’une jeune personne, et je serais fâché qu’Athalie…
– Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s’écria l’autre impatienté,
qui recommandent la Bible !
– N’importe ! dit Homais, je m’étonne que, de nos jours, en un siècle de
lumières, on s’obstine encore à proscrire un délassement intellectuel qui
est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelquefois, n’est−ce pas,
docteur ?
– Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les
mêmes idées, il voulût n’offenser personne, ou bien qu’il n’eût pas d’idées.
La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de
pousser une dernière botte.
– J’en ai connu, des prêtres, qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir
gigoter des danseuses.
– Allons donc ! fit le curé.
– Ah ! j’en ai connu !
Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta :
– J’en – ai – connu.
– Eh bien ! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à tout entendre.
Madame Bovary
Chapitre XIV 246
– Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclama l’apothicaire.
– Monsieur !… reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le
pharmacien en fut intimidé.
– Je veux seulement dire, répliqua−t−il alors d’un ton moins brutal, que la
tolérance est le plus sûr moyen d’attirer les âmes à la religion.
– C’est vrai ! c’est vrai ! concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa
chaise.
Mais il n’y resta que deux minutes. Puis, dès qu’il fut parti, M. Homais dit
au médecin :
– Voilà ce qui s’appelle une prise de bec ! Je l’ai roulé, vous avez vu,
d’une manière !… Enfin, croyez−moi, conduisez Madame au spectacle, ne
serait−ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces
corbeaux−là, saprelotte ! Si quelqu’un pouvait me remplacer, je vous
accompagnerais moi−même. Dépêchez−vous ! Lagardy ne donnera qu’une
seule représentation ; il est engagé en Angleterre à des appointements
considérables. C’est, à ce qu’on assure, un fameux lapin ! il roule sur l’or !
il mène avec lui trois maîtresses et son cuisinier ! Tous ces grands artistes
brûlent la chandelle par les deux bouts ; il leur faut une existence
dévergondée qui excite un peu l’imagination. Mais ils meurent à l’hôpital,
parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, étant jeunes, de faire des économies.
Allons, bon appétit ; à demain !
Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary ; car aussitôt il en
fit part à sa femme, qui refusa tout d’abord, alléguant la fatigue, le
dérangement, la dépense ; mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas,
tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. Il n’y voyait aucun
empêchement ; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il
ne comptait plus, les dettes courantes n’avaient rien d’énorme, et
l’échéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue,
Madame Bovary
Chapitre XIV 247
qu’il n’y fallait pas songer. D’ailleurs, imaginant qu’elle y mettait de la
délicatesse, Charles insista davantage ; si bien qu’elle finit, à force
d’obsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils
s’emballèrent dans l’hirondelle.
L’apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait contraint
de n’en pas bouger, soupira en les voyant partir.
– Allons, bon voyage ! leur dit−il, heureux mortels que vous êtes !
Puis, s’adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à quatre
falbalas :
– Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faire florès à Rouen.
La diligence descendait à l’hôtel de la Croix rouge, sur la place
Beauvoisine. C’était une de ces auberges comme il y en a dans tous les
faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à
coucher, où l’on voit au milieu de la cour des poules picorant l’avoine sous
les cabriolets crottés des commis voyageurs ; – bons vieux gîtes à balcon
de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d’hiver,
continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les
tables noires sont poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par les
mouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu ; et qui, sentant
toujours le village, comme des valets de ferme habillés en bourgeois, ont
un café sur la rue, et du côté de la campagne un jardin à légumes. Charles
immédiatement se mit en courses. Il confondit l’avant−scène avec les
galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les
comprit pas, fut renvoyé du contrôleur au directeur, revint à l’auberge,
retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la
ville, depuis le théâtre jusqu’au boulevard.
Madame s’acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait
beaucoup de manquer le commencement ; et, sans avoir eu le temps
d’avaler un bouillon, ils se présentèrent devant les portes du théâtre, qui
étaient encore fermées.
Madame Bovary
Chapitre XIV 248
Chapitre XV
La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des
balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches
répétaient en caractères baroques : « Lucie de Lamermoor… Lagardy…
Opéra…, etc. » Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les
frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois
un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des
tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas,
cependant, on était rafraîchi par un courant d’air glacial qui sentait le suif,
le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de
grands magasins noirs où l’on roule des barriques.
De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d’entrer, faire un tour de
promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets à sa main,
dans la poche de son pantalon, qu’il appuyait contre son ventre.
Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement
de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite par l’autre corridor,
tandis qu’elle montait l’escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un
enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées ; elle aspira de
toute sa poitrine l’odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise
dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse.
La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et
les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient
se délasser dans les beaux−arts des inquiétudes de la vente ; mais,
n’oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois−six ou
indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui,
blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argent
ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au
parquet, étalant, dans l’ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert
Chapitre XV 249
pomme ; et madame Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des
badines à pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes.
Cependant, les bougies de l’orchestre s’allumèrent ; le lustre descendit du
plafond, versant, avec le rayonnement de ses facettes, une gaieté subite
dans la salle ; puis les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut
d’abord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de
pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on
entendit trois coups sur la scène ; un roulement de timbales commença, les
instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant,
découvrit un paysage.
C’était le carrefour d’un bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par
un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur l’épaule, chantaient
tous ensemble une chanson de chasse ; puis il survint un capitaine qui
invoquait l’ange du mal en levant au ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils
s’en allèrent, et les chasseurs reprirent.
Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il
lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses
écossaises se répéter sur les bruyères. D’ailleurs, le souvenir du roman
facilitant l’intelligence du libretto, elle suivait l’intrigue phrase à phrase,
tandis que d’insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient,
aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement
des mélodies et se sentait elle−même vibrer de tout son être comme si les
archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle n’avait pas
assez d’yeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages,
les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de
velours, les manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui s’agitaient
dans l’harmonie comme dans l’atmosphère d’un autre monde. Mais une
jeune femme s’avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta
seule, et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de
fontaine ou comme des gazouillements d’oiseau. Lucie entama d’un air
brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignait d’amour, elle demandait
des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une
Madame Bovary
Chapitre XV 250
étreinte. Tout à coup, Edgar−Lagardy parut.
Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose de la
majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était
prise dans un pourpoint de couleur brune ; un petit poignard ciselé lui
battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en
découvrant ses dents blanches. On disait qu’une princesse polonaise,
l’écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des
chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle s’était ruinée à cause de lui. Il
l’avait plantée là pour d’autres femmes, et cette célébrité sentimentale ne
laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate
avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase
poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un
bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que
d’intelligence et plus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser
cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.
Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la
quittait, il revenait, il semblait désespéré : il avait des éclats de colère, puis
des râles élégiaques d’une douceur infinie, et les notes s’échappaient de
son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le
voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s’emplissait le
cœur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à
l’accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le
tumulte d’une tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les
angoisses dont elle avait manqué mourir.
La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa
conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie.
Mais personne sur la terre ne l’avait aimée d’un pareil amour. Il ne pleurait
pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu’ils se disaient : «
À demain ; à demain !… » La salle craquait sous les bravos ; on
recommença la strette entière ; les amoureux parlaient des fleurs de leur
tombe, de serments, d’exil, de fatalité, d’espérances, et quand ils
poussèrent l’adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la
Madame Bovary
Chapitre XV 251
vibration des derniers accords.
– Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est−il à la persécuter ?
– Mais non, répondit−elle ; c’est son amant.
– Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que l’autre, celui qui
est venu tout à l’heure, disait :
« J’aime Lucie et je m’en crois aimé. » D’ailleurs, il est parti avec son
père, bras dessus, bras dessous. Car c’est bien son père, n’est−ce pas, le
petit laid qui porte une plume de coq à son chapeau ?
Malgré les explications d’Emma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à
son maître Ashton ses abominables manœuvres, Charles, en voyant le faux
anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que c’était un souvenir
d’amour envoyé par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre
l’histoire, – à cause de la musique – qui nuisait beaucoup aux paroles.
– Qu’importe ? dit Emma ; tais−toi !
– C’est que j’aime, reprit−il en se penchant sur son épaule, à me rendre
compte, tu sais bien.
– Tais−toi ! tais−toi ! fit−elle impatientée.
Lucie s’avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne d’oranger
dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait
au jour de son mariage ; et elle se revoyait là−bas, au milieu des blés, sur le
petit sentier, quand on marchait vers l’église. Pourquoi donc n’avait−elle
pas, comme celle−là, résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sans
s’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait… Ah ! si, dans la fraîcheur de
sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère,
elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la
tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait
descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur−là, sans doute, était un
Madame Bovary
Chapitre XV 252
mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à
présent la petitesse des passions que l’art exagérait. S’efforçant donc d’en
détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de
ses douleurs qu’une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même
elle souriait intérieurement d’une pitié dédaigneuse, quand au fond du
théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir.
Son grand chapeau à l’espagnole tomba dans un geste qu’il fit ; et aussitôt
les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de
furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en
notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë,
Arthur modulait à l’écart des sons moyens, et la basse−taille du ministre
ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant ses
paroles, reprenaient en chœur, délicieusement. Ils étaient tous sur la même
ligne à gesticuler ; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la
miséricorde et la stupéfaction s’exhalaient à la fois de leurs bouches
entrouvertes. L’amoureux outragé brandissait son épée nue ; sa collerette
de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il
allait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les
planches les éperons vermeils de ses bottes molles, qui s’évasaient à la
cheville. Il devait avoir, pensait−elle, un intarissable amour, pour en
déverser sur la foule à si larges effluves. Toutes ses velléités de
dénigrement s’évanouissaient sous la poésie du rôle qui l’envahissait, et,
entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage, elle tâcha de se
figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu’elle
aurait pu mener cependant, si le hasard l’avait voulu. Ils se seraient
connus, ils se seraient aimés ! Avec lui, par tous les royaumes de l’Europe,
elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son
orgueil, ramassant les fleurs qu’on lui jetait, brodant elle−même ses
costumes ; puis, chaque soir, au fond d’une loge, derrière la grille à treillis
d’or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n’aurait
chanté que pour elle seule ; de la scène, tout en jouant, il l’aurait regardée.
Mais une folie la saisit : il la regardait, c’est sûr ! Elle eut envie de courir
dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans l’incarnation de
l’amour même, et de lui dire, de s’écrier : « Enlève−moi, emmène−moi,
Madame Bovary
Chapitre XV 253
partons ! À toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves ! »
Le rideau se baissa.
L’odeur du gaz se mêlait aux haleines ; le vent des éventails rendait
l’atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir ; la foule encombrait les
corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la
suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s’évanouir, courut à la buvette
lui chercher un verre d’orgeat.
Il eut grand−peine à regagner sa place, car on lui heurtait les coudes à tous
les pas, à cause du verre qu’il tenait entre ses mains, et même il en versa
les trois quarts sur les épaules d’une Rouennaise en manches courtes, qui,
sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon,
comme si on l’eût assassinée. Son mari, qui était un filateur, s’emporta
contre le maladroit ; et, tandis qu’avec son mouchoir elle épongeait les
taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d’un ton bourru les
mots d’indemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva près
de sa femme, en lui disant tout essoufflé :
– J’ai cru, ma foi, que j’y resterais ! Il y a un monde !… un monde !…
Il ajouta :
– Devine un peu qui j’ai rencontré là−haut ? M. Léon !
– Léon ?
– Lui−même ! Il va venir te présenter ses civilités.
Et, comme il achevait ces mots, l’ancien clerc d’Yonville entra dans la
loge.
Il tendit sa main avec un sans−façon de gentilhomme : et madame Bovary
machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à l’attraction d’une
volonté plus forte. Elle ne l’avait pas sentie depuis ce soir de printemps où
Madame Bovary
Chapitre XV 254
il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord
de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle
secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier
des phrases rapides.
– Ah ! bonjour… Comment ! vous voilà ?
– Silence ! cria une voix du parterre, car le troisième acte commençait.
– Vous êtes donc à Rouen ?
– Oui.
– Et depuis quand ?
– À la porte ! à la porte !
On se tournait vers eux ; ils se turent.
Mais, à partir de ce moment, elle n’écouta plus ; et le chœur des conviés, la
scène d’Ashton et de son valet, le grand duo en ré majeur, tout passa pour
elle dans l’éloignement, comme si les instruments fussent devenus moins
sonores et les personnages plus reculés ; elle se rappelait les parties de
cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures
sous la tonnelle, les tête−à−tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si
calme et si long, si discret, si tendre, et qu’elle avait oublié cependant.
Pourquoi donc revenait−il ? quelle combinaison d’aventures le replaçait
dans sa vie ? Il se tenait derrière elle, s’appuyant de l’épaule contre la
cloison ; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède
de ses narines qui lui descendait dans la chevelure.
– Est−ce que cela vous amuse ? dit−il en se penchant sur elle de si près,
que la pointe de sa moustache lui effleura la joue.
Elle répondit nonchalamment :
Madame Bovary
Chapitre XV 255
– Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup.
Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces
quelque part.
– Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux dé−noués : cela
promet d’être tragique.
Mais la scène de la folie n’intéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse
lui parut exagéré.
– Elle crie trop fort, dit−elle en se tournant vers Charles, qui écoutait.
– Oui… peut−être… un peu, répliqua−t−il, indécis entre la franchise de
son plaisir et le respect qu’il portait aux opinions de sa femme.
Puis Léon dit en soupirant
– Il fait une chaleur…
– Insupportable ! c’est vrai.
– Es−tu gênée ? demanda Bovary.
– Oui, j’étouffe ; partons.
M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de dentelle, et ils
allèrent tous les trois s’asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage
d’un café.
Il fut d’abord question de sa maladie, bien qu’Emma interrompît Charles
de temps à autre, par crainte, disait−elle, d’ennuyer M. Léon ; et celui−ci
leur raconta qu’il venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin
de se rompre aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles
que l’on traitait à Paris. Puis il s’informa de Berthe, de la famille Homais,
de la mère Lefrançois ; et, comme ils n’avaient, en présence du mari, rien
Madame Bovary
Chapitre XV 256
de plus à se dire, bientôt la conversation s’arrêta.
Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir, tout fredonnant
ou braillant à plein gosier : O bel ange, ma Lucie ! Alors Léon, pour faire
le dilettante, se mit à parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini,
Persiani, Grisi ; et à côté d’eux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne
valait rien.
– Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups son sorbet au
rhum, on prétend qu’au dernier acte il est admirable tout à fait ; je regrette
d’être parti avant la fin, car ça commençait à m’amuser.
– Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représentation.
Mais Charles répondit qu’ils s’en allaient dès le lendemain.
– À moins, ajouta−t−il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles
rester seule, mon petit chat ?
Et, changeant de manœuvre devant cette occasion inattendue qui s’offrait à
son espoir, le jeune homme entama l’éloge de Lagardy dans le morceau
final. C’était quelque chose de superbe, de sublime ! Alors Charles insista :
– Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide−toi ! tu as tort, si tu sens le
moins du monde que cela te fait du bien.
Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient ; un garçon vint
discrètement se poster près d’eux ; Charles qui comprit, tira sa bourse ; le
clerc le retint par le bras, et même n’oublia point de laisser, en plus, deux
pièces blanches, qu’il fit sonner contre le marbre.
– Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l’argent que vous…
L’autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenant son
chapeau :
Madame Bovary
Chapitre XV 257
– C’est convenu, n’est−ce pas, demain, à six heures ?
Charles se récria encore une fois qu’il ne pouvait s’absenter plus
longtemps ; mais rien n’empêchait Emma…
– C’est que…, balbutia−t−elle avec un singulier sourire, je ne sais pas
trop…
– Eh bien ! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porte conseil…
Puis à Léon, qui les accompagnait :
– Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez, j’espère de
temps à autre, nous demander à dîner ?
Le clerc affirma qu’il n’y manquerait pas, ayant d’ailleurs besoin de se
rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Et l’on se sépara devant le
passage Saint−Herbland, au moment où onze heures et demie sonnaient à
la cathédrale.
Madame Bovary
Chapitre XV 258
Troisième Partie
Troisième Partie 259
Chapitre I
M. Léon, tout en étudiant son droit, avait passablement fréquenté la
Chaumière, où il obtint même de fort jolis succès près des grisettes, qui lui
trouvaient l’air distingué. C’était le plus convenable des étudiants : il ne
portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le 1er du
mois l’argent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses
professeurs. Quant à faire des excès, il s’en était toujours abstenu, autant
par pusillanimité que par délicatesse.
Souvent, lorsqu’il restait à lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous
les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le
souvenir d’Emma lui revenait. Mais peu à peu ce sentiment s’affaiblit, et
d’autres convoitises s’accumulèrent par−dessus, bien qu’il persistât
cependant à travers elles ; car Léon ne perdait pas toute espérance, et il y
avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans
l’avenir, tel qu’un fruit d’or suspendu à quelque feuillage fantastique.
Puis, en la revoyant après trois années d’absence, sa passion se réveilla. Il
fallait, pensa−t−il, se résoudre enfin à la vouloir posséder. D’ailleurs, sa
timidité s’était usée au contact des compagnies folâtres, et il revenait en
province, méprisant tout ce qui ne foulait pas d’un pied verni l’asphalte du
boulevard. Auprès d’une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque
docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans
doute, eût tremblé comme un enfant ; mais ici, à Rouen, sur le port, devant
la femme de ce petit médecin, il se sentait à l’aise, sûr d’avance qu’il
éblouirait. L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à
l’entresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir
autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une
cuirasse, dans la doublure de son corset.
En quittant la veille au soir M. et madame Bovary, Léon, de loin, les avait
Chapitre I 260
suivis dans la rue ; puis les ayant vus s’arrêter à la Croix rouge, il avait
tourné les talons et passé toute la nuit à méditer un plan.
Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de l’auberge,
la gorge serrée, les joues pâles, et avec cette résolution des poltrons que
rien n’arrête.
– Monsieur n’y est point, répondit un domestique.
Cela lui parut de bon augure. Il monta.
Elle ne fut pas troublée à son abord ; elle lui fit, au contraire, des excuses
pour avoir oublié de lui dire où ils étaient descendus.
– Oh ! je l’ai deviné, reprit Léon.
– Comment ?
Il prétendit avoir été guidé vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit
à sourire, et aussitôt, pour réparer sa sottise, Léon raconta qu’il avait passé
sa matinée à la chercher successivement dans tous les hôtels de la ville.
– Vous vous êtes donc décidée à rester ? ajouta−t−il.
– Oui, dit−elle, et j’ai eu tort. Il ne faut pas s’accoutumer à des plaisirs
impraticables, quand on a autour de soi mille exigences…
– Oh ! je m’imagine…
– Eh ! non, car vous n’êtes pas une femme, vous.
Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation s’engagea
par quelques réflexions philosophiques. Emma s’étendit beaucoup sur la
misère des affections terrestres et l’éternel isolement où le cœur reste
enseveli.
Madame Bovary
Chapitre I 261
Pour se faire valoir, ou par une imitation naïve de cette mélancolie qui
provoquait la sienne, le jeune homme déclara s’être ennuyé
prodigieusement tout le temps de ses études. La procédure l’irritait,
d’autres vocations l’attiraient, et sa mère ne cessait, dans chaque lettre, de
le tourmenter. Car ils précisaient de plus en plus les motifs de leur douleur,
chacun, à mesure qu’il parlait, s’exaltant un peu dans cette confidence
progressive. Mais ils s’arrêtaient quelquefois devant l’exposition complète
de leur idée, et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduire
cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas
qu’il l’avait oubliée.
Peut−être ne se rappelait−il plus ses soupers après le bal, avec des
débardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute, des ren−dez−vous
d’autrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le château de
son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusqu’à eux ; et la
chambre semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage leur solitude.
Emma, vêtue d’un peignoir en basin, appuyait son chignon contre le
dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un
fond d’or derrière elle ; et sa tête nue se répétait dans la glace avec la raie
blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dépassant sous ses bandeaux.
– Mais pardon, dit−elle, j’ai tort ! je vous ennuie avec mes éternelles
plaintes !
– Non, jamais ! jamais !
– Si vous saviez, reprit−elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui
roulaient une larme, tout ce que j’avais rêvé !
– Et moi, donc ! Oh ! j’ai bien souffert ! Souvent je sortais, je m’en allais,
je me traînais le long des quais, m’étourdissant au bruit de la foule sans
pouvoir bannir l’obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez
un marchand d’estampes, une gravure italienne qui représente une Muse.
Elle est drapée d’une tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur
Madame Bovary
Chapitre I 262
sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment me poussait là ; j’y
suis resté des heures entières.
Puis, d’une voix tremblante :
– Elle vous ressemblait un peu.
Madame Bovary détourna la tête, pour qu’il ne vît pas sur ses lèvres
l’irrésistible sourire qu’elle y sentait monter.
– Souvent, reprit−il, je vous écrivais des lettres qu’ensuite je déchirais.
Elle ne répondait pas. Il continua :
– Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amènerait. J’ai cru vous
reconnaître au coin des rues ; et je courais après tous les fiacres où flottait à
la portière un châle, un voile pareil au vôtre…
Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l’interrompre. Croisant les
bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses pantoufles, et
elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les
doigts de son pied.
Cependant, elle soupira :
– Ce qu’il y a de plus lamentable, n’est−ce pas, c’est de traîner, comme
moi, une existence inutile ? Si nos douleurs pouvaient servir à quelqu’un,
on se consolerait dans la pensée du sacrifice !
Il se mit à vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant
lui−même un incroyable besoin de dévouement qu’il ne pouvait assouvir.
– J’aimerais beaucoup, dit−elle, à être une religieuse d’hôpital.
– Hélas ! répliqua−t−il, les hommes n’ont point de ces missions saintes, et
je ne vois nulle part aucun métier…, à moins peut−être que celui de
Madame Bovary
Chapitre I 263
médecin…
Avec un haussement léger de ses épaules, Emma l’interrompit pour se
plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir ; quel dommage ! elle
ne souffrirait plus maintenant. Léon tout de suite envia le calme du
tombeau, et même, un soir, il avait écrit son testament en recommandant
qu’on l’ensevelît dans ce beau couvre−pied, à bandes de velours, qu’il
tenait d’elle ; car c’est ainsi qu’ils auraient voulu avoir été, l’un et l’autre
se faisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent leur vie passée.
D’ailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments.
Mais à cette invention du couvre−pied :
– Pourquoi donc ? demanda−t−elle.
– Pourquoi ?
Il hésitait.
– Parce que je vous ai bien aimée !
Et, s’applaudissant d’avoir franchi la difficulté, Léon, du coin de l’œil,
épia sa physionomie.
Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. L’amas
des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux
bleus ; tout son visage rayonna.
Il attendait. Enfin elle répondit :
– Je m’en étais toujours doutée…
Alors, ils se racontèrent les petits événements de cette existence lointaine,
dont ils venaient de résumer, par un seul mot, les plaisirs et les
mélancolies. Il se rappelait le berceau de clématite, les robes qu’elle avait
portées, les meubles de sa chambre, toute sa maison.
Madame Bovary
Chapitre I 264
– Et nos pauvres cactus, où sont−ils ?
– Le froid les a tués cet hiver.
– Ah ! que j’ai pensé à eux, savez−vous ? Souvent je les revoyais comme
autrefois, quand, par les matins d’été, le soleil frappait sur les jalousies…
et j’apercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs.
– Pauvre ami ! fit−elle en lui tendant la main.
Léon, bien vite, y colla ses lèvres. Puis, quand il eut largement respiré :
– Vous étiez, dans ce temps−là, pour moi, je ne sais quelle force
incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu
chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute ?
– Si, dit−elle. Continuez.
– Vous étiez en bas, dans l’antichambre, prête à sortir, sur la dernière
marche ; – vous aviez même un chapeau à petites fleurs bleues ; et, sans
nulle invitation de votre part, malgré moi, je vous ai accompagnée. À
chaque minute, cependant, j’avais de plus en plus conscience de ma sottise,
et je continuais à marcher près de vous, n’osant vous suivre tout à fait, et
ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je
restais dans la rue, je vous regardais par le carreau défaire vos gants et
compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonné chez
madame Tuvache, on vous a ouvert, et je suis resté comme un idiot devant
la grande porte lourde, qui était retombée sur vous.
Madame Bovary, en l’écoutant, s’étonnait d’être si vieille ; toutes ces
choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence ; cela
faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait ; et elle
disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi fermées :
– Oui, c’est vrai !… c’est vrai !… c’est vrai…
Madame Bovary
Chapitre I 265
Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du quartier
Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d’églises et de grands hôtels
abandonnés. Ils ne se parlaient plus ; mais ils sentaient, en se regardant, un
bruissement dans leurs têtes, comme si quelque chose de sonore se fût
réciproquement échappé, de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre
les mains ; et le passé, l’avenir, les réminiscences et les rêves, tout se
trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit s’épaississait sur
les murs, où brillaient encore, à demi perdues dans l’ombre, les grosses
couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de la Tour de
Nesle, avec une légende au bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à
guillotine, on voyait un coin de ciel noir entre des toits pointus.
Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se
rasseoir.
– Eh bien… fit Léon.
– Eh bien ? répondit−elle.
Et il cherchait comment renouer le dialogue, interrompu, quand elle lui
dit :
– D’où vient que personne, jusqu’à présent, ne m’a jamais exprimé des
sentiments pareils ?
Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles à comprendre.
Lui, du premier coup d’œil, il l’avait aimée ; et il se désespérait en pensant
au bonheur qu’ils auraient eu si, par une grâce du hasard, se rencontrant
plus tôt, ils se fussent attachés l’un à l’autre d’une manière indissoluble.
– J’y ai songé quelquefois, reprit−elle.
– Quel rêve ! murmura Léon.
Et, maniant délicatement le liséré bleu de sa longue ceinture blanche, il
Madame Bovary
Chapitre I 266
ajouta :
– Qui nous empêche donc de recommencer ?
– Non, mon ami, répondit−elle. Je suis trop vieille… vous êtes trop
jeune… oubliez−moi ! D’autres vous aimeront… vous les aimerez.
– Pas comme vous ! s’écria−t−il.
– Enfant que vous êtes ! Allons, soyons sage je le veux !
Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et qu’ils devaient se
tenir, comme autrefois, dans les simples termes d’une amitié fraternelle.
Était−ce sérieusement qu’elle parlait ainsi ? Sans doute qu’Emma n’en
savait rien elle−même, tout occupée par le charme de la séduction et la
nécessité de s’en défendre ; et, contemplant le jeune homme d’un regard
attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains
frémissantes essayaient.
– Ah ! pardon, dit−il en se reculant.
Et Emma fut prise d’un vague effroi, devant cette timidité, plus dangereuse
pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il s’avançait les bras ouverts.
Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur
s’échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se
recourbaient. Sa joue à l’épiderme suave rougissait – pensait−elle : – du
désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter ses
lèvres. Alors, se penchant vers la pendule comme pour regarder l’heure :
– Qu’il est tard, mon Dieu ! dit−elle ; que nous bavardons !
Il comprit l’allusion et chercha son chapeau.
– J’en ai même oublié le spectacle ! Ce pauvre Bovary qui m’avait laissée
tout exprès ! M Lormeaux, de la rue Grand−Pont, devait m’y conduire
Madame Bovary
Chapitre I 267
avec sa femme.
Et l’occasion était perdue, car elle partait dès le lendemain.
– Vrai ? fit Léon.
– Oui.
– Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit−il ; j’avais à vous dire…
– Quoi ?
– Une chose… grave, sérieuse. Eh ! non, d’ailleurs, vous ne partirez pas,
c’est impossible ! Si vous saviez… Écoutez−moi… Vous ne m’avez donc
pas compris ? vous n’avez pas deviné ?…
– Cependant vous parlez bien, dit Emma.
– Ah ! des plaisanteries ! Assez, assez ! Faites, par pitié, que je vous
revoie… une fois… une seule.
– Eh bien…
Elle s’arrêta ; puis, comme se ravisant :
– Oh ! pas ici !
– Où vous voudrez.
– Voulez−vous…
Elle parut réfléchir, et, d’un ton bref :
– Demain, à onze heures, dans la cathédrale.
– J’y serai ! s’écria−t−il en saisissant ses mains, qu’elle dégagea.
Madame Bovary
Chapitre I 268
Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placé derrière elle et
Emma baissant la tête, il se pencha vers son cou et la baisa longuement à la
nuque.
– Mais vous êtes fou ! ah ! vous êtes fou ! disait−elle avec de petits rires
sonores, tandis que les baisers se multipliaient.
Alors, avançant la tête par−dessus son épaule, il sembla chercher le
consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une majesté
glaciale.
Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il
chuchota d’une voix tremblante :
– À demain.
Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau dans la
pièce à côté.
Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se dégageait
du rendez−vous : tout maintenant était fini, et ils ne devaient plus, pour
leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne
savait pas l’adresse de Léon, elle se trouva fort embarrassée.
– Je la lui donnerai moi−même, se dit−elle ; il viendra.
Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit
lui−même ses escarpins, et à plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc,
des chaussettes fines, un habit vert, répandit dans son mouchoir tout ce
qu’il possédait de senteurs, puis, s’étant fait friser, se défrisa, pour donner
à sa chevelure plus d’élégance naturelle.
– Il est encore trop tôt ! pensa−t−il en regardant le coucou du perruquier,
qui marquait neuf heures.
Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues,
Madame Bovary
Chapitre I 269
songea qu’il était temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre−Dame.
C’était par un beau matin d’été. Des argenteries reluisaient aux boutiques
des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la cathédrale posait
des miroitements à la cassure des pierres grises ; une compagnie d’oiseaux
tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles ; la place,
retentissante de cris, sentait les fleurs qui bordaient son pavé, roses,
jasmins, œil−lets, narcisses et tubéreuses, espacés inégalement par des
verdures humides, de l’herbe−au−chat et du mouron pour les oiseaux ; la
fontaine, au milieu, gargouillait, et, sous de larges parapluies, parmi des
cantaloups s’étageant en pyramides, des marchandes, nu−tête, tournaient
dans du papier des bouquets de violettes.
Le jeune homme en prit un. C’était la première fois qu’il achetait des fleurs
pour une femme ; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla d’orgueil,
comme si cet hommage qu’il destinait à une autre se fût retourné vers lui.
Cependant il avait peur d’être aperçu ; il entra résolument dans l’église.
Le Suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à gauche,
au−dessous de la Marianne dansant plumet en tête, rapière au mollet,
canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un
saint ciboire.
Il s’avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline que
prennent les ecclésiastiques lorsqu’ils interrogent les enfants :
– Monsieur, sans doute, n’est pas d’ici ? Monsieur désire voir les curiosités
de l’église ?
– Non, dit l’autre.
Et il fit d’abord le tour des bas−côtés. Puis il vint regarder sur la place.
Emma n’arrivait pas. Il remonta jusqu’au chœur.
La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement des
Madame Bovary
Chapitre I 270
ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se
brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un
tapis bariolé. Le grand jour du dehors s’allongeait dans l’église en trois
rayons énormes, par les trois portails ouverts. De temps à autre, au fond,
un sacristain passait en faisant devant l’autel l’oblique génuflexion des
dévots pressés. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le chœur,
une lampe d’argent brûlait ; et, des chapelles latérales, des parties sombres
de l’église, il s’échappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs,
avec le son d’une grille qui retombait, en répercutant son écho sous les
hautes voûtes.
Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie ne lui avait
paru si bonne. Elle allait venir tout à l’heure, charmante, agitée, épiant
derrière elle les regards qui la suivaient, – et avec sa robe à volants, son
lorgnon d’or, ses bottines minces, dans toute sorte d’élégances dont il
n’avait pas goûté, et dans l’ineffable séduction de la vertu qui succombe.
L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ; les
voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son
amour ; les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les
encensoirs allaient brûler pour qu’elle apparût comme un ange, dans la
fumée des parfums.
Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux
rencontrèrent un vitrage bleu où l’on voit des bateliers qui portent des
corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les écailles
des poissons et les boutonnières des pourpoints, tandis, que sa pensée
vagabondait à la recherche d’Emma.
Le Suisse, à l’écart, s’indignait intérieurement contre cet individu, qui se
permettait d’admirer seul la cathédrale. Il lui semblait se conduire d’une
façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un
sacrilège.
Mais un froufrou de soie sur les dalles, la bordure d’un chapeau, un camail
noir… C’était elle ! Léon se leva et courut à sa rencontre.
Madame Bovary
Chapitre I 271
Emma était pâle. Elle marchait vite.
– Lisez ! dit−elle en lui tendant un papier… Oh non !
Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la
Vierge, où, s’agenouillant contre une chaise, elle se mit en prière.
Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote ; puis il éprouva
pourtant un certain charme à la voir, au milieu du ren−dez−vous, ainsi
perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse ; puis il ne tarda
pas à s’ennuyer, car elle n’en finissait.
Emma priait, ou plutôt s’efforçait de prier, espérant qu’il allait lui
descendre du ciel quelque résolution subite ; et, pour attirer le secours
divin, elle s’emplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait
le parfum des juliennes blanches épanouies dans les grands vases, et prêtait
l’oreille au silence de l’église, qui ne faisait qu’accroître le tumulte de son
cœur.
Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le Suisse s’approcha vivement,
en disant :
– Madame, sans doute, n’est pas d’ici ? Madame désire voir les curiosités
de l’église ?
– Eh non ! s’écria le clerc.
– Pourquoi pas ? reprit−elle.
Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures,
aux tombeaux, à toutes les occasions.
Alors, afin de procéder dans l’ordre, le Suisse les conduisit jusqu’à l’entrée
près de la place, où, leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavés
noirs, sans inscriptions ni ciselures :
Madame Bovary
Chapitre I 272
– Voilà, fit−il majestueusement, la circonférence de la belle cloche
d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille
dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie…
– Partons, dit Léon.
Le bonhomme se remit en marche ; puis, revenu à la chapelle de la Vierge,
il étendit les bras dans un geste synthétique de démonstration, et, plus
orgueilleux qu’un propriétaire campagnard vous montrant ses espaliers :
– Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de
Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort à la
bataille de Montlhéry, le 16 juillet 1465.
Léon, se mordant les lèvres, trépignait.
– Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un cheval qui se cabre,
est son petit−fils Louis de Brézé, seigneur de Breval et de Montchauvet,
comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de
l’Ordre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531,
un dimanche, comme l’inscription porte ; et, au−dessous, cet homme prêt à
descendre au tombeau vous figure exactement le même. Il n’est point
possible, n’est−ce pas, de voir une plus parfaite représentation du néant ?
Madame Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait, n’essayant
même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait
découragé devant ce double parti pris de bavardage et d’indifférence.
L’éternel guide continuait :
– Près de lui, cette femme à genoux qui pleure est son épouse Diane de
Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née en 1499, morte
en 1566 ; et, à gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge.
Maintenant, tournez−vous de ce côté : voici les tombeaux d’Amboise. Ils
ont été tous les deux cardinaux et archevêques de Rouen. Celui−là était
ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien à la Cathédrale. On a
trouvé dans son tes−tament trente mille écus d’or pour les pauvres.
Madame Bovary
Chapitre I 273
Et, sans s’arrêter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle
encombrée par des balustrades, en dérangea quelques−unes, et découvrit
une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été une statue mal faite.
– Elle décorait autrefois, dit−il avec un long gémissement, la tombe de
Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie. Ce sont les
calvinistes, monsieur, qui vous l’ont réduite en cet état. Ils l’avaient, par
méchanceté, ensevelie dans de la terre, sous le siège épiscopal de
Monseigneur. Tenez, voici la porte par où il se rend à son habitation,
Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille.
Mais Léon tira vivement une pièce blanche de sa poche et saisit Emma par
le bras. Le Suisse demeura tout stupéfait, ne comprenant point cette
munificence intempestive, lorsqu’il restait encore à l’étranger tant de
choses à voir. Aussi, le rappelant :
– Eh ! monsieur. La flèche ! la flèche !…
– Merci, fit Léon.
– Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que
la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute en fonte, elle…
Léon fuyait ; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures
bientôt, s’était immobilisé dans l’église comme les pierres, allait
maintenant s’évaporer, telle qu’une fumée, par cette espèce de tuyau
tronqué, de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde si
grotesquement sur la cathédrale comme la tentative extravagante de
quelque chaudronnier fantaisiste.
– Où allons−nous donc ? disait−elle.
Sans répondre, il continuait à marcher d’un pas rapide, et déjà madame
Bovary trempait son doigt dans l’eau bénite, quand ils entendirent derrière
Madame Bovary
Chapitre I 274
eux un grand souffle haletant, entrecoupé régulièrement par le
rebondissement d’une canne. Léon se détourna.
– Monsieur !
– Quoi ?
Et il reconnut le Suisse, portant sous son bras et maintenant en équilibre
contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochés.
C’étaient les ouvrages qui frottaient de la cathédrale.
– Imbécile ! grommela Léon s’élançant hors de l’église.
Un gamin polissonnait sur le parvis :
– Va me chercher un fiacre !
L’enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre−Vents ; alors ils
restèrent seuls quelques minutes, face à face et un peu embarrassés.
– Ah ! Léon !… Vraiment…, je ne sais… si je dois… !
Elle minaudait. Puis, d’un air sérieux :
– C’est très inconvenant, savez−vous ?
– En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans
l’église. Enfin le fiacre parut.
– Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était resté
sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le
Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.
Madame Bovary
Chapitre I 275
– Où Monsieur va−t−il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route
Elle descendit la rue Grand−Pont, traversa la place des Arts, le quai
Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre
Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par
la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement,
au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau
de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre−allées,
au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux
secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville,
la Grande−Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le
jardin des plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint−Sever, par le quai des
Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la
place du Champ−de−Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des
vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute
verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le
Madame Bovary
Chapitre I 276
boulevard Cauchoise, puis tout le Mont−Riboudet jusqu’à la côte de
Deville.
Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.
On la vit à Saint−Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge−Mare, et
place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant
Saint−Romain, Saint−Vivien, Saint−Maclou, Saint−Nicaise, – devant la
Douane, – à la basse Vieille−Tour, aux Trois−Pipes et au Cimetière
Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets
des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion
poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois,
et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors
il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre
garde aux cahots, accrochant par−ci par−là, ne s’en souciant, démoralisé,
et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au
coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant
cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui
apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée
comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil
dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue
passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier,
qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons
blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier
Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans
détourner la tête.
Madame Bovary
Chapitre I 277
Chapitre II
En arrivant à l’auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir
la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante−trois minutes, avait fini
par s’en aller.
Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avait donné sa parole qu’elle
reviendrait le soir même. D’ailleurs, Charles l’attendait ; et déjà elle se
sentait au cœur cette lâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme
le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère.
Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et,
pressant le palefrenier, l’encourageant, s’informant à toute minute de
l’heure et des kilomètres parcourus, parvint à rattraper l’Hirondelle vers les
premières maisons de Quincampoix.
À peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la
côte, où elle reconnut de loin Félicité, qui se tenait en vedette devant la
maison du maréchal. Hivert retint ses chevaux, et la cuisinière, se haussant
jusqu’au vasistas, dit mystérieusement :
– Madame il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais. C’est pour
quelque chose de pressé.
Le village était silencieux comme d’habitude. Au coin des rues, il y avait
de petits tas roses qui fumaient l’air, c’était le moment des confitures, et
tout le monde à Yonville, confectionnait sa provision le même jour. Mais
on admirait devant la boutique du pharmacien, un tas beaucoup plus large,
et qui dépassait les autres de la supériorité qu’une officine doit avoir sur
les fourneaux bourgeois, un besoin général sur des fantaisies individuelles.
Elle entra. Le grand fauteuil était renversé, et même le Fanal de Rouen
Chapitre II 278
gisait par terre, étendu entre les deux pilons. Elle poussa la porte du
couloir ; et, au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de
groseilles égrenées, du sucre râpé, du sucre en morceaux, des balances sur
la table, des bassines sur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et
petits, avec des tabliers qui leur montaient jusqu’au menton et tenant des
fourchettes à la main. Justin, debout, baissait la tête, et le pharmacien
criait :
– Qui t’avait dit de l’aller chercher dans le capharnaüm ?
– Qu’est−ce donc ? qu’y a−t−il ?
– Ce qu’il y a ? répondit l’apothicaire. On fait des confitures : elles
cuisent ; mais elles allaient déborder à cause du bouillon trop fort, et je
commande une autre bassine. Alors, lui, par mollesse, par paresse, a été
prendre, suspendue à son clou dans mon laboratoire, la clef du
capharnaüm !
L’apothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des ustensiles et
des marchandises de sa profession. Souvent il y passait seul de longues
heures à étiqueter, à transvaser, à reficeler ; et il le considérait non comme
un simple magasin, mais comme un véritable sanctuaire, d’où
s’échappaient ensuite, élaborées par ses mains, toutes sortes de pilules,
bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient répandre aux alentours sa
célébrité. Per−sonne au monde n’y mettait les pieds ; et il le respectait si
fort, qu’il le balayait lui−même. Enfin, si la pharmacie, ouverte à tout
venant, était l’endroit où il étalait son orgueil, le capharnaüm était le refuge
où, se concentrant égoïstement, Homais se délectait dans l’exercice de ses
prédilections ; aussi l’étourderie de Justin lui paraissait−elle monstrueuse
d’irrévérence ; et, plus rubicond que les groseilles, il répétait :
– Oui, du capharnaüm ! La clef qui enferme les acides avec les alcalis
caustiques ! Avoir été prendre une bassine de réserve ! une bassine à
couvercle ! et dont jamais peut−être je ne me servirai ! Tout a son
importance dans les opérations délicates de notre art ! Mais que diable ! il
Madame Bovary
Chapitre II 279
faut établir des distinctions et ne pas employer à des usages presque
domestiques ce qui est destiné pour les pharmaceutiques ! C’est comme si
on découpait une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat…
– Mais calme−toi ! disait madame Homais.
Et Athalie, le tirant par sa redingote
– Papa ! papa !
– Non, laissez−moi ! reprenait l’apothicaire, laissez−moi ! fichtre ! Autant
s’établir, épicier, ma parole d’honneur ! Allons, va ! ne respecte rien !
casse ! brise ! lâche les sangsues ! brûle la guimauve ! marine des
cornichons dans les bocaux ! lacère les bandages !
– Vous aviez pourtant… dit Emma.
– Tout à l’heure ! – Sais−tu à quoi tu t’exposais ?… N’as−tu rien vu, dans
le coin, à gauche, sur la troisième tablette ? Parle, réponds, articule quelque
chose !
– Je ne… sais pas, balbutia le jeune garçon.
– Ah ! tu ne sais pas ! Eh bien, je sais, moi ! Tu as vu une bouteille, en
verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche,
sur laquelle même j’avais écrit : Dangereux ! et sais−tu ce qu’il y avait
dedans ? De l’arsenic ! et tu vas toucher à cela ! prendre une bassine qui
est à côté !
– À côté ! s’écria madame Homais en joignant les mains. De l’arsenic ? Tu
pouvais nous empoisonner tous !
Et les enfants se mirent à pousser des cris, comme s’ils avaient déjà senti
dans leurs entrailles d’atroces douleurs.
– Ou bien empoisonner un malade ! continuait l’apothicaire. Tu voulais
Madame Bovary
Chapitre II 280
donc que j’allasse sur le banc des criminels, en cour d’assises ? me voir
traîner à l’échafaud ? Ignores−tu le soin que j’observe dans les
manutentions, quoique j’en aie cependant une furieuse habitude. Souvent
je m’épouvante moi−même, lorsque je pense à ma responsabilité ! car le
gouvernement nous persécute, et l’absurde législation qui nous régit est
comme une véritable épée de Damoclès suspendue sur notre tête !
Emma ne songeait plus à demander ce qu’on lui voulait, et le pharmacien
poursuivait en phrases haletantes :
– Voilà comme tu reconnais les bontés qu’on a pour toi ! voilà comme tu
me récompenses des soins tout paternels que je te prodigue ! Car, sans
moi, où serais−tu ? que ferais−tu ? Qui te fournit la nourriture, l’éducation,
l’habillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneur dans les
rangs de la société ! Mais il faut pour cela suer ferme sur l’aviron, et
acquérir, comme on dit, du cal aux mains. Fabricando fil faber, age quod
agis.
Il citait du latin, tant il était exaspéré. Il eût cité du chinois et du
groenlandais, s’il eût connu ces deux langues ; car il se trouvait dans une
de ces crises où l’âme entière montre indistinctement ce qu’elle enferme,
comme l’Océan, qui, dans les tempêtes, s’entrouvre depuis les fucus de son
rivage jusqu’au sable de ses abîmes.
Et il reprit
– Je commence à terriblement me repentir de m’être chargé de ta
personne ! J’aurais certes mieux fait de te laisser autrefois croupir dans ta
misère et dans la crasse où tu es né ! Tu ne seras jamais bon qu’à être un
gardeur de bêtes à cornes ! Tu n’as nulle aptitude pour les sciences ! à
peine si tu sais coller une étiquette ! Et tu vis là, chez moi, comme un
chanoine, comme un coq en pâte, à te goberger !
Mais Emma, se tournant vers madame Homais :
– On m’avait fait venir…
Madame Bovary
Chapitre II 281
– Ah ! mon Dieu ! interrompit d’un air triste la bonne dame, comment
vous dirai−je bien ?… C’est un malheur !
Elle n’acheva pas. L’apothicaire tonnait :
Vide−la ! écure−la ! reporte−la ! dépêche−toi donc !
Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de
sa poche.
L’enfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassé le volume, il
le contemplait, les yeux écarquillés, la mâchoire ouverte.
– L’amour… conjugal ! dit−il en séparant lentement ces deux mots. Ah !
très bien ! très bien ! très joli ! Et des gravures !… Ah ! c’est trop fort !
Madame Homais s’avança.
– Non ! n’y touche pas !
Les enfants voulurent voir les images.
– Sortez ! fit−il impérieusement.
Et ils sortirent.
Il marcha d’abord de long en large, à grands pas, gardant le volume ouvert
entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué, tuméfié, apoplectique.
Puis il vint droit à son élève, et, se plantant devant lui les bras croisés :
– Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux ?… Prends garde, tu es
sur une pente !… Tu n’as donc pas réfléchi qu’il pouvait, ce livre infâme,
tomber entre les mains de mes enfants, mettre l’étincelle dans leur cerveau,
ternir la pureté d’Athalie, corrompre Napoléon ! Il est déjà formé comme
Madame Bovary
Chapitre II 282
un homme. Es−tu bien sûr, au moins, qu’ils ne l’aient pas lu ? peux−tu me
certifier… ?
– Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez à me dire… ?
– C’est vrai, madame… Votre beau−père est mort !
En effet, le sieur Bovary père venait de décéder l’avant−veille, tout à coup,
d’une attaque d’apoplexie, au sortir de table ; et, par excès de précaution
pour la sensibilité d’Emma, Charles avait prié M. Homais de lui apprendre
avec ménagement cette horrible nouvelle.
Il avait médité sa phrase, il l’avait arrondie, polie, rythmée ; c’était un
chef−d’œuvre de prudence et de transitions, de tournures fines et de
délicatesse ; mais la colère avait emporté la rhétorique.
Emma, renonçant à avoir aucun détail, quitta donc la pharmacie ; car M.
Homais avait repris le cours de ses vitupérations. Il se calmait cependant,
et, à présent, il grommelait d’un ton paterne, tout en s’éventant avec son
bonnet grec :
– Ce n’est pas que je désapprouve entièrement l’ouvrage ! L’auteur était
médecin. Il y a là−dedans certains côtés scientifiques qu’il n’est pas mal à
un homme de connaître et, j’oserais dire, qu’il faut qu’un homme
connaisse. Mais plus tard, plus tard ! Attends du moins que tu sois homme
toi−même et que ton tempérament soit fait.
Au coup de marteau d’Emma, Charles, qui l’attendait, s’avança les bras
ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix :
– Ah ! ma chère amie…
Et il s’inclina doucement pour l’embrasser. Mais, au contact de ses lèvres,
le souvenir de l’autre la saisit, et elle se passa la main sur son visage en
frissonnant.
Cependant elle répondit :
Madame Bovary
Chapitre II 283
– Oui, je sais…, je sais…
Il lui montra la lettre où sa mère narrait l’événement, sans aucune
hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que son mari n’eût pas
reçu les secours de la religion, étant mort à Doudeville, dans la rue, sur le
seuil d’un café, après un repas patriotique avec d’anciens officiers.
Emma rendit la lettre ; puis, au dîner, par savoir−vivre, elle affecta quelque
répugnance. Mais comme il la reforçait, elle se mit résolument à manger,
tandis que Charles, en face d’elle, demeurait immobile, dans une posture
accablée.
De temps à autre, relevant la tête, il lui envoyait un long regard tout plein
de détresse. Une fois il soupira :
– J’aurais voulu le revoir encore !
Elle se taisait. Enfin, comprenant qu’il fallait parler :
– Quel âge avait−il, ton père ?
– Cinquante−huit ans !
– Ah !
Et ce fut tout.
Un quart d’heure après, il ajouta :
– Ma pauvre mère ?… que va−t−elle devenir, à présent ?
Elle fit un geste d’ignorance.
À la voir si taciturne, Charles la supposait affligée et il se contraignait à ne
rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui l’attendrissait. Cependant,
Madame Bovary
Chapitre II 284
secouant la sienne :
– T’es−tu bien amusée hier ? demanda−t−il.
– Oui.
Quand la nappe fut ôtée, Bovary ne se leva pas, Emma non plus ; et, à
mesure qu’elle l’envisageait, la monotonie de ce spectacle bannissait peu à
peu tout apitoiement de son cœur. Il lui semblait chétif, faible, nul, enfin
être un pauvre homme, de toutes les façons. Comment se débarrasser de
lui ? Quelle interminable soirée ! Quelque chose de stupéfiant comme une
vapeur d’opium l’engourdissait.
Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec d’un bâton sur les planches.
C’était Hippolyte qui apportait les bagages de Madame. Pour les déposer,
il décrivit péniblement un quart de cercle avec son pilon.
– Il n’y pense même plus ! se disait−elle en regardant le pauvre diable,
dont la grosse chevelure rouge dégouttait de sueur.
Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse ; et, sans paraître
comprendre tout ce qu’il y avait pour lui d’humiliation dans la seule
présence de cet homme qui se tenait là, comme le reproche personnifié de
son incurable ineptie :
– Tiens ! tu as un joli bouquet ! dit−il en remarquant sur la cheminée les
violettes de Léon.
– Oui, fit−elle avec indifférence ; c’est un bouquet que j’ai acheté tantôt…
à une mendiante.
Charles prit les violettes, et, rafraîchissant dessus ses yeux tout rouges de
larmes, il les humait délicatement. Elle les retira vite de sa main, et alla les
porter dans un verre d’eau.
Le lendemain, madame Bovary mère arriva. Elle et son fils pleurèrent
Madame Bovary
Chapitre II 285
beaucoup. Emma, sous prétexte d’ordres à donner, disparut.
Le jour d’après, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil. On alla
s’asseoir, avec les boîtes à ouvrage, au bord de l’eau, sous la tonnelle.
Charles pensait à son père, et il s’étonnait de sentir tant d’affection pour
cet homme qu’il avait cru jusqu’alors n’aimer que très médiocrement.
Madame Bovary mère pensait à son mari. Les pires jours d’autrefois lui
réapparaissaient enviables. Tout s’effaçait sous le regret instinctif d’une si
longue habitude ; et, de temps à autre, tandis qu’elle poussait son aiguille,
une grosse larme descendait le long de son nez et s’y tenait un moment
suspendue. Emma pensait qu’il y avait quarante−huit heures à peine, ils
étaient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et n’ayant pas assez
d’yeux pour se contempler. Elle tâchait de ressaisir les plus imperceptibles
détails de cette journée disparue. Mais la présence de la belle−mère et du
mari la gênait. Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne
pas déranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi
qu’elle fît, sous les sensations extérieures.
Elle décousait la doublure d’une robe, dont les bribes s’éparpillaient autour
d’elle ; la mère Bovary, sans lever les yeux, faisait crier ses ciseaux, et
Charles, avec ses pantoufles de lisière et sa vieille redingote brune qui lui
servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne
parlait pas non plus ; près d’eux, Berthe, en petit tablier blanc, raclait avec
sa pelle le sable des allées.
Tout à coup, ils virent entrer par la barrière M. Lheureux, le marchand
d’étoffes.
Il venait offrir ses services, eu égard à la fatale circonstance. Emma
répondit qu’elle croyait pouvoir s’en passer. Le marchand ne se tint pas
pour battu.
– Mille excuses, dit−il ; je désirerais avoir un entretien particulier.
Puis, d’une voix basse :
Madame Bovary
Chapitre II 286
– C’est relativement à cette affaire…, vous savez ?
Charles devint cramoisi jusqu’aux oreilles.
– Ah ! oui…, effectivement.
Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme :
– Ne pourrais−tu pas…, ma chérie… ?
Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit à sa mère :
– Ce n’est rien ! Sans doute quelque bagatelle de ménage.
Il ne voulait point qu’elle connût l’histoire du billet, redoutant ses
observations.
Dès qu’ils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes assez nets, à
féliciter Emma sur la succession, puis à causer de choses indifférentes, des
espaliers, de la récolte et de sa santé à lui, qui allait toujours couci−couci,
entre le zist et le zest. En effet, il se donnait un mal de cinq cents diables,
bien qu’il ne fît pas, malgré les propos du monde, de quoi avoir seulement
du beurre sur son pain.
Emma le laissait parler. Elle s’ennuyait si prodigieusement depuis deux
jours !
– Et vous voilà tout à fait rétablie ? continuait−il. Ma foi, j’ai vu votre
pauvre mari dans de beaux états ! C’est un brave garçon, quoique nous
ayons eu ensemble des difficultés.
Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait caché la contestation des
fournitures.
– Mais vous le savez bien ! fit Lheureux. C’était pour vos petites
fantaisies, les boîtes de voyage.
Madame Bovary
Chapitre II 287
Il avait baissé son chapeau sur ses yeux, et, les deux mains derrière le dos,
souriant et sifflotant, il la regardait en face, d’une manière insupportable.
Soupçonnait−il quelque chose ? Elle demeurait perdue dans toutes sortes
d’appréhensions. À la fin pourtant, il reprit :
– Nous nous sommes rapatriés, et je venais encore lui proposer un
arrangement.
C’était de renouveler le billet signé par Bovary. Monsieur, du reste, agirait
à sa guise ; il ne devait point se tourmenter, maintenant surtout qu’il allait
avoir une foule d’embarras.
– Et même il ferait mieux de s’en décharger sur quelqu’un, sur vous, par
exemple ; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous aurions
ensemble de petites affaires…
Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant à son négoce, Lheureux
déclara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre quelque chose.
Il lui enverrait un barège noir, douze mètres, de quoi faire une robe.
– Celle que vous avez là est bonne pour la maison. Il vous en faut une
autre pour les visites. J’ai vu ça, moi, du premier coup en entrant. J’ai l’œil
américain.
Il n’envoya point d’étoffe, il l’apporta. Puis il revint pour l’aunage ; il
revint sous d’autres prétextes, tâchant chaque fois, de se rendre aimable,
serviable, s’inféodant, comme eût dit Homais, et toujours glissant à Emma
quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait point du billet. Elle n’y
songeait pas ; Charles, au début de sa convalescence, lui en avait bien
conté quelque chose ; mais tant d’agitations avaient passé dans sa tête,
qu’elle ne s’en souvenait plus. D’ailleurs, elle se garda d’ouvrir aucune
discussion d’intérêt ; la mère Bovary en fut surprise, et attribua son
changement d’humeur aux sentiments religieux qu’elle avait contractés
étant malade.
Mais, dès qu’elle fut partie, Emma ne tarda pas à émerveiller Bovary par
Madame Bovary
Chapitre II 288
son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des informations, vérifier les
hypothèques, voir s’il y avait lieu à une licitation ou à une liquidation. Elle
citait des termes techniques, au hasard, prononçait les grands mots d’ordre,
d’avenir, de prévoyance, et continuellement exagérait les embarras de la
succession ; si bien qu’un jour elle lui montra le modèle d’une autorisation
générale pour « gérer et administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer
et endosser tous billets, payer toutes sommes, etc. » Elle avait profité des
leçons de Lheureux.
Charles, naïvement, lui demanda d’où venait ce papier.
– De M. Guillaumin.
Et, avec le plus grand sang−froid du monde, elle ajouta :
– Je ne m’y fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise réputation ! Il
faudrait peut−être consulter… Nous ne connaissons que… Oh ! personne.
– À moins que Léon…, répliqua Charles, qui réfléchissait.
Mais il était difficile de s’entendre par correspondance. Alors elle s’offrit à
faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut un assaut de
prévenances. Enfin, elle s’écria d’un ton de mutinerie factice :
– Non, je t’en prie, j’irai.
– Comme tu es bonne ! dit−il en la baisant au front.
Dès le lendemain, elle s’embarqua dans l’Hirondelle pour aller à Rouen
consulter M. Léon ; et elle y resta trois jours.
Madame Bovary
Chapitre II 289
Chapitre III
Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.
Ils étaient à l’hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient là, volets
fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la glace,
qu’on leur apportait dès le matin.
Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dîner dans une île.
C’était l’heure où l’on entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des
calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du goudron s’échappait
d’entre les arbres, et l’on voyait sur la rivière de larges gouttes grasses,
ondulant inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des
plaques de bronze florentin, qui flottaient.
Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les longs câbles
obliques frôlaient un peu le dessus de la barque.
Les bruits de la ville insensiblement s’éloignaient, le roulement des
charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des
navires. Elle dénouait son chapeau et ils abordaient à leur île.
Ils se plaçaient dans la salle basse d’un cabaret, qui avait à sa porte des
filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture d’éperlans, de la crème
et des cerises. Ils se couchaient sur l’herbe ; ils s’embrassaient à l’écart
sous les peupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre
perpétuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur béatitude,
le plus magnifique de la terre. Ce n’était pas la première fois qu’ils
apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, qu’ils entendaient l’eau
couler et la brise soufflant dans le feuillage ; mais ils n’avaient sans doute
jamais admiré tout cela, comme si la nature n’existait pas auparavant, ou
Chapitre III 290
qu’elle n’eût commencé à être belle que depuis l’assouvissance de leurs
désirs.
À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles. Ils restaient au
fond, tous les deux cachés par l’ombre, sans parler. Les avirons carrés
sonnaient entre les tolets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un
battement de métronome, tandis qu’à l’arrière la bauce qui traînait ne
discontinuait pas son petit clapotement doux dans l’eau.
Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases,
trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à
chanter :
Un soir, t’en souvient−il ? nous voguions, etc.
Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait
les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes,
autour de lui.
Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune
entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies
s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait
la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois
l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup,
comme une vision, dans la lumière de la lune.
Léon, par terre, à côté d’elle, rencontra sous sa main un ruban de soie
ponceau.
Le batelier l’examina et finit par dire :
– Ah ! c’est peut−être à une compagnie que j’ai promenée l’autre jour. Ils
sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gâteaux, du
champagne, des cornets à pistons, tout le tremblement ! Il y en avait un
surtout, un grand bel homme, à petites moustaches, qui était joliment
amusant ! et ils disaient comme ça : « Allons, conte−nous quelque
Madame Bovary
Chapitre III 291
chose…, Adolphe…, Dodolphe…, je crois. »
Elle frissonna.
– Tu souffres ? fit Léon en se rapprochant d’elle.
– Oh ! ce n’est rien. Sans doute, la fraîcheur de la nuit.
– Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta doucement le
vieux matelot, croyant dire une politesse à l’étranger.
Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons.
Il fallut pourtant se séparer ! Les adieux furent tristes. C’était chez la mère
Rolet qu’il devait envoyer ses lettres ; et elle lui fit des recommandations si
précises à propos de la double enveloppe, qu’il admira grandement son
astuce amoureuse.
– Ainsi, tu m’affirmes que tout est bien ? dit−elle dans le dernier baiser.
– Oui certes ! – Mais pourquoi donc, songea−t−il après, en s’en revenant
seul par les rues, tient−elle si fort à cette procuration ?
Madame Bovary
Chapitre III 292
Chapitre IV
Léon, bientôt, prit devant ses camarades un air de supériorité, s’abstint de
leur compagnie, et négligea complètement les dossiers.
Il attendait ses lettres ; il les relisait. Il lui écrivait. Il l’évoquait de toute la
force de son désir et de ses souvenirs. Au lieu de diminuer par l’absence,
cette envie de la revoir s’accrut, si bien qu’un samedi matin il s’échappa de
son étude.
Lorsque, du haut de la côte, il aperçut dans la vallée le clocher de l’église
avec son drapeau de fer−blanc qui tournait au vent, il sentit cette
délectation mêlée de vanité triomphante et d’attendrissement égoïste que
doivent avoir les millionnaires, quand ils reviennent visiter leur village.
Il alla rôder autour de sa maison. Une lumière brillait dans la cuisine. Il
guetta son ombre derrière les rideaux. Rien ne parut.
La mère Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations, et elle le
trouva « grandi et minci », tandis qu’Artémise, au contraire, le trouva «
forci et bruni ».
Il dîna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sans le percepteur ;
car Binet, fatigué d’attendre l’Hirondelle, avait définitivement avancé son
repas d’une heure, et, maintenant, il dînait à cinq heures juste, encore
prétendait−il le plus souvent que la vieille patraque retardait.
Léon pourtant se décida ; il alla frapper à la porte du médecin : Madame
était dans sa chambre, d’où elle ne descendit qu’un quart d’heure après.
Monsieur parut enchanté de le revoir ; mais il ne bougea de la soirée, ni de
tout le jour suivant. Il la vit seule, le soir, très tard, derrière le jardin, dans
la ruelle ; – dans la ruelle, comme avec l’autre ! Il faisait de l’orage, et ils
causaient sous un parapluie à la lueur des éclairs.
Chapitre IV 293
Leur séparation devenait intolérable.
– Plutôt mourir ! disait Emma.
Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant.
– Adieu !… adieu !… Quand te reverrai−je ?
Ils revinrent sur leurs pas pour s’embrasser encore ; et ce fut là qu’elle lui
fit la promesse de trouver bientôt, par n’importe quel moyen, l’occasion
permanente de se voir en liberté, au moins une fois la semaine. Emma n’en
doutait pas. Elle était, d’ailleurs, pleine d’espoir. Il allait lui venir de
l’argent.
Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes à larges
raies, dont M. Lheureux lui avait vanté le bon marché ; elle rêva un tapis,
et Lheureux, affirmant « que ce n’était pas la mer à boire », s’engagea
poliment à lui en fournir un. Elle ne pouvait plus se passer de ses services.
Vingt fois dans la journée elle l’envoyait chercher, et aussitôt il plantait là
ses affaires, sans se permettre un murmure. On ne comprenait point
davantage pourquoi la mère Rolet déjeunait chez elle tous les jours, et
même lui faisait des visites en particulier.
Ce fut vers cette époque, c’est−à−dire vers le commencement de l’hiver,
qu’elle parut prise d’une grande ardeur musicale.
Un soir que Charles l’écoutait, elle recommença quatre fois de suite le
même morceau, et toujours en se dépitant, tandis que, sans y remarquer de
différence, il s’écriait :
– Bravo !…, très bien !… Tu as tort ! va donc !
– Eh non ! c’est exécrable ! j’ai les doigts rouillés.
Madame Bovary
Chapitre IV 294
Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose.
– Soit, pour te faire plaisir !
Et Charles avoua qu’elle avait un peu perdu. Elle se trompait de portée,
barbouillait ; puis, s’arrêtant court :
– Ah ! c’est fini ! il faudrait que je prisse des leçons ; mais…
Elle se mordit les lèvres et ajouta :
– Vingt francs par cachet, c’est trop cher !
– Oui, en effet…, un peu…, dit Charles tout en ricanant niaisement.
Pourtant, il me semble que l’on pourrait peut−être à moins ; car il y a des
artistes sans réputation qui souvent valent mieux que les célébrités.
– Cherche−les, dit Emma.
Le lendemain, en rentrant, il la contempla d’un œil finaud, et ne put à la fin
retenir cette phrase :
– Quel entêtement tu as quelquefois ! J’ai été à Barfeuchères aujourd’hui.
Eh bien, madame Liégeard m’a certifié que ses trois demoiselles, qui sont
à la Miséricorde, prenaient des leçons moyennant cinquante sous la séance,
et d’une fameuse maîtresse encore !
Elle haussa les épaules, et ne rouvrit plus son instrument.
Mais, lorsqu’elle passait auprès (si Bovary se trouvait là), elle soupirait :
– Ah ! mon pauvre piano !
Et quand on venait la voir, elle ne manquait pas de vous apprendre qu’elle
avait abandonné la musique et ne pouvait maintenant s’y remettre, pour
des raisons majeures. Alors on la plaignait. C’était dommage ! elle qui
Madame Bovary
Chapitre IV 295
avait un si beau talent ! On en parla même à Bovary. On lui faisait honte,
et surtout le pharmacien :
– Vous avez tort ! il ne faut jamais laisser en friche les facultés de la
nature. D’ailleurs, songez, mon bon ami, qu’en engageant Madame à
étudier, vous économisez pour plus tard sur l’éducation musicale de votre
enfant ! Moi, le trouve que les mères doivent instruire elles−mêmes leurs
enfants. C’est une idée de Rousseau, peut−être un peu neuve encore, mais
qui finira par triompher, j’en suis sûr, comme l’allaitement maternel et la
vaccination.
Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano. Emma
répondit, avec aigreur qu’il valait mieux le vendre. Ce pauvre piano, qui
lui avait causé tant de vaniteuses satisfactions, le voir s’en aller, c’était
pour Bovary comme l’indéfinissable suicide d’une partie d’elle−même !
– Si tu voulais…, disait−il, de temps à autre, une leçon, cela ne serait pas,
après tout, extrêmement ruineux.
– Mais les leçons, répliquait−elle, ne sont profitables que suivies.
Et voilà comme elle s’y prit pour obtenir de son époux la permission
d’aller à la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva même, au
bout d’un mois, qu’elle avait fait des progrès considérables.
Madame Bovary
Chapitre IV 296
Chapitre V
C’était le jeudi. Elle se levait, et elle s’habillait silencieusement pour ne
point éveiller Charles qui lui aurait fait des observations sur ce qu’elle
s’apprêtait de trop bonne heure. Ensuite elle marchait de long en large ;
elle se mettait devant les fenêtres, elle regardait la Place. Le petit jour
circulait entre les piliers des halles, et la maison du pharmacien, dont les
volets étaient fermés, laissait apercevoir dans la couleur pâle de l’aurore
les majuscules de son enseigne.
Quand la pendule marquait sept heures et un quart, elle s’en allait au lion
d’or, dont Artémise, en bâillant, venait lui ouvrir la porte. Celle−ci
déterrait pour Madame les charbons enfouis sous les cendres. Emma restait
seule dans la cuisine. De temps à autre, elle sortait. Hivert attelait sans se
dépêcher, et en écoutant d’ailleurs la mère Lefrançois, qui, passant par un
guichet sa tête en bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui
donnait des explications à troubler un tout autre homme. Emma battait la
semelle de ses bottines contre les pavés de la cour.
Enfin, lorsqu’il avait mangé sa soupe, endossé sa limousine, allumé sa pipe
et empoigné son fouet, il s’installait tranquillement sur le siège.
L’Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, s’arrêtait
de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guettaient debout, au
bord du chemin, devant la barrière des cours. Ceux qui avaient prévenu la
veille se faisaient attendre ; quelques−uns même étaient encore au lit dans
leur maison ; Hivert appelait, – criait, sacrait, puis il descendait de son
siège et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait
par les vasistas fêlés.
Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les
pommiers à la file se succédaient ; et la route, entre ses deux longs fossés
Chapitre V 297
pleins d’eau jaune, allait continuellement se rétrécissant vers l’horizon.
Emma la connaissait d’un bout à l’autre ; elle savait qu’après un herbage il
y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de
cantonnier ; quelquefois même, afin de se faire des surprises, elle fermait
les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance à
parcourir.
Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre résonnait sous les
roues, l’Hirondelle glissait entre des jardins où l’on apercevait, par une
claire−voie, des statues, un vignot, des ifs taillés et une escarpolette. Puis,
d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle
s’élargissait au delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait
ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base
indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air
immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un
coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles,
de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés.
Les cheminées des usines poussaient d’immenses panaches bruns qui
s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le
carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume.
Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes
au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient
inégalement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent
emportait les nuages vers la côte Sainte−Catherine, comme des flots
aériens qui se brisaient en silence contre une falaise.
Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences
amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment, comme si les cent vingt
mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la fois la vapeur
des passions qu’elle leur supposait.
Madame Bovary
Chapitre V 298
Son amour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulte aux
bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les
places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s’étalait
à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle
entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ;
les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la
diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route,
tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guil−laume
descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille.
On s’arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques, mettait d’autres
gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l’hirondelle.
La ville alors s’éveillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la
devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la
hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle
marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir sous son
voile noir baissé.
Par peur d’être vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus
court. Elle s’engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en
sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui est là. C’est le
quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette
passait près d’elle, portant quelque décor qui tremblait. Des garçons en
tablier versaient du sable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentait
l’absinthe, le cigare et les huîtres.
Elle tournait une rue ; elle le reconnaissait à sa chevelure frisée qui
s’échappait de son chapeau.
Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jus−qu’à l’hôtel ;
il montait, il ouvrait la porte, il entrait… Quelle étreinte !
Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait les
chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ;
mais à présent tout s’oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des
Madame Bovary
Chapitre V 299
rires de volupté et des appellations de tendresse.
Le lit était un grand lit d’acajou en forme de nacelle. Les rideaux de
levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le
chevet évasé ; – et rien au monde n’était beau comme sa tête brune et sa
peau blanche se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de
pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les
mains.
Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa
lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion.
Les bâtons se terminant en flèche, les patères de cuivre et les grosses
boules de chenets reluisaient tout à coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la
cheminée, entre les candélabres, deux de ces grandes coquilles roses où
l’on entend le bruit de la mer quand on les applique à son oreille.
Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa
splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place,
et parfois des épingles à cheveux qu’elle avait oubliées, l’autre jeudi, sous
le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon
incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans
son assiette en débitant toutes sortes de chatteries ; et elle riait d’un rire
sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne débordait du
verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus
en la possession d’eux−mêmes, qu’ils se croyaient là dans leur maison
particulière, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux éternels jeunes
époux. Ils disaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, même elle
disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu’elle avait eue.
C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle
s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air ; et la
mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les
orteils à son pied nu.
Il savourait pour la première fois l’inexprimable délicatesse des élégances
féminines. Jamais il n’avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve
Madame Bovary
Chapitre V 300
du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son
âme et les dentelles de sa jupe. D’ailleurs, n’était−ce pas une femme du
monde, et une femme mariée ! une vraie maîtresse enfin ?
Par la diversité de son humeur, tour à tour mystique ou joyeuse, babillarde,
taciturne, emportée, nonchalante, elle allait rappelant en lui mille désirs,
évoquant des instincts ou des réminiscences. Elle était l’amoureuse de tous
les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague Elle de tous les volumes
de vers. Il retrouvait sur ses épaules la couleur ambrée de l’odalisque au
bain ; elle avait le corsage long des châtelaines féodales ; elle ressemblait
aussi à la femme pâle de Barcelone, mais elle était par−dessus tout Ange !
Souvent, en la regardant, il lui semblait que son âme, s’échappant vers elle,
se répandait comme une onde sur le contour de sa tête, et descendait
entraînée dans la blancheur de sa poitrine.
Il se mettait par terre, devant elle ; et, les deux coudes sur ses genoux, il la
considérait avec un sourire, et le front tendu.
Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquée d’enivrement :
– Oh ! ne bouge pas ! ne parle pas ! regarde−moi ! Il sort de tes yeux
quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien !
Elle l’appelait enfant
– Enfant, m’aimes−tu ?
Et elle n’entendait guère sa réponse, dans la précipitation de ses lèvres qui
lui, montaient à la bouche.
Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, qui minaudait en
arrondissant les bras sous une guirlande dorée. Ils en rirent bien des fois ;
mais, quand il fallait se séparer, tout leur semblait sérieux.
Immobiles l’un devant l’autre, ils se répétaient
Madame Bovary
Chapitre V 301
– À jeudi !… à jeudi !
Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux mains, le baisait vite au
front en s’écriant : « Adieu ! » et s’élançait dans l’escalier.
Elle allait rue de la Comédie, chez un coiffeur, se faire arranger ses
bandeaux. La nuit tombait ; on allumait le gaz dans la boutique.
Elle entendait la clochette du théâtre qui appelait les cabotins à la
représentation ; et elle voyait, en face, passer des hommes à figure blanche
et des femmes en toilette fanée, qui entraient par la porte des coulisses.
Il faisait chaud dans ce petit appartement trop bas, où le poêle bourdonnait
au milieu des perruques et des pommades. L’odeur des fers, avec ces
mains grasses qui lui maniaient la tête, ne tardait pas à l’étourdir, et elle
s’endormait un peu sous son peignoir. Souvent le garçon, en la coiffant, lui
proposait des billets pour le bal masqué.
Puis elle s’en allait ! Elle remontait les rues ; elle arrivait à la Croix rouge ;
elle reprenait ses socques, qu’elle avait cachés le matin sous une banquette,
et se tassait à sa place parmi les voyageurs impatientés. Quelques−uns
descendaient au bas de la côte. Elle restait seule dans la voiture.
À chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les éclairages de la
ville qui faisaient une large vapeur lumineuse au−dessus des maisons
confondues. Emma se mettait à genoux sur les coussins, et elle égarait ses
yeux dans cet éblouissement. Elle sanglotait, appelait Léon, et lui envoyait
des paroles tendres et des baisers qui se perdaient au vent.
Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son bâton, tout
au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les épaules, et
un vieux castor défoncé, s’arrondissant en cuvette, lui cachait la figure ;
mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des paupières, deux
orbites béantes tout ensanglantées. La chair s’effiloquait par lambeaux
rouges ; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes
Madame Bovary
Chapitre V 302
jusqu’au nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous
parier, il se renversait la tête avec un rire idiot ; – alors ses prunelles
bleuâtres, roulant d’un mouvement continu, allaient se cogner, vers les
tempes, sur le bord de la plaie vive.
Il chantait une petite chanson en suivant les voitures :
Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.
Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage.
Quelquefois, il apparaissait tout à coup derrière Emma, tête nue. Elle se
retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il l’engageait à prendre une
baraque à la foire Saint−Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment
se portait sa bonne amie.
Souvent, on était en marche, lorsque son chapeau, d’un mouvement
brusque entrait dans la diligence par le vasistas 93, tandis qu’il se
cramponnait, de l’autre bras, sur le marchepied, entre l’éclaboussure des
roues. Sa voix, faible d’abord et vagissante, devenait aiguë. Elle se traînait
dans la nuit, comme l’indistincte lamentation d’une vague détresse ; et, à
travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la
boîte creuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma.
Cela lui descendait au fond de l’âme comme un tourbillon dans un abîme,
et l’emportait parmi les espaces d’une mélancolie sans bornes. Mais
Hivert, qui s’apercevait d’un contrepoids, allongeait à l’aveugle de grands
coups avec son fouet. La mèche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans
la boue en poussant un hurlement.
Puis les voyageurs de l’hirondelle finissaient par s’endormir, les uns la
bouche ouverte, les autres le menton baissé, s’appuyant sur l’épaule de leur
voisin, ou bien le bras passé dans la courroie, tout en oscillant
régulièrement au branle de la voiture ; et le reflet de la lanterne qui se
balançait en dehors, sur la croupe des limoniers, pénétrant dans l’intérieur
Madame Bovary
Chapitre V 303
par les rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur
tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses
vêtements ; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans
l’âme.
Charles, à la maison, l’attendait ; l’Hirondelle était toujours en retard le
jeudi. Madame arrivait enfin ! À peine si elle embrassait la petite. Le dîner
n’était pas prêt, n’importe ! elle excusait la cuisinière. Tout maintenant
semblait permis à cette fille.
Souvent son mari, remarquant sa pâleur, lui demandait si elle ne se trouvait
point malade.
– Non, disait Emma.
– Mais, répliquait−il, tu es toute drôle ce soir ?
– Eh ! ce n’est rien ! ce n’est rien !
Il y avait même des jours où, à peine rentrée, elle montait dans sa
chambre ; et Justin, qui se trouvait là, circulait à pas muets, plus ingénieux
à la servir qu’une excellente camériste. Il plaçait les allumettes, le
bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps.
– Allons, disait−elle, c’est bien, va−t’en !
Car il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme
enlacé dans les fils innombrables d’une rêverie soudaine.
La journée du lendemain était affreuse, et les suivantes étaient plus
intolérables encore par l’impatience qu’avait Emma de ressaisir son
bonheur, – convoitise âpre, enflammée d’images connues, et qui, le
septième jour, éclatait tout à l’aise dans les caresses de Léon. Ses ardeurs,
à lui, se cachaient sous des expansions d’émerveillement et de
reconnaissance. Emma goûtait cet amour d’une façon discrète et absorbée,
Madame Bovary
Chapitre V 304
l’entretenait par tous les artifices de sa tendresse, et tremblait un peu qu’il
ne se perdît plus tard.
Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mélancolique :
– Ah ! tu me quitteras, toi… tu te marieras !… tu seras comme les autres.
Il demandait :
– Quels autres ?
– Mais les hommes, enfin, répondait−elle.
Puis, elle ajoutait en le repoussant d’un geste langoureux :
– Vous êtes tous des infâmes !
Un jour qu’ils causaient philosophiquement des désillusions terrestres, elle
vint à dire (pour expérimenter sa jalousie ou cédant peut−être à un besoin
d’épanchement trop fort) qu’autrefois, avant lui, elle avait aimé quelqu’un,
« pas comme toi ! » reprit−elle vite, protestant sur la tête de sa fille qu’il ne
s’était rien passé.
Le jeune homme la crut, et néanmoins la questionna pour savoir ce qu’il
faisait.
– Il était capitaine de vaisseau, mon ami.
N’était−ce pas prévenir toute recherche, et en même temps se poser très
haut, par cette prétendue fascination exercée sur un homme qui devait être
de nature belliqueuse et accoutumé, à des hommages ?
Le clerc sentit alors l’infimité de sa position ; il envia des épaulettes, des
croix, des titres. Tout cela devait lui plaire : il s’en doutait à ses habitudes
dispendieuses.
Madame Bovary
Chapitre V 305
Cependant Emma taisait quantité de ses extravagances, telle que l’envie
d’avoir, pour l’amener à Rouen, un tilbury bleu, attelé d’un cheval anglais,
et conduit par un groom en bottes à revers. C’était Justin qui lui en avait
inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre chez elle comme valet de
chambre ; et, si cette privation n’atténuait pas à chaque rendez−vous le
plaisir de l’arrivée, elle augmentait certainement l’amertume du retour.
Souvent lorsqu’ils parlaient ensemble de Paris, elle finissait par
murmurer :
– Ah ! que nous serions bien là pour vivre !
– Ne sommes−nous pas heureux ? reprenait doucement le jeune homme, en
lui passant la main sur ses bandeaux.
– Oui, c’est vrai, disait−elle, le suis folle ; embrasse−moi !
Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crèmes à
la pistache et jouait des valses après dîner. Il se trouvait donc le plus
fortuné des mortels, et Emma vivait sans inquiétude, lorsqu’un soir, tout à
coup :
– C’est mademoiselle Lempereur, n’est−ce pas, qui te donne des leçons ?
– Oui.
– Eh bien, je l’ai vue tantôt, reprit Charles, chez madame Liégeard. Je lui
ai parlé de toi ; elle ne te connaît pas.
Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle répliqua d’un air naturel :
– Ah ! sans doute, elle aura oublié mon nom ?
– Mais il y a peut−être à Rouen, dit le médecin, plusieurs demoiselles
Lempereur qui sont maîtresses de piano ?
Madame Bovary
Chapitre V 306
– C’est possible !
Puis, vivement :
– J’ai pourtant ses reçus, tiens ! regarde.
Et elle alla au secrétaire, fouilla tous les tiroirs, confondit les papiers et
finit si bien par perdre la tête, que Charles l’engagea fort à ne point se
donner tant de mal pour ces misérables quittances.
– Oh ! je les trouverai, dit−elle.
En effet, dès le vendredi suivant, Charles, en passant une de ses bottes dans
le cabinet noir où l’on serrait ses habits, sentit une feuille de papier entre le
cuir et sa chaussette, il la prit et lut :
« Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures, la somme de
soixante−cinq francs. FELICIE LEMPEREUR, professeur de musique. »
– Comment diable est−ce dans mes bottes ?
– Ce sera, sans doute, répondit−elle, tombé du vieux carton aux factures,
qui est sur le bord de la planche.
À partir de ce moment, son existence ne fut plus qu’un assemblage de
mensonges, où elle enveloppait son amour comme dans des voiles, pour le
cacher.
C’était un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elle disait avoir
passé, hier par le côté droit d’une rue, il fallait croire qu’elle avait pris par
le côté gauche.
Un matin qu’elle venait de partir, selon sa coutume, assez légèrement
vêtue, il tomba de la neige tout à coup ; et comme Charles regardait le
temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc du sieur Tuvache
qui le conduisait à Rouen. Alors il descendit confier à l’ecclésiastique un
Madame Bovary
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gros châle pour qu’il le remît à Madame, sitôt qu’il arriverait à la Croix
rouge. À peine fut−il à l’auberge que Bournisien demanda où était la
femme du médecin d’Yonville. L’hôtelière répondit qu’elle fréquentait fort
peu son établissement. Aussi, le soir, en reconnaissant madame Bovary
dans l’Hirondelle, le curé lui conta son embarras, sans paraître, du reste y
attacher de l’importance ; car il entama l’éloge d’un prédicateur qui pour
lors faisait merveilles à la cathédrale, et que toutes les dames couraient
entendre.
N’importe s’il n’avait point demandé d’explications, d’autres plus tard
pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea−t−elle utile de descendre
chaque fois à la Croix rouge, de sorte que les bonnes gens de son village
qui la voyaient dans l’escalier ne se doutaient de rien.
Un jour pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait de l’hôtel de
Boulogne au bras de Léon ; et elle eut peur, s’imaginant qu’il bavarderait.
Il n’était pas si bête.
Mais trois jours après, il entra dans sa chambre, ferma la porte et dit :
– J’aurais besoin d’argent.
Elle déclara ne pouvoir lui en donner. Lheureux se répandit en
gémissements, et rappela toutes les complaisances qu’il avait eues.
En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusqu’à présent n’en
avait payé qu’un seul. Quant au second, le marchand, sur sa prière, avait
consenti à le remplacer par deux autres, qui même avaient été renouvelés à
une fort longue échéance. Puis il tira de sa poche une liste de fournitures
non soldées, à savoir : les rideaux, le tapis, l’étoffe pour les fauteuils,
plusieurs robes et divers articles de toilette, dont la valeur se montait à la
somme de deux mille francs environ.
Elle baissa la tête ; il reprit :
– Mais, si vous n’avez pas d’espèces, vous avez du bien.
Madame Bovary
Chapitre V 308
Et il indiqua une méchante masure sise à Barneville, près d’Aumale, qui ne
rapportait pas grand−chose. Cela dépendait autrefois d’une petite ferme
vendue par M. Bovary père, car Lheureux savait tout, jusqu’à la
contenance d’hectares, avec le nom des voisins.
– Moi, à votre place, disait−il, je me libérerais, et j’aurais encore le surplus
de l’argent.
Elle objecta la difficulté d’un acquéreur ; il donna l’espoir d’en trouver ;
mais elle demanda comment faire pour qu’elle pût vendre.
– N’avez−vous pas la procuration ? répondit−il.
Ce mot lui arriva comme une bouffée d’air frais.
– Laissez−moi la note, dit Emma.
– Oh ! ce n’est pas la peine ! reprit Lheureux.
Il revint la semaine suivante, et se vanta d’avoir, après force démarches,
fini par découvrir un certain Langlois qui, depuis longtemps, guignait la
propriété sans faire connaître son prix.
– N’importe le prix ! s’écria−t−elle.
Il fallait attendre, au contraire, tâter ce gaillard−là. La chose valait la peine
d’un voyage, et, comme elle ne pouvait faire ce voyage, il offrir de se
rendre sur les lieux, pour s’aboucher avec Langlois. Une fois revenu, il
annonça que l’acquéreur proposait quatre mille francs.
Emma s’épanouit à cette nouvelle.
– Franchement, ajouta−t−il, c’est bien payé.
Elle toucha la moitié de la somme immédiatement, et, quand elle fut pour
solder son mémoire, le marchand lui dit :
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– Cela me fait de la peine, parole d’honneur, de vous voir vous dessaisir
tout d’un coup d’une somme aussi conséquente que celle−là.
Alors, elle regarda les billets de banque ; et, rêvant au nombre illimité de
rendez−vous que ces deux mille francs représentaient :
– Comment ! comment ! balbutia−t−elle.
– Oh ! reprit−il en riant d’un air bonhomme, on met tout ce que l’on veut
sur les factures. Est−ce que je ne connais pas les ménages ?
Et il la considérait fixement, tout en tenant à sa main deux longs papiers
qu’il faisait glisser entre ses ongles. Enfin, ouvrant son portefeuille, il étala
sur la table quatre billets à ordre, de mille francs chacun.
– Signez−moi cela, dit−il, et gardez tout.
Elle se récria, scandalisée.
– Mais, si je vous donne le surplus, répondit effrontément M. Lheureux,
n’est−ce pas vous rendre service, à vous ?
Et, prenant une plume, il écrivit au bas du mémoire : « Reçu de madame
Bovary quatre mille francs. »
– Qui vous inquiète, puisque vous toucherez dans six mois l’arriéré de
votre baraque, et que je vous place l’échéance du dernier billet pour après
le payement ?
Emma s’embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui tintaient
comme si des pièces d’or, s’éventrant de leurs sacs, eussent sonné tout
autour d’elle sur le parquet. Enfin Lheureux expliqua qu’il avait un sien
ami Vinçart, banquier à Rouen, lequel allait escompter ces quatre billets,
puis il remettrait lui−même à Madame le surplus de la dette réelle.
Madame Bovary
Chapitre V 310
Mais au lieu de deux mille francs, il n’en apporta que dix−huit cents, car
l’ami Vinçart (comme de juste) en avait prélevé deux cents, pour frais de
commission et d’escompte.
Puis il réclama négligemment une quittance.
– Vous comprenez…, dans le commerce…, quelquefois… Et avec la date,
s’il vous plaît, la date.
Un horizon de fantaisies réalisables s’ouvrit alors devant Emma. Elle eut
assez de prudence pour mettre en réserve mille écus, avec quoi furent
payés, lorsqu’ils échurent, les trois premiers billets ; mais le quatrième, par
hasard, tomba dans la maison un jeudi, et Charles, bouleversé, attendit
patiemment le retour de sa femme pour avoir des explications.
Si elle ne l’avait point instruit de ce billet, c’était afin de lui épargner des
tracas domestiques ; elle s’assit sur ses genoux, le caressa, roucoula, fit une
longue énumération de toutes les choses indispensables prises à crédit.
– Enfin, tu conviendras que, vu la quantité, ce n’est pas trop cher.
Charles, à bout d’idées, bientôt eut recours à l’éternel Lheureux, qui jura
de calmer les choses, si Monsieur lui signait deux billets, dont l’un de sept
cents francs, payable dans trois mois. Pour se mettre en mesure, il écrivit à
sa mère une lettre pathétique. Au lieu d’envoyer la réponse, elle vint
elle−même ; et, quand Emma voulut savoir s’il en avait tiré quelque
chose :
– Oui, répondit−il. Mais elle demande à connaître la facture.
Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lheureux le prier de
refaire une autre note, qui ne dépassât point mille francs ; car pour montrer
celle de quatre mille, il eût fallu dire qu’elle en avait payé les deux tiers,
avouer conséquemment la vente de l’immeuble, négociation bien conduite
par le marchand, et qui ne fut effectivement connue que plus tard.
Malgré le prix très bas de chaque article, madame Bovary mère ne manqua
Madame Bovary
Chapitre V 311
point de trouver la dépense exagérée.
– Ne pouvait−on se passer d’un tapis ? Pourquoi avoir renouvelé l’étoffe
des fauteuils ? De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil,
pour les personnes âgées, – du moins, c’était comme cela chez ma mère,
qui était une honnête femme, je vous assure.
– Tout le monde ne peut être riche ! Aucune fortune ne tient contre le
coulage ! Je rougirais de me dorloter comme vous faites ! et pourtant, moi,
je suis vieille, j’ai besoin de soins… En voilà ! en voilà, des ajustements !
des flaflas ! Comment ! de la soie pour doublure, à deux francs !… tandis
qu’on trouve du jaconas à dix sous, et même à huit sous qui fait
parfaitement l’affaire.
Emma, renversée sur la causeuse, répliquait le plus tranquillement
possible :
– Eh ! madame, assez ! assez !…
L’autre continuait à la sermonner, prédisant qu’ils finiraient à l’hôpital.
D’ailleurs, c’était la faute de Bovary. Heureusement qu’il avait promis
d’anéantir cette procuration…
– Comment ?
– Ah ! il me l’a juré, reprit la bonne femme.
Emma ouvrit la fenêtre, appela Charles, et le pauvre garçon fut contraint
d’avouer la parole arrachée par sa mère.
Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusement une grosse
feuille de papier.
– Je vous remercie, dit la vieille femme.
Et elle jeta dans le feu la procuration.
Madame Bovary
Chapitre V 312
Emma se mit à rire d’un rire strident, éclatant, continu : elle avait une
attaque de nerfs.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria Charles. Eh ! tu as tort aussi toi ! tu viens lui
faire des scènes !…
Sa mère, en haussant les épaules, prétendait que tout cela c’étaient des
gestes.
Mais Charles, pour la première fois se révoltant, prit la défense de sa
femme, si bien que madame Bovary mère voulut s’en aller. Elle partit dès
le lendemain, et, sur le seuil, comme il essayait à la retenir, elle répliqua :
– Non, non ! Tu l’aimes mieux que moi, et tu as raison, c’est dans l’ordre.
Au reste, tant pis ! tu verras !… Bonne santé !… car je ne suis pas près,
comme tu dis, de venir lui faire des scènes.
Charles n’en resta pas moins fort penaud vis−à−vis d’Emma, celle−ci ne
cachant point la rancune qu’elle lui gardait pour avoir manqué de
confiance ; il fallut bien des prières avant qu’elle consentît à reprendre sa
procuration, et même il l’accompagna chez M. Guillaumin pour lui en faire
faire une seconde, toute pareille.
– Je comprends cela, dit le notaire ; un homme de science ne peut
s’embarrasser aux détails pratiques de la vie.
Et Charles se sentit soulagé par cette réflexion pateline, qui donnait à sa
faiblesse les apparences flatteuses d’une préoccupation supérieure.
Quel débordement, le jeudi d’après, à l’hôtel, dans leur chambre, avec
Léon ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets, voulut fumer
des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable, superbe.
Il ne savait pas quelle réaction de tout son être la poussait davantage à se
précipiter sur les jouissances de la vie. Elle devenait irritable, gourmande,
et voluptueuse ; et elle se promenait avec lui dans les rues, tête haute, sans
Madame Bovary
Chapitre V 313
peur, disait−elle, de se compromettre. Parfois, cependant, Emma
tressaillait à l’idée soudaine de rencontrer Rodolphe ; car il lui semblait,
bien qu’ils fussent séparés pour toujours, qu’elle n’était pas complètement
affranchie de sa dépendance.
Un soir, elle ne rentra point à Yonville. Charles en perdait la tête, et la
petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman, sanglotait à se
rompre la poitrine. Justin était parti au hasard sur la route. M. Homais en
avait quitté sa pharmacie.
Enfin, à onze heures, n’y tenant plus, Charles attela son boc, sauta dedans,
fouetta sa bête et arriva vers deux heures du matin à la Croix rouge.
Personne. Il pensa que le clerc peut−être l’avait vue ; mais où
demeurait−il ? Charles, heureusement, se rappela l’adresse de son patron.
Il y courut.
Le jour commençait à paraître. Il distingua des panonceaux au−dessus
d’une porte ; il frappa. Quelqu’un, sans ouvrir, lui cria le renseignement
demandé, tout en ajoutant force injures contre ceux qui dérangeaient le
monde pendant la nuit.
La maison que le clerc habitait n’avait ni sonnette, ni marteau, ni portier.
Charles donna de grands coups de poing contre les auvents : Un agent de
police vint à passer ; alors il eut peur et s’en alla.
– Je suis fou, se disait−il ; sans doute, on l’aura retenue à dîner chez M.
Lormeaux.
La famille Lormeaux n’habitait plus Rouen.
– Elle sera restée à soigner madame Dubreuil. Eh ! madame Dubreuil est
morte depuis dix mois !…
Où est−elle donc ?
Une idée lui vint. Il demanda, dans un café, l’Annuaire ; et chercha vite le
Madame Bovary
Chapitre V 314
nom de mademoiselle Lempereur, qui demeurait rue de la
Renelle−des−Maroquiniers, n° 74.
Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle−même à l’autre bout ; il
se jeta sur elle plutôt qu’il ne l’embrassa, en s’écriant :
– Qui t’a retenue hier ?
– J’ai été malade.
– Et de quoi ?… Où ?… Comment ?…
Elle se passa la main sur le front, et répondit :
– Chez mademoiselle Lempereur.
– J’en étais sûr ! J’y allais.
– Oh ! ce n’est pas la peine, dit Emma. Elle vient de sortit tout à l’heure ;
mais, à l’avenir, tranquillise−toi. Je ne suis pas libre, tu comprends, si je
sais que le moindre retard te bouleverse ainsi.
C’était une manière de permission qu’elle se donnait de ne point se gêner
dans ses escapades. Aussi en profita−t−elle tout à son aise, largement.
Lorsque l’envie la prenait de voir Léon, elle partait sous n’importe quel
prétexte, et, comme il ne l’attendait pas ce jour−là, elle allait le chercher à
son étude.
Ce fut un grand bonheur les premières fois ; mais bientôt il ne cacha plus
la vérité, à savoir : que son patron se plaignait fort de ces dérangements.
– Ah bah ! viens donc, disait−elle.
Et il s’esquivait.
Elle voulut qu’il se vêtît tout en noir et se laissât pousser une pointe au
Madame Bovary
Chapitre V 315
menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII. Elle désira connaître
son logement, le trouva médiocre ; il en rougit, elle n’y prit garde, puis lui
conseilla d’acheter des rideaux pareils aux siens, et comme il objectait la
dépense :
– Ah ! ah ! tu tiens à tes petits écus ! dit−elle en riant.
Il fallait que Léon, chaque fois, lui racontât toute sa conduite, depuis le
dernier rendez−vous. Elle demanda des vers, des vers pour elle, une pièce
d’amour en son honneur ; jamais il ne put parvenir à trouver la rime du
second vers, et il finit par copier un sonnet dans un keepsake.
Ce fut moins par vanité que dans le seul but de lui complaire. Il ne
discutait pas ses idées ; il acceptait tous ses goûts ; il devenait sa maîtresse
plutôt qu’elle n’était la sienne. Elle avait des paroles tendres avec des
baisers qui lui emportaient l’âme. Où donc avait−elle appris cette
corruption, presque immatérielle à force d’être profonde et dissimulée ?
Madame Bovary
Chapitre V 316
Chapitre VI
Dans les voyages qu’il faisait pour la voir, Léon souvent avait dîné chez le
pharmacien, et s’était cru contraint, par politesse, de l’inviter à son tour.
– Volontiers ! avait répondu M. Homais ; il faut, d’ailleurs, que je me
retrempe un peu, car je m’encroûte ici. Nous irons au spectacle, au
restaurant, nous ferons des folies !
– Ah ! bon ami ! murmura tendrement madame Homais, effrayée des périls
vagues qu’il se disposait à courir.
– Eh bien, quoi ? tu trouves que je ne ruine pas assez ma santé à vivre
parmi les émanations continuelles de la pharmacie ! Voilà, du reste, le
caractère des femmes : elles sont jalouses de la Science, puis s’opposent à
ce que l’on prenne les plus légitimes distractions. N’importe, comptez sur
moi ; un de ces jours, je tombe à Rouen et nous ferons sauter ensemble les
monacos.
L’apothicaire, autrefois, se fût bien gardé d’une telle expression ; mais il
donnait maintenant dans un genre folâtre et parisien qu’il trouvait du
meilleur goût ; et, comme madame Bovary, sa voisine, il interrogeait le
clerc curieusement sur les mœurs de la capitale, même il parlait argot afin
d’éblouir… les bourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard,
Breda−street, et Je me la casse, pour : Je m’en vais.
Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine du Lion
d’or, M. Homais en costume de voyageur, c’est−à−dire couvert d’un vieux
manteau qu’on ne lui connaissait pas, tandis qu’il portait d’une main une
valise, et, de l’autre, la chancelière de son établissement. Il n’avait confié
son projet à personne, dans la crainte d’inquiéter le public par son absence.
L’idée de revoir les lieux où s’était passée sa jeunesse l’exaltait sans doute,
Chapitre VI 317
car tout le long du chemin il n’arrêta pas de discourir ; puis, à peine arrivé,
il sauta vivement de la voiture pour se mettre en quête de Léon ; et le clerc
eut beau se débattre, M. Homais l’entraîna vers le grand café de
Normandie, où il entra majestueusement sans retirer son chapeau, estimant
fort provincial de se découvrir dans un endroit public.
Emma attendit Léon trois quarts d’heure. Enfin elle courut à son étude, et,
perdue dans toute sorte de conjectures, l’accusant d’indifférence et se
reprochant à elle−même sa faiblesse, elle passa l’après−midi le front collé
contre les carreaux.
Ils étaient encore à deux heures attablés l’un devant l’autre. La grande salle
se vidait ; le tuyau du poêle, en forme de palmier, arrondissait au plafond
blanc sa gerbe dorée ; et près d’eux, derrière le vitrage, en plein soleil, un
petit jet d’eau gargouillait dans un bassin de marbre où, parmi du cresson
et des asperges, trois homards engourdis s’allongeaient jusqu’à des cailles,
toutes couchées en pile, sur le flanc.
Homais se délectait. Quoiqu’il se grisât de luxe encore plus que de bonne
chère, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les facultés, et,
lorsque apparut l’omelette au rhum, il exposa sur les femmes des théories
immorales. Ce qui le séduisait par−dessus tout, c’était le chic. Il adorait
une toilette élégante dans un appartement bien meublé, et, quant aux
qualités corporelles, ne détestait pas le morceau.
Léon contemplait la pendule avec désespoir. L’apothicaire buvait,
mangeait, parlait.
– Vous devez être, dit−il tout à coup, bien privé à Rouen. Du reste, vos
amours ne logent pas loin.
Et, comme l’autre rougissait :
– Allons, soyez franc ! Nierez−vous qu’à Yonville… ?
Le jeune homme balbutia.
Madame Bovary
Chapitre VI 318
– Chez madame Bovary, vous ne courtisiez point… ?
– Et qui donc ?
– La bonne !
Il ne plaisantait pas ; mais, la vanité l’emportant sur toute prudence, Léon,
malgré lui, se récria. D’ailleurs, il n’aimait que les femmes brunes.
– Je vous approuve, dit le pharmacien ; elles ont plus de tempérament.
Et se penchant à l’oreille de son ami, il indiqua les symptômes auxquels on
reconnaissait qu’une femme avait du tempérament. Il se lança même dans
une digression ethnographique : l’Allemande était vaporeuse, la Française
libertine, l’Italienne passionnée.
– Et les négresses ? demanda le clerc.
– C’est un goût d’artiste, dit Homais. – Garçon ! deux demi−tasses !
– Partons−nous ? reprit à la fin Léon s’impatientant.
– Yes.
Mais il voulut, avant de s’en aller, voir le maître de l’établissement et lui
adressa quelques félicitations.
Alors le jeune homme, pour être seul, allégua qu’il avait affaire.
– Ah ! je vous escorte ! dit Homais.
Et, tout en descendant les rues avec lui, il parlait de sa femme, de ses
enfants, de leur avenir et de sa pharmacie, racontait en quelle décadence
elle était autrefois, et le point de perfection où il l’avait montée.
Arrivé devant l’hôtel de Boulogne, Léon le quitta brusquement, escalada
Madame Bovary
Chapitre VI 319
l’escalier, et trouva sa maîtresse en grand émoi.
Au nom du pharmacien, elle s’emporta. Cependant, il accumulait de
bonnes raisons ; ce n’était pas sa faute, ne connaissait−elle pas M.
Homais ? pouvait−elle croire qu’il préférât sa compagnie ? Mais elle se
détournait ; il la retint ; et, s’affaissant sur les genoux, il lui entoura la taille
de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleine de concupiscence
et de supplication.
Elle était debout ; ses grands yeux enflammés le regardaient sérieusement
et presque d’une façon terrible. Puis des larmes les obscurcirent, ses
paupières roses s’abaissèrent, elle abandonna ses mains, et Léon les portait
à sa bouche lorsque parut un domestique, avertissant Monsieur qu’on le
demandait.
– Tu vas revenir ? dit−elle.
– Oui.
– Mais quand ?
– Tout à l’heure.
– C’est un truc, dit le pharmacien en apercevant Léon. J’ai voulu
interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier. Allons chez
Bridoux prendre un verre de garus.
Léon jura qu’il lui fallait retourner à son étude. Alors l’apothicaire fit des
plaisanteries sur les paperasses, la procédure.
– Laissez donc un peu Cujas et Bartole, que diable ! Qui vous empêche ?
Soyez un brave ! Allons chez Bridoux ; vous verrez son chien. C’est très
curieux !
Et comme le clerc s’obstinait toujours :
Madame Bovary
Chapitre VI 320
– J’y vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou je feuilletterai un
Code.
Léon, étourdi par la colère d’Emma, le bavardage de M. Homais et
peut−être les pesanteurs du déjeuner, restait indécis et comme sous la
fascination du pharmacien qui répétait :
– Allons chez Bridoux ! c’est à deux pas, rue Malpalu.
Alors, par lâcheté, par bêtise, par cet inqualifiable sentiment qui nous
entraîne aux actions les plus antipathiques, il se laissa conduire chez
Bridoux ; et ils le trouvèrent dans sa petite cour, surveillant trois garçons
qui haletaient à tourner la grande roue d’une machine pour faire de l’eau de
Seltz… Homais leur donna des conseils ; il embrassa Bridoux ; on prit le
garus. Vingt fois Léon voulut s’en aller ; mais l’autre l’arrêtait par le bras
en lui disant :
– Tout à l’heure ! je sors. Nous irons au Fanal de Rouen, voir ces
messieurs. Je vous présenterai à Thomassin.
Il s’en débarrassa pourtant et courut d’un bond jusqu’à l’hôtel. Emma n’y
était plus.
Elle venait de partir, exaspérée. Elle le détestait maintenant. Ce manque de
parole au rendez−vous lui semblait un outrage, et elle cherchait encore
d’autres raisons pour s’en détacher : il était incapable d’héroïsme, faible,
banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime.
Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu’elle l’avait sans doute
calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en
détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste
aux mains.
Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour ;
et, dans les lettres qu’Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de
vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d’une passion affaiblie, qui
Madame Bovary
Chapitre VI 321
essayait de s’aviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait
continuellement, pour son prochain voyage, une félicité profonde ; puis
elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Cette déception s’effaçait vite
sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus
avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son
corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse.
Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte
était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses
vêtements ; – et, pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa
poitrine, avec un long frisson.
Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres
balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l’étreinte de ces bras,
quelque chose d’extrême, de vague et de lugubre, qui semblait à Léon se
glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer.
Il n’osait lui faire des questions ; mais, la discernant si expérimentée, elle
avait dû passer, se disait−il, par toutes les épreuves de la souffrance et du
plaisir. Ce qui le charmait autrefois l’effrayait un peu maintenant.
D’ailleurs, il se révoltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sa
personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Il
s’efforçait même à ne pas la chérir ; puis, au craquement de ses bottines, il
se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes.
Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toute sorte d’attentions,
depuis les recherches de table jusqu’aux coquetteries du costume et aux
langueurs du regard. Elle apportait d’Yonville des roses dans son sein,
qu’elle lui jetait à la figure, montrait des inquiétudes pour sa santé, lui
donnait des conseils sur sa conduite ; et, afin de le retenir davantage,
espérant que le ciel peut−être s’en mêlerait, elle lui passa autour du cou
une médaille de la Vierge. Elle s’informait, comme une mère vertueuse, de
ses camarades. Elle lui disait :
– Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense qu’à nous ; aime−moi !
Madame Bovary
Chapitre VI 322
Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et l’idée lui vint de le faire
suivre dans les rues. Il y avait toujours, près de l’hôtel, une sorte de
vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas… Mais sa
fierté se révolta.
– Eh ! tant pis ! qu’il me trompe, que m’importe ! est−ce que j’y tiens ?
Un jour qu’ils s’étaient quittés de bonne heure, et qu’elle s’en revenait
seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent ; alors elle
s’assit sur un banc, à l’ombre des ormes. Quel calme dans ce temps−là !
comme elle enviait les ineffables sentiments d’amour qu’elle tâchait,
d’après des livres, de se figurer !
Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la forêt,
le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux…
Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres.
– Je l’aime pourtant ! se disait−elle.
N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait
donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où
elle s’appuyait ?… Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une
nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur
de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le
ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait−elle
pas ? Oh ! quelle impossibilité ! Rien, d’ailleurs, ne valait la peine d’une
recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui,
chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs
baisers ne vous laissaient sur la lèvre qu’une irréalisable envie d’une
volupté plus haute.
Un râle métallique se traîna dans les airs et, quatre coups se firent entendre
à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle était là, sur
ce banc, depuis l’éternité. Mais un infini de passions peut tenir dans une
minute, comme une foule dans un petit espace.
Madame Bovary
Chapitre VI 323
Emma vivait tout occupée des siennes, et ne s’inquiétait pas plus de
l’argent qu’une archiduchesse.
Une fois pourtant, un homme d’allure chétive, rubicond et chauve, entra
chez elle, se déclarant envoyé par M. Vinçart, de Rouen. Il retira les
épingles qui fermaient la poche latérale de sa longue redingote verte, les
piqua sur sa manche et tendit poliment un papier.
C’était un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que Lheureux,
malgré toutes ses protestations, avait passé à l’ordre de Vinçart.
Elle expédia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir.
Alors, l’inconnu, qui était resté debout, lançant de droite et de gauche des
regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds, demanda d’un
air naïf :
– Quelle réponse apporter à M. Vinçart ?
– Eh bien, répondit Emma, dites−lui… que je n’en ai pas… Ce sera la
semaine prochaine… Qu’il attende… oui, la semaine prochaine.
Et le bonhomme s’en alla sans souffler mot.
Mais, le lendemain, à midi, elle reçut un protêt ; et la vue du papier timbré,
où s’étalait à plusieurs reprises et en gros caractères : « Maître Hareng,
huissier à Buchy », l’effraya si fort, qu’elle courut en toute hâte chez le
marchand d’étoffes.
Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler un paquet.
– Serviteur ! dit−il, je suis à vous.
Lheureux n’en continua pas moins sa besogne, aidé par une jeune fille de
treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait à la fois de commis et
de cuisinière.
Madame Bovary
Chapitre VI 324
Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de la boutique, il monta
devant Madame au premier étage, et l’introduisit dans un étroit cabinet, où
un gros bureau en bois de sape supportait quelques registres, défendus
transversalement par une barre de fer cadenassée. Contre le mur, sous des
coupons d’indienne, on entrevoyait un coffre−fort, mais d’une telle
dimension, qu’il devait contenir autre chose que des billets et de l’argent.
M. Lheureux, en effet, prêtait sur gages, et c’est là qu’il avait mis la chaîne
en or de madame Bovary, avec les boucles d’oreilles du pauvre père
Tellier, qui, enfin contraint de vendre, avait acheté à Quincampoix un
maigre fonds d’épicerie, où il se mourait de son catarrhe, au milieu de ses
chandelles moins jaunes que sa figure.
Lheureux s’assit dans son large fauteuil de paille, en disant :
– Quoi de neuf ?
– Tenez.
Et elle lui montra le papier.
– Eh bien, qu’y puis−je ?
Alors, elle s’emporta, rappelant la parole qu’il avait donnée de ne pas faire
circuler ses billets ; il en convenait.
– Mais j’ai été forcé moi−même, j’avais le couteau sur la gorge.
– Et que va−t−il arriver, maintenant ? reprit−elle.
– Oh ! c’est bien simple : un jugement du tribunal, et puis la saisie… ;
bernique !
Emma se retenait pour ne pas le battre. Elle lui demanda doucement s’il
n’y avait pas moyen de calmer M. Vinçart.
– Ah bien, oui ! calmer Vinçart ; vous ne le connaissez guère ; il est plus
Madame Bovary
Chapitre VI 325
féroce qu’un Arabe.
Pourtant il fallait que M. Lheureux s’en mêlât.
– Écoutez donc ! il me semble que, jusqu’à présent, j’ai été assez bon pour
vous.
Et, déployant un de ses registres :
– Tenez !
Puis, remontant la page avec son doigt :
– Voyons…, voyons… Le 3 août, deux cents francs… Au 17 juin, cent
cinquante… 23 mars, quarante−six… En avril…
Il s’arrêta, comme craignant de faire quelque sottise.
– Et je ne dis rien des billets souscrits par Monsieur, un de sept cents
francs, un autre de trois cents ! Quant à vos petits acomptes, aux intérêts,
ça n’en finit pas, on s’y embrouille. Je ne m’en mêle plus !
Elle pleurait, elle l’appela même « son bon monsieur Lheureux ». Mais il
se rejetait toujours sur ce « mâtin de Vinçart ». D’ailleurs, il n’avait pas un
centime, personne à présent ne le payait, on lui mangeait la laine sur le
dos, un pauvre boutiquier comme lui ne pouvait faire d’avances. Emma se
taisait ; et M. Lheureux, qui mordillonnait les barbes d’une plume, sans
doute s’inquiéta de son silence, car il reprit :
– Au moins, si un de ces jours j’avais quelques rentrées… Je pourrais…
– Du reste, dit−elle, dès que l’arriéré de Barneville…
– Comment ?…
Madame Bovary
Chapitre VI 326
Et, en apprenant que Langlois n’avait pas encore payé, il parut fort surpris.
Puis, d’une voix mielleuse :
– Et nous convenons, dites−vous… ?
– Oh ! de ce que vous voudrez !
Alors, il ferma les yeux pour réfléchir, écrivit quelques chiffres, et,
déclarant qu’il aurait grand mal, que la chose était scabreuse et qu’il se
saignait, il dicta quatre billets de deux cent cinquante francs, chacun,
espacés les uns des autres à un mois d’échéance.
– Pourvu que Vinçart veuille m’entendre ! Du reste c’est convenu, je ne
lanterne pas, je suis rond comme une pomme.
Ensuite il lui montra négligemment plusieurs marchandises nouvelles,
mais dont pas une, dans son opinion, n’était digne de Madame.
– Quand je pense que voilà une robe à sept sous le mètre, et certifiée bon
teint ! Ils gobent cela pourtant ! on ne leur conte pas ce qui en est, vous
pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers les autres la
convaincre tout à fait de sa probité.
Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure qu’il avait
trouvées dernièrement « dans une vendue ».
– Est−ce beau ! disait Lheureux ; on s’en sert beaucoup maintenant,
comme têtes de fauteuils, c’est le genre.
Et, plus prompt qu’un escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et
la mit dans les mains d’Emma.
– Au moins, que je sache… ?
– Ah ! plus tard, reprit−il en lui tournant les talons.
Madame Bovary
Chapitre VI 327
Dès le soir, elle pressa Bovary d’écrire à sa mère pour qu’elle leur envoyât
bien vite tout l’arriéré de l’héritage. La belle−mère répondit n’avoir plus
rien ; la liquidation était close, et il leur restait, outre Barneville, six cents
livres de rente, qu’elle leur servirait exactement.
Alors Madame expédia des factures chez deux ou trois clients, et bientôt
usa largement de ce moyen, qui lui réussissait. Elle avait toujours soin
d’ajouter en post−scriptum : « N’en parlez pas à mon mari, vous savez
comme il est fier… Excusez−moi… Votre servante… » Il y eut quelques
réclamations ; elle les intercepta.
Pour se faire de l’argent, elle se mit à vendre ses vieux gants, ses vieux
chapeaux, la vieille ferraille ; et elle marchandait avec rapacité, – son sang
de paysanne la poussant au gain. Puis, dans ses voyages à la ville, elle
brocanterait des babioles, que M. Lheureux, à défaut d’autres, lui prendrait
certainement. Elle s’acheta des plumes d’autruche, de la porcelaine
chinoise et des bahuts ; elle empruntait à Félicité, à madame Lefrançois, à
l’hôtelière de la Croix rouge, à tout le monde, n’importe où. Avec l’argent
qu’elle reçut enfin de Barneville, elle paya deux billets ; les quinze cents
autres francs s’écoulèrent. Elle s’engagea de nouveau, et toujours ainsi !
Parfois, il est vrai, elle tâchait de faire des calculs ; mais elle découvrait
des choses si exorbitantes, qu’elle n’y pouvait croire. Alors elle
recommençait, s’embrouillait vite, plantait tout là et n’y pensait plus.
La maison était bien triste, maintenant ! On en voyait sortir les
fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traînant
sur les fourneaux ; et la petite Berthe, au grand scandale de madame
Homais, portait des bas percés. Si Charles, timidement, hasardait une
observation, elle répondait avec brutalité que ce n’était point sa faute !
Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par son ancienne maladie
nerveuse ; et, se, reprochant d’avoir pris pour des défauts ses infirmités, il
s’accusait d’égoïsme, avait envie de courir l’embrasser.
– Oh ! non, se disait−il, je l’ennuierais !
Madame Bovary
Chapitre VI 328
Et il restait.
Après le dîner, il se promenait seul dans le jardin ; il prenait la petite
Berthe sur ses genoux, et, déployant son journal de médecine, essayait de
lui apprendre à lire. L’enfant, qui n’étudiait jamais, ne tardait pas à ouvrir
de grands yeux tristes et se mettait à pleurer. Alors il la consolait ; il allait
lui chercher de l’eau dans l’arrosoir pour faire des rivières sur le sable, ou
cassait les branches des troènes pour planter des arbres dans les
plates−bandes, ce qui gâtait peu le jardin ; tout encombré de longues
herbes ; on devait tant de journées à Lestiboudois ! Puis l’enfant avait froid
et demandait sa mère.
– Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, que ta maman
ne veut pas qu’on la dérange.
L’automne commençait et déjà les feuilles tombaient, – comme il y a deux
ans, lorsqu’elle était malade ! – Quand donc tout cela finira−t−il !… Et il
continuait à marcher, les deux mains derrière le dos.
Madame était dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restait là tout le
long du jour, engourdie, à peine vêtue, et, de temps à autre, faisant fumer
des pastilles du sérail qu’elle avait achetées à Rouen, dans la boutique d’un
Algérien. Pour ne pas avoir la nuit auprès d’elle, cet homme étendu qui
dormait, elle finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage ; et
elle lisait jusqu’au matin des livres extravagants où il y avait des tableaux
orgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur la prenait,
elle poussait un cri, Charles accourait.
– Ah ! va−t’en ! disait−elle.
Ou, d’autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que l’adultère
avivait, haletante, émue, tout en désir, elle ouvrait sa fenêtre, aspirait l’air
froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les étoiles,
souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors
tout donné pour un seul de ces rendez−vous, qui la rassasiaient.
Madame Bovary
Chapitre VI 329
C’était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et, lorsqu’il ne
pouvait payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement, ce
qui arrivait à peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre
qu’ils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hôtel plus modeste ; mais
elle trouva des objections.
Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil (c’était le cadeau
de noces du père Rouault), en le priant d’aller immédiatement porter cela,
pour elle, au mont−de−piété ; et Léon obéit, bien que cette démarche lui
déplût. Il avait peur de se compromettre.
Puis, en y réfléchissant, il trouva que sa maîtresse prenait des allures
étranges, et qu’on n’avait peut−être pas tort de vouloir l’en détacher.
En effet, quelqu’un avait envoyé à sa mère une longue lettre anonyme,
pour la prévenir qu’il se perdait avec une femme mariée ; et aussitôt la
bonne dame, entrevoyant l’éternel épouvantail des familles, c’est−à−dire la
vague créature pernicieuse, la sirène, le monstre, qui habite
fantastiquement les profondeurs de l’amour, écrivit à maître Dubocage son
patron, lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant trois quarts
d’heure, voulant lui dessiller les yeux, l’avertir du gouffre. Une telle
intrigue nuirait plus tard à son établissement. Il le supplia de rompre, et,
s’il ne faisait ce sacrifice dans son propre intérêt, qu’il le fît au moins pour
lui, Dubocage !
Léon enfin avait juré de ne plus revoir Emma ; et il se reprochait de
n’avoir pas tenu sa parole, considérant tout ce que cette femme pourrait
encore lui attirer d’embarras et de discours, sans compter les plaisanteries
de ses camarades, qui se débitaient le matin, autour du poêle. D’ailleurs, il
allait devenir premier clerc : c’était le moment d’être sérieux. Aussi
renonçait−il à la flûte, aux sentiments exaltés, à l’imagination ; – car tout
bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût−ce qu’un jour, une
minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le
plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ; chaque notaire porte en soi les
débris d’un poète.
Madame Bovary
Chapitre VI 330
Il s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait sur sa
poitrine ; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu’une
certaine dose de musique, s’assoupissait d’indifférence au vacarme d’un
amour dont il ne distinguait plus les délicatesses.
Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui
en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué
d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage.
Mais comment pouvoir s’en débarrasser ? Puis, elle avait beau se sentir
humiliée de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait par habitude ou par
corruption ; et, chaque jour, elle s’y acharnait davantage, tarissant toute
félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus,
comme s’il l’avait trahie ; et même elle souhaitait une catastrophe qui
amenât leur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y décider.
Elle n’en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu
de cette idée, qu’une femme doit toujours écrire à son amant.
Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme fait de ses
plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les
plus fortes ; et il devenait à la fin si véritable, et accessible, qu’elle en
palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant il
se perdait, comme un dieu, sous l’abondance de ses attributs. Il habitait la
contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcons, sous le
souffle des fleurs, dans la clarté de la lune. Elle le sentait près d’elle, il
allait venir et l’enlèverait tout entière dans un baiser. Ensuite elle retombait
à plat, brisée ; car ces élans d’amour vague la fatiguaient plus que de
grandes débauches.
Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle.
Souvent même, Emma recevait des assignations, du papier timbré qu’elle
regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement
dormir.
Madame Bovary
Chapitre VI 331
Le jour de la mi−carême, elle ne rentra pas à Yonville ; elle alla le soir au
bal masqué. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une
perruque à catogan et un lampion sur l’oreille. Elle sauta toute la nuit au
son furieux des trombones ; on faisait cercle autour d’elle ; et elle se trouva
le matin sur le péristyle du théâtre parmi cinq ou six masques, débardeuses
et matelots, des camarades de Léon, qui parlaient d’aller souper.
Les cafés d’alentour étaient pleins. Ils avisèrent sur le port un restaurant
des plus médiocres, dont le maître leur ouvrit, au quatrième étage, une
petite chambre.
Les hommes chuchotèrent dans un coin, sans doute se consultant sur la
dépense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis : quelle société
pour elle ! Quant aux femmes Emma s’aperçut vite, au timbre de leurs
voix, qu’elles devaient être, presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur
alors, recula sa chaise et baissa les yeux.
Les autres se mirent à manger. Elle ne mangea pas ; elle avait le front en
feu, des picotements aux paupières et un froid de glace à la peau. Elle
sentait dans sa tête le plancher du bal, rebondissant encore sous la
pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis, l’odeur du punch
avec la fumée des cigares l’étourdit. Elle s’évanouissait ; on la porta
devant la fenêtre.
Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur pourpre
s’élargissait dans le ciel pâle, du côté de Sainte−Catherine. La rivière
livide frissonnait au vent ; il n’y avait personne sur les ponts ; les
réverbères s’éteignaient.
Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormait là−bas,
dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de
fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration métallique
assourdissante.
Elle s’esquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit à Léon qu’il
Madame Bovary
Chapitre VI 332
lui fallait s’en retourner, et enfin resta seule à l’hôtel de Boulogne. Tout et
elle−même lui étaient insupportables. Elle aurait voulu, s’échappant
comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces
immaculés.
Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise et le faubourg,
jusqu’à une rue découverte qui dominait des jardins. Elle marchait vite, le
grand air la calmait : et peu à peu les figures de la foule, les masques, les
quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des
brumes emportées. Puis, revenue à la Croix rouge, elle se jeta sur son lit,
dans la petite chambre du second, où il y avait les images de la Tour de
Nesle. À quatre heures du soir, Hivert la réveilla.
En rentrant chez elle, Félicité lui montra derrière la pendule un papier gris.
Elle lut :
« En vertu de la grosse, en forme exécutoire d’un jugement… »
Quel jugement ? La veille, en effet, on avait apporté un autre papier qu’elle
ne connaissait pas ; aussi fut−elle stupéfaite de ces mots :
« Commandement de par le roi, la loi et justice, à madame Bovary… »
Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut :
« Dans vingt−quatre heures pour tout délai. » – Quoi donc ? »Payer la
somme totale de huit mille francs. » Et même il y avait plus bas : « Elle y
sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisie
exécutoire de ses meubles et effets. »
Que faire ?… C’était dans vingt−quatre heures ; demain ! Lheureux,
pensa−t−elle, voulait sans doute l’effrayer encore ; car elle devina du coup
toutes ses manœuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la rassurait,
c’était l’exagération même de la somme.
Cependant, à force d’acheter, de ne pas payer, d’emprunter, de souscrire
Madame Bovary
Chapitre VI 333
des billets, puis de renouveler ces billets, qui s’enflaient à chaque échéance
nouvelle, elle avait fini par préparer au sieur Lheureux un capital, qu’il
attendait impatiemment pour ses spéculations.
Elle se présenta chez lui d’un air dégagé.
– Vous savez ce qui m’arrive ? C’est une plaisanterie sans doute !
– Non.
– Comment cela ?
Il se détourna lentement, et lui dit en se croisant les bras :
– Pensiez−vous, ma petite dame, que j’allais, jusqu’à la consommation des
siècles, être votre fournisseur et banquier pour l’amour de Dieu ? Il faut
bien que je rentre dans mes déboursés, soyons justes !
Elle se récria sur la dette.
– Ah ! tant pis ! le tribunal l’a reconnue ! il y a jugement ! on vous l’a
signifié ! D’ailleurs, ce n’est pas moi, c’est Vinçart.
– Est−ce que vous ne pourriez… ?
– Oh ! rien du tout.
– Mais…, cependant…, raisonnons.
Et elle battit la campagne ; elle n’avait rien su… c’était une surprise…
– À qui la faute ? dit Lheureux en la saluant ironiquement. Tandis que je
suis, moi, à bûcher comme un nègre, vous vous repassez du bon temps.
– Ah ! pas de morale !
– Ça ne nuit jamais, répliqua−t−il.
Madame Bovary
Chapitre VI 334
Elle fut lâche, elle le supplia ; et même elle appuya sa jolie main blanche et
longue, sur les genoux du marchand.
– Laissez−moi donc ! On dirait que vous voulez me séduire !
– Vous êtes un misérable ! s’écria−t−elle.
– Oh ! oh ! comme vous y allez ! reprit−il en riant.
– Je ferai savoir qui vous êtes. Je dirai à mon mari…
– Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose, à votre mari !
Et Lheureux tira de son coffre−fort le reçu de dix−huit cents francs, qu’elle
lui avait donné lors de l’escompte Vinçart.
– Croyez−vous, ajouta−t−il, qu’il ne comprenne pas votre petit vol, ce
pauvre cher homme ?
Elle s’affaissa, plus assommée qu’elle n’eût été par un coup de massue. Il
se promenait depuis la fenêtre jusqu’au bureau, tout en répétant :
– Ah ! je lui montrerai bien… je lui montrerai bien…
Ensuite il se rapprocha d’elle, et, d’une voix douce :
– Ce n’est pas amusant, je le sais ; personne, après tout n’en est mort, et,
puisque c’est le seul moyen qui vous reste de me rendre mon argent…
– Mais où en trouverai−je ? dit Emma en se tordant les bras.
– Ah bah ! quand on a comme vous des amis !
Et il la regardait d’une façon si perspicace et si terrible, qu’elle en
frissonna jusqu’aux entrailles.
Madame Bovary
Chapitre VI 335
– Je vous promets, dit−elle, je signerai…
– J’en ai assez, de vos signatures !
– Je vendrai encore…
– Allons donc ! fit−il en haussant les épaules, vous n’avez plus rien.
Et il cria dans le judas qui s’ouvrait sur la boutique :
– Annette ! n’oublie pas les trois coupons du n° 14.
La servante parut ; Emma comprit, et demanda « ce qu’il faudrait d’argent
pour arrêter toutes les poursuites ».
– Il est trop tard !
– Mais, si je vous apportais plusieurs mille francs, le quart de la somme, le
tiers, presque tout ?
– Eh ! non, c’est inutile !
Il la poussait doucement vers l’escalier.
– Je vous en conjure, monsieur Lheureux, quelques jours encore !
Elle sanglotait.
– Allons, bon ! des larmes !
– Vous me désespérez !
– Je m’en moque pas mal ! dit−il en refermant la porte.
Madame Bovary
Chapitre VI 336
Chapitre VII
Elle fut stoïque, le lendemain, lorsque maître Hareng, l’huissier, avec deux
témoins, se présenta chez elle pour faire le procès−verbal de la saisie.
Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et n’inscrivirent point la tête
phrénologique, qui fut considérée comme instrument de sa profession ;
mais ils comptèrent dans la cuisine les plats, les marmites, les chaises, les
flambeaux, et, dans sa chambre à coucher, toutes les babioles de l’étagère.
Ils examinèrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence,
jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre que l’on
autopsie, étalée tout du long aux regards de ces trois hommes.
Maître Hareng, boutonné dans un mince habit noir, en cravate blanche, et
portant des sous−pieds fort tendus, répétait de temps à autre :
– Vous permettez ; madame ? vous permettez ?
Souvent il faisait des exclamations :
– Charmant !… fort joli !
Puis il se remettait à écrire, trempant sa plume dans l’encrier de corne qu’il
tenait de la main gauche.
Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent au grenier.
Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres de Rodolphe. Il
fallut l’ouvrir.
– Ah ! une correspondance ! dit maître Hareng avec un sourire discret.
Mais permettez ! car je dois m’assurer si la boîte ne contient pas autre
chose.
Chapitre VII 337
Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en faire tomber des
napoléons. Alors l’indignation la prit, à voir cette grosse main, aux doigts
rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages où son
cœur avait battu.
Ils partirent enfin ! Félicité rentra. Elle l’avait envoyée aux aguets pour
détourner Bovary ; et elles installèrent vivement sous les toits le gardien de
la saisie, qui jura de s’y tenir.
Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma l’épiait d’un regard
plein d’angoisse, croyant apercevoir dans les rides de son visage des
accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la cheminée garnie
d’écrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fauteuils, sur toutes ces
choses enfin qui avaient adouci l’amertume de sa vie, un remords la
prenait, ou plutôt un regret immense et qui irritait la passion, loin de
l’anéantir. Charles tisonnait avec placidité, les deux pieds sur les chenets.
Il y eut un moment où le gardien, sans doute s’ennuyant dans sa cachette,
fit un peu de bruit.
– On marche là−haut ? dit Charles.
– Non ! reprit−elle, c’est une lucarne restée ouverte que le vent remue.
Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d’aller chez tous les
banquiers dont elle connaissait le nom. Ils étaient à la campagne ou en
voyage. Elle ne se rebuta pas ; et ceux qu’elle put rencontrer, elle leur
demandait de l’argent, protestant qu’il lui en fallait, qu’elle le rendrait.
Quelques−uns lui rirent au nez ; tous la refusèrent.
À deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte. On n’ouvrit
pas. Enfin il parut.
– Qui t’amène ?
Madame Bovary
Chapitre VII 338
– Cela te dérange ?
– Non…, mais…
Et il avoua que le propriétaire n’aimait point que l’on reçût « des femmes
».
– J’ai à te parler, reprit−elle.
Alors il atteignit sa clef. Elle l’arrêta.
– Oh ! non, là−bas, chez nous.
Et ils allèrent dans leur chambre, à l’hôtel de Boulogne.
Elle but en arrivant un grand verre d’eau. Elle était très pâle. Elle lui dit :
– Léon, tu vas me rendre un service.
Et, le secouant par ses deux mains, qu’elle serrait étroitement, elle ajouta :
– Écoute, j’ai besoin de huit mille francs !
– Mais tu es folle !
– Pas encore !
Et, aussitôt, racontant l’histoire de la saisie, elle lui exposa sa détresse ; car
Charles ignorait tout, sa belle−mère la détestait, le père Rouault ne pouvait
rien ; mais lui, Léon, il allait se mettre en course pour trouver cette
indispensable somme…
– Comment veux−tu… ?
– Quel lâche tu fais ! s’écria−t−elle.
Madame Bovary
Chapitre VII 339
Alors il dit bêtement :
– Tu t’exagères le mal. Peut−être qu’avec un millier d’écus ton bonhomme
se calmerait.
Raison de plus pour tenter quelque démarche ; il n’était pas possible que
l’on ne découvrît point trois mille francs. D’ailleurs, Léon pouvait
s’engager à sa place.
– Va ! essaye ! il le faut ! cours !… Oh ! tâche ! tâche ! je t’aimerai bien !
Il sortit, revint au bout d’une heure, et dit avec une figure solennelle :
– J’ai été chez trois personnes… inutilement !
Puis ils restèrent assis l’un en face de l’autre, aux deux coins de la
cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules, tout en
trépignant. Il l’entendit qui murmurait :
– Si j’étais à ta place, moi, j’en trouverais bien !
– Où donc ?
– À ton étude !
Et elle le regarda.
Une hardiesse infernale s’échappait de ses prunelles enflammées, et les
paupières se rapprochaient d’une façon lascive et encourageante ; – si bien
que le jeune homme se sentit faiblir sous la muette volonté de cette femme
qui lui conseillait un crime. Alors il eut peur, et pour éviter tout
éclaircissement, il se frappa le front en s’écriant :
– Morel doit revenir cette nuit ! il ne me refusera pas, j’espère (c’était un
de ses amis, le fils d’un négociant fort riche), et je t’apporterai cela
demain, ajouta−t−il.
Madame Bovary
Chapitre VII 340
Emma n’eut point l’air d’accueillir cet espoir avec autant de joie qu’il
l’avait imaginé. Soupçonnait−elle le mensonge ? Il reprit en rougissant :
– Pourtant, si tu ne me voyais pas à trois heures, ne m’attends plus, ma
chérie. Il faut que je m’en aille, excuse−moi. Adieu !
Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n’avait plus la force
d’aucun sentiment.
Quatre heures sonnèrent ; et elle se leva pour s’en retourner à Yonville,
obéissant comme un automate à l’impulsion des habitudes.
Il faisait beau ; c’était un de ces jours du mois de mars clairs et âpres, où le
soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais endimanchés se
promenaient d’un air heureux. Elle arriva sur la place du Parvis. On sortait
des vêpres ; la foule s’écoulait par les trois portails, comme un fleuve par
les trois arches d’un pont, et, au milieu, plus immobile qu’un roc, se tenait
le suisse.
Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleine d’espérances, elle
était entrée sous cette grande nef qui s’étendait devant elle moins profonde
que son amour ; et elle continua de marcher, en pleurant sous son voile,
étourdie, chancelante, près de défaillir.
– Gare ! cria une voix sortant d’une porte cochère qui s’ouvrait.
Elle s’arrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les brancards
d’un tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline.
Qui était−ce donc ? Elle le connaissait… La voiture s’élança et disparut.
Mais c’était lui, le Vicomte ! Elle se détourna : la rue était déserte. Et elle
fut si accablée, si triste, qu’elle s’appuya contre un mur pour ne pas
tomber.
Madame Bovary
Chapitre VII 341
Puis elle pensa qu’elle s’était trompée. Au reste, elle n’en savait rien. Tout,
en elle−même et au dehors, l’abandonnait. Elle se sentait perdue, roulant
au hasard dans des abîmes indéfinissables ; et ce fut presque avec joie
qu’elle aperçut, en arrivant à la Croix rouge, ce bon Homais qui regardait
charger sur l’Hirondelle une grande boîte pleine de provisions
pharmaceutiques. Il tenait à sa main, dans un foulard, six cheminots pour
son épouse.
Madame Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en forme de
turban, que l’on mange dans le carême avec du beurre salé : dernier
échantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut−être au siècle des
croisades, et dont les robustes Normands s’emplissaient autrefois, croyant
voir sur la table, à la lueur des torches jaunes, entre les brocs d’hypocras et
les gigantesques charcuteries, des têtes de Sarrasins à dévorer. La femme
de l’apothicaire les croquait comme eux, héroïquement, malgré sa
détestable dentition ; aussi, toutes les fois que M. Homais faisait un voyage
à la ville, il ne manquait pas de lui en rapporter, qu’il prenait toujours chez
le grand faiseur, rue Massacre.
– Charmé de vous voir ! dit−il en offrant la main à Emma pour l’aider à
monter dans l’Hirondelle.
Puis il suspendit les cheminots aux lanières du filet, et resta nu−tête et les
bras croisés, dans une attitude pensive et napoléonienne.
Mais, quand l’Aveugle, comme d’habitude, apparut au bas de la côte, il
s’écria :
– Je ne comprends pas que l’autorité tolère encore de si coupables
industries ! On devrait enfermer ces malheureux, que l’on forcerait à
quelque travail ! Le Progrès, ma parole d’honneur, marche à pas de tortue !
nous pataugeons en pleine barbarie !
L’Aveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de la portière,
comme une poche de la tapisserie déclouée.
– Voilà, dit le pharmacien, une affection scrofuleuse !
Madame Bovary
Chapitre VII 342
Et, bien qu’il connût ce pauvre diable, il feignit de le voir pour la première
fois, murmura les mots de cornée, cornée opaque, sclérotique, faciès, puis
lui demanda d’un ton paterne :
– Y a−t−il longtemps, mon ami, que tu as cette épouvantable infirmité ?
Au lieu de t’enivrer au cabaret, tu ferais mieux de suivre un régime.
Il l’engageait à prendre de bon vin, de bonne bière, de bons rôtis.
L’Aveugle continuait sa chanson ; il paraissait, d’ailleurs, presque idiot.
Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse.
– Tiens, voilà un sou, rends−moi deux liards ; et n’oublie pas mes
recommandations, tu t’en trouveras bien.
Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacité. Mais
l’apothicaire certifia qu’il le guérirait lui−même, avec une pommade
antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse :
– M. Homais, près des halles, suffisamment connu.
– Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comédie.
L’Aveugle s’affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée, tout en roulant ses
yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait l’estomac à deux mains,
tandis qu’il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien
affamé. Emma, prise de dégoût, lui envoya, par−dessus l’épaule, une pièce
de cinq francs. C’était toute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi.
La voiture était repartie, quand soudain M. Homais se pencha en dehors du
vasistas et cria :
– Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur la peau et exposer les
parties malades à la fumée de baies de genièvre !
Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux peu à peu
Madame Bovary
Chapitre VII 343
détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérable fatigue
l’accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée, presque endormie.
– Advienne que pourra ! se disait−elle.
Et puis, qui sait ? pourquoi, d’un moment à l’autre, ne surgirait−il pas un
événement extraordinaire ? Lheureux même pouvait mourir.
Elle fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voix sur la place.
Il y avait un attroupement autour des halles pour lire une grande affiche
collée contre un des poteaux, et elle vit Justin qui montait sur une borne et
qui déchirait l’affiche. Mais, à ce moment, le garde champêtre lui posa la
main sur le collet. M. Homais sortit de la pharmacie, et la mère Lefrançois,
au mi−lieu de la foule, avait l’air de pérorer.
– Madame ! madame ! s’écria Félicité en entrant, c’est une abomination !
Et la pauvre fille, émue, lui tendit un papier jaune qu’elle venait d’arracher
à la porte. Emma lut d’un clin d’œil que tout son mobilier était à vendre.
Alors elles se considérèrent silencieusement. Elles n’avaient, la servante et
la maîtresse, aucun secret l’une pour l’autre. Enfin Félicité soupira :
– Si j’étais de vous, madame, j’irais chez M. Guillaumin.
– Tu crois ?…
Et cette interrogation voulait dire :
– Toi qui connais la maison par le domestique, est−ce que le maître
quelquefois aurait parlé de moi ?
– Oui, allez−y, vous ferez bien.
Elle s’habilla, mit sa robe noire avec sa capote à grains de jais ; et, pour
qu’on ne la vît pas (il y avait toujours beaucoup de monde sur la place),
Madame Bovary
Chapitre VII 344
elle prit en dehors du village, par le sentier au bord de l’eau.
Elle arriva tout essoufflée devant la grille du notaire ; le ciel était sombre et
un peu de neige tombait.
Au bruit de la sonnette, Théodore, en gilet rouge, parut sur le perron ; il
vint lui ouvrir presque familièrement, comme à une connaissance, et
l’introduisit dans la salle à manger.
Un large poêle de porcelaine bourdonnait sous un cactus qui emplissait la
niche, et, dans des cadres de bois noir, contre la tenture de papier chêne, il
y avait la Esméralda de Steuben, avec la Putiphar de Schopin. La table
servie, deux réchauds d’argent, le bouton des portes en cristal, le parquet et
les meubles, tout reluisait d’une propreté méticuleuse, anglaise ; les
carreaux étaient décorés, à chaque angle, par des verres de couleur.
– Voilà une salle à manger, pensait Emma, comme il m’en faudrait une.
Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sa robe de
chambre à palmes, tandis qu’il ôtait et remettait vite de l’autre main sa
toque de velours marron, prétentieusement posée sur le côté droit, où
retombaient les bouts de trois mèches blondes qui, prises à l’occiput,
contournaient son crâne chauve.
Après qu’il eut offert un siège, il s’assit pour déjeuner, tout en s’excusant
beaucoup de l’impolitesse.
– Monsieur, dit−elle, je vous prierais…
– De quoi, madame ? J’écoute.
Elle se mit à lui exposer sa situation.
Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec le marchand
d’étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux pour les prêts
hypothécaires qu’on lui demandait à contracter.
Madame Bovary
Chapitre VII 345
Donc, il savait (et mieux qu’elle) la longue histoire de ces billets, minimes
d’abord, portant comme endosseurs des noms divers, espacés à de longues
échéances et renouvelés continuellement, jusqu’au jour où, ramassant tous
les protêts, le marchand avait chargé son ami Vinçart de faire en son nom
propre les poursuites qu’il fallait, ne voulant point passer pour un tigre
parmi ses concitoyens.
Elle entremêla son récit de récriminations contre Lheureux, récriminations
auxquelles le notaire répondait de temps à autre par une parole
insignifiante. Mangeant sa côtelette et buvant son thé, il baissait le menton
dans sa cravate bleu de ciel, piquée par deux épingles de diamants que
rattachait une chaînette d’or ; et il souriait d’un singulier sourire, d’une
façon douceâtre et ambiguë. Mais, s’apercevant qu’elle avait les pieds
humides :
– Approchez−vous donc du poêle… plus haut…, contre la porcelaine.
Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d’un ton galant :
– Les belles choses ne gâtent rien.
Alors elle tâcha de l’émouvoir, et, s’émotionnant elle−même, elle vint à lui
conter l’étroitesse de son ménage, ses tiraillements, ses besoins. Il
comprenait cela : une femme élégante ! et, sans s’interrompre de manger, il
s’était tourné vers elle complètement, si bien qu’il frôlait du genou sa
bottine, dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poêle.
Mais, lorsqu’elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres, puis se déclara
très peiné de n’avoir pas eu autrefois la direction de sa fortune, car il y
avait cent moyens fort commodes, même pour une dame, de faire valoir
son argent. On aurait pu, soit dans les tourbières de Grumesnil ou les
terrains du Havre, hasarder presque à coup sûr d’excellentes spéculations ;
et il la laissa se dévorer de rage à l’idée des sommes fantastiques qu’elle
aurait certainement gagnées.
Madame Bovary
Chapitre VII 346
– D’où vient, reprit−il, que vous n’êtes pas venue chez moi ?
– Je ne sais trop, dit−elle.
– Pourquoi, hein ?… Je vous faisais donc bien peur ? C’est moi, au
contraire, qui devrais me plaindre ! À peine si nous nous connaissons ! Je
vous suis pourtant très dévoué ; vous n’en doutez plus, j’espère ?
Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d’un baiser vorace, puis la garda
sur son genou ; et il jouait avec ses doigts délicatement, tout en lui contant
mille douceurs.
Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule ; une étincelle
jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de ses lunettes, et ses mains
s’avançaient dans la manche d’Emma, pour lui palper le bras. Elle sentait
contre sa joue le souffle d’une respiration haletante. Cet homme la gênait
horriblement.
Elle se leva d’un bond et lui dit :
– Monsieur, j’attends !
– Quoi donc ? fit le notaire, qui devint tout à coup extrêmement pâle.
– Cet argent.
– Mais…
Puis, cédant à l’irruption d’un désir trop fort :
– Eh bien, oui !…
Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe de chambre.
– De grâce, restez ! je vous aime !
Il la saisit par la taille.
Madame Bovary
Chapitre VII 347
Un flot de pourpre monta vite au visage de madame Bovary. Elle se recula
d’un air terrible, en s’écriant :
– Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur ! Je suis à
plaindre, mais pas à vendre !
Et elle sortit.
Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses belles pantoufles en
tapisserie. C’était un présent de l’amour. Cette vue à la fin le consola.
D’ailleurs, il songeait qu’une aventure pareille l’aurait entraîné trop loin.
– Quel misérable ! quel goujat !… quelle infamie ! se disait−elle, en fuyant
d’un pied nerveux sous les trembles de la route. Le désappointement de
l’insuccès renforçait l’indignation de sa pudeur outragée ; il lui semblait
que la Providence s’acharnait à la poursuivre, et, s’en rehaussant d’orgueil,
jamais elle n’avait eu tant d’estime pour elle−même ni tant de mépris pour
les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait. Elle aurait voulu
battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous ; et elle
continuait à marcher rapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée,
furetant d’un œil en pleurs l’horizon vide, et comme se délectant à la haine
qui l’étouffait.
Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Elle ne pouvait
avancer ; il le fallait cependant ; d’ailleurs, où fuir ?
Félicité l’attendait sur la porte.
– Eh bien ?
– Non ! dit Emma.
Et, pendant un quart d’heure, toutes les deux, elles avisèrent les différentes
personnes d’Yonville disposées peut−être à la secourir. Mais, chaque fois
Madame Bovary
Chapitre VII 348
que Félicité nommait quelqu’un, Emma répliquait :
– Est−ce possible ! Ils ne voudront pas !
– Et monsieur qui va rentrer !
– Je le sais bien… Laisse−moi seule.
Elle avait tout tenté. Il n’y avait plus rien à faire maintenant ; et, quand
Charles paraîtrait, elle allait donc lui dire :
– Retire−toi. Ce tapis où tu marches n’est plus à nous. De ta maison, tu
n’as pas un meuble, une épingle, une paille, et c’est moi qui t’ai ruiné,
pauvre homme !
Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondamment, et enfin,
la surprise passée, il pardonnerait.
– Oui, murmurait−elle en grinçant des dents, il me pardonnera, lui qui
n’aurait pas assez d’un million à m’offrir pour que je l’excuse de m’avoir
connue… Jamais ! jamais !
Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l’exaspérait. Puis, qu’elle
avouât ou n’avouât pas, tout à l’heure, tantôt, demain, il n’en saurait pas
moins la catastrophe ; donc, il fallait attendre cette horrible scène et subir
le poids de sa magnanimité. L’envie lui vint de retourner chez Lheureux : à
quoi bon ? d’écrire à son père ; il était trop tard ; et peut−être qu’elle se
repentait maintenant de n’avoir pas cédé à l’autre, lorsqu’elle entendit le
trot d’un cheval dans l’allée. C’était lui, il ouvrait la barrière, il était plus
blême que le mur de plâtre. Bondissant dans l’escalier, elle s’échappa
vivement par la place ; et la femme du maire, qui causait devant l’église
avec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur.
Elle courut le dire à madame Caron. Ces deux dames montèrent dans le
grenier ; et cachées par du linge étendu sur des perches, se postèrent
commodément pour apercevoir tout l’intérieur de Binet.
Madame Bovary
Chapitre VII 349
Il était seul, dans sa mansarde, en train d’imiter, avec du bois, une de ces
ivoireries indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées les
unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque et ne servant à rien ;
et il entamait la dernière pièce, il touchait au but ! Dans le clair−obscur de
l’atelier, la poussière blonde s’envolait de son outil, comme une aigrette
d’étincelles sous les fers d’un cheval au galop ; les deux roues tournaient,
ronflaient ; Binet souriait, le menton baissé, les narines ouvertes, et
semblait enfin perdu dans un de ces bonheurs complets, n’appartenant sans
doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des
difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au delà de laquelle il
n’y a pas à rêver.
– Ah ! la voici ! fit madame Tuvache.
Mais il n’était guère possible, à cause du tour, d’entendre ce qu’elle disait.
Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mère Tuvache
souffla tout bas :
– Elle le prie, pour obtenir un retard à ses contributions.
– D’apparence ! reprit l’autre.
Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les
ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet
se caressait la barbe avec satisfaction.
– Viendrait−elle lui commander quelque chose ? dit madame Tuvache.
– Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine.
Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en écarquillant les yeux, comme
s’il ne comprenait pas. Elle continuait d’une manière tendre, suppliante.
Elle se rapprocha ; son sein haletait ; ils ne parlaient plus.
– Est−ce qu’elle lui fait des avances ? dit madame Tuvache.
Madame Bovary
Chapitre VII 350
Binet était rouge jusqu’aux oreilles. Elle lui prit les mains.
– Ah ! c’est trop fort !
Et sans doute qu’elle lui proposait une abomination ; car le percepteur, – il
était brave pourtant, il avait combattu à Bautzen et à Lutzen, fait la
campagne de France, et même été porté pour la croix ; – tout à coup,
comme à la vue d’un serpent, se recula bien loin en s’écriant :
– Madame ! y pensez−vous ?…
– On devrait fouetter ces femmes−là ! dit madame Tuvache.
– Où est−elle donc ? reprit madame Caron.
Car elle avait disparu durant ces mots ; puis, l’apercevant qui enfilait la
Grande−Rue et tournait à droite comme pour gagner le cimetière, elles se
perdirent en conjectures.
– Mère Rolet, dit−elle en arrivant chez la nourrice, j’étouffe !…
délacez−moi.
Elle tomba sur le lit ; elle sanglotait. La mère Rolet la couvrit d’un jupon et
resta debout près d’elle. Puis, comme elle ne répondait pas, la bonne
femme s’éloigna, prit son rouet et se mit à filer du lin.
– Oh ! finissez ! murmura−t−elle, croyant entendre le tour de Binet.
– Qui la gêne ? se demandait la nourrice. Pourquoi vient−elle ici ?
Elle y était accourue, poussée par une sorte d’épouvante qui la chassait de
sa maison.
Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement
les objets, bien qu’elle y appliquât son attention avec une persistance
Madame Bovary
Chapitre VII 351
idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, deux tisons fumant
bout à bout, et une longue araignée qui marchait au−dessus de sa tête, dans
la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait…
Un jour, avec Léon… Oh ! comme c’était loin… Le soleil brillait sur la
rivière et les clématites embaumaient… Alors, emportée dans ses
souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientôt à se
rappeler la journée de la veille.
– Quelle heure est−il ? demanda−t−elle.
La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côté que le ciel
était le plus clair, et rentra lentement en disant :
– Trois heures, bientôt.
– Ah ! merci ! merci !
Car il allait venir. C’était sûr ! Il aurait trouvé de l’argent. Mais il irait
peut−être là−bas, sans se douter qu’elle fût là ; et elle commanda à la
nourrice de courir chez elle pour l’amener.
– Dépêchez−vous !
– Mais, ma chère dame, j’y vais ! j’y vais !
Elle s’étonnait, à présent, de n’avoir pas songé à lui tout d’abord ; hier, il
avait donné sa parole, il n’y manquerait pas ; et elle se voyait déjà chez
Lheureux, étalant sur son bureau les trois billets de banque. Puis il faudrait
inventer une histoire qui expliquât les choses à Bovary. Laquelle ?
Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais, comme il n’y avait
point d’horloge dans la chaumière, Emma craignait de s’exagérer peut−être
la longueur du temps. Elle se mit à faire des tours de promenade dans le
jardin, pas à pas ; elle alla dans le sentier le long de la haie, et s’en retourna
vivement, espérant que la bonne femme serait rentrée par une autre route.
Enfin, lasse d’attendre, assaillie de soupçons qu’elle repoussait, ne sachant
Madame Bovary
Chapitre VII 352
plus si elle était là depuis un siècle ou une minute, elle s’assit dans un coin
et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barrière grinça : elle fit un
bond ; avant qu’elle eût parlé, la mère Rolet lui avait dit :
– Il n’y a personne chez vous !
– Comment ?
– Oh ! personne ! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On vous cherche.
Emma ne répondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeux autour d’elle,
tandis que la paysanne, effrayée de son visage, se reculait instinctivement,
la croyant folle. Tout à coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le
souvenir de Rodolphe, comme un grand éclair dans une nuit sombre, lui
avait passé dans l’âme. Il était si bon, si délicat, si généreux ! Et, d’ailleurs,
s’il hésitait à lui rendre ce service, elle saurait bien l’y contraindre en
rappelant d’un seul clin d’œil leur amour perdu. Elle partit donc vers la
Huchette, sans s’apercevoir qu’elle courait s’offrir à ce qui l’avait tantôt si
fort exaspérée, ni se douter le moins du monde de cette prostitution.
Madame Bovary
Chapitre VII 353
Chapitre VIII
Elle se demandait tout en marchant : « Que vais−je dire ? Par où
commencerai−je ? » Et à mesure qu’elle avançait, elle reconnaissait les
buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le château là−bas. Elle
se retrouvait dans les sensations de sa première tendresse, et son pauvre
cœur comprimé s’y dilatait amoureusement. Un vent tiède lui soufflait au
visage ; la neige, se fondant, tombait goutte à goutte des bourgeons sur
l’herbe.
Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis arriva à la
cour d’honneur, que bordait un double rang de tilleuls touffus. Ils
balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Les chiens au chenil
aboyèrent tous, et l’éclat de leurs voix retentissait sans qu’il parût
personne.
Elle monta le large escalier droit, à balustres de bois, qui conduisait au
corridor pavé de dalles poudreuses où s’ouvraient plusieurs chambres à la
file, comme dans les monastères ou les auberges. La sienne était au bout,
tout au fond, à gauche. Quand elle vint à poser les doigts sur la serrure, ses
forces subitement l’abandonnèrent. Elle avait peur qu’il ne fût pas là, le
souhaitait presque, et c’était pourtant son seul espoir, la dernière chance de
salut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage au sentiment
de la nécessité présente, elle entra.
Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer
une pipe.
– Tiens ! c’est vous ! dit−il en se levant brusquement.
– Oui, c’est moi !… je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil.
Et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la bouche.
Chapitre VIII 354
– Vous n’avez pas changé, vous êtes toujours charmante !
– Oh ! reprit−elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque
vous les avez dédaignés.
Alors il entama une explication de sa conduite, s’excusant en termes
vagues, faute de pouvoir inventer mieux.
Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le spectacle
de sa personne ; si bien qu’elle fit semblant de croire, ou crut−elle
peut−être, au prétexte de leur rupture ; c’était un secret d’où dépendaient
l’honneur et même la vie d’une troisième personne.
– N’importe ! fit−elle en le regardant tristement, j’ai bien souffert !
Il répondit d’un ton philosophique :
– L’existence est ainsi !
– A−t−elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuis notre
séparation ?
– Oh ! ni bonne… ni mauvaise.
– Il aurait peut−être mieux valu ne jamais nous quitter.
– Oui…, peut−être !
– Tu crois ? dit−elle en se rapprochant.
Et elle soupira.
– O Rodolphe ! si tu savais… Je t’ai bien aimé !
Ce fut alors qu’elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts
Madame Bovary
Chapitre VIII 355
entrelacés, – comme le premier jour, aux Comices ! Par un geste d’orgueil,
il se débattait sous l’attendrissement. Mais, s’affaissant contre sa poitrine,
elle lui dit :
– Comment voulais−tu que je vécusse sans toi ? On ne peut pas se
déshabituer du bonheur ! J’étais désespérée ! j’ai cru mourir ! Je te conterai
tout cela, tu verras. Et toi… tu m’as fuie !…
Car, depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée par suite de cette
lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort ; et Emma continuait avec des
gestes mignons de tête, plus câline qu’une chatte amoureuse :
– Tu en aimes d’autres, avoue−le. Oh ! je les comprends, va ! je les
excuse ; tu les auras séduites, comme tu m’avais séduite. Tu es un homme,
toi ! tu as tout ce qu’il faut pour te faire chérir. Mais nous
recommencerons, n’est−ce pas ? nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suis
heureuse !… parle donc !
Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme,
comme l’eau d’un orage dans un calice bleu.
Il l’attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux
lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche d’or un
dernier rayon du soleil. Elle penchait le front ; il finit par la baiser sur les
paupières, tout doucement, du bout de ses lèvres.
– Mais tu as pleuré ! dit−il. Pourquoi ?
Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c’était l’explosion de son
amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et
alors il s’écria :
– Ah ! pardonne−moi ! tu es la seule qui me plaise. J’ai été imbécile et
méchant ! Je t’aime, je t’aimerai toujours !… Qu’as−tu ? dis−le donc !
Il s’agenouillait.
Madame Bovary
Chapitre VIII 356
– Eh bien !… je suis ruinée, Rodolphe ! Tu vas me prêter trois mille
francs !
– Mais…, mais…, dit−il en se relevant peu à peu, tandis que sa
physionomie prenait une expression grave.
– Tu sais, continuait−elle vite, que mon mari avait placé toute sa fortune
chez un notaire ; il s’est enfui. Nous avons emprunté ; les clients ne
payaient pas. Du reste la liquidation n’est pas finie ; nous en aurons plus
tard. Mais, aujourd’hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ; c’est
à présent, à l’instant même ; et, comptant sur ton amitié, je suis venue.
– Ah ! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c’est pour cela
qu’elle est venue !
Enfin il dit d’un air calme :
– Je ne les ai pas, chère madame.
Il ne mentait point. Il les eût eus qu’il les aurait donnés, sans doute, bien
qu’il soit généralement désagréable de faire de si belles actions : une
demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l’amour,
étant la plus froide et la plus déracinante.
Elle resta d’abord quelques minutes à le regarder.
– Tu ne les as pas !
Elle répéta plusieurs fois :
– Tu ne les as pas !… J’aurais dû m’épargner cette dernière honte. Tu ne
m’as jamais aimée ! tu ne vaux pas mieux que les autres !
Elle se trahissait, elle se perdait.
Rodolphe l’interrompit, affirmant qu’il se trouvait « gêné » lui−même.
Madame Bovary
Chapitre VIII 357
– Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considérablement !…
Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la
panoplie :
– Mais, lorsqu’on est si pauvre, on ne met pas d’argent à la crosse de son
fusil ! On n’achète pas une pendule avec des incrustations d’écaille !
continuait−elle en montrant l’horloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil
pour ses fouets – elle les touchait ! – ni des breloques pour sa montre !
Oh ! rien ne lui manque ! Jusqu’à un porte−liqueurs dans sa chambre ; car
tu t’aimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois ; tu chasses à
courre, tu voyages à Paris… Eh ! quand ce ne serait que cela,
s’écria−t−elle en prenant sur la cheminée ses boutons de manchettes, que
la moindre de ces niaiseries ! on en peut faire de l’argent !…
Oh ! je n’en veux pas ! garde−les !
Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d’or se rompit en
cognant contre la muraille.
– Mais, moi, je t’aurais tout donné, j’aurais tout vendu, j’aurais travaillé de
mes mains, j’aurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard,
pour t’entendre dire : « Merci ! » Et tu restes là tranquillement dans ton
fauteuil, comme si déjà tu ne m’avais pas fait assez souffrir ? Sans toi,
sais−tu bien, j’aurais pu vivre heureuse ! Qui t’y forçait ? Était−ce une
gageure ? Tu m’aimais cependant, tu le disais… Et tout à l’heure encore…
Ah ! il eût mieux valu me chasser ! J’ai les mains chaudes de tes baisers, et
voilà la place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternité d’amour.
Tu m’y as fait croire : tu m’as pendant deux ans, traînée dans le rêve le
plus magnifique et le plus suave !… Hein ! nos projets de voyage, tu te
rappelles ? Oh ! ta lettre, ta lettre ! elle m’a déchiré le cœur !… Et puis,
quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre ! pour
implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui
rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coûterait
trois mille francs !
Madame Bovary
Chapitre VIII 358
– Je ne les ai pas ! répondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se
recouvrent comme d’un bouclier les colères résignées.
Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par
la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent
dispersait. Enfin elle arriva au saut−de−loup devant la grille ; elle se cassa
les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour l’ouvrir. Puis, cent
pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s’arrêta. Et alors, se
détournant, elle aperçut encore une fois l’impassible château, avec le parc,
les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade.
Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscience d’elle−même que
par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme
une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses
pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent d’immenses
vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce qu’il y avait dans sa tête de
réminiscences, d’idées, s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les
mille pièces d’un feu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux,
leur chambre là−bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et
parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il est vrai ; car elle ne se
rappelait point la cause de son horrible état, c’est−à−dire la question
d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme
l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent
l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans
l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant, et tournaient,
tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres.
Au milieu de chacun d’eux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se
multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient ; tout disparut. Elle
reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le
brouillard.
Madame Bovary
Chapitre VIII 359
Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Elle haletait à se
rompre la poitrine. Puis, dans un transport d’héroïsme qui la rendait
presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux
vaches, le sentier, l’allée, les halles, et arriva devant la boutique du
pharmacien.
Il n’y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on
pouvait venir ; et, se glissant par la barrière, retenant son haleine, tâtant les
murs, elle s’avança jusqu’au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle
posée sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat.
– Ah ! ils dînent. Attendons.
Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.
– La clef ! celle d’en haut, où sont les…
– Comment ?
Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en
blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle,
et majestueuse comme un fantôme ; sans comprendre ce qu’elle voulait, il
pressentait quelque chose de terrible.
Mais elle reprit vivement, à voix basse, d’une voix douce, dissolvante :
– Je la veux ! donne−la−moi.
Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur
les assiettes dans la salle à manger.
Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empêchaient de dormir.
– Il faudrait que j’avertisse monsieur.
Madame Bovary
Chapitre VIII 360
– Non ! reste !
Puis, d’un air indifférent :
– Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire−moi !
Elle entra dans le corridor où s’ouvrait la porte du laboratoire. Il y avait
contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm.
– Justin ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait.
– Montons !
Et il la suivit.
La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette,
tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le
bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle
se mit à manger à même.
– Arrêtez ! s’écria−t−il en se jetant sur elle.
– Tais−toi ! on viendrait…
Il se désespérait, voulait appeler.
– N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !
Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d’un
devoir accompli.
Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la
maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura, s’évanouit, mais elle ne
revint pas. Où pouvait−elle être ? Il envoya Félicité chez Homais, chez M.
Tuvache, chez Lheureux, au Lion d’or, partout ; et, dans les intermittences
de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue,
Madame Bovary
Chapitre VIII 361
l’avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?… pas un mot ! Il attendit
jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’y pouvant plus tenir, et imaginant
qu’elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une
demi−lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s’en revint.
Elle était rentrée.
– Qu’y avait−il ?… Pourquoi ?… Explique−moi !…
Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement,
ajoutant la date du jour et l’heure.
Puis elle dit d’un ton solennel :
– Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule
question !… Non, pas une !
– Mais…
– Oh ! laisse−moi !
Et elle se coucha tout du long sur son lit.
Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit
Charles et referma les yeux.
Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais
non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu,
et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.
– Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! Pensait−elle ; je vais m’endormir,
et tout sera fini !
Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.
Cet affreux goût d’encre continuait.
Madame Bovary
Chapitre VIII 362
– J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira−t−elle.
– Qu’as−tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.
– Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !
Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de
saisir son mouchoir sous l’oreiller.
– Enlève−le ! dit−elle vivement ; jette−le !
Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que
la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de
glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur.
– Ah ! voilà que ça commence ! murmura−t−elle.
– Que dis−tu ?
Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant
continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue
quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.
Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier
blanc, attaché aux parois de la porcelaine.
– C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta−t−il.
Mais elle dit d’une voix forte :
– Non, tu te trompes !
Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur
l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.
Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui
Madame Bovary
Chapitre VIII 363
secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient
ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.
Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée
dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux
agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle
ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois.
Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui
échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à
l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria :
– Ah ! c’est atroce, mon Dieu !
Il se jeta à genoux contre son lit.
– Parle ! qu’as−tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !
Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait
jamais vu.
– Eh bien, là…, là !… dit−elle d’une voix défaillante.
Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut : Qu’on n’accuse
personne… Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.
– Comment !… Au secours ! à moi !
Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ! empoi−sonnée ! »
Félicité courut chez Homais, qui l’exclama sur la place ; madame
Lefrançois l’entendit au Lion d’or ; quelques−uns se levèrent pour
l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.
Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se
heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien
n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle.
Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il perdait
Madame Bovary
Chapitre VIII 364
la tête ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et
Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu’il le laissa dans la côte du
bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.
Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; il n’y voyait pas,
les lignes dansaient.
– Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque
puissant antidote. Quel est le poison ?
Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.
– Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.
Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ;
et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit :
– Ah ! faites ! faites ! sauvez−la…
Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête
appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.
– Ne pleure pas ! lui dit−elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !
– Pourquoi ? Qui t’a forcée ?
Elle répliqua :
– Il le fallait, mon ami.
– N’étais−tu pas heureuse ? Est−ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu
pourtant !
– Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !
Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette
Madame Bovary
Chapitre VIII 365
sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de
désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait
pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il
n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevant de le bouleverser.
Elle en avait fini, songeait−elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et
les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne,
maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous
les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation
de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une
symphonie qui s’éloigne.
– Amenez−moi la petite, dit−elle en se soulevant du coude.
– Tu n’es pas plus mal, n’est−ce pas ? demanda Charles.
– Non ! non !
L’enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit,
d’où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvant encore. Elle
considérait avec étonnement la chambre tout en désordre, et clignait des
yeux, éblouie par les flambeaux qui brûlaient sur les meubles. Ils lui
rappelaient sans doute les matins du jour de l’an ou de la mi−carême,
quand, ainsi réveillée de bonne heure à la clarté des bougies, elle venait
dans le lit de sa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire :
– Où est−ce donc, maman ?
Et comme tout le monde se taisait :
– Mais je ne vois pas mon petit soulier !
Félicité la penchait vers le lit, tandis qu’elle regardait toujours du côté de la
cheminée.
– Est−ce nourrice qui l’aurait pris ? demanda−t−elle.
Madame Bovary
Chapitre VIII 366
Et, à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultères et de ses
calamités, madame Bovary détourna sa tête, comme au dégoût d’un autre
poison plus fort qui lui remontait à la bouche. Berthe, cependant, restait
posée sur le lit.
– Oh ! comme tu as de grands yeux, maman ! comme tu es pâle ! comme
tu sues !…
Sa mère la regardait.
– J’ai peur ! dit la petite en se reculant.
Emma prit sa main pour la baiser ; elle se débattait.
– Assez ! qu’on l’emmène ! s’écria Charles, qui sanglotait dans l’alcôve.
Puis les symptômes s’arrêtèrent un moment ; elle paraissait moins agitée ;
et, à chaque parole insignifiante, à chaque souffle de sa poitrine un peu
plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans
ses bras en pleurant.
– Ah ! c’est vous ! merci ! vous êtes bon ! Mais tout va mieux. Tenez,
regardez−la…
Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n’y allant pas, comme il
le disait lui−même, par quatre chemins, il prescrivit de l’émétique, afin de
dégager complètement l’estomac.
Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle
avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls
glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près
de se rompre.
Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison,
l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras roidis tout ce
que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui faire boire. Il était
Madame Bovary
Chapitre VIII 367
debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des
sanglots qui le secouaient jusqu’aux talons ; Félicité courait çà et là dans la
chambre ; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet,
gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à se sentir troublé.
– Diable !… cependant… elle est purgée, et, du moment que la cause
cesse…
– L’effet doit cesser, dit Homais ; c’est évident.
– Mais sauvez−la ! exclamait Bovary.
Aussi, sans écouter le pharmacien, qui hasardait encore cette hypothèse : «
C’est peut−être un paroxysme salutaire », Canivet allait administrer de la
thériaque, lorsqu’on entendit le claquement d’un fouet ; toutes les vitres
frémirent, et, une berline de poste qu’enlevaient à plein poitrail trois
chevaux crottés jusqu’aux oreilles, débusqua d’un bond au coin des halles.
C’était le docteur Larivière.
L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary leva les mains,
Canivet s’arrêta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le
docteur fût entré.
Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à
cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui,
chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et
sagacité ! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en colère, et
ses élèves le vénéraient si bien, qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de
l’imiter le plus possible ; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes
d’alentour, sa longue douillette de mérinos et son large habit noir, dont les
parements déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, de fort
belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus
promptes à plonger dans les misères. Dédaigneux des croix, des titres et
des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant
la vertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si la finesse de son
esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Son regard, plus tranchant
Madame Bovary
Chapitre VIII 368
que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout
mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de
cette majesté débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la
fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable.
Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la face cadavéreuse
d’Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en ayant l’air
d’écouter Canivet, il se passait l’index sous les narines et répétait :
– C’est bien, c’est bien.
Mais il fit un geste lent des épaules. Bovary l’observa : ils se regardèrent ;
et cet homme, si habitué pourtant à l’aspect des douleurs, ne put retenir
une larme qui tomba sur son jabot.
Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles le suivit.
– Elle est bien mal, n’est−ce pas ? Si l’on posait des sinapismes ? je ne sais
quoi ! Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant sauvé !
Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le contemplait d’une
manière effarée, suppliante, à demi pâmé contre sa poitrine.
– Allons, mon pauvre garçon, du courage ! Il n’y a plus rien à faire.
Et le docteur Larivière se détourna.
– Vous partez ?
– Je vais revenir.
Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieur Canivet,
qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains.
Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, par tempérament, se
séparer des gens célèbres. Aussi conjura−t−il M. Larivière de lui faire cet
insigne honneur d’accepter à déjeuner.
Madame Bovary
Chapitre VIII 369
On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d’or, tout ce qu’il y avait
de côtelettes à la boucherie, de la crème chez Tuvache, des œufs chez
Lestiboudois, et l’apothicaire aidait lui−même aux préparatifs, tandis que
madame Homais disait, en tirant les cordons de sa camisole :
– Vous ferez excuse, monsieur ; car dans notre malheureux pays, du
moment qu’on n’est pas prévenu la veille…
– Les verres à patte ! ! ! souffla Homais.
– Au moins, si nous étions à la ville, nous aurions la ressource des pieds
farcis.
– Tais−toi !… À table, docteur !
Il jugea bon, après les premiers morceaux, de fournir quelques détails sur
la catastrophe :
– Nous avons eu d’abord un sentiment de siccité au pharynx, puis des
douleurs intolérables à l’épigastre, superpurgation, coma.
– Comment s’est−elle donc empoisonnée ?
– Je l’ignore, docteur, et même je ne sais pas trop où elle a pu se procurer
cet acide arsénieux.
Justin, qui apportait alors une pile d’assiettes, fut saisi d’un tremblement.
– Qu’as−tu ? dit le pharmacien.
Le jeune homme, à cette question, laissa tout tomber par terre, avec un
grand fracas.
– Imbécile ! s’écria Homais, maladroit ! lourdaud ! fichu âne !
Madame Bovary
Chapitre VIII 370
Mais, soudain, se maîtrisant :
– J’ai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, j’ai délicatement
introduit dans un tube…
– Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vos doigts dans la
gorge.
Son confrère se taisait, ayant tout à l’heure reçu confidentiellement une
forte semonce à propos de son émétique, de sorte que ce bon Canivet, si
arrogant et verbeux lors du pied−bot, était très modeste aujourd’hui ; il
souriait sans discontinuer, d’une manière approbative.
Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon, et l’affligeante idée
de Bovary contribuait vaguement à son plaisir, par un retour égoïste qu’il
faisait sur lui−même. Puis la présence du Docteur le transportait. Il étalait
son érudition, il citait pêle−mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la
vipère.
– Et même j’ai lu que différentes personnes s’étaient trouvées intoxiquées,
docteur, et comme foudroyées par des boudins qui avaient subi une trop
véhémente fumigation ! Du moins, c’était dans un fort beau rapport,
composé par une de nos sommités pharmaceutiques, un de nos maîtres,
l’illustre Cadet de Gassicourt !
Madame Homais réapparut, portant une de ces vacillantes machines que
l’on chauffe avec de l’esprit−de−vin ; car Homais tenait à faire son café
sur la table, l’ayant d’ailleurs torréfié lui−même, porphyrisé lui−même,
mixtionné lui−même.
Saccharum, docteur, dit−il en offrant du sucre.
Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux d’avoir l’avis du chirurgien
sur leur constitution.
Madame Bovary
Chapitre VIII 371
Enfin, M. Larivière allait partir, quand madame Homais lui demanda une
consultation pour son mari. Il s’épaississait le sang à s’endormir chaque
soir après le dîner.
– Oh ! ce n’est pas le sens qui le gêne.
Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvrit la porte.
Mais la pharmacie regorgeait de monde ; et il eut grand−peine à pouvoir se
débarrasser du sieur Tuvache, qui redoutait pour son épouse une fluxion de
poitrine, parce qu’elle avait coutume de cracher dans les cendres ; puis de
M. Binet, qui éprouvait parfois des fringales, et de madame Caron, qui
avait des picotements ; de Lheureux, qui avait des vertiges ; de
Lestiboudois, qui avait un rhumatisme ; de madame Lefrançois, qui avait
des aigreurs. Enfin les trois chevaux détalèrent, et l’on trouva
généralement qu’il n’avait point montré de complaisance.
L’attention publique fut distraite par l’apparition de M. Bournisien, qui
passait sous les halles avec les saintes huiles.
Homais, comme il le devait à ses principes, compara les prêtres à des
corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’un ecclésiastique lui était
personnellement désagréable, car la soutane le faisait rêver au linceul, et il
exécrait l’une un peu par épouvante de l’autre.
Néanmoins, ne reculant pas devant ce qu’il appelait sa mission, il retourna
chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. Larivière, avant de partir,
avait engagé fortement à cette démarche ; et même, sans les
représentations de sa femme, il eût emmené avec lui ses deux fils, afin de
les accoutumer aux fortes circonstances, pour que ce fût une leçon, un
exemple, un tableau solennel qui leur restât plus tard dans la tête.
La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d’une solennité lugubre.
Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte d’une serviette blanche, cinq ou
six petites boules de coton dans un plat d’argent, près d’un gros crucifix,
entre deux chandeliers qui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine,
ouvrait démesurément les paupières ; et ses pauvres mains se traînaient sur
Madame Bovary
Chapitre VIII 372
les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir
déjà se recouvrir du suaire. Pâle comme une statue, et les yeux rouges
comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied
du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles
basses.
Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup
l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement
extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques,
avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou
comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de
l’Homme−Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand
baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et
Undulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les
onctions : d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les
somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de
senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le
mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les
mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des
pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses
désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.
Le curé s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés
d’huile, et revint s’asseoir près de la moribonde pour lui dire qu’elle devait
à présent joindre ses souffrances à celles de Jésus−Christ et s’abandonner à
la miséricorde divine.
En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge
bénit, symbole des gloires célestes dont elle allait tout à l’heure être
environnée. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans
M. Bournisien, serait tombé à terre.
Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de
Madame Bovary
Chapitre VIII 373
sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.
Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; il expliqua, même à
Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes
lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un
jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion.
– Il ne fallait peut−être pas se désespérer, pensa−t−il.
En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, comme quelqu’un qui
se réveille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir,
et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu’au moment où de grosses
larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant
un soupir et retomba sur l’oreiller.
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui
sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux
globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante
accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme
eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix,
et le pharmacien lui−même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet
regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la
figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire
qui traînait derrière lui dans l’appartement. Charles était de l’autre côté, à
genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait,
tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une
ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique
précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary,
et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes
latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sa−bots, avec le
frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :
Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.
Madame Bovary
Chapitre VIII 374
Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux
dénoués, la prunelle fixe, béante.
Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.
– L’Aveugle s’écria−t−elle.
Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir
la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles
comme un épouvantement.
Il souffla bien fort ce jour−là,
Et le jupon court s’envola !
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle
n’existait plus.
Madame Bovary
Chapitre VIII 375
Chapitre IX
Il y a toujours après la mort de quelqu’un comme une stupéfaction qui se
dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se
résigner à y croire. Mais, quand il s’aperçut pourtant de son immobilité,
Charles se jeta sur elle en criant :
– Adieu ! adieu !
Homais et Canivet l’entraînèrent hors de la chambre.
– Modérez−vous !
– Oui, disait−il en se débattant, je serai raisonnable, je ne ferai pas de mal.
Mais laissez−moi ! je veux la voir ! c’est ma femme !
Et il pleurait.
– Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, cela vous
soulagera !
Devenu plus faible qu’un enfant, Charles se laissa conduire en bas, dans la
salle, et M. Homais bientôt s’en retourna chez lui.
Il fut sur la Place accosté par l’Aveugle, qui, s’étant traîné jusqu’à
Yonville dans l’espoir de la pommade antiphlogistique, demandait à
chaque passant où demeurait l’apothicaire.
– Allons, bon ! comme si je n’avais pas d’autres chiens à fouetter ! Ah !
tant pis, reviens plus tard !
Et il entra précipitamment dans la pharmacie.
Chapitre IX 376
Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pour Bovary, à
trouver un mensonge qui pût cacher l’empoisonnement et à le rédiger en
article pour le Fanal, sans compter les personnes qui l’attendaient, afin
d’avoir des informations ; et, quand les Yonvillais eurent tous entendu son
histoire d’arsenic qu’elle avait pris pour du sucre, en faisant une crème à la
vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary.
Il le trouva seul (M. Canivet venait de partir), assis dans le fauteuil, près de
la fenêtre, et contemplant d’un regard idiot les pavés de la salle.
– Il faudrait à présent, dit le pharmacien, fixer vous−même l’heure de la
cérémonie.
– Pourquoi ? quelle cérémonie ?
Puis d’une voix balbutiante et effrayée :
– Oh ! non, n’est−ce pas ? non, je veux la garder.
Homais, par contenance ; prit une carafe sur l’étagère pour arroser les
géraniums.
– Ah ! merci, dit Charles, vous êtes bon !
Et il n’acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce
geste du pharmacien lui rappelait.
Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un peu
horticulture ; les plantes avaient besoin d’humidité. Charles baissa la tête
en signe d’approbation.
– Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir.
– Ah ! fit Bovary.
L’apothicaire, à bout d’idées, se mit à écarter doucement les petits rideaux
Madame Bovary
Chapitre IX 377
du vitrage.
– Tiens, voilà M. Tuvache qui passe.
Charles répéta comme une machine :
– M. Tuvache qui passe.
Homais n’osa lui reparler des dispositions funèbres ; ce fut l’ecclésiastique
qui parvint à l’y résoudre.
Il s’enferma dans son cabinet, prit une plume, et, après avoir sangloté
quelque temps, il écrivit :
« Je veux qu’on l’enterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs,
une couronne. On lui étaiera les cheveux sur les épaules ; trois cercueils,
un de chêne, un d’acajou, un de plomb. Qu’on ne me dise rien, j’aurai de la
force. On lui mettra par−dessus tout une grande pièce de velours vert. Je le
veux. Faites−le. »
Ces messieurs s’étonnèrent beaucoup des idées romanesques de Bovary, et
aussitôt le pharmacien alla lui dire :
– Ce velours me parait une superfétation. La dépense, d’ailleurs…
– Est−ce que cela vous regarde ? s’écria Charles. Laissez−moi ! vous ne
l’aimiez pas ! Allez−vous−en !
L’ecclésiastique le prit par−dessous le bras pour lui faire faire un tour de
promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanité des choses terrestres.
Dieu était bien grand, bien bon ; on devait sans murmure se soumettre à
ses décrets, même le remercier.
Charles éclata en blasphèmes.
– Je l’exècre, votre Dieu !
Madame Bovary
Chapitre IX 378
– L’esprit de révolte est encore en vous, soupira l’ecclésiastique.
Bovary était loin. Il marchait à grands pas, le long du mur, près de
l’espalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de
malédiction ; mais pas une feuille seulement n’en bougea.
Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue, finit par
grelotter ; il rentra s’asseoir dans la cuisine.
À six heures ; on entendit un bruit de ferraille sur la Place : c’était
l’Hirondelle qui arrivait ; et il resta le front contre les carreaux, à voir
descendre les uns après les autres tous les voyageurs. Félicité lui étendit un
matelas dans le salon ; il se jeta dessus et s’endormit.
Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sans garder
rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire la veillée du cadavre,
apportant avec lui trois volumes, et un portefeuille afin de prendre des
notes. M. Bournisien s’y trouvait, et deux grands cierges brûlaient au
chevet du lit, que l’on avait tiré hors de l’alcôve.
L’apothicaire, à qui le silence pesait, ne tarda pas à formuler quelques
plaintes sur cette « infortunée jeune femme » ; et le prêtre répondit qu’il ne
restait plus maintenant qu’à prier pour elle.
– Cependant, reprit Homais, de deux choses l’une : ou elle est morte en
état de grâce (comme s’exprime l’Église), et alors elle n’a nul besoin de
nos prières ; ou bien elle est décédée impénitente (c’est, je crois,
l’expression ecclésiastique), et alors…
Bournisien l’interrompit, répliquant d’un ton bourru qu’il n’en fallait pas
moins prier.
– Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaît tous nos besoins, à
quoi peut servir la prière ?
– Comment ! fit l’ecclésiastique, la prière ! Vous n’êtes donc pas chrétien ?
Madame Bovary
Chapitre IX 379
– Pardonnez ! dit Homais. J’admire le christianisme. Il a d’abord affranchi
les esclaves, introduit dans le monde une morale…
– Il ne s’agit pas de cela ! Tous les textes…
– Oh ! oh ! quant aux textes, ouvrez l’histoire ; on sait qu’ils ont été
falsifiés par les jésuites.
Charles entra, et, s’avançant vers le lit, il tira lentement les rideaux.
Emma avait la tête penchée sur l’épaule droite. Le coin de sa bouche, qui
se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage ; les deux
pouces restaient infléchis dans la paume des mains ; une sorte de poussière
blanche lui parsemait les cils, et ses yeux commençaient à disparaître dans
une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince, comme si des
araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à
ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à
Charles que des masses infinies, qu’un poids énorme pesait sur elle.
L’horloge de l’église sonna deux heures. On entendait le gros murmure de
la rivière qui coulait dans les ténèbres, au pied de la terrasse. M.
Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment, et Homais faisait
grincer sa plume sur le papier.
– Allons, mon bon ami, dit−il, retirez−vous, ce spectacle vous déchire !
Charles une fois parti, le pharmacien et le curé recommencèrent leurs
discussions.
– Lisez Voltaire ! disait l’un ; lisez d’Holbach, lisez l’Encyclopédie !
– Lisez les Lettres de quelques juifs portugais disait l’autre ; lisez la
Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat !
Madame Bovary
Chapitre IX 380
Ils s’échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois sans s’écouter ;
Bournisien se scandalisait d’une telle audace ; Homais s’émerveillait d’une
telle bêtise ; et ils n’étaient pas loin de s’adresser des injures, quand
Charles, tout à coup, reparut. Une fascination l’attirait. Il remontait
continuellement l’escalier.
Il se posait en face d’elle pour la mieux voir, et il se perdait en cette
contemplation, qui n’était plus douloureuse à force d’être profonde.
Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magnétisme ; et il
se disait qu’en le voulant extrêmement, il parviendrait peut−être à la
ressusciter. Une fois même il se pencha vers elle, et il cria tout bas : «
Emma ! Emma ! » Son haleine, fortement poussée, fit trembler la flamme
des cierges contre le mur.
Au petit jour, madame Bovary mère arriva ; Charles en l’embrassant, eut
un nouveau débordement de pleurs. Elle essaya, comme avait tenté le
pharmacien, de lui faire quelques observations sur les dépenses de
l’enterrement. Il s’emporta si fort qu’elle se tut, et même il la chargea de se
rendre immédiatement à la ville pour acheter ce qu’il fallait.
Charles resta seul toute l’après−midi : on avait conduit Berthe chez
madame Homais ; Félicité se tenait en haut, dans la chambre, avec la mère
Lefrançois.
Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait les mains sans pouvoir
parler, puis l’on s’asseyait auprès des autres, qui faisaient devant la
cheminée un grand demi−cercle. La figure basse et le jarret sur le genou,
ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par intervalles un gros soupir ;
et chacun s’ennuyait d’une façon démesurée ; c’était pourtant à qui ne
partirait pas.
Homais, quand il revint à neuf heures (on ne voyait que lui sur la Place
depuis deux jours), était chargé d’une provision de camphre, de benjoin et
d’herbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore, pour bannir
les miasmes. À ce moment, la domestique, madame Lefrançois et la mère
Bovary tournaient autour d’Emma, en achevant de l’habiller ; et elles
Madame Bovary
Chapitre IX 381
abaissèrent le long voile raide, qui la recouvrit jusqu’à ses souliers de satin.
Félicité sanglotait :
– Ah ! ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse !
– Regardez−la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle est mignonne
encore ! Si l’on ne jurerait pas qu’elle va se lever tout à l’heure.
Puis elles se penchèrent, pour lui mettre sa couronne.
Il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit,
comme un vomissement, de sa bouche.
–Ah ! mon Dieu ! la robe, prenez garde ! s’écria madame Lefrançois.
Aidez−nous donc ! disait−elle au pharmacien. Est−ce que vous avez peur,
par hasard ?
– Moi, peur ? répliqua−t−il en haussant les épaules. Ah bien, oui ! J’en ai
vu d’autres à l’Hôtel−Dieu, quand j’étudiais la pharmacie ! Nous faisions
du punch dans l’amphithéâtre aux dissections ! Le néant n’épouvante pas
un philosophe ; et même, je le dis souvent, j’ai l’intention de léguer mon
corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à la Science.
En arrivant, le Curé demanda comment se portait Monsieur ; et, sur la
réponse de l’apothicaire, il reprit :
– Le coup, vous comprenez, est encore trop récent !
Alors Homais le félicita de n’être pas exposé, comme tout le monde, à
perdre une compagne chérie ; d’où s’ensuivit une discussion sur le célibat
des prêtres.
– Car, disait le pharmacien, il n’est pas naturel qu’un homme se passe de
femmes ! On a vu des crimes…
Madame Bovary
Chapitre IX 382
– Mais, sabre de bois ! s’écria l’ecclésiastique, comment voulez−vous
qu’un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de
la confession ?
Homais attaqua la confession. Bournisien la défendit ; il s’étendit sur les
restitutions qu’elle faisait opérer. Il cita différentes anecdotes de voleurs
devenus honnêtes tout à coup. Des militaires, s’étant approchés du tribunal
de la pénitence, avaient senti les écailles leur tomber des yeux. Il y avait à
Fribourg un ministre…
Son compagnon dormait. Puis, comme il étouffait un peu dans
l’atmosphère trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenêtre, ce qui réveilla
le pharmacien.
– Allons, une prise ! lui dit−il. Acceptez, cela dissipe.
Des aboiements continus se traînaient au loin, quelque part.
– Entendez−vous un chien qui hurle ? dit le pharmacien.
– On prétend, qu’ils sentent les morts, répondit l’ecclésiastique. C’est
comme les abeilles : elles s’envolent de la ruche au décès des personnes.
Homais ne releva pas ces préjugés, car il s’était rendormi.
M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps à remuer tout bas les
lèvres ; puis, insensiblement, il baissa le menton, lâcha son gros livre noir
et se mit à ronfler.
Ils étaient en face l’un de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air
renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin dans la même
faiblesse humaine ; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre à côté
d’eux, qui avait l’air de dormir.
Charles, en entrant, ne les réveilla point. C’était la dernière fois. Il venait
lui faire ses adieux.
Madame Bovary
Chapitre IX 383
Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de vapeur
bleuâtre se confondaient au bord de la croisée avec le brouillard qui entrait.
Il y avait quelques étoiles, et la nuit était douce.
La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du lit. Charles
les regardait brûler, fatiguant ses yeux contre le rayonnement de leur
flamme jaune.
Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de
lune. Emma disparaissait dessous ; et il lui semblait que, s’épandant au
dehors d’elle−même, elle se perdait confusément dans l’entourage des
choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les
senteurs humides qui montaient.
Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la
haie d’épines, ou bien à Rouen dans les rues, sur le seuil de leur maison,
dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaieté
qui dansaient sous les pommiers ; la chambre était pleine du parfum de sa
chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit d’étincelles.
C’était la même, celle−là !
Il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités disparues, ses
attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. Après un désespoir, il en venait
un autre, et toujours, intarissablement, comme les flots d’une marée qui
déborde.
Il eut une curiosité terrible : lentement, du bout des doigts, en palpitant, il
releva son voile. Mais il poussa un cri d’horreur qui réveilla les deux
autres. Ils l’entraînèrent en bas, dans la salle.
Puis Félicité vint dire qu’il demandait des cheveux.
– Coupez−en ! répliqua l’apothicaire.
Et, comme elle n’osait, il s’avança lui−même, les ciseaux à la main. Il
tremblait si fort, qu’il piqua la peau des tempes en plusieurs places. Enfin,
Madame Bovary
Chapitre IX 384
se raidissant contre l’émotion, Homais donna deux ou trois grands coups
au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette belle chevelure noire.
Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations, non sans
dormir de temps à autre, ce dont ils s’accusaient réciproquement à chaque
réveil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la chambre d’eau bénite et
Homais jetait un peu de chlore par terre.
Félicité avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille
d’eau−de−vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi l’apothicaire, qui
n’en pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin :
– Ma foi, je me sustenterais avec plaisir !
L’ecclésiastique ne se fit point prier ; il sortit pour aller dire sa messe,
revint ; puis ils mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans
savoir pourquoi, excités par cette gaieté vague qui vous prend après des
séances de tristesse ; et, au dernier petit verre, le prêtre dit au pharmacien,
tout en lui frappant sur l’épaule :
– Nous finirons par nous entendre !
Ils rencontrèrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui arrivaient. Alors
Charles, pendant deux heures, eut à subir le supplice du marteau qui
résonnait sur les planches. Puis on la descendit dans son cercueil de chêne,
que l’on emboîta dans les deux autres ; mais, comme la bière était trop
large, il fallut boucher les interstices avec la laine d’un matelas. Enfin,
quand les trois couvercles furent rabotés, cloués, soudés, on l’exposa
devant la porte ; on ouvrit toute grande la maison, et les gens d’Yonville
commencèrent à affluer.
Le père Rouault arriva. Il s’évanouit sur la Place en apercevant le drap
noir.
Madame Bovary
Chapitre IX 385
Chapitre X
Il n’avait reçu la lettre du pharmacien que trente−six heures après
l’événement ; et, par égard pour sa sensibilité, M. Homais l’avait rédigée
de telle façon qu’il était impossible de savoir à quoi s’en tenir.
Le bonhomme tomba d’abord comme frappé d’apoplexie. Ensuite il
comprit qu’elle n’était pas morte. Mais elle pouvait l’être… Enfin il avait
passé sa blouse, pris son chapeau, accroché un éperon à son soulier et était
parti ventre à terre ; et, tout le long de la route, le père Rouault, haletant, se
dévora d’angoisses. Une fois même, il fut obligé de descendre. Il n’y
voyait plus, il entendait des voix autour de lui, il se sentait devenir fou.
Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre ;
il tressaillit, épouvanté de ce présage. Alors il promit à la sainte Vierge
trois chasubles pour l’église, et qu’il irait pieds nus depuis le cimetière des
Bertaux jusqu’à la chapelle de Vassonville.
Il entra dans Maromme en hélant les gens de l’auberge, enfonça la porte
d’un coup d’épaule, bondit au sac d’avoine, versa dans la mangeoire une
bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, qui faisait feu des quatre
fers.
Il se disait qu’on la sauverait sans doute ; les médecins découvriraient un
remède, c’était sûr. Il se rappela toutes les guérisons miraculeuses qu’on
lui avait contées.
Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui, étendue sur le dos,
au milieu de la route. Il tirait la bride et l’hallucination disparaissait.
À Quincampoix, pour se donner du cœur, il but trois cafés l’un sur l’autre.
Il songea qu’on s’était trompé de nom en écrivant. Il chercha la lettre dans
Chapitre X 386
sa poche, l’y sentit, mais il n’osa pas l’ouvrir.
Il en vint à supposer que c’était peut−être une farce, une vengeance de
quelqu’un, une fantaisie d’homme en goguette ; et, d’ailleurs, si elle était
morte, on le saurait ? Mais non ! la campagne n’avait rien
d’extraordinaire : le ciel était bleu, les arbres se balançaient ; un troupeau
de moutons passa. Il aperçut le village ; on le vit accourant tout penché sur
son cheval, qu’il bâtonnait à grands coups, et dont les sangles
dégouttelaient de sang.
Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans les bras de
Bovary :
– Ma fille ! Emma ! mon enfant ! expliquez−moi… ?
Et l’autre répondait avec des sanglots :
– Je ne sais pas, je ne sais pas ! c’est une malédiction !
L’apothicaire les sépara.
– Ces horribles détails sont inutiles. J’en instruirai monsieur. Voici le
monde qui vient. De la dignité, fichtre ! de la philosophie !
Le pauvre garçon voulut paraître fort, et. il répéta plusieurs fois :
– Oui…, du courage !
– Eh bien, s’écria le bonhomme, j’en aurai, nom d’un tonnerre de Dieu ! Je
m’en vas la conduire jusqu’au bout.
La cloche tintait. Tout était prêt. Il fallut se mettre en marche.
Et, assis dans une stalle du chœur, l’un près de l’autre, ils virent passer,
devant eux et repasser continuellement les trois chantres qui psalmodiaient.
Le serpent soufflait à pleine poitrine. M. Bournisien, en grand appareil,
Madame Bovary
Chapitre X 387
chantait d’une voix aiguë ; il saluait le tabernacle, élevait les mains,
étendait les bras. Lestiboudois circulait dans l’église avec sa latte de
baleine ; près du lutrin, la bière reposait entre quatre rangs de cierges.
Charles avait envie de se lever pour les éteindre.
Il tâchait cependant de s’exciter à la dévotion, de s’élancer dans l’espoir
d’une vie future où il la reverrait. Il imaginait qu’elle était partie en
voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais, quand il pensait qu’elle se
trouvait là−dessous, et que tout était fini, qu’on l’emportait dans la terre, il
se prenait d’une rage farouche, noire, désespérée. Parfois il croyait ne plus
rien sentir ; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, tout en se
reprochant d’être un misérable.
On entendit sur les dalles comme le bruit sec d’un bâton ferré qui les
frappait à temps égaux. Cela venait du fond, et s’arrêta court dans les
bas−côtés de l’église. Un homme en grosse veste brune s’agenouilla
péniblement. C’était Hippolyte, le garçon du Lion d’or. Il avait mis sa
jambe neuve.
L’un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les gros sous,
les uns après les autres, sonnaient dans le plat d’argent.
– Dépêchez−vous donc ! Je souffre, moi ! s’écria Bovary tout en lui jetant
avec colère une pièce de cinq francs.
L’homme d’église le remercia par une longue révérence.
On chantait, on s’agenouillait, on se relevait, cela n’en finissait pas ! Il se
rappela qu’une fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assisté à
la messe, et ils s’étaient mis de l’autre côté, à droite, contre le mur. La
cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs
glissèrent leurs trois bâtons sous la bière, et l’on sortit de l’église.
Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout à coup, pâle,
chancelant.
Madame Bovary
Chapitre X 388
On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se
cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait d’un signe ceux qui,
débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule.
Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en
haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants de chœur
récitaient le De profundis ; et leurs voix s’en allaient sur la campagne,
montant et s’abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux
détours du sentier ; mais la grande croix d’argent se dressait toujours entre
les arbres.
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ;
elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait
défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces
odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les
seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au
bord du chemin, sur les haies d’épines. Toutes sortes de bruits joyeux
emplissaient l’horizon : le claquement d’une charrette roulant au loin dans
les ornières, le cri d’un coq qui se répétait ou la galopade d’un poulain que
l’on voyait s’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages
roses ; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes
d’iris ; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de
matins comme celui−ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait,
et retournait vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en
découvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait
par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot.
On arriva.
Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazon où la
fosse était creusée. On se rangea tout autour ; et, tandis que le prêtre
parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins, sans bruit,
Madame Bovary
Chapitre X 389
continuellement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il
la regarda descendre. Elle descendait toujours.
Enfin on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontèrent. Alors
Bournisien prit la bêche que lui tendait Lestiboudois ; de sa main gauche,
tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une large
pelletée ; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit
formidable qui nous semble être le retentissement de l’éternité.
L’ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C’était M. Homais. Il le
secoua gravement, puis le tendit à Charles, qui s’affaissa jusqu’aux genoux
dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout en criant : « Adieu ! » Il lui
envoyait des baisers ; il se traînait vers la fosse pour s’y engloutir avec
elle.
On l’emmena ; et il ne tarda pas à s’apaiser, éprouvant peut−être, comme
tous les autres, la vague satisfaction d’en avoir fini.
Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer une pipe ; ce
que Homais, dans son for intérieur, jugea peu convenable. Il remarqua de
même que M. Binet s’était abstenu de paraître, que Tuvache « avait filé »
après la messe, et que Théodore, le domestique du notaire, portait un habit
bleu, « comme si l’on ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque c’est
l’usage, que diable ! » Et pour communiquer ses observations, il allait d’un
groupe à l’autre. On y déplorait la mort d’Emma, et surtout Lheureux, qui
n’avait point manqué de venir à l’enterrement.
– Cette pauvre petite dame ! quelle douleur pour son mari !
L’apothicaire reprenait :
– Sans moi, savez−vous bien, il se serait porté sur lui−même à quelque
attentat funeste !
– Une si bonne personne ! Dire pourtant que je l’ai encore vue samedi
Madame Bovary
Chapitre X 390
dernier dans ma boutique !
– Je n’ai pas eu le loisir, dit Homais, de préparer quelques paroles que
j’aurais jetées sur sa tombe.
En rentrant, Charles se déshabilla, et le père Rouault repassa sa blouse
bleue. Elle était neuve, et, comme il s’était, pendant la route, souvent
essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur sa figure ; et la
trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussière qui la
salissait.
Madame Bovary mère était avec eux. Ils se taisaient tous les trois. Enfin le
bonhomme soupira :
– Vous rappelez−vous, mon ami, que je suis venu à Tostes une fois, quand
vous veniez de perdre votre première défunte. Je vous consolais dans ce
temps−là ! Je trouvais quoi dire ; mais à présent…
Puis, avec un long gémissement qui souleva toute sa poitrine :
– Ah ! c’est la fin pour moi, voyez−vous ! J’ai vu partir ma femme…, mon
fils après…, et voilà ma fille, aujourd’hui !
Il voulut s’en retourner tout de suite aux Bertaux, disant qu’il ne pourrait
pas dormir dans cette maison−là. Il refusa même de voir sa petite−fille.
– Non ! Non ! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous l’embrasserez
bien ! Adieu !… vous êtes un bon garçon ! Et puis, jamais je n’oublierai
ça, dit−il en se frappant la cuisse ; n’ayez peur ! vous recevrez toujours
votre dinde.
Mais, quand il fut au haut de la côte, il se détourna, comme autrefois il
s’était détourné sur le chemin de Saint−Victor, en se séparant d’elle. Les
fenêtres du village étaient tout en feu sous les rayons obliques du soleil,
qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux ; et il aperçut
à l’horizon un enclos de murs où des arbres, çà et là, faisaient des bouquets
Madame Bovary
Chapitre X 391
noirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, au petit trot, car
son bidet boitait.
Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort longtemps à
causer ensemble. Ils parlèrent des jours d’autrefois et de l’avenir. Elle
viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se quitteraient
plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant intérieurement à
ressaisir une affection qui depuis tant d’années lui échappait. Minuit sonna.
Le village, comme d’habitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensait
toujours à elle.
Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée,
dormait tranquillement dans son château ; et Léon, là−bas, dormait aussi.
Il y en avait un autre qui, à cette heure−là, ne dormait pas.
Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine,
brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret
immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout
à coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait
oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en
tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre.
Madame Bovary
Chapitre X 392
Chapitre XI
Charles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui
répondit qu’elle était absente, qu’elle lui rapporterait des joujoux. Berthe
en reparla plusieurs fois ; puis, à la longue, elle n’y pensa plus. La gaieté
de cette enfant navrait Bovary, et il avait à subir les intolérables
consolations du pharmacien.
Les affaires d’argent bientôt recommencèrent, M. Lheureux excitant de
nouveau son ami Vinçart, et Charles s’engagea pour des sommes
exorbitantes ; car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre le moindre
des meubles ne lui avaient appartenu. Sa mère en fut exaspérée. Il
s’indigna plus fort qu’elle. Il avait changé tout à fait. Elle abandonna la
maison.
Alors chacun se mit à profiter. Mademoiselle Lempereur réclama six mois
de leçons, bien qu’Emma n’en eût jamais pris une seule (malgré cette
facture acquittée qu’elle avait fait voir à Bovary) : c’était une convention
entre elles deux ; le loueur de livres réclama trois ans d’abonnement ; la
mère Rolet réclama le port d’une vingtaine de lettres ; et, comme Charles
demandait des explications, elle eut la délicatesse de répondre :
– Ah ! je ne sais rien ! c’était pour ses affaires.
À chaque dette qu’il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait
d’autres, continuellement.
Il exigea l’arriéré d’anciennes visites. On lui montra les lettres que sa
femme avait envoyées. Alors il fallut faire des excuses.
Félicité portait maintenant les robes de Madame ; non pas toutes, car il en
avait gardé quelques−unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette,
où il s’enfermait ; elle était à peu près de sa taille, souvent Charles, en
Chapitre XI 393
l’apercevant par derrière, était saisi d’une illusion, et s’écriait :
– Oh ! reste ! reste !
Mais, à la Pentecôte, elle décampa d’Yonville, enlevée par Théodore, et en
volant tout ce qui restait de la garde−robe.
Ce fut vers cette époque que madame veuve Dupuis eut l’honneur de lui
faire part du « mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à Yvetot, avec
mademoiselle Léocadie Lebœuf, de Bondeville ». Charles, parmi les
félicitations qu’il lui adressa, écrivit cette phrase :
« Comme ma pauvre femme aurait été heureuse ! »
Un jour qu’errant sans but dans la maison, il était monté jusqu’au grenier,
il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il l’ouvrit et il lut : «
Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre
existence. » C’était la lettre de Rodolphe, tombée à terre entre des caisses,
qui était restée là, et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la
porte. Et Charles demeura tout immobile et béant à cette même place où
jadis, encore plus pâle que lui, Emma, désespérée, avait voulu mourir.
Enfin, il découvrit un petit R au bas de la seconde page. Qu’était−ce ? il se
rappela les assiduités de Rodolphe, sa disparition soudaine et l’air contraint
qu’il avait eu en la rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton
respectueux de la lettre l’illusionna.
– Ils se sont peut−être aimés platoniquement, se dit−il.
D’ailleurs, Charles n’était pas de ceux qui descendent au fond des choses :
il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans
l’immensité de son chagrin.
On avait dû, pensait−il, l’adorer. Tous les hommes, à coup sûr, l’avaient
convoitée. Elle lui en parut plus belle ; et il en conçut un désir permanent,
furieux, qui enflammait son désespoir et qui n’avait pas de limites, parce
Madame Bovary
Chapitre XI 394
qu’il était maintenant irréalisable.
Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses
idées ; il s’acheta des bottes vernies, il prit l’usage des cravates blanches. Il
mettait du cosmétique à ses moustaches, il souscrivit comme elle des
billets à ordre. Elle le corrompait par delà le tombeau.
Il fut obligé de vendre l’argenterie pièce à pièce, ensuite il vendit les
meubles du salon. Tous les appartements se dégarnirent ; mais la chambre,
sa chambre à elle, était restée comme autrefois. Après son dîner, Charles
montait là. Il poussait devant le feu la table ronde, et il approchait son
fauteuil. Il s’asseyait en face. Une chandelle brûlait dans un des flambeaux
dorés. Berthe, près de lui, enluminait des estampes.
Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si mal vêtue, avec ses brodequins
sans lacet et l’emmanchure de ses blouses déchirée jusqu’aux hanches, car
la femme de ménage n’en prenait guère de souci. Mais elle était si douce,
si gentille, et sa petite tête se penchait si gracieusement en laissant
retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, qu’une délectation
infinie l’envahissait, plaisir tout mêlé d’amertume comme ces vins mal
faits qui sentent la résine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des
pantins avec du carton, ou recousait le ventre déchiré de ses poupées. Puis,
s’il rencontrait des yeux la boîte à ouvrage, un ruban qui traînait ou même
une épingle restée dans une fente de la table, il se prenait à rêver, et il avait
l’air si triste, qu’elle devenait triste comme lui.
Personne à présent ne venait les voir ; car Justin s’était enfui à Rouen, où il
est devenu garçon épicier, et les enfants de l’apothicaire fréquentaient de
moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant pas, vu la différence
de leurs conditions sociales, que l’intimité se prolongeât.
L’Aveugle, qu’il n’avait pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la
côte du Bois−Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du
pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu’il allait à la ville, se dissimulait
derrière les rideaux de l’Hirondelle, afin d’éviter sa rencontre. Il
l’exécrait ; et, dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en
débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui
Madame Bovary
Chapitre XI 395
décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité.
Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des
entrefilets ainsi conçus :
« Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées de la
Picardie auront remarqué sans doute, dans la côte du Bois−Guillaume, un
misérable atteint d’une horrible plaie faciale. Il vous importune, vous
persécute et prélève un véritable impôt sur les voyageurs. Sommes−nous
encore à ces temps monstrueux du Moyen Age, où il était permis aux
vagabonds d’étaler par nos places publiques la lèpre et les scrofules qu’ils
avaient rapportées de la croisade ? »
Ou bien :
« Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes
continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit qui
circulent isolément, et qui, peut−être, ne sont pas les moins dangereux. À
quoi songent nos édiles ? »
Puis Homais inventait des anecdotes :
« Hier, dans la côte du Bois−Guillaume, un cheval ombrageux… » Et
suivait le récit d’un accident occasionné par la présence de l’Aveugle.
Il fit si bien, qu’on l’incarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença, et
Homais aussi recommença. C’était une lutte. Il eut la victoire ; car son
ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice.
Ce succès l’enhardit ; et dès lors il n’y eut plus dans l’arrondissement un
chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont aussitôt il ne
fît part au public, toujours guidé par l’amour du progrès et la haine des
prêtres. Il établissait des comparaisons entre les écoles primaires et les
frères ignorantins, au détriment de ces derniers, rappelait la
Saint−Barthélemy à propos d’une allocation de cent francs faite à l’église,
et dénonçait des abus, lançait des boutades. C’était son mot. Homais
sapait ; il devenait dangereux.
Madame Bovary
Chapitre XI 396
Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme, et bientôt il
lui fallut le livre, l’ouvrage ! Alors il composa une Statistique générale du
canton d’Yonville, suivie d’observations climatologiques, et la statistique
le poussa vers la philosophie. Il se préoccupa des grandes questions :
problème social, moralisation des classes pauvres, pisciculture,
caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint à rougir d’être un bourgeois. Il
af−fectait le genre artiste, il fumait ! Il s’acheta deux statuettes chic
Pompadour, pour décorer son salon.
Il n’abandonnait point la pharmacie ; au contraire ! il se tenait au courant
des découvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. C’est le
premier qui ait fait venir dans la Seine−Inférieure du choca et de la
revalentia. Il s’éprit d’enthousiasme pour les chaînes hydro−électriques
Pulvermacher ; il en portait une lui−même ; et, le soir, quand il retirait son
gilet de flanelle, madame Homais restait tout éblouie devant la spirale d’or
sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet
homme plus garrotté qu’un Scythe et splendide comme un mage.
Il eut de belles idées à propos du tombeau d’Emma. Il proposa d’abord un
tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un
temple de Vesta, une manière de rotonde… ou bien « un amas de ruines ».
Et, dans tous les plans, Homais ne démordait point du saule pleureur, qu’il
considérait comme le symbole obligé de la tristesse.
Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen, pour voir des tombeaux,
chez un entrepreneur de sépultures, – accompagnés d’un artiste peintre, un
nommé Vaufrylard, ami de Bridoux, et qui, tout le temps, débita des
calembours. Enfin, après avoir examiné une centaine de dessins, s’être
commandé un devis et avoir fait un second voyage à Rouen, Charles se
décida pour un mausolée qui devait porter sur ses deux faces principales «
un génie tenant une torche éteinte ».
Quant à l’inscription, Homais ne trouvait rien de beau comme : Sta viator,
et il en restait là ; il se creusait l’imagination ; il répétait continuellement :
Sta viator… Enfin, il découvrit : amabilem conjugem calcas ! qui fut
Madame Bovary
Chapitre XI 397
adopté.
Une chose étrange, c’est que Bovary, tout en pensant à Emma
continuellement, l’oubliait ; et il se désespérait à sentir cette image lui
échapper de la mémoire au milieu des efforts qu’il faisait pour la retenir.
Chaque nuit pourtant, il la rêvait ; c’était toujours le même rêve : il
s’approchait d’elle ; mais, quand il venait à l’étreindre, elle tombait en
pourriture dans ses bras.
On le vit pendant une semaine entrer le soir à l’église. M. Bournisien lui fit
même deux ou trois visites, puis l’abandonna. D’ailleurs, le bonhomme
tournait à l’intolérance, au fanatisme, disait Homais ; il fulminait contre
l’esprit du siècle, et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de
raconter l’agonie de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments,
comme chacun sait.
Malgré l’épargne où vivait Bovary, il était loin de pouvoir amortir ses
anciennes dettes. Lheureux refusa de renouveler aucun billet. La saisie
devint imminente. Alors il eut recours à sa mère, qui consentit à lui laisser
prendre une hypothèque sur ses biens, mais en lui envoyant force
récriminations contre Emma ; et elle demandait, en retour de son sacrifice,
un châle, échappé aux ravages de Félicité. Charles le lui refusa. Ils se
brouillèrent.
Elle fit les premières ouvertures de raccommodement, en lui proposant de
prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa maison. Charles y
consentit. Mais, au moment du départ, tout courage l’abandonna. Alors, ce
fut une rupture définitive, complète.
À mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus étroitement
à l’amour de son enfant. Elle l’inquiétait cependant ; car elle toussait
quelquefois, et avait des plaques rouges aux pommettes.
En face de lui s’étalait, florissante et hilare, la famille du pharmacien, que
tout au monde contribuait à satisfaire. Napoléon l’aidait au laboratoire,
Madame Bovary
Chapitre XI 398
Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma découpait des rondelles de papier
pour couvrir les confitures, et Franklin récitait tout d’une haleine la table
de Pythagore. Il était le plus heureux des pères, le plus fortuné des
hommes.
Erreur ! une ambition sourde le rongeait : Homais désirait la croix. Les
titres ne lui manquaient point :
I° S’être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes ; 2° avoir
publié, et à mes frais, différents ouvrages d’utilité publique, tels que… (et
il rappelait son mémoire intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de ses
effets ; plus, des observations sur le puceron laniger, envoyées à
l’Académie ; son volume de statistique, et jusqu’à sa thèse de
pharmacien) ; sans compter que je suis membre de plusieurs sociétés
savantes (il l’était d’une seule).
– Enfin, s’écriait−il, en faisant une pirouette, quand ce ne serait que de me
signaler aux incendies !
Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à M. le préfet
de grands services dans les élections. Il se vendit en−fin, il se prostitua. Il
adressa même au souverain une pétition où il le suppliait de lui faire
justice ; il l’appelait notre bon roi et le comparait à Henri IV.
Et chaque matin, l’apothicaire se précipitait sur le journal pour y découvrir
sa nomination ; elle ne venait pas. Enfin, n’y tenant plus, il fit dessiner
dans son jardin un gazon figurant l’étoile de l’honneur, avec deux petits
tordillons d’herbe qui partaient du sommet pour imiter le ruban. Il se
promenait autour, les bras croisés, en méditant sur l’ineptie du
gouvernement et l’ingratitude des hommes.
Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre de la
lenteur dans ses investigations, Charles n’avait pas encore ouvert le
compartiment secret d’un bureau de palissandre dont Emma se servait
habituellement. Un jour, enfin, il s’assit devant, tourna la clef et poussa le
Madame Bovary
Chapitre XI 399
ressort. Toutes les lettres de Léon s’y trouvaient. Plus de doute, cette fois !
Il dévora jusqu’à la dernière, fouilla dans tous les coins, tous les meubles,
tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant, hurlant, éperdu, fou. Il
découvrit une boîte, la défonça d’un coup de pied. Le portrait de Rodolphe
lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversés.
On s’étonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne,
refusait même d’aller voir ses malades. Alors on prétendit qu’il s’enfermait
pour boire.
Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par−dessus la haie du jardin,
et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, couvert
d’habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant.
Le soir, dans l’été, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au
cimetière. Ils s’en revenaient à la nuit close, quand il n’y avait plus
d’éclairé sur la Place que la lucarne de Binet.
Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n’avait autour
de lui personne qui la partageât ; et il faisait des visites à la mère
Lefrançois afin de pouvoir parler d’elle. Mais l’aubergiste ne l’écoutait que
d’une oreille, ayant comme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin
d’établir les Favorites du commerce, et Hivert, qui jouissait d’une grande
réputation pour les commissions, exigeait un surcroît d’appointements et
menaçait de s’engager « à la Concurrence ».
Un jour qu’il était allé au marché d’Argueil pour y vendre son cheval, –
dernière ressource, – il rencontra Rodolphe.
Ils pâlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte,
balbutia d’abord quelques excuses, puis s’enhardit et même poussa
l’aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d’août), jusqu’à l’inviter à
prendre une bouteille de bière au cabaret.
Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se
perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait
Madame Bovary
Chapitre XI 400
revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement. Il aurait voulu être
cet homme.
L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des
phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion.
Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la
mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s’empourprait peu à
peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un
instant où Charles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre
Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientôt la même
lassitude funèbre réapparut sur son visage.
– Je ne vous en veux pas, dit−il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit
d’une voix éteinte et avec l’accent résigné des douleurs infinies :
– Non, je ne vous en veux plus !
Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit :
– C’est la faute de la fatalité !
Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour
un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil.
Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours
passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur
le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides
bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un
adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur
chagrin.
À sept heures, la petite Berthe, qui ne l’avait pas vu de toute l’après−midi,
vint le chercher pour dîner.
Madame Bovary
Chapitre XI 401
Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et
tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
– Papa, viens donc ! dit−elle.
Et, croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre.
Il était mort.
Trente−six heures après, sur la demande de l’apothicaire, M. Canivet
accourut. Il l’ouvrit et ne trouva rien.
Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui
servirent à payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grand−mère.
La bonne femme mourut dans l’année même ; le père Rouault étant
paralysé, ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie, pour
gagner sa vie, dans une filature de coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans
pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait
une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège.
Il vient de recevoir la croix d’honneur.
Madame Bovary
Chapitre XI 402
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