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Le General Dourakine
Comtesse de Segur
The Project Gutenberg EBook of Le General Dourakine, by Comtesse de Segur
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Title: Le General Dourakine
Author: Comtesse de Segur
Release Date: July 21, 2004 [EBook #12979]
Language: French
Character set encoding: ASCII
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GENERAL DOURAKINE ***
Produced by Renald Levesque
La Comtesse de Segur
LE GENERAL DOURAKINE
A ma petite-fille
JEANNE DE PITRAY
Ma chere petite Jeanne, je t'offre mon dixieme ouvrage, parce que tu es
ma dixieme petite-fille, ce qui ne veut pas dire que tu n'aies que la
dixieme place dans mon coeur. Vous y etes tous au premier rang, par
la raison que vous etes tous de bons et aimables enfants. Tes freres
Jacques et Paul m'ont servi de modeles dans l'Auberge de l'Ange-gardien,
pour Jacques et Paul Derigny. Leur position est differente, mais leurs
qualites sont les memes. Quand tu seras plus grande, tu me serviras
peut-etre de modele a ton tour, pour un nouveau livre, ou tu trouveras
une bonne et aimable petite Jeanne.
Ta grand'mere,
COMTESSE DE SEGUR,
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nee Rostopchine.
I
DE LOUMIGNY A GROMILINE
Le general Dourakine s'etait mis en route pour la Russie, accompagne,
comme on l'a vu dans l'Auberge de l'Ange-gardien, par Derigny, sa femme
et ses enfants, Jacques et Paul. Apres les premiers instants de chagrin
cause par la separation d'avec Elfy et Moutier, les visages s'etaient
derides, la gaiete etait revenue, et Mme Derigny, que le general avait
placee dans sa berline avec les enfants, se laissait aller a son humeur
gaie et rieuse. Le general, tout en regrettant ses jeunes amis, dont il
avait ete le genereux bienfaiteur, etait enchante de changer de place,
d'habitudes et de pays. Il n'etait plus prisonnier, il retournait en
Russie, dans sa patrie; il emmenait une famille aimable et charmante qui
tenait de lui tout son bonheur, et dans sa satisfaction il se pretait a
la gaiete des enfants et de leur mere adoptive. On s'arreta peu de
jours a Paris; pas du tout en Allemagne; une semaine seulement a
Saint-Petersbourg, dont l'aspect majestueux, regulier et severe ne plut
a aucun des compagnons de route du vieux general; deux jours a Moscou,
qui excita leur curiosite et leur admiration. Ils auraient bien voulu
y rester, mais le general etait impatient d'arriver avant les grands
froids dans sa terre de Gromiline, pres de Smolensk, et, faute de chemin
de fer, ils se mirent dans la berline commode et spacieuse que le
general avait amenee depuis Loumigny, pres de Domfront. Derigny avait
pris soin de garnir les nombreuses poches de la voiture et du siege de
provisions et de vins de toute sorte, qui entretenaient le bonne humeur
du general. Des que Mme Derigny ou Jacques voyaient son front se
plisser, sa bouche se contracter, son teint se colorer, ils proposaient
un petit repas pour faire attendre ceux plus complets de l'auberge. Ce
moyen innocent ne manquait pas son effet; mais les coleres devenaient
plus frequentes; l'ennui gagnait le general; on s'etait mis en route a
six heures du matin; il etait cinq heures du soir; on devait diner et
coucher a Gjatsk, qui se trouvait a moitie chemin de Gromiline, et l'on
ne devait y arriver qu'entre sept et huit heures du soir.
Mme Derigny avait essaye de l'egayer, mais cette fois, elle avait
echoue. Jacques avait fait sur la Russie quelques reflexions qui
devaient etre agreables au general, mais son front restait plisse, son
regard etait ennuye et mecontent; enfin ses yeux se fermerent, et il
s'endormit, a la grande satisfaction de ses compagnons de route.
Les heures s'ecoulaient lentement pour eux; le general Dourakine
sommeillait toujours. Mme Derigny se tenait pres de lui dans une
immobilite complete. En face etaient Jacques et Paul, qui ne dormaient
pas et qui s'ennuyaient. Paul baillait; Jacques etouffait avec sa main
le bruit des baillements de son frere. Mme Derigny souriait et leur
faisait des chut a voix basse. Paul voulut parler; les chut de Mme
Derigny et les efforts de Jacques, entremeles de rires comprimes,
devinrent si frequents et si prononces que le general s'eveilla.
"Quoi? qu'est-ce? dit-il. Pourquoi empeche-t-on cet enfant de parler?
Pourquoi l'empeche-t-on de remuer?
Madame Derigny: "Vous dormiez, general; j'avais peur qu'il ne vous
eveillat."
ads:
Le general: "Et quand je me serais eveille, quel mal aurais-je ressenti?
On me prend donc pour un tigre, pour un ogre? J'ai beau me faire doux
comme un agneau, vous etes tous fremissants et tremblants. Craindre
quoi? Suis-je un monstre, un diable?"
Mme Derigny regarda en souriant le general, dont les yeux brillaient
d'une colere mal contenue:
Madame Derigny: "Mon bon general, il est bien juste que nous vous
tourmentions le moins possible, que nous respections votre sommeil.
Le general: "Laissez donc! je ne veux pas de tout cela, moi. Jacques,
pourquoi empechais-tu ton frere de parler?"
Jacques: "General, parce que j'avais peur que vous ne vous missiez en
colere. Paul est petit, il a peur quand vous vous fachez; il oublie
alors que vous etes bon; et, comme en voiture il ne peut pas se sauver
ou se cacher, il me fait trop pitie."
Le general devenait fort rouge; ses veines se gonflaient, ses yeux
brillaient; Mme Derigny s'attendait a une explosion terrible, lorsque
Paul, qui le regardait avec inquietude, lui dit en joignant les mains:
"Monsieur le general, je vous en prie, ne soyez pas rouge, ne mettez
pas de flammes dans vos yeux: ca fait si peur! C'est que c'est tres
dangereux, un homme en colere: il crie, il bat, il jure. Vous vous
rappelez quand vous avez tant battu Torchonnet? Apres, vous etiez bien
honteux. Voulez-vous qu'on vous donne quelque chose pour vous amuser?
Une tranche de jambon, ou un pate, ou du malaga? Papa en a plein les
poches du siege."
A mesure que Paul parlait, le general redevenait calme; il finit par
sourire et meme par rire de bon coeur. Il prit Paul, l'embrassa, lui
passa amicalement la main sur la tete. "Pauvre petit! c'est qu'il a
raison. Oui, mon ami, tu dis vrai; je ne veux plus me mettre en colere:
c'est trop vilain.
--Que je suis content! s'ecria Paul. Est-ce pour tout de bon ce que
vous dites? Il ne faudra donc plus avoir peur de vous! On pourra rire,
causer, remuer les jambes?
Le general: "Oui, mon garcon; mais quand tu m'ennuieras trop, tu iras
sur le siege avec ton papa."
Paul: "Merci, general; c'est tres bon a vous de dire cela. Je n'ai plus
peur du tout."
Le general: "Nous voila tous contents alors. Seulement, ce qui m'ennuie,
c'est que nous allions si doucement."
--He! Derigny, mon ami, faites donc marcher ces izvochtchiks; nous
avancons comme des tortues.
Derigny: "Mon general, je le dis bien; mais ils ne me comprennent pas."
Le general: "Sac a papier! ces droles-la! Dites-leur dourak, skatina,
skarei!"
Derigny repeta avec force les paroles russes du general; le cocher le
regarda avec surprise, leva son chapeau, et fouetta ses chevaux, qui
partirent au grand galop. Skarei! Skarei! repetait Derigny quand les
chevaux ralentissaient leur trot.
Le general se frottait les mains et riait. Avec la bonne humeur revint
l'appetit, et Derigny passa a Jacques, par la glace baissee, des
tranches de pate, de jambon, des membres de volailles, des gateaux, des
fruits, une bouteille de bordeaux: un veritable repas.
"Merci, mon ami, dit le general en recevant les provisions; vous n'avez
rien oublie. Ce petit hors-d'oeuvre nous fera attendre le diner."
Derigny, qui comprenait le malaise de sa femme et de ses enfants, pressa
si bien le cocher et le postillon, qu'on arriva a Gjatsk a sept heures.
L'auberge etait mauvaise: des canapes etroits et durs en guise de lits,
deux chambres pour les cinq voyageurs, un diner mediocre, des chandelles
pour tout eclairage. Le general allait et venait, les mains derriere
lui; il soufflait, il lancait des regards terribles. Derigny ne lui
parlait pas, de crainte d'amener une explosion; mais, pour le distraire,
il causait avec sa femme.
"Le general ne sera pas bien sur ce canape, Derigny; si nous en
attachions deux ensemble pour elargir le lit?"
Le general se retourna d'un air furieux. Derigny s'empressa de repondre:
"Quelle folie, Helene! le general, ancien militaire, est habitue a des
couchers bien autrement durs et mauvais. Crois-tu qu'a Sebastopol il ait
eu toujours un lit a sa disposition? la terre pour lit, un manteau pour
couverture. Et nous autres pauvres Francais! la neige pour matelas, le
ciel pour couverture! Le general est de force et d'age a supporter bien
d'autres privations."
Le general etait redevenu radieux et souriant.
"C'est ca, mon ami! Bien repondu. Ces pauvres femmes n'ont pas idee de
la vie militaire."
Derigny: "Et surtout de la votre, mon general; mais Helene vous soigne
parce qu'elle vous aime et qu'elle souffre de vous voir mal etabli."
Le general: Tres bonne petite Derigny, ne vous tourmentez pas pour moi.
Je serai bien, tres bien. Derigny couchera pres de moi sur l'autre
canape, et vous, vous vous etablirez, avec les enfants, dans la chambre
a cote. Voici le diner servi; a la guerre comme a la guerre! Mangeons ce
qu'on nous sert. Derigny, envoyez-moi mon courrier."
Derigny ne tarda pas a ramener Stepane, qui courait en avant en telega
(voiture) pour faire tenir prets les chevaux et les repas. Le general
lui donna ses ordres en russe et lui recommanda de bien soigner Derigny,
sa femme et ses enfants, et de deviner leurs desirs.
"S'ils manquent de quelque chose par ta faute, lui dit le general, je te
ferai donner cinquante coups de baton en arrivant a Gromiline. Va-t'en.
--Oui, Votre Excellence", repondit le courrier.
Il s'empressa d'executer les ordres du general, et avec toute
l'intelligence russe il organisa si bien le repas et le coucher des
Derigny, qu'ils se trouverent mieux pourvus que leur maitre.
Le general fut content du diner mesquin, satisfait du coucher dur et
etroit. Il se coucha tout habille et dormit d'un somme depuis neuf
heures jusqu'a six heures du lendemain. Derigny etait comme toujours le
premier leve et pret a faire son service. Le general dejeuna avec du
the, une terrine de creme, six kalatch, espece de pain-gateau que
mangent les paysans, et demanda a Derigny si sa femme et ses enfants
etaient leves. Derigny: "Tout prets a partir, mon general."
Le general: "Faites-les dejeuner et allez vous-meme dejeuner, mon ami;
nous partirons ensuite."
Derigny: "C'est fait, mon general; Stepane nous a tous fait dejeuner,
avant votre reveil."
Le general: "Ha! ha! ha! Les cinquante coups de baton ont fait bon
effet, a ce qu'il parait."
Derigny: "Quels coups de baton, mon general? Personne ne lui en a
donne."
Le general: "Non, mais je les lui ai promis si vous ou les votres
manquiez de quelque chose."
Derigny: "Oh! mon general!"
Le general: "Oui, mon ami; c'est comme ca que nous menons nos
domestiques russes."
Derigny: "Et... permettez-moi de vous demander, mon general, en
etes-vous mieux servis?"
Le general: "Tres mal, mon cher; horriblement! On ne les tient qu'avec
des coups de baton."
Derigny: "Il me semble, mon general, si j'ose vous dire ma pensee,
qu'ils servent mal parce qu'ils n'aiment pas et ils ne s'attachent pas a
cause des mauvais traitements."
Le general: "Bah! bah! Ce sont des betes brutes qui ne comprennent
rien."
Derigny: "Il me semble, mon general, qu'ils comprennent bien la menace
et la punition."
Le general: "Certainement, c'est parce qu'ils ont peur."
Derigny: "Ils comprendraient aussi bien les bonnes paroles et les bons
traitements, et ils aimeraient leur maitre comme je vous aime, mon
general."
Le general: "Mon bon Derigny, vous etes si different de ces Russes
grossiers!"
Derigny: "A l'apparence, mon general, mais pas au fond." Le general:
"C'est possible; nous en parlerons plus tard; a present, partons.
Appelez Helene et les enfants."
Tout etait pret: le courrier venait de partir pour commander les chevaux
au prochain relais. Chacun prit sa place dans la berline; le temps etait
magnifique et le general de bonne humeur, mais pensif. Ce que lui avait
dit Derigny lui revenait a la memoire, et son bon coeur lui faisait
entrevoir la verite. Il se proposa d'en causer a fond avec lui quand il
serait etabli a Gromiline, et il chassa les pensees qui l'ennuyaient,
avec une aile de volaille et une demi-bouteille de bordeaux.
II
ARRIVEE A GROMILINE.
Apres une journee fatigante, ennuyeuse, animee seulement par quelques
demi-coleres du general, on arriva, a dix heures du soir, au chateau de
Gromiline. Plusieurs hommes barbus se precipiterent vers la portiere et
aiderent le general, engourdi, a descendre de voiture; ils baiserent ses
mains en l'appelant Batiouchka (pere); les femmes et les enfants vinrent
a leur tour, en ajoutant des exclamations et des protestations.
Le general saluait, remerciait, souriait. Mme Derigny et les enfants
suivaient de pres. Derigny avait voulu retirer de la voiture les effets
du general, mais une foule de mains s'etaient precipitees pour faire la
besogne. Derigny les laissa faire et rejoignit le groupe, autour duquel
se bousculaient les femmes et les enfants de la maison, repetant a voix
basse Frantsousse (Francais) et examinant avec curiosite la famille
Derigny.
Le general leur dit quelques mots, apres lesquels deux femmes coururent
dans un corridor sur lequel donnaient les chambres a coucher; deux
autres se precipiterent dans un passage qui menait a l'office et aux
cuisines.
"Mon ami, dit le general a Derigny, accompagnez votre femme et vos
enfants dans les chambres que je vous ai fait preparer par Stepane; on
vous apportera votre souper; quand vous serez bien installes, on vous
menera dans mon appartement, et nous prendrons nos arrangements pour
demain et les jours suivants.
--A vos ordres, mon general", repondit Derigny. Et il suivit un
domestique auquel le general avait donne ses instructions en russe.
Les enfants, a moitie endormis a l'arrivee, s'etaient eveilles tout a
fait par le bruit, la nouveaute des visages, des costumes.
"C'est drole, dit Paul a Jacques, que tous les hommes ici soient des
sapeurs!"
Jacques: "Ce ne sont pas des sapeurs: ce sont les paysans du general
Paul: "Mais pourquoi sont-ils tous en robe de chambre?"
Jacques: "C'est leur maniere de s'habiller; tu en as vu tout le long
de la route; ils etaient tous en robe de chambre de drap bleu avec des
ceintures rouges. C'est tres joli, bien plus joli que les blouses de
chez nous."
Ils arriverent aux chambres qu'ils devaient occuper et que Vassili,
l'intendant, avait fait arranger du mieux possible. Il y en avait trois,
avec des canapes en guise de lits, des coffres pour serrer les effets,
une table par chambre, des chaises et des bancs.
"Elles sont jolies nos chambres, dit Jacques; seulement je ne vois pas
de lits. Ou coucherons-nous?"
Derigny: "Que veux-tu, mon enfant! s'il n'y a pas de lits, nous nous
arrangerons des canapes; il faut savoir s'arranger de ce qu'on trouve."
Derigny et sa femme se mirent immediatement a l'ouvrage, et quelques
minutes apres ils avaient donne aux canapes une apparence de lits. Paul
s'etait endormi sur une chaise; Jacques baillait, tout en aidant
son pere et sa mere a defaire les malles et a en tirer ce qui etait
necessaire pour la nuit.
Ils se coucherent des que cette besogne fut terminee, et ils dormirent
jusqu'au lendemain. Derigny, avant de se coucher, chercha a arriver
jusqu'au general, qu'il eut de la peine a trouver dans la foule de
chambres et de corridors qu'il traversait.
Il finit pourtant par arriver a l'appartement du general, qui se
promenait dans sa grande chambre a coucher, d'assez mauvaise humeur.
Quand Derigny entra, il s'arreta, et, croisant les bras:
"Je suis contrarie, furieux, d'etre venu ici; tous ces gens n'entendent
rien a mon service; ils se precipitent comme des fous et des imbeciles
pour executer mes ordres qu'ils n'ont pas compris. Je ne trouve rien de
ce qu'il me faut. Votre auberge de l'Ange-gardien etait cent fois mieux
montee que mon Gromiline. J'ai pourtant six cent mille roubles de
revenu! A quoi me servent-ils?"
Derigny: "Mais, mon general, quand on arrive apres une longue absence,
c'est toujours ainsi. Nous arrangerons tout cela, mon general; dans
quelques jours vous serez installe comme un prince."
Le General: "Alors ce sera vous et votre femme qui m'installerez, car
mes gens d'ici ne comprennent pas ce que je leur demande."
Derigny: "C'est la joie de vous revoir qui les trouble, mon general. Il
n'y a peut-etre pas longtemps qu'ils savent votre arrivee?"
Le General: "Je crois bien! je n'avais pas ecrit; c'est Stepane qui m'a
annonce."
Derigny: "Mais... alors, mon general, les pauvres gens ne sont pas
coupables: ils n'ont pas eu le temps de preparer quoi que ce soit."
Le General: "Pas seulement mon souper, que j'attends encore. En verite,
cela est trop fort!"
Derigny: "C'est pour qu'il soit meilleur, mon general, c'est pour que
les viandes soient bien cuites, qu'on vous les fait attendre."
Le General, souriant: "Vous avez reponse a tout, vous... Et je vous en
remercie, mon ami, ajouta-t-il apres une pause, parce que vous avez fait
passer ma colere. Et comment etes-vous installes, vous et les votres?"
Derigny: "Tres bien, mon general: nous avons tout ce qu'il nous faut."
"Votre Excellence est servie", dit Vassili, en ouvrant les deux battants
de la porte.
Le general passa dans la salle a manger, suivi de Derigny, qui le servit
a table; cinq ou six domestiques etaient la pour aider au service.
"Ha! ha! ha! dit le general, voyez donc, Derigny, les visages etonnes de
ces gens, parce que vous me servez a boire."
Derigny: "Pourquoi donc, mon general? C'est tout simple que je vous
epargne la peine de vous servir vous-meme."
Le General: "Ils considerent ce service comme une familiarite choquante,
et ils admirent ma bonte de vous laisser faire."
Le souper dura longtemps, parce que le general avait faim et qu'on
servit Une douzaine de plats; le general refaisait connaissance avec la
cuisine russe, et paraissait satisfait."
Pendant que le general retenait Derigny, Mme Derigny, apres avoir couche
les enfants, examina le mobilier, et vit avec consternation qu'il lui
manquait des choses de la plus absolue necessite. Pas une cuvette, pas
une terrine, pas une cruche, pas un verre, aucun ustensile de menage,
sauf un vieux seau oublie dans un coin.
Apres avoir cherche, furete partout, le decouragement la saisit; elle
s'assit sur une chaise, pensa a son auberge de l'Ange-gardien, si
bien tenue, si bien pourvue de tout; a sa soeur Elfy, a son beau-frere
Moutier, au bon cure, aux privations qu'auraient a supporter les
enfants, a son pays enfin, et elle pleura.
Quand Derigny rentra apres le coucher du general, il la trouva pleurant
encore; elle lui dit la cause de son chagrin; Derigny la consola,
l'encouragea, lui promit que des le lendemain elle aurait les objets les
plus necessaires; que sous peu de jours elle n'aurait rien a envier
a l'Ange-gardien; enfin il lui temoigna tant d'affection, de
reconnaissance pour son devouement a Jacques et a Paul, il montra tant
de gaiete, de confiance dans l'avenir, qu'elle rit avec lui de son acces
de desespoir et qu'elle se coucha gaiement.
Elle prit la chambre entre celle des enfants et celle de Derigny, pour
etre plus a leur portee; la porte resta ouverte.
Tous etaient fatigues, et tous dormirent tard dans la matinee, excepte
Derigny, qui conservait ses habitudes militaires et qui etait pres du
general a l'heure accoutumee. Son exactitude plut au general.
"Mon ami, lui dit-il, aussitot que je serai pret et que j'aurai dejeune,
je vous ferai voir le chateau, le parc, le village, les bois, tout
enfin."
Derigny: "Je vous remercie, mon general: je serai tres content de
connaitre Gromiline, qui me parait etre une superbe propriete."
Le general, d'un air insouciant: "Oui, pas mal, pas mal; vingt mille
hectares de bois, dix mille de terre a labour, vingt mille de prairie.
Oui, c'est une jolie terre: quatre mille paysans, deux cents chevaux,
trois cents vaches, vingt mille moutons et une foule d'autres betes.
Oui, c'est bien."
Derigny souriait.
Le general: "Pourquoi riez-vous? Croyez. vous que je sois un menteur,
que j'exagere, que j'invente?"
Derigny: "Oh non! mon general! Je souriais de l'air indifferent avec
lequel vous comptiez vos richesses."
Le general: "Et comment voulez-vous que je dise? Faut-il que je rie
comme un sot, que je cabriole comme vos enfants, que je fasse semblant
de me croire pauvre?"
Derigny: "Du tout, mon general; vous avez dit on ne peut mieux, et c'est
moi qui suis un sot d'avoir ri."
Le general: "Non, monsieur, vous n'etes pas un sot, et vous savez tres
bien que vous ne l'etes pas; ce que vous en dites, c'est pour me calmer
comme on calme un fou furieux ou un enfant gate. Je ne suis pas un fou,
monsieur, ni un enfant, monsieur; j'ai soixante-trois ans, et je n'aime
pas qu'on me flatte. Et je ne veux pas qu'un homme comme vous se donne
tort pour excuser un sot comme moi. Oui, monsieur, vous n'avez pas
besoin de faire une figure de l'autre monde et de sauter comme un homme
pique de la tarentule. Je suis un sot; c'est moi qui vous le dis; et je
vous defends de me contredire; et je vous ordonne de me croire. Et vous
etes un homme de sens, d'esprit, de coeur et de devouement. Et je veux
encore que vous me croyiez, et que vous ne me preniez pas pour un
imbecile qui ne sait pas juger les hommes, ni se juger lui-meme.
--Mon general, dit Derigny d'une voix emue, si je ne vous dis pas tout
ce que j'ai dans le coeur de reconnaissance et de respectueuse affection,
c'est parce que je sais combien vous detestez les remerciements et les
expansions..."
Le general: "Oui, oui, mon ami; je sais, je sais. Dites qu'on me serve
ici mon dejeuner et allez vous-meme manger un morceau."
Derigny alla executer les ordres du general, entra dans son appartement,
y trouva sa femme et ses enfants dormant d'un profond sommeil, et courut
rejoindre le general, dont il ne voulait pas exercer la patience.
III
DERIGNY TAPISSIER.
Quand Mme Derigny s'eveilla, elle se trouva seule: les enfants dormaient
encore, et son mari n'y etait pas. N'ayant pour tout ustensile de
toilette qu'un seau d'eau, elle s'arrangea de son mieux, cherchant a
ecarter les pensees penibles de la veille et a mettre toute sa confiance
dans l'intelligence et le bon vouloir de l'excellent Derigny.
Effectivement, quand il revint de sa tournee avec le general, il apporta
a sa femme une foule d'objets utiles et necessaires qu'il avait su
demander et obtenir.
"Comment as-tu fait pour avoir tout ca?" demanda Mme Derigny
emerveillee.
Derigny: "J'ai fait des signes; ils m'ont compris. Ils sont intelligents
tout de meme, et ils paraissent braves gens."
Quand les enfants s'eveillerent, leur dejeuner etait pret: ils y firent
honneur et furent enchantes des ameliorations de leur mobilier.
Quelques semaines se passerent ainsi; Jacques et Paul commencaient
a apprendre le russe et meme a dire quelques mots: les enfants des
domestiques les suivaient partout et les regardaient avec curiosite.
Un jour Jacques et Paul parurent en habit russe: ce furent des cris de
joie; ils s'appelaient tous pour les regarder: Mishka, Vaska, Petrouska,
Annoushka, Stepane, Mashineka, Sanushka, Catineka, Anicia [1]; tous
accoururent et entourerent Jacques et Paul, en donnant des signes de
satisfaction. A la grande surprise de Paul, ils vinrent l'un apres
l'autre leur baiser la main. Les petits Francais, proteges et grandis
par la faveur du general, leur semblaient des etres superieurs, et ils
eprouvaient de la reconnaissance de l'abandon de l'habit francais pour
le caftane national russe.
[Note 1: Diminutifs de Michel, Basile, Pierre, Andre, Etienne,
Marie, Sophie, Catherine, Agnes. Les accents indiquent la syllabe sur
laquelle il faut appuyer fortement.]
Paul: "Pourquoi donc nous baisent-ils les mains?"
Jacques: "Pour nous remercier d'etre habilles comme eux et d'avoir l'air
de nous faire Russes."
Paul, vivement: "Mais je ne veux pas etre Russe, moi; je veux etre
Francais comme papa, maman, tante Elfy et mon ami Moutier."
Jacques: "Sois tranquille, tu resteras Francais. Avec nos habits russes
nous avons l'air d'etre Russes, mais seulement l'air."
Paul: "Bon! sans quoi j'aurais remis ma veste ou ma blouse de Loumigny."
Pendant qu'ils parlaient, un grand mouvement se faisait dans la cour;
un courrier a cheval venait d'arriver; les domestiques s'empresserent
autour de lui; les petits Russes se debanderent et coururent savoir des
nouvelles. Jacques et Paul les suivirent et comprirent que ce courrier
precedait d'une heure Mme Papofski, niece du general comte Dourakine.
Elle venait passer quelque temps chez son oncle avec ses huit enfants.
On alla prevenir le general, qui parut assez contrarie de cette visite;
il appela Derigny.
"Allez, mon ami, avec Vassili, pour arranger des chambres a tout ce
monde. Huit enfants! si ca a du bon sens de m'amener cette marmaille!
Que veut-elle que je fasse de ces huit polissons? Des brise-tout,
des criards!--Sac a papier! j'etais tranquille, ici, je commencais a
m'habituer a tout ce qui y manque; vous, votre femme et vos enfants me
suffisiez grandement, et voila cette invasion de sauvages qui vient me
troubler et m'ennuyer! Mais il faut les recevoir, puisqu'ils arrivent.
Allez, mon ami, allez vite tout preparer."
Derigny: "Mon general, oserais-je vous demander de vouloir bien venir
m'indiquer les chambres que vous desirez leur voir occuper?" Le general:
"Ca m'est egal! Mettez-les ou vous voudrez; la premiere porte qui vous
tombera sous la main."
Derigny: "Pardon, mon general; cette dame est votre niece, et a ce titre
elle a droit a mon respect. Je serais desole de ne pas lui donner les
meilleurs appartements; ce qui pourrait bien arriver, puisque je connais
encore imparfaitement les chambres du chateau."
Le general: "Allons, puisque vous le voulez, je vous accompagne; marchez
en avant pour ouvrir les portes."
Vassili suivait, fort etonne de la condescendance du comte, qui daignait
visiter lui-meme les chambres de la maison. On arriva devant une porte
a deux battants, la premiere du corridor qui donnait dans la salle a
manger.
Le general: "En voici une; elle en vaudra une autre; ouvrez, Derigny: il
doit y avoir trois ou quatre chambres que se suivent et qui ont chacune
leur porte dans le corridor."
Derigny ouvrit, malgre la vive opposition de Vassili, que le general fit
taire par quelques mots energiques. Le general entra, fit quelques pas
dans la chambre, regarda autour de lui d'un oeil etincelant de colere, et
se tournant vers Vassili:
"Tu ne voulais pas me laisser entrer, animal, parce que tu voulais me
cacher que toi et les tiens vous etes des voleurs, des gredins. Que sont
devenus tous les meubles de ces chambres? Ou sont les rideaux? Pourquoi
les murs sont-ils taches comme si l'on y avait loge un regiment de
Cosaques? Pourquoi les parquets sont-ils coupes, perces, comme si l'on y
avait etabli une bande de charpentiers?"
Vassili: "Votre Excellence sait bien que... le froid... l'humidite... le
soleil...
Le general: "...emportent les meubles, arrachent les rideaux, graissent
les murs, coupent les parquets? Ah! coquin, tu te moques de moi, je
crois! Ah! tu me prends pour un imbecile? Attends, je vais te faire voir
que je comprends et que j'ai plus d'esprit que tu ne penses!"
"Derigny, ajouta le general en se retournant vers lui, allez dire qu'on
donne cent coups de baton a ce coquin, ce voleur, qui a ose enlever mes
meubles, habiter mes chambres avec sa bande de brigands-domestiques et
qui ose mentir avec une impudence digne de sa sceleratesse."
Derigny: "Pardon, mon general, si je ne vous obeis pas tout de suite;
mais nous avons besoin de Vassili pour preparer des chambres; Mme
Papofski va arriver et nous n'avons rien de pret."
Le general: "Vous avez raison, mon ami; mais, quand tout sera pret,
menez-le a l'intendant en chef, auquel vous recommanderez de lui donner
cent coups de baton bien appliques.
--Oui, mon general, je n'y manquerai pas", repliqua Derigny bien resolu
a n'en pas dire un mot et a tacher de faire revoquer l'arret."
Ils continuerent la visite des chambres, et les trouverent toutes plus
ou moins salies et degarnies de meubles. Derigny reussit a calmer la
fureur du general en lui promettant d'arranger les plus propres avec ce
qui lui restait de meubles et de rideaux.
"Si vous voulez bien m'envoyer du monde, mon general, dans une
demi-heure ce sera fait."
Le general se tourna vers Vassili.
"Va chercher tous les domestiques, amene-les tout de suite au Francais,
et ayez bien soin d'executer ses ordres en attendant les cent coups de
baton que j'ai charge Derigny de te faire administrer, voleur, coquin,
animal!"
Vassili, pale comme un mort et tremblant comme une feuille, courut
executer les ordres de son maitre. Il ne tarda pas a revenir suivi de
vingt-deux hommes, tous empresses d'obeir au Francais, favori de M. le
comte. Derigny, qui se faisait deja passablement comprendre en russe,
commenca par rassurer Vassili sur les cent coups de baton qu'il
redoutait. Vassili jura que c'etait l'intendant en chef qui avait occupe
et sali les belles chambres et qui en avait emporte les meubles pour
garnir son logement habituel.
"Moi, dit-il, Monsieur le Francais, je vous jure que je n'ai pris
que quelques meubles gates dont l'intendant n'avait pas voulu.
Demandez-le-lui."
Derigny: "C'est bon, mon cher, ceci ne me regarde pas; je ferai mon
possible pour que le general vous pardonne; quant au reste, vous vous
arrangerez avec l'intendant."
Ils commencerent le transport des meubles; en moins d'une demi-heure
tout etait pret; les rideaux etaient aux fenetres, les lits faits, les
cuvettes, les verres, les cruches en place.
C'etait fini, et Mme Papofski n'arrivait pas. Le general allait et
venait, admirait l'activite, l'intelligence de Derigny et de sa femme,
qui avaient reussi a donner a cet appartement un air propre, presque
elegant, et a le rendre fort commode et d'un aspect agreable; on avait
assigne deux chambres aux enfants et aux bonnes; des canapes devaient
leur servir de lits. Mme Papofski devait avoir un bon et large lit,
que Derigny avait fabrique pour sa femme avec l'aide d'un menuisier.
Matelas, oreillers, traversins, couvertures, tout avait ete compose
et execute par Derigny et sa femme, Jacques et Paul aidant. Quand le
general vit ce lit: "Qu'est-ce? dit-il. Ou a-t-on trouve ca? C'est a la
francaise, cent fois mieux que le mien. Qui est-ce qui a fait ca?"
Un domestique: "Les Francais, Votre Excellence; ils se sont fait des
lits pour chacun d'eux."
Le general: "Comment, Derigny, c'est vous qui avez fabrique tout ca?
Mais, mon cher, c'est superbe, c'est charmant. Je vais etre jaloux de ma
niece, en verite!"
Derigny: "Mon general, si vous en desirez un, ce sera bientot fait, en
nous y mettant ma femme et moi. Et, travaillant pour vous, mon general,
nous le ferons bien meilleur et bien plus beau."
Le general: "J'accepte, mon ami, j'accepte avec plaisir. On vous donnera
tout ce que vous voudrez et l'on vous aidera autant que vous voudrez.
Mais... que diantre arrive-t-il donc a ma niece? Le courrier est ici
depuis plus d'une heure; il y a longtemps qu'elle devrait etre arrivee.
Nikita, fais monter a cheval un des forreiter (postillons), qu'il aille
au devant pour savoir ce qui est arrive."
Nikita partit comme un eclair. Le general continua son inspection et fut
de plus en plus satisfait des inventions de Derigny qui avait devalise
son propre appartement au profit de Mme Papofski.
IV
MADAME PAPOFSKI ET LES PETITS PAPOFSKI
Le general finissait la revue des appartements, quand on entendit des
cris et des vociferations qui venaient de la cour.
Le general: "Qu'est-ce que c'est? Derigny, vous qui etes leste, courez
voir ce qu'il y a, mon ami: quelque malheur arrive a ma niece ou a ses
marmots probablement. Je vous suivrai d'un pas moins accelere."
Derigny partit; les domestiques russes etaient deja disparus; on en.
tendait leurs cris se joindre a ceux de leurs camarades; le general
pressait le pas autant que le lui permettaient ses nombreuses blessures,
son embonpoint excessif et son age avance; mais le chateau etait grand;
la distance longue a parcourir. Personne ne revenait; le general
commencait a souffler, a s'irriter, quand Derigny parut.
"Ne vous alarmez pas, mon general: rien de grave. C'est la voiture de
Mme Papofski qui vient d'arriver au grand galop des six chevaux, mais
personne dedans."
Le general: "Et vous appelez ca rien de grave? Que vous faut-il de
mieux; ils sont tous tues: c'est evident."
Derigny: "Pardon, mon general; la voiture n'est pas brisee; rien
n'indique un accident. Le courrier pense qu'ils seront tous descendus et
que les chevaux sont partis avant qu'on ait pu les retenir."
Le general: "Le courrier est un imbecile. Amenez-le moi, que je lui
parle."
Pendant que le general continuait a se diriger vers le perron et la
cour, Derigny alla a la recherche du courrier. Tout le monde etait
groupe autour de la voiture, et personne ne repondait a l'appel de
Derigny. Il parvint enfin jusqu'a la portiere ouverte pres de laquelle
se tenait le courrier, et vit avec surprise un enfant de trois ou
quatre ans etendu tout de son long sur une des banquettes et dormant
profondement. Il se retira immediatement pour rendre compte au general
de ce nouvel incident. "Que le diable m'emporte si j'y comprends quelque
chose!" dit le general en s'avancant toujours vers le perron.
Il le descendit, approcha de la voiture, parla au courrier, ecarta la
foule a coups de canne, pas tres fortement appliques, mais suffisants
pour les tenir tous hors de sa portee; les gamins s'enfuirent a une
distance considerable.
Le general: "C'est vrai; voila un petit bonhomme qui dort paisiblement!
Derigny, mon cher, je crois que le courrier a raison: on aura laisse
l'enfant dans la voiture parce qu'il dormait. Ma niece est sur la route
avec les sept enfants et les femmes."
Le general, voyant les chevaux de sa niece trop fatigues pour faire
une longue route, donna des ordres pour qu'on attelat ses chevaux a sa
grande berline de voyage et qu'on allat au-devant de Mme Papofski.
Rassure sur le sort de sa niece il se mit a rire de bon coeur de la
figure qu'elle devait faire, a pied, sur la grand'route avec ses enfants
et ses gens.
"Dites donc, Derigny, j'ai envie d'aller au-devant d'eux, dans la
berline, pour les voir barboter dans la poussiere. La bonne histoire! la
voiture partie, eux sur la route, criant, courant, appelant. Ma niece
doit etre furieuse; je la connais, et je la vois d'ici, battant les
enfants, poussant ses gens, etc."
La berline du general attelee de six chevaux entrait dans la cour; le
cocher allait prendre les ordres de son maitre, lorsque de nouveaux cris
se firent entendre:
"Eh bien! qu'y a-t-il encore? Faites taire tous ces braillards, Semeune
Ivanovitch; c'est insupportable! On n'entend que des cris depuis une
heure."
L'intendant, arme d'un gourdin, se mettait en mesure de chasser tout le
monde, lorsqu'un nouvel incident vint expliquer les cris que le general
voulait faire cesser. Un lourd fourgon apparut au tournant de l'avenue,
tellement charge de monde que les chevaux ne pouvaient avancer qu'au
pas. Le siege, l'imperiale, les marchepieds etaient garnis d'hommes, de
femmes, d'enfants.
Le general regardait ebahi, devinant que ce fourgon contenait, outre sa
charge accoutumee, tous les voyageurs de la berline.
Le general: "Sac a papier! voila un tour de force! C'est plein a ne
pas y passer une souris. Ils se sont tous fourres dans le fourgon des
domestiques. Ha, ha, ha! quelle entree! Les pauvres chevaux creveront
avant d'arriver!... En voila un qui bute!... La tete de ma niece
qui parait a une lucarne! Sac a papier! comme elle crie! Furieuse,
furieuse!...
Et le general se frottait les mains comme il en avait l'habitude quand
il etait tres satisfait, et il riait aux eclats. Il voulut rester sur
le perron pour voir se vider cette arche de Noe. Le fourgon arriva et
arreta devant le perron. Mme Papofski ne voyait pas son oncle; elle
poussa a droite, a gauche, tout ce qui lui faisait obstacle, descendit
du fourgon avec l'aide de son courrier; a peine fut-elle a terre qu'elle
appliqua deux vigoureux soufflets sur les joues rouges et suantes de
l'infortune.
"Sot animal, coquin! je t'apprendrai a me planter la, a courir en avant
sans tourner la tete pour me porter secours. Je prierai mon oncle de te
faire donner cent coups de baton.
Le courrier: "Veuillez m'excuser, Maria Petrovna: j'ai couru en avant
d'apres votre ordre! Vous m'aviez commande de courir sans m'arreter,
aussi vite que mon cheval pouvait me porter."
Madame Papofski: "Tais-toi, insolent, imbecile! Tu vas voir ce que mon
oncle va faire. Il te fera mettre en pieces!...
Le general, riant: "Pas du tout; mais pas du tout, ma niece: je ne ferai
ni ne dirai rien, car je vois ce qui en est. Non, je me trompe. Je dis
et j'ordonne qu'on emmene le courrier dans la cuisine, qu'on lui donne
un bon diner, du kvas [2] et de la biere."
[Note 2: Boisson russe qui a quelque ressemblance avec le cidre.]
Madame Papofski, embarrassee: "Comment, vous etes la, mon oncle! Je ne
vous voyais pas... Je suis si contente, si heureuse de vous voir, que
j'ai perdu la tete; je ne sais ce que je dis, ce que je fais! J'etais si
contrariee d'etre en retard! J'avais tant envie de vous embrasser! Et
Mme Papofski se jeta dans les bras de son oncle, qui recut le choc
assez froidement et qui lui rendit a peine les nombreux baisers qu'elle
deposait sur son front, ses joues, ses oreilles, son cou, ce qui lui
tombait sous les levres.
Madame Papofski: "Approchez, enfants, venez baiser les mains de votre
oncle, de votre bon oncle, qui est si bon, si courageux, si aime de vous
tous!"
Et, saisissant ses enfants un a un, elle les poussa vers le general,
qu'ils abordaient avec terreur; le dernier petit, qu'on venait
d'eveiller et de sortir de la berline, se mit a crier, a se debattre.
"Je ne veux pas, s'ecriait-il. Il me battra, il me fouettera; je ne veux
pas l'embrasser!"
La mere prit l'enfant, lui pinca le bras et lui dit a l'oreille:
"Si tu n'embrasses pas ton oncle, je te fouette jusqu'au sang!"
Le pauvre petit Yvane retint ses sanglots et tendit au general sa joue
baignee de larmes. Son grand-oncle le prit dans ses bras, l'embrassa et
lui dit en souriant:
"Non, enfant, je ne te battrai pas, je ne te fouetterai pas; qui est-ce
qui t'a dit ca?"
Yvane: "C'est maman et Sonushka. Vrai, vous ne me fouetterez pas?"
Le general: "Non, mon ami; au contraire, je te gaterai."
Yvane: "Alors vous empecherez maman de me fouetter?"
Le general: "Je crois bien, sois tranquille!"
Le general posa Ivane a terre, se secoua pour se debarrasser des autres
enfants qui tenaient ses bras, ses jambes, qui sautaient apres lui pour
l'embrasser, et offrant le bras a sa niece:
"Venez, Maria Petrovna, venez dans votre appartement. C'est arrange a la
francaise par mon brave Derigny que voici, ajouta-t-il en le designant a
Mme Papofski, aide par sa femme et ses enfants; ils ont des idees et ils
sont adroits comme le sont tous les Francais. C'est une bonne et honnete
famille, pour laquelle je demande vos bontes."
Madame Papofski: "Comment donc, mon oncle, je les aime deja, puisque
vous les aimez. Bonjour, monsieur Derigny, ajouta-t-elle avec un sourire
force et un regard mefiant; nous serons bons amis, n'est-ce pas?"
Derigny salua respectueusement sans repondre.
Madame Papofski, durement: "Venez donc, enfants, vous allez faire
attendre votre oncle. Sonushka, marche a cote de ton oncle pour le
soutenir."
Le general: "Merci, bien oblige, je marche tout seul: je ne suis pas
encore tombe en enfance; Derigny ne me met ni lisieres ni bourrelet."
Madame Papofski, riant aux eclats: "Ah! mon oncle, comme vous etes
drole! Vous avez tant d'esprit!"
Le general: "Vraiment! c'est drole ce que j'al dit? Je ne croyais pas
avoir tant d'esprit."
Madame Papofski, l'embrassant: "Ah! mon oncle! vous etes si modeste!
vous ne connaissez pas la moitie, le quart de vos vertus et de vos
qualites!"
Le general, froidement: "Probablement, car je ne m'en connais pas. Mais
assez de sottises. Expliquez-moi comment vous avez laisse echapper votre
voiture, et pourquoi vous vous etes entasses dans votre fourgon comme
une troupe de comediens."
Les yeux de Mme Papofski s'allumerent, mais elle se contint et repondit
en riant:
"N'est-ce pas, mon cher oncle, que c'etait ridicule? Vous avez du rire
en nous voyant arriver."
Le general: "Ha, ha, ha! je crois bien que j'ai ri; j'en ris encore et
j'en rirai toujours: surtout de votre colere contre le pauvre courrier
qui a recu ses deux soufflets d'un air si etonne; c'est qu'ils etaient
donnes de main de maitre: on voit que vous en avez l'habitude."
Madame Papofski: "Que voulez-vous, mon oncle, il faut bien: huit
enfants, une masse de bonnes, de domestiques! Que peut faire une pauvre
femme separee d'un mari qui l'abandonne, sans protection, sans fortune?
Je suis bien heureuse de vous avoir, mon oncle, vous m'aiderez a
arranger...
--Vous n'avez pas repondu a ma question, ma niece, interrompit le
general avec froideur; pourquoi votre voiture est-elle arrivee avant
vous?"
Madame Papofski: "Pardon, mon bon oncle, pardon; je suis si heureuse
de vous voir, de vous entendre, que j'oublie tout. Nous etions tous
descendus pour nous reposer et marcher un peu, car nous etions dix
dans la voiture; j'avais fait descendre Saveli le cocher et Dmitri le
postillon. Mon second fils, Yegor, a imagine de casser une branche dans
le bois et de taper les chevaux, qui sont partis ventre a terre; j'ai
fait courir Saveli et Dmitri tant qu'ils ont pu se tenir sur leurs
jambes: impossible de rattraper ces maudits chevaux. Alors j'ai
seulement fouette Yegor, et puis nous nous sommes tous entasses avec les
enfants et les bonnes dans le fourgon des domestiques, et nous avons ete
longtemps en route, parce que les chevaux avaient de la peine a tirer.
J'ai fait pousser a la roue par les domestiques pour aller plus vite,
mais ces imbeciles se fatiguaient quand les chevaux avaient galope dix
minutes, et ils tombaient sur la route; il y en a meme un qui est reste
quelque part sur le chemin. Il reviendra plus tard."
Le general, se retournant vers ses domestiques, donna des ordres pour
qu'on allat plus vite avec une charrette a la recherche de ce pauvre
garcon.
Madame Papofski: "Ah! mon cher oncle! comme vous etes bon! Vous etes
admirable!"
Le general, quittant le bras de sa niece: "Assez, Maria Petrovna; je
n'aime pas les flatteurs et je deteste les flatteries. Voici votre
appartement; entrez, je vous suis."
Mme Papofski rougit, entra et se trouva en face de Mme Derigny et des
enfants, qui achevaient les derniers embellissements dans la chambre de
la niece du general. Mme Derigny salua; Jacques et Paul firent leur;
petit salut; Mme Papofski leur jeta un regard hautain, fit une legere
inclinaison de tete et passa. Le general, mecontent du froid accueil
fait a ses favoris, fit un demi-tour, se dirigea, sans prononcer un seul
mot, vers la porte de la chambre, apres avoir fait a Mme Derigny et a
ses deux enfants signe de le suivre, et sortit en fermant la porte apres
lui.
Il retrouva dans le corridor les huit enfants de Mme Papofski, ranges
contre le mur.
Le general: "Que faites-vous donc la, enfants?"
Sonushka: "Mon oncle, nous attendons que maman nous permette d'entrer."
Le general: "Comment, imbeciles! vous ne pouvez pas entrer sans
permission?"
Mitineka: "Oh non! mon oncle: maman serait en colere."
Le general: "Que fait-elle quand elle est en colere?"
Yegor: "Elle nous bat, elle nous tire les cheveux."
Le general: "Attendez, mes amis, je vais vous faire entrer, moi; suivez.
moi et ne craignez rien. Jacques et Paul, faites l'avant-garde des
enfants: vous aiderez a les etablir chez eux."
Le general avanca jusqu'a la porte qui donnait dans l'appartement
des enfants, et les fit tous entrer; puis il alla vers la porte qui
communiquait a la chambre de sa niece, l'entr'ouvrit et lui dit a tres
haute voix:
"Ma niece, j'ai amene les enfants dans leurs chambres; je vais leur
envoyer les bonnes, et je ferme cette porte pour que vous ne puissiez
entrer chez eux qu'en passant par le corridor."
Madame Papofski: "Non, mon oncle; je vous en prie, laissez cette porte
ouverte; il faut que j'aille les voir, les corriger quand j'entends
du bruit. Jugez donc, mon oncle, une pauvre femme sans appui, sans
fortune!... je suis seule pour les elever."
Le general: "Ma chere amie, ce sera comme je le dis, sans quoi je ne
vous viens en aide d'aucune maniere. Et, si pendant votre sejour ici
j'apprends que vous avez fouette, maltraite vos enfants ou vos femmes,
je vous en temoignerai mon mecontentement... dans mon testament."
Madame Papofski: "Mon bon oncle, faites comme vous voudrez; soyez sur
que je ne..."
Tr, tr, tr, la clef a tourne dans la serrure, qui se trouve fermee. Mme
Papofski, la rage dans le coeur, reflechit pourtant aux six cent mille
roubles de revenu de son oncle, a sa generosite bien connue, a son age
avance, a sa corpulence, a ses nombreuses blessures. Ces souvenirs la
calmerent, lui rendirent sa bonne humeur, et elle commenca sa toilette.
On ne lui avait pas interdit de faire enrager ses femmes de chambre:
les deux qui etaient presentes ne recurent que sottises et menaces
en recompense de leurs efforts pour bien faire; mais, a leur
grande surprise et satisfaction, elles ne recurent ni soufflets ni
egratignures.
V
PREMIER DEMELE
Les petits Papofski regardaient avec surprise Jacques et Paul: ni l'un
ni l'autre ne leur baisaient les mains, ne leur faisaient de saluts
jusqu'a terre; ils se tenaient droits et degages, les regardant avec un
sourire. Mitineka: "Mon oncle, qui sont donc ces deux garcons qui ne
disent rien?"
Le general: "Ce sont les petits Francais, deux excellents enfants; le
grand s'appelle Jacques, et l'autre Paul."
Sonushka: "Pourquoi ne nous baisent-ils pas les mains?"
Le general: "Parce que vous etes de petits sots et qu'ils ne baisent que
la main de leurs parents."
Jacques: "Et la votre, general!
--Ils parlent francais! ils savent le francais! s'ecrierent Sonushka,
Mitineka et deux ou trois autres."
Le general: "Je crois bien, et mieux que vous et moi."
Pavlouska: "Est-ce que je peux jouer avec eux, mon oncle?"
Le general: "Tant que tu voudras; mais je ne veux pas qu'on les
tourmente. Allons, soyez sages, enfants; voila vos bonnes qui apportent
les malles. Je m'en vais; soyez prets pour diner dans une heure."
Le general sortit apres leur avoir caresse les joues, tapote amicalement
la tete, et apres avoir recommande aux bonnes d'envoyer les enfants au
salon dans une heure.
"Jouons, dit Mitineka."
Sonushka: "A quoi allons-nous jouer?"
Mitineka: "Au cheval. Dis-donc toi, grand, va nous chercher une corde."
Jacques: "Pour quoi faire? la voulez-vous grande ou petite, grosse ou
mince?"
Mitineka: "Tres grande et tres grosse. Depeche-toi, cours vite."
Jacques ne courut pas, mais alla tranquillement chercher la corde qu'on
lui demandait. Il n'etait pas trop content du ton imperieux de Mitineka:
mais c'etaient les neveux du general, et il crut devoir obeir sans
repliquer.
Pendant qu'il faisait sa commission, Yegor, l'un d'entre eux, age de
huit ans, s'approcha de Paul et lui dit: "Mets-toi a quatre pattes, que
je monte sur ton dos: tu seras mon cheval."
Paul etait fort complaisant: il se mit a quatre pattes; Yegor sauta sur
son dos et lui dit d'aller tres vite, tres vite. Paul avanca aussi vite
qu'il pouvait.
"Plus vite, plus vite! criait Yegor. Nikolai, Mitineka, Pavlouska,
fouettez mon cheval, qu'il aille plus vite!"
Les trois freres saisirent chacun une petite baguette et se mirent a
frapper Paul. Le pauvre petit voulut se relever, mais tous se jeterent
sur lui et l'obligerent a rester a quatre pattes.
Paul criait et appelait Jacques a son secours; par malheur Jacques etait
loin et ne pouvait l'entendre.
"Au galop! lui criait Yegor toujours a cheval sur son dos. Ah! tu es un
mauvais cheval, retif! Fouettez, freres! fouettez!"
Les cris de Paul furent enfin entendus par Mme Derigny; elle accourut,
se precipita dans la chambre, culbuta Yegor, repoussa les autres et
arracha de leurs mains son pauvre Paul terrifie.
"Mechants enfants, s'ecria-t-elle, mon pauvre Paul ne jouera plus avec
vous.
--Vous etes une impertinente, dit Sonushka, et je demanderai a mon oncle
de vous faire fouetter."
Mme Derigny poussa un eclat de rire, qui irrita encore plus les quatre
aines, et emmena Paul sans repondre. Jacques revenait avec la corde;
effraye de voir pleurer son frere, il crut que Mme Derigny l'emmenait
pour le punir.
"Maman, maman, pardonnez a ce pauvre Paul; laissez-le jouer avec les
neveux du general", s'ecria Jacques en joignant les mains. Mais, quand
il sut de Mme Derigny pourquoi elle l'emmenait, et que Paul lui raconta
la mechancete de ces enfants, il voulut, dans son indignation, porter
plainte au general; Mme Derigny l'en empecha.
"Il ne faut pas tourmenter le general de nos demeles, mon petit Jacques,
dit-elle. Ne jouez plus avec ces enfants mal eleves, et Paul n'aura pas
a en souffrir.
--Ils n'auront toujours pas la corde, dit Jacques en embrassant Paul
et en suivant Mme Derigny. T'ont-ils fait bien mal, ces mechants, mon
pauvre Paul?"
Paul: "Non, pas trop; mais tout de meme ils tapaient fort quand
maman est arrivee; et puis j'etais fatigue. Le garcon que les autres
appelaient Yegor etait lourd, et je ne pouvais pas aller vite a quatre
pattes."
Jacques consola son frere de son mieux, aide de Mme Derigny; elle etait
occupee a reparer le desordre de leurs chambres, que Derigny avait
depouillees pour rendre plus commodes celles de Mme Papofski et de ses
enfants. Ils coururent a la recherche de Derigny, qui courait de son
cote pour trouver les objets necessaires au coucher et a la toilette de
sa femme et de ses enfants.
Jacques: "Voila papa, je le vois qui traverse la cour avec d'enormes
paquets. Par ici, maman; par ici, Paul."
Et tous trois se depecherent d'aller le rejoindre.
"Que portez-vous donc, papa? dit Jacques quand il fut pres de lui."
Derigny: "Des oreillers et des couvertures pour nous, mon cher enfant;
nous n'en avions plus, j'avais donne les notres a la niece du general et
a ses enfants."
Paul: "Papa, il faut tout leur reprendre; ils sont trop mechants;
ils m'ont battu, ils m'ont fait aller si vite que je ne pouvais plus
respirer. Yegor etait si lourd, que j'etais ereinte."
Derigny: "Comment? deja? ils ont joue au maitre a peine arrives? C'est
un vilain jeu, auquel il ne faudra pas vous meler a l'avenir, mes
pauvres chers enfants."
Jacques: "C'est ce que nous disait maman tout a l'heure. Si j'avais ete
la, Paul n'aurait pas ete battu, car je serais tombe sur eux a coups de
poing et je les aurais tous rosses."
Derigny, souriant: "Tu aurais fait la une jolie equipee, mon cher
enfant! Battre les neveux du general! c'eut ete une mauvaise affaire
pour nous; le general eut ete fort mecontent, et avec raison. N'oublie
pas qu'il ne faut jamais agir avec ses superieurs comme avec ses egaux,
et qu'il faut savoir supporter avec patience ce qui nous vient d'eux."
Jacques: "Mais, papa, je ne peux pas laisser maltraiter mon pauvre
Paul."
Derigny: "Certainement non, mon brave Jacques; tu l'aurais emmene avant
qu'on l'eut maltraite, et, comme tu es fort et resolu, tu les aurais
facilement vaincus sans les battre."
Jacques: "C'est vrai, papa; une autre fois, je ferai comme vous dites.
Des qu'ils contrarieront Paul, je l'emmenerai.
--C'est tres bien, mon Jacquot, dit Derigny en lui serrant la main."
Paul: "Papa, je ne veux plus aller avec ces mechants.
--C'est ce que tu pourrais faire de mieux, mon cheri, dit Mme Derigny en
l'embrassant. Mais nous oublions que votre papa est horriblement charge,
et nous sommes la les mains vides sans lui proposer de l'aider."
Derigny: "Merci, ma bonne Helene; ce que je porte est trop lourd pour
vous tous."
Madame Derigny: "Nous en prendrons une partie, mon ami." Derigny: "Mais
non, laissez-moi faire."
Jacques et Paul, sur un signe et un sourire de Mme Derigny, se jeterent
sur un des paquets, et parvinrent, apres quelques efforts et des rires
joyeux, a l'arracher des mains de leur pere.
"Encore", leur dit Mme Derigny, les encourageant du sourire et
s'emparant du paquet, qu'elle emporta en courant dans son appartement.
Une nouvelle lutte, gaie et amicale, s'engagea entre le pere et les
enfants; ceux-ci attaquaient vaillamment les paquets; le pere les
defendait mollement, voulant donner a ses enfants le plaisir du
triomphe; Jacques et Paul reussirent a en soustraire chacun un, et tous
trois suivirent Mme Derigny dans leur appartement. Ils se mirent a
l'oeuvre si activement, que le desordre des lits fut promptement repare;
seulement il fallut attendre quelques jours pour avoir les bois de lit,
que Derigny etait oblige de fabriquer lui-meme, et pour la vaisselle,
qu'il fallait acheter a la ville voisine, situee a seize kilometres de
Gromiline.
Leurs arrangements venaient d'etre termines lorsque le general entra. Sa
face rouge, ses yeux ardents, son front plisse, ses mains derriere le
dos, indiquaient une colere violente, mais comprimee.
"Derigny, dit-il d'une voix sourde."
Derigny:"Mon general?"
Le general: "Votre femme, vos enfants,... sac a papier! Pourquoi
cherches-tu a te sauver, Jacques? Reste ici,... pourquoi as-tu peur si
tu es innocent."
Jacques: "J'ai peur, general, parce que je devine ce que vous voulez
dire; vous etes fache et je sens que je ne peux pas me justifier."
Le general: "Que crois-tu que je te reproche?"
Jacques: "Vous m'accusez, general, ainsi que Paul et ma pauvre maman,
d'avoir manque de respect aux enfants de madame votre niece."
Le general: "Ah!!! c'est donc vrai, puisque tu le devines si bien."
Jacques: "Non, mon general; c'est faux."
Le general: "Comment, c'est faux? Je suis donc un menteur, un
calomniateur!"
Jacques: "Non, non, mon bon, mon cher general! mais... je ne veux rien
dire; papa m'a dit que c'etait mal de vous tourmenter en rapportant de
vos neveux et de vos nieces."
Le general se tourna vers Derigny; son visage prit une expression plus
douce, son regard devint affectueux.
Le general: "Merci, mon brave Derigny, de menager mon mauvais caractere;
et toi, Jacques, merci de ce que tu m'as dit et de ce que tu m'as cache.
Mais je te prie de me raconter sincerement ce qui s'est passe et de
m'expliquer pourquoi ma niece est si furieuse."
Jacques; avec hesitation: "Pardon, general... J'aimerais mieux ne rien
dire... Vous seriez fache peut-etre,... ou bien vous ne me croiriez pas
et alors c'est moi qui me facherais, et ce ne serait pas bien."
Le general, souriant:"Ah! tu te facherais? Et que ferais-tu? Tu me
gronderais, tu me battrais?"
Jacques: "Non, general; je ne commettrais pas une si mauvaise action;
mais en moi-meme je serais en colere contre vous, je ne vous aimerais
plus pendant quelques heures; et ce serait tres mal, car vous avez ete
si bon pour papa, maman, pour Paul, pour moi, que je serais honteux
ensuite d'avoir pu vivre quelques heures sans vous aimer.
--Bon, excellent garcon, dit le general attendri, en lui caressant la
joue; tu m'aimes donc reellement malgre mes humeurs, mes coleres, mes
injustices?
--Oh oui! general, beaucoup, beaucoup, repondit Jacques en appuyant ses
levres sur la main du general, nous vous aimons tous beaucoup."
Le general: "Mes bons amis! et moi aussi je vous aime! Vous etes
mes vrais, mes seuls amis, sans flatterie et avec un veritable
desinteressement. Je vous crois, je me fie a vous et je veux votre
bonheur."
Le general, de plus en plus attendri, essuyait ses yeux d'une main,
et de l'autre continuait a caresser les joues de Jacques. La porte
s'entr'ouvrit doucement, et la tete de Yegor parut.
"Mon oncle, maman vous fait demander de lui envoyer tout de suite le
petit Francais et la mere, pour les faire fouetter devant elle."
Le general se retourna; son visage devint flamboyant.
"Entre!" cria-t-il d'une voix tonnante.
Yegor entra.
Le general: "Dis a ta mere que, si elle s'avise de toucher a un seul
de mes Francais, qui sont mes amis, mes enfants,... entends-tu? mes...
en...fants! je la ferai fouetter elle-meme devant moi, jusqu'a ce
qu'elle n'ait plus de peau sur le dos. Va, petit gredin, petit menteur,
va rejoindre tes scelerats de freres et soeurs. Et prenez garde a vous;
si j'apprends qu'on ait maltraite mes petits amis Jacques et Paul, on
aura affaire a moi."
Yegor se retira effraye et tremblant; il courut dire a sa mere, a ses
freres et a ses soeurs ce qu'il venait d'entendre de la bouche de son
oncle.
Mme Papofski pleura de rage, les enfants fremirent d'epouvante.
Apres quelques minutes donnees a la colere, Mme Papofski se souvint des
six cent mille roubles de revenu de son oncle: elle reflechit et se
calma.
"Ecoutez-moi, dit-elle a ses enfants; je veux que vous soyez doux,
complaisants et meme aimables pour ces Francais. Si l'un de vous leur
dit ou leur fait la moindre injure, leur cause la moindre contrariete,
je le fouette sans pitie; et vous savez comme je fouette quand je suis
fachee!"
Les enfants fremirent et promirent de ne jamais contrarier les petits
Francais.
"Et, quand vous les verrez, vous leur demanderez pardon; entendez-vous?
--Oui, maman, repondirent les enfants en choeur.
--Et, quand vous causerez avec votre oncle, vous lui direz chaque fois
que vous aimez tous ces Francais.
--Oui, maman, repeterent les huit voix ensemble.
--C'est bien. Allez-vous-en."
Les enfants se retirerent dans leur chambre, et se regarderent quelque
temps sans parler.
"Je deteste ces Francais, dit enfin Anouchka, qui avait cinq ans.
--Et moi aussi, dirent Sashineka, Nikalai et Pavlouska.
--Chut! taisez-vous, dirent Sonushka et Mitineka; si elle vous
entendait, elle vous arracherait les cheveux."
La menace fit son effet; tous se turent.
"Il faudra tout de meme nous venger, dit Yegor, apres un nouveau
silence.
--Nous verrons ca, mais plus tard", repondit Mitineka a voix basse.
VI
LES PAPOFSKI SE DEVOILENT
Pendant que Mme Papofski donnait a ses enfants des conseils de faussete
et de platitude, conseils dont ses enfants ne devaient guere profiter,
comme on le verra plus tard, le general calmait Derigny, qui etait hors
de lui a la pensee des mauvais traitements qu'auraient pu souffrir
sa femme et son enfant sans l'intervention du bon general, auquel il
raconta, sur son ordre, ce qui s'etait passe entre ses enfants et ceux
de Mme Papofski.
Le general: "Ne vous effrayez pas, mon ami; je connais ma niece, je m'en
mefie, je ne la crois pas; et si l'un de vous avait a se plaindre de
Maria Petrovna ou de ses enfants, je les ferais tous partir dans la
matinee. Je sais pourquoi ils sont venus a Gromiline. Je sais que
ce n'est pas pour moi, mais pour mon argent; ils n'auront rien. Mon
testament est fait; il n'y a rien pour eux. Je ne suis pas si sot que
j'en ai l'air; je connais les amis et les ennemis, les bons et les
mauvais. Au revoir, ma bonne Madame Derigny; au revoir, mes bons petits
Jacques et Paul. Venez, Derigny; le diner doit etre servi, c'est vous
qui etes mon majordome; nous ne pouvons nous passer de vous. Vous
reviendrez ensuite diner et causer avec votre excellente femme et vos
chers enfants."
Le general sortit, suivi de Derigny, et se rendit au salon, ou il trouva
sa niece avec ses quatre aines, qui l'attendaient; les quatre autres,
ages de six, cinq, quatre et trois ans mangeaient encore dans leur
chambre. Le general entra en froncant les sourcils; il offrit pourtant
le bras a sa niece et la conduisit dans la salle a manger. Mme Papofski
etait embarrassee; elle ne savait quelle attitude prendre; elle
regardait son oncle du coin de l'oeil. Quand le potage fut mange, elle
prit bravement son parti et se hasarda a dire:
"Ah! mon oncle! comme j'ai ri quand Yegor m'a fait votre commission;
vous etes si drole, mon oncle! Vous avez dit des choses si amusantes!"
Le general: "Elles etaient trop vraies pour vous paraitre amusantes, ce
me semble, Maria Petrovna. Ce que Yegor vous a dit, je le ferais ou je
le ferai: cela depend de vous.
--Ah! mon oncle, reprit en riant Mme Papofski, qui etouffait de colere
et la comprimait avec peine, vous avez cru ce que vous a dit ce niais de
Yegor; il est bete, il n'a rien compris de ce que je disais."
Le general: "Mais moi j'ai bien compris et je le repete: Malheur a celui
qui touchera a un cheveu de mes Francais!"
Madame Papofski: "Mais, mon oncle, Yegor a dit tres mal! J'avais dit que
vous m'envoyiez vos bons Francais pour voir fouetter une de mes femmes
qui a ete impertinente. Vous, mon oncle, vous ne faites presque jamais
fouetter; vous etes si bon! Alors je croyais que cela les amuserait de
venir voir ca avec moi."
Le general la regarda avec etonnement et mepris. Le mensonge etait si
grossier, qu'il se sentit blesse de l'opinion qu'avait sa niece de son
esprit.
Il la regarda un instant avec des yeux etincelants de colere, mais un
regard jete sur la figure inquiete et suppliante de Derigny lui rendit
son calme.
Le general: "Parlons d'autre chose, ma niece; comment se porte votre
soeur Natalia Petrovna?"
Madame Papofski: "Tres bien, mon oncle; toujours bien."
Le general: "Je la croyais souffrante depuis la mort de son mari."
Madame Papofski: "Du tout, mon oncle; elle est gaie, elle s'amuse, elle
danse; elle n'y pense pas seulement."
Le general: "Pourtant, son voisin M. Nassofkine m'a ecrit il y a
quelques jours, il me dit qu'elle pleurait sans cesse et qu'elle ne
voyait personne."
Madame Papofski: "Non, mon oncle, ne croyez pas ca. Ce Nassofkine ment
toujours, vous savez."
Le general: "Et les enfants de Natalia?"
Madame Papofski: "Toujours insupportables, detestables."
Le general: "Nassofkine m'ecrit que la fille ainee, qui a quinze ans,
Natasha, est charmante et parfaite, et que les deux autres, Alexandre et
Michel, sont aussi bien que Natasha."
Madame Papofski: "Comme il ment! Tous affreux et mechants!"
Le general: "C'est singulier! Je vais ecrire a Natalia Petrovna de venir
ici avec ses trois enfants; je veux les voir."
Madame Papofski: "N'ecrivez pas, mon oncle: ca vous donnera de la peine
pour rien; elle ne viendra pas."
Le general: "Pourquoi ne viendrait-elle pas? Etant jeune, elle m'aimait
beaucoup."
Madame Papofski: "Ah! mon oncle, vous croyez cela? Vous etes trop bon,
vraiment. Elle sait que vous ne voyez pas beaucoup de monde; elle aura
peur de s'ennuyer, et puis elle veut marier sa fille; elle n'a pas le
sou; alors, elle veut attraper quelque richard, vieux et laid."
Le general: "Tout juste! Je suis la, moi! Riche, vieux et laid. Elle me
fera la cour, et je doterai sa fille."
Mme Papofski palit et frissonna; elle trembla pout l'heritage, et ne put
dissimuler son trouble; le general la regardait en dessous; il etait
rayonnant de la peur visible de cette niece qu'il n'aimait pas, et de
l'heureuse idee de faire venir l'autre soeur, dont il avait conserve
le souvenir doux et agreable, et qui, par discretion sans doute, ne
demandait pas a venir a Gromiline. Mme Papofski continua a dissuader son
oncle de faire venir Mme Dabrovine. Le general eut l'air de se rendre
a ses raisonnements, et le diner s'acheva assez gaiement. Mme Papofski
etait satisfaite d'avoir evince sa soeur, dont elle redoutait la grace,
la bonte et le charme; le general etait enchante du tour qu'il preparait
a Mme Papofski et du bien qu'il pouvait faire a Mme Dabrovine. Mme
Papofski fut polie et charmante pour Derigny, auquel elle prodiguait les
louanges les plus exagerees.
"Comme vous decoupez bien, monsieur Derigny! Vous etes un maitre d'hotel
parfait!... Comme M. Derigny sert bien.! c'est un tresor que vous avez
la, mon oncle! il voit tout, il sert tout le monde! Comme je serais
heureuse de l'avoir chez moi!
Le general: "Il est probable que vous n'aurez jamais ce bonheur, ma
niece."
Madame Papofski: "Pourquoi, mon ami? Il est si jeune et si fort!"
Le general, avec ironie: "Et moi je suis si vieux, si gros et si use!"
Madame Papofski: "Ah! mon oncle, comme vous etes mechant! Comment
pouvez-vous dire...?"
Le general: "Mais... puisque vous dites que vous pourrez avoir Derigny
parce qu'il est jeune et fort! C'est donc apres la mort de votre vieil
oncle que vous comptez l'avoir? Non, non, ma chere; mon brave, mon bon
Derigny n'est ni pour vous ni pour personne: il est a moi, a moi seul;
apres moi, il sera a lui-meme, a son excellente femme et a ses enfants."
Mme Papofski se mordit les levres et ne parla plus. Apres le diner le
general alla se promener; toute la bande Papofski le suivit; Sonushka,
sur un signe de sa mere, marcha aupres de son oncle, cherchant a animer
la conversation.
"Mon oncle, dit-elle apres quelques efforts infructueux, comme j'aime
les Francais!"
Le general ne repondit pas.
Sonushka: "Mon oncle, j'aime vos petits Francais; ils sont si bons, si
complaisants! Je voudrais toujours jouer avec eux."
Le general: "Mais eux ne voudront pas jouer avec vous, parce que vous
etes querelleurs, mechants et menteurs."
Sonushka: "Ah! mon oncle! c'est Yegor qui a ete mechant, mais nous ne le
laisserons plus faire."
Le general: "Assez, assez, ma pauvre Sonushka: tu as bien repete ta
lecon. Parlons d'autre chose. Aimes-tu ta tante Natalia Petrovna?"
Sonushka: "Mon oncle,... pas beaucoup."
Le general: "Pourquoi?"
Sonushka: "Parce qu'elle est toujours triste; elle pleure toujours
depuis que mon oncle a ete tue a Sebastopol; elle ne veut voir personne;
alors c'est tres ennuyeux chez elle."
Le general: "Et ses enfants?"
Sonushka: "Mon oncle, ils sont ennuyeux aussi, parce qu'ils sont
toujours avec ma tante, et ce n'est pas amusant."
Le general: "Ah! ils sont toujours avec leur mere? Et pourquoi cela?
Est-ce qu'elle les retient pres d'elle?"
Sonushka: "Oh non! mon oncle, au contraire, elle veut toujours qu'ils
s'amusent, qu'ils sortent; ce sont eux qui veulent rester."
Le general: "Sont-ils laids, ses enfants?"
Sonushka: "Oh non! mon oncle; Natacha est tres jolie, mais elle est
toujours si mal mise! Ma tante est si pauvre! Les autres sont jolis
aussi.
--Ah! ah!" dit le general. Et il continua sa promenade le soir il
demanda a sa niece si, l'odeur du tabac lui serait desagreable."
Madame Papofski: "Du tout, mon oncle, au contraire! Je l'aime tant! Je
me souviens si bien comme vous fumiez quand j'etais petite! J'aimais
tant ca a cause de vous!"
Le general la regarda d'un air moqueur, et se mit a fumer jusqu'au
moment ou, le sommeil le gagnant, il s'endormit dans son fauteuil. Les
enfants allerent se coucher. Mme Papofski alla frapper a la porte de
Derigny, qu'elle trouva sortant de table; ils mangeaient chez eux,
d'apres les ordres du general, qui avait voulu qu'on les servit a part
et dans leur appartement.
"Entrez", dit Mme Derigny. Elle rougit beaucoup lorsqu'elle vit entrer
Mme Papofski; Derigny fit un mouvement de surprise; Jacques et Paul
dirent "Ah!" et tous se leverent.
"Ne vous derangez pas, ma bonne dame: je serais si desolee de vous
deranger! Je viens vous dire combien mes enfants sont faches d'avoir
fait pleurer, sans le vouloir, votre petit garcon. Je les ai bien
grondes; ils ne recommenceront plus. Comme ils sont charmants, vos
enfants! Il faut absolument que je les embrasse!"
Mme Papofski s'approcha de Jacques et de Paul, qui reculaient et
cherchaient a eviter le contact de Mme Papofski; mais Derigny les fit
avancer et ils furent obliges de se laisser embrasser.
"Charmants! repeta-t-elle en se retirant. Adieu, Monsieur Derigny;
adieu, ma chere Madame Derigny. Dites demain matin a mon oncle que je
trouve vos enfants charmants."
Elle se retira en souriant, et laissa les Derigny etonnes et indignes.
Madame Derigny: "En voila une qui est fausse! Ne dirait-on pas qu'elle
nous aime et nous veut du bien?... C'est incroyable! Croit-elle que
j'aie deja oublie sa froideur et ses menaces?"
Derigny: "Est-ce qu'elle reflechit seulement a ce qu'elle dit? Elle voit
les bontes du general pour nous; elle comprend qu'elle ne pourra pas
nous perdre dans son esprit; que notre appui pourra lui etre utile
aupres de son oncle, qu'elle voudrait piller et depouiller; alors elle
change de tactique: elle nous fait la cour au lieu de nous maltraiter."
Paul: "Papa, je n'aime pas cette dame; elle a l'air mechant; tout a
l'heure, quand elle m'embrassait, j'ai cru qu'elle allait me mordre."
Derigny sourit, regarda sa femme qui riait bien franchement, et embrassa
Paul...
Derigny: "Elle ne te mordra pas tant que le general sera la, mon
enfant."
Paul: "Et si le general s'en allait?"
Derigny: "Dans ce cas, elle nous ferait tout le mal qu'elle pourrait;
mais le general ne s'en ira pas sans nous emmener."
Jacques: "Mais si le general venait a mourir, papa?"
Derigny: "Que Dieu nous preserve de ce malheur, mon enfant! Dans ce cas
nous partirions de suite."
Madame Derigny: "Le bon Dieu ne permettra pas que cet excellent general
meure sans avoir le temps de se reconnaitre. N'ayez pas de si terribles
pensees, mes chers enfants; ayons confiance en Dieu, toujours si bon
pour nous. Esperons pour le mieux, et remplissons notre devoir jour par
jour, sans songer a un avenir incertain.
"Toc, toc, peut-on entrer? dirent une demi-douzaine de voix enfantines.
--Une nouvelle invasion de l'ennemi, dit a mi-voix Derigny en riant.
Entrez!"
Les huit petits Papofski se precipiterent dans la chambre, entourerent
Jacques et Paul, et les embrasserent avec la plus grande tendresse.
"Pardonnez-nous! s'ecrierent tous a la fois les quatre grands.
--Pardonnez-leur!" ajouterent les voix aigues des quatre plus jeunes.
Jacques et Paul, bouscules, etouffes, ennuyes, ne repondaient pas et
cherchaient a se degager des etreintes de ces faux amis.
"Je vous en prie, pardonnez-nous, dit Sonushka d'un air suppliant, sans
quoi maman nous fouettera."
Jacques: "Je vous pardonne de tout mon coeur, et Paul aussi."
Paul: "Non, pas moi, je ne leur pardonnerai jamais."
Mitineka: "Je vous supplie, petit Francais, pardonnez-nous."
Paul: "Non, je ne veux pas."
Jacques: "Ce n'est pas bien, Paul, de ne pas pardonner a ses ennemis. Tu
vois que je pardonne, moi?"
Paul: "Je veux bien leur pardonner ce qu'ils m'ont fait, a moi: mais ces
mechants ont voulu faire battre maman, et je ne leur pardonnerai jamais
cela."
Jacques: "Mais puisqu'ils en sont bien faches."
Paul: "Non, ils font semblant."
Un concert de sanglots et de gemissements se fit entendre; les huit
enfants pleuraient et se lamentaient.
"On va nous fouetter! hurlaient-ils. Petit Francais, nous te donnerons
tout ce que tu voudras; pardonne-nous."
Paul: "Demandez pardon a maman: si elle vous pardonne, je vous
pardonnerai aussi."
Le groupe sanglotant se tourna vers Mme Derigny, en joignant les mains
et en demandant grace.
Madame Derigny: "Que Dieu vous pardonne comme je vous pardonne, pauvres
enfants; Et toi, Paul, ne fais pas le mechant et pardonne quand on te
demande pardon.
--Je vous pardonne comme maman, dit Paul d'un ton majestueux.
--Merci, merci; nous vous aimerons beaucoup: maman l'a ordonne. Adieu,
Francais; a demain."
Les huit enfants firent force saluts et reverences, et s'en allerent
avec autant de precipitation qu'ils etaient entres.
Derigny, qui avait ecoute et regarde en tournant sa moustache sans mot
dire, leva les epaules et soupira.
"Ces petits malheureux, comme ils sont eleves! Ce n'est pas leur faute
s'ils sont mechants, menteurs, calomniateurs, laches, hypocrites! Ils
sont terrifies par leur mere."
Jacques: "Papa, est-ce qu'il faudra jouer avec eux quand ils nous le
demanderont?"
Derigny: "Il faudra bien, mon Jacquot, mais le plus rarement possible;
et prends garde, mon petit Paul, d'aller avec eux sans Jacques."
Paul: "Jamais papa; j'aurais trop peur."
Il etait tard, on alla se coucher.
VII
LE COMPLOT
Derigny etait un soir pres du general; quelques jours s'etaient passes
depuis l'arrivee de Mme Papofski, et tout avait marche le plus doucement
du monde. Le general se frottait les mains et riait: il meditait
certainement une malice.
"Derigny, mon ami, dit-il d'un air joyeux, je vous ai prepare de
l'ouvrage."
Derigny: "Tant que vous voudrez, mon general: mon temps est tout a vous,
et je ne saurais l'employer plus agreablement qu'a vous servir."
Le general: "Toujours le meme! toujours devoue! C'est que, voyez-vous,
mon ami, j'attends du monde sous peu de jours, et il me faudra des lit
a la francaise, des toilettes et un ameublement complet, et vous seul
pouvez le faire."
Derigny: "Je suis pret, mon general. Que faut-il avoir? Pour combien de
personnes?"
Le general: "Une femme, une jeune personne et deux garcons de dix et
douze ans."
Derigny: "Combien de jours, mon general, me donnez-vous pour tout
preparer?"
Le general: "Quinze jours et autant de monde que vous en demanderez."
Derigny: "Ce sera fait, mon general."
Le general: "Bravo! admirable! Ne menagez rien! Que ce soit mieux que
chez la Papofski."
Derigny: "Mon general, pourrai-je aller a la ville acheter ce qu'il me
faudra en vaisselle, meubles, etc?"
Le general: "Allez ou vous voudrez, achetez ce que vous voudrez: je vous
donne carte blanche."
Derigny: "Quelles sont les chambres qu'il faut arranger, mon general?"
Le general: "Les plus belles! celles qui etaient si abimees et que j'ai
fait remettre a neuf sous votre direction. Et vous ne me demandez pas
pourquoi je vous donne tant de mal?"
Derigny: "Je ne me permettrais pas une pareille indiscretion, mon
general."
Le general: "C'est pour ma niece.
--Mme Papofski? s'ecria Derigny en faisant un saut en arriere."
Le general, riant aux eclats: "Vous voila! c'est ca que j'attendais! Le
coup de theatre; les yeux ecarquilles! le saut en arriere! la bouche
ouverte! Ah! ah! ah! est-il etonne!... Eh bien, non, mon ami, je ne vous
ferais pas la malice de vous faire travailler pour cette niece mechante,
hypocrite et rusee... N'allez pas lui redire ca, au moins."
Derigny, riant: "Il n'y a pas de danger, mon general."
Le general: "Bon! C'est pour mon autre niece, Natalia, qui etait bonne
et aimante quand je l'ai quittee il y a dix ans, et qui est encore,
d'apres le mal que m'en a dit Maria Petrovna, le tres rare mais vrai
type russe; ses enfants doivent etre excellents; je leur ai ecrit a tous
d'arriver. Et nous allons avoir une entrevue charmante entre les deux
soeurs; la Papofski sera furieuse! Elle ne sait rien. Arrangez-vous pour
qu'elle ne devine rien, Faites travailler dans le village, et profitez
des heures ou elle sera sortie pour faire apporter les lits et
les meubles dans le bel appartement. J'irai voir tout ca, mais en
cachette... La bonne idee que j'ai eue la; ah! ah! ah! la bonne farce
pour la Papofski!"
Derigny et sa femme se mirent a l'oeuvre des le lendemain; Derigny alla
a Smolensk acheter ce qui lui etait necessaire; les menuisiers, les
serruriers, les ouvriers de toute espece furent mis a sa disposition;
on fabriqua des lits, des commodes, des tables, des fauteuils, des
toilettes; Derigny et sa femme remplacerent les tapissiers qui
manquaient. Le general allait et venait, distribuait des gratifications
et de l'eau-de-vie, encourageait et approuvait tout. Les paysans
travaillaient de leur mieux et benissaient le Francais qui leur valait
la bonne humeur et les dons genereux de leur maitre. Vassili etait;
reconnaissant de l'humanite de Derigny, qui lui avait epargne les cent
coups de baton auxquels l'avait condamne le general dans un premier
moment de colere, et dont il n'avait plus parle; il secondait Derigny
avec l'intelligence qui caracterise le peuple russe. Avant les quinze
jours, tout etait termine, les meubles mis en place, les fenetres et les
lits garnis de rideaux; quand le general alla visiter l'appartement
destine a Mme Dabrovine, il temoigna une joie d'enfant, admirant tout:
l'elegance des draperies, le joli et le brillant des meubles, la beaute
des sieges. Il s'assit dans chaque fauteuil, examina tous les objets de
toilette, se frotta les mains, donna une poignee d'assignats a Vassili
et aux ouvriers, et, se tournant vers Derigny et sa femme: "Quant a
vous, mes amis, ce n'est pas avec de l'or que je reconnais votre zele,
votre activite, votre talent; ce serait vous faire injure. Non, c'est
avec mon coeur que je vous recompense, avec mon amitie, mon estime et ma
reconnaissance! C'est que vous avez fait la un vrai tour de force, un
coup de maitre! Merci, mille fois merci, mes bons amis! (Le general leur
serra les mains.) Ah! Maria Petrovna! vous allez etre punie de votre
mechancete! Grace a mes bons Derigny, vous allez avoir une colere
furieuse! et d'autant plus terrible que vous n'oserez pas me la
montrer!... Quand donc ma petite Dabrovine arrivera-t-elle avec sa
Natasha et ses deux garcons? Je donnerais dix mille, vingt mille roubles
pour qu'elle arrivat aujourd'hui meme."
Le general quitta l'appartement presque en courant, pour aller voir s'il
ne voyait rien venir. Derigny et sa femme etaient heureux de la joie
du bon et malicieux general; et peut-etre partageaient-ils un peu la
satisfaction qu'ils laissaient eclater de la colere presumee de Mme
Papofski.
Jacques et Paul, presents a cette scene, riaient et sautaient. Ils
avaient habilement evite les prevenances hypocrites des petits Papofski,
et avaient reussi a ne pas jouer une seule fois avec eux. Quand ils les
rencontraient, soit dans la maison, soit dehors, ils feignaient d'etre
presses de rejoindre leurs parents, qui les attendaient, disaient-ils;
et, quand les petits Papofski insistaient, ils s'echappaient en courant,
avec une telle vitesse, que leurs poursuivants ne pouvaient jamais les
atteindre. Lorsque Jacques et Paul voulaient prendre leurs lecons et
s'occuper tranquillement, ils s'enfermaient a double tour dans
leur chambre avec Mme Derigny, et tous riaient sous cape quand ils
entendaient appeler, frapper a la porte. Mme Papofski profitait de
toutes les occasions pour temoigner "son amitie", son admiration aux
excellents Francais de son bon oncle; malgre la politesse respectueuse
des Derigny, elle se sentait demasquee et repoussee. La conduite de son
oncle l'inquietait: il l'evitait souvent, ne la recherchait jamais, lui
lancait des mots piquants, moitie plaisants, moitie serieux, qu'elle
ne savait comment prendre. Deux ou trois fois elle avait essaye de
l'attendrissement, des pleurs: le general l'avait chaque fois quittee
brusquement et n'avait pas reparu de la journee; alors elle changea de
maniere et prit en plaisantant les attaques les plus directes et les
plus blessantes. Quelquefois le general etait pris d'acces de gaiete
folle; il plaignait sa niece de la vie ennuyeuse qu'il lui faisait
mener; il lui promettait du monde, des distractions; et alors sa gaiete
redoublait; il riait, il se frottait les mains, il se promenait en long
et en large, et dans sa joie il courait presque.
VIII
ARRIVEE DE L'AUTRE NIECE
Le jour meme ou le general avait temoigne si ardemment le desir de voir
arriver sa niece Dabrovine, et ou il etait alle bien loin sur la grande
route, esperant la voir venir, il apercut un nuage de poussiere qui
annoncait un equipage. Il s'arreta haletant et joyeux; le nuage
approchait; bientot il put distinguer une voiture attelee de quatre
chevaux arrivant au grand trot. Quand la voiture fut assez pres pour
que ses signaux fussent apercus, il agita son mouchoir, sa canne, son
chapeau, pour faire signe au cocher d'arreter. Le cocher retint ses
chevaux; le general s'approcha de la portiere et vit une femme encore
jeune et charmante, en grand deuil; pres d'elle etait une jeune personne
d'une beaute remarquable; en face, deux jeunes garcons. Sur le siege,
pres du cocher, etait une personne qui avait l'apparence d'une femme de
chambre.
"Natalie! ma niece! dit le general en ouvrant la portiere.
--Mon oncle! c'est vous! repondit Mme Dabrovine (car c'etait bien elle)
en s'elancant hors de la voiture et en se jetant au cou du general.
Oh! mon oncle! mon bon oncle! Quel terrible malheur depuis que je
ne vous ai vu! Mon pauvre Dmitri! mon excellent mari! tue! tue a
Sebastopol!"
Mme Dabrovine s'appuya en sanglotant sur l'epaule de son oncle. Le
general, emu de cette douleur si vive et si vraie, la serra dans ses
bras et s'attendrit avec elle.
Le general: "Ma pauvre enfant! ma chere Natalie! Pleure, mon enfant,
pleure dans les bras de ton oncle, qui sera ton pere, ton ami!...Pauvre
petite! Tu as bien souffert!"
Madame Dabrovine: "Et je souffrirai toujours, mon cher oncle! Comment
oublierai-je un mari si bon, si tendre? Et mes pauvres enfants! Ils
pleurent aussi leur excellent pere, leur meilleur ami! Mon chagrin
augmente le leur et les desespere."
Le general: "Laisse-moi embrasser les enfants, ma chere Natalie, ils
m'ont oublie, mais moi j'ai pense bien souvent a vous tous."
Madame Dabrovine: "Descends, Natasha; et vous aussi, Alexandre et
Michel. Votre oncle veut vous embrasser."
Natasha s'elanca de la berline et embrassa tendrement son vieil oncle,
qu'elle n'avait pas oublie, malgre sa longue absence.
"Laisse-moi te regarder, ma petite Natasha, dit le general apres l'avoir
embrassee a plusieurs reprises. Le portrait de ta mere! Comme si je la
voyais a ton age!... Ma chere enfant! Tu aimeras encore ton vieux gros
oncle? tu l'aimais bien quand tu etais petite.
--Je l'aime encore et je l'aimerai toujours, repondit Natasha avec un
affectueux sourire; surtout, ajouta-t-elle tout bas, si vous pouvez
consoler un peu pauvre maman, qui est si malheureuse.
--Je ferai ce que je pourrai, mon enfant!... Et les autres, je veux
aussi leur donner le baiser paternel."
Alexandre et Michel se laisserent embrasser par le general.
Le general: "Y a-t-il de la place pour moi, mes enfants, dans votre
voiture?"
Natasha: "Certainement, mon oncle; je me mettrai en face de vous avec
Alexandre et Michel et vous serez pres de maman."
Le general fit monter en voiture sa niece Dabrovine, malgre une legere
resistance, car elle aurait voulu faire monter son oncle le premier. A
toi, Natasha, maintenant; monte! Appuie-toi sur mon bras."
Natasha: "Non, mon oncle, je me mettrai en face de vous quand vous serez
place.
--Alors, montez, les petits, dit le general en souriant. A toi a
present, ma petite Natasha."
Natasha: "Pas avant vous, mon oncle; je vous en prie."
Le general: "Comme tu voudras, mon enfant... Houp! je monte."
Et le general se hissa peniblement.
Natasha sauta legerement et prit place en face de son oncle. Pour la
premiere fois depuis deux ans, un sourire vint animer le visage doux et
triste de Mme Dabrovine. Ce sourire fut apercu par Natasha, qui dans
sa joie serra les mains de son oncle en lui disant a l'oreille: "Elle
sourit".
L'oncle sourit aussi et regarda avec tendresse sa niece et sa
petite-niece; il se pencha a la portiere, et cria au cocher d'aller
aussi vite que le permettrait la fatigue, de ses chevaux.
Le general adressa une foule de questions a sa niece et aux enfants, et
decouvrit, malgre l'intention visible de sa niece de le lui dissimuler,
qu'ils etaient pauvres, et que c'etait par necessite qu'ils vivaient
toujours a la campagne, aussi retires que le permettait leur nombreux
voisinage.
"Nous arrivons, dit le general; voici mon Gromiline; c'est la que je
vous ai vus pour la derniere fois."
Madame Dabrovine: "Et. c'est la que j'ai ete longtemps heureuse pres de
vous avec mon pauvre Dmitri, mon cher oncle."
Le general: "Et c'est la, je l'espere, mon enfant, que tu vivras
desormais; tu y seras comme chez toi, et je veux que tu y jouisses de la
meme autorite que moi-meme."
Madame Dabrovine: "Je n'abuserai pas de votre permission, mon bon
oncle!"
Le general: "J'en suis bien sur, et c'est pourquoi je te la donne; mais
tu en useras, je le veux. Ah! pas de replique! Tu te souviens que je
suis mechant quand on me resiste."
Mme Dabrovine se pencha en souriant vers son oncle et lui baisa la main.
Les yeux de Natasha brillerent. Sa mere avait encore souri.
IX
TRIOMPHE DU GENERAL
La voiture approchait du perron; des domestiques accouraient de tous
cotes; Mme Papofski, que ses enfants avaient avertie de l'approche d'une
visite, s'etait postee sur le perron pour voir descendre les invites du
general.
"Enfin! se disait-elle, voici quelqu'un! Je ne serai plus toujours seule
avec ce mechant vieux qui m'ennuie a mourir."
Elle ne put retenir un cri de surprise en voyant le general sortir de
cette vieille berline; sa corpulence remplissait la portiere et masquait
les personnes que contenait la voiture.
"Comment mon oncle, vous la-dedans?
--Oui, Maria Petrovna, c'est moi, dit le general en s'arretant sur le
marchepied et en continuant a masquer son autre niece aux regards avides
de Mme Papofski. Je vous amene du monde: devinez qui.
Madame Papofski: Comment puis-je deviner, mon oncle? Je ne connais aucun
de vos voisins; vous n'avez jamais invite personne.
Le general: Ce ne sont pas des voisins, ce sont des amis que je vous
amene, d'anciens amis; car vous n'etes pas jeune, Maria Petrovna."
Mme Papofski rougit beaucoup et voulut repondre, mais elle se mordit les
levres, se tut et attendit.
"Voila! dit le general apres l'avoir contemplee un instant avec un
sourire de triomphe. Voila vos amis!"
Il descendit, se tourna vers la portiere, fit descendre sa petite-niece
(Mme Papofski ne put retenir un sourd gemissement: une paleur livide
remplaca l'animation de son teint: elle chancela et s'appuya sur
l'epaule de son oncle.)
Le general: Vous voila satisfaite! J'avais raison de dire d'anciens
amis! J'aime cette emotion a le vue de votre soeur. C'est bien. Je m'y
attendais."
Le general avait l'air rayonnant; son triomphe etait complet. Mme
Papofski luttait contre un evanouissement; elle voulut parler, mais a
bouche entr'ouverte ne laissait echapper aucun son; elle eut pourtant la
pensee confuse que son trouble pouvait etre interprete favorablement;
cet espoir la ranima, ses forces revinrent; elle s'approcha de sa soeur
tremblante:
"Pardon, ma soeur, j'ai ete si saisie!
Le general: avec malice. Et si heureuse!
Madame Papofski, avec hesitation: Oui, mon oncle: vous l'avez dit: si
heureuse de voir cette pauvre Natalie.
Le general, de meme: Et chez moi encore. Cette circonstance a du
augmenter votre bonheur.
Madame Papofski, d'une voix faible: Certainement, mon oncle. Je suis...,
j'ai..., je sens... la joie....
Le general, riant: Eh! embrasses-vous! Embrassez votre niece, vos
neveux, Maria Petrovna; et remettez-vous." Mme Papofski embrassa en
fremissant soeur, niece et neveux."Viens, mon enfant, que je te mene a
ton appartement, dit le general en prenant le bras de Mme Dabrovine.
Suivez-nous, Maria Petrovna."
Le langage affectueux du general a Natalie occasionna a Mme Papofski un
nouveau fremissement; elle repoussa Natasha et ses freres, qui resterent
un peu en arriere, et suivit machinalement.
Le general pressait le pas; en arrivant pres de la porte du bel
appartement, il quitta le bras de Natalie, la porte s'ouvrit; Derigny,
sa femme et ses enfants attendaient le general avec sa niece a l'entree
de la porte.
Le general: Te voici chez toi, ma chere enfant, et je suis sur que tu y
seras bien, grace a mon bon Derigny que voici, a son excellente femme
que voila, et meme a leurs enfants, mes deux petits amis, Jacques et
Paul, qui ont travaille comme des hommes. Je te les presente tous et je
les recommande a ton amitie.
Madame Dabrovine: D'apres cette recommandation, mon oncle, vous devez
etre assure que je les aimerai bien sincerement, car ils vous ont sans
doute donne des preuves d'attachement, pour que vous en parliez ainsi."
Et Mme Dabrovine fit un salut gracieux a Derigny et a sa femme,
s'approcha de Jacques et de Paul qu'elle baisa au front en leur
disant:"J'espere, enfants que vous serez bons amis avec les miens, qui
sont a peu pres de votre age; vous leur apprendrez le francais, ils
vous apprendront le russe; ce seront des services que vous vous rendrez
reciproquement.
--Entrez, entrez tous, s'ecria le general, et voyez ce qu'a fait
Derigny, en quinze jours, de cet appartement sale et demeuble."
Mme Papofski se precipita dans la premiere piece, qui etait un joli
salon ou salle d'etude. Rien n'avait ete oublie; des meubles simples,
mais commodes, une grande table de travail, un piano, une jolie tenture
de perse a fleurs, des rideaux pareils, donnaient a ce salon un aspect
elegant et confortable.
Mme Papofski restait immobile, regardant de tous cotes, palissant de
plus en plus. Mme Dabrovine examinait, d'un oeil triste et doux, les
details d'ameublement qui devaient rendre cette piece si agreable a
habiter; quand elle eut tout vu, elle s'approcha de son oncle, les yeux
pleins de larmes, et, lui baisant la main:
"Mon oncle, que vous etes bons! Oui, bien bon! Quels soins aimables!"
Natasha avait couru a tous les meubles, avait tout touche, tout examine;
en terminant son inspection, elle vint se jeter au cou de son oncle et
l'embrassa a plusieurs reprises en s'ecriant:
"Que c'est joli, mon oncle, que c'est joli! Je n'ai jamais rien vu de si
joli, de si commode. Nous resterons ici toute la journee, maman et moi;
et vous, mon oncle, vous viendrez nous y voir tres souvent et tres
longtemps; vous fumerez la, dans ce bon fauteuil, pres de cette fenetre,
d'ou l'on a une si jolie vue, car je me souviens que vous aimez a fumer.
Alexandre, Michel et moi, nous travaillerons autour de cette belle
table; nous jouerons du piano, et pauvre maman sera la tout pres de
vous.
Madame Papofski: avec un sourire force. Et moi, Natasha, ou est ma
place?
Natasha, embarrassee et rougissant: Pardon, ma tante; je ne pensais
pas... qu'il vous fut agreable... de..., de....
--...de sentir l'odeur du tabac, cria le general en embrassant a son
tour sa bonne et aimable petite-niece, et en riant aux eclats.
--Merci, mon oncle, lui dit Natasha a l'oreille en lui rendant son
baiser, je l'avais oubliee.
Le general: Allons dans les chambres a coucher a present. Voici la
tienne, mon enfant." Nouvelle surprise, nouvelles exclamations, et
fureur redoublee de Mme Papofski, qui comparait son appartement avec
celui de la soeur qu'elle detestait. Natasha et ses freres couraient de
chambre en chambre, admiraient, remerciaient. Quand ils surent que tout
etait l'ouvrage des Derigny, Natasha se jeta au cou de Mme Derigny
et serra les mains de Derigny, pendant que les deux plus jeunes
embrassaient avec une joie folle Jacques et Paul.
Le general ne se possedait pas de joie; il riait aux eclats, il se
frottait les mains, selon son habitude dans ses moments de grande
satisfaction, il marchait a grands pas, il regardait avec tendresse
Mme Dabrovine, qui souriait des explosions de joie de ses enfants,
et Natasha, dont les yeux rayonnants exprimaient le bonheur et la
reconnaissance; sans cesse en passant et repassant devant son oncle elle
deposait un baiser sur sa main ou sur son front.
"Mon oncle, mon oncle, s'ecria-t-elle, que je suis heureuse! Que vous
etes bon!
Le general: Et moi donc, mes enfants! Je suis heureux de votre joie!
Depuis de longues, longues annees, je n'avais vu autour de moi une
pareille satisfaction. Une seule fois, en France, j'ai fait des heureux:
mes bons Derigny et leurs frere et soeur, Moutier et Elfy.
Natasha: Oh! mon oncle, racontez-nous ca, je vous en prie. Je voudrais
savoir comment vous avez fait et ce que vous avez fait.
--Plus tard, ma fille, repondit le general en souriant; ce serait trop
long. A present, reposez-vous, arrangez-vous dans votre appartement.
Derigny va vous envoyer votre femme de chambre! dans une heure nous
dinerons. Maria Petrovna, restez-vous avec votre soeur?
Madame Papofski: Oui.... Non,... c'est-a-dire... je voudrais presenter
mes enfants a Natalie.
Le general: Vous avez raison; allez, allez. Moi je vais avec Derigny a
mes affaires."
Mme Papofski sortit, courut chez elle, regarda avec colere le maigre
ameublement de sa chambre, et, se laissant aller a sa rage jalouse, elle
tomba sur son lit en sanglotant.
"L'heritage! pensait-elle. Six cent mille roubles de revenu! Une terre
superbe! Il ne me les laissera pas! Il va tout donner a cette odieuse
Natalie, qui fait la desolee et la pauvre pour l'apitoyer. Et sa sotte
fille! qui saute comme si elle avait dix ans! qui se jette sur lui, qui
l'embrasse! Et lui, gros imbecile, qui croit qu'on l'adore, qui trouve
ces gambades charmantes.... Il tutoie ma soeur, et moi il m'appelle
Maria Petrovna! Il les embrasse tous, et nous il nous repousse! Il fait
arranger un appartement comme pour des princes! eux qui sont dans la
misere, qui mangent du pain noir et du lait caille, qui couchent sur
des planches, qui ont a peine des habits de rechange! Et moi, qui suis
riche, qui suis habituee a l'elegance, il me traite comme ces vilains
Derigny que je deteste. J'ai bien su par mes femme que c'etaient les
meubles et les lits des Derigny qu'on m'avait donnes.
Ces reflexions et mille autres l'occuperent si longtemps, qu'on vint lui
annoncer le diner avant qu'elle eut seche ses larmes; elle s'elanca de
son lit, passa en toute hate de l'eau fraiche sur ses yeux bouffis,
lissa ses cheveux, arrangea ses vetements et alla au salon, ou elle
trouva le general avec Mme Dabrovine et ses enfants, qui jouaient avec
leurs cousins et cousines.
"Nous vous attendons, Maria Petrovna, dit le general en s'avancant vers
elle et lui offrant son bras. Natalie, je donne le bras a ta soeur,
quoique tu sois nouvellement arrivee, parce qu'elle est la plus vieille;
elle a bien dix ou douze ans de plus que toi.
Madame Dabrovine, embarrassee: Oh non! mon oncle, pas a beaucoup pres.
Madame Papofski, piquee: Ma soeur, laissez dire mon oncle. Ca l'amuse de
me vieillir et de vous rajeunir.
Le general, enchante: Mettez que je me sois trompe de deux ou trois ans,
ma niece; Natalie a trente-deux ans, vous en avez bien quarante-deux.
Madame Papofski: Cinquante, mon oncle, soixante, si vous voulez.
Le general, avec malice: He! he! nous y arriverons, ma niece; nous y
arriverons. Voyons, vous etes nee en mil huit cent seize....
Madame Papofski: Ah! mon oncle, a quoi sert de compter, puisque je veux
bien vous accorder que j'ai soixante ans?
Le general: Du tout, du tout, les comptes font les bons amis, et...
Madame Dabrovine: Mon cher oncle, nous voici dans la salle a manger; je
dois avouer que j'ai si faim....
Le general: Et moi j'ai faim et soif de la verite; alors je dis de mil
huit cent....
Madame Dabrovine: La verite, la voici, mon oncle; c'est que vous etes
un peu taquin comme vous l'etiez jadis, et que vous vous amusez a
tourmenter la pauvre Maria, qui ne vous a rien fait pourtant. Regardez
Natasha, comme elle vous regarde avec surprise."
Le general se retourna vivement, quitta le bras de Mme Papofski et fit
asseoir tout le monde. "Est-ce vrai que tu t'etonnes de ma mechancete,
Natasha? Tu me trouves donc bien mauvais?
Natasha: Mon oncle...."
Natasha rougit et se tut.
Le general, souriant: Parle, mon enfant, parle sans crainte... Puisque
je viens de dire que j'ai faim et soif de la verite.
Natasha: Mon oncle, il me semble que vous n'etes pas bon pour ma tante,
et c'est ce qui cause mon etonnement; je vous ai connu si bon, et maman
disait de meme chaque fois qu'elle parlait de vous.
Le general: Et a present, que dis-tu, que penses-tu?
Natasha: Je pense et je dis que je vous aime, et que je voudrais que
tout le monde vous aimat.
Le general: Nous reparlerons de cela plus tard, ma petite Natasha; en
attendant que je me corrige de mon humeur taquine, dinons gaiement; je
te promets de ne plus faire enrager ta tante.
Natasha: Merci, mon oncle. Vous me pardonnez, n'est-pas pas, d'avoir
parle franchement?
Le general, riant: Non seulement je te pardonne, mais je te remercie; et
je te nomme mon conseiller prive."
Le general, de plus en plus enchante de ses nouveaux convives, fut d'une
humeur charmante; il reussit a egayer sa niece Dabrovine, qui sourit
plus d'une fois de ses saillies originales. Dans la soiree, les enfants
allerent jouer dans une grande galerie attenant au salon. Natasha allait
et venait animait les jeux qu'elle dirigeait, faisait sourire sa mere
et rire son oncle par sa joie franche et naive. Plusieurs jours se
passerent ainsi; le general s'attachait de plus en plus a sa niece
Dabrovine et detestait de plus en plus les Papofski. Un soir Natasha
accourut dans le salon.
"Mon oncle, dit-elle, permettez-vous que j'aille chercher Jacques et
Paul pour jouer avec nous? ils doivent avoir fini de diner.
Le general: Va, mon enfant; fais ce que tu voudras." Natasha embrassa
son oncle et partit en courant; elle ne tarda pas a revenir suivie de
Jacques et de Paul. Jacques s'approcha du general.
"Vous permettez, general, que nous jouions avec vos neveux et vos
nieces? Mlle Natalie nous a dit que vous vouliez bien nous laisser venir
au salon.
Le general: Certainement, mon bonhomme; Natasha est mon charge
d'affaires; fais tout ce qu'elle te dira."
Jacques ne se le fit pas repeter deux fois et entraina Paul a la
suite de Natasha. On les entendait du salon rire et jouer; le general
rayonnait; Mme Dabrovine le regardait avec une satisfaction affectueuse;
Mme Papofski s'agitait, s'effrayait du tapage des enfants, qui devait
faire mal a son bon oncle, disait-elle.
Le general, avec impatience: Laissez donc, Maria Petrovna; j'ai entendu
mieux que ca en Circassie et en Crimee! Que diable! je n'ai pas les
oreilles assez delicates pour tomber en convulsions aux rires et aux
cris de joie d'une troupe d'enfants.
Madame Papofski: Mais mon cher oncle, on ne s'entend pas ici, vous ne
pouvez pas causer.
Le general: Eh bien, le grand malheur! Est-ce que j'ai besoin de causer
toute la soiree? Je me figure que je suis pere de famille; je jouis
du bonheur que je donne a mes petits-enfants et du calme de ma pauvre
Natalie."
Mme Papofski se mordit les levres, reprit sa tapisserie et ne dit plus
mot pendant que le general causait avec Mme Dabrovine; elle lui donnait
mille details interessants sur sa vie intime des dix dernieres annees,
et sur ses enfants, dont elle faisait elle-meme l'education.
La conversation fut interrompue par une dispute violente et des cris de
fureur.
Le general: Eh bien, qu'ont-ils donc la-bas?
Madame Dabrovine: Je vais voir, mon oncle; ne vous derangez pas." Mme
Dabrovine entra dans la galerie; elle trouva Alexandre qui se battait
contre Mitineka et Yegor; Michel retenait fortement Sonushka; et
Jacques, les yeux brillants, les poings fermes, se tenait en attitude
de boxe devant Paul, qui essuyait des larmes qu'il ne pouvait retenir.
Natasha cherchait vainement a separer les combattants. Les autres
criaient a qui mieux mieux.
L'entree de Mme Dabrovine retablit le calme comme par enchantement. Elle
s'approcha d'Alexandre et lui dit severement:
"N'etes-vous pas honteux, Alexandre, de vous battre avec votre cousine?"
Les enfants commencerent a parler tous a la fois; Natasha se taisait. Sa
mere, ne comprenant rien aux explications des enfants, dit a Natasha de
lui raconter ce qui s'etait passe. Natasha rougit et continua a garder
le silence.
"Pourquoi ne reponds-tu pas, Natasha?
--Maman, c'est qu'il faudrait accuser... quel qu'un, et je ne voudrais
pas....
--Mais j'ai besoin de savoir la verite, ma chere enfant, et je t'ordonne
de me dire sincerement ce qui s'est passe.
--Maman, puisque vous l'ordonnez, dit Natasha, voila ce qui est arrive:
Alexandre et Michel ont voulu defendre le pauvre petit Paul que
Mitineka, Sonushka et Yegor tourmentent depuis longtemps. Jacques et
moi, nous avons fait ce que nous avons pu pour le proteger, mais ils se
sont reunis tous contre nous et ils se sont mis a nous battre. Voyez
comme Michel est griffe et comme Alexandre a les cheveux arraches. Quant
au bon petit Jacques, il n'a pas donne un seul coup, mais il en a recu
plusieurs.
--Venez au salon, Alexandre, Michel, avec Jacques et Paul, dit Mme
Dabrovine, et laissez vos cousins et cousins se quereller entre eux."
Le general avait entendu Natasha et sa niece; il ne dit rien, se leva,
laissa entrer au salon Mme Dabrovine et sa suite, entra lui-meme dans
la galerie, tira vigoureusement les cheveux et les oreilles aux trois
aines, distribua quelques coups de pied a tous, rentra au salon et se
remit dans son fauteuil.
Il appela Natasha.
"Dis-moi, mon enfant, qu'ont-ils fait a mon pauvre petit Paul.
Mon oncle, nous jouions aux malades. Paul etait un des malades;
Mitineka, Sonushka et Yegor, qui etaient les medecins, ont voulu le
forcer a avaler une boulette de toiles d'araignees; le pauvre petit
s'est debattu Jacques est accouru pour le defendre; ils ont battu
Jacques, qui ne leur a pas rendu un seul coup; ils l'ont jete par terre,
et ils allaient s'emparer de nouveau de Paul malgre les prieres de
Jacques, quand Alexandre et Michel, indignes, sont venus au secours de
Jacques et de Paul, et ont ete obliges de se battre contre Mitineka,
Sonushka et Yegor, qui n'ont pas voulu nous ecouter quand nous leur
avons dit que ce qu'ils faisaient etait mal et mechant. Alors maman est
entree, et Paul a ete delivre."
Pendant que Natasha racontait avec animation la scene dont Mme Dabrovine
avait vu la fin, le general donnait des signes croissants de colere. Il
se leva brusquement, et, s'adressant a Mme Papofski, qui rentrait au
salon:
"Madame, vos enfants sont abominablement eleves! Vous en faites des
tyrans, des sauvages, des hypocrites! Je ne veux pas de ca chez moi,
entendez-vous? Vous et vos mechants enfants, vous troublez la paix de
ma maison: vous changerez tous de manieres et d'habitudes, ou bien
nous nous separerons. Vous etes venue sans en etre priee, je sais bien
pourquoi, et, au lieu de faire vos affaires comme vous l'esperiez, vous
vous perdez de plus en plus dans mon esprit."
Mme Papofski fut sur le point de se livrer a un acces de colere, mais
elle put se contenir, et repondit a son oncle d'un ton larmoyant:"Je
suis desolee, mon oncle! desolee de cette scene! Je les fouetterai tous
si vous me le permettez; fouettez-les vous-meme si vous le preferez. Ils
ne recommenceront pas, je vous le promets.... Ne nous eloignez pas de
votre presence, mon cher oncle; je ne supporterais pas ce malheur."
Le general croisa les bras, la regarda fixement; son visage exprimait le
mepris et la colere. Il ne dit qu'un mot: MISERABLE! et s'eloigna.
Le general prit le bras de Natalie, la main de Natasha, appela
Alexandre, Michel, Jacques et Paul, et marcha a grands pas vers
l'appartement de Mme Dabrovine. Il entra dans le joli salon ou il
passait une partie de ses journees, s'y promena quelques instants,
s'arreta, prit les mains de sa niece, la contempla en silence et dit:
"C'est toi seule qui es et qui seras ma fille. Douce, bonne, tendre,
honnete et sincere, tu as fait des enfants a ton image! L'autre n'aura
rien, rien.
Madame Dabrovine: Oh! Mon oncle, je vous en prie!
Le general: lui serrant les mains: Tais-toi, tais-toi! Tu vas me rendre
la colere qui a manque m'etouffer. Laisse-moi oublier cette scene et la
platitude revoltante de ta soeur; pres de toi et de tes enfants, je me
sens aime, j'aime et je suis heureux; pres de l'autre, je hais et je
meprise. Jouez, mes enfants, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques,
Paul et ses neveux: je ne crains pas le bruit. Amusez-vous bien.
Jacques: General, est-ce que nous pouvons jouer a cache-cache et courir
dans le corridor?
Le general: A cache-cache, a la guerre, a l'assaut, a tout ce que vous
voudrez. Ma seule contrariete sera de ne pouvoir courir avec vous.
Mais auparavant allez me chercher Derigny. Natalie, je commence mon
etablissement du soir chez toi; me permets-tu de fumer?
Madame Dabrovine: Avez-vous besoin de le demander, mon oncle? Vous avez
donc oublie combien j'aimais l'odeur du tabac?
Le general: Non, je me le rappelle; mais, je craignais....
Madame Dabrovine: De me faire penser a mon pauvre Dmitri, qui fumait
toujours avec vous? Je ne l'oublie jamais, dans aucune circonstance, et
j'aime tout ce qui me le rappelle!"
Le general ne repondit pas et rapprocha son fauteuil de celui de sa
niece, lui prit la main, la serra et resta pensif.
X
CAUSERIES INTIMES
Ses reflexions furent interrompues par le retour bruyant des enfants;
ils arrivaient, trainant apres eux Derigny, qui partageait leur gaiete
et qui faisait mine de vouloir s'echapper. Il reprit son serieux en se
presentant devant le general.
"Les enfants disent que vous me demandez, mon general.
--Oui, mon ami; apportez-moi ma boite de cigares, ma pipe et nos livres
de comptes et d'affaires; a l'avenir nous travaillerons ici le soir,
puisque ma niece veut bien le permettre et qu'elle trouve que je ne la
derange pas en m'etablissant chez elle.
--Merci, mon oncle; que vous etes bon! s'ecria Natasha en se jetant a
son cou. Voyez, voyez, comme le visage de maman est change! elle a l'air
presque heureux!"
Mme Dabrovine sourit, embrassa sa fille et baisa la main de son oncle,
qui se frotta les mains avec une vivacite qu'elle ne lui avait pas
encore vue.
Derigny paraissait aussi content que le general; il s'empressa de faire
sa commission, et completa l'etablissement en lui apportant la petite
table chargee de papiers et de livres sur laquelle il avait l'habitude
de travailler et d'ecrire.
Le general: "Bravo! mon ami. Vous avez de l'esprit comme un Francais!
Je n'avais, pas voulu vous parler de la table, pour ne pas trop vous
charger. Je suis enchante de l'avoir. Je commence a m'arranger chez toi
comme chez moi, ma fille. Derigny ne te genera-t-il pas? J'ai souvent
besoin de lui pour mon travail."
Madame Dabrovine: "Ceux que vous aimez et qui vous aiment, mon oncle, ne
peuvent jamais me gener; c'est au contraire un plaisir pour moi de voir
M. Derigny vous soigner, vous aider dans vos travaux. En le voyant
faire, j'apprendrai aussi a vous etre utile."
Natasha: "Et moi donc? N'est-ce pas, monsieur Derigny, que vous me direz
ce que mon oncle aime, et qu'il n'aime pas, et ce que je puis faire pour
lui etre agreable?"
Derigny: "Mademoiselle, Monsieur votre oncle aime ce qui est bon et
franc; il n'aime pas ce qui est mechant et hypocrite; et, puisque vous
m'autorisez a vous donner un conseil, Mademoiselle, soyez toujours ce
que vous etes aujourd'hui et ce que votre physionomie exprime si bien."
Le general: "Bien dit, mon ami; j'ajoute: Sois le contraire de ta tante,
et tu seras la doublure de ta mere. A present, Derigny, allumez-moi ma
pipe, rendez-moi compte des travaux et des depenses de la semaine, et
puis j'irai me coucher, car il commence a se faire tard."
Quand le general eut termine son travail, Derigny lui presenta un papier
en le priant de le lire.
Le general, apres l'avoir lu: "Qu'est-ce? Qui a ecrit ca?"
Derigny: "Mme Papofski, mon general."
Le general: "Et pourquoi me le montrez-vous?"
Derigny: "Parce que Mme Papofski veut que tout soit achete a votre
compte, mon general, et je n'ai pas cru devoir le faire sans vous
consulter."
Le general: "Et vous avez bien fait, mon cher."
"C'est parbleu trop impudent aussi. Figure-toi, Natalie, que ta soeur
veut faire habiller son cocher, son forreiter (postillon), son courrier,
ses laquais, ses femmes (six je crois), en m'obligeant a tout payer.
Bien mieux, elle ordonne qu'on change les douze mauvais chevaux qu'elle
a amenes, contre les plus beaux chevaux de mes ecuries. Je dis que c'est
par trop fort! Ses commissions ne vous donneront pas beaucoup de peine,
Derigny; voici le respect qui leur est du."
Le general dechira en mille morceaux la feuille ecrite par Mme Papofski,
se leva en riant et en se frottant les mains, embrassa sa niece, sa
petite-niece, ses petits-neveux, et quitta le salon avec Derigny pour
aller se coucher.
Les enfants, qui avaient fait une veillee extraordinaire et qui
s'etaient amuses, ereintes, ne furent pas faches d'en faire autant; il
etait neuf heures et demie. Mme Dabrovine et Natasha ramasserent les
livres, les cahiers epars, et les rangerent dans les armoires destinees
a cet usage, pendant que la femme de chambre et bonne tout a la fois
preparait le coucher des garcons et rangeait les habits pour le
lendemain. Natasha, avec gaiete: "Mme Derigny a cru que nous apportions
tout ce que nous possedons, maman; voyez que d'armoires nous avons; une
seule suffit pour contenir tous nos effets, et il reste encore bien de
la place."
Madame Dabrovine: "Elle nous croit plus riches que nous ne sommes, ma
chere enfant."
Natasha: "Maman, comme mon oncle est bon pour nous!"
Madame Dabrovine: "Oui, bien bon! il l'a toujours ete pour moi et pour
ton pauvre pere; nous l'aimions bien aussi."
Natasha: "Maman... pourquoi n'est-il pas bon pour ma tante?"
Madame Dabrovine: "Je ne sais pas, chere petite; peut-etre a-t-il eu a
s'en plaindre. Tu sais que ta tante n'est pas toujours aimable."
Natasha: "Elle n'est jamais aimable, maman, du moins pour nous. Pourquoi
donc ne vous aime-t-elle pas, vous qui etes si bonne?"
Madame Dabrovine: "Je l'ai peut-etre offensee sans le vouloir. Elle n'a
probablement pas tous les torts."
Natasha: "Mais vous, maman, vous n'en avez certainement aucun. Je le
sais. J'en suis sure."
Madame Dabrovine: "Tu parles comme on parle a ton age, ma chere petite,
sans beaucoup reflechir. Comment pouvons-nous savoir si on n'a pas fait
a ta tante quelque faux rapport sur nos sentiments et notre langage a
son egard."
Natasha: "Si on lui en a fait, elle ne devrait pas y croire, vous
connaissant si bonne, si franche, si serviable, si pleine de coeur."
--C'est parce que tu m'aimes beaucoup que tu me juges ainsi, ma bonne
fille", dit Mme Dabrovine en embrassant Natasha et en la serrant contre
son coeur.
Elle souriait en l'embrassant; Natasha, heureuse de ce sourire presque
gai, etouffa sa mere de baisers; puis elle dit:
"C'est mon oncle qui vous a fait sourire le premier et bien des fois
depuis notre arrivee; bon cher oncle, que je l'aime! que je l'aime!
Comme nous allons etre heureux avec lui, toujours avec lui! Nous
l'aimons, il nous aime, nous ne le quitterons jamais.
Madame Dabrovine: "La mort separe les plus tendres affections, mon
enfant."
Natasha: "Oh, maman!"
Madame Dabrovine: "Ma pauvre fille! je t'attriste; j'ai tort. Mais voila
nos affaires rangees; allons nous coucher."
La mere et la fille s'embrasserent encore une fois, firent leur priere
ensemble et s'etendirent dans leur lit; Natasha etait si contente du
sien et de tout leur etablissement, dont elle ne pouvait se lasser,
qu'elle ne put s'empecher de se relever, d'aller embrasser sa mere, et
de lui dire avec vivacite:
"Comme nous sommes heureuses ici, maman. Ma chambre est si jolie! J'y
suis come une reine.
--J'en suis bien contente, mon enfant; mais prends garde de t'enrhumer.
Couche-toi bien vite."
Pendant que Mme Dabrovine et sa fille preparaient leur coucher et
causaient des evenements de la journee, le general causait de son cote
avec Derigny, qui devenait de plus en plus son confident intime.
"Voila une perle, une vraie perle! s'ecria-t-il. Je la retrouve comme je
l'avais quittee, cette pauvre Natalie, moins le bonheur. Nous tacherons
d'arranger ca, Derigny. J'ai mon plan. D'abord, je lui laisse toute
ma fortune, a l'exception d'un million, que je donne a Natasha en la
mariant... Pourquoi souriez-vous, Derigny? Croyez-vous que je n'aie pas
un million a lui donner?... ou bien que je changerai d'idee comme pour
Torchonnet?... Est-ce que ma niece n'est pas comme ma petite-fille?"
Derigny: "Mon general, je souris parce que j'aime a vous voir content,
parce que j'entrevois pour vous une vie nouvelle d'affection et
de bonheur, et parce que je vois une bonne oeuvre a faire tout en
travaillant pour vous-meme."
Le general: "Comment cela? Quelle bonne oeuvre?"
Derigny: "Mon general, j'ai su, par le cocher et la femme de chambre de
Mme Dabrovine, qu'elle etait la meilleure des maitresses, qu'elle et
ses enfants etaient adores par leurs paysans et leurs voisins; mais Mme
Dabrovine est presque pauvre; son mari a depense beaucoup d'argent pour
sa campagne de Crimee; elle a tout paye, et elle est restee avec treize
cents roubles de revenus; c'est elle-meme qui a eleve sa fille et ses
fils; mais les garcons grandissent, ils ont besoin d'en savoir plus que
ce que peut leur enseigner une femme, quelque instruite qu'elle soit. Et
alors..."
Le general: "Alors quoi? Voulez-vous etre leur gouverneur. Je ne demande
pas mieux."
Derigny, riant: "Moi, mon general? Mais je ne sais rien de ce que doit
savoir un jeune homme de grande famille!... Non, ce n'est pas ce que je
veux dire. Je voudrais que vous eussiez la pensee de les garder tous
chez vous, de payer un gouverneur et toute leur depense: vous auriez la
famille qui vous manque, et eux trouveraient le pere et le protecteur
qu'ils n'ont plus."
Le general: "Bien pense, bien dit! Trouvez-moi un gouverneur, et le plus
tot possible."
Derigny, stupefait: "Moi, mon general? comment puis-je...?"
Le general: "Vous pouvez, mon ami, vous pouvez ce que vous voulez.
Cherchez, cherchez. Adieu, bonsoir; je me couche et je m'endors
content."
Derigny rentra chez lui; les enfants dormaient, sa femme l'attendait.
"Une jolie commission dont je suis charge par le general! dit Derigny en
riant. Il faut que je me mette en campagne des demain pour trouver un
gouverneur aux jeunes Dabrovine."
Madame Derigny: "Et ou trouveras-tu le gouverneur? Comme c'est facile
dans le centre de la Russie! Tu ne connais personne. Ce n'est pas
Vassili qui te fournira des renseignements. Vraiment, notre bon general
est par trop bizarre. Comment feras-tu?"
Derigny: "Je ne ferai rien du tout. J'espere qu'il n'y pensera plus.
Mais je regrette de ne pas pouvoir rendre service a Mme Dabrovine, qui
me semble etre une excellente personne et ne ressemblant en rien a sa
soeur."
Madame Derigny: "De meme que ses enfants ne ressemblent en rien a leurs
cousins, Mlle Natasha est une personne charmante, pleine de coeur et de
naivete, et les garcons paraissent bons et bien eleves."
Mme Derigny et son mari causerent quelque temps, et ils allerent se
coucher apres avoir parle de leur chere France et de ce qu'ils y avaient
laisse.
XI
LE GOUVERNEUR TROUVE
Quelques jours se passerent sans nouveaux evenements. Mme Papofski
contenait les elans de sa colere quand elle etait en presence de son
oncle, qu'elle continuait a flatter sans succes; elle evitait sa soeur;
ses enfants fuyaient leurs cousins, qui faisaient bande a part avec
Jacques et Paul. Mme Papofski ne negligeait aucun moyen pour se faire
bien venir de Derigny; elle sut par lui que le general avait dechire sa
liste de commandes.
Madame Papofski: "Vous l'avez fait voir a mon oncle?"
Derigny: "Comme c'etait mon devoir de le faire, Madame. Je ne puis me
permettre aucune depense qui ne soit autorisee; par mon maitre."
Madame Papofski: "Mais il ne l'aurait pas su; mon oncle depense sans
savoir pourquoi ni comment. Vous auriez pu compter des chevaux morts ou
une voiture cassee."
Derigny: "Ce serait me rendre indigne de la confiance que le general
veut bien me temoigner, Madame, veuillez croire que je suis incapable
d'une pareille supercherie."
Madame Papofski: "Je le crois et je le vois, brave, honnete monsieur
Derigny. Ce que j'ai fait et ce que j'ai dit etait pour savoir si vous
etiez reellement digne de l'attachement de mon oncle. Je ne m'etonne pas
de l'empire que vous avez sur lui, et je me recommande a votre amitie,
moi et mes pauvres enfants, mon cher monsieur Derigny. Si vous saviez
quelle estime, quelle amitie j'ai pour vous! Je suis si seule dans le
monde! Je suis si inquiete de l'avenir de mes enfants! Nous sommes si
pauvres!
Derigny ne repondit pas; un sourire ironique se faisait voir malgre lui;
il salua et se retira.
Mme Papofski le regarda s'eloigner avec colere.
"Coquin! dit-elle a mi-voix en le menacant du doigt. Tu fais l'homme
honnete parce que tu vois que je ne suis pas en faveur! Tu fais la cour
a ma soeur parce que tu vois la sotte tendresse de mon oncle pour cette
femme hypocrite et pour sa mijauree de Natasha, qui cherche a capter mon
oncle pour avoir ses millions... On veut me chasser; je ne m'en irai
pas; je les surveillerai; j'inventerai quelque conspiration; je
les denoncerai comme conspirateurs, revolutionnaires polonais...
catholiques... Je trouverai bien quelque chose de louche dans leurs
allures. Je les ferai tous arreter, emprisonner, knouter... Mais il me
faut du temps... un an peut-etre... Oui, encore un an, et tout sera
change ici! Encore un an, et je serai la maitresse de Gromiline! et je
les menerai tous au baton et au fouet!"
Mme Papofski s'etait animee; elle ne s'etait pas apercue que dans
son exaltation elle avait parle tout haut. Sa porte, a laquelle elle
tournait le dos, etait restee ouverte; Jacques s'y etait arrete un
instant, croyant que son pere etait encore chez Mme Papofski, et que
c'etait a lui qu'elle parlait.
Lorsqu'elle se tut, Jacques, surpris et effraye de ce qu'il venait
d'entendre, avanca vers la porte, jeta un coup d'oeil dans la chambre, et
vit que Mme Papofski etait seule. Sa frayeur redoubla, il se retira sans
bruit, et, le coeur palpitant, il alla trouver son pere et sa mere.
Jacques: "Papa, maman, il faut vite dire au pauvre general que Mme
Papofski lui prendra tout, le fera enfermer, knouter, et nous aussi.
Il faut nous sauver avec le general et retourner avec tante Elfy."
Derigny.. "Tu perds la tete, mon Jacquot! Qu'est-ce qui te donne des
craintes si peu fondees? Comment Mme Papofski avec toute sa mechancete,
peut-elle faire du mal au general, et meme a nous, qui sommes sous sa
protection a lui?"
Jacques: "J'en suis sur, papa, j'en suis sur; voici ce que j'ai entendu:
"On veut me chasser: je ne m'en irai pas."
Et Jacques continua jusqu'au bout a redire a son pere et a sa mere les
paroles menacantes de Mme Papofski.
Derigny et sa femme n'eurent plus envie de rire des terreurs de Jacques,
qu'ils partagerent. Mais Derigny, toujours attentif a epargner a sa
femme et a ses enfants toute peine, toute inquietude, dissimula sa
preoccupation et les rassura pleinement.
"Soyez bien tranquilles, leur dit-il: je previendrai le general, et,
avec l'aide de Dieu, nous dejouerons ses plans et nous sauverons ce bon
general en nous sauvant nous-memes. Ne parle a personne de ce que tu as
entendu, mon enfant; si Mme Papofski savait qu'elle a parle tout haut et
que tu etais la, elle haterait sa vengeance, et nous n'aurions pas le
temps de la defense."
Jacques: "Je n'en dirai pas un mot, papa; mais ou est Paul?"
Derigny: "Il joue dehors depuis le dejeuner."
Jacques: "Je vais aller le rejoindre, papa. Quand il est seul, j'ai
toujours peur qu'il ne soit pris par ces mechants petits Papofski.
Devant le general, ils nous temoignent de l'amitie, mais, quand ils nous
trouvent seuls, il n'y a pas de sorte de mechancetes qu'ils ne cherchent
a nous faire."
Jacques alla dans la cour; Paul n'y etait plus. Il continua ses
recherches avec quelque inquietude, et apercut enfin son frere au bord
d'un petit bois, immobile et parlant a quelqu'un que Jacques ne voyait
pas. Il courut a lui, l'appela; Paul se retourna et lui fit signe
d'approcher. Jacques, en allant le rejoindre, lui entendit dire: "N'ayez
pas peur, c'est Jacques, il est bien bon, il ne dira rien."
Jacques: "A qui parles-tu, Paul?"
Paul: "A un pauvre homme si pale, si faible, qu'il ne peut plus
marcher."
Jacques jeta un coup d'oeil dans le bois, et vit en effet, a travers les
branches, un homme demi-couche et qui semblait pres d'expirer.
Jacques: "Qui etes-vous, mon pauvre homme? Pourquoi restez-vous la? Par
ou etes-vous entre?"
L'etranger: "Par les bois, ou je me suis perdu. Je meurs de faim et de
froid; je n'ai rien pris depuis avant-hier soir."
Jacques: "Pauvre malheureux! Je vais vite aller chercher quelque chose a
manger et prevenir papa."
L'etranger: "Non, non; ne dites pas que je suis ici. Ne dites rien. Je
suis perdu si vous me denoncez."
Jacques: "Papa ne vous denoncera pas. N'ayez pas peur. Attendez-nous.
Viens vite, Paul, apportons a manger a ce pauvre homme."
Avant que l'etranger eut eu le temps de renouveler sa priere, les deux
freres etaient disparus en courant. Le malheureux se laissa tomber; il
fit un geste de desespoir.
"Perdu! perdu! dit-il. On va venir, et je n'ai plus de forces pour me
relever. Mon Dieu! mon Dieu! ayez pitie de moi! Apres m'avoir sauve de
tant de dangers, ne me laissez pas retomber dans les mains de mes cruels
bourreaux. Mon Dieu, ma bonne sainte Vierge, protegez-moi!"
Il serra, contre son coeur une petite croix de bois, la porta a ses
levres, pria et attendit.
Quelques minutes a peine s'etaient ecoulees, qu'il entendit marcher,
parler, et qu'il vit les deux enfants, accompagnes d'un homme qui
avancait a grands pas; les enfants couraient.
Derigny, car c'etait lui, approcha, et, avant de parler, il versa un
verre de vin, qu'il fit avaler a l'infortune, mourant de besoin; ensuite
il lui fit boire une tasse de bouillon encore chaud, dans lequel il
avait fait tremper une tranche de pain. L'inconnu mangeait avec avidite;
ses regards exprimaient la reconnaissance et la joie.
"Assez, mon pauvre homme, dit Derigny en lui refusant le reste du pain
que les enfants avaient apporte. Trop manger vous ferait mal apres un si
long jeune. Dans une heure vous mangerez encore. Essayez de vous lever
et de venir au chateau.
--Le chateau de qui? Chez qui etes-vous? dit l'etranger d'une voix
faible."
Derigny: "Chez M. le general comte Dourakine."
L'etranger: "Dourakine! Dourakine! Comment! lui, Dourakine? Est-il
encore le brave, l'excellent homme que j'ai connu?"
Derigny: "Toujours le meilleur des hommes! Un peu vif parfois, mais bon
a se faire aimer de tout le monde."
L'etranger: "Prevenez-le... Allez lui dire... Mais non; je vais essayer
de marcher. Je me sens mieux."
L'etranger voulut se lever; il retomba aussitot.
"Je ne peux pas, dit-il avec decouragement."
Derigny: "Voulez-vous qu'on le previenne? Il est chez lui."
L'etranger: "Je crois que oui; ce sera mieux. Dites-lui de venir, pour
l'amour de Dieu et de Romane."
Derigny, trop discret pour interroger l'etranger sur sa position
bizarre, salua et s'eloigna, emmenant les enfants. Il les envoya
raconter a leur mere ce qui venait d'arriver, en leur defendant d'en
parler a tout autre, et alla faire son rapport au general.
Le general: "Que diantre voulez-vous que j'y fasse? S'il est perdu dans
mes bois, tant pis pour lui; qu'il se retrouve."
Derigny: "Mais, mon general, il est demi-mort de froid et de fatigue."
Le general: "Eh bien qu'on lui donne des habits, qu'on le chauffe, qu'on
le nourrisse. Tenez, voila! prenez; il ne manque pas de manteaux, de
fourrures. Qu'on le couche, s'il le faut. Je ne vais pas laisser mourir
de faim, de froid et de fatigue, et a ma porte encore, un homme qui me
demande la charite. Qui est-il? Est-ce un paysan, un marchand?"
Derigny: "Je ne sais pas, mon general; seulement j'ai oublie de vous
dire qu'il avait dit: "Dites-lui de venir pour l'amour de Dieu et de
Romane."
Le general, sautant de dessus son fauteuil: "Romane! Romane! Pas
possible! Il a dit Romane? En etes-vous bien sur?"
Derigny: "Bien sur, mon general.
Le general: "Mon pauvre Romane! Je ne comprends pas... Mourant de faim
et de fatigue? Lui, prince, riche a millions et que je croyais mort!"
Le general courut plutot qu'il ne marcha vers la porte, dit a Derigny de
le guider, et marcha de toute la vitesse de ses grosses jambes vers le
bois ou gisait Romane.
Des qu'il l'apercut, il alla a lui, le souleva, l'embrassa, le soutint
dans ses bras, et le regarda avec une profonde pitie melangee de
surprise.
"Mon pauvre ami, quel changement! quelle maigreur! Qu'est-il arrive?"
Romane ne repondit pas et designa du regard Derigny, dont il ignorait la
discretion et la fidelite. Le general comprit et dit tout haut:
"Parlez sans crainte, mon pauvre garcon. Derigny a toute ma confiance;
il est discret comme la tombe, il nous viendra en aide s'il le faut, car
il est de bon conseil."
L'etranger: "Eh bien, mon cher et respectable ami, j'arrive de Siberie,
ou je travaillais comme forcat, et d'ou je me suis echappe presque
miraculeusement."
Le general fut sur le point, dans sa surprise, de laisser retomber
Romane et de tomber lui-meme.
"Toi, en Siberie! Toi, forcat! C'est impossible! Viens te reposer chez
moi; tu retrouveras tes idees egarees par la fatigue et la faim."
Romane: "Si l'on me voit entrer chez vous, la curiosite de vos gens sera
excitee, mon respectable ami: je serai denonce, arrete et ramene dans
cet enfer."
Le general vit bien au ton calme, au regard triste et intelligent de
Romane, qu'il etait dans son bon sens. Il reflechit un instant et se
tourna vers Derigny.
"Comment faire, mon ami?"
Derigny avait tout compris; son plan fut vite concu.
"Mon general, voici ce qu'on pourrait faire. Je vais laisser mon manteau
a monsieur, pour le preserver du froid, et je vais apporter quelque
chose de chaud a prendre et de la chaussure, dont il a grand besoin. Et
vous, mon general, vous vous en retournerez chez vous comme revenant de
la promenade. Vous donnerez des ordres pour qu'on m'attelle un cheval
a la petite voiture, vous voudrez bien ajouter que je vais a Smolensk
chercher un gouverneur que vous faites venir pour vos neveux. Je
partirai; au lieu d'aller a la ville, je ferai quelque lieues sur la
route pour fatiguer le cheval, afin que les gens d'ecurie ne se doutent
de rien. Je reviendrai par le chemin qui borde les bois, et je prendrai
Monsieur pour le ramener au chateau."
Les yeux du general brillerent; il serra la main de Derigny. "De
l'esprit comme un ange! Tu vois, mon pauvre Romane, que nous avons bien
fait de le mettre dans la confidence. Prends le manteau de Derigny, je
lui donnerai un des miens."
Romane: "Mais, mon cher comte, mes vetements grossiers, uses et dechires
me donnent l'aspect de ce que je suis, un echappe de Siberie."
Le general: "Derigny te donnera de quoi te vetir, mon ami; ne t'inquiete
de rien; il pourvoira a tout."
Derigny se depouilla de son manteau et en revetit Romane, qui lui
exprima sa reconnaissance en termes energiques mais mesures. Le general
s'eloigna pour aller aux ecuries commander la voiture qui devait lui
ramener son malheureux ami; Derigny l'accompagna. Ils convinrent que
Romane, qui parlait parfaitement l'anglais, et qui, en qualite de
Polonais, avait du type blond ecossais, passerait pour un gouverneur
anglais que le general faisait venir pour ses neveux; Derigny fut charge
de le prevenir de son origine et de son nom, master Jackson. Derigny
alla demander a la cuisine quelque chose de chaud avant de partir pour
aller a la ville chercher le gouverneur anglais. On s'empressa de lui
servir une assiette de soupe aux choux, bouillante, avec un bon morceau
de viande; Derigny l'emporta, completa le repas avec une bouteille de
vin, sortit par une porte de derriere, et courut rejoindre Romane,
qu'il laissa manger avec delices ce repas improvise. Avant de monter en
voiture, il alla prendre les derniers ordres du general, recut de lui un
superbe manteau, et partit pour sa mission charitable, apres en
avoir prevenu sa femme, qui avait deja ete informee par Jacques de
l'evenement. Le general revint chez sa niece et s'etablit chez elle.
Le general: "Tu vas avoir quelqu'un pour t'aider a instruire tes
garcons, ma chere enfant."
Madame Dabrovine: "Mais non, mon oncle; Natasha et moi, nous leur
donnons leurs lecons; nous n'avons besoin de personne."
Le general souriant: "Vous leur donnez des lecons de latin, de grec?
Madame Dabrovine, hesitant: "Non, mon oncle, nous ne savons que le russe
et le francais."
Le general: "Il faut pourtant que les garcons sachent le latin et le
grec,"
Natasha, riant: "Mais vous, mon oncle, vous ne savez pas le latin ni le
grec?"
Le general: "C'est pourquoi je suis et serai un ane."
Natasha: "Oh! mon oncle! c'est mal ce que vous dites. Est-ce que
l'empereur aurait nomme general un ane? est-ce qu'il vous aurait donne
une armee a commander?"
Le general, souriant: "Tu ne sais ce que tu dis; un ane a deux pieds
peut devenir general et rester ane. Et je dis que le gouverneur va
arriver, et qu'il faut un gouverneur a tes freres."
Madame Dabrovine: "Mais, mon oncle, mon bon oncle, je n'ai..., je ne
peux pas... Un gouverneur se paye tres cher... et... je ne sais pas..."
Le general: "Tu ne sais pas ou tu prendras l'argent pour le payer? C'est
ca, n'est-il pas vrai? Dans ma poche, parbleu! Que veux-tu que je fasse
de mon argent? Tiens, Natasha, prends ce portefeuille; donne-le a
ta mere; et, quand il sera vide, tu me le rapporteras, que je le
remplisse."
Madame Dabrovine: "Non, mon oncle, vous etes trop bon; je ne veux pas
abuser de votre generosite. Natasha, n'ecoute pas ton oncle, ne prends
pas son portefeuille."
Le general: "Ah! vous prechez la desobeissance a votre fille! Vous me
traitez comme un vieil avare, comme un etranger! Vous pretendez avoir de
l'amitie pour moi, et vous me chagrinez, vous m'humiliez; vous cherchez
a me mettre en colere! Vous voulez me faire comprendre que je suis un
egoiste, un homme sans coeur, qui ne s'embarrasse de personne, qui n'aime
personne. Pauvre, moi! Toujours seul, toujours repousse! Personne ne
veut rien de moi."
Le general se rassit et appuya tristement sa tete dans ses mains.
Natasha regarda sa mere d'un air de reproche, s'approcha de son oncle,
se mit a genoux pres de lui, lui prit les mains, les baisa a plusieurs
reprises. Le general sentit une larme couler sur ses mains, il releva
Natasha, la serra dans ses bras, et, sans parler, lui tendit son
porte-feuille; Natasha le prit, et, les yeux encore humides, elle le
porta a sa mere.
"Prenez, maman; a quoi sert de cacher a mon oncle que nous sommes
pauvres? Pourquoi refuser plus longtemps d'accepter ses bienfaits?
Pourquoi blesser son coeur en refusant ce qu'il nous offre avec une
tendresse si vraie, si paternelle? On peut tout accepter d'un pere, et
n'est-il pas pour nous un bon et tendre pere?"
Mme Dabrovine prit le portefeuille des mains de sa fille, alla pres de
son oncle, l'embrassa.
"Merci, mon pere, dit-elle avec attendrissement; merci du fond du coeur.
Natasha a raison; j'avais tort. J'accepterai desormais tout ce que vous
voudrez m'offrir. Je suis votre fille par la tendresse que je vous
porte, et j'avoue sans rougir que, sans vous, je ne puis en effet elever
convenablement mes enfants."
Le general: "...Qui sont a l'avenir les miens, comme toi tu es ma fille
bien-aimee!"
Le general les prit toutes deux dans ses bras, les embrassa en les
regardant avec tendresse.
"Ma chere petite Natasha, ta bonne action ne sera pas perdue. Repose-toi
sur moi du soin de ton avenir. Natalie, tu trouveras dans ce
porte-feuille dix mille roubles. Ne te gene pas pour acheter et donner;
je renouvellerai tes dix mille roubles quand ils seront epuises. Je ne
demande qu'une seule chose: c'est que tu m'appelles ton pere quand nous
serons seuls."
Madame Dabrovine: "Je m'abandonne entierement a vous, mon pere; je ferai
comme vous le desirez."
Le general resta chez sa niece jusqu'au moment ou Derigny frappa a la
porte.
"Mon general, dit-il en entrant, j'ai amene le gouverneur, M. Jackson,
que vous m'avez commande d'aller chercher; il est dans votre cabinet,
qui attend vos ordres."
Le general sourit de la surprise de Mme Dabrovine et de Natasha, et
sortit avec Derigny.
Natasha: "Quel bon et excellent pere Dieu nous a donne, maman! Comme il
fait le bien avec grace et amabilite!".
Madame Dabrovine: "Que Dieu le benisse et lui rende le bonheur qu'il
nous donne, mon enfant! L'education de tes freres m'inquietait beaucoup.
Me voici tranquille sur leur avenir... et sur le tien, Natasha."
Natasha: "Oh! maman, le mien est bien simple! C'est de rester toujours
avec vous et avec mon bon oncle."
La mere sourit et ne repondit pas. Les garcons arriverent avec leurs
devoirs termines; Mme Dabrovine et sa fille s'occuperent a les corriger
jusqu'au diner.
Quand l'heure du diner arriva, Mme Dabrovine et Mme Papofski entrerent
au salon, suivies de leurs enfants; le general y etait avec M. Jackson,
qu'il presenta a ses nieces.
Le general, a Mme Dabrovine: "Ma niece Natalie, j'ai engage M. Jackson
pour cinq ans, pour terminer l'education de mes petits enfants, que
voici, monsieur, ajouta-t-il en lui presentant Alexandre et Michel.
Consens-tu, Natalie, a lui confier tes fils? Je reponds de lui comme de
moi-meme.
--Tout ce que vous ferez, mon oncle, sera toujours bien fait", repondit
Mme Dabrovine avec un sourire gracieux.
Et, prenant ses fils par la main, elle les remit a M. Jackson, qui salua
la mere et embrassa ses eleves.
Mme Papofski examinait d'un air hautain le nouveau venu, auquel elle ne
put trouver a redire, malgre l'humeur que lui donnait cette nouvelle
preuve d'amitie de son oncle pour Mme Dabrovine. Lui trouvant l'air et
des manieres distinguees, elle resolut de le detacher du parti Dabrovine
et l'attirer dans le sien, pour donner meilleur air a sa maison et se
debarrasser de ses enfants. Elle attendait un mot de son oncle pour les
mettre tous, filles et garcons, aux mains de M. Jackson. Voyant que
l'oncle ne disait plus rien, elle avanca elle-meme vers M. Jackson et
lui presenta Mitineka, Sonushka, Yegor, Pavlouska, Nikolai, en disant:
"Voici aussi les miens que je vous confie, Monsieur; les autres sont
encore trop jeunes: vous les aurez plus tard. Je suis reconnaissante a
mon oncle d'avoir pense a l'education de ses petits-enfants, comme il
dit.
--Merci, mon bon oncle.
--Il n'y a pas de quoi nous remercier, Maria Petrovna, repondit le
general revenu de sa surprise; je n'ai pas du tout pense aux votres, que
vous elevez si bien et qui ont leur pere pour achever votre oeuvre; je
n'ai engage M. Jackson que pour les deux fils de votre soeur, et il en
aura bien assez, sans y ajouter cinq diables qui le feront enrager du
matin au soir."
Madame Papofski, a M. Jackson: "J'espere, Monsieur, que vous ferez pour
moi, par complaisance, ce que mon oncle ne vous a pas impose."
Monsieur Jackson: "Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous
contenter, Madame."
L'accent un peu anglais du gouverneur n'etait pas desagreable; Mme
Papofski lui fit un demi-salut presque gracieux, et regarda sa soeur
d'un air de triomphe. Le general se grattait la tete; il avait l'air
embarrasse et mecontent.
"C'est impossible, dit-il enfin; impossible! Jackson ne peut pas avoir
une bande de droles indisciplines a regenter. Je ne le veux pas; je le
defends; entendez-vous, Jackson; et vous, Maria Petrovna, m'avez-vous
entendu?"
M. Jackson s'inclina; Mme Papofski dit d'un air pique qu'elle etait
habituee a se voir, ainsi que ses enfants, traitee en etrangere, et
qu'elle se soumettait aux ordres de son oncle.
Le diner fut calme; le soir les enfants jouerent dans la galerie comme
a l'ordinaire; Jacques et Paul y furent appeles. Natasha et M. Jackson
durent plus d'une fois s'interposer entre les bons et les mauvais; ces
derniers etaient en nombre. M. Jackson examinait et jugeait; il ne se
melait pas aux jeux.
"Jouez donc avec nous, Monsieur, dit Natasha; vous vous ennuierez tout
seul sur cette chaise."
Monsieur Jackson: "Je vous remercie de votre offre obligeante,
Mademoiselle, j'en profiterai demain et les jours suivants; aujourd'hui
je me sens tellement fatigue de mon long voyage, que je demande la
permission d'etre simple spectateur de vos jeux."
Quand les enfants se retirerent, le general accompagna Mme Dabrovine
dans son salon; M. Jackson demanda la permission de prendre le repos
dont il avait tant besoin, et Mme Papofski rentra dans son appartement.
Lorsque chacun fut installe a sa place accoutumee, et que Natasha eut
tout range autour de sa mere et de son oncle, elle dit au general:
"Savez-vous, mon oncle, que le pauvre M. Jackson a ete bien malheureux?
--Comment le sais-tu, est-ce qu'il te l'a dit? repondit le general avec
quelque frayeur d'une indiscretion de Romane."
Natasha: "Oh non! mon oncle; il ne m'a rien dit: mais je le sais et j'en
suis sure, parce que je l'ai vu a son air triste, pensif, souffrant.
Il y a longtemps qu'il souffre! Voyez comme il est pale, comme il est
maigre! Pauvre homme, il me fait peine."
Le general: "C'est parce qu'il a eu le mal de mer en venant
d'Angleterre, mon enfant. Et puis, vois-tu, il a quitte sa famille, ses
amis; il faut bien lui donner le temps de s'accoutumer a nous tous."
Natasha: "Alors, mon oncle, je ferai tout ce que je pourrai pour qu'il
soit heureux chez nous. Vous verrez comme je serai aimable pour lui.
Pauvre homme! Tout seul, c'est bien triste!
--Bon petit coeur!" dit le general en souriant.
On causa quelque temps encore. Natasha appela Derigny pour accompagner
son oncle, et chacun se retira.
Quand le general fut seul avec Derigny, il lui raconta que, quelques
annees auparavant, dans une campagne en Circassie, il avait eu pour aide
de camp un jeune Polonais, le prince Pajarski, un des plus grands noms
de la Pologne, et possedant une immense fortune; il s'y etait beaucoup
attache; il lui avait rendu et en avait recu de grands services.
"Je l'aimais comme mon fils, et il avait pour moi une affection toute
filiale."
Romane etait retourne en conge en Pologne, et le general n'en avait pas
entendu parler depuis. On lui avait seulement appris qu'il avait disparu
un beau jour sans qu'on ait pu savoir ce qu'il etait devenu.
"Il m'a dit avant diner qu'on l'avait accuse de complots contre la
Russie pour retablir le royaume de Pologne; qu'il avait ete enleve, mene
en Siberie, et qu'apres y avoir souffert horriblement il etait parvenu
a s'echapper, et qu'apres mille dangers il avait eu le bonheur d'etre
trouve par vos enfants, mon brave Derigny."
Derigny: "Mon general, avant de vous demander ce que vous ferez du
prince Pajarski, qui ne peut pas rester eternellement gouverneur de
vos petits-neveux, quelque charmante et aimable que soit toute cette
famille, je crois devoir vous faire part d'une decouverte qu'a faite mon
petit Jacques, et dont il a compris l'importance."
Derigny raconta au general ce qui s'etait passe entre lui et Mme
Papofski, et les menaces que Jacques lui avait entendu proferer.
Le general devint pourpre; ses yeux prirent l'aspect flamboyant qui leur
etait particulier dans ses grandes coleres. Il fut quelque temps sans
parler et dans une grande agitation.
"La miserable! s'ecria-t-il enfin. La scelerate!... C'est qu'elle
pourrait reussir! Une denonciation est toujours bien accueillie dans ce
pays, surtout quand il y a de la Pologne et du catholique sous jeu. Et
nous voila avec notre pauvre Romane! Si elle decouvre quelque chose,
nous sommes tous perdus! Que faire? Derigny, mon ami, venez-moi en aide.
Que feriez-vous pour sauver mes pauvres enfants Dabrovine, et vous et
les votres, des serres de ce vautour?"
Derigny: "Contre des maux pareils, mon general, je ne connais qu'un
moyen, la fuite."
Le general: "Et comment fuir, six personnes ensemble? Et comment vivre,
sans argent, en pays etranger?"
Derigny: "Pourquoi, mon general, ne prepareriez-vous pas les voies en
vendant quelque chose de votre immense fortune?"
Le general: "Tiens, c'est une idee!... Bonne idee, ma foi!... Je puis
vendre ma maison de Petersbourg, celle de Moscou, puis mes terres
en Crimee, celles de Kief, celles d'Orel; il y en a pour six a sept
millions au moins... Je vais ecrire des demain. J'enverrai tout cela
a Londres, et pas en France, pour ne pas donner de soupcons... Mais
Gromiline! elle l'aura, la scelerate!, Diable! comment faire pour
empecher cela!... Et puis, comment partir tous sans qu'elle le sache?"
Derigny: "Il faut qu'elle le sache, mon general."
Le general: "Vous etes fou, mon cher. Si elle le sait, elle nous fera
tous coffrer."
Derigny: "Non, mon general; il faut au contraire l'interesser a notre
depart a tous. Vous parlerez d'aller dans un climat plus doux et aux
eaux d'Allemagne pour la sante de Mme Dabrovine, qui devra etre dans le
secret, et vous demanderiez a Mme Papofski de regir et de surveiller vos
affaires a Gromiline pendant votre absence de quelques mois."
Le general: "Mais elle aurait Gromiline, et c'est ce que je ne veux
pas!"
Derigny: "Elle n'aurait rien du tout, mon general, parce que vous
n'executerez ce projet que lorsque vous aurez vendu Gromiline et
que vous serez convenu du jour de la prise de possession du nouveau
proprietaire, qui arrivera quelques jours apres votre depart.
--Bien, tres bien, s'ecria le general en se frottant les mains les yeux
brillants de joie. Bonne vengeance! J'irai mourir en France, comme j'en
avais le desir; je vous ramene chez vous, mon cher ami; j'assure la
fortune de ma fille, et je vous laisse tous heureux et contents."
Derigny, riant: "Et le pauvre prince que vous oubliez, mon general?"
Le general: "Comment, je l'oublie? puisque je le marie! Mais pas encore;
dans un an ou deux... Vous ne comprenez pas, mais je m'entends."
Derigny ne put retenir un sourire; le general rit aussi de bon coeur; il
recommanda a Derigny de venir l'eveiller de bonne heure le lendemain; il
voulait avoir le temps d'ecrire toutes ses lettres pour la vente de ses
terres et maisons.
XII
RUSE DU GENERAL
Les jours suivants se passerent sans evenements remarquables. Mme
Dabrovine temoignait une grande estime et une grande confiance a M.
Jackson, qui reunissait toutes les qualites que l'on cherche sans les
trouver chez un precepteur. Independamment d'une instruction tres
etendue, il dessinait et peignait bien et avec facilite; il savait
l'anglais, l'allemand et le francais; quant au polonais, il s'en cachait
soigneusement.
Mme Dabrovine et le general etaient enchantes; Natasha etait dans
l'admiration et la temoignait en toute occasion. M. Jackson etait fort
content de ses eleves, parmi lesquels s'etait imposee Natasha pour la
musique, le dessin et les langues etrangeres. Les lecons se donnaient
dans le joli salon, a la demande du general, qui s'en amusait et s'y
interessait beaucoup. Jacques avait ete invite, a sa grande joie, a
prendre part a l'education soignee que recevaient les jeunes Dabrovine;
le general avait raconte tous les details de la vie de Jacques et de
Paul, et on les aimait beaucoup dans la famille Dabrovine. Ce cote
du chateau vivait donc heureux et tranquille; l'hiver s'avancait; le
general vendait a l'insu de la Papofski ses terres et ses maisons, et
faisait de bons placements en Angleterre; un jour, enfin, il recut, d'un
general aide de camp de l'empereur, une proposition pour Gromiline; il
en offrait cinq millions payes comptant. Le general Dourakine accepta, a
condition qu'il n'en dirait mot a personne, meme apres l'achat, jusqu'au
1er juin, et qu'il viendrait lui-meme ce jour-la prendre possession du
chateau et en chasser la famille Papofski qui y etait installee. Les
conditions furent acceptees; la vente fut terminee, l'argent paye et
envoye a Londres; Mme Papofski ne savait rien de toutes ces ventes; les
Derigny, Mme Dabrovine et Romane etaient seuls dans la confidence.
Le general, sollicite par Romane, avait revele a Mme Dabrovine le vrai
nom et la position du prince Pajarski; elle avait donne les mains avec
joie au complot arrange par son oncle et Derigny pour quitter la Russie;
elle se plaignait de sa sante devant sa soeur, regrettait de ne pouvoir
aller aux eaux. A la fin de l'hiver, un jour le general lui proposa
devant Mme Papofski de la mener aux eaux en Allemagne; elle fit quelques
objections sur le derangement, l'ennui que donnerait a son oncle un
voyage avec tant de monde.
Le general: "Tu peux ajouter a tous les tiens la famille Derigny que
j'emmenerai."
Madame Papofski: "Comment, mon oncle, vous vous embarrasserez de tous
ces gens-la?"
Le general: "Oui, Maria Petrovna; comme je compte vous laisser a
Gromiline pour faire mes affaires en mon absence, j'aime mieux vous
debarrasser d'une famille que vous n'aimez pas; d'ailleurs ils veulent
retourner en France, ou ils ont des parents et du bien."
Les yeux de Mme Papofski brillerent et s'ouvrirent demesurement; elle ne
pouvait croire a tant de bonheur."
Madame Papofski: "Vous me laisseriez... ici..., chez vous... et
maitresse de tout diriger?"
Le general: "Tout! Vous ferez ce que vous voudrez; vous depenserez ce
que vous voudrez tout le temps que vous y resterez."
Madame Papofski: "Et combien de temps durera votre absence, mon bon
oncle?"
Le general: "Un an, mon excellente niece; quinze mois peut-etre."
Mme Papofski ne pouvait plus contenir sa joie. Elle se jeta dans les
bras du general, qui la repoussa sous pretexte qu'elle derangeait sa
superbe coiffure."
Madame Papofski: "Mon pauvre oncle! Un an, c'est affreux!"
Le general: "Deux ans, peut-etre!"
Madame Papofski: "Deux ans, vraiment! Deux ans! Je ne puis croire a
un... un..."
Le general, avec ironie: "...a un bonheur, pareil!"
Madame Papofski: "Ah! mon oncle! vous etes mechant!"
Le general: "Bonheur enorme! rester un an..."
Madame Papofski, vivement: "Vous disiez deux ans?"
Le general: "Deux ans, si vous voulez; maitresse souveraine de
Gromiline, avec la chance que je meure, que je creve! Vous n'appelez pas
ca un bonheur?"
Madame Papofski, faisant des mines: "Mon oncle; vous etre trop mechant!
Vrai! je vous aime tant! Vous savez?"
Le general: "Oui, oui, je sais; et croyez que je vous aime comme vous
m'aimez."
Mme Papofski se mordit les levres; elle devinait l'ironie et elle aurait
voulu se facher, mais le moment eut ete mal choisi: Gromiline pouvait
lui echapper. Elle faisait son plan dans sa tete; aussitot apres le
depart de son oncle, elle le denoncerait comme recevant chez lui des
gens suspects. Depuis six mois que Romane etait la, elle avait observe
bien des choses qui lui semblaient etranges: l'amitie familiere de son
oncle pour lui, la politesse et les deferences de sa soeur, les manieres
nobles et aisees du gouverneur; sa conversation, qui indiquait
l'habitude du grand monde; de frequentes et longues conversations a voix
basse avec son oncle, des rougeurs et des paleurs subites au moindre
mouvement extraordinaire au dehors, le service empresse de Derigny pres
du nouveau venu, tous ces details etaient pour elle des indices d'un
mystere qu'on lui cachait. La famille francaise etait evidemment envoyee
par des revolutionnaires pour former un complot. Le pretendu Anglais,
qui oubliait parfois son origine, et qui perdait son accent pour parler
le francais le plus pur et le plus elegant, devait etre un second
emissaire: elle avait pris des informations secretes sur l'arrivee de
M. Jackson a Smolensk. Personne, dans la ville, n'avait vu ni recu cet
etranger. Il y avait donc un mystere la dedans. Sa soeur et Natasha
etaient sans doute dans le secret; tous alors etaient du complot, et
leur eloignement rendrait la denonciation plus facile.
Pendant qu'elle roulait son plan dans sa tete et qu'elle s'absorbait
dans ses pensees, son regard fixe et mechant, son sourire de triomphe,
son silence prolonge attirerent l'attention du general, de Mme Dabrovine
et de Romane. Ils se regarderent sans parler; le general fit a Romane
et a Mme Dabrovine un signe qui recommandait la prudence. Mme Dabrovine
reprit son ouvrage; Romane se leva pour aller rejoindre les enfants,
qui, disait-il, pouvaient avoir besoin de sa surveillance. Le general se
leva egalement et annonca qu'il allait travailler.
"Je mets mes affaires en ordre, Maria Petrovna, pour vous rendre facile
la gestion de mes biens; de plus, il sera bon que je vous mette au
courant des revenus et des valeurs des terres et maisons. Derigny m'aide
a faire mes chiffres, qui me cassent la tete; je suis fort content de
l'apercu en gros de ma fortune, et je crois que vous ne serez pas fachee
d'en connaitre le total."
Mme Papofski rougit et n'osa pas repondre, de crainte de trahir sa joie.
"Vous n'etes pas curieuse, Maria Petrovna, reprit le general apres un
silence. Vous saurez que, si vous venez a heriter de moi, vous aurez
douze a treize millions."
Madame Papofski: "Ah! mon oncle, je ne compte pas heriter de vous, vous
savez."
Le general: "Qui sait! C'est parce que je vous tourmente quelquefois
que vous craignez d'etre desheritee? Qui sait ce qui peut arriver?" Le
regard etincelant de Mme Papofski, la rougeur qui colora son visage
d'une teinte violacee, indiquerent au general la joie de son ame; elle
pourrait donc avoir Gromiline et le reste des biens de son oncle
sans commettre de crime et sans courir la chance d'une denonciation
calomnieuse. Sa soeur Dabrovine et l'odieuse Natasha verraient leurs
esperances decues! A partir de ce moment, elle resolut de changer de
tactique et d'attendre avec patience et douceur le depart de l'oncle et
de ses favoris.
Elle crut comprendre que son oncle mettait de la mechancete et de la
fourberie dans sa conduite envers Mme Dabrovine et ses enfants; qu'il
jouait l'affection pour mieux les desappointer, et qu'au fond il
preferait a la douceur feinte et aux tendresses hypocrites de sa soeur
son caractere a elle, sa maniere d'agir et sa durete, qui, croyait-elle,
trouvaient un echo dans le coeur et l'esprit de son oncle.
Pendant qu'elle cherchait a comprimer le bonheur qui remplissait son
ame, le general avait pris le bras de Mme Dabrovine et avait quitte le
salon, riant sous cape et se frottant les mains.
Quand il fut dans le salon de Mme Dabrovine et qu'il eut soigneusement
ferme la porte, il se laissa aller a une explosion de gaiete qui fut
partagee par sa niece. Ils riaient tous deux a l'envi l'un de l'autre
quand Romane entra: il s'arreta stupefait.
"Ferme la porte, ferme la porte", lui cria le general au milieu de ses
rires."
Romane: "Pardon de mon indiscretion, mon cher comte; mais de quoi et de
qui riez-vous ainsi?"
Le general: "De qui? de Maria Petrovna. De quoi? de ses esperances et de
sa joie."
Romane: "Pardonnez, mon cher comte, si je ne partage pas votre gaiete;
mais j'avoue que je n'eprouve que de la terreur devant les regards
mechants et triomphants que jetait sur vous, sur Mme Dabrovine et sur
moi cette niece avide et desappointee dans ses esperances."
Le general: "Fini, fini, mon cher! Elle aura Gromiline, mes terres, mes
maisons, mes millions, tout enfin."
La surprise de Romane augmenta.
Romane: "Mais... vous avez tout vendu... Comment pouvez-vous lui donner
ce que vous n'avez plus?"
Le general: "Et voila le beau de l'affaire! et voila pourquoi nous
rions, Natalie et moi. J'ai eu de l'esprit comme un ange. Raconte-lui
cela, ma fille, je ris trop, je ne peux pas."
Mme Dabrovine raconta a Romane ce qui s'etait passe entre le general et
Mme Papofski. Romane rit a son tour de la credulite de la dame et de la
presence d'esprit du general.
Romane: "Mon cher et respectable ami, j'espere et je crois que vous nous
avez tous sauves d'un plan infernal de denonciation qui aurait reussi,
je n'en doute pas."
Le general: "Et moi aussi, mon ami, j'en suis certain, a la facon dont
on traque tout ce qui est Polonais et catholique; et, sous ces deux
rapports, nous sommes tous vereux; n'est-ce pas, ma fille? ajouta le
general en deposant un baiser sur le front de Mme Dabrovine."
Madame Dabrovine: "Oh oui! mon pere! les souffrances de la malheureuse
Pologne me navrent; et le malheur a ouvert mon coeur aux consolations
chretiennes d'un bon et saint pretre catholique qui vivait dans mon
voisinage, et qui m'a appris a souffrir avec resignation et a esperer."
Romane ecoutait Mme Dabrovine avec respect, admiration et bonheur. "Et
vos enfants! dit-il apres quelque hesitation."
Madame Dabrovine: "Tous comme moi, mon cher monsieur, et tous desirant
ardemment pouvoir pratiquer leur religion, seule proscrite et maudite en
Russie, parce qu'elle est seule vraie."
Romane lui baisa respectueusement la main.
Romane: "Mon cher comte, il serait bon de hater le depart. Avez-vous
fixe un terme?"
Le general: "J'ai demande au general Negrinski, qui a achete Gromiline,
d'attendre au 1er juin pour prendre possession."
Romane: "Encore six semaines! C'est trop, mon ami; ne pourriez-vous
lui ecrire de venir prendre possession en personne le 15 mai?"
Le general: "Tres bien! Je vais ecrire tout de suite, tu donneras ma
lettre a Derigny, qui la portera lui-meme a Smolensk, a la poste."
Le general se mit a table; dix minutes apres, Romane remettait la lettre
a Derigny en lui expliquant son importance et pourquoi le depart etait
avance. Derigny ne perdit pas de temps.
Mme Dabrovine convint avec son oncle qu'elle se plaindrait vivement de
souffrances nouvelles; que le general proposerait de hater le depart
pour aller attendre la saison des eaux dans un climat plus doux, et
qu'on le fixerait au 1er juin devant Mme Papofski, mais en realite au
1er mai, dans quinze jours.
"Negrinski arrivera le 15; nous serons deja loin, en chemin de fer et en
pays etranger; elle aura dix jours de gloire et de triomphe!"
Madame Dabrovine: "Mais, mon pere, ne craignez-vous pas que pendant ces
dix jours, elle n'exerce des cruautes contre vos gens et contre les
pauvres paysans?"
Le general: "Non, ma fille, parce que je ferai, avant de partir, un acte
par lequel je donnerai la liberte a tous mes dvarovoi [3] et par lequel
je declarerai que si elle fait fouetter ou tourmenter un seul individu,
elle perdra tous ses droits et devra quitter mes terres dans les
vingt-quatre heures."
[Note 3: Domestiques attaches au service particulier des maitres.]
Madame Dabrovine: "Je reconnais la votre bonte et votre prevoyance, mon
pere."
Le jour meme, a diner, Mme Dabrovine se plaignit tant de la tete, de la
poitrine, de l'estomac, que le general parut inquiet. Il la pressa de
manger; mais Mme Dabrovine, qui avait tres bien dine chez les Derigny,
par les ordres de son oncle, avant de se mettre a table, assura qu'elle
n'avait pas faim, et ne voulut toucher a rien.
Natasha etait dans le secret du depart precipite, sans pourtant en
savoir la cause; elle montra une insensibilite qui ravit Mme Papofski.
"Elle se perdra dans l'esprit de mon oncle: il est clair qu'elle n'aime
pas du tout sa mere", se disait-elle.
Le general feignit de l'inquietude, et ne pouvait dissimuler aux yeux
mechants et ruses de Mme Papofski.
"Il ne s'emeut pas de la voir souffrir; il ne l'aime pas du tout",
pensa-t-elle.
Et son visage rayonnait; sa bonne humeur eclatait en depit de ses
efforts.
Le lendemain, meme scene; Mme Dabrovine quitte la table et va s'etendre
sur un canape dans le salon; le general, quand il reste seul avec Mme
Papofski, se plaint de l'ennui que lui donne la sante de sa niece
Dabrovine, et demande conseil a Mme Papofski sur le regime a lui faire
suivre.
Madame Papofski: "Je crois, mon oncle, que ce que vous pourriez faire de
mieux, ce serait de lui faire respirer un air plus doux, plus chaud."
Le general: "C'est possible... Oui, je crois que vous avez raison. Je
pourrais la faire partir plus tot avec les Derigny, et moi je ne les
rejoindrais qu'en juillet ou en aout aux eaux."
Mme Papofski fremit. Son regne sera retarde de deux mois au moins.
Madame Papofski: "Il me semble, mon oncle, que dans son etat de
souffrance vous separer d'elle serait lui donner un coup fatal. Elle
vous aime tellement que la pensee de vous quitter..."
Le general: "Vous croyez? Pourquoi m'aimerait-elle autant?" Madame
Papofski: "Ah! mon oncle! tous ceux qui vous connaissent vous aiment
ainsi."
Le general: "Comment! tous ceux que je quitte meurent de chagrin? C'est
effrayant, en verite. Mais... alors... vous aussi vous mourrez de
chagrin; et vos huit enfants avec vous! Ce qui fait neuf personnes!...
Voyons..., eux n'en font cinq; c'est quatre de moins que j'aurai sur la
conscience... Alors... decidement Je reste avec vous."
Madame Papofski: "Mais non, mon oncle, ils seront neuf comme chez moi,
en comptant les Derigny!"
Le general: "C'est vrai! Mais... la qualite?"
Madame Papofski: "Ah! mon oncle, je ne vaux pas ma soeur; et mes enfants
ne peuvent se comparer aux siens, si bons, si gentils! Natasha est si
charmante! Et puis M. Jackson! quel homme admirable! Comme il parle.
bien francais! On ne le croirait jamais Anglais..."
Mme Papofski regarda fixement son oncle, qui rougissait legerement.
Elle s'enhardit a sonder le mystere, et ajouta:
"Plutot Francais... (le general ne bougea pas), ou... meme... Polonais.
(Le general bondit.)"
Le general: "Polonais! un Polonais chez moi! Allons donc! Ah! ah! ah!
Polonais! Il y ressemble comme je ressemble a un Chinois."
La gaiete du general etait forcee; sa bouche riait, ses yeux lancaient
des flammes; il sembla a Mme Papofski que s'il en avait le pouvoir,
il l'etranglerait sur place, le regard fixe et serieux de cette femme
mechante augmenta le malaise du general, qui s'en alla en disant qu'il
allait savoir des nouvelles de sa niece.
Madame Papofski: "C'est un Polonais! Je le soupconnais depuis quelque
temps; j'en suis sure maintenant! Et mon oncle le sait et il le cache.
Il est bien heureux de m'avoir laisse le soin de gerer ses affaires en
son absence, sans quoi... j'aurais ete a Smolensk et j'aurais denonce
le Polonais et eux tous avant huit jours d'ici! seulement le temps de
decouvrir du nouveau et de m'assurer du fait. A present, c'est inutile:
je tiens sa fortune, j'en vendrai ce que je voudrai. L'hiver prochain,
je vendrai du bois pour un million... et je le garderai, bien entendu."
Pendant que Mme Papofski triomphait, le general arrivait chez Mme
Dabrovine le visage consterne et decompose.
"Ma fille, mon enfant! elle a devine que Romane etait un Polonais! Qu'il
se cache! Elle le perdra! elle le denoncera, la miserable! Mon pauvre
Romane!"
Et le general raconta ce qu'avait dit Mme Papofski.
Madame Dabrovine: "Mon pere! pour l'amour de Dieu, calmez-vous!
Qu'elle ne vous surprenne pas ainsi! Comment saurait-elle que le prince
Romane n'est pas M. Jackson? Elle soupconne peut-etre quelque chose;
elle aura voulu voir ce que vous diriez. Qu'avez-vous repondu?
Le general: "J'ai ri! J'ai dit des niaiseries. Mais je me sentais
furieux et terrifie. Et voila le malheur! elle s'en est apercu. Si
tu avais vu son air feroce et triomphant!... Coquine! gueuse! que ne
puis-je l'etouffer, la hacher en morceaux!"
Madame Dabrovine: "Mon pere! mon pauvre pere! Remettez-vous, laissez-moi
appeler Derigny; il a toujours le pouvoir de vous calmer."
Le general: "Appelle, mon enfant, qui tu voudras. Je suis hors de moi!
Je suis desole et furieux tout a la fois."
Mme Dabrovine courut a la recherche de Derigny, qu'elle trouva
heureusement chez lui avec sa femme; leurs enfants jouaient avec ceux de
Mme Dabrovine dans la galerie.
Madame Dabrovine: "Mon bon Derigny, venez vite calmer mon pauvre pere
qui est dans un etat affreux; il craint que ma soeur n'ait reconnu le
prince Romane."
Derigny suivit precipitamment Mme Dabrovine. Arrive pres du general,
il fut mis au courant de ce qui venait de se passer. Il reflechit un
instant en tournant sa moustache.
Derigny: Pas de danger, mon general. Grace a votre coup de maitre
d'avoir abandonne a Mme Papofski, en votre absence, l'administration de
vos biens, son interet est de vous laisser partir; il ne serait meme pas
impossible que ce fut une ruse pour hater votre depart et vous faire
abandonner le projet que vous manifestiez de rester a Gromiline et de
nous laisser partir sans vous... Il n'y a qu'une chose a faire, ce me
semble, mon general, c'est de partir bien exactement le 1er mai, dans
douze jours; mais de ne le declarer a Mme Papofski que la veille, de
peur de quelque coup fourre."
Madame Dabrovine: "Monsieur Derigny a raison; je crois qu'il voit tres
juste. Tranquillisez-vous donc, mon pauvre pere. Le danger des autres
vous impressionne toujours vivement."
Mme Dabrovine serra les mains de son oncle et l'embrassa a plusieurs
reprises; les explications de Derigny, la tendresse de sa niece,
remirent du calme dans le coeur et dans la tete du general.
Le general: "Chere, bonne fille! Je me suis effraye, il est vrai, et a
tort, je pense. Mais aussi, quel danger je redoutais pour mon pauvre
Romane!...et pour nous tous, peut-etre!
--Vous l'avez heureusement conjure, mon general, dit gaiement Derigny.
Nous sommes en mesure de partir quand vous voudrez. J'ai deja emballe
tous les effets auxquels vous tenez, mon general; l'argenterie meme est
dans un des coffres de la berline; le reste sera fait en deux heures."
Le general: "Merci, mon bon Derigny; toujours fidele et devoue.
--Mon pere! s'ecria avec frayeur Mme Dabrovine, nous ne passerons pas la
frontiere: nous n'avons pas de passeports pour l'etranger.
--Ils sont dans mon bureau depuis huit jours, mon enfant, repondit le
general en souriant."
Madame Dabrovine: "Vous avez pense a tout, mon pere! Vous etes vraiment
admirable, pour parler comme ma soeur."
Le general: "Ou est alle Romane? Savez-vous, Derigny?"
Derigny: ".Je ne sais pas, mon general; je ne l'ai pas vu. Mais je pense
qu'il est a son poste, pres des enfants."
Le general: "Tachez de nous l'envoyer, Derigny; il faut que je le
previenne de se tenir en garde contre les sceleratesses de ma mechante
niece. A-t-on jamais vu deux soeurs plus dissemblables?"
Derigny trouva effectivement Romane dans la galerie; il paraissait agite
et se promenait en long et en large. Natasha l'accompagnait et lui
parlait avec vivacite et gaiete. Derigny parut surpris de l'agitation
visible de Romane et lui demanda s'il etait souffrant.
"Non, non, mon bon monsieur Derigny, repondit Natasha en riant; je
suis occupee a le calmer et a lui faire la morale. Figurez-vous que
M. Jackson, toujours si bon, si patient, s'est fache..., mais tout de
bon..., contre mes cousins Mitineka et Yegor, qui sautaient apres lui en
l'appelant Polonais. M. Jackson a pris cela comme une injure; et moi,
je lui dis que c'est tres mal, que les Polonais sont tres bons, tres
malheureux, qu'il ne faut pas les detester comme il fait, qu'il faut
meme les aimer; et lui, au lieu de m'ecouter, il a les yeux rouges comme
s'il voulait pleurer; il me serre la main a me briser les doigts...,
et tout cela par colere..., Tenez, regardez-le; voyez s'il a l'air
tranquille et bon comme d'habitude."
Derigny ne repondit pas; Romane se tut egalement; Natasha alla gronder
encore ses mechants cousins; pendant ce temps, Derigny et Romane avaient
disparu.
Mme Papofski entra:
Mitineka: "Non, maman, il est parti furieux; nous l'avons appele
Polonais, comme vous nous l'avez ordonne: il a pris cela pour une
injure; Il s'est fache, il nous a grondes; il a dit que nous etions des
menteurs, des mechants enfants, et il s'en est alle malgre Natasha."
Natasha: "Oui, ma tante; et j'ai eu beau lui dire que c'etait tres mal
de hair les Polonais comme il le faisait, et d'autres choses, tres
raisonnables, il n'a rien voulu ecouter, et il est parti tres en colere.
--Ah!" dit Mme Papofski.
Et, sans ajouter autre chose, elle quitta la chambre, etonnee et
desappointee.
"Il n'est pas Polonais? pensa-t-telle. Qu'est-il donc?"
Chez Mme Dabrovine, ou Romane trouva le general, il raconta, encore tout
emu, l'apostrophe des petits Papofski; et, lorsque le general et Mme
Dabrovine lui dirent qu'il avait tort de s'effrayer de propos d'enfants,
son agitation redoubla.
Romane: "Cher comte, chere madame, ces enfants n'etaient que l'echo
de leur mere; je le voyais a leur maniere de dire, a leur insistance
grossiere et malicieuse. Ce n'est pas moi seul qui suis en jeu; ce
serait vous, mes bienfaiteurs, mes amis les plus chers, vos fils, votre
fille, si bonne et si charmante; tous vous seriez enveloppes dans la
denonciation; car, vous savez... elle l'a dit... elle nous fera tous
enfermer, juger, envoyer aux mines, en Siberie! Oh!... la Siberie!...
quel enfer!... Quelle terreur de songer que, pour moi, a cause de moi,
vous y seriez tous!... Je me sens devenir fou a cette pensee... Vous...
le general... Natasha!... Oh! mon Dieu! pitie! pitie!... sauvez-les!...
Prenez-moi seul!... Que seul je souffre pour tous ces etres si
chers!..."
Romane tomba a genoux, la tete dans ses mains. Le general etait
consterne; Mme Dabrovine pleurait; Derigny etait emu. Il s'approcha de
Romane.
"Courage, lui dit-il, rien n'est perdu. Le danger n'existe pas depuis
que le general donne, par son depart volontaire, la gestion de toute sa
fortune a Mme Papofski. L'interet qui guide ses actions doit arreter
toute denonciation. Les biens seraient mis sous sequestre; Mme Papofski
n'en jouirait pas, et elle n'aurait que l'odieux de son crime, dont
l'Etat seul profiterait.
--C'est vrai... Oui... C'est vrai... dit Romane s'eveillant comme d'un
songe. J'etais fou! Le danger m'avait ote la raison! Pardonnez-moi, tres
chers amis, les terreurs que j'ai fait naitre en m'y livrant moi-meme...
Pardonnez. Et vous, mon cher Derigny, recevez tous mes remerciements; je
vous suis sincerement reconnaissant."
Romane lui serra fortement les deux mains.
"Redoublons de prudence, ajouta-t-il. Encore quelques jours, et nous
sommes tous sauves. Au revoir, cher comte; je retourne a mon poste,
que j'ai deserte, et si les Papofski recommencent, j'abonderai dans la
pensee de Natasha, qui croyait que j'etais en colere et que c'etait par
haine des Polonais que je m'agitais."
Il sortit en souriant, laissant ses amis calmes et rassures. Quand il
rentra, il trouva tous les enfants groupes autour de Natasha, qui leur
parlait avec une grande vivacite. Il s'arreta un instant pour considerer
ce groupe compose de physionomies si diverses. Quand Natasha l'apercut,
il souriait.
"Ah! vous voila, monsieur Jackson? Et vous n'etes plus fache, je le vois
bien. Mes cousins, voyez, M. Jackson vous pardonne; mais ne recommencez
pas; pensez a ce que je vous ai dit... Et vous, dit-elle en s'approchant
de M. Jackson d'un air suppliant et doux, ne detestez pas les pauvres
Polonais (Jackson tressaille). Je vous en prie... mon cher monsieur
Jackson!... Ils sont si malheureux! On ne leur laisse ni patrie, ni
famille, ni meme leur sainte religion! Comment ne pas les plaindre et
ne pas les aimer?... N'est-ce pas que vous tacherez de... de... les
aimer..., pour ne pas etre trop cruel."
M. Jackson la regardait sans lui repondre; son ame polonaise
tressaillait de joie.
Natasha: "Mais parlez, repondez-moi! c'est donc bien difficile, bien
terrible d'avoir pitie de ceux qui souffrent, qu'on arrache a leurs
familles, qu'on enleve a leurs parents, qu'on envoie en Siberie?
"Assez, assez! dit Jackson de plus en plus trouble. J'ai pitie de ces
infortunes... Si vous saviez!... Mais assez, plus un mot! Je vous en
conjure."
Natasha: "Bien, nous n'en parlerons plus... avec vous, car j'en cause
souvent avec maman. Je suis bien aise de vous avoir enfin attendri
sur... Pardon, je me sauve pour ne pas recommencer."
Et Natasha, riante et legere, s'echappa en courant et vint raconter ses
succes a sa mere et a son oncle.
"Je l'ai converti, maman; il a enfin pitie de ces pauvres Polonais. Il
me l'a dit, mais il ne veut pas qu'on en parle; c'est singulier qu'un
homme si bon deteste des gens si malheureux et si courageux?
"Natasha, dit le general, qui riait et se frottait les mains, sais-tu
que nous partons dans huit ou dix jours?"
Natasha: "Tant mieux, mon oncle; nous serons tous contents de nous en
aller a cause de maman. Et puis..."
Natasha rougit et se tut.
Le general: "Et puis quoi? De qui as-tu peur ici? Acheve ta pensee,
Natashineka."
Natasha: "Mon oncle,... c'est que c'est mal d'etre enchantee de quitter
ma tante et mes cousins?"
Le general: "Et pourquoi es-tu enchantee de les quitter?.. Parle sans
crainte, Natasha; dis-nous toute la verite."
Natasha: "Eh bien, mon oncle, puisque vous voulez le savoir, c'est parce
que ma tante est mechante pour mes freres, qu'elle appelle des anes et
des pauvrards; pour Jacques et Paul, qu'elle gronde sans cesse, qu'elle
appelle des petits laquais, qu'elle menace de faire fouetter; pour ce
bon M. Jackson, dont elle se moque, qu'elle oblige a porter son chale,
son chapeau, qu'elle traite comme un domestique; tout cela me fait de la
peine, parce que je vois bien que M. Jackson n'est pas habitue a etre
traite ainsi; les pauvres petits Derigny pleurent souvent, surtout Paul.
Quant a mes cousins, ils taquinent mes freres, tourmentent Jacques et
Paul, et disent des sottises a M. Jackson, qui protege les pauvres
petits. Vous pensez bien, mon oncle, que tout cela n'est pas agreable."
Le general, riant: "C'est meme tres desagreable! Viens m'embrasser,
chere enfant.. Encore huit jours de patience, et tu seras comme nous
delivree des mechants. En attendant, je te permets d'etre enchantee
comme nous."
Natasha: "Vrai, vous etes content?... Oh! mon oncle, que vous etes
bon!"Natasha demanda la permission d'aller annoncer la bonne nouvelle
aux Derigny. Le general la lui accorda en riant plus fort, et en
recommandant le secret jusqu'au lendemain.
XIII
PREMIER PAS VERS LA LIBERTE
Le lendemain, un peu avant dejeuner, le general appela Mme Papofski dans
le salon; elle arriva, inquiete de la convocation, et trouva son oncle
assis dans son fauteuil; il lui fit un salut majestueux de la main.
"Asseyez-vous, Maria Petrovna, et ecoutez-moi. Vous etes venue a
Gromiline pour vous faire donner une partie de ma fortune; vous avez
feint la pauvrete, tandis que je vous sais riche. Silence, je vous prie;
n'interrompez pas. Je ne tiens pas a ma fortune; je vous fais volontiers
l'abandon de Gromiline et des biens que vous convoitez et que je possede
en Russie. Au lieu de vous en laisser la gestion pendant mon absence, je
vous les donne et je ne garde que mes capitaux pour vivre dans l'aisance
avec votre soeur et ses enfants que vous detestez, que j'aime et qui ne
songent pas, en m'aimant, aux avantages que je peux leur faire... La
sante de votre soeur exige un prompt depart; je l'ai fixe au 1er mai,
dans huit jours. La veille, je vous remettrai les papiers et les comptes
dont vous aurez besoin pour que tout soit en regle. J'emmene tous
ceux que j'aime; je vous laisse tous mes gens. Je vous defends de les
maltraiter, et j'ai fait un acte qui arretera les explosions de vos
coleres et de votre mechancete. Ne vous contraignez pas; ne dissimulez
plus; je vous connais; je devine ce que vous pensez, ce que vous croyez
me cacher. Laissez-vous aller a votre joie, et surtout pas de phrases
menteuses."
Mme Papofski avait voulu bien des fois interrompre son oncle, mais un
geste impetueux, un regard foudroyant, arretaient les paroles pretes a
s'echapper de ses levres, tremblantes de colere et de joie. Ces deux
sentiments se combattaient et rendaient sa physionomie effrayante. Quand
le general cessa de parler, il la regarda quelque temps avec un mepris
melange de pitie. Voyant qu'elle se taisait, il se leva et voulut
sortir.
"Mon oncle", dit-elle d'une voix etranglee.
Le general s'arreta et se retourna.
"Mon oncle, je ne sais... comment vous remercier..."
Le general ouvrit la porte, sortit et la referma avec violence. Il
passa dans la salle a manger, ou l'attendaient, d'apres ses ordres, Mme
Dabrovine, ses enfants, Romane et les enfants Papofski.
"Dejeunons, dit-il avec calme en se mettant a table. Ici, Natasha, a ma
gauche."
Natasha: Mais, mon oncle..., ma tante..., c'est sa place."
Le general, souriant: "Ta tante est au salon, en train de digerer sa
nouvelle fortune, assaisonnee de quelques verites dures a avaler."
Natasha ne comprenait pas et regardait d'un air etonne son oncle, sa
mere et Romane, qui riaient tous les trois.
"Dans quinze jours tu sauras tout, mon enfant. Mange ton dejeuner et ne
t'inquiete pas des absents."
Natasha suivit gaiement le conseil de son oncle, et l'entendit avec
bonheur annoncer leur depart a tous ses gens.
Pendant les derniers jours passes a Gromiline, il y eut beaucoup
d'agitation, d'allees et de venues causees par le depart du maitre.
Mme Papofski parut a peine aux repas, et garda le silence sur sa
conversation avec son oncle. Feindre etait difficile et inutile, agir et
parler sincerement pouvait etre dangereux et changer les dispositions
genereuses de son oncle. Ses enfants recurent du general la defense de
jouer avec leurs cousins et avec les petits Derigny; Mitineka et Yegor
voulurent un jour enfreindre la consigne et entrainer Paul, qu'ils
rencontrerent dans un corridor. Le general passait au bout avec Derigny
et entendit les cris de Paul, il fit saisir Mitineka et Yegor et les fit
fouetter de facon a leur oter a tous l'envie de recommencer. Sonushka
eut le meme sort pour avoir mechamment lance une bouteille d'encre sur
Natasha, qui en fut inondee, et dont la robe fut completement perdue.
La veille du depart, le general remit a Mme Papofski, sans lui parler,
un portefeuille, plein des papiers qu'il lui avait annonces. Elle le
recut en silence et s'eloigna avec sa proie. On devait partir a neuf
heures du matin; le general, pour eviter les adieux des Papofski, leur
avait fait dire qu'il partait a midi apres dejeuner.
Avant de monter en voiture, le general rassembla tous ses gens, leur
annonca qu'il leur avait donne a tous leur liberte, et il remit a chacun
cinq cents roubles en assignats. La joie de ces pauvres gens recompensa
largement le general de cet acte d'humanite et de generosite. Apres leur
avoir fait ses adieux, il monta dans sa berline avec sa niece, Natasha
et M. Jackson. Dans une seconde berline se placerent Mme Derigny,
Alexandre, Michel, qui avaient demande avec insistance d'etre dans la
meme voiture que Jacques et Paul; sur le siege de la premiere voiture
etaient un feltyegre [4] et un domestique; sur celui de la seconde
etait Derigny. Les poches des voitures et des sieges etaient garnies de
provisions, pre- caution necessaire en Russie. Le depart fut grave; le
general eprouvait de la tristesse en quittant pour toujours ses terres
et son pays; le meme sentiment dominait Mme Dabrovine, le souvenir de
son mari lui revenait plus poignant que jamais. Natasha regardait sa
mere et souffrait de ce chagrin dont elle: devinait si bien la cause.
Romane tremblait d'etre reconnu avant de passer la frontiere, et de
devenir ainsi une cause de malheur et de ruine pour ses amis; il avait
passe par les villes et les villages qu'on aurait a traverser pendant
plusieurs jours; mais a pied, trainant des fers trop etroits, dont le
poids et les blessures qu'ils occasionnaient faisaient de chaque pas
une torture. Il est vrai que, mele a la foule de ses compatriotes
transportes en Siberie, il avait pu ne pas etre remarque, ce qui
diminuait de beaucoup le danger. Il sentait aussi la necessite de
dissimuler ses inquietudes pour ne pas causer au general et a Mme
Dabrovine une agitation qui aurait pu eveiller les soupcons du
feltyegre.
[Note 4: Espece d'agent de police qui accompagne les voyageurs de
distinction, a leur demande, pour leur faire donner sur la route les
chevaux, les logements et ce dont ils ont besoin.]
"A quoi pensez-vous, Jackson? lui demanda le general, qui avait remarque
quelque chose des preoccupations de Romane."
Romane: "Je pense au feltyegre, monsieur le comte, et a l'agrement
d'avoir un homme de police a ses ordres pour faciliter le voyage."
Le general: "Et vous avez raison, mon ami, plus raison que vous ne le
pensez; c'est une protection de toutes les manieres, quand il sait qu'il
sera largement paye."
Le general avait appuye sur chaque mot en regardant fixement son jeune
ami, qui le remercia du regard et chercha a reprendre sa serenite
habituelle.
"Maman, entendez-vous les rires qu'ils font dans l'autre voiture!
s'ecria Natasha. Quel dommage que nous ne puissions etre tous ensemble!"
Madame Dabrovine: "Au premier relais tu pourras aller rejoindre Mme
Derigny et tes freres, chere enfant."
Natasha hesita un instant, secoua la tete.
"Non, dit-elle; je veux rester avec vous, maman, et avec mon oncle."
Les eclats de rire et les chants continuaient a se faire entendre.
C'etaient Alexandre et Michel qui apprenaient a Jacques et a Paul des
chansons russes, que ceux-ci ecorchaient terriblement, ce qui excitait
la gaiete des maitres et des eleves. Mais ce fut bien pis quand Mme
Derigny se mit de la partie; Jacques, Paul, Mme Derigny rivalisaient a
qui prononcerait le mieux, et Alexandre et Michel se roulaient a force
de rire.
Derigny cherchait de temps en temps a les faire taire, mais les rires
redoublaient devant ses signes de detresse.
"Vous allez tous vous faire gronder par le general, leur dit Derigny."
Alexandre et Michel, se penchant a la glace ouverte: "Pas de danger! Mon
oncle aime la gaiete."
Jacques et Paul, se penchant a l'autre glace: "le general ne gronde
jamais quand on rit."
Madame Derigny, par la glace du fond: "Tu fais un croquemitaine de notre
bon general."
Toutes ces tetes aux trois glaces de la voiture parurent plaisantes a
Derigny, qui se mit a rire de son cote. En se rejetant dans la voiture,
les cinq tetes se cognerent; chacun fit: Ah! et se frotta le front, la
joue, le crane. Tous se regarderent et se mirent a rire de plus belle.
Les voitures gravissaient une colline dans un sable mouvant; les chevaux
marchaient au pas. Ils s'arreterent tout a fait; la portiere s'ouvrit,
Natasha et Romane y apparurent: le visage de Natasha brillait de gaiete
par avance. Romane souriait avec bienveillance.
Natasha: "Qu'est-ce qui vous amuse tant? Maman et mon oncle font
demander de quoi vous riez."
Alexandre: "Nous rions, parce que nous nous sommes tous cognes et que
nous nous sommes casse la tete."
Natasha, riant: "Casse la tete! et vous riez pour cela?... Et vous
aussi, ma bonne madame Derigny?"
Madame Derigny: "Oui, mademoiselle; mais avant il faut dire que nous
avions pris une lecon de chant qui nous avait fort egayes."
Natasha: "De chant? Qui donnait la lecon? qui la prenait?"
Madame Derigny: "Nos maitres etaient messieurs vos freres; les eleves
etaient Jacques, Paul et moi."
Natasha: "Oh! comme j'aurais voulu l'entendre! Que cela devait etre
amusant! Monsieur Jackson, allez, je vous prie, demander a maman que
j'aille avec eux."
Romane sourit et alla faire la commission.
Madame Dabrovine: "Mais, mon cher monsieur Jackson, ils seront trop
serres, et pourtant ils ne peuvent pas rester dans cette berline sans
Mme Derigny."
Jackson, souriant: "Mlle Natasha en a bien envie, madame; nous sommes
bien graves pour elle."
Madame Dabrovine: "Que faire, mon pere? Faut-il la laisser aller?" Le
general: "Laisse-la, laisse-la, cette pauvre petite! Comme dit Jackson,
nous sommes ennuyeux a pleurer. Allez, mon ami, allez lui dire que nous
ne voulons pas d'elle et que je lui ordonne de s'amuser la-bas." Jackson
s'empressa d'aller porter la reponse.
"Merci, mon bon monsieur Jackson, merci; c'est vous qui m'avez fait
gagner ma cause: je l'ai bien entendu. Attendez-moi tous, je reviens."
Natasha courut a la premiere berline; leste comme un oiseau, elle sauta
dedans, embrassa sa mere et son oncle.
"Je ne serai pas longtemps absente, dit-elle; je vous reviendra! au
premier relais."
Le general: "Non, reste jusqu'a la couchee, chere enfant; je serai
content de te savoir la-bas, gaie et rieuse."
Natasha remercia, sauta a bas de la berline, courut a l'autre; avant de
monter, elle tendit la main a M. Jackson.
"Soignez bien maman, dit-elle; et si vous la voyez triste, venez vite me
chercher: je la console toujours quand elle a du chagrin."
Les portieres se refermerent, et les voitures se remirent en marche.
Natasha essaya de s'asseoir sans ecraser personne; mais, de quelque cote
qu'elle se retournat, elle entendit un: Aie! qui la faisait changer de
place.
"Puisque c'est ainsi, dit-elle, je vais m'asseoir par terre."
Et, avant qu'on eut pu l'arreter, elle s'etablit par terre, ecrasant les
pieds et les genoux. Les cris redoublerent de plus belle: Natasha riait,
cherchait vainement a se relever; les quatre garcons la tiraient tant
qu'ils pouvaient; mais, comme tous riaient, ils perdaient de leur force;
et, comme Natasha riait encore plus fort, elle ne s'aidait pas du tout.
Enfin, Mme Derigny lui venant en aide, elle se trouva a genoux; c'etait
deja un progres. Alexandre et Jacques parvinrent a se placer sur le
devant de la voiture; alors Natasha put se mettre au fond avec Mme
Derigny, et Paul entre elles deux. On ne fut pas longtemps sans eprouver
les tortures de la faim; Derigny leur passa une foule de bonnes choses,
qu'ils mangerent comme des affames; leur gaiete dura jusqu'a la fin de
la journee. On s'etait arrete deux fois pour manger. Dans le village ou
on dinait et ou on couchait, Jackson reconnut une femme qui lui avait
temoigne de la compassion lors de son passage avec la chaine des
condamnes, et qui lui avait donne furtivement un pain pour suppleer a
l'insuffisance de la nourriture qu'on leur accordait. Cette rencontre
le fit trembler. Puisqu'il l'avait reconnue, elle pouvait bien le
reconnaitre aussi et aller le denoncer.
Il epia les regards et la physionomie triste mais ouverte de cette
femme; elle le regarda a peine, et ne parut faire aucune attention a lui
pendant les allees et venues que necessitaient les preparatifs du repas
et des chambres a coucher.
Mme Dabrovine, Natasha et Mme Derigny s'occuperent de la distribution
des chambres; elles soignerent particulierement celle du general. On
dina assez tristement; chacun avait son sujet de preoccupation, et la
gravite des parents rendit les enfants serieux.
La nuit fut mauvaise pour tous; les souvenirs penibles, les inquietudes
de l'avenir, les lits durs et incommodes, l'abondance des tarakanes,
affreux insectes qui remplissent les fentes des murs en bois dans les
maisons mal tenues, tous ces inconvenients reunis tinrent eveilles les
voyageurs, sauf les enfants, qui dormirent a peu pres bien.
XIV
ON PASSE LA FRONTIERE
Le jour vint, il fallut se lever. Chacun etait plus ou moins fatigue
de sa nuit, excepte les enfants, qui dorment toujours bien partout, et
Natasha, qui, sous ce rapport, malgre ses seize ans, faisait encore
partie de l'enfance. Les toilettes furent bientot faites, on se reunit
pour dejeuner; Derigny avait prepare the et cafe selon le gout de
chacun.
Le general etait sombre; il avait embrasse nieces et neveux, et serre la
main a son ami Romane, mais il n'avait pas parle et il gardait encore un
silence absolu.
"Grand-pere...", dit Natasha en souriant.
Le general parut surpris et touche.
"Grand-pere voulez-vous venir avec nous a la place de Mme Derigny, dans
la seconde voiture?
--Comment veux-tu que je tienne, en sixieme?" dit le general, se
deridant tout a fait.
Natasha: "Oh! J'arrangerais cela, grand-pere. Je vous mettrais au fond,
moi pres de vous."
Le general: "Et puis? Que ferais-tu des quatre gamins?"
Natasha: "Tous en face de nous, grand-pere. Ce serait tres amusant; nous
verrions tout ce qu'ils feraient, et nous ririons comme hier, et nous
vous ferions chanter avec nous: c'est ca qui serait amusant!"
Le general se trouva completement vaincu; il partit d'un eclat de rire,
toute la table fit comme lui; le general prenant une lecon et chantant
parut a tous une idee si extravagante, que le dejeuner fut interrompu
et qu'on fut assez longtemps avant de pouvoir arreter les elans d'une
gaiete folle, Natasha etait tombee sur l'epaule de sa mere; Alexandre se
trouvait appuye sur Natasha, et Michel avait la tete sur les reins
de son frere. Mme Dabrovine soutenait le general, qui perdait son
equilibre, et Romane le maintenait du cote oppose. Derigny, debout
derriere, tenait fortement la chaise du general.
Tout a une fin, la gaiete comme la tristesse; les rires se calmerent,
chacun reprit son dejeuner refroidi et chercha a regagner le temps perdu
en avalant a la hate ce qui restait de sa portion.
"Les chevaux sont mis, mon general", vint annoncer Derigny quand tout le
monde eut fini.
On courut aux manteaux, aux chapeaux, et en quelques instants on fut
pret.
Le general passa le premier; sa niece et les enfants suivaient; Romane
etait un peu en arriere; il se sentit arreter par le bras, se retourna
et vit la femme qu'il avait reconnue la veille, tenant a la main un pain
semblable a celui qu'il avait recu d'elle trois ans auparavant. Elle le
lui presenta, lui serra la main et lui dit en polonais:
"Prends au retour ce que je t'avais donne en allant. Que Dieu te protege
et te fasse passer la frontiere sans etre repris par nos cruels ennemis.
Ne crains rien; je ne te trahirai pas."
Romane: "Comment t'appelles-tu, chere et genereuse compatriote, afin que
je mette ton nom dans mes prieres?"
La servante: "Je m'appelle Maria Fenizka. Et toi?"
Romane: "Prince Romane Pajarski."
La servante: "Que Dieu te benisse! Ton nom etait deja venu jusqu'a moi.
Laisse-moi baiser la main de celui qui a voulu affranchir la patrie."
Romance releva Maria a demi agenouillee devant lui, et, la prenant dans
ses bras, il l'embrassa affectueusement sur les deux joues. "Adieu,
Maria Fenizka; je ne t'oublierai pas. Silence, on vient." Maria
s'echappa et rentra dans la maison; elle n'y trouva personne, tout le
monde etait dans la rue pour assister au depart des voyageurs. Romane
monta dans la berline du general et de Mme Dabrovine; Natasha avait
voulu y monter aussi, mais on l'avait renvoyee.
Le general: "Va-t'en rire la-bas, mon enfant; tu t'accommodes mieux de
leur gaiete que de notre gravite."
Natasha: "Mais vous allez vous ennuyer sans moi?"
Le general: "Tiens! Quel orgueil a mademoiselle! Tu me crois donc si
ennuyeux que ta mere et Jackson ne puissent se passer de toi, et que ta
mere et Jackson ne soient pas capables de me faire oublier ton absence?
Va, va, orgueilleuse, je te mets en penitence jusqu'au diner."
Natasha: "Pas avant de vous avoir embrasse, grand-pere, et maman aussi.
Adieu, monsieur Jackson; amusez-vous bien, grand... Ah! mon Dieu!
qu'avez-vous! Regardez, grand-pere.
--Silence, pour Dieu, silence! lui dit Jackson a voix basse en lui
serrant la main a l'ecraser.
--Aie! s'ecria Natasha.
--Natalia Dmitrievna s'est fait mal? demanda le feltyegre, qui
approchait.
--Non..., oui..., je me suis cogne la main; ce ne sera rien."
Et Natasha s'eloigna etonnee et pensive, pendant que Romane prenait
sa place en face de ses amis et gardait le silence, de peur que le
feltyegre n'entendit quelques mots de la conversation. Le general et Mme
Dabrovine interrogeaient Romane du regard; profitant des cahots de la
voiture, il reussit a expliquer en quelques mots la cause de sa paleur
et de son trouble. Le general fut inquiet de la memoire extraordinaire
de cette femme; d'autres pouvaient egalement reconnaitre Romane, et il
resolut de ne plus coucher et de voyager jour et nuit jusqu'au dela de
la frontiere russe.
Quand on s'arreta pour dejeuner, le general alla se promener sur la
grande route avec sa niece et Romane, pendant que les quatre garcons et
Natasha allaient en avant et jouaient a toutes sortes de jeux. Romane
put enfin leur raconter en detail ce qui lui etait arrive a la premiere
couchee, et le general leur fit part de sa resolution de voyager jour
et nuit, et de s'arreter le moins possible. Mme Dabrovine devait se
plaindre tout haut devant le feltyegre de la fatigue de la derniere
nuit. Romane ferait des representations sur les inconvenients bien plus
grands d'un voyage trop precipite; le general trancherait la question en
disant que la sante de sa niece passait avant tout, et, pour mettre
le feltyegre dans ses interets, il lui dirait que, vu la fatigue plus
grande qu'il aurait a supporter, il lui payerait les nuits comme doubles
journees.
Tout se passa le mieux du monde; la discussion commenca a dejeuner; le
general fit semblant de se facher; Romane dit qu'il n'avait qu'a obeir;
le feltyegre fut content de ce nouvel arrangement qui rendait ses
nuits plus profitables que ses journees. Natasha et les enfants furent
enchantes de voyager de nuit; les Derigny partagerent leur satisfaction,
parce qu'ils arriveraient plus tot au bout de leur voyage et parce que
le general avait trouve moyen d'expliquer a Derigny pourquoi il se
pressait tant. Au relais du soir, on dina, chacun s'arrangea pour passer
la nuit le plus commodement possible. Romane etait monte dans la berline
de ses eleves, cedant sa place a Mme Derigny. On fit aux femmes et aux
enfants une distribution d'oreillers. Natasha reprit sa place dans la
berline de sa mere et de son oncle, et commenca avec ce dernier une
conversation aussi gaie qu'animee pour lui faire accepter son oreiller,
qui la genait, disait-elle, horriblement.
"Si vous persistez a me refuser, grand-pere, je ne vous appellerai plus
que mon oncle et je donnerai mon oreiller au feltyegre."
Cette menace fit son effet; le general prit l'oreiller, que Natasha lui
arrangea tres confortablement.
"La! A present, grand-pere, bonsoir; dormez bien. Bonsoir, maman, bonne
nuit."
Natasha se rejeta dans son coin et ne tarda pas a s'endormir. Ses
compagnons de route en firent autant.
Dans l'autre berline on commenca par se jeter les oreillers a la tete et
par rire comme la veille: mais le sommeil finit par fermer les yeux des
plus jeunes, puis des plus grands, puis enfin ceux de Romane. De cette
voiture, comme de la premiere, ne sortit pas te plus leger bruit
jusqu'au lendemain: on ne commenca a s'y remuer que lorsque les voitures
s'arreterent et qu'un mouvement bruyant a l'exterieur tira les voyageurs
de leur sommeil. Le soleil brillait deja et rechauffait le pauvre
Derigny, engourdi par le froid de la nuit.
Natasha baissa la glace, mit la tete a la portiere et vit qu'on etait a
la porte d'un auberge. Le feltyegre etait a la portiere, attendant les
ordres du general, qui ronflait encore.
"Ou sommes-nous? Que demandez-vous, feltyegre?" dit Natasha a voix basse
et avec son aimable sourire.
Le feltyegre: "Natalia Dmitrievna, je voudrais savoir si on s'arrete ici
pour prendre le cafe et se reposer un instant."
Natasha: "Moi, je ne demande pas mieux: j'ai faim et j'ai les jambes
fatiguees; mais mon oncle et maman dorment. Madame Derigny! ...Ah! voici
M. Jackson! Faut-il descendre? Qu'en pensez-vous?"
Jackson: "Si vous etes fatiguee, mademoiselle, et si vous avez faim, la
question est decidee."
Natasha: "Il ne faut pas penser a moi, il faut penser a mon oncle et a
maman."
Pour toute reponse, Jackson passa son bras par la glace baissee et
poussa legerement le general, qui s'eveilla.
Natasha: "Pourquoi eveillez-vous grand-pere? C'est mal a vous, monsieur
Jackson; tres mal."
Le general parut surpris.
Romane: "Monsieur le comte, faut-il s'arreter ici pour dejeuner? Le
feltyegre attend vos ordres. Mlle Natalia a faim et elle a mal aux
jambes, ajouta-t-il en souriant."
Le general: "Alors arretons, arretons! que diantre! Je ne veux pas tuer
ma pauvre Natasha. Et puis, ajouta-t-il en riant, moi-meme je ne serai
pas fache de manger un morceau et de me degourdir les jambes. Ouvrez,
feltyegre."
La portiere s'ouvrit. Natasha sauta a terre; puis elle et Romane
aiderent le general a descendre posement et, apres lui, Mme Dabrovine,
que Natasha avait embrassee et mise au courant. La seconde berline,
de laquelle sortaient des voix confuses entremelees de rires, se vida
egalement de son contenu.
Natasha les interrogea sur leur nuit; ils raconterent leur bataille
d'oreillers, dirent bonjour a leur mere, a leur oncle et a Mme Derigny,
et firent une invasion bruyante dans l'auberge, deja prete a les
recevoir. Mme Derigny, en causant avec son mari, dont elle avait ete
preoccupee toute la nuit, apprit avec chagrin qu'il avait souffert du
froid a la fin de la nuit, malgre chales et manteaux. Derigny plaisanta
de ces inquietudes et assura que devant Sebastopol il avait bien
autrement souffert du froid. Mme Derigny, avant de se rendre pres de Mme
Dabrovine et de Natasha pour aider a leur toilette, trouva moyen de dire
a l'oreille du general que Derigny avait eu froid la nuit, mais qu'il ne
voulait pas en parler.
"Merci, ma bonne madame Derigny, dit le general; soyez tranquille pour
la nuit qui vient: il n'aura pas froid; envoyez-moi le feltyegre."
Le feltyegre ne tarda pas a arriver.
"Courez dans la ville, feltyegre, et achetez-moi un bon manteau de drap
gris, bien chaud et bien grand. Payez ce que vous voudrez, le prix n'y
fait rien."
Au bout d'une demi-heure, le feltyegre revenait avec un manteau de
drap gris, double de renard blanc et de taille a envelopper le general
lui-meme.
"Combien? dit le general.
--Cinq cents roubles, repondit avec hesitation le feltyegre, qui
l'avait, eu pour trois cents.
--D'ou vient-il?
--D'un juif, qui l'a achete il y a trois ans, a un Polonais envoye en
Siberie.
--Tenez, voila six cents roubles; payez et gardez le reste."
Il y avait trois quarts d'heure que chacun procedait a sa toilette et
prenait un peu d'exercice, lorsque le feltyegre et Derigny apporterent
dans le salon, ou se tenait le general, du the, du cafe, du pain, des
kalaches, du beurre et une jatte de creme.
On attendit que le general et Mme Dabrovine fussent a table pour prendre
chacun sa place et sa tasse. La consommation fut effrayante; la nuit
avait si bien aiguise les appetits, que Derigny ne pouvait suffire au
renouvellement des assiettes et des tasses vides, et qu'il dut appeler
sa femme pour l'aider. Ils allerent manger a leur tour avec Jacques
et Paul; et, quand les repas furent termines, le feltyegre alla faire
atteler.
"Jackson, mon ami, dit le general, je veux faire une surprise a Derigny;
prenez, ce manteau et mettez-le sur le siege de la voiture."
Jackson s'approcha du canape ou etait le manteau et voulut le prendre;
mais a peine l'eut-il regarde, qu'il palit, chancela et tomba sur le
canape.
Le general seul s'apercut de ce saisissement.
"Quoi! qu'est-ce, mon ami?... Romane, mon ami, reponds... Je t'en
supplie... Qu'as-tu?"
Romane: "C'est mon manteau que j'ai vendu en passant ici, prisonnier,
enchaine, forcat. Les froids etaient passes; je l'ai vendu a un juif,
ajouta a voix basse Romane encore tremblant d'emotion a ce nouveau
souvenir de son passage."
Le general: "Remets-toi; courage, mon ami... Si on te voyait ainsi emu,
la curiosite serait excitee."
Romane serra la main de son ami, qui l'aida a se relever. En prenant le
manteau, il faillit le laisser echapper. Craignant d'avoir ete vu
par les enfants, qui jouaient au bout du salon, il leva les yeux et
rencontra le regard inquiet et triste de Natasha, qui l'examinait depuis
longtemps. La paleur de Romane devint livide. Natasha s'approcha de lui,
prit et serra sa main glacee.
"Mon cher monsieur Jackson, dit-elle a voix basse, vous etes inquiet?
Vous craignez que je ne parle, que je n'interroge? Vous avez un secret
penible; je le devine, enfin; mais, soyez sans inquietude, jamais je ne
laisserai echapper un mot qui puisse vous compromettre."
--Chere enfant, vous avez toute ma reconnaissante amitie et toute mon
estime", repondit de meme Romane.
Le general la serra dans ses bras.
"Partons, dit-il, allons, vous autres grands garcons, venez aider notre
ami Jackson a porter ce grand manteau."
Les enfants se jeterent sur ce manteau et le trainerent plus qu'ils ne
le porterent jusqu'a la voiture.
"Tenez, mon ami, dit le general a Derigny, voila de quoi vous rechauffer
la nuit qui vient.
--Mon general, vous etes, trop bon, et ma femme est une indiscrete",
repondit Derigny en souriant.
Et il salua respectueusement le general en, menacant sa femme du doigt.
Le voyage continua gaiement et heureusement jusqu'a la frontiere, ou les
formalites d'usage s'accomplirent promptement et facilement, grace
a l'intervention du feltyegre, qui devait recevoir sa paye quand
la frontiere serait franchie; la generosite du general depassa ses
esperances; le passeport anglais non vise de Jackson aurait souffert
quelques difficultes sans les ordres et les menaces du feltyegre; c'est
pourquoi la bourse du general s'etait ouverte si largement pour lui.
Aux premiers moments qui suivirent le passage de la frontiere, personne,
dans la premiere berline ne dit un mot ni ne bougea. Mais, quand Romane
et le general furent bien assures de l'absence de tout danger, le
general tendit la main a son jeune ami.
"Sauve, mon enfant, sauve! dit-il avec un accent penetre.
--Cher et respectable ami, dit Romane en se jetant dans les bras du
general, qui le serrait contre son coeur et qui essuyait ses yeux
humides; cher comte, cher ami! reprit Romane en se rejetant a sa place
le visage baigne de larmes, pardonnez..., oh! pardonnez-moi ces larmes
indignes d'un homme! Mais... j'ai trop souffert pendant ce voyage; trop!
trop! Je suis a bout de forces!"
Mme Dabrovine serrait aussi la main de Romane et pleurait. Natasha,
stupefaite, regardait, ecoutait et ne comprenait pas.
"Maman, dit-elle, maman! Qu'est-ce? Pourquoi pleurez-vous? Qu'est.. il
arrive a ce pauvre M. Jackson?
--Pauvre, dites heureux comme un roi, ma chere, excellente enfant,
s'ecria Romane en serrant le bras de Natasha a la faire crier... Pardon,
pardon, ma chere demoiselle, je ne sais plus ce que je dis, ce que je
fais. Pensez donc! ne plus avoir en perspective cette Siberie, enfer des
vivants! Ne plus avoir d'inquietudes pour vous tous, que j'aime, que je
venere! Me trouver en surete! et avec vous! pres de vous! Libre, libre!
Plus de Jackson! plus d'Angleterre!... La Pologne! ma mere, ma sainte,
ma catholique patrie! Comprenez-vous ma joie, mon bonheur? Chere enfant,
vous qui etes si bonne, rejouissez-vous avec moi."
La surprise de Natasha redoublait. Ses grands yeux bleus, demesurement
ouverts, se portaient alternativement sur Romane, sur sa mere, sur son
oncle.
"Polonais! dit-elle enfin. Polonais! vous, Polonais! vous qui vous
fachiez quand on vous appelait Polonais!"
Romane: "Je ne me fachais pas, mademoiselle: je tremblais d'etre
decouvert, et votre pitie pour mes chers compatriotes m'attendrissait
jusqu'au fond de l'ame."
Natasha: "Je ne comprends pas tres bien, mais je suis contente que vous
soyez Polonais et catholique: c'etait une peine pour moi de vous croire
Anglais et protestant."
Le general: "Tu vas comprendre en deux mots, ma Natasha cherie. Je te
presente mon ami, mon ancien aide de camp en Circassie, mon sauveur dans
un rude combat, le prince Romane Pajarski, echappe de Siberie ou il
travaillait aux mines depuis deux ans, accuse d'avoir conspire pour la
Pologne contre la Russie."
Natasha sauta de dessus sa banquette, fixa des yeux etonnes sur le
prince Pajarski, qui les voyait se remplir de larmes; puis elle se
detourna, cacha son visage dans ses mains et eclata en sanglots.
."Natasha, mon enfant, dit la mere en l'attirant dans ses bras,
calme-toi; pourquoi ces larmes, ces sanglots?"
Natasha: "Oh! maman, maman! Ce pauvre homme! Ce pauvre prince! Comme
il a souffert! C'est horrible! horrible! Et moi qui le traitais si
familierement! J'ai du le faire souffrir bien des fois!"
Romane: "Vous, chere enfant: Vous avez ete ma principale joie, ma plus
grande consolation.
--Vraiment? dit Natasha en relevant la tete et en le regardant d'un air
joyeux. Je vous remercie de me le dire, et je suis bien contente d'avoir
un peu adouci votre position."
Et ses larmes recommencerent a couler.
Le general: "Ne pleure plus, ma Natasha. Le voila heureux, tu vois bien;
et nous aussi, nous sommes tous libres et heureux."
Apres quelque temps donne aux emotions de ce grand evenement, chacun
reprit son calme, et Natasha demanda au prince Romane des details sur
son arrestation, sa condamnation, ses souffrances en Siberie et sa
fuite.
Pendant que ces evenements s'expliquent, nous retournerons a Gromiline,
et nous ferons une visite a Mme Papofski.
XV
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT
Apres le depart de son oncle, Mme Papofski se sentit saisie d'une joie
folle.
"Ils sont bien reellement partis! se disait-elle. Je reste souveraine
maitresse de Gromiline et de toutes les terres de mon oncle. Je tirerai
le plus d'argent possible de ces miserables paysans, paresseux et
ivrognes, et de ces coquins d'intendants, voleurs et menteurs. J'ai
soixante mille roubles de revenu a moi; mais six cent mille! Voila une
fortune qui m'aidera a augmenter la mienne! D'abord j'enverrai le moins
d'argent possible a mon oncle, s'il m'en demande... peut-etre pas du
tout, puisqu'il m'a dit qu'il avait garde les capitaux pour ses favoris
Dabrovine et Derigny. Je ferai fouetter tous les paysans pour leur faire
augmenter leur abrock [5] de dix roubles a cent roubles. Je vendrai tous
les dvarovoi [6] les hommes, les femmes, les enfants; mon oncle en a des
quantites; je les vendrai tous, excepte peut-etre quelques enfants
que je garderai pour amuser les miens. Il faut bien que mes garcons
apprennent a fouetter eux-memes leurs gens; ces enfants serviront a
cela. Quand on fait fouetter, on est si souvent trompe! Entre amis et
parents, ils se menagent! Vous croyez votre homme puni; pas du tout! a
peine s'il a la peau rouge! C'est mon mari qui savait faire fouetter!
Quand il s'y mettait, le fouette sortait d'entre ses mains comme une
ecrevisse... Mon oncle gatait ses gens; il faut que je remette tout
cela en ordre... Ce Vassili! il se repentira de n'avoir pas obei a mes
volontes en cachette de mon oncle_.. Commencons par lui... Vassili!
Vassili!... Ou est-il? Mashka, va me chercher cet animal de Vassili qui
ne vient pas quand je l'appelle."
[Note 5: Redevance ou fermage que payent les paysans quand on leur
abandonne la culture des terres.]
[Note 6: Les dvarovoi sont les paysans qui ont ete attaches au
service particulier des maitres. Leurs familles ont a jamais le
privilege de ne plus travailler la terre et d'etre nourries et logees
par le maitre.]
La pauvre fille courut a toutes jambes chercher Vassili, et revint
tremblante dire a sa maitresse que Vassili etait sorti et qu'on ne le
retrouvait pas. Les yeux de Mme Papofski flamboyaient.
"Sorti! sorti sans ma permission! Mais c'est impossible! Tu es une
sotte! tu as mal cherche! Cours vite, et si tu ne me le ramenes pas,
prends garde a ta peau."
La malheureuse Mashka courut encore de tous cotes, et, n'osant revenir
seule, elle ramena Nikita, le maitre d'hotel.
"Et Vassili? cria Mme Papofski quand elle les vit entrer."
Nikita: "Vassili est sorti, Maria Petrovna."
Madame Papofski: "Comment a-t-il ose sortir?"
Nikita: "Il est alle a la ville pour chercher une place."
Mme Papofski resta muette de surprise et de colere.
Le maitre d'hotel continua, en la regardant avec une joie malicieuse:
"M. le comte nous ayant donne la liberte a tous, nous tachons de nous
pourvoir a Smolensk. Moi, je compte aller a Moscou, ainsi que les
cochers et les laquais, d'apres les ordres de M. le general Negrinski,
qui veut nous avoir."
Madame Papofski: "La liberte!... Mon oncle!... Sans me rien dire!...
Mais vous etes fou!... C'est impossible? Vous ne savez donc pas que
c'est moi qui suis votre maitresse, que j'ai tout pouvoir sur vous, que
je peux vous faire fouetter a mort."
Nikita: "M. le comte nous a donne la liberte, Maria Petrovna! Personne
n'a de droit sur nous que notre pere l'empereur, le gouverneur et le
capitaine ispravnik [7]."
[Note 7: Espece de juge de paix, de commissaire de police, qui a des
pouvoirs tres etendus.]
La colere de Mme Papofski redoublait; elle ne voyait aucun moyen de se
faire obeir. Nikita sortit; Mashka s'esquiva; Mme Papofski resta seule
a ruminer son desappointement. Elle finit par se consoler a moitie en
songeant a l'abrock de cent roubles par tete qu'elle ferait payer a
ses six mille paysans de Gromiline et a tous les paysans de ses autres
proprietes nouvelles.
On lui prepara son dejeuner comme a l'ordinaire; quoique mecontente de
tout et de tout le monde, elle n'osa pas le temoigner, de peur que
les cuisiniers ne fissent comme les autres domestiques, et qu'elle ne
trouvat plus personne pour la servir.
Les enfants porterent le poids de sa colere; elle tira les cheveux, les
oreilles des plus petits, donna des soufflets et des coups d'ongles aux
plus grands, les gronda tous, sans oublier les bonnes, qui eurent aussi
leur part des arguments frappants de leur maitresse. Ainsi se passa
le premier jour de son entree en possession de Gromiline et de ses
dependances.
Les jours suivants, elle se promena dans ses bois, dans ses pres, dans
ses champs, en admira la beaute et l'etendue; marqua, dans sa pensee,
les arbres qu'elle voulait vendre et couper; parcourut les villages;
parla aux paysans avec une durete qui les fit fremir et qui leur fit
regretter d'autant plus leur ancien maitre; le bruit de la donation de
Gromiline a Mme Papofski s'etait repandu et avait jete la consternation
dans tous les esprits et le desespoir dans tous les coeurs. Elle leur
disait a tous que l'abrock serait decuple; qu'elle ne serait pas si
bete que son oncle, qui laissait ses paysans s'enrichir a ses depens.
Quelques-uns oserent lui faire quelques representations ou quelques
sollicitations; ceux-la furent designes pour etre fouettes le lendemain.
Mais, quand ils arriverent dans la salle de punition, leur staroste
[8], qui les avait accompagnes, produisit un papier qu'il avait recu du
capitaine ispravnik, et qui contenait la defense absolue, faite a Mme
Papofski, d'employer aucune punition corporelle contre les paysans du
general-comte Dourakine: ni fouet, ni baton, ni cachot, ni privation de
boisson et de nourriture, ni enfin aucune torture corporelle, sous peine
d'annuler tout ce que le comte avait concede a sa niece.
[Note 8: Ancien, nomme par les paysans pour faire la police dans le
village, regler les differends et prendre leurs interets. On se soumet
toujours aur decisions du staroste ou ancien.]
Mme Papofski, qui etait presente avec ses trois aines pour assister aux
executions, poussa un cri de rage, se jeta sur le staroste pour
arracher et mettre en pieces ce papier maudit; mais le staroste l'avait
prestement passe a son voisin, qui l'avait donne a un autre, et ainsi de
suite, jusqu'a ce que le papier eut disparu et fut devenu introuvable.
"Maria Petrovna, dit le staroste avec un sourire fin et ruse, l'acte
signe de M. le comte est entre les mains du capitaine ispravnik; il ne
m'a envoye qu'une copie."
Le staroste sortit apres s'etre incline jusqu'a terre; les paysans en
firent autant, et tous allerent au cabaret boire a la sante de leur bon
M. le comte, de leur excellent maitre.
Mme Papofski resta seule avec ses enfants, qui, effrayes de la colere
contenue de leur mere, auraient bien voulu s'echapper; mais le moindre
bruit pouvait attirer sur leurs tetes et sur leurs epaules l'orage qui
n'avait pu encore eclater. Ils s'etaient eloignes jusqu'au bout de la
salle, et s'etaient rapproches de la porte pour pouvoir s'elancer dehors
au premier signal.
Une dispute s'eleva entre eux a qui serait le mieux place, la main sur
la serrure; le bruit de leurs chuchotements amena le danger qu'ils
redoutaient. Mme Papofski se retourna, vit leurs visages terrifies,
devina le sujet de leur querelle et, saisissant le plette (fouet)
destine a faire sentir aux malheureux paysans le joug de leurs nouveaux
maitres, elle courut a eux et eut le temps de distribuer quelques coups
de ce redoutable fouet avant que leurs mains tremblantes eussent pu
ouvrir la porte, et que leurs jambes, affaiblies par la terreur, les
eussent portes assez loin pour fatiguer la poursuite de leur mere.
Mme Papofski s'arreta haletante de colere, laissa tomber le fouet,
reflechit aux moyens de s'affranchir de la defense de son oncle. Apres
un temps assez considerable passe dans d'inutiles coleres et des
resolutions impossibles a effectuer, elle se decida a aller a Smolensk,
a voir le capitaine ispravnik, et a chercher a le corrompre en lui
offrant des sommes considerables pour dechirer les actes par lesquels le
comte Dourakine donnait la liberte a ses gens et defendait a sa niece
d'infliger aucune punition corporelle a ses paysans, ce qui serait un
obstacle a l'augmentatIon de l'abrock, etc. Elle rentra au chateau,
assez calme en apparence, ne s'occupa plus de ses enfants, et ordonna au
cocher d'atteler quatre chevaux a la petite caleche de son oncle. Une
heure apres, elle roulait sur la route de Smolensk au grand galop des
chevaux.
XVI
VISITE QUI TOURNE MAL
Le capitaine ispravnik etait chez lui et ne fut pas surpris de la visite
de Mme Papofski, car il connaissait toute l'etendue de ses pouvoirs,
la terreur qu'il inspirait, et la soumission que chacun etait tenu
d'apporter a ses volontes et a ses ordres. Il etait tres bien avec le
gouverneur, qui le croyait un homme rigide, severe, mais honnete et
incorruptible, de sorte que les decisions de ce terrible capitaine
ispravnik etaient sans appel. C'etait un homme d'un aspect dur et
severe. Il etait grand, assez gros, roux de chevelure et rouge de peau;
son regard percant et ruse effrayait et repoussait. Ses manieres et son
langage mielleux augmentaient cette repulsion. Mme Papofski le voyait
pour la premiere fois. Il la fit entrer dans son cabinet.
"Yefime Vassilievitche, lui dit-elle en entrant, c'est a vous que mon
oncle a remis les papiers par lesquels il donne la liberte a tous ses
gens?" Le capitaine ispravnik: "Oui, Maria Petrovna, ils sont entre mes
mains."
Madame Papofski: "Et ne peuvent-ils pas en sortir?"
Le capitaine ispravnik: "Impossible, Maria Petrovna."
Madame Papofski: "C'est pourtant bien ennuyeux pour moi, Yefime
Vassilievitche; tous ces dvarovoi sont si impertinents, si mauvais,
qu'on ne peut pas s'en faire obeir quand ils se sentent libres."
Le capitaine ispravnik: "Je ne dis pas non, Maria Petrovna; mais, que
voulez-vous, la volonte de votre oncle est la."
Madame Papofski: "Mais... vous savez que mon oncle m'a donne toutes les
terres qu'il possede."
Le capitaine ispravnik: "C'est possible, Maria Petrovna, mais cela ne
change rien a la liberte des dvarovoi."
Madame Papofski: "Ces terres se montent a plusieurs millions! ...Il y a
six mille paysans!"
Le capitaine ispravnik s'inclina et garda le silence en regardant Mme
Papofski avec un sourire mechant.
Madame Papofski, apres un silence: "Je n'ai pas besoin de tout garder
pour moi; je donnerais bien quelques dizaines de mille francs pour avoir
ce papier de mon oncle et celui qui m'interdit de faire fouetter les
paysans."
Le capitaine ispravnik ne dit rien.
Madame Papofski, l'observant: "Je donnerais cinquante mille roubles pour
avoir ces actes."
Le capitaine ispravnik: "C'est tres facile, Maria Petrovna; je vais
appeler mon scribe pour qu'il vous en fasse une copie; cela vous coutera
vingt-cinq roubles."
Mme Papofski se mordit les levres et dit apres un assez long silence et
avec quelque hesitation:
"Ce n'est pas une copie que je voudrais avoir..., mais l'acte lui-meme."
Le capitaine ispravnik: "Ceci est impossible, Maria Petrovna."
Madame Papofski: "Et pourtant je donnerais soixante mille, quatre-vingt
mille roubles..., cent mille roubles... Comprenez-vous, Yefime
Vassilievitche?... cent mille roubles!...
--Je comprends, Maria Petrovna, repondit le capitaine ispravnik. Vous
m'offrez cent mille roubles pour detruire ces papiers que votre oncle
m'a confies?... Ai-je compris?"
Mme Papofski repondit par une inclination de tete.
Le capitaine ispravnik: "Mais a quoi me serviront ces cent mille
roubles, si on m'envoie en Siberie?"
Madame Papofski: "Comment pourriez-vous etre condamne, puisque les actes
seraient brules?"
Le capitaine ispravnik: "Et les copies que j'ai remises a votre staroste
et a vos dvarovoi?"
Mme Papofski demeura petrifiee; elle avait oublie la copie que lui avait
fait voir le staroste.
Le capitaine ispravnik: "Il m'est donc prouve que vous desirez racheter
ces actes, mais que vous ne savez comment faire, et que si je vous
indiquais un moyen, vous me le payeriez cent mille roubles.
--Cent mille roubles..., plus si vous voulez! s'ecria Mme Papofski."
Le capitaine ispravnik: "Alors il me reste un devoir a remplir: c'est de
faire au general prince gouverneur un rapport sur l'offre deshonorante
que vous osez me faire, et qui vous menera en Siberie ou tout au moins
dans un couvent pour faire penitence: ce qui n'est pas agreable; on y
est plus maltraite que ne le sont vos domestiques et vos paysans."
Madame Papofski, terrifiee: "Au nom de Dieu, ne faites pas une si
mechante action, mon cher Yefime Vassilievitche. Tout cela n'etait pas
serieux."
Le capitaine ispravnik: "C'etait serieux, Maria Petrovna, dit
l'ispravnik avec rudesse, et si serieux, qu'il vous faudrait me donner
plus de cent mille roubles pour me le faire oublier."
Madame Papofski: "Plus de cent mille roubles!... Mais c'est affreux!...
M'extorquer plus de cent mille roubles pour ne pas porter contre moi une
plainte horrible!"
La capitaine ispravnik: "Vous vouliez tout a l'heure me donner la meme
somme pour avoir le plaisir de fouetter vos paysans et vos dvarovoi et
leur extorquer un abrock enorme: vous pouvez bien la doubler pour avoir
le plaisir de ne pas etre fouettee vous-meme tous les jours pendant deux
ou trois ans pour le moins."
Madame Papofski: "C'est abominable! c'est infame!"
Le capitaine ispravnik: "Abominable, infame, tant que vous voudrez, mais
vous ne sortirez pas d'ici avant de m'avoir souscrit une obligation de
deux cent mille roubles remboursables en deux ans, par moitie, au bout
de chaque annee... sinon, je fais atteler mon droschki et je vais
deposer ma plainte chez le prince gouverneur.
--Non, non, au nom de Dieu, non. Mon bon Yefime Vassilievitche, ayez
pitie de moi, s'ecria Mme Papofski en se jetant a genoux devant le
capitaine ispravnik triomphant; diminuez un peu; je vous donnerai cent
mille roubles..., cent vingt mille, ajouta-t-elle... Eh bien! cent
cinquante mille!"
Le capitaine ispravnik se leva.
"Adieu, Maria Petrovna; au revoir dans quelques heures; un officier de
police m'accompagnera avec deux soldats; on vous menera a la prison.
--Grace, grace!... dit Mme Papofski, se prosternant devant l'ispravnik.
Je vous donnerai... les deux cent mille roubles que vous exigez.
"Mettez-vous la, Maria Petrovna, dit le capitaine ispravnik montrant le
fauteuil qu'il venait de quitter; vous allez signer le papier que je
vais preparer."
Le capitaine ispravnik eut bientot fini l'acte, que signa la main
tremblante de Maria Petrovna.
"Partez a present, Maria Petrovna, et si vous dites un mot de ces
deux cent mille roubles, je vous fais enlever et disparaitre sans que
personne puisse jamais savoir ce que vous etes devenue; c'est alors que
vous feriez connaissance avec le fouet et avec la Siberie."
Le capitaine ispravnik la salua, ouvrit la porte; au moment de la
franchir, elle se retourna vers lui, le regarda avec colere.
"Miserable, dit-elle tout haut, sans voir quelques hommes ranges au fond
de la salle.
--Vous outragez l'autorite, Maria Petrovna! Ocipe, Feodore, prenez cette
femme et menez-la dans le salon prive."
Malgre sa resistance, Mme Papofski fut enlevee par ces hommes robustes
qu'elle n'avait pas apercus, et entrainee dans un salon petit, mais
d'apparence assez elegante. Quand elle fut au milieu de ce salon, elle
se sentit descendre par une trappe a peine assez large pour laisser
passer le bas de son corps; ses epaules arreterent la descente de la
trappe; terrifiee, ne sachant ce qui allait lui arriver, elle voulut
implorer la pitie des deux hommes qui l'avaient amenee, mais ils etaient
disparus; elle etait seule. A peine commencait-elle a s'inquieter de sa
position, qu'elle en comprit toute l'horreur, elle se sentit fouettee
comme elle aurait voulu voir fouetter ses paysans. Le supplice fut
court, mais terrible. La trappe remonta; la porte du petit salon
s'ouvrit.
"Vous pouvez sortir, Maria Petrovna", lui dit le capitaine ispravnik qui
entrait, en lui offrant le bras d'un air souriant.
Elle aurait bien voulu l'injurier, le souffleter, l'etrangler, mais elle
n'osa pas et se contenta de passer devant lui sans accepter son bras.
"Maria Petrovna, lui dit le capitaine ispravnik en l'arretant, j'ai eu
l'honneur de vous offrir mon bras; est-ce que vous voudriez recommencer
une querelle avec moi?... Non, n'est-ce pas?... Ne sommes-nous pas bons
amis? ajouta-t-il avec un sourire charmant. Allons, prenez mon bras:
j'aurai l'honneur de vous conduire jusqu'a votre voiture. Ne mettons pas
le public dans nos confidences; tout cela doit rester entre nous." Mme
Papofski, encore tremblante, fut obligee d'accepter le bras de son
ennemi, qui lui parla de la facon la plus gracieuse; elle ne lui
repondait pas.
Le capitaine ispravnik, bas et familierement: "Vous me direz bien
quelques paroles gracieuses, ma chere Maria Petrovna, devant tous ces
gens qui nous regardent. Un petit sourire, Maria Petrovna, un regard
aimable: sans quoi je devrai vous faire faire connaissance avec un
autre petit salon tres gentil, bien plus agreable que celui que vous
connaissez; on y reste plus longtemps... et on en sort toujours pour se
mettre au lit.
--J'ai hate de m'en retourner chez moi, Yefime Vassilievitche, repondit
Mme Papofski en le regardant avec le sourire qu'il reclamait; j'ai ete
deja bien indiscrete de vous faire une si longue visite.
--J'espere qu'elle vous a ete agreable, chere Maria Petrovna, comme a
moi.
--Certainement, Yefime Vassilievitche... (dites mon cher Yefime
Vassilievitche, lui dit a l'oreille le capitaine ispravnik), mon cher
Yefime Vassilievitche, repeta Mme Papofski. (Demandez-moi a venir vous
voir, continua son bourreau.) Venez donc me voir a Gromiline... (mon
cher, dit l'ispravnik), mon cher... Ah!... ah! Je meurs!"
Et Mme Papofski tomba dans les bras du capitaine ispravnik. L'effort
avait ete trop violent; elle perdit connaissance. Le capitaine ispravnik
la coucha dans sa voiture, fit semblant de la plaindre, de s'inquieter,
et ordonna au cocher de ramener sa maitresse le plus vite possible,
parce qu'elle avait besoin de repos. Le cocher fouetta les chevaux, qui
partirent ventre a terre.
"Bonne journee! se dit le capitaine ispravnik. Deux cent mille roubles!
Ah! ah! ah! la Papofski! comme elle s'est laisse prendre! j'irai la
voir; si je pouvais lui extorquer encore quelque chose! Je verrai, je
verrai."
Le mouvement de la voiture, les douleurs qu'elle ressentait et le grand
air firent revenir Mme Papofski de son evanouissement. Elle se remit
avec peine sur la banquette de laquelle elle avait glisse, et se livra
aux plus altieres reflexions et aux plus terribles coleres jusqu'a son
retour a Gromiline. Elle se coucha en arrivant, pretextant une migraine
pour ne pas eveiller la curiosite des domestiques, et resta dans son lit
trois jours entiers. Le quatrieme jour, quand elle voulut se lever, un
mouvement extraordinaire se faisait entendre dans la maison.
XVII
PUNITION DES MECHANTS
Mme Papofski passa un peignoir, appela ses femmes, qui ne repondirent
pas a son appel, ses enfants, qui avaient egalement disparu, et se
decida a aller voir elle-meme quelle etait la cause du tumulte qu'elle
entendait de tous cotes. Dans le premier salon il n'y avait personne;
dans le second salon elle vit une multitude de caisses et de malles;
elle entra dans la salle de billard et vit, avec une surprise melee de
crainte, plusieurs hommes, parmi lesquels elle reconnut le capitaine
ispravnik; ils causaient avec animation. En reconnaissant le capitaine
ispravnik, elle ne put retenir un cri d'effroi; venait-il l'arreter
et l'emmener en prison? Chacun se retourna; un des hommes s'approcha
d'elle, la salua, et lui demanda si elle etait Maria Petrovna Papofski.
"Oui, repondit-elle d'une voix etouffee par l'emotion, je suis la niece
du general comte Dourakine.
--Je suis le general Negrinski, Maria Petrovna, et je viens, selon le
desir de votre oncle, prendre possession de la terre de Gromiline,
aujourd'hui 10 mai."
Madame Papofski, effrayee: "La terre de Gromiline!... Mais... c'est moi
qui..."
Le general Negrinski: "C'est moi qui ai achete la terre de Gromiline,
Maria Petrovna. Cette nouvelle parait vous surprendre; je l'ai achetee
il y a deux mois, et payee comptant, cinq millions; l'acte est entre les
mains du capitaine ispravnik, qui devait tenir l'affaire secrete jusqu'a
mon arrivee. Je viens aujourd'hui m'y installer, comme j'ai eu l'honneur
de vous le dire, et vous prier de retourner chez vous, comme me l'a
prescrit le comte Dourakine."
Mme Papofski voulut parler; aucun son ne put sortir de ses levres
decolorees et tremblantes; elle devint pourpre; ses veines se gonflerent
d'une maniere effrayante; ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs
orbites.
Le prince Negrinski la regardait avec surprise; il voulut la rassurer,
lui dire un mot de politesse, mais il n'eut pas le temps d'achever la
phrase commencee: elle poussa un cri terrible et tomba en convulsions
sur le parquet.
Le prince Negrinski la fit relever et reporter dans sa chambre, ou il la
fit remettre entre les mains de ses femmes, qu'on avait retrouvees dans
la cour avec les enfants. Il continua ses affaires avec le capitaine
ispravnik, qui s'inclinait bassement devant un general aide de camp de
l'empereur, et il acheva de s'installer paisiblement a Gromiline, a la
grande satisfaction des paysans, qui avaient eu pendant quelques jours
la crainte d'appartenir a Mme Papofski.
Il etait impossible de faire partir Mme Papofski dans l'etat ou elle
se trouvait; le prince donna des ordres pour qu'elle et ses enfants ne
manquassent de rien; au bout de quelques jours, le mal avait fait des
progres si rapides, que le medecin la declara a toute extremite; on fit
venir le pope [9] pour lui administrer les derniers sacrements; quelques
heures avant d'expirer, elle demanda a parler au prince Negrinski; elle
lui fit l'aveu de ses odieux projets par rapport a son oncle et a sa
soeur, confessa la corruption qu'elle avait cherche a exercer sur le
capitaine ispravnik, raconta la scene qui s'etait passee entre elle et
lui, et l'accusa d'avoir cause sa mort en lui otant, par ces emotions
multipliees, la force de supporter la derniere decouverte de la perfidie
de son oncle. Elle finit en demandant justice contre son bourreau.
[Note 9: Pretre russe.]
Le general prince Negrinski, indigne, lui promit toute satisfaction; il
se rendit immediatement chez le prince gouverneur, qui l'accompagna a
Gromiline: le gouverneur arriva assez a temps pour recevoir de la
bouche de la mourante la confirmation du recit du prince Negrinski.
Le capitaine ispravnik fut arrete, mis en prison; on trouva dans ses
papiers l'obligation de deux cent mille roubles; il fut condamne a etre
degrade et a passer dix ans dans les mines de Siberie.
Ainsi finit Mme Papofski; un acte de vengeance fut le dernier signal de
son existence.
Ses enfants furent ramenes chez eux, ou les attendait leur pere. Mme
Papofski ne fut regrettee de personne; sa mort fut l'heure de la
delivrance pour ses enfants comme pour ses malheureux domestiques et
paysans.
XVIII
RECIT DU PRINCE FORCAT
Pendant que ces evenements tragiques se passaient a Gromiline. le
general et ses compagnons de route continuaient gaiement et paisiblement
leur voyage. Le prince Romane raconta a Natasha les principaux
evenements de son arrestation, de sa reclusion, de son injuste
condamnation, de son horrible voyage de forcat, de son sejour aux mines,
et enfin de son evasion[10].
[Note 10: Les passages les plus interessants du recit qu'on va
lire sont pris dans un livre historique plein de verite et d'interet
emouvant: Souvenirs d'un Siberien.]
"J'avais donne un grand diner dans mon chateau de Tchernoigrobe, dit le
prince, a l'occasion d'une fete ou plutot d'un souvenir national...
--Lequel? demanda Natasha.
--La defaite des Russes a Ostrolenka. Dans l'intimite du repas j'appris
que plusieurs de mes amis organisaient un mouvement patriotique pour
delivrer la Pologne du joug moscovite. Je blamai leurs projets, que je
trouvai mal concus, trop precipites, et qui ne pouvaient avoir que de
facheux resultats. Je refusai de prendre part a leur complot. Mes amis
m'avaient quitte mecontents; fatigue de cette journee, je m'etais couche
de bonne heure et je dormais profondement, lorsqu'une violente secousse
m'eveilla. Je n'eus le temps ni de parler, ni d'appeler, ni de faire un
mouvement: en un clin d'oeil je fus baillonne et solidement garrotte.
Une foule de gens de police et de soldats remplissaient ma chambre; une
fenetre ouverte indiquait par ou ils etaient entres. On se mit a visiter
tous mes meubles; on arracha meme les etoffes du canape et des fauteuils
pour fouiller dans le crin qui les garnissait; on me jeta a bas de mon
lit pour en dechirer les matelas; on ne trouva rien que quelques pieces
de poesies que j'avais faites en l'honneur de ma patrie morcelee,
opprimee, ecrasee. Ces feuilles suffirent pour constater ma culpabilite.
Je fus enveloppe dans un manteau de fourrure, le meme qui m'a cause une
si vive emotion a Gytomire.
--Ah! je comprends, dit Natasha; mais comment s'est-il trouve a
Gytomire?
--Quand le temps etait devenu chaud, pendant mon long voyage de forcat,
ce manteau genait mes mouvements, deja embarrasses par des fers pesants
et trop etroits qu'on m'avait mis aux pieds, et je le vendis a un juif
de Gytomire. On me passa par la fenetre, on me coucha dans une telega
(charrette a quatre roues), et l'on partit d'abord au pas, puis, quand
on fut loin du village, au grand galop des trois chevaux atteles a ma
telega.
"Alors on me delivra de mon baillon; je pus demander pour quel motif
j'etais traite ainsi et par quel ordre.
"Par l'ordre de Son Excellence le prince general en chef", me repondit
un des officiers qui etaient assis sur le bord de la telega, les jambes
pendantes en dehors.
"--Mais de quoi m'accuse-t-on? Qui est mon accusateur?"
"--Vous le saurez quand vous serez en presence de Son Excellence.
"--Nous autres, nous ne savons rien et nous ne pouvons rien vous dire.
"--C'est incroyable qu'on ose traiter ainsi un militaire, un homme
inoffensif.
"--Taisez-vous, si vous ne voulez etre baillonne jusqu'a la prison."
"Je ne dis plus rien; nous arrivames a Varsovie a l'entree de la nuit:
le gouverneur etait seul, il m'attendait.
"Mon interrogatoire fut absurde; j'en subis plusieurs autres, et j'eus
le tort de repondre ironiquement a certaines questions que m'adressaient
mes juges et le gouverneur sur la conspiration qu'on avait decouverte et
qui n'existait que dans leur tete. Ils se facherent; le gouverneur me
dit des grossieretes, auxquelles je repondis vivement, comme je le
devais.
"--Votre insolence, me dit-il, demontre, monsieur, votre esprit
revolutionnaire et la verite de l'accusation portee contre vous. Sortez,
monsieur; demain vous ne serez plus le prince Romane Pajarski, mais le
forcat n deg. * * *. Vous le connaitrez plus tard."
"L'Excellence sonna, me fit emmener.
"Au cachot n deg. 17", dit-il.
"On me traina brutalement dans ce cachot, dont le souvenir me fait
dresser les cheveux sur la tete; c'est un caveau de six pieds de long,
six pieds de large, six pieds de haut, sans jour, sans air; un grabat
de paille pourrie, infecte et remplie de vermine composait tout
l'ameublement. Je mourais de faim et de soif, n'ayant rien pris depuis
la veille. La soif surtout me torturait. On me laissa jusqu'au lendemain
dans ce trou si infect, que lorsqu'on y entra pour me mettre les fers
aux pieds et aux mains, les bourreaux reculerent et declarerent qu'ils
ne pouvaient pas me ferrer, faute de pouvoir respirer librement. On
me poussa alors dans un passage assez sombre, mais aere; en un quart
d'heure mes chaines furent solidement rivees.
"Les anneaux de mes fers se trouverent trop etroits; on me serra
tellement les jambes et les poignets, que je ne pouvais plus me tenir
debout ni me servir de mes mains mes supplications ne firent qu'exciter
la gaiete de mes bourreaux. Avant de me mettre les fers, on me lut mon
arret; j'etais condamne a travailler aux mines en Siberie pendant toute
ma vie, et a faire le voyage a pied.
"Quand l'operation du ferrage fut terminee, on me forca a regagner mon
cachot; je tombais a chaque pas; j'y arrivai haletant, les pieds et les
mains deja gonfles et douloureux. Je m'affaissai sur ma couche infecte,
mais je fus force de la quitter presque aussitot, me sentant devore par
la vermine qui la remplissait.
"Je me trainai sur mes genoux au bout de mon cachot; le sol, detrempe
par l'humidite, me procura, en me glacant, un autre genre de supplice,
que je preferai toutefois au premier. "Vous devinez sans peine les
sentiments qui m'agitaient; au milieu de ma desolation, le souvenir
de votre excellent oncle, de sa tendresse, de sa sollicitude pour mon
bien-etre me revint a la memoire, et me fut, une pensee consolante dans
mon malheur. Je ne sais combien de temps je restai dans cette affreuse
position; je sentais mes forces s'epuiser, et, quand le gardien vint
m'apporter une cruche d'eau et un morceau de pain, il me trouva etendu
par terre sans connaissance; il alla prevenir son chef, qui alla, de son
cote, chercher des ordres superieurs.
"--Qu'il creve! qu'on le laisse ou il est et comme il est", repondit
l'Excellence de la veille.
"Il parait neanmoins que, sur les representations d'un aide de camp de
l'empereur, le general Negrinski, le meme qui vient d'acheter Gromiline,
qui parait avoir des sentiments de justice et d'humanite, et qui se
trouvait a Varsovie, envoye par son maitre, l'Excellence donna des
ordres pour qu'on me changeat de cellule et pour qu'on m'otat mes fers.
"Quand je revins a moi, je me crus en paradis; mes pieds et mes mains
etaient libres, je me trouvais dans un cachot deux fois plus grand que
le premier; une fenetre grillee laissait passer l'air et le jour; de la
paille fraiche sur des planches faisait un lit passable; on me rendit
mon manteau de fourrure pour me preserver du froid pendant mon sommeil.
Mes vetements, trempes par la boue du cachot precedent, avaient ete
remplaces par les habits de forcat que je ne devais plus quitter; une
chemise de grosse toile, une touloupe [11], de la chaussure en lanieres
d'ecorce de bouleau, une bande de toile pour remplacer le bas et
envelopper les jambes jusqu'aux genoux; ou finissait la culotte de
grosse toile, et un bonnet de peau de mouton, me classaient desormais
dans les forcats. J'etais seul, je ne comprenais pas d'ou provenait
cet heureux changement; le gardien me l'expliqua le lendemain, et
j'en remerciai bien sincerement Dieu qui, par l'entremise du general
Negrinski, avait touche en ma faveur ces coeurs fermes a tout sentiment
de pitie.
[Note 11: Pelisse en peau de mouton que portent les paysans; le poil
est en dedans, la peau on dehors; l'ete, on la remplace par le cafetan
en drap.]
"Je ne vous raconterai pas les details de mes derniers jours de prison,
ni de mon terrible voyage, un peu adouci par la compassion des gens du
peuple qui nous voyaient passer et qui obtenaient la permission de
nous donner des secours; les uns nous offraient du pain, des gateaux;
d'autres, du linge, des chaussures, des vetements; tous nous
temoignaient de la compassion; nous avions les fers aux pieds et aux
mains; nous etions enchaines deux a deux.
"Je me trouvai avoir pour compagnon de chaine un jeune homme de dix-huit
ans qui avait chante des hymnes a la patrie, qui s'etait montre fervent
catholique, qui avait fait des voeux pour la delivrance de la malheureuse
Pologne. Il etait fils unique, adore par ses parents, et il pleurait
leur malheur bien plus que le sien. Je le consolais et l'encourageais de
mon mieux; je sais que peu de temps apres notre arrivee a Simbirsk il
chercha a, s'echapper et fut repris apres une courte lutte dans laquelle
il se defendit avec le courage du desespoir contre le lieutenant qui
commandait le detachement envoye a sa poursuite; il fut ramene et
knoute a mort. Il est maintenant pres du bon Dieu, ou il prie pour ses
bourreaux.
"Notre voyage dura pres d'un an; plusieurs d'entre nous moururent en
route; on nous forcait a trainer le mourant et quelquefois son cadavre
jusqu'a la prochaine couchee. Les coups de fouet pleuvaient sur nous au
moindre ralentissement de marche, au moindre signe d'epuisement et de
desespoir. Jamais un acte de complaisance, un mot de pitie, un regard de
compassion ne venait adoucir notre martyre.
"L'escorte nombreuse qui nous conduisait, qui nous chassait devant elle
comme un troupeau de moutons, etait tout entiere sous le joug de la
terreur: la denonciation d'un camarade pouvait amener dans nos rangs de
forcats le malheureux qui nous aurait temoigne quelque pitie, et chaque
soldat redoublait de durete pour se bien faire voir de ses chefs.
"Nous arrivames enfin a Ekaterininski-Zovod; on nous mena devant le
smotritile (surveillant), qui nous regarda longtemps, nous interrogea
sur ce que nous savions faire, fit inscrire dans les premiers numeros
ceux qui savaient lire, ecrire, compter. Il me questionna longuement,
parut content de ma science, et me designa pour travailler aux travaux
de routes et de constructions. On nous ota nos fers, et l'on indiqua a
chacun le cachot de son numero; j'eus le numero 1; on dit que j'etais le
mieux partage. C'etait sale, petit, sombre, mais logeable; il y avait
de l'air suffisamment pour respirer; du jour assez pour retrouver ses
effets; un lit passablement organise pour y dormir; un escabeau assez
solide pour vous porter, et un baquet pour recevoir les eaux sales. "Mes
premiers jours de travail exterieur furent terribles; on nous occupait
expres aux travaux les plus rudes; on nous forcait a porter ou a tirer
des poids enormes; les coups de fouet n'etaient pas menages, et si une
plainte, un gemissement nous echappait, il fallait subir le fouet en
regle, et ensuite, avec les epaules dechirees, il fallait reprendre le
travail interrompu par la punition. Dans la soiree, un autre supplice
commencait pour moi; on profitait de mon savoir pour me faire faire
le travail des bureaux; il fallait, en un temps toujours insuffisant,
ecrire ou copier un nombre de pages presque impossible. Et, quand on
n'avait pas fini a l'heure voulue, la peine du fouet recommencait plus
ou moins cruelle, selon l'humeur plus ou moins excitee du smotritile.
"J'eus le bonheur d'echapper en toute occasion a toute punition
corporelle, force de zele et d'activite; mais il n'en fut pas ainsi de
mes malheureux compagnons de travail. La nourriture etait insuffisante
et si mauvaise, qu'il fallait la faim qui nous torturait pour manger les
aliments qu'on nous presentait.
XIX
EVASION DU PRINCE
"J'ai vecu ainsi pendant deux ans; je n'eus, pendant ces deux annees,
d'autre espoir, d'autre desir, d'autre idee que de m'echapper de cet
enfer rendu plus horrible par les souffrances, les desespoirs, les
maladies, la mort de mes compagnons de misere. Je preparais tout pour ma
fuite. J'avais etudie avec soin les cartes geographiques qui tapissaient
les murs; j'avais adroitement et longuement interroge les marchands qui
couraient le pays, qui allaient aux foires et qui venaient faire des
affaires avec les gens de la ville; je m'etais fabrique un passeport,
ayant eu entre les mains bien des feuilles de papier timbre et un cachet
aux armes de l'empereur, avec lesquels j'avais mis en regle mon plakatny
(passeport). J'avais reussi a me procurer de droite et de gauche un
vetement complet de paysan aise; j'avais amasse deux cents roubles sur
les gratifications qui nous etaient accordees et sur la petite somme
qu'on allouait pour nos vetements et notre nourriture.
"Me trouvant en mesure d'executer mon projet de fuite, je sortis le soir
du 10 novembre de l'etablissement d'Ekaterininski-Zavod. J'avais sur moi
trois chemises, dont une de couleur, retombant sur le pantalon, comme
les portent les paysans russes; un gilet et un large pantalon en gros
drap; et, par-dessus, un armiak, espece de burnous de peau de mouton,
qui descendait a mi-jambe, et de grandes bottes a revers bien
goudronnees. Une ceinture de laine, blanche, rouge et noire, attachait
mon armiak; sur la tete j'avais une perruque de peau de mouton, laine en
dehors, et, par-dessus, un bonnet en drap bien garni de fourrure. Une
grande pelisse en fourrure recouvrait le tout; le collet, releve et noue
au cou avec un mouchoir, me cachait le visage et me tenait chaud en meme
temps. Dans un sac que je tenais a la main, j'avais mis une paire de
bottes, une chemise et un pantalon d'ete bleu; du pain et du poisson
sec; je mis mon argent sous mon gilet; dans ma botte droite je placai un
poignard. Il gelait tres fort. J'arrivai au bord de l'Irtiche, qui etait
gele; je le traversai, et je pris le chemin de Para, qui se trouvait a
douze kilometres d'Ekaterininski-Zavod. A peine avais-je fait quelques
pas au dela de l'Irtiche, que j'entendis derriere moi le bruit d'un
traineau. Le coeur me battit avec violence; c'etaient sans doute les
gendarmes envoyes a ma poursuite. Je tressaillis, mais j'attendis, le
poignard a la main, decide a vendre cherement ma vie. Je me retournai
quand le traineau fut pres de moi; c'etait un paysan.
"Ou vas-tu? me demanda-t-il en s'arretant devant moi."
Moi: "A Para."
Le paysan: "Et d'ou viens-tu?"
Moi: "Du village de Zalivina."
Le paysan: "Veux-tu me donner soixante kopecks, je te menerai jusqu'a
Para? J'y vais moi-meme."
Moi: "Non, c'est trop cher. Cinquante kopecks."
Le paysan: "C'est bien; monte vite, mon frere."
"Je me mis pres du paysan, et nous partimes au galop; le paysan etait
presse, la route etait belle, les chevaux etaient bons; une heure apres,
nous etions a Para. Je descendis dans une des rues de la ville; je
m'approchai d'une fenetre basse, et je demandai a haute voix, comme font
les Russes:
"Y a-t-il des chevaux?"
Le paysan: "Pour aller ou?"
Moi: "A la foire d'Irbite."
Le paysan: "Il y en a une paire."
Moi: "Combien la verste?"
Le paysan: "Huit kopecks."
Moi: "C'est trop! Six kopecks?"
Le paysan: "Que faire? Soit. Dans l'instant."
"Quelques minutes apres, les chevaux etaient atteles au traineau.
"D'ou etes-vous? me demanda-t-on.
"--De Tomsk; je suis le commis de Golofeief; mon patron m'attend a
Irbite. Je suis fort en retard; je crains que le maitre ne se fache: si
tu vas vite, je te donnerai un pourboire."
"Le paysan siffla, et les chevaux partirent comme des fleches. Mais la
neige commenca a tomber, epaisse et serree; le paysan perdit son chemin,
et, apres des efforts inutiles pour le retrouver, il me declara qu'il
fallait passer la nuit dans la foret. Je fis semblant de me mettre en
colere; je menacai de me plaindre a la police en arrivant a Irbite; rien
n'y fit; nous fumes obliges d'attendre le jour. Cette nuit fut affreuse
d'inquietudes et d'angoisses. Je me croyais trahi par mon guide, comme
l'avait ete quelques annees auparavant l'infortune Wysocki, forcat comme
moi, fuyant comme moi, et qui, apres avoir ete egare toute une nuit
comme moi dans la foret ou j'etais, fut livre aux gendarmes par son
conducteur. Quand le jour parut, je menacai encore mon paysan de le
livrer a la police pour m'avoir fait perdre mon temps. Le malheureux;
fit son possible pour retrouver quelques traces du chemin qu'il avait
bien reellement perdu, et, au bout de quelques instants, il s'ecria tout
joyeux:
"--Voici des traces que je reconnais; c'est le chemin que nous devions
suivre.
"--Va donc, lui dis-je, et a la grace de Dieu!"
"Le paysan fouetta ses chevaux et arriva bientot chez un ami qui me
donna du the et d'autres chevaux pour continuer ma route. Je changeai
ainsi de chevaux et de traineau jusqu'a Irbite; j'avais couru, sans
m'arreter, trois jours et trois nuits. Les dernieres vingt-quatre heures
je repris toute ma securite; la route etait tellement encombree de
traineaux, de kibitkas (espece de cabriolet sur patins l'hiver, sur
roues l'ete), de telegas, d'hommes a cheval, de pietons qui chantaient
a tue-tete, criaient, se saluaient, que je ne courais plus aucun danger
d'etre reconnu ni arrete. Je fis comme eux: je chantai, je criai, je
saluai des inconnus. J'etais mille kilometres d'Ekaterininski-Zavod.
"Le soir du troisieme jour, nous entrames dans la ville d'Irbite.
"Votre passeport", me cria le factionnaire, il ajouta tres bas: "Donnez
vingt kopecks et passez."
"Je donnai vite les vingt kopecks et je m'arretai devant une hotellerie,
ou j'eus assez de peine a me faire recevoir: tout etait plein.
L'izbo etait deja encombree de yamstchiks (conducteurs de chevaux et
traineaux). Je pris ma part d'un bruyant repas siberien compose d'une
soupe aux raves, de poissons secs, de gruau a l'huile et de choux
marines. Chacun s'etendit ensuite sur les bancs, sous les bancs, sur les
fables, sur... le poele et par terre; je me couchai par terre, mais je
ne pus dormir; j'avais compte ce qui me restait d'argent: je n'avais
plus que soixante-quinze roubles. Avec une aussi faible somme je devais
renoncer a voyager en traineau; il me fallait achever ma route a pied;
j'avais des milliers de verstes a faire avant de me trouver au dela de
la frontiere russe, et je devais mettre pres d'un an a les parcourir. Je
ne perdis pourtant pas courage; j'invoquai Dieu et la sainte Vierge, qui
me procureraient sans doute quelque travail, quelque moyen de gagner
ma vie pour arriver jusqu'en France, seul pays au monde qui ait ete
compatissant et genereux pour les pauvres Polonais. Le lendemain je
quittai de grand matin l'izba et Irbite; en sortant de la ville, le
factionnaire me demanda mon passeport ou vingt kopecks; je preferai
donner les vingt kopecks, et bien m'en prit, car a quelque distance
de la ville je voulus jeter un coup d'oeil sur mon passeport, je ne le
trouvai pas; j'eus beau chercher, fouiller de tous cotes, je ne pus le
retrouver; il ne me restait qu'une passe de forcat pour circuler dans
les environs d'Ekaterininski-Zavod; je l'avais sans doute perdu dans
un traineau ou dans la ville, a la couchee. Un tremblement nerveux me
saisit. Sans passeport je ne pouvais m'arreter dans aucune ville,
aucun village; je me trouvais condamne a passer mes nuits dans les
forets ou dans les plaines immenses nommees steppes; cet hiver de 1856
etait un des plus rigoureux qu'on eut vus depuis plusieurs annees; la
neige tombait en abondance; je me trouvais sans cesse couvert d'une
couche de neige, que je secouais. Elle tombait si serree, qu'elle
effacait les traces des routes praticables; heureusement que les
voyageurs siberiens ont l'habitude de planter dans la neige de longues
perches de sapin pour guider leurs compatriotes; mais souvent ces
perches, abattues par les ouragans, manquent aux voyageurs. Je marchai
pourtant sans perdre courage; parfois je rencontrais des yamstchiks
qui venaient a ma rencontre; je suivais la trace qu'avait laissee leur
traineau, et je marchais ainsi jusqu'a la nuit; alors je creusais dans
la neige un trou profond en forme de grotte; je m'y etablissais pour
dormir, en fermant de mon mieux, avec de la neige, l'entree de ma
grotte. La premiere nuit que je passai ainsi, je m'eveillai les pieds
presque geles, parce que j'avais mis sur moi mon manteau de fourrure, le
poil en dedans; je me souvins que les Ostiakes (peuplades du nord de
la Siberie), qui se font des abris pareils dans la neige quand ils
voyagent, mettent toujours leurs fourrures le poil en dehors. Ce moyen
me reussit; je n'eus jamais les membres geles depuis. Un jour, l'ouragan
et le chasse-neige furent si violents, que les perches de sapin furent
enlevees; je ne rencontrai personne qui put m'indiquer mon chemin, et
je m'egarai. Pendant plusieurs heures je marchai vaillamment, enfoncant
dans la neige jusqu'aux reins, cherchant a me reconnaitre, et m'egarant
de plus en plus. La faim se faisait cruellement sentir; mes provisions
etaient epuisees de la veille; le froid engourdissait mes membres; je
n'avancais plus que peniblement; la fatigue me faisait tomber devant
chaque obstacle a franchir; enfin, au moment ou j'allais me laisser
tomber pour ne plus me relever, j'apercus une lumiere a une petite
distance. Je remerciai Dieu et la sainte Vierge de ce secours inespere;
je recueillis les forces qui me restaient, et j'arrivai devant une izba
qui etait a l'extremite d'un hameau, dont les fenetres s'eclairaient
successivement. Une jeune femme se tenait pres de la porte de l'izba.
Je demandai a entrer; la jeune femme m'ouvrit sur-le-champ, et je me
trouvai dans une chambre bien chaude, en face d'une vieille femme, mere
de l'autre.
"--D'ou viens-tu? Ou te mene le bon Dieu? me demanda la vieille.
"--Je suis du gouvernement de Tobolsk, mere, lui repondis-je, et je vais
chercher du travail dans les fonderies de fer de Bohotole, dans les
monts Ourals."
"Les deux femmes se mirent a me preparer un repas; quand j'eus assouvi
ma faim, je profitai du feu qu'elles avaient allume pour faire secher
mes vetements et mon linge humide de neige. La vue de mes quatre
chemises eveilla les soupcons des femmes. Je m'etendis sur un banc et je
commencais a m'endormir, quand je fus eveille par des chuchotements
qui m'inquieterent; j'ouvris les yeux, et je vis quelques paysans qui
etaient entres et qui s'etaient groupes autour des femmes.
"Ou est-il?" demanda l'un d'eux a voix basse.
"La jeune femme me montra du doigt; les hommes s'approcherent et me
secouerent rudement en me demandant mon passeport.
"--De quel droit me demandez-vous mon passeport? lui repondis-je.
"Est-ce que l'un de vous est golova (tete, ancien)?
"--Non, nous sommes habitants du hameau.
"--Et comment osez-vous me deranger? Qui me dit quelles gens vous etes
et si vous n'etes pas des voleurs? Attendez, vous trouverez a qui
parler.
"--Nous sommes d'ici, et nous avons le droit de savoir qui nous logeons
chez nous.
"--Eh bien! je me nomme Dmitri Boganine, du gouvernement de Tobolsk, et
je vais a Bohotole pour avoir de l'ouvrage dans les etablissements du
gouvernement, et ce n'est pas la premiere fois que je traverse le pays."
"J'entrai alors dans les details que j'avais appris par l'etude
des cartes du pays et mes conversations avec les marchands
d'Ekaterininski-Zavod. Je finis enfin par leur montrer mon passeport,
qui n'etait autre chose que la passe que j'avais conservee.
"Aucun d'eux ne savait lire, mais la vue du cachet imperial leur suffit;
ils furent convaincus que j'avais un passeport en regle, et ils se
retirerent en me demandant humblement pardon de m'avoir derange.
"Mais nous sommes excusables, ami; on nous ordonne d'arreter les forcats
qui s'echappent.
"--Comment des forcats pourraient-ils se trouver si loin des pocelenie
(lieu de detention)?
"--Il s'en echappe quelquefois, et nous en avons arrete quelques-uns."
"Ils me quitterent, et j'achevai ma nuit tranquillement."
XX
VOYAGE PENIBLE, HEUREUSE FIN
"Le lendemain je pris conge des femmes et je continuai ma route, bien
decide a ne plus demander d'abri a aucun etre humain; j'avais encore
soixante-dix roubles; en couchant dans les bois, en n'achetant que le
pain strictement necessaire a ma subsistance, j'esperais pouvoir arriver
jusqu'a Vologda; il y a dans les environs de cette ville beaucoup de
fabriques de drap, de toile a voiles et des tanneries, ou je pouvais
trouver a gagner l'argent necessaire pour arriver a la fin de mon
voyage. Je marchai donc resolument, et Dieu seul sait ce que j'ai
souffert pendant ces quatre mois d'un rude hiver. Quelquefois je sentais
faiblir mon courage; je le ranimais en baisant avec ferveur une croix
en bois que je m'etais fabrique avec mon couteau. Deux fois seulement
j'entrai dans une maison habitee, pour y coucher; un soir, il neigeait,
le froid etait terrible, j'etais presque fou de fatigue, de froid, de
misere; un besoin irresistible d'avaler quelque chose de chaud s'empara
de moi; une soupe aux raves bien chaude m'eut paru un regal de
Balthazar; je courus, sous cette impression, vers une lumiere qui
m'apparaissait a quelques centaines de pas; j'arrivai devant une
izboucha (petite izba) habitee par un jeune homme, sa femme et deux
enfants. J'appelai; on m'ouvrit.
"--Qui es-tu? Que veux-tu? demanda le jeune homme.
"--Je suis un voyageur egare. J'ai froid, j'ai faim; donnez-moi quelque
chose de chaud a avaler.
"--Entre; que Dieu te benisse! Mets-toi sur le banc; nous allons
souper."
"Je tombai plutot que je ne m'assis sur le banc devant lequel etait
la table chargee d'une terrine de soupe, un pot de kasha (espece de
bouillie epaisse au sarrasin) et une cruche de kvass (boisson russe
assez semblable au cidre). La jeune femme me regardait avec surprise
et pitie; elle s'empressa de me servir de la soupe aux choux toute
bouillante; j'avalai ma portion en un instant; je n'osais en redemander;
mes regards avides parlaient sans doute pour moi, car le jeune homme se
mit a rire et me servit une seconde copieuse portion.
"Mange, ami, mange; si tu as peur des gendarmes, rassure-toi, nous ne te
denoncerons pas."
Je le remerciai des yeux et j'engloutis la seconde terrine. On me servit
ensuite du kasha; j'en mangeai plusieurs fois; le kvass me donna
des forces. Quand j'eus finis ce repas delicieux, je remerciai mes
excellents hotes et je me levai pour m'en aller.
"--Ou vas-tu, frere? dit le jeune homme.
"--Dans les bois d'ou je suis venu.
"--Pourquoi ne restes-tu pas chez nous? Ma femme et moi, nous prions
d'accepter notre izboucha pour y passer la nuit.
"--Je vous generais; vous n'avez qu'une chambre.
"--Qu'importe! tu nous apporteras la benediction de Dieu. Viens;:
faisons nos prieres devant les images, et repose-toi ensuite; tu es
fatigue."
"J'acceptai avec un signe de croix, selon l'usage des paysans, et un
Merci, frere"...
"Nous nous mimes devant les images et. nous commencames nos signes de
croix et nos paklony (demi-prosternations); c'est en quoi consistent;
les prieres des paysans russes. J'eus bien soin d'en faire autant
que mes hotes. Je m'etendis ensuite sur un banc, ou je m'endormis
profondement jusqu'au jour.
"Avant de quitter ces braves gens, j'acceptai encore un repas de soupe
aux choux et de kasha. On remplit mes poches de pain bis; ils ne
voulurent pas recevoir l'argent que je leur offrais, et je me remis en
route avec un nouveau courage.
"A la fin d'avril j'arrivai pres de Vologda; je trouvai facilement
du travail dans une tannerie situee loin de la ville et de toute
habitation; j'y travaillai pres d'un mois, puis je continuai mon voyage
avec cinquante roubles de plus dans ma poche.
"Je continuai a coucher dans les bois; j'eus le bonheur d'eviter toute
rencontre de gendarmes et de soldats, comme j'avais evite les ours qui
remplissent les forets de l'Oural.
"J'achetais du pain dans les maisons isolees que je rencontrais. Une
fois je faillis etre denonce comme brigand par un vieillard chez lequel
j'etais entre pour demander un pain. Il me dit d'attendre, qu'il allait
m'en apporter.
"A peine etait-il sorti, que sa fille courut a un coffre, en retira un
pain, et dit en me le donnant:
"Pars vite, pauvre homme, mon pere est alle a la ville chercher des
gendarmes. Tourne dans le sentier a droite qui passe dans les bois, et
cours pour qu'on ne te prenne pas. Je dirai que tes amis sont venus te
chercher."
"Je la remerciai, et je pris de toute la vitesse de mes jambes le chemin
que cette bonne fille m'avait indique. Je courus pendant plusieurs
heures, me croyant toujours poursuivi. Mon voyage devint de plus en plus
perilleux a mesure que j'approchais du centre de la Russie. J'osais a
peine acheter du pain pour soutenir ma miserable, existence, quand me
trouvai pres de Smolensk, dans les bois de votre excellent oncle, dont
j'ignorais le sejour dans le pays; je n'avais rien pris depuis deux
jours et je n'avais plus un kopeck pour acheter un morceau de pain. Il
y avait pres d'un an que j'avais quitte Ekaterininski-Zavod, un an que
j'errais inquiet et tremblant, un an que je priais Dieu de terminer mes
souffrances. Elles ont trouve une heureuse fin, grace a la genereuse
hospitalite de votre bon oncle, grace a votre bonte a tous, dont
je garderai un souvenir reconnaissant jusqu'au dernier jour de mon
existence.
--Bien raconte et bien termine, mon pauvre Romane, dit le general en
lui serrant les mains; vous nous avez tous fait fremir plus d'une fois
d'indignation et de terreur; ma niece et Natasha ont encore des larmes
dans les yeux; mais tout cela est du passe, Dieu merci! et comme il
faut vivre du present et non du passe, je demande a entamer quelques
comestibles, car je meurs de faim et de soif; il y a deux heures que
nous vous ecoutons.
--Ces heures ont passe bien vite, dit Natasha.
Le general, souriant: "Voyez-vous, la mechante. Elle trouve que vous
n'en avez pas assez et que vous auriez du subir d'autres tortures,
d'autres malheurs, pour lui faire le plaisir de les entendre raconter."
Natasha: "Mon oncle, la faim vous fait oublier vos bons sentiments, sans
quoi vous n'auriez pas fait une si malicieuse interpretation de mes
paroles. Monsieur Jacks..., pardon, je veux dire prince Romane,
demandez, je vous prie, a Derigny de nous passer quelques provisions."
Le prince s'empressa d'obeir.
Le general, riant et la bouche pleine: "Dis donc, Natasha, a present que
Romane t'apparait dans toute sa grandeur, ne va pas le traiter comme un
Jackson."
Le prince: "Au contraire, mon cher comte, plus que jamais elle doit voir
en moi un ami devoue pret a la servir en toute occasion. Ne suis-je pas
a jamais votre oblige a tous? Et j'ose esperer qu'aucun de vous n'en
perdra le souvenir. N'est-ce pas, chere madame Dabrovine, que vous
n'oublierez pas votre fidele Jackson?"
Madame Dabrovine: "Certainement non; je puis bien vous le promettre."
Le general: "Alors jurons tous; faisons le serment des Horaces!"
Le general avanca son bras, un os de poulet a la main; ses compagnons
ne l'imiterent pas; mais ils se jurerent tous en riant la fidelite des
Horaces.
Le general: "Mangez donc, sac a papier! Il faut noyer, etouffer le passe
dans le vin et dans le bon pate que voici. Eh! Derigny, ou avez-vous eu
ce pate?"
Derigny: "A la derniere station avant la frontiere, mon general."
Le general: "Bon pate, parbleu! c'est un dernier souvenir de ma pauvre
patrie. Mange, Natasha; mange, Natalie; mange, Romane."
Et il leur donnait a tous des tranches formidables.
Madame Dabrovine: "Jamais je ne pourrai manger tout cela, mon oncle."
Le general: "Allons donc! Avec un peu de bonne volonte tu iras jusqu'a
la fin. Tiens, regarde comme j'avale cela, moi."
Mme Dabrovine sourit; Natasha rit de tout son coeur; Romane joignit son
rire au sien.
Le general: "On voit bien que tu as passe la frontiere, mon pauvre
garcon; voila que tu ris de tout ton coeur."
Romane: "Oh oui! mon ami, j'ai le coeur leger et content."
Le repas fut copieux pour le general et gai pour tous, grace aux
plaisanteries aimables du bon general. Quand on s'arreta pour diner, le
secret du prince Romane fut revele a ses anciens eleves et aux enfants
de Derigny. Lui et sa femme savaient des l'origine ce qu'etait M.
Jackson. Alexandre et Michel regardaient avec une surprise melee de
respect leur ancien gouverneur. Ils ne dirent rien d'abord, puis ils
s'approcherent du prince, lui prirent les mains et les serrerent contre
leur coeur.
Alexandre: "Je suis bien fache... c'est-a-dire bien content, que vous
soyez le prince Pajarski, mon bon monsieur Jackson. Cela me fait bien
de la peine,... non, je veux dire... que... ce sera bien triste...,
c'est-a-dire bien heureux pour nous, de ne plus vous voir..., pas pour
nous, pour vous, je veux dire... Je vous aime tant!"
Le pauvre Alexandre, qui ne savait plus ce qu'il disait, eclata en
sanglots, et se jeta dans les bras de son ex-gouverneur. Michel fit
comme son frere. Le prince Romane les embrassa, les serra contre son
coeur.
Le prince: "Mes chers enfants, vous resterez mes chers eleves, si votre
mere et votre oncle veulent bien me garder; pourquoi me renverrait-on,
si tout le monde est content de moi?"
Alexandre: "Comment! vous voudriez..., vous seriez assez bon pour rester
avec nous, quoique vous soyez prince?"
Le prince: "Eh! mon Dieu, oui! un pauvre prince sans le sou, qui sera
assez bon pour vivre heureux au milieu d'excellents amis, si toutefois
ses amis veulent bien le lui permettre."
Mme Dabrovine lui serra la main en le remerciant affectueusement de la
preuve d'amitie qu'il leur donnait. Le general l'embrassa a l'etouffer;
Natasha le remerciait du bonheur de ses freres; Jacques et Paul
restaient a l'ecart.
"Et vous, mes bons enfants, leur dit le prince en les embrassant, je
veux aussi vous conserver comme eleves: je serai encore votre maitre
et toujours votre ami. C'est toi, mon petit Paul, qui m'as trouve le
premier."
Paul: "Je me le rappelle bien! Vous aviez l'air si malheureux! Cela me
faisait de la peine."
Jacques: "J'ai bien pense que vous vous etiez sauve de quelque prison!
Vous aviez si peur qu'on ne vous denoncat."
Le prince: "L'as-tu dit a quelqu'un?"
Jacques: "A personne! Jamais! Je savais bien que cela pourrait vous
faire du mal."
Le general: "Brave enfant! tu auras la recompense de ta charitable
discretion."
Jacques: "Je n'en veux pas d'autre que votre amitie a tous!
Le general: "Tu l'as et tu l'auras, mon brave garcon."
Le general, qui n'oubliait jamais les repas, appela Derigny pour
commander un bon diner et du bon vin qu'on boirait a la sante de Romane
et de tous les Siberiens.
Pendant qu'on appretait le diner, Mme Dabrovine et Natasha allerent voir
les chambres ou l'on devait coucher; elles choisirent pour le general la
meilleure et la plus grande; une belle a cote, pour le prince Pajarski,
et quatre autres chambres pour elles-memes, pour les deux garcons,
pour Mme Derigny et Paul, et enfin pour Derigny et Jacques. Elles
s'occuperent avec Mme Derigny a faire les lits, a donner de l'air aux
chambres et a les rendre aussi confortables que possible.
Le diner fut excellent et fort gai; on but les santes des absents et des
presents. Le general calcula que le lendemain devait etre le jour de
la prise de possession de Gromiline par le prince Negrinski; ils
s'amuserent beaucoup du desappointement et de la colere que devait
eprouver Mme Papofski, Natasha seule la plaignit et trouva la punition
trop forte.
Le general: "Tu oublies donc, Natasha, qu'elle voulait nous denoncer
tous et nous faire tous envoyer en Siberie? Elle n'aura d'autre punition
que de retourner dans ses terres, qu'elle n'aurait pas du quitter, et de
ne pas avoir ma fortune, qu'elle ne devait pas avoir."
Natasha: "C'est vrai, mon oncle, mais nous sommes si heureux, tous
reunis, que cela fait peine de penser a son chagrin."
Le general: "Chagrin! dis donc fureur, rage. Elle n'a que ce qu'elle
merite, crois-moi. Prions pour elle, afin que Dieu ne lui envoie pas une
punition plus terrible que celle que je lui inflige."
XXI
L'ASCENSION
Le voyage continua gaiement; on passa quelques jours dans chaque ville
un peu importante qu'on devait traverser. A la fin de juin on arriva
aux eaux d'Ems; le general voulut absolument les faire prendre a Mme
Dabrovine, dont la sante etait loin d'etre satisfaisante. La jeunesse
fit des excursions amusantes dans les montagnes et dans les environs
d'Ems. Le general voulut un jour les accompagner pour escalader les
montagnes qui dominent la ville.
"Mon general, permettez-vous que je vous accompagne? dit Derigny. Le
general: "Pourquoi, mon ami? croyez-vous que je ne puisse pas marcher
seul?"
Derigny: "Pas du tout, mon general; mais si vous aviez besoin d'un aide
pour grimper de rocher en rocher, je serais la, tres heureux de vous
offrir mon bras.
Le general: "Vous croyez donc que je resterai perche sur un rocher, sans
pouvoir ni monter ni descendre?"
Derigny: "Non, mon general, mais il vaut toujours mieux etre plusieurs
pour..., pour ce genre de promenade."
Le general; "Ne serons-nous pas plusieurs, puisque nous y allons tous?"
Derigny: "C'est vrai, mon general, mais... je serai plus tranquille si
vous me.. permettez de vous suivre."
Le general: "Je vois ou vous voulez en venir, mon bon ami! Vous voudriez
me faire rester a la maison ou sur la promenade. Eh bien, non; la maison
m'ennuie, la promenade des eaux m'ennuie; je veux respirer l'air pur des
montagnes, et je les accompagnerai."
L'air inquiet de Derigny fit rire le general et l'attendrit en meme
temps. "Venez avec nous, mon ami, venez; nous grimperons ensemble; vous
allez voir que je suis plus leste que je n'en ai l'air."
Le general fit une demi-pirouette, chancela et se retint au bras de
Derigny, qui sourit.
"Vous triomphez, parce que mon pied a accroche une pierre! Mais... vous
me verrez a l'oeuvre. Allons, en avant! a l'assaut!"
Les quatre enfants partirent en courant. Natasha aurait bien voulu les
suivre; mais elle avait seize ans, il fallait bien donner quelque chose
a son titre de jeune personne; elle soupira et elle resta pres de son
oncle, qui marchait de toute la vitesse de ses jambes de soixante-quatre
ans. Le prince Romane et Derigny marchaient pres de lui. Quand on arriva
au sentier etroit et rocailleux que se perdait dans les montagnes, le
general poussa Natasha devant lui.
"Va, mon enfant, rejoindre tes freres et les petits Derigny qui grimpent
comme des ecureuils. Il n'y a personne ici, et tu peux courir tant que
tu veux. Moi, je vais escalader tout cela a mon aise, sans me presser.
Romane, passe devant, mon fils; Derigny fermera la marche."
Le general commenca son ascension, lentement, peniblement: il n'etait
pas a moitie de la montagne, qu'il demandait si l'on etait bientot au
sommet. Natasha allait et venait, descendait en courant ce qu'elle
venait de gravir, pour savoir comment son oncle se tirait d'affaire.
Romane precedait le general de quelques pas, lui donnant la main dans
les passages les plus difficiles. Derigny suivait de pres, le poussant
par moments, sous pretexte de s'accrocher a lui pour ne pas tomber.
"C'est ca! appuyez-vous sur moi, Derigny! Tenez ferme, pour ne pas
rouler dans les rochers, criait le general, enchante de lui servir
d'appui. Vous voyez que je ne suis pas encore si lourd ni si vieux,
puisque c'est moi que vous aide a monter."
Les enfants etaient deja au sommet, poussant des cris de joie et
appelant les retardataires, le pauvre general suait a faire pitie.
"Ce n'est pas etonnant, disait-il, je remorque Derigny, qui a encore
plus chaud que moi."
C'est que Derigny avait fort a faire en se mettant a la remorque du
general, qu'il poussait de toute la force de ses bras. C'etait un poids
de deux cent cinquante livres qu'il lui fallait monter par une pente
raide, herissee de rochers, bordee de trous remplis de ronces et
d'epines. Romane l'aidait de son mieux, mais le general y mettait de
l'amour-propre; se sentant soutenu par Derigny, qu'il croyait soutenir,
il refusait l'aide que lui offraient tantot Romane, tantot Natasha.
Enfin, on arriva en haut du plateau; la vue etait magnifique, les
enfants battaient des mains et couraient de cote et d'autre. Le general
triomphait et regardait fierement Derigny, dont le visage inonde de
sueur temoignait du travail qu'il avait accompli. Mais le triomphe du
general fut calme et silencieux. Il ne pouvait parler, tant sa poitrine
etait oppressee par ses longs efforts. Natasha et Romane contemplaient
aussi en silence le magnifique aspect de cette vallee, couronnee de bois
et de rochers, animee par la ville d'Ems et par le ruisseau serpentant
borde de prairies et d'arbustes.
"Que cette vue est belle et charmante! dit Natasha.
--Et que de pensees terribles du passe et souriantes pour l'avenir elle
fait naitre en moi! dit Romane.
--Et quel diable de chemin pour y arriver! dit le general. Voyez
Derigny! il n'en peut plus. Sans moi, il ne serait jamais arrive! ...Il
fait bon ici, ajouta-t-il. Derigny et moi, nous allons nous reposer sur
cette herbe si fraiche, pendant que vous continuerez a parcourir le
plateau."
Le general s'assit par terre et fit signe a Derigny d'en faire autant.
"Je regrette de ne pas avoir mes cigares, dit-il, nous en aurions fume
chacun un; il n'y a rien qui remonte autant.
--Les voici, mon general, dit Derigny en lui presentant son
porte-cigares et une boite d'allumettes.
--Vous pensez a tout, mon ami, repondit le general, touche de cette
attention. Prenez-en un et fumons... Eh bien, vous ne fumez pas?"
Derigny:"Mon general, vous etes bien bon..., mais je n'oserais pas...,
Je ne me permettrais pas...
Le general: "D'obeir, quand je vous l'ordonne? Allons, pas de
resistance, mon ami. Je vous ordonne de fumer un cigare, la..., pres de
moi." Derigny s'inclina et obeit; ils fumerent avec delices.
"Tout de meme, mon general, dit Derigny en finissant son cigare, c'est
un fier service que vous m'avez rendu en m'obligeant a fumer.
J'avais si chaud, que j'aurais peut-etre attrape du mal si je ne m'etais
rechauffe la poitrine en fumant."
Le general: "Et moi donc! C'est grace a votre prevoyance, a votre
soin continuel de bien faire, que nous serons tous deux sur pied ces
jours-ci; j'avais aussi une chaleur a mourir, et j'etais si fatigue,
que je ne pouvais plus me soutenir; il est vrai que je vous ai
vigoureusement maintenu tout le temps de la montee!"
Derigny, souriant: "Je crois bien, mon general! je m'appuyais sur vous
de tout mon poids."
Un second cigare acheva de remonter nos fumeurs. Le general aurait bien
volontiers fait un petit somme, mais l'amour-propre le tint eveille. Il
eut fallu avouer que la montee etait trop forte pour lui, et il voulait
accompagner les jeunes gens dans d'autres expeditions difficiles. Au
moment ou le temps commencait a lui paraitre long, il entendit, puis il
vit accourir la bande joyeuse.
"Mon oncle, je vous apporte des rafraichissements, dit Natasha en
s'asseyant pres de lui et lui presentant une grande feuille remplie de
mures. Goutez, mon oncle, goutez comme c'est bon!"
Le general gouta, approuva le gout de sa niece, et continua a gouter,
jusqu'a ce qu'il eut tout mange.
Derigny s'etait leve en voyant arriver Natasha, le prince Romane et les
enfants. Jacques et Paul avaient aussi fait leur petite provision; ils
l'offrirent a leur pere, qui gouta ces mures et les trouva excellentes;
mais il n'en mangea qu'une dizaine.
"Encore, encore, papa! s'ecrierent ses enfants; c'est pour vous que nous
avons cueilli tout ca."
Derigny: "Non, mes chers amis; j'ai eu tres chaud, et je me ferais mal
si j'avalais tant de rafraichissants; gardez le reste pour votre diner
ou mangez-le, comme vous voudrez."
Jacques: "Nous le garderons pour maman."
Derigny:"C'est une bonne idee et qui lui fera plaisir."
Le general: "Derigny! Derigny! nous nous remettons en route pour
descendre dans la vallee. Prenez bien garde de tomber; tenez-vous aux
basques de mon habit comme en montant; je vous retiendrai si vous
glissez."
Derigny: "Tres bien, mon general! je vous remercie."
Natasha le regarda d'un air surpris.
--Derigny, reprimant un sourire: "C'est que, mademoiselle, le general
m'a aide a gravir la montagne; c'est pourquoi..."
Natasha, tres surprise: "Mon oncle vous a aide?... C'est lui qui vous a
aide!".
Derigny, riant tout a fait: "Demandez plutot au general, mademoiselle;
il, vous le dira bien."
Le general, se frottant les mains: "Certainement, Natasha; certainement.
Sans moi, il ne serait jamais arrive! Tu vas voir a la descente; ce sera
la meme chose."
Natasha regardait toujours Derigny, comme pour demander une explication.
Il lui fit signe en riant que ce serait pour plus tard. Natasha commenca
a deviner et sourit.
"Partons, dit le general. Les enfants en avant, Natasha aussi; Romane
devant moi, pour etre au centre de la ligne; Derigny derriere moi, pour
ne pas tomber et pour se retenir a moi."
Les enfants s'elancerent en avant. La descente etait difficile,
escarpee, glissante; les pierres roulaient sous les pieds; les rochers
formaient des marches elevees; des trous, semblables a des precipices
bordaient le sentier. Chacun s'appuya sur son baton et marcha bravement
en avant; les garcons descendaient tantot courant, tantot glissant.
et ne furent pas longtemps a atteindre le bas de la montagne: Natasha
descendait d'un pied sur, sautant parfois, glissant sur les talons,
s'accroupissant par moments, mais ne s'arretant jamais. Romane aurait
fait comme elle, s'il n'avait ete inquiet des allures desordonnees du
general, qui trebuchait, qui sautait sans le vouloir, qui glissait
malgre lui, qui serait tombe a chaque pas, si Derigny, fidele a sa
recommandation, ne l'eut tenu fortement par les basques de sa redingote.
"Tenez-vous ferme, mon pauvre Derigny, criait le general: ne me menagez
pas; je vous soutiendrai bien, allez."
Le pauvre general butait, gemissait, maudissait les montagne! et les
rochers. Derigny suait a grosses gouttes: il lui fallait preter une
extreme attention aux mouvements du general pour ne pas le tirer mal a
propos et pour ne pas le lacher, le laisser buter et tomber sur le nez.
A moite chemin, la descente devenait plus raide et plus rocailleuse
encore; le general buta si souvent, Derigny tira si fort, que le dernier
bouton de la redingote sauta; le general en recut une saccade qui manqua
le jeter sur le nez; Derigny donna, pour le relever, une secousse qui
fit partir: tous les autres boutons; le general leva les bras en l'air
en signe de detresse; les manches de la redingote glisserent en se
retournant le long de ses bras, et le pauvre general, laissant son habit
aux mains de Derigny epouvante, fit trois ou quatre bonds prodigieux de
rocher en rocher, glissa, tomba et roula au fond d'un trou heureusement
peu profond, mais bien garni de ronces et d'epines. Pour comble
d'infortune, un renard, refugie au fond de ce trou, se trouva trop serre
entre les ronces et le general, et voulut se frayer un passage aux
depens des chairs deja meurtries de son bourreau involontaire. Les dents
aigues du renard firent pousser au general des cris lamentables, Romane
revint sur ses pas en courant; Derigny s'etait deja elance dans le trou
pour aider le general a en sortir; ses mains rencontrerent les dents du
renard; ne sachant a quel animal il avait affaire, mais comprenant la
detresse du malheureux general, il enfonca son bras dans les epines,
saisit quelque chose qu'il tira a lui, malgre la resistance qu'on lui
opposait et, apres quelques efforts vigoureux, amena le renard. Le tuer
etait long et inutile; il le saisit a bras-le-corps et le lanca hors du
trou; l'animal disparut en une seconde, et Derigny put alors donner tous
ses soins au general. Il le releva et chercha a lui faire remonter le
cote le moins escarpe du trou; efforts inutiles; le general grimpait,
retombait, se hissait encore, mais sans jamais pouvoir atteindre la main
que lui tendait Romane. Derigny essaya de prendre le general sur son dos
et de le placer contre les parois du trou; mais il s'epuisa vainement:
les grosses jambes du general ne se pretaient pas a cette escalade, et
il fallut toute la vigueur de Derigny pour resister aux secousses que
lui donnaient les tentatives inutiles du general. Voyant que ses efforts
restaient sans succes, il se laissa glisser le long du dos de Derigny,
et dit d'un ton calme:
"Romane, mon enfant, je n'en peux plus; je reste ici; le renard y a
demeure, pourquoi n'y demeurerais-je pas? Seulement, comme je suis moins
sobre que le renard, je te demande de vouloir bien courir a l'hotel et
de me faire apporter et descendre dans ce trou un bon diner, du vin, un
matelas, un oreiller et une couverture, et autant pour Derigny, qui est
la cause de mon changement de domicile."
Derigny: "Mon general, je vais vous avoir un petit repas et les moyens
de revenir a l'hotel. Le prince Romane voudra bien vous tenir compagnie
en mon absence."
Le general: "Tu es fou, mon pauvre camarade de prison; comment
sortiras-tu d'ici?"
Derigny: "Ce ne sera pas difficile, mon general: dans une heure je suis
de retour."
Et Derigny, s'elancant de rocher en rocher, d'arbuste en arbuste,
se trouva au haut du trou avant que le general fut revenu de sa
stupefaction. Derigny bondit plutot qu'il ne courut jusqu'au bas de la
montage, ou il trouva Natasha et les enfants, auxquels il expliqua en
peu de mots la position critique de leur oncle; il continua sa course
vers l'hotel, ou il trouva promptement cordes, echelles et hommes de
bonne volonte pour sortir le general de son trou; il prit un morceau de
pate, une bouteille de vin, et reprit le chemin de la montagne,
suivi par une nombreuse escorte grossie de la foule des curieux qui
apprenaient l'accident auquel on allait porter remede.
Quand ils arriverent au trou qui contenait le malheureux touriste,
Derigny eut de la peine a arriver jusqu'a lui, les bords etaient occupes
par Romane, Natasha et les quatre garcons, qui faisaient la conversation
avec le general. Pendant qu'on organisait les echelles et les cordes,
Derigny descendit les provisions, que le general recut avec joie et fit
disparaitre avec empressement. Romane dirigea le sauvetage, pendant
que Derigny, redescendu dans le trou, aidait le general a grimper les
echelons, soutenu par une corde que Derigny lui avait nouee autour du
corps. Les hommes tiraient par en haut, Derigny poussait par en bas;
rien ne cassa, fort heureusement, et le general arriva jusqu'en haut
suivi de son fidele serviteur. Chacun felicita, embrassa le general;
Romane, Natasha et ses freres serrerent amicalement les mains de
Derigny, et l'on se remit en marche, mais avec une variante.
Derigny avait fait apporter une chaise a porteurs, dans laquelle on
placa le general, qui ne fit aucune resistance, les dents du renard
ayant fait des breches trop considerables au vetement qui avait porte
sur la tete de l'animal. L'agilite que Derigny avait deployee en sortant
du trou, la facilite avec laquelle il avait descendu et remonte la
montagne, ouvrirent les yeux du general; il comprit tout, la montee
comme la descente, et n'en parla que dans le tete-a-tete du soir avec
son ami Derigny. Depuis ce jour, il ne proposa plus d'accompagner les
jeunes gens dans leurs excursions; Mme Derigny le remplaca pres de
Natasha. comme par le passe, et le general tint compagnie a sa niece,
Mme Dabrovine. dans ses tranquilles promenades en voiture.
XXII
FIN DES VOYAGES, CHACUN CHEZ SOI
La saison des eaux se passa sans autre aventure; on se remit en route a
la fin d'aout et l'on prit le chemin de la France, cette chere France
dont le souvenir faisait battre le coeur des Derigny, un peu celui du
general, et dont la reputation faisait fremir d'impatience Natasha et
ses freres. Romane restait calme: il se trouvait heureux et ne desirait
pas changer de position. Il voulait seulement trouver une maniere
convenable de gagner sa vie quand il aurait fini l'education d'Alexandre
et de Michel.
"Si Dieu voulait bien me faire sortir de ce monde quand cette tache sera
finie, pensait-il, ce serait un de ses plus grands bienfaits; quelle
triste vie je menerai loin de cette chere famille que j'aime si
tendrement!"
Le general voulut rester quelque temps a Paris; une fois etabli a
l'hotel du Louvre, il permit aux Derigny d'aller rejoindre a Loumigny
Elfy et Moutier.
"Vous nous annoncerez, leur dit-il; et je vous charge, mon ami, de nous
preparer des logements."
Le general acheta une foule de choses de menage et de toilette pour Elfy
et Moutier, et les remit a Mme Derigny pour qu'elle n'arrivat pas les
mains vides, attention delicate qui les toucha vivement.
Derigny et sa famille se mirent immediatement en route; partis de Paris
le soir, a huit heures, ils arriverent a Loumigny le lendemain de grand
matin, par la correspondance d 'Alencon. Voulant faire une surprise a
Elfy et a Moutier, Derigny fit arreter la voiture a l'entree du village;
ils se dirigerent a pied vers l'Ange-gardien. Mme Derigny eut beaucoup
de peine a retenir Jacques et Paul, qui voulaient courir en avant; la
porte de l'auberge etait ouverte; les Derigny entrerent sans bruit, et
virent Elfy et Moutier assis a la porte de leur jardin. Elfy pleurait.
Le coeur de Mme Derigny battit plus fort.
"Il y a si longtemps que je n'ai eu de leurs nouvelles, mon ami! disait
Elfy. Je crains qu'il ne leur soit arrive malheur. On peut s'attendre a
tout dans un pays comme la Russie.
--Chere Elfy, tu as donc perdu ta confiance en Dieu et en la sainte
Vierge? Esperons et prions.
--Et vous serez exauces, mes chers, chers amis!" s'ecria Mme Derigny en
s'elancant vers Elfy, qu'elle saisit dans ses bras en la couvrant de
baisers.
Jacques et Paul s'etaient jetes dans les bras de Moutier, qui les
embrassait; il quittait l'un pour reprendre l'autre; il embrassa a les
etouffer Derigny et sa femme; Elfy pleurait de joie apres avoir pleure
d'inquietude. Toute la journee fut un enchantement continuel; chacun
racontait, questionnait sans pouvoir se lasser. Moutier et Elfy firent
voir a leur soeur et a leur frere les heureux changements qu'ils avaient
faits dans la maison et dans le jardin; ils accompagnerent les nouveaux
arrives chez le cure, qui faillit tomber a la renverse quand Jacques et
Paul se precipiterent sur lui en poussant des cris de joie. Apres les
premiers moments de bonheur et d'agitation, les Derigny lui donnerent
des nouvelles du general et annoncerent son arrivee.
"Bon, excellent homme! dit le cure. Quel dommage qu'il ne soit pas en
France pour toujours!"
Derigny: "Vous n'avez rien a regretter, monsieur le cure; il vient en
France pour y rester. Il veut se fixer pres de nous aux environs de
Loumigny, dans une terre qu'il cherche a acquerir."
Le Cure: "Mais il sera seul! Il s'ennuiera et repartira!"
Derigny: "Seul, monsieur le cure? Il arrive en nombreuse et aimable
compagnie! Nous vous raconterons tout cela."
Apres une longue visite au cure, pendant laquelle Jacques et Paul
allerent voir leurs anciens amis et camarades, ils allerent tous a
l'auberge du General reconnaissant. L'enseigne se balancait dans toute
sa fraicheur; la maison etait propre, soignee, bien aeree, grace aux
soins de Moutier et d'Elfy; les prairies attenantes a l'auberge etaient
dans l'etat le plus florissant; les pommiers qui les couvraient etaient
charges de fruits. Mme Derigny etait enchantee; elle examinait son
linge, sa vaisselle, ses meubles, et remercia affectueusement Elfy et
Moutier de leurs bons soins.
"Nous allons nous y etablir des ce soir, dit-elle; tout y est si propre
qu'on peut l'habiter sans rien deranger."
Elfy: "Reste avec nous et chez nous jusqu'a l'arrivee du general, ma
soeur; nous nous verrons mieux."
Jacques et Paul joignirent leurs instances a celles de Moutier et
d'Elfy, et n'eurent pas de peine a vaincre la legere resistance de
Derigny et de sa femme.
Tous s'etablirent donc a l'Ange-gardien. Jacques et Paul reprirent avec
bonheur leur ancienne chambre; Mme Derigny voulut aussi habiter la
sienne; Moutier et sa femme etaient au rez-de-chaussee et pouvaient.
sans se deranger, abandonner les chambres du premier a leur soeur et a sa
famille. Ils menerent pendant un mois une vie heureuse et calme qui leur
permit de mettre Elfy et Moutier au courant des moindres evenements qui
s'etaient passes pendant leur separation.
Moutier et Derigny ne cesserent, pendant ce mois, de chercher a combler
les voeux du general en lui trouvant une grande propriete avec une belle
habitation. Enfin Moutier en trouva une a une lieue de Loumigny; elle
fut mise en vente de la maniere la plus imprevue, par suite de la mort
subite du proprietaire, le baron de Crezusse, ex-banquier, fort riche,
qui venait de terminer l'ameublement de ce magnifique chateau pour
l'habiter et s'y reposer de ses fatigues. Elfy ecrivit au general pour
l'en informer, et profita de l'occasion pour lui renouveler mille
tendresses reconnaissantes dont la gaiete assaisonnait le sentiment.
Le general repondit: "Mon enfant, j'arrive jeudi; n'oubliez pas le diner
a quatre heures.
"Le general reconnaissant."
Effectivement, trois jours apres cette lettre laconique, une berline
et une caleche arriverent au grand galop de leurs huit chevaux et
s'arreterent devant l'auberge de l'Ange-gardien. Natasha sauta au bas de
la berline et se jeta au cou d'Elfy en l'appelant par son nom.
"Vous voyez, ma chere Elfy, que je vous connais, que je suis votre amie,
et que vous me devez un peu de l'amitie, que vous avez pour grand-pere."
Natasha tendit ensuite les deux mains a Moutier, qui s'inclina
profondement en les serrant, et qui s'elanca au secours du general, que
Romane ne parvenait pas a degager des coussins de la voiture. Le poignet
vigoureux de Moutier l'eut bientot enleve; il sauta presque a terre et
tomba, moitie par la secousse, moitie par affection, dans les bras de
Moutier, qui eut de la peine a ne pas toucher terre avec sa charge. Mais
il s'y attendait, il ne broncha pas, et il serra le general contre son
coeur avec des larmes dans les yeux. Le general aussi sentit les siens se
mouiller; il s'empara d'Elfy pour l'embrasser plus d'une fois. Elfy lui
baisait les mains, riait, pleurait tout a la fois. Mme Dabrovine et le
prince Romane furent presentes par le general.
"Ma petite Elfy, voici la fille de mon coeur et le fils de mes vieux
jours. Aimez-les comme vous m'aimez."
La profonde reverence d'Elfy fut interrompue par Mme Dabrovine, qui
embrassa tendrement cette jeune amie de son vieil oncle. Le prince
Romane lui serra la main avec effusion.
Moutier recut aussi des poignees de main affectueuses de Mme Dabrovine,
du prince Romane et d'Alexandre et Michel.
"Mon cher monsieur Moutier, dit Alexandre, vous nous raconterez bien en
detail comment vous avez trouve dans les bois le pauvre Jacques et son
frere.
Moutier: "Tres volontiers, messieurs; vous les aimerez davantage apres
ce recit; mon bon petit Jacques est le modele des freres et des fils:
ils sont restes ce qu'ils etaient.
Le General: "N'avez-vous pas quelque chose a nous donner pour notre
diner, ma petite menagere? Nous avons une faim terrible."
Elfy, souriant: "Je croyais que vous n'aimiez plus ma pauvre cuisine et
mes maigres poulets, general."
Le General: "Comment, petite rancuneuse, vous vous souvenez de ce detail
de votre diner de noces? Nous allons donc mourir de faim, si vous n'avez
rien prepare."
Elfy: "Soyez tranquille, general, tout est pret, nous vous attendions
pour servir."
Le general entra et se mit a table; le couvert etait mis. Elfy engagea
tout le monde a s'asseoir; il fallut l'ordre expres du general pour que
les Derigny et les Moutier se missent a table.
Le General: "Je ne pensais pas que vous eussiez si vite oublie nos
bonnes habitudes, ma petite Elfy et mon grand Moutier! Nous etions si
bons amis, jadis!"
Moutier: "Et nous le sommes encore, mon general; pour vous le prouver,
nous vous obeissons sans plus de resistance. Viens, Elfy; obeis comme
jadis."
Le General: "A la bonne heure! Ici, a ma droite, Elfy; Moutier, pres:
de ma niece Dabrovine; Natasha, a la gauche de Moutier; Romane, pres de
Natasha; Mme Derigny, a ma gauche; Alexandre, Michel, Jacques et Paul,
ou vous voudrez; Je ne me mele pas de vous placer."
Jacques: "Moi, pres de mon bon Moutier."
Moutier: "La place est prise par les dames, mon ami; va ailleurs."
Les quatre garcons se placerent en groupe tous ensemble. Elfy prouva au
general qui ni elle ni sa soeur n'avaient perdu leur talent pour la soupe
aux choux, la fricassee de poulet, la matelote d'anguilles, le gigot a
l'ail, la salade a la creme, les pommes de terre frites et les crepes.
Le general, ne se lassait pas de redemander encore et encore de chaque
plat. Le vin etait bon, le cafe excellent, l'eau-de-vie vieille et vrai
cognac. Le prince; Romane joignit ses eloges a ceux du general, et,
quoique ses demonstrations fussent moins energiques, il lui arriva deux
fois de redemander des plats servis et accommodes par les deux soeurs.
Apres le repas et apres une promenade dans les domaines d'Elfy et de
Moutier, on se dirigea vers l'auberge du General reconnaissant. Natasha,
ses freres et leurs amis couraient en avant et admirerent avec une
gaiete bruyante l'effigie rubiconde du vieux general. Toute le societe
entra dans la maison de Derigny, qui avait ete preparee pour recevoir
le general et sa famille; les domestiques et les femmes de chambre y
etaient deja et rangeaient les effets de leurs maitres. L'auberge etait
grande; chacun eut une chambre spacieuse et confortable; le general eut
son salon; Mme Dabrovine eut egalement le sien; Natasha, Alexandre,
Michel et meme le prince Romane, virent avec grand plaisir un billard
dans une piece pres de la salle a manger et du salon.
Des le jour meme, aide d'Elfy et de Derigny, le general s'installa
avec les siens dans cette auberge si bien montee. Les Derigny s'y
transporterent egalement. Le lendemain, le general, inquiet de ses
repas, apprit avec une joie extreme que Derigny avait deja installe a
la cuisine un excellent chef venu de Paris, et son garcon de cuisine,
excellent patissier. Ce soin touchant de bien-etre mit le comble a la
reconnaissance du general; ses inquietudes etaient finies, son bonheur
devenait complet; dans sa joie, il pleura comme un enfant.
Un jour, une lettre du prince Negrinski annonca au general la mort de sa
niece Papofski et les penibles evenements qui avaient amene cette fin
prematuree. Cette nouvelle impressionna peniblement le general, sa
famille et ses amis; mais ce sentiment s'effaca promptement par le
bonheur dont ils jouissaient. Leur vie a tous etait douce et gaie;
Natasha allait tous les jours passer quelques heures chez son amie Elfy:
elle l'aidait a faire sa cuisine, a laver son linge, a le raccommoder,
a faire son menage; Alexandre et Michel passaient leur recreations avec
Jacques et Paul, a becher le jardin, a ratisser les allees, arroser les
legumes, etc.; le prince Romane et Moutier y mettaient aussi la
main; Mme Dabrovine et le general venaient souvent se meler a leurs
occupations, rire de leurs jeux, s'amuser de leurs plaisirs. Le
lendemain de son arrivee, le general et sa niece allerent voir le
chateau a vendre tout y etait joli et magnifique; la terre etait
considerable; les bois etaient superbes; le prix en etait peu eleve pour
la beaute de la propriete: deux millions payes comptant rendirent le
general possesseur de cette terre si bien placee pour leur agrement a
tous. Ils s'y transporterent quinze jours apres leur arrivee a Loumigny,
et ils y passerent gaiement et agreablement l'automne, l'hiver et le
printemps. Derigny etait reste pres du general. Il etait regisseur de la
terre et de toute la fortune du general; sa femme surveillait le linge
et fut etablie femme de charge. Mme Dabrovine reprenait petit a petit
sa gaiete; elle voyait souvent le bon cure, que le general aimait aussi
beaucoup, et qui devint le confesseur et le directeur de toute le
famille; Natasha etait heureuse; elle chantait et riait du matin au
soir. Le prince Romane etait devenu un membre indispensable de la
famille. On voyait sans cesse les Moutier, soit chez eux, soit au
chateau.
XXIII
TOUT LE MONDE EST HEUREUX. CONCLUSION
L'annee suivante, au commencement de l'ete, Moutier vint annoncer un
matin qu'Elfy avait une belle petite fille. Le general en fut tres
content.
"C'est moi qui suis parrain, dit-il.
--Et moi, je serai marraine", dit Mme Dabrovine. Moutier remercia et
courut porter la bonne nouvelle a Elfy. La marraine donna a sa filleule
Marie une charmante et utile layette. Le parrain lui donna vingt mille
francs et une foule de presents pour le pere, la mere et l'enfant.
Peu de temps apres la ceremonie du bapteme, qui fut suivie d'un repas
excellent et d'une abondante distribution de dragees et d'objets de
fantaisie, le general appela Natasha.
"Mon enfant, lui dit-il, sais-tu que je suis vieux?"
Natasha: "Je le sais, grand-pere; mais votre sante est bonne, et vous
vivrez longtemps encore."
Le General: "Mon enfant, sais-tu que je serais bien heureux si Romane ne
nous quittait jamais?"
Natasha: "Et moi aussi, grand-pere, je voudrais qu'il restat toujours
avec nous."
Le General: "S'il nous quittait, ce serait bien triste!"
Natasha: "Oh oui! bien triste; c'est lui qui anime tout, qui dirige
tout; mes freres et moi, nous ne faisons rien sans le consulter."
Le General: "Tu l'aimes donc?"
Natasha: "Je crois bien, que je l'aime! Je l'aime autant que vous,
grand-pere."
Le general sourit, baisa le front de Natasha.
Le General: "Eh bien, mon enfant, il depend de toi de faire rester
Romane pres de nous toujours."
Natasha: "De moi? Dites vite, grand-pere; que faut-il-faire?"
Le General: "Une chose bien simple: devenir sa femme, pour qu'il
devienne le fils de ta mere et le mien!"
Natasha, riant: "Moi? devenir sa femme! Oh! grand-pere, vous plaisantez
sans doute! Il ne voudrait pas de moi, qui suis si jeune et si folle!"
Le General: "Tu vas avoir dix-huit ans dans six mois, Natasha, et lui en
a vingt-huit; ce n'est pas..."
Natasha: "Mais il a tant souffert, grand-pere! C'est comme s'il en avait
quarante. Non, non, il est trop raisonnable pour vouloir m'epouser."
Le General: "Crois-tu qu'il ne t'aime pas?"
Natasha: "Au contraire, grand-pere, il m'aime beaucoup! Je le vois et
je le sens! Il pense toujours a moi, a mon bonheur, a mon plaisir;
il trouve bien tout ce que je dis, tout ce que je fais. Et meme,
grand-pere, je vous avouerai que je ris quelquefois de sa vivacite a me
defendre quand on m'accuse, de sa colere contre ceux qui me trouvent en
faute, de son aveuglement a mon egard; car, enfin, je parle et j'agis
souvent tres mal, et lui trouve toujours que j'ai raison. Oh oui! il
m'aime bien! Et moi aussi je l'aime bien!"
Le General: "Mais alors, pourquoi ne veux-tu pas l'epouser?"
Natasha, vivement: "Mais, moi, je ne demande pas mieux, grand-pere;
c'est lui qui ne voudra pas!
--C'est ce que nous allons voir, dit le general, riant et se frottant
les mains. Derigny, Derigny, aller me chercher Romane, et amenez-le-moi
vite, vite!"
Natasha: "Et moi, grand-pere, je me sauve..."
Le General: "Du tout, du tout, reste pres de moi."
Natasha: "C'est que je le generai pour refuser. Pauvre homme! ce sera
desagreable pour lui!"
Le General: "Ce sera sa punition, s'il refuse."
Natasha, rougissant: "Grand-pere, c'est que..., c'est que..."
Le General: "Quoi donc? Parle, mon enfant."
Natasha: Grand-pere, c'est que... je n'y pensais pas du tout avant que
vous m'en eussiez parle; mais, a present, s'il refuse, cela me fera de
la peine, et j'ai peur qu'il ne le voie; il est si bon! Il consentirait
alors, par pitie pour moi, et il serait tres malheureux!"
Natasha appuya sa tete sur l'epaule du general et pleura. Au meme moment
le prince entra."
Le General: "Viens, mon ami, mon bon Romane; viens m'aider a consoler ma
pauvre Natasha. Tu vois, elle pleure amerement, la, sur mon epaule, et
c'est toi qui la fais pleurer.
--Moi! s'ecria Romane en s'avancant precipitamment vers Natasha, en
retirent doucement une de ses mains de dessus l'epaule du general.
Natasha, ma chere enfant, comment ai-je pu faire couler vos pleurs, moi
qui donnerais ma vie pour vous voir heureuse!"
Natasha releva la tete et sourit; son visage etait baigne de larmes.
"C'est la faute de grand-pere, dit-elle."
Le General, riant: "Ah bien, voila une bonne invention, par exemple!
Romane, je vais te dire pourquoi elle se desole. Je sais qu'elle
t'aime, je sais que tu l'aimes! Elle a bientot dix-huit ans, tu en as
vingt-huit: je lui propose de devenir ta femme.
--Et elle ne veut pas? dit Romane en palissant et en laissant retomber
la main de Natasha."
Le General: "Tu n'y es pas elle veut bien; elle serait enchantee...
--Mais alors... pourquoi?... dit Romane, dont le visage exprima le plus
vif bonheur.
--Parce que mademoiselle pretend qu'elle est trop jeune, trop folle;
que tu ne voudras pas d'elle; que tu ne l'accepterais que par pitie, et
cette crainte la fait pleurer."
Romane reprit vivement la main de Natasha, s'agenouilla devant le
general et dit d'une voix emue:
"Mon cher et excellent ami, je vous demande a genoux la main de cette
chere et aimable enfant, qui fera mon bonheur comme je ferai le sien;
recevez-moi dans votre famille, a moins que Natasha ne me repousse, moi
pauvre et proscrit.
--Que je refuse, moi! s'ecria Natasha en se jetant dans les bras de son
grand-pere. Grand-pere, dites oui, pour le rassurer.
--Que Dieu vous benisse, mes enfants! dit le general les yeux pleins
de larmes et les serrant tous deux contre son coeur. Tous mes voeux sont
combles. Romane, mon fils, prends ce tresor charmant que toi seul es
digne de posseder; allez, mes enfants, trouver votre mere, qui attend le
resultat de notre conversation. Va, ma Natasha, va presenter a ta mere
le fils qu'elle desire depuis longtemps."
Natasha et Romane embrasserent tendrement le vieux general, et allerent
tous deux se jeter dans les bras de Mme Dabrovine, qui les embrassa et
les benit en pleurant.
La nouvelle du mariage de Natasha fut portee par elle-meme aux Derigny
et au bon cure, qui etaient depuis longtemps dans le secret; puis a Elfy
et a Moutier.
Le general demanda qu'on hatat la ceremonie.
"Je n'aime pas a attendre, dit-il. Vous vous connaissez bien, n'est-ce
pas? A quoi bon attendre? Attendre quoi?"
Romane sourit et regarda Natasha, qui sourit aussi.
"Eh bien! personne ne repond? dit le general.
--A quand fixez-vous le noce, mon pere? dit Mme Dabrovine. Le General:
"A une quinzaine, pour avoir largement le temps de tout organiser."
Madame Dabrovine: "Largement! une quinzaine! Mais, mon pere, je n'ai pas
le temps d'avoir le trousseau de Natasha."
Le General: "Eh bien, Romane la prendra sans trousseau! N'est-ce pas,
Romane?"
Pour toute reponse, Romane proposa d'aller de suite porter la bonne
nouvelle au cure et aux Moutier. Le general, Mme Dabrovine, les enfants,
les Derigny, voulurent etre de la partie, on y alla en deux voitures. Le
general annonca a tous les gens du pays qu'il rencontra que le mariage
de sa petite-fille aurait lieu dans quinze jours, et les invita a la
noce, y compris le repas.
Derigny se mit en campagne pour organiser une fete qui laissat de bons
et glorieux souvenirs dans le pays. Le general fit venir le notaire.
"Je donne, dit-il, quatre millions a ces enfants, dont deux a Romane et
deux a Natasha. Le reste de mes treize millions sera pour la mere et
pour les garcons, sauf quelques legs a mes amis."
Le temps fut superbe le jour du mariage, tout le pays etait invite a la
noce; on dressa des tables sous des tentes dans la prairie devant le
chateau; le repas fut magnifique. Natasha et Romane avaient demande
au general que les pauvres eussent une large part dans la depense;
cinquante familles recurent par l'entremise du cure des sommes
considerables qui les tirerent de la misere; les pauvres de la commune
furent particulierement favorises. Apres le repas, on dansa jusqu'au
lendemain, comme aux noces d'Elfy, mais le general, devenu plus vieux,
ne dansa ni ne valsa.
Ils vivent tous ensemble et restent tendrement unis. Le general rend
tous les jours de ferventes actions de graces a Dieu du bonheur dont
jouissent Natasha et Romane, et du calme revenu dans le coeur de Mme
Dabrovine. Romane veut terminer l'education de ses jeunes beaux-freres.
"Et ils seront, dit le general, des chretiens fervents et des jeunes
gens accomplis. Et ils feront de bons mariages; quant a Jacques, il
epousera la fille d'Elfy; Paul epousera la seconde fille...
Natasha: "Mais Elfy n'en a qu'une, grand-pere!"
Le General: "Cela ne fait rien! Elle en aura une seconde! Jacques sera
mon regisseur avec son pere; Paul restera avec Moutier; Derigny et sa
femme ne me quitteront jamais; et je mourrai, vous leguant a tous des
sommes considerables, entoure de mes enfants et petits-enfants, dans les
bras de notre bon cure, qui restera toujours notre confesseur et notre
directeur a tous; et je reposerai dans le tombeau de famille, ou vous me
rejoindrez un jour."
End of Project Gutenberg's Le General Dourakine, by Comtesse de Segur
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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For additional contact information:
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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.
Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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