effets; un lit passablement organise pour y dormir; un escabeau assez
solide pour vous porter, et un baquet pour recevoir les eaux sales. "Mes
premiers jours de travail exterieur furent terribles; on nous occupait
expres aux travaux les plus rudes; on nous forcait a porter ou a tirer
des poids enormes; les coups de fouet n'etaient pas menages, et si une
plainte, un gemissement nous echappait, il fallait subir le fouet en
regle, et ensuite, avec les epaules dechirees, il fallait reprendre le
travail interrompu par la punition. Dans la soiree, un autre supplice
commencait pour moi; on profitait de mon savoir pour me faire faire
le travail des bureaux; il fallait, en un temps toujours insuffisant,
ecrire ou copier un nombre de pages presque impossible. Et, quand on
n'avait pas fini a l'heure voulue, la peine du fouet recommencait plus
ou moins cruelle, selon l'humeur plus ou moins excitee du smotritile.
"J'eus le bonheur d'echapper en toute occasion a toute punition
corporelle, force de zele et d'activite; mais il n'en fut pas ainsi de
mes malheureux compagnons de travail. La nourriture etait insuffisante
et si mauvaise, qu'il fallait la faim qui nous torturait pour manger les
aliments qu'on nous presentait.
XIX
EVASION DU PRINCE
"J'ai vecu ainsi pendant deux ans; je n'eus, pendant ces deux annees,
d'autre espoir, d'autre desir, d'autre idee que de m'echapper de cet
enfer rendu plus horrible par les souffrances, les desespoirs, les
maladies, la mort de mes compagnons de misere. Je preparais tout pour ma
fuite. J'avais etudie avec soin les cartes geographiques qui tapissaient
les murs; j'avais adroitement et longuement interroge les marchands qui
couraient le pays, qui allaient aux foires et qui venaient faire des
affaires avec les gens de la ville; je m'etais fabrique un passeport,
ayant eu entre les mains bien des feuilles de papier timbre et un cachet
aux armes de l'empereur, avec lesquels j'avais mis en regle mon plakatny
(passeport). J'avais reussi a me procurer de droite et de gauche un
vetement complet de paysan aise; j'avais amasse deux cents roubles sur
les gratifications qui nous etaient accordees et sur la petite somme
qu'on allouait pour nos vetements et notre nourriture.
"Me trouvant en mesure d'executer mon projet de fuite, je sortis le soir
du 10 novembre de l'etablissement d'Ekaterininski-Zavod. J'avais sur moi
trois chemises, dont une de couleur, retombant sur le pantalon, comme
les portent les paysans russes; un gilet et un large pantalon en gros
drap; et, par-dessus, un armiak, espece de burnous de peau de mouton,
qui descendait a mi-jambe, et de grandes bottes a revers bien
goudronnees. Une ceinture de laine, blanche, rouge et noire, attachait
mon armiak; sur la tete j'avais une perruque de peau de mouton, laine en
dehors, et, par-dessus, un bonnet en drap bien garni de fourrure. Une
grande pelisse en fourrure recouvrait le tout; le collet, releve et noue
au cou avec un mouchoir, me cachait le visage et me tenait chaud en meme
temps. Dans un sac que je tenais a la main, j'avais mis une paire de
bottes, une chemise et un pantalon d'ete bleu; du pain et du poisson
sec; je mis mon argent sous mon gilet; dans ma botte droite je placai un
poignard. Il gelait tres fort. J'arrivai au bord de l'Irtiche, qui etait
gele; je le traversai, et je pris le chemin de Para, qui se trouvait a
douze kilometres d'Ekaterininski-Zavod. A peine avais-je fait quelques
pas au dela de l'Irtiche, que j'entendis derriere moi le bruit d'un
traineau. Le coeur me battit avec violence; c'etaient sans doute les