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Michel Strogoff
Jules Verne
The Project Gutenberg EBook of Michel Strogoff, by Jules Verne
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Title: Michel Strogoff
Author: Jules Verne
Release Date: February, 2005 [EBook #7442]
[This file was first posted on April 30, 2003]
Edition: 10
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, MICHEL STROGOFF ***
Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
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Biblioth?que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES
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MICHEL STROGOFF
DE MOSCOU A IRKOUTSK
TABLE DES MATI?RES
PREMI?RE PARTIE
I.--Une f?te au Palais-Neuf
II.--Russes et Tartares
III.--Michel Strogoff
IV.--De Moscou ? Nijni-Novgorod
V.--Un arr?t? en deux articles
VI.--Fr?re et soeur
VII.--En descendant le Volga
VIII.--En remontant la Kama
IX.--En tarentass nuit et jour
X.--Un orage dans les monts Ourals
XI.--Voyageurs en d?tresse
XII.--Une provocation
XIII.--Au-dessus de tout, le devoir
XIV.--M?re et fils
XV.--Le marais de Baraba
XVI.--Un dernier effort
XVII.--Versets et chansons
DEUXI?ME PARTIE
I.--Un camp Tartare.
II.--Une attitude d'Alcide Jolivet.
III.--Coup pour coup.
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IV.--L'entr?e triomphale.
V.--Regarde de tous tes yeux, regarde!
VI.--Un ami de grande route.
VII.--Le passage de l'Yenise?
VIII.--Un bi?vre qui traverse la route.
IX.--Dans la steppe.
X.--Ba?kal et Angara.
XI.--Entre deux rives
XII.--Irkoutsk.
XIII.--Un courrier du Czar.
XIV.--La nuit du 5 au 6 Octobre.
XV.--Conclusion.
PREMI?RE PARTIE
CHAPITRE Ier
UNE F?TE AU PALAIS-NEUF.
?Sire, une nouvelle d?p?che.
--D'o? vient-elle?
--De Tomsk.
--Le fil est coup? au del? de cette ville?
--Il est coup? depuis hier.
--D'heure en heure, g?n?ral, fais passer un t?l?gramme ? Tomsk, et que
l'on me tienne au courant.
--Oui, sire,? r?pondit le g?n?ral Kissoff.
Ces paroles ?taient ?chang?es ? deux heures du matin, au moment o? la
f?te, donn?e au Palais-Neuf, ?tait dans toute sa magnificence.
Pendant cette soir?e, la musique des r?giments de Pr?obrajensky et de
Paulowsky n'avait cess? de jouer ses polkas, ses mazurkas, ses
scottischs et ses valses, choisies parmi les meilleures du r?pertoire.
Les couples de danseurs et de danseuses se multipliaient ? l'infini ?
travers les splendides salons de ce palais, ?lev? a quelques pas de la
?vieille maison de pierres?, o? tant de drames terribles s'?taient
accomplis autrefois, et dont les ?chos se r?veill?rent, cette nuit-l?,
pour r?percuter des motifs de quadrilles.
Le grand mar?chal de la cour ?tait, d'ailleurs, bien second? dans ses
d?licates fonctions. Les grands-ducs et leurs aides de camp, les
chambellans de service, les officiers du palais pr?sidaient eux-m?mes
? l'organisation des danses. Les grandes-duchesses, couvertes de
diamants, les dames d'atour, rev?tues de leurs costumes de gala,
donnaient vaillamment l'exemple aux femmes des hauts fonctionnaires
militaires et civils de l'ancienne ?ville aux blanches pierres?.
Aussi, lorsque le signal de la ?polonaise? retentit, quand les invit?
de tout rang prirent part ? cette promenade cadenc?e, qui, dans les
solennit?s de ce genre, a toute l'importance d'une danse nationale, le
m?lange des longues robes ?tag?es de dentelles et des uniformes
chamarr?s de d?corations offrit-il un coup d'oeil indescriptible, sous
la lumi?re de cent lustres que d?cuplait la r?verb?ration des glaces.
Ce fut un ?blouissement.
D'ailleurs, le grand salon, le plus beau de tous ceux que poss?de le
Palais-Neuf, faisait ? ce cort?ge de hauts personnages et de femmes
splendidement par?es un cadre digne de leur magnificence. La riche
vo?te, avec ses dorures, adoucies d?j? sous la patine du temps, ?tait
comme ?toil?e de points lumineux. Les brocarts des rideaux et des
porti?res, accident?s de plis superbes, s'empourpraient de tons
chauds, qui se cassaient violemment aux angles de la lourde ?toffe.
A travers les vitres des vastes baies arrondies en plein cintre, la
lumi?re dont les salons ?taient impr?gn?s, tamis?e par une bu?e
l?g?re, se manifestait au dehors comme un reflet d'incendie et
tranchait vivement avec la nuit qui, pendant quelques heures,
enveloppait ce palais ?tincelant. Aussi, ce contraste attirait-il
l'attention de ceux des invit?s que les danses ne r?clamaient pas.
Lorsqu'ils s'arr?taient aux embrasures des fen?tres, ils pouvaient
apercevoir quelques clochers, confus?ment estomp?s dans l'ombre, qui
profilaient ?? et l? leurs ?normes silhouettes. Au-dessous des balcons
sculpt?s, ils voyaient se promener silencieusement de nombreuses
sentinelles, le fusil horizontalement couch? sur l'?paule, et dont le
casque pointu s'empanachait d'une aigrette de flamme sous l'?clat des
feux lanc?s au dehors. Ils entendaient aussi le pas des patrouilles
qui marquait la mesure sur les dalles de pierre, avec plus de justesse
peut-?tre que le pied des danseurs sur le parquet des salons. De temps
en temps, le cri des factionnaires se r?p?tait de poste en poste, et,
parfois, un appel de trompette, se m?lant aux accords de l'orchestre,
jetait ses notes claires au milieu de l'harmonie g?n?rale.
Plus bas encore, devant la fa?ade, des masses sombres se d?tachaient
sur les grands c?nes de lumi?re que projetaient les fen?tres du
Palais-Neuf. C'?taient des bateaux qui descendaient le cours d'une
rivi?re, dont les eaux, piqu?es par la lueur vacillante de quelques
fanaux, baignaient les premi?res assises des terrasses.
Le principal personnage du bal, celui qui donnait cette f?te, et
auquel le g?n?ral Kissoff avait attribu? une qualification r?serv?e
aux souverains, ?tait simplement v?tu d'un uniforme d'officier des
chasseurs de la garde. Ce n'?tait point affectation de sa part, mais
habitude d'un homme peu sensible aux recherches de l'apparat. Sa tenue
contrastait donc avec les costumes superbes qui se m?langeaient autour
de lui, et c'est m?me ainsi qu'il se montrait, la plupart du temps, au
milieu de son escorte de G?orgiens, de Cosaques, de Lesghiens,
?blouissants escadrons, splendidement rev?tus des brillants uniformes
du Caucase.
Ce personnage, haut de taille, l'air affable, la physionomie calme, le
front soucieux cependant, allait d'un groupe ? l'autre, mais il
parlait peu, et m?me il ne semblait pr?ter qu'une vague attention,
soit aux propos joyeux des jeunes invit?s, soit aux paroles plus
graves des hauts fonctionnaires ou des membres du corps diplomatique
qui repr?sentaient pr?s de lui les principaux ?tats de l'Europe. Deux
ou trois de ces perspicaces hommes politiques--physionomistes par
?tat--avaient bien cru observer sur le visage de leur h?te quelque
sympt?me d'inqui?tude, dont la cause leur ?chappait, mais pas un seul
ne se f?t permis de l'interroger ? ce sujet. En tout cas, l'intention
de l'officier des chasseurs de la garde ?tait, ? n'en pas douter, que
ses secr?tes pr?occupations ne troublassent cette f?te en aucune
fa?on, et comme il ?tait un de ces rares souverains auxquels presque
tout un monde s'est habitu? ? ob?ir, m?me en pens?e, les plaisirs du
bal ne se ralentirent pas un instant.
Cependant, le g?n?ral Kissoff attendait que l'officier auquel il
venait de communiquer la d?p?che exp?di?e de Tomsk lui donn?t l'ordre
de se retirer, mais celui-ci restait silencieux. Il avait pris le
t?l?gramme, il l'avait lu, et son front s'assombrit davantage. Sa main
se porta m?me involontairement ? la garde de son ?p?e et remonta vers
ses yeux, qu'elle voila un instant. On e?t dit que l'?clat des
lumi?res le blessait et qu'il recherchait l'obscurit? pour mieux voir
en lui-m?me.
?Ainsi, reprit-il apr?s avoir conduit le g?n?ral Kissoff dans
l'embrasure d'une fen?tre, depuis hier nous sommes sans communication
avec le grand-duc mon fr?re?
--Sans communication, sire, et il est ? craindre que les d?p?ches ne
puissent bient?t plus passer la fronti?re sib?rienne.
--Mais les troupes des provinces de l'Amour et d'Iakoutsk, ainsi que
celles de la Transbaikalie, ont re?u l'ordre de marcher imm?diatement
sur Irkoutsk?
--Cet ordre a ?t? donn? par le dernier t?l?gramme que nous avons pu
faire parvenir au del? du lac Ba?kal.
--Quant aux gouvernements de l'Yeniseisk, d'Omsk, de S?mipalatinsk, de
Tobolsk, nous sommes toujours en communication directe avec eux depuis
le d?but de l'invasion?
--Oui, sire, nos d?p?ches leur parviennent, et nous avons la
certitude, ? l'heure qu'il est, que les Tartares ne se sont pas
avanc?s au del? de l'Irtyche et de l'Obi.
--Et du tra?tre Ivan Ogareff, on n'a aucune nouvelle?
--Aucune, r?pondit le g?n?ral Kissoff. Le directeur de la police ne
saurait affirmer s'il a pass? ou non la fronti?re.
--Que son signalement soit imm?diatement envoy? ? Nijni-Novgorod, ?
Perm, ? ?katerinbourg, ? Kassimow, ? Tioumen, ? Ichim, ? Omsk, ?
?lamsk, ? Kolyvan, ? Tomsk, ? tous les postes t?l?graphiques avec
lesquels le fil correspond encore!
--Les ordres de Votre Majest? vont ?tre ex?cut?s ? l'instant, r?pondit
le g?n?ral Kissoff.
--Silence sur tout ceci!?
Puis, ayant fait un signe de respectueuse adh?sion, le g?n?ral, apr?s
s'?tre inclin?, se confondit d'abord dans la foule, et quitta bient?t
les salons, sans que son d?part e?t ?t? remarqu?.
Quant ? l'officier, il resta r?veur pendant quelques instants, et
lorsqu'il revint se m?ler aux divers groupes de militaires et d'hommes
politiques qui s'?taient form?s sur plusieurs points des salons, son
visage avait repris tout le calme dont il s'?tait un moment d?parti.
Cependant, le fait grave qui avait motiv? ces paroles, rapidement
?chang?es, n'?tait pas aussi ignor? que l'officier des chasseurs de la
garde et le g?n?ral Kissoff pouvaient le croire. On n'en parlait pas
officiellement, il est vrai, ni m?me officieusement, puisque les
langues n'?taient pas d?li?es ?par ordre?, mais quelques hauts
personnages avaient ?t? inform?s plus ou moins exactement des
?v?nements qui s'accomplissaient au del? de la fronti?re. En tout cas,
ce qu'ils ne savaient peut-?tre qu'? peu pr?s, ce dont ils ne
s'entretenaient pas, m?me entre membres du corps diplomatique, deux
invit?s qu'aucun uniforme, aucune d?coration ne signalait ? cette
r?ception du Palais-Neuf, en causaient ? voix basse et paraissaient
avoir re?u des informations assez pr?cises.
Comment, par quelle voie, gr?ce ? quel entregent, ces deux simples
mortels savaient-ils ce que tant d'autres personnages, et des plus
consid?rables, soup?onnaient ? peine? on n'e?t pu le dire. ?tait-ce
chez eux don de prescience ou de pr?vision? Poss?daient-ils un sens
suppl?mentaire, qui leur permettait de voir au del? de cet horizon
limit? auquel est born? tout regard humain? Avaient-ils un flair
particulier pour d?pister les nouvelles les plus secr?tes? Gr?ce ?
cette habitude, devenue chez eux une seconde nature, de vivre de
l'information et par l'information, leur nature s'?tait-elle donc
transform?e? on e?t ?t? tent? de l'admettre.
De ces deux hommes, l'un ?tait Anglais, l'autre Fran?ais, tous deux
grands et maigres,--celui-ci brun comme les m?ridionaux de la
Provence,--celui-l? roux comme un gentleman du Lancashire.
L'Anglo-Normand, compass?, froid, flegmatique, ?conome de mouvements
et de paroles, semblait ne parler ou gesticuler que sous la d?tente
d'un ressort qui op?rait ? intervalles r?guliers. Au contraire, le
Gallo-Romain, vif, p?tulant, s'exprimait tout ? la fois des l?vres,
des yeux, des mains, ayant vingt mani?res de rendre sa pens?e, lorsque
son interlocuteur paraissait n'en avoir qu'une seule, immuablement
st?r?otyp?e dans son cerveau.
Ces dissemblances physiques eussent facilement frapp? le moins
observateur des hommes; mais un physionomiste, en regardant d'un peu
pr?s ces deux ?trangers, aurait nettement d?termin? le contraste
physiologique qui les caract?risait, en disant que si le Fran?ais
?tait ?tout yeux?, l'Anglais ?tait ?tout oreilles?.
En effet, l'appareil optique de l'un avait ?t? singuli?rement
perfectionn? par l'usage. La sensibilit? de sa r?tine devait ?tre
aussi instantan?e que celle de ces prestidigitateurs, qui
reconnaissent une carte rien que dans un mouvement rapide de coupe, ou
seulement ? la disposition d'un tarot inaper?u de tout autre. Ce
Fran?ais poss?dait donc au plus haut degr? ce que l'on appelle ?la
m?moire de l'oeil?.
L'Anglais, au contraire, paraissait sp?cialement organis? pour ?couter
et pour entendre. Lorsque son appareil auditif avait ?t? frapp? du son
d'une voix, il ne pouvait plus l'oublier, et dans dix ans, dans vingt
ans, il l'e?t reconnu entre mille. Ses oreilles n'avaient certainement
pas la possibilit? de se mouvoir comme celles des animaux qui sont
pourvus de grands pavillons auditifs; mais, puisque les savants ont
constat? que les oreilles humaines ne sont ?qu'? peu pr?s? immobiles,
on aurait eu le droit d'affirmer que celles du susdit Anglais, se
dressant, se tordant, s'obliquant, cherchaient ? percevoir les sons
d'une fa?on quelque peu apparente pour le naturaliste.
Il convient de faire observer que cette perfection de la vue et de
l'ou?e chez ces deux hommes les servait merveilleusement dans leur
m?tier, car l'Anglais ?tait un correspondant du _Daily-Telegraph_, et
le Fran?ais, un correspondant du.... De quel journal ou de quels
journaux, il ne le disait pas, et lorsqu'on le lui demandait, il
r?pondait plaisamment qu'il correspondait avec ?sa cousine Madeleine?.
Au fond, ce Fran?ais, sous son apparence l?g?re, ?tait tr?s-perspicace
et tr?s-fin. Tout en parlant un peu ? tort et ? travers, peut-?tre
pour mieux cacher son d?sir d'apprendre, il ne se livrait jamais. Sa
loquacit? m?me le servait ? se taire, et peut-?tre ?tait-il plus
serr?, plus discret que son confr?re du _Daily-Telegraph_.
Et si tous deux assistaient ? cette f?te, donn?e au Palais-Neuf dans
la nuit du 15 au 16 juillet, c'?tait en qualit? de journalistes, et
pour la plus grande ?dification de leurs lecteurs.
Il va sans dire que ces deux hommes ?taient passionn?s pour leur
mission en ce monde, qu'ils aimaient ? se lancer comme des furets sur
la piste des nouvelles les plus inattendues, que rien ne les effrayait
ni ne les rebutait pour r?ussir, qu'ils poss?daient l'imperturbable
sang-froid et la r?elle bravoure des gens du m?tier. Vrais jockeys de
ce steeple-chase, de cette chasse ? l'information, ils enjambaient les
haies, ils franchissaient les rivi?res, ils sautaient les banquettes
avec l'ardeur incomparable de ces coureurs pur sang, qui veulent
arriver ?bons premiers? ou mourir!
D'ailleurs, leurs journaux ne leur m?nageaient pas l'argent,--le plus
s?r, le plus rapide, le plus parfait ?l?ment d'information connu
jusqu'? ce jour. Il faut ajouter aussi, et ? leur honneur, que ni l'un
ni l'autre ne regardaient ni n'?coutaient jamais par-dessus les murs
de la vie priv?e, et qu'ils n'op?raient que lorsque des int?r?ts
politiques ou sociaux ?taient en jeu. En un mot, ils faisaient ce
qu'on appelle depuis quelques ann?es ?le grand reportage politique et
militaire?.
Seulement, on verra, en les suivant de pr?s, qu'ils avaient la plupart
du temps une singuli?re fa?on d'envisager les faits et surtout leurs
cons?quences, ayant chacun ?leur mani?re ? eux? de voir et
d'appr?cier. Mais enfin, comme ils y allaient bon jeu bon argent, et
ne s'?pargnaient en aucune occasion, on aurait eu mauvaise gr?ce ? les
en bl?mer.
Le correspondant fran?ais se nommait Alcide Jolivet. Harry Blount
?tait le nom du correspondant anglais. Ils venaient de se rencontrer
pour la premi?re fois ? cette f?te du Palais-Neuf, dont ils avaient
?t? charg?s de rendre compte dans leur journal. La discordance de leur
caract?re, jointe ? une certaine jalousie de m?tier, devait les rendre
assez peu sympathiques l'un ? l'autre. Cependant, ils ne s'?vit?rent
pas et cherch?rent plut?t ? se pressentir r?ciproquement sur les
nouvelles du jour. C'?taient deux chasseurs, apr?s tout, chassant sur
le m?me territoire, dans les m?mes r?serves. Ce que l'un manquait
pouvait ?tre avantageusement tir? par l'autre, et leur int?r?t m?me
voulait qu'ils fussent ? port?e de se voir et de s'entendre.
Ce soir-l?, ils ?taient donc tous les deux ? l'aff?t. Il y avait, en
effet, quelque chose dans l'air.
?Quand ce ne serait qu'un passage de canards, se disait Alcide
Jolivet, ?a vaut son coup de fusil!?
Les deux correspondants furent donc amen?s ? causer l'un avec l'autre
pendant le bal, quelques instants apr?s la sortie du g?n?ral Kissoff,
et ils le firent en se t?tant un peu.
?Vraiment, monsieur, cette petite f?te est charmante! dit d'un air
aimable Alcide Jolivet, qui crut devoir entrer en conversation par
cette phrase ?minemment fran?aise.
--J'ai d?j? t?l?graphi?: splendide! r?pondit froidement Harry Blount,
en employant ce mot, sp?cialement consacr? pour exprimer l'admiration
quelconque d'un citoyen du Royaume-Uni.
--Cependant, ajouta Alcide Jolivet, j'ai cru devoir marquer en m?me
temps ? ma cousine....
--Votre cousine?... r?p?ta Harry Blount d'un ton surpris, en
interrompant son confr?re.
--Oui,... reprit Alcide Jolivet, ma cousine Madeleine... C'est avec
elle que je corresponds! Elle aime ? ?tre inform?e vite et bien, ma
cousine!.. J'ai donc cru devoir lui marquer que, pendant cette f?te,
une sorte de nuage avait sembl? obscurcir le front du souverain.
--Pour moi, il m'a paru rayonnant, r?pondit Harry Blount, qui voulait
peut-?tre dissimuler sa pens?e ? ce sujet.
--Et, naturellement, vous l'avez fait ?rayonner? dans les colonnes du
_Daily-Telegraph_.
--Pr?cis?ment.
--Vous rappelez-vous, monsieur Blount, dit Alcide Jolivet, ce qui
s'est pass? ? Zakret en 1812?
--Je me le rappelle comme si j'y avais ?t?, monsieur, r?pondit le
correspondant anglais.
--Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu'au milieu d'une f?te
donn?e en son honneur, on annon?a ? l'empereur Alexandre que Napol?on
venait de passer le Ni?men avec l'avant-garde fran?aise. Cependant,
l'empereur ne quitta pas la f?te, et, malgr? l'extr?me gravit? d'une
nouvelle qui pouvait lui co?ter l'empire, il ne laissa pas percer plus
d'inqui?tude....
--Que ne vient d'en montrer notre h?te, lorsque le g?n?ral Kissoff lui
a appris que les fils t?l?graphiques venaient d'?tre coup?s entre la
fronti?re et le gouvernement d'Irkoutsk.
--Ah! vous connaissez ce d?tail?
--Je le connais.
--Quant ? moi, il me serait difficile de l'ignorer, puisque mon
dernier t?l?gramme est all? jusqu'? Oudinsk, fit observer Alcide
Jolivet avec une certaine satisfaction.
--Et le mien jusqu'? Krasnoiarsk seulement, r?pondit Harry Blount d'un
ton non moins satisfait.
--Alors vous savez aussi que des ordres ont ?t? envoy?s aux troupes de
Nikolaevsk?
--Oui, monsieur, en m?me temps qu'on t?l?graphiait aux Cosaques du
gouvernement de Tobolsk de se concentrer.
--Rien n'est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m'?taient
?galement connues, et croyez bien que mon aimable cousine en saura d?s
demain quelque chose!
--Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs du
_Daily-Telegraph_, monsieur Jolivet.
--Voila! Quand on voit tout ce qui se passe!...
--Et quand on ?coute tout ce qui se dit!...
--Une int?ressante campagne ? suivre, monsieur Blount.
--Je la suivrai, monsieur Jolivet.
--Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrain
moins s?r peut-?tre que le parquet de ce salon!
--Moins s?r, oui, mais....
--Mais aussi moins glissant!? r?pondit Alcide Jolivet, qui retint son
coll?gue, au moment o? celui-ci allait perdre l'?quilibre en se
reculant.
Et, l?-dessus, les deux correspondants se s?par?rent, assez contents,
en somme, de savoir que l'un n'avait pas distanc? l'autre. En effet,
ils ?taient ? deux de jeu.
En ce moment, les portes des salles contigu?s au grand salon furent
ouvertes. La se dressaient plusieurs vastes tables merveilleusement
servies et charg?es ? profusion de porcelaines pr?cieuses et de
vaisselle d'or. Sur la table centrale, r?serv?e aux princes, aux
princesses et aux membres du corps diplomatique, ?tincelait un surtout
d'un prix inestimable, venu des fabriques de Londres, et autour de ce
chef-d'oeuvre d'orf?vrerie miroitaient, sous le feu des lustres, les
mille pi?ces du plus admirable service qui f?t jamais sorti des
manufactures de S?vres.
Les invit?s du Palais-Neuf commenc?rent alors ? se diriger vers les
salles du souper.
A cet instant, le g?n?ral Kissoff, qui venait de rentrer, s'approcha
rapidement de l'officier des chasseurs de la garde.
?Eh bien? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu'il avait fait la
premi?re fois.
--Les t?l?grammes ne passent plus Tomsk, sire.
--Un courrier ? l'instant!?
L'officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pi?ce y
attenant. C'?tait un cabinet de travail, tr?s-simplement meubl? en
vieux ch?ne, et situ? ? l'angle du Palais-Neuf. Quelques tableaux,
entre autres plusieurs toiles sign?es d'Horace Vernet, ?taient
suspendus au mur.
L'officier ouvrit vivement la fen?tre, comme si l'oxyg?ne e?t manqu? ?
ses poumons, et il vint respirer, sur un large balcon, cet air pur que
distillait une belle nuit de juillet.
Sous ses yeux, baign?e par les rayons lunaires, s'arrondissait une
enceinte fortifi?e, dans laquelle s'?levaient deux cath?drales, trois
palais et un arsenal. Autour de cette enceinte se dessinaient trois
villes distinctes, Kita?-Gorod, Belo?-Gorod, Zemliano?-Gorod, immenses
quartiers europ?ens, tartares ou chinois, que dominaient les tours,
les clochers, les minarets, les coupoles de trois cents ?glises, aux
d?mes verts, surmont?s de croix d'argent. Une petite rivi?re, au cours
sinueux, r?verb?rait ?a et la les rayons de la lune. Tout cet ensemble
formait une curieuse mosa?que de maisons diversement color?es, qui
s'ench?ssait dans un vaste cadre de dix lieues.
Cette rivi?re, c'?tait la Moskowa, cette ville, c'?tait Moscou, cette
enceinte fortifi?e, c'?tait le Kremlin, et l'officier des chasseurs de
la garde, qui, les bras crois?s, le front songeur, ?coutait vaguement
le bruit jet? par le Palais-Neuf sur la vieille cit? moscovite,
c'?tait le czar.
CHAPITRE II
RUSSES ET TARTARES
Si le czar avait si inopin?ment quitt? les salons du Palais-Neuf, au
moment o? la f?te qu'il donnait aux autorit?s civiles et militaires et
aux principaux notables de Moscou ?tait dans tout son ?clat, c'est que
de graves ?v?nements s'accomplissaient alors au del? des fronti?res de
l'Oural. On ne pouvait plus en douter, une redoutable invasion
mena?ait de soustraire ? l'autonomie russe les provinces sib?riennes.
La Russie asiatique ou Sib?rie couvre une aire superficielle de cinq
cent soixante mille lieues et compte environ deux millions
d'habitants. Elle s'?tend depuis les monts Ourals, qui la s?parent de
la Russie d'Europe, jusqu'au littoral de l'oc?an Pacifique. Au sud,
c'est le Turkestan et l'empire chinois qui la d?limitent suivant une
fronti?re assez ind?termin?e; au nord, c'est l'oc?an Glacial depuis la
mer de Kara jusqu'au d?troit de Behring. Elle est divis?e en
gouvernements ou provinces, qui sont ceux de Tobolsk, d'Yeniseisk,
d'Irkoutsk, d'Omsk, de Iakoutsk; elle comprend deux districts, ceux
d'Okhotsk et de Kamtschatka, et poss?de deux pays, maintenant soumis ?
la domination moscovite, le pays des Kirghis et le pays des
Tchouktches.
Cette immense ?tendue de steppes, qui renferme plus de cent dix degr?s
de l'ouest ? l'est, est ? la fois une terre de d?portation pour les
criminels, une terre d'exil pour ceux qu'un ukase a frapp?s
d'expulsion.
Deux gouverneurs g?n?raux repr?sentent l'autorit? supr?me des czars en
ce vaste pays. L'un r?side ? Irkoutsk, capitale de la Sib?rie
orientale; l'autre r?side ? Tobolsk, capitale de la Sib?rie
occidentale. La rivi?re Tchouna; un affluent du fleuve Yenise?, s?pare
les deux Sib?ries.
Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines, dont
quelques-unes sont v?ritablement d'une extr?me fertilit?. Aucune voie
ferr?e ne dessert les mines pr?cieuses qui font, sur de vastes
?tendues, le sol sib?rien plus riche au-dessous qu'au-dessus de sa
surface. On y voyage en tarentass ou en t?l?gue, l'?t?; en tra?neau,
l'hiver.
Une seule communication, mais une communication ?lectrique, joint les
deux fronti?res ouest et est de la Sib?rie au moyen d'un fil qui
mesure plus de huit mille verstes de long (8,536 kilom?tres). [La
verste vaut 1067 m?tres, c'est-?-dire un peu plus d'un kilom?tre.] A
sa sortie de l'Oural, il passe par Ekaterinbourg, Kassimow, Tioumen,
Ichim, Omsk, Elamsk, Kolyvan, Tomsk, Krasnoiarsk, Nijni-Oudinsk,
Irkoutsk, Verkne-Nertschink, Strelink, Albazine, Blagowstenks, Radde,
Orlomskaya, Alexandrowsko?, Nikolaevsk, et prend six roubles et
dix-neuf kopeks par chaque mot lanc? ? son extr?me limite. [Environ 27
francs. Le rouble (argent) vaut 3 francs 75 centimes. Le kopek
(cuivre) vaut 4 centimes.] D'Irkoutsk un embranchement va se souder ?
Kiakhta sur la fronti?re mongole, et de l?, ? trente kopeks par mot,
la poste transporte les d?p?ches ? P?king en quatorze jours.
C'est ce fil, tendu d'Ekaterinbourg ? Nikolaevsk, qui avait ?t? coup?,
d'abord en avant de Tomsk, et, quelques heures plus tard, entre Tomsk
et Kolyvan.
C'est pourquoi le czar, apr?s la communication que venait de lui faire
pour la seconde fois le g?n?ral Kissoff, n'avait-il r?pondu que par
ces seuls mots: ?Un courrier ? l'instant!?
Le czar ?tait, depuis quelques instants, immobile ? la fen?tre de son
cabinet, lorsque les huissiers en ouvrirent de nouveau la porte. Le
grand ma?tre de police apparut sur le seuil.
?Entre, g?n?ral, dit le czar d'une voix br?ve, et dis-moi tout ce que
tu sais d'Ivan Ogareff.
--C'est un homme extr?mement dangereux, sire, r?pondit le grand ma?tre
de police.
--Il avait rang de colonel?
--Oui, sire.
--C'?tait un officier intelligent?
--Tr?s-intelligent, mais impossible ? ma?triser, et d'une ambition
effr?n?e qui ne reculait devant rien. Il s'est bient?t jet? dans de
secr?tes intrigues, et c'est alors qu'il a ?t? cass? de son grade par
Son Altesse le grand-duc, puis exil? en Sib?rie.
--A quelle ?poque?
--Il y a deux ans. Graci? apr?s six mois d'exil par la faveur de Votre
Majest?, il est rentr? en Russie.
--Et, depuis cette ?poque, n'est-il pas retourn? en Sib?rie?
--Oui, sire, il y est retourn?, mais volontairement cette fois,?
r?pondit le grand ma?tre de police.
Et il ajouta, en baissant un peu la voix:
?Il fut un temps, sire, o?, quand on allait en Sib?rie, on n'en
revenait pas!
--Eh bien, moi vivant, la Sib?rie est et sera un pays dont on
revient!?
Le czar avait le droit de prononcer ces paroles avec une v?ritable
fiert?, car il a souvent montr?, par sa cl?mence, que la justice russe
savait pardonner.
Le grand ma?tre de police ne r?pondit rien, mais il ?tait ?vident
qu'il n'?tait pas partisan des demi-mesures. Selon lui, tout homme qui
avait pass? les monts Ourals entre les gendarmes ne devait plus jamais
les franchir. Or, il n'en ?tait pas ainsi sous le nouveau r?gne, et le
grand ma?tre de police le d?plorait sinc?rement! Comment! plus de
condamnation ? perp?tuit? pour d'autres crimes que les crimes de droit
commun! Comment! des exil?s politiques revenaient de Tobolsk,
d'Iakoutsk, d'Irkoutsk! En v?rit?, le grand ma?tre de police, habitu?
aux d?cisions autocratiques des ukases qui jadis ne pardonnaient pas,
ne pouvait admettre cette fa?on de gouverner! Mais il se tut,
attendant que le czar l'interroge?t de nouveau.
Les questions ne se firent pas attendre.
?Ivan Ogareff, demanda le czar, n'est-il pas rentr? une seconde fois
en Russie apr?s ce voyage dans les provinces sib?riennes, voyage dont
le v?ritable but est rest? inconnu?
--Il y est rentr?.
--Et, depuis son retour, la police a perdu ses traces?
--Non, sire, car un condamn? ne devient v?ritablement dangereux que du
jour o? il a ?t? graci?!?
Le front du czar se plissa un instant. Peut-?tre le grand ma?tre de
police put-il craindre d'avoir ?t? trop loin,--bien que son ent?tement
dans ses id?es f?t au moins ?gal au d?vouement sans bornes qu'il avait
pour son ma?tre; mais le czar, d?daignant ces reproches indirects
touchant sa politique int?rieure, continua bri?vement la s?rie de ses
questions:
?En dernier lieu, o? ?tait Ivan Ogareff?
--Dans le gouvernement de Perm.
--En quelle ville?
--A Perm m?me.
--Qu'y faisait-il?
--Il semblait inoccup?, et sa conduite n'offrait rien de suspect.
--Il n'?tait pas sous la surveillance de la haute police?
--Non, sire.
--A quel moment a-t-il quitt? Perm?
--Vers le mois de mars.
--Pour aller?...
--On l'ignore.
--Et, depuis cette ?poque, on ne sait ce qu'il est devenu?
--On ne le sait.
--Eh bien, je le sais, moi! r?pondit le czar. Des avis anonymes, qui
n'ont pas pass? par les bureaux de la police, m'ont ?t? adress?s, et,
en pr?sence des faits qui s'accomplissent maintenant au del? de la
fronti?re, j'ai tout lieu de croire qu'ils sont exacts!
--Voulez-vous dire, sire, s'?cria le grand ma?tre de police, qu'Ivan
Ogareff a la main dans l'invasion tartare?
--Oui, g?n?ral, et je vais t'apprendre ce que tu ignores. Ivan
Ogareff, apr?s avoir quitt? le gouvernement de Perm, a pass? les monts
Ourals. Il s'est jet? en Sib?rie, dans les steppes kirghises, et, l?,
il a tent?, non sans succ?s, de soulever ces populations nomades. Il
est alors descendu plus au sud, jusque dans le Turkestan libre. L?,
aux khanats de Boukhara, de Khokhand, de Koundouze, il a trouv? des
chefs dispos?s ? jeter leurs hordes tartares dans les provinces
sib?riennes et ? provoquer une invasion g?n?rale de l'empire russe en
Asie. Le mouvement a ?t? foment? secr?tement, mais il vient d'?clater
comme un coup de foudre, et maintenant les voies et moyens de
communication sont coup?s entre la Sib?rie occidentale et la Sib?rie
orientale! De plus, Ivan Ogareff, alt?r? de vengeance, veut attenter ?
la vie de mon fr?re!?
Le czar s'?tait anim? en parlant et marchait ? pas pr?cipit?s. Le
grand ma?tre de police ne r?pondit rien, mais il se disait, ? part
lui, qu'au temps o? les empereurs de Russie ne graciaient jamais un
exil?, les projets d'Ivan Ogareff n'auraient pu se r?aliser.
Quelques instants s'?coul?rent, pendant lesquels il garda le silence.
Puis, s'approchant du czar, qui s'?tait jet? sur un fauteuil:
?Votre Majest?, dit-il, a sans doute donn? des ordres pour que cette
invasion f?t repouss?e au plus vite?
--Oui, r?pondit le czar. Le dernier t?l?gramme qui a pu passer ?
Nijni-Oudinsk a d? mettre en mouvement les troupes des gouvernements
d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Iakoutsk, celles des provinces de l'Amour
et du lac Ba?kal. En m?me temps, les r?giments de Perm et de
Nijni-Novgorod et les Cosaques de la fronti?re se dirigent ? marche
forc?e vers les monts Ourals; mais, malheureusement, il faudra
plusieurs semaines avant qu'ils puissent se trouver en face des
colonnes tartares!
--Et le fr?re de Votre Majest?, Son Altesse le grand-duc, en ce moment
isol? dans le gouvernement d'Irkoutsk, n'est plus en communication
directe avec Moscou?
--Non.
--Mais il doit savoir, par les derni?res d?p?ches, quelles sont les
mesures prises par Votre Majest? et quels secours il doit attendre des
gouvernements les plus rapproch?s de celui d'Irkoutsk?
--Il le sait, r?pondit le czar, mais ce qu'il ignore, c'est qu'Ivan
Ogareff, en m?me temps que le r?le de rebelle, doit jouer le r?le de
tra?tre, et qu'il a en lui un ennemi personnel et acharn?. C'est au
grand-duc qu'Ivan Ogareff doit sa premi?re disgr?ce, et, ce qu'il y a
de plus grave, c'est que cet homme n'est pas connu de lui. Le projet
d'Ivan Ogareff est donc de se rendre ? Irkoutsk, et l?, sous un faux
nom, d'offrir ses services au grand-duc. Puis, apr?s qu'il aura capt?
sa confiance, lorsque les Tartares auront investi Irkoutsk, il livrera
la ville, et avec elle mon fr?re, dont la vie est directement menac?e.
Voil? ce que je sais par mes rapports, voil? ce que ne sait pas le
grand-duc, et voil? ce qu'il faut qu'il sache!
--Eh bien, sire, un courrier intelligent, courageux....
--Je l'attends.
--Et qu'il fasse diligence, ajouta le grand ma?tre de police, car
permettez-moi d'ajouter, sire, que c'est une terre propice aux
r?bellions que cette terre sib?rienne!
--Veux-tu dire, g?n?ral, que les exil?s feraient cause commune avec
les envahisseurs? s'?cria le czar. qui ne fut pas ma?tre de lui-m?me
devant cette insinuation du grand ma?tre de police.
--Que Votre Majest? m'excuse!... r?pondit en balbutiant le grand
ma?tre de police, car c'?tait bien v?ritablement la pens?e que lui
avait sugg?r?e son esprit inquiet et d?fiant.
--Je crois aux exil?s plus de patriotisme! reprit le czar.
--Il y a d'autres condamn?s que les exil?s politiques en Sib?rie,
r?pondit le grand ma?tre de police.
--Les criminels! Oh! g?n?ral, ceux-l? je te les abandonne! C'est le
rebut du genre humain. Ils ne sont d'aucun pays. Mais le soul?vement,
ou plut?t l'invasion n'est pas faite contre l'empereur, c'est contre
la Russie, contre ce pays, que les exil?s n'ont pas perdu toute
esp?rance de revoir... et qu'ils reverront!... Non, jamais un Russe ne
se liguera avec un Tartare pour affaiblir, ne f?t-ce qu'une heure, la
puissance moscovite!?
Le czar avait raison de croire au patriotisme de ceux que sa politique
tenait momentan?ment ?loign?s. La cl?mence, qui ?tait le fond de sa
justice, quand il pouvait en diriger lui-m?me les effets, les
adoucissements consid?rables qu'il avait adopt?s dans l'application
des ukases, si terribles autrefois, lui garantissaient qu'il ne
pouvait se m?prendre. Mais, m?me sans ce puissant ?l?ment de succ?s
apport? ? l'invasion tartare, les circonstances n'en ?taient pas moins
tr?s-graves, car il ?tait ? craindre qu'une grande partie de la
population kirghise ne se joignit aux envahisseurs.
Les Kirghis se divisent en trois hordes, la grande, la petite et la
moyenne, et comptent environ quatre cent mille ?tentes?, soit deux
millions d'?mes. De ces diverses tribus, les unes sont ind?pendantes,
et les autres reconnaissent la souverainet?, soit de la Russie, soit
des khanats de Khiva, de Khokhand et de Boukhara, c'est-?-dire des
plus redoutables chefs du Turkestan. La horde moyenne, la plus riche,
est en m?me temps la plus consid?rable, et ses campements occupent
tout l'espace compris entre les cours d'eau du Sara-Sou, de l'Irtyche,
de l'Ichim sup?rieur, le lac Hadisang et le lac Aksakal. La grande
horde, qui occupe les contr?es situ?es dans l'est de la moyenne,
s'?tend jusqu'aux gouvernements d'Omsk et de Tobolsk. Si donc ces
populations kirghises se soulevaient, c'?tait l'envahissement de la
Russie asiatique, et, tout d'abord, la s?paration de la Sib?rie, ?
l'est de l'Yenise?.
Il est vrai que ces Kirghis, fort novices dans l'art de la guerre,
sont plut?t des pillards nocturnes et agresseurs de caravanes que des
soldats r?guliers. Ainsi que l'a dit M. Levchine, ?un front serr? ou
un carr? de bonne infanterie r?siste ? une masse do Kirghis dix fois
plus nombreux, et un seul canon peut on d?truire une quantit?
effroyable.?
Soit, mais encore faut-il que ce carr? de bonne infanterie arrive dans
le pays soulev?, et que les bouches ? feu quittent les parcs des
provinces russes, qui sont ?loign?es de deux ou trois mille verstes.
Or, sauf par la route directe qui joint Ekaterinbourg ? Irkoutsk, les
steppes, souvent mar?cageuses, ne sont pas ais?ment praticables, et
plusieurs semaines s'?couleraient certainement avant que les troupes
russes pussent se trouver en mesure de repousser les hordes tartares.
Omsk est le centre de l'organisation militaire de la Sib?rie
occidentale qui est destin?e ? tenir en respect les populations
kirghises. L? sont les limites que ces nomades, incompl?tement soumis,
ont plus d'une fois insult?es, et, au minist?re de la guerre, on avait
tout lieu de penser qu'Omsk ?tait d?j? tr?s-menac?. La ligne des
colonies militaires, c'est-?-dire de ces postes de Cosaques qui sont
?chelonn?s depuis Omsk jusqu'? S?mipalatinsk, devait avoir ?t? forc?e
en plusieurs points. Or, il ?tait ? craindre que les ?grands sultans?
qui gouvernent les districts kirghis n'eussent accept? volontairement
ou subi involontairement la domination des Tartares, musulmans comme
eux, et qu'? la haine provoqu?e par l'asservissement ne se f?t jointe
la haine due ? l'antagonisme des religions grecque et musulmane.
Depuis longtemps, en effet, les Tartares du Turkestan, et
principalement ceux des khanats de Boukhara, de Khokhand, de
Koundouze, cherchaient, aussi bien par la force que par la persuasion,
? soustraire les hordes kirghises ? la domination moscovite.
Quelques mots seulement sur ces Tartares.
Les Tartares appartiennent plus sp?cialement ? deux races distinctes,
la race caucasique et la race mongole.
La race caucasique, celle, a dit Abel de R?musat, ?qui est regard?e en
Europe comme le type de la beaut? de notre esp?ce, parce que tous les
peuples de cette partie du monde en sont issus,? r?unit sous une m?me
d?nomination les Turcs et les indig?nes de souche persane.
La race purement mongolique comprend les Mongols, les Mandchous et les
Thib?tains.
Les Tartares, qui mena?aient alors l'empire russe, ?taient de race
caucasique et occupaient plus particuli?rement le Turkestan. Ce vaste
pays est divis? en diff?rents ?tats, qui sont gouvern?s par des khans,
d'o? la d?nomination de khanats. Les principaux khanats sont ceux de
Boukhara, de Khiva, de Khokband, de Koundouze, etc.
A cette ?poque, le khanat le plus important et le plus redoutable
?tait celui de Boukhara. La Russie avait d?j? eu ? lutter plusieurs
fois avec ses chefs, qui, dans un int?r?t personnel et pour leur
imposer un autre joug, avaient soutenu l'ind?pendance des Kirghis
contre la domination moscovite. Le chef actuel, F?ofar-Khan, marchait
sur les traces de ses pr?d?cesseurs.
Ce Khanat de Boukhara s'?tend du nord au sud, entre les
trente-septi?me et quarante et uni?me parall?les, et de l'est ?
l'ouest, entre les soixante et uni?me et soixante-sixi?me degr?s de
longitude, c'est-?-dire sur une surface d'environ dix mille lieues
carr?es.
On compte dans cet ?tat une population de deux millions cinq cent
mille habitants, une arm?e de soixante mille hommes, port?e au triple
en temps de guerre, et trente mille cavaliers. C'est un pays riche,
vari? dans ses productions animales, v?g?tales, min?rales, et qui a
?t? agrandi par l'accession des territoires de Balkh, d'Auko? et de
Me?maneh. Il poss?de dix-neuf villes consid?rables. Boukhara, ceinte
d'une muraille mesurant plus de huit milles anglais et flanqu?e de
tours, cit? glorieuse qui fut illustr?e par les Avicenne et autres
savants du X? si?cle, est regard?e comme le centre de la science
musulmane et rang?e parmi les plus c?l?bres de l'Asie centrale;
Samarcande, qui poss?de le tombeau de Tamerlan et palais c?l?bre o?
l'on garde cette pierre bleue sur laquelle chaque nouveau khan doit
venir s'asseoir ? son av?nement, est d?fendue par une citadelle
extr?mement forte; Karschi, avec sa triple enceinte, situ?e dans une
oasis qu'entoure un marais peupl? de tortues et de l?zards, est
presque imprenable; Tschardjoui est d?fendue par une population de
pr?s de vingt mille ?mes; enfin, Katia-Kourgan, Nourata, Djizah,
Pa?kande, Karakoul, Khouzar, etc., forment un ensemble de villes
difficiles ? r?duire. Ce khanat de Boukhara, prot?g? par ses
montagnes, isol? par ses steppes, est donc un ?tat v?ritablement
redoutable, et la Russie serait forc?e de lui opposer des forces
importantes.
Or, c'?tait l'ambitieux et farouche F?ofar qui gouvernait alors ce
coin de la Tartarie. Appuy? sur les autres khans,--principalement ceux
de Khokhand et de Koundouze, guerriers cruels et pillards, tout
dispos?s ? se jeter dans des entreprises ch?res ? l'instinct
tartare,--aid? des chefs qui commandaient ? toutes les hordes de
l'Asie centrale, il s'?tait mis ? la t?te de cette invasion, dont Ivan
Ogareff ?tait l'?me. Ce tra?tre, pouss? par une ambition insens?e
autant que par la haine, avait r?gularis? le mouvement de mani?re ?
couper la grande route sib?rienne. Fou, en v?rit?, s'il croyait
pouvoir entamer l'empire moscovite! Sous son inspiration,
l'?mir--c'est le titre que prennent les khans de Boukhara--avait lanc?
ses hordes au del? de la fronti?re russe. Il avait envahi le
gouvernement de S?mipalatinsk, et les Cosaques, qui se trouvaient en
trop petit nombre sur ce point, avaient d? reculer devant lui. Il
s'?tait avanc? plus loin que le lac Balkhach, entra?nant les
populations kirghises sur son passage. Pillant, ravageant, enr?lant
ceux qui se soumettaient, capturant ceux qui r?sistaient, il se
transportait d'une ville ? l'autre, suivi de ces impedimenta de
souverain oriental, qu'on pourrait appeler sa maison civile, ses
femmes et ses esclaves,--le tout avec l'audace impudente d'un
Gengis-Khan moderne.
O? ?tait-il en ce moment? Jusqu'o? ses soldats ?taient-ils parvenus ?
l'heure o? la nouvelle de l'invasion arrivait ? Moscou? ? quel point
de la Sib?rie les troupes russes avaient-elles d? reculer? on ne
pouvait le savoir. Les communications ?taient interrompues. Le fil,
entre Kolyvan et Tomsk, avait-il ?t? bris? par quelques ?claireurs de
l'arm?e tartare, ou l'?mir ?tait-il arriv? jusqu'aux provinces de
l'Yeniseisk? Toute la basse Sib?rie occidentale ?tait-elle en feu? Le
soul?vement s'?tendait-il d?j? jusqu'aux r?gions de l'est? on ne
pouvait le dire. Le seul agent qui ne craint ni le froid ni le chaud,
celui que ni les rigueurs de l'hiver ni les chaleurs de l'?t? ne
peuvent arr?ter, qui vole avec la rapidit? de la foudre, le courant
?lectrique, ne pouvait plus se propager ? travers la steppe, et il
n'?tait plus possible de pr?venir le grand-duc, enferm? dans Irkoutsk,
du danger dont le mena?ait la trahison d'Ivan Ogareff.
Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. Il faudrait,
? cet homme, un certain temps pour franchir les cinq mille deux cents
verstes (5,323 kilom?tres) qui s?parent Moscou d'Irkoutsk. Il devrait,
pour traverser les rangs des rebelles et des envahisseurs, d?ployer ?
la fois un courage et une intelligence pour ainsi dire surhumains.
Mais, avec de la t?te et du coeur, on va loin!
?Trouverai-je cette t?te et ce coeur?? se demandait le czar.
CHAPITRE III
MICHEL STROGOFF
La porte du cabinet imp?rial s'ouvrit bient?t, et l'huissier annon?a
le g?n?ral Kissoff.
?Ce courrier? demanda vivement le czar.
--Il est l?, sire, r?pondit le g?n?ral Kissoff.
--Tu as trouv? l'homme qu'il fallait?
--J'ose en r?pondre ? Votre Majest?.
--Il ?tait de service au palais?
--Oui, sire.
--Tu le connais?
--Personnellement, et plusieurs fois il a rempli avec succ?s des
missions difficiles.
--A l'?tranger?
--En Sib?rie m?me.
--D'o? est-il?
--D'Omsk. C'est un Sib?rien.
--Il a du sang-froid, de l'intelligence, du courage?
--Oui, sire, il a tout ce qu'il faut pour r?ussir l? o? d'autres
?choueraient peut-?tre.
--Son ?ge?
--Trente ans.
--C'est un homme vigoureux?
--Sire, il peut supporter jusqu'aux derni?res limites le froid, la
faim, la soif, la fatigue.
--Il a un corps de fer?
--Oui, sire.
--Et un coeur?...
--Un coeur d'or.
--Il se nomme?...
--Michel Strogoff.
--Est-il pr?t ? partir?
--Il attend dans la salle des gardes les ordres de Votre Majest?.
--Qu'il vienne,? dit le czar.
Quelques instants plus tard, le courrier Michel Strogoff entrait dans
le cabinet imp?rial.
Michel Strogoff ?tait haut de taille, vigoureux, ?paules larges,
poitrine vaste. Sa t?te puissante pr?sentait les beaux caract?res de
la race caucasique.
Ses membres, bien attach?s, ?taient autant de leviers, dispos?s
m?caniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages de force.
Ce beau et solide gar?on, bien camp?, bien plant?, n'e?t pas ?t?
facile ? d?placer malgr? lui, car, lorsqu'il avait pos? ses deux pieds
sur le sol, il semblait qu'ils s'y fussent enracin?s. Sur sa t?te,
carr?e du haut, large de front, se cr?pelait une chevelure abondante,
qui s'?chappait en boucles, quand il la coiffait de la casquette
moscovite. Lorsque sa face, ordinairement p?le, venait ? se modifier,
c'?tait uniquement sous un battement plus rapide du coeur, sous
l'influence d'une circulation plus vive qui lui envoyait la rougeur
art?rielle. Ses yeux ?taient d'un bleu fonc?, avec un regard droit,
franc, inalt?rable, et ils brillaient sous une arcade dont les muscles
sourciliers, contract?s faiblement, t?moignaient d'un courage ?lev?,
?ce courage sans col?re des h?ros?, suivant l'expression des
physiologistes. Son nez puissant, large de narines, dominait une
bouche sym?trique avec les l?vres un peu saillantes de l'?tre g?n?reux
et bon.
Michel Strogoff avait le temp?rament de l'homme d?cid?, qui prend
rapidement son parti, qui ne se ronge pas les ongles dans
l'incertitude, qui ne se gratte pas l'oreille dans le doute, qui ne
pi?tine pas dans l'ind?cision. Sobre de gestes comme de paroles, il
savait rester immobile comme un soldat devant son sup?rieur; mais,
lorsqu'il marchait, son allure d?notait une grande aisance, une
remarquable nettet? de mouvements,--ce qui prouvait ? la fois la
confiance et la volont? vivace de son esprit. C'?tait un de ces hommes
dont la main semble toujours ?pleine des cheveux de l'occasion?,
figure un peu forc?e, mais qui les peint d'un trait.
Michel Strogoff ?tait v?tu d'un ?l?gant uniforme militaire, qui se
rapprochait de celui des officiers de chasseurs a cheval en campagne,
bottes, ?perons, pantalon demi-collant, pelisse bord?e de fourrure et
agr?ment?e de soutaches jaunes sur fond brun. Sur sa large poitrine
brillaient une croix et plusieurs m?dailles.
Michel Strogoff appartenait au corps sp?cial des courriers du czar, et
il avait rang d'officier parmi ces hommes d'?lite. Ce qui se sentait
particuli?rement dans sa d?marche, dans sa physionomie, dans toute sa
personne, et ce que le czar reconnut sans peine, c'est qu'il ?tait ?un
ex?cuteur d'ordres?. Il poss?dait donc l'une des qualit?s les plus
recommandables en Russie, suivant l'observation du c?l?bre romancier
Tourgu?neff, qualit? qui conduit aux plus hautes positions de l'empire
moscovite.
En v?rit?, si un homme pouvait mener ? bien ce voyage de Moscou ?
Irkoutsk, ? travers une contr?e envahie, surmonter les obstacles et
braver les p?rils de toutes sortes, c'?tait, entre tous, Michel
Strogoff,
Circonstance tr?s-favorable ? la r?ussite de ses projets, Michel
Strogoff connaissait admirablement le pays qu'il allait traverser, et
il en comprenait les divers idiomes, non-seulement pour l'avoir d?j?
parcouru, mais parce qu'il ?tait d'origine sib?rienne.
Son p?re, le vieux Pierre Strogoff, mort depuis dix ans, habitait la
ville d'Omsk, situ?e dans le gouvernement de ce nom, et sa m?re, Marfa
Strogoff, y demeurait encore. C'?tait l?, au milieu des steppes
sauvages des provinces d'Omsk et de Tobolsk, que le redoutable
chasseur sib?rien avait ?lev? son fils Michel ?? la dure?, suivant
l'expression populaire. De sa v?ritable profession, Pierre Strogoff
?tait chasseur. ?t? comme hiver, aussi bien par les chaleurs torrides
que par des froids qui d?passent quelquefois cinquante degr?s
au-dessous de z?ro, il courait la plaine durcie, les halliers de
m?l?zes et de bouleaux, les for?ts de sapins, tendant ses trappes,
guettant le petit gibier au fusil et le gros gibier ? la fourche ou au
couteau. Le gros gibier n'?tait rien de moins que l'ours sib?rien,
redoutable et f?roce animal dont la taille ?gale celle de ses
cong?n?res des mers glaciales. Pierre Strogoff avait tu? plus de
trente-neuf ours, c'est-?-dire que le quaranti?me ?tait tomb? sous ses
coups,--et l'on sait, ? en croire les l?gendes cyn?g?tiques de la
Russie, combien de chasseurs ont ?t? heureux jusqu'au trente-neuvi?me
ours, qui ont succomb? devant le quaranti?me!
Pierre Strogoff avait donc d?pass? sans avoir re?u m?me une
?gratignure le nombre fatal. Depuis ce moment, son fils Michel, ?g? de
onze ans, ne manqua plus de l'accompagner dans ses chasses, portant la
?ragatina?, c'est-?-dire la fourche, pour venir en aide ? son p?re,
arm? seulement du couteau. A quatorze ans, Michel Strogoff avait tu?
son premier ours, tout seul,--ce qui n'?tait rien;--mais, apr?s
l'avoir d?pouill?, il avait tra?n? la peau du gigantesque animal
jusqu'? la maison paternelle, distante de plusieurs verstes,--ce qui
indiquait chez l'enfant une vigueur peu commune.
Cette vie lui profita, et, arriv? ? l'?ge de l'homme fait, il ?tait
capable de tout supporter, le froid, le chaud, la faim, la soif, la
fatigue. C'?tait, comme le Yakoute des contr?es septentrionales, un
homme de fer. Il savait rester vingt-quatre heures sans manger, dix
nuits sans dormir, et se faire un abri en pleine steppe, l? o?
d'autres se fussent morfondus ? l'air. Dou? de sens d'une finesse
extr?me, guid? par un instinct de Delaware au milieu de la plaine
blanche, quand le brouillard interceptait tout horizon, lors m?me
qu'il se trouvait dans le pays des hautes latitudes, o? la nuit
polaires se prolonge pendant de longs jours, il retrouvait son chemin,
l? o? d'autres n'eussent pu diriger leurs pas. Tous les secrets de son
p?re lui ?taient connus. Il avait appris ? se guider sur des sympt?mes
presque imperceptibles, projection des aiguilles de glaces,
disposition des menues branches d'arbre, ?manations apport?es des
derni?res limites de l'horizon, foul?e d'herbes dans la for?t, sons
vagues qui traversaient l'air, d?tonations lointaines, passage
d'oiseaux dans l'atmosph?re embrum?e, mille d?tails qui sont mille
jalons pour qui sait les reconna?tre. De plus, tremp? dans les neiges,
comme un damas dans les eaux de Syrie, il avait une sant? de fer,
ainsi que l'avait dit le g?n?ral Kissoff, et, ce qui ?tait non moins
vrai, un coeur d'or.
L'unique passion de Michel Strogoff ?tait pour sa m?re, la vieille
Marfa, qui n'avait jamais voulu quitter l'ancienne maison des
Strogoff, ? Omsk, sur les bords de l'Irtyche, l? o? le vieux chasseur
et elle v?curent si longtemps ensemble. Lorsque son fils la quitta, ce
fut le coeur gros, mais en lui promettant de revenir toutes les fois
qu'il le pourrait,--promesse qui fut toujours religieusement tenue.
Il avait ?t? d?cid? que Michel Strogoff, ? vingt ans, entrerait au
service personnel de l'empereur de Russie, dans le corps des courriers
du czar. Le jeune Sib?rien, hardi, intelligent, z?l? de bonne
conduite, eut d'abord l'occasion de se distinguer sp?cialement dans un
voyage au Caucase, au milieu d'un pays difficile, soulev? par quelques
remuants successeurs de Shamyl, puis, plus tard, pendant une
importante mission qui l'entra?na jusqu'? Petropolowski, dans le
Kamtschatka, ? l'extr?me limite de la Russie asiatique. Durant ces
longues tourn?es, il d?ploya des qualit?s merveilleuses de sang-froid,
de prudence, de courage, qui lui valurent l'approbation et la
protection de ses chefs, et il fit rapidement son chemin.
Quant aux cong?s qui lui revenaient de droit, apr?s ces lointaines
missions, jamais il ne n?gligea de les consacrer ? sa vieille
m?re,--f?t-il s?par? d'elle par des milliers de verstes et l'hiver
rendit-il les routes impraticables. Cependant, et pour la premi?re
fois, Michel Strogoff, qui venait d'?tre tr?s-employ? dans le sud de
l'empire, n'avait pas revu la vieille Marfa depuis trois ans, trois
si?cles! Or, son cong? r?glementaire allait lui ?tre accord? dans
quelques jours, et il avait d?j? fait ses pr?paratifs de d?part pour
Omsk, quand se produisirent les circonstances que l'on sait. Michel
Strogoff fut donc introduit en pr?sence du czar, dans la plus compl?te
ignorance de ce que l'empereur attendait de lui.
Le czar, sans lui adresser la parole, le regarda pendant quelques
instants et l'observa d'un oeil p?n?trant, tandis que Michel Strogoff
demeurait absolument immobile.
Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute, retourna pr?s de
son bureau, et, faisant signe au grand ma?tre de police de s'y
asseoir, il lui dicta ? voix basse une lettre qui ne contenait que
quelques lignes.
La lettre libell?e, le czar la relut avec une extr?me attention, puis
il la signa, apr?s avoir fait pr?c?der son nom de ces mots: ?Byt po
s?mou,? qui signifient: ?Ainsi soit-il,? et constituent la formule
sacramentelle des empereurs de Russie.
La lettre fut alors introduite dans une enveloppe, que ferma le cachet
aux armes imp?riales.
Le czar, se relevant alors, dit ? Michel Strogoff de s'approcher.
Michel Strogoff fit quelques pas en avant et demeura de nouveau
immobile, pr?t ? r?pondre.
Le czar le regarda encore une fois bien en face, les yeux dans les
yeux. Puis, d'une voix br?ve:
?Ton nom? demanda-t-il.
--Michel Strogoff, sire.
--Ton grade?
--Capitaine au corps des courriers du czar.
--Tu connais la Sib?rie?
--Je suis Sib?rien.
--Tu es n??...
--A Omsk.
--As-tu des parents ? Omsk?
--Oui, sire.
--Quels parents?
--Ma vieille m?re.
Le czar suspendit un instant la s?rie de ses questions. Puis, montrant
la lettre qu'il tenait ? la main:
?Voici une lettre, dit-il, que je te charge, toi, Michel Strogoff, de
remettre en mains propres au grand-duc et ? nul autre que lui.
--Je la remettrai, sire.
--Le grand-duc est ? Irkoutsk.
--J'irai ? Irkoutsk.
--Mais il faudra traverser un pays soulev? par des rebelles, envahi
par des Tartares, qui auront int?r?t ? intercepter cette lettre.
--Je le traverserai.
--Tu te m?fieras surtout d'un tra?tre, Ivan Ogareff, qui se
rencontrera peut-?tre sur ta route.
--Je m'en m?fierai.
--Passeras-tu par Omsk?
--C'est mon chemin, sire.
--Si tu vois ta m?re, tu risques d'?tre reconnu. Il ne faut pas que tu
voies ta m?re!?
Michel Strogoff eut une seconde d'h?sitation.
?Je ne la verrai pas, dit-il.
--Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni o? tu
vas!
--Je le jure.
--Michel Strogoff, reprit alors le czar, en remettant le pli au jeune
courrier, prends donc cette lettre, de laquelle d?pend le salut de
toute la Sib?rie et peut-?tre la vie du grand-duc mon fr?re.
--Cette lettre sera remise ? Son Altesse le grand-duc.
--Ainsi tu passeras quand m?me?
Je passerai, ou l'on me tuera.
--J'ai besoin que tu vives!
--Je vivrai et je passerai,? r?pondit Michel Strogoff. Le czar parut
satisfait de l'assurance simple et calme avec laquelle Michel Strogoff
lui avait r?pondu.
?Va donc, Michel Strogoff, dit-il, va pour Dieu, pour la Russie, pour
mon fr?re et pour moi!?
Michel Strogoff salua militairement, quitta aussit?t le cabinet
imp?rial, et, quelques instants apr?s, le Palais-Neuf.
?Je crois que tu as eu la main heureuse, g?n?ral, dit le czar.
--Je le crois, sire, r?pondit le g?n?ral Kissoff, et Votre Majest?
peut ?tre assur?e que Michel Strogoff fera tout ce que peut faire un
homme.
--C'est un homme, en effet,? dit le czar.
CHAPITRE IV
DE MOSCOU A NIJNI-NOVGOROD.
La distance que Michel Strogoff allait franchir entre Moscou et
Irkoutsk ?tait de cinq mille deux cents verstes (3,523 kilom?tres).
Lorsque le fil t?l?graphique n'?tait pas encore tendu entre les monts
Ourals et la fronti?re orientale de la Sib?rie, le ervice des
d?p?ches se faisait par des courriers dont les plus rapides
employaient dix-huit jours ? se rendre de Moscou ? Irkoutsk. Mais
c'?tait l? l'exception, et cette travers?e de la Russie asiatique
durait ordinairement de quatre ? cinq semaines, bien que tous les
moyens de transport fussent mis ? la disposition de ces envoy?s du
czar.
En homme qui ne craint ni le froid ni la neige, Michel Strogoff e?t
pr?f?r? voyager par la rude saison d'hiver, qui permet d'organiser le
tra?nage sur toute l'?tendue du parcours. Alors les difficult?s
inh?rentes aux divers genres de locomotion sont en partie diminu?es
sur ces immenses steppes nivel?es par la neige. Plus de cours d'eau a
franchir. Partout la nappe glac?e sur laquelle le tra?neau glisse
facilement et rapidement. Peut-?tre certains ph?nom?nes naturels
sont-ils a redouter, ? cette ?poque, tels que permanence et intensit?
des brouillards, froids excessifs, chasse-neiges longs et redoutables,
dont les tourbillons enveloppent quelquefois et font p?rir des
caravanes enti?res. Il arrive bien aussi que des loups, pouss?s par la
faim, couvrent la plaine par milliers. Mais mieux, e?t valu courir ces
risques, car, avec ce dur hiver, les envahisseurs tartares se fussent
de pr?f?rence cantonn?s dans les villes, leurs maraudeurs n'auraient
pas couru la steppe, tout mouvement de troupes e?t ?t? impraticable,
et Michel Strogoff e?t plus facilement pass?. Mais il n'avait ?
choisir ni son temps ni son heure. Quelles que fussent les
circonstances, il devait les accepter et partir.
Telle ?tait donc la situation, que Michel Strogoff envisagea
nettement, et il se pr?para ? lui faire face.
D'abord, il ne se trouvait plus dans les conditions, ordinaires d'un
courrier du czar. Cette qualit?, il fallait m?me que personne ne put
la soup?onner sur son passage. Dans un pays envahi, les espions
fourmillent. Lui reconnu, sa mission ?tait compromise. Aussi, en lui
remettant une somme importante, qui devait suffire ? son voyage et le
faciliter dans une certaine mesure, le g?n?ral Kissoff ne lui
donna-t-il aucun ordre ?crit portant cette mention: service de
l'empereur, qui est le S?same par excellence. Il se contenta de le
munir d'un ?podaroshna?.
Ce podaroshna ?tait fait au nom de Nicolas Korpanoff, n?gociant,
demeurant ? Irkoutsk. Il autorisait Nicolas Korpanoff ? se faire
accompagner, le cas ?ch?ant, d'une ou plusieurs personnes, et, en
outre, il ?tait, par mention sp?ciale, valable m?me pour le cas o? le
gouvernement moscovite interdirait ? tous autres nationaux de quitter
la Russie.
Le podaroshna n'est autre chose qu'un permis de prendre les chevaux de
poste; mais Michel Strogoff ne devait s'en servir que dans le cas o?
ce permis ne risquerait pas de faire suspecter sa qualit?,
c'est-?-dire tant qu'il serait sur le territoire europ?en. Il
r?sultait donc, de cette circonstance, qu'en Sib?rie, c'est-?-dire
lorsqu'il traverserait les provinces soulev?es, il ne pourrait ni agir
en ma?tre dans les relais de poste, ni se faire d?livrer des chevaux
de pr?f?rence ? tous autres, ni r?quisitionner les moyens de transport
pour son usage personnel. Michel Strogoff ne devait pas l'oublier; il
n'?tait plus un courrier, mais un simple marchand, Nicolas Korpanoff,
qui allait de Moscou ? Irkoutsk, et, comme tel, soumis ? toutes les
?ventualit?s d'un voyage ordinaire.
Passer inaper?u,--plus ou moins rapidement,--mais passer, tel devait
?tre son programme.
Il y a trente ans, l'escorte d'un voyageur de qualit? ne comprenait
pas moins de deux cents Cosaques mont?s, deux cents fantassins,
vingt-cinq cavaliers baskirs, trois cents chameaux, quatre cents
chevaux, vingt-cinq chariots, deux bateaux portatifs et deux pi?ces de
canon. Tel ?tait le mat?riel n?cessit? par un voyage en Sib?rie.
Lui, Michel Strogoff, n'aurait ni canons, ni cavaliers, ni fantassins,
ni b?tes de somme. Il irait en voiture ou ? cheval, quand il le
pourrait; ? pied, s'il fallait aller ? pied.
Les quatorze cents premi?res verstes (1,493 kilom?tres), mesurant la
distance comprise entre Moscou et la fronti?re russe, ne devaient
offrir aucune difficult?. Chemin de fer, voitures de poste, bateaux ?
vapeur, chevaux des divers relais, ?taient ? la disposition de tous,
et, par cons?quent, ? la disposition du courrier du czar.
Donc, ce matin m?me du 16 juillet, n'ayant plus rien de son uniforme,
muni d'un sac de voyage qu'il portait sur son dos, v?tu d'un simple
costume russe, tunique serr?e ? la taille, ceinture traditionnelle du
moujik, larges culottes, bottes sangl?es ? la jarreti?re, Michel
Strogoff se rendit ? la gare pour y prendre le premier train. Il ne
portait point d'armes, ostensiblement du moins; mais sous sa ceinture
se dissimulait un revolver, et, dans sa poche, un de ces larges
coutelas qui tiennent du couteau et du yatagan, avec lesquels un
chasseur sib?rien sait ?ventrer proprement un ours, sans d?t?riorer sa
pr?cieuse fourrure.
Il y avait un assez grand concours de voyageurs ? la gare de Moscou.
Les gares des chemins de fer russes sont des lieux de r?union
tr?s-fr?quent?s, autant au moins de ceux qui regardent partir que de
ceux qui partent. Il se tient l? comme une petite bourse de nouvelles.
Le train dans lequel Michel Strogoff prit place devait le d?poser ?
Nijni-Novgorod. L? s'arr?tait, ? cette ?poque, la voie ferr?e qui,
reliant Moscou ? Saint-P?tersbourg, doit se continuer jusqu'? la
fronti?re russe. C'?tait un trajet de quatre cents verstes environ
(426 kilom?tres), et le train allait les franchir en une dizaine
d'heures. Michel Strogoff, une fois arriv? ? Nijni-Novgorod,
prendrait, suivant les circonstances, soit la route de terre, soit les
bateaux ? vapeur du Volga, afin d'atteindre au plus t?t les montagnes
de l'Oural.
Michel Strogoff s'?tendit donc dans son coin, comme un digne bourgeois
que ses affaires n'inqui?tent pas outre mesure, et qui cherche ? tuer
le temps par le sommeil.
N?anmoins, comme il n'?tait pas seul dans son compartiment, il ne
dormit que d'un oeil et il ?couta de ses deux oreilles.
En effet, le bruit du soul?vement des hordes kirghises et de
l'invasion tartare n'?tait pas sans avoir transpir? quelque peu. Les
voyageurs, dont le hasard faisait ses compagnons de voyage, en
causaient, mais non sans quelque circonspection.
Ces voyageurs, ainsi que la plupart de ceux que transportait le train,
?taient des marchands qui se rendaient ? la c?l?bre foire de
Nijni-Novgorod. Monde n?cessairement tr?s-m?l?, compos? de Juifs, de
Turcs, de Cosaques, de Russes, de G?orgiens, de Kalmouks et autres,
mais presque tous parlant la langue nationale.
On discutait donc le pour et le contre des graves ?v?nements qui
s'accomplissaient alors au del? de l'Oural, et ces marchands
semblaient craindre que le gouvernement russe ne f?t amen? ? prendre
quelques mesures restrictives, surtout dans les provinces confinant ?
la fronti?re,--mesures dont le commerce souffrirait certainement.
Il faut le dire, ces ?go?stes ne consid?raient la guerre, c'est-?-dire
la r?pression de la r?volte et la lutte contre l'invasion, qu'au seul
point de vue de leurs int?r?ts menac?s. La pr?sence d'un simple
soldat, rev?tu de son uniforme,--et l'on sait combien l'importance de
l'uniforme est grande en Russie,--e?t certainement suffi ? contenir
les langues de ces marchands. Mais, dans le compartiment occup? par
Michel Strogoff, rien ne pouvait faire soup?onner la pr?sence d'un
militaire, et le courrier du czar, vou? ? l'incognito, n'?tait pas
homme ? se trahir.
Il ?coutait donc.
?On affirme que les th?s de caravane sont en hausse, disait un Persan,
reconnaissable ? son bonnet fourni d'astrakan et ? sa robe brune ?
larges plis, us?e par le frottement.
--Oh! les th?s n'ont rien ? craindre de la baisse, r?pondit un vieux
Juif ? mine refrogn?e. Ceux qui sont sur le march? de Nijni-Novgorod
s'exp?dieront facilement par l'ouest, mais il n'en sera
malheureusement pas de m?me des tapis de Boukhara!
--Comment! Vous attendez donc un envoi de Boukhara? lui demanda le
Persan.
--Non, mais un envoi de Samarcande, et il n'en est que plus expos?!
Comptez donc sur les exp?ditions d'un pays qui est soulev? par les
khans depuis Khiva jusqu'? la fronti?re chinoise!
--Bon! r?pondit le Persan, si les tapis n'arrivent pas, les traites
n'arriveront pas davantage, je suppose!
--Et le b?n?fice, Dieu d'Isra?l! s'?cria le petit Juif, le
comptez-vous pour rien?
--Vous avez raison, dit un autre voyageur, les articles de l'Asie
centrale risquent fort de manquer sur le march?, et il en sera des
tapis de Samarcande comme des laines, des suifs et des ch?les
d'Orient.
--Eh! prenez garde, mon petit p?re! r?pondit un voyageur russe ? l'air
goguenard. Vous allez horriblement graisser vos ch?les, si vous les
m?lez avec vos suifs!
--Cela vous fait rire! r?pliqua aigrement le marchand, qui go?tait peu
ce genre de plaisanteries.
--Eh! quand on s'arracherait les cheveux, quand on se couvrirait de
cendres, r?pondit le voyageur, cela changerait-il le cours des choses?
Non! pas plus que le cours des marchandises!
--On voit bien que vous n'?tes pas marchand! fit observer le petit
Juif.
--Ma foi, non, digne descendant d'Abraham! Je ne vends ni houblon, ni
?dredon, ni miel, ni cire, ni ch?nevis, ni viandes sal?es, ni caviar,
ni bois, ni laine, ni rubans, ni chanvre, ni lin, ni maroquin, ni
pelleteries!....
--Mais en achetez-vous? demanda le Persan, qui interrompit la
nomenclature du voyageur.
--Le moins que je peux, et seulement pour ma consommation
particuli?re, r?pondit celui-ci en clignant de l'oeil.
--C'est un plaisant! dit le Juif au Persan.
--Ou un espion! r?pondit celui-ci en baissant la voix. D?fions-nous,
et ne parlons pas plus qu'il ne faut! La police n'est pas tendre par
le temps qui court, et on ne sait trop avec qui l'on voyage!
Dans un autre coin du compartiment, on parlait un peu moins des
produits mercantiles, mais un peu plus de l'invasion tartare et de ses
f?cheuses cons?quences.
Les chevaux de Sib?rie vont ?tre r?quisitionn?s, disait un voyageur,
et les communications deviendront bien difficiles entre les diverses
provinces de l'Asie centrale!
--Est-il certain, lui demanda son voisin, que les Kirghis de la horde
moyenne aient fait cause commune avec les Tartares?
--On le dit, r?pondit le voyageur en baissant la voix, mais qui peut
se flatter de savoir quelque chose dans ce pays!
--J'ai entendu parler de concentration de troupes ? la fronti?re. Les
Cosaques du Don sont d?j? rassembl?s sur le cours du Volga, et on va
les opposer aux Kirghis r?volt?s.
--Si les Kirghis ont descendu le cours de l'Irtyche, la route
d'Irkoutsk ne doit pas ?tre s?re! r?pondit le voisin. D'ailleurs,
hier, j'ai voulu envoyer un t?l?gramme ? Krasnoiarsk, et il n'a pas pu
passer. Il est ? craindre qu'avant peu les colonnes tartares n'aient
isol? la Sib?rie orientale!
--En somme, petit p?re, reprit le premier interlocuteur, ces marchands
ont raison d'?tre inquiets pour leur commerce et leurs transactions.
Apr?s avoir r?quisitionn? les chevaux, on r?quisitionnera les bateaux,
les voitures, tous les moyens de transport, jusqu'au moment o? il ne
sera plus permis de faire un pas sur toute l'?tendue de l'empire.
--Je crains bien que la foire de Nijni-Novgorod ne finisse pas aussi
brillamment qu'elle a commenc?! r?pondit le second interlocuteur, en
secouant la t?te. Mais la s?ret? et l'int?grit? du territoire russe
avant tout. Les affaires ne sont que les affaires!
Si, dans ce compartiment, le sujet des conversations particuli?res ne
variait gu?re, il ne variait pas davantage dans les autres voitures du
train; mais partout un observateur e?t observ? une extr?me
circonspection dans les propos que les causeurs ?changeaient entre
eux. Lorsqu'ils se hasardaient quelquefois sur le domaine des faits,
ils n'allaient jamais jusqu'? pressentir les intentions du
gouvernement moscovite, ni ? les appr?cier.
C'est ce qui fut tr?s-justement remarqu? par l'un des voyageurs d'un
wagon plac? en t?te du train. Ce voyageur--?videmment un
?tranger--regardait de tous ses yeux et faisait vingt questions
auxquelles on ne r?pondait que tr?s-?vasivement. A chaque instant
pench? hors de la porti?re, dont il tenait la vitre baiss?e, au vif
d?sagr?ment de ses compagnons de voyage, il ne perdait pas un point de
vue de l'horizon de droite. Il demandait le nom des localit?s les plus
insignifiantes, leur orientation, quel ?tait leur commerce, leur
industrie, le nombre de leurs habitants, la moyenne de la mortalit?
par sexe, etc., et tout cela il l'inscrivait sur un carnet d?j?
surcharg? de notes.
C'?tait le correspondant Alcide Jolivet, et s'il faisait tant de
questions insignifiantes, c'est qu'au milieu de tant de r?ponses
qu'elles amenaient, il esp?rait surprendre quelque fait int?ressant
?pour sa cousine?. Mais, naturellement, on le prenait pour un espion,
et on ne disait pas devant lui un mot qui e?t trait aux ?v?nements du
jour.
Aussi, voyant qu'il ne pouvait rien apprendre de relatif a l'invasion
tartare, ?crivit-il sur son carnet:
?Voyageurs d'une discr?tion absolue. En mati?re politique, tr?s-durs ?
la d?tente.?
Et tandis qu'Alcide Jolivet notait minutieusement ses impressions de
voyage, son confr?re, embarqu? comme lui dans le m?me train, et
voyageant dans le m?me but, se livrait au m?me travail d'observation
dans un autre compartiment. Ni l'un ni l'autre ne s'?taient
rencontr?s, ce jour-l?, ? la gare de Moscou, et ils ignoraient
r?ciproquement qu'ils fussent partis pour visiter le th??tre de la
guerre.
Seulement, Harry Blount, parlant peu, mais ?coutant beaucoup, n'avait
point inspir? ? ses compagnons de route les m?mes d?fiances qu'Alcide
Jolivet. Aussi ne l'avait-on pas pris pour un espion, et ses voisins,
sans se g?ner, causaient-ils devant lui, en se laissant m?me aller
plus loin que leur circonspection naturelle n'aurait d? le comporter.
Le correspondant du _Daily-Telegraph_ avait donc pu observer combien
les ?v?nements pr?occupaient ces marchands qui se rendaient ?
Nijni-Novgorod, et ? quel point le commerce avec l'Asie centrale ?tait
menac? dans son transit.
Aussi n'h?sita-t-il pas ? noter sur son carnet cette observation on ne
peut plus juste:
?Voyageurs extr?mement inquiets. Il n'est question que de la guerre,
et ils en parlent avec une libert? qui doit ?tonner entre le Volga et
la Vistule!?
Les lecteurs du _Daily-Telegraph_ ne pouvaient manquer d'?tre aussi
bien renseign?s que la ?cousine? d'Alcide Jolivet.
Et, de plus, comme Harry Blount, assis ? la gauche du train, n'avait
vu qu'une partie de la contr?e, qui ?tait assez accident?e, sans se
donner la peine de regarder la partie de droite, form?e de longues
plaines, il ne manqua pas d'ajouter avec l'aplomb britannique:
?Pays montagneux entre Moscou et Wladimir.?
Cependant, il ?tait visible que le gouvernement russe, en pr?sence de
ces graves ?ventualit?s, prenait quelques mesures s?v?res, m?me ?
l'int?rieur de l'empire. Le soul?vement n'avait pas franchi la
fronti?re sib?rienne, mais dans ces provinces du Volga, si voisines du
pays kirghis, on pouvait craindre l'effet des mauvaises influences.
En effet, la police n'avait encore pu retrouver les traces d'Ivan
Ogareff. Ce tra?tre, appelant l'?tranger pour venger ses rancunes
personnelles, avait-il rejoint F?ofar-Khan, ou bien cherchait-il ?
fomenter la r?volte dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, qui, ?
cette ?poque de l'ann?e, renfermait une population compos?e de tant
d'?l?ments divers? N'avait-il pas parmi ces Persans, ces Arm?niens,
ces Kalmouks, qui affluaient au grand march?, des affid?s, charg?s de
provoquer un mouvement ? l'int?rieur? Toutes ces hypoth?ses ?taient
possibles, surtout dans un pays tel que la Russie.
En effet, ce vaste empire, qui compte douze millions de kilom?tres
carr?s, ne peut pas avoir l'homog?n?it? des ?tats de l'Europe
occidentale. Entre les divers peuples qui le composent, il existe
forc?ment plus que des nuances. Le territoire russe, en Europe, en
Asie, en Am?rique, s'?tend du quinzi?me degr? de longitude est au cent
trente-troisi?me degr? de longitude ouest, soit un d?veloppement de
pr?s de deux cents degr?s [Soit 2,500 lieues environ.], et du
trente-huiti?me parall?le sud au quatre-vingt-uni?me parall?le nord,
soit quarante-trois degr?s [Soit 1,000 lieues]. On y compte plus de
soixante-dix millions d'habitants. On y parle trente langues
diff?rentes. La race slave y domine sans doute, mais elle comprend,
avec les Russes, des Polonais, des Lithuaniens, des Courlandais. Que
l'on y ajoute les Finnois, les Esthoniens, les Lapons, les
Tch?r?misses, les Tchouvaches, les Permiaks, les Allemands, les Grecs,
les Tartares, les tribus caucasiennes, les hordes mongoles, kalmoukes,
samoy?des, kamtschadales, al?outes, et l'on comprendra que l'unit?
d'un aussi vaste ?tat ait ?t? difficile ? maintenir et qu'elle n'ait
pu ?tre que l'oeuvre du temps, aid?e par la sagesse des gouvernements.
Quoi qu'il en soit, Ivan Ogareff avait su, jusqu'alors, ?chapper ?
toutes les recherches, et, tr?s-probablement, il devait avoir rejoint
l'arm?e tartare. Mais, ? chaque station o? s'arr?tait le train, des
inspecteurs se pr?sentaient qui examinaient les voyageurs et leur
faisaient subir ? tous une inspection minutieuse, car, par ordre du
grand ma?tre de police, ils ?taient ? la recherche d'Ivan Ogareff. Le
gouvernement, en effet, croyait savoir que ce tra?tre n'avait pas
encore pu quitter la Russie europ?enne. Un voyageur paraissait-il
suspect, il allait s'expliquer au poste de police; pendant ce temps,
le train repartait sans s'inqui?ter en aucune fa?on du retardataire.
Avec la police russe, qui est tr?s-p?remptoire, il est absolument
inutile de vouloir raisonner. Ses employ?s sont rev?tus de grades
militaires, et ils op?rent militairement. Le moyen, d'ailleurs, de ne
pas ob?ir sans souffler mot ? des ordres ?manant d'un souverain qui a
le droit d'employer cette formule en t?te de ses ukases: ?Nous, par la
gr?ce de Dieu, empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou,
Kief, Wladimir et Novgorod, czar de Kazan, d'Astrakan, czar de
Pologne, czar de Sib?rie, czar de la Cherson?se Taurique, seigneur de
Pskof, grand prince de Smolensk, de Lithuanie, de Volhynie, de Podolie
et de Finlande, prince d'Esthonie, de Livonie, de Courlande et de
Semigallie, de Bialystok, de Kar?lie, de Iougrie, de Perm, de Viatka,
de Bolgarie et de plusieurs autres pays, seigneur et grand prince du
territoire de Nijni-Novgorod, de Tchernigof, de Riazan, de Polotsk, de
Rostof, de Jaroslavl, de Bielozersk, d'Oudorie, d'Obdorie, de
Kondinie, de Vitepsk, de Mstislaf, dominateur des r?gions
hyperbor?ennes, seigneur des pays d'Iv?rie, de Kartalinie, de
Grouzinie, de Kabardinie, d'Arm?nie, seigneur h?r?ditaire et suzerain
des princes tcherkesses, de ceux des montagnes et autres, h?ritier de
la Norw?ge, duc de Schleswig-Holstein, de Stormarn, de Dittmarsen et
d'Oldenbourg.? Puissant souverain, en v?rit?, que celui dont les armes
sont un aigle ? deux t?tes, tenant un sceptre et un globe,
qu'entourent les ?cussons de Novgorod, de Wladimir, de Kief, de Kazan,
d'Astrakan, de Sib?rie, et qu'enveloppe le collier de l'ordre de
Saint-Andr?, surmont? d'une couronne royale!
Quant ? Michel Strogoff, il ?tait en r?gle, et, par cons?quent, ?
l'abri de toute mesure de police.
A la station de Wladimir, le train s'arr?ta pendant quelques
minutes,--ce-qui parut suffire au correspondant du _Daily-Telegraph_
pour prendre, au double point de vue physique et moral, un aper?u
extr?mement complet de cette ancienne capitale de la Russie.
A la gare de Wladimir, de nouveaux voyageurs mont?rent dans le train.
Entre autres, une jeune fille se pr?senta ? la porti?re du
compartiment occup? par Michel Strogoff.
Une place vide se trouvait devant le courrier du czar. La jeune fille
s'y pla?a, apr?s avoir d?pos? pr?s d'elle un modeste sac de voyage en
cuir rouge qui semblait former tout son bagage. Puis, les yeux
baiss?s, sans m?me avoir regard? les compagnons de route que le hasard
lui donnait, elle se disposa pour un trajet qui devait durer encore
quelques heures.
Michel Strogoff ne put s'emp?cher de consid?rer attentivement sa
nouvelle voisine. Comme elle se trouvait plac?e de mani?re ? aller en
arri?re, il lui offrit m?me sa place, qu'elle pouvait pr?f?rer, mais
elle le remercia en s'inclinant l?g?rement.
Cette jeune fille devait avoir de seize ? dix-sept ans. Sa t?te,
v?ritablement charmante, pr?sentait le type slave dans toute sa
puret?,--type un peu s?v?re, qui la destinait ? devenir plut?t belle
que jolie, lorsque quelques ann?es de plus auraient fix?
d?finitivement ses traits. D'une sorte de fanchon qui la coiffait,
s'?chappaient ? profusion des cheveux d'un blond dor?. Ses yeux
?taient bruns avec un regard velout? d'une douceur infinie. Son nez
droit se rattachait ? ses joues, un peu maigres et p?les, par des
ailes l?g?rement mobiles, Sa bouche ?tait finement dessin?e, mais il
semblait qu'elle e?t, depuis longtemps, d?sappris de sourire.
La jeune voyageuse ?tait grande, ?lanc?e, autant qu'on pouvait juger
de sa taille sous l'ample pelisse tr?s-simple qui la recouvrait. Bien
que ce f?t encore une ?tr?s-jeune fille?, dans toute la puret? de
l'expression, le d?veloppement de son front ?lev?, la forme nette de
la partie inf?rieure de sa figure, donnait l'id?e d'une grande ?nergie
morale,--d?tail qui n'?chappa point ? Michel Strogoff. ?videmment,
cette jeune fille avait d?j? souffert dans le pass?, et l'avenir, sans
doute, ne s'offrait pas ? elle sous des couleurs riantes, mais il
?tait non moins certain qu'elle avait su lutter et qu'elle ?tait
r?solue ? lutter encore contre les difficult?s de la vie. Sa volont?
devait ?tre vivace, persistante, et son calme inalt?rable, m?me dans
des circonstances o? un homme serait expos? ? fl?chir ou ? s'irriter.
Telle ?tait l'impression que faisait na?tre cette jeune fille, ?
premi?re vue. Michel Strogoff, ?tant lui-m?me ?d'une nature ?nergique,
devait ?tre frapp? du caract?re de cette physionomie, et, tout en
prenant garde de ne point l'importuner par l'insistance de son regard,
il observa sa voisine avec une certaine attention.
Le costume de la jeune voyageuse ?tait ? la fois d'une simplicit? et
d'une propret? extr?mes. Elle n'?tait pas riche, cela se devinait
ais?ment, mais on e?t vainement cherch? sur ses v?tements quelque
marque de n?gligence. Tout son bagage tenait dans un sac de cuir,
ferm? ? clef, et que, faute de place, elle tenait sur ses genoux.
Elle portait une longue pelisse de couleur sombre, sans manches, qui
se rajustait gracieusement ? son cou par un liser? bleu. Sous cette
pelisse, une demi-jupe, sombre aussi, recouvrait une robe qui lui
tombait aux chevilles, et dont le pli inf?rieur ?tait orn? de quelques
broderies peu voyantes. Des demi-bottes en cuir ouvrag?, assez fortes
de semelles, comme si elles eussent ?t? choisies en pr?vision d'un
long voyage, chaussaient ses pieds, qui ?taient petits.
Michel Strogoff, ? certains d?tails, crut reconna?tre dans ces habits
la coupe des costumes livoniens, et il pensa que sa voisine devait
?tre originaire des provinces baltiques.
Mais o? allait cette jeune fille, seule, ? cet ?ge o? l'appui d'un
p?re ou d'une m?re, la protection d'un fr?re, sont pour ainsi dire
oblig?s? Venait-elle donc, apr?s un trajet d?j? long, des provinces de
la Russie occidentale? Se rendait-elle seulement ? Nijni-Novgorod, ou
bien le but de son voyage ?tait-il au del? des fronti?res orientales
de l'empire? Quelque parent, quoique ami l'attendait-il ? l'arriv?e du
train? N'?tait-il pas plus probable, au contraire, qu'? sa descente du
wagon, elle se trouverait aussi isol?e dans la ville que dans ce
compartiment, o? personne--elle devait le croire--ne semblait se
soucier d'elle? Cela ?tait probable.
En effet, les habitudes que l'on contracte dans l'isolement se
montraient d'une fa?on tr?s-visible dans la mani?re d'?tre de la jeune
voyageuse. La fa?on dont elle entra dans le wagon et dont elle se
disposa pour la route, le peu d'agitation qu'elle produisit autour
d'elle, le soin qu'elle prit de ne d?ranger et de ne g?ner personne,
tout indiquait l'habitude qu'elle avait d'?tre seule et de ne compter
que sur elle-m?me.
Michel Strogoff l'observait avec int?r?t, mais, r?serv? lui-m?me, il
ne chercha pas ? faire na?tre une occasion de lui parler, bien que
plusieurs heures dussent s'?couler avant l'arriv?e du train ?
Nijni-Novgorod.
Une fois seulement, le voisin de cette jeune fille--ce marchand qui
m?langeait si imprudemment les suifs et les ch?les--s'?tant endormi et
mena?ant sa voisine de sa grosse t?te qui vacillait d'une ?paule ?
l'autre, Michel Strogoff le r?veilla assez brusquement et lui fit
comprendre qu'il e?t ? se tenir droit et d'une fa?on plus convenable.
Le marchand, assez grossier de sa nature, grommela quelques paroles
contre ?les gens qui se m?lent de ce qui ne les regarde pas?; mais
Michel Strogoff le regarda d'un air si peu accommodant, que le dormeur
s'appuya du c?t? oppos? et d?livra la jeune voyageuse de son incommode
voisinage.
Celle-ci regarda un instant le jeune homme, et il y eut un remerc?ment
muet et modeste dans son regard.
Mais une circonstance se pr?senta, qui donna ? Michel Strogoff une
id?e juste du caract?re de cette jeune fille.
Douze verstes avant d'arriver ? la gare de Nijni-Novgorod, ? une
brusque courbe de la voie ferr?e, le train ?prouva un choc
tr?s-violent. Puis, pendant une minute, il courut sur la pente d'un
remblai.
Voyageurs plus ou moins culbut?s, cris, confusion, d?sordre g?n?ral
dans les wagons, tel fut l'effet produit tout d'abord. On pouvait
craindre que quelque accident grave ne se produis?t. Aussi, avant m?me
que le train f?t arr?t?, les porti?res s'ouvrirent-elles, et les
voyageurs, effar?s, n'eurent-ils qu'une pens?e: quitter les voitures
et chercher refuge sur la voie.
Michel Strogoff songea tout d'abord ? sa voisine; mais, tandis que les
voyageurs de son compartiment se pr?cipitaient au dehors, criant et se
bousculant, la jeune fille ?tait rest?e tranquillement ? sa place, le
visage ? peine alt?r? par une l?g?re p?leur.
Elle attendait. Michel Strogoff attendit aussi.
Elle n'avait pas fait un mouvement pour descendre du wagon. Il ne
bougea pas non plus.
Tous deux demeur?rent impassibles.
?Une ?nergique nature!? pensa Michel Strogoff.
Cependant, tout danger avait promptement disparu. Une rupture du
bandage du wagon de bagages avait provoqu? d'abord le choc, puis
l'arr?t du train, mais peu s'en ?tait fallu que, rejet? hors des
rails, il n'e?t ?t? pr?cipit? du haut du remblai dans une fondri?re.
Il y eut l? une heure de retard. Enfin, la voie d?gag?e, le train
reprit sa marche, et, ? huit heures et demie du soir, il arrivait en
gare ? Nijni-Novgorod.
Avant que personne e?t pu descendre des wagons, les inspecteurs de
police se pr?sent?rent aux porti?res et examin?rent les voyageurs.
Michel Strogoff montra son podaroshna, libell? au nom de Nicolas
Korpanoff. Donc, nulle difficult?.
Quant aux autres voyageurs du compartiment, tous ? destination de
Nijni-Novgorod, ils ne parurent point suspects, heureusement pour eux.
La jeune fille, elle, pr?senta, non pas un passeport, puisque le
passeport n'est plus exig? en Russie, mais un permis rev?tu d'un
cachet particulier et qui semblait ?tre d'une nature sp?ciale.
L'inspecteur le lut avec attention. Puis, apr?s avoir examin?
attentivement celle dont il contenait le signalement:
?Tu es de Riga? dit-il.
--Oui, r?pondit la jeune fille.
--Tu vas ? Irkoutsk?
--Oui.
--Par quelle route?
--Par la route de Perm.
--Bien, r?pondit l'inspecteur. Aie soin de faire viser ton permis ? la
maison de police de Nijni-Novgorod.?
La jeune fille s'inclina en signe d'affirmation.
En entendant ces demandes et ces r?ponses, Michel Strogoff ?prouva ?
la fois un sentiment de surprise et de piti?. Quoi! cette jeune fille
seule, en route pour cette lointaine Sib?rie, et cela, lorsque, ? ses
dangers habituels, se joignaient tous les p?rils d'un pays envahi et
soulev?! Gomment arriverait-elle? que deviendrait-elle?...
L'inspection finie, les porti?res des wagons furent alors ouvertes,
mais, avant que Michel Strogoff e?t pu faire un mouvement vers elle,
la jeune Livonienne, descendue la premi?re, avait disparu dans la
foule qui encombrait les quais de la gare.
CHAPITRE V
UN ARR?T? EN DEUX ARTICLES.
Nijni-Novgorod, Novgorod-la-Basse, situ?e au confluent du Volga et de
l'Oka, est le chef-lieu du gouvernement de ce nom. C'?tait l? que
Michel Strogoff devait abandonner la voie ferr?e, qui, ? cette ?poque,
ne se prolongeait pas au del? de cette ville. Ainsi donc, ? mesure
qu'il avan?ait, les moyens de communication devenaient d'abord moins
rapides, ensuite moins s?rs.
Nijni-Novgorod, qui en temps ordinaire ne compte que trente ?
trente-cinq mille habitants, en renfermait alors plus de trois cent
mille, c'est-?-dire que sa population ?tait d?cupl?e. Cet
accroissement ?tait d? ? la c?l?bre foire qui se tient dans ses murs
pendant une p?riode de trois semaines. Autrefois, c'?tait Makariew qui
b?n?ficiait de ce concours de marchands, mais, depuis 1817, la foire a
?t? transport?e ? Nijni-Novgorod.
La ville, assez morne d'habitude, pr?sentait donc une animation
extraordinaire. Dix races diff?rentes de n?gociants, europ?ens ou
asiatiques, y fraternisaient sous l'influence des transactions
commerciales.
Bien que l'heure ? laquelle Michel Strogoff quitta la gare f?t d?j?
avanc?e, il y avait encore grand rassemblement de monde sur ces deux
villes, s?par?es par le cours du Volga, que comprend Nijni-Novgorod,
et dont la plus haute, b?tie sur un roc escarp?, est d?fendue par un
de ces forts qu'on appelle ?kreml? en Russie.
Si Michel Strogoff e?t ?t? forc? de s?journer ? Nijni-Novgorod, il
aurait eu quelque peine ? d?couvrir un h?tel ou m?me une auberge ? peu
pr?s convenable. Il y avait encombrement. Cependant, comme il ne
pouvait partir imm?diatement, puisqu'il lui fallait prendre le
steam-boat du Volga, il dut s'enqu?rir d'un g?te quelconque. Mais,
auparavant, il voulut conna?tre exactement l'heure du d?part, et il se
rendit aux bureaux de la Compagnie, dont les bateaux font le service
entre Nijni-Novgorod et Perm.
L?, ? son grand d?plaisir, il apprit que le _Caucase_--c'?tait le nom
du steam-boat--ne partait pour Perm que le lendemain, ? midi. Dix-sept
heures ? attendre! c'?tait f?cheux pour un homme aussi press?, et,
cependant, il lui fallut se r?signer. Ce qu'il fit, car il ne
r?criminait jamais inutilement.
D'ailleurs, dans les circonstances actuelles, aucune voiture, t?l?gue
ou tarentass, berline ou cabriolet de poste, ni aucun cheval ne l'e?t
conduit plus vite, soit ? Perm, soit ? Kazan. Mieux valait donc
attendre le d?part du steam-boat,--v?hicule plus rapide qu'aucun
autre, et qui devait lui faire regagner le temps perdu.
Voil? donc Michel Strogoff, allant par la ville, et cherchant, sans
trop s'en inqui?ter, quelque auberge afin d'y passer la nuit. Mais de
cela il ne s'embarrassait gu?re, et, sans la faim qui le talonnait, il
e?t probablement err? jusqu'au matin dans les rues de Nijni-Novgorod.
Ce dont il se mit en qu?te, ce fut d'un souper plut?t que d'un lit. Or
il trouva les deux ? l'enseigne de la _Ville de Constantinople_.
L?, l'aubergiste lui offrit une chambre assez convenable, peu garnie
de meubles, mais ? laquelle ne manquaient ni l'image de la Vierge, ni
les portraits de quelques saints, auxquels une ?toffe dor?e servait de
cadre, Un canard farci de hachis aigre, enlis? dans une cr?me ?paisse,
du pain d'orge, du lait caill?, du sucre en poudre m?lang? de
cannelle, un pot de kwass, sorte de bi?re tr?s-commune en Russie, lui
furent servis aussit?t, et il ne lui en fallait pas tant pour se
rassasier. Il se rassasia donc, et mieux m?me que son voisin de table,
qui, en qualit? de "vieux croyant" de la secte des Raskolniks, ayant
fait voeu d'abstinence, rejetait les pommes de terre de son assiette
et se gardait bien de sucrer son th?.
Son souper termin?, Michel Strogoff, au lieu de monter ? sa chambre,
reprit machinalement sa promenade ? travers la ville. Mais, bien que
le long cr?puscule se prolonge?t encore, d?j? la foule se dissipait,
les rues se faisaient peu ? peu d?sertes, et chacun regagnait son
logis.
Pourquoi Michel Strogoff ne s'?tait-il pas mis tout bonnement au lit,
comme il convient apr?s toute une journ?e pass?e en chemin de fer?
Pensait-il donc ? cette jeune Livonienne qui, pendant quelques heures,
avait ?t? sa compagne de voyage? N'ayant rien de mieux ? faire, il y
pensait. Craignait-il que, perdue dans cette ville tumultueuse, elle
ne f?t expos?e ? quelque insulte? Il le craignait, et avait raison de
le craindre. Esp?rait-il donc la rencontrer et, au besoin, s'en faire
le protecteur? Non. La rencontrer ?tait difficile. Quant ?
la'prot?ger.... de quel droit?
?Seule, se disait-il, seule au milieu de ces nomades! Et encore les
dangers pr?sents ne sont-ils rien aupr?s de ceux que l'avenir lui
r?serve! La Sib?rie! Irkoutsk! Ce que je vais tenter pour la Russie et
le czar, elle va le faire, elle, pour.... Pour qui? Pour quoi? Elle
est autoris?e ? franchir la fronti?re! Et le pays au del? est soulev?!
Des bandes tartares courent les steppes!...?
Michel Strogoff s'arr?tait par instants et se prenait ? r?fl?chir.
?Sans doute, pensa-t-il, cette id?e de voyager lui est venue avant
l'invasion! Peut-?tre elle-m?me ignore-t-elle ce qui se passe!... Mais
non, ces marchands ont caus? devant elle des troubles de la Sib?rie...
et elle n'a pas paru ?tonn?e.... Elle n'a m?me demand? aucune
explication.... Mais alors elle savait donc, et, sachant, elle va!...
La pauvre fille!... Il faut que le motif qui l'entra?ne soit bien
puissant! Mais, si courageuse qu'elle soit,--et elle l'est
assur?ment--ses forces la trahiront en route, et, sans parler des
dangers et des obstacles, elle ne pourra supporter les fatigues d'un
tel voyage!... Jamais elle ne pourra atteindre Irkoutsk!?
Cependant, Michel Strogoff allait toujours au hasard, mais, comme il
connaissait parfaitement la ville, retrouver son chemin ne pouvait
?tre embarrassant pour lui.
Apr?s avoir march? pendant une heure environ, il vint s'asseoir sur un
banc adoss? ? une grande case de bois, qui s'?levait, au milieu de
beaucoup d'autres, sur une tr?s-vaste place.
Il ?tait l? depuis cinq minutes, lorsqu'une main s'appuya fortement
sur son ?paule.
?Qu'est-ce que tu fais la? lui demanda d'une voix rude un homme de
haute taille qu'il n'avait pas vu venir.
--Je me repose, r?pondit Michel Strogoff.
--Est-ce que tu aurais l'intention de passer la nuit sur ce banc?
reprit l'homme.
--Oui, si cela me convient, r?pliqua Michel Strogoff d'un ton un peu
trop accentu? pour le simple marchand qu'il devait ?tre.
--Approche donc qu'on te voie!? dit l'homme. Michel Strogoff, se
rappelant qu'il fallait ?tre prudent avant tout, recula
instinctivement.
?On n'a pas besoin de me voir,? r?pondit-il.
Et il mit, avec sang-froid, un intervalle d'une dizaine de pas entre
son interlocuteur et lui.
Il lui sembla alors, en l'observant bien, qu'il avait affaire ? une
sorte de boh?mien, tel qu'il s'en rencontre dans toutes les foires, et
dont il n'est pas agr?able de subir le contact ni physique ni moral.
Puis, en regardant plus attentivement dans l'ombre qui commen?ait ?
s'?paissir, il aper?ut pr?s de la case un vaste chariot, demeure
habituelle et ambulante de ces zingaris ou tsiganes qui fourmillent en
Russie, partout o? il y a quelques kopeks ? gagner.
Cependant, le boh?mien avait fait deux ou trois pas en avant, et il se
pr?parait ? interpeller plus directement Michel Strogoff, quand la
porte de la case s'ouvrit. Une femme, ? peine visible, s'avan?a
vivement, et dans un idiome assez rude, que Michel Strogoff reconnut
?tre un m?lange de mongol et de sib?rien:
?Encore un espion! dit-elle. Laisse-le faire et viens souper. Le
?papluka? [Sorte de g?teau feuillet?] attend.?
Michel Strogoff ne put s'emp?cher de sourire de la qualification dont
on le gratifiait, lui qui redoutait particuli?rement les espions.
Mais, dans la m?me langue, bien que l'accent de celui qui l'employait
f?t tr?s-diff?rent de celui de la femme, le boh?mien r?pondit quelques
mots qui signifiaient:
?Tu as raison, Sangarre! D'ailleurs, nous serons partis demain!?
--Demain? r?pliqua ? mi-voix la femme d'un ton qui d?notait une
certaine surprise.
--Oui, Sangarre, r?pondit le boh?mien, demain, et c'est le P?re
lui-m?me qui nous envoie... o? nous voulons aller!?
L?-dessus, l'homme et la femme rentr?rent dans la case, dont la porte
fut ferm?e avec soin.
?Bon! se dit Michel Strogoff, si ces boh?miens tiennent ? ne pas ?tre
compris, quand ils parleront devant moi, je leur conseille d'employer
une autre langue!?
En sa qualit? de Sib?rien, et pour avoir pass? son enfance dans la
steppe, Michel Strogoff, on l'a dit, entendait presque tous ces
idiomes usit?s depuis la Tartarie jusqu'? la mer Glaciale. Quant ? la
signification pr?cise des paroles ?chang?es entre le boh?mien et sa
compagne, il ne s'en pr?occupa pas davantage. En quoi cela pouvait-il
l'int?resser?
L'heure ?tant d?j? fort avanc?e, il songea alors ? rentrer ?
l'auberge, afin d'y prendre quelque repos. Il suivit, en s'en allant,
le cours du Volga, dont les eaux disparaissaient sous la sombre masse
d'innombrables bateaux. L'orientation du fleuve lui fit alors
reconna?tre quel ?tait l'endroit qu'il venait de quitter. Cette
agglom?ration de chariots et de cases occupait pr?cis?ment la vaste
place o? se tenait, chaque ann?e, le principal march? de
Nijni-Novgorod,--ce qui expliquait, en cet endroit, le rassemblement
de ces bateleurs et boh?miens venus, de tous les coins du monde.
Michel Strogoff, une heure apr?s, dormait d'un sommeil quelque peu
agit? sur un de ces lits russes, qui semblent si durs aux ?trangers,
et le lendemain, 17 juillet, il se r?veillait au grand jour.
Cinq heures encore ? passer ? Nijni-Novgorod, cela lui semblait un
si?cle. Que pouvait-il faire pour occuper cette matin?e, si ce n'?tait
d'errer comme la veille ? travers les rues de la ville. Une fois son
d?jeuner fini, son sac boucl?, son podaroshna vis? ? la maison de
police, il n'aurait plus qu'? partir. Mais, n'?tant point homme ? se
lever apr?s le soleil, il quitta son lit, il s'habilla, il pla?a
soigneusement la lettre aux armes imp?riales au fond d'une poche
pratiqu?e dans la doublure de sa tunique, sur laquelle il serra sa
ceinture; puis, il ferma son sac et l'assujettit sur son dos. Cela
fait, ne voulant pas revenir ? la _Ville de Constantinople_, et
comptant d?jeuner sur les bords du Volga, pr?s de l'embarcad?re, il
r?gla sa d?pense et quitta l'auberge.
Par surcro?t de pr?caution, Michel Strogoff se rendit d'abord aux
bureaux des steam-boats, et, l?, il s'assura que le _Caucase_ partait
bien ? l'heure dite. La pens?e lui vint alors pour la premi?re fois
que, puisque la jeune Livonienne devait prendre la route de Perm, il
?tait fort possible que son projet f?t aussi de s'embarquer sur le
_Caucase_, auquel cas Michel Strogoff ne pourrait manquer de faire la
route avec elle.
La ville haute, avec son kremlin, dont la circonf?rence mesure deux
verstes, et qui ressemble a celui de Moscou, ?tait alors fort
abandonn?e. Le gouverneur n'y demeurait m?me plus. Mais, autant la
ville haute ?tait morte, autant la ville basse ?tait vivante!
Michel Strogoff, apr?s avoir travers? le Volga sur un pont de bateaux,
gard? par des Cosaques ? cheval, arriva ? l'emplacement m?me o?, la
veille, il s'?tait heurt? ? quelque campement de boh?miens. C'?tait un
peu en dehors de la ville que se tenait cette foire de Nijni-Novgorod,
avec laquelle celle de Leipzig elle-m?me ne saurait rivaliser. Dans
une vaste plaine, situ?e au del? du Volga, s'?levait le palais
provisoire du gouverneur g?n?ral, et c'est l?, par ordre, que r?side
ce haut fonctionnaire pendant toute la dur?e de la foire, qui, gr?ce
aux ?l?ments dont elle se compose, n?cessite une surveillance de tous
les instants.
Cette plaine ?tait alors couverte de maisons de bois, sym?triquement
dispos?es, de mani?re ? laisser entre elles des avenues assez larges
pour permettre ? la foule d'y circuler ais?ment. Une certaine
agglom?ration de ces cases, de toutes les grandeurs et de toutes les
formes, formait un quartier diff?rent, affect? ? un genre sp?cial de
commerce. Il y avait le quartier des fers, le quartier des fourrures,
le quartier des laines, le quartier des bois, le quartier des tissus,
le quartier des poissons secs, etc. Quelques maisons ?taient m?me
construites en mat?riaux de haute fantaisie, les unes avec du th? en
briques, d'autres avec des moellons de viande sal?e, c'est-?-dire avec
les ?chantillons des marchandises que leurs propri?taires y d?bitaient
aux acheteurs. Singuli?re r?clame, tant soit peu am?ricaine!
Dans ces avenues, le long de ces all?es, le soleil ?tant fort
au-dessus de l'horizon, puisque, ce matin-l?, il s'?tait lev? avant
quatre heures, l'affluence ?tait d?j? consid?rable. Russes, Sib?riens,
Allemands, Cosaques, Turcomans, Persans, G?orgiens, Grecs, Ottomans,
Indous, Chinois, m?lange extraordinaire d'Europ?ens et d'Asiatiques,
causaient, discutaient, p?roraient, trafiquaient. Tout ce qui se vend
ou s'ach?te semblait avoir ?t? entass? sur cette place. Porteurs,
chevaux, chameaux, ?nes, bateaux, chariots, tout ce qui peut servir au
transport des marchandises, ?tait accumul? sur ce champ de foire.
Fourrures, pierres pr?cieuses, ?toffes de soie, cachemires des Indes,
tapis turcs, armes du Caucase, tissus de Smyrne ou d'Ispahan, armures
de Tiflis, th?s de la caravane, bronzes europ?ens, horlogerie de la
Suisse, velours et soieries de Lyon, cotonnades anglaises, articles de
carrosserie, fruits, l?gumes, minerais de l'Oural, malachites,
lapis-lazuli, aromates, parfums, plantes m?dicinales, bois, goudrons,
cordages, cornes, citrouilles, past?ques, etc., tous les produits de
l'Inde, de la Chine, de la Perse, ceux de la mer Caspienne et de la
mer Noire, ceux de l'Am?rique et de l'Europe, ?taient r?unis sur ce
point du globe.
C'?tait un mouvement, une excitation, une cohue, un brouhaha dont on
ne saurait donner une id?e, les indig?nes de classe inf?rieure ?tant
fort d?monstratifs, et les ?trangers ne leur c?dant gu?re sur ce
point. Il y avait l? des marchands de l'Asie centrale, qui avaient mis
un an ? traverser ses longues plaines, en escortant leurs
marchandises, et qui ne devaient pas revoir d'une ann?e leurs
boutiques ou leurs comptoirs. Enfin, telle est l'importance de cette
foire de Nijni-Novgorod, que le chiffre des transactions ne s'y ?l?ve
pas ? moins de cent millions de roubles. [Environ trois cent
quatre-vingt-treize millions de francs.]
Puis, sur les places, entre les quartiers de cette ville improvis?e,
c'?tait une agglom?ration de bateleurs de toute esp?ce: saltimbanques
et acrobates, assourdissant avec les hurlements de leurs orchestres et
les vocif?rations de leur parade; boh?miens, venus des montagnes et
disant la bonne aventure aux badauds d'un public toujours renouvel?;
zingaris ou tsiganes,--nom que les Russes donnent aux gypsies, qui
sont les anciens descendants des Cophtes,--chantant leurs airs les
plus color?s et dansant leurs danses les plus originales; com?diens de
th??tres forains, repr?sentant des drames de Shakspeare, appropri?s au
go?t des spectateurs, qui s'y portaient en foule. Puis, dans les
longues avenues, des montreurs d'ours promenaient en libert? leurs
?quilibristes ? quatre pattes, des m?nageries retentissaient de
rauques cris d'animaux, stimul?s par le fouet ac?r? ou la baguette
rougie du dompteur, enfin, au milieu de la grande place centrale,
encadr? par un quadruple cercle de dilettanti enthousiastes, un choeur
de ?mariniers du Volga?, assis sur le sol comme sur le pont de leurs
barques, simulait l'action de ramer, sous le b?ton d'un chef
d'orchestre, v?ritable timonier de ce bateau imaginaire!
Coutume bizarre et charmante! au-dessus de toute cette foule, une nu?e
d'oiseaux s'?chappaient des cages dans lesquelles on les avait
apport?s. Suivant un usage tr?s-suivi ? la foire de Nijni-Novgorod, en
?change de quelques kopeks charitablement offerts par de bonnes ?mes,
les ge?liers ouvraient la porta ? leurs prisonniers, et c'?tait par
centaines qu'ils s'envolaient en jetant leurs petits cris joyeux....
Tel ?tait l'aspect de la plaine, tel il devait ?tre pendant les six
semaines que dure ordinairement la c?l?bre foire de Nijni-Novgorod.
Puis, apr?s cette assourdissante p?riode, l'immense brouhaha
s'?teindrait comme par enchantement, la ville haute reprendrait son
caract?re officiel, la ville basse retomberait dans sa monotonie
ordinaire, et, de cette ?norme affluence de marchands, appartenant ?
toutes les contr?es de l'Europe et de l'Asie centrale, il ne resterait
ni un seul vendeur qui e?t quoi que ce soit ? vendre encore, ni un
seul acheteur qui e?t encore quoi que ce soit ? acheter.
Il convient d'ajouter ici que cette fois, au moins, la France et
l'Angleterre ?taient chacune repr?sent?es au grand march? de
Nijni-Novgorod par deux des produits les plus distingu?s de la
civilisation moderne, MM. Harry Blount et Alcide Jolivet.
En effet, les deux correspondants ?taient venus chercher l? des
impressions au profit de leurs lecteurs, et ils employaient de leur
mieux les quelques heures qu'ils avaient ? perdre, car, eux aussi, ils
allaient prendre passage sur le _Caucase_.
Ils se rencontr?rent pr?cis?ment l'un et l'autre sur le champ de
foire, et n'en furent que m?diocrement ?tonn?s, puisqu'un m?me
instinct devait les entra?ner sur la m?me piste; mais, cette fois, ils
ne se parl?rent pas et se born?rent ? se saluer assez froidement.
Alcide Jolivet, optimiste par nature, semblait, d'ailleurs, trouver
que tout se passait convenablement, et, comme le hasard lui avait
heureusement fourni la table et le g?te, il avait jet? sur son carnet
quelques notes particuli?rement honn?tes pour la ville de
Nijni-Novgorod.
Au contraire, Harry Blount, apr?s avoir vainement cherch? ? souper,
s'?tait vu forc? de coucher ? la belle ?toile. Il avait donc envisag?
les choses ? un tout autre point de vue, et m?ditait un article
foudroyant contre une ville dans laquelle les h?teliers refusaient de
recevoir des voyageurs qui ne demandaient qu'? se laisser ?corcher ?au
moral et au physique!?
Michel Strogoff, une main dans sa poche, tenant de l'autre sa longue
pipe ? tuyau de merisier, semblait ?tre le plus indiff?rent et le
moins impatient des hommes. Cependant, ? une certaine contraction de
ses muscles sourciliers, un observateur e?t facilement reconnu qu'il
rongeait son frein.
Depuis deux heures environ, il courait les rues de la ville pour
revenir invariablement au champ de foire. Tout en circulant entre les
groupes, il observait qu'une r?elle inqui?tude se montrait chez tous
les marchands venus des contr?es voisines de l'Asie. Les transactions
en souffraient visiblement. Que bateleurs, saltimbanques et
?quilibristes fissent grand bruit devant leurs ?choppes, cela se
concevait, car ces pauvres diables n'avaient rien ? risquer dans une
entreprise commerciale, mais les n?gociants h?sitaient ? s'engager
avec les trafiquants de l'Asie centrale, dont le pays ?tait troubl?
par l'invasion tartare.
Autre sympt?me, aussi, qui devait ?tre remarqu?. En Russie, l'uniforme
militaire appara?t en toute occasion. Les soldats se m?lent volontiers
? la foule, et pr?cis?ment, ? Nijni-Novgorod, pendant cette p?riode de
la foire, les agents de la police sont habituellement aid?s par de
nombreux Cosaques, qui, la lance sur l'?paule, maintiennent l'ordre
dans cette agglom?ration de trois cent mille ?trangers.
Or, ce jour-l?, les militaires, Cosaques ou autres, faisaient d?faut
au grand march?. Sans doute, en pr?vision d'un d?part subit, ils
avaient ?t? consign?s ? leurs casernes.
Cependant, si les soldats ne se montraient pas, il n'en ?tait pas
ainsi des officiers. Depuis la veille, les aides de camp, partant du
palais du gouverneur g?n?ral, s'?lan?aient en toutes directions. Il se
faisait donc un mouvement inaccoutum?, que la gravit? des ?v?nements
pouvait seule expliquer. Les estafettes se multipliaient sur les
routes de la province, soit du c?t? de Wladimir, soit du c?t? des
monts Ourals. L'?change de d?p?ches t?l?graphiques avec Moscou et
Saint-P?tersbourg ?tait incessant. La situation de Nijni-Novgorod, non
loin de la fronti?re sib?rienne, exigeait ?videmment de s?rieuses
pr?cautions. On ne pouvait pas oublier qu'au XIVe si?cle la ville
avait ?t? deux fois prise par les anc?tres de ces Tartares, que
l'ambition de F?ofar-Khan jetait ? travers les steppes kirghises.
Un haut personnage, non moins occup? que le gouverneur g?n?ral, ?tait
le ma?tre de police. Ses inspecteurs et lui, charg?s de maintenir
l'ordre, de recevoir les r?clamations, de veiller ? l'ex?cution des
r?glements, ne ch?maient pas. Les bureaux de l'administration, ouverts
nuit et jour, ?taient incessamment assi?g?s, aussi bien par les
habitants de la ville que par les ?trangers, europ?ens ou asiatiques.
Or, Michel Strogoff se trouvait pr?cis?ment sur la place centrale,
lorsque le bruit se r?pandit que le ma?tre de police venait d'?tre
mand? par estafette au palais du gouverneur g?n?ral. Une importante
d?p?che, arriv?e de Moscou, disait-on, motivait ce d?placement.
Le ma?tre de police se rendit donc au palais du gouverneur, et
aussit?t, comme par un pressentiment g?n?ral, la nouvelle circula que
quelque mesure grave, en dehors de toute pr?vision, de toute habitude,
allait ?tre prise.
Michel Strogoff ?coutait ce qui se disait, afin d'en profiter, le cas
?ch?ant.
?On va fermer la foire! s'?criait l'un.
--Le r?giment de Nijni-Novgorod vient de recevoir son ordre de d?part!
r?pondait l'autre.
--On dit que les Tartares menacent Tomsk!
--Voici le ma?tre de police!? cria-t-on de toutes parts.
Un fort brouhaha s'?tait ?lev? subitement, qui se dissipa peu ? peu,
et auquel succ?da un silence absolu. Chacun pressentait quelque grave
communication de la part du gouvernement.
Le ma?tre de police, pr?c?d? de ses agents, venait de quitter le
palais du gouverneur g?n?ral. Un d?tachement de Cosaques
l'accompagnait et faisait ranger la foule ? force de bourrades,
violemment donn?es et patiemment re?ues.
Le ma?tre de police arriva au milieu de la place centrale, et chacun
put voir qu'il tenait une d?p?che ? la main.
Alors, d'une voix haute, il lut la d?claration suivante:
?ARR?T? DU GOUVERNEUR DE NIJNI-NOVGOROD.
?1? D?fense ? tout sujet russe de sortir de la province, pour quelque
cause que ce soit.
?2? Ordre ? tous ?trangers d'origine asiatique de quitter la province
dans les vingt-quatre heures.?
CHAPITRE VI
FR?RE ET SOEUR.
Ces mesures, tr?s-funestes pour les int?r?ts priv?s, les circonstances
les justifiaient absolument.
?D?fense ? tout sujet russe de sortir de la province?, si Ivan Ogareff
?tait encore dans la province, c'?tait l'emp?cher, non sans d'extr?mes
difficult?s tout au moins, de rejoindre F?ofar-Khan, et enlever au
chef tartare un lieutenant redoutable.
?Ordre ? tous ?trangers d'origine asiatique de quitter la province
dans les vingt-quatre heures?, c'?tait ?loigner eh bloc ces
trafiquants venus de l'Asie centrale, ainsi que ces bandes de
boh?miens, de gypsies, de tsiganes, qui ont plus ou moins d'affinit?s
avec les populations tartares ou mongoles et que la foire y avait
r?unis. Autant de t?tes, autant d'espions, et leur expulsion ?tait
certainement command?e par l'?tat des choses.
Mais on comprend ais?ment l'effet de ces deux coups de foudre, tombant
sur la ville de Nijni-Novgorod, n?cessairement plus vis?e et plus
atteinte qu'aucune autre.
Ainsi donc, les nationaux que des affaires eussent appel?s au del? des
fronti?res sib?riennes ne pouvaient plus quitter la province,
momentan?ment du moins. La teneur du premier article de l'arr?t? ?tait
formelle. Il n'admettait aucune exception. Tout int?r?t priv? devait
s'effacer devant l'int?r?t g?n?ral.
Quant au second article de l'arr?t?, l'ordre d'expulsion qu'il
contenait ?tait aussi sans r?plique. Il ne concernait point d'autres
?trangers que ceux qui ?taient d'origine asiatique, mais ceux-ci
n'avaient plus qu'? r?emballer leurs marchandises et ? reprendre la
route qu'ils venaient de parcourir. Quant ? tous ces saltimbanques,
dont le nombre ?tait consid?rable, et qui avaient pr?s de mille
verstes ? franchir pour atteindre la fronti?re la plus rapproch?e,
c'?tait pour eux la mis?re ? bref d?lai!
--Aussi s'?leva-t-il tout d'abord contre cette mesure insolite un
murmure de protestation, un cri de d?sespoir, que la pr?sence des
Cosaques et des agents de la police eut promptement r?prim?.
Et presque aussit?t ce qu'on pourrait appeler le d?m?nagement de cette
vaste plaine commen?a. Les toiles tendues devant les ?choppes se
repli?rent; les th??tres forains s'en all?rent par morceaux; les
danses et les chants cess?rent; les parades se turent; les feux
s'?teignirent; les cordes des ?quilibristes se d?tendirent; les vieux
chevaux poussifs de ces demeures ambulantes revinrent des ?curies aux
brancards. Agents et soldats, le fouet ou la baguette ? la main,
stimulaient les retardataires et ne se g?naient point d'abattre les
tentes, avant m?me que les pauvres boh?mes les eussent quitt?es.
?videmment, sous l'influence de ces mesures, avant le soir, la place
de Nijni-Novgorod serait enti?rement ?vacu?e, et au tumulte du grand
march? succ?derait le silence du d?sert.
Et encore faut-il le r?p?ter,--car c'?tait une aggravation oblig?e de
ces mesures,--? tous ces nomades que le d?cret d'exclusion frappait
directement, les steppes de la Sib?rie ?taient m?me interdites, et il
leur faudrait se jeter dans le sud de la mer Caspienne, soit en Perse,
soit en Turquie, soit dans les plaines du Turkestan. Les postes de
l'Oural et des montagnes qui forment comme le prolongement de ce
fleuve sur la fronti?re russe ne leur eussent pas permis de passer.
C'?tait donc un millier de verstes qu'ils ?taient dans la n?cessit? de
parcourir, avant de pouvoir fouler un sol libre.
Au moment o? la lecture de l'arr?t? avait ?t? faite par le ma?tre de
police, Michel Strogoff fut frapp? d'un rapprochement qui surgit
instinctivement dans son esprit.
?Singuli?re co?ncidence! pensa-t-il, entre cet arr?t? qui expulse les
?trangers originaires de l'Asie et les paroles ?chang?es cette nuit
entre ces deux boh?miens de race tsigane. ?C'est le P?re lui-m?me qui
nous envoie o? nous voulons aller!? a dit ce vieillard. Mais ?le
P?re?, c'est l'empereur! On ne le d?signe pas autrement dans le
peuple! Comment ces boh?miens pouvaient-ils pr?voir la mesure prise
contre eux, comment l'ont-ils connue d'avance, et o? veulent-ils donc
aller? Voil? des gens suspects, et auxquels l'arr?t? du gouverneur me
para?t, cependant, devoir ?tre plus utile que nuisible!?
Mais cette r?flexion, fort juste ? coup s?r, fut coup?e net par une
autre qui devait chasser toute autre pens?e de l'esprit de Michel
Strogoff. Il oublia les tsiganes, leurs propos suspects, l'?trange
co?ncidence qui r?sultait de la publication de l'arr?t?.... Le
souvenir de la jeune Livonienne venait de se pr?senter soudain ? lui.
?La pauvre enfant! s'?cria-t-il comme malgr? lui. Elle ne pourra plus
franchir la fronti?re!?
En effet, la jeune fille ?tait de Riga, elle ?tait Livonienne, Russe
par cons?quent, elle ne pouvait donc plus quitter le territoire russe!
Ce permis, qui lui avait ?t? d?livr? avant les nouvelles mesures,
n'?tait ?videmment plus valable. Toutes les routes de la Sib?rie
venaient de lui ?tre impitoyablement ferm?es, et, quel que f?t le
motif qui la conduis?t ? Irkoutsk, il lui ?tait d?s a pr?sent interdit
de s'y rendre.
Cette pens?e pr?occupa vivement Michel Strogoff. Il s'?tait dit,
vaguement d'abord, que, sans rien n?gliger de ce qu'exigeait de lui
son importante mission, il lui serait possible, peut-?tre, d'?tre de
quelque secours ? cette brave enfant, et cette id?e lui avait souri.
Connaissant les dangers qu'il aurait personnellement ? affronter, lui,
homme ?nergique et vigoureux, dans un pays dont les routes lui ?taient
cependant famili?res, il ne pouvait pas m?conna?tre que ces dangers
seraient infiniment plus redoutables pour une jeune fille. Puisqu'elle
se rendait ? Irkoutsk, elle aurait a suivre la m?me route que lui,
elle serait oblig?e de passer au milieu des hordes des envahisseurs,
comme il allait tenter de le faire lui-m?me. Si, en outre, et selon
toute probabilit?, elle n'avait ? sa disposition que les ressources
n?cessaires ? un voyage entrepris pour des circonstances ordinaires,
comment parviendrait-elle ? l'accomplir dans les conditions que les
?v?nements allaient rendra non-seulement p?rilleuses, mais co?teuses?
?Eh bien! s'?tait-il dit, puisqu'elle prend la route de Perm, il est
presque impossible que je ne la rencontre pas. Donc, je pourrai
veiller sur elle sans qu'elle s'en doute, et, comme elle m'a tout
l'air d'?tre aussi press?e que moi d'arriver a Irkoutsk, elle ne me
causera aucun retard.?
Mais une pens?e en am?ne une autre. Michel Strogoff n'avait raisonn?
jusque-l? que dans l'hypoth?se d'une bonne action ? faire, d'un
service ? rendre. Une id?e nouvelle venait de na?tre dans son cerveau,
et la question se pr?senta ? lui sous un tout autre aspect.
?Au fait, se dit-il, mais je puis avoir besoin d'elle plus qu'elle
n'aurait besoin de moi. Sa pr?sence peut ne pas m'?tre inutile et
servirait ? d?jouer tout soup?on ? mon ?gard. Dans l'homme courant
seul ? travers la steppe, on peut plus ais?ment deviner le courrier du
czar. Si, au contraire, cette jeune fille m'accompagne, je serai bien,
mieux aux yeux de tous le Nicolas Korpanoff de mon podaroshna. Donc,
il faut qu'elle m'accompagne! Donc, il faut qu'? tout prix je la
retrouve! Il n'est pas probable que depuis hier soir elle ait pu se
procurer quelque voiture pour quitter Nijni-Novgorod. Cherchons-la,
fit que Dieu me conduise!?
Michel Strogoff quitta la grande place de Nijni-Novgorod, o? le
tumulte, produit par l'ex?cution des mesures prescrites, atteignait en
ce moment ? son comble. R?criminations des ?trangers proscrits, cris
des agents et des Cosaques qui les brutalisaient, c'?tait un tumulte
indescriptible. La jeune fille qu'il cherchait ne pouvait ?tre l?.
Il ?tait neuf heures du matin. Le steam-boat ne partait qu'? midi.
Michel Strogoff avait donc environ deux heures ? employer pour
retrouver celle dont il voulait faire sa compagne de voyage.
Il traversa de nouveau le Volga et parcourut les quartiers de l'autre
rive, o? la foule ?tait bien moins consid?rable. Il visita, on
pourrait dire rue par rue, la ville haute et la ville basse. Il entra
dans les ?glises, refuge naturel de tout ce qui pleure, de tout ce qui
souffre. Nulle part il ne rencontra la jeune Livonienne.
?Et cependant, r?p?tait-il, elle ne peut encore avoir quitt?
Nijni-Novgorod. Cherchons toujours!?
Michel Strogoff erra ainsi pendant deux heures. Il allait sans
s'arr?ter, il ne sentait pas la fatigue, il ob?issait ? un sentiment
imp?rieux qui ne lui permettait plus de r?fl?chir. Le tout vainement.
Il lui vint alors, ? l'esprit que la jeune fille n'avait peut-?tre pas
eu connaissance de l'arr?t?,--circonstance improbable, cependant, car
un toi coup de foudre n'avait pu ?clater sans ?tre entendu de tous.
Int?ress?e, ?videmment, ? conna?tre les moindres nouvelles qui
venaient de la Sib?rie, comment aurait-elle pu ignorer les mesures
prises par le gouverneur, mesures qui la frappaient si directement?
Mais enfin, si elle les ignorait, elle viendrait donc, dans quelques
heures, au quai d'embarquement, et, l?, quelque agent impitoyable lui
refuserait brutalement passage! Il fallait ? tout prix que Michel
Strogoff la v?t auparavant, et qu'elle put, gr?ce a lui, ?viter cet
?chec.
Mais ses recherches furent vaines, et il eut bient?t perdu tout espoir
do la retrouver.
Il ?tait alors onze heures. Michel Strogoff, bien qu'en toute autre
circonstance cela e?t ?t? inutile, songea ? pr?senter son podaroshna
aux bureaux du ma?tre de police. L'arr?t? ne pouvait ?videmment le
concerner, puisque le cas ?tait pr?vu pour lui, mais il voulait
s'assurer que rien ne s'opposerait ? sa sortie de la ville.
Michel Strogoff dut donc retourner sur l'autre rive du Volga, dans le
quartier o? se trouvaient les bureaux du ma?tre de police.
L?, il y avait grande affluence, car si les ?trangers avaient ordre de
quitter la province, ils n'en ?taient pas moins soumis ? certaines
formalit?s pour partir. Sans cette pr?caution, quelque Russe, plus ou
moins compromis dans le mouvement tartare, aurait pu, gr?ce ? un
d?guisement, passer la fronti?re,--ce que l'arr?t? pr?tendait
emp?cher. On vous renvoyait, mais encore fallait-il que vous eussiez
la permission de vous en aller.
Donc, bateleurs, boh?miens, zingaris, tsiganes, m?l?s aux marchands de
la Perse, de la Turquie, de l'Inde, du Turkestan, de la Chine,
encombraient la cour et les bureaux de la maison de police.
Chacun se h?tait, car les moyens de transport allaient ?tre
singuli?rement recherch?s de cette foule de gens expuls?s, et ceux qui
s'y prendraient trop tard courraient grand risque de ne pas ?tre en
mesure de quitter la ville dans le d?lai prescrit,--ce qui les e?t
expos?s ? quelque brutale intervention des agents du gouverneur.
Michel Strogoff, gr?ce ? la vigueur de ses coudes, put traverser la
cour. Mais entrer dans les bureaux et parvenir jusqu'au guichet des
employ?s, c'?tait une besogne bien autrement difficile. Cependant, un
mot qu'il dit ? l'oreille d'un inspecteur et quelques roubles donn?s ?
propos furent assez puissants pour lui faire obtenir passager.
L'agent, apr?s l'avoir introduit dans la salle d'attente, alla
pr?venir un employ? sup?rieur.
Michel Strogoff ne pouvait donc tarder ? ?tre en r?gle avec la police
et libre de ses mouvements.
En attendant, il regarda autour de lui. Et que vit-il?
L?, sur un banc, tomb?e plut?t qu'assise, une jeune fille, en proie ?
un muet d?sespoir, bien qu'il put ? peine voir sa figure, dont le
profil seul se dessinait sur la muraille.
Michel Strogoff ne s'?tait pas tromp?. Il venait de reconna?tre la
jeune Livonienne.
Ne connaissant pas l'arr?t? du gouverneur, elle ?tait venue au bureau
de police pour faire viser son permis!... On lui avait refus? le visa!
Sans doute elle ?tait autoris?e ? se rendre ? Irkoutsk, mais l'arr?t?
?tait formel, il annulait toutes autorisations ant?rieures, et les
routes de la Sib?rie lui ?taient ferm?es.
Michel Strogoff, tr?s-heureux de l'avoir enfin retrouv?e, s'approcha
de la jeune fille.
Celle-ci le regarda un instant, et son visage s'?claira d'une lueur
fugitive en revoyant son compagnon de voyage. Elle se leva, par
instinct, et, comme un naufrag? qui se raccroche ? une ?pave, elle
allait lui demander assistance....
En ce moment, l'agent toucha l'?paule de Michel Strogoff.
?Le ma?tre de police vous attend, dit-il.
--Bien,? r?pondit Michel Strogoff.
Et, sans dire un mot ? celle qu'il avait tant cherch?e depuis la
veille, sans la rassurer d'un geste qui e?t pu compromettre et elle et
lui-m?me, il suivit l'agent ? travers les groupes compactes.
La jeune Livonienne, voyant dispara?tre celui-l? seul qui e?t pu
peut-?tre lui venir en aide, retomba sur son banc.
Trois minutes ne s'?taient pas ?coul?es, que Michel Strogoff
reparaissait dans la salle, accompagn? d'un agent.
Il tenait ? la main son podaroshna, qui lui faisait libres les routes
de la Sib?rie.
Il s'approcha alors de la jeune Livonienne, et, lui tendant la main:
?Soeur....? dit-il.
Elle comprit! Elle se leva, comme si quelque soudaine inspiration ne
lui e?t pas permis d'h?siter!
?Soeur, r?p?ta Michel Strogoff, nous sommes autoris?s ? continuer
notre voyage ? Irkoutsk. Viens-tu?
--Je te suis, fr?re,? r?pondit la jeune fille, en mettant sa main dans
la main de Michel Strogoff.
Et tous deux quitt?rent la maison de police.
CHAPITRE VII
EN DESCENDANT LE VOLGA.
Un peu avant midi, la cloche du steam-boat attirait ? l'embarcad?re du
Volga un grand concours de monde, puisqu'il y avait l? ceux qui
partaient et ceux qui auraient voulu partir. Les chaudi?res du
_Caucase_ ?taient en pression suffisante. Sa chemin?e ne laissait plus
?chapper qu'une fum?e l?g?re, tandis que l'extr?mit? du tuyau
d'?chappement et le couvercle des soupapes se couronnaient de vapeur
blanche.
Il va sans dire que la police surveillait le d?part du _Caucase_, et
se montrait impitoyable ? ceux des voyageurs qui ne se trouvaient pas
dans les conditions voulues pour quitter la ville.
De nombreux Cosaques allaient et venaient sur le quai, pr?ts ? pr?ter
main-forte aux agents, mais ils n'eurent point ? intervenir, et les
choses se pass?rent sans r?sistance.
A l'heure r?glementaire, le dernier coup de cloche retentit, les
amarres furent largu?es, les puissantes roues du steam-boat battirent
l'eau de leurs palettes articul?es, et le _Caucase_ fila rapidement
entre les deux villes dont se compose Nijni-Novgorod.
Michel Strogoff et la jeune Livonienne avaient pris passage ? bord du
_Caucase_. Leur embarquement s'?tait fait sans aucune difficult?. On
le sait, le podaroshna, libell? au nom de Nicolas Korpanoff,
autorisait ce n?gociant ? ?tre accompagn? pendant son voyage en
Sib?rie. C'?tait donc un fr?re et une soeur qui voyageaient sous la
garantie de la police imp?riale.
Tous deux, assis ? l'arri?re, regardaient fuir la ville, si
profond?ment troubl?e par l'arr?t? du gouverneur.
Michel Strogoff n'avait rien dit ? la jeune fille, il ne l'avait pas
interrog?e. Il attendait qu'elle parl?t, s'il lui convenait de parler.
Celle-ci avait h?te d'avoir quitt? cette ville, dans laquelle, sans
l'intervention providentielle de ce protecteur inattendu, elle f?t
rest?e prisonni?re. Elle ne disait rien, mais son regard remerciait
pour elle.
Le Volga, le Rha des anciens, est consid?r? comme le fleuve le plus
consid?rable de toute l'Europe, et son cours n'est pas inf?rieur ?
quatre mille verstes (4,300 kilom?tres). Ses eaux, assez insalubres
dans sa partie sup?rieure, sont modifi?es ? Nijni-Novgorod par celles
de l'Oka, affluent rapide qui s'?chappe des provinces centrales de la
Russie.
On a assez justement compar? l'ensemble des canaux et fleuves russes ?
un arbre gigantesque dont les branches se ramifient sur toutes les
parties de l'empire. C'est le Volga qui forme le tronc de cet arbre,
et il a pour racines soixante-dix embouchures qui s'?panouissent sur
le littoral de la mer Caspienne. Il est navigable depuis Rjef, ville
du gouvernement de Tver, c'est-?-dire sur la plus grande partie de son
cours.
Les bateaux de la Compagnie de transports entre Perm et Nijni-Novgorod
font assez rapidement les trois cent cinquante verstes (373
kilom?tres) qui s?parent cette ville de la ville de Kazan. Il est vrai
que ces steam-boats n'ont qu'? descendre le Volga, lequel ajoute
environ deux milles de courant ? leur vitesse propre. Mais, lorsqu'ils
sont arriv?s au confluent de la Kama, un peu au-dessous de Kazan, ils
sont forc?s d'abandonner le fleuve pour la rivi?re, dont ils doivent
alors remonter le cours jusqu'? Perm. Donc, tout compte ?tabli, et
bien que sa machine f?t puissante, le _Caucase_ ne devait pas faire
plus de seize verstes ? l'heure. En r?servant une heure d'arr?t ?
Kazan, le voyage de Nijni-Novgorod ? Perm devait donc durer soixante ?
soixante-deux heures environ.
Ce steam-boat, d'ailleurs, ?tait fort bien am?nag?, et les passagers,
suivant leur condition ou leurs ressources, y occupaient trois classes
distinctes. Michel Strogoff avait eu soin de retenir deux cabines de
premi?re classe, de sorte que sa jeune compagne pouvait se retirer
dans la sienne et s'isoler quand bon lui semblait.
Le _Caucase_ ?tait tr?s-encombr? de passagers de toutes cat?gories. Un
certain nombre de trafiquants asiatiques avaient jug? bon de quitter
imm?diatement Nijni-Novgorod. Dans la partie du steam-boat r?serv?e ?
la premi?re classe se voyaient des Arm?niens en longues robes et
coiff?s d'esp?ces de mitres,--des Juifs, reconnaissables ? leurs
bonnets coniques,--de riches Chinois dans leur costume traditionnel,
robe tr?s-large, bleue, violette ou noire, ouverte devant et derri?re,
et recouverte d'une seconde robe ? larges manches dont la coupe
rappelle celle des popes,--des Turcs, qui portaient encore le turban
national,--des Indous, ? bonnet carr?, avec un simple cordon pour
ceinture, et dont quelques-uns, plus sp?cialement d?sign?s sous le nom
de Shikarpouris, tiennent entre leurs mains tout le trafic de l'Asie
centrale,--enfin des Tartares, chauss?s de bottes agr?ment?es de
soutaches multicolores, et la poitrine plastronn?e de broderies. Tous
ces n?gociants avaient d? entasser dans la cale et sur le pont leurs
nombreux bagages, dont le transport devait leur co?ter cher, car,
r?glementairement, ils n'avaient droit qu'? un poids de vingt livres
par personne.
A l'avant du _Caucase_ ?taient group?s des passagers plus nombreux,
non-seulement des ?trangers, mais aussi des Russes, auxquels l'arr?t?
ne d?fendait pas de regagner les villes de la province.
Il y avait l? des moujiks, coiff?s de bonnets ou de casquettes, v?tus
d'une chemise ? petits carreaux sous leur vaste pelisse, et des
paysans du Volga, pantalon bleu fourr? dans leurs bottes, chemise de
coton rose serr?e par une corde, casquette plate ou bonnet de feutre.
Quelques femmes, v?tues de robes de cotonnade ? fleurs, portaient le
tablier ? couleurs vives et le mouchoir ? dessins rouges sur la t?te.
C'?taient principalement des passagers de troisi?me classe, que,
tr?s-heureusement, la perspective d'un long voyage de retour ne
pr?occupait pas. En somme, cette partie du pont ?tait fort encombr?e.
Aussi les passagers de l'arri?re ne s'aventuraient-ils gu?re parmi ces
groupes tr?s-m?langes, dont la place ?tait marqu?e sur l'avant des
tambours.
Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes entre
les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels des
remorqueurs faisaient remonter le cours au fleuve et qui
transportaient toutes sortes de marchandises ? Nijni-Novgorod. Puis
passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files de
sargasses de l'Atlantique, et des chalands charg?s ? couler bas, noy?s
jusqu'au plat-bord. Voyage inutile ? pr?sent, puisque la foire venait
d'?tre brusquement dissoute ? son d?but.
Les rives du Volga, ?clabouss?es par le sillage du steam-boat, se
couronnaient de vol?es de canards qui fuyaient en poussant des cris
assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines s?ches, bord?es
d'aunes, de saules, de trembles, s'?parpillaient quelques vaches d'un
rouge fonc?, des troupeaux de moutons ? toison brune, de nombreuses
agglom?rations de porcs et de porcelets blancs et noirs. Quelques
champs, sem?s de maigre sarrasin et de seigle, s'?tendaient jusqu'?
l'arri?re-plan de coteaux ? demi cultiv?s, mais qui, en somme,
n'offraient aucun point de vue remarquable. Dans ces paysages
monotones, le crayon d'un dessinateur, en qu?te de quelque site
pittoresque, n'e?t rien trouv? ? reproduire.
Deux heures apr?s le d?part du _Caucase_, la jeune Livonienne,
s'adressant ? Michel Strogoff, lui dit:
?Tu vas ? Irkoutsk, fr?re?
--Oui, soeur, r?pondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux la
m?me route. Par cons?quent, partout o? je passerai, tu passeras.
--Demain, fr?re, tu sauras pourquoi j'ai quitt? les rives de la
Baltique pour aller au del? des monts Ourals.
--Je ne te demande rien, soeur.
--Tu sauras tout, r?pondit la jeune fille, dont les l?vres ?bauch?rent
un triste sourire. Une soeur ne doit rien cacher ? son fr?re. Mais,
aujourd'hui, je ne pourrais!... La fatigue, le d?sespoir m'avaient
bris?e!
--Veux-tu reposer dans ta cabine? demanda Michel Strogoff.
--Oui... oui... et demain....
--Viens donc....?
Il h?sitait ? finir sa phrase, comme s'il e?t voulu l'achever par le
nom de sa compagne, qu'il ignorait encore.
?Nadia, dit-elle en lui tendant la main.
--Viens, Nadia, r?pondit Michel Strogoff, et use sans fa?on de ton
fr?re Nicolas Korpanoff.?
Et il conduisit la jeune fille ? la cabine qui avait ?t? retenue pour
elle sur le salon de l'arri?re.
Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui
pouvaient peut-?tre modifier son itin?raire, il se m?la aux groupes de
passagers, ?coutant, mais ne prenant point part aux conversations.
D'ailleurs, si le hasard faisait qu'il f?t interrog? et dans
l'obligation de r?pondre, il se donnerait pour le n?gociant Nicolas
Korpanoff, que le _Caucase_ reconduisait ? la fronti?re, car il ne
voulait pas que l'on p?t se douter qu'une permission sp?ciale
l'autorisait ? voyager en Sib?rie.
Les ?trangers que le steam-boat transportait ne pouvaient ?videmment
parler que des ?v?nements du jour, de l'arr?t? et de ses cons?quences.
Ces pauvres gens, ? peine remis des fatigues d'un voyage ? travers
l'Asie centrale, se voyaient forc?s de revenir, et s'ils n'exhalaient
pas hautement leur col?re et leur d?sespoir, c'est qu'ils ne
l'osaient. Une peur, m?l?e de respect, les retenait. Il ?tait possible
que des inspecteurs de police, charg?s de surveiller les passagers,
fussent secr?tement embarqu?s ? bord du _Caucase_, et mieux valait
tenir sa langue, l'expulsion, apr?s tout, ?tant encore pr?f?rable ?
l'emprisonnement dans une forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou
l'on se taisait, ou les propos s'?changeaient avec une telle
circonspection, qu'on ne pouvait gu?re en tirer quelque utile
renseignement.
Mais si Michel Strogoff n'eut rien ? apprendre de ce c?t?, si m?me les
bouches se ferm?rent plus d'une fois ? son approche,--car on ne le
connaissait pas,--ses oreilles furent bient?t frappera par les ?clats
d'une voix peu soucieuse d'?tre ou non entendue.
L'homme ? la voix gaie parlait russe, mais avec un accent ?tranger, et
son interlocuteur, plus r?serv?, lui r?pondait dans la m?me langue,
qui n'?tait pas non plus sa langue originelle.
?Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon cher
confr?re, vous que j'ai vu a la f?te imp?riale de Moscou, et seulement
entrevu a Nijni-Novgorod?
--Moi-m?me, r?pondit le second d'un ton sec.
--Eh bien, franchement, je ne m'attendais pas a ?tre imm?diatement
suivi par vous, et de si pr?s!
--Je ne vous suis pas, monsieur, je vous pr?c?de!
--Pr?c?de! pr?c?de! Mettons que nous marchons de front, du m?me pas,
comme deux soldats ? la parade, et, provisoirement du moins,
convenons, si vous le voulez, que l'un ne d?passera pas l'autre!
--Je vous d?passerai, au contraire.
--Nous verrons cela, quand nous serons sur le th??tre de la guerre;
mais jusque-l?, que diable! soyons compagnons de route. Plus tard,
nous aurons bien le temps et l'occasion d'?tre rivaux!
--Ennemis.
--Ennemis, soit! Vous avez dans vos paroles, cher confr?re, une
pr?cision qui m'est tout particuli?rement agr?able. Avec vous, au
moins, on sait ? quoi s'en tenir!
--O? est le mal?
--Il n'y en a aucun. Aussi, ? mon tour, je vous demanderai la
permission de pr?ciser notre situation r?ciproque.
--Pr?cisez.
--Vous allez a Perm... comme moi?
--Comme vous.
--Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg,
puisque c'est la route la meilleure et la plus s?re par laquelle on
puisse franchir les monts Ourals?
--Probablement.
--Une fois la fronti?re pass?e, nous serons en Sib?rie, c'est-?-dire
en pleine invasion.
--Nous y serons!
--Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire:
?Chacun pour soi, et Dieu pour....?
--Dieu pour moi!
--Dieu pour vous, tout seul! Tr?s-bien! Mais, puisque nous avons devant
nous une huitaine de jours neutres, et puisque tr?s-certainement les
nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu'au moment o?
nous redeviendrons rivaux.
--Ennemis.
--Oui! c'est juste, ennemis! Mais, jusque-l?, agissons de concert et
ne nous entre-d?vorons pas! Je vous promets, d'ailleurs, de garder
pour moi tout ce que je pourrai voir....
--Et moi, tout ce que je pourrai entendre.
--Est-ce dit?
--C'est dit.
--Votre main?
--La voila.?
Et la main du premier interlocuteur, c'est-?-dire cinq doigts
largement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que lui
tendit flegmatiquement le second.
?A propos, dit le premier, j'ai pu, ce matin, t?l?graphier ? ma
cousine le texte m?me de l'arr?t? d?s dix heures dix-sept minutes.
--Et moi je l'ai adress? au _Daily-Telegraph_ d?s dix heures treize.
--Bravo, monsieur Blount.
-Trop bon, monsieur Jolivet.
--A charge de revanche!
--Ce sera difficile!
--On essayera pourtant!?
Ce disant, le correspondant fran?ais salua famili?rement le
correspondant anglais, qui, inclinant sa t?te, lui rendit son salut
avec une raideur toute britannique.
Ces deux chasseurs de nouvelles, l'arr?t? du gouverneur ne les
concernait pas, puisqu'ils n'?taient ni Russes, ni ?trangers d'origine
asiatique. Ils ?taient donc partis, et s'ils avaient quitt? ensemble
Nijni-Novgorod, c'est que le m?me instinct les poussait en avant. Il
?tait donc naturel qu'ils eussent pris le m?me moyen de transport et
qu'ils suivissent la m?me route jusqu'aux, steppes sib?riennes.
Compagnons de voyage, amis ou ennemis, ils avaient devant eux huit
jours avant ?que la chasse f?t ouverte?. Et alors au plus adroit!
Alcide Jolivet avait fait les premi?res avances, et, si froidement que
ce f?t, Harry Blount les avait accept?es.
Quoi qu'il en soit, au d?ner de ce jour, le Fran?ais, toujours ouvert
et m?me un peu loquace, l'Anglais, toujours ferm?, toujours gourm?,
trinquaient ? la m?me table, en buvant un Cliquot authentique, ? six
roubles la bouteille, g?n?reusement fait avec la s?ve fra?che des
bouleaux du voisinage.
En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, Michel
Strogoff s'?tait dit:
?Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement
sur ma route. Il me parait prudent de les tenir ? distance.?
La jeune Livonienne ne vint pas d?ner. Elle dormait dans sa cabine, et
Michel Strogoff ne voulut pas la faire r?veiller. Le soir arriva donc
sans qu'elle e?t reparu sur le pont du _Caucase_.
Le long cr?puscule impr?gnait alors l'atmosph?re d'une fra?cheur que
les passagers recherch?rent avidement apr?s l'accablante chaleur du
jour. Quand l'heure fut avanc?e, la plupart ne song?rent m?me pas ?
regagner les salons ou les cabines. ?tendus sur les bancs, ils
respiraient avec d?lices un peu de cette brise que d?veloppait la
vitesse du steam-boat. Le ciel, ? cette ?poque de l'ann?e et sous
cette latitude, devait ? peine s'obscurcir entre le soir et le matin,
et il laissait au timonier toute aisance pour se diriger au milieu des
nombreuses embarcations qui descendaient ou remontaient le Volga.
Cependant, entre onze heures et deux heures du matin, la lune ?tant
nouvelle, il fit ? peu pr?s nuit. Presque tous les passagers du pont
dormaient alors, et le silence n'?tait plus troubl? que par le bruit
des palettes, frappant l'eau ? intervalles r?guliers.
Une sorte d'inqui?tude tenait ?veill? Michel Strogoff. Il allait et
venait, mais toujours ? l'arri?re du steam-boat. Une fois, cependant,
il lui arriva de d?passer la chambre des machines. Il se trouva alors
sur la partie r?serv?e aux voyageurs de seconde et de troisi?me
classe.
L?, on dormait, non-seulement sur les bancs, mais aussi sur les
ballots, les colis et m?me sur les planches du pont. Seuls, les
matelots de quart sa tenaient debout sur le gaillard d'avant. Deux
lueurs, l'une verte, l'autre rouge, projet?es par les fanaux de
tribord et de b?bord, envoyaient quelques rayons obliques sur les
flancs du steam-boat.
Il fallait une certaine attention pour ne pas pi?tiner les dormeurs,
capricieusement ?tendus ?a et l?. C'?taient pour la plupart des
moujiks, habitu?s de coucher ? la dure et auxquels les planches d'un
pont devaient suffire. N?anmoins, ils auraient fort mal accueilli,
sans doute, le maladroit qui les e?t ?veill?s ? coups de botte.
Michel Strogoff faisait donc attention ? ne heurter personne. En
allant ainsi vers l'extr?mit? du bateau, il n'avait d'autre id?e que
de combattre le sommeil par une promenade un peu plus longue.
Or, il ?tait arriv? ? la partie ant?rieure du pont, et il montait d?j?
l'?chelle du gaillard d'avant, lorsqu'il entendit parler pr?s de lui.
Il s'arr?ta. Les voix semblaient venir d'un groupe de passagers,
envelopp?s de ch?les et de couvertures, qu'il ?tait impossible de
reconna?tre dans l'ombre. Mais il arrivait parfois, lorsque la
chemin?e du steam-boat, au milieu des volutes de fum?e, s'empanachait
de flammes rouge?tres, que des ?tincelles semblaient courir ? travers
le groupe, comme si des milliers de paillettes se fussent subitement
allum?es sous un rayon lumineux.
Michel Strogoff allait passer outre, lorsqu'il entendit plus
distinctement certaines paroles, prononc?es en cette langue bizarre
qui avait d?j? frapp? son oreille pendant la nuit, sur le champ de
foire.
Instinctivement, il eut la pens?e d'?couter. Prot?g? par l'ombre du
gaillard, il ne pouvait ?tre aper?u. Quant a voir les passagers qui
causaient, cela lui ?tait impossible. Il dut donc se borner ? pr?ter
l'oreille.
Les premiers mots qui furent ?chang?s n'avaient aucune importance,--du
moins pour lui,--mais ils lui permirent de reconna?tre pr?cis?ment les
deux voix de femme et d'homme qu'il avait entendues ? Nijni-Novgorod.
D?s lors, redoublement d'attention de sa part. Il n'?tait pas
impossible, en effet, que ces tsiganes, dont il avait surpris un
lambeau de conversation, maintenant expuls?s avec tous leurs
cong?n?res, ne fussent ? bord du _Caucase_.
Et bien lui en prit d'?couter, car ce fut assez distinctement qu'il
entendit cette demande et cette r?ponse, faites en idiome tartare:
?On dit qu'un courrier est parti de Moscou pour Irkoutsk!
--On le dit, Sangarre, mais ou ce courrier arrivera trop tard, ou il
n'arrivera pas!?
Michel Strogoff tressaillit involontairement ? cette r?ponse, qui le
visait si directement. Il essaya de reconna?tre si l'homme et la femme
qui venaient de parler ?taient bien ceux qu'il soup?onnait, mais
l'ombre ?tait alors trop ?paisse, et il n'y put r?ussir.
Quelques instants apr?s, Michel Strogoff, sans avoir ?t? aper?u, avait
regagn? l'arri?re du steam-boat, et, la t?te dans les mains, il
s'asseyait ? l'?cart. On e?t pu croire qu'il dormait.
Il ne dormait pas et ne songeait pas ? dormir. Il r?fl?chissait ?
ceci, non sans une assez vive appr?hension:
?Qui donc sait mon d?part, et qui donc a int?r?t ? le savoir??
CHAPITRE VIII
EN REMONTANT LA KAMA.
Le lendemain, 18 juillet, ? six heures quarante du matin, le _Caucase_
arrivait ? l'embarcad?re de Kazan, que sept verstes (7 kilom?tres et
demi) s?parent de la ville.
Kazan est situ?e au confluent du Volga et de la Kazanka. C'est un
important chef-lieu de gouvernement et d'archev?ch? grec, en m?me
temps qu'un si?ge d'universit?. La population vari?e de cette
?goubernie? se compose de Tch?r?misses, de Mordviens, de Tchouvaches,
de Volsalks, de Vigoulitches, de Tartares,--cette derni?re race ayant
conserv? plus sp?cialement le caract?re asiatique.
Bien que la ville fut assez ?loign?e du d?barcad?re, une foule
nombreuse se pressait sur le quai. On venait aux nouvelles. Le
gouverneur de la province avait pris un arr?t? identique ? celui de
son coll?gue de Nijni-Novgorod. On voyait l? des Tartares v?tus d'un
cafetan ? manches courtes et coiff?s de bonnets pointus dont les
larges bords rappellent celui du Pierrot traditionnel. D'autres,
envelopp?s d'une longue houppelande, la t?te couverte d'une petite
calotte, ressemblaient ? des Juifs polonais. Des femmes, la poitrine
plastronn?e de clinquant, la t?te couronn?e d'un diad?me relev? en
forme de croissant, formaient divers groupes dans lesquels on
discutait.
Des officiers de police, m?l?s ? cette foule, quelques Cosaques, la
lance au poing, maintenaient l'ordre et faisaient faire place aussi
bien aux passagers qui d?barquaient du _Caucase_ qu'? ceux qui y
embarquaient, mais apr?s avoir minutieusement examin? ces deux
cat?gories de voyageurs. C'?taient, d'une part, des Asiatiques frapp?s
du d?cret d'expulsion, et, de l'autre, quelques familles de moujiks
qui s'arr?taient ? Kazan.
Michel Strogoff regardait d'un air assez indiff?rent ce va-et-vient
particulier ? tout embarcad?re auquel vient d'accoster un steam-boat.
Le _Caucase_ devait faire escale ? Kazan pendant une heure, temps
n?cessaire au renouvellement de son combustible.
Quant ? d?barquer, Michel Strogoff n'en eut pas m?me l'id?e. Il
n'aurait pas voulu laisser seule ? bord la jeune Livonienne, qui
n'avait pas encore reparu sur le pont.
Les deux journalistes, eux, s'?taient lev?s d?s l'aube, comme il
convient ? tout chasseur diligent. Ils descendirent sur la rive du
fleuve et se m?l?rent ? la foule, chacun de son c?t?. Michel Strogoff
aper?ut, d'un c?t?, Harry Blount, le carnet ? la main, crayonnant
quelques types ou notant quelque observation, de l'autre, Alcide
Jolivet, se contentant de parler, s?r de sa m?moire, qui ne pouvait
rien oublier.
Le bruit courait, sur toute la fronti?re orientale de la Russie, que
le soul?vement et l'invasion prenaient des proportions consid?rables.
Les communications entre la Sib?rie et l'empire ?taient d?j?
extr?mement difficiles. Voil? ce que Michel Strogoff, sans avoir
quitt? le pont du _Caucase_, entendait dire aux nouveaux embarqu?s.
Or, ces propos ne laissaient pas de lui causer une v?ritable
inqui?tude, et ils excitaient l'imp?rieux d?sir qu'il avait d'?tre au
del? des monts Ourals, afin de juger par lui-m?me de la gravit? des
?v?nements et de se mettre en mesure de parer ? toute ?ventualit?.
Peut-?tre allait-il m?me demander des renseignements plus pr?cis ?
quelque indig?ne de Kazun, lorsque son attention fut tout ? coup
distraite.
Parmi les voyageurs qui quittaient le _Caucase_, Michel Strogoff
reconnut alors la troupe des tsiganes qui, la veille, figurait encore
sur le champ de foire de Nijni-Novgorod. L?, sur le pont du
steam-boat, se trouvaient et le vieux boh?mien et la femme qui l'avait
trait? d'espion. Avec eux, sous leur direction, sans doute,
d?barquaient une vingtaine de danseuses et de chanteuses, de quinze ?
vingt ans, envelopp?es de mauvaises couvertures qui recouvraient leurs
jupes ? paillettes.
Ces ?toffes, piqu?es alors par les premiers rayons du soleil,
rappel?rent ? Michel Strogoff cet effet singulier qu'il avait observ?
pendant la nuit. C'?tait tout ce paillon de boh?me qui ?tincelait dans
l'ombre, lorsque la chemin?e du steam-boat vomissait quelques flammes.
?Il est ?vident, se dit-il, que cette troupe de tsiganes, apr?s ?tre
rest?e sous le pont pendant le jour, est venue se blottir sous le
gaillard pendant la nuit, Tenaient-ils donc ? se montrer le moins
possible, ces boh?miens? Ce n'est pourtant pas dans les habitudes de
leur race!?
Michel Strogoff ne douta plus alors que le propos, qui le touchait
directement ne f?t parti de ce groupe noir, paillet? par les lueurs du
bord, et n'e?t ?t? ?chang? entre le vieux tsigane et la femme ?
laquelle il avait donn? le nom mongol de Sangarre.
Michel Strogoff, par un mouvement involontaire, se porta donc vers la
coup?e du steam-boat, au moment o? la troupe boh?mienne allait le
quitter pour n'y plus revenir.
Le vieux boh?mien ?tait l?, dans une humble attitude, peu conforme
avec l'effronterie naturelle ? ses cong?n?res. On e?t dit qu'il
cherchait plut?t ? ?viter les regards qu'? les attirer. Son lamentable
chapeau, r?ti par tous les soleils du monde, s'abaissait profond?ment
sur sa face rid?e. Son dos vo?t? se bombait sous une vieille
souquenille dont il s'enveloppait ?troitement, malgr? la chaleur. Il
e?t ?t? difficile, sous ce mis?rable accoutrement, de juger de sa
taille et de sa figure.
Pr?s de lui, la tsigane Sangarre, femme de trente ans, brune de peau,
grande, bien camp?e, les yeux magnifiques, les cheveux dor?s, se
tenait dans une pose superbe.
De ces jeunes danseuses, plusieurs ?taient remarquablement jolies,
tout en ayant le type franchement accus? de leur race. Les tsiganes
sont g?n?ralement attrayantes, et plus d'un de ces grands seigneurs
russes, qui font profession de lutter d'excentricit? avec les Anglais,
n'a pas h?sit? ? choisir sa femme parmi ces boh?miennes.
L'une d'elles fredonnait une chanson d'un rhythme ?trange, dont les
premiers vers peuvent se traduire ainsi:
Le corail luit sur ma peau brune,
L'?pingle d'or ? mon chignon!
Je vais chercher fortune
Au pays de....
La rieuse fille continua sa chanson sans doute, mais Michel Strogoff
ne l'?coutait plus.
En effet, il lui sembla que la tsigane Sangarre le regardait avec une
insistance singuli?re. On e?t dit que cette boh?mienne voulait
ineffa?ablement graver ses traits dans sa m?moire.
Puis, quelques instants apr?s, Sangarre d?barquait la derni?re,
lorsque le vieillard et sa troupe avaient d?j? quitt? le _Caucase_.
?Voil? une effront?e boh?mienne! se dit Michel Strogoff. Est-ce
qu'elle m'aurait reconnu pour l'homme qu'elle a trait? d'espion ?
Nijni-Novgorod? Ces damn?es tsiganes ont des yeux de chat! Elles y
voient clair la nuit, et celle-l? pourrait bien savoir....?
Michel Strogoff fut sur le point de suivre Sangarre et sa troupe, mais
il se retint.
?Non, pensa-t-il, pas de d?marche irr?fl?chie! Si je fais arr?ter ce
vieux diseur de bonne aventure et sa bande, mon incognito risque
d'?tre d?voil?. Les voil? d?barqu?s, d'ailleurs, et, avant qu'ils
aient pass? la fronti?re, je serai d?j? loin de l'Oural. Je sais bien
qu'ils peuvent prendre la route de Kazam ? Ichim, mais elle n'offre
aucune ressource, et un tarentass, attel? de bons chevaux de Sib?rie,
devancera toujours un chariot de boh?miens! Allons, ami Korpanoff,
reste tranquille!?
D'ailleurs, ? ce moment, le vieux tsigane et Sangarre avaient disparu
dans la foule.
Si Kazan est justement appel?e ?la porte de l'Asie?, si cette ville
est consid?r?e comme le centre de tout le transit du commerce sib?rien
et boukharien, c'est que deux routes viennent s'y amorcer, qui donnent
passage ? travers les monts Ourals. Mais Michel Strogoff avait choisi
tr?s-judicieusement en prenant celle qui va par Perm, Ekaterinbourg et
Tioumen. C'est la grande route de poste, bien fournie de relais
entretenus aux frais de l'?tat, et elle se prolonge depuis Ichim
jusqu'? Irkoutsk.
Il est vrai qu'une seconde route,--celle dont Michel Strogoff venait
de parler,--?vitant le l?ger d?tour de Perm, relie ?galement Kazan ?
Ichim, en passant par I?labouga, Menzelinsk, Birsk, Zlatoouste, o?
elle quitte l'Europe, Tch?labinsk, Chadrinsk et Kourganno. Peut-?tre
m?me est-elle un peu plus courte que l'autre, mais cet avantage est
singuli?rement diminu? par l'absence des maisons de poste, le mauvais
entretien du sol, la raret? des villages. Michel Strogoff, avec
raison, ne pouvait ?tre qu'approuv? du choix qu'il avait fait, et si,
ce qui paraissait probable, ces boh?miens suivaient cette seconde
route de Kazan ? Ichim, il avait toutes chances d'y arriver avant eux.
Une heure apr?s, la cloche sonnait a l'avant du _Caucase_, appelant
les nouveaux passagers, rappelant les anciens. Il ?tait sept heures du
matin. Le chargement du combustible venait d'?tre achev?. Les t?les
des chaudi?res frissonnaient sous la pression de la vapeur. Le
steam-boat ?tait pr?t ? partir.
Les voyageurs, qui allaient de Kazan ? Perm, occupaient d?j? leurs
places a bord.
En ce moment, Michel Strogoff remarqua que, des deux journalistes,
Harry Blount ?tait le seul qui e?t rejoint le steam-boat.
Alcide Jolivet allait-il donc manquer le d?part?
Mais, ? l'instant o? l'on d?tachait les amarres, apparut Alcide
Jolivet, tout courant. Le steam-boat avait d?j? d?bord?, la passerelle
?tait m?me retir?e sur le quai, mais Alcide Jolivet ne s'embarrassa
pas de si peu, et, sautant avec la l?g?ret? d'un clown, il retomba sur
le pont du _Caucase_, presque dans les bras do son confr?re.
?J'ai cru que le _Caucase_ allait partir sans vous, dit celui-ci d'un
air moiti? figue, moiti? raisin.
--Bah! r?pondit Alcide Jolivet, j'aurais bien su vous rattraper, quand
j'aurais d? fr?ter un bateau aux frais de ma cousine, ou courir la
poste ? vingt kopeks par verste et par cheval. Que voulez-vous? Il y
avait loin de l'embarcad?re au t?l?graphe!
--Vous ?tes all? au t?l?graphe? demanda Harry Blount, dont les l?vres
se pinceront aussit?t.
--J'y suis all?! r?pondit Alcide Jolivet avec son plus aimable
sourire.
--Et il fonctionne toujours jusqu'? Kolyvan?
--Cela, je l'ignore, mais je puis vous assurer, par exemple, qu'il
fonctionne de Kazan ? Paris!
--Vous avez adress? une d?p?che... ? votre cousine?...
--Avec enthousiasme.
--Vous avez donc appris?...
--Tenez, mon petit p?re, pour parler comme les Russes, r?pondit Alcide
Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoir de cach?
pour vous. Les Tartares, F?ofar-Kan ? leur t?te, ont d?pass?
S?mipalatinsk et descendent le cours de l'Irtyche. Faites-en votre
profit!?
Comment! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne la connaissait pas,
et son rival, qui l'avait vraisemblablement apprise de quelque
habitant de Kazan, l'avait aussit?t transmise ? Paris! Le journal
anglais ?tait distanc?! Aussi, Harry Blount, croisant ses mains
derri?re son dos, alla-t-il s'asseoir ? l'arri?re du steam-boat, sans
ajouter une parole.
Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitt? sa cabine,
monta sur le pont.
Michel Strogoff, allant ? elle, lui tendit la main.
?Regarde, soeur,? lui dit-il apr?s l'avoir amen?e jusque sur l'avant
du _Caucase_.
Et, en effet, le site valait qu'on l'examin?t avec quelque attention.
Le _Caucase_ arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et de la
Kama. C'est la qu'il allait quitter le grand fleuve, apr?s l'avoir
descendu pendant plus de quatre cents verstes, pour remonter
l'importante rivi?re sur un parcours de quatre cent soixante verstes
(490 kilom?tres).
En cet endroit, les eaux des deux courants m?laient leurs teintes un
peu diff?rentes, et la Kama, rendant ? la rive gauche le m?me service
que l'Oka avait rendu ? sa rive droite en traversant Nijni-Novgorod,
l'assainissait encore de son limpide affluent.
La Kama s'ouvrait largement alors, et ses rives bois?es ?taient
charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout
impr?gn?es de rayons solaires. Les coteaux, plant?s de trembles,
d'aunes et parfois de grands ch?nes, fermaient l'horizon par une ligne
harmonieuse, que l'?clatante lumi?re de midi confondait en certaine
points avec le fond du ciel.
Mais ces beaut?s naturelles ne semblaient pas pouvoir d?tourner, m?me
un instant, les pens?es de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu'une
chose, le but ? atteindre, et la Kama n'?tait pour elle qu'un chemin
plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en
regardant vers l'est, comme si elle e?t voulu percer de son regard cet
imp?n?trable horizon.
Nadia avait laiss? sa main dans la main de son compagnon, et bient?t,
se retournant vers lui:
?A quelle distance sommes-nous de Moscou? lui demanda-t-elle.
--A neuf cents verstes! r?pondit Michel Strogoff.
--Neuf cents sur sept mille!? murmura la jeune fille.
C'?tait l'heure du d?jeuner, qui fut annonc? par quelques tintements
de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant du
steam-boat. Elle ne voulut point toucher ? ces hors-d'oeuvre, servis ?
part, tels que caviar, harengs coup?s par petites tranches, eau-de-vie
de seigle anis?e destin?s ? stimuler l'app?tit, suivant un usage
commun ? tous les pays du Nord, en Russie comme en Su?de ou en
Norw?ge. Nadia mangea peu, et peut-?tre comme une pauvre fille dont
les ressources sont tr?s-restreintes. Michel Strogoff crut donc devoir
se contenter du menu qui allait suffire ? sa compagne, c'est-?-dire
d'un peu de ?koulbat?, sorte de p?t? fait avec des jaunes d'oeufs, du
riz et de la viande pil?e, de choux rouges farcis au caviar [Le caviar
est un mets russe qui se compose d'oeufs d'esturgeon sal?s.] et de th?
pour toute boisson.
Ce repas ne fut donc ni long ni co?teux, et, moins de vingt minutes
apr?s s'?tre mis tous les deux a table, Michel Strogoff et Nadia
remontaiet ensemble sur le pont du _Caucase_.
Alors, ils s'assirent ? l'arri?re, et, sans autre pr?ambule, Nadia,
baissant la voix de mani?re ? n'?tre entendue que de lui seul:
?Fr?re, dit-elle, je suis la fille d'un exil?. Je me nomme Nadia
F?dor. Ma m?re est morte ? Riga, il y a un mois ? peine, et je vais ?
Irkoutsk rejoindre mon p?re pour partager son exil.
--Je vais moi-m?me ? Irkoutsk, r?pondit Michel Strogoff, et je
regarderai comme une faveur du ciel de remettre Nadia F?dor, saine et
sauve, entre les mains de son p?re.
--Merci, fr?re!? r?pondit Nadia.
Michel Strogoff ajouta alors qu'il avait obtenu un podaroshna sp?cial
pour la Sib?rie, et que, du c?t? des autorit?s russes, rien ne
pourrait entraver sa marche.
Nadia n'en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu'une chose dans la
rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon: le moyen
pour elle d'arriver jusqu'? son p?re.
?J'avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l'autorisation de me
rendra a Irkoutsk; mais l'arr?t? du gouverneur de Nijni-Novgorod est
venu l'annuler, et sans toi, fr?re, je n'aurais pu quitter la ville o?
tu m'as trouv?e, et dans laquelle, bien s?r, je serais morte!
--Et seule, Nadia, r?pondit Michel Strogoff, seule, tu osais
t'aventurer ? travers les steppes de la Sib?rie!
--C'?tait mon devoir, fr?re.
--Mais ne savais-tu pas que le pays, soulev? et envahi, ?tait devenu
presque infranchissable?
--L'invasion tartare n'?tait pas connue quand je quittai Riga,
r?pondit la jeune Livonienne. C'est ? Moscou seulement que j'ai appris
cette nouvelle!
--Et, malgr? cela, tu as poursuivi ta route?
--C'?tait mon devoir.?
Ce mot r?sumait tout le caract?re de cette courageuse jeune fille. Ce
qui ?tait son devoir, Nadia n'h?sitait jamais ? le faire.
Elle parla alors de son p?re, Wassili F?dor. C'?tait un m?decin estim?
de Riga. Il exer?ait sa profession avec succ?s et vivait heureux au
milieu des siens. Mais son affiliation ? une soci?t? secr?te ?trang?re
ayant ?t? ?tablie, il re?ut l'ordre de partir pour Irkoutsk, et les
gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans d?lai
au del? de la fronti?re.
Wassili F?dor n'eut que le temps d'embrasser sa femme, d?j? bien
souffrante, sa fille, qui allait peut-?tre rester sans appui, et,
pleurant sur ces deux ?tres qu'il aimait, il partit.
Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sib?rie orientale, et,
l?, il avait pu continuer, mais presque sans profit, sa profession de
m?decin. N?anmoins, peut-?tre e?t-il ?t? heureux, autant qu'un exil?
peut l'?tre, si sa femme et sa fille eussent ?t? pr?s de lui. Mais Mme
F?dor, d?j? bien affaiblie, n'aurait pu quitter Riga. Vingt mois apr?s
le d?part de son mari, elle mourut dans les bras de sa fille, qu'elle
laissait seule et presque sans ressource. Nadia F?dor demanda alors et
obtint facilement du gouvernement russe l'autorisation de rejoindre
son p?re ? Irkoutsk. Elle lui ?crivit qu'elle partait. A peine
avait-elle de quoi suffire ? ce long voyage, et, cependant, elle
n'h?sita pas ? l'entreprendre. Elle faisait ce qu'elle pouvait!...
Dieu ferait le reste.
Pendant ce temps, le _Caucase_ remontait le courant de la rivi?re. La
nuit ?tait venue, et l'air s'impr?gnait d'une d?licieuse fra?cheur.
Des ?tincelles s'?chappaient par milliers de la chemin?e du
steam-boat, chauff?e au bois de pin, et, au murmure des eaux bris?es
sous son ?trave, se m?laient les rugissements des loups qui
infestaient dans l'ombre la rive droite de la Kama.
CHAPITRE IX
EN TARENTASS NUIT ET JOUR.
Le lendemain, 18 juillet, le _Caucase_ s'arr?tait au d?barcad?re de
Perm, derni?re station qu'il desserv?t sur la Kama.
Ce gouvernement, dont Perm est la capitale, est l'un des plus vastes
de l'empire russe, et, franchissant les monts Ourals, il empi?te sur
le territoire de la Sib?rie. Carri?res de marbre, salines, gisements
de platine et d'or, mines de charbon y sont exploit?s sur une grande
?chelle. En attendant que Perm, par sa situation, devienne une ville
de premier ordre, elle est fort peu attrayante, tr?s-sale,
tr?s-boueuse et n'offre aucune ressource. A ceux qui vont de Russie en
Sib?rie, ce manque de confort est assez indiff?rent, car ils viennent
de l'int?rieur et sont munis de tout le n?cessaire; mais ? ceux qui
arrivent des contr?es de l'Asie centrale, apr?s un long et fatigant
voyage, il ne d?plairait pas, sans doute, que la premi?re ville
europ?enne de l'empire, situ?e ? la fronti?re asiatique, f?t mieux
approvisionn?e.
C'est a Perm que les voyageurs revendent leurs v?hicules, plus ou
moins endommag?s par une longue travers?e au milieu des plaines de la
Sib?rie. C'est l? aussi que ceux qui passent d'Europe en Asie ach?tent
des voitures pendant l'?t?, des tra?neaux pendant l'hiver, avant de se
lancer pour plusieurs mois au milieu des steppes.
Michel Strogoff avait d?j? arr?t? son programme de voyage, et il
n'?tait plus question que de l'ex?cuter.
Il existe un service de malle-poste qui franchit assez rapidement la
cha?ne des monts Ourals, mais, les circonstances ?tant donn?es, ce
service ?tait d?sorganis?. Ne l'e?t-il pas ?t?, que Michel Strogoff,
voulant aller rapidement, sans d?pendre de personne, n'aurait pas pris
la malle-poste. Il pr?f?rait, avec raison, acheter une voiture et
courir de relais en relais, en activant par des ?na vodkou?
[Pourboires] suppl?mentaires le z?le de ces postillons appel?s
iemschiks dans le pays.
Malheureusement, par suite des mesures prises contre les ?trangers
d'origine asiatique, un grand nombre de voyageurs avaient d?j? quitt?
Perm, et, par cons?quent, les moyens de transport ?taient extr?mement
rares. Michel Strogoff serait donc dans la n?cessit? de se contenter
du rebut des autres. Quant aux chevaux, tant que le courrier du czar
ne serait pas en Sib?rie, il pourrait sans danger exhiber son
podaroshna, et les ma?tres de poste attelleraient pour lui de
pr?f?rence. Mais, ensuite, une fois hors de la Russie europ?enne, il
ne pourrait plus compter que sur la puissance des roubles.
Mais ? quel genre de v?hicule atteler ces chevaux? A une t?l?gue ou ?
un tarentass?
La t?l?gue n'est qu'un v?ritable chariot d?couvert, ? quatre roues,
dans la confection duquel il n'entre absolument que du bois. Roues,
essieux, chevilles, caisse, brancards, les arbres du voisinage ont
tout fourni, et l'ajustement des diverses pi?ces dont la t?l?gue se
compose n'est obtenu qu'au moyen de cordes grossi?res. Rien de plus
primitif, rien de moins confortable, mais aussi rien de plus facile ?
r?parer, si quelque accident se produit en route. Les sapins ne
manquent pas sur la fronti?re russe, et les essieux poussent
naturellement dans les for?ts. C'est au moyen de la t?l?gue que se
fait la poste extraordinaire, connue sous le nom de ?perekladno?, et
pour laquelle toutes routes sont bonnes. Quelquefois, il faut bien
l'avouer, les liens qui attachent l'appareil se rompent, et, tandis
que le train de derri?re reste embourb? dans quelque fondri?re, le
train de devant arrive au relais sur ses deux roues,--mais ce r?sultat
est consid?r? d?j? comme satisfaisant.
Michel Strogoff aurait bien ?t? forc? d'employer la t?l?gue, s'il
n'e?t ?t? assez heureux pour d?couvrir un tarentass.
Ce n'est pas que ce dernier v?hicule soit le dernier mot du progr?s de
l'industrie carrossi?re. Les ressorts lui manquent aussi bien qu'? la
t?l?gue; le bois, ? d?faut du fer, n'y est pas ?pargn?; mais ses
quatre roues, ?cart?es de huit ? neuf pieds ? l'extr?mit? de chaque
essieu, lui assurent un certain ?quilibre sur des routes cahoteuses et
trop souvent d?nivel?es. Un garde-crotte prot?ge ses voyageurs contre
les boues du chemin, et une forte capote de cuir, pouvant se rabaisser
et le fermer presque herm?tiquement, en rend l'occupation moins
d?sagr?able par les grandes chaleurs et les violentes bourrasque de
l'?t?. Le tarentass est d'ailleurs aussi solide, aussi facile ?
r?parer que la t?l?gue, et, d'autre part, il est moins sujet ? laisser
son train d'arri?re en d?tresse sur les grands chemins.
Du reste, ce ne fut pas sans de minutieuses recherches que Michel
Strogoff parvint ? d?couvrir ce tarentass, et il ?tait probable qu'on
n'en e?t pas trouv? un second dans toute la ville de Perm. Malgr?
cela, il en d?battit s?v?rement le prix, pour la forme, afin de rester
dans son r?le de Nicolas Korpanoff, simple n?gociant d'Irkoutsk.
Nadia avait suivi son compagnon dans ses courses ? la recherche d'un
v?hicule. Bien que le but ? atteindre f?t diff?rent, tous deux avaient
une ?gale h?te d'arriver, et, par cons?quent, de partir. On e?t dit
qu'une m?me volont? les animait.
?Soeur, dit Michel Strogoff, j'aurais voulu trouver pour toi quelque
voiture plus confortable.
--Tu me dis cela, fr?re, ? moi qui serais all?e, m?me ? pied, s'il
l'avait fallu, rejoindre mon p?re!
--Je ne doute pas de ton courage, Nadia, mais il est des fatigues
physiques qu'une femme ne peut supporter.
--Je les supporterai, quelles qu'elles soient, r?pondit la jeune
fille. Si tu entends une plainte s'?chapper de mes l?vres, laisse-moi
en route et continue seul ton voyage!?
Une demi-heure plus tard, sur la pr?sentation du podaroshna, trois
chevaux de peste ?taient attel?s au tarentass. Ces animaux, couverts
d'un long poil, ressemblaient ? des ours hauts sur pattes. Ils ?taient
petits, mais ardents, ?tant de race sib?rienne.
Voici comment le postillon, l'iemschik, les avait attel?s: l'un, le
plus grand, ?tait maintenu entre deux longs brancards qui portaient ?
leur extr?mit? ant?rieure un cerceau, appel? ?douga?, charg? de
houppes et de sonnettes; les deux autres ?taient simplement attach?s
par des cordes aux marchepieds du tarentass. Du reste, pas de harnais,
et pour guides, rien qu'une simple ficelle.
Ni Michel Strogoff, ni la jeune Livonienne n'emportaient de bagages.
Les conditions de rapidit? dans lesquelles devait se faire le voyage
de l'un, les ressources plus que modestes de l'autre, leur avaient
interdit de s'embarrasser de colis. Dans cette circonstance, c'?tait
heureux, car ou le tarentass n'aurait pu prendre les bagages, ou il
n'aurait pu prendre les voyageurs. Il n'?tait fait que pour deux
personnes, sans compter l'iemschik, qui ne se tient sur son si?ge
?troit que par un miracle d'?quilibre.
Cet iemschik change, d'ailleurs, ? chaque relais. Celui auquel
revenait la conduite du tarentass pendant la premi?re ?tape ?tait
Sib?rien, comme ses chevaux, et non moins poilu qu'eux, cheveux longs,
coup?s carr?ment sur le front, chapeau ? bords relev?s, ceinture
rouge, capote ? parements crois?s sur des boutons frapp?s au chiffre
imp?rial.
L'iemschik, en arrivant avec son attelage, avait tout d'abord jet? un
regard inquisiteur sur les voyageurs du tarentass. Pas de bagages!--et
o? diable les aurait-il fourr?s?--Donc, apparence peu fortun?e. Il fit
une moue des plus significatives.
?Des corbeaux, dit-il sans se soucier d'?tre entendu ou non, des
corbeaux ? six kopeks par verste!
--Non! des aigles, r?pondit Michel Strogoff, qui comprenait
parfaitement l'argot des iemschiks, des aigles, entends-tu, ? neuf
kopeks par verste, le pourboire en sus!?
Un joyeux claquement de fouet lui r?pondit. Le ?corbeau?, dans la
langue des postillons russes, c'est le voyageur avare ou indigent,
qui, aux relais de paysans, ne paye les chevaux qu'? deux ou trois
kopeks par verste. L'?aigle?, c'est le voyageur qui ne recule pas
devant les hauts prix, sans compter les g?n?reux pourboires. Aussi le
corbeau ne peut-il avoir la pr?tention de voler aussi rapidement que
l'oiseau imp?rial.
Nadia et Michel Strogoff prirent imm?diatement place dans le
tarentass. Quelques provisions, peu encombrantes et mises en r?serve
dans le caisson, devaient leur permettre, en cas de retard,
d'atteindre les maisons de poste, qui sont tr?s-confortablement
install?es, sous la surveillance de l'?tat. La capote fut rabattue,
car la chaleur ?tait insoutenable, et, ? midi, le tarentass, enlev?
par ses trois chevaux, quittait Perm au milieu d'un nuage de
poussi?re.
La fa?on dont l'iemschik maintenait l'allure de son attelage e?t ?t?
certainement remarqu?e de tous autres voyageurs qui, n'?tant ni Russes
ni Sib?riens, n'eussent pas ?t? habitu?s ? ces fa?ons d'agir. En
effet, le cheval de brancard, r?gulateur de la marche, un peu plus
grand que ses cong?n?res, gardait imperturbablement, et quelles que
fussent les pentes de la route, un trot tr?s-allong?, mais d'une
r?gularit? parfaite. Les deux autres chevaux ne semblaient conna?tre
d'autre allure que le galop et se d?menaient avec mille fantaisies
fort amusantes. L'iemschik, d'ailleurs, ne les frappait pas. Tout au
plus les stimulait-il par les mousquetades ?clatantes de son fouet.
Mais que d'?pith?tes il leur prodiguait, lorsqu'ils se conduisaient en
b?tes dociles et consciencieuses, sans compter les noms de saints dont
il les affublait! La ficelle qui lui servait de guides n'aurait eu
aucune action sur des animaux ? demi emport?s, mais, ?napravo?, ?
droite, ?na l?vo?, ? gauche,--ces mots, prononc?s d'une voix
gutturale, faisaient meilleur effet que bride ou bridon.
Et que d'aimables interpellations suivant la circonstance!
?Allez, mes colombes! r?p?tait l'iemschik. Allez, gentilles
hirondelles! Volez, mes petits pigeons! Hardi, mon cousin de gauche!
Pousse, mon petit p?re de droite!?
Mais aussi, quand la marche se ralentissait, que d'expressions
insultantes, dont les susceptibles animaux semblaient comprendre la
valeur!
?Va donc, escargot du diable! Malheur a toi, limace! Je t'?corcherai
vive, tortue, et tu seras damn?e dans l'autre monde!?
Quoi qu'il en soit de ces fa?ons de conduire, qui exigent plus de
solidit? au gosier que de vigueur au bras des iemschiks, le tarentass
volait sur la route et d?vorait de douze ? quatorze verstes ? l'heure.
Michel Strogoff ?tait habitu? ? ce genre de v?hicule et ? ce mode de
transport. Ni les soubresauts, ni les cahots ne pouvaient
l'incommoder. Il savait qu'un attelage russe n'?vite ni les cailloux,
ni les orni?res, ni les fondri?res, ni les arbres renvers?s, ni les
foss?s qui ravinent la route. Il ?tait fait ? cela. Sa compagne
risquait d'?tre bless?e par les contre-coups du tarentass, mais elle
ne se plaignit pas.
Pendant les premiers instants du voyage, Nadia, ainsi emport?e ? toute
vitesse, demeura sans parler. Puis, toujours obs?d?e de cette pens?e
unique, arriver, arriver:
?J'ai compta trois cents verstes entre Perm et Ekaterinbourg, fr?re!
dit-elle. Me suis-je tromp?e??
--Tu ne t'es pas tromp?e, Nadia, r?pondit Michel Strogoff, et lorsque
nous aurons atteint Ekaterinbourg, nous serons au pied m?me des monts
Ourals, sur leur versant oppos?.
--Que durera cette travers?e dans la montagne?
--Quarante-huit heures, car nous voyagerons nuit et jour.--Je dis nuit
et jour, Nadia, ajouta-t-il, car je ne peux pas m'arr?ter m?me un
instant, et il faut que je marche sans rel?che vers Irkoutsk.
--Je ne te retarderai pas, fr?re, non, pas m?me une heure, et nous
voyagerons nuit et jour.
--Eh bien, alors, Nadia, puisse l'invasion tartare nous laisser le
chemin libre, et, avant vingt jours, nous serons arriv?s!
--Tu as d?j? fait ce voyage? demanda Nadia.
--Plusieurs fois.
--Pendant l'hiver, nous aurions ?t? plus rapidement et plus s?rement,
n'est-ce pas?
--Oui, plus rapidement surtout, mais tu aurais bien souffert du froid
et des neiges!
--Qu'importe! L'hiver est l'ami du Russe.
--Oui, Nadia, mais quel temp?rament ? toute ?preuve il faut pour
r?sister ? une telle amiti?! J'ai vu souvent la temp?rature tomber
dans les steppes sib?riennes ? plus de quarante degr?s au-dessous de
glace! J'ai senti, malgr? mon v?tement de peau de renne, [Ce v?tement
se nomme ?dakha?: il est tr?s-l?ger et, cependant, absolument
imperm?able au froid.] mon coeur se glacer, mes membres se tordre, mes
pieds se geler sous leurs triples chaussettes de laine! J'ai vu les
chevaux de mon tra?neau recouverts d'une carapace de glace, leur
respiration fig?e aux naseaux! J'ai vu l'eau-de-vie de ma gourde se
changer en pierre dure que le couteau ne pouvait entamer!... Mais mon
tra?neau filait comme l'ouragan! Plus d'obstacles sur la plaine
nivel?e et blanche ? perte de vue! Plus de cours d'eau dont on est
oblig? de chercher les passages gu?ables! Plus de lacs qu'il faut
traverser en bateau! Partout la glace dure, la route libre, le chemin
assur?! Mais au prix de quelles souffrances, Nadia! Ceux-l? seuls
pourraient le dire, qui ne sont pas revenus, et dont le chasse-neige a
bient?t recouvert les cadavres!
--Cependant, tu es revenu, fr?re, dit Nadia.
--Oui, mais je suis Sib?rien, et tout enfant, quand je suivais mon
p?re dans ses chasses, je m'accoutumais ? ces dures ?preuves. Mais
toi, lorsque tu m'as dit, Nadia, que l'hiver ne t'aurait pas arr?t?e,
que tu serais partie seule, pr?te ? lutter contre les redoutables
intemp?ries du climat sib?rien, il m'a sembl? te voir perdue dans les
neiges et tombant pour ne plus te relever!
--Combien de fois as-tu travers? la steppe pendant l'hiver? demanda la
jeune Livonienne.
--Trois fois, Nadia, lorsque j'allais a Omsk,
--Et qu'allais-tu faire ? Omsk?
--Voir ma m?re, qui m'attendait!
--Et moi, je vais ? Irkoutsk, o? m'attend mon p?re! Je vais lui porter
les derni?res paroles de ma m?re! C'est te dire, fr?re, que rien
n'aurait pu m'emp?cher de partir!
--Tu es une brave enfant, Nadia, r?pondit Michel Strogoff, et Dieu
lui-m?me t'aurait conduite!?
Pendant cette journ?e, le tarentass fut men? rapidement par les
iemschiks qui se succ?d?rent ? chaque relais. Les aigles de la
montagne n'eussent pas trouv? leur nom d?shonor? par ces ?aigles? de
la grande route. Le haut prix pay? par chaque cheval, les pourboires
largement octroy?s, recommandaient les voyageurs d'une fa?on toute
sp?ciale. Peut-?tre les ma?tres de poste trouv?rent-ils singulier,
apr?s la publication de l'arr?t?, qu'un jeune homme et sa soeur,
?videmment Russes tous les deux, pussent courir librement ? travers la
Sib?rie, ferm?e ? tous autres, mais leurs papiers ?taient en r?gle, et
ils avaient le droit de passer. Aussi les poteaux kilom?triques
restaient-ils rapidement on arri?re du tarentass.
Du reste, Michel Strogoff et Nadia n'?taient pas seuls ? suivre la
route de Perm ? Ekaterinbourg. D?s les premiers relais, le courrier du
czar avait appris qu'une voiture le pr?c?dait; mais, comme les chevaux
ne lui manquaient pas, il ne s'en pr?occupa pas autrement.
Pendant cette journ?e, les quelques haltes, durant lesquelles se
reposa le tarentass, ne furent uniquement faites que pour les repas.
Aux maisons de poste, on trouve ? se loger et ? se nourrir.
D'ailleurs, ? d?faut de relais, la maison du paysan russe n'e?t pas
?t? moins hospitali?re. Dans ces villages, qui se ressemblent presque
tous, avec leur chapelle ? murailles blanches et ? toitures vertes, le
voyageur peut frapper ? toutes les portes. Elles lui seront ouvertes.
Le moujik viendra, la figure souriante, et tendra la main ? son h?te.
On lui offrira le pain et le sel, on mettra le ?samovar? sur le feu,
et il sera comme chez lui. La famille d?m?nagera plut?t, afin de lui
faire place. L'?tranger, quand il arrive, est le parent de tous. C'est
?celui que Dieu envoie?.
En arrivant le soir, Michel Strogoff, pouss? par une sorte d'instinct,
demanda au ma?tre de poste depuis combien d'heures la voiture qui le
pr?c?dait avait pass? au relais.
?Depuis deux heures, petit p?re, lui r?pondit le ma?tre de poste.
--C'est une berline?
--Non, une t?l?gue.
--Combien de voyageurs?
--Deux.
--Et ils vont grand train?
--Des aigles!
--Qu'on attelle rapidement.?
Michel Strogoff et Nadia, d?cid?s ? ne pas s'arr?ter une heure,
voyag?rent toute la nuit.
Le temps continuait ? ?tre beau, mais on sentait que l'atmosph?re,
devenue pesante, se saturait peu ? peu d'?lectricit?. Aucun nuage
n'interceptait les rayons stellaires, et il semblait qu'une sorte de
bu?e chaude s'?lev?t du sol. Il ?tait ? craindre que quelque orage ne
se d?cha?n?t dans les montagnes, et ils y sont terribles. Michel
Strogoff, habitu? ? reconna?tre les sympt?mes atmosph?riques,
pressentait une prochaine lutte des ?l?ments, qui ne laissa pas de le
pr?occuper.
La nuit se passa sans incident. Malgr? les cahots du tarentass, Nadia
put dormir pendant quelques heures. La capote, ? demi relev?e,
permettait d'aspirer le peu d'air que les poumons cherchaient
avidement dans cette atmosph?re ?touffante.
Michel Strogoff veilla toute la nuit, se d?fiant des iemschiks, qui
s'endorment trop volontiers sur leur si?ge, et pas une heure ne fut
perdue aux relais, pas une heure sur la route.
Le lendemain, 20 juillet, vers huit heures du matin, les premiers
profils des monts Ourals se dessin?rent dans l'est. Cependant, cette
importante cha?ne, qui s?pare la Russie d'Europe de la Sib?rie, se
trouvait encore ? une assez grande distance, et on ne pouvait compter
l'atteindre avant la fin de la journ?e. Le passage des montagnes
devrait donc n?cessairement s'effectuer pendant la nuit prochaine.
Durant cette journ?e, le ciel resta constamment couvert, et, par
cons?quent, la temp?rature fut un peu plus supportable, mais le temps
?tait extr?mement orageux.
Peut-?tre, avec cette apparence, e?t-il ?t? plus prudent de ne pas
s'engager dans la montagne en pleine nuit, et c'est ce qu'eut fait
Michel Strogoff, s'il lui e?t ?t? permis d'attendre; mais quand, au
dernier relais, l'iemschik lui signala quelques coups de tonnerre qui
roulaient dans les profondeurs du massif, il se contenta de lui dire:
?Une t?l?gue nous pr?c?de toujours?
--Oui.
--Quelle avance a-t-elle maintenant sur nous?
--Une heure environ.
--En avant, et triple pourboire, si nous sommes demain matin ?
Ekaterinbourg!?
CHAPITRE X
UN ORAGE DANS LES MONTS OURALS.
Les monts Ourals se d?veloppent sur une ?tendue de pr?s de trois mille
verstes (3,200 kilom?tres) entre l'Europe et l'Asie. Qu'on les appelle
de ce nom d'Ourals, qui est d'origine tartare, ou de celui de Poyas,
suivant la d?nomination russe, ils sont justement nomm?s, puisque ces
deux noms signifient ?ceinture? dans les deux langues. N?s sur le
littoral de la mer Arctique, ils vont mourir sur les bords de la
Caspienne.
Telle ?tait la fronti?re que Michel Strogoff devait franchir pour
passer de Russie en Sib?rie, et, on l'a dit, en prenant la route qui
va de Perm ? Ekaterinbourg, situ?e sur le versant oriental des monts
Ourals, il avait agi sagement. C'?tait la voie la plus facile et la
plus s?re, celle qui sert au transit de tout le commerce de l'Asie
centrale.
La nuit devait suffire ? cette travers?e des montagnes, si aucun
accident ne survenait. Malheureusement, les premiers grondements du
tonnerre annon?aient un orage que l'?tat particulier de l'atmosph?re
devait rendre redoutable. La tension ?lectrique ?tait telle, qu'elle
ne pouvait se r?soudre que par un ?clat violent.
Michel Strogoff veilla ? ce que sa jeune compagne f?t install?e aussi
bien que possible. La capote, qu'une bourrasque aurait facilement
arrach?e, fut maintenue plus solidement au moyen de cordes qui se
croisaient au-dessus et ? l'arri?re. On doubla les traits des chevaux,
et, par surcro?t de pr?caution, le heurtequin des moyeux fut rembourr?
de paille, autant pour assurer la solidit? des roues que pour adoucir
les chocs, difficiles ? ?viter dans une nuit obscure. Enfin,
l'avant-train et l'arri?re-train, dont les essieux ?taient simplement
chevill?s ? la caisse du tarentass, furent reli?s l'un ? l'autre par
une traverse de bois assujettie au moyen de boulons et d'?crous. Cette
traverse tenait lieu de la barre courbe qui, dans les berlines
suspendues sur des cols de cygne, rattache les deux essieux l'un ?
l'autre.
Nadia reprit sa place au fond de la caisse, et Michel Strogoff s'assit
pr?s d'elle. Devant la capote, compl?tement abaiss?e, pendaient deux
rideaux de cuir, qui, dans une certaine mesure, devaient abriter les
voyageurs contre la pluie et les rafales.
Deux grosses lanternes avaient ?t? fix?es au c?t? gauche du si?ge de
l'iemschik et jetaient obliquement des lueurs blafardes peu propres ?
?clairer la route. Mais c'?taient les feux de position du v?hicule,
et, s'ils dissipaient ? peine l'obscurit?, du moins pouvaient-ils
emp?cher l'abordage de quelque autre voiture courant ? contre-bord.
On le voit, toutes les pr?cautions ?taient prises, et, devant cette
nuit mena?ante, il ?tait bon qu'elles le fussent.
?Nadia, nous sommes pr?ts, dit Michel Strogoff.
--Partons,? r?pondit la jeune fille.
L'ordre fut donn? ? l'iemschik, et le tarentass s'?branla en remontant
les premi?res rampes des monts Ourals.
Il ?tait huit heures, le soleil allait se coucher. Cependant le temps
?tait d?j? tr?s-sombre, malgr? le cr?puscule qui se prolonge sous
cette latitude. D'?normes vapeurs semblaient surbaisser la vo?te du
ciel, mais aucun vent; ne les d?pla?ait encore. Toutefois, si elles
demeuraient immobiles dans le sens d'un horizon ? l'autre, il n'en
?tait pas ainsi du z?nith au nadir, et la distance qui les s?parait du
sol diminuait visiblement. Quelques-unes de ces bandes r?pandaient une
sorte de lumi?re phosphorescente et sous-tendaient ? l'oeil des arcs
de soixante ? quatre-vingts degr?s. Leurs zones semblaient se
rapprocher peu ? peu du sol, et elles resserraient leur r?seau, de
mani?re ? bient?t ?treindre la montagne, comme si quelque ouragan
sup?rieur les e?t chass?es de haut en bas. D'ailleurs, la route
montait vers ces grosses nu?es, tr?s-denses et presque arriv?es d?j?
au degr? de condensation. Avant peu, route et vapeurs se
confondraient, et si, en ce moment, les nuages ne se r?solvaient pas
en pluie, le brouillard serait tel que le tarentass ne pourrait plus
avancer, sans risquer de tomber dans quelque pr?cipice.
Cependant, la cha?ne des monts Ourals n'atteint qu'une m?diocre
hauteur. L'altitude de leur plus haut sommet ne d?passe pas cinq mille
pieds. Les neiges ?ternelles y sont inconnues, et celles qu'un hiver
sib?rien entasse ? leurs cimes se dissolvent enti?rement au soleil de
l'?t?. Les plantes et les arbres y poussent ? toute hauteur. Ainsi que
l'exploitation des mines de fer et de cuivre, celle des gisements de
pierres pr?cieuses n?cessite un concours assez consid?rable
d'ouvriers. Aussi, ces villages qu'on appelle ?zavody? s'y rencontrent
assez fr?quemment, et la route, perc?e ? travers les grands d?fil?s,
est ais?ment praticable aux voitures de poste.
Mais ce qui est facile par le beau temps et en pleine lumi?re offre
difficult?s et p?rils, lorsque les ?l?ments luttent violemment entre
eux et qu'on est pris dans la lutte.
Michel Strogoff savait, pour l'avoir ?prouv? d?j?, ce qu'est un orage
dans la montagne, et peut-?tre trouvait-il, avec raison, ce m?t?ore
aussi redoutable que ces terribles chasse-neiges qui, pendant l'hiver,
s'y d?cha?nent avec une incomparable violence.
Au d?part, la pluie ne tombait pas encore. Michel Strogoff avait
soulev? les rideaux de cuir qui prot?geaient l'int?rieur du tarentass,
et il regardait devant lui, tout en observant les c?t?s de la route,
que la lueur vacillante des lanternes peuplait de fantasques
silhouettes.
Nadia, immobile, les bras crois?s, regardait aussi, mais sans se
pencher, tandis que son compagnon, le corps ? demi hors de la caisse,
interrogeait ? la fois le ciel et la terre.
L'atmosph?re ?tait absolument tranquille, mais d'un calme mena?ant.
Pas une mol?cule d'air ne se d?pla?ait encore. On e?t dit que la
nature, ? demi ?touff?e, ne respirait plus, et que ses poumons,
c'est-?-dire ces nuages mornes et denses, atrophi?s par quelque cause,
ne pouvaient plus fonctionner. Le silence e?t ?t? absolu sans le
grincement des roues du tarentass qui broyaient le gravier de la
route, le g?missement des moyeux et des ais de la machine,
l'aspiration bruyante des chevaux auxquels manquait l'haleine, et le
claquement de leurs pieds ferr?s sur les cailloux qui ?tincelaient au
choc.
Du reste, route absolument d?serte. Le tarentass ne croisait ni un
pi?ton, ni un cavalier, ni un v?hicule quelconque, dans ces ?troits
d?fil?s de l'Oural, par cette nuit mena?ante. Pas un feu de
charbonnier dans les bois, pas un campement de mineurs dans les
carri?res exploit?es, pas une hutte perdue sous les taillis. Il
fallait de ces raisons qui ne permettent ni une h?sitation ni un
retard pour entreprendre la travers?e de la cha?ne dans ces
conditions. Michel Strogoff n'avait pas h?sit?. Cela ne lui ?tait pas
possible; mais alors--et cela commen?ait ? le pr?occuper
singuli?rement--quels pouvaient donc ?tre ces voyageurs dont la
t?l?gue pr?c?dait son tarentass, et quelles raisons majeures
avaient-ils d'?tre si imprudents?
Michel Strogoff, pendant quelque temps, resta ainsi in observation.
Vers onze heures, les ?clairs commenc?rent ? illuminer le ciel et ne
discontinu?rent plus. A leur rapide lueur, on voyait appara?tre et
dispara?tre la silhouette des grands pins qui se massaient aux divers
points de la route. Puis, lorsque le tarentass s'approchait ? raser la
bordure du chemin, de profonds gouffres s'?clairaient sous la
d?flagration des nues. De temps en temps, un roulement plus grave du
v?hicule indiquait qu'il franchissait un pont de madriers ? peine
?quarris, jet? sur quelque crevasse, et le tonnerre semblait rouler
au-dessous de lui. D'ailleurs, l'espace ne tarda pas ? s'emplir de
bourdonnements monotones, qui devenaient d'autant plus graves qu'ils
montaient davantage dans les hauteurs du ciel. A ces bruits divers se
m?laient les cris et les interjections de l'iemschik, tant?t flattant,
tant?t gourmandant ses pauvres b?tes, plus fatigu?es de la lourdeur de
l'air que de la raideur du chemin. Les sonnettes du brancard ne
pouvaient m?me plus les animer, et, par instants, elles fl?chissaient
sur leurs jambes.
?A quelle heure arriverons-nous au sommet du col? demanda Michel
Strogoff ? l'iemschik.
--A une heure du matin,... si nous y arrivons! r?pondit celui-ci en
secouant la t?te.
--Dis donc, l'ami, tu n'en es pas ? ton premier orage dans la
montagne, n'est-ce pas?
--Non, et fasse Dieu que celui-ci ne soit pas mon dernier!
--As-tu donc peur?
--Je n'ai pas peur, mais je te r?p?te que tu as eu tort de partir.
--J'aurais eu plus grand tort de rester.
--Va donc, mes pigeons!? r?pliqua l'iemschik, en homme qui n'est pas
l? pour discuter, mais pour ob?ir.
En ce moment, un fr?missement lointain se fit entendre. C'?tait comme
un millier de sifflements aigus et assourdissants, qui traversaient
l'atmosph?re, calme jusqu'alors. A la lueur d'un ?blouissant ?clair
qui fut presque aussit?t suivi d'un ?clat de tonnerre terrible, Michel
Strogoff aper?ut de grands pins qui se tordaient sur une cime. Le vent
se d?cha?nait, mais il ne troublait encore que les hautes couches de
l'air. Quelques bruits secs indiqu?rent que certains arbres, vieux ou
mal enracin?s, n'avaient pu r?sister ? la premi?re attaque de la
bourrasque. Une avalanche de troncs bris?s traversa la route, apr?s
avoir formidablement rebondi sur les rocs, et alla se perdre dans
l'ab?me de gauche, ? deux cents pas en avant du tarentass.
Les chevaux s'?taient arr?t?s court.
?Va donc, mes jolies colombes!? cria l'iemschik en m?lant les
claquements de son fouet aux roulements du tonnerre.
Michel Strogoff saisit la main de Nadia.
?Dors-tu, soeur? lui demanda-t-il.
--Non, fr?re.
--Sois pr?te ? tout. Voici l'orage!
--Je suis pr?te.?
Michel Strogoff n'eut que le temps de fermer les rideaux de cuir du
tarentass.
La bourrasque arrivait en foudre.
L'iemschik, sautant de son si?ge, se jeta ? la t?te de ses chevaux,
afin de les maintenir, car un immense danger mena?ait tout l'attelage.
En effet, le tarentass, immobile, se trouvait alors ? un tournant de
la route par lequel d?bouchait la bourrasque. Il fallait donc le tenir
t?te au vent, sans quoi, pris de c?t?, il e?t immanquablement chavir?
et e?t ?t? pr?cipit? dans un profond ab?me que le chemin c?toyait sur
la gauche. Les chevaux, repouss?s par les rafales, se cabraient, et
leur conducteur ne pouvait parvenir ? les calmer. Aux interpellations
amicales avaient succ?d? dans sa bouche les qualifications les plus
insultantes. Rien n'y faisait. Les malheureuses b?tes, aveugl?es par
les d?charges ?lectriques, ?pouvant?es par les ?clats incessants de la
foudre, qui ?taient comparables ? des d?tonations d'artillerie,
mena?aient de briser leurs traits et de s'enfuir. L'iemschik n'?tait
plus ma?tre de son attelage.
A ce moment, Michel Strogoff, s'?lan?ant d'un bond hors du tarentass,
lui vint en aide. Dou? d'une force peu commune, il parvint, non sans
peine, ? ma?triser les chevaux.
Mais la furie de l'ouragan redoublait alors. La route, en cet endroit,
s'?vasait en forme d'entonnoir et laissait la bourrasque s'y
engouffrer, comme elle e?t fait dans ces manches d'a?ration tendues au
vent ? bord des steamers. En m?me temps, une avalanche de pierres et
de troncs d'arbres commen?ait ? rouler du haut des talus.
?Nous ne pouvons rester ici, dit Michel Strogoff.
--Nous n'y resterons pas non plus! s'?cria l'iemschik, tout effar?, en
se raidissant de toutes ses forces contre cet effroyable d?placement
des couches d'air. L'ouragan aura bient?t fait de nous envoyer au bas
de la montagne, et par le plus court!
--Prends le cheval de droite, poltron! r?pondit Michel Strogoff. Moi,
je r?ponds de celui de gauche!?
Un nouvel assaut de la rafale interrompit Michel Strogoff. Le
conducteur et lui durent se courber jusqu'? terre pour ne pas ?tre
renvers?s; mais la voiture, malgr? leurs efforts et ceux des chevaux
qu'ils maintenaient debout au vent, recula de plusieurs longueurs, et,
sans un tronc d'arbre qui l'arr?ta, elle ?tait pr?cipit?e hors de la
route.
?N'aie pas peur, Nadia! cria Michel Strogoff.
--Je n'ai pas peur,? r?pondit la jeune Livonienne, sans que sa voix
trah?t la moindre ?motion.
Les roulements de tonnerre avaient cess? un instant, et l'effroyable
bourrasque, apr?s avoir franchi le tournant, se perdait dans les
profondeurs du d?fil?.
?Veux-tu redescendre? dit l'iemschik.
--Non, il faut remonter! Il faut passer ce tournant! Plus haut, nous
aurons l'abri du talus!
--Mais les chevaux refusent!
--Fais comme moi, et tire-les en avant!
--La bourrasque va revenir!
--Ob?iras-tu?
--Tu le veux!
--C'est le P?re qui l'ordonne! r?pondit Michel Strogoff, qui invoqua
pour la premi?re fois le nom de l'empereur, ce nom tout-puissant,
maintenant, sur trois parties du monde.
--Va donc, mes hirondelles!? s'?cria l'iemschik, saisissant le cheval
de droite, pendant que Michel Strogoff en faisait autant de celui de
gauche.
Les chevaux, ainsi tenus, reprirent p?niblement la route. Ils ne
pouvaient plus se jeter de c?t?, et le cheval de brancard, n'?tant
plus tiraill? sur ses flancs, put garder le milieu du chemin. Mais,
hommes et b?tes, pris debout par les rafales, ne faisaient gu?re trois
pas sans en perdre un et quelquefois deux. Ils glissaient, ils
tombaient, ils se relevaient. A ce jeu, le v?hicule risquait fort de
se d?traquer. Si la capote n'e?t pas ?t? solidement assujettie, le
tarentass e?t ?t? d?coiff? du premier coup.
Michel Strogoff et l'iemschik mirent plus de deux heures ? remonter
cette portion du chemin, longue d'une demi-verste au plus, et qui
?tait si directement expos?e au fouet de la bourrasque. Le danger
alors n'?tait pas seulement dans ce formidable ouragan qui luttait
contre l'attelage et ses deux conducteurs, mais surtout dans cette
gr?le de pierres et de troncs bris?s que la montagne secouait et
projetait sur eux.
Soudain, un de ces blocs fut aper?u, dans l'?panouissement d'un
?clair, se mouvant avec une rapidit? croissante et roulant dans la
direction du tarentass.
L'iemschik poussa un cri.
Michel Strogoff, d'un vigoureux coup de fouet, voulut faire avancer
l'attelage, qui refusa.
Quelques pas seulement, et le bloc e?t pass? en arri?re!...
Michel Strogoff, en un vingti?me de seconde, vit ? la fois le
tarentass atteint, sa compagne ?cras?e! Il comprit qu'il n'avait plus
le temps de l'arracher vivante du v?hicule!...
Mais alors, se jetant ? l'arri?re, trouvant dans cet immense p?ril
une-force surhumaine, le dos ? l'essieu, les pieds arc-bout?s au sol,
il repoussa de quelques pieds la lourde voiture.
L'?norme bloc, en passant, fr?la la poitrine du jeune homme et lui
coupa la respiration, comme e?t fait un boulet de canon, en broyant
les silex de la route, qui ?tincel?rent au choc.
?Fr?re! s'?tait ?cri?e Nadia ?pouvant?e, qui avait vu toute cette
sc?ne ? la lueur de l'?clair.
--Nadia! r?pondit Michel Strogoff, Nadia, ne crains rien!...
--Ce n'est pas pour moi que je pouvais craindre!
--Dieu est avec nous, soeur!
--Avec moi, bien s?r, fr?re, puisqu'il t'a mis sur ma route!? murmura
la jeune fille.
La pouss?e du tarentass, due ? l'effort de Michel Strogoff, ne devait
pas ?tre perdue. Ce fut l'?lan donn? qui permit aux chevaux affol?s de
reprendre leur premi?re direction. Tra?n?s, pour ainsi dire, par
Michel Strogoff et l'iemschik, ils remont?rent la route jusqu'? un col
?troit, orient? sud et nord, o? ils devaient ?tre abrit?s contre les
assauts directs de la tourmente. Le talus de droite faisait l? une
sorte de redan, d? ? la saillie d'un ?norme rocher qui occupait le
centre d'un remous. Le vent n'y tourbillonnait donc pas, et la place y
?tait tenable, tandis qu'? la circonf?rence de ce cyclone ni hommes ni
chevaux n'eussent pu r?sister.
Et, en effet, quelques sapins, dont la cime d?passait l'ar?te du
rocher, furent ?t?t?s en un clin d'oeil, comme si une faux gigantesque
e?t nivel? le talus au ras de leur ramure.
L'orage ?tait alors dans toute sa fureur. Les ?clairs emplissaient le
d?fil?, et les ?clats du tonnerre ne discontinuaient plus. Le sol,
fr?missant sous ces coups furieux, semblait trembler, comme si le
massif de l'Oural e?t ?t? soumis ? une tr?pidation g?n?rale.
Tr?s-heureusement, le tarentass avait pu ?tre, pour ainsi dire, remis?
dans une profonde anfractuosit? que la bourrasque ne frappait que
d'?charpe. Mais il n'?tait pas si bien d?fendu que quelques
contre-courants obliques, d?vi?s par des saillies du talus, ne
l'atteignissent parfois avec violence. Il se heurtait alors contre la
paroi du rocher, ? faire craindre qu'il ne f?t bris? en mille pi?ces.
Nadia dut abandonner la place qu'elle y occupait. Michel Strogoff,
apr?s avoir cherch? ? la lueur d'une des lanternes, d?couvrit une
excavation, due au pic de quelque mineur, et la jeune fille put s'y
blottir, en attendant que le voyage p?t ?tre repris.
En ce moment,--il ?tait une heure du matin,--la pluie commen?a ?
tomber, et bient?t les rafales, faites d'eau et de vent, acquirent une
violence extr?me, sans pouvoir cependant ?teindre les feux du ciel.
Cette complication rendait tout d?part impossible.
Donc, quelle que f?t l'impatience de Michel Strogoff,--et l'on
comprend qu'elle f?t grande,--il lui fallut laisser passer le plus
fort de la tourmente. Arriv? d'ailleurs au col m?me qui franchit la
route de Perm ? Ekaterinbourg, il n'avait plus qu'? descendre les
pentes des monts Ourals, et descendre, dans ces conditions, sur un sol
ravin? par les mille torrents de la montagne, au milieu des
tourbillons d'air et d'eau, c'?tait absolument jouer sa vie, c'?tait
courir ? l'ab?me.
?Attendre, c'est grave, dit alors Michel Strogoff, mais c'est sans
doute ?viter de plus longs retards. La violence de l'orage me fait
esp?rer qu'il ne durera pas. Vers trois heures, le jour commencera ?
repara?tre, et la descente, que nous ne pouvons risquer dans
l'obscurit?, deviendra, sinon facile, du moins possible apr?s le lever
du soleil.
--Attendons, fr?re, r?pondit Nadia, mais si tu retardes ton d?part,
que ce ne soit pas pour m'?pargner une fatigue ou un danger!
--Nadia, je sais que tu es d?cid?e ? tout braver, mais, en nous
compromettant tous deux, je risquerais plus que ma vie, plus que la
tienne, je manquerais ? la t?che, au devoir que j'ai avant tout ?
accomplir!
--Un devoir!...? murmura Nadia.
En ce moment, un violent ?clair d?chira le ciel, et sembla, pour ainsi
dire, volatiliser la pluie. Aussit?t un coup sec retentit. L'air fut
rempli d'une odeur sulfureuse, presque asphyxiante, et un bouquet de
grands pins, frapp? par le fluide ?lectrique ? vingt pas du tarentass,
s'enflamma comme une torche gigantesque.
L'iemschik, jet? ? terre par une sorte de choc en retour, se releva
heureusement sans blessures.
Puis, apr?s que les derniers roulements du tonnerre se furent perdus
dans les profondeurs de la montagne, Michel Strogoff sentit la main de
Nadia s'appuyer fortement sur la sienne, et il l'entendit murmurer ces
mots ? son oreille:
?Des cris, fr?re! ?coute!?
CHAPITRE XI
VOYAGEURS EN D?TRESSE.
En effet, pendant cette courte accalmie, des cris se faisaient
entendre vers la partie sup?rieure de la route, et ? une distance
assez rapproch?e de l'anfractuosit? qui abritait le tarentass.
C'?tait comme un appel d?sesp?r?, ?videmment jet? par quelque voyageur
en d?tresse.
Michel Strogoff, pr?tant l'oreille, ?coutait.
L'iemschik ?coutait aussi, mais en secouant la t?te, comme s'il lui
e?t sembl? impossible de r?pondre ? cet appel.
?Des voyageurs qui demandent du secours! s'?cria Nadia.
--S'ils ne comptent que sur nous!... r?pondit l'iemschik.
--Pourquoi non? s'?cria Michel Strogoff. Ce qu'ils feraient pour nous
en pareille circonstance, ne devons-nous pas le faire pour eux?
--Mais vous n'allez pas exposer la voiture et les chevaux!...
--J'irai ? pied, r?pondit Michel Strogoff, en interrompant l'iemschik.
--Je t'accompagne, fr?re, dit la jeune Livonienne.
--Non, reste, Nadia. L'iemschik demeurera pr?s de toi. Je ne veux pas
le laisser seul....
--Je resterai, r?pondit Nadia.
--Quoi qu'il arrive, ne quitte pas cet abri!
--Tu me retrouveras l? o? je suis.?
Michel Strogoff serra la main de sa compagne, et, franchissant le
tournant du talus, il disparut aussit?t dans l'ombre.
?Ton fr?re a tort, dit l'iemschik ? la jeune fille.
--Il a raison,? r?pondit simplement Nadia.
Cependant, Michel Strogoff remontait rapidement la route. S'il avait
grande h?te de porter secours ? ceux qui jetaient ces cris de
d?tresse, il avait grand d?sir aussi de savoir quels pouvaient ?tre
ces voyageurs que l'orage n'avait pas emp?ch?s de s'aventurer dans la
montagne, car il ne doutait pas que ce ne fussent ceux dont la t?l?gue
pr?c?dait toujours son tarentass.
La pluie avait cess?, mais la bourrasque redoublait de violence. Les
cris, apport?s par le courant atmosph?rique, devenaient de plus en
plus distincts. De l'endroit o? Michel Strogoff avait laiss? Nadia, on
ne pouvait rien voir. La route ?tait sinueuse, et la lueur des ?clairs
ne laissait appara?tre que le saillant des talus qui coupaient le
lacet du chemin. Les rafales, brusquement bris?es ? tous ces angles,
formaient des remous difficiles ? franchir, et il fallait ? Michel
Strogoff une force peu commune pour leur r?sister.
Mais il fut bient?t ?vident que les voyageurs, dont les cris se
faisaient entendre, ne devaient plus ?tre ?loign?s. Bien que Michel
Strogoff ne p?t encore les voir, soit qu'ils eussent ?t? rejet?s hors
de la route, soit que l'obscurit? les d?rob?t ? ses regards, leurs
paroles, cependant, arrivaient assez distinctement ? son oreille.
Or, voici ce qu'il entendit,--ce qui ne laissa pas de lui causer une
certaine surprise:
?Butor! reviendras-tu?
--Je te ferai knouter au prochain relais!
--Entends-tu, postillon du diable! Eh! l?-bas!
--Voil? comme ils vous conduisent dans ce pays!...
--Et ce qu'ils appellent une t?l?gue!
--Eh! triple brute! Il d?tale toujours et ne para?t pas s'apercevoir
qu'il nous laisse en route!
--Me traiter ainsi, moi! un Anglais accr?dit?! Je me plaindrai ? la
chancellerie, et je le ferai pendre!?
Celui qui parlait ainsi ?tait v?ritablement dans une grosse col?re.
Mais tout ? coup, il sembla ? Michel Strogoff que le second
interlocuteur prenait son parti de ce qui se passait, car l'?clat de
rire le plus inattendu, au milieu d'une telle sc?ne, retentit soudain
et fut suivi de ces paroles:
?Eh bien! non! d?cid?ment, c'est trop dr?le!
--Vous osez rire! r?pondit d'un ton passablement aigre le citoyen du
Royaume-Uni.
--Certes oui, cher confr?re, et de bon coeur, et c'est ce que j'ai de
mieux ? faire! Je vous engage ? en faire autant! Parole d'honneur,
c'est trop dr?le, ?a ne s'est jamais vu!...?
En ce moment, un violent coup de tonnerre remplit le d?fil? d'un
fracas effroyable, que les ?chos de la montagne multipli?rent dans une
proportion grandiose. Puis, apr?s que le dernier roulement se f?t
?teint, la voix joyeuse retentit encore, disant:
?Oui, extraordinairement dr?le! Voil? certainement qui n'arriverait
pas en France!
--Ni en Angleterre!? r?pondit l'Anglais.
Sur la route, largement ?clair?e alors par les ?clairs, Michel
Strogoff aper?ut, ? vingt pas, deux voyageurs, juch?s l'un pr?s de
l'autre sur le banc de derri?re d'un singulier v?hicule, qui
paraissait ?tre profond?ment embourb? dans quelque orni?re.
Michel Strogoff s'approcha des deux voyageurs, dont l'un continuait de
rire et l'autre de maugr?er, et il reconnut les deux correspondants de
journaux, qui, embarqu?s sur le _Caucase_, avaient fait en sa
compagnie la route de Nijni-Novgorod ? Perm.
?Eh! bonjour, monsieur! s'?cria le Fran?ais. Enchant? de vous voir
dans cette circonstance! Permettez-moi de vous pr?senter mon ennemi
intime, monsieur Blount.?
Le reporter anglais salua, et peut-?tre allait-il, ? son tour,
pr?senter son confr?re Alcide Jolivet, conform?ment aux r?gles de la
politesse, quand Michel Strogoff lui dit:
?Inutile, messieurs, nous nous connaissons, puisque nous avons d?j?
voyag? ensemble sur le Volga.
--Ah! tr?s-bien! Parfait! monsieur...?
--Nicolas Korpanoff, n?gociant d'Irkoutsk, r?pondit Michel Strogoff.
Mais m'apprendrez-vous quelle aventure, si lamentable pour l'un, si
plaisante pour l'autre, vous est arriv?e?
--Je vous fais juge, monsieur Korpanoff, r?pondit Alcide Jolivet.
Imaginez-vous que notre postillon est parti avec l'avant-train de son
infernal v?hicule, nous laissant en panne sur l'arri?re-train de son
absurde ?quipage! La pire moiti? d'une t?l?gue pour deux, plus de
guide, plus de chevaux! N'est-ce pas absolument et superlativement
dr?le?
--Pas dr?le du tout! r?pondit l'Anglais.
--Mais si, confr?re! Vous ne savez vraiment pas prendre les choses par
leur bon c?t?!
--Et comment, s'il vous pla?t, pourrons-nous continuer notre route?
demanda Harry Blount.
--Rien n'est plus simple, r?pondit Alcide Jolivet. Vous allez vous
atteler ? ce qui nous reste de voiture; moi, je prendrai les guides,
je vous appellerai mon petit pigeon, comme un v?ritable iemschik, et
vous marcherez comme un vrai postier!
--Monsieur Jolivet, r?pondit l'Anglais, cette plaisanterie passe les
bornes, et....
--Soyez calme, confr?re. Quand vous serez fourbu, je vous remplacerai,
et vous aurez droit de me traiter d'escargot poussif ou de tortue qui
se p?me, si je ne vous m?ne pas d'un train d'enfer!?
Alcide Jolivet disait toutes ces choses avec une telle bonne humeur,
que Michel Strogoff ne put s'emp?cher de sourire.
?Messieurs, dit-il alors, il y a mieux ? faire. Nous sommes arriv?s,
ici, au col sup?rieur de la cha?ne de l'Oural, et, par cons?quent,
nous n'avons plus maintenant qu'? descendre les pentes de la montagne.
Ma voiture est l?, ? cinq cents pas en arri?re. Je vous pr?terai un de
mes chevaux, on l'attellera ? la caisse de votre t?l?gue, et demain,
si aucun accident ne se produit, nous arriverons ensemble ?
Ekaterinbourg.
--Monsieur Korpanoff, r?pondit Alcide Jolivet, voici une proposition
qui part d'un coeur g?n?reux!
--J'ajoute, monsieur, r?pondit Michel Strogoff, que si je ne vous
offre pas de monter dans mon tarentass, c'est qu'il ne contient que
deux places, et que ma soeur et moi, nous les occupons d?j?.
--Comment donc, monsieur, r?pondit Alcide Jolivet, mais mon confr?re
et moi, avec votre cheval et l'arri?re-train de notre demi-t?l?gue,
nous irions au bout du monde!
--Monsieur, reprit Harry Blount, nous acceptons votre offre
obligeante. Quant ? cet iemschik!...
--Oh! croyez bien que ce n'est pas la premi?re fois que pareille
aventure lui arrive! r?pondit Michel Strogoff.
--Mais, alors, pourquoi ne revient-il pas? Il sait parfaitement qu'il
nous a laiss?s en arri?re, le mis?rable!
--Lui! Il ne s'en doute m?me pas!
--Quoi! Ce brave homme ignore qu'une scission s'est op?r?e entre les
deux parties de sa t?l?gue?
--Il l'ignore, et c'est de la meilleure foi du monde qu'il conduit son
avant-train ? Ekaterinbourg!
--Quand je vous disais que c'?tait tout ce qu'il y a de plus plaisant,
confr?re! s'?cria Alcide Jolivet.
--Si donc, messieurs, vous voulez me suivre, reprit Michel Strogoff,
nous rejoindrons ma voiture, et....
--Mais la t?l?gue? fit observer l'Anglais.
--Ne craignez pas qu'elle s'envole, mon cher Blount! s'?cria Alcide
Jolivet. La voil? si bien enracin?e dans le sol, que si on l'y
laissait, au printemps prochain il y pousserait des feuilles!
--Venez donc, messieurs, dit Michel Strogoff, et nous ram?nerons ici
le tarentass.?
Le Fran?ais et l'Anglais, descendant de la banquette de fond, devenue
ainsi si?ge de devant, suivirent Michel Strogoff.
Tout en marchant, Alcide Jolivet, suivant son habitude, causait avec
sa bonne humeur, que rien ne pouvait alt?rer.
?Ma foi, monsieur Korpanoff, dit-il ? Michel Strogoff, vous nous tirez
l? d'un fier embarras!
--Je n'ai fait, monsieur, r?pondit Michel Strogoff, que ce que tout
autre e?t fait ? ma place. Si les voyageurs ne s'entre-aidaient pas,
il n'y aurait plus qu'? barrer les routes!
--A charge de revanche, monsieur. Si vous allez loin dans les steppes,
il est possible que nous nous rencontrions encore, et....?
Alcide Jolivet ne demandait pas d'une fa?on formelle ? Michel Strogoff
o? il allait, mais celui-ci, ne voulant pas avoir l'air de dissimuler,
r?pondit aussit?t:
?Je vais ? Omsk, messieurs.
--Et monsieur Blount et moi, reprit Alcide Jolivet, nous allons un peu
devant nous, l? o? il y aura peut-?tre quelque balle, mais, ? coup
s?r, quelque nouvelle ? attraper.
--Dans les provinces envahies? demanda Michel Strogoff avec un certain
empressement.
--Pr?cis?ment, monsieur Korpanoff, et il est probable que nous ne nous
y rencontrerons pas!
--En effet, monsieur, r?pondit Michel Strogoff. Je suis peu friand de
coups de fusil ou de coups de lance, et trop pacifique de mon naturel
pour m'aventurer l? o? l'on se bat.
--D?sol?, monsieur, d?sol?, et, v?ritablement, nous ne pourrons que
regretter de nous s?parer sit?t! Mais, en quittant Ekaterinbourg,
peut-?tre notre bonne ?toile voudra-t-elle que nous voyagions encore
ensemble, ne f?t-ce que pendant quelques jours?
--Vous vous dirigez sur Omsk? demanda Michel Strogoff, apr?s avoir
r?fl?chi un instant.
--Nous n'en savons rien encore, r?pondit Alcide Jolivet, mais
tr?s-certainement nous irons directement jusqu'? Ichim, et, une fois
l?, nous agirons selon les ?v?nements.
--Eh bien, messieurs, dit Michel Strogoff, nous irons de conserve
jusqu'? Ichim.?
Michel Strogoff e?t ?videmment mieux aim? voyager seul, mais il ne
pouvait, sans que cela par?t au moins singulier, chercher ? se s?parer
de deux voyageurs qui allaient suivre la m?me route que lui.
D'ailleurs, puisqu'Alcide Jolivet et son compagnon avaient l'intention
de s'arr?ter ? Ichim, sans imm?diatement continuer sur Omsk, il n'y
avait aucun inconv?nient ? faire avec eux cette partie du voyage.
?Eh bien, messieurs, r?pondit-il, voil? qui est convenu. Nous ferons
route ensemble.?
Puis, du ton le plus indiff?rent:
?Savez-vous avec quelque certitude o? en est l'invasion tartare?
demanda-t-il.
--Ma foi, monsieur, nous n'en savons que ce qu'on en disait ? Perm,
r?pondit Alcide Jolivet. Les Tartares de F?ofar-Khan ont envahi toute
la province de S?mipalatinsk, et, depuis quelques jours, ils
descendent ? marche forc?e le cours de l'Irtyche. Il faut donc vous
h?ter si vous voulez les devancer ? Omsk.
--En effet, r?pondit Michel Strogoff.
--On ajoutait aussi que le colonel Ogareff avait r?ussi ? passer la
fronti?re sous un d?guisement, et qu'il ne pouvait tarder ? rejoindre
le chef tartare au centre m?me du pays soulev?.
--Mais comment l'aurait-on su? demanda Michel Strogoff, que ces
nouvelles, plus ou moins v?ridiques, int?ressaient directement.
--Eh! comme on sait toutes ces choses, r?pondit Alcide Jolivet. C'est
dans l'air.
--Et vous avez des raisons s?rieuses de penser que le colonel Ogareff
est en Sib?rie?
--J'ai m?me entendu dire qu'il avait d? prendre la route de Kazan ?
Ekaterinbourg.
--Ah! vous saviez cela, monsieur Jolivet? dit alors Harry Blount, que
l'observation du correspondant fran?ais tira de son mutisme.
--Je le savais, r?pondit Alcide Jolivet.
--Et saviez-vous qu'il devait ?tre d?guis? en boh?mien? demanda Harry
Blount.
--En boh?mien! s'?cria presque involontairement Michel Strogoff, qui
se rappela la pr?sence du vieux tsigane ? Nijni-Novgorod, son voyage ?
bord du _Caucase_ et son d?barquement ? Kazan.
--Je le savais assez pour en faire l'objet d'une lettre ? ma cousine,
r?pondit en souriant Alcide Jolivet.
--Vous n'avez pas perdu votre temps ? Kazan! fit observer l'Anglais
d'un ton sec.
--Mais non, cher confr?re, et, pendant que le _Caucase_
s'approvisionnait, je faisais comme le _Caucase_!?
Michel Strogoff n'?coutait plus les r?parties qu'Harry Blount et
Alcide Jolivet ?changeaient entre eux. Il songeait ? cette troupe de
boh?miens, ? ce vieux tsigane dont il n'avait pu voir le visage, ? la
femme ?trange qui l'accompagnait, au singulier regard qu'elle avait
jet? sur lui, et il cherchait ? rassembler dans son esprit tous les
d?tails de cette rencontre, lorsqu'une d?tonation se fit entendre ?
une courte distance.
?Ah! messieurs, en avant! s'?cria Michel Strogoff.
--Tiens! pour un digne n?gociant qui fuit les coups de feu, se dit
Alcide Jolivet, il court bien vite ? l'endroit o? ils ?clatent!?
Et, suivi d'Harry Blount, qui n'?tait pas homme ? rester en arri?re,
il se pr?cipita sur les pas de Michel Strogoff.
Quelques instants apr?s, tous trois ?taient en face du saillant qui
abritait le tarentass au tournant du chemin.
Le bouquet de pins allum? par la foudre br?lait, encore. La route
?tait d?serte. Cependant, Michel Strogoff n'avait pu se tromper. Le
bruit d'une arme ? feu ?tait bien arriv? jusqu'? lui.
Soudain, un formidable grognement se fit entendre, et une seconde
d?tonation ?clata au del? du talus.
?Un ours! s'?cria Michel Strogoff, qui ne pouvait se m?prendre ? ce
grognement. Nadia! Nadia!?
Et, tirant son coutelas de sa ceinture, Michel Strogoff s'?lan?a par
un bond formidable et tourna le contrefort derri?re lequel la jeune
fille avait promis de l'attendre.
Les pins, alors d?vor?s par les flammes du tronc ? la cime,
?clairaient largement la sc?ne.
Au moment o? Michel Strogoff atteignit le tarentass, une masse ?norme
recula jusqu'? lui.
C'?tait un ours de grande taille. La temp?te l'avait chass? des bois
qui h?rissaient ce talus de l'Oural, et il ?tait venu chercher refuge
dans cette excavation, sa retraite habituelle, sans doute, que Nadia
occupait alors.
Deux des chevaux, effray?s de la pr?sence de l'?norme animal, brisant
leurs traits, avaient pris la fuite, et l'iemschik, ne pensant qu'?
ses b?tes, oubliant que la jeune fille allait rester seule en pr?sence
de l'ours, s'?tait jet? ? leur poursuite.
La courageuse Nadia n'avait pas perdu la t?te. L'animal, qui ne
l'avait pas vue tout d'abord, s'?tait attaqu? ? l'autre cheval de
l'attelage. Nadia, quittant alors l'anfractuosit? dans laquelle elle
s'?tait blottie, avait couru ? la voiture, pris un des revolvers de
Michel Strogoff, et, marchant hardiment sur l'ours, elle avait fait
feu ? bout portant.
L'animal, l?g?rement bless? ? l'?paule, s'?tait retourn? contre la
jeune fille, qui avait cherch? d'abord ? l'?viter en tournant autour
du tarentass, dont le cheval cherchait ? briser ses liens. Mais ces
chevaux, une fois perdus dans la montagne, c'?tait tout le voyage
compromis. Nadia ?tait donc revenue droit ? l'ours, et, avec un
sang-froid surprenant, au moment m?me o? les pattes de l'animal
allaient s'abattre sur sa t?te, elle avait fait feu sur lui une
seconde fois.
C'?tait cette seconde d?tonation qui venait d'?clater ? quelques pas
de Michel Strogoff. Mais il ?tait l?. D'un bond il se jeta entre
l'ours et la jeune fille. Son bras ne fit qu'un seul mouvement de bas
en haut, et l'?norme b?te, fendue du ventre ? la gorge, tomba sur le
sol comme une masse inerte.?
C'?tait un beau sp?cimen de ce fameux coup des chasseurs sib?riens,
qui tiennent ? ne pas endommager cette pr?cieuse fourrure des ours,
dont ils tirent un haut prix.
?Tu n'es pas bless?e, soeur? dit Michel Strogoff, en se pr?cipitant
vers la jeune fille.
--Non, fr?re,? r?pondit Nadia.
En ce moment apparurent les deux journalistes.
Alcide Jolivet se jeta ? la t?te du cheval, et il faut croire qu'il
avait le poignet solide, car il parvint ? le contenir. Son compagnon
et lui avaient vu la rapide manoeuvre de Michel Strogoff.
?Diable! s'?cria Alcide Jolivet, pour un simple n?gociant, monsieur
Korpanoff, vous maniez joliment le couteau du chasseur!
--Tr?s-joliment m?me, ajouta Harry Blount.
--En Sib?rie, messieurs, r?pondit Michel Strogoff, nous sommes forc?s
de faire un peu de tout!?
Alcide Jolivet regarda alors le jeune homme.
Vu en pleine lumi?re, le couteau sanglant ? la main, avec sa haute
taille, son air r?solu, le pied pos? sur le corps de l'ours qu'il
venait d'abattre, Michel Strogoff ?tait beau ? voir.
?Un rude gaillard!? se dit Alcide Jolivet.
S'avan?ant alors respectueusement, son chapeau ? la main, il vint
saluer la jeune fille.
Nadia s'inclina l?g?rement.
Alcide Jolivet, se tournant alors vers son compagnon:
?La soeur vaut le fr?re! dit-il. Si j'?tais ours, je ne me frotterais
pas ? ce couple redoutable et charmant!?
Harry Blount, droit comme un piquet, se tenait, chapeau bas, ? quelque
distance. La d?sinvolture de son compagnon avait pour effet d'ajouter
encore ? sa raideur habituelle.
En ce moment reparut l'iemschik, qui ?tait parvenu ? rattraper ses
deux chevaux. Il jeta tout d'abord un oeil de regret sur le magnifique
animal, gisant sur le sol, qu'il allait ?tre oblig? d'abandonner aux
oiseaux de proie, et il s'occupa de r?installer son attelage.
Michel Strogoff lui fit alors conna?tre la situation des deux
voyageurs et son projet de mettre un des chevaux du tarentass ? leur
disposition.
?Comme il te plaira, r?pondit l'iemschik. Seulement, deux voitures au
lieu d'une....
--Bon! l'ami, r?pondit Alcide Jolivet, qui comprit l'insinuation, on
te payera double.
--Va donc, mes tourtereaux!? cria l'iemschik.
Nadia ?tait remont?e dans le tarentass, que suivaient ? pied Michel
Strogoff et ses deux compagnons.
Il ?tait trois heures. La bourrasque, alors dans sa p?riode
d?croissante, ne se d?cha?nait plus aussi violemment ? travers le
d?fil?, et la route fut remont?e rapidement.
Aux premi?res lueurs de, l'aube, le tarentass avait rejoint la
t?l?gue, qui ?tait consciencieusement embourb?e jusqu'au moyeu de ses
roues. On comprenait parfaitement qu'un vigoureux coup de collier de
son attelage e?t op?r? la s?paration des deux trains.
Un des chevaux de flanc du tarentass fut attel? ? l'aide de cordes ?
la caisse de la t?l?gue. Les deux journalistes reprirent place sur le
banc de leur singulier ?quipage, et les voitures se mirent aussit?t en
mouvement. Du reste, elles n'avaient plus qu'? descendre les pentes de
l'Oural,--ce qui n'offrait aucune difficult?.
Six heures apr?s, les deux v?hicules, l'un suivant l'autre, arrivaient
? Ekaterinbourg, sans qu'aucun incident f?cheux e?t marqu? la seconde
partie de leur voyage.
Le premier individu que les journalistes aper?urent sur la porte de la
maison de poste, ce fut leur iemschik, qui semblait les attendre.
Ce digne Russe avait vraiment une bonne figure, et, sans plus
d'embarras, l'oeil souriant, il s'avan?a vers ses voyageurs, et, leur
tendant la main, il r?clama son pourboire.
La v?rit? oblige ? dire que la fureur d'Harry Blount ?clata avec une
violence toute britannique, et si l'iemschik ne se f?t prudemment
recul?, un coup de poing, port? suivant toutes les r?gles de la boxe,
lui e?t pay? son ?na vodkou? en pleine figure.
Alcide Jolivet, lui, voyant cette col?re, riait ? se tordre, et comme
il n'avait jamais ri peut-?tre.
?Mais il a raison, ce pauvre diable! s'?criait-il. Il est dons son
droit, mon cher confr?re! Ce n'est pas sa faute si nous n'avons pas
trouv? le moyen de le suivre!?.
Et tirant quelques kopeks de sa poche:
?Tiens, l'ami, dit-il en les remettant ? l'iemschik, empoche! Si tu ne
les as pas gagn?s, ce n'est pas ta faute!?
Ceci redoubla l'irritation d'Harry Blount, qui voulait s'en prendre au
ma?tre de poste et lui faire un proc?s.
?Un proc?s, en Russie! s'?cria Alcide Jolivet. Mais si les choses
n'ont pas chang?, confr?re, vous n'en verriez pas la fin! Vous ne
savez donc pas l'histoire de cette nourrice russe qui r?clamait douze
mois d'allaitement ? la famille de son nourrisson?
--Je ne la sais pas, r?pondit Harry Blount.
--Alors, vous ne savez pas non plus ce qu'?tait devenu ce nourrisson,
quand fut rendu le jugement qui lui donnait gain de cause?
--Et qu'?tait-il, s'il vous pla?t?
--Colonel des hussards de la garde!?
Et, sur cette r?ponse, tous d'?clater de rire.
Quant ? Alcide Jolivet, enchant? de sa repartie, il tira son carnet de
sa poche et y inscrivit en souriant cette note, destin?e ? figurer au
dictionnaire moscovite:
?T?l?gue, voiture russe ? quatre roues, quand elle part,--et ? deux
roues, quand elle arrive!?
CHAPITRE XII
UNE PROVOCATION.
Ekaterinbourg, g?ographiquement, est une ville d'Asie, car elle est
situ?e au del? des monts Ourals, sur les derni?res pentes orientales
de la cha?ne. N?anmoins, elle d?pend du gouvernement de Perm, et, par
cons?quent, elle est comprise dans une des grandes divisions de la
Russie d'Europe. Cet empi?tement administratif doit avoir sa raison
d'?tre. C'est comme un morceau de la Sib?rie qui reste entre les
m?choires russes.
Ni Michel Strogoff ni les deux correspondants ne pouvaient ?tre
embarrass?s de trouver des moyens de locomotion dans une ville aussi
consid?rable, fond?e depuis 1723. A Ekaterinbourg, s'?l?ve le premier
H?tel des monnaies de tout l'empire; l? est concentr?e la direction
g?n?rale des mines. Cette ville est donc un centre industriel
important, dans un pays o? abondent les usines m?tallurgiques et
autres exploitations o? se lavent le platine et l'or.
A cette ?poque, la population d'Ekaterinbourg s'?tait fort accrue.
Russes ou Sib?riens, menac?s par l'invasion tartare, y avaient afflu?,
apr?s avoir fui les provinces d?j? envahies par les hordes de
F?ofar-Khan, et principalement le pays kirghis, qui s'?tend dans le
sud-ouest de l'Irtyche jusqu'aux fronti?res du Turkestan.
Si donc les moyens de locomotion avaient d? ?tre rares pour atteindre
Ekaterinbourg, ils abondaient, au contraire, pour quitter cette ville.
Dans les conjonctures actuelles, les voyageurs se souciaient peu, en
effet, de s'aventurer sur les routes sib?riennes.
De ce concours de circonstances, il r?sulta qu'Harry Blount et Alcide
Jolivet trouv?rent facilement ? remplacer par une t?l?gue compl?te la
fameuse demi-t?l?gue qui les avait transport?s tant bien que mal ?
Ekaterinbourg. Quant ? Michel Strogoff, le tarentass lui appartenait,
il n'avait pas trop souffert du voyage ? travers les monts Ourals, et
il suffisait d'y atteler trois bons chevaux pour l'entra?ner
rapidement sur la route d'Irkoutsk.
Jusqu'? Tioumen et m?me jusqu'? Novo-Zaimsko?, cette route devait ?tre
assez accident?e, car elle se d?veloppait encore sur ces capricieuses
ondulations du sol qui donnent naissance aux premi?res pentes de
l'Oural. Mais, apr?s l'?tape de Novo-Zaimsko?, commen?ait l'immense
steppe, qui s'?tend jusqu'aux approches de Krasnoiarsk, sur un espace
de dix-sept cents verstes environ (1,815 kilom?tres).
C'?tait ? Ichim, on le sait, que les deux correspondants avaient
l'intention de se rendre, c'est-?-dire ? six cent trente verstes
d'Ekaterinbourg. L?, ils devaient prendre conseil des ?v?nements, puis
se diriger ? travers les r?gions envahies, soit ensemble, soit
s?par?ment, suivant que leur instinct de chasseurs les jetterait sur
une piste ou sur une autre.
Or, cette route d'Ekaterinbourg ? Ichim--qui se dirige vers
Irkoutsk--?tait la seule que p?t prendre Michel Strogoff. Seulement,
lui qui ne courait pas apr?s les nouvelles, et qui aurait voulu
?viter, au contraire, le pays d?vast? par les envahisseurs, il ?tait
bien r?solu ? ne s'arr?ter nulle part.
?Messieurs, dit-il donc ? ses nouveaux compagnons, je serai
tr?s-satisfait de faire avec vous une partie de mon voyage, mais je
dois vous pr?venir que je suis extr?mement press? d'arriver ? Omsk,
car ma soeur et moi nous y allons rejoindre notre m?re. Qui sait m?me
si nous arriverons avant que les Tartares aient envahi la ville! Je ne
m'arr?terai donc aux relais que le temps de changer de chevaux, et je
voyagerai jour et nuit!
--Nous comptons bien en agir ainsi, r?pondit Harry Blount.
--Soit, reprit Michel Strogoff, mais ne perdez pas un instant. Louez
ou achetez une voiture dont....
--Dont l'arri?re-train, ajouta Alcide Jolivet, veuille bien arriver en
m?me temps que l'avant-train ? Ichim.?
Une demi-heure apr?s, le diligent Fran?ais avait trouv?, facilement
d'ailleurs, un tarentass, ? peu pr?s semblable ? celui de Michel
Strogoff, et dans lequel son compagnon et lui s'install?rent aussit?t.
Michel Strogoff et Nadia reprirent place dans leur v?hicule, et, ?
midi, les deux attelages quitt?rent de conserve la ville
d'Ekaterinbourg.
Nadia ?tait enfin en Sib?rie et sur cette longue route qui conduit ?
Irkoutsk! Quelles devaient ?tre alors les pens?es de la jeune
Livonienne? Trois rapides chevaux l'emportaient ? travers cette terre
de l'exil, o? son p?re ?tait condamn? ? vivre, longtemps peut-?tre, et
si loin de son pays natal! Mais c'?tait a peine si elle voyait se
d?rouler devant ses yeux ces longues steppes, qui, un instant, lui
avaient ?t? ferm?es, car son regard allait plus loin que l'horizon,
derri?re lequel il cherchait le visage de l'exil?! Elle n'observait
rien du pays qu'elle traversait avec cette vitesse de quinze verstes ?
l'heure, rien de ces contr?es de la Sib?rie occidentale, si
diff?rentes des contr?es de l'est. Ici, en effet, peu de champs
cultiv?s, un sol pauvre, au moins ? sa surface, car, dans ses
entrailles, il rec?le abondamment le fer, le cuivre, le platine et
l'or. Aussi partout des exploitations industrielles, mais rarement des
?tablissements agricoles. Comment trouverait-on des bras pour cultiver
la terre, ensemencer les champs, r?colter les moissons, lorsqu'il est
plus productif de touiller le sol ? coups de mine, ? coups de pic?
Ici, le paysan a fait place au mineur. La pioche est partout, la b?che
nulle part.
Cependant, la pens?e de Nadia abandonnait quelquefois les lointaines
provinces du lac Ba?kal, et se reportait alors ? sa situation
pr?sente. L'image de son p?re s'effa?ait un peu, et elle revoyait son
g?n?reux compagnon, tout d'abord sur le chemin de fer de Wladimir, o?
quelque providentiel dessein le lui avait fait rencontrer pour l?
premi?re fois. Elle se rappelait ses attentions pendant le voyage, son
arriv?e ? la maison de police de Nijni-Novgorod, la cordiale
simplicit? avec laquelle il lui avait parl? en l'appelant du nom de
soeur, son empressement pr?s d'elle pendant la descente du Volga,
enfin tout ce qu'il avait fait, dans cette terrible nuit d'orage ?
travers les monts Ourals, pour d?fendre sa vie au p?ril de la sienne!
Nadia songeait donc ? Michel Strogoff. Elle remerciait Dieu d'avoir
plac? ? point sur sa route ce vaillant protecteur, cet ami g?n?reux et
discret. Elle se sentait en s?ret? pr?s de lui, sous sa garde. Un vrai
fr?re n'e?t pu mieux faire! Elle ne redoutait plus aucun obstacle,
elle se croyait maintenant certaine d'atteindre son but.
Quant ? Michel Strogoff, il parlait peu et r?fl?chissait beaucoup. Il
remerciait Dieu de son c?t? de lui avoir donn? dans cette rencontre de
Nadia, en m?me temps que le moyen de dissimuler sa v?ritable
individualit?, une bonne action ? faire. L'intr?pidit? calme de la
jeune fille ?tait pour plaire ? son ?me vaillante. Que n'?tait-elle sa
soeur en effet? Il ?prouvait autant de respect que d'affection pour sa
belle et h?ro?que compagne. Il sentait que c'?tait l? un de ces coeurs
purs et rares sur lesquels on peut compter.
Cependant, depuis qu'il foulait le sol sib?rien, les vrais dangers
commen?aient pour Michel Strogoff. Si les deux journalistes, ne se
trompaient pas, si Ivan Ogareff avait pass? la fronti?re, il fallait
agir avec la plus extr?me circonspection. Les circonstances ?taient
maintenant chang?es, car les espions tartares devaient fourmiller dans
les provinces sib?riennes. Son incognito d?voil?, sa qualit? de
courrier du czar reconnue, c'en ?tait fait de sa mission, de sa vie
peut-?tre! Michel Strogoff sentit plus lourdement alors le poids de la
responsabilit? qui pesait sur lui.
Pendant que les choses ?taient ainsi dans la premi?re voiture, que se
passait-il dans la seconde? Rien que de fort ordinaire. Alcide Jolivet
parlait par phrases, Harry Blount r?pondait par monosyllabes. Chacun
envisageait les choses ? sa fa?on et prenait des notes sur les
quelques incidents du voyage,--incidents qui furent d'ailleurs peu
vari?s pendant cette travers?e des premi?res provinces de la Sib?rie
occidentale.
A chaque relais, les deux correspondants descendaient et se
retrouvaient avec Michel Strogoff. Lorsqu'aucun repas ne devait ?tre
pris dans la maison de poste, Nadia ne quittait pas le tarentass.
Lorsqu'il fallait d?jeuner ou d?ner, elle venait s'asseoir ? table;
mais, toujours tr?s-r?serv?e, elle ne se m?lait que fort peu ? la
conversation.
Alcide Jolivet, sans jamais sortir d'ailleurs des bornes d'une
parfaite convenance, ne laissait pas d'?tre empress? pr?s de la jeune
Livonienne, qu'il trouvait charmante. Il admirait l'?nergie
silencieuse qu'elle montrait au milieu des fatigues d'un voyage fait
dans de si dures conditions.
Ces temps d'arr?t forc?s ne plaisaient que m?diocrement ? Michel
Strogoff. Aussi pressait-il le d?part ? chaque relais, excitant les
ma?tres de poste, stimulant les iemschiks, h?tant l'attellement des
tarentass. Puis, le repas rapidement termin?,--trop rapidement
toujours au gr? d'Harry Blount, qui ?tait un mangeur m?thodique,--on
partait, et les journalistes, eux aussi, ?taient men?s comme des
aigles, car ils payaient princi?rement, et, ainsi que disait Alcide
Jolivet, ?en aigles de Russie?. [Monnaie d'or russe qui vaut 5
roubles. Le rouble est une monnaie d'argent qui vaut, l00 kopeks, soit
3 fr. 92.]
Il va sans dire qu'Harry Blount ne faisait aucuns frais vis-?-vis de
la jeune fille. C'?tait un des rares sujets de conversation sur
lesquels il ne cherchait pas ? discuter avec son compagnon. Cet
honorable gentleman n'avait pas pour habitude de faire deux choses ?
la fois.
Et Alcide Jolivet lui ayant demand?, une fois, quel pouvait ?tre l'?ge
de la jeune Livonienne:
?Quelle jeune Livonienne? r?pondit-il le plus s?rieusement du monde,
en fermant ? demi les yeux.
--Eh parbleu! la soeur de Nicolas Korpanoff!
--C'est sa soeur?
--Non, sa grand'm?re! r?pliqua Alcide Jolivet, d?mont? par tant
d'indiff?rence.--Quel ?ge lui donnez-vous?
--Si je l'avais vue na?tre, je le saurais!? r?pondit simplement Harry
Blount, en homme qui ne voulait pas s'engager.
Le pays alors parcouru par les deux tarentass ?tait presque d?sert. Le
temps ?tait assez beau, le ciel couvert ? demi, la temp?rature plus
supportable. Avec des v?hicules mieux suspendus, les voyageurs
n'auraient pas eu ? se plaindre du voyage. Ils allaient comme vont les
berlines de poste en Russie, c'est-?-dire avec une vitesse
merveilleuse.
Mais si le pays semblait abandonn?, cet abandon tenait aux
circonstances actuelles. Dans les champs, peu ou pas de ces paysans
sib?riens, ? figure p?le et grave, qu'une c?l?bre voyageuse a
justement compar?s aux Castillans, moins la morgue. ?a et l?, quelques
villages d?j? ?vacu?s, ce qui indiquait l'approche des troupes
tartares. Les habitants, emmenant leurs troupeaux de moutons, leurs
chameaux, leurs chevaux, s'?taient r?fugi?s dans les plaines du nord.
Quelques tribus de la grande horde des Kirghis nomades, rest?es
fid?les, avaient aussi transport? leurs tentes au del? de l'Irtyche ou
de l'Obi, pour ?chapper aux d?pr?dations des envahisseurs.
Fort heureusement, le service de la poste se faisait toujours
r?guli?rement. De m?me, le service du t?l?graphe, jusqu'aux points que
raccordait encore le fil. A chaque relais, les ma?tres de poste
fournissaient les chevaux dans les conditions r?glementaires. A chaque
station aussi, les employ?s, assis ? leur guichet, transmettaient les
d?p?ches qui leur ?taient confi?es, ne les retardant que pour les
t?l?grammes de l'?tat. Aussi Harry Blount et Alcide Jolivet en
usaient-ils largement.
Ainsi donc, jusqu'ici, le voyage de Michel Strogoff s'accomplissait
dans des conditions satisfaisantes. Le courrier du czar n'avait
?prouv? aucun retard, et, s'il parvenait ? tourner la pointe faite en
avant de Krasnoiarsk par les Tartares de F?ofar-Khan, il ?tait certain
d'arriver avant eux ? Irkoutsk et dans le minimum de temps obtenu
jusqu'alors.
Le lendemain du jour o? les deux tarentass avaient quitt?
Ekaterinbourg, ils atteignaient la petite ville de Toulouguisk, ? sept
heures du matin, apr?s avoir franchi une distance de deux cent vingt
verstes, sans incident digne d'?tre relat?.
L?, une demi-heure fut consacr?e au d?jeuner. Cela fait, les voyageurs
repartirent avec une vitesse que la promesse d'un certain nombre de
kopeks rendait seule explicable.
Le m?me jour, 22 juillet, ? une heure du soir, les deux tarentass
arrivaient, soixante verstes plus loin, a Tioumen.
Tioumen, dont la population normale est de dix mille habitants, en
comptait alors le double. Cette ville, premier centre industriel que
les Russes cr??rent. en Sib?rie, dont on remarque les belles usines
m?tallurgiques et la fonderie de cloches, n'avait jamais pr?sent? une
telle animation.
Les deux correspondants all?rent aussit?t aux nouvelles. Celles que
les fugitifs sib?riens apportaient du th??tre de la guerre n'?taient
pas rassurantes.
On disait, entre autres choses, que l'arm?e de F?ofar-Khan
s'approchait rapidement de la vall?e de l'Ichim, et l'on confirmait
que le chef tartare allait ?tre bient?t rejoint par le colonel Ivan
Ogareff, s'il ne l'?tait d?j?. D'o? cette conclusion naturelle que les
op?rations seraient alors pouss?es dans l'est de la Sib?rie avec la
plus grande activit?.
Quant aux troupes russes, il avait fallu les appeler principalement
des provinces europ?ennes de la Russie, et, ?tant encore assez
?loign?es, elles ne pouvaient s'opposer ? l'invasion. Cependant, les
Cosaques du gouvernement de Tobolsk se dirigeaient ? marche forc?e sur
Tomsk, dans l'espoir do couper les colonnes tartares.
A huit heures du soir, soixante-quinze verstes de plus avaient ?t?
d?vor?es pas les deux tarentass, et ils arrivaient ? Yaloutorowsk.
On relaya rapidement, et, au sortir de la ville, la rivi?re Tobol fut
pass?e dans un bac. Son cours, tr?s-paisible, rendit facile cette
op?ration, qui devait se renouveler plus d'une fois sur le parcours,
et probablement dans des conditions moins favorables.
A minuit, cinquante-cinq verstes au del? (58 kilom?tres et demi), le
bourg de Novo-Saimsk ?tait atteint, et les voyageurs laissaient enfin
derri?re eux ce sol l?g?rement accident? par des coteaux couverts
d'arbres, derni?res racines de montagnes de l'Oural.
Ici commen?ait v?ritablement ce qu'on appelle la steppe sib?rienne,
qui se prolonge jusqu'aux environs de Krasnoiarsk. C'?tait la plaine
sans limites, une sorte de vaste d?sert herbeux, ? la circonf?rence
duquel venaient se confondre la terre et le ciel sur une courbe qu'on
e?t dit nettement trac?e au compas. Cette steppe ne pr?sentait aux
regards d'autre saillie que le profil des poteaux t?l?graphiques
dispos?s sur chaque c?t? de la route, et dont les fils vibraient sous
la brise comme des cordes de harpe. La route elle-m?me ne se
distinguait du reste de la plaine que par la fine poussi?re qui
s'enlevait sous la roue dos tarentass. Sans ce ruban blanch?tre, qui
se d?roulait ? perte de vue, on e?t pu se croire au d?sert.
Michel Strogoff et ses compagnons se lanc?rent avec une vitesse plus
grande encore ? travers la steppe. Les chevaux, excit?s par l'iemschik
et qu'aucun obstacle ne pouvait retarder, d?voraient l'espace. Les
tarentass couraient directement sur Ichim, l? o? les deux
correspondants devaient s'arr?ter, si aucun ?v?nement ne venait
modifier leur itin?raire.
Deux cents verstes environ s?parent Novo-Saimsk de la ville d'Ichim,
et le lendemain, avant huit heures du soir, elles devaient et
pouvaient ?tre franchies, a la condition de ne pas perdre un instant.
Dans la pens?e des iemschiks, si les voyageurs n'?taient pas de grands
seigneurs ou de hauts fonctionnaires, ils ?taient dignes de l'?tre, ne
f?t-ce que par leur g?n?rosit? dans le r?glement des pourboires.
Le lendemain, 23 juillet, en effet, les deux tarentass n'?taient plus
qu'? trente verstes d'Ichim.
En ce moment, Michel Strogoff aper?ut sur la route, et ? peine visible
au milieu des volutes de poussi?re, une voiture qui pr?c?dait la
sienne. Comme ses chevaux, moins fatigu?s, couraient avec une rapidit?
plus grande, il ne devait pas tarder ? l'atteindre.
Ce n'?tait ni un tarentass, ni une t?l?gue, mais une berline de poste,
toute poudreuse, et qui devait avoir d?j? fait un long voyage. Le
postillon frappait son attelage a tour de bras et ne le maintenait au
galop qu'? force d'injures et de coups. Cette berline n'?tait
certainement pas pass?e par Novo-Saimsk, et elle n'avait d? rejoindre
la route d'Irkoutsk que par quelque route perdue de la steppe.
Michel Strogoff et ses compagnons, en voyant cette berline qui courait
sur Ichim, n'eurent qu'une m?me pens?e, la devancer et arriver avant
elle au relais, afin de s'assurer avant tout des chevaux disponibles.
Ils dirent donc un mot a leurs iemschiks, qui se trouv?rent bient?t en
ligne avec l'attelage surmen? de la berline.
Ce fut Michel Strogoff qui arriva le premier.
A ce moment, une t?te parut a la porti?re de la berline.
Michel Strogoff eut ? peine le temps de l'observer. Cependant, si vite
qu'il pass?t, il entendit tr?s-distinctement ce mot, prononc? d'une
voix imp?rieuse, qui lui fut adress?:
?Arr?tez!?
On ne s'arr?ta pas. Au contraire, et la berline fut bient?t devanc?e
par les deux tarentass.
Ce fut alors une course de vitesse, car l'attelage de la berline,
excit? sans doute par la pr?sence et l'allure des chevaux qui le
d?passaient, retrouva des forces pour se maintenir pendant quelques
minutes. Les trois voitures avaient disparu dans un nuage du
poussi?re. De ces nuages blanch?tres s'?chappaient, comme une
p?tarade, des claquements de fouet, m?l?s de cris d'excitation et
d'interjections de col?re.
N?anmoins, l'avantage resta ? Michel Strogoff et ? ses
compagnons,--avantage qui pouvait ?tre tr?s-important, si le relais
?tait peu fourni de chevaux. Deux voitures ? atteler, c'?tait
peut-?tre plus que ne pourrait faire le ma?tre de poste, du moins dans
un court d?lai.
Une demi-heure apr?s, la berline, rest?e en arri?re, n'?tait plus
qu'un point ? peine visible ? l'horizon de la steppe.
Il ?tait huit heures du soir, lorsque les deux tarentass arriv?rent au
relais de poste, ? l'entr?e d'Ichim.
Les nouvelles de l'invasion ?taient de plus en plus mauvaises. La
ville ?tait directement menac?e par l'avant-garde des colonnes
tartares, et, depuis deux jours, les autorit?s avaient d? se replier
sur Tobolsk. Ichim n'avait plus ni un fonctionnaire ni un soldat.
Michel Strogoff, arriv? au relais, demanda imm?diatement, des chevaux
pour lui.
Il avait ?t? bien avis? de devancer la berline. Trois chevaux
seulement ?taient en ?tat d'?tre imm?diatement attel?s. Les autres
rentraient fatigu?s de quelque longue ?tape.
Le ma?tre de poste donna l'ordre d'atteler.
Quant aux deux correspondants, auxquels il parut bon de s'arr?ter ?
Ichim, ils n'avaient pas ? se pr?occuper d'un moyen de transport
imm?diat, et ils firent remiser leur voiture.
Dix minutes apr?s son arriv?e au relais, Michel Strogoff fut pr?venu
que son tarentass ?tait pr?t ? partir.
?Bien,? r?pondit-il.
Puis, allant aux deux journalistes:
?Maintenant, messieurs, puisque vous restez ? Ichim, le moment est
venu de nous s?parer.
--Quoi, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, ne resterez-vous pas
m?me une heure ? Ichim?
--Non, monsieur, et je d?sire m?me avoir quitt? la maison de poste
avant l'arriv?e de cette berline que nous avons devanc?e.
--Craignez-vous donc que ce voyageur ne cherche ? vous disputer les
chevaux du relais?
--Je tiens surtout ? ?viter toute difficult?.
--Alors, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, il ne nous reste plus
qu'? vous remercier encore une fois du service que vous nous avez
rendu et du plaisir que nous avons eu ? voyager en votre compagnie.
--Il est possible, d'ailleurs, que nous nous retrouvions dans quelques
jours ? Omsk, ajouta Harry Blount.
--C'est possible, en effet, r?pondit Michel Strogoff, puisque j'y vais
directement.
--Eh bien! bon voyage, monsieur Korpanoff, dit alors Alcide Jolivet,
et Dieu vous garde des t?l?gues.?
Les deux correspondants tendaient la main ? Michel Strogoff avec
l'intention de la lui serrer le plus cordialement possible, lorsque le
bruit d'une voiture se fit entendre au dehors.
Presque aussit?t, la porte de la maison de poste s'ouvrit brusquement,
et un homme parut.
C'?tait le voyageur de la berline, un individu ? tournure militaire,
?g? d'une quarantaine d'ann?es, grand, robuste, t?te forte, ?paules
larges, ?paisses moustaches se raccordant avec ses favoris roux. Il
portait un uniforme sans insignes. Un sabre de cavalerie tra?nait ? sa
ceinture, et il tenait ? la main un fouet ? manche court.
?Des chevaux, demanda-t-il avec l'air imp?rieux d'un homme habitu? ?
commander.
--Je n'ai plus de chevaux disponibles, r?pondit le ma?tre de poste, en
s'inclinant.
--Il m'en faut ? l'instant.
--C'est impossible.
--Quels sont donc ces chevaux qui viennent d'?tre attel?s au tarentass
que j'ai vu ? la porte du relais?
--Ils appartiennent ? ce voyageur, r?pondit le ma?tre de poste en
montrant Michel Strogoff.
--Qu'on les d?telle!...? dit le voyageur d'un ton qui n'admettait pas
de r?plique.
Michel Strogoff s'avan?a alors.
?Ces chevaux sont retenus par moi, dit-il.
--Peu m'importe! Il me les faut. Allons! Vivement! Je n'ai pas de
temps ? perdre!
--Je n'ai pas de temps ? perdre non plus,? r?pondit Michel Strogoff,
qui voulait ?tre calme et se contenait non sans peine.
Nadia ?tait pr?s de lui, calme aussi, mais secr?tement inqui?te d'une
sc?ne qu'il e?t mieux valu ?viter.
?Assez!? r?p?ta le voyageur.
Puis, allant au ma?tre de poste:
?Qu'on d?telle ce tarentass, s'?cria-t-il avec un geste de menace, et
que les chevaux soient mis ? ma berline!?
Le ma?tre de poste, tr?s-embarrass?, ne savait ? qui ob?ir, et il
regardait Michel Strogoff, dont c'?tait ?videmment le droit de
r?sister aux injustes exigences du voyageur.
Michel Strogoff h?sita un instant. Il ne voulait pas faire usage de
son podaroshna, qui e?t attir? l'attention sur lui, il ne voulait pas
non plus, en c?dant les chevaux, retarder son voyage, et, cependant,
il ne voulait pas engager une lutte qui e?t pu compromettre sa
mission.
Les deux journalistes le regardaient, pr?ts d'ailleurs ? le soutenir,
s'il faisait appel ? eux.
?Mes chevaux resteront ? ma voiture,? dit Michel Strogoff, mais sans
?lever le ton plus qu'il ne convenait ? un simple marchand d'Irkoutsk.
Le voyageur s'avan?a alors vers Michel Strogoff, et lui posant
rudement la main sur l'?paule:
?C'est comme cela! dit-il d'une voix ?clatante. Tu ne veux pas me
c?der tes chevaux?
--Non, r?pondit Michel Strogoff.
--Eh bien, ils seront ? celui de nous deux qui va pouvoir repartir!
D?fends-toi, car je ne te m?nagerai pas!?
Et, en parlant ainsi, le voyageur tira vivement son sabre du fourreau
et se mit en garde.
Nadia s'?tait jet?e devant Michel Strogoff.
Harry Blount et Alcide Jolivet s'avanc?rent vers lui.
?Je ne me battrai pas, dit simplement Michel Strogoff, qui, pour mieux
se contenir, croisa ses bras sur sa poitrine.
--Tu ne te battras pas?
--Non.
--M?me apr?s ceci?? s'?cria le voyageur.
Et, avant qu'on e?t pu le retenir, le manche de son fouet frappa
l'?paule de Michel Strogoff.
A cette insulte, Michel Strogoff p?lit affreusement, Ses mains se
lev?rent toutes ouvertes, comme si elles allaient broyer ce brutal
personnage. Mais, par un supr?me effort, il parvint ? se ma?triser. Un
duel, c'?tait plus qu'un retard, c'?tait peut-?tre sa mission
manqu?e!... Mieux valait perdre quelques heures!... Oui! mais d?vorer
cet affront!
?Te battras-tu, maintenant, l?che? r?p?ta le voyageur, en ajoutant la
grossi?ret? ? la brutalit?.
--Non! r?pondit Michel Strogoff, qui ne bougea pas, mais qui regarda
le voyageur les yeux dans les yeux.
--Les chevaux, et ? l'instant!? dit alors celui-ci. Et il sortit de la
salle.
Le ma?tre de poste le suivit aussit?t, non sans avoir hauss? les
?paules, apr?s avoir examin? Michel Strogoff d'un air peu approbateur.
L'effet produit sur les journalistes par cet incident ne pouvait pas
?tre ? l'avantage de Michel Strogoff. Leur d?convenue ?tait visible.
Ce robuste jeune homme se laisser frapper ainsi et ne pas demander
raison d'une pareille insulte! Ils se content?rent donc de le saluer
et se retir?rent, Alcide Jolivet disant ? Harry Blount:
?Je n'aurais pas cru cela d'un homme qui d?coud si proprement les ours
de l'Oural! Serait-il donc vrai que le courage a ses heures et ses
formes? C'est ? n'y rien comprendre! Apr?s cela, il nous manque
peut-?tre, ? nous autres, d'avoir jamais ?t? serfs!?
Un instant apr?s, un bruit de roues et le claquement d'un fouet
indiquaient que la berline, attel?e des chevaux du tarentass, quittait
rapidement la maison de poste.
Nadia, impassible, Michel Strogoff, encore fr?missant, rest?rent seuls
dans la salle du relais.
Le courrier du czar, les bras toujours crois?s sur sa poitrine,
s'?tait assis. On e?t dit une statue. Toutefois, une rougeur, qui ne
devait pas ?tre la rougeur de la honte, avait remplac? la p?leur sur
son m?le visage.
Nadia ne doutait pas que de formidables raisons eussent pu seules
faire d?vorer ? un tel homme une telle humiliation.
Donc, allant ? lui, comme il ?tait venu ? elle ? la maison de police
de Nijni-Novgorod:
?Ta main, fr?re!? dit-elle.
Et, en m?me temps, son doigt, par un geste quasi-maternel, essuya une
larme qui allait jaillir de l'oeil de son compagnon.
CHAPITRE XIII
AU-DESSUS DE TOUT, LE DEVOIR.
Nadia avait devin? qu'un mobile secret dirigeait tous les actes de
Michel Strogoff, que celui-ci, pour quelque raison inconnue d'elle, ne
s'appartenait pas, qu'il n'avait pas le droit de disposer de sa
personne, et que, dans cette circonstance, il venait d'immoler
h?ro?quement au devoir jusqu'au ressentiment d'une mortelle injure.
Nadia ne demanda, d'ailleurs, aucune explication ? Michel Strogoff. La
main qu'elle lui avait tendue ne r?pondait-elle pas d'avance ? tout ce
qu'il e?t pu lui dire?
Michel Strogoff demeura muet pendant toute cette soir?e. Le ma?tre de
poste ne pouvant plus fournir de chevaux frais que le lendemain matin,
c'?tait une nuit enti?re ? passer au relais. Nadia dut donc en
profiter pour prendre quelque repos, et une chambre fut pr?par?e pour
elle.
La jeune fille e?t pr?f?r?, sans doute, ne pas quitter son compagnon,
mais elle sentait qu'il avait besoin d'?tre seul, et elle se disposa ?
gagner la chambre qui lui ?tait destin?e.
Cependant, au moment o? elle allait se retirer, elle ne put s'emp?cher
de lui dire adieu.
?Fr?re,...? murmura-t-elle.
Mais Michel Strogoff, d'un geste, l'arr?ta. Un soupir gonfla la
poitrine de la jeune fille, et elle quitta la salle.
Michel Strogoff ne se coucha pas. Il n'aurait pu dormir, m?me une
heure. ? cette place que le fouet du brutal voyageur avait touch?e, il
ressentait comme une br?lure.
?Pour la patrie et pour le P?re!? murmura-t-il enfin en terminant sa
pri?re du soir.
Toutefois, il ?prouva alors un insurmontable besoin de savoir quel
?tait cet homme qui l'avait frapp?, d'o? il venait, o? il allait.
Quant ? sa figure, les traits en ?taient si bien grav?s dans sa
m?moire, qu'il ne pouvait craindre de les oublier jamais.
Michel Strogoff fit demander le ma?tre de poste.
Celui-ci, un Sib?rien de vieille roche, vint aussit?t, et, regardant
le jeune homme d'un peu haut, il attendit d'?tre interrog?.
?Tu es du pays? lui demanda Michel Strogoff.
--Oui.
--Connais-tu cet homme qui a pris mes chevaux?
--Non.
--Tu ne l'as jamais vu?
--Jamais!
--Qui crois-tu que soit cet homme?
--Un seigneur qui sait se faire ob?ir!?
Le regard de Michel Strogoff entra comme un poignard dans le coeur du
Sib?rien, mais la paupi?re du ma?tre de poste ne se baissa pas.
?Tu te permets de me juger! s'?cria Michel Strogoff.
--Oui, r?pondit le Sib?rien, car il est des choses qu'un simple
marchand lui-m?me ne re?oit pas sans les rendre!
--Les coups de fouet?
--Les coups de fouet, jeune homme! Je suis d'?ge et de force ? te le
dire!?
Michel Strogoff s'approcha du ma?tre de poste et lui posa ses deux
puissantes mains sur les ?paules.
Puis, d'une voix singuli?rement calme:
?Va-t'en, mon ami, lui dit-il, va-t'en! Je te tuerais!?
Le ma?tre de poste, cette fois, avait compris.
?Je l'aime mieux comme ?a,? murmura-t-il.
Et il se retira sans ajouter un mot.
Le lendemain, 24 juillet, ? huit heures du matin, le tarentass ?tait
attel? de trois vigoureux chevaux. Michel Strogoff et Nadia y prirent
place, et Ichim, dont tous les deux devaient garder un si terrible
souvenir, eut bient?t disparu derri?re un coude de la route.
Aux divers relais o? il s'arr?ta pendant cette journ?e, Michel
Strogoff put constater que la berline le pr?c?dait toujours sur la
route d'Irkoutsk, et que le voyageur, aussi press? que lui, ne perdait
pas un instant en traversant la steppe.
? quatre heures du soir, soixante-quinze verstes plus loin, ? la
station d'Abatskaia, la rivi?re d'Ichim, l'un des principaux affluents
de l'Irtyche, dut ?tre franchie.
Ce passage fut un peu plus difficile que celui du Tobol. En effet, le
courant de l'Ichim ?tait assez rapide en cet endroit. Pendant l'hiver
sib?rien, tous ces cours d'eau de la steppe, gel?s sur une ?paisseur
de plusieurs pieds, sont ais?ment praticables, et le voyageur les
traverse m?me sans s'en apercevoir, car leur lit a disparu sous
l'immense nappe blanche qui recouvre uniform?ment la steppe, mais, en
?t?, les difficult?s peuvent ?tre grandes ? les franchir.
En effet, deux heures furent employ?es au passage de l'Ichim,--ce qui
exasp?ra Michel Strogoff, d'autant plus que les bateliers lui
donn?rent d'inqui?tantes nouvelles de l'invasion tartare.
Voici ce qui se disait:
Quelques ?claireurs de F?ofar-Khan auraient d?j? paru sur les deux
rives de l'Ichim inf?rieur, dans les contr?es m?ridionales du
gouvernement de Tobolsk. Omsk ?tait tr?s-menac?. On parlait d'un
engagement qui avait eu lieu entre les troupes sib?riennes et tartares
sur la fronti?re des grandes hordes kirghises,--engagement qui
n'avait pas ?t? ? l'avantage des Russes, trop faibles sur ce point. De
l?, repliement de ces troupes, et, par suite, ?migration g?n?rale des
paysans de la province. On racontait d'horribles atrocit?s commises
par les envahisseurs, pillage, vol, incendie, meurtres. C'?tait le
syst?me de la guerre ? la tartare. On fuyait donc de tous c?t?s
l'avant-garde de F?ofar-Khan. Aussi, devant ce d?peuplement des bourgs
et des hameaux, la plus grande crainte de Michel Strogoff ?tait-elle
que les moyens de transport ne vinssent ? lui manquer. Il avait donc
une h?te extr?me d'arriver ? Omsk. Peut-?tre, au sortir de cette
ville, pourrait-il prendre l'avance sur les d?lateurs tartares qui
descendaient la vall?e de l'Irtyche, et retrouver la route libre
jusqu'? Irkoutsk.
C'est ? cet endroit m?me, o? le tarentass venait de franchir le
fleuve, que se termine ce qu'on appelle en langage militaire la
?cha?ne d'Ichim?, cha?ne de tours ou de fortins en bois, qui s'?tend
depuis la fronti?re sud de la Sib?rie sur un espace de quatre cents
verstes environ (427 kilom?tres). Autrefois, ces fortins ?taient
occup?s par des d?tachements de Cosaques, et ils prot?geaient la
contr?e aussi bien contre les Kirghis que contre les Tartares. Mais,
abandonn?s, depuis que le gouvernement moscovite croyait ces hordes
r?duites ? une soumission absolue, ils ne pouvaient plus servir,
pr?cis?ment alors qu'ils auraient ?t? si utiles. La plupart de ces
fortins venaient d'?tre r?duits en cendres, et quelques fum?es que les
bateliers montr?rent ? Michel Strogoff, tourbillonnant au-dessus de
l'horizon m?ridional, t?moignaient de l'approche de l'avant-garde
tartare.
D?s que le bac eut d?pos? le tarentass et son attelage sur la rive
droite de l'Ichim, la route de la steppe fut reprise ? toute vitesse.
Il ?tait sept heures du soir. Le temps ?tait tr?s-couvert. Aussi, ?
plusieurs reprises, tomba-t-il une pluie d'orage, qui eut pour
r?sultat d'abattre la poussi?re et de rendre les chemins meilleurs.
Michel Strogoff, depuis le relais d'Ichim, ?tait demeur? taciturne.
Cependant il ?tait toujours attentif ? pr?server Nadia des fatigues de
cette course sans tr?ve ni repos, mais la jeune fille ne se plaignait
pas. Elle e?t voulu donner des ailes aux chevaux du tarentass. Quelque
chose lui criait que son compagnon avait plus de h?te encore
qu'elle-m?me d'arriver ? Irkoutsk, et combien de verstes les en
s?paraient encore!
Il lui vint aussi ? la pens?e que si Omsk ?tait envahie par les
Tartares, la m?re de Michel Strogoff, qui habitait cette ville,
courrait des dangers dont son fils devait extr?mement s'inqui?ter, et
que cela suffisait ? expliquer son impatience d'arriver pr?s d'elle.
Nadia crut donc, ? un certain moment, devoir lui parler de la vieille
Marfa, de l'isolement o? elle pourrait se trouver au milieu de ces
graves ?v?nements.
?Tu n'as re?u aucune nouvelle de ta m?re depuis le d?but de
l'invasion? lui demanda-t-elle.
--Aucune, Nadia. La derni?re lettre que ma m?re m'a ?crite date d?j?
de deux mois, mais elle m'apportait de bonnes nouvelles. Marfa est une
femme ?nergique, une vaillante Sib?rienne. Malgr? son ?ge, elle a
conserv? toute sa force morale. Elle sait souffrir.
--J'irai la voir, fr?re, dit Nadia vivement. Puisque tu me donnes ce
nom de soeur, je suis la fille de Marfa!?
Et, comme Michel Strogoff ne r?pondait pas: ?Peut-?tre, ajouta-t-elle,
ta m?re a-t-elle pu quitter Omsk?
--Cela est possible, Nadia, r?pondit Michel Strogoff, et m?me j'esp?re
qu'elle aura gagn? Tobolsk. La vieille Marfa a la haine du Tartare.
Elle conna?t la steppe, elle n'a pas peur, et je souhaite qu'elle ait
pris son b?ton et redescendu les rives de l'Irtyche. Il n'y a pas un
endroit de la province qui ne soit connu d'elle. Combien de fois
a-t-elle parcouru tout le pays avec le vieux p?re, et combien de fois,
moi-m?me enfant, les ai-je suivis dans leurs courses ? travers le
d?sert sib?rien! Oui, Nadia, j'esp?re que ma m?re aura quitt? Omsk!
--Et quand la verras-tu?
--Je la verrai... au retour.
--Cependant, si ta m?re est ? Omsk, tu prendras bien une heure pour
aller l'embrasser?
--Je n'irai pas l'embrasser!
--Tu ne la verras pas?
--Non, Nadia...! r?pondit Michel Strogoff, dont la poitrine se
gonflait et qui comprenait qu'il ne pourrait continuer de r?pondre aux
questions de la jeune fille.
--Tu dis: non! Ah! fr?re, pour quelles raisons, si ta m?re est ? Omsk,
peux-tu refuser de la voir?
--Pour quelles raisons, Nadia! Tu me demandes pour quelles raisons!
s'?cria Michel Strogoff d'une voix si profond?ment alt?r?e que la
jeune fille en tressaillit. Mais pour les raisons qui m'ont fait
patient jusqu'? la l?chet? avec le mis?rable dont...?
Il ne put achever sa phrase.
?Calme-toi, fr?re, dit Nadia de sa voix la plus douce. Je ne sais
qu'une chose, ou plut?t je ne la sais pas, je la sens! C'est qu'un
sentiment domine maintenant toute ta conduite: celui d'un devoir plus
sacr?, s'il en peut ?tre un, que celui qui lie le fils ? la m?re!?
Nadia se tut, et, de ce moment, elle ?vita tout sujet de conversation
qui p?t se rapporter ? la situation particuli?re de Michel Strogoff.
Il y avait l? quelque secret ? respecter. Elle le respecta.
Le lendemain, 25 juillet, ? trois heures du matin, le tarentass
arrivait au relais de poste de Tioukalinsk, apr?s avoir franchi une
distance de cent vingt verstes depuis le passage de l'Ichim.
On relaya rapidement. Cependant, et pour la premi?re fois, l'iemschik
fit quelques difficult?s pour partir, affirmant que des d?tachements
tartares battaient la steppe, et que voyageurs, chevaux et voitures
seraient de bonne prise pour ces pillards.
Michel Strogoff ne triompha du mauvais vouloir de l'iemschik qu'? prix
d'argent, car, en cette circonstance comme en plusieurs autres, il ne
voulut pas faire usage de son podaroshna. Le dernier ukase, transmis
par le fil t?l?graphique, ?tait connu dans les provinces sib?riennes,
et un Russe, par cela m?me qu'il ?tait sp?cialement dispens? d'ob?ir ?
ses prescriptions, se f?t certainement signal? ? l'attention
publique,--ce que le courrier du czar devait par-dessus tout ?viter.
Quant aux h?sitations de l'iemschik, peut-?tre le dr?le sp?culait-il
sur l'impatience du voyageur? Peut-?tre aussi avait-il r?ellement
raison de craindre quelque mauvaise aventure?
Enfin, le tarentass partit, et fit si bien diligence qu'? trois heures
du soir, quatre-vingts verstes plus loin, il atteignait Koulatsinsko?.
Puis, une heure apr?s, il se trouvait sur les bords de l'Irtyche. Omsk
n'?tait plus qu'? une vingtaine de verstes.
C'est un large fleuve que l'Irtyche, et l'une des principales art?res
sib?riennes qui roulent leurs eaux vers le nord de l'Asie. N? sur les
monts Alta?, il se dirige obliquement du sud-est au nord-ouest et va
se jeter dans l'Obi, apr?s un parcours de pr?s de sept mille verstes.
A cette ?poque de l'ann?e, qui est celle de la crue des rivi?res de
tout le bassin sib?rien, le niveau des eaux de l'Irtyche ?tait
excessivement ?lev?. Par suite, le courant, violemment ?tabli, presque
torrentiel, rendait assez difficile le passage du fleuve. Un nageur,
si bon qu'il f?t, n'aurait pu le franchir, et, m?me au moyen d'un bac,
cette travers?e de l'Irtyche n'?tait pas sans offrir quelque danger.
Mais ces dangers, comme tous autres, ne pouvaient arr?ter, m?me un
instant, Michel Strogoff et Nadia, d?cid?s ? les braver, quels qu'ils
fussent.
Cependant, Michel Strogoff proposa ? sa jeune compagne d'op?rer
d'abord lui-m?me le passage du fleuve, en s'embarquant dans le bac
charg? du tarentass et de l'attelage, car il craignait que le poids de
ce chargement ne rendit le bac moins s?r. Apr?s avoir d?pos? chevaux
et voiture sur l'autre rive, il reviendrait prendre Nadia.
Nadia refusa. C'e?t ?t? un retard d'une heure, et elle ne voulait pas,
pour sa seule s?ret?, ?tre la cause d'un retard.
L'embarquement se fit non sans peine, car les berges ?taient en partie
inond?es, et le bac ne pouvait pas les accoster d'assez pr?s.
Toutefois, apr?s une demi-heure d'efforts, le batelier eut install?
dans le bac le tarentass et les trois chevaux. Michel Strogoff, Nadia
et l'iemschik s'y embarqu?rent alors, et l'on d?borda.
Pendant les premi?res minutes, tout alla bien. Le courant de
l'Irtyche, bris? en amont par une longue pointe de la rive, formait un
remous que le bac traversa facilement. Les deux bateliers poussaient
avec de longues gaffes qu'ils maniaient tr?s-adroitement; mais, ?
mesure qu'ils gagnaient le large, le fond du lit du fleuve
s'abaissant, il ne leur resta bient?t presque plus de bout pour y
appuyer leur ?paule. L'extr?mit? des gaffes ne d?passait pas d'un pied
la surface des eaux,--ce qui en rendait l'emploi p?nible et
insuffisant.
Michel Strogoff et Nadia, assis ? l'arri?re du bac, et toujours port?s
? craindre quelque retard, observaient avec une certaine inqui?tude la
manoeuvre des bateliers.
?Attention!? cria l'un d'eux ? son camarade.
Ce cri ?tait motiv? par la nouvelle direction que venait de prendre le
bac avec une extr?me vitesse. Il subissait alors l'action directe du
courant et descendait rapidement le fleuve. Il s'agissait donc, en
employant utilement les gaffes, de le mettre en situation de biaiser
avec le fil des eaux. C'est pourquoi, en appuyant le bout de leurs
gaffes dans une suite d'entailles m?nag?es au-dessous du plat-bord,
les bateliers parvinrent-ils ? faire obliquer le bac, et il gagna peu
? peu vers la rive droite.
On pouvait certainement calculer qu'il l'atteindrait ? cinq ou six
verstes en aval du point d'embarquement, mais il n'importait apr?s
tout, si b?tes et gens d?barquaient sans accident.
Les deux bateliers, hommes vigoureux, stimul?s en outre par la
promesse d'un haut p?age, ne doutaient pas d'ailleurs de mener ? bien
cette difficile travers?e de l'Irtyche.
Mais ils comptaient sans un incident qu'ils ?taient impuissants ?
pr?venir, et ni leur z?le ni leur habilet? n'auraient rien pu faire en
cette circonstance.
Le bac se trouvait engag? dans le milieu du courant, ? ?gale distance
environ des deux rives, et il descendait avec une vitesse de deux
verstes ? l'heure, lorsque Michel Strogoff, se levant, regarda
attentivement en amont du fleuve.
Il aper?ut alors plusieurs barques que le courant emportait avec une
grande rapidit?, car ? l'action de l'eau se joignait celle des avirons
dont elles ?taient arm?es.
La figure de Michel Strogoff se contracta tout ? coup, et une
exclamation lui ?chappa.
?Qu'y a-t-il?? demanda la jeune fille.
Mais avant que Michel Strogoff e?t eu le temps de lui r?pondre, un des
bateliers s'?criait avec l'accent de l'?pouvante:
?Les Tartares! les Tartares!?
C'?taient, en effet, des barques, charg?es de soldats, qui
descendaient rapidement l'Irtyche, et, avant quelques minutes, elles
devaient avoir atteint le bac, trop pesamment encombr? pour fuir
devant elles.
Les bateliers, terrifi?s par cette apparition, pouss?rent des cris de
d?sespoir et abandonn?rent leurs gaffes.
?Du courage, mes amis! s'?cria Michel Strogoff, du courage! Cinquante
roubles pour vous si nous atteignons la rive droite avant l'arriv?e de
ces barques!?
Les bateliers, ranim?s par ces paroles, reprirent la manoeuvre et
continu?rent ? biaiser avec le courant, mais il fut bient?t ?vident
qu'ils ne pourraient ?viter l'abordage des Tartares.
Ceux-ci passeraient-ils sans les inqui?ter? c'?tait peu probable! On
devait tout craindre, au contraire, de ces pillards!
?N'aie pas peur, Nadia, dit Michel Strogoff, mais sois pr?te ? tout!
--Je suis pr?te, r?pondit Nadia.
--M?me ? te jeter dans le fleuve, quand je te le dirai?
--Quand tu me le diras.
--Aie confiance en moi, Nadia.
--J'ai confiance!?
Les barques tartares n'?taient plus qu'? une distance de cent pieds.
Elles portaient un d?tachement de soldats boukhariens, qui allaient
tenter une reconnaissance sur Omsk.
Le bac se trouvait encore ? deux longueurs de la rive. Les bateliers
redoubl?rent d'efforts. Michel Strogoff se joignit ? eux et saisit une
gaffe, qu'il manoeuvra avec une force surhumaine. S'il pouvait
d?barquer le tarentass et l'enlever au galop de l'attelage, il avait
quelques chances d'?chapper ? ces Tartares, qui n'?taient pas mont?s.
Mais tant d'efforts devaient ?tre inutiles!
?Saryn na kitchou!? cri?rent les soldats de la premi?re barque.
Michel Strogoff reconnut ce cri de guerre des pirates tartares, auquel
on ne devait r?pondre qu'en se couchant ? plat ventre.
Et comme ni les bateliers ni lui n'ob?irent ? cette injonction, une
violente d?charge eut lieu, et deux des chevaux furent atteints
mortellement.
En ce moment, un choc se produisit... Les barques avaient abord? le
bac par le travers.
?Viens, Nadia!? s'?cria Michel Strogoff, pr?t ? se jeter par-dessus le
bord.
La jeune fille allait le suivre, quand Michel Strogoff, frapp? d'un
coup de lance, fut pr?cipit? dans le fleuve. Le courant l'entra?na, sa
main s'agita un instant au-dessus des eaux, et il disparut.
Nadia avait pouss? un cri, mais, avant qu'elle e?t le temps de se
jeter ? la suite de Michel Strogoff, elle ?tait saisie, enlev?e, et
d?pos?e dans une des barques.
Un instant apr?s, les bateliers avaient ?t? tu?s ? coups de lance, et
le bac d?rivait ? l'aventure, pendant que les Tartares continuaient ?
descendre le cours de l'Irtyche.
CHAPITRE XIV
M?RE ET FILS.
Omsk est la capitale officielle de la Sib?rie occidentale. Ce n'est
pas la ville la plus importante du gouvernement de ce nom, puisque
Tomsk est plus peupl?e et plus consid?rable, mais c'est ? Omsk que
r?side le gouverneur g?n?ral de cette premi?re moiti? de la Russie
asiatique.
Omsk, ? proprement parler, se compose de deux villes distinctes, l'une
qui est uniquement habit?e par les autorit?s et les fonctionnaires,
l'autre o? demeurent plus sp?cialement les marchands sib?riens, bien
qu'elle soit peu commer?ante cependant.
Cette ville compte environ douze ? treize mille habitants. Elle est
d?fendue par une enceinte flanqu?e de bastions, mais ces
fortifications sont en terre, et elles ne pouvaient la prot?ger que
tr?s-insuffisamment. Aussi les Tartares, qui le savaient bien,
tent?rent-ils ? cette ?poque de l'enlever de vive force, et ils y
r?ussirent apr?s quelques jours d'investissement.
La garnison d'Omsk, r?duite ? deux mille hommes, avait vaillamment
r?sist?. Mais, accabl?e par les troupes de l'?mir, repouss?e peu ? peu
de la ville marchande, elle avait d? se r?fugier dans la ville haute.
C'est la que le gouverneur g?n?ral, ses officiers, ses soldats
s'?taient retranch?s. Ils avaient fait du haut quartier d'Omsk une
sorte de citadelle, apr?s en avoir cr?nel? les maisons et les ?glises,
et, jusqu'alors, ils tenaient bon dans cette sorte de kreml improvis?,
sans grand espoir d'?tre secourus ? temps. En effet, les troupes
tartares, qui descendaient le cours de l'Irtyche, recevaient chaque
jour de nouveaux renforts, et, circonstance plus grave, elles ?taient
alors dirig?es par un officier, tra?tre ? son pays, mais homme de
grand m?rite et d'une audace ? toute ?preuve.
C'?tait le colonel Ivan Ogareff.
Ivan Ogareff, terrible comme un de ces chefs tartares qu'il poussait
en avant, ?tait un militaire instruit. qui ?tait d'origine asiatique,
il aimait la ruse, il se plaisait ? imaginer des emb?ches, et ne
r?pugnait ? aucun moyen lorsqu'il voulait surprendre quelque secret ou
tendre quelque pi?ge. Fourbe par nature, il avait volontiers recours
aux plus vils d?guisements, se faisant mendiant ? l'occasion,
excellant ? prendre toutes les formes et toutes les allures. De plus,
il ?tait cruel, et il se f?t fait bourreau au besoin. F?ofar-Khan
avait en lui un lieutenant digne de le seconder dans cette guerre
sauvage.
Or, quand Michel Strogoff arriva sur les bords de l'Irtyche, Ivan
Ogareff ?tait d?j? ma?tre d'Omsk, et il pressait d'autant plus le
si?ge du haut quartier de la ville, qu'il avait h?te de rejoindre
Tomsk, o? le gros de l'arm?e tartare venait de se concentrer.
Tomsk, en effet, avait ?t? prise par F?ofar-Khan depuis quelques
jours, et c'est de l? que les envahisseurs, ma?tres de la Sib?rie
centrale, devaient marcher sur Irkoutsk.
Irkoutsk ?tait le v?ritable objectif d'Ivan Ogareff.
Le plan de ce tra?tre ?tait de se faire agr?er du grand-duc sous un
faux nom, de capter sa confiance, et, l'heure venue, de livrer aux
Tartares la ville et le grand-duc lui-m?me.
Avec une telle ville et un tel otage, toute la Sib?rie asiatique
devait tomber aux mains des envahisseurs.
Or, on le suit, ce complot ?tait connu du czar, et c'?tait pour le
d?jouer qu'avait ?t? confi?e ? Michel Strogoff l'importante missive
dont il ?tait porteur. De l? aussi, les instructions les plus s?v?res
qui avaient ?t? donn?es au jeune courrier, de passer incognito ?
travers la contr?e envahie.
Cette mission, il l'avait fid?lement ex?cut?e jusqu'ici, mais,
maintenant, pourrait-il en poursuivre l'accomplissement?
Le coup qui avait frapp? Michel Strogoff n'?tait pas mortel. En
nageant de mani?re ? ?viter d'?tre vu, il avait atteint la rive
droite, o? il tomba ?vanoui entre les roseaux.
Quand il revint ? lui, il se trouva dans la cabane d'un moujik qui
l'avait recueilli et soign?, et auquel il devait d'?tre encore vivant.
Depuis combien de temps ?tait-il l'h?te de ce brave Sib?rien? il n'e?t
pu le dire. Mais, lorsqu'il rouvrit les yeux, il vit une bonne figure
barbue, pench?e sur lui, qui le regardait d'un oeil compatissant. Il
allait demander o? il ?tait, lorsque le moujik, le pr?venant, lui dit:
?Ne parle pas, petit p?re, ne parle pas! Tu es encore trop faible. Je
vais te dire o? tu es et tout ce qui s'est pass? depuis que je t'ai
rapport? dans ma cabane.?
Et le moujik raconta ? Michel Strogoff les divers incidents de la
lutte dont il avait ?t? t?moin, l'attaque du bac par les barques
tartares, le pillage du tarentass, le massacre des bateliers!...
Mais Michel Strogoff ne l'?coutait plus, et, portant la main ? son
v?tement, il sentit la lettre imp?riale, toujours serr?e sur sa
poitrine.
Il respira, mais ce n'?tait pas tout.
?Une jeune fille m'accompagnait! dit-il.
--Ils ne l'ont pas tu?e! r?pondit le moujik, allant au-devant de
l'inqui?tude qu'il lisait dans les yeux de son h?te. Ils l'ont emmen?e
dans leur barque, et ils ont continu? de descendre l'Irtyche! C'est
une prisonni?re de plus ? joindre ? tant d'autres que l'on conduit ?
Tomsk!?
Michel Strogoff ne put r?pondre. Il mit la main sur son coeur pour en
comprimer les battements.
Mais, malgr? tant d'?preuves, le sentiment du devoir dominait son ?me
tout enti?re.
?O? suis-je? demanda-t-il.
--Sur la rive droite de l'Irtyche, et seulement ? cinq verstes d'Omsk,
r?pondit le moujik.
--Quelle blessure ai-je donc re?ue, qui ait pu me foudroyer ainsi? Ce
n'est pas un coup de feu?
--Non, un coup de lance ? la t?te, cicatris? maintenant, r?pondit le
moujik. Apr?s quelques jours de repos, petit p?re, tu pourras
continuer ta route. Tu es tomb? dans le fleuve, mais les Tartares ne
l'ont ni touch? ni fouill?, et ta bourse est toujours dans ta poche.?
Michel Strogoff tendit la main au moujik. Puis, se redressant par un
subit effort:
?Ami, dit-il, depuis combien de temps suis-je dans ta cabane?
--Depuis trois jours.
--Trois jours perdus!
--Trois jours pendant lesquels tu as ?t? sans connaissance!
--As-tu un cheval ? me vendre?
--Tu veux partir?
--A l'instant.
--Je n'ai ni cheval ni voiture, petit p?re! O? les Tartares ont pass?,
il ne reste plus rien!
--Eh bien, j'irai a pied ? Omsk chercher un cheval...
--Quelques heures de repos encore, et tu seras mieux en ?tat de
continuer ton voyage!
--Pas une heure!
--Viens donc! r?pondit le moujik, comprenant qu'il n'y avait pas ?
lutter contre la volont? de son h?te. Je te conduirai moi-m?me,
ajouta-t-il. D'ailleurs, les Russes sont encore en grand nombre ?
Omsk, et tu pourras peut-?tre passer inaper?u.
--Ami, r?pondit Michel Strogoff, que le ciel te r?compense de tout ce
que tu as fait pour moi!
--Une r?compense! Les fous seuls en attendent sur la terre,? r?pondit
le moujik.
Michel Strogoff sortit de la cabane. Lorsqu'il voulut marcher, il fut
pris d'un ?blouissement tel que, sans le secours du moujik, il serait
tomb?, mais le grand air le remit promptement. Il ressentit alors le
coup qui lui avait ?t? port? ? la t?te, et dont son bonnet de fourrure
avait heureusement amorti la violence. Avec l'?nergie qu'on lui
conna?t, il n'?tait pas homme ? se laisser abattre pour si peu. Un
seul but se dressait devant ses yeux, c'?tait cette lointaine Irkoutsk
qu'il lui fallait atteindre! Mais il lui fallait traverser Omsk sans
s'y arr?ter.
?Dieu prot?ge ma m?re et Nadia! murmura-t-il. Je n'ai pas encore le
droit de penser ? elles!?
Michel Strogoff et le moujik arriv?rent bient?t au quartier marchand
de la ville basse, et, bien qu'elle f?t occup?e militairement, ils y
entr?rent sans difficult?. L'enceinte de terre avait ?t? d?truite en
maint endroit, et c'?taient autant de br?ches par lesquelles
p?n?traient ces maraudeurs qui suivaient les arm?es de F?ofar-Khan.
A l'int?rieur d'Omsk, dans les rues, sur les places, fourmillaient les
soldats tartares, mais on pouvait remarquer qu'une main de fer leur
imposait une discipline ? laquelle ils ?taient peu accoutum?s. En
effet, ils ne marchaient point isol?ment, mais par groupes arm?s, en
mesure de se d?fendre contre toute agression.
Sur la grande place, transform?e en camp que gardaient de nombreuses
sentinelles, deux mille Tartares bivouaquaient en bon ordre, Les
chevaux, attach?s ? des piquets, mais toujours harnach?s, ?taient
pr?ts ? partir au premier ordre. Omsk ne pouvait ?tre qu'une halte
provisoire pour cette cavalerie tartare, qui devait lui pr?f?rer les
riches plaines de la Sib?rie orientale, l? o? les villes sont plus
opulentes, les campagnes plus fertiles, et, par cons?quent, le pillage
plus fructueux.
Au-dessus de la ville marchande s'?tageait le haut quartier, qu'Ivan
Ogareff, malgr? plusieurs assauts vigoureusement donn?s, mais
bravement repouss?s, n'avait encore pu r?duire. Sur ses murailles
cr?nel?es flottait le drapeau national aux couleurs de la Russie.
Ce ne fut pas sans un l?gitime orgueil que Michel Strogoff et son
guide le salu?rent de leurs voeux.
Michel Strogoff connaissait parfaitement la ville d'Omsk, et, tout en
suivant son guide, il ?vita les rues trop fr?quent?es. Ce n'?tait pas
qu'il p?t craindre d'?tre reconnu. Dans cette ville, sa vieille m?re
aurait seule pu l'appeler de son vrai nom, mais il avait jur? de ne
pas la voir, et il ne la verrait pas. D'ailleurs,--il le souhaitait de
tout coeur,--peut-?tre avait-elle fui dans quelque portion tranquille
de la steppe.
Le moujik, tr?s-heureusement, connaissait un ma?tre de poste qui, en
le payant bien, ne refuserait pas, suivant lui, soit de louer, soit de
vendre voiture ou chevaux. Resterait la difficult? de quitter la
ville, mais les br?ches, pratiqu?es ? l'enceinte, devaient faciliter
la sortie de Michel Strogoff.
Le moujik conduisait donc son h?te directement au relais, lorsque,
dans une rue ?troite, Michel Strogoff s'arr?ta soudain et se rejeta
derri?re un pan de mur.
?Qu'as-tu? lui demanda vivement le moujik, tr?s-?tonn? de ce brusque
mouvement.
--Silence,? se h?ta de r?pondre Michel Strogoff, en mettant un doigt
sur ses l?vres.
En ce moment, un d?tachement de Tartares d?bouchait de la place
principale et prenait la rue que Michel Strogoff et son compagnon
venaient de suivre pendant quelques instants.
En t?te du d?tachement, compos? d'une vingtaine de cavaliers, marchait
un officier v?tu d'un uniforme tr?s-simple. Bien que ses regards se
portassent rapidement de c?t? et d'autre, il ne pouvait avoir vu
Michel Strogoff, qui avait pr?cipitamment op?r? sa retraite.
Le d?tachement allait au grand trot dans cette rue ?troite. Ni
l'officier, ni son escorte ne prenaient garde aux habitants. Ces
malheureux avaient ? peine le temps de se ranger ? leur passage. Aussi
y eut-il quelques cris ? demi ?touff?s, auxquels r?pondirent
imm?diatement des coups de lance, et la rue fut d?gag?e en un instant.
Quand l'escorte eut disparu:
?Quel est cet officier?? demanda Michel Strogoff en se retournant vers
le moujik.
Et, pendant qu'il faisait cette question, son visage ?tait p?le comme
celui d'un mort.
?C'est Ivan Ogareff, r?pondit le Sib?rien, mais d'une voix basse qui
respirait la haine.
--Lui!? s'?cria Michel Strogoff, auquel ce mot ?chappa avec un accent
de rage qu'il ne put ma?triser.
Il venait de reconna?tre dans cet officier le voyageur qui l'avait
frapp? au relais d'Ichim!
Et, f?t-ce une illumination de son esprit, ce voyageur, bien qu'il
n'e?t fait que l'entrevoir, lui rappela en m?me temps le vieux
tsigane, dont il avait surpris les paroles au march? de
Nijni-Novgorod.
Michel Strogoff ne se trompait pas. Ces deux hommes n'en faisaient
qu'un. C'?tait sous le v?tement d'un tsigane, m?l? ? la troupe de
Sangarre, qu'Ivan Ogareff avait pu quitter la province de
Nijni-Novgorod, o? il ?tait all? chercher, parmi les ?trangers si
nombreux que la foire avait amen?s de l'Asie centrale, les affid?s
qu'il voulait associer ? l'accomplissement de son oeuvre maudite.
Sangarre et ses tsiganes, v?ritables espions ? sa solde, lui ?taient
absolument d?vou?s. C'?tait lui qui, pendant la nuit, sur le champ de
foire, avait prononc? cette phrase singuli?re dont Michel Strogoff
pouvait maintenant comprendre le sens, c'?tait lui qui voyageait ?
bord du Caucase avec toute la bande boh?mienne, c'?tait lui qui, par
cette autre route de Kazan ? Ichim ? travers l'Oural, avait gagn?
Omsk, o? maintenant il commandait en ma?tre.
Il y avait ? peine trois jours qu'Ivan Ogareff ?tait arriv? ? Omsk,
et, sans leur funeste rencontre ? Ichim, sans l'?v?nement qui venait
de le retenir trois jours sur les bords de l'Irtyche, Michel Strogoff
l'e?t ?videmment devanc? sur la route d'Irkoutsk!
Et qui sait combien de malheurs eussent ?t? ?vit?s dans l'avenir!
En tout cas, et plus que jamais, Michel Strogoff devait fuir Ivan
Ogareff et faire en sorte de ne point en ?tre vu. Lorsque le moment
serait venu de se rencontrer avec lui face ? face, il saurait le
retrouver,--fut-il ma?tre de la Sib?rie toute enti?re!
Le moujik et lui reprirent donc leur course ? travers la ville, et ils
arriv?rent ? la maison de poste. Quitter Omsk par une des br?ches de
l'enceinte ne serait pas difficile, la nuit venue. Quant ? racheter
une voiture pour remplacer le tarentass, ce fut impossible. Il n'y en
avait ni ? louer ni ? vendre. Mais quel besoin Michel Strogoff
avait-il d'une voiture maintenant? N'?tait-il pas seul, h?las! ?
voyager? Un cheval devait lui suffire, et, tr?s-heureusement, ce
cheval, il put se le procurer. C'?tait un animal de fond, apte ?
supporter de longues fatigues, et dont Michel Strogoff, habile
cavalier, pourrait tirer un bon parti.
Le cheval fut pay? un haut prix, et, quelques minutes plus tard, il
?tait pr?t ? partir.
Il ?tait alors quatre heures du soir.
Michel Strogoff, oblig? d'attendre la nuit pour franchir l'enceinte,
mais ne voulant pas se montrer dans les rues d'Omsk, resta dans la
maison de poste, et, l?, il se fit servir quelque nourriture.
Il y avait grande affluence dans la salle commune. Ainsi que cela se
passait dans les gares russes, les habitants, tr?s-anxieux, venaient y
chercher des nouvelles. On parlait de l'arriv?e prochaine d'un corps
de troupes moscovites, non pas ? Omsk, mais ? Tomsk,--corps destin? ?
reprendre cette ville sur les Tartares de F?ofar-Khan.
Michel Strogoff pr?tait une oreille attentive ? tout ce qui se disait,
mais il ne se m?lait point aux conversations.
Tout ? coup, un cri le fit tressaillir, un cri qui le p?n?tra jusqu'au
fond de l'?me, et ces deux mots furent pour ainsi dire jet?s ? son
oreille:
?Mon fils!
Sa m?re, la vieille Marfa, ?tait devant lui! Elle lui souriait, toute
tremblante! Elle lui tendait les bras!...
Michel Strogoff se leva. Il allait s'?lancer...
La pens?e du devoir, le danger s?rieux qu'il y avait pour sa m?re et
pour lui dans cette regrettable rencontre, l'arr?t?rent soudain, et
tel fut son empire sur lui-m?me, que pas un muscle de sa figure ne
remua.
Vingt personnes ?taient r?unies dans la salle commune. Parmi elles, il
y avait peut-?tre des espions, et ne savait-on pas dans la ville que
le fils de Maria Strogoff appartenait au corps des courriers du czar?
Michel Strogoff ne bougea pas.
?Michel! s'?cria sa m?re.
--Qui ?tes-vous, ma brave dame? demanda Michel Strogoff, balbutiant
ces mots plut?t qu'il ne les pronon?a.
--Qui je suis? tu le demandes! Mon enfant, est-ce que tu ne reconnais
plus ta m?re?
--Vous vous trompez!... r?pondit froidement Michel Strogoff. Une
ressemblance vous abuse...?
La vieille Marfa alla droit ? lui, et l?, les yeux dans les yeux:
?Tu n'es pas le fils de Pierre et de Marfa Strogoff?? dit-elle.
Michel Strogoff aurait donn? sa vie pour pouvoir serrer librement sa
m?re dans ses bras!... mais s'il c?dait, c'en ?tait fait de lui,
d'elle, de sa mission, de son serment!... Se dominant tout entier, il
ferma les yeux pour ne pas voir les inexprimables angoisses qui
contractaient le visage v?n?r? de sa m?re, il retira ses mains pour ne
pas ?treindre les mains fr?missantes qui le cherchaient.
?Je ne sais, en v?rit?, ce que vous voulez dire, ma bonne femme,
r?pondit-il en reculant de quelques pas.
--Michel! cria encore la vieille m?re.
--Je ne me nomme pas Michel! Je n'ai jamais ?t? votre fils! Je suis
Nicolas Korpanoff, marchand ? Irkoutsk!...?
Et, brusquement, il quitta la salle commune, pendant que ces mots
retentissaient une derni?re fois: ?Mon fils! mon fils!?
Michel Strogoff, ? bout d'efforts, ?tait parti. Il ne vit pas sa
vieille m?re, qui ?tait retomb?e presque inanim?e sur un banc. Mais,
au moment o? le ma?tre de poste se pr?cipitait pour la secourir, la
vieille femme se releva. Une r?v?lation subite s'?tait faite dans son
esprit. Elle, reni?e par son fils! ce n'?tait pas possible! Quant ?
s'?tre tromp?e et ? prendre un autre pour lui, impossible ?galement.
C'?tait bien son fils qu'elle venait de voir, et, s'il ne l'avait pas
reconnue, c'est qu'il ne voulait pas, c'est qu'il ne devait pas la
reconna?tre, c'est qu'il avait des raisons terribles pour en agir
ainsi! Et alors, refoulant en elle ses sentiments de m?re, elle n'eut
plus qu'une pens?e: ?L'aurai-je perdu sans le vouloir??
?Je suis folle! dit-elle ? ceux qui l'interrogeaient. Mes yeux m'ont
tromp?e! Ce jeune homme n'est pas mon enfant! Il n'avait pas sa voix!
N'y pensons plus! Je finirais par le voir partout.?
Moins de dix minutes apr?s, un officier tartare se pr?sentait ? la
maison de poste.
?Marfa Strogoff? demanda-t-il.
--C'est moi, r?pondit la vieille femme d'un ton si calme et le visage
si tranquille, que les t?moins de la rencontre qui venait de se
produire ne l'auraient pas reconnue.
--Viens,? dit l'officier.
Marfa Strogoff, d'un pas assur?, suivit l'officier tartare et quitta
la maison de poste.
Quelques instants apr?s, Marfa Strogoff se trouvait au bivouac de la
grande place, en pr?sence d'Ivan Ogareff, auquel tous les d?tails de
cette sc?ne avaient ?t? rapport?s imm?diatement.
Ivan Ogareff, soup?onnant la v?rit?, avait voulu interroger lui-m?me
la vieille Sib?rienne.
?Ton nom? demanda-t-il d'un ton rude.
--Marfa Strogoff.
--Tu as un fils?
--Oui.
--Il est courrier du czar?
--Oui.
--O? est-il?
--A Moscou.
--Tu es sans nouvelles de lui?
--Sans nouvelles.
--Depuis combien de temps?
--Depuis deux mois.
--Quel est donc ce jeune homme que tu appelais ton fils, il y a
quelques instants, au relais de poste?
--Un jeune Sib?rien que j'ai pris pour lui, r?pondit Marfa Strogoff.
C'est le dixi?me en qui je crois retrouver mon fils depuis que la
ville est pleine d'?trangers! Je crois le voir partout!
--Ainsi ce jeune homme n'?tait pas Michel Strogoff?
--Ce n'?tait pas Michel Strogoff.
--Sais-tu, vieille femme, que je puis te faire torturer jusqu'? ce que
tu avoues la v?rit??
--J'ai dit la v?rit?, et la torture ne me fera rien changer ? mes
paroles.
--Ce Sib?rien n'?tait pas Michel Strogoff? demanda une seconde fois
Ivan Ogareff.
--Non! Ce n'?tait pas lui, r?pondit une seconde fois Marfa Strogoff.
Croyez-vous que pour rien au monde je renierais un fils comme celui
que Dieu m'a donn???
Ivan Ogareff regarda d'un oeil m?chant la vieille femme qui le bravait
en face. Il ne doutait pas qu'elle n'e?t reconnu son fils dans ce
jeune Sib?rien. Or, si ce fils avait d'abord reni? sa m?re, et si sa
m?re le reniait ? son tour, ce ne pouvait ?tre que par un motif des
plus graves.
Donc, pour Ivan Ogareff, il n'?tait plus douteux que le pr?tendu
Nicolas Korpanoff ne f?t Michel Strogoff, courrier du czar, se cachant
sous un faux nom, et charg? de quelque mission qu'il e?t ?t? capital
pour lui de conna?tre. Aussi donna-t-il imm?diatement ordre de se
mettre ? sa poursuite. Puis:
?Que cette femme soit dirig?e sur Tomsk,? dit-il en se retournant vers
Marfa Strogoff.
Et, pendant que les soldats l'entra?naient avec brutalit?, il ajouta
entre ses dents:
?Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire parler, cette
vieille sorci?re!?
CHAPITRE XV
LES MARAIS DE LA BARABA.
Il ?tait heureux que Michel Strogoff e?t si brusquement quitt? le
relais. Les ordres d'Ivan Ogareff avaient ?t? aussit?t transmis ?
toutes les issues de la ville, et son signalement envoy? ? tous les
chefs de poste, afin qu'il ne p?t sortir d'Omsk. Mais, ? ce moment, il
avait d?j? franchi une des br?ches de l'enceinte, son cheval courait
la steppe, et, n'ayant pas ?t? imm?diatement poursuivi, il devait
r?ussir ? s'?chapper.
C'?tait le 29 juillet, ? huit heures du soir, que Michel Strogoff
avait quitt? Omsk. Cette ville se trouve ? peu pr?s ? mi-route de
Moscou a Irkoutsk, o? il lui fallait arriver sous dix jours, s'il
voulait devancer les colonnes tartares. ?videmment, le d?plorable
hasard qui l'avait mis en pr?sence de sa m?re avait trahi son
incognito. Ivan Ogareff ne pouvait plus ignorer qu'un courrier du czar
venait de passer ? Omsk, se dirigeant sur Irkoutsk. Les d?p?ches que
portait ce courrier devaient avoir une importance extr?me. Michel
Strogoff savait donc que l'on ferait tout pour s'emparer de lui.
Mais ce qu'il ne savait pas, ce qu'il ne pouvait savoir, c'est que
Marfa Strogoff ?tait aux mains d'Ivan Ogareff, et qu'elle allait
payer, de sa vie peut-?tre, le mouvement qu'elle n'avait pu retenir en
se trouvant soudain en pr?sence de son fils! Et il ?tait heureux qu'il
l'ignor?t! E?t-il pu r?sister ? cette nouvelle ?preuve!
Michel Strogoff pressait donc son cheval, lui communiquant toute
l'impatience fi?vreuse qui le d?vorait, ne lui demandant qu'une chose,
c'?tait de le porter rapidement jusqu'? un nouveau relais, o? il p?t
l'?changer contre un attelage plus rapide.
A minuit, il avait franchi soixante-dix verstes et s'arr?tait ? la
station de Koulikovo. Mais l?, ainsi qu'il le craignait, il ne trouva
ni chevaux, ni voitures. Quelques d?tachements tartares avaient
d?pass? la grande route de la steppe. Tout avait ?t? vol? ou
r?quisitionn?, soit dans les villages, soit dans les maisons de poste.
C'est ? peine si Michel Strogoff put obtenir quelque nourriture pour
son cheval et pour lui.
Il lui importait donc de le m?nager, ce cheval, car il ne savait plus
quand et comment il pourrait le remplacer. Cependant, voulant mettre
le plus grand espace possible entre lui et les cavaliers qu'Ivan
Ogareff devait avoir lanc?s ? sa poursuite, il r?solut de pousser plus
avant. Apr?s une heure de repos, il reprit donc sa course ? travers la
steppe.
Jusqu'alors les circonstances atmosph?riques avaient heureusement
favoris? le voyage du courrier du czar. La temp?rature ?tait
supportable. La nuit, tr?s-courte ? cette ?poque, mais ?clair?e de
cette demi-clart? de la lune qui se tamise a travers les nuages,
rendait la route praticable. Michel Strogoff allait, d'ailleurs, en
homme s?r de son chemin, sans un doute, sans une h?sitation. Malgr?
les pens?es douloureuses qui l'obs?daient, il avait conserv? une
extr?me lucidit? d'esprit et marchait ? son but, comme si ce but e?t
?t? visible ? l'horizon. Lorsqu'il s'arr?tait un instant, ? quelque
tournant de la route, c'?tait pour laisser reprendre haleine ? son
cheval Alors, il mettait pied ? terre, pour le soulager un instant,
puis il posait son oreille sur le sol et ?coutait si quelque bruit de
galop ne se propageait pas ? la surface de la steppe. Quand il n'avait
per?u aucun son suspect, il reprenait sa marche en avant.
Ah! si toute cette contr?e sib?rienne e?t ?t? envahie par la nuit
polaire, cette nuit permanente de plusieurs mois! Il en ?tait ? le
d?sirer, pour la franchir plus s?rement.
Le 30 juillet, ? neuf heures du matin, Michel Strogoff d?passait la
station de Touroumoff et se jetait dans la contr?e mar?cageuse de la
Baraba.
La, sur un espace de trois cents verstes, les difficult?s naturelles
pouvaient ?tre extr?mement grandes. Il le savait, mais il savait aussi
qu'il les surmonterait quand m?me.
Ces vastes marais de la Baraba, compris du nord au sud entre le
soixanti?me et le cinquante-deuxi?me parall?le, servent de r?servoir ?
toutes les eaux pluviales qui ne trouvent d'?coulement ni vers l'Obi,
ni vers l'Irtyche. Le sol de cette vaste d?pression est enti?rement
argileux, par cons?quent imperm?able, de telle sorte qe les eaux y
s?journent et en font une r?gion tr?s-difficile ? traverser pendant la
saison chaude.
L?, cependant, passe la route d'Irkoutsk, et c'est au milieu de mares,
d'?tangs, de lacs, de marais dont le soleil provoque les exhalaisons
malsaines, qu'elle se d?veloppe, pour la plus grande fatigue et
souvent pour le plus grand danger du voyageur.
En hiver, lorsque le froid a solidifi? tout ce qui est liquide,
lorsque la neige a nivel? le sol et condens? les miasmes, les
tra?neaux peuvent facilement et impun?ment glisser sur la cro?te
durcie de la Baraba. Les chasseurs fr?quentent assid?ment alors la
giboyeuse contr?e, ? la poursuite des martres, des zibelines et de ces
pr?cieux renards dont la fourrure est si recherch?e. Mais, pendant
l'?t?, le marais redevient fangeux, pestilentiel, impraticable m?me,
lorsque le niveau des eaux est trop ?lev?.
Michel Strogoff lan?a son cheval au milieu d'une prairie tourbeuse,
que ne rev?tait plus ce gazon demi-ras de la steppe, dont les immenses
troupeaux sib?riens se nourrissent exclusivement. Ce n'?tait plus la
prairie sans limites, mais une sorte d'immense taillis de v?g?taux
arborescents.
Le gazon s'?levait alors ? cinq ou six pieds de hauteur. L'herbe avait
fait place aux plantes mar?cageuses, auxquelles l'humidit?, aid?e de
la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques. C'?taient
principalement des joncs et des butomes, qui formaient un r?seau
inextricable, un imp?n?trable treillis, parsem? de mille fleurs,
remarquables par la vivacit? de leurs couleurs, entre lesquelles
brillaient des lis et des iris, dont les parfums se m?laient aux bu?es
chaudes qui s'?vaporaient du sol.
Michel Strogoff, galopant entre ces taillis de joncs, n'?tait plus
visible des marais qui bordaient la route. Les grandes herbes
montaient plus haut que lui, et son passage n'?tait marqu? que par le
vol d'innombrables oiseaux aquatiques, qui se levaient sur la lisi?re
du chemin et s'?parpillaient par groupes criards dans les profondeurs
du ciel.
Cependant, la route ?tait nettement trac?e. Ici, elle s'allongeait
directement entre l'?pais fourr? des plantes mar?cageuses; l?, elle
contournait les rives sinueuses de vastes ?tangs, dont quelques-uns,
mesurant plusieurs verstes de longueur et de largeur, ont m?rit? le
nom de lacs. En d'autres endroits, il n'avait pas ?t? possible
d'?viter les eaux stagnantes que le chemin traversait, non sur des
ponts, mais sur des plates-formes branlantes, ballast?es d'?paisses
couches d'argile, et dont les madriers tremblaient comme une planche
trop faible jet?e au-dessus d'un ab?me. Quelques-unes de ces
plates-formes se prolongeaient sur un espace de deux ? trois cents
pieds, et plus d'une fois, les voyageurs, ou tout au moins les
voyageuses des tarentass, y ont ?prouv? un malaise analogue au mal de
mer.
Michel Strogoff, lui, que le sol f?t solide ou qu'il fl?ch?t sous ses
pieds, courait toujours sans s'arr?ter, sautant les crevasses qui
s'ouvraient entre les madriers pourris; mais, si vite qu'ils
allassent, le cheval et le cavalier ne purent ?chapper aux piq?res de
ces insectes dipt?res, qui infestent ce pays mar?cageux.
Les voyageurs oblig?s de traverser la Baraba, pendant l'?t?, ont le
soin de se munir de masques de crins, auxquels se rattache une cotte
de mailles on fil de fer tr?s-t?nu, qui leur couvre les ?paules.
Malgr? ces pr?cautions, il en est peu qui ne ressortent de ces marais
sans avoir la figure, le cou, les mains cribl?s de points rouges.
L'atmosph?re semble y ?tre h?riss?e de fines aiguilles, et on serait
fond? ? croire qu'une armure de chevalier ne suffirait pas ? prot?ger
contre le dard de ces dipt?res. C'est l? une funeste r?gion, que
l'homme dispute ch?rement aux tipules, aux cousins, aux maringouins,
aux taons, et m?me ? des milliards d'insectes microscopiques, qui ne
sont pas visibles ? l'oeil nu; mais, si on ne les voit pas, on les
sent ? leurs intol?rables piq?res, auxquelles les chasseurs sib?riens
les plus endurcis n'ont jamais pu se faire.
Le cheval de Michel Strogoff, taonn? par ces venimeux dipt?res,
bondissait comme si les molettes de mille ?perons lui fussent entr?es
dans le flanc. Pris d'une rage folle, il s'emportait, il s'emballait,
il franchissait verste sur verste, avec la vitesse d'un express, se
battant les flancs de sa queue, cherchant dans la rapidit? de sa
course un adoucissement ? son supplice.
Il fallait ?tre un aussi bon cavalier que Michel Strogoff pour ne pas
?tre d?sar?onn? par les r?actions de son cheval, ses arr?ts brusques,
les sauts qu'il faisait pour ?chapper ? l'aiguillon des dipt?res.
Devenu insensible, pour ainsi dire, ? la douleur physique, comme s'il
e?t ?t? sous l'influence d'une anesth?sie permanente, ne vivant plus
que par le d?sir d'arriver ? son but, co?te que co?te, il ne voyait
qu'une chose dans cette course insens?e, c'est que la route fuyait
rapidement derri?re lui.
Qui croirait que cette contr?e de la Baraba, si malsaine pendant les
chaleurs, p?t donner asile ? une population quelconque?
Cela ?tait, cependant. Quelques hameaux sib?riens apparaissaient de
loin en loin entre les joncs gigantesques. Hommes, femmes, enfants,
vieillards, rev?tus de peaux de b?tes, la figure recouverte de vessies
enduites de poix, faisaient pa?tre de maigres troupeaux de moutons;
mais, pour pr?server ces animaux de l'atteinte des insectes, ils les
tenaient sous le vent de foyers de bois vert, qu'ils alimentaient nuit
et jour, et dont l'acre fum?e se propageait lentement au-dessus de
l'immense mar?cage.
Lorsque Michel Strogoff sentait que son cheval, rompu de fatigue,
?tait sur le point de s'abattre, il s'arr?tait ? l'un de ces
mis?rables hameaux, et l?, oublieux de ses propres fatigues, il
frottait lui-m?me les piq?res du pauvre animal avec de la graisse
chaude, selon la coutume sib?rienne; puis, il lui donnait une bonne
ration de fourrage, et ce n'?tait qu'apr?s l'avoir bien pans?, bien
pourvu, qu'il songeait ? lui-m?me, qu'il r?parait ses forces, en
mangeant quelque morceau de pain et de viande, en buvant quelque verre
de kwass. Une heure apr?s, deux heures au plus, il reprenait ? toute
vitesse l'interminable route d'Irkoutsk.
Quatre-vingt-dix verstes furent ainsi franchies depuis Touroumoff, et
le 30 juillet, ? quatre heures du soir, Michel Strogoff, insensible ?
toute fatigue, arrivait ? Elamsk.
L?, il fallut donner une nuit de repos ? son cheval. Le courageux
animal n'e?t pu continuer plus longtemps ce voyage.
? Elamsk, pas plus qu'ailleurs, il n'existait aucun moyen de
transport. Pour les m?mes raisons qu'aux bourgades pr?c?dentes,
voitures ou chevaux, tout manquait.
Elamsk, petite ville que les Tartares n'avaient pas encore visit?e,
?tait presque enti?rement d?peupl?e, car elle pouvait ?tre facilement
envahie par le sud, et difficilement secourue par le nord. Aussi,
relais de poste, bureaux de police, h?tel du gouvernement, ?taient-ils
abandonn?s par ordre sup?rieur, et, d'une part les fonctionnaires, de
l'autre les habitants en mesure d'?migrer, s'?taient-ils retir?s ?
Kamsk, au centre de la Baraba.
Michel Strogoff dut donc se r?signer ? passer la nuit ? Elamsk, pour
permettre ? son cheval de se reposer pendant douze heures. Il se
rappelait les recommandations qui lui avaient ?t? faites ? Moscou:
traverser la Sib?rie incognito, arriver quand m?me ? Irkoutsk, mais,
dans une certaine mesure, ne pas sacrifier la r?ussite ? la rapidit?
du voyage, et, par cons?quent, il devait m?nager l'unique moyen de
transport qui lui rest?t.
Le lendemain, Michel Strogoff quittait Elamsk au moment o? l'on
signalait les premiers ?claireurs tartares, ? dix verstes en arri?re,
sur la route de la Baraba, et il s'?lan?ait de nouveau ? travers la
mar?cageuse contr?e. La route ?tait plane, ce qui la rendait plus
facile, mais tr?s-sinueuse, ce qui l'allongeait. Impossible,
d'ailleurs, de la quitter pour courir en droite ligne ? travers cet
infranchissable r?seau des ?tangs et des mares.
Le surlendemain, 1er ao?t, cent vingt verstes plus loin, ? midi,
Michel Strogoff arrivait au bourg de Spasko?, et, ? deux heures, il
faisait halte ? celui de Pokrowsko?.
Son cheval, surmen? depuis son d?part d'Elamsk, n'aurait pas pu faire
un pas de plus.
L?, Michel Strogoff dut perdre encore, pour un repos forc?, la fin de
cette journ?e et la nuit tout enti?re; mais, reparti le lendemain
matin, toujours courant ? travers le sol ? demi inond?, le 2 ao?t, ?
quatre heures du soir, apr?s une ?tape de soixante-quinze verstes, il
atteignit Kamsk.
Le pays avait chang?. Cette petite bourgade de Kamsk est comme une
?le, habitable et saine, situ?e au milieu de l'inhabitable contr?e.
Elle occupe le centre m?me de la Baraba. L?, gr?ce aux assainissements
obtenus par la canalisation du Tom, affluent de l'Irtyche qui passe ?
Kamsk, les mar?cages pestilentiels se sont transform?s en p?turages de
la plus grande richesse. Cependant, ces am?liorations n'ont pas encore
tout ? fait triomph? des fi?vres qui, pendant l'automne, rendent
dangereux le s?jour de cette ville. Mais c'est encore l? que les
indig?nes de la Baraba cherchent un refuge, lorsque les miasmes
palud?ens les chassent des autres parties de la province.
L'?migration provoqu?e par l'invasion tartare n'avait pas encore
d?peupl? la petite ville de Kamsk. Ses habitants se croyaient
probablement en s?ret? au centre de la Baraba, ou, du moins, ils
pensaient avoir le temps de fuir, s'ils ?taient directement menac?s.
Michel Strogoff, quelque d?sir qu'il en e?t, ne pu donc apprendre
aucune nouvelle en cet endroit. C'est ? lui, plut?t, que le gouverneur
se f?t adress?, s'il e?t connu la v?ritable qualit? du pr?tendu
marchand d'Irkoutsk. Kamsk, en effet, par sa situation m?me, semblait
?tre en dehors du monde sib?rien et des graves ?v?nements qui le
troublaient.
D'ailleurs, Michel Strogoff ne se montra que peu ou pas. ?tre inaper?u
ne lui suffisait plus, il e?t voulu ?tre invisible. L'exp?rience du
pass? le rendait de plus en plus circonspect pour le pr?sent et
l'avenir. Aussi se tint-il ? l'?cart et, peu soucieux de courir les
rues de la bourgade, ne voulut-il m?me pas quitter l'auberge dans
laquelle il ?tait descendu.
Michel Strogoff aurait pu trouver une voiture ? Kamsk et remplacer par
un v?hicule plus commode le cheval qui le portait depuis Omsk. Mais,
apr?s m?re r?flexion, il craignit que l'achat d'un tarentass n'attir?t
l'attention sur lui, et, tant qu'il n'aurait pas d?pass? la ligne
maintenant occup?e par les Tartares, ligne qui coupait la Sib?rie ?
peu pr?s suivant la vall?e de l'Irtyche, il ne voulait pas risquer de
donner prise aux soup?ons.
D'ailleurs, pour achever la difficile travers?e de la Baraba, pour
fuir ? travers le mar?cage, au cas o? quelque danger l'e?t menac? trop
directement, pour distancer des cavaliers lanc?s ? sa poursuite, pour
se jeter, s'il le fallait, m?me au plus ?pais du fourr? des joncs, un
cheval valait ?videmment mieux qu'une voiture. Plus tard, au del? de
Tomsk, ou m?me de Krasnoiarsk, dans quelque centre important de la
Sib?rie occidentale, Michel Strogoff verrait ce qu'il conviendrait de
faire.
Quant ? son cheval, il n'eut m?me pas la pens?e de l'?changer contre
un autre. Il ?tait fait ? ce vaillant animal. Il savait ce qu'il en
pouvait tirer. En l'achetant ? Omsk, il avait eu la main heureuse, et,
en l'amenant chez ce ma?tre de poste, c'?tait un grand service que lui
avait rendu le g?n?reux moujik. D'ailleurs, si Michel Strogoff s'?tait
d?j? attach? ? son cheval, celui-ci semblait se faire peu ? peu aux
fatigues d'un tel voyage, et, ? la condition de lui r?server quelques
heures de repos, son cavalier pouvait esp?rer qu'il irait jusqu'au
del? des provinces envahies.
Donc, pendant la soir?e et pendant la nuit du 2 au 3 ao?t, Michel
Strogoff resta confin? dans son auberge, ? l'entr?e de la ville,
auberge peu fr?quent?e et ? l'abri des importuns ou des curieux.
Bris? par la fatigue, il se coucha, apr?s avoir veill? ? ce que son
cheval ne manqu?t de rien; mais il ne put dormir que d'un sommeil
intermittent. Trop de souvenirs, trop d'inqui?tudes l'assaillaient ?
la fois. L'image de sa vieille m?re, celle de sa jeune et intr?pide
compagne, laiss?es derri?re lui, sans protection, passaient
alternativement devant son esprit et s'y confondaient souvent dans une
m?me pens?e.
Puis, il revenait ? la mission qu'il avait jur? de remplir. Ce qu'il
voyait depuis son d?part de Moscou lui en montrait de plus en plus
l'importance. Le mouvement ?tait extr?mement grave, et la complicit?
d'Ogareff le rendait plus redoutable encore. Et, quand ses regards
tombaient sur la lettre rev?tue du cachet imp?rial,--cette lettre, qui
sans doute contenait le rem?de ? tant de maux, le salut de tout ce
pays d?chir? par la guerre,--Michel Strogoff sentait en lui comme un
d?sir farouche de s'?lancer ? travers la steppe, de franchir ? vol
d'oiseau la distance qui le s?parait d'Irkoutsk, d'?tre aigle pour
s'?lever au-dessus des obstacles, d'?tre ouragan pour passer ? travers
les airs avec une rapidit? de cent verstes ? l'heure, d'arriver enfin
en face du grand-duc et de lui crier: ?Altesse, de la part de Sa
Majest? le czar!?
Le lendemain matin, ? six heures, Michel Strogoff repartit avec
l'intention de faire dans cette journ?e les quatre-vingts verstes (85
kilom?tres) qui s?parent Kamsk du hameau d'Oubinsk. Au del? d'un rayon
de vingt verstes, il retrouva la mar?cageuse Baraba, qu'aucune
d?rivation n'ass?chait plus, et dont le sol ?tait souvent noy? sous un
pied d'eau. La route ?tait alors difficile a reconna?tre, mais, gr?ce
? son extr?me prudence, cette travers?e ne fut marqu?e par aucun
accident.
Michel Strogoff, arriv? ? Oubinsk, laissa son cheval reposer pendant
toute la nuit, car il voulait, dans la journ?e suivante, enlever sans
d?brider les cent verstes qui se d?veloppent entre Oubinsk et
Ikoulsko?. Il partit donc d?s l'aube, mais, malheureusement, dans
cette partie, le sol de la Baraba fut de plus en plus d?testable.
En effet, entre Oubinsk et Kamakova, les pluies, tr?s-abondantes
quelques semaines auparavant, s'?taient conserv?es dans cette ?troite
d?pression comme dans une imperm?able cuvette. Il n'y avait m?me plus
solution de continuit? ? cet interminable r?seau des mares, des ?tangs
et des lacs. L'un de ces lacs,--assez consid?rable pour avoir m?rit?
d'?tre admis ? la nomenclature g?ographique,--ce Tchang, chinois par
son nom, dut ?tre c?toy? sur une largeur de plus de vingt verstes et
au prix de difficult?s extr?mes. De l? quelques retards que toute
l'impatience de Michel Strogoff ne pouvait emp?cher. Il avait
d'ailleurs ?t? bien avis? on ne prenant pas une voiture ? Kamsk, car
son cheval passa l? o? aucun v?hicule n'aurait pu passer.
Le soir, ? neuf heures, Michel Strogoff, arriv? a Ikoulsko?, s'y
arr?ta pendant toute la nuit. Dans ce bourg perdu de la Baraba, les
nouvelles de la guerre faisaient absolument d?faut. Par sa nature
m?me, cette portion de la province, plac?e dans la fourche que
formaient les deux colonnes tartares en se bifurquant l'une sur Omsk,
l'autre sur Tomsk, avait ?chapp? jusqu'ici aux horreurs de l'invasion.
Mais les difficult?s naturelles allaient enfin s'amoindrir, car, s'il
n'?prouvait aucun retard, Michel Strogoff devait, d?s le lendemain,
avoir quitt? la Baraba. Il retrouverait alors une route praticable,
lors-qu'il aurait franchi les cent vingt-cinq verstes (133 kilom?tres)
qui le s?paraient encore de Kolyvan.
Arriv? ? ce bourg important, il ne serait plus qu'? une ?gale distance
de Tomsk. Il prendrait alors conseil des circonstances, et,
tr?s-probablement, il se d?ciderait ? tourner cette ville, que
F?ofar-Khan occupait, si les nouvelles ?taient exactes.
Mais si ces bourgs, tels qu'Ikoulsko?, tels que Karguinsk, qu'il
d?passa le lendemain, ?taient relativement tranquilles, gr?ce ? leur
situation dans la Baraba, o? les colonnes tartares eussent
difficilement manoeuvr?, n'?tait-il pas ? craindre que, sur les rives
plus riches de l'Obi, Michel Strogoff, n'ayant plus ? redouter
d'obstacles physiques, n'e?t tout ? appr?hender de l'homme? cela ?tait
vraisemblable. Toutefois, s'il le fallait, il n'h?siterait pas ? se
jeter hors de la route d'Irkoutsk. A voyager alors ? travers la
steppe, il risquerait ?videmment de se trouver sans ressource. L?, en
effet, plus de chemin trac?, plus de villes ni de villages. ? peine
quelques fermes isol?es, ou simples huttes de pauvres gens,
hospitaliers sans doute, mais chez lesquels se trouverait ? peine le
n?cessaire! Cependant, il n'y aurait pas ? h?siter.
Enfin, vers trois heures et demie du soir, apr?s avoir d?pass? la
station de Kargatsk, Michel Strogoff quittait les derni?res
d?pressions de la Baraba, et le sol dur et sec du territoire sib?rien
sonnait de nouveau sous le pied de son cheval.
Il avait quitt? Moscou le 15 juillet. Donc, ce jour-l?, 5 ao?t, en y
comprenant plus de soixante-dix heures perdues sur les bords de
i'Irtyche, vingt et un jours s'?taient ?coul?s depuis son d?part.
Quinze cents verstes le s?paraient encore d'Irkoutsk.
CHAPITRE XVI
UN DERNIER EFFORT.
Michel Strogoff avait raison de redouter quelque mauvaise rencontre
dans ces plaines qui se prolongent au del? de la Baraba. Les champs,
foul?s du pied des chevaux, montraient que les Tartares y avaient
pass?, et de ces barbares on pouvait dire ce que l'on a dit des Turcs:
?L? o? le Turc passe, l'herbe ne repousse jamais!?
Michel Strogoff devait donc prendre les plus minutieuses pr?cautions
en traversant cette contr?e. Quelques volutes de fum?e qui se
tordaient au-dessus de l'horizon indiquaient que bourgs et hameaux
br?laient encore. Ces incendies avaient-ils ?t? allum?s par
l'avant-garde, ou l'arm?e de l'?mir s'?tait-elle d?j? avanc? jusqu'aux
derni?res limites de la province? F?ofar Khan se trouvait-il de sa
personne dans le gouvernement de l'Yeniseisk? Michel Strogoff ne le
savait et ne pouvait rien d?cider sans ?tre fix? ? cet ?gard. Le pays
?tait-il donc si abandonn? qu'il ne s'y trouv?t plus un seul Sib?rien
pour le renseigner?
Michel Strogoff fit deux verstes sur la route absolument d?serte. Il
cherchait du regard, ? droite et ? gauche, quelque maison qui n'e?t
pas ?t? d?laiss?e. Toutes celles qu'il visita ?taient vides.
Une hutte, cependant, qu'il aper?ut entre les arbres, fumait encore.
Lorsqu'il en approcha, il vit, ? quelques pas des restes de sa maison,
un vieillard, entour? d'enfants qui pleuraient. Une femme, jeune
encore, sa fille sans doute, la m?re de ces petits, agenouill?e sur le
sol, regardait d'un oeil hagard cette sc?ne de d?solation. Elle
allaitait un enfant de quelques mois, auquel son lait devait manquer
bient?t. Tout, autour de cette famille, n'?tait que ruines et
d?nuement!
Michel Strogoff alla au vieillard.
?Peux-tu me r?pondre? lui dit-il d'une voix grave.
--Parle, r?pondit le vieillard.
--Les Tartares ont pass? par ici?
--Oui, puisque ma maison est en flammes!
--?tait-ce une arm?e ou un d?tachement?
--Une arm?e, puisque, si loin que ta vue s'?tende, nos champs sont
d?vast?s!
--Command?e par l'?mir?..
--Par l'?mir, puisque les eaux de l'Obi sont devenues rouges!
--Et F?ofar-Khan est entr? ? Tomsk?
--A Tomsk.
--Sais-tu si les Tartares se sont empar?s de Kolyvan?
--Non, puisque Kolyvan ne br?le pas encore!
--Merci, ami.--Puis-je faire quelque chose pour toi et les tiens?
--Rien.
--Au revoir.
--Adieu.?
Et Michel Strogoff, apr?s avoir mis vingt-cinq roubles sur les genoux
de la malheureuse femme, qui n'eut m?me pas la force de le remercier,
pressa son cheval et reprit sa marche, interrompue un instant.
Il savait maintenant une chose, c'est qu'? tout prix il devait ?viter
de passer ? Tomsk. Aller ? Kolyvan, o? les Tartares n'?taient pas
encore, c'?tait possible. S'y ravitailler pour une longue ?tape,
c'?tait ce qu'il fallait faire. Se jeter ensuite hors de la route
d'Irkoutsk pour tourner Tomsk, apr?s avoir franchi l'Obi, il n'y avait
pas d'autre parti ? prendre.
Ce nouvel itin?raire d?cid?, Michel Strogoff ne devait pas h?siter un
instant. Il n'h?sita pas, et, imprimant ? son cheval une allure rapide
et r?guli?re, il suivit la route directe qui aboutissait ? la rive
gauche de l'Obi, dont quarante verstes le s?paraient encore.
Trouverait-il un bac pour le traverser, ou, les Tartares ayant d?truit
les bateaux du fleuve, serait-il forc? de le passer ? la nage? Il
aviserait.
Quant ? son cheval, bien ?puis? alors, Michel Strogoff, apr?s lui
avoir demand? ce qui lui restait de force pour cette derni?re ?tape,
devrait chercher ? l'?changer contre un autre ? Kolyvan. Il sentait
bien qu'avant peu le pauvre animal manquerait sous lui. Kolyvan devait
donc ?tre comme un nouveau point de d?part, car, ? partir de cette
ville, son voyage s'effectuerait dans des conditions nouvelles. Tant
qu'il parcourrait le pays ravag?, les difficult?s seraient grandes
encore, mais si, apr?s avoir ?vit? Tomsk, il pouvait reprendre la
route d'Irkoutsk ? travers la province d'Yeniseisk, que les
envahisseurs ne d?solaient pas encore, il devait avoir atteint son but
en quelques jours.
La nuit ?tait venue, apr?s une assez chaude journ?e. Une assez
profonde obscurit?, ? minuit, enveloppa la steppe. Le vent,
compl?tement tomb? au coucher du soleil, laissait ? l'atmosph?re un
calme complet. Seul, le bruit des pas du cheval se faisait entendre
sur la route d?serte, et aussi quelques paroles avec lesquelles son
ma?tre l'encourageait. Au milieu de ces t?n?bres, il fallait une
extr?me attention pour ne pas se jeter hors du chemin, bord? d'?tangs
et de petits cours d'eau, tributaires de l'Obi.
Michel Strogoff s'avan?ait donc aussi rapidement que possible, mais
avec une certaine circonspection. Il s'en rapportait non moins ?
l'excellence de ses yeux, qui per?aient l'ombre, qu'? la prudence de
son cheval, dont il connaissait la sagacit?.
A ce moment, Michel Strogoff, ayant mis pied ? terre, cherchait ?
reconna?tre exactement la direction de la route, lorsqu'il lui sembla
entendre un murmure confus qui venait de l'ouest. C'?tait comme le
bruit d'une chevauch?e lointaine sur la terre s?che. Pas de doute. Il
se produisait, ? une ou deux verstes en arri?re, un certain
cadencement de pas qui frappaient r?guli?rement le sol.
Michel Strogoff ?couta avec plus d'attention, apr?s avoir pos? son
oreille ? l'axe m?me du chemin.
?C'est un d?tachement de cavaliers qui vient par la route d'Omsk, se
dit-il. Il marche rapidement, car le bruit augmente. Sont-ce des
Russes ou des Tartares??
Michel Strogoff ?couta encore.
?Oui, dit-il, ces cavaliers viennent au grand trot!
Avant dix minutes, ils seront ici! Mon cheval ne saurait les devancer.
Si ce sont des Russes, je me joindrai ? eux. Si ce sont des Tartares,
il faut les ?viter! Mais comment? O? me cacher dans cette steppe??
Michel Strogoff regarda autour de lui, et son oeil si p?n?trant
d?couvrit une masse confus?ment estomp?e dans l'ombre, ? une centaine
de pas en avant, sur la gauche de la route.
?Il y a l? quelque taillis, se dit-il. Y chercher refuge, c'est
m'exposer peut-?tre ? ?tre pris, si ces cavaliers le fouillent, mais
je n'ai pas le choix! Les voil?! les voil?!?
Quelques instants apr?s, Michel Strogoff, tra?nant son cheval par la
bride, arrivait ? un petit bois de m?l?zes, auquel la route donnait
acc?s. Au del? et en de??, compl?tement d?garnie d'arbres, elle se
d?veloppait entre des fondri?res et des ?tangs, que s?paraient des
buissons nains, faits d'ajoncs et de bruy?res. Des deux c?t?s, le
terrain ?tait donc absolument impraticable, et le d?tachement devait
forc?ment passer devant ce petit bois, puisqu'il suivait le grand
chemin d'Irkoutsk.
Michel Strogoff se jeta sous le couvert des m?l?zes, et, s'y ?tant
enfonc? d'une quarantaine de pas, il fut arr?t? par un cours d'eau qui
fermait ce taillis par une enceinte semi-circulaire.
Mais l'ombre ?tait si ?paisse, que Michel Strogoff ne courait aucun
risque d'?tre vu, ? moins que ce petit bois ne f?t minutieusement
fouill?. Il conduisit donc son cheval jusqu'au cours d'eau, et il
l'attacha ? un arbre, puis, il revint s'?tendre ? la lisi?re du bois,
afin de reconna?tre ? quel parti il avait affaire.
A peine Michel Strogoff avait-il pris place derri?re un bouquet de
m?l?zes, qu'une lueur assez confuse apparut, sur laquelle tranchaient
?a et l? quelques points brillants qui s'agitaient dans l'ombre.
?Des torches!? se dit-il.
Et il recula vivement, en se glissant comme un sauvage dans la portion
la plus ?paisse du taillis.
En approchant du bois, le pas des chevaux commen?a ? se ralentir. Ces
cavaliers ?clairaient-ils donc la route avec l'intention d'en observer
les moindres d?tours?
Michel Strogoff dut le craindre, et, instinctivement, il recula
jusqu'? la berge du cours d'eau, pr?t ? s'y plonger, s'il le fallait.
Le d?tachement, arriv? ? la hauteur du taillis, s'arr?ta. Les
cavaliers mirent pied ? terre. Ils ?taient cinquante environ. Une
dizaine d'entre eux portaient des torches, qui ?clairaient la route
dans un large rayon.
A certains pr?paratifs, Michel Strogoff reconnut que, par un bonheur
inattendu, le d?tachement ne songeait aucunement ? visiter la taillis,
mais ? bivouaquer en cet endroit, pour faire reposer les chevaux et
permettre aux hommes de prendre quelque nourriture.
En effet, les chevaux, d?brid?s, commenc?rent ? pa?tre l'herbe ?paisse
qui tapissait le sol. Quant aux cavaliers, ils s'?tendirent au long de
la route et se partag?rent les provisions de leurs havre-sacs.
Michel Strogoff avait conserv? tout son sang-froid, et, se glissant
entre les hautes herbes, il chercha ? voir, puis ? entendre.
C'?tait un d?tachement qui venait d'Omsk. Il se composait de cavaliers
usbecks, race dominante en Tartarie, que leur type rapproche
sensiblement des Mongols. Ces hommes, bien constitu?s, d'une taille
au-dessus de la moyenne, aux traits rudes et sauvages, ?taient coiff?s
du ?talpak?, sorte de bonnet de peau de mouton noir, et chauss?s de
bottes jaunes ? hauts talons, dont le bout se relevait en pointe,
comme aux souliers du moyen ?ge. Leur pelisse, faite d'indienne ouat?e
avec du coton ?cru, les serrait ? la taille par une ceinture de cuir
soutach?e de rouge. Ils ?taient arm?s, d?fensivement d'un bouclier, et
offensivement d'un sabre courbe, d'un long coutelas et d'un fusil ?
pierre suspendu ? l'ar?on de la selle. Sur leurs ?paules se drapait un
manteau de feutre de couleur ?clatante.
Les chevaux, qui paissaient en toute libert? sur la lisi?re du
taillis, ?taient de race usb?que, comme ceux qui les montaient. Cela
se voyait parfaitement ? la lueur des torches qui projetaient un vif
?clat sous la ramure des m?l?zes. Ces animaux, un peu plus petits que
le cheval turcoman, mais dou?s d'une force remarquable, sont des b?tes
de fond qui ne connaissent pas d'autre allure que celle du galop.
Ce d?tachement ?tait conduit par un ?pendja-baschi?, c'est-?-dire un
commandant de cinquante hommes, ayant en sous-ordre un ?deh-baschi?,
simple commandant de dix hommes. Ces deux officiers portaient un
casque et une demi-cotte de mailles; de petites trompettes, attach?es
? l'ar?on de leur selle, formaient le signe distinctif de leur grade.
Le pendja-baschi avait d? faire reposer ses hommes, fatigu?s d'une
longue ?tape. Tout en causant, le second officier et lui, fumant le
?beng?, feuille de chanvre qui forme la base du ?haschisch? dont les
Asiatiques font un si grand usage, allaient et venaient dans le bois,
de sorte que Michel Strogoff, sans ?tre vu, put saisir et comprendre
leur conversation, car ils s'exprimaient en langue tartare.
D?s les premiers mots de cette conversation, l'attention de Michel
Strogoff fut singuli?rement surexcit?e. En effet, c'?tait de lui qu'il
s'agissait.
?Ce courrier ne saurait avoir une telle avance sur nous, dit le
pendja-baschi, et, d'autre part, il est absolument impossible qu'il
ait suivi d'autre route que celle de la Baraba.
--Qui sait s'il a quitt? Omsk? r?pondit le deh-baschi. Peut-?tre
est-il encore cach? dans quelque maison de la ville?
--Ce serait ? souhaiter, vraiment! Le colonel Ogareff n'aurait plus ?
craindre que les d?p?ches dont ce courrier est ?videmment porteur
n'arrivassent ? destination!
--On dit que c'est un homme du pays, un Sib?rien, reprit le
deh-baschi. Comme tel, il doit conna?tre la contr?e, et il est
possible qu'il ait quitt? la route d'Irkoutsk, sauf ? la rejoindre
plus tard!
--Mais alors nous serions en avance sur lui, r?pondit le
pendja-baschi, car nous avons quitt? Omsk moins d'une heure apr?s son
d?part, et nous avons suivi le chemin le plus court de toute la
vitesse de nos chevaux. Donc, ou il est rest? ? Omsk, ou nous
arriverons avant lui ? Tomsk, de mani?re ? lui couper la retraite, et,
dans les deux cas, il n'atteindra pas Irkoutsk.
--Une rude femme, cette vieille Sib?rienne, qui est ?videmment sa
m?re!? dit le deh-baschi.
A cette phrase, le coeur de Michel Strogoff battit ? se briser.
?Oui, r?pondit le pendja-baschi, elle a bien soutenu que ce pr?tendu
marchand n'?tait pas son fils, mais il ?tait trop tard. Le colonel
Ogareff ne s'y est pas laiss? prendre, et, comme il l'a dit, il saura
bien faire parler la vieille sorci?re, quand le moment en sera venu.?
Autant de mots, autant de coups de poignard pour Michel Strogoff! Il
?tait reconnu pour ?tre un courrier du czar! Un d?tachement de
cavaliers, lanc? ? sa poursuite, ne pouvait manquer de lui couper la
route! Et, supr?me douleur! sa m?re ?tait entre les mains des
Tartares, et le cruel Ogareff se faisait fort de la faire parler
lorsqu'il le voudrait!
Michel Strogoff savait bien que l'?nergique Sib?rienne ne parlerait
pas, et qu'il lui en co?terait la vie!...
Michel Strogoff ne croyait pas pouvoir ha?r Ivan Ogareff plus qu'il ne
l'avait ha? jusqu'? ce moment, et, cependant, un flot de haine
nouvelle monta jusqu'? son coeur. L'inf?me qui trahissait son pays
mena?ait maintenant de torturer sa m?re!
La conversation continua entre les deux officiers, et Michel Strogoff
crut comprendre qu'aux environs de Kolyvan un engagement ?tait
imminent entre les troupes moscovites venant du nord et les troupes
tartares. Un petit corps russe de deux mille hommes, signal? sur le
cours inf?rieur de l'Obi, venait ? marche forc?e vers Tomsk. Si cela
?tait, ce corps, qui allait se trouver aux prises avec le gros des
troupes de F?ofar-Khan, serait in?vitablement an?anti, et la route
d'Irkoutsk appartiendrait tout enti?re aux envahisseurs.
Quant ? lui-m?me, Michel Strogoff apprit, par quelques mots du
pendja-baschi, que sa t?te ?tait mise ? prix, et qu'ordre ?tait donn?
de le prendre mort ou vif.
Donc, il y avait n?cessit? imm?diate de devancer les cavaliers usbecks
sur la route d'Irkoutsk et de mettre l'Obi entre eux et lui. Mais,
pour cela, il fallait fuir avant que le bivouac f?t lev?.
Cette r?solution prise, Michel Strogoff se pr?para ? l'ex?cuter.
En effet, la halte ne pouvait se prolonger, et le pendja-baschi ne
comptait pas donner ? ses hommes plus d'une heure de repos, bien que
leurs chevaux n'eussent pu ?tre ?chang?s contre des chevaux frais
depuis Omsk, et qu'ils dussent ?tre fatigu?s dans la m?me mesure et
pour les m?mes raisons que celui de Michel Strogoff.
Il n'y avait donc pas un instant ? perdre. Il ?tait une heure du
matin. Il fallait profiter de l'obscurit? que l'aube allait chasser
bient?t, pour quitter le petit bois et se jeter sur la route; mais,
bien que la nuit d?t la favoriser, le succ?s d'une telle fuite
paraissait presque impossible.
Michel Strogoff, ne voulant rien donner au hasard, prit le temps de
r?fl?chir et pesa attentivement les chances pour et contre, afin de
mettre les meilleures dans son jeu.
De la disposition des lieux, il r?sultait ceci: c'est qu'il ne
pourrait s'?chapper par l'arri?re-plan du taillis, ferm? par un arc de
m?l?zes dont la grande route tra?ait la corde. Le cours d'eau qui
bordait cet arc ?tait non-seulement profond, mais assez large et
tr?s-boueux. De grands ajoncs en rendaient le passage absolument
impraticable. Sous cette eau trouble, on sentait une fondri?re
vaseuse, sur laquelle le pied ne pouvait prendre un point d'appui. En
outre, au del? du cours d'eau, le sol, coup? de buissons, ne se f?t
pr?t? que tr?s-difficilement aux manoeuvres d'une fuite rapide.
L'alerte une fois donn?e, Michel Strogoff. poursuivi ? outrance et
bient?t cern?, devait immanquablement tomber aux mains des cavaliers
tartares.
Il n'y avait donc qu'une seule voie praticable, une seule, la grande
route. Chercher ? l'atteindre en contournant la lisi?re du bois, et,
sans ?veiller l'attention, franchir un quart de verste avant d'avoir
?t? aper?u, demander ? son cheval ce qui lui restait d'?nergie et de
vigueur, d?t-il tomber mort en arrivant aux rives de l'Obi, puis, soit
par un bac, soit ? la nage, si tout autre moyen de transport manquait,
traverser cet important fleuve, voil? ce que devait tenter Michel
Strogoff.
Son ?nergie, son courage s'?taient d?cupl?s en face du danger. Il y
allait de sa vie, de sa mission, de l'honneur de son pays, peut-?tre
du salut de sa m?re. Il ne pouvait h?siter et se mit ? l'oeuvre.
Il n'y avait plus un seul instant ? perdre. D?j? un certain mouvement
se produisait parmi les hommes du d?tachement. Quelques cavaliers
allaient et venaient sur le talus de la route, devant la lisi?re du
bois. Les autres ?taient encore couch?s au pied des arbres, mais leurs
chevaux se rassemblaient peu ? peu vers la partie centrale du taillis.
Michel Strogoff eut d'abord la pens?e de s'emparer de l'un de ces
chevaux, mais il se dit avec raison qu'ils devaient ?tre aussi
fatigu?s que le sien. Mieux valait donc se confier ? celui dont il
?tait s?r, et qui lui avait rendu tant de bons services. Cette
courageuse b?te, cach?e par un haut buisson de bruy?res, avait ?chapp?
aux regards des Usbecks. Ceux-ci, d'ailleurs, ne s'?taient pas
enfonc?s jusqu'? l'extr?me limite du bois.
Michel Strogoff, en rampant sous l'herbe, s'approcha de son cheval,
qui ?tait couch? sur le sol. Il le flatta de la main, il lui parla
doucement, il parvint ? le faire lever sans bruit.
En ce moment,--circonstance favorable,--les torches, enti?rement
consum?es, ?taient ?teintes, et l'obscurit? restait encore assez
profonde, au moins sous le couvert des m?l?zes.
Michel Strogoff, apr?s avoir remis le mors, assur? la sangle de la
selle, ?prouv? la courroie des ?triers, commen?a ? tirer doucement son
cheval par la bride. Du reste, l'intelligent animal, comme s'il e?t
compris ce que l'on voulait de lui, suivit docilement son ma?tre, sans
faire entendre le plus l?ger hennissement.
Toutefois, quelques chevaux usbecks dress?rent la t?te et se
dirig?rent peu ? peu vers la lisi?re du taillis.
Michel Strogoff tenait de la main droite son revolver, pr?t ? casser
la t?te au premier cavalier tartare qui s'approcherait. Mais,
tr?s-heureusement, l'?veil ne fut pas donn?, et il put atteindre
l'angle que le bois faisait ? droite en rejoignant la route.
L'intention de Michel Strogoff, pour ?viter d'?tre vu, ?tait de ne se
mettre en selle que le plus tard possible, et seulement apr?s avoir
d?pass? un tournant qui se trouvait ? deux cents pas du taillis.
Malheureusement, au moment o? Michel Strogoff allait franchir la
lisi?re du taillis, le cheval d'un Usbeck, le flairant, hennit et
s'?lan?a sur la route.
Son ma?tre courut ? lui pour le ramener, mais, apercevant une
silhouette qui se d?tachait confus?ment aux premi?res lueurs de
l'aube: ?Alerte!? cria-t-il.
A ce cri, tous les hommes du bivouac se relev?rent et se pr?cipit?rent
sur la route.
Michel Strogoff n'avait plus qu'? enfourcher son cheval et ? l'enlever
au galop.
Les deux officiers du d?tachement s'?taient port?s en avant et
excitaient leurs hommes.
Mais d?j? Michel Strogoff s'?tait mis en selle.
En ce moment, une d?tonation ?clata, et il sentit une balle qui
traversait sa pelisse.
Sans tourner la t?te, sans r?pondre, il piqua des deux, et,
franchissant la lisi?re du taillis par un bond formidable, il s'?lan?a
bride abattue dans la direction de l'Obi.
Les chevaux usbecks ?tant d?harnach?s, il allait donc pouvoir prendre
une certaine avance sur les cavaliers du d?tachement; mais ceux-ci ne
pouvaient tarder ? se jeter sur ses traces, et, en effet, moins de
deux minutes apr?s qu'il eut quitte le bois, il entendit le bruit de
plusieurs chevaux qui, peu ? peu, gagnaient sur lui.
Le jour commen?ait ? se faire alors, et les objets devenaient visibles
dans un plus large rayon.
Michel Strogoff, tournant la t?te, aper?ut un cavalier qui
l'approchait rapidement.
C'?tait le deh-baschi. Cet officier, sup?rieurement mont?, tenait la
t?te du d?tachement et mena?ait d'atteindre le fugitif.
Sans s'arr?ter, Michel Strogoff tendit vers lui son revolver, et,
d'une main qui ne tremblait pas, il le visa un instant. L'officier
usbeck, atteint en pleine poitrine, roula sur le sol.
Mais les autres cavaliers le suivaient de pr?s, et, sans s'attarder
pr?s du deh-baschi, s'excitant par leurs propres vocif?rations,
enfon?ant l'?peron dans le flanc de leurs chevaux, ils diminu?rent peu
? peu la distance qui les s?parait de Michel Strogoff.
Pendant une demi-heure, cependant, celui-ci put se maintenir hors de
port?e des armes tartares, mais il sentait bien que son cheval
faiblissait, et, ? chaque instant, il craignait que, buttant contre
quelque, obstacle, il ne tomb?t pour ne plus se relever.
Le jour ?tait assez clair alors, bien que le soleil ne se f?t pas
encore montr? au-dessus de l'horizon.
A deux verstes au plus se d?veloppait une ligne p?le que bordaient
quelques arbres assez espac?s.
C'?tait l'Obi, qui coulait du sud-ouest au nord-est, presque au ras du
sol, et dont la vall?e n'?tait que la steppe elle-m?me.
Plusieurs fois, des coups de fusil furent tir?s sur Michel Strogoff,
mais sans l'atteindre, et, plusieurs fois aussi, il dut d?charger son
revolver sur ceux, des cavaliers qui le serraient de trop pr?s. Chaque
fois, un Usbeck roula ? terre, au milieu des cris de rage de ses
compagnons.
Mais cette poursuite ne pouvait se terminer qu'au d?savantage de
Michel Strogoff. Son cheval n'en pouvait plus, et, cependant, il
parvint ? l'enlever jusqu'? la berge du fleuve.
Le d?tachement usbeck, ? ce moment, n'?tait plus qu'? cinquante pas en
arri?re de lui.
Sur l'Obi, absolument d?sert, pas de bac, pas un bateau qui p?t servir
? passer le fleuve.
?Courage, mon brave cheval! s'?cria Michel Strogoff. Allons! Un
dernier effort!?
Et il se pr?cipita dans le fleuve, qui mesurait en cet endroit une
demi-verste de largeur.
Le courant, tr?s-vif, ?tait extr?mement difficile ? remonter. Le
cheval de Michel Strogoff n'avait pied nulle part. Donc, sans point
d'appui, c'?tait ? la nage qu'il devait couper ces eaux rapides comme
celles d'un torrent. Les braver, c'?tait, pour Michel Strogoff, faire
un miracle de courage.
Les cavaliers s'?taient arr?t?s sur la berge du fleuve, et ils
h?sitaient ? s'y pr?cipiter.
Mais, ? ce moment, le pendja-baschi, saisissant son fusil, visa avec
soin le fugitif, qui se trouvait d?j? au milieu du courant. Le coup
partit, et le cheval de Michel Strogoff, frapp? au flanc, s'engloutit
sous son ma?tre.
Celui-ci se d?barrassa vivement de ses ?triers, au moment o? l'animal
disparaissait sous les eaux du fleuve. Puis, plongeant ? propos au
milieu d'une gr?le de balles, il parvint ? atteindre la rive droite du
fleuve et disparut dans les roseaux qui h?rissaient la berge de l'Obi.
CHAPITRE XVII
VERSETS ET CHANSONS.
Michel Strogoff ?tait relativement en s?ret?. Toutefois, sa situation
restait encore terrible.
Maintenant que le fid?le animal, qui l'avait si courageusement servi,
venait de trouver la mort dans les eaux du fleuve, comment, lui,
pourrait-il continuer son voyage?
Il ?tait ? pied, sans vivres, dans un pays ruin? par l'invasion, battu
par les ?claireurs de l'?mir, et il se trouvait encore ? une distance
consid?rable du but qu'il fallait atteindre.
?Par le ciel, j'arriverai! s'?cria-t-il, r?pondant ainsi ? toutes les
raisons de d?faillance que son esprit venait un instant d'entrevoir.
Dieu prot?ge la sainte Russie!?
Michel Strogoff ?tait alors hors de port?e des cavaliers usbecks.
Ceux-ci n'avaient point os? le poursuivre ? travers le fleuve, et,
d'ailleurs, ils devaient croire qu'il s'?tait noy?, car, apr?s sa
disparition sous les eaux, ils n'avaient pu le voir atteindre la rive
droite de l'Obi.
Mais Michel Strogoff, se glissant entre les roseaux gigantesques de la
berge, avait gagn? une partie plus ?lev?e de la rive, non sans peine,
cependant, car un ?pais limon, d?pos? ? l'?poque du d?bordement des
eaux, la rendait peu praticable.
Une fois sur un terrain plus solide, Michel Strogoff arr?ta ce qu'il
convenait de faire. Ce qu'il voulait avant tout, c'?tait ?viter Tomsk,
occup?e par les troupes tartares. N?anmoins, il lui fallait gagner
quelque bourgade, et au besoin quelque relais de poste, o? il p?t se
procurer un cheval. Ce cheval trouv?, il se jetterait en dehors des
chemins battus, et il ne reprendrait la route d'Irkoutsk qu'aux
environs de Krasnoiarsk. A partir de ce point, s'il se h?tait, il
esp?rait trouver la voie libre encore, et il pourrait descendre au
sud-est les provinces du lac Ba?kal.
Tout d'abord, Michel Strogoff commen?a par s'orienter.
A deux verstes en avant, en suivant le cours de l'Obi, une petite
ville, pittoresquement ?tag?e, s'?levait sur une l?g?re intumescence
du sol. Quelques ?glises, ? coupoles byzantines, colori?es de vert et
d'or, se profilaient sur le fond gris du ciel.
C'?tait Kolyvan, o? les fonctionnaires et les employ?s du Kumsk et
autres villes vont se r?fugier pendant l'?t? pour fuir le climat
malsain de la Baraba. Kolyvan, d'apr?s les nouvelles que le courrier
du czar avait apprises, ne devait pas ?tre encore aux mains des
envahisseurs. Les troupes tartares, scind?es en deux colonnes,
s'?taient port?es ? gauche sur Omsk, ? droite sur Tomsk, n?gligeant le
pays interm?diaire.
Le projet, simple et logique, que forma Michel Strogoff, ce fut de
gagner Kolyvan avant que les cavaliers usbecks, qui remontaient la
rive gauche de l'Obi, y fussent arriv?s. L?, d?t-il en payer dix fois
la valeur, il se procurerait des habits, un cheval, et rejoindrait la
route d'Irkoutsk ? travers la steppe m?ridionale.
Il ?tait trois heures du matin. Les environs de Kolyvan, parfaitement
calmes alors, semblaient ?tre absolument abandonn?s. ?videmment, la
population des campagnes, fuyant l'invasion, ? laquelle elle ne
pouvait r?sister, s'?tait port?e au nord dans les provinces de
l'Yeniseisk.
Michel Strogoff se dirigeait donc d'un pas rapide vers Kolyvan,
lorsque des d?tonations lointaines arriv?rent jusqu'? lui.
Il s'arr?ta et distingua nettement de sourds roulements qui
?branlaient les couches d'air, et, au-dessus, une cr?pitation plus
s?che dont la nature ne pouvait le tromper.
?C'est le canon! c'est la fusillade! se dit-il. Le petit corps russe
est-il donc aux prises avec l'arm?e tartare! Ah! fasse le ciel que
j'arrive avant eux ? Kolyvan!?
Michel Strogoff ne se trompait pas. Bient?t, les d?tonations
s'accentu?rent peu ? peu, et, en arri?re, sur la gauche de Kolyvan,
des vapeurs se condens?rent au-dessus de l'horizon,--non pas des
nuages de fum?e, mais de ces grosses volutes blanch?tres,
tr?s-nettement profil?es, que produisent les d?charges d'artillerie.
Sur la gauche de l'Obi, les cavaliers usbecks s'?taient arr?t?s pour
attendre le r?sultat de la bataille.
De ce c?t?, Michel Strogoff n'avait plus rien ? craindre. Aussi
h?ta-t-il sa marche vers la ville.
Cependant, les d?tonations redoublaient et se rapprochaient
sensiblement. Ce n'?tait plus un roulement confus, mais une suite de
coups de canon distincts. En m?me temps, la fum?e, ramen?e par le
vent, s'?levait dans l'air, et il fut m?me ?vident que les combattants
gagnaient rapidement au sud. Kolyvan allait ?tre ?videmment attaqu?e
par sa partie septentrionale. Mais les Russes la d?fendaient-ils
contre les troupes tartares, ou essayaient-ils de la reprendre sur les
soldats de F?ofar-Khan? c'est ce qu'il ?tait impossible de savoir. De
l?, grand embarras pour Michel Strogoff.
Il n'?tait plus qu'? une demi-verste de Kolyvan, lorsqu'un long jet de
feu fusa entre les maisons de la ville, et le clocher d'une ?glise
s'?croula au milieu de torrents de poussi?re et de flammes.
La lutte ?tait-elle alors dans Kolyvan? Michel Strogoff dut le penser,
et, dans ce cas, il ?tait ?vident que Russes et Tartares se battaient
dans les rues de la ville. ?tait-ce donc le moment d'y chercher
refuge? Michel Strogoff ne risquait-il pas d'y ?tre pris, et
r?ussirait-il ? s'?chapper de Kolyvan, comme il s'?tait ?chapp?
d'Omsk?
Toutes ces ?ventualit?s se pr?sent?rent ? son esprit. Il h?sita, il
s'arr?ta un instant. Ne valait-il pas mieux, m?me ? pied, gagner au
sud et ? l'est quelque bourgade, telle que Diachinks ou autre, et l?
se procurer ? tout prix un cheval?
C'?tait le seul parti ? prendre, et aussit?t, abandonnant les rives de
l'Obi, Michel Strogoff se porta franchement sur la droite de Kolyvan.
En ce moment, les d?tonations ?taient extr?mement violentes. Bient?t
des flammes jaillirent sur la gauche de la ville. L'incendie d?vorait
tout un quartier de Kolyvan.
Michel Strogoff courait ? travers la steppe, cherchant ? gagner le
couvert de quelques arbres, diss?min?s ?a et la, lorsqu'un d?tachement
de cavalerie tartare apparut sur la droite.
Michel Strogoff ne pouvait ?videmment plus continuer ? fuir dans cette
direction. Les cavaliers s'avan?aient rapidement vers la ville, et il
lui e?t ?t? difficile de leur ?chapper.
Soudain, ? l'angle d'un ?pais bouquet d'arbres, il vit une maison
isol?e qu'il lui ?tait possible d'atteindre avant d'avoir ?t? aper?u.
Y courir, s'y cacher, y demander, y prendre au besoin de quoi refaire
ses forces, car il ?tait ?puis? de fatigue et de faim, Michel Strogoff
n'avait pas autre chose ? faire.
Il se pr?cipita donc vers cette maison, distante d'une demi-verste au
plus. En s'en approchant, il reconnut que cette maison ?tait un poste
t?l?graphique. Deux fils en partaient dans les directions ouest et
est, et un troisi?me fil ?tait tendu vers Kolyvan.
Que cette station f?t abandonn?e dans les circonstances actuelles, on
devait le supposer, mais enfin, telle quelle, Michel Strogoff pourrait
s'y r?fugier et attendre la nuit, s'il le fallait, pour se jeter de
nouveau ? travers la steppe, que battaient les ?claireurs tartares.
Michel Strogoff s'?lan?a aussit?t vers la porte de la maison et la
repoussa violemment.
Une seule personne se trouvait dans la salle o? se faisaient les
transmissions t?l?graphiques.
C'?tait un employ?, calme, flegmatique, indiff?rent ? ce qui se
passait au dehors. Fid?le ? son poste, il attendait derri?re son
guichet que le public vint r?clamer ses services.
Michel Strogoff courut ? lui, et d'une voix bris?e par la fatigue:
?Que savez-vous? lui demanda-t-il.
--Rien, r?pondit l'employ? en souriant.
--Ce sont les Russes et les Tartares qui sont aux prises?
--On le dit.
--Mais quels sont les vainqueurs?
--Je l'ignore.?
Tant de placidit? au milieu de ces terribles conjonctures, tant
d'indiff?rence m?me ?taient ? peine croyables.
?Et le fil n'est pas coup?? demanda Michel Strogoff.
--Il est coup? entre Kolyvan et Krasnoiarsk, mais il fonctionne encore
entre Kolyvan et la fronti?re russe.
--Pour le gouvernement?
--Pour le gouvernement, lorsqu'il le juge convenable. Pour le public,
lorsqu'il paye. C'est dix kopeks par mot.--Quand vous voudrez,
monsieur??
Michel Strogoff allait r?pondre ? cet ?trange employ? qu'il n'avait
aucune d?p?che ? exp?dier, qu'il ne r?clamait qu'un peu de pain et
d'eau, lorsque la porte de la maison fut brusquement ouverte.
Michel Strogoff, croyant que le poste ?tait envahi par les Tartares,
s'appr?tait ? sauter par la fen?tre, quand il reconnut que deux hommes
seulement venaient d'entrer dans la salle, lesquels n'avaient rien
moins que la mine de soldats tartares.
L'un d'eux tenait ? la main une d?p?che ?crite au crayon, et,
devan?ant l'autre, il se pr?cipita au guichet de l'impassible employ?.
Dans ces deux hommes, Michel Strogoff retrouva, avec un ?tonnement que
chacun comprendra, deux personnages auxquels il ne pensait gu?re et
qu'il ne croyait plus jamais revoir.
C'?taient les correspondants Harry Blount et Alcide Jolivet, non plus
compagnons de voyage, mais rivaux, mais ennemis, maintenant qu'ils
op?raient sur le champ de bataille.
Ils avaient quitt? Ichim quelques heures seulement apr?s le d?part de
Michel Strogoff, et, s'ils ?taient arriv?s avant lui ? Kolyvan, en
suivant la m?me route, s'ils l'avaient m?me d?pass?, c'est que Michel
Strogoff avait perdu trois jours sur les bords de l'Irtyche.
Et maintenant, apr?s avoir assist? tous deux ? l'engagement des Russes
et des Tartares devant la ville, apr?s avoir quitt? Kolyvan au moment
o? la lutte se livrait dans ses rues, ils ?taient accourus ? la
station t?l?graphique, afin de lancer ? l'Europe leurs d?p?ches
rivales et de s'enlever l'un ? l'autre la primeur des ?v?nements.
Michel Strogoff s'?tait mis ? l'?cart, dans l'ombre, et, sans ?tre vu,
il pouvait tout voir et tout entendre, il allait ?videmment apprendre
des nouvelles int?ressantes pour lui et savoir s'il devait ou non
entrer dans Kolyvan.
Harry Blount, plus press? que son coll?gue, avait pris possession du
guichet, et il tendait sa d?p?che, pendant qu'Alcide Jolivet,
contrairement ? ses habitudes, pi?tinait d'impatience.
?C'est dix kopeks par mot,? dit l'employ? en prenant la d?p?che.
Harry Blount d?posa sur la tablette une pile de roubles, que son
confr?re regarda avec une certaine stup?faction.
?Bien,? dit l'employ?.
Et, avec le plus grand sang-froid du monde, il commen?a ? t?l?graphier
la d?p?che suivante:
_?Daily Telegraph, Londres. ?De Kolyvan, gouvernement d'Omsk, Sib?rie,
6 ao?t. ?Engagement des troupes russes et tartares...?_
Cette lecture ?tant faite ? haute voix, Michel Strogoff entendait tout
ce que le correspondant anglais adressait ? son journal.
_?Troupes russes repouss?es avec grandes pertes, Tartares entr?s dans
Kolyvan ce jour m?me...?_
Ces mots terminaient la d?p?che.
?? mon tour maintenant,? s'?cria Alcide Jolivet, qui voulut passer la
d?p?che adress?e ? sa cousine du faubourg Montmartre.
Mais cela ne faisait pas l'affaire du correspondant anglais, qui ne
comptait pas abandonner le guichet, afin d'?tre toujours ? m?me de
transmettre les nouvelles, au fur et ? mesure qu'elles se
produiraient. Aussi ne fit-il point place ? son confr?re.
?Mais vous avez fini!... s'?cria Alcide Jolivet.
--Je n'ai pas fini,? r?pondit simplement Harry Blount.
Et il continua ? ?crire une suite de mots qu'il passa ensuite ?
l'employ?, et que celui-ci lut de sa voix tranquille:
_?Au commencement, Dieu cr?a le ciel et la terre!...?_
C'?taient les versets de la Bible qu'Harry Blount t?l?graphiait, pour
employer le temps et ne pas c?der sa place ? son rival. Il en
co?terait peut-?tre quelques milliers de roubles ? son journal, mais
son journal serait le premier inform?. La France attendrait!
On con?oit la fureur d'Alcide Jolivet, qui, en toute autre
circonstance, e?t trouv? que c'?tait de bonne guerre. Il voulut m?me
obliger l'employ? ? recevoir sa d?p?che, de pr?f?rence ? celle de son
confr?re.
?C'est le droit de monsieur,? r?pondit tranquillement l'employ?, en
montrant Harry Blount, et en lui souriant d'un air aimable.
Et il continua de transmettre fid?lement au _Daily-Telegraph_ le
premier verset du livre saint.
Pendant qu'il op?rait, Harry Blount alla tranquillement ? la fen?tre,
et, sa lorgnette aux yeux, il observa ce qui se passait aux environs
de Kolyvan, afin de compl?ter ses informations.
Quelques instants apr?s, il reprit sa place au guichet et ajouta ? son
t?l?gramme:
_?Deux ?glises sont en flammes. L'incendie parait gagner sur la
droite. La terre ?tait informe et toute nue; les t?n?bres couvraient
la face de l'ab?me....?_
Alcide Jolivet eut tout simplement une envie f?roce d'?trangler
l'honorable correspondant du _Daily-Telegraph._
Il interpella encore une fois l'employ?, qui, toujours impassible, lui
r?pondit simplement:
?C'est son droit, monsieur, c'est son droit... ? dix kopeks par mot.?
Et il t?l?graphia la nouvelle suivante, que lui apporta Harry Blount:
_?Des fuyards russes s'?chappent de la ville. Or, Dieu dit que la
lumi?re soit faite, et la lumi?re fut faite!...?_
Alcide Jolivet enrageait litt?ralement.
Cependant, Harry Blount ?tait retourn? pr?s de la fen?tre, mais, cette
fois, distrait sans doute par l'int?r?t du spectacle qu'il avait sous
les yeux, il prolongea un peu trop longtemps son observation. Aussi,
lorsque l'employ? eut fini de t?l?graphier le troisi?me verset de la
Bible, Alcide Jolivet prit-il sans faire de bruit sa place au guichet,
et, ainsi qu'avait fait son confr?re, apr?s avoir d?pos? tout
doucement une respectable pile de roubles sur la tablette, il remit sa
d?p?che, que l'employ? lut ? haute voix:
_?Madeleine Jolivet, ?10, Faubourg-Montmartre (Paris). ?De Kolyvan,
gouvernement d'Omsk, Sib?rie, 6 ao?t. ?Les fuyards s'?chappent de la
ville. Russes battus. Poursuite acharn?e de la cavalerie tartare....?_
Et lorsqu'Harry Blount levait, il entendit Alcide Jolivet qui
compl?tait son t?l?gramme en chantonnant d'une voix moqueuse:
Il est un petit homme,
Tout habill? de gris,
Dans Paris!...
Trouvant inconvenant de m?ler, comme l'avait os? faire son confr?re,
le sacr? au profane, Alcide Jolivet r?pondait par un joyeux refrain de
B?ranger aux versets de la Bible.
?Aoh! fit Harry Blount.
--C'est comme cela,? r?pondit Alcide Jolivet.
Cependant, la situation s'aggravait autour de Kolyvan. La bataille se
rapprochait, et les d?tonations ?clataient avec une violence extr?me.
En ce moment, une commotion ?branla le poste t?l?graphique.
Un obus venait de trouer la muraille, et un nuage de poussi?re
emplissait la salle des transmissions.
Alcide Jolivet finissait alors d'?crire ces vers:
Joufflu comme une pomme,
Qui, sans un sou comptant...
mais, s'arr?ter, se pr?cipiter sur l'obus, le prendre ? deux mains
avant qu'il e?t ?clat?, le jeter par la fen?tre et revenir au guichet,
ce fut pour lui l'affaire d'un instant.
Cinq secondes plus tard, l'obus ?clatait au dehors.
Mais, continuant ? libeller son t?l?gramme avec le plus beau
sang-froid du monde, Alcide Jolivet ?crivit:
_?Obus de six a fait sauter la muraille du poste t?l?graphique. En
attendons quelques autres du m?me calibre....?_
Pour Michel Strogoff, il n'?tait pas douteux que les Russes ne fussent
repouss?s de Kolyvan. Sa derni?re ressource ?tait donc de se jeter ?
travers la steppe m?ridionale.
Mais alors une fusillade terrible ?clata pr?s du poste t?l?graphique,
et une gr?le de balles fit sauter les vitres de la fen?tre.
Harry Blount, frapp? ? l'?paule, tomba ? terre.
Alcide Jolivet allait, ? ce moment m?me, transmettre ce suppl?ment de
d?p?che:
_?Harry Blount, correspondant du _Daily Telegraph_, tombe ? mon c?t?,
frapp? d'un ?clat de muraille....?_ quand l'impassible employ? lui dit
avec son calme inalt?rable:
?Monsieur, le fil est bris?.?
Et, quittant son guichet, il prit tranquillement son chapeau, qu'il
brossa du coude, et, toujours souriant, sortit par une petite porte
que Michel Strogoff n'avait pas aper?ue.
Le poste fut alors envahi par des soldats tartares, et ni Michel
Strogoff, ni les journalistes ne purent op?rer leur retraite.
Alcide Jolivet, sa d?p?che inutile ? la main, s'?tait pr?cipit? vers
Harry Blount, ?tendu sur le sol, et, en brave coeur qu'il ?tait, il
l'avait charg? sur ses ?paules dans l'intention de fuir avec lui....
Il ?tait trop tard!
Tous deux ?taient prisonniers, et, en m?me temps qu'eux, Michel
Strogoff, surpris ? l'improviste au moment o? il allait s'?lancer par
la fen?tre, tombait entre les mains des Tartares!
DEUXI?ME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
UN CAMP TARTARE.
A une journ?e de marche de Kolyvan, quelques verstes en avant du bourg
de Diachinsk, s'?tend une vaste plaine que dominent quelques grands
arbres, principalement des pins et des c?dres.
Cette portion de la steppe est ordinairement occup?e, pendant la
saison chaude, par des Sib?riens pasteurs, et elle suffit ? la
nourriture de leurs nombreux troupeaux. Mais, ? cette ?poque, on y e?t
vainement cherch? un seul de ces nomades habitants. Non pas que cette
plaine f?t d?serte. Elle pr?sentait, au contraire, une extraordinaire
animation.
L?, en effet, se dressaient les tentes tartares, l? campait
F?ofar-Khan, le farouche ?mir de Boukhara, et c'est l? que le
lendemain, 7 ao?t, furent amen?s les prisonniers faits ? Kolyvan,
apr?s l'an?antissement du petit corps russe. De ces deux mille hommes,
qui s'?taient engag?s entre les deux colonnes ennemies, appuy?es ? la
fois sur Omsk et sur Tomsk, il ne restait plus que quelques centaines
de soldats. Les ?v?nements tournaient donc mal, et le gouvernement
imp?rial semblait ?tre compromis au del? des fronti?res de
l'Oural,--au moins momentan?ment, car les Russes ne pouvaient manquer
de repousser t?t ou tard ces hordes d'envahisseurs. Mais enfin
l'invasion avait atteint le centre de la Sib?rie, et elle allait, ?
travers le pays soulev?, se propager soit sur les provinces de
l'ouest, soit sur les provinces de l'est. Irkoutsk ?tait maintenant
coup?e de toute communication avec l'Europe. Si les troupes de l'Amour
et de la province d'Irkoutsk n'arrivaient pas ? temps pour l'occuper,
cette capitale de la Russie asiatique, r?duite ? des forces
insuffisantes, tomberait aux mains des Tartares, et, avant qu'elle e?t
pu ?tre reprise, le grand-duc, fr?re de l'empereur, aurait ?t? livr? ?
la vengeance d'Ivan Ogareff.
Que devenait Michel Strogoff? Fl?chissait-il enfin sous le poids de
tant d'?preuves? Se regardait-il comme vaincu par cette s?rie de
mauvaises chances, qui, depuis l'aventure d'Ichim, avait toujours ?t?
en empirant? Consid?rait-il la partie comme perdue, sa mission
manqu?e, son mandat impossible ? accomplir?
Michel Strogoff ?tait un de ces hommes qui ne s'arr?tent que le jour
o? ils tombent morts. Or, il vivait, il n'avait pas m?me ?t? bless?,
la lettre imp?riale ?tait toujours sur lui, son incognito avait ?t?
respect?. Sans doute, il comptait au nombre de ces prisonniers que les
Tartares entra?naient comme un vil b?tail; mais, en se rapprochant de
Tomsk, il se rapprochait aussi d'Irkoutsk. Enfin, il devan?ait
toujours Ivan Ogareff.
?J'arriverai!? se r?p?tait-il.
Et, depuis l'affaire de Kolyvan, toute sa vie se concentra dans cette
pens?e unique: redevenir libre! Comment ?chapperait-il aux soldats de
l'?mir? Le moment venu, il verrait.
Le camp de F?ofar pr?sentait un spectacle superbe. De nombreuses
tentes, faites de peaux, de feutre ou d'?toffes de soie, chatoyaient
aux rayons du soleil. Les hautes houppes, qui empanachaient leur
pointe conique, se balan?aient au milieu de fanions, de guidons et
d'?tendards multicolores. De ces tentes, les plus riches appartenaient
aux seides et aux khodjas, qui sont les premiers personnages du
khanat. Un pavillon sp?cial, orn? d'une queue de cheval, dont la hampe
s'?lan?ait d'une gerbe de b?tons rouges et blancs, artistement
entrelac?s, indiquait le haut rang de ces chefs tartares. Puis, ?
l'infini s'?levaient dans la plaine quelques milliers de ces tentes
turcomanes que l'on appelle ?karaoy? et qui avaient ?t? transport?es ?
dos de chameaux.
Le camp contenait au moins cent cinquante mille soldats, tant
fantassins que cavaliers, rassembl?s sous le nom d'alamanes. Parmi
eux, et comme types principaux du Turkestan, on remarquait tout
d'abord ces Tadjiks aux traits r?guliers, ? la peau blanche, ? la
taille ?lev?e, aux yeux et aux cheveux noirs, qui formaient le gros de
l'arm?e tartare, et dont les khanats de Khokhand et de Koundouze
avaient fourni un contingent presque ?gal ? celui de Boukhara. Puis, ?
ces Tadjiks se m?laient d'autres ?chantillons de ces races diverses
qui r?sident au Turkestan ou dont le pays originaire y confine.
C'?taient des Usbecks, petits de taille, roux de barbe, semblables ?
ceux qui s'?taient jet?s ? la poursuite de Michel Strogoff. C'?taient
des Kirghis, au visage plat comme celui des Kalmouks, rev?tus de
cottes de mailles, les uns portant la lance, l'arc et les fl?ches de
fabrication asiatique, les autres maniant le sabre, le fusil ? m?che
et le ?tschakane?, petite hache ? manche court qui ne fait que des
blessures mortelles. C'?taient des Mongols, taille moyenne, cheveux
noirs et r?unis en une natte qui leur pendait sur le dos, figure
ronde, teint basan?, yeux enfonc?s et vifs, barbe rare, habill?s de
robes de nankin bleu garnies de peluche noire, cercl?s de ceinturons
de cuir ? boucles d'argent, chauss?s de bottes ? soutaches voyantes,
et coiff?s de bonnets de soie bord?s de fourrure avec trois rubans qui
voltigeaient en arri?re. Enfin on y voyait aussi des Afghans, ? peau
bistr?e, des Arabes, ayant le type primitif des belles races
s?mitiques, et des Turcomans, avec ces yeux brid?s auxquels semble
manquer la paupi?re,--tous enr?l?s sous le drapeau de l'?mir, drapeau
des incendiaires et des d?vastateurs.
Aupr?s de ces soldats libres, on comptait encore un certain nombre de
soldats esclaves, principalement des Persans, que commandaient des
officiers de m?me origine, et ce n'?taient certainement pas les moins
estim?s de l'arm?e de F?ofar-Khan.
Que l'on ajoute ? cette nomenclature des Juifs servant comme
domestiques, la robe ceinte d'une corde, la t?te coiff?e, au lieu du
turban, qu'il leur est interdit de porter, de petits bonnets de drap
sombre; que l'on m?le ? ces groupes des centaines de ?kalenders?,
sortes de religieux mendants aux v?tements en lambeaux que recouvre
une peau de l?opard, et on aura une id?e a peu pr?s compl?te de ces
?normes agglom?rations de tribus diverses, comprises sous la
d?nomination g?n?rale d'arm?es tartares.
Cinquante mille de ces soldats ?taient mont?s, et les chevaux
n'?taient pas moins vari?s que les hommes. Parmi ces animaux, attach?s
par dix a deux cordes fix?es parall?lement l'une ? l'autre, la queue
nou?e, la croupe recouverte d'un r?seau de soie noire, on distinguait
les turcomans, fins de jambes, longs de corps, brillants de poil,
nobles d'encolure; les usbecks, qui sont des b?tes de fond; les
khokhandiens, qui portent avec leur cavalier deux tentes et toute une
batterie de cuisine; les kirghis, ? robe claire, venus des bords du
fleuve Emba, o? on les prend avec l'?arcane?, ce lasso des Tartares,
et bien d'autres produits de races crois?es, qui sont de qualit?
inf?rieure.
Les b?tes de somme se comptaient par milliers. C'?taient des chameaux
de petite taille, mais bien faits, poil long, ?paisse crini?re leur
retombant sur le cou, animaux dociles et plus faciles ? atteler que le
dromadaire; des ?nars? ? une bosse, de pelage rouge-feu, dont les
poils se roulent en boucles; puis des ?nes, rudes au travail et dont
la chair, tr?s-estim?e, forme en partie la nourriture des Tartares.
Sur tout cet ensemble d'hommes et d'animaux, sur cette immense
agglom?ration de tentes, les c?dres et les pins, dispos?s par larges
bouquets, jetaient une ombre fra?che, bris?e ?? et l? par quelque
trou?e des rayons solaires. Rien de plus pittoresque que ce tableau,
pour lequel le plus violent des coloristes e?t ?puis? toutes les
couleurs de sa palette.
Lorsque les prisonniers faits ? Kolyvan arriv?rent devant les tentes
de F?ofar et des grands dignitaires du khanat, les tambours battirent
au champ, les trompettes sonn?rent. A ces bruits d?j? formidables se
m?l?rent de stridentes mousquetades et la d?tonation plus grave des
canons de quatre et de six qui formaient l'artillerie de l'?mir.
L'installation de F?ofar ?tait purement militaire. Ce qu'on pourrait
appeler sa maison civile, son harem et ceux de ses alli?s, ?taient ?
Tomsk, maintenant aux mains des Tartares.
Le camp lev?, Tomsk allait devenir la r?sidence de l'?mir, jusqu'au
moment o? il l'?changerait enfin contre la capitale de la Sib?rie
orientale.
La tente de F?ofar dominait les tentes voisines. Drap?e de larges pans
d'une brillante ?toffe de soie relev?e par des cordeli?res ? cr?pines
d'or, surmont?e de houppes ?paisses que le vent agitait comme des
?ventails, elle occupait le centre d'une vaste clairi?re, ferm?e par
un rideau de magnifiques bouleaux et de pins gigantesques. Devant
cette tente, sur une table laqu?e et incrust?e de pierres pr?cieuses,
s'ouvrait le livre sacr? du Koran, dont les pages ?taient de minces
feuilles d'or, finement grav?es. Au-dessus, battait le pavillon
tartare, ?cartel? des armes de l'?mir.
Autour de la clairi?re, s'?levaient en demi-cercle les tentes des
grands fonctionnaires de Boukhara. L? r?sidaient le chef d'?curie, qui
a le droit de suivre ? cheval l'?mir jusque dans la cour de son
palais, le grand fauconnier, le ?housch-b?gui?, porteur du sceau
royal, le ?toptschi-baschi?, grand ma?tre de l'artillerie, le
?khodja?, chef du conseil qui re?oit le baiser du prince et peut se
pr?senter devant lui ceinture d?nou?e, le ?scheikh-oul-islam?, chef
des ul?mas, repr?sentant des pr?tres, le ?cazi-askev?, qui, en
l'absence de l'?mir, juge toutes contestations soulev?es entre
militaires, et enfin le chef des astrologues, dont la grande affaire
est de consulter les ?toiles, toutes les fois que le khan songe ? se
d?placer.
L'?mir, au moment o? les prisonniers furent amen?s au camp, ?tait dans
sa tente. Il ne se montra pas. Et ce fut heureux, sans doute. Un
geste, un mot de lui n'auraient pu ?tre que le signal de quelque
sanglante ex?cution. Mais il se retrancha dans cet isolement, qui
constitue en partie la majest? des rois orientaux. On admire qui ne se
montre pas, et surtout on le craint.
Quant aux prisonniers, ils allaient ?tre parqu?s dans quelque enclos,
o?, maltrait?s, a peine nourris, expos?s a toutes les intemp?ries du
climat, ils attendraient le bon plaisir de F?ofar.
De tous, le plus docile, sinon le plus patient, ?tait certainement
Michel Strogoff. Il se laissait conduire, car on le conduisait l? o?
il voulait aller, et dans des conditions de s?curit? que, libre, il
n'e?t pu trouver sur cette route de Kolyvan ? Tomsk. S'?chapper avant
d'?tre arriv? dans cette ville, c'?tait s'exposer ? retomber entre les
mains des ?claireurs qui battaient la steppe. La ligne la plus
orientale, occup?e alors par les colonnes tartares, ne se trouvait pas
situ?e au del? du quatre-vingt-deuxi?me m?ridien qui traverse Tomsk.
Donc, ce m?ridien franchi, Michel Strogoff devait compter qu'il serait
en dehors des zones ennemies, qu'il pourrait traverser l'Yenise? sans
danger, et gagner Krasnoiarsk, avant que F?ofar-Khan e?t envahi la
province.
?Une fois ? Tomsk, se r?p?tait-il pour r?primer quelques mouvements
d'impatience dont il n'?tait pas toujours ma?tre, en quelques minutes,
je serai au del? des avant-postes, et douze heures gagn?es sur F?ofar,
douze heures sur Ogareff, cela me suffira pour les devancer a
Irkoutsk!
Ce que Michel Strogoff, en effet, redoutait par-dessus tout, c'?tait
et ce devait ?tre la pr?sence d'Ivan Ogareff au camp tartare. Outre le
danger d'?tre reconnu, il sentait, par une sorte d'instinct, que
c'?tait ce tra?tre sur lequel il lui importait surtout de prendre
l'avance. Il comprenait aussi que la r?union des troupes d'Ivan
Ogareff ? celles de F?ofar porterait au complet l'effectif de l'arm?e
envahissante, et que, la jonction op?r?e, cette arm?e marcherait en
masse sur la capitale de la Sib?rie orientale. Aussi, toutes ses
appr?hensions venaient-elles de ce c?t?, et, ? chaque instant,
?coutait-il si quelque fanfare n'annon?ait pas l'arriv?e du lieutenant
de l'?mir.
? cette pens?e se joignait le souvenir de sa m?re, celui de Nadia,
l'une retenue ? Omsk, l'autre enlev?e sur les barques de l'Irtyche et
sans doute captive comme l'?tait Marfa Strogoff! Il ne pouvait rien
pour elles! Les reverrait-il jamais? A cette question qu'il n'osait
r?soudre, son coeur se serrait affreusement.
En m?me temps que Michel Strogoff et tant d'autres prisonniers, Harry
Blount et Alcide Jolivet avaient ?t? conduits au camp tartare. Leur
ancien compagnon de voyage, pris avec eux au poste t?l?graphique,
savait qu'ils ?taient parqu?s comme lui dans cet enclos que
surveillaient de nombreuses sentinelles, mais il n'avait point cherch?
? se rapprocher d'eux. Peu lui importait, en ce moment du moins, ce
qu'ils pouvaient penser de lui depuis l'affaire du relais d'Ichim.
D'ailleurs, il voulait ?tre seul pour agir seul, le cas ?ch?ant. Il
s'?tait donc tenu a l'?cart.
Alcide Jolivet, depuis le moment o? son confr?re ?tait tomb? pr?s de
lui, ne lui avait pas m?nag? ses soins. Pendant le trajet de Kolyvan
au camp, c'est-?-dire pendant plusieurs heures de marche, Harry
Blount, appuy? au bras de son rival, avait pu suivre le convoi des
prisonniers. Sa qualit? de sujet anglais, il voulut d'abord la faire
valoir, mais elle ne le servit en aucune fa?on vis-?-vis de barbares
qui ne r?pondaient qu'? coups de lance ou de sabre. Le correspondant
du _Daily-Telegraph_ dut donc subir le sort commun, quitte ? r?clamer
plus tard et ? obtenir satisfaction d'un pareil traitement. Mais ce
trajet n'en fut pas moins tr?s-p?nible pour lui, car sa blessure le
faisait souffrir, et, sans l'assistance d'Alcide Jolivet, peut-?tre
n'e?t-il pu atteindre le camp.
Alcide Jolivet, que sa philosophie pratique n'abandonnait jamais,
avait physiquement et moralement r?confort? son confr?re par tous les
moyens en son pouvoir. Son premier soin, lorsqu'il se vit
d?finitivement enferm? dans l'enclos, fut de visiter la blessure
d'Harry Blount. Il parvint ? lui retirer tr?s-adroitement son habit et
reconnut que son ?paule avait ?t? seulement fr?l?e par un ?clat de
mitraille.
?Ce n'est rien, dit-il. Une simple ?raflure! Apr?s deux ou trois
pansements, cher confr?re, il n'y para?tra plus!
--Mais ces pansements?... demanda Harry Blount.
--Je vous les ferai moi-m?me!
--Vous ?tes donc un peu m?decin?
--Tous les Fran?ais sont un peu m?decins!?
Et sur cette affirmation, Alcide Jolivet, d?chirant son mouchoir, fit
de la charpie de l'un des morceaux, des tampons de l'autre, prit de
l'eau ? un puits creus? au milieu de l'enclos, lava la blessure, qui,
fort heureusement, n'?tait pas grave, et disposa avec beaucoup
d'adresse les linges mouill?s sur l'?paule d'Harry Blount.
?Je vous traite par l'eau, dit-il. Ce liquide est encore le s?datif le
plus efficace que l'on connaisse pour le traitement des blessures, et
il est le plus employ? maintenant. Les m?decins ont mis six mille ans
? d?couvrir cela! Oui! six mille ans en chiffres ronds!
--Je vous remercie, monsieur Jolivet, r?pondit Harry Blount, en
s'?tendant sur une couche de feuilles mortes, que son compagnon lui
arrangea ? l'ombre d'un bouleau.
--Bah! il n'y a pas de quoi! Vous en feriez autant ? ma place!
--Je n'en sais rien... r?pondit un peu na?vement Harry Blount.
--Farceur, va! Tous les Anglais sont g?n?reux!
--Sans doute, mais les Fran?ais....?
--Eh bien, les Fran?ais sont bons, ils sont m?me b?tes, si vous
voulez! Mais ce qui les rach?te, c'est qu'ils sont Fran?ais! Ne
parlons plus de cela, et m?me, si vous m'en croyez, ne parlons plus du
tout. Le repos vous est absolument n?cessaire.?
Mais Harry Blount n'avait aucune envie de se taire. Si le bless?
devait, par prudence, songer au repos, le correspondant du
_Daily-Telegraph_ n'?tait pas homme ? s'?couter.
?Monsieur Jolivet, demanda-t-il, croyez-vous que nos derni?res
d?p?ches aient pu passer la fronti?re russe?
--Et pourquoi pas? r?pondit Alcide Jolivet. A l'heure qu'il est, je
vous assure que ma bienheureuse cousine sait ? quoi s'en tenir sur
l'affaire de Kolyvan!
--A combien d'exemplaires tire t-elle ses d?p?ches, votre cousine?
demanda Harry Blount, qui, pour la premi?re fois, posa cette question
directe ? son confr?re.
--Bon! r?pondit en riant Alcide Jolivet. Ma cousine est une personne
fort discr?te, qui n'aime pas qu'on parle d'elle et qui serait
d?sesp?r?e si elle troublait le sommeil dont vous avez besoin.
--Je ne veux pas dormir, r?pondit l'Anglais.--Que doit penser votre
cousine des affaires de la Russie?
--Qu'elles semblent en mauvais chemin pour le moment. Mais bah! le
gouvernement moscovite est puissant, il ne peut vraiment s'inqui?ter
d'une invasion de barbares, et la Sib?rie ne lui ?chappera pas.
--Trop d'ambition a perdu les plus grands empires! r?pondit Harry
Blount, qui n'?tait pas exempt d'une certaine jalousie ?anglaise? ?
l'endroit des pr?tentions russes dans l'Asie centrale.
--Oh! ne parlons pas politique! s'?cria Alcide Jolivet. C'est d?fendu
par la Facult?! Rien de plus mauvais pour les blessures ? l'?paule!...
? moins que ce ne soit pour vous endormir!
--Parlons alors de ce qu'il nous reste ? faire, r?pondit Harry Blount.
Monsieur Jolivet, je n'ai pas du tout l'intention de rester
ind?finiment prisonnier de ces Tartares.
--Ni moi, pardieu!
--Nous sauverons-nous ? la premi?re occasion?
--Oui, s'il n'y a pas d'autre moyen de recouvrer notre libert?.
--En connaissez-vous un autre? demanda Harry Blount, en regardant son
compagnon.
--Certainement! Nous ne sommes pas des bellig?rants, nous sommes des
neutres, et nous r?clamerons!
--Pr?s de cette brute de F?ofar-Khan?
--Non, il ne comprendrait pas, r?pondit Alcide Jolivet, mais pr?s de
son lieutenant Ivan Ogareff.
--C'est un coquin!
--Sans doute, mais ce coquin est Russe. Il sait qu'il ne faut pas
badiner avec le droit des gens, et il n'a aucun int?r?t ? nous
retenir, au contraire. Seulement, demander quelque chose ? ce
monsieur-l?, ?a ne me va pas beaucoup!
--Mais ce monsieur-l? n'est pas au camp, ou du moins je ne l'y ai pas
vu, fit observer Harry Blount.
--Il y viendra. Cela ne peut manquer. Il faut qu'il rejoigne l'?mir.
La Sib?rie est coup?e en deux maintenant, et tr?s-certainement l'arm?e
de F?ofar n'attend plus que lui pour se porter sur Irkoutsk.
--Et une fois libres, que ferons-nous?
--Une fois libres, nous continuerons notre campagne, et nous suivrons
les Tartares, jusqu'au moment o? les ?v?nements nous permettront de
passer dans le camp oppos?. Il ne faut pas abandonner la partie, que
diable! Nous ne faisons que commencer. Vous, confr?re, vous avez d?j?
eu la chance d'?tre bless? au service du _Daily-Telegraph_, tandis que
moi, je n'ai encore rien re?u au service de ma cousine. Allons,
allons!--Bon, murmura Alcide Jolivet, le voil? qui s'endort! Quelques
heures de sommeil et quelques compresses d'eau fra?che, il n'en faut
pas plus pour remettre un Anglais sur pied. Ces gens-la sont fabriqu?s
en t?le!?
Et pendant qu'Harry Blount reposait, Alcide Jolivet veilla pr?s de
lui, apr?s avoir tir? son carnet, qu'il chargea de notes, tr?s-d?cid?,
d'ailleurs, ? les partager avec son confr?re, pour la plus grande
satisfaction des lecteurs du _Daily-Telegraph_. Les ?v?nements les
avaient r?unis l'un ? l'autre. Ils n'en ?taient plus ? se jalouser.
Ainsi donc, ce que redoutait au-dessus de tout Michel Strogoff ?tait
pr?cis?ment l'objet des plus vifs d?sirs des deux journalistes.
L'arriv?e d'Ivan Ogareff pouvait ?videmment servir ceux-ci, car, leur
qualit? de correspondants anglais et fran?ais une fois reconnue, rien
de plus probable qu'ils fussent mis en libert?. Le lieutenant de
l'?mir saurait faire entendre raison ? F?ofar, qui n'e?t pas manqu? de
traiter des journalistes comme de simples espions. L'int?r?t d'Alcide
Jolivet et d'Harry Blount ?tait donc contraire ? l'int?r?t de Michel
Strogoff. Celui-ci avait bien compris cette situation, et ce fut une
nouvelle raison, ajout?e ? plusieurs autres, qui le porta a ?viter
tout rapprochement avec ses anciens compagnons de voyage. Il
s'arrangea donc de mani?re ? ne pas ?tre aper?u d'eux.
Quatre jours se pass?rent, pendant lesquels l'?tat de choses ne fut
aucunement modifi?. Les prisonniers n'entendirent point parler de la
lev?e du camp tartare. Ils ?taient surveill?s s?v?rement. Il leur e?t
?t? impossible de traverser le cordon de fantassins et de cavaliers
qui les gardaient nuit et jour. Quant a la nourriture qui leur ?tait
attribu?e, elle leur suffisait ? peine. Deux fois par vingt-quatre
heures, on leur jetait un morceau d'intestins de ch?vres, grill?s sur
les charbons, ou quelques portions de ce fromage appel? ?kroute?,
fabriqu? avec du lait aigre de brebis, et qui, tremp? de lait de
jument, forme le mets kinghis le plus commun?ment nomm? ?koumyss?. Et
c'?tait tout. Il faut ajouter aussi que le temps devint d?testable. Il
se produisit de grandes perturbations atmosph?riques, qui amen?rent
des bourrasques m?l?es de pluie. Les malheureux, sans aucun abri,
durent supporter ces intemp?ries malsaines, et aucun adoucissement ne
fut apport? ? leurs mis?res. Quelques bless?s, des femmes, des enfants
moururent, et les prisonniers eux-m?mes durent enterrer ces cadavres,
auxquels leurs gardiens ne voulaient m?me pas donner la s?pulture.
Pendant ces dures ?preuves, Alcide Jolivet et Michel Strogoff se
multipli?rent, chacun de son c?t?. Ils rendirent tous les services
qu'ils pouvaient rendre. Moins ?prouv?s que tant d'autres, valides,
vigoureux, ils devaient mieux r?sister, et par leurs conseils, par
leurs soins, ils purent se rendre utiles ? ceux qui souffraient et se
d?sesp?raient.
Cet ?tat de choses allait-il durer? F?ofar-Khan, satisfait de ses
premiers succ?s, voulait-il donc attendre quelque temps avant de
marcher sur Irkoutsk? On pouvait le craindre, mais il n'en fut rien.
L'?v?nement tant souhait? d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount, tant
redout? de Michel Strogoff, se produisit dans la matin?e du 12 ao?t.
Ce jour-l?, les trompettes sonn?rent, les tambours battirent, la
mousquetade ?clata. Un ?norme nuage de poussi?re se d?roulait
au-dessus de la route de Kolyvan.
Ivan Ogareff, suivi de plusieurs milliers d'hommes, faisait son entr?e
au camp tartare.
CHAPITRE II
UNE ATTITUDE D'ALCIDE JOLIVET.
C'?tait tout un corps d'arm?e qu'Ivan Ogareff amenait ? l'?mir. Ces
cavaliers et ces fantassins faisaient partie de la colonne qui s'?tait
empar?e d'Omsk. Ivan Ogareff, n'ayant pu r?duire la ville haute, dans
laquelle--on ne l'a point oubli?--le gouverneur et la garnison
avaient cherch? refuge, s'?tait d?cid? ? passer outre, ne voulant pas
retarder les op?rations qui devaient amener la conqu?te de la Sib?rie
orientale. Il avait donc laiss? une garnison suffisante ? Omsk. Puis,
entra?nant ses hordes, se renfor?ant en route des vainqueurs de
Kolyvan, il venait faire sa jonction avec l'arm?e de F?ofar.
Les soldats d'Ivan Ogareff s'arr?teront aux avant-postes du camps. Ils
ne re?urent point ordre de bivouaquer. Le projet de leur chef ?tait,
sans doute, de ne pas s'arr?ter, mais de se porter en avant et de
gagner, dans le plus bref d?lai, Tomsk, ville importante,
naturellement destin?e ? devenir le centre des op?rations futures.
En m?me temps que ses soldats, Ivan Ogareff amenait un convoi de
prisonniers russes et sib?riens, captur?s soit ? Omsk, soit ? Kolyvan.
Ces malheureux ne furent pas conduits ? l'enclos, d?j? trop petit pour
ceux qu'il contenait, et ils durent rester aux avant-postes, sans
abri, presque sans nourriture. Quel sort F?ofar-Khan r?servait-il ?
ces infortun?s? Les internerait-il ? Tomsk, ou quelque sanglante
ex?cution, famili?re aux chefs tartares, les d?cimerait-elle? C'?tait
le secret du capricieux ?mir.
Ce corps d'arm?e n'?tait pas venu d'Omsk et de Kolyvan sans
entra?ner ? sa suite la foule de mendiants, de maraudeurs, de
marchands, de boh?miens qui forment habituellement l'arri?re-garde
d'une arm?e en marche. Tout ce monde vivait sur les pays travers?s
et laissait peu de chose ? piller apr?s lui. Donc, n?cessit? de se
porter en avant, ne f?t-ce que pour assurer le ravitaillement des
colonnes exp?ditionnaires. Toute la r?gion comprise entre les cours
de l'Ichim et de l'Obi, radicalement d?vast?e, n'offrait plus aucune
ressource. C'?tait un d?sert que les Tartares faisaient derri?re
eux, et les Russes ne l'auraient pas franchi sans peine.
Au nombre de ces boh?miens, accourus des provinces de l'ouest,
figurait la troupe tsigane qui avait accompagn? Michel Strogoff
jusqu'? Perm. Sangarre ?tait la. Cette sauvage espionne, ?me damn?e
d'Ivan Ogareff, ne quittait pas son ma?tre. On les a vus, tous deux,
pr?parant leurs machinations, en Russie m?me, dans le gouvernement de
Nijni-Novgorod. Apr?s la travers?e de l'Oural, ils s'?taient s?par?s
pour quelques jours seulement. Ivan Ogareff avait rapidement gagn?
Ichim, tandis que Sangarre et sa troupe se dirigeaient sur Omsk par le
sud de la province.
On comprendra facilement quelle aide cette femme apportait ? Ivan
Ogareff. Par ses boh?miennes, elle p?n?trait en tout lieu, entendant
et rapportant tout. Ivan Ogareff ?tait tenu au courant de ce qui se
faisait jusque dans le coeur des provinces envahies. C'?taient cent
yeux, cent oreilles, toujours ouverts pour sa cause. D'ailleurs, il
payait largement cet espionnage, dont il retirait grand profit.
Sangarre, autrefois compromise dans une tr?s-grave affaire, avait ?t?
sauv?e par l'officier russe. Elle n'avait point oubli? ce qu'elle lui
devait et s'?tait ? lui, corps et ?me. Ivan Ogareff, entr? dans la
voie de la trahison, avait compris quel parti il pouvait tirer de
cette femme. Quelque ordre qu'il lui donn?t, Sangarre l'ex?cutait. Un
instinct inexplicable, plus imp?rieux encore que celui de la
reconnaissance, l'avait pouss?e ? se faire l'esclave du tra?tre,
auquel elle ?tait attach?e depuis les premiers temps de son exil en
Sib?rie. Confidente et complice, Sangarre, sans patrie, sans famille,
s'?tait plu ? mettre sa vie vagabonde au service des envahisseurs
qu'Ivan Ogareff allait jeter sur la Sib?rie. A la prodigieuse astuce
naturelle ? sa race, elle joignait une ?nergie farouche, qui ne
connaissait ni le pardon ni la piti?. C'?tait une sauvage, digne de
partager le wigwam d'un Apache ou la hutte d'un Andamien.
Depuis son arriv?e ? Omsk, o? elle l'avait rejoint avec ses tsiganes,
Sangarre n'avait plus quitt? Ivan Ogareff. La circonstance qui avait
mis en pr?sence Michel et Marfa Strogoff lui ?tait connue. Les
craintes d'Ivan Ogareff, relatives au passage d'un courrier du czar,
elle les savait et les partageait. Marfa Strogoff prisonni?re, elle
e?t ?t? femme ? la torturer avec tout le raffinement d'une Peau-Rouge,
afin de lui arracher son secret. Mais l'heure n'?tait pas venue ?
laquelle Ivan Ogareff voulait faire parler la vieille Sib?rienne.
Sangarre devait attendre, et elle attendait, sans perdre des yeux
celle qu'elle espionnait ? son insu, guettant ses moindres gestes, ses
moindres paroles, l'observant jour et nuit, cherchant ? entendre ce
mot de "fils" s'?chapper de sa bouche, mais d?jou?e jusqu'alors par
l'inalt?rable impassibilit? de Marfa Strogoff.
Cependant, au premier ?clat des fanfares, le grand ma?tre do
l'artillerie tartare et le chef des ?curies de l'?mir, suivis d'une
brillante escorte de cavaliers usbecks, s'?taient port?s au front du
camp afin de recevoir Ivan Ogareff.
Lorsqu'ils furent arriv?s en sa pr?sence, ils lui rendirent les plus
grands honneurs et l'invit?rent ? les accompagner ? la tente de
F?ofar-Khan.
Ivan Ogareff, imperturbable comme toujours, r?pondit froidement aux
d?f?rences des hauts fonctionnaires envoy?s ? sa rencontre. Il ?tait
tr?s-simplement v?tu, mais, par une sorte de bravade impudente, il
portait encore un uniforme d'officier russe.
Au moment o? il rendait la main ? son cheval pour franchir l'enceinte
du camp, Sangarre, passant entre les cavaliers de l'escorte,
s'approcha de lui et demeura immobile.
?Rien? demanda Ivan Ogareff.
--Rien.
--Sois patiente.
--L'heure approche-t-elle o? tu forceras la vieille femme ? parler?
--Elle approche, Sangarre,
--Quand la vieille femme parlera-t-elle?
--Lorsque nous serons ? Tomsk.
--Et nous y serons?...
--Dans trois jours.?
Les grands yeux noirs de Sangarre jet?rent un ?clat extraordinaire, et
elle se retira d'un pas tranquille.
Ivan Ogareff pressa les flancs de son cheval, et, suivi de son
?tat-major d'officiers tartares, il se dirigea vers la tente de
l'?mir.
F?ofar-Khan attendait son lieutenant. Le conseil, compos? du porteur
du sceau royal, du khodja et de quelques hauts fonctionnaires, avait
pris place sous la tente.
Ivan Ogareff descendit de cheval, entra, et se trouva devant l'?mir.
F?ofar-Khan ?tait un homme de quarante ans, haut de stature, le visage
assez p?le, les yeux m?chants, la physionomie farouche. Une barbe
noire, ?tag?e par petits rouleaux, descendait sur sa poitrine. Avec
son costume de guerre, cotte ? mailles d'or et d'argent, baudrier
?tincelant de pierres pr?cieuses, fourreau de sabre courb? comme un
yatagan et serti de gemmes ?blouissantes, bottes ergot?es d'un ?peron
d'or, casque orn? d'une aigrette de diamants jetant mille feux, F?ofar
offrait au regard l'aspect plut?t ?trange qu'imposant d'un Sardanapale
tartare, souverain indiscut? qui dispose ? son gr? de la vie et de la
fortune de ses sujets, dont la puissance est sans limites, et auquel,
par privil?ge sp?cial, on donne, ? Boukhara, la qualification d'?mir.
Au moment o? Ivan Ogareff parut, les grands dignitaires demeur?rent
assis sur leurs coussins festonn?s d'or; mais F?ofar se leva d'un
riche divan qui occupait le fond de la tente, dont le sol
disparaissait sous l'?paisse moquette d'un tapis boukharien.
L'?mir s'approcha d'Ivan Ogareff et lui donna un baiser, ? la
signification duquel il n'y avait pas ? se m?prendre. Ce baiser
faisait du lieutenant le chef du conseil et le pla?ait temporairement
au-dessus du khodja.
Puis, F?ofar, s'adressant ? Ivan Ogareff: ?Je n'ai point ?
t'interroger, dit-il, parle, Ivan. Tu ne trouveras ici que des
oreilles bien dispos?es ? t'entendre.
--Takhsir [C'est l'?quivalent du nom de ?Sire?, qui est donn? aux
sultans de Boukhara], r?pondit Ivan Ogareff, voici ce que j'ai ? te
faire conna?tre.?
Ivan Ogareff s'exprimait en tartare, et donnait ? ses phrases la
tournure emphatique qui distingue le langage des Orientaux.
?Takhsir, le temps n'est pas aux inutiles paroles. Ce que j'ai fait, ?
la t?te de tes troupes, tu le sais. Les lignes de l'Ichim et de
l'Irtyche sont maintenant en notre pouvoir, et les cavaliers turcomans
peuvent baigner leurs chevaux dans leurs eaux devenues tartares. Les
hordes kirghises se sont soulev?es ? la voix de F?ofar-Khan, et la
principale route sib?rienne t'appartient depuis Ichim jusqu'? Tomsk.
Tu peux donc pousser tes colonnes aussi bien vers l'orient o? le
soleil se l?ve, que vers l'occident o? il se couche.
--Et si je marche avec le soleil? demanda l'?mir, qui ?coutait sans
que son visage trahit aucune de ses pens?es.
--Marcher avec le soleil, r?pondit Ivan Ogareff, c'est te jeter vers
l'Europe, c'est conqu?rir rapidement les provinces sib?riennes de
Tobolsk jusqu'aux montagnes de l'Oural.
--Et si je vais au-devant de ce flambeau du ciel?
--C'est soumettre ? la domination tartare, avec Irkoutsk, les plus
riches contr?es de l'Asie centrale.
--Mais, les arm?es du sultan de P?tersbourg? dit F?ofar-Khan, en
d?signant par ce titre bizarre l'empereur de Russie.
--Tu n'as rien ? en craindre, ni au levant ni au couchant, r?pondit
Ivan Ogareff. L'invasion a ?t? soudaine, et, avant que l'arm?e russe
ait pu les secourir, Irkoutsk ou Tobolsk seront tomb?es en ton
pouvoir. Les troupes du czar ont ?t? ?cras?es ? Kolyvan, comme elles
le seront partout o? les tiens lutteront contre ces soldats insens?s
de l'Occident.
--Et quel avis t'inspire ton d?vouement ? la cause tartare? demanda
l'?mir, apr?s quelques instants de silence.
--Mon avis, r?pondit vivement Ivan Ogareff, c'est de marcher au devant
du soleil! C'est de donner l'herbe des steppes orientales ? d?vorer
aux chevaux turcomans! C'est de prendre Irkoutsk, la capitale des
provinces de l'est, et, avec elle, l'otage dont la possession vaut
toute une contr?e. Il faut que, ? d?faut du czar, le grand-duc son
fr?re tombe entre tes mains.?
C'?tait l? le supr?me r?sultat que poursuivait Ivan Ogareff. On l'e?t
pris, ? l'entendre, pour l'un de ces cruels descendants de Stepan
Razine, le c?l?bre pirate qui ravagea la Russie m?ridionale au XVIIIe
si?cle. S'emparer du grand-duc, le frapper sans piti?, c'?tait pleine
satisfaction donn?e ? sa haine! En outre, la prise d'Irkoutsk faisait
passer imm?diatement sous la domination tartare toute la Sib?rie
orientale.
?Il sera fait ainsi, Ivan, r?pondit F?ofar.
--Quels sont tes ordres, Takhsir?
--Aujourd'hui m?me, notre quartier g?n?ral sera transport? ? Tomsk.?
Ivan Ogareff s'inclina, et, suivi du housch-b?gui, il se retira pour
faire ex?cuter les ordres de l'?mir.
Au moment o? il allait monter ? cheval, afin de regagner les
avant-postes, un certain tumulte se produisit ? quelque distance, dans
la partie du camp affect?e aux prisonniers. Des cris se firent
entendre, et deux ou trois coups de fusil ?clat?rent. Etait-ce une
tentative de r?volte ou d'?vasion qui allait ?tre sommairement
r?prim?e?
Ivan Ogareff et le housch-b?gui firent quelques pas en avant, et,
presque aussit?t, deux hommes, que des soldats ne pouvaient retenir,
parurent devant eux.
Le housch-b?gui, sans plus d'information, fit un geste qui ?tait un
ordre de mort, et la t?te de ces deux prisonniers allait rouler ?
terre, lorsqu'Ivan Ogareff dit quelques mots qui arr?t?rent le sabre
d?j? lev? sur eux.
Le Russe avait reconnu que ces prisonniers ?taient ?trangers, et il
donna l'ordre qu'on les lui amen?t.
C'?taient Harry Blount et Alcide Jolivet.
D?s l'arriv?e d'Ivan Ogareff au camp, ils avaient demand? ? ?tre
conduits en sa pr?sence. Les soldats avaient refus?. De l?, lutte,
tentative de fuite, coups de fusil qui n'atteignirent heureusement
point les deux journalistes, mais leur ex?cution ne se f?t point fait
attendre, n'e?t ?t? l'intervention du lieutenant de l'?mir.
Celui-ci examina pendant quelques moments ces prisonniers, qui lui
?taient absolument inconnus. Ils ?taient pr?sents, cependant, ? cette
sc?ne du relais de poste d'Ichim, dans laquelle Michel Strogoff fut
frapp? par Ivan Ogareff; mais le brutal voyageur n'avait point fait
attention aux personnes r?unies alors dans la salle commune.
Harry Blount et Alcide Jolivet, au contraire, le reconnurent
parfaitement, et celui-ci dit ? mi-voix:
?Tiens! Il parait que le colonel Ogareff et le grossier personnage
d'Ichim ne font qu'un!?
Puis, il ajouta ? l'oreille de son compagnon:
?Exposez notre affaire, Blount. Vous me rendrez service. Ce colonel
russe au milieu d'un camp tartare me d?go?te, et bien que, gr?ce ?
lui, ma t?te soit encore sur mes ?paules, mes yeux se d?tourneraient
avec m?pris plut?t que de le regarder en face!?
Et cela dit, Alcide Jolivet affecta la plus compl?te et la plus
hautaine indiff?rence.
Ivan Ogareff comprit-il ce que l'attitude du prisonnier avait
d'insultant pour lui? En tout cas, il n'en laissa rien para?tre.
?Qui ?tes-vous, messieurs? demanda-t-il en russe d'un ton tr?s-froid,
mais exempt de sa rudesse habituelle.
--Deux correspondants de journaux anglais et fran?ais, r?pondit
laconiquement Harry Blount.
--Vous avez sans doute des papiers qui vous permettent d'?tablir votre
identit??
--Voici des lettres qui nous accr?ditent en Russie pr?s des
chancelleries anglaise et fran?aise.?
Ivan Ogareff prit les lettres que lui tendait Harry Blount, et il les
lut avec attention. Puis:
?Vous demandez, dit-il, l'autorisation de suivre nos op?rations
militaires en Sib?rie?
--Nous demandons ? ?tre libres, voil? tout, r?pondit s?chement le
correspondant anglais.
--Vous l'?tes, messieurs, r?pondit Ivan Ogareff, et je serai curieux
de lire vos chroniques dans le _Daily-Telegraph_.
--Monsieur, r?pliqua Harry Blount avec le flegme le plus
imperturbable, c'est six pence le num?ro, les frais de poste en sus.?
Et, l?-dessus, Harry Blount se retourna vers son compagnon, qui parut
approuver compl?tement sa r?ponse.
Ivan Ogareff ne sourcilla pas, et, enfourchant son cheval, il prit la
t?te de son escorte et disparut bient?t dans un nuage de poussi?re.
?Eh bien, monsieur Jolivet, que pensez-vous du colonel Ivan Ogareff,
g?n?ral en chef des troupes tartares? demanda Harry Blount.
--Je pense, mon cher confr?re, r?pondit en souriant Alcide Jolivet,
que cet housch-b?gui a eu un bien beau geste, quand il a donn? l'ordre
de nous couper la t?te!?
Quoi qu'il en soit et quel que f?t le motif qui e?t port? Ivan Ogareff
? agir ainsi ? l'?gard des deux journalistes, ceux-ci ?taient libres
et ils pouvaient parcourir ? leur gr? le th??tre de la guerre. Aussi,
leur intention ?tait-elle bien de ne point abandonner la partie.
L'esp?ce d'antipathie qu'ils ressentaient autrefois l'un pour l'autre
avait fait place ? une amiti? sinc?re. Rapproch?s par les
circonstances, ils ne songeaient plus ? se s?parer. Les mesquines
questions de rivalit? ?taient ? jamais ?teintes. Harry Blount ne
pouvait plus oublier ce qu'il devait ? son compagnon, lequel ne
cherchait aucunement ? s'en souvenir, et en somme, ce rapprochement,
facilitant les op?rations de reportage, devait tourner ? l'avantage de
leurs lecteurs.
?Et maintenant, demanda Harry Blount, qu'est-ce que nous allons faire
de notre libert??
--En abuser, parbleu! r?pondit Alcide Jolivet, et aller tranquillement
? Tomsk voir ce qui s'y passe.
--Jusqu'au moment, tr?s-prochain, je l'esp?re, o? nous pourrons
rejoindre quelque corps russe?...
--Comme vous dites, mon cher Blount! Il ne faut pas trop se
tartariser! Le beau r?le est encore ? ceux dont les armes civilisent,
et il est ?vident que les peuples de l'Asie centrale auraient tout ?
perdre et absolument rien ? gagner ? cette invasion, mais les Russes
sauront bien la repousser. Ce n'est qu'une affaire de temps!?
Cependant, l'arriv?e d'Ivan Ogareff, qui venait de rendre ? la libert?
Alcide Jolivet et Harry Blount, ?tait au contraire un grave p?ril pour
Michel Strogoff. Que le hasard v?nt ? mettre le courrier du czar en
pr?sence d'Ivan Ogareff, celui-ci ne pourrait manquer de le
reconna?tre pour le voyageur qu'il avait si brutalement trait? au
relais d'Ichim, et bien que Michel Strogoff n'e?t pas r?pondu ?
l'insulte comme il l'e?t fait en toute autre circonstance, l'attention
aurait ?t? attir?e sur lui,--ce qui e?t rendu difficile l'ex?cution de
ses projets.
L? ?tait le c?t? f?cheux de la pr?sence d'Ivan Ogareff. Toutefois, une
cons?quence heureuse de son arriv?e, ce fut l'ordre qui fut donn? de
lever le camp le jour m?me et de transporter ? Tomsk le quartier
g?n?ral.
C'?tait l'accomplissement du plus vif d?sir de Michel Strogoff. Son
intention, on le sait, ?tait d'atteindre Tomsk, confondu avec les
autres prisonniers, c'est-?-dire sans risquer de tomber entre les
mains des ?claireurs qui fourmillaient aux approches de cette
importante ville. Cependant, par suite de l'arriv?e d'Ivan Ogareff, et
dans la crainte d'?tre reconnu de lui, il dut se demander s'il ne
conviendrait pas de renoncer ? ce premier projet et de tenter de
s'?chapper pendant le voyage.
Michel Strogoff allait sans doute s'arr?ter ? ce dernier parti,
lorsqu'il apprit que F?ofar-Khan et Ivan Ogareff ?taient d?j? partis
pour la ville ? la t?te de quelques milliers de cavaliers.
?J'attendrai donc, se dit-il, ? moins qu'il ne se pr?sente quelque
occasion exceptionnelle de fuir. Les mauvaises chances sont nombreuses
en de?? de Tomsk, tandis qu'au del? les bonnes s'accro?tront, puisque
j'aurai, en quelques heures, d?pass? les postes tartares les plus
avanc?s dans l'est. Encore trois jours de patience, et que Dieu me
vienne en aide!?
C'?tait, en effet, un voyage de trois jours que les prisonniers, sous
la surveillance d'un nombreux d?tachement de Tartares, devaient faire
? travers la steppe. En effet, cent cinquante verstes s?paraient le
camp de la ville. Voyage facile pour les soldats de l'?mir, qui ne
manquaient de rien, mais p?nible pour des malheureux, affaiblis par
les privations. Plus d'un cadavre devait jalonner cette portion de la
route sib?rienne!
Ce fut ? deux heures de l'apr?s-midi, ce 12 ao?t, par une temp?rature
fort ?lev?e et sous un ciel sans nuages, que le toptschi-baschi donna
l'ordre de d?part.
Alcide Jolivet et Harry Blount, ayant achet? des chevaux, avaient d?j?
pris la route de Tomsk, o? la logique des ?v?nements allait r?unir les
principaux personnages de cette histoire.
Au nombre des prisonniers amen?s par Ivan Ogareff au camp tartare,
?tait une vieille femme que sa taciturnit? m?me semblait mettre ? part
au milieu de toutes celles qui partageaient son sort. Pas une plainte
ne sortait de ses l?vres. On e?t dit une statue de la douleur. Cette
femme, presque toujours immobile, plus ?troitement gard?e qu'aucune
autre, ?tait, sans qu'elle par?t s'en douter ou s'en soucier, observ?e
par la tsigane Sangarre. Malgr? son ?ge, elle avait d? suivre ? pied
le convoi des prisonniers, sans qu'aucun adoucissement e?t ?t? apport?
? ses mis?res.
Toutefois, quelque providentiel dessein avait plac? ? ses c?t?s un
?tre courageux, charitable, fait pour la comprendre et l'assister.
Parmi ses compagnes d'infortune, une jeune fille, remarquable par sa
beaut? et par une impassibilit? qui ne le c?dait en rien ? celle de la
Sib?rienne, semblait s'?tre donn? la t?che de veiller sur elle. Aucune
parole n'avait ?t? ?chang?e entre les deux captives, mais la jeune
fille se trouvait toujours ? point nomm? aupr?s de la vieille femme,
quand son secours pouvait lui ?tre utile. Celle-ci n'avait pas tout
d'abord accept? sans m?fiance les soins muets de cette inconnue. Peu ?
peu, cependant, l'?vidente droiture du regard de cette jeune fille, sa
r?serve et la myst?rieuse sympathie qu'une communaut? de douleurs
?tablit entre d'?gales infortunes, avaient eu raison de la froideur
hautaine de Marfa Strogoff. Nadia--car c'?tait elle--avait pu ainsi,
sans la conna?tre, rendre ? la m?re les soins qu'elle-m?me avait re?us
de son fils. Son instinctive bont? l'avait doublement bien inspir?e.
En se vouant ? la servir, Nadia assurait ? sa jeunesse et ? sa beaut?
la protection de l'?ge de la vieille prisonni?re. Au milieu de cette
foule d'infortun?s, aigris par les souffrances, ce groupe silencieux
de deux femmes, dont l'une semblait ?tre l'a?eule, l'autre la
petite-fille, imposait ? tous une sorte de respect.
Nadia, apr?s avoir ?t? enlev?e par les ?claireurs tartares sur les
barques de l'Irtyche, avait ?t? conduite ? Omsk. Retenue prisonni?re
dans la ville, elle partagea le sort de tous ceux que la colonne
d'Ivan Ogareff avait captur?s jusqu'alors, et, par cons?quent, celui
de Marfa Strogoff.
Nadia, si elle e?t ?t? moins ?nergique, aurait succomb? ? ce double
coup qui venait de la frapper. L'interruption de son voyage, la mort
de Michel Strogoff l'avaient ? la fois d?sesp?r?e et r?volt?e.
?loign?e ? jamais peut-?tre de son p?re, apr?s tant d'efforts d?j?
heureux qui l'en avaient rapproch?e, et, pour comble de douleur,
s?par?e de l'intr?pide compagnon que Dieu m?me semblait avoir mis sur
sa route pour la conduire au but, elle avait ? la fois et du m?me coup
tout perdu. L'image de Michel Strogoff, atteint sous ses yeux d'un
coup de lance et disparaissant dans les eaux de l'Irtyche, ne quittait
plus sa pens?e. Un tel homme avait-il bien pu mourir ainsi? Pour qui
Dieu r?servait-il ses miracles, si ce juste, qu'un noble dessein
poussait ? coup sur, avait pu ?tre si mis?rablement arr?t? dans sa
marche? Quelquefois la col?re l'emportait sur la douleur. La sc?ne de
l'affront si ?trangement subi par son compagnon au relais d'Ichim lui
revenait ? la m?moire. Son sang bouillait ? ce souvenir.
?Qui vengera ce mort qui ne peut plus se venger lui-m?me?? se
disait-elle.
Et dans son coeur, la jeune fille, s'adressant ? Dieu m?me, s'?criait:
?Seigneur, faites que ce soit moi!?
Si encore, avant de mourir, Michel Strogoff lui avait confi? son
secret, si, toute femme, tout enfant qu'elle ?tait, elle e?t pu mener
? bonne fin la t?che interrompue de ce fr?re que Dieu n'aurait pas d?
lui donner, puisqu'il devait sit?t le lui reprendre!...
Absorb?e dans ces pens?es, on comprend que Nadia f?t demeur?e comme
insensible aux mis?res m?mes de sa captivit?.
C'?tait alors que le hasard l'avait, sans qu'elle p?t en avoir le
moindre soup?on, r?unie ? Marfa Strogoff. Comment aurait-elle pu
imaginer que cette vieille femme, prisonni?re comme elle, f?t la m?re
de son compagnon, qui n'avait jamais ?t? pour elle que le marchand
Nicolas Korpanoff? Et, de son c?t?, comment Marfa aurait-elle pu
deviner qu'un lien de reconnaissance rattachait cette jeune inconnue ?
son fils?
Ce qui frappa d'abord Nadia dans Marfa Strogoff, ce fut une sorte de
conformit? secr?te dans la fa?on dont chacune, de son c?t?, subissait
sa dure condition. Cette indiff?rence sto?que de la vieille femme aux
douleurs mat?rielles de leur vie quotidienne, ce m?pris des
souffrances du corps, Marfa ne pouvait les puiser que dans une douleur
morale ?gale ? la sienne. Voil? ce que pensait Nadia, et elle ne se
trompait pas. Ce fut donc une sympathie instinctive pour cette part de
ses mis?res que Marfa Strogoff ne montrait pas, qui poussa tout
d'abord Nadia vers elle. Cette fa?on de supporter son mal allait ?
l'?me fi?re de la jeune fille. Elle ne lui offrit pas ses services,
elle les lui donna. Marfa n'eut ni ? refuser ni ? accepter. Dans les
passages difficiles de la route, la jeune fille ?tait l? et l'aidait
de son bras. Aux heures des distributions de vivres, la vieille femme
n'e?t pas boug?, mais Nadia partageait avec elle son insuffisante
nourriture, et c'est ainsi que ce p?nible voyage s'?tait op?r? pour
l'une en m?me temps que pour l'autre. Gr?ce ? sa jeune compagne, Marfa
Strogoff put suivre les soldats qui convoyaient la troupe des
prisonniers sans ?tre attach?e ? l'ar?on d'une selle, comme tant
d'autres malheureuses, ainsi tra?n?es sur ce chemin de douleur.
?Que Dieu te r?compense, ma fille, de ce que tu fais pour mes vieux
ans!? lui dit une fois Marfa Strogoff, et cela avait ?t?, pendant
quelque temps, la seule parole prononc?e entre les deux infortun?es.
Durant ces quelques jours, qui leur parurent longs comme des si?cles,
la vieille femme et la jeune fille--il le semblait du moins--auraient
d? ?tre amen?es ? causer de leur situation r?ciproque. Mais Marfa
Strogoff, par une circonspection facile ? comprendre, n'avait parl?,
et encore avec une grande bri?vet?, que d'elle-m?me. Elle n'avait fait
aucune allusion ni ? son fils ni ? la funeste rencontre qui les avait
mis face ? face.
Nadia, elle aussi, fut longtemps, sinon muette, du moins sobre de
toute parole inutile. Cependant, un jour, sentant qu'elle avait devant
elle une ?me simple et haute, son coeur avait d?bord?, et elle avait
racont?, sans en rien cacher, tous les ?v?nements qui s'?taient
accomplis depuis son d?part de Wladimir jusqu'? la mort de Nicolas
Korpanoff. Ce qu'elle dit de son jeune compagnon int?ressa vivement la
vieille Sib?rienne.
?Nicolas Korpanoff! dit-elle. Parle-moi encore de ce Nicolas! Je ne
sais qu'un homme, un seul parmi la jeunesse de ce temps, dont une
telle conduite ne m'e?t pas ?tonn?e! Nicolas Korpanoff, ?tait-ce bien
son nom? En es-tu s?re, ma fille?
--Pourquoi m'aurait-il tromp?e sur ce point, r?pondit Nadia, lui qui
ne m'a tromp?e sur aucun autre??
Cependant, mue par une sorte de pressentiment, Marfa Strogoff faisait
? Nadia questions sur questions.
?Tu m'as dit qu'il ?tait intr?pide, ma fille! Tu m'as prouv? qu'il
l'avait ?t?! dit-elle.
--Oui, intr?pide! r?pondit Nadia.
--C'est bien ainsi qu'eut ?t? mon fils,? se r?p?tait Marfa Strogoff ?
part elle.
Puis elle reprenait:
?Tu m'as dit encore que rien ne l'arr?tait, que rien ne l'?tonnait,
qu'il ?tait si doux dans sa force m?me, que tu avais une soeur aussi
bien qu'un fr?re en lui, et qu'il a veill? sur toi comme une m?re?
--Oui, oui! dit Nadia. Fr?re, soeur, m?re, il a ?t? tout pour moi!
--Et aussi un lion pour te d?fendre?
--Un lion, en v?rit?! r?pondit Nadia. Oui, un lion, un h?ros!
--Mon fils, mon fils! pensait la vieille Sib?rienne.
--Mais tu dis, cependant, qu'il a support? un terrible affront dans
cette maison de poste d'Ichim?
--Il l'a support?! r?pondit Nadia en baissant la t?te.
--Il l'a support?? murmura Maria Strogoff, fr?missante.
--M?re! m?re! s'?cria Nadia, ne le condamnez pas. Il y avait l? un
secret, un secret dont Dieu seul, ? l'heure qu'il est, est le juge!
--Et, dit Marfa, relevant la t?te et regardant Nadia comme si elle e?t
voulu lire jusqu'au plus profond de son ?me, dans cette heure
d'humiliation, ce Nicolas Korpanoff, est-ce que tu l'as m?pris??
--Je l'ai admir? sans le comprendre! r?pondit la jeune fille. Je ne
l'ai jamais senti plus digne de respect!?
La vieille femme se tut un instant.
?Il ?tait grand? demanda-t-elle.
--Tr?s-grand.
--Et tr?s-beau, n'est-ce pas? Allons, parle, ma fille.
--Il ?tait tr?s beau, r?pondit Nadia toute rougissante.
--C'?tait mon fils! Je te dis que c'?tait mon fils! s'?cria la vieille
femme en embrassant Nadia.
--Ton fils! r?pondit Nadia tout interdite, ton fils!
--Allons! dit Marfa, va jusqu'au bout, mon enfant! Ton compagnon, ton
ami, ton protecteur, il avait une m?re! Est-ce qu'il ne t'aurait
jamais parl? de sa m?re?
--De sa m?re? dit Nadia. Il m'a parl? de sa m?re comme je lui ai parl?
de mon p?re, souvent, toujours! Cette m?re, il l'adorait!
--Nadia, Nadia! Tu viens de me raconter l'histoire m?me de mon fils,?
dit la vieille femme.
Et elle ajouta imp?tueusement:
?Ne devait-il donc pas la voir en passant ? Omsk, cette m?re que tu
dis qu'il aimait?
--Non, r?pondit Nadia, non, il ne le devait pas.
--Non? s'?cria Marfa. Tu as os? me dire non?
--Je te l'ai dit, mais il me reste ? t'apprendre que, pour des motifs
qui devaient remporter sur tout, des motifs que je ne connais pas,
j'ai cru comprendre que Nicolas Korpanoff devait traverser le pays
dans le plus absolu secret. C'?tait pour lui une question de vie et de
mort, et, mieux encore, une question de devoir et d'honneur.
--De devoir, en effet, de devoir imp?rieux, dit la vieille Sib?rienne,
de ceux auxquels on sacrifie tout, pour l'accomplissement desquels on
refuse tout, m?me la joie de venir donner un baiser, le dernier
peut-?tre, ? sa vieille m?re! Tout ce que tu ne sais pas, Nadia, tout
ce que je ne savais pas moi-m?me, je le sais ? l'heure qu'il est! Tu
m'as tout fait comprendre! Mais la lumi?re que tu as jet?e au plus
profond des t?n?bres de mon coeur, cette lumi?re, je ne puis la faire
entrer dans le tien. Le secret de mon fils, Nadia, puisqu'il ne te l'a
pas dit, il faut que je le lui garde! Pardonne-moi, Nadia! Le bien que
tu m'as fait, je ne puis te le rendre!
--M?re, je ne vous demande rien,? r?pondit Nadia.
Tout s'?tait expliqu? ainsi pour la vieille Sib?rienne, tout, jusqu'?
l'inexplicable conduite de son fils ? son ?gard, dans l'auberge
d'Omsk, en pr?sence des t?moins de leur rencontre. Il n'y avait plus ?
douter que le compagnon de la jeune fille n'e?t ?t? Michel Strogoff,
et qu'une mission secr?te, quelque importante d?p?che ? porter ?
travers la contr?e envahie, ne l'oblige?t ? cacher sa qualit? de
courrier du czar.
?Ah! mon brave enfant, pensa Marfa Strogoff. Non! Je ne te trahirai
pas, et les tortures ne m'arracheront jamais l'aveu que c'est bien toi
que j'ai vu ? Omsk!?
Marfa Strogoff aurait pu, d'un mot, payer Nadia de tout son d?vouement
pour elle. Elle aurait pu lui apprendre que son compagnon, Nicolas
Korpanoff, ou plut?t Michel Strogoff, n'avait pas p?ri dans les eaux
de l'Irtyche, puisque c'?tait quelques jours apr?s cet incident
qu'elle l'avait rencontr?, qu'elle lui avait parl?!...
Mais elle se contint, elle se tut, et se borna ? dire:
?Esp?re, mon enfant! Le malheur ne s'acharnera pas toujours sur toi!
Tu reverras ton p?re, j'en ai le pressentiment, et, peut-?tre, celui
qui te donnait le nom de soeur n'est-il pas mort! Dieu ne peut pas
permettre que ton brave compagnon ait p?ri!... Esp?re, ma fille!
esp?re! Fais comme moi! Le deuil que je porte n'est pas encore celui
de mon fils!?.
CHAPITRE III
COUP POUR COUP.
Telle ?tait maintenant la situation de Marfa Strogoff et de Nadia
l'une vis-?-vis de l'autre. La vieille Sib?rienne avait tout compris,
et si la jeune fille ignorait que son compagnon tant regrett? v?c?t
encore, elle savait, du moins, ce qu'il ?tait ? celle dont elle avait
fait sa m?re, et elle remerciait Dieu de lui avoir donn? cette joie de
pouvoir remplacer aupr?s de la prisonni?re le fils qu'elle avait
perdu.
Mais ce que ni l'une ni l'autre ne pouvaient savoir, c'est que Michel
Strogoff, pris ? Kolyvan, faisait partie du m?me convoi et qu'il ?tait
dirig? sur Tomsk avec elles.
Les prisonniers amen?s par Ivan Ogareff avaient ?t? r?unis ? ceux que
l'?mir gardait d?j? au camp tartare. Ces malheureux, Russes ou
Sib?riens, militaires ou civils, ?taient au nombre de quelques
milliers, et ils formaient une colonne qui s'?tendait sur une longueur
de plusieurs verstes. Parmi eux, il en ?tait qui, consid?r?s comme
plus dangereux, avaient ?t? attach?s par des menottes ? une longue
cha?ne. Il y avait aussi des femmes, des enfants, li?s ou suspendus
aux pommeaux des selles, et impitoyablement tra?n?s sur les routes! On
les poussait tous comme un b?tail humain. Les cavaliers qui les
escortaient les obligeaient ? garder un certain ordre, et il n'y avait
de retardataires que ceux qui tombaient pour ne plus se relever.
De cette disposition, il ?tait r?sult? ceci: c'est que Michel
Strogoff, rang? dans les premiers rangs de ceux qui avaient quitt? le
camp tartare, c'est-?-dire parmi les prisonniers de Kolyvan, ne devait
pas ?tre m?l? aux prisonniers venus d'Omsk en dernier lieu. Il ne
pouvait donc soup?onner dans ce convoi la pr?sence de sa m?re et de
Nadia, pas plus que celles-ci ne pouvaient soup?onner la sienne.
Ce voyage, du camp ? Tomsk, fait dans ces conditions, sous le fouet
des soldats, fut mortel pour un grand nombre, terrible pour tous. On
allait ? travers la steppe, sur une route rendue plus poussi?reuse
encore par le passage de l'?mir et de son avant-garde. Ordre avait ?t?
donna de marcher vite. Les haltes, tr?s-courtes, ?taient rares. Ces
cent cinquante verstes ? franchir sous un soleil ardent, si rapidement
qu'elles fussent parcourues, devaient sembler interminables!
C'est une contr?e st?rile que celle qui s'?tend sur la droite de l'Obi
jusqu'? la base de ce contrefort, d?tach? des monts Sayansk, dont
l'orientation est nord et sud. A peine quelques buissons maigres et
br?l?s roment-ils ?? et l? la monotonie de l'immense plaine. Il n'y a
pas de culture, parce qu'il n'y a pas d'eau, et c'est l'eau qui manqua
le plus aux prisonniers, alt?r?s par une marche p?nible. Pour trouver
un affluent, il e?t fallu se porter d'une cinquantaine de verstes dans
l'est, jusqu'au pied m?me du contrefort qui d?termine le partage des
eaux entre les bassins de l'Obi et de l'Yenise?. L?, coule le Tom,
petit affluent de l'Obi, qui passe ? Tomsk avant de se perdre dans une
des grandes art?res du nord. L?, l'eau e?t ?t? abondante, la steppe
moins aride, la temp?rature moins ardente. Mais les plus ?troites
prescriptions avaient ?t? donn?es aux chefs du convoi de gagner Tomsk
par le plus court, car l'?mir pouvait toujours craindre d'?tre pris de
flanc et coup? par quelque colonne russe qui f?t descendue des
provinces du nord. Or, la grande route sib?rienne ne c?toyait pas les
rives du Tom, du moins dans sa partie comprise entre Kolyvan et une
petite bourgade nomm?e Zab?diero, et il fallait suivre la grande route
sib?rienne.
Il est inutile de s'appesantir sur les souffrances de tant de
malheureux prisonniers. Plusieurs centaines tomb?rent sur la steppe,
et leurs cadavres y devaient rester jusqu'au moment o? les loups,
ramen?s par l'hiver, en d?voreraient les derniers ossements.
De m?me que Nadia ?tait toujours l?, pr?te ? secourir la vieille
Sib?rienne, de m?me Michel Strogoff, libre de ses mouvements, rendait
? des compagnons d'infortune plus faibles que lui tous les services
que sa situation lui permettait. Il encourageait les uns, il soutenait
les autres, il se prodiguait, il allait et venait, jusqu'? ce que la
lance d'un cavalier l'oblige?t ? reprendre sa place au rang qui lui
?tait assign?.
Pourquoi ne cherchait-il pas ? fuir? C'est que son projet ?tait bien
arr?t?, maintenant, de ne se lancer ? travers la steppe que
lorsqu'elle serait s?re pour lui. Il s'?tait ent?t? dans cette id?e
d'aller jusqu'? Tomsk ?aux frais de l'?mir?, et, en somme, il avait
raison. A voir les nombreux d?tachements qui battaient la plaine sur
les flancs du convoi, tant?t au sud, tant?t au nord, il ?tait ?vident
qu'il n'e?t pas fait deux verstes sans avoir ?t? repris. Les cavaliers
tartares pullulaient, et, parfois, il semblait qu'ils sortissent de
terre, comme ces insectes nuisibles qu'une pluie d'orage fait
fourmiller ? la surface du sol. En outre, la fuite dans ces conditions
e?t ?t? extr?mement difficile, sinon impossible. Les soldats de
l'escorte d?ployaient une extr?me vigilance, car il y allait pour eux
de la t?te, si leur surveillance e?t ?t? mise en d?faut.
Enfin, le 15 ao?t, ? la tomb?e du jour, le convoi atteignit la petite
bourgade de Zab?diero, ? une trentaine de verstes de Tomsk. En cet
endroit, la route rejoignait le cours du Tom.
Le premier mouvement des prisonniers e?t ?t? de se pr?cipiter dans les
eaux de cette rivi?re; mais leurs gardiens ne leur permirent pas de
rompre les rangs avant que la halte f?t organis?e. Bien que le courant
du Tom f?t presque torrentiel ? cette ?poque, il pouvait favoriser la
fuite de quelque audacieux ou de quelque d?sesp?r?, et les plus
s?v?res mesures de vigilance allaient ?tre prises. Des barques,
r?quisitionn?es ? Zab?diero, furent emboss?es sur le Tom et form?rent
un chapelet d'obstacles impossible ? franchir. Quant ? la ligne du
campement, appuy?e aux premi?res maisons de la bourgade, elle fut
gard?e par un cordon de sentinelles impossible ? briser.
Michel Strogoff, qui aurait pu songer d?s ce moment ? se jeter dans la
steppe, comprit, apr?s avoir soigneusement observ? la situation, que
ses projets de fuite ?taient presque inex?cutables dans ces
conditions, et, ne voulant rien compromettre, il attendit.
Cette nuit l? tout enti?re, les prisonniers devaient camper sur les
bords du Tom. L'?mir, en effet, avait remis au lendemain
l'installation de ses troupes ? Tomsk. Il avait ?t? d?cid? qu'une f?te
militaire marquerait l'inauguration du quartier g?n?ral tartare dans
cette importante cit?. F?ofar-Khan en occupait d?j? la forteresse,
mais le gros de son arm?e bivouaquait sous les murs, attendant le
moment d'y faire une entr?e solennelle.
Ivan Ogareff avait laiss? l'?mir ? Tomsk, o? tous deux ?taient arriv?s
la veille, et il ?tait revenu au campement de Zab?diero. C'est de ce
point qu'il devait partir le lendemain avec l'arri?re-garde de l'arm?e
tartare. Une maison avait ?t? dispos?e pour qu'il p?t y passer la
nuit. Au soleil levant, sous son commandement, cavaliers et fantassins
se dirigeraient sur Tomsk, o? l'?mir voulait les recevoir avec la
pompe habituelle aux souverains asiatiques.
D?s que la halte eut ?t? organis?e, les prisonniers, bris?s par ces
trois jours de voyage, en proie ? une soif ardente, purent se
d?salt?rer enfin et prendre un peu de repos.
Le soleil ?tait d?j? couch?, mais l'horizon s'?clairait encore des
lueurs cr?pusculaires, lorsque Nadia, soutenant Marfa Strogoff, arriva
sur les bords du Tom. Toutes deux n'avaient pu, jusqu'alors, percer
les rangs de ceux qui encombraient la berge, et elles venaient boire ?
leur tour.
La vieille Sib?rienne se pencha sur ce courant frais, et Nadia, y
plongeant sa main, la porta aux l?vres de Marfa. Puis elle se
rafra?chit ? son tour. Ce fut la vie que la vieille femme et la jeune
fille retrouv?rent dans ces eaux bienfaisantes.
Soudain, Nadia, au moment de quitter la rive, se redressa. Un cri
involontaire venait de lui ?chapper.
Michel Strogoff ?tait l?, ? quelques pas d'elle! C'?tait lui!... Les
derni?res lueurs du jour l'?clairaient encore!
Au cri de Nadia, Michel Strogoff avait tressailli.... Mais il eut
assez d'empire sur lui-m?me pour ne pas prononcer un mot qui p?t le
compromettre.
Et cependant, en m?me temps que Nadia, il avait reconnu sa m?re!...
Michel Strogoff, ? cette rencontre inattendue, ne se sentant plus
ma?tre de lui, porta la main ? ses yeux et s'?loigna aussit?t.
Nadia s'?tait ?lanc?e instinctivement pour le rejoindre, mais la
vieille Sib?rienne lui murmura ces mots ? l'oreille:
?Reste, ma fille!
--C'est lui! r?pondit Nadia d'une voix coup?e par l'?motion. Il vit,
m?re! c'est lui!
--C'est mon fils, r?pondit Marfa Strogoff, c'est Michel Strogoff, et
tu vois que je ne fais pas un pas vers lui! Imite-moi, ma fille!?
Michel Strogoff venait d'?prouver l'une des plus violentes ?motions
qu'il soit donn? ? un homme de ressentir. Sa m?re et Nadia ?taient l?.
Ces deux prisonni?res, qui se confondaient presque dans son coeur,
Dieu les avait pouss?es l'une vers l'autre en cette commune infortune!
Nadia savait-elle donc qui il ?tait? Non, car il avait vu le geste de
Marfa Strogoff, la retenant au moment o? elle allait s'?lancer vers
lui! Marfa Strogoff avait donc tout compris et gard? son secret.
Pendant cette nuit, Michel Strogoff fut vingt fois sur le point de
chercher ? rejoindre sa m?re, mais il comprit qu'il devait r?sister ?
cet immense d?sir de la serrer dans ses bras, de presser encore une
fois la main de sa jeune compagne! La moindre imprudence pouvait le
perdre. Il avait jur?, d'ailleurs, de ne pas voir sa m?re... il ne la
verrait pas, volontairement! Une fois arriv? ? Tomsk, puisqu'il ne
pouvait fuir cette nuit m?me, il se jetterait ? travers la steppe sans
m?me avoir embrass? les deux ?tres en qui se r?sumait toute sa vie et
qu'il laissait expos?s ? tant de p?rils!
Michel Strogoff pouvait donc esp?rer que cette nouvelle rencontre au
campement de Zab?diero n'aurait de cons?quence f?cheuse, ni pour sa
m?re, ni pour lui. Mais il ne savait pas que certains d?tails de cette
sc?ne, si rapidement qu'elle se f?t pass?e, venaient d'?tre surpris
par Sangarre, l'espionne d'Ivan Ogareff.
La tsigane ?tait la, ? quelques pas, sur la berge, ?piant comme
toujours la vieille Sib?rienne, et sans que celle-ci s'en dout?t. Elle
n'avait pu apercevoir Michel Strogoff, qui avait d?j? disparu
lorsqu'elle se retourna; mais le geste de la m?re, retenant Nadia, ne
lui avait pas ?chapp?, et un ?clair des yeux de Marfa venait de tout
lui apprendre.
Il ?tait d?sormais hors de doute que le fils de Marfa Strogoff, le
courrier du czar, se trouvait en ce moment, ? Zab?diero, au nombre des
prisonniers d'Ivan Ogareff!
Sangarre ne le connaissait pas, mais elle savait qu'il ?tait l?! Elle
ne chercha donc pas ? le d?couvrir, ce qui e?t ?t? impossible dans
l'ombre et au milieu de cette nombreuse foule.
Quant ? espionner de nouveau Nadia et Marfa Strogoff, c'?tait
?galement inutile. Il ?tait ?vident que ces deux femmes se tiendraient
sur leurs gardes, et il serait impossible de rien surprendre qui f?t
de nature ? compromettre le courrier du czar.
La tsigane n'eut donc plus qu'une pens?e: pr?venir Ivan Ogareff. Elle
quitta donc aussit?t le campement.
Un quart d'heure apr?s, elle arrivait ? Zab?diero et ?tait introduite
dans la maison qu'occupait le lieutenant de l'?mir.
Ivan Ogareff re?ut imm?diatement la tsigane.
?Que me veux-tu, Sangarre? lui demanda-t-il.
--Le fils de Marfa Strogoff est au campement, r?pondit Sangarre.
--Prisonnier?
--Prisonnier!
--Ah! s'?cria Ivan Ogareff, je saurai....
--Tu ne sauras rien, Ivan, r?pondit la tsigane, car tu ne le connais
m?me pas!
--Mais tu le connais, toi! Tu l'as vu, Sangarre!
--Je ne l'ai pas vu, mais j'ai vu sa m?re se trahir par un mouvement
qui m'a tout appris.
--Ne te trompes-tu pas?
--Je ne me trompe pas.
--Tu sais l'importance que j'attache ? l'arrestation de ce courrier,
dit Ivan Ogareff. Si la lettre qui lui a ?t? remise ? Moscou parvient
? Irkoutsk, si elle est remise au grand-duc, le grand-duc sera sur ses
gardes, et je ne pourrai arriver ? lui! Cette lettre, il me la faut
donc ? tout prix! Or, tu viens me dire que le porteur de cette lettre
est en mon pouvoir! Je te le r?p?te, Sangarre, ne te trompes-tu pas??
Ivan Ogareff avait parl? avec une grande animation. Son ?motion
t?moignait de l'extr?me importance qu'il attachait ? la possession de
cette lettre. Sangarre ne fut aucunement troubl?e de l'insistance avec
laquelle Ivan Ogareff pr?cisa de nouveau sa demande.
?Je ne me trompe pas, Ivan, r?pondit-elle.
--Mais, Sangarre, il y a au campement plusieurs milliers de
prisonniers, et tu dis que tu ne connais pas Michel Strogoff!
--Non, r?pondit la tsigane, dont le regard s'impr?gna d'une joie
sauvage, je ne le connais pas, moi, mais sa m?re le conna?t! Ivan, il
faudra faire parler sa m?re!
--Demain, elle parlera!? s'?cria Ivan Ogareff.
Puis, il tendit sa main ? la tsigane, et celle-ci la baisa, sans que
dans cet acte de respect, habituel aux races du Nord, il y e?t rien de
servile.
Sangarre rentra au campement. Elle retrouva la place occup?e par Nadia
et Marfa Strogoff, et passa la nuit ? les observer toutes deux. La
vieille femme et la jeune fille ne dormirent pas, bien que la fatigue
les accabl?t. Trop d'inqui?tudes devaient les tenir ?veill?es. Michel
Strogoff ?tait vivant, mais prisonnier comme elles! Ivan Ogareff le
savait-il, et, s'il ne le savait pas, ne viendrait-il pas ?
l'apprendre? Nadia ?tait tout ? cette pens?e, que son compagnon
vivait, lui qu'elle avait cru mort! Mais Marfa Strogoff voyait plus
loin dans l'avenir, et si elle faisait bon march? d'elle-m?me, elle
avait raison de tout craindre pour son fils.
Sangarre, qui s'?tait gliss?e dans l'ombre jusqu'aupr?s de ces deux
femmes, resta ? cette place pendant plusieurs heures, pr?tant
l'oreille.... Elle ne put rien entendre. Par un sentiment instinctif
de prudence, pas un mot ne fut ?chang? entre Nadia et Marfa Strogoff.
Le lendemain 16 ao?t, vers dix heures du matin, d'?clatantes fanfares
retentirent ? la lisi?re du campement. Les soldats tartares se mirent
imm?diatement sous les armes.
Ivan Ogareff, apr?s avoir quitt? Zab?diero, arrivait au milieu d'un
nombreux ?tat-major d'officiers tartares. Son visage ?tait plus sombre
que d'habitude, et ses traits contract?s indiquaient en lui une sourde
col?re, qui ne cherchait qu'une occasion d'?clater.
Michel Strogoff, perdu dans un groupe de prisonniers, vit passer cet
homme. Il eut le pressentiment que quelque catastrophe allait se
produire, car Ivan Ogareff savait maintenant que Marfa Strogoff ?tait
la m?re de Michel Strogoff, capitaine au corps des courriers du czar.
Ivan Ogareff, arriv? au centre du campement, descendit de cheval, et
les cavaliers de son escorte firent faire un large cercle autour de
lui.
En ce moment, Sangarre s'approcha et dit:
?Je n'ai rien de nouveau ? t'apprendre, Ivan!?
Ivan Ogareff ne r?pondit qu'en donnant bri?vement un ordre ? l'un de
ses officiers.
Aussit?t, les rangs des prisonniers furent brutalement parcourus par
des soldats. Ces malheureux, stimul?s ? coups de fouet ou pouss?s du
bois des lances, durent se relever en h?te et se ranger sur la
circonf?rence du campement. Un quadruple cordon de fantassins et de
cavaliers, dispos? en arri?re, rendait toute ?vasion impossible.
Le silence se fit aussit?t, et, sur un signe d'Ivan Ogareff, Sangarre
se dirigea vers le groupe au milieu duquel se tenait Marfa Strogoff.
La vieille Sib?rienne la vit venir. Elle comprit ce qui allait se
passer. Un sourire d?daigneux apparut sur ses l?vres. Puis, se
penchant vers Nadia, elle lui dit ? voix basse:
?Tu ne me connais plus, ma fille! Quoi qu'il arrive, et si dure que
puisse ?tre cette ?preuve, pas un mot, pas un geste! C'est de lui et
non de moi qu'il s'agit!?
A ce moment, Sangarre, apr?s l'avoir regard?e un instant, mit sa main
sur l'?paule de la vieille Sib?rienne.
?Que me veux-tu? dit Marfa Strogoff.
--Viens!? r?pondit Sangarre.
Et, la poussant de la main, elle la conduisit, au milieu de l'espace
r?serv? devant Ivan Ogareff.
Michel Strogoff tenait ses paupi?res ? demi ferm?es, pour n'?tre pas
trahi par l'?clair de ses yeux.
Marfa Strogoff, arriv?e en face d'Ivan Ogareff, redressa sa taille,
croisa ses bras et attendit.
?Tu es bien Marfa Strogoff? lui demanda Ivan Ogareff.
--Oui, r?pondit la vieille Sib?rienne avec calme.
--Reviens-tu sur ce que tu m'as r?pondu lorsque, il y a trois jours,
je t'ai interrog?e ? Omsk?
--Non.
--Ainsi, tu ignores que ton fils, Michel Strogoff, courrier du czar, a
pass? ? Omsk?
--Je l'ignore.
--Et l'homme que tu avais cru reconna?tre pour ton fils au relais de
poste, ce n'?tait pas lui, ce n'?tait pas ton fils?
--Ce n'?tait pas mon fils.
--Et depuis, tu ne l'as pas vu au milieu de ces prisonniers?
--Non.
--Et si l'on te le montrait, le reconna?trais-tu?
--Non.?
A cette r?ponse, qui d?notait une in?branlable r?solution de ne rien
avouer, un murmure se fit entendre dans la foule.
Ivan Ogareff ne put retenir un geste mena?ant.
??coute, dit-il ? Marfa Strogoff, ton fils est ici, et tu vas
imm?diatement le d?signer.
--Non.
--Tous ces hommes, pris ? Omsk et ? Kolyvan, vont d?filer sous tes
yeux, et si tu ne d?signes pas Michel Strogoff, tu recevras autant de
coups de knout qu'il sera pass? d'hommes devant toi!?
Ivan Ogareff avait compris que, quelles que fussent ses menaces,
quelles que fussent les tortures auxquelles on la soumettrait,
l'indomptable Sib?rienne ne parlerait pas. Pour d?couvrir le courrier
du czar, il comptait donc, non sur elle, mais sur Michel Strogoff
lui-m?me. Il ne croyait pas possible que, lorsque la m?re et le fils
seraient en pr?sence l'un de l'autre, un mouvement irr?sistible ne les
trah?t pas. Certainement, s'il n'avait voulu que saisir la lettre
imp?riale, il aurait simplement donn? l'ordre de fouiller tous ces
prisonniers; mais Michel Strogoff pouvait avoir d?truit cette lettre,
apr?s en avoir pris connaissance, et s'il n'?tait pas reconnu, s'il
parvenait ? gagner Irkoutsk, les plans d'Ivan Ogareff seraient
d?jou?s. Ce n'?tait donc pas seulement la lettre qu'il fallait au
tra?tre, c'?tait le porteur lui-m?me.
Nadia avait tout entendu, et elle savait maintenant ce qu'?tait Michel
Strogoff et pourquoi il avait voulu traverser sans ?tre reconnu les
provinces envahies de la Sib?rie!
Sur l'ordre d'Ivan Ogareff, les prisonniers d?fil?rent un ? un devant
Marfa Strogoff, qui resta immobile comme une statue et dont le regard
n'exprima que la plus compl?te indiff?rence.
Son fils se trouvait dans les derniers rangs. Quand, ? son tour, il
passa devant sa m?re, Nadia ferma les yeux pour ne pas voir!
Michel Strogoff ?tait demeur? impassible en apparence, mais la paume
de ses mains saigna sous ses ongles, qui s'y ?taient incrust?s.
Ivan Ogareff ?tait vaincu par le fils et la m?re!
Sangarre, plac?e pr?s de lui, ne dit qu'un mot:
?Le knout!
--Oui! s'?cria Ivan Ogareff, qui ne se poss?dait plus, le knout ?
cette vieille coquine, et jusqu'? ce qu'elle meure!?
Un soldat tartare, portant ce terrible instrument de supplice,
s'approcha de Marfa Strogoff.
Le knout se compose d'un certain nombre de lani?res de cuir, ?
l'extr?mit? desquelles sont attach?s des fils de fer tordus. On estime
qu'une condamnation ? cent vingt coups de ce fouet ?quivaut ? une
condamnation ? mort. Marfa Strogoff le savait, mais elle savait aussi
qu'aucune torture ne la ferait parler, et elle avait fait le sacrifice
de sa vie.
Marfa Strogoff, saisie par deux soldats, fut jet?e ? genoux sur le
sol. Sa robe, d?chir?e, montra son dos ? nu. Un sabre fut pos? devant
sa poitrine, ? quelques pouces seulement. Au cas o? elle e?t fl?chi
sous la douleur, sa poitrine ?tait perc?e de cette pointe aigu?.
Le Tartare se tint debout.
Il attendait.
?Va!? dit Ivan Ogareff.
Le fouet siffla dans l'air....
Mais, avant qu'il e?t frapp?, une main puissante l'avait arrach? ? la
main du Tartare.
Michel Strogoff ?tait l?! Il avait bondi devant cette horrible sc?ne!
Si, au relais d'Ichim, il s'?tait contenu lorsque le fouet d'Ivan
Ogareff l'avait atteint, ici, devant sa m?re qui allait ?tre frapp?e,
il n'avait pu se ma?triser.
Ivan Ogareff avait r?ussi.
?Michel Strogoff!? s'?cria-t-il.
Puis, s'avan?ant:
?Ah! fit-il, l'homme d'Ichim?
--Lui-m?me!? dit Michel Strogoff.
Et, levant le knout, il en d?chira la figure d'Ivan Ogareff.
?Coup pour coup! dit-il.
--Bien rendu!? s'?cria la voix d'un spectateur, qui se perdit
heureusement dans le tumulte.
Vingt soldats se jet?rent sur Michel Strogoff, et ils allaient le
tuer....
Mais, Ivan Ogareff, auquel un cri de rage et de douleur avait ?chapp?,
les arr?ta d'un geste.
?Cet homme est r?serv? ? la justice de l'?mir! dit-il. Qu'on le
fouille!?
La lettre aux armes imp?riales fut trouv?e sur la poitrine de Michel
Strogoff, qui n'avait pas eu le temps de la d?truire, et on la remit ?
Ivan Ogareff.
Le spectateur qui avait prononc? ces mots: ?Bien rendu!? n'?tait autre
qu'Alcide Jolivet. Son confr?re et lui, s'?tant arr?t?s au camp de
Zab?diero, assistaient ? cette sc?ne.
?Pardieu! dit-il ? Harry Blount, ces gens du Nord sont de rudes
hommes! Avouez que nous devons une r?paration ? notre compagnon de
route! Korpanoff ou Strogoff se valent! Belle revanche de l'affaire
d'Ichim!
--Oui, revanche, en effet, r?pondit Harry Blount, mais Strogoff est un
homme mort. Dans son int?r?t, il aurait peut-?tre mieux fait de ne pas
se souvenir encore!
--Et de laisser p?rir sa m?re sous le knout!
--Croyez-vous qu'il lui ait fait un meilleur sort par son emportement,
? elle et ? sa soeur?
--Je ne crois rien, je ne sais rien, r?pondit Alcide Jolivet, si ce
n'est que je n'aurais pas mieux fait ? sa place! Quelle balafre! Eh!
que diable! Il faut bien bouillir quelquefois! Dieu nous aurait mis de
l'eau dans les veines et non du sang, s'il nous e?t voulus toujours et
partout imperturbables!
--Joli incident pour une chronique! dit Harry Blount. Si Ivan Ogareff
voulait seulement nous communiquer cette lettre!...?
Cette lettre, Ivan Ogareff, apr?s avoir ?tanch? le sang qui lui
couvrait le visage, en avait bris? le cachet. Il la lut et la relut
longuement, comme s'il e?t voulu se bien p?n?trer de tout ce qu'elle
contenait.
Puis, apr?s avoir donn? ses ordres pour que Michel Strogoff,
?troitement garrott?, f?t dirig? sur Tomsk avec les autres
prisonniers, il prit le commandement des troupes camp?es ? Zab?diero,
et, au bruit assourdissant des tambours et des trompettes, il se
dirigea vers la ville, o? l'attendait l'?mir.
CHAPITRE IV
L'ENTR?E TRIOMPHALE.
Tomsk, fond?e en 1604, presque au coeur des provinces sib?riennes, est
l'une des plus importantes villes de la Russie asiatique. Tobolsk,
situ?e au-dessus du soixanti?me parall?le, Irkoutsk, b?tie au del? du
centi?me m?ridien, ont vu Tomsk s'accro?tre ? leurs d?pens.
Et cependant Tomsk, on l'a dit, n'est pas la capitale de cette
importante province. C'est ? Omsk que r?sident le gouverneur g?n?ral
de la province et le monde officiel. Mais Tomsk est la plus
consid?rable ville de ce territoire qui confine aux monts Alta?,
c'est-?-dire ? la fronti?re chinoise du pays des Khalkas. Sur les
pentes de ces montagnes roulent incessamment jusque dans la vall?e du
Tom le platine, l'or, l'argent, le cuivre, le plomb aurif?re. Le pays
?tant riche, la ville l'est aussi, car elle est au centre
d'exploitations fructueuses. Aussi, le luxe de ses maisons, de ses
ameublements, de ses ?quipages, peut-il rivaliser avec celui des
grandes capitales de l'Europe. C'est une cit? de millionnaires,
enrichis par le pic et la pioche, et, si elle n'a pas l'honneur de
servir de r?sidence au repr?sentant du czar, elle s'en console en
comptant au premier rang de ses notables le chef des marchands de la
ville, principal concessionnaire des mines du gouvernement imp?rial.
Autrefois, Tomsk passait pour ?tre situ?e ? l'extr?mit? du monde.
Voulait-on s'y rendre, c'?tait tout un voyage ? faire. Maintenant, ce
n'est plus qu'une simple promenade, lorsque la route n'est pas foul?e
par le pied des envahisseurs. Bient?t m?me sera construit le chemin de
fer qui doit la relier ? Perm en traversant la cha?ne de l'Oural.
Tomsk est-elle une jolie ville? Il faut convenir que les voyageurs ne
sont pas d'accord ? cet ?gard. Mme de Bourboulon, qui y a demeur?
quelques jours pendant son voyage de Shang-Ha? ? Moscou, en fait une
localit? peu pittoresque. A s'en rapporter ? sa description, ce n'est
qu'une ville insignifiante, avec de vieilles maisons de pierre et de
brique, des rues fort ?troites et bien diff?rentes de celles qui
percent ordinairement les grandes cit?s sib?riennes, de sales
quartiers o? s'entassent plus particuli?rement les Tartares, et dans
laquelle pullulent de tranquilles ivrognes, ?dont l'ivresse elle-m?me
est apathique, comme chez tous les peuples du Nord!?
Le voyageur Henri Russel-Killough, lui, est absolument affirmatif dans
son admiration pour Tomsk. Cela tient-il ? ce qu'il a vu en plein
hiver, sous son manteau de neige, cette ville, que Mme de Bourboulon
n'a visit?e que pendant l'?t?? Cela est possible et confirmerait cette
opinion que certains pays froids ne peuvent ?tre appr?ci?s que dans la
saison froide, comme certains pays chauds dans la saison chaude.
Quoi qu'il en soit, M. Russel-Killough di positivement que Tomsk est
non-seulement la plus jolie ville de la Sib?rie, mais encore une des
plus jolies villes du monde, avec ses maisons ? colonnades et ?
p?ristyles, ses trottoirs en bois, ses rues larges et r?guli?res, et
ses quinze magnifiques ?glises que refl?tent les eaux du Tom, plus
large qu'aucune rivi?re de France.
La v?rit? est entre les deux opinions. Tomsk, qui compte vingt-cinq
mille habitants, est pittoresquement ?tag?e sur une longue colline
dont l'escarpement est assez raide.
Mais la plus jolie ville du monde en devient la plus laide, lorsque
les envahisseurs l'occupent. Qui e?t voulu l'admirer ? cette ?poque?
D?fendue par quelques bataillons de Cosaques ? pied qui y r?sident en
permanence, elle n'avait pu r?sister ? l'attaque des colonnes de
l'?mir. Une certaine partie de sa population, qui est d'origine
tartare, n'avait point fait mauvais accueil ? ces hordes, tartares
comme elle, et, pour le moment, Tomsk ne semblait gu?re ?tre ni plus
russe ni plus sib?rienne que si elle e?t ?t? transport?e au centre des
khanats de Khokhand ou de Boukhara.
C'?tait ? Tomsk que l'?mir allait recevoir ses troupes victorieuses.
Une f?te avec chants, danses et fantasias, et suivie de quelque
bruyante orgie, devait ?tre donn?e en leur honneur.
Le th??tre choisi pour cette c?r?monie, r?gl?e suivant le go?t
asiatique, ?tait un vaste plateau situ? sur une portion de la colline
qui domine d'une centaine de pieds le cours du Tom. Tout cet horizon,
avec sa longue perspective de maisons ?l?gantes et d'?glises aux
coupoles ventrues, les nombreux m?andres du fleuve, les arri?re-plans
de for?ts noy?s dans la brume chaude, tenait dans un admirable cadre
de verdure, que lui faisaient quelques superbes groupes de pins et de
c?dres gigantesques.
A la gauche du plateau, une sorte d'?blouissant d?cor repr?sentant un
palais d'une architecture bizarre--quelque sp?cimen sans doute de ces
monuments boukhariens, semi-mauresques, semi-tartares--avait ?t?
provisoirement ?lev? sur de larges terrasses. Au-dessus de ce palais,
? la pointe des minarets qui le h?rissaient de toutes parts, entre
les hautes branches des arbres dont le plateau ?tait ombrag?, des
cigognes apprivois?es, venues de Boukhara avec l'arm?e tartare,
tourbillonnaient par centaines.
Ces terrasses avaient ?t? r?serv?es ? la cour de l'?mir, aux khans ses
alli?s, aux grands dignitaires des khanats et aux harems de chacun de
ces souverains du Turkestan.
De ces sultanes, qui ne sont pour la plupart que des esclaves achet?es
sur les march?s de la Transcaucasie et de la Perse, les unes avaient
le visage d?couvert, les autres portaient un voile qui les d?robait au
regard. Toutes ?taient v?tues avec un luxe extr?me. D'?l?gantes
pelisses, dont les manches relev?es en arri?re se rattachaient ? la
fa?on du pouf europ?en, laissaient voir leurs bras nus, charg?s de
bracelets r?unis par des cha?nes de pierres pr?cieuses, et leurs
petites mains, dont les doigts ?taient teints aux ongles du suc du
?henneh?. Au moindre mouvement de ces pelisses, les unes en ?toffes de
soie, comparables pour la finesse ? des toiles d'araign?e, les autres
faites d'un souple ?aladja?, qui est un tissu de coton ? rayures
?troites, il se produisait ce frou-frou si agr?able aux oreilles des
Orientaux. Sous ce premier v?tement chatoyaient des jupes de brocart,
recouvrant le pantalon de soie qui se rattachait un peu au-dessus de
fines bottes, gracieusement ?chancr?es et brod?es de perles. De celles
de ces femmes qu'aucun voile ne cachait, on e?t admir? les longues
nattes s'?chappant de turbans aux couleurs vari?es, les yeux
admirables, les dents magnifiques, le teint ?blouissant, relev? encore
par la noirceur de leurs sourcils que reliait un l?ger trait trac? au
collyre, et par l'estompe de leurs paupi?res, touch?es d'un peu de
plombagine.
Au pied des terrasses abrit?es sous les ?tendards et les oriflammes,
veillaient les gardes particuliers de l'?mir, double sabre recourb? au
flanc, poignard ? la ceinture, lance longue de dix pieds au poing.
Quelques-uns de ces Tartares portaient des b?tons blancs, d'autres
d'?normes hallebardes, orn?es de houppes faites de fils d'argent et
d'or.
Tout autour, jusqu'aux arri?re-plans de ce vaste plateau, sur les
talus escarp?s dont le Tom baignait la base, se massait une foule
cosmopolite, compos?e de tous les ?l?ments indig?nes de l'Asie
centrale. Les Usbecks ?taient l? avec leurs grands bonnets de peau de
brebis noire, leur barbe rouge, leurs yeux gris, leur ?arkalouk?,
sorte de tunique taill?e ? la mode tartare. L? se pressaient des
Turcomans, rev?tus du costume national, large pantalon de couleur
voyante avec veste et manteau tissus de poil de chameau, bonnets
rouges coniques ou ?vas?s, hautes bottes en cuir de Russie, le briquet
et le couteau suspendus ? la taille par une lani?re; l?, pr?s de leurs
ma?tres, se montraient ces femmes turcomanes, aux cheveux allong?s par
des ganses en poils de ch?vre, la chemise ouverte sous le ?djouba?,
ray? de bleu, de pourpre, de vert, les jambes lac?es de bandelettes
colori?es qui se croisaient jusqu'? leur socque de cuir. L? aussi,
--comme si toutes les populations de la fronti?re russo-chinoise se
fussent lev?es ? la voix de l'?mir,--on voyait des Mandchoux, ras?s
au front et aux tempes, cheveux natt?s, robes longues, ceinture
serrant la taille sur une chemise de soie, bonnets ovales de satin
cerise ? bordure noire et frange rouge; puis, avec eux, d'admirables
types de ces femmes de la Mandchourie, coquettement coiff?es de fleurs
artificielles que maintenaient des ?pingles d'or et des papillons
d?licatement pos?s sur leurs cheveux noirs. Enfin des Mongols, des
Boukhariens, des Persans, des Chinois du Turkestan compl?taient cette
foule convi?e ? la f?te tartare.
Seuls, les Sib?riens manquaient ? cette r?ception des envahisseurs.
Ceux qui n'avaient pu fuir ?taient confin?s dans leurs maisons, avec
la crainte du pillage que F?ofar-Khan allait peut-?tre ordonner, pour
terminer dignement cette c?r?monie triomphale.
Ce fut ? quatre heures seulement que l'?mir fit son entr?e sur la
place, au bruit des fanfares, des coups de tam-tam, des d?charges
d'artillerie et de mousqueterie.
F?ofar montait son cheval favori, qui portait sur la t?te une aigrette
de diamant. L'?mir avait conserv? son costume de guerre. A ses c?t?s
marchaient les khans de Khokhand et de Koundouze, les grands
dignitaires des khanats, et il ?tait accompagn? d'un nombreux
?tat-major.
A ce moment apparut sur la terrasse la premi?re des femmes de F?ofar,
la reine, si cette qualification pouvait ?tre donn?e aux sultanes des
?tats de Boukharie. Mais, reine ou esclave, cette femme, d'origine
persane, ?tait admirablement belle. Contrairement ? la coutume
mahom?tane et par un caprice de l'?mir sans doute, elle avait le
visage d?couvert. Sa chevelure, divis?e en quatre nattes, caressait
ses ?paules ?blouissantes de blancheur, ? peine couvertes d'un voile
de soie lam? d'or qui se rajustait en arri?re ? un bonnet constell? de
gemmes du plus haut prix. Sous sa jupe de soie bleue, ? larges rayures
plus fonc?es, tombait le ?zir-djameh? en gaze de soie, et, au-dessus
de sa ceinture, se chiffonnait le ?pirahn?, chemise de m?me tissu, qui
s'?chancrait gracieusement en remontant vers son cou. Mais, depuis sa
t?te jusqu'? ses pieds, chauss?s de pantoufles persanes, telle ?tait
la profusion des bijoux, tomans d'or enfil?s de fils d'argent,
chapelets de turquoises, ?firouzehs? tir?s des c?l?bres mines
d'Elbourz, colliers de cornalines, d'agates, d'?meraudes, d'opales et
de saphirs, que son corsage et sa jupe semblaient ?tre tissus de
pierres pr?cieuses. Quant aux milliers de diamants qui ?tincelaient ?
son cou, ? ses bras, ? ses mains, ? sa ceinture, ? ses pieds, des
millions de roubles n'en eussent pas pay? la valeur, et, ? l'intensit?
des feux qu'ils jetaient, on e?t pu croire que, au centre de chacun
d'eux, quelque courant allumait un arc volta?que fait d'un rayon de
soleil.
L'?mir et les khans mirent pied ? terre, ainsi que les dignitaires qui
leur faisaient cort?ge. Tous prirent place sous une tente magnifique,
?lev?e au centre de la premi?re terrasse. Devant la tente, comme
toujours, le Koran ?tait d?pos? sur la table sacr?e.
Le lieutenant de F?ofar ne se fit pas attendre, et avant cinq heures,
d'?clatantes fanfares annonc?rent son arriv?e.
Ivan Ogareff,--le Balafr?, comme on le nommait d?j?,--portant, cette
fois, l'uniforme d'officier tartare, arriva ? cheval devant la tente
de l'?mir. Il ?tait accompagn? d'une partie des soldats du camp de
Zab?diero, qui se rang?rent sur les c?t?s de la place, au milieu de
laquelle il ne resta plus que l'espace r?serv? aux divertissements. On
voyait un large stigmate qui coupait obliquement la figure du tra?tre.
Ivan Ogareff pr?senta ? l'?mir ses principaux officiers, et
F?ofar-Khan, sans se d?partir de la froideur qui faisait le fond de sa
dignit?, les accueillit de fa?on qu'ils fussent satisfaits de son
accueil.
Ce fut ainsi du moins que l'interpr?t?rent Harry Blount et Alcide
Jolivet, les deux ins?parables, associ?s maintenant pour la chasse aux
nouvelles. Apr?s avoir quitt? Zab?diero, ils avaient rapidement gagn?
Tomsk. Leur projet bien arr?t? ?tait de fausser compagnie aux
Tartares, de rejoindre au plus t?t quelque corps russe, et, si cela
?tait possible, de se jeter avec lui dans Irkoutsk. Ce qu'ils avaient
vu de l'invasion, de ces incendies, de ces pillages, de ces meurtres,
les avait profond?ment ?coeur?s, et ils avaient h?te d'?tre dans les
rangs de l'arm?e sib?rienne.
Cependant, Alcide Jolivet avait fait comprendre ? son confr?re qu'il
ne pouvait quitter Tomsk sans avoir pris quelque crayon de cette
entr?e triomphale des troupes tartares,--ne f?t-ce que pour satisfaire
la curiosit? de sa cousine,--et Harry Blount s'?tait d?cid? ? rester
pendant quelques heures; mais, le soir m?me, tous deux devaient
reprendre la route d'Irkoutsk, et, bien mont?s, ils esp?raient
devancer les ?claireurs de l'?mir.
Alcide Jolivet et Harry Blount s'?taient donc m?l?s ? la foule et
regardaient, de mani?re ? ne perdre aucun d?tail d'une f?te qui devait
leur fournir cent bonnes lignes de chronique. Ils admir?rent donc
F?ofar-Khan dans sa magnificence, ses femmes, ses officiers, ses
gardes, et toute cette pompe orientale, dont les c?r?monies d'Europe
ne peuvent donner aucune id?e. Mais ils se d?tourn?rent avec m?pris,
lorsqu'Ivan Ogareff se pr?senta devant l'?mir, et ils attendirent, non
sans quelque impatience, que la f?te commen??t.
?Voyez-vous, mon cher Blount, dit Alcide Jolivet, nous sommes venus
trop t?t, comme de bons bourgeois qui en veulent pour leur argent!
Tout cela, ce n'est qu'un lever de rideau, et il e?t ?t? de meilleur
go?t de n'arriver que pour le ballet.
--Quel ballet? demanda Harry Blount.
--Le ballet obligatoire, parbleu! Mais je crois que la toile va se
lever.?
Alcide Jolivet parlait comme s'il e?t ?t? ? l'Op?ra, et, tirant sa
lorgnette de son ?tui, il se pr?para ? observer en connaisseur ?les
premiers sujets de la troupe de F?ofar?.
Mais une p?nible c?r?monie allait pr?c?der les divertissements.
En effet, le triomphe du vainqueur ne pouvait ?tre complet sans
l'humiliation publique des vaincus. C'est pourquoi plusieurs centaines
de prisonniers furent amen?s sous le fouet des soldats. Ils ?taient
destin?s ? d?filer devant F?ofar-Khan et ses alli?s, avant d'?tre
entass?s avec leurs compagnons dans les prisons de la ville.
Parmi ces prisonniers figurait au premier rang Michel Strogoff.
Conform?ment aux ordres d'Ivan Ogareff, il ?tait sp?cialement gard?
par un peloton de soldats. Sa m?re et Nadia ?taient l? aussi.
La vieille Sib?rienne, toujours ?nergique quand il ne s'agissait que
d'elle, avait le visage horriblement p?le. Elle s'attendait ? quelque
terrible sc?ne. Ce n'?tait pas sans raison que son fils avait ?t?
conduit devant l'?mir. Aussi tremblait-elle pour lui. Ivan Ogareff,
frapp? publiquement de ce knout lev? sur elle, n'?tait pas homme ?
pardonner, et sa vengeance serait sans merci. Quelque ?pouvantable
supplice, familier aux barbares de l'Asie centrale, mena?ait
certainement Michel Strogoff. Si Ivan Ogareff l'avait ?pargn? au
moment o? ses soldats s'?taient jet?s sur lui, c'est parce qu'il
savait bien ce qu'il faisait en le r?servant ? la justice de l'?mir.
D'ailleurs, ni la m?re ni le fils n'avaient pu se parler depuis la
funeste sc?ne du camp de Zab?diero. On les avait impitoyablement
s?par?s l'un de l'autre. Dure aggravation de leurs mis?res, car c'e?t
?t? un adoucissement pour eux que d'?tre r?unis pendant ces quelques
jours de captivit?! Marfa Strogoff aurait voulu demander pardon ? son
fils de tout le mal qu'elle lui avait involontairement caus?, car elle
s'accusait de n'avoir pu ma?triser ses sentiments maternels! Si elle
avait su se contenir ? Omsk, dans cette maison de poste, lorsqu'elle
se trouva face ? face avec lui, Michel Strogoff passait sans avoir ?t?
reconnu, et que de malheurs eussent ?t? ?vit?s!
Et, de son c?t?, Michel Strogoff pensait que si sa m?re ?tait l?, si
Ivan Ogareff l'avait mise en sa pr?sence, c'?tait pour qu'elle
souffrit de son propre supplice, peut-?tre aussi parce que quelque
?pouvantable mort lui ?tait r?serv?e ? elle comme ? lui!
Quant ? Nadia, elle se demandait ce qu'elle pourrait faire pour les
sauver l'un et l'autre, comment venir en aide au fils et ? la m?re.
Elle ne savait qu'imaginer, mais elle sentait vaguement qu'elle devait
avant tout ?viter d'attirer l'attention sur elle, qu'il fallait se
dissimuler, se faire petite! Peut-?tre alors pourrait-elle ronger les
mailles qui emprisonnaient le lion. En tout cas, si quelque occasion
d'agir lui ?tait donn?e, elle agirait, d?t-elle se sacrifier pour le
fils de Maria Strogoff.
Cependant, la plupart des prisonniers venaient de passer devant
l'?mir, et, en passant, chacun d'eux avait d? se prosterner, le front
dans la poussi?re, en signe de servilit?. C'?tait l'esclavage qui
commen?ait par l'humiliation! Lorsque ces infortun?s ?taient trop
lents ? se courber, la rude main des gardes les jetait violemment ?
terre.
Alcide Jolivet et son compagnon ne pouvaient assister ? un pareil
spectacle sans ?prouver une v?ritable indignation.
?C'est l?che! Partons! dit Alcide Jolivet.
--Non! r?pondit Harry Blount. Il faut tout voir!
--Tout voir!... Ah! s'?cria soudain Alcide Jolivet, en saisissant le
bras de son compagnon
--Qu'avez-vous? lui demanda celui-ci.
--Regardez, Blount! C'est elle!
--Elle?
--La soeur de notre compagnon de voyage! Seule et prisonni?re! Il faut
la sauver....
--Contenez-vous, r?pondit froidement Harry Blount. Notre intervention
en faveur de cette jeune fille pourrait lui ?tre plus nuisible
qu'utile.?
Alcide Jolivet, pr?t ? s'?lancer, s'arr?ta, et Nadia, qui ne les avait
pas aper?us, ?tant ? demi voil?e par ses cheveux, passa ? son tour
devant l'?mir sans attirer son attention.
Cependant, apr?s Nadia, Marfa Strogoff ?tait arriv?e, et, comme elle
ne se jeta pas assez promptement dans la poussi?re, les gardes la
pouss?rent brutalement.
Marfa Strogoff tomba.
Son fils eut un mouvement terrible que les soldats qui le gardaient
purent ? peine ma?triser.
Mais la vieille Marfa se releva, et on allait l'entra?ner, lorsqu'Ivan
Ogareff intervint, disant:
?Que cette femme reste!?
Quant ? Nadia, elle fut rejet?e dans la foule des prisonniers. Le
regard d'Ivan Ogareff ne s'?tait pas arr?t? sur elle.
Michel Strogoff fut alors amen? devant l'?mir, et l?, il resta debout,
sans baisser les yeux.
?Le front ? terre! lui cria Ivan Ogareff.
--Non!? r?pondit Michel Strogoff.
Deux gardes voulurent le contraindre ? se courber, mais ce furent eux
qui furent couch?s sur le sol par la main du robuste jeune homme.
Ivan Ogareff s'avan?a vers Michel Strogoff.
?Tu vas mourir! dit-il.
--Je mourrai, r?pondit fi?rement Michel Strogoff, mais ta face de
tra?tre, Ivan, n'en portera pas moins et ? jamais la marque infamante
du knout!?
Ivan Ogareff, ? cette r?ponse, p?lit affreusement.
?Quel est ce prisonnier? demanda l'?mir de cette voix qui ?tait
d'autant plus mena?ante qu'elle ?tait calme.
--Un espion russe,? r?pondit Ivan Ogareff.
En faisant de Michel Strogoff un espion, il savait que la sentence
prononc?e contre lui serait terrible.
Michel Strogoff avait march? sur Ivan Ogareff.
Les soldats l'arr?t?rent.
L'?mir fit alors un geste devant lequel se courba toute la foule.
Puis, il d?signa de la main le Koran, qui lui fut apport?. Il ouvrit
le livre sacr? et posa son doigt sur une des pages.
C'?tait le hasard, ou plut?t, dans la pens?e de ces Orientaux, Dieu
m?me qui allait d?cider du sort de Michel Strogoff. Les peuples de
l'Asie centrale donnent le nom de ?fal? ? cette pratique. Apr?s avoir
interpr?t? le sens du verset touch? par le doigt du juge, ils
appliquent la sentence, quelle qu'elle soit.
L'?mir avait laiss? son doigt appuy? sur la page du Koran. Le chef des
ul?mas, s'approchant alors, lut ? haute voix un verset qui se
terminait par ces mots:
?Et il ne verra plus les choses de la terre.?
?Espion russe, dit F?ofar-Khan, tu es venu pour voir ce qui se passe
au camp tartare! Regarde donc de tous tes yeux, regarde!?
CHAPITRE V
REGARDE DE TOUS TES YEUX, REGARDE!
Michel Strogoff, les mains li?es, fut maintenu en face du tr?ne de
l'?mir, au pied de la terrasse.
Sa m?re, vaincue enfin par tant de tortures physiques et morales,
s'?tait affaiss?e, n'osant plus regarder, n'osant plus ?couter.
?Regarde de tous tes yeux! regarde!? avait dit F?ofar-Khan, en tendant
sa main mena?ante vers Michel Strogoff.
Sans doute, Ivan Ogareff, au courant des moeurs tartares, avait
compris la port?e de cette parole, car ses l?vres s'?taient un instant
desserr?es dans un cruel sourire. Puis, il avait ?t? se placer aupr?s
de F?ofar-Khan.
Un appel de trompettes se fit aussit?t entendre. C'?tait le signal des
divertissements.
?Voil? le ballet, dit Alcide Jolivet ? Harry Blount, mais,
contrairement ? tous les usages, ces barbares le donnent avant le
drame!?
Michel Strogoff avait ordre de regarder. Il regarda.
Une nu?e de danseuses fit alors irruption sur la place. Divers
instruments tartares, la ?doutare?, mandoline au long manche en bois
de m?rier, a deux cordes de soie tordue et accord?es par quarte, le
?kobize?, sorte de violoncelle ouvert ? sa partie ant?rieure, garni de
crins de cheval mis en vibration au moyen d'un archet, la
?tschibyzga?, longue fl?te de roseau, des trompettes, des tambourins,
des tams-tams, unis ? la voix gutturale des chanteurs, form?rent une
harmonie ?trange. Il convient d'y ajouter aussi les accords d'un
orchestre a?rien, compos? d'une douzaine de cerfs-volants, qui, tendus
de cordes ? leur partie centrale, r?sonnaient sous la brise comme des
harpes ?oliennes.
Aussit?t les danses commenc?rent.
Ces ballerines ?taient toutes d'origine persane. Elles n'?taient point
esclaves et exer?aient leur profession en libert?. Autrefois, elles
figuraient officiellement dans les c?r?monies ? la cour de T?h?ran;
mais depuis l'?v?nement au tr?ne de la famille r?gnante, bannies ou ?
peu pr?s du royaume, elles avaient d? chercher fortune ailleurs. Elles
portaient le costume national, et des bijoux les ornaient ? profusion.
De petits triangles d'or et de longues pendeloques se balan?aient ?
leurs oreilles, des cercles d'argent niell?s s'enroulaient ? leur cou,
des bracelets form?s d'un double rang de gemmes enserraient leurs bras
et leurs jambes, des pendants, richement entrem?l?s de perles, de
turquoises et de cornalines, fr?missaient ? l'extr?mit? de leurs
longues nattes. La ceinture qui les pressait ? la taille ?tait fix?e
par une brillante agrafe, ressemblant ? la plaque des grand croix
europ?ennes.
Ces ballerines ex?cut?rent tr?s-gracieusement des danses vari?es,
tant?t isol?es, tant?t par groupes. Elles avaient le visage d?couvert,
mais, de temps en temps, elles ramenaient un voile l?ger sur leur
figure, et on e?t dit qu'un nuage de gaze passait sur tous ces yeux
?clatants, comme une vapeur sur un ciel constell?. Quelques-unes de
ces Persanes portaient en ?charpe un baudrier de cuir brod? de perles,
auquel pendait un sachet de forme triangulaire, la pointe eu bas, et
qu'elles ouvrirent ? un certain moment. De ces sachets, tissus d'un
filigrane d'or, elles tir?rent de longues et ?troites bandes de soie
?carlate, sur lesquelles ?taient brod?s les versets du Koran. Ces
bandes, qu'elles tendirent entre elles, form?rent une ceinture sous
laquelle d'autres danseuses se gliss?rent sans interrompre leurs pas,
et, en passant devant chaque verset, suivant le pr?cepte qu'il
contenait, ou elles se prosternaient jusqu'? terre, ou elles
s'envolaient par un bond l?ger, comme pour aller prendre place parmi
les houris du ciel de Mahomet.
Mais, ce qui ?tait remarquable, ce dont fut frapp? Alcide Jolivet,
c'est que ces Persanes se montr?rent plut?t indolentes que fougueuses.
La furia leur manquait, et, par le genre de leurs danses comme par
l'ex?cution, elles rappelaient plut?t les bayad?res calmes et d?centes
de l'Inde que les aim?es passionn?es de l'Egypte.
Lorsque ce premier divertissement fut achev?, une voix grave se fit
entendre qui disait:
?Regarde de tous tes yeux, regarde!?
L'homme qui r?p?tait les paroles de l'?mir, Tartare de haute taille,
?tait l'ex?cuteur des hautes oeuvres de F?ofar-Khan. Il avait pris
place derri?re Michel Strogoff et tenait ? la main un sabre ? large
lame courbe, une de ces lames damass?es qui ont ?t? tremp?es par les
c?l?bres armuriers de Karschi ou d'Hissar.
Pr?s de lui, des gardes avaient apport? un tr?pied sur lequel reposait
un r?chaud o? br?laient, sans donner aucune fum?e, quelques charbons
ardents. La bu?e l?g?re qui les couronnait n'?tait due qu'?
l'incin?ration d'une substance r?sineuse et aromatique, m?lange
d'oliban et de benjoin, que l'on projetait ? leur surface.
Cependant, aux Persanes avait imm?diatement succ?d? un autre groupe de
ballerines, de race tr?s-diff?rente, que Michel Strogoff reconnut
aussit?t.
Et il faut croire que les deux journalistes les reconnaissaient aussi,
car Harry Blount dit ? son confr?re:
?Ce sont les tsiganes de Nijni-Novgorod!
--Elles-m?mes! s'?cria Alcide Jolivet. J'imagine que leurs yeux
doivent rapporter ? ces espionnes plus d'argent que leurs jambes!?
En en faisant des agents au service de l'?mir, Alcide Jolivet, on le
sait, ne se trompait pas.
Au premier rang des tsiganes figurait Sangarre, dans son superbe
costume ?trange et pittoresque, qui rehaussait encore sa beaut?.
Sangarre ne dansa pas, mais elle se posa comme une mime au milieu de
ses ballerines, dont les pas fantaisistes tenaient de tous ces pays
que leur race parcourt en Europe, de la Boh?me, de l'?gypte, de
l'Italie, de l'Espagne. Elles s'animaient au bruit des cymbales qui
cliquetaient ? leurs bras, et aux ronflements des ?da?r?s?, sorte de
tambours de basque, dont leurs doigts ?raillaient la peau stridente.
Sangarre, tenant un de ces da?r?s qui fr?missait entre ses mains,
excitait cette troupe de v?ritables corybantes.
Alors s'avan?a un tsigane, ?g? de quinze ans au plus. Il tenait ? la
main une doutare, dont il faisait vibrer les deux cordes par un simple
glissement de ses ongles. Il chanta. Pendant le couplet de cette
chanson d'un rhythme tr?s-bizarre, une danseuse vint se placer pr?s de
lui et demeura immobile, l'?coutant; mais chaque fois que le refrain
revenait aux l?vres du jeune chanteur, elle reprenait sa danse
interrompue, secouant pr?s de lui son da?r? et l'?tourdissant du
cliquetis de ses crotales.
Puis, apr?s le dernier refrain, les ballerines enlac?rent le tsigane
dans les mille replis de leurs danses.
En ce moment, une pluie d'or tomba des mains de l'?mir et de ses
alli?s, des mains de leurs officiers de tous grades et, au bruit des
pi?cettes qui frappaient les cymbales des danseuses, se m?laient
encore les derniers murmures des doutares et des tambourins.
?Prodigues comme des pillards!? dit Alcide Jolivet ? l'oreille de son
compagnon.
Et c'?tait bien l'argent vol?, en effet, qui tombait ? flots, car,
avec les tomans et les sequins tartares, pleuvaient aussi les ducats
et les roubles moscovites.
Puis le silence se fit un instant, et la voix de l'ex?cuteur, posant
sa main sur l'?paule de Michel Strogoff, redit ces paroles, que leur
r?p?tition rendait de plus en plus sinistres:
?Regarde de tous tes yeux, regarde!?
Mais, cette fois, Alcide Jolivet observa que l'ex?cuteur ne tenait
plus son sabre nu ? la main.
Cependant, le soleil s'abaissait d?j? au-dessous de l'horizon. Une
demi-obscurit? commen?ait ? envahir les arri?re-plans de la campagne.
La masse des c?dres et des pins se faisait de plus en plus noire, et
les eaux du Tom, obscurcies au lointain, se confondaient dans les
premi?res brumes. L'ombre ne pouvait tarder ? se glisser jusqu'au
plateau qui dominait la ville.
Mais, en cet instant, plusieurs centaines d'esclaves, portant des
torches enflamm?es, envahirent la place. Entra?n?es par Sangarre,
tsiganes et Persanes r?apparurent devant le tr?ne de l'?mir et firent
valoir, par le contraste, leurs danses de genres si divers. Les
instruments de l'orchestre tartare se d?cha?n?rent dans une harmonie
plus sauvage, accompagn?e des cris gutturaux des chanteurs. Les
cerfs-volants, qui avaient ?t? ramen?s ? terre, reprirent leur vol,
enlevant toute une constellation de lanternes multicolores, et, sous
la brise plus fra?che, leurs harpes vibr?rent avec plus d'intensit? au
milieu de cette illumination a?rienne.
Puis, un escadron de Tartares, dans leur uniforme de guerre, vint se
m?ler aux danses, dont la furia allait croissant, et alors commen?a
une fantasia p?destre, qui produisit le plus ?trange effet.
Ces soldats, arm?s de sabres nus et de longs pistolets, tout en
ex?cutant une sorte de voltige, firent retentir l'air de d?tonations
?clatantes, de mousquetades continues qui se d?tachaient sur le
roulement des tambourins, le ronflement des da?r?s, le grincement des
doutares. Leurs armes, charg?es d'une poudre color?e, ? la mode
chinoise, par quelque ingr?dient m?tallique, lan?aient de longs jets
rouges, verts, bleus, et on e?t dit alors que tous ces groupes
s'agitaient au milieu d'un feu d'artifice. Par certains c?t?s, ce
divertissement rappelait la cybistique des anciens, sorte de danse
militaire dont les coryph?es manoeuvraient au milieu de pointes d'?p?e
et de poignards, et il est possible que la tradition en ait ?t? l?gu?e
aux peuples de l'Asie centrale; mais cette cybistique tartare ?tait
rendue plus bizarre encore par ces feux de couleurs qui serpentaient
au-dessus des ballerines, dont tout le paillon se piquait de points
ign?s. C'?tait comme un kal?idoscope d'?tincelles, dont les
combinaisons se variaient ? l'infini ? chaque mouvement des danseuses.
Si blas? que d?t ?tre un journaliste parisien sur ces effets que la
mise en sc?ne moderne a port?s loin. Alcide Jolivet ne put retenir un
l?ger mouvement de t?te qui, entre le boulevard Montmartre et la
Madeleine, eut voulu dire: ?Pas mal! pas mal!?
Puis, soudain, comme ? un signal, tous les feux de la fantasia
s'?teignirent, les danses cess?rent, les ballerines disparurent. La
c?r?monie ?tait termin?e, et les torches seulement ?clairaient ce
plateau, quelques instants auparavant si plein de lumi?res.
Sur un signe de l'?mir, Michel Strogoff fut amen? au milieu de la
place.
?Blount, dit Alcide Jolivet a son compagnon, est-ce que vous tenez ?
voir la fin de tout cela?
--Pas le moins du monde, r?pondit Henry Blount.
--Vos lecteurs du _Daily-Telegraph_ ne sont pas friands, je l'esp?re,
des d?tails d'une ex?cution ? la mode tartare?
--Pas plus que votre cousine.
--Pauvre gar?on! ajouta Alcide Jolivet, en regardant Michel Strogoff.
Le vaillant soldat e?t m?rit? de tomber sur le champ de bataille!
--Pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver? dit Harry Blount.
--Nous ne pouvons rien.?
Les deux journalistes se rappelaient la conduite g?n?reuse de Michel
Strogoff envers eux, ils savaient maintenant par quelles ?preuves,
esclave de son devoir, il avait d? passer, et, au milieu de ces
Tartares, auxquels toute piti? est inconnue, ils ne pouvaient rien
pour lui!
Peu d?sireux d'assister au supplice r?serv? ? cet infortun?, ils
rentr?rent donc dans la ville.
Une heure plus tard, ils couraient sur la route d'Irkoutsk, et c'?tait
parmi les Russes qu'ils allaient tenter de suivre ce qu'Alcide Jolivet
appelait par anticipation ?la campagne de la revanche?.
Cependant, Michel Strogoff ?tait debout, ayant le regard hautain pour
l'?mir, m?prisant pour Ivan Ogareff. Il s'attendait ? mourir, et,
cependant, on e?t vainement cherch? en lui un sympt?me de faiblesse.
Les spectateurs, rest?s aux abords de la plac, ainsi que l'?tat-major
de F?ofar-Khan, pour lesquels ce supplice n'?tait qu'un attrait de
plus, attendaient que l'ex?cution f?t accomplie. Puis, sa curiosit?
assouvie, toute cette horde sauvage irait se plonger dans l'ivresse.
L'?mir fit un geste. Michel Strogoff, pouss? par les gardes,
s'approcha de la terrasse, et alors, dans cette langue tartare qu'il
comprenait, F?ofar lui dit:
?Tu es venu pour voir, espion des Russes. Tu as vu pour la derni?re
fois. Dans un instant, tes yeux seront ? jamais ferm?s ? la lumi?re!?
Ce n'?tait pas de mort, mais de c?cit?, qu'allait ?tre frapp? Michel
Strogoff. Perte de la vue, plus terrible peut-?tre que la perte de la
vie! La malheureux ?tait condamn? ? ?tre aveugl?.
Cependant, en entendant la peine prononc?e par l'?mir, Michel Strogoff
ne faiblit pas. Il demeura impassible, les yeux grands ouverts, comme
s'il e?t voulu concentrer toute sa vie dans un dernier regard.
Supplier ces hommes f?roces, c'?tait inutile, et, d'ailleurs, indigne
de lui. Il n'y songea m?me pas. Toute sa pens?e se condensa sur sa
mission irr?vocablement manqu?e, sur sa m?re, sur Nadia, qu'il ne
reverrait plus! Mais il ne laissa rien para?tra de l'?motion qu'il
ressentait.
Puis, le sentiment d'une vengeance ? accomplir quand m?me envahit tout
son ?tre. Il se retourna vers Ivan Ogareff.
?Ivan, dit-il d'une voix mena?ante, Ivan le tra?tre, la derni?re
menace de mes yeux sera pour toi!?
Ivan Ogareff haussa les ?paules.
Mais Michel Strogoff se trompait. Ce n'?tait pas en regardant Ivan
Ogareff que ses yeux allaient pour jamais s'?teindre.
Marfa Strogoff venait de se dresser devant lui.
?Ma m?re! s'?cria-t-il. Oui! oui! ? toi mon supr?me regard, et non ?
ce mis?rable! Reste l?, devant moi! Que je voie encore ta figure
bien-aim?e! Que mes yeux se ferment en te regardant!....?
La vieille Sib?rienne, sans prononcer une parole, s'avan?ait....
?Chassez cette femme!? dit Ivan Ogareff.
Deux soldats repouss?rent Marfa Strogoff. Elle recula, mais resta
debout, a quelques pas de son fils.
L'ex?cuteur parut. Cette fois, il tenait son sabre nu ? la main, et ce
sabre, chauff? ? blanc, il venait de le retirer du r?chaud o?
br?laient les charbons parfum?s.
Michel Strogoff allait ?tre aveugl? suivant la coutume tartare, avec
une lame ardente, pass?e devant ses yeux!
Michel Strogoff ne chercha pas a r?sister. Plus rien n'existait ? ses
yeux que sa m?re, qu'il d?vorait alors du regard! Toute sa vie ?tait
dans cette derni?re vision!
Marfa Strogoff, l'oeil d?mesur?ment ouvert, les bras tendus vers lui,
le regardait!...
La lame incandescente passa devant les yeux de Michel Strogoff.
Un cri de d?sespoir retentit. La vieille Marfa tomba inanim?e sur le
sol!
Michel Strogoff ?tait aveugle.
Ses ordres ex?cut?s, l'?mir se retira avec toute sa maison. Il ne
resta bient?t plus sur cette place qu'Ivan Ogareff et les porteurs de
torches.
Le mis?rable voulait-il donc insulter encore sa victime, et, apr?s
l'ex?cuteur, lui porter le dernier coup?
Ivan Ogareff s'approcha lentement de Michel Strogoff, qui le sentit
venir et se redressa.
Ivan Ogareff tira de sa poche la lettre imp?riale, il l'ouvrit, et,
par une supr?me ironie, il la pla?a devant les yeux ?teints du
courrier du czar, disant:
?Lis, maintenant, Michel Strogoff, lis, et va redire ? Irkoutsk ce que
tu auras lu! Le vrai courrier du czar, c'est Ivan Ogareff!?
Cela dit, le tra?tre serra la lettre sur sa poitrine. Puis, sans se
retourner, il quitta la place, et les porteurs de torches le
suivirent.
Michel Strogoff resta seul, a quelques pas de sa m?re, inanim?e,
peut-?tre morte.
Ou entendait au loin les cris, les chants, tous les bruits de l'orgie.
Tomsk, illumin?e, brillait comme une ville en f?te.
Michel Strogoff pr?ta l'oreille. La place ?tait silencieuse et
d?serte.
Il se tra?na, en t?tonnant, vers l'endroit o? sa m?re ?tait tomb?e. Il
la trouva de la main, il se courba sur elle, il approcha sa figure de
la sienne, il ?couta les battements de son coeur. Puis, on e?t dit
qu'il lui parlait tout bas.
La vieille Marfa vivait-elle encore, et entendit-elle ce que lui dit
son fils?
En tout cas, elle ne fit pas un mouvement.
Michel Strogoff baisa son front et ses cheveux blancs. Puis, il se
releva, et, t?tant du pied, cherchant ? tendre ses mains pour se
guider, il marcha peu ? peu vers l'extr?mit? de la place.
Soudain, Nadia parut.
Elle alla droit a son compagnon. Un poignard qu'elle tenait servit ?
couper les cordes qui attachaient les bras de Michel Strogoff.
Celui-ci, aveugle, ne savait qui le d?liait, car Nadia n'avait pas
prononc? une parole.
Mais cela fait:
?Fr?re! dit-elle.
--Nadia! murmura Michel Strogoff, Nadia!
--Viens! fr?re, r?pondit Nadia. Mes yeux seront tes yeux d?sormais, et
c'est moi qui te conduirai ? Irkoutsk!?
CHAPITRE VI
UN AMI DE GRANDE ROUTE.
Une demi-heure apr?s, Michel Strogoff et Nadia avaient quitt? Tomsk.
Un certain nombre de prisonniers, cette nuit-l?, purent aussi ?chapper
aux Tartares, car officiers ou soldats, tous plus ou moins abrutis,
s'?taient, inconsciemment rel?ch?s de la surveillance s?v?re qu'ils
avaient maintenue jusqu'alors, soit au camp de Zab?diero, soit pendant
la marche des convois. Nadia, apr?s avoir ?t? emmen?e tout d'abord
avec les autres prisonniers, avait donc pu fuir et revenir au plateau,
au moment o? Michel Strogoff ?tait conduit devant l'?mir.
La, m?l?e ? la foule, elle avait tout vu. Pas un cri ne lui ?chappa
lorsque la lame, chauff?e ? blanc, passa devant les yeux de son
compagnon. Elle eut la force de rester immobile et muette. Une
providentielle inspiration lui dit de se r?server, libre encore, pour
guider le fils de Marfa Strogoff au but qu'il avait jur? d'atteindre.
Son coeur, un moment, cessa de battre, lorsque la vieille Sib?rienne
tomba inanim?e, mais une pens?e lui rendit toute son ?nergie.
?Je serai le chien de l'aveugle!? se dit-elle.
Apr?s le d?part d'Ivan Ogareff, Nadia s'?tait dissimul?e dans l'ombre.
Elle avait attendu que la foule e?t quitt? le plateau. Michel
Strogoff, abandonn? comme un mis?rable ?tre dont on ne doit plus rien
craindre, ?tait seul. Elle le vit se tra?ner jusqu'? sa m?re, se
courber sur elle, la baiser au front, puis se relever, t?tonner pour
fuir...
Quelques instants plus tard, elle et lui, la main dans la main,
avaient descendu le talus escarp?, et, apr?s avoir suivi les berges du
Tom jusqu'? l'extr?mit? de la ville, ils franchissaient heureusement
une br?che de l'enceinte.
La route d'Irkoutsk ?tait la seule qui s'enfon??t dans l'est, il n'y
avait pas ? se tromper. Nadia entra?na rapidement Michel Strogoff. Il
?tait possible que d?s le lendemain, apr?s quelques heures d'orgie,
les ?claireurs de l'?mir, se jetant de nouveau sur la steppe,
coupassent toute communication. Il importait donc de les devancer,
d'atteindre avant eux Krasnoiarsk, que cinq cents verstes (533
kilom?tres) s?paraient de Tomsk, enfin de ne quitter que le plus tard
possible la grande route. Se lancer hors du chemin trac?, c'?tait
l'incertain, l'inconnu, c'?tait la mort ? bref d?lai.
Comment Nadia put-elle supporter les fatigues de cette nuit du 16 au
17 ao?t? Comment trouva-t-elle la force physique n?cessaire ? fournir
une si longue ?tape? Comment ses pieds, saignant d'une marche forc?e,
purent-ils la porter jusque-l?? c'est presque incompr?hensible. Mais
il n'en est pas moins vrai que le lendemain matin, douze heures apr?s
leur d?part de Tomsk, Michel Strogoff et elle atteignaient le bourg de
S?milowsko?, apr?s une course de cinquante verstes.
Michel Strogoff n'avait pas prononc? une seule parole. Ce n'?tait pas
Nadia qui tenait sa main, ce fut lui qui tint celle de sa compagne
pendant toute cette nuit; mais, gr?ce ? cette main qui le guidait rien
que par ses fr?missements, il avait march? avec son allure ordinaire.
S?milowsko? ?tait presque enti?rement abandonn?e. Les habitants,
redoutant les Tartares, avaient fui dans la province d'Yeniseisk. A
peine deux ou trois maisons ?taient elles encore occup?es. Tout ce que
la ville contenait d'utile ou de pr?cieux avait ?t? enlev? sur des
charrettes.
Cependant, Nadia ?tait dans la n?cessit? de faire l? une halte de
quelques heures. Il leur fallait ? tous deux nourriture et repos.
La jeune fille conduisit donc son compagnon ? l'extr?mit? de la
bourgade. Une maison vide, la porte ouverte, ?tait l?. Ils y
entr?rent. Un mauvais banc de bois se trouvait au milieu de la
chambre; pr?s de ce haut po?le commun ? toutes les demeures
sib?riennes. Ils s'y assirent.
Nadia regarda alors bien en face son compagnon aveugle, et comme elle
ne l'avait jamais regard? jusqu'alors. Il y avait plus que de la
reconnaissance, plus que de la piti? dans son regard. Si Michel
Strogoff avait pu la voir, il aurait lu dans ce beau regard d?sol?
l'expression d'un d?vouement et d'une tendresse infinis.
Les paupi?res de l'aveugle, rougies par la lame incandescente,
recouvraient ? demi ses yeux, absolument secs. La scl?rotique en ?tait
l?g?rement pliss?e et comme raccornie, la pupille singuli?rement
agrandie; l'iris semblait d'un bleu plus fonc? qu'il n'?tait
auparavant; les cils et les sourcils ?taient en partie br?l?s; mais,
en apparence du moins, le regard si p?n?trant du jeune homme ne
semblait avoir subi aucun changement. S'il n'y voyait plus, si sa
c?cit? ?tait compl?te, c'est que la sensibilit? de la r?tine et du
nerf optique avait ?t? radicalement d?truite par l'ardente chaleur de
l'acier.
En ce moment, Michel Strogoff ?tendit les mains. ?Tu es l?, Nadia?
demanda-t-il.
--Oui, r?pondit la jeune fille, je suis pr?s de toi, et je ne te
quitterai plus, Michel.?
A son nom, prononc? par Nadia pour la premi?re fois, Michel Strogoff
tressaillit. Il comprit que sa compagne savait tout, ce qu'il ?tait,
quels liens l'unissaient ? la vieille Marfa.
?Nadia, reprit-il, il va falloir nous s?parer!
--Nous s?parer? Pourquoi cela, Michel?
--Je ne veux pas ?tre un obstacle ? ton voyage! Ton p?re t'attend ?
Irkoutsk! Il faut que tu rejoignes ton p?re!
--Mon p?re me maudirait, Michel, si je t'abandonnais, apr?s ce que tu
as fait pour moi!
--Nadia! Nadia! r?pondit Michel Strogoff, en pressant la main que la
jeune fille avait pos?e sur la sienne, tu ne dois penser qu'? ton
p?re!
--Michel, reprit Nadia, tu as plus besoin de moi que mon p?re! Dois-tu
donc renoncer ? aller ? Irkoutsk?
--Jamais! s'?cria Michel Strogoff d'un ton qui montrait qu'il n'avait
rien perdu de son ?nergie.
--Cependant, tu n'as plus cette lettre!....
--Cette lettre qu'Ivan Ogareff m'a vol?e!... Eh bien! je saurai m'en
passer, Nadia! Ils m'ont trait? comme un espion! J'agirai comme un
espion! J'irai dire ? Irkoutsk tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai
entendu, et, j'en jure par la Dieu vivant! le tra?tre me retrouvera un
jour face ? face! Mais il faut que j'arrive avant lui ? Irkoutsk.
--Et tu parles de nous s?parer, Michel?
--Nadia, les mis?rables m'ont tout pris!
--Il me reste quelques roubles, et mes yeux! Je puis y voir pour toi,
Michel, et te conduire l? o? tu ne peux plus aller seul!
--Et comment irons-nous?
--A pied.
--Et comment vivrons-nous?
--En mendiant.
--Partons, Nadia!
--Viens, Michel.?
Les deux jeunes gens ne se donnaient plus le nom de fr?re et de soeur.
Dans leur mis?re commune, ils se sentaient plus ?troitement unis
encore l'un ? l'autre. Tous deux quitt?rent la maison, apr?s avoir
pris une heure de repos. Nadia, courant les rues de la bourgade,
s'?tait procur? quelques morceaux de ?tchorne-khleb?, sorte de pain
fait avec de l'orge, et un peu de cet hydromel connu sous le nom de
?m?od? en Russie. Cela ne lui avait rien co?t?, car elle avait
commenc? son m?tier de mendiante. Ce pain et cet hydromel avaient,
tant bien que mal, apais? la faim et la soif de Michel Strogoff. Nadia
lui avait r?serv? la plus grande portion de cette insuffisante
nourriture. Il mangeait les morceaux de pain que sa compagne lui
pr?sentait l'un apr?s l'autre. Il buvait ? la gourde qu'elle portait ?
ses l?vres.
?Manges-tu, Nadia? lui demanda-t-il ? plusieurs reprises.
--Oui, Michel,? r?pondit toujours la jeune fille, qui se contentait
des restes de son compagnon.
Michel et Nadia quitt?rent S?milowsko? et reprirent cette p?nible
route d'Irkoutsk. La jeune fille r?sistait ?nergiquement ? la fatigue.
Si Michel Strogoff l'e?t vue, peut-?tre n'aurait-il pas eu le courage
d'aller plus loin. Mais Nadia ne se plaignait pas, et Michel Strogoff,
n'entendant pas un soupir, marchait avec une h?te qu'il n'?tait pas
ma?tre de r?primer. Et pourquoi? Pouvait-il donc esp?rer de devancer
encore les Tartares? Il ?tait ? pied, sans argent, il ?tait aveugle,
et si Nadia, son seul guide, venait ? lui manquer, il n'aurait plus
qu'? se coucher sur un des c?t?s de la route et ? y mourir
mis?rablement! Mais enfin, si, ? force d'?nergie, il arrivait ?
Krasnoiarsk, tout n'?tait peut-?tre pas perdu, puisque le gouverneur,
auquel il se ferait conna?tre, n'h?siterait pas ? lui donner les
moyens d'atteindre Irkoutsk.
Michel Strogoff allait donc, parlant peu, absorb? dans ses pens?es. Il
tenait la main de Nadia. Tous deux ?taient en communication
incessante. Il leur semblait qu'ils n'avaient plus besoin de la parole
pour ?changer leurs pens?es. De temps en temps, Michel Strogoff
disait:
?Parle-moi, Nadia.
--A quoi bon, Michel? Nous pensons ensemble!? r?pondait la jeune
fille, et elle faisait en sorte que sa voix ne d?cel?t aucune fatigue.
Mais quelquefois, comme si son coeur e?t cess? de battre un instant,
ses jambes fl?chissaient, son pas se ralentissait, son bras se
tendait, elle restait en arri?re. Michel Strogoff s'arr?tait alors, il
fixait ses yeux sur la pauvre fille, comme s'il e?t essay? de
l'apercevoir ? travers cette ombre qu'il portait en lui. Sa poitrine
se gonflait; puis, soutenant plus vivement sa compagne, il reprenait
sa marche en avant.
Cependant, au milieu de toutes ces mis?res sans tr?ve, ce jour-l?, une
circonstance heureuse allait se produire, qui devait leur ?pargner
bien des fatigues ? tous les deux.
Ils avaient quitt? S?milowsko? depuis deux heures environ, lorsque
Michel Strogoff s'arr?ta.
?La route est d?serte? demanda-t-il.
--Absolument d?serte, r?pondit Nadia.
--Est-ce que tu n'entends pas quelque bruit en arri?re?
--En effet.
--Si ce sont les Tartares, ilfaut nous cacher. Regarde bien.
--Attends, Michel!? r?pondit Nadia en remontant le chemin, qui se
coudait ? quelques pas sur la droite.
Michel Strogoff resta un instant seul, tendant l'oreille.
Nadia revint presque aussit?t et dit:
?C'est une charrette. Un jeune homme la conduit.
--Il est seul?
--Seul.?
Michel Strogoff h?sita un instant. Devait-il se cacher? Devait-il, au
contraire, tenter la chance de trouver place dans ce v?hicule, sinon
pour lui, du moins pour elle? Lui, il se contenterait de s'appuyer
d'une main ? la charrette, il la pousserait au besoin, car ses jambes
n'?taient pas pr?s de lui manquer, mais il sentait bien que Nadia,
tra?n?e ? pied depuis le passage de l'Obi, c'est-?-dire depuis plus de
huit jours, ?tait ? bout de forces.
Il attendit.
La charrette arriva bient?t au tournant de la route.
C'?tait un v?hicule fort d?labr?, pouvant ? la rigueur contenir trois
personnes, ce qu'on appelle dans le pays une kibitka.
Ordinairement, la kibitka est attel?e de trois chevaux, mais celle-ci
n'?tait tra?n?e que par un seul cheval ? long poil, ? longue queue, et
auquel son sang mongol assurait vigueur et courage.
Un jeune homme la conduisait, ayant un chien pr?s de lui.
Nadia reconnut que ce jeune homme ?tait Russe. Il avait une figure
douce et flegmatique qui inspirait la confiance. D'ailleurs, il ne
paraissait pas press? le moins du monde. Il marchait d'un pas
tranquille, pour ne pas surmener son cheval, et, ? le voir, on n'e?t
jamais cru qu'il suivait une route que les Tartares pouvaient couper
d'un moment ? l'autre.
Nadia, tenant Michel Strogoff par la main, s'?tait rang?e de c?t?.
La kibitka s'arr?ta, et le conducteur regarda la jeune fille en
souriant.
?Et o? donc allez-vous comme cela?? lui demanda-t-il en faisant de
bons yeux tout ronds.
Au son de cette voix, Michel Strogoff se dit qu'il l'avait entendue
quelque part. Et, sans doute, elle suffit ? lui faire reconna?tre le
conducteur de la kibitka, car son front se rass?r?na aussit?t.
?Eh bien, o? donc allez-vous? r?p?ta le jeune homme, en s'adressant
plus directement ? Michel Strogoff.
--Nous allons ? Irkoutsk, r?pondit celui-ci.
--Oh! petit p?re, tu ne sais donc pas qu'il y a encore bien des
verstes et des verstes jusqu'? Irkoutsk?
--Je le sais.
--Et tu vas ? pied?
--A pied.
--Toi, bien! mais la demoiselle?....
--C'est ma soeur, dit Michel Strogoff, qui jugea prudent de redonner
ce nom ? Nadia.
--Oui, ta soeur, petit p?re! Mais, crois-moi, elle ne pourra jamais
atteindre Irkoutsk!
--Ami, r?pondit Michel Strogoff en s'approchant, les Tartares nous ont
d?pouill?s, et je n'ai pas un kopek ? t'offrir; mais si tu veux
prendre ma soeur pr?s de toi, je suivrai ta voiture ? pied, je courrai
s'il le faut, je ne te retarderai pas d'une heure....
--Fr?re, s'?cria Nadia... je ne veux pas... je ne veux pas!--Monsieur,
mon fr?re est aveugle!
--Aveugle! r?pondit le jeune homme d'une voix ?mue.
--Les Tartares lui ont br?l? les yeux! r?pondit Nadia, en tendant ses
mains comme pour implorer la piti?.
--Br?l? les yeux? Oh! pauvre petit p?re! Moi, je vais a Krasnoiarsk.
Eh bien, pourquoi ne monterais-tu pas avec ta soeur dans la kibitka?
En nous serrant un peu, nous y tiendrons tous les trois. D'ailleurs,
mon chien ne refusera pas d'aller ? pied. Seulement, je ne vais pas
vite, pour m?nager mon cheval.
--Ami, comment te nommes-tu? demanda Michel Strogoff.
--Je me nomme Nicolas Pigassof.
--C'est un nom que je n'oublierai plus, r?pondit Michel Strogoff.
--Eh bien, monte, petit p?re aveugle. Ta soeur sera pr?s de toi, au
fond de la charrette, moi devant pour conduire. Il y a de la bonne
?corce do bouleau et de la paille d'orge dans le fond. C'est comme un
nid.--Allons, Serko, fais-nous place!?
Le chien descendit sans se faire prier. C'?tait un animal de race
sib?rienne, ? poil gris, de moyenne taille, avec une bonne grosse t?te
caressante, et qui semblait ?tre tr?s-attach? ? son ma?tre.
Michel Strogoff et Nadia, en un instant, furent install?s dans la
kibitka. Michel Strogoff avait tendu ses mains comme pour chercher
celles de Nicolas Pigassof.
?Ce sont mes mains que tu veux serrer! dit Nicolas. Les voil?, petit
p?re! Serre-les tant que cela te fera plaisir!?.
La kibitka se remit en marche. Le cheval, que Nicolas ne frappait
jamais, allait l'amble. Si Michel Strogoff ne devait pas gagner en
rapidit?, du moins de nouvelles fatigues seraient-elles ?pargn?es ?
Nadia.
Et tel ?tait l'?puisement do la jeune fille, que, berc?e par le
mouvement monotone de la kibitka, elle tomba bient?t dans un sommeil
qui ressemblait ? une compl?te prostration. Michel Strogoff et Nicolas
la couch?rent sur le feuillage de bouleau du mieux qu'il leur fut
possible. Le compatissant jeune homme ?tait tout ?mu, et si pas une
larme ne s'?chappa des yeux de Michel Strogoff, en v?rit?, c'est parce
que le fer incandescent avait br?l? la derni?re!
?Elle est gentille, dit Nicolas.
--Oui, r?pondit Michel Strogoff.
--?a veut ?tre fort, petit p?re, c'est courageux, mais au fond, c'est
faible, ces mignonnes-l?!--Est-ce que vous venez de loin?
--De tr?s-loin.
--Pauvres jeunes gens!--Cela a d? te faire bien mal, quand ils t'ont
br?l? les yeux!
--Bien mal, r?pondit Michel Strogoff, en se tournant comme s'il e?t pu
voir Nicolas.
--Tu n'as pas pleur??
--Si.
--Moi aussi, j'aurais pleur?. Penser qu'on ne reverra plus ceux qu'on
aime! Mais enfin, ils vous voient. C'est peut-?tre une consolation!
--Oui, peut-?tre!--Dis-moi, ami, demanda Michel Strogoff, est-ce que
tu ne m'as jamais vu quelque part?
--Toi, petit p?re? Non, jamais.
--C'est que le son de ta voix ne m'est pas inconnu.
--Voyez-vous! r?pondit Nicolas en souriant. Il conna?t le son de ma
voix! peut-?tre me demandes-tu cela pour savoir d'o? je viens. Oh! je
vais te le dire. Je viens de Kolyvan.
--De Kolyvan? dit Michel Strogoff. Mais alors c'est l? que je t'ai
rencontr?. Tu ?tais au poste t?l?graphique?
--Cela se peut, r?pondit Nicolas. J'y demeurais. J'?tais l'employ?
charg? des transmissions.
--Et tu es rest? ? ton poste jusqu'au dernier moment?
--Eh! c'est surtout ? ce moment-l? qu'il faut y ?tre!
--C'?tait le jour o? un Anglais et un Fran?ais se disputaient, roubles
en main, la place ? ton guichet, et o? l'Anglais a t?l?graphi? les
premiers verses de la Bible?
--?a, petit p?re, c'est possible, mais je ne me le rappelle pas!
--Comment! tu ne te le rappelles pas?
--Je ne lis jamais les d?p?ches que je transmets. Mon devoir ?tant de
les oublier, le plus court est de les ignorer.?
Cette r?ponse peignait Nicolas Pigassof.
Cependant, la kibitka allait son petit train, que Michel Strogoff
aurait voulu rendre plus rapide. Mais Nicolas et son cheval ?taient
accoutum?s ? une allure dont ils n'auraient pu se d?partir ni l'un ni
l'autre. Le cheval marchait pendant trois heures et se reposait
pendant une,--cela jour et nuit. Durant les haltes, le cheval
paissait, les voyageurs do la kibitka mangeaient en compagnie du
fid?le Serko. La kibitka ?tait approvisionn?e pour vingt personnes au
moins, et Nicolas avait mis g?n?reusement ses r?serves ? la
disposition de ses deux h?tes, qu'il croyait fr?re et soeur.
Apr?s une journ?e de repos, Nadia eut recouvr? une partie de ses
forces. Nicolas veillait ? ce qu'elle f?t aussi bien que possible. Le
voyage se faisait dans des conditions supportables, lentement sans
doute, mais r?guli?rement. Il arrivait bien parfois que, pendant la
nuit, Nicolas, tout en conduisant, s'endormait et ronflait avec une
conviction qui t?moignait du calme de sa conscience. Peut-?tre alors,
en regardant bien, e?t-on vu la main de Michel Strogoff chercher les
guides du cheval et lui faire prendre une allure plus rapide, au grand
?tonnement du Serko, qui ne disait rien cependant. Puis, ce trot
revenait imm?diatement ? l'amble, d?s que Nicolas se r?veillait, mais
la Kibitka n'en avait pas moins gagn? quelques verstes sur sa vitesse
r?glementaire.
C'est ainsi que l'on traversa la rivi?re d'Ichimsk, les bourgades
d'Ichimsko?, Berikylsko?, Kusko?, la rivi?re de Mariinsk, la bourgade
du m?me nom, Bogotowlsko? et enfin la Tchoula, petit cours d'eau qui
s?pare la Sib?rie occidentale de la Sib?rie orientale. La route se
d?veloppait tant?t ? travers d'immenses landes, qui laissaient un
champvaste aux regards, tant?t sous d'?paisses et interminables
for?ts de sapins, dont on croyait ne jamais sortir.
Tout ?tait d?sert. Les bourgades ?taient presque enti?rement
abandonn?es. Les paysans avaient fui au del? de l'Yenise?, estimant
que ce large fleuve arr?terait peut-?tre les Tartares.
Le 22 ao?t, la kibitka atteignit le bourg d'Atchinsk, ? trois cent
quatre-vingts verstes de Tomsk. Cent vingt verstes la s?paraient
encore de Krasnoiarsk. Aucun incident n'avait marqu? ce voyage. Depuis
six jours qu'ils ?taient ensemble, Nicolas, Michel Strogoff et Nadia
?taient rest?s les m?mes, l'un confit dans son calme inalt?rable, les
deux autres inquiets, et songeant au moment o? leur compagnon
viendrait ? se s?parer d'eux.
Michel Strogoff, on peut le dire, voyait le pays parcouru par les yeux
de Nicolas et de la jeune fille. A tour de r?le, tous deux lui
peignaient les sites en vue desquels passait la kibitka. Il savait
s'il ?tait en for?t ou en plaine, si quelque hutte se montrait sur la
steppe, si quelque Sib?rien apparaissait a l'horizon. Nicolas ne
tarissait pas. Il aimait ? causer, et, quelle que f?t sa fa?on
d'envisager les choses, on aimait ? l'entendre.
Un jour, Michel Strogoff lui demanda quel temps il faisait.
?Assez beau, petit p?re, r?pondit-il, mais ce sont les derniers jours
de l'?t?. L'automne est court en Sib?rie, et, bient?t, nous subirons
les premiers froids de l'hiver. Peut-?tre les Tartares songeront-ils ?
se cantonner pendant la mauvaise saison??
Michel Strogoff secoua la t?te d'un air de doute.
?Tu ne le crois pas, petit p?re, r?pondit Nicolas. Tu penses qu'ils se
porteront sur Irkoutsk?
--Je le crains, r?pondit Michel Strogoff.
--Oui... tu as raison. Ils ont avec eux un mauvais homme qui ne les
laissera pas refroidir en route.--Tu as entendu parler d'Ivan Ogareff?
--Oui.
--Sais-tu que ce n'est pas bien de trahir son pays!
--Non... ce n'est pas bien... r?pondit Michel Strogoff, qui voulut
rester impassible.
--Petit p?re, reprit Nicolas, je trouve que tu ne t'indignes pas assez
lorsqu'on parle devant toi d'Ivan Ogareff! Tout coeur russe doit
bondir, quand on prononce ce nom!
--Crois-moi, ami, je le hais plus que tu ne pourras jamais le ha?r,
dit Michel Strogoff.
--Ce n'est pas possible, r?pondit Nicolas, non, ce n'est pas possible!
Quand je songe ? Ivan Ogareff, au mal qu'il fait ? notre sainte
Russie, la col?re me prend, et si je le tenais....
--Si tu le tenais, ami?....
--Je crois que je le tuerais.
--Et moi, j'en suis s?r,? r?pondit tranquillement Michel Strogoff.
CHAPITRE VII
LE PASSAGE DE L'YENISE?
Le 23 ao?t, ? l? tomb?e du jour, la kibitka arrivait en vue de
Krasnoiarsk. Le voyage depuis Tomsk avait dur? huit jours. S'il ne
s'?tait pas accompli plus rapidement, quoi qu'e?t pu faire Michel
Strogoff, cela tenait surtout ? ce que Nicolas avait peu dormi. De l?,
impossibilit? d'activer l'allure de son cheval, qui, en d'autres
mains, n'e?t mis que soixante heures ? faire ce parcours.
Tr?s-heureusement, il n'?tait pas encore question des Tartares. Aucun
?claireur n'avait paru sur la route que venait de suivre la kibitka.
Cela devait sembler assez inexplicable, et il fallait ?videmment
qu'une grave circonstance e?t emp?ch? les troupes de l'?mir de sa
porter sans retard sur Irkoutsk.
Cette circonstance s'?tait produite, en effet. Un nouveau corps russe,
rassembl? en toute h?te dans le gouvernement d'Yeniseisk, avait march?
sur Tomsk afin d'essayer de reprendre la ville. Mais, trop faible
contre les troupes de l'?mir, maintenant concentr?es, il avait d?
op?rer sa retraite. F?ofar-Khan, en comprenant ses propres soldats et
ceux des khanats de Khokhand et de Koundouze, comptait alors sous ses
ordres deux cent cinquante mille hommes, auxquels le gouvernement
russe ne pouvait pas encore opposer de forces suffisantes. L'invasion
ne semblait donc pas devoir ?tre enray?e de sit?t, et toute la masse
tartare allait pouvoir marcher sur Irkoutsk.
La bataille de Tomsk ?tait du 22 ao?t,--ce que Michel Strogoff
ignorait,--mais ce qui expliquait pourquoi l'avant-garde de l'?mir
n'avait pas encore paru ? Krasnoiarsk ? la date du 25.
Toutefois, si Michel Strogoff ne pouvait conna?tre les derniers
?v?nements qui s'?taient accomplis depuis son d?part, du moins
savait-il ceci: c'est qu'il devan?ait les Tartares de plusieurs jours,
c'est qu'il ne devait pas d?sesp?rer d'atteindre avant eux la ville
d'Irkoutsk, distante encore de huit cent cinquante verstes (900
kilom?tres).
D'ailleurs, ? Krasnoiarsk, dont la population est de douze mille ?mes
environ, il comptait bien que les moyens de transport ne pourraient
lui manquer. Puisque Nicolas Pigassof devait s'arr?ter dans cette
ville, il serait n?cessaire de le remplacer par un guide, et de
changer la kibitka pour un autre v?hicule plus rapide. Michel
Strogoff, apr?s s'?tre adress? au gouverneur de la ville et avoir
?tabli son identit? et sa qualit? de courrier du czar,--ce qui lui
serait ais?,--ne doutait pas qu'il ne f?t mis ? m?me d'atteindre
Irkoutsk dans le plus court d?lai. Il n'aurait plus alors qu'?
remercier ce brave Nicolas Pigassof et ? partir imm?diatement avec
Nadia, car il ne voulait pas la quitter avant de l'avoir remise entre
les mains de son p?re.
Cependant, si Nicolas avait r?solu de s'arr?ter ? Krasnoiarsk,
c'?tait, comme il le dit, ?? la condition d'y trouver de l'emploi.?
En effet, cet employ? mod?le, apr?s avoir tenu, jusqu'? la derni?re
minute au poste de Kolyvan, cherchait ? se mettre de nouveau ? la
disposition de l'administration.
?Pourquoi toucherais-je des appointements que je n'aurais pas gagn???
r?p?tait-il.
Aussi, au cas o? ses services ne pourraient pas ?tre utilis?s ?
Krasnoiarsk, qui devait toujours se trouver en communication
t?l?graphique avec Irkoutsk, il se proposait d'aller soit au poste
d'Oudinsk, soit m?me jusqu'? la capitale de la Sib?rie. Donc, dans ce
cas, il continuerait ? voyager avec le fr?re et la soeur, et en qui
trouveraient-ils un guide plus s?r, un ami plus d?vou??
La kibitka n'?tait plus qu'? une demi-verste de Krasnoiarsk. On voyait
? droite et ? gauche les nombreuses croix de bois qui se dressent sur
le chemin aux approches de la ville. Il ?tait sept heures du soir. Sur
le ciel clair se dessinaient la silhouette des ?glises et le profil
des maisons construites sur la haute falaise de l'Yenise?. Les eaux du
fleuve miroitaient sous les derni?res lueurs ?parses dans
l'atmosph?re.
La kibitka s'?tait arr?t?e.
?O? sommes-nous, soeur? demanda Michel Strogoff.
--A une demi-verste au plus des premi?res maisons, r?pondit Nadia.
--Est-ce donc une ville endormie? reprit Michel Strogoff. Nul bruit
n'arrive ? mon oreille.
--Et je ne vois pas une lumi?re briller dans l'ombre, pas une fum?e
monter dans l'air, ajouta Nadia.
--La singuli?re ville! dit Nicolas. On n'y fait pas de bruit et on s'y
couche de bonne heure!?
Michel Strogoff eut l'esprit travers? d'un pressentiment de mauvais
augure. Il n'avait point dit ? Nadia tout ce qu'il avait concentr?
d'esp?rances sur Krasnoiarsk, o? il comptait trouver les moyens
d'achever s?rement son voyage. Il craignait tant que son espoir ne f?t
encore une fois d??u! Mais Nadia avait devin? sa pens?e, bien qu'elle
ne comprit plus pourquoi son compagnon avait h?te d'arriver ?
Irkoutsk, maintenant que la lettre imp?riale lui manquait. Un jour
m?me, elle l'avait pressenti ? cet ?gard.
?J'ai jur? d'aller ? Irkoutsk,? s'?tait-il content? de lui r?pondre.
Mais, pour accomplir sa mission, encore fallait-il qu'il trouv?t ?
Krasnoiarsk quelque rapide mode de locomotion.
?Eh bien, ami, dit-il a Nicolas, pourquoi n'avan?ons-nous pas?
--C'est que je crains de r?veiller les habitants de la ville avec le
bruit de ma charrette!?
Et, d'un l?ger coup de fouet, Nicolas stimula son cheval. Serko poussa
quelques aboiements, et la kibitka descendit au petit trot la route
qui s'engageait dans Krasnoiarsk.
Dix minutes apr?s, elle entrait dans la grande rue. Krasnoiarsk ?tait
d?serte! Il n'y avait plus un Ath?nien dans cette ?Ath?nes du Nord?,
ainsi que l'appelle Mme de Bourboulon. Pas un de ses ?quipages, si
brillamment attel?s, n'en parcourait les rues propres et larges. Pas
un passant ne suivait les trottoirs ?tablis ? la base de ses
magnifiques maisons de bois, d'un aspect monumental! Pas une ?l?gante
Sib?rienne, habill?e aux derni?res modes de France, ne se promenait au
milieu de cet admirable parc, taill? dans une for?t de bouleaux, qui
se prolonge jusqu'aux berges de l'Yenise?! La grosse cloche de la
cath?drale ?tait muette, les carillons des ?glises se taisaient, et il
est rare, cependant, qu'une ville russe ne soit pas emplie du son de
ses cloches! Mais, ici, c'?tait l'abandon complet. Il n'y avait plus
un ?tre vivant dans cette ville, nagu?re si vivante!
Le dernier t?l?gramme parti du cabinet du czar, avant la rupture du
fil, avait donn? ordre au gouverneur, ? la garnison, aux habitants,
quels qu'ils fussent d'abandonner Krasnoiarsk, d'emporter tout objet
ayant quelque valeur ou qui aurait pu ?tre de quelque utilit? aux
Tartares, et de se r?fugier ? Irkoutsk. M?me injonction ? tous les
habitants des bourgades de la province. C'?tait le d?sert que le
gouvernement moscovite voulait faire devant les envahisseurs. Ces
ordres ? la Rostopschine, on ne songea pas ? les discuter, m?me un
instant. Ils furent ex?cut?s, et c'est pourquoi il ne restait plus un
seul ?tre vivant ? Krasnoiarsk.
Michel Strogoff, Nadia et Nicolas parcoururent silencieusement les
rues de la ville. Ils ?prouvaient une involontaire impression de
stupeur. Eux seuls produisaient le seul bruit qui se fit alors dans
cette cit? morte. Michel Strogoff ne laissa rien para?tre de ce qu'il
ressentait alors, mais il dut ?prouver comme un mouvement de rage
contre la mauvaise chance qui le poursuivait, car ses esp?rances
?taient encore une fois tromp?es.
?Bon Dieu! s'?cria Nicolas, jamais je ne gagnerai mes appointements
dans ce d?sert!
--Ami, dit Nadia, il faut reprendre avec nous la route d'Irkoutsk.
--Il le faut, en v?rit?! r?pondit Nicolas. Le fil doit encore
fonctionner entre Oudinsk et Irkoutsk, et la... Partons-nous, petit
p?re?
--Attendons ? demain, r?pondit Michel Strogoff.
--Tu as raison, r?pondit Nicolas. Nous avons l'Yenise? ? traverser, et
il est n?cessaire d'y voir!....
--Y voir!? murmura Nadia, en songeant ? son compagnon aveugle.
Nicolas l'avait entendue, et, se retournant vers Michel Strogoff:
?Pardon, petit p?re, dit-il. H?las! la nuit et le jour, il est vrai
que c'est tout un pour toi!
--Ne te reproche rien, ami, r?pondit Michel Strogoff, qui passa sa
main sur ses yeux, Avec toi pour guide, je puis agir encore. Prends
donc quelques heures de repos. Que Nadia se repose aussi. Demain, il
fera jour!?
Michel Strogoff, Nadia et Nicolas n'eurent pas ? chercher longtemps
pour trouver un lieu de repos. La premi?re maison dont ils pouss?rent
la porte ?tait vide, aussi bien que toutes les autres. Il ne s'y
trouvait que quelques bottes de feuillage. Faute de mieux, le cheval
dut se contenter de cette maigre nourriture. Quant aux provisions de
la kibitka, elles n'?taient pas ?puis?es, et chacun en prit sa part.
Puis, apr?s s'?tre agenouill?s devant une modeste image de la Panaghia
suspendue a la muraille, et que la derni?re flamme d'une lampe
?clairait encore, Nicolas et la jeune fille s'endormirent, tandis que
veillait Michel Strogoff, sur qui le sommeil ne pouvait avoir prise.
Le lendemain, 26 ao?t, avant l'aube, la kibitka, r?attel?e, traversait
le parc de bouleaux pour atteindre la berge de l'Yenise?.
Michel Strogoff ?tait vivement pr?occup?. Comment ferait-il pour
traverser le fleuve, si, ce qui ?tait probable, toute barque ou bac
avaient ?t? d?truits afin de retarder la marche des Tartares? Il
connaissait l'Yenise?, l'ayant d?j? franchi plusieurs fois. Il savait
que sa largeur est consid?rable, que les rapides sont violents dans le
double lit qu'il s'est creus? entre les ?les. En des circonstances
ordinaires, au moyen de ces bacs sp?cialement ?tablis pour le
transport des voyageurs, des voitures et des chevaux, le passage de
l'Yenise? exige un laps de trois heures, et ce n'est qu'au prix
d'extr?mes difficult?s que ces bacs atteignent sa rive droite. Or, en
l'absence de toute embarcation, comment la kibitka irait-elle d'une
rive ? l'autre?
?Je passerai quand m?me!? r?p?ta Michel Strogoff.
Le jour commen?ait ? se lever, lorsque la kibitka arriva sur la rive
gauche, la m?me o? aboutissait une des grandes all?es du parc. En cet
endroit, les berges dominaient d'une centaine de pieds le cours de
l'Yenise?. On pouvait donc l'observer sur une vaste ?tendue.
?Voyez-vous un bac? demanda Michel Strogoff, en portant avidement ses
yeux d'un c?t? et de l'autre, par une habitude machinale, sans doute,
et comme s'il e?t pu voir lui-m?me.
--Il fait ? peine jour, fr?re, r?pondit Nadia. La brume est encore
?paisse sur le fleuve, et on ne peut en distinguer les eaux.
--Mais je les entends mugir?? r?pondit Michel Strogoff.
En effet, des couches inf?rieures de ce brouillard sortait un sourd
tumulte de courants et de contre-courants qui s'entrechoquaient. Les
eaux, tr?s-hautes ? cette ?poque de l'ann?e, devaient couler avec une
torrentueuse violence. Tous trois ?coutaient, attendant que le rideau
de brumes se lev?t. Le soleil montait rapidement au-dessus de
l'horizon, et ses premiers rayons n'allaient pas tarder ? pomper ces
vapeurs.
?Eh bien? demanda Michel Strogoff.
--Les brumes commencent ? rouler, fr?re, r?pondit Nadia, et le jour
les p?n?tre d?j?.
--Tu ne vois pas encore le niveau du fleuve, soeur?
--Pas encore.
--Un peu de patience, petit p?re, dit Nicolas. Tout cela va se fondre!
Tiens! voila le vent qui souffle! Il commence ? dissiper ce
brouillard. Les hautes collines de la rive droite montrent d?j? leurs
rang?es d'arbres! Tout s'en va! Tout s'envole! Les bons rayons du
soleil ont condens? cet amas de brumes! Ah! que c'est beau, mon pauvre
aveugle, et quel malheur pour toi de ne pas pouvoir contempler un tel
spectacle!
--Vois-tu un bateau? demanda Michel Strogoff.
--Je n'en vois aucun, r?pondit Nicolas.
--Regarde bien, ami, sur cette rive et sur la rive oppos?e, aussi loin
que puisse aller ta vue! Un bateau, une barque, un canot d'?corce!?
Nicolas et Nadia, se retenant aux derniers bouleaux de la falaise,
s'?taient pench?s au-dessus du fleuve. Le champ offert ? leurs regards
?tait immense alors. L'Yenise?, en cet endroit, ne mesure pas moins
d'une verste et demie, et forme deux bras, d'importance in?gale, que
les eaux suivaient avec rapidit?. Entre ces bras reposent plusieurs
?les, plant?es d'aunes, de saules et de peupliers, qui semblaient ?tre
autant de navires verdoyants, ancr?s dans le fleuve. Au del?
s'?tageaient les hautes collines de la rive orientale, couronn?es de
for?ts dont les cimes s'empourpraient alors de lumi?re. En amont et en
aval, l'Yenise? s'enfuyait ? perte de vue. Tout cet admirable panorama
s'arrondissait pour le regard sur un p?rim?tre de cinquante verstes.
Mais, pas une embarcation, ni sur la rive gauche, ni sur la rive
droite, ni ? la berge des ?les. Toutes avaient ?t? emmen?es ou
d?truites par ordre. Tr?s-certainement, si les Tartares ne faisaient
pas venir du sud le mat?riel n?cessaire ? l'?tablissement d'un pont de
bateaux, leur marche vers Irkoutsk serait arr?t?e pendant un certain
temps devant cette barri?re de l'Yenise?.
?Je me souviens, dit alors Michel Strogoff. Il y a plus haut, aux
derni?res maisons de Krasnoiarsk, un petit port d'embarquement. C'est
l? que les bacs accostent. Ami, remontons le cours du fleuve, et vois
si quelque barque n'a pas ?t? oubli?e sur la rive.?
Nicolas s'?lan?a dans la direction indiqu?e. Nadia avait pris Michel
Strogoff par la main et le guidait d'un pas rapide. Une barque, un
simple canot assez grand pour porter la kibitka, ou, ? son d?faut,
ceux qu'elle avait amen?s jusqu'ici, et Michel Strogoff n'h?siterait
pas ? tenter le passage!
Vingt minutes apr?s, tous trois avaient atteint le petit port
d'embarquement, dont les derni?res maisons s'abaissaient au niveau du
fleuve. C'?tait une sorte de village plac? au bas de Krasnoiarsk.
Mais il n'y avait pas une embarcation sur la gr?ve, pas un canot ?
l'estacade qui servait d'embarcad?re, rien m?me dont on p?t construire
un radeau suffisant pour trois personnes.
Michel Strogoff avait interrog? Nicolas, et celui-ci lui avait fait
cette d?courageante r?ponse que la travers?e du fleuve lui semblait
?tre absolument impraticable.
?Nous passerons,? r?pondit Michel Strogoff.
Et les recherches continu?rent. On fouilla les quelques maisons
assises sur la berge et abandonn?es comme toutes celles de
Krasnoiarsk. Il n'y avait qu'? en pousser les portes. C'?taient des
cabanes de pauvres gens, enti?rement vides. Nicolas visitait l'une,
Nadia parcourait l'autre. Michel Strogoff, lui-m?me, entrait ?a et l?
et cherchait ? reconna?tre de la main quelque objet qui p?t lui ?tre
utile.
Nicolas et la jeune fille, chacun de son c?t?, avaient vainement
furet? dans ces cabanes, et ils se disposaient ? abandonner leurs
recherches, lorsqu'ils s'entendirent appeler.
Tous deux regagn?rent la berge et aper?urent Michel Strogoff sur le
seuil d'une porte.
?Venez!? leur cria-t-il.
Nicolas et Nadia all?rent aussit?t vers lui, et, ? sa suite, ils
entr?rent dans la cabane.
?Qu'est-ce que cela? demanda Michel Strogoff, en touchant de la main
divers objets entass?s au fond d'un cellier.
--Ce sont des outres, r?pondit Nicolas, et il y en a, ma foi, une
demi-douzaine!
--Elles sont pleines?...
--Oui, pleines de koumyss, et voil? qui vient ? propos pour renouveler
notre provision!?
Le ?koumyss? est une boisson fabriqu?e avec du lait de jument ou de
chamelle, boisson fortifiante, enivrante m?me, et Nicolas ne pouvait
que se f?liciter de la trouvaille.
?Mets-en une ? part, lui dit Michel Strogoff, mais vide toutes les
autres.
--A l'instant, petit p?re.
--Voil? qui nous aidera ? traverser l'Yenise?.
--Et le radeau?
--Ce sera la kibitka elle-m?me, qui est assez l?g?re pour flotter.
D'ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval, avec ces
outres.
--Bien imagin?, petit p?re, s'?cria Nicolas, et, Dieu aidant, nous
arriverons ? bon port.... peut-?tre pas en droite ligne, car le
courant est rapide!
--Qu'importe! r?pondit Michel Strogoff. Passons d'abord, et nous
saurons bien retrouver la route d'Irkoutsk au del? du fleuve.
--A l'ouvrage,? dit Nicolas, qui commen?a ? vider les outres et ? les
transporter jusqu'? la kibitka.
Une outre, pleine de koumyss, fut r?serv?e, et les autres, referm?es
avec soin apr?s avoir ?t? pr?alablement remplies d'air, furent
employ?es comme appareils flottants. Deux de ces outres, attach?es au
flanc du cheval, ?taient destin?es ? le soutenir ? la surface du
fleuve. Deux autres, plac?es aux brancards de la kibitka, entre les
roues, eurent pour but d'assurer la ligne de flottaison de sa caisse,
qui se transformerait ainsi en radeau.
Cet ouvrage fut bient?t achev?.
?Tu n'auras pas peur, Nadia? demanda Michel Strogoff.
--Non, fr?re, r?pondit la jeune fille.
--Et toi, ami?
--Moi! s'?cria Nicolas. Je r?alise enfin un de mes r?ves: naviguer en
charrette!?
En cet endroit, la berge, assez d?clive, ?tait favorable au lancement
de la kibitka. Le cheval la tra?na jusqu'? la lisi?re des eaux, et
bient?t l'appareil et son moteur flott?rent ? la surface du fleuve.
Quant ? Serko, il s'?tait bravement mis ? la nage.
Les trois passagers, debout sur la caisse, s'?taient d?chauss?s par
pr?caution, mais, gr?ce aux outres, ils n'eurent pas m?me d'eau
jusqu'aux chevilles.
Michel Strogoff tenait les guides du cheval, et, selon les indications
que lui donnait Nicolas, il dirigeait obliquement l'animal, mais en le
m?nageant, car il ne voulait pas l'?puiser ? lutter contre le courant.
Tant que la kibitka suivit le fil des eaux, cela alla bien, et, au
bout de quelques minutes, elle avait d?pass? les quais de Krasnoiarsk.
Elle d?rivait vers le nord, et il ?tait d?j? ?vident qu'elle
n'accosterait l'autre rive que bien en aval de la ville. Mais peu
importait.
La travers?e de l'Yenise? se serait donc faite sans grandes
difficult?s, m?me sur cet appareil imparfait, si le courant eut ?t?
?tabli d'une mani?re r?guli?re. Mais, tr?s-malheureusement, plusieurs
tourbillons se creusaient ? la surface des eaux tumultueuses, et,
bient?t, la kibitka, malgr? toute la vigueur qu'employa Michel
Strogoff ? la faire d?vier, fut irr?sistiblement entra?n?e dans un de
ces entonnoirs.
L?, le danger devint tr?s-grand. La kibitka n'obliquait plus vers la
rive orientale, elle ne d?rivait plus, elle tournait avec une extr?me
rapidit?, s'inclinant vers le centre du remous, comme un ?cuyer sur la
piste d'un cirque. Sa vitesse ?tait extr?me. Le cheval pouvait ? peine
maintenir sa t?te hors de l'eau et risquait d'?tre asphyxi? dans le
tourbillon. Serko avait d? prendre un point d'appui sur la kibitka.
Michel Strogoff comprit ce qui se passait. Il se sentit entra?n?
suivant une ligne circulaire qui se r?tr?cissait peu ? peu et dont il
ne pouvait plus sortir. Il ne dit pas une parole. Ses yeux auraient
voulu voir le p?ril, pour mieux l'?viter.... Ils ne le pouvaient plus!
Nadia se taisait aussi. Ses mains, cramponn?es aux ridelles de la
charrette, la soutenaient contre les mouvements d?sordonn?s de
l'appareil, qui s'inclinait de plus en plus vers le centre de
d?pression.
Quant ? Nicolas, ne comprenait-il pas la gravit? de la situation?
?tait-ce chez lui flegme ou m?pris du danger, courage ou indiff?rence?
La vie ?tait-elle sans valeur ? ses yeux, et, suivant l'expression des
Orientaux, ?une h?tellerie de cinq jours?, que, bon gr? mal gr?, il
faut quitter le sixi?me? En tout cas, sa souriante figure ne se
d?mentit pas un instant.
La kibitka restait donc engag?e dans ce tourbillon, et le cheval ?tait
? bout d'efforts. Tout ? coup, Michel Strogoff, se d?faisant de ceux
de ses v?tements qui pouvaient le g?ner, se jeta ? l'eau; puis,
empoignant d'un bras vigoureux la bride du cheval effar?, il lui donna
une telle impulsion, qu'il parvint ? le rejeter hors du rayon
d'attraction, et, reprise aussit?t par le rapide courant, la kibitka
d?riva avec une nouvelle vitesse.
?Hurrah!? s'?cria Nicolas.
Deux heures seulement apr?s avoir quitt? le port d'embarquement, la
kibitka avait travers? le grand bras du fleuve et venait accoster la
berge d'une ?le, ? plus de six verstes au-dessous de son point de
d?part.
L?, le cheval remonta la charrette sur la rive, et une heure de repos
fut donn?e au courageux animal. Puis, l'?le ayant ?t? travers?e dans
toute sa largeur sous le couvert de ses magnifiques bouleaux, la
kibitka se trouva au bord du petit bras de l'Yenise?.
Cette travers?e se fit plus facilement. Aucun tourbillon ne rompait le
cours du fleuve dans ce second lit, mais le courant y ?tait tellement
rapide, que la kibitka n'accosta la rive droite qu'? cinq verstes en
aval. C'?tait, en tout, onze verstes dont elle avait d?riv?.
Ces grands cours d'eau du territoire sib?rien, sur lesquels aucun pont
n'est jet? encore, sont de s?rieux obstacles ? la facilit? des
communications. Tous avaient ?t? plus ou moins funestes ? Michel
Strogoff. Sur l'Irtyche, le bac qui le portait avec Nadia avait ?t?
attaqu? par les Tartares. Sur l'Obi, apr?s que son cheval eut ?t?
frapp? d'une balle, il n'avait ?chapp? que par miracle aux cavaliers
qui le poursuivaient. En somme, c'?tait encore ce passage de l'Yenise?
qui s'?tait op?r? le moins malheureusement.
?Cela n'aurait pas ?t? si amusant, s'?cria Nicolas en se frottant les
mains, lorsqu'il d?barqua sur la rive droite du fleuve, si cela
n'avait pas ?t? si difficile!
--Ce qui n'a ?t? que difficile pour nous, ami, r?pondit Michel
Strogoff, sera peut-?tre impossible aux Tartares!?
CHAPITRE VIII
UN BI?VRE QUI TRAVERSE LA ROUTE.
Michel Strogoff pouvait enfin croire que la route ?tait libre jusqu'?
Irkoutsk. Il avait devanc? les Tartares, retenus ? Tomsk, et lorsque
les soldats de l'?mir arriveraient ? Krasnoiarsk, ils ne trouveraient
plus qu'une ville abandonn?e. L?, aucun moyen de communication
imm?diat entre les deux rives de l'Yenise?. Donc, retard de quelques
jours, jusqu'au moment o? un pont de bateaux, difficile ? ?tablir,
leur livrerait passage.
Pour la premi?re fois depuis la funeste rencontre d'Ivan Ogareff ?
Omsk, le courrier du czar se sentit moins inquiet et put esp?rer
qu'aucun nouvel obstacle ne surgirait entre le but et lui.
La kibitka, apr?s ?tre redescendue obliquement vers le sud-est pendant
une quinzaine de verstes, retrouva et reprit la longue voie trac?e ?
travers la steppe.
La route ?tait bonne, et m?me cette portion du chemin, qui s'?tend
entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, est consid?r?e comme la meilleure de
tout le parcours. Moins de cahots pour les voyageurs, de vastes
ombrages qui les prot?gent contre les ardeurs du soleil, quelquefois
des for?ts de pins ou de c?dres qui couvrent un espace de cent
verstes. Ce n'est plus l'immense steppe dont la ligne circulaire se
confond ? l'horizon avec celle du ciel. Mais ce riche pays ?tait vide
alors. Partout des bourgades abandonn?es. Plus de ces paysans
sib?riens, parmi lesquels domine le type slave. C'?tait le d?sert, et,
comme on le sait, le d?sert par ordre.
Le temps ?tait beau, mais d?j? l'air, rafra?chi pendant les nuits,
ne se r?chauffait que plus difficilement aux rayons du soleil. En
effet, on arrivait aux premiers jours de septembre, et dans cette
r?gion, ?lev?e en latitude, l'arc diurne se raccourcit visiblement
au dessus de l'horizon. L'automne y est de peu de dur?e, bien que
cette portion du territoire sib?rien ne soit pas situ?e au-dessus du
cinquante-cinqui?me parall?le, qui est celui d'?dimbourg et de
Copenhague. Quelque-fois m?me, l'hiver succ?de presque inopin?ment ?
l'?t?. C'est qu'ils doivent ?tre pr?coces, ces hivers de la Russie
asiatique, pendant lesquels la colonne thermom?trique s'abaisse
jusqu'au point de cong?lation du mercure [Environ 42 degr?s
au-dessous de z?ro], et o? l'on consid?re comme une temp?rature
supportable des moyennes de vingt degr?s centigrades au-dessous de
z?ro.
Le temps favorisait donc les voyageurs. Il n'?tait ni orageux ni
pluvieux. La chaleur ?tait mod?r?e, les nuits fra?ches. La sant? de
Nadia, celle de Michel Strogoff se maintenaient, et, depuis qu'ils
avaient quitt? Tomsk, ils s'?taient peu ? peu remis de leurs fatigues
pass?es.
Quant ? Nicolas Pigassof, il ne s'?tait jamais mieux port?. C'?tait
une promenade pour lui que ce voyage, une excursion agr?able, ?
laquelle il employait ses vacances de fonctionnaire sans fonction.
?D?cid?ment, disait-il, cela vaut mieux que de rester douze heures par
jour, perch? sur une chaise, ? manoeuvrer un manipulateur!?
Cependant, Michel Strogoff avait pu obtenir de Nicolas qu'il imprim?t
? son cheval une allure plus rapide. Pour arriver ? ce r?sultat, il
lui avait confi? que Nadia et lui allaient rejoindre leur p?re, exil?
? Irkoutsk, et qu'ils avaient grande h?te d'?tre rendus. Certes, il ne
fallait pas surmener ce cheval, puisque tr?s-probablement on ne
trouverait pas ? l'?changer pour un autre; mais, en lui m?nageant des
haltes assez fr?quentes,--par exemple ? chaque quinzaine de
verstes,--on pouvait franchir ais?ment soixante verstes par
vingt-quatre heures. D'ailleurs, ce cheval ?tait vigoureux et, par sa
race m?me, tr?s-apte a supporter les longues fatigues. Les gras
p?turages ne lui manquaient pas le long de la route, l'herbe y ?tait
abondante et forte. Donc, possibilit? de lui demander un surcro?t de
travail.
Nicolas s'?tait rendu a ces raisons. Il avait ?t? tr?s-?mu de la
situation de ces deux jeunes gens qui allaient partager l'exil de leur
p?re. Rien ne lui paraissait plus touchant. Aussi, avec quel sourire
il disait ? Nadia:
?Bont? divine! quelle joie ?prouvera M. Korpanoff, lorsque ses yeux
vous apercevront, quand ses bras s'ouvriront pour vous recevoir! Si je
vais jusqu'? Irkoutsk,--et cela me para?t bien probable
maintenant,--me permettrez-vous d'?tre pr?sent a cette entrevue! Oui,
n'est-ce pas??
Puis, se frappant le front:
?Mais, j'y pense, quelle douleur aussi, quand il s'apercevra que son
pauvre grand fils est aveugle! Ah! tout est bien m?l? en ce monde!?
Enfin, de tout cela, il ?tait r?sult? que la kibitka marchait plus
vite, et, suivant les calculs de Michel Strogoff, elle faisait
maintenant dix ? douze verstes ? l'heure.
Il s'ensuit donc que, le 28 ao?t, les voyageurs d?passaient le bourg
de Balaisk, ? quatre-vingts verstes de Krasnoiarsk, et le 29, celui de
Ribinsk, ? quarante verstes de Balaisk.
Le lendemain, trente-cinq verstes au del?, elle arrivait ? Kamsk,
bourgade plus consid?rable, arros?e par la rivi?re du m?me nom, petit
affluent de l'Yenise?, qui descend des monts Sayansk. Ce n'est qu'une
ville peu importante, dont les maisons de bois sont pittoresquement
group?es autour d'une place; mais elle est domin?e par le haut clocher
de sa cath?drale, dont la croix dor?e resplendissait au soleil.
Maisons vides, ?glise d?serte. Plus un relais, plus une auberge
habit?e. Pas un cheval aux ?curies. Pas un animal domestique dans la
steppe. Les ordres du gouvernement moscovite avaient ?t? ex?cut?s avec
une rigueur absolue. Ce qui n'avait pu ?tre emport? avait ?t? d?truit.
Au sortir de Kamsk, Michel Strogoff apprit ? Nadia et ? Nicolas qu'ils
ne trouveraient plus qu'une petite ville de quelque importance,
Nijni-Oudinsk, avant Irkoutsk. Nicolas r?pondit qu'il le savait
d'autant mieux qu'une station t?l?graphique existait dans cette
bourgade. Donc, si Nijni Oudinsk ?tait abandonn?e comme Kamsk, il
serait bien oblig? d'aller chercher quelque occupation jusqu'? la
capitale de la Sib?rie orientale.
La kibitka put traverser ? gu?, et sans trop de mal, la petite rivi?re
qui coupe la route au del? de Kamsk. D'ailleurs, entre l'Yenise? et
l'un de ses grands tributaires, l'Angara, qui arrose Irkoutsk, il n'y
avait plus ? redouter l'obstacle de quelque consid?rable cours d'eau,
si ce n'est peut-?tre le Dinka. Le voyage ne pourrait donc ?tre
retard? de ce chef.
De Kamsk ? la bourgade prochaine, l'?tape fut tr?s-longue, environ
cent trente verstes. Il va sans dire que les haltes r?glementaires
furent observ?es, a sans quoi, disait Nicolas, on se serait attir?
quelque juste r?clamation de la part du cheval. Il avait ?t? convenu
avec cette courageuse b?te qu'elle se reposerait apr?s quinze verstes,
et, quand on contracte, m?me avec des animaux, l'?quit? veut qu'on se
tienne dans les termes du contrat.
Apr?s avoir franchi la petite rivi?re de Biriousa, la kibitka
atteignit Biriousinsk dans la matin?e du 4 septembre.
L?, tr?s-heureusement, Nicolas, qui voyait s'?puiser ses provisions,
trouva dans un four abandonn? une douzaine de ?pogatchas?, sorte de
g?teaux pr?par?s avec de la graisse de mouton, et une forte provision
de riz cuit ? l'eau. Ce surcro?t alla rejoindre ? propos la r?serve de
koumyss, dont la kibitka ?tait suffisamment approvisionn?e depuis
Krasnoiarsk.
Apr?s une halte convenable, la route fut reprise dans l'apr?s-d?n?e du
8 septembre. La distance jusqu'? Irkoutsk n'?tait plus que de cinq
cents verstes. Rien on arri?re ne signalait l'avant-garde tartare.
Michel Strogoff ?tait donc fond? ? penser que son voyage ne serait
plus entrav?, et que dans huit jours, dans dix au plus, il serait en
pr?sence du grand-duc.
En sortant de Biriousinsk, un li?vre vint ? traverser le chemin, ?
trente pas en avant de la kibitka.
?Ah! fit Nicolas.
--Qu'as-tu, ami? demanda vivement Michel Strogoff, comme un aveugle
que le moindre bruit tient en ?veil.
--Tu n'as pas vu?....? dit Nicolas, dont la souriante figure s'?tait
subitement assombrie.
Puis il ajouta:
?Ah! non! tu n'as pu voir, et c'est heureux pour toi, petit p?re!
--Mais je n'ai rien vu, dit Nadia.
--Tant mieux! tant mieux! Mais moi... j'ai vu!....
--Qu'?tait-ce donc? demanda Michel Strogoff.
--Un li?vre qui vient de croiser notre route!? r?pondit Nicolas.
En Russie, lorsqu'un li?vre croisa la route d'un voyageur, la croyance
populaire veut que ce soit le signe d'un malheur prochain.
Nicolas, superstitieux comme le sont la plupart des Russes, avait
arr?t? la kibitka.
Michel Strogoff comprit l'h?sitation do son compagnon, bien qu'il ne
partage?t aucunement sa cr?dulit? a l'endroit des li?vres qui passent,
et il voulut le rassurer.
?Il n'y a rien ? craindre, ami, lui dit-il.
--Rien pour toi, ni pour elle, je le sais, petit p?re, r?pondit
Nicolas, mais pour moi!?
Et reprenant:
?C'est la destin?e,? dit-il.
Et il remit son cheval au trot.
Cependant, en d?pit du f?cheux pronostic, la journ?e s'?coula sans
aucun accident.
Le lendemain, 6 septembre, ? midi, la kibitka fit halte au bourg
d'Alsalevsk, aussi d?sert que l'?tait toute la contr?e environnante.
L?, sur le seuil d'une maison, Nadia trouva deux de ces couteaux ?
lame solide, qui servent aux chasseurs sib?riens. Elle en remit un ?
Michel Strogoff, qui le cacha sous ses v?tements, et elle garda
l'autre pour elle. La kibitka n'?tait plus qu'? soixante-quinze
verstes de Nijni-Oudinsk.
Nicolas, pendant ces deux journ?es, n'avait pu reprendre sa bonne
humeur habituelle. Le mauvais pr?sage l'avait affect? plus qu'on ne le
pourrait croire, et lui, qui jusqu'alors n'?tait jamais rest? une
heure sans parler, tombait parfois dans de longs mutismes dont Nadia
avait peine ? le tirer. Ces sympt?mes ?taient v?ritablement ceux d'un
esprit frapp?, et cela s'explique, quand il s'agit de ces hommes
appartenant aux races du Nord, dont les superstitieux anc?tres ont ?t?
les fondateurs de la mythologie hyperbor?enne.
A partir d'Ekaterinbourg, la route d'Irkoutsk suit presque
parall?lement le cinquante-cinqui?me degr? de latitude, mais, en
sortant de Biriousinsk, elle oblique franchement vers le sud-est, de
mani?re ? couper de biais le centi?me m?ridien. Elle prend le plus
court pour atteindre la capitale de la Sib?rie orientale, en
franchissant les derni?res rampes des monts Sayansk. Ces montagnes ne
sont elles-m?mes qu'une d?rivation de la grande cha?ne des Alta?; qui
est visible ? une distance de deux cents verstes.
La kibitka courait donc sur cette route. Oui, courait! On sentait bien
que Nicolas ne songeait plus ? m?nager son cheval, et que lui aussi
avait maintenant h?te d'arriver. Malgr? toute sa r?signation un peu
fataliste, il ne se croirait plus en s?ret? que dans les murs
d'Irkoutsk. Bien des Russes eussent pens? comme lui, et plus d'un,
tournant les guides de son cheval, f?t revenu en arri?re, apr?s le
passage du li?vre sur sa route!
Cependant, quelques observations qu'il fit, et dont Nadia contr?la la
justesse en les transmettant a Michel Strogoff, donneront a croire que
la s?rie des ?preuves n'?tait peut-?tre pas close pour eux.
En effet, si le territoire avait ?t? depuis Krasnoiarsk respect? dans
ses productions naturelles, ses for?ts portaient maintenant trace du
feu et du fer, les prairies qui s'?tendaient lat?ralement ? la route
?taient d?vast?es, et il ?tait ?vident que quelque troupe importante
avait pass? par l?.
Trente verstes avant Nijni-Oudinsk, les indices d'une d?vastation
r?cente ne purent plus ?tre m?connus, et il ?tait impossible de les
attribuer ? d'autres qu'aux Tartares.
En effet, ce n'?taient plus seulement des champs foul?s du pied des
chevaux, des for?ts entam?es ? la hache. Les quelques maisons ?parses
au long de la route n'?taient pas seulement vides: les unes avaient
?t? en partie d?molies, les autres ? demi incendi?es. Des empreintes
de balles se voyaient sur leurs murs.
On con?oit quelles furent les inqui?tudes de Michel Strogoff. Il ne
pouvait plus douter qu'un corps de Tartares n'e?t r?cemment franchi
cette partie de la route, et, cependant, il ?tait impossible que ce
fussent les soldats de l'?mir, car ils n'auraient pu le devancer sans
qu'il s'en f?t aper?u. Mais alors quels ?taient donc ces nouveaux
envahisseurs, et par quel chemin d?tourn? de la steppe avaient-ils pu
rejoindre la grande route d'Irkoutsk? A quels nouveaux ennemis le
courrier du czar allait-il se heurter encore?
Ces appr?hensions, Michel Strogoff ne les communiqua ni ? Nicolas, ni
? Nadia, ne voulant pas les inqui?ter. D'ailleurs, il ?tait r?solu ?
continuer sa route, tant qu'un infranchissable obstacle ne
l'arr?terait pas. Plus tard, il verrait ce qu'il conviendrait de
faire.
Pendant la journ?e suivante, le passage r?cent d'une importante troupe
de cavaliers et de fantassins s'accusa de plus en plus. Des fum?es
furent aper?ues au-dessus de l'horizon. La kibitka marcha avec
pr?caution. Quelques maisons des bourgades abandonn?es br?laient
encore, et, certainement, l'incendie n'y avait pas ?t? allum? depuis
plus de vingt-quatre heures.
Enfin, dans la journ?e du 8 septembre, la kibitka s'arr?ta. Le cheval
refusait d'avancer. Serko aboyait lamentablement.
?Qu'y a-t-il? demanda Michel Strogoff.
--Un cadavre!? r?pondit Nicolas, qui se jeta hors de la kibitka.
Ce cadavre ?tait celui d'un moujik, horriblement mutil? et d?j? froid.
Nicolas se signa. Puis, aid? de Michel Strogoff, il transporta ce
cadavre sur le talus de la route. Il aurait voulu lui donner une
s?pulture d?cente, l'enterrer profond?ment, afin que les carnassiers
de la steppe ne pussent s'acharner sur ses mis?rables restes, mais
Michel Strogoff ne lui en laissa pas le temps.
?Partons, ami, partons! s'?cria-t-il. Nous ne pouvons nous retarder,
m?me d'une heure!?
Et la kibitka reprit sa marche.
D'ailleurs, si Nicolas e?t voulu rendre les derniers devoirs ? tous
les morts qu'il allait maintenant rencontrer sur la grande route
sib?rienne, il n'aurait pu y suffire! Aux approches de Nijni-Oudinsk,
ce fut par vingtaines que l'on trouva de ces corps, ?tendus sur le
sol.
Il fallait pourtant continuer ? suivre ce chemin jusqu'au moment o? il
serait manifestement impossible de le faire, sans tomber entre les
mains des envahisseurs. L'itin?raire ne fut donc pas modifi?, et
pourtant, d?vastations et ruines s'accumulaient ? chaque bourgade.
Tous ces villages, dont les noms indiquent qu'ils ont ?t? fond?s par
des exil?s polonais, avaient ?t? livr?s aux horreurs du pillage et de
l'incendie. Le sang des victimes n'?tait pas m?me encore compl?tement
fig?. Quant ? savoir dans quelles conditions ces funestes ?v?nements
venaient d'?tre accomplis, on ne le pouvait. Il ne restait plus un
?tre vivant pour le dire.
Ce jour-l?, vers quatre heures du soir, Nicolas signala ? l'horizon
les hauts clochers des ?glises de Nijni-Oudinsk. Ils ?taient couronn?s
de grosses volutes de vapeurs qui ne devaient pas ?tre des nuages.
Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient ? Michel Strogoff le
r?sultat de leurs observations. Il fallait prendre un parti. Si la
ville ?tait abandonn?e, on pouvait la traverser sans risque, mais si,
par un mouvement inexplicable, les Tartares l'occupaient, on devait ?
tout prix la tourner.
?Avan?ons prudemment, dit Michel Strogoff, mais avan?ons!?
Une verste fut encore parcourue.
?Ce ne sont pas des nuages, ce sont des fum?es! s'?cria Nadia. Fr?re,
on incendie la ville!?
Ce n'?tait que trop visible, en effet. Des lueurs fuligineuses
apparaissaient au milieu des vapeurs. Ces tourbillons devenaient de
plus en plus ?pais et montaient dans le ciel. Aucun fuyard,
d'ailleurs. Il ?tait probable que les incendiaires avaient trouv? la
ville abandonn?e et qu'ils la br?laient. Mais ?taient-ce des Tartares
qui agissaient ainsi? ?taient-ce des Russes qui ob?issaient aux ordres
du grand-duc? Le gouvernement du czar avait-il voulu que depuis
Krasnoiarsk, depuis l'Yenise?, pas une ville, pas une bourgade ne p?t
offrir un refuge aux soldats de l'?mir? En ce qui concernait Michel
Strogoff, devait-il s'arr?ter, devait-il continuer sa route?
Il ?tait ind?cis. Toutefois, apr?s avoir pes? le pour et le contre, il
pensa que, quelles que fussent les fatigues d'un voyage ? travers la
steppe, sans chemin fray?, il ne devait pas risquer de tomber une
seconde fois entre les mains des Tartares. Il allait donc proposer ?
Nicolas de quitter la route et, s'il le fallait absolument, de ne la
reprendre qu'apr?s avoir tourn? Nijni-Oudinsk, lorsqu'un coup de feu
retentit sur la droite. Une balle siffla, et le cheval de la kibitka,
frapp? ? la t?te, tomba mort.
Au m?me instant, une douzaine de cavaliers se jetaient sur la route,
et la kibitka ?tait entour?e. Michel Strogoff, Nadia et Nicolas, sans
m?me avoir eu le temps de se reconna?tre, ?taient prisonniers et
entra?n?s rapidement vers Nijni-Oudinsk.
Michel Strogoff, dans cette soudaine attaque, n'avait rien perdu de
son sang-froid. N'ayant pu voir ses ennemis, il n'avait pu songer ? se
d?fendre. E?t-il eu l'usage de ses yeux, il ne l'aurait pas tent?.
C'e?t ?t? courir au-devant d'un massacre. Mais, s'il ne voyait pas, il
pouvait ?couter ce qu'ils disaient et le comprendre.
En effet, ? leur langage, il reconnut que ces soldats ?taient des
Tartares, et, ? leurs paroles, qu'ils pr?c?daient l'arm?e des
envahisseurs.
Voici, d'ailleurs, ce que Michel Strogoff apprit, autant par les
propos qui furent tenus en ce moment devant lui que par les lambeaux
de conversation qu'il surprit plus tard.
Ces soldats n'?taient pas directement sous les ordres de l'?mir,
retenu encore en arri?re de l'Yenise?. Ils faisaient partie d'une
troisi?me colonne, plus sp?cialement compos?e de Tartares des khanats
de Khokhand et de Koundouze, avec laquelle l'arm?e de F?ofar devait
op?rer prochainement sa jonction aux environs d'Irkoutsk.
C'?tait sur les conseils d'Ivan Ogareff, et afin d'assurer le succ?s
de l'invasion dans les provinces de l'est, que cette colonne, apr?s
avoir franchi la fronti?re du gouvernement de S?mipalatinsk et pass?
an sud du lac Balkhach, avait long? la base des monts Alta?. Pillant
et ravageant sous la conduite d'un officier du khan de Koundouze, elle
avait gagn? le haut cours de l'Yenise?. L?, dans la pr?vision de ce
qui s'?tait fait ? Krasnoiarsk par ordre du czar, et pour faciliter le
passage du fleuve aux troupes de l'?mir, cet officier avait lanc? au
courant une flottille de barques qui, soit comme embarcations, soit
comme mat?riel de pont, permettraient a F?ofar de reprendre sur la
rive droite la route d'Irkoutsk. Puis, cette troisi?me colonne, apr?s
avoir contourn? le pied des montagnes, avait descendu la vall?e de
l'Yenise? et rejoint cette route ? la hauteur d'Alsalevsk. De l?,
depuis cette petite ville, l'effroyable accumulation de ruines, qui
fait le fond des guerres tartares. Nijni-Oudinsk venait de subir le
sort commun, et les Tartares, au nombre de cinquante mille, l'avaient
d?j? quitt?e pour aller occuper les premi?res positions devant
Irkoutsk. Avant peu, ils devraient avoir ?t? ralli?s par les troupes
de l'?mir.
Telle ?tait la situation ? cette date,--situation des plus graves pour
cette partie de la Sib?rie orientale, compl?tement isol?e, et pour les
d?fenseurs, relativement peu nombreux, de sa capitale.
Voil? donc ce dont Michel Strogoff fut inform?: arriv?e devant
Irkoutsk d'une troisi?me colonne de Tartares, et jonction prochaine de
l'?mir et d'Ivan Ogareff avec le gros de leurs troupes. Cons?quemment,
l'investissement d'Irkoutsk, et, par suite, sa reddition n'?taient
plus qu'une affaire de temps, peut-?tre d'un temps tr?s court.
On comprend de quelles pens?es dut ?tre assi?g? Michel Strogoff! Qui
s'?tonnerait si, dans cette situation, il e?t enfin perdu tout
courage, tout espoir? Il n'en fut rien, cependant, et ses l?vres ne
murmur?rent pas d'autres paroles que celles-ci:
?J'arriverai!?
Une demi-heure apr?s l'attaque des cavaliers tartares, Michel
Strogoff, Nicolas et Nadia entraient ? Nijni-Oudinsk. Le fid?le chien
les avait suivis, mais de loin. Ils ne devaient pas s?journer dans la
ville, qui ?tait en flammes et que les derniers maraudeurs allaient
quitter.
Les prisonniers furent donc jet?s sur des chevaux et entra?n?s
rapidement, Nicolas, r?sign? comme toujours, Nadia, nullement ?branl?e
dans sa foi en Michel Strogoff, Michel Strogoff, indiff?rent en
apparence, mais pr?t ? saisir toute occasion de s'?chapper.
Les Tartares n'avaient pas ?t? sans s'apercevoir que l'un de leurs
prisonniers ?tait aveugle, et leur barbarie naturelle les porta ? se
faire un jeu de cet infortun?. On marchait vite. Le cheval de Michel
Strogoff, n'ayant d'autre guide que lui et allant au hasard, faisait
souvent des ?carts qui portaient le d?sordre dans le d?tachement. De
l?, des injures, des brutalit?s qui brisaient le coeur de la jeune
fille et indignaient Nicolas. Mais que pouvaient-ils faire? Ils ne
parlaient pas la langue de ces Tartares, et leur intervention fut
impitoyablement repouss?e.
Bient?t m?me, ces soldats, par un raffinement de barbarie, eurent
l'id?e d'?changer ce cheval que montait Michel Strogoff pour un autre
qui ?tait aveugle. Ce qui motiva ce changement, ce fut la r?flexion
d'un des cavaliers, auquel Michel Strogoff avait entendu dire:
?Mais il y voit peut-?tre, ce Russe l?!?
Ceci se passait ? soixante verstes de Nijni-Oudinsk, entre les
bourgades de Tatan et de Chibarlinsko?. On avait donc plac? Michel
Strogoff sur ce cheval, en lui mettant ironiquement les r?nes ? la
main. Puis, ? coups de fouet, ? coups de pierres, en l'excitant par
des cris, on le lan?a au galop.
L'animal, ne pouvant ?tre maintenu en droite ligne par son cavalier,
aveugle comme lui, tant?t se heurtait ? quelque arbre, tant?t se
jetait hors de la route. De l?, des chocs, des chutes m?me qui
pouvaient ?tre extr?mement funestes.
Michel Strogoff ne protesta pas. Il ne fit pas entendre une plainte.
Son cheval tombait-il, il attendait qu'on v?nt le relever. On le
relevait, en effet, et le cruel jeu continuait.
Nicolas, devant ces mauvais traitements, ne pouvait se contenir. Il
voulait courir au secours de son compagnon. On l'arr?tait, on le
brutalisait.
Enfin, ce jeu se f?t longtemps prolong?, sans doute, et ? la grande
joie des Tartares, si un accident plus grave n'y e?t mis fin.
A un certain moment, dans la journ?e du 10 septembre, le cheval
aveugle s'emporta et courut droit ? une fondri?re, profonde de trente
? quarante pieds, qui bordait la route.
Nicolas voulut s'?lancer! On le retint. Le cheval, n'?tant pas guid?,
se pr?cipita avec son cavalier dans cette fondri?re.
Nadia et Nicolas pouss?rent un cri d'?pouvante!... Ils durent croire
que leur malheureux compagnon avait ?t? broy? dans cette chute!
Lorsqu'on alla le relever, Michel Strogoff, ayant pu se jeter hors de
selle, n'avait aucune blessure, mais le malheureux cheval ?tait rompu
de deux jambes et hors de service.
On le laissa mourir l?, sans m?me lui donner le coup de gr?ce, et
Michel Strogoff, attach? ? la selle d'un Tartare, dut suivre ? pied le
d?tachement.
Pas une plainte encore, pas une protestation! Il marcha d'un pas
rapide, ? peine tir? par cette corde qui le liait. C'?tait toujours
?l'homme de fer? dont le g?n?ral Kissoff avait parl? au czar!
Le lendemain, 11 septembre, le d?tachement franchissait la bourgade de
Chibarlinsko?.
Alors un incident se produisit, qui devait avoir des cons?quences
tr?s-graves.
La nuit ?tait venue. Les cavaliers tartares, ayant fait halte,
s'?taient plus ou moins enivr?s. Ils allaient repartir.
Nadia, qui jusqu'alors, et comme par miracle, avait ?t? respect?e de
ces soldats, fut insult?e par l'un d'eux.
Michel Strogoff n'avait pu voir ni l'insulte, ni l'insulteur, mais
Nicolas avait vu pour lui.
Alors, tranquillement, sans avoir r?fl?chi, sans peut-?tre avoir la
conscience de son action, Nicolas alla droit au soldat, et, avant que
celui-ci e?t pu faire un mouvement pour l'arr?ter, saisissant un
pistolet aux fontes de sa selle, il le lui d?chargea en pleine
poitrine.
L'officier qui commandait le d?tachement accourut aussit?t au bruit de
la d?tonation.
Les cavaliers allaient ?charper le malheureux Nicolas, mais, ? un
signe de l'officier, on le garrotta, on le mit en travers sur un
cheval, et le d?tachement repartit au galop.
La corde qui attachait Michel Strogoff, rong?e par lui, se brisa dans
l'?lan inattendu du cheval, et son cavalier, ? demi ivre, emport? dans
une course rapide, ne s'en aper?ut m?me pas.
Michel Strogoff et Nadia se trouv?rent seuls sur la route.
CHAPITRE IX
DANS LA STEPPE.
Michel Strogoff et Nadia ?taient donc libres encore une fois, ainsi
qu'ils l'avaient ?t? pendant le trajet de Perm aux rives de l'Irtyche.
Mais combien les conditions du voyage ?taient chang?es! Alors, un
confortable tarentass, des attelages fr?quemment renouvel?s, des
relais de poste bien entretenus, leur assuraient la rapidit? du
voyage. Maintenant, ils ?taient ? pied, dans l'impossibilit? de se
procurer aucun moyen de locomotion, sans ressource, ne sachant m?me
comment subvenir aux moindres besoins de la vie, et il leur restait
encore quatre cents verstes ? faire! Et, de plus, Michel Strogoff ne
voyait plus que par les yeux de Nadia.
Quant ? cet ami que leur avait donn? le hasard, ils venaient de le
perdre dans les plus funestes circonstances.
Michel Strogoff s'?tait jet? sur le talus de la route. Nadia, debout,
attendait un mot de lui pour se remettre en marche.
Il ?tait dix heures du soir. Depuis trois heures et demie, le soleil
avait disparu derri?re l'horizon. Il n'y avait pas une maison, pas une
hutte en vue. Les derniers Tartares se perdaient dans le lointain.
Michel Strogoff et Nadia ?taient bien seuls.
?Que vont-ils faire de notre ami? s'?cria la jeune fille. Pauvre
Nicolas! Notre rencontre lui aura ?t? fatale!?
Michel Strogoff ne r?pondit pas.
?Michel, reprit Nadia, ne sais-tu pas qu'il t'a d?fendu lorsque tu
?tais le jouet des Tartares, qu'il a risqu? sa vie pour moi??
Michel Strogoff se taisait toujours. Immobile, la t?te appuy?e sur ses
mains, ? quoi pensait il? Bien qu'il ne lui r?pondit pas, entendait-il
m?me Nadia lui parler?
Oui! il l'entendait, car, lorsque la jeune fille ajouta:
?O? te conduirai-je, Michel?
--A Irkoutsk! r?pondit-il.
--Par la grande route?
--Oui, Nadia.?
Michel Strogoff ?tait rest? l'homme qui s'?tait jur? d'arriver quand
m?me ? son but. Suivre la grande route, c'?tait y aller par le plus
court chemin. Si l'avant-garde des troupes de F?ofar-Khan
apparaissait, il serait temps alors de se jeter par la traverse.
Nadia reprit la main de Michel Strogoff, et ils partirent.
Le lendemain matin, 12 septembre, vingt verstes plus loin, au bourg de
Toulounovsko?, tous deux faisaient une courte halte. Le bourg ?tait
incendi? et d?sert. Pendant toute la nuit, Nadia avait cherch? si le
cadavre de Nicolas n'avait pas ?t? abandonn? sur la route, mais ce fut
en vain qu'elle fouilla les ruines et qu'elle regarda parmi les morts.
Jusqu'alors, Nicolas semblait avoir ?t? ?pargn?. Mais ne le
r?servait-on pas pour quelque cruel supplice, lorsqu'il serait arriv?
au camp d'Irkoutsk?
Nadia, ?puis?e par la faim, dont son compagnon souffrait cruellement
aussi, fut assez heureuse pour trouver dans une maison du bourg une
certaine quantit? de viande s?che et de ?soukharis?, morceaux de pain
qui, dess?ch?s par ?vaporation, peuvent conserver ind?finiment leurs
qualit?s nutritives. Michel Strogoff et la jeune fille se charg?rent
de tout ce qu'ils purent emporter. Leur nourriture ?tait ainsi assur?e
pour plusieurs jours, et, quant ? l'eau, elle ne devait pas leur
manquer dans une contr?e que sillonnent mille petits affluents de
l'Angara.
Ils se remirent en route. Michel Strogoff allait d'un pas assur? et ne
le ralentissait que pour sa compagne. Nadia, ne voulant pas rester en
arri?re, se for?ait ? marcher. Heureusement, son compagnon ne pouvait
voir ? quel ?tat mis?rable la fatigue l'avait r?duite.
Cependant, Michel Strogoff le sentait.
?Tu es ? bout de forces, pauvre enfant, lui disait-il quelquefois.
--Non, r?pondait elle.
--Quand tu ne pourras plus marcher, je te porterai, Nadia.
--Oui, Michel.?
Pendant cette journ?e, il fallut passer le petit cours d'eau de l'Oka,
mais il ?tait gu?able, et ce passage n'offrit aucune difficult?.
Le ciel ?tait couvert, la temp?rature supportable. On pouvait
craindre, toutefois, que le temps ne tourn?t ? la pluie, ce qui e?t
?t? un surcroit de mis?re. Il y eut m?me quelques averses, mais elles
ne dur?rent pas.
Ils allaient toujours ainsi, la main dans la main, parlant peu, Nadia
regardant en avant et en arri?re. Deux fois par jour, ils faisaient
halte. Ils se reposaient six heures par nuit. Dans quelques cabanes,
Nadia trouva encore un peu de cette viande de mouton, si commune en ce
pays qu'elle ne vaut pas plus de deux kopeks et demi la livre.
Mais, contrairement ? ce qu'avait peut-?tre esp?r? Michel Strogoff, il
n'y avait plus une seule b?te de somme dans la contr?e. Cheval,
chameau, tout avait ?t? massacr? ou pris. C'?tait donc ? pied qu'il
lui fallait continuer ? travers cette interminable steppe.
Les traces de la troisi?me colonne tartare, qui se dirigeait sur
Irkoutsk, n'y manquaient pas. Ici quelque cheval mort, l? un chariot
abandonn?. Les corps de malheureux Sib?riens jalonnaient aussi la
route, principalement ? l'entr?e des villages. Nadia, domptant sa
r?pugnance, regardait tous ces cadavres!...
En somme, le danger n'?tait pas en avant, il ?tait en arri?re.
L'avant-garde de la principale arm?e de l'?mir, que dirigeait Ivan
Ogareff, pouvait appara?tre d'un instant ? l'autre. Les barques,
exp?di?es de l'Yenise? inf?rieur, avaient d? arriver ? Krasnoiarsk et
servir aussit?t au passage du fleuve. Le chemin ?tait libre alors pour
les envahisseurs. Aucun corps russe ne pouvait le barrer entre
Krasnoiarsk et le lac Ba?kal. Michel Strogoff s'attendait donc ?
l'arriv?e des ?claireurs tartares.
Aussi, ? chaque halte, Nadia montait sur quelque hauteur et regardait
attentivement du c?t? de l'ouest mais nul tourbillon de poussi?re ne
signalait encore l'apparition d'une troupe ? cheval.
Puis, la marche ?tait reprise, et lorsque Michel Strogoff sentait que
c'?tait lui qui tra?nait la pauvre Nadia, il allait d'un pas moins
rapide. Ils causaient peu, et seulement de Nicolas. La jeune fille
rappelait tout ce qu'avait ?t? pour eux ce compagnon de quelques
jours.
En lui r?pondant, Michel Strogoff cherchait ? donner ? Nadia quelque
espoir, dont on n'e?t pas trouv? trace en lui-m?me, car il savait bien
que l'infortun? n'?chapperait pas ? la mort.
Un jour, Michel Strogoff dit ? la jeune fille:
?Tu ne me parles jamais de ma m?re, Nadia??
Sa m?re! Nadia ne l'e?t pas voulu. Pourquoi renouveler ses douleurs?
La vieille Sib?rienne n'?tait-elle pas morte? Son fils n'avait-il pas
donn? le dernier baiser ? ce cadavre ?tendu sur le plateau de Tomsk?
?Parle-moi d'elle, Nadia, dit cependant Michel Strogoff. Parle! Tu me
feras plaisir!?
Et, alors, Nadia fit ce qu'elle n'avait pas fait jusque-l?. Elle
raconta tout ce qui s'?tait pass? entre Marfa et elle depuis leur
rencontre ? Omsk, o? toutes deux s'?taient vues pour la premi?re fois.
Elle dit comment un inexplicable instinct l'avait pouss?e vers la
vieille prisonni?re sans la conna?tre, quels soins elle lui avait
donn?s, quels encouragements elle en avait re?us. A cette ?poque,
Michel Strogoff n'?tait encore pour elle que Nicolas Korpanoff.
?Ce que j'aurais d? toujours ?tre!? r?pondit Michel Strogoff, dont le
front s'assombrit.
Puis, plus tard, il ajouta:
?J'ai manqu? ? mon serment, Nadia. J'avais jur? de ne pas voir ma
m?re!
--Mais tu n'as pas cherch? ? la voir, Michel! r?pondit Nadia. Le
hasard seul t'a mis en sa pr?sence!
--J'avais jur?, quoi qu'il arriv?t, de ne point me trahir!
--Michel, Michel! A la vue du fouet lev? sur Marfa Strogoff,
pouvais-tu r?sister? Non! Il n'y a pas de serment qui puisse emp?cher
un fils de secourir sa m?re!
--J'ai manqu? ? mon serment, Nadia, r?pondit Michel Strogoff. Que Dieu
et le P?re me le pardonnent!
--Michel, dit alors la jeune fille, j'ai une question ? te faire. Ne
me r?ponds pas, si tu ne crois pas devoir me r?pondre. De toi, rien ne
me blessera.
--Parle, Nadia.
--Pourquoi, maintenant que la lettre du czar t'a ?t? enlev?e, es-tu si
press? d'arriver ? Irkoutsk??
Michel Strogoff serra plus fortement la main de sa compagne, mais il
ne r?pondit pas.
?Connaissais-tu donc le contenu de cette lettre avant de quitter
Moscou? reprit Nadia.
--Non, je ne le connaissais pas.
--Dois-je penser, Michel, que le seul d?sir de me remettre entre les
mains de mon p?re t'entra?ne vers Irkoutsk?
--Non, Nadia, r?pondit gravement Michel Strogoff. Je te tromperais, si
je te laissais croire qu'il en est ainsi. Je vais l? o? mon devoir
m'ordonne d'aller! Quant ? te conduire ? Irkoutsk, n'est-ce pas toi,
Nadia, qui m'y conduit maintenant? N'est-ce pas par tes yeux que je
vois, n'est-ce pas ta main qui me guide? Ne m'as-tu pas rendu au
centuple les services que j'ai pu d'abord te rendre? Je ne sais si le
sort cessera de nous accabler, mais le jour o? tu me remercieras de
t'avoir remise entre les mains de ton p?re, je te remercierai, moi, de
m'avoir conduit ? Irkoutsk!
--Pauvre Michel! r?pondit Nadia tout ?mue. Ne parle pas ainsi! Ce
n'est pas la r?ponse que je te demande. Michel, pourquoi, maintenant,
as-tu tant de h?te d'atteindre Irkoutsk?
--Parce qu'il faut que j'y sois avant Ivan Ogareff! s'?cria Michel
Strogoff.
--M?me encore?
--M?me encore, et j'y serai!?
Et, en pronon?ant ces derniers mots, Michel Strogoff ne parlait pas
seulement par haine du tra?tre. Mais Nadia comprit que son compagnon
ne lui disait pas tout, et qu'il ne pouvait pas tout lui dire.
Le 15 septembre, trois jours plus tard, tous deux atteignaient la
bourgade de Kouitounsko?, ? soixante-dix verstes de Toulounovsko?. La
jeune fille ne marchait plus sans d'extr?mes souffrances. Ses pieds
endoloris pouvaient ? peine la soutenir. Mais elle r?sistait, elle
luttait contre la fatigue, et sa seule pens?e ?tait celle-ci:
?Puisqu'il ne peut pas me voir, j'irai jusqu'? ce que je tombe!?
D'ailleurs, nul obstacle sur cette partie de la route, nul danger non
plus, dans cette p?riode du voyage, depuis le d?part des Tartares.
Beaucoup de fatigue seulement.
Pendant trois jours, ce fut ainsi. Il ?tait visible que la troisi?me
colonne d'envahisseurs gagnait rapidement dans l'est. Cela se
reconnaissait aux ruines qu'ils laissaient apr?s eux, aux cendres qui
ne fumaient plus, aux cadavres d?j? d?compos?s qui gisaient sur le
sol.
Dans l'ouest, rien non plus. L'avant-garde de l'?mir ne paraissait
pas. Michel Strogoff en arrivait ? faire les suppositions les plus
invraisemblables pour expliquer ce retard. Les Russes, en forces
suffisantes, mena?aient-ils directement Tomsk ou Krasnoiarsk?
La troisi?me colonne, isol?e des deux autres, risquait-elle donc
d'?tre coup?e? S'il en ?tait ainsi, il serait facile au grand-duc de
d?fendre Irkoutsk, et, du temps gagn? contre une invasion, c'est un
acheminement ? la repousser.
Michel Strogoff se laissait aller parfois ? ces esp?rances, mais
bient?t il comprenait tout ce qu'elles avaient de chim?rique, et il ne
comptait plus que sur lui-m?me, comme si le salut du grand-duc e?t ?t?
dans ses seules mains!
Soixante verstes s?parent Kouitounsko? de Kimilteisko?, petite
bourgade situ?e ? peu de distance du Dinka, tributaire de l'Angara.
Michel Strogoff ne songeait pas sans appr?hension ? l'obstacle que cet
affluent d'une certaine importance pla?ait sur sa route. De bacs ou de
barques, il ne pouvait ?tre question d'en trouver, et il se souvenait,
pour l'avoir d?j? travers? en des temps plus heureux, qu'il ?tait
difficilement gu?able. Mais, ce cours d'eau une fois franchi, aucun
fleuve, aucune rivi?re n'interromprait plus la route qui rejoignait
Irkoutsk ? deux cent trente verstes de l?.
Il ne fallut pas moins de trois jours pour atteindre Kimilteisko?.
Nadia se tra?nait. Quelle que f?t son ?nergie morale, la force
physique allait lui manquer. Michel Strogoff ne le savait que trop!
S'il n'e?t pas ?t? aveugle, Nadia lui aurait dit sans doute:
?Va, Michel, laisse-moi dans quelque hutte! Gagne Irkoutsk! Accomplis
ta mission! Vois mon p?re! Dis-lui o? je suis! Dis-lui que je
l'attends, et tous deux, vous saurez bien me retrouver! Pars! Je n'ai
pas peur! Je me cacherai des Tartares! Je me conserverai pour lui,
pour toi! Va, Michel! Je ne peux plus aller!...?
Plusieurs fois, Nadia fut forc?e de s'arr?ter. Michel Strogoff la
prenait alors dans ses bras, et n'ayant pas ? penser ? la fatigue de
la jeune fille du moment o? il la portait, il marchait plus rapidement
et de son pas infatigable.
Le 18 septembre, ? dix heures du soir, tous deux atteignirent enfin
Kimilteisko?. Du haut d'une colline, Nadia aper?ut une ligne un peu
moins sombre ? l'horizon. C'?tait le Dinka. Quelques ?clairs se
r?fl?chissaient dans ses eaux, ?clairs sans tonnerre qui illuminaient
l'espace.
Nadia conduisit son compagnon ? travers la bourgade ruin?e. La cendre
des incendies ?tait froide. Il y avait au moins cinq ou six jours que
les derniers Tartares ?taient pass?s.
Arriv?e aux derni?res maisons de la bourgade, Nadia se laissa tomber
sur un banc de pierre.
?Nous faisons halte? lui demanda Michel Strogoff.
--La nuit est venue, Michel, r?pondit Nadia. Ne veux-tu pas te reposer
quelques heures?
--J'aurais voulu passer le Dinka, r?pondit Michel Strogoff, j'aurais
voulu le mettre entre nous et l'avant-garde de l'?mir. Mais tu ne peux
plus m?me te tra?ner, ma pauvre Nadia!
--Viens, Michel,? r?pondit Nadia, qui saisit la main de son compagnon
et l'entra?na.
C'?tait ? deux ou trois verstes de l? que le Dinka coupait la route
d'Irkoutsk. Ce dernier effort que lui demandait son compagnon, la
jeune fille voulut le tenter. Tous deux march?rent donc ? la lueur des
?clairs. Ils traversaient alors un d?sert sans limites, au milieu
duquel se perdait la petite rivi?re. Pas un arbre, pas un monticule ne
faisait saillie sur cette vaste plaine, qui recommen?ait la steppe
sib?rienne. Pas un souffle ne traversait l'atmosph?re, dont le calme
e?t laiss? le moindre son se propager ? une distance infinie.
Soudain, Michel Strogoff et Nadia s'arr?t?rent, comme si leurs pieds
eussent ?t? saisis dans quelque crevasse du sol.
Un aboiement avait travers? la steppe.
?Entends-tu?? dit Nadia.
Puis, un cri lamentable lui succ?da, un cri d?sesp?r?, comme le
dernier appel d'un ?tre humain qui va mourir.
?Nicolas! Nicolas!? s'?cria la jeune fille, pouss?e par quelque
sinistre pressentiment.
Michel Strogoff, qui ?coutait, secoua la t?te.
?Viens, Michel, viens,? dit Nadia.
Et elle, qui tout ? l'heure se tra?nait ? peine, recouvra soudain ses
forces sous l'empire d'une violente surexcitation.
?Nous avons quitt? la route? dit Michel Strogoff, sentant qu'il
foulait, non plus un sol poudreux, mais une herbe rase.
--Oui... il le faut!, r?pondit Nadia. C'est de l?, sur la droite, que
le cri est venu!?
Quelques minutes apr?s, tous deux n'?taient plus qu'? une demi-verste
de la rivi?re.
Un second aboiement se fit entendre, mais, quoique plus faible, il
?tait certainement plus rapproch?.
Nadia s'arr?ta.
?Oui! dit Michel. C'est Serko qui aboie!... Il a suivi son ma?tre!
--Nicolas!? cria la jeune fille. Son appel resta sans r?ponse.
Quelques oiseaux de proie seulement s'enlev?rent et disparurent dans
les hauteurs du ciel.
Michel Strogoff pr?tait l'oreille. Nadia regardait cette plaine,
impr?gn?e d'effluves lumineuses, qui miroitait comme une glace, mais
elle ne vit rien.
Et, cependant, une voix s'?leva encore, qui, cette fois, murmura d'un
ton plaintif: ?Michel!...?
Puis, un chien, tout sanglant, bondit jusqu'? Nadia. C'?tait Serko.
Nicolas ne pouvait ?tre loin! Lui seul avait pu murmurer ce nom de
Michel! O? ?tait-il? Nadia n'avait m?me plus la force de l'appeler.
Michel Strogoff, rampant sur le sol, cherchait de la main.
Soudain, Serko poussa un nouvel aboiement et s'?lan?a vers un
gigantesque oiseau qui rasait la terre.
C'?tait un vautour. Lorsque Serko se pr?cipita vers lui, il s'enleva,
mais, revenant ? la charge, il frappa le chien! Celui-ci bondit encore
vers le vautour!... Un coup du formidable bec s'abattit sur sa t?te,
et, cette fois, Serko retomba sans vie sur le sol.
En m?me temps, un cri d'horreur ?chappait ? Nadia!
?L?... l?!? dit-elle.
Une t?te sortait du sol! Elle l'e?t heurt?e du pied, sans l'intense
clart? que le ciel jetait sur la steppe.
Nadia tomba, ? genoux, pr?s de cette t?te.
Nicolas, enterr? jusqu'au cou, suivant l'atroce coutume tartare, avait
?t? abandonn? dans la steppe, pour y mourir de faim et de soif, et
peut-?tre sous la dent des loups ou le bec des oiseaux de proie.
Supplice horrible pour cette victime que le sol emprisonne, que presse
cette terre qu'elle ne peut rejeter, ayant les bras attach?s et coll?s
au corps, comme ceux d'un cadavre dans son cercueil! Le supplici?,
vivant dans ce moule d'argile qu'il est impuissant ? briser, n'a plus
qu'? implorer la mort, trop lente ? venir!
C'?tait l? que les Tartares avaient enterr? leur prisonnier depuis
trois jours!... Depuis trois jours, Nicolas attendait un secours qui
devait arriver trop tard!
Les vautours avaient aper?u celte t?te au ras du sol, et, depuis
quelques heures, le chien d?fendait son ma?tre contre ces f?roces
oiseaux!
Michel Strogoff creusa la terre avec son couteau pour en exhumer ce
vivant!
Les yeux de Nicolas, ferm?s jusqu'alors, se rouvrirent.
Il reconnut Michel et Nadia. Puis:
?Adieu, amis, murmura-t-il. Je suis content de vous avoir revus! Priez
pour moi!...?
Et ces paroles furent les derni?res.
Michel Strogoff continua de creuser ce sol, qui, fortement foul?,
avait la duret? du roc, et il parvint enfin ? en retirer le corps de
l'infortun?. Il ?couta si son cour battait encore!... Il ne battait
plus.
Il voulut alors l'ensevelir, afin qu'il ne rest?t pas expos? sur la
steppe, et ce trou, dans lequel Nicolas avait ?t? enfoui vivant, il
l'?largit, il l'agrandit de mani?re ? pouvoir l'y coucher mort! Le
fid?le Serko devait ?tre plac? pr?s de son ma?tre!
En ce moment, un grand tumulte se produisit sur la route, distante au
plus d'une demi-verste.
Michel Strogoff ?couta.
Au bruit, il reconnut qu'un d?tachement d'hommes ? cheval s'avan?ait
vers le Dinka.
?Nadia! Nadia!? dit-il ? voix basse.
A sa voix, Nadia, demeur?e en pri?re, se redressa.
?Vois! vois! lui dit-il.
--Les Tartares!? murmura-t-elle.
C'?tait, en effet, l'avant-garde de l'?mir, qui d?filait rapidement
sur la route d'Irkoutsk.
?Ils ne m'emp?cheront pas de l'enterrer!? dit Michel Strogoff.
Et il continua sa besogne.
Bient?t, le corps de Nicolas, les mains jointes sur la poitrine, fut
couch? dans cette tombe. Michel Strogoff et Nadia, agenouill?s,
pri?rent une derni?re fois pour le pauvre ?tre, inoffensif et bon, qui
avait pay? de sa vie son d?vouement envers eux.
?Et maintenant, dit Michel Strogoff, en rejetant la terre, les loups
de la steppe ne le d?voreront pas!?
Puis, sa main mena?ante s'?tendit vers la troupe de cavaliers qui
passait:
?En route, Nadia!? dit-il.
Michel Strogoff ne pouvait plus suivre le chemin, maintenant occup?
par les Tartares. Il lui fallait se jeter ? travers la steppe et
tourner Irkoutsk. Il n'avait donc pas ? se pr?occuper de franchir le
Dinka.
Nadia ne pouvait plus se tra?ner, mais elle pouvait voir pour lui. Il
la prit dans ses bras et s'enfon?a dans le sud-ouest de la province.
Plus de deux cents verstes lui restaient ? parcourir. Comment les
fit-il? Comment ne succomba-t-il pas ? tant de fatigues? Comment
put-il se nourrir en route? Par quelle surhumaine ?nergie arriva-t-il
? passer les premi?res rampes des monts Sayansk? Ni Nadia ni lui
n'auraient pu le dire!
Et cependant, douze jours apr?s, le 2 octobre, ? six heures du soir,
une immense nappe d'eau se d?roulait aux pieds de Michel Strogoff.
C'?tait le lac Ba?kal.
CHAPITRE X
BA?KAL ET ANGARA.
Le lac Ba?kal est situ? ? dix-sept cents pieds au-dessus du niveau de
la mer. Sa longueur est environ de neuf cents verstes, sa largeur de
cent. Sa profondeur n'est pas connue. Mme de Bourboulon rapporte, au
dire des mariniers, qu'il veut ?tre appel? ?madame la mer?. Si on
l'appelle ?monsieur le lac?, il entre aussit?t en fureur. Cependant,
suivant la l?gende, jamais un Russe ne s'y est noy?.
Cet immense bassin d'eau douce, aliment? par plus de trois cents
rivi?res, est encadr? dans un magnifique circuit de montagnes
volcaniques. Il n'a d'autre d?versoir que l'Angara, qui, apr?s avoir
pass? ? Irkoutsk, va se jeter dans l'Yenise?, un peu en amont de la
ville d'Yenise?sk. Quant aux monts qui lui font ceinture, ils forment
une branche des Toungouzes et d?rivent du vaste syst?me orographique
des Alta?.
D?j?, ? cette ?poque, les froids s'?taient fait sentir. Ainsi qu'il
arrive sur ce territoire, soumis ? des conditions climat?riques
particuli?res, l'automne paraissait devoir s'absorber dans un pr?coce
hiver. On ?tait aux premiers jours d'octobre. Le soleil quittait
maintenant l'horizon ? cinq heures du soir, et les longues nuits
laissaient tomber la temp?rature au z?ro des thermom?tres. Les
premi?res neiges, qui devaient persister jusqu'? l'?t?, blanchissaient
d?j? les cimes voisines du Ba?kal. Pendant l'hiver sib?rien, cette mer
int?rieure, glac?e sur une ?paisseur de plusieurs pieds, est sillonn?e
par les tra?neaux des courriers et des caravanes.
Que ce soit parce qu'on manque aux biens?ances en l'appelant ?monsieur
le lac? ou pour toute autre raison plus m?t?orologique, le Ba?kal est
sujet ? des temp?tes violentes. Ses lames, courtes comme celles de
toutes les M?diterran?es, sont tr?s redout?es des radeaux, des prames,
des steam-boats, qui le sillonnent pendant l'?t?.
C'?tait ? la pointe sud-ouest du lac que Michel Strogoff venait
d'arriver, portant Nadia, dont toute la vie, pour ainsi dire, se
concentrait dans les yeux. Que pouvaient-ils attendre tous deux dans
cette partie sauvage de la province, si ce n'est d'y mourir
d'?puisement et de d?nuement? Et, cependant, que restait-il ? faire de
ce long parcours de six mille verstes pour que le courrier du czar e?t
atteint son but? Rien que soixante verstes sur le littoral du lac
jusqu'? l'embouchure de l'Angara, et quatre-vingts verstes de
l'embouchure de l'Angara jusqu'? Irkoutsk: en tout, cent quarante
verstes, soit trois jours de voyage pour un homme valide, vigoureux,
m?me ? pied.
Michel Strogoff pouvait-il ?tre encore cet homme-l??
Le ciel, sans doute, ne voulut pas le soumettre ? cette ?preuve. La
fatalit? qui s'acharnait sur lui sembla vouloir l'?pargner un instant.
Cette extr?mit? du Baikal, cette portion de la steppe qu'il croyait
d?serte, qui l'est en tout temps, ne l'?tait pas alors.
Une cinquantaine d'individus se trouvaient r?unis ? l'angle que forme
la pointe sud-ouest du lac.
Nadia aper?ut tout d'abord ce groupe, lorsque Michel Strogoff, la
portant entre ses bras, d?boucha du d?fil? des montagnes.
La jeune fille dut craindre un instant que ce ne f?t un d?tachement
tartare, envoy? pour battre les rives du Ba?kal, auquel cas la fuite
leur e?t ?t? interdite ? tous deux.
Mais Nadia fut promptement rassur?e ? cet ?gard.
?Des Russes!? s'?cria-t-elle.
Et, apr?s ce dernier effort, ses paupi?res se ferm?rent et sa t?te
retomba sur la poitrine de Michel Strogoff.
Mais ils avaient ?t? aper?us, et quelques-uns de ces Russes, courant ?
eux, amen?rent l'aveugle et la jeune fille au bord d'une petite gr?ve
? laquelle ?tait amarr? un radeau.
Le radeau allait partir.
Ces Russes ?taient des fugitifs, de conditions diverses, que le m?me
int?r?t avait r?unis en ce point du Ba?kal. Repouss?s par les
?claireurs tartares, ils cherchaient ? se r?fugier dans Irkoutsk, et
ne pouvant y arriver par terre, depuis que les envahisseurs avaient
pris position sur les deux rives de l'Angara, ils esp?raient
l'atteindre en descendant le cours du fleuve qui traverse la ville.
Leur projet fit bondir le coeur de Michel Strogoff. Une derni?re
chance entrait dans son jeu. Mais il eut la force de dissimuler,
voulant garder plus s?v?rement que jamais son incognito.
Le plan des fugitifs ?tait tr?s-simple. Un courant du Ba?kal longe la
rive sup?rieure du lac jusqu'? l'embouchure de l'Angara. C'est ce
courant qu'ils comptaient utiliser pour atteindre tout d'abord le
d?versoir du Ba?kal. De ce point ? Irkoutsk, les eaux rapides du
fleuve les entra?neraient avec une vitesse de dix ? douze verstes ?
l'heure. En un jour et demi, ils devaient donc ?tre en vue de la
ville.
Toute embarcation manquait en cet endroit. Il avait fallu y suppl?er.
Un radeau, ou plut?t un train de bois, semblable ? ceux qui d?rivent
ordinairement sur les rivi?res sib?riennes, avait ?t? construit. Une
for?t de sapins, qui s'?levait sur la rive, avait fourni l'appareil
flottant. Les troncs, reli?s entre eux par des branches d'osier,
formaient une plate-forme sur laquelle cent personnes eussent ais?ment
trouv? place.
C'est sur ce radeau que Michel Strogoff et Nadia furent transport?s.
La jeune fille ?tait revenue ? elle. On lui donna quelque nourriture,
ainsi qu'? son compagnon. Puis, couch?e sur un lit de feuillage, elle
tomba aussit?t dans un profond sommeil.
A ceux qui l'interrog?rent, Michel Strogoff ne dit rien des faits qui
s'?taient pass?s ? Tomsk. Il se donna pour un habitant de Krasnoiarsk
qui n'avait pu gagner Irkoutsk avant que les troupes de l'?mir fussent
arriv?es sur la rive gauche du Dinka, et il ajouta que,
tr?s-probablement, le gros des forces tartares avait pris position
devant la capitale de la Sib?rie.
Il n'y avait donc pas un instant ? perdre. D'ailleurs, le froid
devenait de plus en plus vif. La temp?rature, pendant la nuit, tombait
au-dessous de z?ro. Quelques gla?ons s'?taient d?j? form?s ? la
surface du Ba?kal. Si le radeau pouvait facilement manoeuvrer sur le
lac, il n'en serait pas de m?me entre les rives de l'Angara, au cas o?
les gla?ons viendraient ? encombrer son cours.
Donc, pour toutes ces raisons, il fallait que les fugitifs partissent
sans retard.
A huit heures du soir, les amarres furent largu?es, et, sous l'action
du courant, le radeau suivit le littoral De grandes perches, mani?es
par quelques robustes moujiks, suffisaient ? rectifier sa direction.
Un vieux marinier du Ba?kal avait pris le commandement du radeau.
C'?tait un homme de soixante-cinq ans, tout h?l? par les brises du
lac. Une barbe blanche, tr?s-?paisse, descendait sur sa poitrine. Un
bonnet de fourrure coiffait sa t?te, d'aspect grave et aust?re. Sa
large et longue houppelande, serr?e ? la ceinture, lui tombait
jusqu'aux talons. Ce vieillard taciturne, assis ? l'arri?re,
commandait du geste et ne pronon?ait pas dix paroles en dix heures.
D'ailleurs, toute la manoeuvre se r?duisait ? maintenir le radeau dans
le courant, qui filait le long du littoral, sans gagner au large.
On a dit que des Russes de conditions diverses avaient pris place sur
le radeau. En effet, aux moujiks indig?nes, hommes, femmes, vieillards
et enfants, s'?taient joints deux ou trois p?lerins, surpris par
l'invasion pendant leur voyage, quelques moines et un pope. Les
p?lerins portaient le b?ton de voyage, la gourde suspendue ? la
ceinture, et ils psalmodiaient d'une voix plaintive. L'un venait de
l'Ukraine, l'autre de la mer Jaune, un troisi?me des provinces de
Finlande. Ce dernier, fort ?g? d?j?, portait ? la ceinture un petit
tronc cadenass?, comme s'il e?t ?t? appendu au pilier d'une ?glise. De
ce qu'il r?coltait pendant sa longue et fatigante tourn?e, rien
n'?tait pour son compte, et il ne poss?dait m?me pas la clef de ce
cadenas, qui ne s'ouvrait qu'? son retour.
Les moines venaient du nord de l'empire. Ils avaient depuis trois mois
quitt? cette ville d'Arkhangel, ? laquelle certains voyageurs ont
justement trouv? la physionomie d'une cit? de l'Orient. Ils avaient
visit? les ?les Saintes, pr?s de la c?te de Car?lie, le couvent de
Solovetsk, le couvent de Tro?tsa, ceux de Saint-Antoine et de
Sainte-Th?odosie ? Kiev, cette ancienne favorite des Jagellons, le
monast?re de Sim?onof ? Moscou, celui de Kazan ainsi que son ?glise
des Vieux-Croyants, et ils se rendaient ? Irkoutsk, portant la robe,
le capuchon et les v?tements de serge.
Quant au pope, c'?tait un simple pr?tre de village, un de ces six cent
mille pasteurs populaires que compte l'empire russe. Il ?tait v?tu
aussi mis?rablement que les moujiks, n'?tant pas plus qu'eux, en
v?rit?, n'ayant ni rang ni pouvoir dans l'?glise, laborant comme un
paysan sa pi?ce de terre, baptisant, mariant, enterrant. Ses enfants
et sa femme, il avait pu les soustraire aux brutalit?s des Tartares,
en les rel?guant dans les provinces du Nord. Lui ?tait rest? dans sa
paroisse jusqu'au dernier moment. Puis, il avait d? fuir, et la route
d'Irkoutsk ?tant ferm?e, il lui avait fallu gagner le lac Ba?kal.
Ces divers religieux, group?s ? l'avant du radeau, priaient ?
intervalles r?guliers, ?levant la voix au milieu de cette silencieuse
nuit, et, ? la fin de chaque verset de leur pri?re, le ?Slava Bogu?,
Gloire ? Dieu, s'?chappait de leurs l?vres.
Aucun incident ne marqua cette navigation. Nadia ?tait rest?e plong?e
dans un assoupissement profond. Michel Strogoff avait veill? pr?s
d'elle. Le sommeil n'avait prise sur lui qu'? de longs intervalles
seulement, et encore sa pens?e veillait-elle toujours.
Au jour naissant, le radeau, retard? par une brise assez violente qui
contrariait l'action du courant, ?tait encore ? quarante verstes de
l'embouchure de l'Angara. Tr?s-vraisemblablement, il ne pourrait pas
l'atteindre avant trois ou quatre heures du soir. Ce n'?tait pas un
inconv?nient, au contraire, car les fugitifs descendraient alors le
fleuve pendant la nuit, et l'ombre devait favoriser leur arriv?e ?
Irkoutsk.
La seule crainte que manifesta plusieurs fois le vieux marinier fut
relative ? la formation des glaces ? la surface des eaux. La nuit
avait ?t? extr?mement froide. On voyait des gla?ons assez nombreux
filer vers l'ouest sous l'impulsion du vent. Ceux-l? n'?taient pas ?
redouter, puisqu'ils ne pouvaient d?river dans l'Angara, dont ils
avaient maintenant d?pass? l'embouchure. Mais on devait penser que
ceux qui venaient des portions orientales du lac pouvaient ?tre
attir?s par le courant et s'engager entre les deux rives du fleuve. De
l?, des difficult?s, des retards possibles, peut-?tre m?me un
insurmontable obstacle qui arr?terait le radeau.
Michel Strogoff avait donc un immense int?r?t ? savoir quel ?tait
l'?tat du lac, et si les gla?ons apparaissaient en grand nombre. Nadia
?tant r?veill?e, il l'interrogeait souvent, et elle lui rendait compte
de tout ce qui se passait ? la surface des eaux.
Pendant que les gla?ons d?rivaient ainsi, des ph?nom?nes curieux se
produisaient ? la surface du Ba?kal. C'?taient de magnifiques
jaillissements de sources d'eau bouillante, sorties de quelques-uns de
ces puits art?siens, que la nature a for?s dans le lit m?me du lac.
Ces jets s'?levaient ? une grande hauteur et s'?panchaient en vapeurs,
iris?es par les rayons solaires, que le froid condensait presque
aussit?t. Ce curieux spectacle e?t certainement ?merveill? le regard
d'un touriste, qui e?t voyag? en pleine paix et pour son agr?ment sur
cette mer sib?rienne.
A quatre heures du soir, l'embouchure de l'Angara fut signal?e par le
vieux marinier entre les hautes roches granitiques du littoral. On
apercevait sur la rive droite le petit port de Livenitchnaia, son
?glise, ses quelques maisons b?ties sur la berge.
Mais, circonstance tr?s-grave, les premiers gla?ons, venus de l'est,
d?rivaient d?j? entre les rives de l'Angara, et, par cons?quent, ils
descendaient vers Irkoutsk. Cependant, leur nombre ne pouvait pas ?tre
encore assez grand pour obstruer le fleuve, ni le froid assez
consid?rable pour les agr?ger.
Le radeau arriva au petit port et il s'y arr?ta. L?, le vieux marinier
avait d?cid? de rel?cher pendant une heure, afin de faire quelques
r?parations indispensables. Les troncs, disjoints, mena?aient de se
s?parer, et il importait de les relier entre eux plus solidement pour
r?sister au courant de l'Angara, qui est tr?s-rapide.
Pendant la belle saison, le port de Livenitchnaia est une station
d'embarquement ou de d?barquement pour les voyageurs du lac Ba?kal,
soit qu'ils se rendent ? Kiakhta, derni?re ville de la fronti?re
russo-chinoise, soit qu'ils en reviennent. Il est donc tr?s-fr?quent?
par les steam-boats et tous les petits caboteurs du lac.
Mais, en ce moment, Livenitchnaia ?tait abandonn?e. Ses habitants
n'avaient pu rester expos?s aux d?pr?dations des Tartares, qui
couraient maintenant les deux rives de l'Angara. Ils avaient envoy? ?
Irkoutsk la flottille de bateaux et de barques, qui hiverne
ordinairement dans leur port, et, munis de tout ce qu'ils pouvaient
emporter, ils s'?taient r?fugi?s ? temps dans la capitale de la
Sib?rie orientale.
Le vieux marinier ne s'attendait donc pas ? recueillir de nouveaux
fugitifs au port de Livenitchnaia, et cependant, au moment o? le
radeau accostait, deux passagers, sortant d'une maison d?serte,
accoururent ? toutes jambes sur la berge.
Nadia, assise ? l'arri?re, regardait d'un oeil distrait.
Un cri faillit lui ?chapper. Elle saisit la main de Michel Strogoff,
qui, ? ce mouvement, releva la t?te.
?Qu'as-tu, Nadia? demanda-t-il.
--Nos deux compagnons de route, Michel.
--Ce Fran?ais et cet Anglais que nous avons rencontr?s dans les
d?fil?s de l'Oural?
--Oui.?
Michel Strogoff tressaillit, car le s?v?re incognito dont il ne
voulait pas se d?partir risquait d'?tre d?voil?.
En effet, ce n'?tait plus Nicolas Korpanoff qu'Alcide Jolivet et Harry
Blount allaient voir en lui maintenant, mais bien le vrai Michel
Strogoff, courrier du czar. Les deux journalistes l'avaient d?j?
rencontr? deux fois depuis leur s?paration qui s'?tait faite au relais
d'Ichim, la premi?re au camp de Zab?diero, quand il coupa d'un coup de
knout la face d'Ivan Ogareff, la seconde ? Tomsk, lorsqu'il fut
condamn? par l'?mir. Ils savaient donc ? quoi s'en tenir ? son ?gard
et sur sa v?ritable qualit?.
Michel Strogoff prit rapidement son parti.
?Nadia, dit-il, d?s que ce Fran?ais et cet Anglais seront embarqu?s,
prie-les de venir pr?s de moi!?
C'?taient, en effet, Harry Blount et Alcide Jolivet, que, non le
hasard, mais la force des ?v?nements avait conduits au port de
Livenitchnaia, comme ils y avaient amen? Michel Strogoff.
On le sait, apr?s avoir assist? ? l'entr?e des Tartares ? Tomsk, ils
?taient partis avant la sauvage ex?cution qui termina la f?te. Ils ne
doutaient donc pas que leur ancien compagnon de voyage n'e?t ?t? mis ?
mort, et ils ignoraient qu'il e?t ?t? seulement aveugl? par ordre de
l'?mir.
Donc, s'?tant procur? des chevaux, ils avaient abandonn? Tomsk le soir
m?me, avec l'intention bien arr?t?e de dater d?sormais leurs
chroniques des campements russes de la Sib?rie orientale.
Alcide Jolivet et Harry Blount se dirig?rent ? marche forc?e vers
Irkoutsk. Ils esp?raient bien y devancer F?ofar-Khan, et ils l'eussent
certainement fait, sans l'apparition inopin?e de cette troisi?me
colonne, venue des contr?es du sud par la vall?e de l'Yenise?. Ainsi
que Michel Strogoff, ils furent coup?s avant m?me d'avoir pu atteindre
le Dinka. De l?, n?cessit? pour eux de redescendre jusqu'au lac
Ba?kal.
Lorsqu'ils arriv?rent ? Livenitchnaia, ils trouv?rent le port d?j?
d?sert. D'un autre c?t?, il leur ?tait impossible d'entrer dans
Irkoutsk, qu'investissaient les arm?es tartares. Ils ?taient donc l?
depuis trois jours, et tr?s embarrass?s, lorsque le radeau arriva.
Le dessein des fugitifs leur fut alors communiqu?. Il y avait
certainement des chances pour qu'ils pussent passer inaper?us pendant
la nuit et p?n?trer dans Irkoutsk. Ils r?solurent donc de tenter
l'affaire.
Alcide Jolivet se mit aussit?t en rapport avec le vieux marinier, et
il lui demanda passage pour son compagnon et lui, offrant de payer le
prix qu'il exigerait, quel qu'il f?t.
?Ici, on ne paye pas, lui r?pondit gravement le vieux marinier, on
risque sa vie, voil? tout.?
Les deux journalistes s'embarqu?rent, et Nadia les vit prendre place ?
l'avant du radeau.
Harry Blount ?tait toujours le froid Anglais, qui lui avait ? peine
adress? la parole pendant toute la travers?e des monts Ourals.
Alcide Jolivet semblait ?tre un peu plus grave que d'ordinaire, et
l'on conviendra que sa gravit? se justifiait par celle des
circonstances.
Alcide Jolivet ?tait donc install? ? l'avant du radeau, lorsqu'il
sentit une main s'appuyer sur son bras.
Il se retourna et reconnut Nadia, la soeur de celui qui ?tait, non
plus Nicolas Korpanoff, mais Michel Strogoff, courrier du czar.
Un cri de surprise allait lui ?chapper, lorsqu'il vit la jeune fille
porter un doigt ? ses l?vres.
?Venez,? lui dit Nadia.
Et, d'un air indiff?rent, Alcide Jolivet, faisant signe ? Harry Blount
de l'accompagner, la suivit.
Mais, si la surprise des journalistes avait ?t? grande ? rencontrer
Nadia sur ce radeau, elle fut sans bornes, quand ils aper?urent Michel
Strogoff, qu'ils ne pouvaient croire vivant.
A leur approche, Michel Strogoff n'avait pas boug?.
Alcide Jolivet s'?tait retourn? vers la jeune fille.
?Il ne vous voit pas, messieurs, dit Nadia. Les Tartares lui ont br?l?
les yeux! Mon pauvre fr?re est aveugle!?
Un vif sentiment de piti? se peignit sur la figure d'Alcide Jolivet et
de son compagnon.
Un instant apr?s, tous deux, assis pr?s de Michel Strogoff, lui
serraient la main et attendaient qu'il leur parl?t.
?Messieurs, dit Michel Strogoff ? voix basse, vous ne devez pas savoir
qui je suis, ni ce que je suis venu faire en Sib?rie. Je vous demande
de respecter mon secret. Me le promettez-vous?
--Sur l'honneur, r?pondit Alcide Jolivet.
--Sur ma foi de gentleman, ajouta Harry Blount.
--Bien, messieurs.
--Pouvons-nous vous ?tre utile? demanda Harry Blount. Voulez-vous que
nous vous aidions ? accomplir votre t?che?
--Je pr?f?re agir seul, r?pondit Michel Strogoff.
--Mais ces gueux-l? vous ont br?l? la vue, dit Alcide Jolivet.
--J'ai Nadia, et ses yeux me suffisent!?
Une demi-heure plus tard, le radeau, apr?s avoir quitt? le petit port
de Livenitchnaia, s'engageait dans le fleuve. Il ?tait cinq heures du
soir. La nuit allait venir. Elle devait ?tre tr?s-obscure et
tr?s-froide aussi, car la temp?rature ?tait d?j? au-dessous de z?ro.
Alcide Jolivet et Harry Blount, s'ils avaient promis le secret ?
Michel Strogoff, ne le quitt?rent cependant pas. Ils caus?rent ? voix
basse, et l'aveugle, compl?tant ce qu'il savait d?j? par ce qu'ils lui
apprirent, put se faire une id?e exacte de l'?tat des choses.
Il ?tait certain que les Tartares investissaient actuellement
Irkoutsk, et que les trois colonnes avaient op?r? leur jonction. On ne
pouvait donc douter que l'?mir et Ivan Ogareff ne fussent devant la
capitale.
Mais pourquoi cette h?te d'y arriver que montrait le courrier du czar,
maintenant que la lettre imp?riale ne pouvait plus ?tre remise par lui
au grand-duc, et qu'il n'en connaissait pas le contenu? Alcide Jolivet
et Harry Blount ne le comprirent pas plus que ne l'avait compris
Nadia.
D'ailleurs, il ne fut question du pass? qu'au moment o? Alcide Jolivet
crut devoir dire ? Michel Strogoff:
?Nous vous devons presque des excuses pour ne vous avoir pas serr? la
main avant notre s?paration au relais d'Ichim.
--Non, vous aviez droit de me croire un l?che!
--En tout cas, ajouta Alcide Jolivet, vous avez magnifiquement knout?
la figure de ce mis?rable, et il en portera longtemps la marque!
--Non, pas longtemps!? r?pondit simplement Michel Strogoff.
Une demi-heure apr?s le d?part de Livenitchnaia, Alcide Jolivet et son
compagnon ?taient au courant des cruelles ?preuves par lesquelles
avaient successivement pass? Michel Strogoff et sa compagne. Ils ne
pouvaient qu'admirer sans r?serve une ?nergie que le d?vouement de la
jeune fille avait seul pu ?galer. Et de Michel Strogoff ils pens?rent
exactement ce qu'en avait dit le czar ? Moscou: ?En v?rit?, c'est un
homme!?
Au milieu des gla?ons qu'entra?nait le courant de l'Angara, le radeau
filait avec rapidit?. Un panorama mouvant se d?ployait lat?ralement
sur les deux rives du fleuve, et, par une illusion d'optique, il
semblait que ce f?t l'appareil flottant qui rest?t immobile devant
cette succession de points de vue pittoresques. Ici, c'?taient de
hautes falaises granitiques, ?trangement profil?es; l?, des gorges
sauvages d'o? s'?chappait quelque torrentueuse rivi?re; quelquefois,
une large coup?e avec un village fumant encore, puis, d'?paisses
for?ts de pins qui projetaient d'?clatantes flammes. Mais si les
Tartares avaient laiss? partout des traces de leur passage, on ne les
voyait pas encore, car ils s'?taient plus particuli?rement mass?s aux
approches d'Irkoutsk.
Pendant ce temps, les p?lerins continuaient ? haute voix leurs
pri?res, et le vieux marinier, repoussant les gla?ons qui le serraient
de trop pr?s, maintenait imperturbablement le radeau au milieu du
rapide courant de l'Angara.
CHAPITRE XI
ENTRE DEUX RIVES
A huit heures du soir, ainsi que l'?tat du ciel l'avait fait
pressentir, une obscurit? profonde enveloppa toute la contr?e. La
lune, ?tant nouvelle, ne devait pas se lever sur l'horizon. Du milieu
du fleuve, les rives restaient invisibles. Les falaises se
confondaient ? une faible hauteur avec ces nuages lourds qui se
d?pla?aient ? peine. Par intervalles, quelques souffles venaient de
l'est et semblaient expirer sur cette ?troite vall?e de l'Angara.
L'obscurit? ne pouvait que favoriser dans une grande mesure les
projets des fugitifs. En effet, bien que les avant-postes tartares
dussent ?tre ?chelonn?s sur les deux rives, le radeau avait de
s?rieuses chances de passer inaper?u. Il n'?tait pas vraisemblable,
non plus, que les assi?geants eussent barr? le fleuve en amont
d'Irkoutsk, puisqu'ils savaient que les Russes ne pouvaient attendre
aucun secours par le sud de la province. Avant peu, d'ailleurs, la
nature aurait elle-m?me ?tabli ce barrage, en cimentant par le froid
les gla?ons accumul?s entre les deux rives.
A bord du radeau r?gnait maintenant un absolu silence. Depuis qu'il
descendait le cours du fleuve, la voix des p?lerins ne se faisait plus
entendre. Ils priaient encore, mais leur pri?re n'?tait qu'un murmure
qui ne pouvait arriver jusqu'? la rive. Les fugitifs, ?tendus sur la
plate-forme, rompaient ? peine par la saillie de leurs corps la ligne
horizontale des eaux. Le vieux marinier, couch? ? l'avant pr?s de ses
hommes, s'occupait seulement d'?carter les gla?ons, manoeuvre qui se
faisait sans bruit.
C'?tait aussi une circonstance favorable, cette d?rive des gla?ons, si
elle ne devait pas opposer plus tard un insurmontable obstacle au
passage du radeau. En effet, cet appareil, isol? sur les eaux libres
du fleuve, aurait couru le risque d'?tre aper?u, m?me ? travers
l'ombre ?paisse, tandis qu'il se confondait alors avec ces masses
mouvantes de toutes grandeurs et de toutes formes, et le fracas,
produit par le heurt des blocs qui s'entre-choquaient, couvrait aussi
tout autre bruit suspect.
Un froid tr?s-aigu se propageait ? travers l'atmosph?re, les fugitifs
en souffrirent cruellement, n'ayant d'autre abri que quelques branches
de bouleau. Ils se pressaient les uns contre les autres, afin de mieux
supporter l'abaissement de temp?rature, qui, pendant cette nuit,
devait atteindre dix degr?s au-dessous de z?ro. Le peu de vent qui
arrivait, apr?s avoir effleur? les montagnes de l'est, tapiss?es de
neige, piquait vivement.
Michel Strogoff et Nadia, couch?s ? l'arri?re, supportaient sans se
plaindre ce surcro?t de souffrance. Alcide Jolivet et Harry Blount,
plac?s pr?s d'eux, r?sistaient de leur mieux ? ces premiers assauts de
l'hiver sib?rien. Ni les uns ni les autres ne causaient maintenant,
m?me ? voix basse. La situation, d'ailleurs, les absorbait tout
entiers. A chaque instant, un incident pouvait se produire, un danger,
une catastrophe m?me, dont ils ne se seraient pas tir?s indemnes.
Pour un homme qui comptait atteindre bient?t son but, Michel Strogoff
semblait ?tre singuli?rement calme. D'ailleurs, dans les plus graves
conjonctures, son ?nergie ne l'avait jamais abandonn?. Il entrevoyait
d?j? le moment o? il lui serait enfin permis de penser ? sa m?re, ?
Nadia, ? lui-m?me! Il ne craignait plus qu'une derni?re et mauvaise
chance: c'?tait que le radeau ne f?t absolument arr?t? par un barrage
de gla?ons avant d'avoir atteint Irkoutsk, il ne songeait qu'? cela,
bien d?cid? d'ailleurs, s'il le fallait, ? tenter quelque supr?me coup
d'audace.
Nadia, remise par ces quelques heures de repos, avait retrouv? cette
?nergie physique, que la mis?re avait pu briser quelquefois, sans
avoir jamais ?branl? son ?nergie morale. Elle songeait aussi qu'au cas
o? Michel Strogoff ferait un nouvel effort pour atteindre son but,
elle devrait ?tre l? pour le guider. Mais, en m?me temps qu'elle
s'approchait d'Irkoutsk, l'image de son p?re se dessinait plus
nettement ? son esprit. Elle le voyait dans la ville investie, loin de
ceux qu'il ch?rissait, mais--car elle n'en doutait pas--luttant contre
les envahisseurs avec tout l'?lan de son patriotisme. Avant quelques
heures, si le ciel les favorisait enfin, elle serait dans ses bras,
lui rapportant les derni?res paroles de sa m?re, et rien ne les
s?parerait plus. Si l'exil de Wassili F?dor ne devait pas avoir de
terme, sa fille resterait exil?e avec lui. Puis, par une pente
naturelle, elle revenait ? celui auquel elle devrait d'avoir revu son
p?re, ? ce g?n?reux compagnon, ? ce ?fr?re?, qui, les Tartares
repouss?s, reprendrait le chemin de Moscou, qu'elle ne reverrait plus
peut-?tre!...
Quant ? Alcide Jolivet et ? Harry Blount, ils n'avaient qu'une
seule et m?me pens?e: c'est que la situation ?tait extr?mement
dramatique, et que, bien mise en sc?ne, elle fournirait une
chronique des plus int?ressantes. L'Anglais songeait donc aux
lecteurs du _Daily-Telegraph_, et le Fran?ais ? ceux de sa cousine
Madeleine. Au fond, ils n'?taient pas sans ?prouver quelque ?motion
tous les deux.
?Eh! tant mieux! pensait Alcide Jolivet. Il faut ?tre ?mu pour
?mouvoir! Je crois m?me qu'il y a un vers c?l?bre ? ce sujet, mais, du
diable! si je sais...?
Et avec ses yeux si exerc?s, il cherchait ? percer l'ombre ?paisse qui
enveloppait le fleuve.
Cependant, de grands ?clats de lumi?re rompaient parfois ces t?n?bres
et d?coupaient les divers massifs des rives sous un aspect
fantastique. C'?tait quelque for?t en feu, quelque village br?lant
encore, sinistre reproduction des tableaux du jour avec le contraste
de la nuit en plus. L'Angara s'illuminait alors d'une berge ? l'autre.
Les gla?ons formaient autant de miroirs qui, r?verb?rant la flamme
sous tous les angles et sous toutes les couleurs, se d?pla?aient
suivant les caprices du courant. Le radeau, confondu au milieu de ces
corps flottants, passait, sans ?tre aper?u.
Le danger n'?tait donc pas encore l?.
Mais un p?ril d'une autre nature mena?ait les fugitifs. Celui-l?, ils
ne pouvaient le pr?voir, et, surtout, ils ne pouvaient pas y parer. Ce
fut ? Alcide Jolivet que le hasard le signala, et voici dans quelle
circonstance.
Alcide Jolivet, couch? du c?t? droit du radeau, avait laiss? sa main
pendre au fil de l'eau. Soudain, il fut surpris de l'impression que
lui causa le contact du courant ? sa surface, Il semblait ?tre de
consistance visqueuse, comme s'il eut ?t? form? d'une huile min?rale.
Alcide Jolivet, contr?lant alors le toucher par l'odorat, ne put s'y
tromper. C'?tait bien une couche de naphte liquide, qui surnageait ?
la partie sup?rieure du courant de l'Angara et coulait avec lui!
Le radeau flottait-il donc r?ellement sur cette substance qui est si
?minemment combustible? D'o? venait ce naphte? ?tait-ce un ph?nom?ne
naturel qui l'avait projet? ? la surface de l'Angara, ou devait-il
servir comme un engin destructeur, mis en oeuvre par les Tartares?
Ceux-ci voulaient-ils porter l'incendie jusque dans Irkoutsk par des
moyens que les droits de la guerre ne justifient jamais entre nations
civilis?es?
Telles furent les deux questions que se posa Alcide Jolivet, mais de
cet incident il crut devoir n'instruire qu'Harry Blount, et tous deux
furent d'accord pour ne point alarmer leurs compagnons en leur
r?v?lant ce nouveau danger.
On sait que le sol de l'Asie centrale est comme une ?ponge impr?gn?e
de carbures d'hydrog?ne liquides. Au port de Bakou, sur la fronti?re
persane, ? la presqu'?le d'Abch?ron, sur la Caspienne, dans l'Asie
Mineure, en Chine, dans le Youg-Hyan, dans le Birman, les sources
d'huiles min?rales sourdent par milliers ? la surface des terrains.
C'est le ?pays de l'huile?, semblable ? celui qui porte maintenant ce
nom dans le Nord-Am?rique.
Durant certaines f?tes religieuses, principalement au port de Bakou,
les indig?nes, adorateurs du feu, lancent ? la surface de la mer le
naphte liquide, qui surnage, gr?ce ? sa densit? inf?rieure ? celle de
l'eau. Puis, la nuit venue, lorsqu'une couche d'huile min?rale s'est
ainsi r?pandue sur la Caspienne, ils l'enflamment et se donnent
l'incomparable spectacle d'un oc?an de feu qui ondule et d?ferle sous
la brise.
Mais ce qui n'est qu'une r?jouissance ? Bakou e?t ?t? un d?sastre sur
les eaux de l'Angara. Que le feu fut mis par malveillance ou
imprudence, en un clin d'oeil l'inflammation se f?t propag?e jusqu'au
del? d'Irkoutsk.
En tout cas, sur le radeau, aucune imprudence n'?tait ? craindre; mais
tout ?tait ? redouter de ces incendies allum?s sur les deux rives de
l'Angara, car il suffisait d'un brandon ou d'une ?tincelle, tombant
dans le fleuve, pour allumer ce courant de naphte.
Ce que furent les appr?hensions d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount, on
le comprend mieux qu'on ne peut le peindre. N'aurait-il pas ?t?
pr?f?rable, en pr?sence de ce nouveau p?ril, d'accoster l'une des
rives, d'y d?barquer, d'attendre? Ils se le demand?rent.
?En tout cas, dit Alcide Jolivet, quel que soit le danger, je sais
quelqu'un qui ne d?barquerait pas!?
Et il faisait allusion ? Michel Strogoff
Cependant, le radeau d?rivait rapidement au milieu des gla?ons, dont
les rangs se pressaient de plus en plus.
Jusqu'alors, aucun d?tachement tartare n'avait ?t? signal? sur les
berges de l'Angara, ce qui indiquait que le radeau n'?tait pas encore
arriv? ? la hauteur de leurs avant-postes. Cependant, vers dix heures
du soir, Harry Blount crut voir de nombreux corps noirs qui se
mouvaient ? la surface des gla?ons. Ces ombres, sautant de l'un ?
l'autre, se rapprochaient rapidement.
?Des Tartares!? pensa-t-il.
Et se glissant pr?s du vieux marinier qui se tenait ? l'avant, il lui
montra ce mouvement suspect.
Le vieux marinier regarda attentivement.
?Ce ne sont que des loups, dit-il. J'aime mieux ?a que des Tartares.
Mais il faut se d?fendre, et sans bruit!?
En effet, les fugitifs eurent ? lutter contre ces f?roces carnassiers,
que la faim et le froid jetaient ? travers la province. Les loups
avaient senti le radeau, et bient?t ils l'attaqu?rent. De l?,
n?cessit? pour les fugitifs d'engager la lutte, mais sans se servir
d'armes ? feu, car ils ne pouvaient ?tre ?loign?s des postes tartares.
Les femmes et les enfants se group?rent au centre du radeau, et les
hommes, les uns arm?s de perches, les autres de leur couteau, la
plupart de b?tons, se mirent en mesure de repousser les assaillants.
Ils ne faisaient pas entendre un cri, mais les hurlements des loups
d?chiraient l'air.
Michel Strogoff n'avait pas voulu rester inactif. Il s'?tait ?tendu
sur le c?t? du radeau attaqu? par la bande des carnassiers. Il avait
tir? son couteau, et, chaque fois qu'un loup passait ? sa port?e, sa
main savait le lui enfoncer dans la gorge. Harry Blount et Alcide
Jolivet ne ch?m?rent pas non plus, et ils firent une rude besogne.
Leurs compagnons les secondaient courageusement. Tout ce massacre
s'accomplissait en silence, bien que plusieurs des fugitifs n'eussent
pu ?viter de graves morsures.
Cependant, la lutte ne semblait pas devoir se terminer de sit?t. La
bande de loups se renouvelait sans cesse, et il fallait que la rive
droite de l'Angara en f?t infest?e.
??a ne finira donc jamais!? disait Alcide Jolivet, en manoeuvrant son
poignard, rouge de sang.
Et, de fait, une demi-heure apr?s le commencement de l'attaque, les
loups couraient encore par centaines ? travers les gla?ons.
Les fugitifs, ?puis?s, faiblissaient visiblement alors. Le combat
tournait ? leur d?savantage. En ce moment, un groupe de dix loups de
haute taille, rendus f?roces par la col?re et la faim, les yeux
brillant dans l'ombre comme des braises, envahirent la plate-forme du
radeau. Alcide Jolivet et son compagnon se jet?rent au milieu de ces
redoutables animaux, et Michel Strogoff rampait vers eux, lorsqu'un
changement de front se produisit soudain.
En quelques secondes, les loups eurent abandonn? non-seulement le
radeau, mais aussi les gla?ons ?pars sur le fleuve. Tous ces corps
noirs se dispers?rent, et il fut bient?t constant qu'ils avaient en
toute h?te regagn? la rive droite du fleuve.
C'est qu'il fallait ? ces loups les t?n?bres pour agir, et qu'alors
une intense clart? ?clairait tout le cours de l'Angara.
C'?tait la lueur d'un immense incendie. La bourgade de Poshkavsk
br?lait tout enti?re. Cette fois, les Tartares ?taient l?,
accomplissant leur oeuvre. Depuis ce point, ils occupaient les deux
rives jusqu'au del? d'Irkoutsk. Les fugitifs arrivaient donc ? la zone
dangereuse de leur travers?e, et ils se trouvaient encore ? trente
verstes de la capitale.
Il ?tait onze heures et demie du soir. Le radeau continuait ? glisser
dans l'ombre au milieu des gla?ons, avec lesquels il se confondait
absolument; mais de grandes plaques de lumi?re s'allongeaient parfois
jusqu'? lui. Aussi, les fugitifs, ?tendus sur la plate-forme, ne se
permettaient-ils pas un mouvement qui p?t les trahir.
La conflagration de la bourgade s'op?rait avec une violence
extraordinaire. Ces maisons, construites en sapin, flambaient comme
des r?sines. Elles ?taient l? cent cinquante qui br?laient ? la fois.
Aux cr?pitements de l'incendie se m?laient les hurlements des
Tartares. Le vieux marinier, en prenant un point d'appui sur les
gla?ons voisins du radeau, ?tait parvenu ? le repousser vers la rive
droite, et une distance de trois ? quatre cents pieds le s?parait
alors des berges flamboyantes de Poshkavsk.
N?anmoins, les fugitifs, ?clair?s par instants, auraient ?t?
certainement aper?us, si les incendiaires n'eussent ?t? trop occup?s ?
la destruction de la bourgade. Mais on comprendra quelles devaient
?tre alors les appr?hensions d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount, en
songeant ? ce liquide combustible sur lequel le radeau flottait.
En effet, des gerbes d'?tincelles s'?chappaient des maisons qui
formaient autant de fournaises ardentes. Au milieu des volutes de
fum?e, ces ?tincelles montaient dans l'air ? une hauteur de cinq ou
six cents pieds. Sur la rive droite, expos?e de face ? cette
conflagration, les arbres et les falaises apparaissaient comme
enflamm?s. Or, il suffisait d'une ?tincelle, tombant ? la surface de
l'Angara, pour que l'incendie se propage?t au fil des eaux et port?t
le d?sastre d'une rive ? l'autre. C'?tait, ? bref d?lai, la
destruction du radeau et de tous ceux qu'il entra?nait.
Mais, heureusement, les faibles brises de la nuit ne soufflaient pas
de ce c?t?. Elles continuaient ? venir de l'est et rabattaient les
flammes vers la gauche. Il ?tait donc possible que les fugitifs
?chappassent ? ce nouveau danger.
Et, en effet, la bourgade en flammes fut enfin d?pass?e. Peu ? peu,
l'?clat de l'incendie s'affaiblit, ses cr?pitements diminu?rent, et
les derni?res lueurs disparurent au del? des hautes falaises, qui se
dressaient ? un coude brusque de l'Angara.
Il ?tait environ minuit. L'ombre, redevenue ?paisse, prot?geait de
nouveau le radeau. Les Tartares ?taient toujours l?, qui allaient et
venaient sur les deux rives. On ne les voyait pas, mais on les
entendait. Les feux des postes avanc?s brillaient extraordinairement.
Cependant, il devenait n?cessaire de manoeuvrer avec plus de pr?cision
au milieu des gla?ons qui se resserraient.
Le vieux marinier se releva, et les moujiks reprirent leurs gaffes.
Tous avaient fort ? faire, et la conduite du radeau devenait de plus
en plus difficile, car le lit du fleuve s'obstruait visiblement.
Michel Strogoff s'?tait gliss? jusqu'? l'avant.
Alcide Jolivet l'avait suivi.
Tous deux ?coutaient ce que disaient le vieux marinier et ses hommes.
?Veille sur la droite!
--Voil? les gla?ons qui se prennent ? gauche!
--D?fends! d?fends avec ta gaffe!
--Avant une heure, nous serons arr?t?s!...
--Si Dieu le veut! r?pondit le vieux marinier. Contre sa volont?, il
n'y a rien ? faire.
--Vous les entendez, dit Alcide Jolivet.
--Oui, r?pondit Michel Strogoff, mais Dieu est avec nous!?
Cependant, la situation s'aggravait de plus en plus. Si la d?rive du
radeau venait ? ?tre suspendue, non-seulement les fugitifs
n'arriveraient pas ? Irkoutsk, mais ils seraient oblig?s d'abandonner
leur appareil flottant, qui, ?cras? par les gla?ons, ne tarderait pas
? manquer sous eux. Les cordes d'osier se briseraient alors, les
troncs de sapins, s?par?s violemment, s'engageraient sous la cro?te
durcie, et les malheureux n'auraient plus d'autre refuge que les
gla?ons eux-m?mes. Or, le jour venu, ils seraient aper?us des Tartares
et massacr?s sans piti?!
Michel Strogoff revint ? l'arri?re, l? o? Nadia l'attendait. Il
s'approcha de la jeune fille, il lui prit la main et lui posa cette
invariable question: ?Nadia, es-tu pr?te?? ? laquelle elle r?pondit
comme toujours:
?Je suis pr?te!?
Pendant quelques verstes encore, le radeau continua de d?river au
milieu des glaces flottantes. Si l'Angara se resserrait, il se
formerait un barrage, et, cons?quemment, il y aurait impossibilit? de
suivre le courant. D?j? la d?rive se faisait beaucoup plus lentement.
A chaque instant, c'?taient des chocs ou des d?tours. Ici, un abordage
? ?viter, l?, une passe ? prendre. Enfin, retards tr?s-inqui?tants.
En effet, il n'y avait plus que quelques heures de nuit. Si les
fugitifs n'atteignaient pas Irkoutsk avant cinq heures du matin, ils
devaient perdre tout espoir d'y entrer jamais.
Or, ? une heure et demie, malgr? tous les efforts qui furent tent?s,
la radeau vint buter contre un ?pais barrage et s'arr?ta
d?finitivement. Les gla?ons, qui d?rivaient en amont, se jet?rent sur
lui, le press?rent contre l'obstacle et l'immobilis?rent, comme s'il
e?t ?t? ?chou? sur un r?cif.
En cet endroit, l'Angara se resserrait, et son lit ?tait r?duit ? la
moiti? de sa largeur normale. De l?, accumulation des glaces, qui
s'?taient peu ? peu soud?es les unes aux autres sous la double
influence de la pression, qui ?tait consid?rable, et du froid, dont
l'intensit? redoublait. Cinq cents pas en aval, le lit du fleuve
s'?largissait de nouveau, et les gla?ons, se d?tachant peu ? peu du
bord inf?rieur de ce champ, continuaient ? d?river vers Irkoutsk. Donc
il est probable que, sans ce resserrement des rives, le barrage ne se
f?t pas form?, et que le radeau aurait pu continuer ? descendre le
courant. Mais le malheur ?tait irr?parable, et les fugitifs devaient
renoncer ? tout espoir d'atteindre leur but.
S'ils avaient eu ? leur disposition les outils qu'emploient
ordinairement les baleiniers pour s'ouvrir des canaux ? travers les
ice-fields, s'ils avaient pu couper ce champ jusqu'? l'endroit o?
s'?largissait la rivi?re, peut-?tre le temps ne leur e?t-il pas
manqu?? Mais pas une scie, pas un pic, rien qui perm?t d'entamer cette
cro?te, que l'extr?me froid rendait dure comme du granit.
Quel parti prendre?
En ce moment, des coups de fusil ?clat?rent sur la rive droite de
l'Angara. Une pluie de balles fut dirig?e sur le radeau. Les
malheureux avaient-ils donc ?t? aper?us. ?videmment, car d'autres
d?tonations retentirent sur la rive gauche. Les fugitifs, pris entre
deux feux, devinrent le point de mire des tireurs tartares.
Quelques-uns furent bless?s par ces balles, bien que, au milieu de
cette obscurit?, elles n'arrivassent qu'au hasard.
?Viens, Nadia,? murmura Michel Strogoff ? l'oreille de la jeune fille.
Sans faire une seule observation, ?pr?te ? tout?, Nadia prit la main
de Michel Strogoff.
?Il s'agit de traverser le barrage, lui dit-il tout bas. Guide-moi,
mais que personne ne nous voie quitter le radeau!?
Nadia ob?it. Michel Strogoff et elle se gliss?rent rapidement ? la
surface du champ, au milieu de cette profonde obscurit? que
d?chiraient ?a et l? les coups de feu.
Nadia rampait en avant de Michel Strogoff. Les balles tombaient autour
d'eux comme une gr?le violente et cr?pitaient sur les glaces. La
surface du champ, raboteuse et sillonn?e d'ar?tes vives, leur mit les
mains en sang, mais ils avan?aient toujours.
Dix minutes plus tard, le bord inf?rieur du barrage ?tait atteint. L?,
les eaux de l'Angara redevenaient libres. Quelques gla?ons, d?tach?s
peu ? peu du champ, reprenaient le courant et descendaient vers la
ville.
Nadia comprit ce que voulait tenter Michel Strogoff. Elle vit un de
ces gla?ons qui ne tenait plus que par une ?troite langue.
?Viens,? dit Nadia.
Et tous deux se couch?rent sur ce morceau de glace, qu'un l?ger
balancement d?gagea du barrage.
Le gla?on commen?a ? d?river. Le lit du fleuve s'?largissant, la route
?tait libre.
Michel Strogoff et Nadia ?coutaient les coups de feu, les cris de
d?tresse, les hurlements de Tartares qui se faisaient entendre en
amont... Puis, peu ? peu, ces bruits de profonde angoisse et de joie
f?roce s'?teignirent dans l'?loignement.
?Pauvres compagnons!? murmura Nadia.
Pendant une demi-heure, le courant entra?na rapidement le gla?on qui
portait Michel Strogoff et Nadia, A tout moment, ils pouvaient
craindre qu'il ne s'effondr?t sous eux. Pris dans le fil des eaux, il
suivait le milieu du fleuve, et il ne serait n?cessaire de lui
imprimer une direction oblique que lorsqu'il s'agirait d'accoster les
quais d'Irkoutsk,
Michel Strogoff, les dents serr?es, l'oreille au guet, ne pronon?ait
pas une seule parole. Jamais il n'avait ?t? si pr?s du but. Il sentait
qu'il allait l'atteindre!...
Vers deux heures du matin, une double rang?e de lumi?res ?toila le
sombre horizon dans lequel se confondaient les deux rives de l'Angara.
A droite, c'?taient les lueurs jet?es par Irkoutsk. A gauche, les feux
du camp tartare.
Michel Strogoff n'?tait plus qu'? une demi-verste de la ville.
?Enfin!? murmura-t-il.
Mais, soudain, Nadia poussa un cri.
A ce cri, Michel Strogoff se redressa sur le gla?on, qui vacillait. Sa
main se tendit vers le haut de l'Angara. Sa figure, tout ?clair?e de
reflets bleu?tres, devint effrayante ? voir, et alors, comme si ses
yeux se fussent rouverts ? la lumi?re:
?Ah! s'?cria-t-il, Dieu lui-m?me est donc contre nous!?
CHAPITRE XII
IRKOUTSK.
Irkoutsk, capitale de la Sib?rie orientale, est une ville peupl?e, en
temps ordinaire, de trente mille habitants. Une berge assez ?lev?e,
qui se dresse sur la rive droite de l'Angara, sert d'assise ? ses
?glises, que domine une haute cath?drale, et ? ses maisons, dispos?es
dans un pittoresque d?sordre.
Vue d'une certaine distance, du haut de la montagne qui se dresse ?
une vingtaine de verstes sur la grande route sib?rienne, avec ses
coupoles, ses clochetons, ses fl?ches ?lanc?es comme des minarets, ses
d?mes ventrus comme des potiches japonaises, elle prend un aspect
quelque peu oriental. Mais cette physionomie dispara?t aux yeux du
voyageur, d?s qu'il y a fait son entr?e. La ville, moiti? byzantine,
moiti? chinoise, redevient europ?enne par ses rues macadamis?es,
bord?es de trottoirs, travers?es de canaux, plant?es de bouleaux
gigantesques, par ses maisons de briques et de bois, dont
quelques-unes ont plusieurs ?tages, par les ?quipages nombreux qui la
sillonnent, non-seulement tarentass et t?l?gues, mais coup?s et
cal?ches, enfin par toute une cat?gorie d'habitants tr?s-avanc?s dans
les progr?s de la civilisation et auxquels les modes les plus
nouvelles de Paris ne sont point ?trang?res.
A cette ?poque, Irkoutsk, refuge de Sib?riens de la province, ?tait
encombr?e. Les ressources en toutes choses y abondaient. Irkoutsk,
c'est l'entrep?t de ces innombrables marchandises qui s'?changent
entre la Chine, l'Asie centrale et l'Europe. On n'avait donc pas
craint d'y attirer les paysans de la vall?e d'Angara, des
Mongols-Khalkas, des Toungouzes, des Bourets, et de laisser s'?tendre
le d?sert entre les envahisseurs et la ville.
Irkoutsk est la r?sidence du gouverneur g?n?ral de la Sib?rie
orientale. Au-dessous de lui fonctionnent un gouverneur civil, aux
mains duquel se concentre l'administration de la province, un ma?tre
de police, fort occup? dans une ville o? les exil?s abondent, et enfin
un maire, chef des marchands, personnage consid?rable par son immense
fortune et pour l'influence qu'il exerce sur ses administr?s.
La garnison d'Irkoutsk se composait alors d'un r?giment de Cosaques ?
pied, qui comptait environ deux mille hommes, et d'un corps de
gendarmes s?dentaires, portant le casque et l'uniforme bleu galonn?
d'argent.
En outre, on le sait, et par suite de circonstances particuli?res, le
fr?re du czar ?tait enferm? dans la ville depuis le d?but de
l'invasion.
Cette situation veut ?tre pr?cis?e.
C'?tait un voyage d'une importance politique qui avait conduit le
grand-duc dans ces lointaines provinces de l'Asie orientale.
Le grand-duc, apr?s avoir parcouru les principales cit?s sib?riennes,
voyageant en militaire plut?t qu'en prince, sans aucun apparat,
accompagn? de ses officiers, escort? d'un d?tachement de Cosaques,
s'?tait transport? jusqu'aux contr?es transba?kaliennes. Nikolaevsk,
la derni?re ville russe qui soit situ?e au littoral de la mer
d'Okhotsk, avait ?t? honor?e de sa visite.
Arriv? aux confins de l'immense empire moscovite, le grand-duc
revenait vers Irkoutsk, o? il comptait reprendre la route de l'Europe,
quand lui arriv?rent les nouvelles de cette invasion aussi mena?ante
que subite. Il se h?ta de rentrer dans la capitale, mais, lorsqu'il y
arriva, les communications avec la Russie allaient ?tre interrompues.
Il re?ut encore quelques t?l?grammes de P?tersbourg et de Moscou, il
put m?me y r?pondre. Puis, le fil fut coup? dans les circonstances que
l'on conna?t.
Irkoutsk ?tait isol?e du reste du monde.
Le grand-duc n'avait plus qu'? organiser la r?sistance, et c'est ce
qu'il fit avec cette fermet? et ce sang-froid dont il a donn?, en
d'autres circonstances, d'incontestables preuves.
Les nouvelles de la prise d'Ichim, d'Omsk, de Tomsk parvinrent
successivement ? Irkoutsk. Il fallait donc ? tout prix sauver de
l'occupation cette capitale de la Sib?rie. On ne devait pas compter
sur des secours prochains. Le peu de troupes diss?min?es dans les
provinces de l'Amour et dans le gouvernement d'Irkoutsk ne pouvaient
arriver en assez grand nombre pour arr?ter les colonnes tartares. Or,
puisqu'Irkoutsk ?tait dans l'impossibilit? d'?chapper ?
l'investissement, ce qui importait avant tout, c'?tait de mettre la
ville en ?tat de soutenirun si?ge de quelque dur?e.
Ces travaux furent commenc?s le jour o? Tomsk tombait entre les mains
des Tartares. En m?me temps que cette derni?re nouvelle, le grand-duc
apprenait que l'?mir de Boukhara et les khans alli?s dirigeaient en
personne le mouvement, mais ce qu'il ignorait, c'?tait que le
lieutenant de ces chefs barbares f?t Ivan Ogareff, un officier russe
qu'il avait lui-m?me cass? de ses grades et qu'il ne connaissait pas.
Tout d'abord, ainsi qu'on l'a vu, les habitants de la province
d'Irkoutsk furent mis en demeure d'abandonner villes et bourgades.
Ceux qui ne se r?fugi?rent pas dans la capitale durent se reporter en
arri?re, au del? du lac Ba?kal, l? o? tr?s-probablement l'invasion
n'?tendrait pas ses ravages. Les r?coltes en bl? et en fourrages
furent r?quisitionn?es pour la ville, et ce dernier rempart de la
puissance moscovite dans l'extr?me Orient fut mis ? m?me de r?sister
pendant quelque temps.
Irkoutsk, fond?e en 1611, est situ?e au confluent de l'Irkout et de
l'Angara, sur la rive droite de ce fleuve. Deux ponts en bois, b?tis
sur pilotis, dispos?s de mani?re ? s'ouvrir dans toute la largeur du
chenal pour les besoins de la navigation, r?unissent la ville ? ses
faubourgs qui s'?tendent sur la rive gauche. De ce c?t?, la d?fense
?tait facile. Les faubourgs furent abandonn?s, les ponts d?truits. Le
passage de l'Angara, fort large en cet endroit, n'e?t pas ?t? possible
sous le feu des assi?g?s.
Mais le fleuve pouvait ?tre franchi en amont et en aval de la ville,
et, par cons?quent, Irkoutsk risquait d'?tre attaqu?e par sa partie
est, qu'aucun mur d'enceinte ne prot?geait.
C'est donc ? des travaux de fortification que les bras furent occup?s
tout d'abord. On travailla jour et nuit. Le grand-duc trouva une
population z?l?e ? la besogne, que, plus tard, il devait retrouver
courageuse ? la d?fense. Soldats, marchands, exil?s, paysans, tous se
d?vou?rent au salut commun. Huit jours avant que les Tartares
parussent sur l'Angara, des murailles en terre avaient ?t? ?lev?es. Un
foss?, inond? par les eaux de l'Angara, ?tait creus? entre l'escarpe
et la contre-escarpe. La ville ne pouvait plus ?tre enlev?e par un
coup de main. Il fallait l'investir et l'assi?ger.
La troisi?me colonne tartare--celle qui venait de remonter la vall?e
de l'Yenise?--parut le 24 septembre en vue d'Irkoutsk. Elle occupa
imm?diatement les faubourgs abandonn?s, dont les maisons m?mes avaient
?t? d?truites, afin de ne point g?ner l'action de l'artillerie du
grand-duc, malheureusement insuffisante.
Les Tartares s'organis?rent donc en attendant l'arriv?e des deux
autres colonnes, command?es par l'?mir et ses alli?s.
La jonction de ces divers corps s'op?ra le 25 septembre, au camp de
l'Angara, et toute l'arm?e, sauf les garnisons laiss?es dans les
principales villes conquises, fut concentr?e sous la main de
F?ofar-Khan.
Le passage de l'Angara ayant ?t? regard? par Ivan Ogareff comme
impraticable devant Irkoutsk, une forte partie des troupes traversa le
fleuve, ? quelques verstes en aval, sur des ponts de bateaux qui
furent ?tablis ? cet effet. Le grand-duc ne tenta pas de s'opposer ?
ce passage. Il n'e?t pu que le g?ner, non l'emp?cher, n'ayant point
d'artillerie de campagne ? sa disposition, et c'est avec raison qu'il
resta renferm? dans Irkoutsk.
Les Tartares occup?rent donc la rive droite du fleuve; puis, ils
remont?rent vers la ville, ils br?l?rent en passant la maison d'?t? du
gouverneur g?n?ral, situ?e dans les bois qui dominent de haut le cours
de l'Angara, et ils vinrent d?finitivement prendre position pour le
si?ge, apr?s avoir enti?rement investi Irkoutsk.
Ivan Ogareff, ing?nieur habile, ?tait tr?s-certainement en ?tat de
diriger les op?rations d'un si?ge r?gulier; mais les moyens mat?riels
lui manquaient pour op?rer rapidement. Aussi, avait-il esp?r?
surprendre Irkoutsk, le but de tous ses efforts.
On voit que les choses avaient tourn? autrement qu'il ne comptait.
D'une part, marche de l'arm?e tartare retard?e par la bataille de
Tomsk; de l'autre, rapidit? imprim?e par le grand-duc aux travaux de
d?fense: ces deux raisons avaient suffi ? faire ?chouer ses projets.
Il se trouva donc dans la n?cessit? de faire un si?ge en r?gle.
Cependant, sous son inspiration, l'?mir essaya deux fois d'enlever la
ville au prix d'un grand sacrifice d'hommes. Il jeta ses soldats sur
les fortifications en terre qui pr?sentaient quelques points faibles;
mais ces deux assauts furent repouss?s avec le plus grand courage. Le
grand-duc et ses officiers ne se m?nag?rent pas en cette occasion. Ils
donn?rent de leur personne; ils entra?n?rent la population civile aux
remparts. Bourgeois et moujiks firent remarquablement leur devoir. Au
second assaut, les Tartares ?taient parvenus ? forcer une des portes
de l'enceinte. Un combat eut lieu en t?te de cette grande rue de
Bolcha?a, longue de deux verstes, qui vient aboutir aux rives de
l'Angara. Mais les Cosaques, les gendarmes, les citoyens, leur
oppos?rent une vive r?sistance, et les Tartares durent rentrer dans
leurs positions.
Ivan Ogareff pensa alors ? demander ? la trahison ce que la force ne
pouvait lui donner. On sait que son projet ?tait de p?n?trer dans la
ville, d'arriver jusqu'au grand-duc, de capter sa confiance, et, le
moment venu, de livrer une des portes aux assi?geants; puis, cela
fait, d'assouvir sa vengeance sur le fr?re du czar.
La tsigane Sangarre, qui l'avait accompagn? au camp de l'Angara, le
poussa ? mettre ce projet ? ex?cution.
En effet, il convenait d'agir sans retard. Les troupes russes du
gouvernement d'Irkoutsk marchaient sur Irkoutsk. Elles s'?taient
concentr?es sur le cours sup?rieur de la Lena, dont elles remontaient
la vall?e. Avant six jours, elles devaient ?tre arriv?es. Il fallait
donc qu'avant six jours Irkoutsk f?t livr?e par trahison.
Ivan Ogareff n'h?sita plus.
Un soir, le 2 octobre, un conseil de guerre fut tenu dans le grand
salon du palais du gouverneur g?n?ral. C'est l? que r?sidait le
grand-duc.
Ce palais, ?lev? ? l'extr?mit? de la rue de Bolcha?a, dominait le
cours du fleuve sur un long parcours. A travers les fen?tres de sa
principale fa?ade, on apercevait le camp tartare, et une artillerie
assi?geante de plus grande port?e que celle des Tartares l'e?t rendu
inhabitable.
Le grand-duc, le g?n?ral Voranzoff et le gouverneur de la ville, le
chef des marchands, auxquels s'?taient r?unis un certain nombre
d'officiers sup?rieurs, venaient d'arr?ter diverses r?solutions.
?Messieurs, dit le grand-duc, vous connaissez exactement notre
situation. J'ai le ferme espoir que nous pourrons tenir jusqu'?
l'arriv?e des troupes d'Irkoutsk. Nous saurons bien alors chasser ces
hordes barbares, et il ne d?pendra pas de moi qu'ils ne payent
ch?rement cet envahissement du territoire moscovite.
--Votre Altesse sait qu'elle peut compter sur toute la population
d'Irkoutsk, r?pondit le g?n?ral Voranzoff.
--Oui, g?n?ral, r?pondit le grand-duc, et je rends hommage ? son
patriotisme. Gr?ce ? Dieu, elle n'a pas encore ?t? soumise aux
horreurs de l'?pid?mie ou de la famine, et j'ai lieu de croire qu'elle
y ?chappera, mais aux remparts, je n'ai pu qu'admirer son courage.
Vous entendez mes paroles, monsieur le chef des marchands, et je vous
prierai de les rapporter telles.
--Je remercie Votre Altesse au nom de la ville, r?pondit le chef des
marchands. Oserai-je lui demander quel d?lai extr?me elle assigne ?
l'arriv?e de l'arm?e de secours?
--Six jours au plus, monsieur, r?pondit le grand-duc. Un ?missaire
adroit et courageux a pu p?n?trer ce matin dans la ville, et il m'a
appris que cinquante mille Russes s'avan?aient ? marche forc?e sous
les ordres du g?n?ral Kisselef. Ils ?taient, il y a deux jours, sur
les rives de la Lena, ? Kirensk, et, maintenant, ni le froid ni les
neiges ne les emp?cheront d'arriver. Cinquante mille hommes de bonnes
troupes, prenant en flanc les Tartares, auront bient?t fait de nous
d?gager.
--J'ajouterai, dit le chef des marchands, que le jour o? Votre Altesse
ordonnera une sortie, nous serons pr?ts ? ex?cuter ses ordres.
--Bien, monsieur, r?pondit le grand-duc. Attendons que nos t?tes de
colonnes aient paru sur les hauteurs, et nous ?craserons les
envahisseurs.?
Puis, se retournant vers le g?n?ral Voranzoff:
?Nous visiterons demain, dit-il, les travaux de la rive droite.
L'Angara charrie des gla?ons, il ne tardera pas ? se prendre, et, dans
ce cas, les Tartares pourraient peut-?tre le passer.
--Que Votre Altesse me permette de lui faire une observation, dit le
chef des marchands.
--Faites, monsieur.
--J'ai vu la temp?rature tomber plus d'une fois ? trente et quarante
degr?s au-dessous de z?ro, et l'Angara a toujours charri? sans se
congeler enti?rement. Cela tient sans doute ? la rapidit? de son
cours. Si donc les Tartares n'ont d'autre moyen de franchir le fleuve,
je puis garantir ? Votre Altesse qu'ils n'entreront pas ainsi dans
Irkoutsk.?
Le gouverneur g?n?ral confirma l'assertion du chef des marchands.
?C'est une circonstance heureuse, r?pondit le grand-duc. N?anmoins,
nous nous tiendrons pr?ts ? tout ?v?nement.?
Se retournant alors vers le ma?tre de police:
?Vous n'avez rien ? me dire, monsieur? lui demanda-t-il.
--J'ai ? faire conna?tre ? Votre Altesse, r?pondit le ma?tre de
police, une supplique qui lui est adress?e par mon interm?diaire.
--Adress?e par....?
--Par les exil?s de Sib?rie, qui, Votre Altesse le sait, sont au
nombre de cinq cents dans la ville.?
Les exil?s politiques, repartis dans toute la province, avaient ?t? en
effet concentr?s ? Irkoutsk depuis le d?but de l'invasion. Ils avaient
ob?i ? l'ordre de rallier la ville et d'abandonner les bourgades o?
ils exer?aient des professions diverses, ceux-ci m?decins, ceux-l?
professeurs, soit au Gymnase, soit ? l'?cole japonaise, soit ? l'?cole
de navigation. D?s le d?but, le grand-duc, se fiant, comme le czar, ?
leur patriotisme, les avait arm?s, et il avait trouv? en eux de braves
d?fenseurs.
?Que demandent les exil?s? dit le grand-duc.
--Ils demandent ? Votre Altesse, r?pondit le ma?tre de police,
l'autorisation de former un corps sp?cial et d'?tre plac?s en t?te ?
la premi?re sortie.
--Oui, r?pondit le grand duc avec une ?motion qu'il ne chercha point ?
cacher, ces exil?s sont des Russes, et c'est bien leur droit de se
battre pour leur pays!
--Je crois pouvoir affirmer ? Votre Altesse, dit le gouverneur
g?n?ral, qu'elle n'aura pas de meilleurs soldats.
--Mais il leur faut un chef, r?pondit le grand-duc. Quel sera-t-il?
--Ils voudraient faire agr?er ? Votre Altesse, dit le ma?tre de
police, l'un d'eux qui s'est distingu? en plusieurs occasions.
--C'est un Russe?
--Oui, un Russe des provinces baltiques.
--Il se nomme....?
--Wassili F?dor.?
Cet exil? ?tait le p?re de Nadia.
Wassili F?dor, on le sait, exer?ait ? Irkoutsk la profession de
m?decin. C'?tait un homme instruit et charitable, et aussi un homme du
plus grand courage et du plus sinc?re patriotisme. Tout le temps qu'il
ne consacrait pas aux malades, il l'employait ? organiser le
r?sistance. C'est lui qui avait r?uni ses compagnons d'exil dans une
action commune. Les exil?s, jusqu'alors m?l?s aux rangs de la
population, s'?taient comport?s de mani?re ? fixer l'attention du
grand-duc. Dans plusieurs sorties, ils avaient pay? de leur sang leur
dette ? la sainte Russie,--sainte, en v?rit?, et ador?e de ses
enfants! Wassili F?dor s'?tait conduit h?ro?quement. Son nom avait ?t?
cit? ? plusieurs reprises, mais il n'avait jamais demand? ni gr?ces ni
faveurs, et lorsque les exil?s d'Irkoutsk eurent la pens?e de former
un corps sp?cial, il ignorait m?me qu'ils eussent l'intention de le
choisir pour leur chef.
Lorsque le ma?tre de police eut prononc? ce nom devant le grand-duc,
celui-ci r?pondit qu'il ne lui ?tait pas inconnu.
?En effet, r?pondit le g?n?ral Voranzoff, Wassili F?dor est un homme
de valeur et de courage. Son influence sur ses compagnons a toujours
?t? tr?s-grande.
--Depuis quand est-il ? Irkoutsk? demanda le grand-duc.
--Depuis deux ans.
--Et sa conduite....?
--Sa conduite, r?pondit le ma?tre de police, est celle d'un homme
soumis aux lois sp?ciales qui le r?gissent.
--G?n?ral, r?pondit le grand-duc, g?n?ral, veuillez me le pr?senter
imm?diatement.?
Les ordres du grand-duc furent ex?cut?s, et une demi-heure ne s'?tait
pas ?coul?e, que Wassili F?dor ?tait introduit en sa pr?sence.
C'?tait un homme ayant quarante ans au plus, grand, la physionomie
s?v?re et triste. On sentait que toute sa vie se r?sumait dans ce mot:
la lutte, et qu'il avait lutt? et souffert. Ses traits rappelaient
remarquablement ceux de sa fille Nadia F?dor.
Plus que tout autre, l'invasion tartare l'avait frapp? dans sa plus
ch?re affection et ruin? la supr?me esp?rance de ce p?re, exil? ? huit
mille verstes de sa ville natale. Une lettre lui avait appris la mort
de sa femme, et, en m?me temps, le d?part de sa fille, qui avait
obtenu du gouvernement l'autorisation de le rejoindre ? Irkoutsk.
Nadia avait d? quitter Riga le 10 juillet. L'invasion ?tait du 15
juillet. Si, ? cette ?poque, Nadia avait pass? la fronti?re,
qu'?tait-elle devenue au milieu des envahisseurs? On con?oit que ce
malheureux p?re f?t d?vor? d'inqui?tudes, puisque, depuis cette
?poque, il ?tait sans aucune nouvelle de sa fille.
Wassili F?dor, en pr?sence du grand duc, s'inclina et attendit d'?tre
interrog?.
?Wassili F?dor, lui dit le grand-duc, tes compagnons d'exil ont
demand? ? former un corps d'?lite. Ils n'ignorent pas que, dans ces
corps, il faut savoir se faire tuer jusqu'au dernier?
--Ils ne l'ignorent pas, r?pondit Wassili F?dor.
--Ils te veulent pour chef.
--Moi, Altesse?
--Consens-tu ? te mettre ? leur t?te?
--Oui, si le bien de la Russie l'exige.
--Commandant F?dor, dit le grand-duc, tu n'es plus exil?.
--Merci, Altesse, mais puis-je commander ? ceux qui le sont encore?
--Ils ne le sont plus!?
C'?tait la gr?ce de tous ses compagnons d'exil, maintenant ses
compagnons d'armes, que lui accordait le fr?re du czar!
Wassili F?dor serra avec ?motion la main que lui tendit le grand-duc,
et il sortit.
Celui-ci, se retournant alors vers ses officiers:
?Le czar ne refusera pas d'accepter la lettre de gr?ce que je tire sur
lui! dit-il en souriant. Il nous faut des h?ros pour d?fendre la
capitale de la Sib?rie, et je viens d'en faire.?
C'?tait, en effet, un acte de bonne justice et de bonne politique que
cette gr?ce si g?n?reusement accord?e aux exil?s d'Irkoutsk.
La nuit ?tait arriv?e alors. A travers les fen?tres du palais
brillaient les feux du camp tartare, qui ?tincelaient au del? de
l'Angara. Le fleuve charriait de nombreux gla?ons, dont quelques-uns
s'arr?taient aux premiers pilotis des anciens ponts de bois. Ceux que
le courant maintenait dans le chenal d?rivaient avec une extr?me
rapidit?. Il ?tait ?vident, ainsi que l'avait fait observer le chef
des marchands, que l'Angara ne pouvait que tr?s-difficilement se
congeler sur toute sa surface. Donc, le danger d'?tre assailli de ce
c?t? n'?tait pas pour pr?occuper les d?fenseurs d'Irkoutsk.
Dix heures du soir venaient de sonner. Le grand-duc allait cong?dier
ses officiels et se retirer dans ses appartements, quand un certain
tumulte se produisit en dehors du palais.
Presque aussit?t, la porte du salon s'ouvrit, un aide de camp parut,
et, s'avan?ant vers le grand-duc:
?Altesse, dit-il, un courrier du czar!?
CHAPITRE XIII
UN COURRIER DU CZAR.
Un mouvement simultan? porta tous les membres du conseil vers la porte
entr'ouverte. Un courrier du czar, arriva ? Irkoutsk! Si ces officiers
eussent un instant r?fl?chi ? l'improbabilit? de ce fait, ils
l'auraient certainement tenu pour impossible.
Le grand-duc avait vivement march? vers son aide de camp.
?Ce courrier!? dit-il.
Un homme entra. Il avait l'air ?puis? de fatigue. Il portait un
costume de paysan sib?rien, us?, d?chir? m?me, et sur lequel on voyait
quelques trous de balle. Un bonnet moscovite lui couvrait la t?te. Une
balafre, mal cicatris?e, lui coupait la figure. Cet homme avait
?videmment suivi une longue et p?nible route. Ses chaussures, en
mauvais ?tat, prouvaient m?me qu'il avait d? faire ? pied une partie
de son voyage.
?Son Altesse le grand-duc?? s'?cria-t-il en entrant.
Le grand-duc alla ? lui:
?Tu es courrier du czar? demanda-t-il.
--Oui, Altesse.
--Tu viens....?
--De Moscou.
--Tu as quitt? Moscou....?
--Le 15 juillet.
--Tu te nommes....?
--Michel Strogoff.?
C'?tait Ivan Ogareff. Il avait pris le nom et la qualit? de celui
qu'il croyait r?duit ? l'impuissance. Ni le grand-duc, ni personne ne
le connaissait ? Irkoutsk, et il n'avait pas m?me eu besoin de
d?guiser ses traits. Comme il ?tait en mesure de prouver sa pr?tendue
identit?, nul ne pourrait douter de lui. Il venait donc, soutenu par
une volont? de fer, pr?cipiter par la trahison et par l'assassinat le
d?nouement du drame de l'invasion.
Apr?s la r?ponse d'Ivan Ogareff, le grand-duc fit un signe, et tous
ses officiers se retir?rent.
Le faux Michel Strogoff et lui rest?rent seuls dans le salon.
Le grand-duc regarda Ivan Ogareff pendant quelques instants, et avec
une extr?me attention. Puis:
?Tu ?tais, le 15 juillet, ? Moscou? lui demanda-t-il.
--Oui, Altesse, et, dans la nuit du 14 au 15, j'ai vu Sa Majest? le
czar au Palais Neuf.
--Tu as une lettre du czar?
--La voici.?
Et Ivan Ogareff remit au grand-duc la lettre imp?riale, r?duite ? des
dimensions presque microscopiques.
?Cette lettre t'a ?t? donn?e dans cet ?tat? demanda le grand-duc.
--Non, Altesse, mais j'ai d? en d?chirer l'enveloppe, afin de mieux la
d?rober aux soldats de l'?mir.
--As-tu donc ?t? prisonnier des Tartares?
--Oui, Altesse, pendant quelques jours, r?pondit Ivan Ogareff. De l?
vient que, parti le l5 juillet de Moscou, comme l'indique la date de
cette lettre, je ne suis arriv? ? Irkoutsk que le 2 octobre, apr?s
soixante-dix-neuf jours de voyage.?
Le grand-duc prit la lettre. Il la d?plia et reconnut la signature du
czar, pr?c?d?e de la formule sacramentelle, ?crite de sa main. Donc,
nul doute possible sur l'authenticit? de cette lettre, ni m?me sur
l'identit? du courrier. Si sa physionomie farouche avait d'abord
inspir? une m?fiance dont le grand-duc ne laissa rien voir, cette
m?fiance disparut tout ? fait.
Le grand-duc resta quelques instants sans parler. Il lisait lentement
la lettre, afin de bien en p?n?trer le sens.
Reprenant ensuite la parole:
?Michel Strogoff, tu connais le contenu de cette lettre? demanda-t-il.
--Oui, Altesse. Je pouvais ?tre forc? de la d?truire pour qu'elle ne
tomb?t pas entre les mains des Tartares, et, le cas ?ch?ant, je
voulais en rapporter exactement le texte ? Votre Altesse.
--Tu sais que cette lettre nous enjoint de mourir ? Irkoutsk plut?t
que de rendre la ville?
--Je le sais.
--Tu sais aussi qu'elle indique les mouvements des troupes qui ont ?t?
combin?s pour arr?ter l'invasion?
--Oui, Altesse, mais ces mouvements n'ont pas r?ussi.
--Que veux-tu dire?
--Je veux dire qu'Ichim, Omsk, Tomsk, pour ne parler que des villes
importantes des deux Sib?ries, ont ?t? successivement occup?es par les
soldats de F?ofar-Khan.
--Mais y a-t-il eu combat? Nos Cosaques se sont-ils rencontr?s avec
les Tartares?
--Plusieurs fois, Altesse.
--Et ils ont ?t? repouss?s?
--Ils n'?taient pas en forces suffisantes.
--O? ont eu lieu les rencontres dont tu parles?
--A Kolyvan, ? Tomsk....?
Jusqu'ici, Ivan Ogareff n'avait dit que la v?rit?; mais, dans le but
d'?branler les d?fenseurs d'Irkoutsk en exag?rant les avantages
obtenus par les troupes de l'?mir, il ajouta:
?Et une troisi?me fois en avant de Krasnoiarsk.
--Et ce dernier engagement?.... demanda le grand-duc, dont les l?vres
serr?es laissaient ? peine passer les paroles.
--Ce fut plus qu'un engagement, Altesse, r?pondit Ivan Ogareff, ce fut
une bataille.
--Une bataille?
--Vingt mille Russes, venus des provinces de la fronti?re et du
gouvernement de Tobolsk, se sont heurt?s contre cent cinquante mille
Tartares, et, malgr? leur courage, ils ont ?t? an?antis.
--Tu mens! s'?cria le grand-duc, qui essaya, mais vainement, de
ma?triser sa col?re.
--Je dis la v?rit?, Altesse, r?pondit froidement Ivan Ogareff. J'?tais
pr?sent ? cette bataille de Krasnoiarsk, et c'est l? que j'ai ?t? fait
prisonnier!?
Le grand-duc se calma, et, d'un signe, il fit comprendre ? Ivan
Ogareff qu'il ne doutait pas de sa v?racit?.
?Quel jour a eu lieu cette bataille de Krasnoiarsk? demanda-t-il.
--Le 2 septembre.
--Et maintenant toutes les troupes tartares sont concentr?es autour
d'Irkoutsk?
--Toutes.
--Et tu les ?values....?
--A quatre cent mille hommes.?
Nouvelle exag?ration d'Ivan Ogareff dans l'?valuation des arm?es
tartares, et tendant toujours au m?me but.
?Et je ne dois attendre aucun secours des provinces de l'ouest?
demanda le grand-duc.
--Aucun, Altesse, du moins avant la fin de l'hiver.
--Eh bien, entends ceci, Michel Strogoff. Aucun secours ne d?t-il
jamais m'arriver ni de l'ouest ni de l'est, et ces barbares
fussent-ils six cent mille, je ne rendrai pas Irkoutsk!?
L'oeil m?chant d'Ivan Ogareff se plissa l?g?rement. Le tra?tre
semblait dire que le fr?re du czar comptait sans la trahison.
Le grand-duc, d'un temp?rament nerveux, avait grand'peine ? conserver
son calme en apprenant ces d?sastreuses nouvelles. Il allait et venait
dans le salon, sous les yeux d'Ivan Ogareff, qui le couvaient comme
une proie r?serv?e ? sa vengeance. Il s'arr?tait aux fen?tres, il
regardait les feux du camp tartare, il cherchait ? percevoir les
bruits, dont la plupart provenaient du choc des gla?ons entra?n?s par
le courant de l'Angara.
Un quart d'heure se passa sans qu'il fit aucune autre question. Puis,
reprenant la lettre, il en relut un passage et dit:
?Tu sais, Michel Strogoff, qu'il est question dans cette lettre d'un
tra?tre dont j'aurai ? me m?fier?
--Oui, Altesse.
--Il doit essayer d'entrer dans Irkoutsk sous un d?guisement, de
capter ma confiance, puis, l'heure venue, de livrer la ville aux
Tartares.
--Je sais tout cela, Altesse, et je sais aussi qu'Ivan Ogareff a jur?
de se venger personnellement du fr?re du czar.
--Pourquoi?
--On dit que cet officier a ?t? condamn? par le grand-duc ? une
d?gradation humiliante.
--Oui... je me souviens.... Mais il la m?ritait, ce mis?rable, qui
devait plus tard servir contre son pays et y conduire une invasion de
barbares!
--Sa Majest? le czar, r?pondit Ivan Ogareff, tenait surtout ? ce que
vous fussiez pr?venu des criminels projets d'Ivan Ogareff contre votre
personne.
--Oui... la lettre m'en informe....
--Et Sa Majest? me l'a dit elle-m?me en m'avertissant que, pendant mon
voyage ? travers la Sib?rie, j'eusse surtout ? me m?fier de ce
tra?tre.
--Tu l'as rencontr??
--Oui, Altesse, apr?s la bataille de Krasnoiarsk. S'il avait pu
soup?onner que je fusse porteur d'une lettre adress?e ? Votre Altesse
et dans laquelle ses projets ?taient d?voil?s, il ne m'e?t pas fait
gr?ce.
--Oui, tu ?tais perdu! r?pondit le grand-duc. Et comment as-tu pu
t'?chapper?
--En me jetant dans l'Irtyche.
--Et tu es entr? ? Irkoutsk?....
--A la faveur d'une sortie qui a ?t? faite ce soir m?me pour repousser
un d?tachement tartare. Je me suis m?l? aux d?fenseurs de la ville,
j'ai pu me faire reconna?tre, et l'on m'a aussit?t conduit devant
Votre Altesse.
--Bien, Michel Strogoff, r?pondit le grand-duc. Tu as montr? du
courage et du z?le pendant cette difficile mission. Je ne t'oublierai
pas.--As-tu quelque faveur ? me demander?
--Aucune, si ce n'est celle de me battre ? c?t? de Votre Altesse,
r?pondit Ivan Ogareff.
--Soit, Michel Strogoff. Je t'attache d?s aujourd'hui ? ma personne,
et tu seras log? dans ce palais.
--Et si, conform?ment ? l'intention qu'on lui pr?te, Ivan Ogareff se
pr?sente ? Votre Altesse sous un faux nom?....
--Nous le d?masquerons, gr?ce ? toi, qui le connais, et je le ferai
mourir sous le knout. Va.?
Ivan Ogareff salua militairement le grand duc, n'oubliant pas qu'il
?tait capitaine au corps des courriers du czar, et il se retira.
Ivan Ogareff venait donc de jouer avec succ?s son indigne r?le. La
confiance du grand-duc lui ?tait accord?e pleine et enti?re. Il
pourrait en abuser o? et quand il lui conviendrait. Il habiterait ce
palais m?me. Il serait dans le secret des op?rations de la d?fense. Il
tenait donc la situation dans sa main. Personne dans Irkoutsk ne le
connaissait, personne ne pouvait lui arracher son masque. Il r?solut
donc de se mettre ? l'oeuvre sans retard.
En effet, le temps pressait. Il fallait que la ville f?t rendue avant
l'arriv?e des Russes du nord et de l'est, et c'?tait une question de
quelques jours. Les Tartares une fois ma?tres d'Irkoutsk, il ne serait
pas facile de la leur reprendre. En tout cas, s'ils devaient
l'abandonner plus tard, ils ne le feraient pas sans l'avoir ruin?e de
fond en comble, sans que la t?te du grand-duc e?t roul? aux pieds de
F?ofar-Khan.
Ivan Ogareff, ayant toute facilit? de voir, d'observer, d'agir,
s'occupa d?s le lendemain de visiter les remparts. Partout il fut
accueilli avec de cordiales f?licitations par les officiers, les
soldats, les citoyens. Ce courrier du czar ?tait pour eux comme un
lien qui venait de les rattacher ? l'empire. Ivan Ogareff raconta
donc, avec un aplomb qui ne se d?mentit jamais, les fausses p?rip?ties
de son voyage. Puis, adroitement, sans trop y insister d'abord, il
parla de la gravit? de la situation, exag?rant, et les succ?s des
Tartares, ainsi qu'il l'avait fait en s'adressant au grand-duc, et les
forces dont ces barbares disposaient. A l'entendre, les secours
attendus seraient insuffisants, si m?me ils arrivaient, et il ?tait ?
craindre qu'une bataille livr?e sous les murs d'Irkoutsk ne f?t aussi
funeste que les batailles de Kolyvan, de Tomsk et de Krasnoiarsk.
Ces f?cheuses insinuations, Ivan Ogareff ne les prodiguait pas. Il
mettait une certaine circonspection ? les faire p?n?trer peu ? peu
dans l'esprit des d?fenseurs d'Irkoutsk. Il semblait ne r?pondre que
lorsqu'il ?tait trop press? de questions, et comme ? regret. En tout
cas, il ajoutait toujours qu'il fallait se d?fendre jusqu'au dernier
homme et faire plut?t sauter la ville que la rendre!
Le mal n'en e?t pas ?t? moins fait, s'il avait pu se faire. Mais la
garnison et la population d'Irkoutsk ?taient trop patriotes pour se
laisser ?branler. De ces soldats, de ces citoyens enferm?s dans une
ville isol?e au bout du monde asiatique, pas un n'e?t song? ? parler
de capitulation. Le m?pris du Russe pour ces barbares ?tait sans
bornes.
En tout cas, personne non plus ne soup?onna le r?le odieux que jouait
Ivan Ogareff, personne ne pouvait deviner que le pr?tendu courrier du
czar ne f?t qu'un tra?tre.
Une circonstance toute naturelle fit que, d?s son arriv?e ? Irkoutsk,
des rapports fr?quents s'?tablirent entre Ivan Ogareff et l'un des
plus braves d?fenseurs de la ville, Wassili F?dor.
On sait de quelles inqui?tudes ce malheureux p?re ?tait d?vor?. Si sa
fille, Nadia F?dor, avait quitt? la Russie ? la date assign?e par la
derni?re lettre qu'il avait re?ue de Riga, qu'?tait-elle devenue?
Essayait-elle maintenant encore de traverser les provinces envahies,
ou bien ?tait-elle depuis longtemps d?j? prisonni?re? Wassili F?dor ne
trouvait quelque apaisement ? sa douleur que lorsqu'il avait quelque
occasion de se battre contre les Tartares,--occasions trop rares ? son
gr?.
Or, quand Wassili F?dor apprit cette arriv?e si inattendue d'un
courrier du czar, il eut comme un pressentiment que ce courrier
pourrait lui donner des nouvelles de sa fille. Ce n'?tait qu'un espoir
chim?rique, probablement, mais il s'y rattacha. Ce courrier n'avait-il
pas ?t? prisonnier, comme Nadia l'?tait peut-?tre alors?
Wassili F?dor alla trouver Ivan Ogareff, qui saisit cette occasion
d'entrer en relations quotidiennes avec le commandant. Ce ren?gat
pensait-il donc ? exploiter cette circonstance? Jugeait-il tous les
hommes d'apr?s lui? Croyait-il qu'un Russe, m?me un exil? politique,
p?t ?tre assez mis?rable pour trahir son pays?
Quoi qu'il en f?t, Ivan Ogareff r?pondit avec un empressement
habilement feint aux avances que lui fit le p?re de Nadia. Celui-ci,
le lendemain m?me de l'arriv?e du pr?tendu courrier, se rendit au
palais du gouverneur g?n?ral. L?, il fit conna?tre ? Ivan Ogareff les
circonstances dans lesquelles sa fille avait d? quitter la Russie
europ?enne et lui dit quelles ?taient maintenant ses inqui?tudes ? son
?gard.
Ivan Ogareff ne connaissait pas Nadia, bien qu'il l'e?t rencontr?e au
relais d'Ichim le jour o? elle s'y trouvait avec Michel Strogoff. Mais
alors, il n'avait pas plus fait attention ? elle qu'aux deux
journalistes qui ?taient en m?me temps dans la maison de poste. Il ne
put donc donner aucune nouvelle de sa fille ? Wassili F?dor.
?Mais ? quelle ?poque, demanda Ivan Ogareff, votre fille a-t-elle d?
sortir du territoire russe?
--A peu pr?s en m?me temps que vous, r?pondit Wassili F?dor,
--J'ai quitt? Moscou le 15 juillet.
--Nadia a d?, elle aussi, quitter Moscou ? cette ?poque. Sa lettre me
le disait formellement.
--Elle ?tait ? Moscou le 15 juillet? demanda Ivan Ogareff.
--Oui, certainement, ? cette date.
--Eh bien!...? r?pondit Ivan Ogareff. Puis se reprenant:
?Mais non, je me trompe.... J'allais confondre les dates...
ajouta-t-il. Il est malheureusement trop probable que votre fille a d?
franchir la fronti?re, et vous ne pouvez avoir qu'un seul espoir,
c'est qu'elle se soit arr?t?e en apprenant les nouvelles de l'invasion
tartare!?
Wassili F?dor baissa la t?te! Il connaissait Nadia, et il savait bien
que rien n'avait pu l'emp?cher de partir.
Ivan Ogareff venait de commettre l?, gratuitement, un acte de cruaut?
v?ritable. D'un mot il pouvait rassurer Wassili F?dor. Bien que Nadia
e?t pass? la fronti?re sib?rienne dans les circonstances que l'on
sait, Wassili F?dor, en rapprochant la date ? laquelle sa fille se
trouvait ? Nijni-Novgorod et la date de l'arr?t? qui interdisait d'en
sortir, en e?t sans doute conclu ceci: c'est que Nadia n'avait pas pu
?tre expos?e aux dangers de l'invasion, et qu'elle ?tait encore,
malgr? elle, sur le territoire europ?en de l'empire.
Ivan Ogareff, ob?issant ? sa nature, en homme que ne savaient plus
?mouvoir les souffrances des autres, pouvait dire ce mot.... Il ne le
dit pas.
Wassili F?dor se retira le coeur bris?. Apr?s cet entretien, son
dernier espoir venait de s'an?antir.
Pendant les deux jours qui suivirent, 3 et 4 octobre, le grand-duc
demanda plusieurs fois le pr?tendu Michel Strogoff et lui fit r?p?ter
tout ce qu'il avait entendu dans le cabinet imp?rial du Palais-Neuf.
Ivan Ogareff, pr?par? ? toutes ces questions, r?pondit sans jamais
h?siter. Il ne cacha pas, ? dessein, que le gouvernement du czar avait
?t? absolument surpris par l'invasion, que le soul?vement avait ?t?
pr?par? dans le plus grand secret, que les Tartares ?taient d?j?
ma?tres de la ligne de l'Obi, quand les nouvelles arriv?rent ? Moscou,
et, enfin, que rien n'?tait pr?t dans les provinces russes pour jeter
en Sib?rie les troupes n?cessaires ? repousser les envahisseurs.
Puis, Ivan Ogareff, enti?rement libre de ses mouvements, commen?a ?
?tudier Irkoutsk, l'?tat de ses fortifications, leurs points faibles,
afin de profiter ult?rieurement de ses observations, au cas o? quelque
circonstance l'emp?cherait de consommer son acte de trahison. Il
s'attacha plus particuli?rement ? examiner la porte de Bolchn?a, qu'il
voulait livrer.
Deux fois, le soir, il vint sur les glacis de cette porte. Il s'y
promenait, sans crainte de se d?couvrir aux coups des assi?geants,
dont les premiers postes ?taient ? moins d'une verste des remparts. Il
savait bien qu'il n'?tait pas expos?, et m?me qu'il ?tait reconnu. Il
avait entrevu une ombre qui se glissait jusqu'au pied des
terrassements.
Sangarre, risquant sa vie, venait essayer de se mettre en
communication avec Ivan Ogareff.
D'ailleurs, les assi?g?s, depuis deux jours, jouissaient d'une
tranquillit? ? laquelle les Tartares ne les avaient point habitu?s
depuis le d?but de l'investissement.
C'?tait par ordre d'Ivan Ogareff. Le lieutenant de F?ofar-Khan avait
voulu que toutes tentatives pour emporter la ville de vive force
fussent suspendues. Aussi, depuis son arriv?e ? Irkoutsk, l'artillerie
se taisait-elle absolument. Peut-?tre--du moins il l'esp?rait--la
surveillance des assi?g?s se rel?cherait-elle? En tout cas, aux
avant-postes, plusieurs milliers de Tartares se tenaient pr?ts ?
s'?lancer vers la porte d?garnie de ses d?fenseurs, lorsqu'Ivan
Ogareff leur aurait fait conna?tre l'heure d'agir.
Cela ne pouvait tarder, cependant. Il fallait en finir avant que les
corps russes arrivassent en vue d'Irkoutsk. Le parti d'Ivan Ogareff
fut pris, et ce soir-l?, du haut des glacis, un billet tomba entre les
mains de Sangarre.
C'?tait le lendemain, dans la nuit du 5 au 6 octobre, ? deux heures du
matin, qu'Ivan Ogareff avait r?solu de livrer Irkoutsk.
CHAPITRE XIV
LA NUIT DU 5 AU 6 OCTOBRE.
Le plan d'Ivan Ogareff avait ?t? combin? avec le plus grand soin, et,
sauf des chances improbables, il devait r?ussir. Il importait que la
porte de Bolcha?a f?t libre au moment o? il la livrerait. Aussi, ? ce
moment, ?tait-il indispensable que l'attention des assi?g?s f?t
attir?e sur un autre point de la ville. De l?, une diversion convenue
avec l'?mir.
Cette diversion devait s'op?rer du c?t? du faubourg d'Irkoutsk, en
amont et en avant du fleuve, sur sa rive droite. L'attaque sur ces
deux points serait tr?s-s?rieusement conduite, et, en m?me temps, une
tentative de passage de l'Angara serait feinte sur la rive gauche. La
porte de Bolcha?a serait donc probablement abandonn?e, d'autant plus
que, de ce c?t?, les avant-postes tartares, report?s en arri?re,
sembleraient avoir ?t? lev?s.
On ?tait au 5 octobre. Avant vingt-quatre heures, la capitale de la
Sib?rie orientale devait ?tre entre les mains de l'?mir, et le
grand-duc au pouvoir d'Ivan Ogareff.
Pendant cette journ?e, un mouvement inaccoutum? se produisit au camp
de l'Angara. Des fen?tres du palais et des maisons de la rive droite,
on voyait distinctement des pr?paratifs importants se faire sur la
berge oppos?e. De nombreux d?tachements tartares convergeaient vers le
camp et venaient d'heure en heure renforcer les troupes de l'?mir.
C'?tait la diversion convenue qui se pr?parait, et d'une mani?re
tr?s-ostensible.
D'ailleurs, Ivan Ogareff ne cacha point au grand-duc qu'il y avait
quelque attaque ? craindre de ce c?t?. Il savait, disait-il, qu'un
assaut devait ?tre donn?, en amont et en aval de la ville, et il
conseilla au grand-duc de renforcer ces deux points plus directement
menac?s.
Les pr?paratifs observ?s venant ? l'appui des recommandations faites
par Ivan Ogareff, il ?tait urgent d'en tenir compte. Aussi, apr?s un
conseil de guerre qui se r?unit au palais, des ordres furent donn?s de
concentrer la d?fense sur la rive droite de l'Angara et aux deux
extr?mit?s de la ville, o? les terrassements venaient s'appuyer sur le
fleuve.
C'?tait pr?cis?ment ce que voulait Ivan Ogareff. Il ne comptait
?videmment pas que la porte de Bolcha?a resterait sans d?fenseurs,
mais ceux-ci n'y seraient plus qu'en petit nombre. D'ailleurs, Ivan
Ogareff allait donner ? la diversion une importance telle que le
grand-duc serait oblig? d'y opposer toutes ses forces disponibles.
En effet, un incident d'une gravit? exceptionnelle, imagin? par Ivan
Ogareff, devait aider puissamment ? l'accomplissement de ses projets.
Lors m?me qu'Irkoutsk n'e?t pas ?t? attaqu?e sur des points ?loign?s
de la porte de Bolcha?a et par la rive droite du fleuve, cet incident
aurait suffi ? attirer le concours de tous les d?fenseurs l? o? Ivan
Ogareff voulait pr?cis?ment les amener. Il devait provoquer en m?me
temps une catastrophe ?pouvantable.
Toutes les chances ?taient donc pour que la porte, libre ? l'heure
indiqu?e, f?t livr?e aux milliers de Tartares qui attendaient sous
l'?pais couvert des for?ts de l'est.
Pendant cette journ?e, la garnison et la population d'Irkoutsk furent
constamment sur le qui-vive. Toutes les mesures que commandait une
attaque imminente des points jusqu'alors respect?s avaient ?t? prises.
Le grand-duc et le g?n?ral Voranzoff visit?rent les postes, renforc?s
par leurs ordres. Le corps d'?lite de Wassili F?dor occupait le nord
de la ville, mais avec injonction de se porter o? le danger serait le
plus pressant. La rive droite de l'Angara avait ?t? garnie du peu
d'artillerie dont on avait pu disposer. Avec ces mesures, prises ?
temps, gr?ce aux recommandations faites si ? propos par Ivan Ogareff,
il y avait lieu d'esp?rer que l'attaque pr?par?e ne r?ussirait pas.
Dans ce cas, les Tartares, momentan?ment d?courag?s, remettraient sans
doute ? quelques jours une nouvelle tentative contre la ville. Or, les
troupes attendues par le grand-duc pouvaient arriver d'une heure ?
l'autre. Le salut ou la perte d'Irkoutsk ne tenait donc qu'? un fil.
Ce jour l?, le soleil, qui s'?tait lev? ? six heures vingt minutes, se
couchait ? cinq heures quarante, apr?s avoir trac? pendant onze heures
son arc diurne au-dessus de l'horizon. Le cr?puscule devait lutter
contre la nuit pendant deux heures encore. Puis, l'espace s'emplirait
d'?paisses t?n?bres, car de gros nuages s'immobilisaient dans l'air,
et la lune, en conjonction, ne devait pas para?tre.
Cette profonde obscurit? allait favoriser plus compl?tement les
projets d'Ivan Ogareff.
Depuis quelques jours d?j?, un froid extr?mement vif pr?ludait aux
rigueurs de l'hiver sib?rien, et, ce soir-l?, il ?tait plus sensible.
Les soldats, post?s sur la rive droite de l'Angara, forc?s de
dissimuler leur pr?sence, n'avaient point allum? de feux. Ils
souffraient donc cruellement de ce redoutable abaissement de la
temp?rature. A quelques pieds au-dessous d'eux, passaient les gla?ons
qui suivaient le courant du fleuve. Pendant toute cette journ?e, on
les avait vus, en rangs press?s, d?river rapidement entre les deux
rives. Cette circonstance, observ?e par le grand-duc et ses officiers,
avait ?t? consid?r?e comme heureuse. Il ?tait ?vident, en effet, que
si le lit de l'Angara ?tait obstru?, le passage deviendrait tout ?
fait impraticable. Les Tartares ne pourraient manoeuvrer ni radeaux ni
barques. Quant ? admettre qu'ils pussent franchir le fleuve sur ces
gla?ons, au cas o? le froid les aurait agr?g?s, ce n'?tait pas
possible. Le champ, nouvellement ciment?, n'e?t pas offert de
consistance suffisante au passage d'une colonne d'assaut.
Mais cette circonstance, par cela m?me qu'elle paraissait ?tre
favorable aux d?fenseurs d'Irkoutsk, Ivan Ogareff aurait d? regretter
qu'elle se f?t produite. Il n'en fut rien, cependant! C'est que le
tra?tre savait bien que les Tartares ne chercheraient pas ? passer
l'Angara, et que, de ce c?t? du moins, leur tentative ne serait qu'une
feinte.
Toutefois, vers dix heures du soir, l'?tat du fleuve se modifia
sensiblement, ? l'extr?me surprise des assi?g?s et maintenant ? leur
d?savantage. Le passage, impraticable jusqu'alors, devint possible
tout ? coup. Le lit de l'Angara se refit libre. Les gla?ons, qui
avaient d?riv? en grand nombre depuis quelques jours, disparurent en
aval, et c'est ? peine si cinq ou six occup?rent alors l'espace
compris entre les deux rives. Ils ne pr?sentaient m?me plus la
structure de ceux qui se forment dans les conditions ordinaires et
sous l'influence d'un froid r?gulier. Ce n'?taient que de simples
morceaux, arrach?s ? quelque ice-field, dont les brisures, nettement
coup?es, ne se relevaient pas en bourrelets rugueux.
Les officiers russes, qui constat?rent cette modification dans l'?tat
du fleuve, la firent conna?tre au grand-duc. Elle s'expliquait,
d'ailleurs, par ce motif que, dans quelque portion r?tr?cie de
l'Angara, les gla?ons avaient d? s'accumuler de mani?re ? former un
barrage.
On sait qu'il en ?tait ainsi.
Le passage de l'Angara ?tait donc ouvert aux assi?geants. De l?,
n?cessit? pour les Russes de veiller avec plus d'attention que jamais.
Aucun incident ne se produisit jusqu'? minuit. Du c?t? de l'est, au
del? de la porte de Bolcha?a, calme complet. Pas un feu dans ce massif
des for?ts qui se confondaient ? l'horizon avec les basses nu?es du
ciel.
Au camp de l'Angara, agitation assez grande, attest?e par le fr?quent
d?placement des lumi?res.
A une verste en amont et en aval du point o? l'escarpe venait
s'appuyer aux berges de la rivi?re, il se faisait un sourd murmure,
qui prouvait que les Tartares ?taient sur pied, attendant un signal
quelconque.
Une heure s'?coula encore. Rien de nouveau.
Deux heures du matin allaient sonner au clocher de la cath?drale
d'Irkoutsk, et pas un mouvement n'avait encore trahi chez les
assi?geants d'intentions hostiles.
Le grand-duc et ses officiers se demandaient s'ils n'avaient pas ?t?
induits en erreur, s'il entrait r?ellement dans le plan des Tartares
d'essayer de surprendre la ville. Les nuits pr?c?dentes n'avaient pas
?t? aussi calmes, ? beaucoup pr?s. La fusillade ?clatait dans la
direction des avant-postes, les obus sillonnaient l'air, et, cette
fois, rien.
Le grand-duc, le g?n?ral Voranzoff, leurs aides de camp, attendaient
donc, pr?ts ? donner leurs ordres suivant les circonstances.
On sait qu'Ivan Ogareff occupait une chambre du palais. C'?tait une
assez vaste salle, situ?e au rez-de-chauss?e et dont les fen?tres
s'ouvraient sur une terrasse lat?rale. Il suffisait de faire quelques
pas sur cette terrasse pour dominer le cours de l'Angara.
Une profonde obscurit? r?gnait dans cette salle.
Ivan Ogareff, debout pr?s d'une fen?tre, attendait que l'heure d'agir
f?t arriv?e. ?videmment, le signal ne pouvait venir que de lui. Une
fois ce signal donn?, lorsque la plupart des d?fenseurs d'Irkoutsk
auraient ?t? appel?s aux points attaqu?s ouvertement, son projet ?tait
de quitter le palais et d'aller accomplir son oeuvre.
Il attendait donc, dans les t?n?bres, comme un fauve pr?t ? s'?lancer
sur une proie.
Cependant, quelques minutes avant deux heures, le grand-duc demanda
que Michel Strogoff--c'?tait le seul nom qu'il p?t donner ? Ivan
Ogareff--lui f?t amen?. Un aide de camp vint jusqu'? sa chambre, dont
la porte ?tait ferm?e. Il l'appela....
Ivan Ogareff, immobile pr?s de la fen?tre et invisible dans l'ombre,
se garda bien de r?pondre.
On rapporta donc au grand-duc que le courrier du czar n'?tait pas en
ce moment au palais.
Deux heures sonn?rent. C'?tait le moment de provoquer la diversion
convenue avec les Tartares, dispos?s pour l'assaut.
Ivan Ogareff ouvrit la fen?tre de sa chambre, et il alla se poster ?
l'angle nord de la terrasse lat?rale.
Au-dessous de lui, dans l'ombre, passaient les eaux de l'Angara, qui
mugissaient en se brisant aux ar?tes des piliers.
Ivan Ogareff tira une amorce de sa poche, il l'enflamma, et il alluma
un peu d'?toupe, impr?gn?e de pulv?rin, qu'il lan?a dans le fleuve....
C'?tait par ordre d'Ivan Ogareff que des torrents d'huile min?rale
avaient ?t? lanc?s ? la surface de l'Angara!
Des sources de naphte ?taient exploit?es au-dessus d'Irkoutsk, sur la
rive droite, entre la bourgade de Poshkavsk et la ville. Ivan Ogareff
avait r?solu d'employer ce moyen terrible de porter l'incendie dans
Irkoutsk. Il s'empara donc des immenses r?servoirs qui renfermaient le
liquide combustible. Il suffisait de d?molir un pan de mur pour en
provoquer l'?coulement ? grands flots.
C'est ce qui avait ?t? fait dans cette nuit, quelques heures
auparavant, et c'est pourquoi le radeau qui portait le vrai courrier
du czar, Nadia et les fugitifs, flottait sur un courant d'huile
min?rale. A travers les br?ches de ces r?servoirs, contenant des
millions de m?tres cubes, le naphte s'?tait pr?cipit? comme un
torrent, et, suivant les pentes naturelles du sol, il s'?tait r?pandu
? la surface du fleuve, o? sa densit? le fit surnager.
Voil? comment Ivan Ogareff entendait la guerre! Alli? des Tartares, il
agissait comme un Tartare, et contre ses propres compatriotes!
L'?toupe avait ?t? lanc?e sur les eaux de l'Angara. En un instant,
comme si le courant e?t ?t? fait d'alcool, tout le fleuve s'enflamma,
en amont et en aval, avec une rapidit? ?lectrique. Des volutes de
flammes bleu?tres couraient entre les deux rives. De grosses vapeurs
fuligineuses se tordaient au-dessus. Les quelques gla?ons qui s'en
allaient en d?rive, saisis par le liquide ign?, fondaient comme de la
cire ? la surface d'une fournaise, et l'eau vaporis?e s'?chappait dans
l'air en sifflets assourdissants.
A ce moment m?me, la fusillade ?clata au nord et au sud de la ville.
Les batteries du camp de l'Angara tir?rent ? toute vol?e. Plusieurs
milliers de Tartares se pr?cipit?rent ? l'assaut des terrassements.
Les maisons des berges, construites en bois, prirent feu de toutes
parts. Une immense clart? dissipa les ombres de la nuit.
?Enfin!? dit Ivan Ogareff.
Et il pouvait s'applaudir ? bon droit! La diversion qu'il avait
imagin?e ?tait terrible. Les d?fenseurs d'Irkoutsk se voyaient entre
l'attaque des Tartares et les d?sastres de l'incendie. Les cloches
sonn?rent, et tout ce qui ?tait valide dans la population se porta aux
points attaqu?s et aux maisons d?vor?es par le feu, qui mena?ait de se
communiquer ? la ville enti?re.
La porte de Bolcha?a ?tait presque libre. C'est ? peine si l'on y
avait laiss? quelques d?fenseurs. Et m?me, sous l'inspiration du
tra?tre, et pour que l'?v?nement accompli put s'expliquer en dehors de
lui et par des haines politiques, ces rares d?fenseurs avaient-ils ?t?
choisis dans le petit corps des exil?s.
Ivan Ogareff rentra dans sa chambre, alors brillamment ?clair?e par
les flammes de l'Angara, qui d?passaient la balustrade des terrasses.
Puis, il se disposa ? sortir.
Mais, ? peine avait-il ouvert la porte, qu'une femme se pr?cipitait
dans cette chambre, les v?tements tremp?s, les cheveux en d?sordre.
?Sangarre!? s'?cria Ivan Ogareff, dans le premier moment de surprise,
et n'imaginant pas que ce p?t ?tre une autre femme que la tsigane.
Ce n'?tait pas Sangarre, c'?tait Nadia.
Au moment o?, r?fugi?e sur le gla?on, la jeune fille avait jet? un cri
en voyant l'incendie se propager avec le courant de l'Angara, Michel
Strogoff l'avait saisie dans ses bras, et il avait plong? avec elle
pour chercher dans les profondeurs m?mes du fleuve un abri contre les
flammes. On sait que le gla?on qui les portait ne se trouvait plus
alors qu'? une trentaine de brasses du premier quai, en amont
d'Irkoutsk.
Apr?s avoir nag? sous les eaux, Michel Strogoff ?tait parvenu ?
prendre pied sur le quai avec Nadia.
Michel Strogoff touchait enfin au but! Il ?tait ? Irkoutsk!
?Au palais du gouverneur!? dit-il ? Nadia.
Moins de dix minutes apr?s, tous deux arrivaient ? l'entr?e de ce
palais, dont les longues flammes de l'Angara l?chaient les assises de
pierre, mais que l'incendie ne pouvait atteindre.
Au del?, les maisons de la berge flambaient toutes.
Michel Strogoff et Nadia entr?rent sans difficult? dans ce palais,
ouvert ? tous. Au milieu de la confusion g?n?rale, nul ne les
remarqua, bien que leurs v?tements fussent tremp?s.
Une foule d'officiers venant chercher des ordres, et de soldats
courant les ex?cuter, encombrait la grande salle du rez-de-chauss?e.
L?, Michel Strogoff et la jeune fille, dans un brusque remous de la
multitude affol?e, se trouv?rent s?par?s l'un de l'autre.
Nadia courait, ?perdue, ? travers les salles basses, appelant son
compagnon, demandant ? ?tre conduite devant le grand-duc.
Une porte, donnant sur une chambre inond?e de lumi?re, s'ouvrit devant
elle. Elle entra, et elle se trouva inopin?ment en face de celui
qu'elle avait vu ? Ichim, qu'elle avait vu ? Tomsk, en face de celui
dont, un instant plus tard, la main sc?l?rate allait livrer la ville!
?Ivan Ogareff!? s'?cria-t-elle.
En entendant prononcer son nom, le mis?rable fr?mit. Son vrai nom
connu, tous ses plans ?chouaient. Il n'avait qu'une chose ? faire:
tuer l'?tre, quel qu'il f?t, qui venait de le prononcer.
Ivan Ogareff se jeta sur Nadia; mais la jeune fille, un couteau ? la
main, s'adossa au mur, d?cid?e ? se d?fendre.
?Ivan Ogareff! cria encore Nadia, sachant bien que ce nom d?test?
ferait venir ? son secours.
--Ah! tu te tairas! dit le tra?tre.
--Ivan Ogareff!? cria une troisi?me fois l'intr?pide jeune fille, et
d'une voix dont la haine avait d?cupl? la force.
Ivre de fureur, Ivan Ogareff tira un poignard de sa ceinture, s'?lan?a
sur Nadia et l'accula dans un angle de la salle.
C'en ?tait fait d'elle, lorsque le mis?rable, soulev? soudain par une
force irr?sistible, alla rouler ? terre.
?Michel!? s'?cria Nadia.
C'?tait Michel Strogoff.
Michel Strogoff avait entendu l'appel de Nadia. Guid? par sa voix, il
?tait arriv? jusqu'? la chambre d'Ivan Ogareff et il ?tait entr? par
la porte demeur?e ouverte.
?Ne crains rien, Nadia, dit-il, en se pla?ant entre elle et Ivan
Ogareff.
--Ah! s'?cria la jeune fille, prends garde, fr?re!.... Le tra?tre est
arm?!.... Il voit clair, lui!....?
Ivan Ogareff s'?tait relev?, et, croyant avoir bon march? de
l'aveugle, il se pr?cipita sur Michel Strogoff.
Mais, d'une main, l'aveugle saisit le bras du clair-voyant, et de
l'autre, d?tournant son arme, il le rejeta une seconde fois ? terre.
Ivan Ogareff, p?le de fureur et de honte, se souvint qu'il portait une
?p?e. Il la tira du fourreau et revint ? la charge.
Il avait reconnu, lui aussi, Michel Strogoff. Un aveugle! Il n'avait,
en somme, affaire qu'? un aveugle! La partie ?tait belle pour lui!
Nadia, ?pouvant?e du danger qui mena?ait son compagnon dans une lutte
si in?gale, se jeta sur la porte en appelant au secours!
?Ferme cette porte, Nadia! dit Michel Strogoff. N'appelle personne et
laisse-moi faire! Le courrier du czar n'a rien ? craindre aujourd'hui
de ce mis?rable! Qu'il vienne ? moi, s'il l'ose! Je l'attends.?
Cependant, Ivan Ogareff, ramass? sur lui-m?me comme un tigre, ne
prof?rait pas un mot. Le bruit de son pas, de sa respiration m?me, il
e?t voulu le soustraire ? l'oreille de l'aveugle. Il voulait le
frapper avant m?me qu'il f?t averti de son approche, le frapper ? coup
s?r. Le tra?tre ne songeait pas ? se battre, mais ? assassiner celui
dont il avait vol? le nom.
Nadia, ?pouvant?e et confiante ? la fois, contemplait avec une sorte
d'admiration cette sc?ne terrible. Il semblait que le calme de Michel
Strogoff l'e?t gagn?e subitement. Michel Strogoff n'avait que son
couteau sib?rien pour toute arme, il ne voyait pas son adversaire,
arm? d'une ?p?e, c'est vrai. Mais par quelle gr?ce du ciel semblait-il
le dominer, et de si haut? Comment, sans presque bouger, faisait-il
face toujours ? la pointe m?me de son ?p?e?
Ivan Ogareff ?piait avec une anxi?t? visible son ?trange adversaire.
Ce calme surhumain agissait sur lui. En vain, faisant appel ? sa
raison, se disait-il que, dans l'in?galit? d'un tel combat, tout
l'avantage ?tait en sa faveur! Cette immobilit? de l'aveugle le
gla?ait. Il avait cherch? des yeux la place o? il devait frapper sa
victime.... Il l'avait trouv?e!.... Qui donc le retenait d'en finir?
Enfin, il fit un bond et porta en pleine poitrine un coup de son ?p?e
? Michel Strogoff.
Un mouvement imperceptible du couteau de l'aveugle d?tourna le coup.
Michel Strogoff n'avait pas ?t? touch?, et, froidement, il sembla
attendre, sans m?me la d?fier, une seconde attaque.
Une sueur glac?e coulait du front d'Ivan Ogareff. Il recula d'un pas,
puis fon?a de nouveau. Mais, pas plus que le premier, ce second coup
ne porta. Une simple parade du large couteau avait suffi ? faire
d?vier l'inutile ?p?e du tra?tre.
Celui-ci, fou de rage et de terreur en face de cette vivante statue,
arr?ta ses regards ?pouvant?s sur les yeux tout grands ouverts de
l'aveugle. Ces yeux, qui semblaient lire jusqu'au fond de son ?me et
qui ne voyaient pas, qui ne pouvaient pas voir, ces yeux op?raient sur
lui une sorte d'effroyable fascination.
Tout ? coup, Ivan Ogareff jeta un cri. Une lumi?re inattendue s'?tait
faite dans son cerveau.
?Il voit, s'?cria-t-il, il voit!...?
Et, comme un fauve essayant de rentrer dans son antre, pas ? pas,
terrifi?, il recula jusqu'au fond de la salle.
Alors, la statue s'anima, l'aveugle marcha droit ? Ivan Ogareff, et se
pla?ant en face de lui:
?Oui, je vois! dit-il. Je vois le coup de knout dont je t'ai marqu?,
tra?tre et l?che! Je vois la place o? je vais te frapper! D?fends ta
vie! C'est un duel que je daigne t'offrir! Mon couteau me suffira
contre ton ?p?e!
--Il voit! se disait Nadia. Dieu secourable, est-ce possible!?
Ivan Ogareff se sentit perdu. Mais, par un sursaut de sa volont?,
reprenant courage, il se pr?cipita l'?p?e en avant sur son impassible
adversaire. Les deux lames se crois?rent, mais au choc du couteau de
Michel Strogoff, mani? par cette main de chasseur sib?rien, l'?p?e
vola en ?clats, et le mis?rable, atteint au coeur, tomba sans vie sur
le sol.
A ce moment, la porte de la chambre, repouss?e du dehors, s'ouvrit. Le
grand-duc, accompagn? de quelqus officiers, se montra sur le seuil.
Le grand-duc s'avan?a, il reconnut ? terre le cadavre de celui qu'il
croyait ?tre le courrier du czar.
Et alors, d'une voix mena?ante:
?Qui a tu? cet homme? demanda-t-il.
--Moi,? r?pondit Michel Strogoff.
Un des officiers lui posa son revolver sur la tempe, pr?t ? faire feu.
?Ton nom? demanda le grand-duc, avant de donner l'ordre de lui
fracasser t?te.
--Altesse, r?pondit Michel Strogoff, demandez-moi plut?t le nom de
l'homme ?tendu ? vos pieds!
--Cet homme, je le reconnais! C'est un serviteur de mon fr?re! C'est
le courrier du czar!
--Cet homme, Altesse, n'est pas un courrier du czar! C'est Ivan
Ogareff!
--Ivan Ogareff? s'?cria le grand-duc.
--Oui, Ivan le tra?tre!
--Mais toi, qui es-tu donc?
--Michel Strogoff!?
CHAPITRE XV
CONCLUSION.
Michel Strogoff n'?tait pas, n'avait jamais ?t? aveugle. Un ph?nom?ne
purement humain, ? la fois moral et physique, avait neutralis?
l'action de la lame incandescente que l'ex?cuteur de F?ofar avait fait
passer devant ses yeux.
On se rappelle qu'au moment du supplice, Marfa Strogoff ?tait l?,
tendant les mains vers son fils. Michel Strogoff la regardait comme un
fils peut regarder sa m?re, quand c'est pour la derni?re fois.
Remontant ? flots de son coeur ? ses yeux, des larmes, que sa fiert?
essayait en vain de retenir, s'?taient amass?es sous ses paupi?res et,
en se volatilisant sur la corn?e, lui avaient sauv? la vue. La couche
de vapeur form?e par ses larmes, s'interposant entra le sabre ardent
et ses prunelles, avait suffi ? annihiler l'action de la chaleur.
C'est un effet identique ? celui qui se produit, lorsqu'un ouvrier
fondeur, apr?s avoir tremp? sa main dans l'eau, lui fait impun?ment
traverser un jet de fonte en fusion.
Michel Strogoff avait imm?diatement compris le danger qu'il aurait
couru ? faire conna?tre son secret ? qui que ce f?t. Il avait senti le
parti qu'il pourrait, au contraire, tirer de cette situation pour
l'accomplissement de ses projets. C'est parce qu'on le croirait
aveugle, qu'on le laisserait libre. Il fallait donc qu'il f?t aveugle,
qu'il le f?t pour tous, m?me pour Nadia, qu'il le f?t partout en un
mot, et que pas un geste, ? aucun moment, ne p?t faire douter de la
sinc?rit? de son r?le. Sa r?solution ?tait prise. Sa vie m?me, il
devait la risquer pour donner ? tous la preuve de sa c?cit?, et on
sait comment il la risqua.
Seule, sa m?re connaissait la v?rit?, et c'?tait sur la place m?me de
Tomsk qu'il la lui avait dite ? l'oreille, quand, pench? dans l'ombre
sur elle, il la couvrait de ses baisers.
On comprend, d?s lors, que lorsqu'Ivan Ogareff avait, par une cruelle
ironie, plac? la lettre imp?riale devant ses yeux qu'il croyait
?teints, Michel Strogoff avait pu lire, avait lu cette lettre qui
d?voilait les odieux desseins du tra?tre. De l?, cette ?nergie qu'il
d?ploya pendant la seconde partie de son voyage. De l?, cette
indestructible volont? d'atteindre Irkoutsk et d'en arriver ? remplir
de vive voix sa mission. Il savait que la ville devait ?tre livr?e! Il
savait que la vie du grand-duc ?tait menac?e! Le salut du fr?re du
czar et de la Sib?rie ?tait donc encore dans ses mains.
En quelques mots, toute cette histoire fut racont?e au grand-duc, et
Michel Strogoff dit aussi, et avec quelle ?motion! la part que Nadia
avait prise ? ces ?v?nements.
?Quelle est cette jeune fille? demanda le grand-duc.
--La fille de l'exil? Wassili F?dor, r?pondit Michel Strogoff.
--La fille du commandant F?dor, dit le grand-duc, a cess? d'?tre la
fille d'un exil?. Il n'y a plus d'exil?s ? Irkoutsk!?
Nadia, moins forte dans la joie qu'elle ne l'avait ?t? dans la
douleur, tomba aux genoux du grand-duc, qui la releva d'une main,
pendant qu'il tendait l'autre ? Michel Strogoff.
Une heure apr?s, Nadia ?tait dans les bras de son p?re.
Michel Strogoff, Nadia, Wassili F?dor ?taient r?unis. Ce fut, de part
et d'autre, le plein ?panouissement du bonheur.
Les Tartares avaient ?t? repouss?s dans leur double attaque contre la
ville. Wassili F?dor, avec sa petite troupe, avait ?cras? les premiers
assaillants qui s'?taient pr?sent?s ? la porte de Bolcha?a, comptant
qu'elle leur serait ouverte, et dont, par un instinctif pressentiment,
il s'?tait obstin? ? rester le d?fenseur.
En m?me temps que les Tartares ?taient refoul?s, les assi?g?s se
rendaient ma?tres de l'incendie. Le naphte liquide ayant rapidement
br?l? ? la surface de l'Angara, les flammes, concentr?es sur les
maisons de la rive, avaient respect? les autres quartiers de la ville.
Avant le jour, les troupes de F?ofar-Khan ?taient rentr?es dans leurs
campements, laissant bon nombre de morts sur le revers des remparts.
Au nombre des morts ?tait la tsigane Sangarre, qui avait essay?
vainement de rejoindre Ivan Ogareff.
Pendant deux jours, les assi?geants ne tent?rent aucun nouvel assaut.
Ils ?taient d?courag?s par la mort d'Ivan Ogareff. Cet homme ?tait
l'?me de l'invasion, et lui seul, par ses trames depuis longtemps
ourdies, avait eu assez d'influence sur les khans et sur leurs hordes
pour les entra?ner ? la conqu?te de la Russie asiatique.
Cependant, les d?fenseurs d'Irkoutsk se tinrent sur leurs gardes, et
l'investissement durait toujours.
Mais le 7 octobre, d?s les premi?res lueurs du jour, le canon retentit
sur les hauteurs qui environnent Irkoutsk.
C'?tait l'arm?e de secours qui arrivait sous les ordres du g?n?ral
Kisselef et signalait ainsi sa pr?sence au grand duc.
Les Tartares n'attendirent pas plus longtemps. Ils ne voulaient pas
courir la chance d'une bataille livr?e sous les murs de la ville, et
le camp de l'Angara fut imm?diatement lev?.
Irkoutsk ?tait enfin d?livr?e.
Avec les premiers soldats russes, deux amis de Michel Strogoff ?taient
entr?s, eux aussi, dans la ville. C'?taient les ins?parables Blount et
Jolivet. En gagnant la rive droite de l'Angara par le barrage de
glace, ils avaient pu s'?chapper, ainsi que les autres fugitifs, avant
que les flammes de l'Angara eussent atteint le radeau. Ce qui avait
?t? not? par Alcide Jolivet sur son carnet, et de cette fa?on:
?Failli finir comme un citron dans un bol de punch!?
Leur joie fut grande ? retrouver sains et saufs Nadia et Michel
Strogoff, surtout lorsqu'ils apprirent que leur vaillant compagnon
n'?tait pas aveugle. Ce qui amena Harry Blount ? libeller ainsi cette
observation:
?Fer rouge peut-?tre insuffisant pour d?truire la sensibilit? du nerf
optique. A modifier!?
Puis, les deux correspondants, bien install?s ? Irkoutsk, s'occup?rent
? mettre en ordre leurs impressions de voyage. De l?, l'envoi ?
Londres et ? Paris de deux int?ressantes chroniques relatives ?
l'invasion tartare, et qui, chose rare, ne se contredisaient gu?re que
sur les points les moins importants.
La campagne, du reste, fut mauvaise pour l'?mir et ses alli?s. Cette
invasion, inutile comme toutes celles qui s'attaquent au colosse
russe, leur fut tr?s funeste, Ils se trouv?rent bient?t coup?s par les
troupes du czar, qui reprirent successivement toutes les villes
conquises. En outre, l'hiver fut terrible, et de ces hordes, d?cim?es
par le froid, il ne rentra qu'une faible partie dans les steppes de la
Tartarie.
La route d'Irkoutsk aux monts Ourals ?tait donc libre. Le grand-duc
avait h?te de retourner ? Moscou, mais il retarda son voyage pour
assister ? une touchante c?r?monie, qui eut lieu quelques jours apr?s
l'entr?e des troupes russes.
Michel Strogoff avait ?t? trouver Nadia, et, devant son p?re, il lui
avait dit:
?Nadia, ma soeur encore, lorsque tu as quitt? Riga pour venir ?
Irkoutsk, avais-tu laiss? derri?re toi un autre regret que celui de ta
m?re?
--Non, r?pondit Nadia, aucun et d'aucune sorte.
--Ainsi, rien de ton coeur n'est rest? l?-bas?
--Rien, fr?re.
--Alors, Nadia, dit Michel Strogoff, je ne crois pas que Dieu, en nous
mettant en pr?sence, en nous faisant traverser ensemble de si rudes
?preuves, ait voulu nous r?unir autrement que pour jamais.
--Ah!? fit Nadia, en tombant dans les bras de Michel Strogoff.
Et se tournant vers Wassili F?dor:
?Mon p?re! dit-elle toute rougissante.
--Nadia, lui r?pondit Wassili F?dor, ma joie sera de vous appeler tous
les deux mes enfants!?
La c?r?monie du mariage se fit ? la cath?drale d'Irkoutsk. Elle fut
tr?s-simple dans ses d?tails, tr?s-belle par le concours de toute la
population militaire et civile, qui voulut t?moigner de sa profonde
reconnaissance pour les deux jeunes gens, dont l'odyss?e ?tait d?j?
devenue l?gendaire.
Alcide Jolivet et Harry Blount assistaient naturellement ? ce mariage,
dont ils voulaient rendre compte ? leurs lecteurs.
?Et cela ne vous donne pas envie de les imiter? demanda Alcide Jolivet
? son confr?re.
--Peuh! fit Harry Blount. Si, comme vous, j'avais une cousine!....
--Ma cousine n'est plus ? marier! r?pondit en riant Alcide Jolivet.
--Tant mieux, ajouta Harry Blount, car on parle de difficult?s qui
vont surgir entre Londres et P?king.--Est-ce que vous n'avez pas envie
d'aller voir ce qui se passe par l??
--Eh parbleu, mon cher Blount, s'?cria Alcide Jolivet, j'allais vous
le proposer!?
Et voil? comment les deux ins?parables partirent pour la Chine!
Quelques jours apr?s la c?r?monie, Michel et Nadia Strogoff,
accompagn?s de Wassili F?dor, reprirent la route d'Europe. Ce chemin
de douleurs ? l'aller fut un chemin de bonheur au retour. Ils
voyag?rent avec une extr?me vitesse, dans un de ces tra?neaux qui
glissent comme un express sur les steppes glac?es de la Sib?rie.
Cependant, arriv?s aux rives du Dinka, en avant de Birsko?, ils
s'arr?t?rent un jour.
Michel Strogoff retrouva la place o? il avait enterr? le pauvre
Nicolas. Une croix y fut plant?e, et Nadia pria une derni?re fois sur
la tombe de l'humble et h?ro?que ami que ni l'un ni l'autre ne
devaient jamais oublier.
A Omsk, la vieille Marfa les attendait dans la petite maison des
Strogoff. Elle pressa dans ses bras et avec passion celle qu'elle
avait d?j? cent fois dans son coeur nomm?e sa fille. La courageuse
Sib?rienne eut, ce jour-l?, le droit de reconna?tre son fils et de se
dire fi?re de lui.
Apr?s quelques jours pass?s ? Omsk, Michel et Nadia Strogoff rentr?rent
en Europe, et, Wassili F?dor s'?tant fix? ? Saint-P?tersbourg, ni son
fils ni sa fille n'eurent d'autre occasion de le quitter que pour aller
voir leur vieille m?re.
Le jeune courrier avait ?t? re?u par le czar, qui l'attacha
sp?cialement ? sa personne et lui remit la croix de Saint-Georges.
Michel Strogoff arriva, par la suite, ? une haute situation dans
l'empire. Mais ce n'est pas l'histoire de ses succ?s, c'est l'histoire
de ses ?preuves qui m?ritait d'?tre racont?e.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, MICHEL STROGOFF ***
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