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Langue Française (InaLF)
Tableau de la géographie de la France [Document électronique]. 1 / par P.
Vidal de La Blache
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L' histoire d' un peuple est inséparable de la contrée qu' il
habite. On ne peut se repsenter le peuple grec ailleurs qu'
autour des mers helléniques, l' anglais ailleurs que dans son île
, l' américain ailleurs que dans les vastes espaces des états-
Unis. Comment en est-il de même du peuple dont l' histoire s'
est incorporée au sol de la France, c' est ce qu' on a cherc à
expliquer dans ces pages. Les rapports entre le sol et l' homme
sont empreints, en France, d' un caractère original d'
ancienneté, de continuité. De bonne heure les établissements
humains paraissent y avoir acquis de la fixité ; l' homme s' y
est arrêté parce qu' il a trouvé, avec les moyens de subsistance,
les matériaux de ses constructions et de ses industries. Pendant
de longs siècles il a mené ainsi une vie locale, qui s' est
imprégnée lentement des sucs de la terre. Une adaptation s' est
opérée, gce à des habitudes transmises et entretenues sur les
lieux où elles avaient pris naissance. Il y a un fait que l' on a
souvent l' occasion de remarquer en notre pays, c' est que les
habitants se sont succéde temps immorial aux mêmes endroits.
Les niveaux de sources, les roches calcaires propices à la
construction et à la défense, ont é
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dès l' origine des nids d' attraction, qui n' ont guère été
abandonnés dans la suite. On voit, à Loches, le château des
valois s' élever sur des substructions romaines, lesquelles
surmontent la roche de tuffeau percée de grottes, qui ont pu être
des habitations primitives. L' homme a été, chez nous, le
disciple longtemps fidèle du sol. L' étude de ce sol contribuera
donc à nous éclairer sur le caractère, les moeurs et les
tendances des habitants. Pour aboutir à des résultats précis,
cette étude doit être raisone ; c' est-à-dire qu' elle doit
mettre en rapport l' aspect que psente le sol actuel avec sa
composition et son passé géologique. Ne craignons pas de nuire
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ainsi à limpression qui s' exhale des lignes du paysage, des
formes du relief, du contour des horizons, de l' aspect extérieur
des choses. Tout au contraire. L' intelligence des causes en fait
mieux goûter l' ordonnance et l' harmonie. J' ai chercà faire
revivre, dans la partie descriptive de ce travail, une
physionomie qui m' est apparue variée, aimable, accueillante. Je
voudrais avoir ussi à fixer quelque chose des impressions que
j' ai éprouvées en parcourant en tous sens cette conte
profonment humanisée, mais non atardie par les oeuvres de la
civilisation. L' esprit y est sollicité par la réflexion, mais c'
est au spectacle tantôt riant, tantôt imposant de ces campagnes,
de ces monts et de ces mers qu' il est sans cesse ramené comme à
une source de causes.
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Personnalité géographique de la France.
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En quel sens la France est un être géographique. Il semble
presque paradoxal de poser même la question suivante : la France
est-elle un être géographique ? Ce nom a pris à nos yeux une
forme concrète ; il s' incarne dans une figure à laquelle les
cartes nous ont tellement habitués, que nous aurions de la peine
à en concevoir les parties groues d' après des affinités
différentes. Volontiers nous serions portés à la considérer comme
une unité faite d' avance ; plusieurs diraient comme un cadre
fourni par la nature à l' histoire. C' est pourtant la premre
question sur laquelle il soit utile de s' expliquer, si l' on
veut comprendre quelles ont été dans ce pays les relations de la
nature et de l' homme. Laponse n' est pas aussi simple qu' on
le croirait tout d' abord. Ce n' est pas au point de vue
géologique que la France possède ce qu' on peut appeler une
individualité. On peut parler d' harmonie entre ses diverses
parties ; mais il serait contraire aux résultats les moins
contestables de la science de croire qu' un seul et même plan a
prési à sa structure. Ce que nous disons de la géologie peut se
péter du climat, de la flore et de la faune sur ce territoire
que nous appelons la France. Dans la variété de ses climats on
distingue plusieurs types trancs, qui ne lui sont pas
particuliers. Il en est de même de ses espèces de plantes, d'
animaux, de ses populations humaines. Elles se rattachent par
leurs affinités, les unes au bassin méditerranéen, les autres à
l' Europe centrale. Rien ne s' accorde avec l' idée d' un foyer
de partition situé dans l' intérieur de la France, d' où elles
auraient rayonné en commun sur le reste du territoire. Cependant
nous répétons volontiers ce mot de Michelet : " la France est
une personne. " nous regardons comme un moignage
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significatif et vrai les paroles souvent citées par lesquelles,
il y a près de vingt siècles, Strabon caractérisait en raccourci
l' ensemble de cette contrée. De quelle nature est donc cette
personnalité, et comment faut-il l' entendre ? Une individualité
géographique ne sulte pas de simples considérations deologie
et de climat. Ce n' est pas une chose donnée d' avance par la
nature. Il faut partir de cette idée qu' une conte est un
servoir où dorment des énergies dont la nature a po le
germe, mais dont l' emploi dépend de l' homme. C' est lui qui, en
la pliant à son usage, met en lumière son individualité. Il
établit une connexion entre des traits épars ; aux effets
incohérents de circonstances locales, il substitue un concours
systématique de forces. C' est alors qu' une contrée se précise
et se différencie, et qu' elle devient à la longue comme une
daille frappée à l' effigie d' un peuple. Ce mot de
personnalité appartient au domaine et au vocabulaire de la
géographie humaine. Il correspond à un degré developpement
déjà avande rapports généraux. Ce degré a été atteint de bonne
heure par la France. De cet état vague et rudimentaire où les
aptitudes et les ressources ographiques d' une contrée restent
à l' état latent, où rien ne ressort encore de ce qui accuse une
personnalité vivante, notre pays est sorti plus tôt que d' autres
. Il est un de ceux qui ont pris le plus anciennement figure.
Tandis que, dans la partie continentale de l' Europe, les
grandes contrées de l' avenir, Scythie, Germanie, n'
apparaissaient que dans une pénombre indistincte, on pouvait dé
discerner les contours de celle qui devait s' appeler la France.
Il nous a semblé qu' avant d' aborder une description détaillée,
l' examen de ce fait était digne d' attention. Comment un
fragment de surface terrestre qui n' est ni ninsule ni île, et
que laographie physique ne saurait considérer proprement comme
un tout, s' est-il éleà l' état de contrée politique, et est-
il devenu enfin une patrie ? Telle est la question qui se pose au
seuil de ce travail.
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Chapitre i. Forme et structure de la France. I forme. -ii traits
généraux de structure. I-la forme. La forme de la France,
engagée dans le continent, mais dans une partie effilée de ce
continent, tire sa raison d' être de faits très généraux,
excédant de beaucoup son cadre. Le doigt d' un enfant, suivant
sur une carte ou un globe les contours de l' ancien monde, serait
insensiblement conduit vers un point où les lignes qui encadrent
la plus vaste masse continentale se rapprochent, convergent
presque, de façon à dessiner une sorte de pont entre la
diterranée et l' océan, qui s' écartent de nouveau ensuite. Au
point le plus resserré, entre Narbonne et Bayonne, l'
intervalle n' a gre plus de 4 oo kilotres. Ceci n' est pas
un trait fortuit et local. Tandis qu' à l' extrémité orientale de
l' ancien monde, le continent arrondit ses flancs convexes vers
des mers rangées en bordure, un type terrestre tout différent
prévaut à l' extrémité occidentale. Le continent se projette
hardiment ; deux systèmes de mers l' échancrent en sens
transversal, et cette configuration est un héritage lointain du
pas. Les mers que représentent actuellement laditerranée d'
une part, la Baltique et la mer du Nord de l' autre, ont
beaucoup varié, au cours des riodes antérieures, dans leur
forme et leur étendue, mais non dans leur directionnérale. Une
distinction, attestée par la nature des faunes, s' accuse
persistante entre les deux systèmes maritimes du nord et du sud.
On peut s' en rendre compte en consirant les cartes où les
géologues reconstituent pour les époques antérieures les
divisions générales des terres et des mers. Les mers du nord et
du sud de
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l' Europe y sont séparées par une suite de massifs émergés qu'
elles n' ont, dans le cours des âges, envahis qu' en partie,
temporairement, et par-dessus lesquels les communications n' ont
jamais été que restreintes. Le seuil du Poitou, en France,
ainsi que les croupes interdiaires entre le Morvan et les
Vosges, marquent l' emplacement de tels de ces détroits, depuis
longtemps fers. La digue entre les deux systèmes de mers
subsiste, bien que mutilée ; c' est la charpente du continent
européen. Mais elle a subi, surtout du côté de la diterranée,
de fortes bches. Cette mer, par des empiétements récents, a
projeté de longs bras vers le nord. Ainsi, graduellement, le
continent européen s' amincit : entre Odessa et la Baltique la
distance se réduit à I 2 oo kilomètres ; vers Trieste, à 9 oo
. Mais pour que le rapprochement entre les deux systèmes de mers
persiste et prenne le caractère d' un rapport de correspondance
soutenue, il faut arriver à l' intervalle compris entre le golfe
du Lion et la Manche. à partir de Langres, aucun point de
notre territoire n' est distant de la mer de plus de 4 oo
kilomètres. Dans le signalement de la France voilà un trait
essentiel : c' est la contrée sise au rapprochement des deux mers
. Et comme, aussitôt aps, l' épaisse péninsule ibérique
restitue à l' Europe des dimensions quasi continentales, notre
pays se montre également le point de jonction entre deux masses
terrestres. Notre imparfaite terminologie ographique ne fournit
pas de nom qu' on puisse appliquer, sinon par métaphore, à ces
contrées qui, sans avoir l' étroitesse d' un isthme, se dessinent
comme un pont d' une mer à une autre. Cependant, dès l' antiquité
, l' attention des géographes avait été particulièrement frappée
de cette forme intermédiaire, qui sete avec des variantes,
mais avec une insistance singulière, dans la partie de l' ancien
monde sur laquelle s' est exercée leur observation. Ce
resserrement, qui ne va pas jusqu' à l' étranglement, ils l'
avaient remarq à l' endroit où l' Asie Mineure se détache de
l' Asie, où le Caucase s' interpose entre la Caspienne et la
mer Noire, l' Iran entre la Caspienne et le golfe Persique.
Ils l' avaient même supposé entre le Palus-Méotide et l' océan
septentrional. Ce trait ne pouvait manquer, s qu' il fut aussi
signalé en Gaule, de prendre place parmi les lignes
fondamentales de leur cartographie. Ce fut en effet dans le
labyrinthe des formes un trait conducteur, et sans doute le
premier acheminement pour eux vers la notion d' une grande
contrée individualisée. Cette conception est d' origine
évidemment commerciale. Il fallait, pour qu' elle se fît jour,
que le commercet appris à connaître les
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rapports de distance qui existent dans cette partie de l' Europe
entre les deux mers. Dès que les marchands marseillais eurent
découvert quelle facilité offrait leur arrière-pays pour
communiquer avec les mers extérieures, les géographes ne
tardèrent pas à tirer de ce fait une finition de la conte
tout entière. Strabon est l' interprète d' observations
inspirées déjà par plusieurs siècles d' exrience commerciale,
lorsqu' il vante " la correspondance qui s' y montre sous le
rapport des fleuves et de la mer, de la mer intérieure et de l'
océan. " ces fleuves sont des auxiliaires qui facilitent les
relations entre les mers ; cette correspondance, si rare en effet
autour de la Méditerranée, et qui se rencontre ici, lui suggère
l' idée d' un organisme compoà souhait, " comme en vertu d'
une pvision intelligente " . La phrase est justement lèbre ;
il se mêle une sorte de solennité dans ce premier horoscope tiré
de notre pays. En réalité les premières observations de la
science grecque, inspirées par une connaissance très sommaire de
la contrée et très imparfaite du reste de l' Europe, ne
pouvaient être qu' un pressentiment. Il est significatif
cependant que déjà quelques-uns des mots les plus justes et les
plus fortement frappés aient été dits sur notre pays. Ii-traits
généraux de structure. Sur le sol fraais se juxtaposent deux
zones distinctes par leur évolution géologique et par leur aspect
actuel. Il faut, pour expliquer ces différences, rappeler
brièvement les résultats auxquels sont arrivés les géologues sur
la structure de l' Europe occidentale. Cette région a été
remaniée à deux reprises par des contractions de l' écorce
terrestre. D' abord, à la fin de la riode primaire, se dressa
une puissante chaîne, dont on a pu reconnaître l' unité en
raccordant entre eux les plis de la Bohême, du Harz, de l'
Ardenne, des Vosges, du
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Massif Central, de la Bretagne et du sud-ouest de l'
Angleterre. Il semble qu' ensuite, pendant de longues périodes,
les forces internes soient restées en repos. Vers le milieu de la
période tertiaire, elles se réveillèrent ; et c' est alors que de
nouvelles contractions produisirent les plissements des Pyrénées
, des Alpes, des Apennins, etc. Ces derniers accidents
affectèrent surtout la région voisine de la Méditerranée ; mais
leur contrecoup se fit sentir sur la partie contiguë de l'
Europe qui avait déjà subi jadis l' assaut des forces internes.
Ici, toutefois, comme l' effort vint se heurter à des masses
depuis longtemps consolidées et qu' un tassement prolongé avait
rendu moins plastiques, il se traduisit, non par des plissements
nouvaux, mais par des dislocations et des fractures. Ces
fractures accompagnées de pressions latérales eurent pour
sultat de sulever certaines parties de la surface, tandis que
d' autres s' affaissèrent. On distingue ainsi, sur notre
territoire, deux types de structure. L' un est la zone d' anciens
massifs qui se succèdent de la Bohême au pays de Galles, soit
par le massif Rnan et l' Ardenne, soit par les Vosges, le
Massif Central et l' Armorique, fragments de la grande chaîne
dressée à la fin des temps primaires. Entre ces piliers restés
debout, de grandes surfaces, comme privées de support, ontdé à
un mouvement prolongé d' affaissement. On voit ainsi entre les
pointements des anciens massifs s' étendre des aires d'
enfoncement : tantôt des bassins comme ceux de Souabe, de Paris
, de Londres ; tantôt une fosse comme la vallée du Rhin. La mer
, qui occupait jadis ces pressions, ne les a pas complètement
évacuées. La Manche, la mer du Nord interrompent, par
transgression, la continuité d' anciens massifs. Mais la nappe
dont elles recouvrent le socle continental est mince. Ce sont des
mers à fonds plats, dont les flots dissimulent sous des
profondeurs inférieures à 2 ootres une partie du bassin de
Paris, de celui de Londres, du massif Armoricain. L' autre
zone est celle qu' occupent les chaînes de plissements récents
qui s' allongent le long de la Méditerranée, en partie aux
dépens du lit de méditerranées antérieures. En longues guirlandes
se roulent les chaînes élevées, aériennes : de Berne,
Grenoble, Pau, on les voit, par un temps favorable, s' aligner
sous le regard. La destruction s' exerce sur elles avec une
activité à peine amortie. Les chaînes courent
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en général parallèlement aux rivages ; ou bien, comme les
Pyrénées Orientales, elles sont brusquement, en pleine hauteur,
interrompues par eux. La mer se creuse à leur pied en fosses
profondes ; des ames de plus de 2 ooo mètres sont, entre
Nice et Toulon, aussi bien que sur la côte méridionale du golfe
de Gascogne, tout voisins du littoral. Dans les parties que la
mer a délaissées depuis les derniers temps géologiques, la nature
des dépôts indique souvent des profondeurs considérables ; la
faune fossile diffère entièrement de
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celle des anciennes mers qui ont envahi le bassin parisien. Il
est visible que la nature a travaillé dans ces deux régions sur
un plan différent. La diversité actuelle de physionomie est l'
avertissement de diversités invétérées et séculaires. Nous ne
pousserons pas plus loin, pour le moment, ces comparaisons. On
voit que la structure de la France n' a rien de l' unité
homogène qu' on se plaît parfois à lui attribuer. Le Massif
Central, par exemple, ne peut être considécomme un noyau
autour duquel se serait formé le reste de la France. De me que
la France touche à deux systèmes de mer, elle participe de deux
zones différentes par leur évolution géologique. Sa structure
montre à l' ouest une empreinte d' archaïsme ; elle porte, au
contraire, au sud et au sud-est, tous les signes de jeunesse. Ses
destinées géologiques ont été liées pour une part à l' Europe
centrale, pour l' autre à l' Europe méditerranéenne. Mais l'
individualité géographique n' exige pas qu' une contrée soit
construite sur leme plan. àfaut d' unité dans la structure,
il peut y avoir harmonie vivante ; une harmonie dans laquelle s'
atténuent les contrastes réels et profonds qui entrent dans la
physionomie de la France. Cette harmonie est en effet réalisée.
Elle tient surtout à lapartition suivant laquelle se
coordonnent, en France, les principales masses minérales. Les
massifs anciens avec leurs terres siliceuses et froides, les
zones calcaires au sol chaud et sec, les bassins tertiaires avec
la variété de leur composition, se succèdent dans un heureux
agencement. Les massifs ne sont pas, comme dans le nord-ouest de
la péninsule Irique, concentrés en bloc. L' Ardenne, l'
Armorique, le Massif Central, les Vosges, alternent avec le
bassin parisien, celui d' Aquitaine, celui de la Saône. En
vertu de cette disposition
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équilibrée, aucune partie n' est en état de rester confinée à
part dans un seul mode d' existence. Partout, sur la riphérie
des différents groupes-entre montagne et plaine, terres froides
et terres chaudes, bocage et campagne, bon et mauvais pays, -
éclatent des contrastes dont s' est emparé et qu' exprime avec
reté le vocabulaire populaire. Si les hommes ont saisi ces
différences, c' est qu' elles les touchaient de ps, qu' elles
se traduisaient en réalités pratiques. Ces réalités, c' était
pour eux la manière de se nourrir, de se loger, de gagner sa vie.
Suivant que le sol est calcaire ou argileux, pauvre ou riche en
substances fertilisantes, suivant que l' eau se ramasse en
sources, ou court en mille filets à la surface, l' effort de l'
homme doit se concerter autrement. Ici il se livrera aux cultures
de réales ; là il combinera avec une agriculture plus maigre un
peu d' élevage, ou un peu d' industrie ; ailleurs il saura
pratiquer l' art de diriger et de rassembler ces eaux diffuses
qui semblaient vouloir échapper à son action. Tout cela s'
exprimera pour lui dans un nom : celui d' un " pays " qui souvent
, sans être consacré par une acception officielle, se maintiendra
, se transmettra à travers les générations par les paysans,
géologues à leur manière. Le Morvan , l' Auxois , la
Puisaye , la Brie , la Beauce et bien d' autres
correspondent à des différences de sol. Ces pays sont sits, les
uns par rapport aux autres, de façon à pouvoir recourir aux
offices d' un mutuel voisinage. Le bon pays est tout au plus
à quelques jours de marche du pays plus désrité, dont l'
habitant a besoin d' un suppment de gains et de subsistances.
Celui-ci peut trouver à sa portée les ressources qu' en d' autres
contrées il faudrait aller chercher bien loin, avec moins de
certitude, avec plus de risques. La France est une terre qui
semble faite pour absorber en grande partie sa propre émigration.
Une multitude d' impulsions locales, nées de différences
juxtaposées de sol, y ont agi de façon à mettre les hommes à me
de se fréquenter et de se connaître, dans un horizon toutefois
restreint. Plus on analyse le sol, plus on acquiert le sentiment
de ce qu' a pu être en France la vie locale. Aussi des courants
locaux, facilement reconnaissables encore aujourd' hui, se sont
formés spontanément à la faveur de la variété des terrains. Leurs
buts sont rarement éloignés : marcs, foires ou fêtes dans le
voisinage, tournées périodiques aux époques de morte-saison,
enrôlements au temps des moissons. Mais ces dates attendues et
espérées prennent place dans les préoccupations ordinaires de la
vie. Les différences qui sont mises par là en rapport ne sont pas
de celles qui ouvrent des horizons lointains ; ce sont des
contrastes simples et familiers, qui s' expriment par dictons,
proverbes
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ou quolibets. Malgré tout il ensulte une ventilation salubre.
On est moins étranger l' un à l' autre. Il se forme un ensemble
d' habitudes dont s' est visiblement imprégnée la psychologie du
paysan de France. Des courants généraux se sont fait jour à
travers la foule des courants locaux. Car la vie générale a
trouvé aussi des facilités dans la structure de la contrée. Elle
s' est frayé des voies à la faveur des seuils qui séparent les
massifs, et despressions qui longent les zones de plissement.
La vallée du Rne, sur le bord extérieur des Alpes, le couloir
du haut Languedoc sur le front septentrional des Pyrénées,
rentrent dans cette seconde catégorie. à la première
appartiennent les seuils qui, entre les Vosges et le Morvan /
Bourgogne /, entre le Limousin et l' Armorique / Poitou /,
parent les anciens massifs. Si remarquables dans l' économie
générale de la contrée, ces seuils ne sont en réalité que les
parties surbaissées de rides souterraines qui rattachent ici les
granits des Vosges à ceux du Morvan, là ceux du Massif
Central à ceux de la gâtine vendéenne. Les dépôtsdimentaires
qui les recouvrent dissimulent cette connexion, que trahissent
seulement, en Bourgogne comme en Poitou, quelques pointements
isolés au fond des vallées. Il aurait suffi que l' érosion, qui
sur tant d' autres points a débarrassé les terrains primitifs de
leur couverture sédimentaire, poussât un peu plus avant son
oeuvre pour que la liaison granitique qui existe souterrainement
se poursuivît au grand jour. Qu' en serait-il résulté pour les
communications, privées de la facilité que lespôts calcaires
nagent à la circulation ? Sans doute les relations entre les
hommes seraient devenues plus malaisées. Peut-être les voies du
commerce eussent-elles pris d' autres directions. Assurément les
parations seraient restées plus fortes entre le nord et le sud.
Cela n' a pas eu lieu ; et l' on voit ainsi comment une
circonstance, qu' on peut qualifier de secondaire au point de vue
de l' évolution géologique, est devenue capitale au point de vue
de la géographie humaine. Mais une réflexion doit nous retenir de
pousser plus loin. Les rapports dont il vient d' être par
supposent dans une gion un certain degré de vie nérale. Or,
comment nt et s' éveille une vie nérale, c' est ce que nous
n' avons pas examiné encore. Nous sommes amenés à cette question.
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Chapitre ii. Les influences du dehors. La Méditerrae. Il n'
est guère de question plus importante pour la géographie
politique que de chercher comment, quand et par quelles voies une
vie générale parvient à s' introduire à travers la diversité des
pays locaux. Aucune étape n' est pluscisive et ne met plus de
différences entre les contrées. Il y en a qui ne la franchissent
pas. Elles restent morcelées à l' état de petits groupes que
relie un lien très lâche, ou qui même sont à peu près isolés.
Thucydide remarquait que de son temps la moitié de la Gce,
dans les montagnes et dans l' ouest, n' était pas sortie de cet
état social rudimentaire : on ne serait pas en peine encore de
nos jours de citer des exemples pareils, sur les bords mes de
la Méditerranée : l' Albanie, le Rif marocain nous montrent
des types à peu près intacts de sociétés primitives. La tribu, le
clan, le pays , le village sont, suivant les lieux, les cadres
de cette vie. L' Afrique centrale ne nous a-t-elle pas
cemment, sur des étendues énormes, un état de dispersion
politique à travers lequel nous voyons, aujourd' hui seulement,
filtrer, avec l' européen ou l' arabe, les premiers filets de
relations générales ? Telle est, en effet, la marche naturelle.
Le choc vient du dehors. Aucune contrée civilisée n' est l'
artisan exclusif de sa propre civilisation. Ou du moins elle ne
peut engendrer qu' une civilisation bornée, comme une horloge qui
, après quelque temps de marche, s' arte court. Il faut, pour
qu' elle s' élève à un degré surieur de développement, que sa
vie soit en communication avec celle d' un domaine plus vaste,
qui l' enrichit de sa substance et glisse en elle de nouveaux
ferments.
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Ces sources de vie n' ont pas manqà la France. Elle y a pui
de divers côtés. Essayons de voir quelles ont été ses relations,
d' abord avec la Méditerranée, puis avec la ninsule Irique,
enfin avec l' Europe centrale. Par laditerranée la France
est en rapport avec le domaine terrestre où se constituèrent les
premres grandes sociétés : les plaines alluviales de la
sopotamie et du Nil, les contrées couvertes, enrichies de
débris volcaniques qui s' étendent au pied du Taurus d' Arnie
ou d' Asie Mineure, en général enfin l' Asie occidentale. La
géographie botanique, qui étudie l' origine des plantes cultivées
et qui en suit les migrations, est parvenue par ses recherches à
jeter quelque jour sur l' antique histoire humaine. Elle constate
que l' homme n' a trouvé nulle part, si ce n' est peut-être en
Chine, des moyens de subsistance plus variés que dans les
contrées qui viennent d' être nommées. Plus de la moitié des
réales et graines nourricières connues sont originaires de
cette partie du continent., depuis une antiquité qu' il est
difficile d' évaluer, car elle précède les grands empires que
nous fait connaître l' histoire, apparaît constitué un système d'
agriculture fon sur la charrue, dans lequel le boeuf a son
emploi comme animal de trait. Parmi les céréales venues d' Asie,
les unes, comme le seigle et l' avoine, sont restées longtemps
étrangères aux contrées de la Méditerranée et semblent n' y être
arrivées qu' après avoir passé par l' Europe centrale ; mais les
autres y apparaissent de très bonne heure. L' orge primitivement
et plus tard le bsont devenus, pour les riverains de cette mer
, le fond de la nourriture. Parmi les plantes textiles figure au
premier rang le lin, avec lequel ils tissent des étoffes. C' est
sur ce mode d' existence que se greffèrent, suivant les localités
, d' autres variétés d' exploitation du sol, inspies par les
conditions du relief et de climat : l' élevage avec transhumance
périodique, dans les régions montagneuses qui se pressent le long
de la Méditerranée ; les cultures d' arbres et d' arbustes, sur
les terrasses abondantes en sources, et dans les plaines où l'
eau s' infiltrant ne peut être atteinte que par les plantes à
longues et profondes racines. Toute une légion d' arbres
fruitiers, portée par des migrations humaines, vint, avec la
vigne, garnir les bords de la Méditerranée, et faire au pays de
Chanaan, à l' Apulie et la Sicile cette renomméegendaire
dont nos esprits ne sont pas encore affranchis. Cet art des
plantations, que les grecs distinguaient par le mot (..) , est,
comme l' indique fort bien Thucydide, un art délicat qui a pris
naissance ultérieurement, et a progrescomme un luxe de
civilisation avancée. Il achève de caractériser,
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par l' usage de l' huile et du vin combiné avec celui du blé et
du pain, une manière de vivre qui s' est fore et propae dans
la zone qui comprend l' Asie occidentale et les bords orientaux
de la Méditerranée. Malgré toutes les acquisitions dont s' est
accru le patrimoine du monde méditerranéen par des emprunts faits
à l' Inde, au Soudan et à l' Amérique, l' existence humaine,
en tant que mode de culture et de nourriture, y reste constituée
sur les mes bases, figée et désormais à peu près invariable,
comme toutes choses remontant très haut dans le pas. On
comprend sans peine l' influence que ce type de civilisation
matérielle, peu à peu enrichi par les prestiges de l' industrie
et de l' art, servi par des courtiers comme les phéniciens et les
grecs, a exercée autour de lui. La Méditerranée fut un des
traits d' union, le principal certainement qui nous en rapprocha.
Il semblera peut-être qu' on ne puisse apprécier trop haut le
le de la Méditerranée dans nos destinées. Cependant la France
n' est ni une ninsule ni une île. Elle a sur laditerranée
moins de façade que l' Espagne. Elle ne touche à cette mer que
par un littoral qui n' a guère plus de 6 oo kilomètres. En
outre, entre le Rhône et les Pyes, la côte est mal abritée,
battue du mistral. Mais ce littoral doit une signification unique
à sa position entre les Pyrénées et les Alpes. Les Pyrées s'
abaissent à son approche et ouvrent au col du Pertus et sur la
te des issues telles que pour en trouver de semblables il
faudrait aller à l' autre extrémité de la chaîne. Les plantes s'
y sont avancées librement ; on compte plus de cinquante esces
gétales, d' origine ibérique, qui les ont franchies et ne
disparaissent que vers Montpellier. Ce fut aussi un passage pour
les hommes. La circulation, rejetée vers late, continue à la
serrer de ps, car elle y trouve la communication la plus
directe vers l' Italie. De la Catalogne au Piémont, c' est un
trait de liaison qui a fait sentir son influence sur la
civilisation provençale, et sans lequel la formation de ce que l'
on a appelé ainsi serait inintelligible. De leurté les Alpes
achèvent sur ce littoral le grand demi-cercle concave qu' elles
opposent à la diterranée. Cette mer a peu d' ouvertures vers
l' intérieur ; presque partout elle est bloqe par des montagnes
. Mais il y a, aux deux extrémités de la chne des Alpes, deux
lacunes importantes de la barrre qui ferme l' Europe centrale.
De l' Adriatique au Danube, comme du golfe du Lion au Rhin,
il est possible de tourner les Alpes. Des voies de commerce très
anciennes s' avanrent dans ces directions ; Hérodote en a
connaissance, et
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malgré les mythes dont elles s' enveloppent, elles traversent de
quelques traits de clarté l' obscurité de l' Europe primitive.
Enfin le Rhône, continué par la Sne, ouvre en droite ligne
une voie fluviale de plus de 7 oo kilomètres, dirigée vers le
nord. Quoique la vallée du Rne se compose en réalité d' une
rie de bassins, l' atténuation qu' éprouve ici l' obstacle
dressé devant la Méditerrae est sensible. Par cette trouée du
sud au nord, une carrière plus libre s' offre aux échanges de la
nature et des hommes. Cette avenue conduit à d' autres : la
Loire à Roanne n' est séparée du Rhône que de 7 o kilotres
; on gagne aisément la Seine par les rampes calcaires de
Bourgogne, et l' on arrive par la vallée du Doubs à l' un des
carrefours de l' Europe. Ainsi des voies naturelles, parties du
littoral méditerranéen, traversent la Gaule vers l' Espagne,
les îles Britanniques, l' Europe centrale. Mais il fallait qu'
un intérêt considérable et permanent appelât le commerce vers ces
routes qui s' ouvraient. Seul l' attrait d' un de ces minéraux
dont l' usage est indispensable à une société civilisée pouvait
attirer chez nous les marchands et les voyageurs de la
diterranée orientale, et amener entre des contrées aussi
éloignées que les deux extrémités de la Gaule des relations
assez gulièrement suivies pour exercer sur ce pays une profonde
action ographique. Ce fut le commerce de l' étain qui joua ce
le. L' étain était pour des raisons bien connues un des métaux
les plus recherchés par le commerce antique, mais les plus rares.
Parmi les contrées privilégiées où on le trouve sont les massifs
de roches archéennes qui, dans la Galice, dans notre Bretagne,
et dans la Cornouaille anglaise, se projettent en saillie sur l'
océan. Les mines d' étain de la Cornouaille / anciennes
Cassitérides / conservaient hier encore le premier rang dans la
production du globe. Celles de la Galice / ancien pays des
artabres /, quoique moins riches, continuent à être exploitées.
Notre Bretagne a cessé de fournir de l' étain ; mais elle prit
certainement sa part dans l' approvisionnement d' étain de l'
ancien monde. Le bassin de la Vilaine est une région éminemment
stannifère. Le minerai affleure ps du promontoire de Piriac
entre l' embouchure de la Loire et celle de la Vilaine. On sait
aujourd' hui que l' exploitation ne se borna pas aux alluvions et
au minerai de la côte. Assez loin dans l' intérieur, près de
Ploërmel et aux environs de Nozay, on a relevé des traces
considérables de travail, qui ne laissent aucun doute sur l'
extension de cette ancienne métallurgie de l' étain. Ce n' est
probablement pas une coïncidence fortuite que l' existence, aux
abords
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de ces gisements, d' un peuple de renommée ancienne, les vénètes.
Rien de plus naturel que la formation d' une puissance maritime
et commerciale à proximité des gisements d' un minerai précieux,
et sur une côte découe, bordée d' îles, propice aux buts de
la navigation, comme celle qui s' étend entre Quiberon et Le
Croisic. Le nom du peuple vénète n' attendit pas pour être connu
que le conflit avec César le rendît célèbre ; il figure dans des
témoignages de bien plus ancienne provenance comme habitant l'
extrémité de la Celtique. C' était un des peuples qui pouvaient
disputer aux artabres et aux bretons insulaires le titre de "
derniers des hommes " , vers les confins occidentaux de la terre
habitée ; ses relations allaient jusqu' à l' Irlande, et il est
permis de voir dans cette marine vénète l' aînée de ces marines
celtiques qui explorèrent le nord de l' Atlantique avant les
scandinaves. Ce ne fut donc pas à l' aveugle, à travers l'
inconnu, que les navigateurs de la Méditerrae ou de Gadès /
Cadiz actuelle / se lancèrent vers les lointaines
Cassitérides. Des régions où la métallurgie était connue et
pratiqe leur ménagèrent des étapes. Lorsque le voyageur
marseillais Pythéas, au ive siècle avant notre ère, alla visiter
l' île de Bretagne, son trajet, commencé à Gadès, au sud de l'
Espagne, suivit sans doute les voies fréquentées par les marins
de cette ville. Son itinéraire est visiblement lié aux relations
qui unissaient dès lors les principaux foyers du commerce
océanique. C' est ainsi que nos tes armoricaines furent parmi
celles qu' ilcrivit en détail. Il dépeint à l' extrémité de la
Celtique une vaste protubérance découe de promontoires et d'
îles ; il y a là le cap Cabaeon , le peuple des ostimii ,
l' île d' Uxisama . Gce aux renseignements commerciaux, la
péninsule armoricaine est une des premières contrées dont
quelques détails se dessinent dans le far-west européen. Ce
que l' on commence à signaler, ce sont les traits propres à
frapper des commerçants et des marins, tout ce qui sert de repère
à la navigation, caps, promontoires et îles. La contrée s'
éclaire par les extrémités. Une auréolegendaire flotte, dans
la Méditerranée, sur ces caps où se dressent des sanctuaires de
Melkhart-Hercule ou d' Astarté-Vénus ; et dans l' océan, sur
ces îles lointaines, comme la pauvre petite île de Sein, dont on
se raconte les moeurs et les costumes étranges. Mais l' étain des
Cassitérides voyagea aussi par la Gaule. En
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concurrence avec la voie de mer, une voie terrestre, qu' il nous
paraît difficile de considérer comme antérieure au ve siècle
avant l' ère chrétienne, fut organisée par les marseillais.
Posidonius, un siècle avant J-C, dit que l' étain britannique
était expédié à Marseille ; et Diodore décrit le système de
transport par chevaux qui le faisait parvenir en trente jours du
Pas-De-Calais à l' embouchure du Rne. Ainsi se glissèrent
en Gaule, soit indirectement par le détour de l' oan, soit
directement par les voies intérieures, de nombreux ferments de
vie générale. Des noeuds de rapports se fixent alors ; des points
de concentration s' établissent : ce sont, dans le veloppement
de l' être géographique que nous étudions, quelque chose d'
analogue à ces " parties constituantes " , à ces " points d'
ossification " dans lesquels les naturalistes nous montrent le
commencement de l' être humain. Un grand pas est fait dans le
développement géographique d' une contrée quand les fleuves ou
rivières, au lieu d' être simplement recherchés comme sites de
pêche ou fossés defense, deviennent des voies de communication
, suscitent des marchés aux confluents ou aux embouchures, des
établissements aux étapes la batellerie doit changer ses
moyens de transport. Avant même la domination romaine, mais
surtout depuis, Vienne, Lyon, Chalon-Sur-Saône, Roanne,
Decize, Nevers, Gien, Orléans, Troyes, Melun, Paris,
etc., préludent ainsi à la vie urbaine. Par là s' introduit à
travers les habitudes de vie locale le mouvement entretenu par
une population dont l' existence est vouée au trafic et au
transport. Les premiers renseignements historiques sur la Gaule
nous montrent des habitudes de circulation active, par les routes
plus encore que par les fleuves. Sans doute sur les plateaux
calcaires ou à silex qui occupent, surtout dans le nord, une
grande étendue, les matériaux s' offraient d' eux-mêmes à l'
empierrement, et la nature faisait presque les frais des routes.
Mais ce qui prouve qu' elles servaient déjà à des relations
lointaines, c' est la curiosité même qui y attirait les
populations ; on y accourait pour savoir les nouvelles. Il y
avait dé chez ces peuples quelque chose que les grecs du ve
siècle avant J-C traduisaient par le mot philhellène . Cela
voulait dire des gens accueillants pour les étrangers, aptes à
apprécier les avantages et à se conformer aux habitudes du
commerce. C' est dans le même sens que les habitants des
districts métallurgiques de
p23
la Cornouaille étaient réputés " pacifiques " , que plus tard on
parla de " la douceur " desres ; et qu' éginhard, plus tard
encore, louait l' esprit de douceur des habitants de la côte de
l' ambre. La Gaule ne fut pas la seule contrée médiatrice entre
la Méditerranée et les mers du nord. Sur le haut Danube, autour
de Hallstatt, le sel et le fer attirèrent des voies de commerce.
Par la plaine danubienne et la Moravie était la route que prit
l' ambre de la Baltique pour parvenir à l' Italie. La Dacie
fut exploitée pour ses mines d' or. La Russie méridionale ouvrit
ses fleuves aux colonies grecques de la mer Noire. Chacune de
ces contes servit à sa manière d' intermédiaire avec les
contrées de la Baltique et de la mer du Nord. Celles-ci,
isolées par une ceinture de marais et de forêts dont les peuples
du midi ne parlaient qu' avec horreur, tirèrent de leur propre
fonds une civilisation originale qui ne commença que tard, à
peine cinq siècles avant notre ère, à entrer en contact direct et
en relations fréquentes avec la Méditerranée. Mais bien
auparavant, la civilisation du sud s' était fait jour dans les
contrées interdiaires. Ce grand foyer avait projeté autour de
lui une auréole de demi-culture qui embrassait les contrées du
Danube, du Rhin et de la Gaule. Celle-ci en profita plus qu'
aucun autre. Vers 5 oo ou 6 oo avant J-C, elle avait assez
de besoins raux pour que la civilisation des bords de la
diterranée fût pour elle comme une table richement servie. Le
passage de la civilisation du type de Hallstatt qui fait place,
vers 4 oo avant notre ère, à la période dite de La Tène,
exprime une accélération de progrès qu' il n' est que juste de
rapporter à l' accroissement des relations avec la Méditerranée.
En mettant en contact l' orient méditerraen et l' ouest de l'
Europe, la mer remplit le le qui semble lui appartenir dans le
domaine de la civilisation comme dans le monde physique, celui d'
amortir les contrastes, de combler les inégalités. Des mers qui
baignent notre pays, la diterranée est la seule dont l'
influence se soit fait puissamment sentir sur nos origines. Ce
qu' elle nous a surtout communiq, c' est ce que la barque du
commerçant porte avec elle, le luxe dans le sens du superflu
nécessaire à la civilisation, l' éveil et la satisfaction de
besoins nouveaux. Elle fut une initiatrice ; et c' est pourquoi
son nom éveille en nous le charme qui s' attache aux souvenirs d'
enfance. Ce que la Méditerranée avait été pour notre pays aux
débuts
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lointains, elle le resta longtemps encore. Pendant longtemps tout
ce qui psentait un degré de vie supérieur, tout ce qui
éveillait une idée de raffinement intellectuel et matériel,
continua à émaner de la diterranée. Jusqu' à l' époque
étonnamment tardive où l' Europe connut d' autres contrées
tropicales que celles auxquelles la Méditerrae donne accès,
cette mer fut la seule voie d' où pouvaient provenir certains
produits dont la civilisation avait fait une nécessité. La foire
de Beaucaire était encore, il y a cinquante ans, dans le midi,
l' objet de dictons rappelant ce passé. Cependant les rôles
avaient changé, s' étaient presque intervertis entre l' orient et
l' occident. Mais sur l' orient déchu, pulvérisé, réduit en
miettes de peuples et de sectes après les invasions arabes,
reflua la force compacte du royaume de France. Son le fut tel
que c' est dans son nom que se résuma, pour les populations
syriennes échapes à l' islam, l' idée de l' occident chrétien,
-idée associée à celle de protection et de patronage. Le nom de
France acquit un prestige dont les restes sont encore assez
vivants pour arracher parfois un aveu à nos rivaux.
p25
Chapitre iii. Les influences du dehors suite . Le continent.
La France, malgré sa position sur les deux mers, adre
largement au tronc continental. Elle s' incorpore au continent,
comme une statue aux trois quarts encore engagée dans le bloc.
Elle en est partie intégrante. Qu' on songe en effet qu' avec nos
terres armoricaines se termine la plus longue bande continentale
du globe : de nostes à celles de l' Asie orientale les terres
se roulent sans solution de continuité sur I 4 o degs de
ridien, en s' élargissant de plus en plus vers l' est. Il y a
donc pour la contrée qui expire entre 46 et 5 i de latitude
sur l' océan, soit de La Rochelle à Calais, un hinterland
énorme, dont une partie au moins, n' étant pas séparée d' elle
par de hautes montagnes, pèse de tout son poids. La pression des
influences continentales s' y exerce dans sa plénitude, tandis
qu' elle s' atténue plus ou moins sur l' Italie, l' Espagne, la
Grande-Bretagne, les îles et péninsules qui rayonnent autour d'
elle. Les naturalistes analysent les différences que psente la
marche de la vie végétale et animale, selon qu' elle se produit
dans les îles ou sur les continents. Ils nous montrent que le
nombre d' esces va diminuant dans les îles, suivant la distance
qui les sépare du continent. à la grande complexité qui
caractérise sur les continents le tableau de la vie, se substitue
dans les îles une simplicité relative. Les éléments qui composent
le monde vivant étant ici moins nombreux, il en résulte que les
conditions de la lutte pour l' existence sont différentes.
Certaines espèces que leur faiblesse vouerait sur le continent à
une destruction rapide, parviennent, dns les îles, à se conserver
longtemps ; et leur nombre, relativement considérable,
p26
imprime un cachet d' autonomie aux flores et aux faunes
insulaires. Il est vrai que cet état d' équilibre est vite rompu
si les circonstances introduisent des esces plus vigoureuses et
envahissantes. Devant ces nouveaux champions qui entrent en lice,
la résistance des esces qui n' avaient d' autre garantie que
leur isolement ne tient guère. On voit alors des changements d'
autant plus brusques et radicaux que l' isolement avait été plus
complet. L' arrivée des européens aux Mascareignes, à la
Nouvelle-zélande, a été le signal de révolutions de ce genre. On
peut faire application de ces notions aux faits de la géographie
humaine. Les îles et, dans une certaine mesure, les péninsules
puisent dans un fond ethnique moins riche que les continents.
Elles offrent le spectacle de développements autonomes,
interrompus de temps en temps par des révolutions radicales. C'
est une conséquence de l' espace limité et relativement étroit
alloué aux sociétés qui s' y sont formées. Le cadre elles sont
contenues est pour elles une sollicitation permanente d'
autonomie. Elles y tendent comme vers leur état naturel. Cette
autonomie, plus facilement réalisée qu' ailleurs, s' étend aux
habitudes, au caractère, parfois jusqu' à l' histoire. L' exemple
de l' Angleterre et de l' Espagne montre comment des parties
complètement ou à demi détachées du continent et plus libres
ainsi de s' absorber dans une tâche unique, peuvent porter dans
leur histoire le caractère de spécialisme qui distingue chez
elles la nature vivante. Mais nulle part non plus on n' a observé
de changements plus radicaux. N' est-ce pas dans des îles ou des
péninsules que se sont produites, et là seulement que pouvaient
se produire, des ruptures telles que la substitution d' une
Angleterre saxonne à une Bretagne celtique, d' une Espagne
chrétienne à une Espagne moresque, d' un Japon moderne à un
Japonodal, et peut-être jadis d' une Gce hellénique à une
Grèce mycénienne ? Ces révolutions frappent par un certain
caractère de simplicité dans la façon dont elles s' accomplissent
et par la possibilité de les ramener à peu ps à des dates
déterminées. La marche de la vie sur les continents est
différente. Elle se déroule sur un plan plus vaste. Plus de
forces sont à l' oeuvre pour faire continuellement sucder un
nouvel état de choses à l' ancien ; mais le changement rencontre
aussi plus desistances. L' aire de propagation des espèces
vivantes, et en particulier des mouvements humains, embrasse des
étendues d' autant plus considérables que la limite la plus
difficile à franchir, celle de la mer, est plus éloignée. La
juxtaposition en Europe des races germaniques et slaves, les
invasions turques et mongoles, l' extension de la civilisation
chinoise, sont par excellence des faits continentaux. Une
complexité plus
p27
grande règne dans les choses. Lorsqu' on cherche à approfondir,
on s' aperçoit qu' une même teinte de civilisation ou de langue
couvre des éments ethniques très différents, et qui n' ont
nullement, sous l' étiquette qui les dissimule, abjuré leurs
différences. Engagée, bien que moins profonment que la
Germanie et la Russie, dans la masse continentale, la France
tire de cette position les éléments essentiels qui composent chez
elle la nature vivante. Elle est à cet égard un morceau d'
Europe. Par sa végétation, par sa composition ethnique et par
les traces primitives de civilisation, elle sert de prolongement
à des phénones qui ont eu pour se développer un champ
considérable d' étendue. Son le, comme nous verrons, est de les
sumer. Les influences continentales auxquelles la France est
soumise ne forment pas un seul tout. Elles l' ont assiégée de
divers côtés, elles proviennent de centres d' action très
différents. On peut dire qu' il y a, pour nous, contiguïté
continentale au sud et à l' est. Paragraphe i. Les anciens qui
visitaient la Gaule étaient fraps, aux approches de la
Garonne, de changements dans le type, la langue, les moeurs des
habitants ; ils traduisaient cette impression en disant que les
aquitains tenaient des ires plus que des gaulois. Plus de vingt
siècles ont contribà amortir ces différences ; cependant elles
ne laissent pas de se manifester encore à l' observateur, et les
recherches, si incomplètes qu' elles soient encore, de l'
anthropologie, confirment cette impression. Elles nous montrent
en outre que ces analogies remontent aux temps phistoriques,
bien au-delà de l' époque déjà avancée un nom commun, celui d'
ibères, était parvenu à s' établir sur laninsule. Au nord des
Pyrénées, vers l' ouest comme vers l' est, la composition du
mondetal garde une empreinte ibérique ; car il n' est pas
douteux que ce soit en Espagne qu' il convient de placer le
centre de formation où se sont multipliés, pour rayonner en sens
divers, les genres d' ulex, cistes, thyms, génistées, etc., dont
les espèces s' avancent vers le Rhône et vers la Loire. D'
autre part, dès le Périgord on se trouve en présence de groupes
humains dolichocéphales à cheveux très noirs, dont le type s'
écarte autant des brachycéphales du Massif Central que des
dolichocéphales blonds du nord de la France. Traversé par d'
autres races, modifié
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par les croisements, ce type persiste néanmoins à réapparaître
dans toute la zone méridionale qui s' étend jusqu' aux Alpes.
Les populations proprement pyrénéennes sont, il est vrai, assez
différentes entre elles : le navarrais à visage long et mince ;
le basque aux tempes renflées et au menton pointu, aux larges
épaules et aux hanches rétcies comme un ancien égyptien ; le
catalan à large face et à épaisse encolure, ne se ressemblent
guère. Mais ils représentent des éléments qui n' existent pas
ailleurs dans la composition ethnique de la France ; ce sont les
avant-gardes dont il faut chercher le centre au-delà, vers le sud
. C' est ainsi qu' à travers nos contes sub-pyrénéennes
apparaît l' image d' une contrée plus vaste, de ce continent en
petit qu' on nomme la ninsule Ibérique. Avec sa superficie qui
dépasse d' un cinquième celle de la France, elle pèse sur la
partie rétrécie qui lui succède immédiatement au nord, et il faut
ajouter que cette masse compacte n' est séparée de l' Afrique
que par un fossé de I 4 kilomètres, de formation assez récente
pour que le roc de Gibraltar conserve encore un groupe de singes
, marquant l' extension extrême de ces animaux terrestres vers le
nord. Les zoologistes distinguent dans la faune de l' Espagne
plusieurs espèces par lesquelles elle se rattache à celle du nord
de l' Afrique : il serait imprudent de ne pas tenir compte dans
l' histoire des hommes de relations terrestres dont la trace
reste imprie sur la partition actuelle des espèces vivantes,
et dont l' interruption est encore d' étendue insignifiante. Dans
les cadres de civilisations primitives, tels qu' on peut aujourd'
hui les entrevoir, le monde ibérique paraît inséparable des pays
de l' Atlas jusqu' aux Canaries inclusivement et même des
grandes îles de la diterranée occidentale, Sardaigne et
Corse. Les observations de l' anthropologie et de l'
ethnographie confirment le lien d' affinité que pouvait faire
soupçonner l' examen de la flore et de la faune. Lorsque les
observateurs grecs entrèrent pour la premre fois en relations
avec les peuples ibériques, surtout des cantons reculés du nord-
ouest de l' Espagne, ils furent profondément frappés de ce qu'
offrait de particulier leur manière de se nourrir, de se vêtir,
de combattre, de danser. Poussant plus loin leurs observations
ethnographiques, ils signalèrent, en ce qui concerne l'dité,
le rôle de la femme, etc., des usages en désaccord avec ce qu'
ils connaissaient. Visiblement ils se trouvaient en psence de
formes spéciales de civilisation. L' isolement pouvait expliquer
la persistance des coutumes ;
p29
mais ces coutumes elles-mêmes gardaient une saveur d' originalité
, dont les grecs ne trouvaient pas chez eux l' équivalent. Et en
fait, les progs de l' archéologie préhistorique révèlent chez
ces peuples les indices de plus en plus nombreux d' une
civilisation primitive foncièrement différente de celle de l'
Europe centrale. Le groupe d' animaux domestiques n' est pas le
me ; il ne se compose à l' origine que de la chèvre, du mouton,
du chien ; le boeuf et le porc ne semblent y avoir été introduits
que plus tard ; la chèvre est par tradition l' animal qui sert à
la nourriture. La langue enfin nous a conserune preuve
frappante de l' originalité du monde ibérique : le dialecte ibère
encore actuellement en usage aux confins de la Gascogne ne
ressemble à aucune des langues de l' Europe ; c' est une sorte
de moin linguistique, dernier représentant d' une famille
de langues qui dut être nombreuse, et grâce auquel on peut
expliquer l' analogie de certains noms de lieux épars du sud de
la France au sud de l' Espagne. Ce monde ibérique représente en
son état actuel une duction d' un état ancien qui embrassait un
groupe considérable de peuples ayant entre eux des rapports de
culture commune. Les témoignages classiques sont nombreux et
précis pour attester son extension au nord des Pyrénées. Ils
nous la montrent, au ve siècle avant notre ère, embrassant le sud
de notre pays jusqu' à la Garonne et au Rne ; mais quelle a
pu être, antérieurement à cette époque, la surface occue par
ces anciennes couches de population ? Voilà ce qu' il est
difficile, dans l' état présent des recherches, de terminer. On
peut affirmer toutefois que cette surface avait couvert au nord
des Pyrénées une étendue plus ample que celle qu' indiquent les
textes. Cette civilisation, si profondément empreinte d'
archaïsme, nous reporte à uneriode assez lointaine pour qu' il
soit naturel de tenir compte, en l' étudiant, des conditions
créées en Europe par la grande extension des glaciers
quaternaires. C' est dans les régions restées à peu ps indemnes
des changements apportés alors à la nature vivante,
p30
c' est-à-dire en Espagne et dans le nord de l' Afrique, que s'
était fore cette civilisation : son expansion fut naturellement
dirigée vers les contrées qui avaient échappé le mieux à ces
mes changements. Aucune ne pouvait être plus favorable au
développement de peuples primitifs que lagion basse et
ensoleillée qui s' étend en diagonale de la Garonne au midi de
la Bretagne. Sans doute on y trouve encore des preuves
nombreuses de l' existence du renne, tandis qu' elles manquent au
sud des Pyrénées. Mais par la faiblesse du niveau, la nature
che du sol, la lumière, cette région s' est dégagée plus tôt et
plus complètement de l' influence exercée par le voisinage des
glaciers qui avaient envahi les Alpes, les Pyrénées et une
partie du Massif Central. Le ciel et le sol s' y montrent
également cléments. Ces contrées, dont la nature nous séduit
encore par sa douceur un peu molle, furent des premières de l'
Europe occidentale où l' humanité primitive commença à s'
épanouir. Paragraphe 2. Cependant la région de contact par
excellence est pour la France l' arrière-pays continental qui s'
étend à l' est. De ceté, pas de séparation naturelle. La
France s' associe complètement aux parties d' Europe adjacentes
. Ce n' est pas contact qu' il faudrait dire, mais
p31
pénétration. Aux analogies déjà notées de structure, se joignent
celles de climat et detation. Tandis que la végétation de l'
Europe centrale pénètre dans l' intérieur de la France, divers
avant-coureurs de notretation océanique ouridionale s'
avancent en Allemagne : le houx aux feuilles luisantes jusqu' à
Rugen et à Vienne, le buis jusqu' en Thuringe, l' if, comme le
hêtre, bien au-delà, jusque vers le Dnieper. Nos arbres
ridionaux amis de la lumière, le châtaignier, le noyer, se
montrent l' un jusqu' à Heildelberg, l' autre jusque dans les
vallées du Neckar et du Main. Le type de hauteur boie, qui
fait de forêt le synonyme de montagne, Forêt-Noire, forêt
de Thuringe, domine également des deuxs du Rhin. Nulle
part ne se concentre un ensemble de différences capable de
frapper la vue, de suggérer d' autres habitudes et d' autres
manières de vivre. La France a éprouvé dude l' Allemagne
une difficulparticulière à dégager son existence historique et
à marquer ses limites. Par là, des influences venues de loin se
sont toujours fait sentir. On aperçoit distinctement à travers l'
obscurité des temps préhistoriques que la marche des migrations,
plantes et hommes, a suivi des directions parallèles à celles que
tracent les Balkans, les Carpates, les Alpes, de l' est à l'
ouest. Il semble bien prou que non seulement le blé, l' orge et
le lin, cultivés aussi sur les bords de la diterrae, mais
encore le seigle, l' avoine et le chanvre, cultivés seulement
dans le centre et le nord de l' Europe, sont venus de l' est.
Mais il y a eu aussi des mouvements en sens contraire ; et l'
ouest de l' Europe n' a pas eu un rôle seulement passif dans ces
échanges. Il faut admettre une longue rie d' actions et
actions réciproques. La France a participé, vers l' est, aux
palpitations d' un grand corps ; beaucoup d' éléments nouveaux
sont entrés par là dans sa substance et dans sa vie. Si l' on
jette les yeux sur la carte nous avons essade tracer, pour
la partie de l' Europe qui nous intéresse, les conditions
naturelles des groupements primitifs, on voit que plusieurs
avenues sillonnent l' Europe centrale de l' est à l' ouest : l'
une, par la vallée du Danube, aboutit à la Bourgogne ; une
autre, par la plaine germanique et la Belgique, pénètre en
Picardie et en Champagne ; une troisième suit jusqu' en
Flandre les alluvions littorales des mers du nord. Entre ces
zones de groupement et ces voies de migrations, de vastes bandes
de forêts ou de marécages s' interposent. Nous aurons à justifier
ces divisions ; mais cette carte suggère
p32
une première remarque. L' hinterland continental nous assge
, non partout également, mais seulement par quelques voies. Les
migrations humaines ne nous sont parvenues quedivisées,
canalisées en courants distincts. Et cela explique que les
populations qui ont atteint notre pays par la vallée du Danube
n' eurent ni le même mode de civilisation, ni la même composition
ethnique que celles qui nous sont venues par la Belgique, et
ressemblèrent encore moins à celles qui ont suivi le littoral du
nord. Le secret de ces civilisations primitives est géographique
autant qu' archéologique ; comment la géographie n' aurait-elle
pas son mot à dire sur les conditions qui les ont formées, et sur
les voies qu' elles ont suivies ? Les fleuves, dans nos contes
d' Europe, n' ont pas é, autant qu' on le dit, des chemins
primitifs de peuples. Leurs bords, encombrés de marécages, d'
arbustes et de broussailles, ne se prêtaient guère aux
établissements humains. Les hommes se sont établis de pférence
sur les terrainscouverts, où ils pouvaient pourvoir le plus
facilement à ces deux besoins essentiels, abri et nourriture. La
qualité des terrains fut surtout ce qui les guida. Il y a des
terrains l' homme pouvait plus aisément mouvoir sa charrue,
tir ou se creuser des demeures : pendant des scles les
populations ont contin à se concentrer sur ces localités
favorisées. Successivement de nouveaux venus plus forts s' y sont
substitués ou plutôt superposés à d' anciens occupants : toujours
sur les lieux mêmes qui avaient profité d' une première
somme de travail humain. Quand des migrations se produisaient,
elles étaient dirigées par le sir d' obtenir des conditions
égales ou meilleures, mais toujours analogues, d' existence.
Comme aujourd' hui c' est la terre noire que le paysan russe
recherche en Sibérie, c' était en quête de terres fertiles et
faciles à cultiver, pourvues d' un certain deg de richesse
, que se sont acheminés les celtes dans leurs migrations
successives vers la Gaule ou vers le bas Danube, les germains
dans leur marche ultérieure des bords de l' Elbe à ceux du Rhin
. Tout le mouvement et toute la vie ont été longtemps restreints
à certaines zones. Lutter contre les marécages et les forêts est
une dure et rebutante che à laquelle l' homme ne s' est décidé
que tard. Ce n' est qu' au moyen âge que le défrichement, dans l'
Europe centrale, commença à attaquer en grand la forêt.
p33
Assurément la surface forestière est loin de repsenter dans son
étendue présente l' étendue que les forêts occurent aux débuts
de la civilisation de l' Europe. Mais elle en retrace les
linéaments. Si la forêt a cédé du terrain à la culture, elle est
restée, du moins dans la partie centrale et occidentale de l'
Europe, en possession des sols que leur nature rendait rebelles
ou très diocrement propices à tout autre genre d' exploitation.
Elle a persisté sur place, en se transformant il est vrai. De la
forêt primitive, chaos d' arbres pourris et vivants, horrible et
inaccessible, il n' y a dans l' Europe centrale que quelques
coins retirés du Boehmer Wald qui, dit-on, offrent encore une
image. Mais la forêt, même humanisée, est un héritage direct du
passé. Les arbres qui enveloppent nos Vosges plongent leurs
racines dans un sol élastique et profond qui résonne sous les pas
et qui est le résultat de la décomposition séculaire de ceux qui
les ont précés. La forêt actuelle se dresse sur les débris des
forêts éteintes. Morcelées et traversées de toutes parts, les
forêts ont ces deparer les peuples. Mais elles ont jo
longtemps ce rôle d' isolatrices. On distingue encore les
linéaments des anciennes limites forestres. Elles soulignent d'
un trait vigoureux la distinction entre la Bohême et la Bavière
; elles encadrent nettement la Thuringe ; la Franconie est
séparée par unerie de massifs boisés de la Souabe et de la
Hesse. La Lorraine est presque entièrement encade de forêts.
Leurs bandes s' allongent entre la Champagne et la Brie. Elles
tracent une bordure assez nette encore au Berry. Même dans nos
contrées de l' ouest, où les forêts ont été plus entamées, assez
de lambeaux subsistent pour rappeler d' anciennes séparations
historiques. Quelques bois parsèment la marche sauvage qui s'
étendait jadis entre l' Anjou et la Bretagne ; d' autres, au
centre de la Bretagne, jalonnent la zone solitaire qui séparait
le pays gallo du pays breton. Entre le Poitou et la Saintonge
une rie de bois, échelons de Surgères à la Rochefoucauld,
laisse encore apercevoir l' antique séparation de deux provinces
et de deux peuples. En Angleterre le Weald a diviles
gens de Kent de ceux de Sussex. Séparation ou défense, marche-
frontière, surface échappant à la propriété privée, la forêt a
servi de cadre aux embryons de sociés par lesquels a préludé la
géographie politique de cette partie du continent. Elle nous
enveloppe encore de ses souvenirs. Elle nous berce avec les
contes et les légendes dont l' a peuplée l' imagination enfantine
des anciens habitants. Parmi les essences qui entraient dans la
composition de ce vêtement forestier, c' est surtout l' arbre des
sols peu humides, des forêts de faible altitude, le cne, qui
est entré dans l' usage de la vie quotidienne. Son bois robuste a
fourni la charpente
p34
et le mobilier de nos constructions. Ses glands ont donlieu à
l' élevage des troupeaux de porcs, ce genre d' industrie auquel
longtemps le nord de l' Europe resta étranger, et qui fut au
contraire, de la Pannonie à la Gaule, une de celles que
pratiquaient avec zèle les peuples de l' Europe centrale.
Quelques-unes des habitudes les plus invétérées dans la manière
de vivre de nos paysans rappellent ainsi le voisinage de l'
antique forêt. C' était l' asile aux temps de grandestresses.
Quantité de preuves montrent que la fot, quoi qu' on en ait dit
, n' a pas couvert toute l' Europe. De tout temps d' assez
grandes éclaircies naturelles ont exis entre les massifs boisés
; et l' on cooit de quel intérêt il peut être de terminer
géographiquement les sites de ces contrées, les plus propices en
fait aux établissements humains. L' étude des sols dans l'
Europe centrale est arrivée, par l' observation des restes d'
animaux fossiles, à cette conclusion remarquable, qu' après la
période glaciaire et dans les intervalles de cette période une
nature de steppes s' est étendue sur une partie de l' Europe
centrale. L' extension n' a pu être que partielle, car
précisément ces indices révélateurs font défaut dans les régions
la forêt, par sa persistance, se montre bien chez elle. Mais
au contraire ils abondent dans les nappes de limon calcaire,
connu sous le nom de loess . Les descriptions de Richthofen
ont rendu célèbre cette espèce de terrains qu' on trouve dans la
zone centrale de l' Europe comme dans la Chine du nord, et que
caracrisent leur couleur jaune clair, leur composition friable
et pulvérulente, leur tendance à se découper par pans verticaux
permettant d' y creuser des demeures. C' est en premier lieu dans
la vallée rhénane,il occupe de vastes plates-formes, que le
loess a é caractérisé ; mais il se roule aussi à quelque
distance au nord des Alpes et le long de la lisière
septentrionale des montagnes allemandes. Il est naturel, au point
de vue du parti tiré par l' homme, de rapprocher du loess
certains terrains qui lui ressemblent par leurs propriétés
essentielles. Telles la fameuse terre noire , qui, couvre en
Galicie, Podolie, Russie méridionale, des surfaces de plus en
plus étendues vers l' est ; et les nappes de limon qui,
particulièrement épaisses sur les plateaux de la Hesbaye et de
la Picardie, occupent dans l' ensemble du bassin parisien une
étendue qu' on peut estimer à cinq millions d' hectares. Voilà,
avec quelques autres variés plus éparses, choisies d' après
leurs affinis physiques, quels sont les sols dont nous avons
esquis la répartition, autant que les cartes
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géologiques et les autres documents en donnent actuellement les
moyens. Ces terrains peuvent avoir leurs égaux et même leurs
supérieurs en fertilité, mais nulle part ne s' offraient des
conditions plus favorables aux débuts de l' agriculture. Partout
aujourd' hui ils se montrent sous l' aspect de campagnes
couvertes. La sécheresse entretenue à la surface par la
perabilité du sol favorise plutôt la croissance des céréales
que des arbres ; et ceux-ci, d' ailleurs, trouvant peu de prise
sur ces couches friables, n' opposaient que peu de résistance au
frichement. La charrue se promène à l' aise sur ces plateaux ou
ces molles ondulations naturellement drainées, et pservées par
leur hauteur moyenne / 2 oo mètres environ / des dangers d'
inondation qui menacent les vallées. Dans l' apprentissage
agricole que la nature de l' Europe impose à l' homme, ces
régions étaient les moins revêches. Il y fut préserdu rude
ennemi qu' il n' a vaincu qu' à la longue, la forêt marécageuse,
contre laquelle le feu ne peut rien. Ce n' est pas seulement par
la facilité de culture, mais encore par la salubrité qu' y furent
attirés les établissements humains : le soleil et la lumière
avaient libre jeu, sur ces surfaces découvertes, pour écarter les
exhalaisons malsaines entretenues ailleurs par l' épaisseur des
forêts. Sur les fonds argileux et tenaces, sur les terrains
raboteux de granit ou de grès, dans les régions morainiques
parmi les étangs et les lacs gisent les blocs abandonnés par les
anciens glaciers, la forêt se fendit longtemps. Ici, au
contraire, point de ces luttes obstinées contre les arbres ;
point de " ces jours amers pass à défricher la forêt jusque
dans l' entrelacement de ses racines " , dont Schiller a
recueilli le souvenir dans les vieilles légendes germaniques :
und hatten manchen sauren tag, den wald mit weit verschlungenen
wurzeln auszuroden ! telles que nous venons de les caractériser
, ces natures de sol, terre noire, loess, limon des plateaux,
sont circonscrites dans la partie moyenne de l' Europe ; au sud
elles n' atteignent pas la Méditerranée ; on ne les rencontre
plus, au nord, par delà les lignes de moraines qui marquent la
limite méridionale qu' ont atteinte, dans les plus récentes de
leurs invasions, les glaciers scandinaves. Comme les formations
analogues de la Chine et de l' Arique du Nord, elles sont
attachées à une zone déterminée et se succèdent dans le sens des
latitudes. La structure coupée de l' Europe occidentale ne leur
permet pas de se rouler avec lame continuité qu' en Russie
et que dans la Chine du nord. On distingue pourtant deux zones
qui s' étendent, morcelées il est vrai, de la Bome à la
France : l' une par la plaine
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du Danube ; l' autre par une rie de (..) , pays plats et
fertiles, depuis longtemps distingués par le langage populaire,
qui seroulent de Magdebourg à la Westphalie, et qui,
interrompus par les alluvions rhénanes, trouvent leur
prolongement dans les croupes limoneuses de la moyenne Belgique.
Ce sont les deux voies qui ont été tout à l' heure indiqes, l'
une aboutissant à la Bourgogne ; l' autre, par la plaine
germanique, à la Picardie et à la Champagne. Cette étude nous
fournit un fil conducteur. Ce ne peut être une coïncidence
fortuite que l' on saisisse dans ces contrées les traces d' un
développement plus pcoce, d' une marche plus rapide de
civilisation. Le fer fut exploité aux époques les plus reculées
dans les plaines découvertes de la Moravie ; des relations
commerciales établies entre l' Oder et le Danube aboutissaient
à ces plaines. Le haut bassin danubien, éternel théâtre de luttes
entre les peuples, attira un commerce actif qui sut de bonne
heure se frayer des voies à travers les Alpes orientales. Les
régions les plus fertiles sont toujours les plus disputées. C'
est ainsi que dans lagion limoneuse du nord de la Bome l'
établissement des gaulois boïens, qui ont laissé leur nom au pays
, se superpose exactement au site dont une population antérieure
avait dé dévelop la richesse agricole. Sans doute les
trouvailles archéologiques nous font connre surtout des armes,
des instruments de luxe. Mais d' heureux hasards ont exhu aussi
desmoignages de la vie agricole que menaient les peuples au
nord des Alpes : le blé, l' orge, quelques fruits, des tissus
fabriqués de lin, ont été trous dans les plus anciennes
stations lacustres. On voit ces populations primitives déjà en
possession des principaux animaux domestiques, boeuf, mouton,
chèvre, porc. Plus tard, quand les romains firent connaissance
avec le nord de la Gaule, ils y rencontrèrent des pratiques
agricoles dont l' originalité et la suriorité les frappèrent.
L' invention de la charrue à roues, de la moissonneuse à roues,
s' explique fort naturellement sur des plateaux découverts à
faibles ondulations, tandis que l' araireger et facile à
manier est à sa place sur les terres accidentées du Massif
Central et des bords de la Méditerranée. Est-on en droit d'
admettre l' existence de relations suivies entre les peuples qui
occupaient ces régions limoneuses ? L' examen comparatif des
trouvailles archéologiques nous montre, soit entre les contrées
danubiennes et l' est de la France, soit entre le nord de
p37
notre pays et les contrées situées à l' est du cours inférieur
rhénan, des analogies dûment constatées, qui sont preuves de
connaissance réciproque et d' échanges. Une vie circule à travers
l' Europe centrale. Il est donc permis de parler d' anciennes
voies de migrations et de commerce ayant relié la partie du
continent qu' occupe la France à celle qui s' étend vers l' est
par le Danube ou par les plaines méridionales de la Russie. C'
est au sujet de la voie danubienne qu' un des plus profonds
connaisseurs des civilisations primitives, Worsaae, a écrit : "
de nouveaux flots de vie et de sang jeune n' ont pas cessé
pendant longtemps de couler par là chez les habitants des vallées
circumvoisines " . Quelque réserve qu' imposent ces questions d'
origine, il est difficile de chercher ailleurs les sources
communes de " ces flots de vie " , que dans la région de l' Asie
occidentale qui s' étend au sud du Caucase. C' est bien de
que semblent s' être acheminées vers nous les plantes
nourricières ou utiles, et la plupart des arbres fruitiers et
animaux domestiques que nous voyons acclimatés de bonne heure
dans notre Europe occidentale. Cette acclimatation suppose une
haute antiquité de rapports humains. La ographie n' apporte-t-
elle pas un témoignage considérable en faveur de cette antiquité,
si elle est en mesure de montrer, comme nous avons essayé de le
faire, par quelles voies naturelles ils ont pu se transmettre ?
La France garde le pli ineffaçable de ses origines profonment
continentales. Le groupement de ses populations semble s' être
accompli sous l' influence de refoulements partis de l' est. Il
serait difficile d' expliquer autrement bien des faits ; entre
autres, le mode departition sur notre territoire des dolmens.
Si fréquents dans l' ouest, on sait qu' ils se montrent très
rares dans la partie orientale de notre pays. Si ce type de
constructions primitives a pu sepandre depuis le nord de l'
Afrique jusqu' à l' Irlande, quel obstacle, sinon la pression
de peuples arrivant par d' autres directions, a empêché son
expansion ou supprimé ses traces vers l' est ? Les populations
brunes et fortement brachycéphales qui sont de longue date
dominantes dans le Massif Central, la Savoie, une grande
partie de la Bourgogne, se rattachent par des affinités
anthropologiques, non aux ibères actuels, mais plutôt à celles
qui, sous des mélanges divers, peuplent encore la région
danubienne. Elles occupent l' extrémité de cette chaîne d'
anciens peuples qui a mis en culture la zone de terres fertiles
qui traverse de part en part le continent de l' Europe. Lorsqu'
on essaie de chercher les causes des tendances et
p38
des aptitudes invétées d' une population, la prudence conseille
de ne pas s' en tenir à l' étude de leur milieu actuel, mais de
considérer aussi les antécédents. C' est peut-être par des
habitudes importées, autant que par l' influence directe du sol,
que s' explique le temrament obstinément agricole de la
majorité de nos populations. Paragraphe 3. La troisième des voies
de migrations que nous avons indiquées longe jusqu' en Flandre
le littoral de la mer du Nord. Elle suit la zone d' éternelle
verdure, celle des marschen, polders, watten ou alluvions
littorales, dont la carte montre l' étendue. Elle est sépae au
sud de la zone de loess ou de limon qui se déroule de l' Elbe à
l' Escaut par une série de landes et de tourbières : Campine,
Peel, Bourtange, landes de Lunebourg, sols ingrats de graviers
et de sable, provenant en partie de débris de moraines glaciaires
; espaces désrités, où l' éternelle alternance de bois de pins,
de maigres champs, de bruyères brunes attriste la vue. On ne peut
imaginer le plus frappant contraste que celui qui existe entre
ces régions encore aujourd' hui assez solitaires et les deux
zones fertiles et populeuses qui la limitent au nord et au sud.
Ces terres amphibies, menacées par les revendications de la mer,
et où l' eau, subtil et sournois destructeur, s' insinue et
suinte dans le sous-sol, offraient certainement des conditions
plus difficiles que les plates-formes limoneuses de l' intérieur.
On s' explique cependant les avantages qui attirèrent les hommes.
Il est prouvé que les espaces découverts le long des côtes, à
distance des exhalaisons et des dangers de la forêt, furent pour
les habitants primitifs du Jutland et des îles danoises les
sites favoris d' établissements. De tels espaces ne manquaient
pas le long de la mer du Nord. La forêt n' a jamais étendu ses
masses imtrables sur ce littoral : les arbres y ont trop à
lutter contre la violence des vents d' ouest. Pourvu qu' un
monticule, créé artificiellement au besoin, pût protéger l'
habitation de l' homme, son heim , contre les eaux, son
existence était assue, en attendant que commençât l' ère des
grands endiguements ; ce qui n' eut lieu qu' au moyen âge. En
outre il trouvait un moyen de circulation facile dans le lacis
des bras fluviaux. L' herbe, plus que les céales, est ici le
produit naturel ; aussi l' élevage se montra-t-il dès le début la
vocation naturelle de ces futurs manufacturiers de lait, de
viande et de tail. Les peuples qui se groupèrent le long de la
mer du Nord furent des éleveurs avant d' être des marins. Il y
eut sans doute de
p39
bonne heure des groupes particuliers qui surent se hausser à un
certain degré deputation et de puissance par leur habileté
nautique ; Tacite en connaît. Mais l' élevage resta le fond de
l' existence. La nomenclature singulièrement imagée que les
marins des mers du nord appliqrent aux îles et aux écueils à
travers lesquels ils avaient à diriger leurs navires, emprunte la
plupart de ses expressions métaphoriques au bétail et à la vie de
pâturage. Ces communautés grandirent longtemps à part,
retranchées dans des conditions originales d' existence,
contractées dans le sentiment de leur autonomie. Elles n'
entrèrent que tard dans l' histoire, que quelques-unes devaient
remplir de leur nom. Leur fortune est liée auveloppement de l'
Europe moderne. Assez t cependant ce littoral devint une
pépinre de groupes transportant sur des rivages analogues leur
mode d' existence. De là partirent des émigrations sur lesquelles
l' histoire est muette, et qui précédèrent les invasions qu' elle
connaît. Sur la côte opposée au vieux pays frison, celle du Fen
britannique, entre Lincoln et Norfolk, les mêmes conditions de
vie n' eurent pas de peine à s' installer. Mais c' est surtout
dans le nord-ouest de l' Europe et notamment dans la basse
plaine germanique qu' elles étaient destinées à faire fortune.
Ces contrées font partie de la surface qu' avait recouverte, dans
leur dernier retour offensif, les grands glaciers scandinaves. L'
empreinte glaciaire y est encore sensible. Le desséchement des
innombrables marécages qu' y avait laissés le vagabondage
torrentiel consécutif à la fusion des glaces fut une des grandes
oeuvres de la colonisation systématique du moyen âge et des temps
modernes. Grâce au travail de l' homme ce furent les prairies qui
succédèrent aux dépressions marécageuses ; et l' on peut dire que
nulle forme de culture, avec le genre de vie qu' elle implique,
n' a gagné autant de terrain en Europe depuis les temps
historiques. En France le veloppement continu de la zone d'
alluvions cesse au Boulonnais. Ensuite, bien que le climat reste
favorable, la nature du sol ne se prête qu' avec intermittences
au développement des prairies. Cependant nos races de gros bétail
et particulièrement celles de chevaux sont jusqu' au dedu
Cotentin en rapport de parenté avec celles du nord-ouest de l'
Europe. Quand les normands arrivèrent, ils trourent déjà des
prédécesseurs sur nos rivages. Il faut donc tenir compte aussi,
dans nos origines, de ces attaches avec les premières
civilisations des mers du nord, bien que postérieures par la
chronologie et certainement moindres en importance que les
rapports d' âge immémorial avec l' Irie et l' Europe centrale
.
p40
Chapitre iv. Physionomie d' ensemble de la France. La France
oppose aux diversités qui l' assiègent et la pénètrent sa force
d' assimilation. Elle transforme ce qu' elle reçoit. Les
contrastes s' y atténuent ; les invasions s' y éteignent. Il
semble qu' il y a quelque chose en elle qui amortit les angles et
adoucit les contours. à quoi tient ce secret de nature ? Le mot
qui caractérise le mieux la France est variété. Les causes de
cette variété sont complexes. Elles tiennent en grande partie au
sol, et par là se rattachent à la longue série d' événements
géologiques qu' a travers notre pays. La France porte les
signes de volutions de tout âge. Elle appartient à une de ces
régions du globe, plus exceptionnelles qu' on ne pense, qu' à
diverses reprises, par retouches nombreuses, les forces
intérieures ont remaniées. Les parties mêmes qui sont entrées
depuis longtemps dans une période de calme, n' ont pas perdu la
trace des mouvements intenses qu' elles ont subis autrefois. L'
usure des âges peut bien amortir les formes et abaisser les
reliefs ; elle réussit moins à abolir les propriétés essentielles
des terrains. Ne voit-on pas en Bretagne un pays-celui de
Tréguier-redevable de la fertilité qui le distingue aux
matériaux d' un volcan éteint depuis les premiers âges, et dont
l' existence est depuis longtemps certes effacée du modelé
terrestre ? En alité les phases de l' évolution géologique, si
compliquée, de la France sont encore en grande partie écrites
sur le sol. Les contractions énergiques qui, dans une période
plus récente, ont plisle sud de la France, ont eu leur
percussion sur les massifs anciens qui leur étaient oppos.
Elles ont eu raison de la résistance des parties les plus
voisines, et leurs effets n' ont expiré qu' à grande distance du
foyer d' action. Elles en ont renouvelé le
p41
relief et ravivé l' hydrographie. Le Massif Central semblait
définitivement émoussé par l' usure des âges, lorsque le contre-
coup des plissements alpins y dressa des reliefs, y éveilla des
volcans. Puis, à peine l' oeuvre de consolidation de nos grandes
chaînes actuelles, à travers une série d' efforts et d'
avortements, était-elle achevée, que la destruction en avait
commencé. De ces chaînes qui n' ont été ébauchées que pour
disparaître, ou de celles qui ont résisté mais en cédant chaque
jour aux agents destructeurs une partie d' elles-mêmes, les
torrents, les glaciers, enfin les rivières actuelles firent leur
proie. Elles ont entraîné au loin des masses debris. Longtemps
on n' a pas appcié à sa valeur l' importance de ces
destructions. On sait maintenant que ce sont desbris de ce
genre qui, au pied des Pyrénées et des Alpes, du Massif
Central et des Vosges, ont constitué des sols tels que les
chambarans du Dauphiné, les boulbènes de Gascogne, les
nauves de la Double, les brandes du Poitou, etc. Ces
variétés de sol se combinent avec des variétés non moins grandes
de climat pour composer une physionomie unique en Europe. En
France, comme en Allemagne et en Italie, on pose volontiers l'
antithèse du nord et du midi. C' est le moyen d' étiqueter sous
une formule simple des différences très elles. Mais on ne tarde
pas à s' apercevoir que, chez nous, cette division se subdivise
et se décompose en un plus grand nombre de nuances diverses que
partout ailleurs. Il faut distinguer d' abord le midi du sud-est
ou méditerranéen du midi du sud-ouest ou océanique. C' est
surtout l' image du premier, qui, lorsque nous parlons du midi,
se présente à notre esprit : la plus trance et, suivant le mot
de Mme De Sévigné, la plus excessive. Cependant, il suffit qu'
on s' éloigne de Narbonne d' une cinquantaine de kilomètres vers
l' ouest, pour que l' olivier, ce compagnon fidèle de la
diterranée, disparaisse. Un peu plus loin cessent les tapis de
vignes qui couvrent aujourd' hui les plaines : des champs de b
et de ms, des bouquets, puis de petits bois de chênes-rouvres
composent peu à peu un paysage de tout autre physionomie. C' est
qu' insensiblement, en s' éloignant de la Méditerranée vers
Toulouse, on passe de la région de pluies faibles et surtout
inégalement réparties à une région de pluies plus abondantes,
mieux distribuées qui, dans le haut-Languedoc, le Quercy, l'
Agenais, l' Armagnac, offrent un maximum au printemps. La
transition est graduée : l' augmentation des pluies d' été, si
rares sur le bord de la Méditerranée, déjà sensible à
Carcassonne, se dessine nettement entre cette dernière ville et
Toulouse. Graduellement aussi, mais plus loin vers l' intérieur,
p42
s' amortit la violence des vents, dont le choeur bruyant se
démène autour de la Méditerranée. Le sol mieux lubréfié, moins
balayé, se décompose en un limon tantôt brun, tantôt jaune clair.
Le maïs, qui a besoin des pluies de printemps, dispute la place
au blé. Il y a donc au moins deux midis dans le midi. Celui de la
diterranée, du Roussillon, du bas-Languedoc, de la Provence
calcaire est le plus accentué, surtout par l' empreinte que l'
été imprime au paysage. Lorsque les campagnes ont supporté
plusieurs semaines de cheresse, une centaine de jours
consécutifs de température surieure à 2 odegrés, qu' un
manteau de poussière couvre tout, on a un instant cette
impression de mort qui s' associe à l' été dans certaines
mythologies de l' antiquité et du Mexique. L' humidité s' est
fugiée dans le sous-sol, où de leurs longues racines les arbres
et arbustes vont la chercher. Les rivières dérobent leurs eaux
sous un lit de galets. Sur les coteaux rocailleux il ne reste
rien de la floraison riche et variée qui a éclaté au printemps.
Mais les pluies cycloniques qu' ane généralement la dernière
moitié de septembre mettent fin à cette crise de l' ane.
Octobre et novembre sont dans notre région méditerranéenne les
mois pluvieux par excellence. Avec la fin de l' été se ravivent
les brusques contrastes de température, dont l' influence parfois
perfide, mais en somme plutôt tonique et raffermissante, est un
des caractères de notre climat provençal. Partout où la ceinture
montagneuse règne autour de la Méditerranée, la transition du
paysage est très brusque. Le contraste est complet à travers nos
Cévennes : Karl Ritter, dans une de ses lettres de voyage,
note combien, allant en diligence de Clermont à Nimes, ce
changement rapide le frappa. Au contraire, dans la vallée du
Rhône ce spectacle se morcelle et se multiplie. C' est
successivement que les formes végétales méditerranéennes prennent
congé : l' olivier vers les gorges de Viviers, le cne-vert au
delà de Vienne ; le mûrier au pied du Mont D' Or lyonnais, à
peu ps au point où les vignes d' espèces bourguignonnes,
gamay, pineau, etc., se substituent aux plants qui rôtissent
sur les coteaux du Rhône. Mais encore plus loin on trouverait
quelques émissaires de la végétationditerranéenne blottis à l'
abri des escarpements calcaires du Jura méridional. De me, par
la région des Causses, l' amandier, se glissant dans les replis
des vallées, pénètre jusqu' à Marvejols ; le chêne-vert jusqu' à
Florac et même s' avance aux environs de Rodez. Il semble que
la végétation méditerraenne, soit douée, sous l' influence du
climat actuel, de force envahissante, et que les roches calcaires
, par leur chaleur et leurcheresse lui facilitent la marche
vers le nord. Mais vers Grenoble, vers Vienne, le cadre et
le tableau ont
p43
changé. Le soleil d' août, qui dessèche les vallées pierreuses de
la Durance, fait étinceler dans la verdure celle du
Graisivaudan. La prairie se mêle à la vigne et aux arbres
fruitiers. La forêt couvre les massifs de la grande-chartreuse et
du Vercors. Le feuillage clair du noyer s' épanouit dans un air
humide quoique encore baigné de lumière. C' est que nous entrons
dans la zone des étés mouillés, où l' été devient, suivant le
régime de l' Europe centrale, la saison qui apporte la plus
grande quantité de pluie. Ce sont les conditions qui règnent en
Suisse, dans la basse-Auvergne, et qui font de la Limagne un
verger. Lyon n' échappe pas entièrement au midi ; il en a
surtout les brusqueries de température, la bise, d' assez fortes
amplitudes dans les différences de chaud et de froid. En somme,
pourtant, une note plus septentrionale domine dans le paysage.
Cet aspect, déjà sensible dans le bas-Dauphiné, plus accent
dans la Dombes, résulte surtout de la composition du sol. L'
empreinte des anciens glaciers n' a pas disparu. Sous forme de
dépôts boueux, de graviers et cailloutis, de limon décalcifié, d'
argiles épaisses, les éléments tritus des anciennes moraines
constituent au seuil du midi " des terres froides " aux fréquents
brouillards. La Bresse même, que les glaciers n' ont pas
atteinte, a un sol imperméable le voisinage de l' eau se
devine à la fréquence des arbres, des " buissons " , des prés,
qui, avec les champs dont ils sont surmontés, se confondent en
été dans un poudroiement de verdure. La varié dans la France
du nord n' est pas moindre, mais elle est autre. Elle est faite
de nuances, plus que de contrastes ; elle se fond dans une
tonali plus douce. Le relief se montre dans le nord plus
uniforme. Pour peu que l' oeil se soit habit aux formes du midi
, il y a comme une impression de regret, une lueur de tristesse à
laquelle peu de voyageurs échappent, dès qu' ils ont franchi le
Massif Central, devant la continuité des lignes et l'
alanguissement des horizons. Il résulte de cette uniformité de
relief plus d' homogénéité dans le climat. C' est surtout de la
France du nord qu' on peut dire qu' elle est au vent par
rapport à l' Atlantique. Les dépressions barométriques dont, en
hiver, l' Atlantique-nord est le foyer, obéissent dans leur
mouvement de translation vers l' est à des trajectoires qui
rencontrent néralement l' Irlande et la Norvège ; mais l'
ébranlement cau par ces tourbillons d' air humide et tiède se
communique jusqu' à la Bretagne. C' est de qu' à partir d'
octobre, époque ce régime a coutume de s' établir dans le nord
-ouest de l' Europe, les pluies cycloniques ne tardent pas à
gagner toute la France du nord.
p44
De la Bretagne aux Vosges les mêmes perturbations, se
propageant sans obstacles, amènent averses, grains ou pluies
fines ; les rivières entrent en crues en même temps. Le vent sud-
ouest charrie par-dessus les plateaux de Bourgogne et de
Lorraine ses colonnes de nuées noires. La partie septentrionale
de notre pays est donc celle où se fait sentir surtout l'
atnuation anormale du climat. Elle est, sinon sur le passage
ordinaire, du moins dans le voisinage immédiat des pressions
qui créent en hiver le climat océanique. Tandis que, dans l'
intérieur du continent, une zone de hautes pressions et de froids
s' avance fréquemment de la Russie méridionale et de la Pologne
jusqu' en Bavière, en Suisse et même au delà, le nord de la
France reste le plus souvent en dehors de cette " dorsale " ; il
échappe ainsi aux rigueurs du climat continental. Il est rare qu'
à l' ouest du Rhin la gelée se prolonge avec continuité plus de
quelques jours. Si nos hivers ternes et nébuleux ont leur
tristesse, du moins le mouvement de l' eau, la verdure
persistante de nombre de plantes y conservent l' image ou l'
illusion de la vie. s que reviennent les températures propices
au développement de la tation, le cycle de vie recommence,
nageant à la plante jusqu' à sept mois, ou même huit mois dans
les vallées de la Loire, pour parcourir les phases de son
existence. Certes plus d' une fois la précociest punie. Mais
en somme l' effet est de répartir sur une très grande partie de
l' année la possibilité des occupations agricoles, de multiplier
les occasions et les genres de cultures. Imaginez maintenant dans
ce cadre de la France du nord tout ce qu' un climat changeant et
une grande variété de sol peuvent produire de nuances. Car ici
plus encore qu' ailleurs, c' est par additions ou soustractions
successives, par des touches tour à tour tenes et reprises, que
procède le changement de la nature vivante. Le printemps apparaît
plus tôt dans la vallée du Rhin que dans le reste de l'
Allemagne, et plus tôt dans l' île-De-France que dans la
vallée du Rhin. Par plusieurs traits la Lorraine continue à
tenir de l' Europe centrale : les pluies d' été y sont bien
marquées ; les plateaux rocailleux de Lorraine et de Bourgogne
leur doivent la conservation de leurs forêts, qu' il est si
difficile de faire revivre une fois détruites. Ce que l' est doit
encore à sa position plus continentale, c' est une plus longue
due de ces automnes lumineux, qui aident la vigne à mûrir.
Située vers la limite des influences continentales et maritimes,
encore sensible aux influences méridionales, la contrée entre le
Rhin et Paris tire de cet état d' équilibre instable une
sensibilité plus fine pour réfléchir les moindres variétés d'
altitude, d' orientation et de sol.
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De, des touches très vares de physionomie. Telles, par
exemple, les différences qu' on observe entre les versants sur
lesquels montent les vents pluvieux de l' ouest, et les versants
opposés. Les escarpements calcaires du connais, avec leurs
tons clairs, leurs pierrailles croulantes qu' enveloppe une
végétation finement ciselée de liserons et de lianes, évoquaient
chez Lamartine des images de Grèce. En effet, entre l' humide
Bresse et les ternes plateaux de l' Auxois, ces lignes de
coteaux étalés vers l' est ont quelque chose de lumineux qu' on
ne reverra plus. Toujours à la faveur d' une pareille orientation
, le ctaignier et même l' amandier s' avancent jusque dans les
plis des vallées d' Alsace. Les flancs orientaux des côtes
lorraines s' évasent en cirques, dans lesquels la lumière et la
chaleur réfléchies font mûrir des vignes. Ils abritent près de
Metz de véritables vergers. Et jusqu' au pied de l' Ardenne,
qui les protège du vent du nord, se prolongent les belles
cultures amies du soleil : vignes, fruitiers, noyers, associés à
une tation qui, par la multiplicité et l' élégance des formes
annonce déjà, ou rappelle encore le midi. Les géographes-
botanistes remarquent que parmi les principaux agents qui
influent sur la végétation, eau, chaleur et sol, c' est dans les
climats de transition que le sol gagne surtout de l' importance :
l' observation s' applique bien à la France du nord. Celui qui
la traverse dans le sens des latitudes, soit par exemple de Metz
à Reims, ou de Nancy à Paris, voit bientôt, dans le Porcien,
l' Argonne, le Perthois, le Vallage, sucder une autre nature
à celle des plateaux et destes calcaires. La vigne s' éclipse
momentanément. Le foisonnement des arbres, tantôt massés en
forêts, tantôt épars dans les haies, les enclos et les champs, l'
association du genêt, du bouleau et de la bruyère dans les
parties incultes, les étangs et noues dont des sentiers
toujours gluants dénoncent les approches : tout semblerait
indiquer un autre climat. Il n' en est rien cependant ; ce
changement résulte uniquement de l' apparition d' une étroite,
mais longue bande d' argiles qui va des bords de l' Oise à ceux
de la Loire, de la Thiérache à la Puisaye, etil est aisé
de reconnaître encore une des plus grandes lignes forestières de
la France d' autrefois. On sait que dans la France du nord les
différentes couches de terrain présentent une disposition
concentrique autour de l' île-De-France. Quand on vient de l'
est vers Paris la nature du sol change ainsi presque à chaque
pas. Cette disposition favorise ces évocations alternantes de
nord et de sud. L' oeil perd et retrouve tour à tour les
caracres qu' il est habitué à associer à ces deux mots. Ces
alternances ne prendront fin qu' à mesure que le rapprochement de
la
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Manche et de la mer du Nord se fera sentir davantage. Alors l'
état plus fréquemment nébuleux du ciel, l' accroissement des
jours de pluie, une notable diminution des températures d' été,
jointes à l' arrivée plus précoce des pluies d' automne, exercent
à leur tour un effet sensible sur la physionomie de la nature. La
vigne, prématurément surprise par l' humidi de septembre, nous
quitte finitivement à l' ouest de Paris, et le pommier la
remplace. Le hêtre qui, dans l' est, hantait surtout les collines
et les montagnes, se rapproche des plaines. Quelque peu ctif
encore à Fontainebleau, plus vigoureux à Saint-Gobain, il
devient l' arbre dominant sur les flancs des vallées normandes.
Il y prospère, comme au bord des golfes ou Foehrden danois, dans
l' atmosphère nuageuse où Ruysdael se plaît à faire éclater la
blancheur de son tronc. Mais la Picardie et une partie de la
Normandie sont constituées par des plateaux limoneux reposant
sur un sous-sol perméable qui en draine énergiquement la surface.
Le sol atténue en quelque sorte par sa sécheresse les effets du
climat. Les turages et les prairies règnent sur les argiles du
pays d' Auge, mais ils sont l' exception sur ces plateaux :
terre de promission pour le blé qui, grâce à la profondeur de ses
racines, n' a pas besoin d' être constamment humecté. Entre les
deux aspects de la France du nord, l' île-De-France est la
contrée médiatrice qu' elle est presque en toutes choses. La
nature, alanguie dans les plaines aux contours mous du Berry et
de la Champagne, se veille dans l' île-De-France. Les
sables siliceux de Fontainebleau, bordés d' eaux vives, abritent
une flore chaude et une faune dans laquelle se glissent, comme en
une oasis, quelques éléments tout à fait méridionaux. Les replis
des vallées profondément burinées enveloppent des cultures de
figuiers. Par ces traits l' île-De-France rappellerait le midi
. Mais elle a aussi ses forêts humides, et surtout ses grandes
plates-formes agricoles qui, de Paris, s' étendent vers la
Picardie et le Vexin. Ce sont deux mers difrentes que celle
qui, des Pays-Bas au Finistère, embrume souvent notre littoral
, et celle qui rayonne de la Bretagne méridionale aux Pyes.
C' est bien encore en ses jours de sauvagerie un océan terrible
que celui qui bat nostes du golfe de Gascogne et qui, de tout
le poids de la houle accumulée dans mille lieues sans rivage,
entame les craies dures de la Saintonge ou dévore les roches de
Saint-Jean-De-Luz. Mais il ne ressemble plus à l' océan
celtique ou scandinave. à mesure qu' on va vers le sud, on s'
écarte des voies ordinaires qui charrient vers nous, surtout en
hiver, les bourrasques du large. En été la marche du soleil amène
vers le nord la zone de hautes pressions des ores et répand le
p47
calme dans l' atmosphère de l' océan d' Aquitaine. Le voile de
bulosité qui plane si fréquemment entre les côtes de Terre-
Neuve et d' Irlande s' éclaircit notablement au sud de la
Bretagne. Un climat différent prévaut dans la zone que la
France présente à la Manche et dans celle qu' elle présente au
golfe d' Aquitaine. Notre Finistère breton, compaaux autres
promontoires de l' Europe occidentale qui reçoivent de plein
fouet l' assaut des bourrasques océaniques, se fait déjà
remarquer par une atténuation des phénones. Ni par la rapidité
des oscillations barométriques, ni par la fréquence des
phénomènes électriques, ni par la quantité de pluie il n' égale
la Norvège, l' ouest de l' Irlande, la Cornouaille anglaise.
Toutefois les parties non abritées subissent les effets corrosifs
des vents du large, qui tourmentent ou tuent les arbres et
forcent les cultures à se blottir à l' abri de ces murailles de
pierre dont le pays est étrangement découpé. Mais c' est surtout
l' insuffisance de chaleur qui, marquée s le mois d' avril
et s' accentuant de plus en plus dans la période où les plantes
doivent se hâter d' accumuler la chaleur cessaire, empêche la
vigne et la plupart des fruits d' atteindre la maturité. Les
cultures maraîcres, les fraisiers, les primeurs variées, tout
ce qui exige du climat plus de précocité que de chaleur, sont les
dons qu' en échange a rus notre extrême promontoire océanique.
Les modifications s' échelonnent rapidement de la Vilaine à la
Gironde. Déjà la côte méridionale de Bretagne est plus
lumineuse. Un clair soleil joue souvent sur les croupes fleuries
qui bordent le Morbihan : ciel mouillé, radieux entre deux
averses, mais dont l' éclat plus grand se manifeste déjà par une
avance dans l' époque des moissons. Dans la Bretagne occidentale
cette date recule, comme en Normandie, jusqu' en août ; dans la
Bretagne méridionale elle est plus précoce. Poussons jusqu' au
sud de la Vendée, et, comme en Béarn, la colte, s la
première moitié de juillet, est chose faite. Par les vallées ces
effluves de climat océanique pénètrent profondément. La
feuillaison printanière entre Tours et Saumur est de cinq jours
en avance sur Orléans. Sous leur ciel très doux les vallées
angevines et tourangelles abritent, avec la vigne, une grande
variété de ces cultures délicates qui réclament de l' homme
attention et presque amour et qui affinent celui qui s' y livre.
Les étés au voisinage de cette mer d' Aquitaine sont chauds et
ensoleillés. Les observations mettent aujourd' hui hors de doute
une diminution sensible de pluie dans la partie de late qui s'
infléchit entre la Loire et la Gironde. Après une légère
recrudescence de pluie en mai, le littoral de la Saintonge et
même celui du Poitou se montrent, pendant les mois décisifs de
juin, juillet et at, plus secs
p48
que l' arrière-pays. Les orages du sud-ouest semblent dévier ;
ils les épargnent, tandis qu' ils vont faire rage sur les hauts
plateaux limousins. Dès lors, aux plantes à feuillage vert que
favorisait la tiédeur du climat breton, s' ajoutent celles qui
ont plus d' exigences de lumière et de chaleur. Le chêne-vert,
après quelques timides apparitions dans les parties abritées des
Côtes-Du-Nord, se montre dans l' île de Noirmoutier, il
festonne les côtes calcaires de Saintonge. Une autre essence,
très rare encore en Bretagne, le chêne-tauzin, devient dominante
. Et tandis que la physionomie végétale s' enrichit d' un grand
nombre de traits nouveaux, elle perd d' autres éléments. Le hêtre
a cessé de tapisser les collines ; le charme qui, surtout dans le
nord-est, compose la plupart des taillis, manque de La Rochelle
à Bayonne. C' est bien une sorte de midi anticipé qui apparaît
ainsi au tournant de la Bretagne, et se prolonge à travers la
Saintonge. Rien que l' aspect des maisons aux toits à peine
inclinés serait un indice de la sécheresse du climat. L'
exploitation fort ancienne des marais salants est un signe de la
puissance qu' y prennent les rayons du soleil. Les salines du
Croisic sont à peu près les plus septentrionales que tolère le
climat océanique. Pour les peuples maritimes du nord, ces pays du
sel, de la vigne et de fins produits étaient la première
apparition d' une nature méridionale. Il ne tint pas aux anglais
qu' ils devinssent pour eux un Portugal. Ce n' est pas toutefois
le midi, tel qu' il éclate dans la vallée du Rhône. La frcheur
des prairies dans les vallées, la fréquence dans les sables de
genises touffues tout illuminées de fleurs jaunes, indiquent
une composition différente des éléments du climat. Ce que la
rigueur accidentelle des froids, la violence des vents, l'
intensité des cheresses, le régime des cours d' eau mêlent de
brusque et d' un peu âpre à la nature du sud-est de la France,
s' atténue en ce sud-ouest dans une tonaliplus égale. Il y a
pourtant des recrudescences et des sursauts. à l' abri des dunes
de Soulac, au sud de la Gironde, dans l' atmosphère surchaufe
des sables, les eaux infiltrées communiquent à la gétation une
vigueur et un éclat superbes. La végétation siliceuse des Landes
, qui s' était monte par intermittences sur les sables épars en
Périgord, prend possession du sol ; le panache des pins
maritimes se projette au-dessus des fourrés d' ajoncs et de
brures ; le cne occidental remplace le chêne-yeuse. Enfin,
lorsqu' apparaissent les pics pyens, dans l' angle où s'
engouffrent les vapeurs des vents d' ouest, les pluies reprennent
avec intensité. Pluies interrompues de soleil, qui pourtant
excluent la vigne, remplacée par le pommier sur les croupes
verdoyantes et foures du pays basque. Les orages arrivent en
quelques minutes ; ils courent avec
p49
une rapidité extraordinaire de pic en pic sur la te ; mais un
radieux soleil les a bientôt dissipés aux quatre coins du ciel.
Ce ciel mobile et gai, plus doux dans les Charentes, plus ardent
en Gascogne, plus capricieux dans le pays basque, a tout le
brillant du midi sans le sombre éclat de la Méditerranée. Ce qui
frappe d' abord dans l' ensemble de cette physionomie, c' est l'
amplitude des différences. Sur une surface qui n' est que la dix-
huitième partie de l' Europe, nous voyons des contrées telles
que Flandre ou Normandie d' une part, Béarn, Roussillon ou
Provence de l' autre ; des contrées dont les affinités sont avec
la basse-Allemagne et l' Angleterre, ou avec les Asturies et
la Grèce. Aucun autre pays d' égale étendue ne comprend de
telles diversités. Comment donc se fait-il que ces contrastes n'
aient pas été des foyers d' action centrifuge ? Il n' a pas
manqué sur nostes d' immigrants saxons, scandinaves ou autres
; on ne voit pourtant pas que ces groupes aient jamais réussi, s'
ils l' ont même tenté, à se constituer en populations à part,
tournant le dos à l' intérieur, comme il est arrivé pour
certaines tribus maritimes, frisonnes ou bataves, de basse-
Allemagne. C' est qu' entre ces pôles opposés la nature de la
France développe une richesse de gammes qu' on ne trouve pas non
plus ailleurs. Si le nord et le sud font saillie en vif relief,
il y a entre eux toute une série de nuances intermédiaires. Par
une interrence continuelle de causes, climatériques,
géologiques, topographiques, le midi et le nord s' entrecroisent,
disparaissent et réapparaissent. La France est placée de telle
sorte par rapport aux influences continentales et océaniques qui
s' y rencontrent dans un équilibre instable, que de différents
tés plantes et cultures ont voie libre pour se propager, pour
profiter de toutes les occasions que multiplient les variétés de
relief et de sol. Le lange du nord et du sud est plus marqué
dans certaines contrées de transition comme la Bourgogne et la
Touraine, qui représentent, pour étendre l' expression de
Michelet, " l' élément liant de la France " . Mais on peut dire
que ce mélange est la France même. L' impression générale est
celle d' une moyenne, dans laquelle les teintes qui paraissaient
disparates se fondent en une série de nuances graduées. Il en
sulte la grande variété de produits auxquels le sol français se
prête ; variété qui est une garantie pour l' habitant, le succès
d' une culture pouvant, dans la même année, compenser l' échec d'
une autre. " le grand avantage, écrivait récemment un consul
anglais, que le petit tenancier ou le petit propriétaire a en
France, est dans les différences de climat qui favorisent la
croissance des articles variés et de petits produits qui ne
viennent pas bien dans notre pays. " ce sont
p50
ces petits produits qui rendent possible l' ial qu' a longtemps
caressé l' habitant de la vieille France, et qui reste encore
enraciné çà et là, celui de réaliser et d' obtenir sur place tous
les éléments et les commodités de la vie. C' était bien le sir
que devaient suggérer ces " bents pays " , répartis de tous
tés, dans lesquels il n' était pas chimérique dever une
existence abondante, se suffisant largement à elle-même.
néralisez cette idée : elle ressemble assez à celle que la
moyenne des fraais se fait de la France. C' est l' abondance
des " biens de la terre " , suivant l' expression chère aux
vieilles gens, qui pour eux s' identifie avec ce nom. L'
Allemagne représente surtout pour l' allemand une idée ethnique.
Ce que le fraais distingue dans la France, comme le prouvent
ses regrets quand il s' en éloigne, c' est la bonté du sol, le
plaisir d' y vivre. Elle est pour lui le pays par excellence, c'
est-à-dire quelque chose d' intimement là l' idéal instinctif
qu' il se fait de la vie. Il y a pourtant en France de mauvais
comme de bons pays. Il en est qu' on décorait d' épittes
flatteuses, et qui, surtout jadis, s' opposaient dans l' esprit
et le langage populaires aux terres plus déshéritées, réduites à
remplacer par de mesquins expédients de subsistance, le blé, le
vin et le reste. Le cultivateur des bons pays a du mépris pour la
terre qui ne nourrit pas son homme. Un certain air de compassion
tempérée de raillerie accueillait les habitants des ingrats
terroirs vos au sarrasin ou à la châtaigne, ou des pays
incapables de se suffire et obligés de se pourvoir chez le voisin
. Les pauvres habitants de la Vôge excitaient ce sentiment
quand ils paraissaient chez leurs riches voisins de la Comté, en
quête de cendres de lessives pour amender leurs maigres terrains
de grès. Il est probable que le joyeux habitant des vallées
tourangelles éprouvait quelque chose de semblable pour ces pays
de sable et de grès, où il vient plus d' arbres que de blé.
Rabelais ne trouve pas d' autre expression pour peindre quelque
part le dénuement de panurge, que de nous le montrer " tant mal
en ordre qu' il ressemblait un cueilleur de pommes du pays de
Perche " . Chez tous, les favorisés comme les déshérités,
abondance et prospérité éveillent mêmes formes desirs et d'
idées. Le principal signe de luxe est l' abondance du linge,
trait bien moins marqué chez nos voisins. Le mode de nourriture
diffère peu chez la grande majorité des habitants ruraux de la
France ; ni la cuisine même, en dépit de quelques ingrédients
qui sont objets de litiges entre le nord et le midi. Le paysan
champenois que Taine montre mangeant sa soupe à l' entrée de sa
maison se trouverait en cette attitude et cette occupation
partout en France. Quand on voit dans les tableaux des rares
p51
peintres qui n' ont pas daigné de peindre le paysan, les
Lenain, l' attitude et la physionomie des ruraux du xviie siècle
, on les reconnt chez leurs descendants d' aujourd' hui. Ce
sont bien les gestes lents de ces mangeurs de pain, sachant à l'
occasion déguster le vin, assis autour d' une miche, pesamment
sur leurs escabeaux de bois. Le pain, avec des légumes et des
végétaux, une nourriture animale dont la volaille et le porc font
surtout les frais, telle est l' alimentation conforme à un sol
les céréales, avec les genres d' élevages qui en dépendent,
tiennent la plus grande place. Le blé est l' aliment préféré des
méridionaux de l' Europe, et précisément nos principales terres
à blé sont au nord. Autant le français se distingue de l' anglais
et même de l' allemand par son mode de nourriture, autant il se
ressemble à lui-même sur ce point au nord et au sud. Pour les
peuples germaniques qui nous avoisinent, notre paysan
appciateur de pain blanc, amateur de végétaux, et ingénieux
dans l' art de les produire, est un objet d' attention et de
curiosité. Dans son récit de la campagne de France, Goethe
remarque l' antagonisme des deux peuples au sujet du pain : "
pain noir et pain blanc sont la pierre de touche entre fraais
et allemands " Dasshibolet, dasfeldgeschreizwisc hen
Deutschenundfranzos en. Nos pêcheurs bretons, tous plus ou moins
jardiniers sur leur littoral doux et humide, font à Terre-Neuve
l' étonnement des équipages anglais, en trouvant moyen de faire
croître quelques salades sur cette côte stérile. Au xviie siècle
nos réfugiés transforrent par leurs cultures de légumes et de
jardinage le triste moabit , dans la sablonneuse banlieue de
Berlin. Une atmosphère ambiante, inspirant des manières de
sentir, des expressions, des tours de langage, un genre
particulier de sociabilité, a envelop les populations diverses
que le sort aunies sur la terre de France. Rien n' a plus
fait pour en rapprocher les éléments. Il y a toujours quelque
chose d' âpre dans le frottement des hommes de races diverses. Le
celte n' a pas pardonné à l' anglo-saxon, ni l' allemand au slave
. Nés de l' orgueil, ces antagonistes s' excitent et s'
exaspèrent par le voisinage. En France, rien de semblable.
Comment se raidir contre une force insensible qui nous prend sans
que nous nous en doutions, qui s' exhale du fond de nos habitudes
et nous rend de moins en moins étrangers les uns aux autres ? Un
peu plus tôt ou un peu plus tard, tous ont successivement adhéré
au contrat. Il y a donc une force bienfaisante, un Genius Loci,
qui a préparé notre existence nationale et qui lui communique
quelque chose de sain. C' est un je ne sais quoi qui flotte au-
dessus des différences
p52
régionales. Il les compense et les combine en un tout ; et
cependant ces variétés subsistent, elles sont vivantes ; et leur
étude, qui va maintenant nous occuper, est la contre-partie
cessaire de celle des rapports géraux qui précède. Conclusion
de la première partie. Mais nous devons préalablement gager
quelques conclusions qui résultent des faits qui viennent d' être
exposés, et qui sont propres à éclairer ceux qui vont suivre. I
très anciennement l' influence du rapprochement de la
diterranée et de la mer du Nord a pris corps sur notre
territoire. Cette influence s' est géographiquement exprimée et
consolidée par des routes, des lignes de relations à grande
portée. L' axe commercial de la France, une ligne partant de la
Provence pour aboutir à l' Angleterre et aux Flandres montre
une remarquable fixité. Les principales foires du moyen âge,
celles de Beaucaire, Lyon, Chalon, Troyes, Paris, Arras,
Thourout et Bruges, s' échelonnent d' après cette direction. Ce
que peut être pour la constitution d' une unité politique cette
chose presque immatérielle qu' on appelle une voie de circulation
, bien des exemples le montrent. L' Italie n' a pris figure de
contrée politique que lorsque les voies appienne et flaminienne
se sont combinées pour en lier les extrémités. Dans le faisceau
des voies primitives de la Grande-Bretagne, la ligne de
Londres à la Severn, Watting Street, a é l' axe de l'
Angleterre. 2 mais la substance même de notre civilisation est
de provenance toute continentale. La période organique où s'
élabore la personnalité de la France embrasse une énorme série
de siècles d' influences terriennes accumulées. L' arbre de nos
origines étend au loin ses racines sur le continent. Dans le
milieu géographique la France s' est veloppée, il n' y a
pas de contrées dont elle soit séparée par de grandes oppositions
physiques. Elle est située hors de portée de ces contrastes
fortement trancs qu' engendrent la steppe ou le désert. Par les
conformités de nature qui l' unissent aux contrées continentales
voisines, elle a grandi entre des peuples de civilisation
analogue. Cela est une garantie. La France a échappé ainsi à des
catastrophes qui ailleurs ont interrompu la vie historique, en
Espagne et dans l' Europe orientale.
p53
Mais cela est aussi une limitation. Un état qui parvient à se
constituer solidement au contact de deux régions physiques très
différentes, comme le sont les domaines de vie agricole et de vie
pastorale, acquiert des chances presque indéfinies d' extension ;
ainsi la Russie, les états-Unis et même la Chine. De telles
perspectives territoriales manquent à la France ; les
possibilités d' expansion dans l' Europe fortement
individualisée qui l' avoisine, se réduisent à une zone
restreinte. La mer, il est vrai, peut lui en offrir d' autres ;
mais la France rencontre là d' autres genres de concurrence. 3
il y a pourtant un caractère qui la distingue entre les contrées
continentales de l' Europe : c' est celui qu' on peut résumer
dans le mot de précocité. La France présente deux sortes de
précocité : l' une qui tient au climat et à la variété des
ressources du sol. C' est elle qui a suscité chez nous l'
épanouissement de nombreuses petites socs locales. Il est peu
de parties de la France qui ne gardent les traces d' un long
veloppement autonome né des lieux mêmes. L' autre genre de
précocité tient aux facilités d' établissement, de circulation,
de défense, à tout à ce qui hâte la vie générale. Ces facilités
s' offraient ici en abondance. Une plus grande aisance que dans
l' Europe centrale préside aux groupements des peuples. De
nombreux vestiges d' anciens établissements, d' enceintes murées,
aussi bien en Lorraine et en Bourgogne que dans le Quercy,
montrent l' importance spéciale qu' ont eue jadis les plateaux
calcaires, si harmonieusement distribs sur notre territoire.
Les calcaires jurassiques, qui couvrent environ Iooooo
kilomètres carrés, dessinent, autour du bassin de Paris et du
Massif Central une double boucle en forme de 8, signae par
élie De Beaumont comme un des traits caractéristiques de la
France. Ces terrains ne sont pas les plus fertiles, mais ils ont
permis aux établissements humains d' acquérir de bonne heure
fixi et force de résistance, de communiquer librement entre eux
. La pierre de construction y abonde ; le drainage, qui s' opère
naturellement grâce à la perméabilité des roches, y rend l' air
salubre ; l' érosion y creuse des vallées unies, au tournant
desquelles des plateaux découpés se dressent comme des
forteresses naturelles, sites d' Oppida. La plupart des grandes
et anciennes routes qui enlacent nos principaux massifs ont suivi
, suivent encore ces plateaux calcaires. Expression de la nature
de la France, cette précocité a laissé des traces durables. Elle
influe sur les manifestations ultérieures de la vie ; elle nous
suit dans l' histoire. Si la cimentation des diverses contrées de
la Gaule n' avait pas été un fait accompli quand la vie
historique
p54
s' éveilla dans le nord germanique, qui sait si des attractions
nouvelles n' eussent pas prévalu ? Entre le bassin de Paris et
celui de Londres, entre la Lorraine et la Souabe, les
différences sont moindres, au point de vue géographique, qu'
entre ces contrées et nos provinces méditerranéennes. Que
anmoins cette combinaison l' ait emporté, c' est un indice de
veloppement précoce, de participation très ancienne à la vie
générale qui avait alors pour foyer la diterrae.
p57
La France du nord. Il faut maintenant pénétrer dans l' intimité
de cet être géographique. Mais quelles divisions adopter, et par
commencer ? La Méditerranée a éclairé nos origines ; mais c'
est dans le nord que s' est formé l' état fraais. Entre la mer
du Nord, la Manche, le Massif Central et le Rhin, se
roulent des régions naturelles qui s' appellent l' Ardenne,
les Flandres, le bassin parisien, le pays Rhénan. Chacune a sa
physionomie ; mais unies entre elles par des rapports faciles,
toutes pénétrées d' influences générales, elles se combinent dans
un ensemble qu' il ne faut pas morceler, la France du nord. C'
est cet ensemble qui a servi de berceau à un grand état. Il ne
serait même pas suffisant, pour l' intelligence de son
veloppement historique, de se borner à la France du nord. Il
faut tenir compte du voisinage. Car, ainsi qu' un arbre dans une
forêt, un état ne se sépare pas du milieu où vivent à côté de lui
, en contact et en concurrence avec lui, d' autres états.
Essayons donc d' abord de retracer ce milieu, avant d' aborder la
description régionale. I Ardenne et Flandre. Chapitre premier.
Le contact politique de la mer du Nord. La partie d' Europe où
les Pays-Bas expirent en face de l' Angleterre et qui s' ouvre
, entre l' Ardenne et le Pas De Calais vers le bassin
parisien, est unegion historique entre toutes. Peu de contrées
comptent plus de souvenirs de guerres. Il n' est presque pas une
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motte de terre, entre la Sambre et l' Escaut, l' Oise et la
Somme, qui n' ait é foue par les armées. Et, le plus souvent
, ces rencontres d' armées étaient des rencontres de peuples :
celtes et germains, gallo-romains et germains, fraais, anglais
et allemands. Les luttes par lesquelles durent se constituer
races et états, pressés les uns contre les autres dans les
étroits espaces que leur mesure notre Europe, se sont en grande
partie déroulées sur ce théâtre. C' est en effet un carrefour
auquel aboutissent les principales routes de l' Europe. On y
venait, par terre, de la Méditerranée, depuis les temps les plus
lointains. Par terre également, les routes du Rhin et de la
basse-Allemagne y aboutissaient. Par mer, les navigations
frisonnes et scandinaves, dans leur expansion vers le sud,
abordaient au pays de Kent et sur la côte flamande qui lui fait
face. De cette convergence de routes, de cette concentration de
rapports, il résulta que cette contrée devint peu à peu un
puissant foyer de vie générale. C' est par là que la propagande
chrétienne s' avaa vers le nord : Reims, Tournai, Noyon,
Corbie devinrent ainsi des centres d' influence lointaine,
religieuse et artistique. Plus tard, le commerce des Flandres
fut vraiment un commerce universel, au sens que pouvait avoir ce
mot au xive scle. Conflits ou rencontres pacifiques, l' effet
de ces rapports a été de mettre en branle les forces vives de la
géographie politique. Nulle contrée n' a subi plus de
vicissitudes, plus d' attractions en sens contraire ; n' a vu
plus de remaniements territoriaux. Les frontres politiques n'
ont pas cessé de varier. Déjà antérieurement à la conquête
romaine une " Belgique " se distinguait de la Gaule ; Rome
consacra cette division, le Belgium ; et cette Belgique romaine
se décomposa à son tour pour donner naissance à des marches-
frontières appelées Germanies . Celles-ci se perpétuent,
après la chute de l' empire, dans les provinces ecclésiastiques
de Reims et de Cologne ; mais de leurs domaines ne tardent pas
à se détacher les germes vigoureux de la Hollande et de la
Flandre. Ainsi la sève créatrice de formations politiques
nouvelles ne s' est jamais ralentie. Dans les contrées de l'
ouest ou du centre de la France, les noms des anciens peuples,
Poitou, Limousin, Berry, etc., persistent sur les lieux qu'
ils ont jadis occupés : dans cette ane ouverte au voisinage de
la mer du Nord, les noms, à peu d' exceptions près, ont é
renouvelés. Cette mer qui s' ouvre au nord des falaises de Gris-
Nez et de Douvres, avec ses pêcheries, ses estuaires, ses
Foehrden, ses Sunds, ses Viks, ses îles, n' est ente que
relativement tard dans l' histoire. Nous recueillons chez les
auteurs classiques l' impression encore frche de sa couverte.
à l' époque où elle commençait pourtant à
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attirer l' attention politique, au premier siècle de notre ère,
Pline a pour signer ses rives et ses riverains, " pauvres
res qui brûlent à des feux de tourbe leur nourriture et leur
ventre raidi par le froid " , des expressions qui nous feraient
penser aux parages d' Alaska et des îles Aléoutiennes.
Cependant, de plus en plus peuplée sur ses rives, envahie par les
navigateurs du nord, elle ne devait pas tarder à mériter le nom
de mer germanique. Quelque amélioration dans le mode de
construction des navires fut sans doute l' humble origine de
cettevolution, qui eut pour effet de constituer, autour de la
mer du Nord, une forme nouvelle du germanisme, la plus
envahissante de toutes, le germanisme maritime et insulaire. Ce
germanisme, dans la partie qui nous touche de près, aboutit à la
création de la Flandre et de l' Angleterre. Nous étudierons
plus loin la Flandre. Notons seulement ici que, par ses attaches
maritimes, par ses relations avec le nord de l' Europe, elle
représente une formation politique de type nouveau. Elle rompt
avec les anciens centres politiques du pays, ceux de l' époque
romaine : Tournai, rouanne ; elle leur en substitue d' autres
, voisins de la mer : Thourout, Bruges, Gand. L' invasion au
vie siècle des anglo-saxons, venus de l' Elbe inrieur,
produisit la substitution d' une Angleterre germanique à une
Bretagne celtique ; et ce fut un phénomène très net de
colonisation maritime. Lorsqu' on observe la répartition des
tribus jutes, anglaises, saxonnes qui s' établirent le long des
tes depuis le Forth jusqu' au Sussex, il semble qu' on ait
sous les yeux la bande de colonies anglaises, scandinaves,
hollandaises qui s' échelonrent, au xviiie siècle, le long des
tes orientales de l' Amérique du Nord. C' est toujours avec
la préoccupation de garder le contact de la mer, par conséquent
le long du littoral, que se veloppent les colonisations. Les
unes, comme celles des grecs ou plus tard celles des germains et
des suédois de la Baltique, restent littorales. Mais dans la
grande île bretonne il n' en fut pas ainsi. La possession des
tes orientales mettait aux mains des envahisseurs germains les
fleuves, les parties les plus fertiles et les plus ouvertes, l'
axe me de la contrée. Des germes déposés le long des côtes
naquit donc un état, l' Angleterre ; et ce fut, à la place du
celtisme refoulé, le germanisme que la France vit s' établir sur
la côte qui lui fait face. Ainsi une zone d' étroit contact entre
le monde roman et le germanisme se constitua au seuil de la mer
du Nord. Il est permis de voir dans ce fait une des conditions
initiales de la formation d' un état
p60
fraais. Un état n' est pas, comme un pays , l'
expression naturelle et presque spontanée de rapports issus du
sol ; c' est une oeuvre de concentration artificielle et soutenue
, qui vit d' actions et réactions réciproques. C' est à leur
position au point le plus exposé que les marches d' Autriche et
de Brandebourg, parmi les Allemagnes ; que la Moscovie, parmi
les Russies, durent leur valeur politique. l' antagonisme
crée l' effort, se fixe la puissance. Quelque chose de semblable
se produisit sur la ligne de rencontre la vieille civilisation
romane dut faire face au néo-germanisme constit sur la mer du
Nord. s les derniers temps de l' empire romain, l' effort
de résistance et par conquent de contraction s' était
visiblement porvers la Gaule septentrionale : Trèves, Mets,
Reims, Paris même prennent alors une importance croissante. De
plus en plus sormais, c' est dans la France du nord que se
concentrent les énements décisifs. à vrai dire, le contact du
monde germanique n' est pas pour nous bor, comme il l' est pour
l' Italie, à un seul côté. Il enveloppe, il pétre la France
par l' est comme par le nord. Il s' exerce moins par chocs
intermittents que par pression continue. Mais il y a une
différence sensible de configuration et de conditions
géographiques entre le germanisme danubien-rnan et celui de la
mer du Nord. La Suisse, la Souabe, la Franconie, l' Alsace,
la Lorraine sont des contrées naturellement circonscrites, plus
capables de réaliser un certain degré d' autonomie régionale que
de s' élever par elles-mêmes au rang de grandes unités politiques
. Combien plus étroits étaient les rapports, et plus âpre aussi
le frottement, du côté où notre organisme national naissant
rencontrait la contiguïté du germanisme commercial et maritime !
Principal marcde l' Europe, but de voies de commerce
traversant, par la vallée du Rhône et la Champagne, notre
territoire, la Flandre était plus qu' une voisine : ses
relations s' enchevêtraient étroitement avec nos intérêts ; sa
vie puissante était chez nous un exemple, une tentation et un
stimulant de vie urbaine. Et quant à la vieille Angleterre
historique, toure vers ses cinq-ports, sa Tamise et son bassin
de Londres, elle était bien plus proche de nous, bien plus
engae dans nos affaires que l' Allemagne danubienne et même
rhénane. Cette Angleterre-là n' avait guère d' autre voisin que
la France, d' autre expansion possible qu' à nos dépens ; elle
ne trouvait que chez nous le levier pour agir en dehors de son
île. L' étranger pour nous fut d' abord le normand, l' homme du
nord ; puis l' anglais. Tour à tour ou à la fois suivant les
temps, la Flandre, Calais, le Ponthieu, la Normandie, la
Bretagne, le Poitou et la Guyenne, furent des champs clos
piétina une ardente rivalité. L' histoire offre peu d' exemples
d' un tel corps-à-corps.
p61
Chapitre ii. Le massif primaire de Belgique et de l' Ardenne.
étroitement unies dans une même zone de contact, les plaines du
nord et le bassin parisien ne sont pas moins des contrées
foncièrement distinctes. Les plaines par lesquelles la Belgique
confine à la France apparaissent au premier abord comme une
contrée aussi uniforme par la nature des couches superficielles
du sol que par le niveaunéral et le climat. Sur de grands
espaces s' étendent des nappes limoneuses, amortissant les
inégalités du relief. On les voit à Rocroi, à Maubeuge, à Mons
-En-Pévèle, comme à Fleurus, Seneffe, et dans les larges
ondulations qui dessinent le champ de bataille de Waterloo. Ces
couches de limon présentent sans doute entre elles des
différences : ici plus sèches, là plus humides ; ici couvertes de
moissons de blé, verdoyantes de prés et d' arbres. Cependant,
à ne juger que d' après la surface, l' oeil retrouve un peu
partout quelques-uns des horizons qui lui sont familiers dans les
plaines également limoneuses qui se répartissent autour de Paris
. Il y a pourtant une grande différence entre ces plaines du nord
et celles du bassin parisien. Si elle ne s' impose pas au regard,
elle se trahit à bien des signes. Le sol est ressemblant, mais le
sous-sol diffère. Dans le bassin parisien les couches géologiques
anciennes s' enfoncent à une grande profondeur ; ici elles
restent voisines de la surface. Parfois en saillie, parfois dans
les creux, à fleur de sol ou à une faible profondeur, des roches
appartenant aux âges silurien, vonien, carbonifère et houiller,
se maintiennent à portée de la vie extérieure, elles exercent
directement une action sur l' homme. Les richesses minérales, qui
manquent trop au bassin parisien, foisonnent
p62
ici. En réalité l' Ardenne et les plaines de la Belgique qui
lui sont contigs, font partie d' un même massif. Il suffit, en
effet, dans le Hainaut et le Brabant, que l' érosion des
rivières ait quelque peu raviné la surface, pour voir affleurer,
à Hal, à Gembloux, des schistes et des quartzites exploités de
longue date ; à Ath, Maubeuge, Tournai, les calcaires anciens
qui ont fourni ces marbres bletres si rechercs de tout temps
dans les constructions du nord de la France. Dans les plaines de
Lens ou dans celles de Jemappes, au nord de Mons, la surface
ondule sous les moissons. Ici ce n' est pas par des pointements
avivés par les eaux que sevèlent les vestiges du massif
archaïque, mais par les débris que l' homme y arrache et qu' il
en rejette. Sans les montagnes de scories noires qui s' évent
çà et là, on ne soupçonnerait pas la vie intense qui s' agite
dans les galeries du sous-sol. Le substratum primaire n' est
point, en effet, comme dans le Brabant, immédiatement recouvert
par les dépôts tertiaires ; les mers de la craie ont par
transgression envahi cette partie de la région. Mais les couches
qu' elles ont laissées comme trace de leur séjour temporaire sont
assez minces pour que l' homme ait pu les traverser sans trop de
peine et retrouver la houille sous le plongement qui la dissimule
. Or, ces roches faiblement enfouies ou qui pointent çà et,
dans le Hainaut, le Brabant, une partie de la Flandre
fraaise et de l' Artois, jusque dans le Boulonnais enfin, on
les retrouve occupant les surfaces, constituant des ctes et des
creux, des plateaux et des vallées, dès qu' on franchit, de
Charleroi à Liége, la Sambre et la Meuse. La houille affleure
au sol ; les calcaires dressent des escarpements couleur de
rouille. Un monde de roches, aux tonalités sombres, où pourtant
les schistes verts ou violacés sont pénétrés par moments par la
blancheur des veines de quartz, prend possession de la contrée.
L' esprit est assez naturellement ame à conclure que nous avons
ainsi sous les yeux les parties d' un même tout, et que, sous des
oscillations qui en ont légèrement enfonune partie tandis que
l' autre était légèrement relevée, c' est le même massif primaire
qui, dans l' Ardenne comme dans les plaines qui s' y appuient au
nord-ouest, constitue la charpente essentielle du sol. Telle est
bien, en effet, la conclusion qui résulte, non seulement de l'
analogie des roches, mais de celle des accidents auxquels elles
ont participé. Il ne faut pas se laisser tromper par l' allure
tranquille du relief extérieur
p64
dans les parties où le substratum primaire a plongé sous la
surface. Ces croupes faiblement ondulées recouvrent un paysage
souterrain étonnant par l' intensité des failles et des
dislocations qu' il révèle. Les veines de houille plongent tout à
coup, sont brusquement étranglées ou trances par les bancs de
grès qui les encadrent. C' est un massif tourmenté, énergiquement
tordu et plissé, u par les agents météoriques, qui se dérobe à
peine sous une mince couverture récente. Il y a quelque chose de
saisissant dans ce contraste, et lesflexions qu' il éveille
dans l' esprit de l' auteur de la face de la terre viennent
naturellement à l' esprit : " la charrue, dit-il, creuse
tranquillement son sillon sur l' emplacement des plus formidables
cassures. " ce que le sous-sol révèle seulement aux yeux du
mineur dans la partie actuellement enfoncée du massif, les coupes
naturelles des vallées le présentent à l' oeil nu dans la partie
actuellement émergée et saillante. Cette partie a un nom : c' est
l' Ardenne. Vieux mot celtique qui, comme celui de Hardt,
semble associer l' idée de hauteur à celle de forêt. Vue de la
large et fertile vallée de la Meuse entre Sedan et Mézières,
la ligne de l' Ardenne se présente moins comme hauteur que comme
forêt. Une ligne sombre et basse barre l' horizon. Depuis Hirson
jusqu' à Sedan et au delà, elle frappe, elle obsède la vue par
sa continuité. Et par-dessus la vallée rianteluisent les eaux
, ce " fond d' Ardenne " donne l' impression d' un monde
différent, plus froid, plus rude, moins hospitalier. Les coteaux
calcaires qui, sur l' autre versant de la vallée, dessinent le
pourtour du bassin parisien, ne sont par endroits guère moins
éles que le bord immédiat qui leur fait face. N' importe : l'
oeil aperçoit et devine des campagnes entre les bois qui
parment leurs flancs secs et rougtres ; il y retrouve les
traits d' une topographie qu' on pourrait suivre tout le long de
la Lorraine et de la Bourgogne : l' Ardenne, au contraire,
semble la subite apparition de quelque fragment d' Europe
archaïque. La Meuse, en s' enfoant dans le massif, permet d'
en discerner la structure. Lorsqu' à Charleville elle quitte la
direction de l' ouest pour celle du nord, elle enlace d' une
boucle étroite un roc schisteux qui dé tranche sur le paysage
environnant. Désormais l' aspect de ses bords change, comme sa
direction. La vallée se rétrécit entre des versants boisés ; d'
anciennes terrasses, plaqes d' alluvions anciennes, marquent à
diverses hauteurs les phases du travail accompli par le fleuve à
l' approche du bloc résistant où il s' engage. Toutefois, ce n'
est
p65
qu' à Cteau-Regnault qu' entre les plis des schistes et des
grès cambriens, la Meuse s' encaisse étroitement. De là à Fépin
, pendant plus de 3 o kilomètres, elle serpente dans la gaine
l' emprisonnent de raides parois. Leurs couches presque
partout à vif, rarement dissimulées sous des éboulis, trahissent
une énergie de plissements qui ne le cède à aucune des plus
hautes montagnes : elles sont ployées et redressées parfois
jusqu' à la verticale. Mais, à 25 o ou 3 oo mètres environ au
-dessus de la vallée, elles s' artent brusquement tranchées par
le plan de surface. l' on s' attendrait à voir les plis
redressés se projeter en pics et en cimes, règnent des plateaux.
Les bords alternativement convexes et concaves se correspondent
par-dessus la vallée. Si quelques dentelures s' y dessinent par
hasard, comme aux " quatre fils Aymon " , à Château-Regnault,
c' est que quelques arêtes de quartz ont opposé à l' érosion une
dure encore supérieure à celle des schistes cambriens. Mais ces
murailles ne sont que le soubassement de plateaux singulièrement
uniformes, étendus, compacts. Si l' on gravit, par un des rares
sentiers qui se détachent à droite ou à gauche, les pentes
fangeuses et noires qui montent à travers bois, et que l' on
atteigne un point découvert, on embrasse un vaste et plat horizon
. De longues lignes unies s' enchetrent. Le sentiment de la
hauteur ne résulte pas du modelé du relief, mais de la sauvagerie
mélancolique de cet horizon de taillis et de tourbières. La forêt
, " immense forêt de petits arbres " , dit Michelet, semble
approcher de sa limite d' altitude, qu' abaisse en effet
singulièrement l' humidité du climat. L' illusion de la montagne
persiste, sans la montagne. C' est qu' en effet cette extrémité
de l' Ardenne est le noyau le plus anciennement émergé de
montagnes que l' usure des âges a aplanies. Quoiqu' elle ait é
affectée par des accidents nombreux et répétés, dont quelques-uns
cents, la partie du massif que constituent les roches d' âge
cambrien n' a pas cessé pendant de longs âges de rester émergée,
soit comme île, soit comme continent. Elle a donc subi durant d'
énormes périodes l' action des météores. Récemment un mouvement
de bascule en a relevé le bord méridional ; mais la topographie
nivelée, arae, conserve intact le type de relief qui rappelle
nos plaines ordinaires, et que les géographes, pour cette raison,
ont pris l' habitude de désigner par le nom de pénéplaine . Ce
n' est pas en saillie, mais en creux que s' accentue le modelé.
Avant que le bord méridional du massif se relevât, la Meuse s'
engageait de plain-pied sur la surface alors plus basse de l'
Ardenne ; on distingue ses alluvions anciennes jusqu' à des
niveaux de plus de 8 o mètres. Le mouvement de relèvement se
produisit d' une façon
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assez graduelle, pour que la rivière n' t pas à abandonner son
lit ; mais elle dut l' approfondir. Elle a buriné de plus en plus
profonment sa vallée, dans son effort pour rétablir le profil
de pente que la surrection avait rangée. C' est aux dépens de
roches très dures que ce travail a dû s' accomplir : aussi la
rivière est-elle encore comme ankyloe dans sa vallée. Elle n' a
pu, du moins partout, exercer sur ses flancs latéraux le travail
normal par lequel les fleuves dépriment leurs versants et
préparent des sillons pour leurs tributaires. Il y a des sections
de son cours qui ne présentent ni nes d' éboulis, ni flancs
évasés, ni affluents. Mais à ces gorges inflexibles la Meuse
est comme encaissée dans un étau, sucdent des boucles et des
andres extrêmement prononcés. Chaque fois, en effet, que l'
enchetrement des formations lui fait rencontrer des couches
plus entamables, elle se dommage. Elle en profite pour allonger
par des sinuosités le profil de son lit. Après être parvenue
ainsi à se tailler aux dépens des roches les moinssistantes
une rive concave, elle ne cesse pas de la ronger. Or à mesure qu'
elle se rejette vers la concavi qu' elle rase et qu' elle ronge
de plus en plus, elle abandonne sur le bord convexe une
succession d' anciens lits. Leur ensemble finit par former un
ne d' alluvions s' élevant en pente douce jusqu' au sommet du
talus. Ce sommet, point résistant autour duquel a pivoté le
travail d' érosion, est étroitement serré par la rivière ; il se
présente souvent comme un isthme conduisant à une péninsule
circulaire comprise dans la boucle fluviale. Ainsi se sont
achevés, par un travail successif, mais possible seulement sur
certains points favorables, ces méandres caractéristiques, non
seulement de la Meuse, mais de la plupart des rivières
ardennaises. Il fallait s' arrêter sur cette forme d' énergie
fluviale ; car c' est d' elle que dépend le site des cultures et
des établissements humains dans l' étroitesse de ces vallées. Là
seulement où la rivière a pu, par ses déplacements successifs,
étendre un tapis légèrement incliné d' alluvions, les champs,
prairies et jardins ont trouvé place. Jalouse de ne rien perdre
du sol utile, la petite ville a pris généralement position sur le
seuil rocheux qui ferme la boucle. On voit ainsi, à Revin, les
vieilles et noires maisons en schistes se presser étroitement.
Ces bourgs ardennais semblent à lane, et rivés, comme dans les
pays de montagnes, à certaines conditions de site. Dans l'
élargissement momenta de la vallée, aucun autre bourg et
village ne leur fait face, tant la rive concave est abrupte. Et
la vallée ne tardant pas à se resserrer de nouveau, chacun de ces
cirques qui se sucdent ainsi, de Monthermé à Revin, de là à
Fumay, est comme
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un petit monde fermé. La rivière y semble un lac. Malgré l'
industrie et l' activité de ces essaims de forgerons-agriculteurs
, la vie reste recueillie et comme enveloppée de solitude. Le
moindre bruit, celui d' une parole, du choc d' une poutre, d' un
cri d' oiseau est perçu d' une rive à l' autre. Aussi est-ce avec
un sentiment de délivrance que l' on échappe, entre Fumay et
Givet, à l' oppression de cet étau. Le pays se découvre, les
villages se répondent d' un bord à l' autre de la vallée, les
forêts s' écartent et se font rares. Ce qui frappe singulièrement
la vue, ce sont des roches calcaires, d' apparence dénudée, qui
pointent de toutes parts. L' aspect du pays est bien encore celui
des terrains anciens ; ce sont en effet des roches primaires qui
constituent la surface. Mais
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elles appartiennent à un autre âge, plus récent ; elles racontent
un autre épisode de la même histoire. On est, en réalité, sorti
de l' Ardenne. Ce qui commence c' est la région tritique et
cifale qui s' est formée en bordure du vieux massif émergé.
Lorsque l' Ardenne était séparée du Brabant par un bras de mer,
lesbris arracs au massif s' accumulaient sur ses bords, et
les coraux y construisaient desries de récifs analogues à ceux
qui bordent aujourd' hui lestes orientales d' Australie. De
ces grès, ces calcaires, ces marbres, qui sormais
accidentent le relief. Châteaux et forteresses ont pris
possession des rocs calcaires. Givet, Marienbourg, Chimay,
Philippeville, Avesnes, hérissant, comme Mézières au débouc
opposé, les abords du massif, lui donnent un aspect féodal et
guerrier. Les eaux, suintant sur le sol imperméable en nombreux
ruisseaux, ou étaes en étangs, se rassemblent peu à peu pour
former les premiers filets de l' Oise, pour envoyer à la Sambre
ses premiers affluents. La Sambre a creusé son lit dans la
direction des bandes ; elle coule, dans son cours supérieur, du
sud-ouest au nord-est, conformément à la direction des couches
géologiques. Au contraire, la Meuse, de Givet à Namur,
traverse perpendiculairement les différentes formations qui se
succèdent du sud au nord. Sa vallée est désormais plus large,
mais reste encaise. Dinant et Bouvignes, les villes jadis
ennemies, se serrent étroitement aux flancs de leurs rochers. Le
roc de Namur porte une vieille forteresse historique. L' aridité
des escarpements calcaires contraste avec la fraîcheur verdoyante
qu' entretient l' imperméabilité du sol schisteux. Mais
graduellement des couches géologiques moins anciennes se
présentent à la surface ; et c' est ainsi qu' aux calcaires et
grès dévoniens succèdent ceux de la période carbonifère, et qu'
enfin la houille affleure à la surface dans le très ancien
synclinal où la Sambre et la Meuse elle-même à partir de Namur
ont pris place. Ce synclinal, se sont amassés les végétaux
dont la composition a donné la houille, est un des traits les
plus essentiels et les plus durables de la géographie de ces
régions. Bien longtemps aps l' époque primaire, il se dessinait
encore comme un long détroit entre l' Ardenne et le massif alors
émerdu Brabant. Enfin, après avoir é
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finitivement évacué par la mer, il a pris la forme d' un long
couloir dyssymétrique où les eaux ont tantôt érodé, tantôt mis à
nu le charbon de terre. L' industrie moderne y fait flamber ses
usines ; les routes de la Seine au Rhin en suivent le talus
septentrional, comme jadis les voies romaines unissant la
deuxième Belgique à la Germanie inférieure, Bavay à Cologne.
C' est donc aussi une ligne directrice des courants humains. Dès
qu' on l' a franchie au nord, les couches primaires, tout en
restant voisines de la surface, plongent sous la nappe d' épais
limon oùgne depuis plus de deux mille ans une riche
agriculture. Le contraste s' accuse ainsi de plus en plus avec
les pauvres et maigres contrées de l' Ardenne proprement dite.
Nous en avons décrit la partie méridionale, qui est fraaise ;
mais ce n' est que la moindre fraction d' une contrée qui s'
étend vers le nord-est jusqu' à Spa, Maldémy, Montjoie et les
abords d' Aix-La Chapelle ; cette contrée s' élève à 695
mètres dans les hautes-Fagnes de Botrange, et enfin, par le
Schnee-Eifel / 7 oom /, se lie au massif schisteux rhénan.
Sur toute cette surface de I 35 oo kilomètres carrés environ c'
est le même sol pauvre, infertile, le même climat rude, la même
difficulté de communication. Sur ces flancs froids et boisés
montent en brouillards, en neige et en pluies les vapeurs
charres par les vents d' ouest ; sur ces plateaux sans pente l'
humidité décompose le schiste en unete imperméable dont l'
imbibition produit des tourbières ; il faut la souplesse et l'
intelligence des petites vaches ardennaises pour orer les
charrois dans ces sentiers fangeux. Si pauvre pourtant que soit
ce pays, une vie très ancienne s' y est implane ; et justement
à cause de sa pauvreté, cette adaptation de la vie aux conditions
locales s' est maintenue presque intacte. On y voit une race d'
hommes géralement petite et brune maissistante, comme le
sont les bestiaux et les chevaux de chétive apparence qui vont,
la nuit, chercher librement leur nourriture dans les taillis. Ces
taillis, de temps en temps livrés aux flammes, fournissent par
leurs cendres un amendement temporaire dont on profite pour une
ou deux récoltes de seigle. Autour des champs sur lesquels se
concentre la culture, s' étendent de vastes espaces de landes,
propriécommune où le berger du village mène paître " la herde
" . Des générations d' hommes ont cu dans ces petites maisons
en moellon, couvertes de schistes, souvent isolées ; ils y ont
pratiq, pendant les loisirs d' une culture fort intermittente,
les industries variées du fer. C' est par des frichements
souvent temporaires, sarts ou essarts , qu' ils sont
parvenus à étendre peu à peu, assez faiblement en somme, le
domaine des cultures sur celui des landes, des forêts et des
brures. Les abbayes, nombreuses dans
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l' Ardenne, ont é la seule force directrice capable d'
imprimer quelque impulsion de vie générale. Projeté sur l'
histoire, ce genre de pays et de vie se traduit par quelque chose
d' arriéré et d' archaïque. L' Ardenne est restée en dehors des
grands courants qui l' entourent ; elle est le môle autour duquel
ils se divisent. En pointe entre le Rhin et les Néerlandes
germaniques, elle est demeue wallonne, c' est-à-dire française.
En elle les langues romanes atteignent vers le nord l' extrémité
de leur extension ; jusqu' au delà de Liége et de Verviers le
fraais est la langue du pays. Peu favorable par elle-me à un
veloppement de vie générale, la région ardennaise détermine par
opposition les contrées qui lui sont contiguës. à la faveur de l'
abri que ménage son brusque talus méridional, " la nature met
quelque chose de plus riche, de plus brillant, de plus animé "
dans ces vallées souriantes, que l' on désigne volontiers sous le
nom de petites Provences, et qui relient, à travers le
Luxembourg, la Lorraine au bassin de Paris. Même entre la
plaine germanique et la basse-Belgique, sous les mêmes latitudes
, il y a des nuances appréciables. Tandis que les plaines
appuyées au bord occidental de l' Ardenne, directement exposées
aux vents sud-ouest, leur doivent un printemps précoce, les
plaines qui s' adossent au revers oriental n' en reçoivent le
souffle que refroidi sur ces hautes surfaces. Les arbres
fruitiers sont en fleurs dans la Hesbaie et les environs de
Liége, quand la campagne est encore nue et dépouile dans la
plaine de Cologne. Mais, en revanche, septembre, trop souvent
pluvieux dans la basse-Belgique, est un mois généralement clair
dans la plaine rhénane. L' Ardenne divise les populations et les
climats. Elle contribue à individualiser autour d' elle les
régions limitrophes.
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Chapitre iii. Les Flandres. L' Ardenne s' efface vers l' ouest.
La sombre ligne boisée plonge, au delà d' Hirson, sous la nappe
limoneuse. On ne voit plus que çà et pointer quelques rocs, d'
apparence désormais exotique, dans les plaines. Le pays que
domine Avesne, de sa grosse tour, est encore une transition,
comme un prolongement atténué de l' Ardenne. Le relief
légèrement acciden, le sol froid d' aguaize , issu de la
composition du sous-sol argileux, mais peu à peu confiné dans
les vallées, enfin la population par son type et ses allures,
tiennent encore de la physionomie ardennaise. Mais au de de la
Sambre la contrée s' incline d' une pente insensible ; et
sormais, jusqu' à la mer, l' oeil n' aura plus à s' arrêter que
sur de rares monticules sableux entre les plaines basses qui s'
étalent. Le continent primaire semblerait avoir définitivement
disparu. Il s' est enfoncé en effet, et entre Valenciennes et
thune c' est parfois à plusieurs centaines de mètres de
profondeur qu' il faut chercher les veines de houille sous les
marnes et conglomérats crayeux qui les recouvrent. Mais les
mouvements qui se sont produits au début de l' époque tertiaire
ont ramené en partie le massif primaire au voisinage de la
surface. Le long d' une ligne qui va de l' Artois au Boulonnais
et au Weald britannique, des failles, des ondulations
souterraines, des pointements isolés révèlent l' existence d' un
grand accident. Il s' est formé un axe anticlinal, bien marqué
dans la topographie par une série de bombements, qui se prolonge
de l' Artois au Hampshire, des deux côtés du Pas De Calais.
Le troit n' existait pas pendant cette période : c' est bien
postérieurement qu' il s' est ouvert, et que la mer a rompu la
voûte qui pendant toute la série des temps tertiaires avait
interposé sa barrière entre le bassin de Paris et celui de
Londres. Ce troit est devenu un des carrefours du monde. Les
navires y circulent en foule. Les maes y vont et
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viennent, et continuent à élargir la brèche qu' elles ont ouverte
. C' est peu de chose que ce fossé d' une trentaine de kilomètres
; par un temps clair on aperçoit distinctement de Boulogne les
blanches falaises d' en face. Et cependant, de combien de
séparations, politiques et morales, cette légère entaille au
dessin des terres n' a-t-elle pas été le principe ! Mais le
présent ne doit pas absorber entièrement la pene du géographe.
L' accident épisodique qui a rompu la continuité des rivages n' a
pas effacé les traces de la longue riode pendant laquelle s'
élevait à leur place une barrière séparant deux bassins distincts
. Seul l' état anrieur fournit encore la clef des grandes
divisionsgionales de l' époque actuelle. Le seuil aujourd' hui
ébréc séparait, comme il sépare encore, deux régions d'
enfoncement opposées dos à dos, bien qu' ayant parfois communiq
l' une avec l' autre ; au sud le bassin parisien ; au nord celui
de Londres et des Flandres, parties d' un même tout. De là, en
effet, les couches s' inclinent en sens inverse, au sud vers
Paris, au nord vers Anvers et l' embouchure de l' Escaut. L'
évolution géologique a pris une tournure différente dans les deux
bassins. Depuis que les mers de la dernière période éone ont
déposé jusqu' au sud de Paris les sables marins qui portent nos
forêts de Fontainebleau et de Rambouillet, la mer n' a plus
poussé d' audacieuses transgressions jusqu' au centre du bassin
parisien. Au contraire le procès de la terre et de la mer a du,
bien au delà de ce temps, autour de la mer du Nord ; on peut
dire qu' il n' est pas encore entièrement termi. C' est une
alternative de conquêtes et de pertes pour les terres, une suite
de reculs et de retours offensifs de la mer : histoire dont le
tail semble très compliqué, mais dont la marche générale s'
explique très bien, si l' on se rappelle que ces vicissitudes ont
pour théâtre le soubassement à peine immergé du massif primaire,
une plate-forme continentale sur laquelle les mers n' ont jamais
été bien profondes. Il suffit ici de remarquer que l' ouverture
du Pas De Calais n' a pas mis un terme à ces oscillations. Au
contraire : en ouvrant aux maes de la Manche l' accès de la
mer du Nord, elle a été une nouvelle cause de perturbation. Sous
l' action des maes cherchant leur équilibre, les rivages ont
été modifiés, plusieurs fois la mer les a envahis, chassant
devant elle les riverains. Les plus anciennes des invasions
marines qu' ait constatées l' histoire remontent au ive siècle
avant notre ère ; malgré la résistance organisée par l' homme, la
mer n' a pas cessé, même de nos jours, d' empiéter sur les
rivages ; et au total ses conqtes l' emportent de beaucoup sur
lespouilles que l' homme a pu lui arracher.
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C' est entre le rivage de la mer du Nord et le cours de l'
Escaut jusqu' à ses embouchures, que s' est fixé le nom
historique de Flandres. La structure de la contrée est celle d'
un bassin ; mais le sol présente des différences, et l' aspect
change, suivant que le limon, les sables ou les alluvions y
dominent. L' argile est le sous-sol commun et caractéristique des
Flandres. Conformément à la pente générale de la contrée, elle
s' incline vers le nord ; mais la pente des couches géologiques
est plus forte que celle de la surface. Aussi, à mesure que l'
argile plonge en profondeur, les formations ultérieures, en
couches sableuses de plus en plus épaisses, prennent possession
de la superficie. De , une différence de fertilité naturelle
entre le sud et le nord. Lorsqu' on a dépassé vers le nord Ypres
et Courtrai, le sol s' amaigrit. Ce n' est qu' au prix d' un
travail immense qu' on est parvenu à l' amender en partie en
ramenant à la surface, pour les mélanger au sable du sol, le
sable argileux ou l' argile des couches sous-jacentes. Si le pays
de Waës, entre Gand et Anvers, fait aujourd' hui l' effet d'
un grand et populeux verger partout les fermes en briques
brillent entre les haies d' arbres, c' est une transformation,
fruit d' un travail séculaire. Sans l' effort obstiné d' une race
phlegmatique et patiente, ce maigre sol serait une lande,
continuation de la Campine. Encore n' est-on pas parvenu à
modifier partout la stérilité naturelle. La triste plaine de bois
de pins et de brures qui s' étend entre Thourout, Eecloo et
Bruges, garde l' image primitive. Et pourtant ce pays stérile
fut le véritable berceau des Flandres : indice à noter des
conditions artificielles qui ont présidé à la formation de cette
contrée historique. On pourrait s' attendre à ce que l'
affleurement successif de couches diverses t engenddans la
topographie une série de gradins, comme c' est le cas dans le
bassin de Paris. Mais ici ce sont des sables n' offrant qu' une
faible résistance, que ramène à la surface l' ordre chronologique
des formations. Facilement dispersés, ce n' est que sous forme de
lambeaux ou témoins qu' ils se présentent. Il y en a assez
pourtant pour accidenter le sol. Au-dessus de la grande plaine
maritime et des dépressions déblayées par le passage des
principales eaux intérieures, la Flandre se présente comme un
pays de monticules et de collines, plus varié qu' on ne le croit.
çà et là, mais surtout aux environs de Tournai, au sud d' Ypres
, à Cassel, des silhouettes de taupinières isolées ou de minces
rangées de collines se proposent à l' attention. Leurs flancs,
parfois rougis par des carrières de sable, montent entre les
haies et de petits bois, jusqu' à des cimes
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de I 5 o à I 6 otres, suffisantes pour couvrir un large
horizon. Celui du mont saint-Aubert près de Tournai, celui de
Cassel sont célèbres. Le dernier surtout a suscité d'
hyperboliques enthousiasmes. Une couche d' argile, voisine par
hasard du faîte, a fourni à Cassel l' approvisionnement d' eau
cessaire à une ville forte. Cassel fut ainsi un vieil Oppidum
vers lequel convergent les voies romaines Steene Straete, et
comme Tournai, une des clefs historiques du pays flamand.
Ailleurs c' est sous forme de larges croupes dominant d' une
trentaine de mètres les dépressions fluviales, que se déroulent
les parties échapes à l' érosion. Telle est, entre Tournai et
Douai, la vèle , tant de fois foulée par les armées. Sur
la convexide ce dos de pays, le limon seul se montre à la
surface, et au loin, dans l' horizon laiteux, s' estompent les
meules de paille, les larges fermes et les grands arbres. Mais
une frange sablonneuse dessine la périphérie ; on la devine au
loin aux bouquets de pins ou aux touffes de genêts qui la
garnissent. Jusque dans ces contrées si transformées par l' homme
, subsistent ainsi quelques touches de nature libre, quelques
débris des anciens bois. C' est presque toujours à la faveur des
bandes de sable qui ont pu échapper aux puissantes actions
diluviales. Il y a encore une autre Flandre, celle des polders
et des digues, la plus jeune par laologie comme par l'
histoire. Les flamands de Cassel disent Noordland en parlant de
la zone qui commence à Bergues et s' étend vers Furnes,
Dunkerque, Gravelines. Et ceux de la zone maritime appellent
pays au bois le pays qui s' annonce par la berge assez raide d'
une terrasse encore en partie boisée, bordée de villages. La
distinction est, en effet, sensible. L' une de ces zones est
celle qui continue jusqu' à Calais la série des alluvions
littorales qui frange le continent depuis le Jutland. La houle
marine balayant le fond sableux de son lit range les débris dont
elle se jaunit, en cordons de dunes derrière lesquelles se
ralentissent ou s' arrêtent les eaux intérieures. Au moyen des
alluvions déposées d' unpar la mer, de l' autre par les
eaux intérieures, l' homme construit ses Polders, ses Marschen,
ses champs ou ses prairies ceres de fossés et bordées de saules
. Mais c' est au prix d' un système compliqué et soigneusement
entretenu d' écoulement, au moyen de canaux, foss, Watergands.
Car aux dangers d' irruptions marines par quelque rupture du
rideau protecteur s' ajoutent ceux des infiltrations.
Sournoisement introduite à travers les sables que surmontent les
alluvions, l' eau de mer ronge par le bas ces précieuses surfaces
que les inondations menacent par le haut, puisqu' elles sont
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en partie inférieures au niveau des hautes marées. La Flandre
maritime n' a échappé que tard à ces reprises de l' élément salé.
Les irruptions de la mer qui se produisirent à la fin du iiie
siècle de notre ère y ont fait disparaître presque toute trace d'
occupation romaine. La population en a été renouvelée. Elle
constitue ainsi un pays distinct, non seulement par le sol, mais
par l' âge de sa civilisation. Sur la mer, tapis dans les dunes,
se sucdent des villages de pêcheurs, dont l' occasion fit des
corsaires. La grosse tour de Dunkerque s' accusant
vigoureusement dans la moiteur du ciel, sur les tons ternes des
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dunes et des eaux, annonce de loin le grand port qui est né de
ces humbles commencements. Adossée aux chauses, aux Watergands
, la file des maisons, comme en Hollande, s' allonge. Parfois,
bien que rarement, elles se ramassent en petits groupes ; et ces
ham ou hem pelotonnés autour de l' église / Kerque /
fournissent un centre et un nom à la petite collectivité rurale.
Sur les croupes agricoles voisines la population est encore
germanique de langue, bien que visiblement plus lée d' éléments
anciens. elle s' est disséminée plus à l' aise. Le Hofstede
, ou ferme, est le vrai centre de peuplement. Il semble éviter
les grandes routes, les abandonner aux auberges et estaminets.
Ces fermes se répandent sur tout le pays, sans laisser entre
elles les grands intervalles vides qu' on observe dans l' île-
De-France. Avec toutes ses parties et dépendances, le
Hofstede est une unité robuste et ample, qui se suffit à elle-
même. Le huis , ou maison d' habitation, bâti en bois et en
torchis, couvert de chaume, sit à portée des foss ou
ruisseaux, parfois sur une motte de terre / Terp /, est séparé
des bâtiments d' exploitation. Parmi ceux-ci l' étable,sere
aux tes à cornes, plus nombreuses et de plus belle race que
dans le pays wallon, est le principal. Autour de la ferme s'
étale, outre le potager où manquent rarement les fleurs, l'
enclos spacieux / Hot / entouré de beaux ormes et de haies vives
; c' est que, sous l' oeil du maître, paissent les troupeaux
de la ferme. Le tout forme un ensemble autonome, où respire, avec
les habitudes d' existence et les goûts propres au pays flamand,
l' individualisme profond de la race. Pour les services publics,
école, poste, etc., quelques maisons, groupées autour du clocher,
forment le Platz . Mais le noyau vivant est la ferme. Partout
, dans la zone maritime comme dans la Flandre du limon ou celle
du sable, l' eau est présente. est le trait commun. Elle
suinte et circule sur la surface, ou sous elle presque à fleur de
sol. On ne peut faire un trou sans la trouver. Le subtil ément,
ennemi aujourd' hui domp, ne se manifeste plus que par ses
qualités bienfaisantes. Il est le principe de fertilité, de
mouvement et de vie. On serait averti, quand on vient du
Cambrésis ou de l' Artois, de cette présence universelle de l'
eau, rien qu' à voir la beau des arbres. Arbres et moissons
poussent drus. Pas de partie nue et vide dans l' abondance qui
couvre le sol. Les rivières, si rares sur les plateaux picards,
se multiplient. Les unes venues de loin, d' autres nées à la
faveur des failles qui découpent les collines
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d' Artois, toutes, dès qu' elles débouchent en Flandre,
grossissent soudainement. C' est que les sources abondent le long
de la zone où les croupes crayeuses, en s' abaissant, laissent de
leur filtre souterrain s' échapper les eaux. Les rivières s' y
enflent du tribut que leur fournit leur propre vallée. Celle qu'
a creusée la Lys étonne par sa largeur ; mais si l' on considère
les dimensions des galets qu' elle a entrs à
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une époque antérieure, on s' explique comment elle a pu ouvrir,
d' Aire à Armentières, cette large trouée qui semble avoir é
le grand passage des eaux vers le nord. Des marais accompagnent
les rivières à leur entrée en plaine. De Saint-Omer, par Aire,
thune, Arleux, Marchiennes, on les suit bordant presque la
lisière de Picardie et d' Artois. Elles traçaient d' avance les
directions de canaux, elles assuraient leur alimentation. Il fut
facile de combiner ainsi le réseau cohérent qui donna aux
Flandres leur unité. Ces rivières étaient assez égales de débit,
assez régulières de pente pour servir d' instruments dociles et
maniables entre les mains de l' homme. Il les a dirigées,
canalisées, détournées au besoin. Dans le lacis de leurs
ramifications s' est niché le berceau de villes puissantes, Gand
, Lille. Surtout la possession d' une force de transport souple
et multiple, chose autrefois si rare, a é pour cette conte l'
inestimable avantage qui lui a donl' avance sur les autres. Ce
sont des causes commerciales qui, de cet ensemble varié de pays,
ont formé une contrée politique. Pendant longtemps le souvenir
des régions naturelles a survécu dans la dénomination commune :
jusqu' au xiie siècle les chroniqueurs écrivaient les Flandres
. La Flandre primitive est le franc de Bruges , la lande
aride qu' échancrait l' ancien golfe du Zwyn. Les flamands, dans
les textes les plus anciens, sont distingués des peuples de
Courtrai, de Gand et de Tournai, et reliés au contraire aux
anversois et aux frisons ; ils font partie d' une chne de
peuples qui suit la mer du Nord et s' est constituée sur la zone
littorale d' alluvions qui s' étend du Slesvig au Pas De
Calais. C' est visiblement le long des côtes que se sont
propagées ces tribus d' éleveurs et decheurs, Barbari
Circa Maris Littora Degentes, destinés à devenir des
peuples historiques. Tous n' eurent pas la même fortune : les
frisons, relégués à l' écart des grandes voies continentales,
furent condams par l' isolement à une relative insignifiance
politique. Cet isolement se manifeste encore, chez les insulaires
de la Zélande, par l' originalité trance des costumes et même
des types. Il en fut autrement dans les parties de ce littoral
germanique aboutissaient des voies depuis longtemps
fréquentées par le commerce. C' est aux embouchures du Rhin que
se forma le noyau de la Hollande. Celui de la Flandre se forma
aussi sous l' influence de relations commerciales préexistantes.
Leurs cultures de l 2 gumes et de jardinage le triste moabit ,
dans la sablonneuse banlieue de Berlin. Une atmosphère ambiante,
inspirant des manières de sentir, des expressions, des tours de
langage, un genre particulier de sociabilité, a enveloppé les
populations diverses que le sort a unies sur la terre de
France. Rien n' a plus fait pour en rapprocher les éléments. Il
y a toujours quelque chose d' âpre dans le f il y avait, à
proximité du pointun gendre de Charles Le Chauve éleva, en
865, contre les incursions normandes, la forteresse de Bruges,
un important réseau de voies romaines. Elles se reliaient
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aux grandes voies partant de Cologne et de Reims, par ce
carrefour de Bavai, d' rayonnaient sept voies ou chaussées
de Brunehaut . C' était donc qu' aboutissaient les lignes d'
une circulation active pénétrant de deux tés différents dans l'
intérieur du continent. Des foires fameuses, à Thourout, puis à
Bruges et ailleurs, furent l' expression de ces rapports. On y
venait de basse-Allemagne comme de Champagne. C' est par
groupes de foires, se succédant à des dates diverses pour la
commodité des marchands que se constituaient jadis des foyers
commerciaux. L' industrie, certaine d' y trouver des débouchés,
avait avantage à s' y établir. Ainsi naquit une pépinière de
villes, ateliers d' industrie, foires ou ports maritimes, au
premier rang desquelles brilla cette cité née entre la boue des
alluvions et le sable des landes, Bruges. La solitude est
revenue autour d' elle et l' on cherche entre les prairies et les
pupliers la place où se pressaient les flottes ; on n' entend
plus passer entre ses canaux silencieux la rumeur quotidienne de
ses grandes foules d' artisans. Mais ce n' est qu' un placement
de la vie commerciale, dont aujourd' hui a héri Anvers. Cette
partie d' Europe, quand les guerres n' y ont pas mis obstacle, a
toujours été un pays de transit, un lieu de rencontre entre le
nord et le sud, entre le continent et l' Angleterre. C' est sa
vocation, déterminée par sa position géographique. Elle appart,
s le moyen âge, comme la plus véritablement européenne des
contrées de l' occident, celle marchands d' Angleterre, de
France et d' Italie, marins catalans,nitiens et hanséates,
se rencontrent. La renommée en retentit au loin ; on en connaît
les aspects, les paysages, les digues. Dante lui emprunte des
comparaisons. Quant à Paris, il a toujours été, comme il est
encore, par une ligne presque ininterrompue de voies fluviales,
en communication naturelle avec les Flandres. On a, de Paris
même, la sensation de ce contact. Par la fente ouverte entre
nilmontant et Montmartre, canaux, usines, chemins de fer se
pressent ; et la plaine elle-même semble fuir vers le nord. Bien
avant qu' au xvie siècle Guichardin écrivît que la Flandre "
était une ville continue " , les étrangers s' étaient monts
étonnés de la multitude de populations qui s' y pressaient.
Suger, dès le xiie siècle, en exprime sa surprise. Comme
aujourd' hui il y avait là unservoir d' hommes dont le trop-
plein se déversait au dehors, quelquefois au loin. Et c' était un
problème toujours renaissant que d' assurer la subsistance de ces
grandes populations urbaines ou industrielles.
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Pour cela il fallut cer une agriculture intense. Il se passa au
moyen âge, dans ces contrées, le phénomène qu' on remarque
aujourd' hui dans certains cantons stériles où la houille a
concentré de grandes agglomérations : la terre se transforme, le
sol s' enrichit grâce aux ressources que la ville met à son
service et au marché qu' elle lui offre. C' est ainsi qu' aux
abords de Gand le pays de Waës, lande sablonneuse, fut
transforen culture. Pour que ce maigre sol devînt un des
terrains agricoles les plus riches de l' Europe, il fallut l'
effort de générations, et l' aiguillon de la nécessité. La vie
urbaine stimula en Flandre la vie rurale, qui devait subvenir à
ses besoins. On comprend quelle fut, dans ces conditions, l'
importance capitale des commodités de transport. Ce pays
industriel et urbain demanda la matière première de son travail,
la laine, à l' Angleterre, mais ce fut surtout aux plaines
limoneuses du sud qu' il fut amené à demander sa subsistance. Les
abords imdiats ne suffisaient pas pour ces multitudes.
Heureusement des rivières, navigables jusque dans leur cours
supérieur, offraient une voie facile vers les riches plaines du
midi des Flandres. Les pays de Tournai, de la Pévèle, de
Lille, Béthune, Hazebrouck, Bergues, de l' Artois même
devinrent les greniers naturels des centres industriels du nord.
La riche agriculture de ces régions s' est développée en rapport
avec les débouchés qui lui étaient ouverts. Ce sont encore
aujourd' hui les céréales qui dominent dans les plaines
argileuses des Flandres ; elles l' emportent de beaucoup sur les
prairies ; et ce fait, que n' explique pas suffisamment la nature
du sol, tient peut-être à d' anciennes habitudes fones sur des
rapports historiques. Tout foyer urbain exige une zone d'
approvisionnement. La nature y avait pourvu en mettant en
communication facile avec les pays du sable les pays nourriciers
du limon. Le nord et le sud des Flandres sont en multiple
corrélation de besoins. Comme, vers le sud, les couches anciennes
se rapprochent de la surface, les matériaux de construction n' y
manquent pas non plus : ce sont les grès des environs de Douai,
les calcaires marmoréens de Tournai, les bancs de craie solide
qui affleurent près de Lille. On a tant exploité les grès de
Douai et du Quesnoi, que les carrières en sont aujourd' hui
épuisées. Mais Tournai ne cesse de fournir au reste des
Flandres, et même au nord de la France, ses marbres bleuâtres,
si renommés qu' on les retrouve employés, même dans la Picardie
et l' île-De-France, commecoration de tant de vieilles
églises. Enfin, les croupes crayeuses fendillées qui limitent la
Flandre au sud recèlent dans leurs flancs des sources abondantes
et vives, où puisent aujourd' hui les grandes agglomérations
urbaines.
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Le groupement original des Flandres repose sur ces rapports de
solidarité réciproque, de commerce assidu. Une empreinte générale
se marque dans les habitudes malgles différences ethniques, s'
exprime dans l' art et subsiste malgré les séparations politiques
. D' unité proprement dite il ne saurait être question entre ces
personnalités vigoureuses dont chacune s' incarne dans une ville
avec ses monuments, ses fêtes, son histoire. Mais un air de
civilisation commune enveloppe la contrée : civilisation urbaine
municipale, qui fut avec celle de l' Italie et de quelques
parties de l' Allemagne, un des fruits exquis de l' histoire de
l' Europe. Il y avait en effet dans la réciprocité des besoins
et les facilités de circulation, le germe d' un riche
veloppement de vie urbaine. Son expression la plus brillante
fut au moyen âge, où, dans un espace restreint, on vit ports
maritimes, centres industriels, stations de batellerie, marchés à
grains se correspondre comme les pièces d' un organisme
économique. Mais les racines dont naquit cette conde et
exubérante frondaison urbaine remontent plus loin dans le passé.
On vit de bonne heure, à l' est comme à l' ouest de l' Escaut,
des villes se former sur la zone les croupes crayeuses s'
inclinent au seuil de la dépression humide. à portée des grandes
voies romaines qui se dirigeaient vers la Bretagne et la
Germanie, au sommet des croupes, aux issues des vallées, sur les
éminences détachées, naquirent des postes militaires, noyaux de
villes : Térouanne dans la partie bienfinie et non
marécageuse de la vallée de la Lys, Arras entre une ceinture de
coteaux, Cambrai au débouché de l' Escaut, ou bien sur les
monticules isolés dans la plaine, Cassel, Tournai. Telle fut la
première rie urbaine qui tint longtemps les clefs de la contrée
et même des contrées voisines. L' arrivée des francs à Tournai,
Cambrai, fut l' indice précurseur de leur prépondérance dans le
bassin parisien. La vie urbaine resta primitivement attace à
cette première zone : c' est seulement plus tard, surtout du ixe
au xiie siècle, que, dans les marais longtemps disputés par la
mer, dans les tourbières qui de Saint-Omer à Marchiennes
bordent la lisière de l' Artois, ou dans les lacis fluviaux
enveloppant des îles, naquit une nouvelle génération de cités,
bien plus variées, plus originales et destinées à une bien autre
fortune : Lille, Gand, Bruges, etc., virent le jour. C' est
alors que la vie s' insinua par nombre d' artères jusque dans l'
intérieur même de la contrée ; qu' elle ca, en rapport avec les
villes maritimes, les marchés de grains dethune, Saint Omer
, Bergues, Douai ; qu' elle ébaucha, par la ligne des marais
qui sillonnent le pied des côtes crayeuses, le système futur de
canalisation.
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Plus tard, ces marais servirent de foss à des places fortes.
Elles sont nombreuses, les villes grandes ou petites qui,
derrière leurs larges fossés, ont arrêté des invasions, soutenu
des sièges et conservé une légende guerrière. Serrées dans leurs
rouges remparts de briques, elles ont presque toutes quelque
histoire glorieuse de frontière à raconter, et ce n' est pas sans
regrets que la plupart voient aujourd' hui tomber leur armure.
Chaque époque de l' histoire a fait surgir sur ce sol de
nouvelles ranes de villes ; quelques-unes s' éteignaient,
pendant que d' autres venaient au monde : la formation urbaine ne
s' est pas arrêtée. Le sous-sol y collabore à son tour. C' est
vers I 846 que la poursuite du bassin houiller, déjà reconnu
depuis cent ans à Valenciennes, s' est avancée jusqu' à Lens et
thune. Alors, à côté de la ville, unité harmonique dans un
cadre restreint, s' est formé çà et un type que le pasne
connaissait pas, l' agglomération industrielle. Autour des puits
de mines dont les silhouettes bizarresrissent la plaine
agricole de Lens, les rangées de corons s' alignent
uniformément par huit ou dix : tristes petites maisons que rien
ne distingue entre elles, nées à date fixe pour encadrer les
mêmes existences multipliées comme les zéros d' un nombre.
Parfois le contraste prend une forme saisissante : Valenciennes,
signalée au loin, comme dans les tableaux de Van Der Meulen,
par les flèches élégantes de ses édifices, ramasse ses rues
étroites autour de sa grande place ; mais à ses portes, comme une
excroissance, s' étend l' énorme banlieue désarticue, avec ses
files de maisons, d' estaminets et d' usines. Il y a donc dans
cette Flandre, à côté de villes qui ont eu leur moment, mais qui
semblent aujourd' huifigées dans leur passé, d' autres où la vie
fermente, encore discordante dans sa croissance tive. La sève
urbaine n' est pas éteinte. Elle est dans l' histoire et dans le
sang des habitants. C' est comme citadins que les flamands se
sont sentis eux-mêmes, qu' ils ont lutté contre l' étranger,
lequel souvent n' était autre que le roi de France. Leur
patriotisme se personnifie dans des monuments ou des emblèmes
urbains. Si Tournai, la vieille ville épiscopale, a sa fière
cathédrale aux sept tours, il n' en est guère qui ne puisse
montrer qui ses halles, qui son tel de ville, qui sa
merveille , beffroi et carillon, symbole et voix de la cité.
Même dans les villes mortes, la place vaste et irrégulière, faite
pour les rassemblements populaires, évoque le souvenir des foules
d' autrefois. Ces villes ont été en guerre, mais aussi en
relations constantes de commerce, d' institutions, d' art et de
fêtes. Par-dessus les différences de langues et de frontières,
qui ne nous paraissent si fortes que parce que nous les voyons
par les cartes plutôt que dans laalité
p83
vivante, elles continuent à fraterniser. Une certaine joyeuse
anime cette vie urbaine. Tournai échange avec Lille des
quolibets plus goguenards qu' injurieux. Le reuse de
Dunkerque rend visite au gayant de Doai. Une sorte de
folklore citadin, surtout développé dans les dialectes
populaires, rouchi et wallon, a inspiré des poètes, des
chansonniers, surtout des dictons moqueurs d' une ville à l'
autre. Tant il est vrai que, dans toutes les associations
humaines, l' imagination a sa part ! Il faut qu' elles émeuvent
les sentiments, qu' elles frappent la vue par des spectacles, qu'
elles s' incorporent aux habitudes et aux plaisirs. Par là, en
Flandre, la vie urbaine a conservé sa saveur. C' est comme
citoyen d' une ville, membre d' une corporation, habitant d' un
quartier, que le flamand se sent de son pays.
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Ii le bassin parisien. Le seuil du Cambrésis, les coteaux de l'
Artois séparent les Flandres du bassin parisien. On entre alors
dans une grandegion dont les lignes principales se coordonnent
entre l' Ardenne, les Vosges, le Massif Central et l'
Armorique, révélant une unité de structure qui, malgré beaucoup
d' accidents locaux, reste burinée sur l' ensemble. C' est un
champ d' enfoncement, où les zones se sucdent d' après une
disposition généralement concentrique autour de Paris. Cette
disposition, entrevue s le xviiie siècle par Guettard, a été
formulée en termes qui l' ont rendue classique par élie De
Beaumont, dans son introduction à l' explication de la carte
géologique . Le bassin parisien
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excède notablement le bassin fluvial de la Seine : la Meuse
jusqu' à l' Ardenne, la Loire dans toute sa boucle
septentrionale, les tributaires de la Manche entre Caen et
Boulogne, en font partie. Le tout embrasse une étendue
surieure au quart de la France ; et cette région que
distinguent entre toutes la convergence des rivières, l'
abaissement des seuils intermédiaires, la variété des terrains,
remplit ainsi les conditions les meilleures pour rapprocher les
populations et leur inspirer, par la communauté des intérêts, des
invasions, des dangers, un sentiment de solidarité réciproque. Ce
fait géologique est par là un grand fait historique. Il n' y a
pas dans le reste de la France degion naturelle taillée à
plus grands traits ; pas une non plus, sauf les Flandres, qui
communique plus librement avec le dehors. Ce que l' ampleur des
surfaces, la facilité des rapports, la variété et la richesse
agricoles comportent d' influence politique, est réuni dans le
bassin parisien. D' où la pponrance qu' il a acquise dans les
destinées historiques de la France. Une certaine subordination
des parties est nécessaire à la formation d' un état : lele
qu' ont joué le bassin de Londres, celui du Volga, la plaine
germanique dans leurs contrées respectives, est celui que le
bassin parisien était naturellement appelé à exercer par rapport
au reste de la France.
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Chapitre premier. Partie septentrionale. -la Picardie. La bande
jurassique qui marque la périphérie du bassin parisien fait
défaut entre Hirson et Boulogne. Elle disparaît d' abord sous
les couches argileuses qui forment le pays d' herbages et de
haies vives de la Thiérache ; puis, vers le Cateau, ces argiles
sont remplacées à leur tour par la craie blanche qui façonne les
larges croupes agricoles du Cambrésis. seulement commence la
vaste zone crayeuse qui seroule en Champagne comme en
Picardie. Nous allons étudier, en Picardie, la physionomie qu'
elle imprime au paysage. Mais auparavant un accident remarquable,
vers l' ouest, doit attirer l' attention. Si l' on suit de
Cambrai vers Arras la route qui seroule en ligne droite sur
les traces d' une ancienne voie romaine, on voit peu à peu vers
la gauche le relief s' accidenter davantage. C' est d' abord, au-
dessus d' Arras, sous forme de collines découes qu' il s'
accuse ; mais au delà, vers Lens et Béthune, une ligne continue
de hauteurs commence à se dégager. Le regard s' y attache avec d'
autant plus de curiosité que cette crête uniforme, garnie de bois
, diffère par son allure des monticules frangés qui parsèment la
Flandre. Elle domine d' une hauteur soutenue de Ioo mètres les
dépressions qui en suivent le bord. Du nord, on la prendrait pour
une simple colline ; mais derrière cette colline il y en a d'
autres, sépaes par un sillon de vallée ; et puis des plateaux
sans fin, que découpent en larges croupes de rares cours d' eau
suivant un parallélisme qui ne sement pas jusqu' aux limites
de la Normandie. C' est qu' en effet le bassin parisien est
sillonné, dans sa partie septentrionale, par une série alternante
de bombements et de plis qui en ont affecté les couches profondes
, pparant les voies des vallées
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actuelles. Le bombement de l' Artois est le principal de ces
anticlinaux, comme la vallée de la Somme est le principal de ces
synclinaux. Une suite d' ondulations, sensibles dans le réseau
fluvial, mais se traduisant surtout par l' apparition de couches
diverses, fait succéder ainsi tour à tour dans une direction
uniforme les plis où ont trouvé place les rivières, et les crêtes
dont l' érosion a échancré le sommet. La craie, après s' être
relee dans les coteaux d' Artois, plonge dans la vallée de la
Somme, pour se relever de nouveau ensuite dans le pays de Bray.
Et dans ce pays, comme dans le Boulonnais qui va d' abord nous
occuper, la similitude du phénomène géologique a engendde
remarquables analogies dans l' aspect du sol.
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Vers l' ouest, le bombement de l' Artois s' est exagéré. Les
couches crayeuses ayant été relevées à une grande hauteur, n' ont
pu résister à la dénudation : elles ont été démantelées, et "
comme un coin du ciel dans une échancrure de nuages " , les
couches antérieures qu' elles recouvraient, argiles, grès et
calcaires, ont apparu à la surface. Un pays tout différent s' est
ainsi for, ni picard ni flamand : le Boulonnais ; pays qui,
malgré son exiguïté, reste distinct dans la géographie comme dans
l' histoire. L' exagération d' un mouvement mécanique dans les
profondeurs de l' écorce terrestre a suffi pour changer
entièrement la physionomie de la surface. Le Boulonnais est une
enclave creusée par affouillement dans la carapace de craie.
Interrompu par la bche du détroit, il se continue, entre les
North et South Downs , dans le Weald anglais. On en
gravit lentement les bords par des rampes uniformes et pelées,
que signalent, au sud, de grandes fabriques de ciment : tout à
coup un paysage se découvre, verdoyant, accidenté, entièrement
différent du bourrelet crayeux qui l' enveloppe. C' est que la
venue au jour de couches plus variées et géralement plus
tendres a permis au travail des eaux de sculpter inégalement la
surface, de cer un modelé où la diversité des affleurements se
traduit par de fréquents niveaux de sources. Bois et prairies se
remplacent tour à tour ; des rivières courent avec rapidité sur
des lits pierreux ; des haies vives, le houx se mêle souvent à
l' aubépine et aux saules, encadrent de petits chemins, tandis
qu' un peu partout, mais de préférence sur les hauteurs, s'
éparpillent des maisons longues et basses dont les fetres se
décorent de fleurs et qui revendiquent chacune leur parcelle de
vergers, de prés ou de champs. Quelques roches plus dures, d' âge
jurassique,
p89
sont demeurées en saillie, et forment, ps de Boulogne, le mont
Lambert ou les falaises calcaires du Griz-Nez. Mais au nord,
vers Marquise, l' intensité du bombement a été pouse à tel
point que ce sont les roches primaires elles-mêmes qui
apparaissent : les mêmes schistes, les mêmes marbres qui depuis
l' Ardenne semblaient définitivement enfouis dans les
profondeurs. On a dans une échappée subite, sur la croupe nue et
battue des vents qui domine les carrres de Marquise, la
brusque et courte vision des landes, pâtis et ajoncs. Instructive
et fugitive réminiscence ! Quelques pas de plus, et vers
Landrethun on atteint de nouveau la cte du bourrelet crayeux ;
de là une vue immense se découvre. C' est le pays plat qui
descend et fuit vers Calais et qui, par delà les fots
assombrissant les abords de Guines, se perd au loin jusqu' à la
bande grise de la mer du Nord. Le spectacle n' est pas sans
grandeur. On se sent au seuil de deux grandes régions :
confinent, et s' opposent visiblement ps d' un coin d' Ardenne
un instant ressuscitée, les Pays-Bas et le bassin de Paris. Au
sud du Boulonnais, la craie prend cidément possession de la
surface. Soit que du Boulonnais on entre dans les plaines
picardes, soit que des pays subardennais de la Thiérache et du
Porcien onbouche dans la Champagne, l' impression première
qui vous saisit est une impression de vide. Sur ces croupes
larges et molles le relief n' est arté par aucune tranche
plus résistante, la rareté des formes en saillie, des arbres, de
l' eau, des maisons, supprime tout ce qui distrait et égaie l'
oeil. Ce relief et cet aspect sont engends par la craie. Les
mers chargées d' organismes, dont les menus débris, profonment
modifiés, constituent la craie blanche, ont couvert, à la fin des
temps secondaires, une étendue bien supérieure à celle qu' occupe
aujourd' hui la craie dans le bassin parisien. Mais, après tout
ce qui a disparu par mantellement ou dissolution, il reste en
Champagne et en Picardie de grandes surfaces dont elle
constitue le sol. En Champagne, où elle est à nu, elle se
manifeste par ce tuf blanc, particulièrement étudié aux environs
de Sens, dont les grumeaux gluants rendent les chemins
difficiles. En Picardie le limon la recouvre. Elle apparaît çà
et là sur certains versants de vallées par des écorchures
blanches où croissent quelques genévriers ; elle se devine dans
les champs à des teintes pâles qui font tache dans le limon roux.
Toutefois, pour apprécier sa puissante épaisseur, il faut
profiter des coupes naturelles que fournissent, du Tréport au
Havre, les falaises de la te. C' est là qu' on la voit étager
ses assises tranchées
p90
par la mer. Elles sont interrompues par des rangées parallèles de
silex roux ou noirs. La silice contenue dans les substances
mirales et organiques de la craie s' est précipitée. Elle a
formé en se combinant ces rognons dont les rangées régulières s'
arrêtent aux assises plus dures qui leur ont servi de supports
mais la masse dans son ensemble reste perméable ; à la base
seulement une couche marneuse arrête les infiltrations et produit
des sources. Pour être moins cment visible qu' en Champagne,
la craie n' est pas moins en Picardie la roche essentielle dont
le caractère du pays dépend. Sa surface, quand on l' atteint sous
le limon qui la recouvre, se montre rongée par des érosions ou
des dissolvants chimiques. Elle est perfoe, creusée de poches
se sont amassés des sables et des argiles. Ces sables étaient
depuis longtemps exploités pour ciments ; on a reconnu de nos
jours de précieux éléments de fertilité dans les grains de
phosphate de chaux dont parfois ils se composent. Par endroits s'
intercalent des bancs assez durs pour fournir des moellons de
construction. Dès les temps les plus anciens on savait ramener la
craie du sous-sol à la surface pour y servir d' amendement
calcaire. Quant aux silex, après avoir livré des outils aux
hommes de l' époque paléolithique, ils n' ont pas cessé d' être
exploités : ils fournissent un empierrement aux routes, et aux
maisons en torchis, supplantées aujourd' hui par la maison de
briques, un soubassement solide, dont la bigarrure ne manquait
pas de pittoresque. Des transgressions marines ont recouvert, du
moins en partie, ces nappes de craie ; et les dépôts qu' elles
ont superposés restent encore reconnaissables par lambeaux. Ces
transgressions se sont produites surtout par une porte de
communication qui s' ouvrit plusieurs fois entre Douai et Mons,
sur les confins du Hainaut et de la Flandre. à diverses
reprises, pendant l' époque tertiaire, les mers du nord
pénétrèrent par là jusqu' au centre du bassin parisien. Cet
ancien détroit est encore un seuil bas ; car lorsque des formes
aussi arrêtées ont persisté jusque dans les âges voisins du nôtre
, il est bien rare qu' elles s' effacent entièrement dans la
topographie actuelle. C' est lui qui donne le plus directement
accès entre la Flandre et la partie centrale du bassin. Sur ce
passage des anciennes mers, aujourd' hui les sources de l'
Escaut et de la Somme se rapprochent, des plaques d' argile et
de sables éocènes recouvrent la craie, associées à des couches de
limon qui nulle part ne sont plus épaisses. Toutefois, il y a de
vastes surfaces, surtout quand on a dépasvers l' ouest l'
Amiénois, ces dépôts ont manqué ; en tout cas ils n' ont pas
été assez abondants pour résister aux agents destructeurs. La
superficie de la craie a subi alors une altération profonde. On
voit
p91
dans la partie occidentale de l' auole crétacée, dans le Vimeu
, le Ponthieu, le pays de Caux, affleurer une argile rouge qui
contient de nombreux silex à divers états decomposition. C'
est le résidu de dissolution de la craie ; l' élément calcaire
ayant disparu, il n' est resté que les parties insolubles, argile
et silex. Cette substance de décomposition, partout où elle
domine à la surface, en modifie l' aspect. Elle est assez
imperméable pour maintenir des mares auprès des masures du
pays de Caux, pour imprimer même un régime accidentellement
torrentiel qui étonne, à certains cours d' eau de la craie.
Lorsque l' argile à silex est drainée, ameublie, amene par la
craie sous-jacente, elle fournit un bon sol agricole. Bien des
forêts ont été défrichées ainsi, surtout au xiie siècle et de nos
jours. Mais il en reste assez, soit tapissant les flancs des
vallées, soit étalées sur les plateaux, pour noncer l'
apparition de ce sol rocailleux. La fot d' Eu dans le
Ponthieu, et sur la lisre du pays de Caux celles d' Eauvy,
de Lyons, la forêt-verte sont les débris encore imposants de
massifs forestiers, dont la conservation paraît liée à la
présence de l' argile à silex. Mais quand ce terrain cesse de se
montrer et que, d' autre part, ont disparu aussi les marnes ou
dièves argileuses, propices aux herbages, c' est-à-dire à l'
est et au sud d' une ligne passant environ par Amiens, Albert,
Bapaume, Cambrai et Le Cateau, la physionomie de la contrée
limoneuse à sous-sol de craie atteint sa pleine expression. Dans
le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre surtout, l' épais
manteau couvre et amortit toute saillie. On voit parfois des pans
verticaux de limon se dresser de trois à quatre mètres entre les
chemins creux qu' il encadre. Ce n' est souvent qu' à sept ou
huit mètres en profondeur qu' on trouve la craie. Ce limon n' est
pas argileux comme celui des Flandres : sa couche supérieure est
généralement décalcifiée, mais au-dessous il présente une texture
sableuse et friable à travers laquelle les eaux de surface
trouvent un écoulement naturel. Par quel procès naturel, sous
quelles influences mécaniques et climatériques ce puissant pôt
s' est-il formé ? Il n' est pas douteux qu' ici les apports
sablonneux des mers éocènes n' aient largement contribué à lui
fournir les matériaux. Mais, d' autre part, comme nous l' avons
vu dans un des précédents chapitres, ce limon des plateaux se
lie à une série de sols analogues qui, par leur structure et
surtout les restes organiques dont ils sont parses, semblent
traduire aussi, à travers les différences locales qui les
distinguent, l' influence de conditions de climat
p92
communes à une partie de l' Europe centrale. Dans la France du
nord, où ces sols couvrent une surface considérable, où ils
tapissent non seulement la gion picarde, mais le Vexin et la
Beauce, ils n' atteignent nulle part autant de puissance que sur
la zone qui va de Cambrai à Montdidier ; et nulle part ils n'
impriment aussi fortement leur cachet sur l' existence des
populations. Ce limon est essentiellement le sol d' éducation
agricole se sont formées les habitudes qui ont permis plus
tard de conqrir sur la forêt les terres argileuses et froides,
et d' étendre ainsi le domaine nourricier dans lequel la France
de l' histoire puisa sa force. La charrue ne risque pas de s' y
heurter aux pierres ; elle trace librement de longs sillons sur
ce terrain aplani et facile, le laboureur put de bonne heure
adopter la charrue à roues. Il était d' autant plus facile d'
extraire la craie du sous-sol que, notamment dans le Santerre,
aucun lit de pierres ou de rocailles ne la sépare du limon. Pour
construire ses demeures, l' homme avait à sa disposition le limon
me, ou pisé , dont il faisait avec un lange de menue
paille un torchis, reposant sur une base de silex, et appliq
sur des poutres en bois. Depuis plus de vingt siècles la charrue
fait donc pousser des moissons de blé sur ces croupes, livrées à
sa domination exclusive. Le chemin se creuse dans le limon aux
abords des éminences qu' occupent les villages. Entre les champs
nus, sillons de routes droites, qui souvent sont des chaussées
romaines, le regard est attiré çà et là, généralement au sommet
des ondulations, par de larges groupes d' arbres, d' émerge un
clocher. De loin, dans la campagne désolée de l' hiver, ces
agglomérations d' arbres, que la platitude de l' horizon permet
d' apercevoir dans leurpartition quasi régulière, font des
taches sombres qui feraient songer aux îles d' un archipel. En
été ce sont des oasis de verdure entre les champs jaunis. C' est
ainsi que s' annoncent, dans le Cambrésis, le Vermandois, le
Santerre, les villages où se concentre la population rurale.
Entre eux, presque pas de maisons isolées ; un moulin à vent, un
arbre protestent à peine contre la solitude générale. C' est que,
dans ce sol perméable, le niveau de l' eau est si bas qu' il faut
creuser, jusqu' à 8 o mètres parfois, des puits coûteux pour l'
atteindre. Les habitants se serrent autour des puits et des mares
. Ces villages sont nombreux, à peine distants de 3 kilomètres
les uns des autres. Plusieurs ont recherché les plaques de sable
argileux dont l' humidité favorise la croissance des arbres. Ce
sont des villages ou des bourgs ruraux, dont les noms souvent
terminés en court / Cortis / indiquent l' origine agricole.
Presque invariablement ils se composent d' un noyau de bâtiments
contigus, dispos sur le même
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type. C' est en réalité une agglomération de fermes, chacune avec
sa cour carrée. On ne voit de la rue que la pièce principale de
la ferme, la grange au mur nu percé d' une grande porte. En face
d' elle, formant la face opposée de l' enceinte carrée qu' occupe
la cour, la maison proprement dite, c' est-à-dire la partie
servée à l' habitation, suivie à son tour d' un verger et d' un
plant des peupliers s' élancent entre les arbres fruitiers
. Le village est ainsi enveloppé d' arbres. Cette périphérie
boisée qui embrasse plusieurs kilomètres donne l' illusion d' une
étendue singulière. En réalité il est rare, même dans les parties
les plus fertiles, que les groupes comprennent plus de quelques
centaines d' habitants. Encore diminuent-ils aujourd' hui, à
mesure que le sol exige moins de bras et que s' en vont les
industries rurales qui servaient d' auxiliaires. Les maisons
sonne encore le cliquetis du métier à tisser se font rares.
Aps s' être multipliée jusqu' à un degré qu' atteignent
rarement les pays agricoles, la population éclaircit ses rangs.
Mais le mode de peuplement ne change pas. Ces unités agricoles
subsistent, telles que les conditions du sol les ont très
anciennement fixées, dans le cadre monotone et grave des champs
p94
ondulant sous les épis ; et j' imagine qu' un contemporain de
Philippe-Auguste ne s' y trouverait pas dépaysé. Pourquoi ces
villages souffrent-ils souvent en été de la sécheresse ? Pourquoi
des lieues se passent-elles sans voir eau courante ? Et que
deviennent les 6 à 7 oo millimètres d' eau qui tombent par an,
dans un climat où l' évaporation n' est pas capable d' en
soustraire beaucoup à son profit ? Cette eau s' infiltre dans la
masse fissurée et homogène de la craie blanche. Elle l' imbibe
entièrement, comme une éponge ; mais elle finit pourtant par
trouver des couches plus compactes, qui l' artent. Ainsi s'
établit un niveau au-dessus duquel les croupes et les vallées
faiblement creus 2 es sont â sec ! Au-dessous duquel au contraire
la nappe souterraine, par suintements, par sources, affleure à la
surface. Pas de source à flancs de coteaux, comme celles que
signalent des peupliers sur les collines des environs de Paris.
Une source initiale, somme, fait son apparition dans le fond
d' une vallée qui se prolonge en amont, mais sans eau permanente.
Elle est sujette à reculer vers l' aval, si le plan d' eau s'
abaisse. Mais à partir du moment où le courant définitif s'
établit, il ne cesse pas de se renforcer d' afflux souterrains.
Désormais, entre les croupes molles et jaunes, l' eau surabonde
sous toutes les formes, rivière, étangs, canaux, marais ou
tourbières. Tandis que les villages des hauteurs souffrent de la
soif, l' hortillonneur ou maraîcher circule en barques autour
de ronne ou d' Amiens. Il y a ainsi, dans ces régions de la
craie, une vie des vallées, et une vie des plateaux. Chacune se
meut dans un cadre et des conditions diverses. Elles coexistent
en Picardie, grâce à la fertilité des plateaux et à l' humidi
qu' entretiennent çà et là les argiles éones ; tandis qu' en
Champagne la vie est absente ou languit sur les plateaux presque
duits à leur maigre tuf. Mais dans l' une et dans l' autre de
ces contes une vie particulière s' éveille avec la réapparition
des eaux courantes. Les rivières sortent toutes formées. Moulins,
usines, villes se succèdent presque dès leur source. C' est
surtout autour du dos de pays qui s' élève lentement jusqu' au
bord du grand sillon de l' Oise que la craie laisse échapper les
eaux qu' elle avait emmagasinées. Les sources de la Somme et de
l' Escaut sont à peine distantes de I 2 kilotres. Ce
renflement, bien qu' il nepasse pas I 4 o mètres de hauteur,
prend un aspect particulier de monotonie et même de solitude. L'
intervalle s' étend entre les villages ; les croupes seroulent
plus ternes que jamais ; et de l' eau enfouie en profondeur il n'
y a d' autre trace que des ravins, des fossés, des riots secs
que signale de loin quelque ligne d' humbles saules. Ces laides
campagnes méritent pourtant attention : ce fut et
p95
c' est encore une des portes de la France. Les communications
générales, celles qui créent des relations politiques de longue
portée, ont dû rechercher la zone de moindre obstacle. Ces
espaces élevés et découverts, d' où l' on domine les environs, où
il n' existe ni rivières, ni marais à traverser, étaient
naturellement désignés aux ingénieurs romains qui ont fixé pour
longtemps la viabilité de nos contrées. On peut voir, entre la
source de l' Escaut et celle de la Somme, la grande voie qui
reliait Vermand à Bavay, deux points qui ont aujourd' hui cédé
leur importance aux villes voisines. Pendant 8 o kilomètres
elle suit presque imperturbablement la ligne droite, à peu près
toujours au même niveau. Sorte de voie appienne du nord de la
Gaule, elle se dirigeait de là, toujours de préférence par les
plateaux limoneux, vers Tongres et Cologne. Cette ligne
maîtresse était donc en ali
p96
une voie naturelle. Jalone, en Belgique comme en France, de
restes de la civilisation gallo-romaine, elle a cimenté entre les
pays wallon et picard un rapport déjà prépa par l' analogie du
sol et qu' à défaut de lien politique la ressemblance de
dialectes met encore en lumière. à ce pivot de communications
venaient aboutir les routes de l' île-De-France en Flandre.
Il est significatif de trouver une série de villes échelones
près de la naissance des principales rivières, avant que leur
sillon s' approfondisse. Ce sont les étapes fixées par les
commodités naturelles d' un transit ancien. Saint-Quentin,
héritier de Vermand, puis Roye, Montdidier, Bapaume,
correspondent aux routes qui de Reims par Laon ou Soissons, de
Paris par Cpy-En-Valois, gagnaient les Pays-Bas. Qui
tenait ces villes interceptait une des grandes voies de commerce.
La Somme est une des rivières dont l' existence remonte le plus
haut dans l' histoire du sol. Sa vallée est, avons-nous dit, un
synclinal vers lequel s' abaissent les couches au nord et au sud,
en harmonie avec l' allure générale des plis qui ont affecté le
bassin parisien. Elle a certainement de très bonne heure fixé son
lit dans la vallée qu' elle occupe ; mais ce n' a pas été sans
passer par d' étonnants changements de régime. Cette rivière
paisible, aubit uniforme, laissant déposer tranquillement la
tourbe le long de son chenal, a eu jadis un cours diluvial
capable de transporter pierres, graviers et galets. C' est dans
les graviers qu' abondent les traces de l' âge paléolithique dans
la vallée de la Somme. En Picardie, comme en d' autres pays de
lentes rivières, la Flandre et la Beauce, subsistent les traces
d' un régime tout différent. Rien d' exceptionnel dans ce fait.
Aucun trait n' est plus frappant dans ce que nous commençons à
savoir aujourd' hui de l' histoire des rivières, que ces
vicissitudes de régime ; sinon peut-être leur tendance à
persister, malgré des changements de relief, dans le cours une
fois tracé. On qualifierait volontiers de sénilité l' état actuel
du régime de la Somme, si l' application de cette métaphore à
des faits d' ordre inorganique n' était pas sans inconvénients.
Elle ne roule plus d' alluvions ; mais elle travaille à sa
manière, par la végétation qu' elle favorise, à combler la vallée
trop large dont elle dispose. Cette vallée est à fond plat ; de
la base des croupes de craie qui se dressent assez brusquement de
part et d' autre, les eaux suintent avec assez d' abondance
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pour qu' une série de marais et d' étangs longe le pied des
coteaux. Le chenal reste toutefois distinct, grâce à un léger
renflement qui relève vers le centre le profil de la vallée. Mais
soit par des bches naturelles, soit par des fossés de main d'
homme, il communique souvent avec les sillons parallèles qui l'
accompagnent. La vallée ressemble ainsi à un labyrinthe aquatique
dort une eau pure, profonde et herbeuse. Lorsque quelque ville
aux remparts de brique se mire dans ces eaux dormantes, c' est
une étrange apparition qui fait songer à des cités lointaines ;
tel est, par exemple, le site de Péronne. Dans la limpidité de
ces eaux les sphagnes, dont les racines décomposées se
transforment en tourbes, ont beau jeu pour se propager. La tourbe
occupe une grande partie de la vallée. Elle ne tarderait pas à l'
envahir tout entière, si une sorte de culture très spéciale n'
avait pris possession de ce terreau noir et végétal : celle des
hortillons . On voit aux abords des villes la vallée découpée
comme un damier par des aires , petits lopins aménagés en
jardins maraîchers. De petites barques longues et effilées,
maniées à la perche, circulent entre ces mottes sises presque à
fleur d' eau, et qui seraient à la merci d' un caprice de la
rivière, si la Somme avait encore des caprices. Ailleurs la
vallée garde encore sa physionomie primitive, et l' on voit s'
épancher les eaux, entrecoues de halliers et d' épais fourrés.
La pêche est abondante, le gibier pullule, car à l' époque des
migrations les volées d' oiseaux aquatiques s' abattent sur ces
nappes macageuses. Quelque cahute de pêcheur, en bois ou en
roseau, est installée dans les postes favorables. On a ainsi la
surprise inattendue d' une échappée sur la vie que durent
pratiquer les tribus anciennes qui trouvaient dans ces
labyrinthes asile, refuge et moyen de subsistance. Mais pour le
paysan d' aujourd' hui ces refuges aquatiques des restes d' une
vie primitive ne représentent pas un domicile habitable : suivant
son expression, " on rentre dans le pays " quand on regagne les
flancs secs de la vallée. Les sites urbains, dans de pareilles
conditions physiques, ont été fixés par les points la
traversée était le moins difficile. C' était un
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avantage décisif que l' existence de gués, ou d' un roc
resserrant la vallée, ou d' appuis solides pour construire un
pont. L' histoire, en multipliant les rapports, aida à la
multiplication des villes. Après des bourgades gauloises vinrent
des postes ou cités romaines, des monastères, des villas
carolingiennes, des châteaux contre les normands ; et de tout
cela se forme cette ligne de places, tant de fois disputée, qui
fut le front de résistance de la monarchie fraaise, le rempart
compact dans lequel il ne pouvait se produire une brèche sans que
l' émoi gagt tout le royaume. C' est grâce à la vie urbaine née
le long des rivières que ce pays agricole et rural accentua sa
personnalité. Il n' y a pas à proprement parler de villes sur les
plateaux ; l' empreinte urbaine est au contraire marquée même sur
les plus petites des villes baignées par les rivières picardes.
Celles-ci fournirent à la vieille France des lignes stratégiques
et politiques, comme le Havel et la Sprée au Brandebourg. Et
c' était bien en effet une sorte de marche frontière que cette
contrée située au seuil du germanisme. L' ancien nom d' Amiens,
Samarabriva, veut dire passage de la Somme. Ce n' est pas
seulement parce que le coteau sur lequel se dressa depuis sa
cathédrale offrait, au-dessus des marais où baignent encore les
bas quartiers, un terrain solide : ce poste gaulois marquait sans
doute le point extrême où la vallée restait franchissable, à une
éoque où les marées pénétraient plus profondément qu' aujourd'
hui. Il existe à partir de Pecquigny, un peu au-dessous d'
Amiens, une rie de petites buttes dans lesquelles des
coquilles marines s' associent à des formations fluviales ainsi
qu' à des bris de poterie ; elles indiquent un niveau
anciennement plus élevé de la mer. Elle aposé, en effet, un
cordon littoral dont la trace est visible au pied de la falaise
de Crécy, ainsi que dans les molières ou marais de Cayeux.
Le long des falaises du pays de Caux on voit des affouillements
à 6 ou 7 tres au-dessus du niveau actuel des hautes marées.
On comprend qu' à l' époque le Pas De Calais était encore
ferou incomplètement ouvert, des marées beaucoup plus élevées
aient assailli nos côtes. Aujourd' hui le flot recule. La mer
comble les baies et accumule les débris à l' entrée de la Somme.
Du roc de craie où végète Saint-Valery, on voit un estuaire
vaseux où se traînent quelques chenaux d' eau grise. Des
montagnes de galets s' entassent au Hourdel ; l' ancien port de
Rue est à l' intérieur des terres. La vie maritime s' éteint à
l' embouchure de la Somme. Peut-être n' a-t-elle jamais été bien
forte. La Picardie est moins ouverte à la mer que la Normandie
ou la Flandre. Ses principales communications furent toujours
avec l' intérieur. Encore même faut-il
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distinguer. à mesure que les sillons marécageux s' élargissent,
les tranches qu' elles divisent parallèlement deviennent plus
étrangères les unes aux autres. Le Ponthieu, comme pays, est
paré du Vimeu par la Somme. La Bresle sépare la Normandie
de la Picardie, comme l' archevêché de Rouen de celui de Reims
, comme jadis la deuxième Lugdunaise de la deuxième Belgique.
Le nom de Picard, quel que soit sa signification, ne s' est
jamais étendu aux habitants du pays au sud de la Bresle : au
contraire il s' appliquait et s' applique encore dans l' usage à
ceux du Laonnais, du Soissonnais, du Valois. Union
significative, qui n' est pas fone sur une conformité de sol,
mais par un pnone analogue à celui des Flandres, sur des
rapports de position et de commerce. Ce groupement, cimenté déjà
dans les divisions de l' ancienne Gaule, s' exprima plus tard
par unenomination plus ethnique que politique, la " nation
picarde " . Il y eut là, en effet, un peuple. Il occupait la
grande zone agricole qui s' étend le long de la Meuse et de la
Sambre jusqu' aux pays de la Somme et de l' Oise. Il tenait
les abords de la principale voie romaine. Il parlait des
dialectes étroitement voisins. Ses moeurs, sa manière de vivre,
son temrament étaient analogues. Mille dictons rappellent, chez
le picard et le wallon, un genre d' esprit qui n' existe pas chez
le brabaon ou le pur flamand. Des contes ou proverbes devenus
populaires dans la France entière ont une origine wallonne ou
picarde. Ce peuple, demeu roman, se détache devant le
germanisme en physionomie tranchée. Il est fortement lui-même.
Pour la France il fut la frontière vivante.
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Chapitre ii. La partie septentrionale de la gion tertiaire :
Laon et Soissons. Dans l' uniformité des régions de la craie,
les pays nettement individualisés sont rares. Il ne s' en offre
guère que lorsque l' enlèvement de la couverture crayeuse met à
jour des couches plus anciennes, comme c' est le cas pour le
Boulonnais et le Bray. Voici pourtant entre les deux zones
picarde et champenoise une région qui tranche nettement sur ce
qui l' entoure, mais par l' effet de causes contraires. Elle s'
annonce du côté de la Picardie vers Noyon, Clermont-En-
Beauvaisis ; du côté de la Champagne vers Laon, épernai,
Montereau ; et il est impossible de ne pas être frapdes
différences qui se révèlent aussitôt dans le relief, la
coloration, le réseau fluvial, la végétation, et par mille
détails locaux. Mais ce n' est pas à un bombement des couches qu'
est dû le changement de physionomie ; c' est à un enfoncement. La
craie plonge en profondeur, et les couches qui viennent affleurer
à la surface, au lieu d' être plus anciennes, sont plus récentes.
Elles se succèdent, suivant que l' érosion les a épargnées,
apportant chacune dans le paysage leur note distincte. Cette
région, bien qu' en saillie dans le relief, est géologiquement la
partie la plus déprimée du bassin parisien, la seule qui ait pu
conserver les dépôts tertiaires. Mais leur extension fut
autrefois bien plus grande. Tout dépôt que les mouvements du sol
avaient porté à un niveau élevé était condamné à disparaître par
l' effet des grandes dénudations. Ce qui a résisté n' a pas
laissé d' être déchiqueté et morce. C' est ainsi que sur les
bords, des parties détachées, véritables témoins, précèdent la
masse. Celle-ci a été maintenue surtout par des
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formations de calcaire marin ou de travertin d' eau douce qui,
très dures dans leur partie centrale, ont résisté à l' assaut des
courants diluviens venant de l' est. Ces calcaires, qu' on voit à
l' état de massifs isolés dans le Laonnais, de larges plateaux
dans le Soissonnais, le Valois et la Brie, ont des origines et
des dates diverses. Mais par leur propriété commune de dureté ils
ont servi de noyau à la région tertiaire. Ils en constituent l'
ossature, en règlent la topographie. Ils sont la barrière dont
les eaux ont affouillé le pied. De Montereau à Reims, c' est
par un arc de cercle de hauteurs boisées, faisant alterner des
cirques et des promontoires, qu' ils se dessinent ; à Craonne, à
Noyon, à Clermont, c' est par des coteaux isolés, mais de
silhouette plus nette, plus fière que les molles croupes
auxquelles ils succèdent. C' est une histoire compliqe, sinon
dans l' ordonnance générale, du moins dans le détail, que celle
de cette dépression du bassin parisien, dont lebrouillement
depuis Cuvier a occupé desrations de géologues. On la voit
tour à tour envahie par des débris argileux apportés du Massif
Central, occupée à plusieurs reprises par des sables et des
calcaires marins en communication avec les mers de Belgique,
couverte tantôt par des lagunes saumâtres, tantôt par des lacs d'
eau douce. Quoique naturellement ces formations successives n'
aient pas eu la même extension, elles ont souvent empiété les
unes sur les autres, car les envahissements étaient faciles sur
ces plages amphibies, par lesquelles se terminait un golfe de
mers peu profondes. En fait, les formations les plus diverses se
superposent en bien des régions, notamment aux environs de Paris
. Bien que quelques-unes remontent aux premières époques de l'
âge éocène, leur origine est encore relativement assez récente
pour que l' usure des âges n' ait pas aboli, en les
tamorphosant, les différences de texture et de composition qui
les spécialisent. Elles ont ainsi conservé ce qu' on pourrait
appeler leur fonctionographique. Comme autant de feuillets
intacts, elles traduisent chacune des phases de cette évolution
par des formes de relief et par des caractères de végétation.
p102
Les considérations géologiques nous conduisent d' elles-mêmes à
établir dans la région tertiaire une distinction importante. Le
Laonnais et le Soissonnais se différencient assez nettement du
Valois et de l' île-De-France proprement dite. En effet, les
couches géologiques se relèvent sensiblement au nord-est de
Paris. Le relèvement est assez rapide pour que, de Paris à
Laon par exemple, on voie successivement des roches de plus en
plus anciennes affleurer à la surface. Aussi, tandis que, dans la
partie septentrionale, l' érosion a enlevé les parties les plus
centes, celles-ci subsistent, d' abord par lambeaux, puis par
nappes étendues dans la partie ridionale. Dans le nord de la
région tertiaire les étages inférieurs ont seuls résisté et
constituent la surface. Dans le sud, le couronnement surieur
est resté intact. Il en résulte une notable différence d' aspect,
dont la mince chne boisée qui se roule au nord de Villers-
Cotterets, entre les plates-formes du Valois et du Soissonnais
, dessinerait assez exactement la limite. Cette arête s' allonge
dans le sens des courants qui ont balayé la surface ; mais,
éparge par eux, elle a conservé son couronnement de sables
surieurs etme de meulières de Beauce, c' est-à-dire les
premiers vestiges de formations que l' on ne rencontre largement
étalées que tout à fait au sud de la région tertiaire. Pourtant,
à ne considérer que les plateaux, la physionomie ne changerait
guère entre le Valois et le Soissonnais. Dans l' un et dans l'
autre cas, la dureté de la roche a façonla surface en vastes
plates-formes. Sur le limon roux qui les recouvre, le b et
aujourd' hui la betterave trouvent un sol à souhait. Mais l' eau
n' existe qu' à une grande profondeur ; et les villages, dont les
noms s' accompagnent parfois d' épithètes significatives, ont-ils
presque exclusivement choisir leur site au bord des vallées,
sur les corniches entaillées dans l' épaisseur des plateaux. Ils
s' y sont portés en nombre ; on voit leurs maisons seres en
garnir les découpures. Mais les intervalles que laissent entre
elles les vallées sont assez larges pour qu' on fasse des lieues
sans en rencontrer un seul. De loin en loin quelque grand
bâtiment carsignale une de ces fermes typiques, se
centralise l' exploitation agricole de toutes les surfaces ou
parcelles qui se trouvent sur le plateau. Ces campagnes ont une
certaine majesté dans leur vide, quand les jeux de lumière
passent sur leurs moissons à perte de vue. La jacre autrefois y
jouait un grand rôle, et la ture des moutons était la ressource
naturelle dans l' intervalle des assolements.
p103
Ils produisent encore aujourd' hui l' effet de solitudes, quand
on les compare aux deux foyers de population dont l' existence
distincte, au nord et au sud de l' île-De-France, fut un fait
de grande conséquence historique. La difrence entre ces deux
pays limitrophes, comme d' ailleurs entre tous ceux de la région
tertiaire, consiste dans les vallées. Celles du Valois sont d'
étroits couloirs, serrés entre les rampes du travertin lacustre
ou du calcaire marin qui les encadrent jusqu' au bas. Perforées
d' anciennes habitations de troglodytes, les roches tombent en
escarpements, sur lesquels on voit, à Crépy, griper les remparts
d' une vieille ville. L' eau s' infiltre à travers leurs flancs
fissurés ; mais sur le fond plat de la vallée brille un ruisseau
d' eau bleue, parfois une belle source, tête de la rivre, site
naturel d' établissement humain / Nanteuil /. Découes par de
petits jardins maraîchers aux approches des villes, herbeuses
ailleurs et couvertes de grands rideaux de peupliers, ces vallées
offrent un lit fertile ; mais entre leurs versants raides et nus
une vie variée n' a pas pu s' épanouir. Les percées des rivières
sont autrement importantes dans le Soissonnais et le pays de
Laon. Celle de l' Aisne à Soissons, de la Vesle à partir de
Fismes, de la Lette au pied de Coucy, sont de spacieuses
vallées auprès desquelles paraissent mesquines les vallées mes
de la Marne et de la Seine en amont de Paris. Le travail des
eaux, favorisé ici par la nature des couches, est arrivé à un
deg de ciselure qui partout festonne et rétrécit les plateaux.
Il a été facile aux eaux de se tailler de larges passages à
travers les sables et les argiles de l' étage inrieur de l'
éocène. Aussi les plateaux, au nord de l' Aisne, sont-ils de
plus en plus coupés ; ils s' individualisent en petits massifs
/ Saint-Gobain /, ou se réduisent à de simples buttes /
montagne de Laon /. Entre eux les vallées, creusées dans les
sables, ont adouci leurs flancs ; les éboulis des couches
surieures ont pu s' y maintenir et composer de leur mélange
avec les sables ces fertiles terres franches où sont cultivés
des fruits, des légumes, la vigne même dans les endroits abrités.
Ici, en effet, grâce aux découpures et aux articulations du sol,
p104
agit une autre cause de diversité, où le climat se combine avec
le relief : c' est l' orientation. Déjà l' éloignement de la mer
a diminun peu la nébulosité, accru légèrement l' intensité des
rayons solaires : aussi l' orientation prend-elle une valeur
inconnue dans le modelé amorphe de la Picardie crayeuse. Les
versants tournés vers l' est et le sud-est sont particulièrement
favorisés. Sur les flancs orientaux du massif de Saint-Gobain,
des monts voisins de Laon, des coteaux de Craonne seroule
une ceinture presque ininterrompue de villages, pratiquant sur un
sol très morcelé les cultures les plus variées. Tandis que la
grande culture règne sur les plateaux, là pullule cette
population de petits cultivateurs, horticulteurs ou vignerons,
qui est une des créations de nos coteaux. Car, à quelques
différences près, on la retrouve sur les pentes orientales des
tes bourguignonnes ou lorraines. Plus loin, au de de la
montagne de Reims, toute autre culture a disparu devant la vigne
; mais leslèbres coteaux, assombris en été par la verdure
glauque des ceps, qui s' étendent de Vertus à Ay et dont
épernay est le centre, sont strictement limités aussi à l'
orientation sud-est. Le lit des vallées est formé par le fond d'
argile plastique qui retient les eaux et entretient une
gétation épaisse et drue d' arbres et d' herbes. Les eaux que
laissent filtrer les calcaires des plateaux et les sables des
pentes, s' y rassemblent assez abondantes et assez irrégulières
parfois pour nourrir des macages, qu' il a fallu assécher en
leur donnant un écoulement. On voit ainsi, au sud de la montagne
de Laon, s' allonger, jusque vers Anizy-Le-Château, une ligne
d' anciens marais, fossé naturel qui a contribué à renforcer la
position stratégique de l' ancienne cité épiscopale. Ce sont, en
général, les calcaires qui de leurs plates-formes résistantes
constituent le couronnement des vallées. Mais, par endroits,
comme dans le massif de Saint-Gobain, la couverture de sables
et grès qui leur succède dans l' ordre chronologique n' a pas été
p106
emportée ; elle surmonte les larges plateaux agricoles. Avec elle
apparaît la forêt, fidèle compagne des sables dans toute l'
étendue de la région tertiaire. Elle se montre ici avec ses
futaies detres, entre lesquelles se dessinent nettement
quelques vallées sèches, mais propres à la culture. Des abbayes,
parmi lesquelles celle de pmontré, d' où partit au moyen âge la
colonisation des marais du Brandebourg, sont l' expression
historique de la partie forestière du petit massif. Prémontré,
Saint-Gobain, héritiers des verriers d' autrefois, sont nés sur
les sables et dans les forêts ; Laon s' est fièrement cantonné
sur sa montagne isolée, d' sa cathédrale aux quatre tours,
veuve de deux autres, d' inspiration guerrière autant que
religieuse, domine au loin la contrée ; Soissons s' est étalée
comme au fond d' un cirque, dans le plus ample des bassins que
dessine la vallée de l' Aisne. Mais la zone de peuplement par
excellence est celle qui se roule sur le bord des plateaux, à
la naissance des fertiles talus d' éboulis, c' est-à-dire dans
les conditions les plus favorables pour profiter des divers
éléments de richesse lole qui se concentrent sous la main. Entre
les prairies de la vallée et les forêts des parties supérieures,
s' étagent les vergers, puis les champs, dans un rayon de
quelques kilomètres, avec des différences d' altitude qui ne
dépassent pas I 5 o mètres. On ne saurait guère imaginer de pays
plus complet, plus harmonique. L' excellence du sol s' y combine
avec la présence de matériaux de construction, le bois, et
surtout l' admirable pierre calcaire aux vives arêtes, aussi apte
aux fines ciselures qu' aux entassements gigantesques, qui ajoute
au pays un aspect monumental, devenu inséparable de sa
physionomie. C' est elle qui dresse partout, dans les moindres
villages, ces maisons sveltes et blanches, auprès desquelles les
anciennes masures de torchis et de chaume de la Picardie
crayeuse ou de la Champagne devaient sembler humbles et
souffreteuses. Avec l' apparence de sculpture que leur donnent
les pignons décous en gradins, elles respirent une sorte d'
élégance générale à laquelle répondent la beauté des édifices, la
majesté des arbres, la variété des cultures. L' énorme donjon de
Coucy, assis au-dessus des pentes de vergers, au bout du
promontoire qui surmonte la fraîche et large vallée, est la plus
frappante évocation du passé local. C' est une puissance née sur
place, du sol et de la pierre dans laquelle elle est taillée, en
parenté avec ce qui l' entoure, l' insolente expression d' une
large opulence rurale : roi ne suis, disait le mtre du lieu
: je suis le sire de Coucy . Nous sommes habitués à faire
pivoter notre histoire autour de Paris : pendant longtemps elle
a pivoté entre Reims, Laon, Soissons et Noyon. C' est à la
convergence des rivières que Paris a progressivement
p107
son importance ; Reims a dû la sienne au remarquable faisceau de
vallées qu' il commande. à portée des ressources de la falaise
dont le talus s' incline lentement jusqu' à ses faubourgs et d'
se détachent quelques monticules, à l' entrée d' une des
larges et plus directes ouvertures fluviales qui pénètrent dans
la région tertiaire, Reims appelait naturellement à lui les
voies de la Bourgogne, de la Champagne, de la Lorraine vers la
Flandre et la Grande-Bretagne. Elles traient par là dans
une desgions les plus propres àaliser un pcoce
développement politique, car tous les éléments d' aisance et de
bien-être s' y trouvaient concentrés. Reims devint ainsi, grâce
au réseau des voies romaines, un carrefour où, de la Marne, de
la Meuse à l' Escaut, tout aboutissait, d' tout partait. Ce
fut la métropole de la deuxme-Belgique, c' est-à-dire d' un
groupement très ancien, qui a failli rester dominant dans notre
histoire. Reims capitale politique de la France, comme elle en
fut longtemps la capitale religieuse, eût jo entre le Rhin
moyen et les Pays-Bas un rôle de rapprochement dont l' absence
se fait sentir dans notre histoire. Du moins c' est autour de ce
centre politique et religieux qu' a gravité cette région de
Noyon, Soissons et Laon, qui prolonge la Picardie jusqu' au
seuil de la Champagne. Il suffirait de rappeler, comme une
preuve de précoce importance nationale, la floraison de souvenirs
, contes, légendes, qu' elle a légs au patrimoine commun dont
notre enfance est encore bercée. Ce fut un foyer riche et vivant.
Ses saints sont des hommes d' actions, qui par là plurent à ce
peuple, et qu' il s' amusa à ciseler à son image. Saint Remi,
saint éloi, saint Médard, saint Crépin sont des saints
familiers, que l' imagination populaire adopte et avec lesquels
elle prend ses libertés. Reims résume et incarne tout un cycle
de légendes. C' est bien, comme on l' a dit, " la plus française
" de nos catdrales ; toujours prête et pae pour le sacre ;
traduisant en sculpture la légende de Clovis et de saint Remi.
Quand une contrée a été vraiment le berceau d' une civilisation
originale, elle garde l' empreinte ineffaçable du moment où celle
-ci a atteint son apogée. Le reflet de la civilisation du xiiie
siècle brille encore sur ce pays du Laonnais ; un coin de ruine,
le style d' un moulin, d' une vieille ferme, d' une église de
village montrent qu' un souffle d' art et de richesse a tré
partout. Il fut un temps en effet ce pays n' avait gre de
rival au monde en prosrité et en civilisation. On y sent
quelque chose comme cette impression diffuse d' élégance et d'
art qu' on respire si pleinement en Toscane et en Ombrie. Autre
art sans doute, autre civilisation et autre pays ; mais dont on
goûte le charme, pour peu qu' on le parcoure entail avec un
esprit sensible au passé.
p108
Chapitre iii. Le bassin parisien en amont de Paris. Un premier
coup d' oeil sur la région tertiaire du bassin parisien nous a
fait soupçonner dans le modelé du sol le résultat d' un énorme
travail accompli par les eaux. C' est vers Paris que cette
action a atteint son maximum d' intensité. C' est là que les
principaux courants réunis ont concouru pour accomplir ensemble
une oeuvre de blaiement dont l' ampleur étonne. Il est naturel,
avant d' aborder l' étude de la région est né Paris, d'
envisager l' ensemble de la contrée dont les cours d' eau lui
parviennent. On y verra l' origine des causes agissant sur une
grande échelle, qui ont préparé l' emplacement historique de la
capitale et frayé les voies aux rapports qui s' y croisent. Ces
cours d' eau traversent une série variée de terrains géologiques.
Ce n' est pas seulement, en effet, du nord que s' inclinent les
couches dans la direction de Paris ; de l' est et du sud-est
elles s' enfoncent aussi vers le même centre d' affaissement. Les
terrains qui se succèdent ainsi à la surface ont été labourés par
des courants partis de l' est et du sud-est. Que l' on vienne de
Nancy ou de Langres, on rencontre lame série instructive de
formes. On voit successivement affleurer, suivant une disposition
concentrique, tantôt des crêtes ou des croupes, tantôt des
sillons qui, les uns et les autres, mettent à jour des roches de
plus en plus récentes. L' action mécanique des courants est
manifeste sur la formation de ces cannelures du relief. Les eaux
ont affouillé les parties tendres, et mis en relief les
formations les plus dures. Les roches dures ont engendce que
les savants ont appelé d' un mot, d' ailleurs expressif
p110
et juste, des montagnes de circumdénudation, ce que le peuple
appelle des côtes, des monts. Devant ces barres desistance les
eaux courantes, artées ou forcées de dévier, ont pratiqdes
dépressions qui, par leur rapprochement ou leur réunion,
esquissent des vallées. C' est ainsi qu' une sorte de rainure,
remarqe par le langage populaire, se déroule en arc de cercle
depuis l' Armançon à Nuits-Sous-Ravières jusqu' à la Meuse à
Neufchâteau. C' est la vallée , par opposition à ce que les
gens du pays appellent tout court la montagne et les savants
le plateau de Langres. Elle est, il est vrai, traversée, et non
suivie par les rivières ; mais le dessin en est resté assez net
et la direction assez soutenue pour que des voies romaines, des
routes, un chemin de fer y aient tour à tour été établis. L'
apparition successive de terrains s' enfonçant en commun vers le
centre parisien a donc fourni au travail des eaux les matériaux
différents qu' il a sculptés à sa guise. Ce n' est là toutefois
qu' une partie des pnomènes dont moigne l' aspect du sol. Les
limites actuelles des divers terrains sont loin en réalité de
représenter les anciennes lignes de rivages tour à tour occues
par les mers des riodes jurassiques, crétacées et tertiaires.
Le relief du bassin est le résultat d' un démantèlement d'
ensemble qui n' a laissubsister que les masses les plus
sistantes et comme le noyau des anciennes formations. En avant
de ce qui subsiste, l' existence de lambeaux plus ou moins
importants est là pour témoigner de l' extension plus grande qu'
elles ont eue autrefois. Partout, sur le front d' attaque des
courants, desmoins isolés se montrent : tels sont, à l' est de
l' Argonne, les monticules isolés de gaize qui dressent leur
silhouette exotique sur le plateau calcaire ; l' une d' elles a
servi de site à la petite ville de Montfaucon. Tel est surtout,
entre Troyes et Joigny, en plein pays de craie, le curieux
massif du pays d' Othe, qui se dresse, avec ses bois, comme un
avant-coureur isolé de la région tertiaire, à la rencontre des
courants venus du sud-est. Changements de formes, mais avec les
changements de végétation et d' aspect qu' implique la différence
des sols. La succession régulière des zones géologiques ne suffit
donc pas à expliquer la variété des éléments du relief dans le
bassin parisien ; il faut tenir compte du chevauchement de ces
zones les unes sur les autres. Des lambeaux, dont plusieurs ont
une véritable importance, introduisent comme des pays de
transition entre les pays nettement tranchés où l' une des
formations prend la domination exclusive. Nous sommes ainsi
prépas à comprendre tout ce que contient d' éléments de variété
, et par conquent de principe interne de mouvement et d'
échanges la région qui nous occupe.
p111
Ce n' est pas aux rivières actuelles, mais à des courants
incontestablement plus violents dans leur régime et moins définis
dans leur cours qu' on peut attribuer les dénudations dont le
bassin parisien porte les traces. Ces courants ont préexisté à l'
établissement du réseau fluvial. Ils le surpassaient, non
seulement en force, mais par l' étendue du domaine qu' ils
embrassaient. Parmi les débris de roches dont ils ont joncle
sol, il en est qui proviennent d' au delà des limites actuelles
du bassin de la Seine. Le Massif Central a fourni son
contingent aux traînées de sables de certains environs de Paris.
Si l' esprit est tenté d' hésiter devant l' intensité d' action
que supposent les effets produits, il faut considérer que ces
courants tiraient leur origine de montagnes moinsmantelées qu'
aujourd' hui et par conquent plus hautes. Ils furent
certainement aussi en corrélation avec des mouvements orogéniques
. On ne peut guère attribuer qu' au revement récent du bord
ridional de l' Ardenne l' action torrentielle qui a arasé la
partie septentrionale de la Champagne, au point de n' y laisser
que le tuf crayeux, tandis que plus loin, vers Sens, Joigny et
Montereau, des lambeaux tertiaires ont, au contraire, subsisté à
la surface. Ces conditions, combinées avec le fait incontestable
d' un climat plus humide, nous rapprochent sans doute de la
conception de tels pnomènes. Il reste enfin la due, non moins
nécessaire que l' intensité pour en mesurer la grandeur. Cela
semble presque une dissonance de comparer le seau fluvial
actuel à ces courants diluviens. Certes, il ne rappelle que de
bien loin ses violents ancêtres par songime et ses allures. D'
abord il a subi unmembrement notable. Des accidents récents,
sur lesquels nous aurons à revenir, ont détour la Loire,
héritière des grands courants que le Massif Central poussa
jadis vers le nord, de la voie que semblait lui tracer l'
inclinaison des couches. Il est impossible de ne pas reconnaître
toutefois que les directions générales des courants diluviens ont
gui les directions de la plupart des rivières actuelles. Le
centre d' attraction vers lequel ces masses d' eau se sont
portées du nord, de l' est et du sud-est, est bien encore celui
vers lequel converge avec unegularité frappante le réseau
fluvial. Les rivières principales ont tracé indifféremment leur
lit à travers les formations diverses, dures ou tendres, qu'
elles rencontraient. Elles sont restées files à la pente
géologique et, pour emprunter l' expression aujourd' hui
consacrée, conséquentes par rapport à l' inclinaison générale
des couches. Elles coupent ainsi successivement autant de zones
différentes qu' il y a de formations géologiques. Elles
établissent le rapport le plus direct et le plus court possible
entre des zones que distinguent
p112
des différences de sol et par conséquent de produits. Elles
traduisent elles-mêmes ces variétés successives par la forme de
leurs vallées, la nature de leur régime, la couleur de leurs eaux
: limpides et lentes dans les terrains perméables des calcaires
et de la craie, troubles et inquiètes sur les sols d' argile ou
de marnes. Si, au lieu d' être transversal, leur cours s' était
déroulé longitudinalement, la région aurait gardé sa variété,
mais sans le bénéfice des relations naturelles qui en ont doublé
la valeur. Ces variétés vont devenir plus sensibles par l' examen
rapide des contes que ces rivières mettent en rapport. Nous
commencerons par la région surieure. I-le Morvan. De Vézelay,
beldère naturel, on voit à une lieue vers l' est le paysage,
tout bourguignon jusque-là, changer d' aspect. Le Morvan s'
annonce comme une croupe à peine accentuée en saillie, mais qui
contraste par son uniformité, sa tonalité sombre avec le pays
calcaire. Lentement il s' élève vers le sud, d' seulement, vu
du bassin d' Autun, il présente l' aspect d' une chaîne. Le pays
dont les différences s' accusent ainsi est bien une de ces
contrées à part qui, pour le cultivateur ou vigneron des " terres
plaines " , éveillent l' idée d' une vie ingrate, et dont les
usages, les cultures, les patois constituent pour lui un monde
étranger. Ce n' est pas que le Morvan soit consirable par sa
hauteur ni par son étendue ; mais, fragment mi à nu du massif
primaire, il oppose aux belles cultures des plaines qui l'
avoisinent la pauvreté d' un sol siliceux, privé d' éléments
fertilisants, moins propre aux moissons et à l' engraissement du
bétail qu' aux arbres et aux landes, aux genêts à balai, aux
grandes digitales, aux taillis de hêtres et de chênes. Ce n' est
pas ici l' asrité des pics qui rebute la circulation : le
Morvan, arasé depuis les âges les plus anciens, quoique
temporairement envahi dans la suite par diverses transgressions
marines, n' a plus que le socle de ses anciennes cimes ; il ne
présente guère à la surface que des croupes d' un modelé large et
d' apparence parfois presque horizontale. Les grandes routes, à
l' exemple des voies romaines, n' ont pas eu de peine à s'
établir sur la convexité des parties hautes. Mais ce qui manque,
c' est la chose dontpend vraiment la physionomie d' un pays,
car elle règle le mode d' habitation et les relations
quotidiennes :
p113
la circulation de détail. Entre ces croupes il n' y a que des
ravins ou des vallées trop étroites ; une infinité de petites
sources imbibent les vallons et les creux, y suintent en vernis
ou marais semés d' aulnes et de joncs, noient les prairies,
creusent d' ornières profondes les sentiers raboteux, multiplient
des ruisseaux qu' on ne pouvait jadis traverser que sur des
troncs équarris ou des pierres disposées au travers. C' est ce
qui a tenu isolés ces petites fermes ou ces hameaux entre leurs
sentiers couverts, leurs ouches ou petits terrains de culture
aux abords des maisons, leurs haies d' arbres et leurs ruisseaux.
Le contraste était grand entre cette dissémination et les bourgs
agglomérés des pays calcaires ; moins frappant toutefois encore
que celui qu' offrait l' aspect des maisons. Prie de la belle
pierre de taille qui imprime même aux plus humbles demeures un
air d' aisance, la vieille maison du Morvan, celle que les
progrès actuels de la richesse font chaque jour
p114
disparaître, mais qu' on retrouve encore çà et là, a un aspect
informe et sauvage. Basse et presque ensevelie sous son toit de
chaume, elle dit ce que fut longtemps la condition de l' homme
dans ce pays arriéré de terres froides , pays de loup, a dit
un de ses enfants. De grandes routes pouvaient le traverser, mais
rien n' y attirait, rien n' y fixait ; il fallait en sortir pour
s' élever à un mode meilleur d' existence. Comme le bord oriental
du Massif Central, le Morvan, trop rigide pour obéir aux
plissements qui ont ache de dresser les chaînes des Alpes et
du Jura, a été fracturé sous l' effort de ces mouvements
terrestres. C' est à ceveil relativement récent du relief qu'
est dû le grand travail de blaiement qui en a dégagé le
pourtour. Non contentes de ne laisser à sa surface que de rares
et petits lambeaux des couchesdimentaires qui l' avaient
couvert, les eaux, se précipitant sur la pente nouvelle cée
vers le nord et vers l' ouest, ont labouré de leurs efforts
combinés le pied du Morvan, déchiré le plateau calcaire qui l'
enveloppait, et au-dessous des buttes isolées qui en laissent
voir l' ancienne continuité, mis à nu les terrains marneux et
fertiles du lias. Un large sillon primé, où abondent les eaux,
les cultures, les herbages même et les riches villages, s' est
ainsi dessiné en contigté avec le Morvan. Une ceinture de pays
fertiles, que le langage populaire a su parfaitement distinguer,
se déroule au nord, au nord-est et à l' ouest. Au nord, où l'
action des eaux s' est exercée avec le plus de force, ce sont les
terres-plaines au contact desquelles Avallon, dernière ville
morvandelle, se dresse sur ses roches de granit rouge. Au nord-
est, c' est l' Auxois , largement labou par les sillons de
l' Armançon et de ses tributaires. à l' ouest les accidents
tectoniques ont plus profondément morcela topographie ; les
formes de terrains se lent et s' enchevêtrent davantage :
cependant les sillons qu' entre les débris des plateaux calcaires
et les fragments soulevés de roches anciennes, ont creusé l'
Yonne et ses premiers affluents, continuent distinctement le
pays d' herbages, d' eaux et de cultures qui forme, sous le nom
de Bazois , la plus riche partie du Nivernais. Nulle part le
caractère de la contrée ne se laisse mieux saisir que de zelay
. Peu de sites donnent plus à penser. La vieille église romane,
debout entre les humbles maisons, les murailles croulantes et les
enclos de vignes à flanc de coteau, domine la plaine où la Cure,
au sortir des granits, a tracé son cours. çà et là, vers le nord
ou le sud, des collines semblables par leur profil géométrique,
leur sol roux et rocailleux, leurs plates-formes de même hauteur,
se
p115
détachent et s' isolent de la grande masse calcaire avec laquelle
elles ont fait corps. Le vaste et grave horizon qui se roule de
Vézelay permet d' en distinguer un certain nombre entre les
plans auxquels l' oeil s' arrête. Mais ce qu' on peut apercevoir
n' est qu' une partie de ce qui existe. En réalité, ces témoins
separtissent tout le long d' une zone qui, sauf dans le sud,
environne le Morvan. On les retrouve avec leur air de parenté
depuis la vallée de la Nièvre jusqu' à celles de l' Yonne, de
la Cure, de l' Armançon, et jusqu' aux chauves collines qui
dominent, vers Chagny, l' ouverture du grand passage central
entre la Saône et la Loire. Ainsi, en avant du plateau compact
qui s' est maintenu entre Châtillon-Sur-Seine et Langres, et
qui constitue ce qu' on appelle la montagne , se déroule une
zone chiquetée où ce plateau n' existe plus que par lambeaux.
Un pays de plateaux a é changé en pays de collines ; et celles-
ci se dressent sur le soubassement d' une plaine marneuse dont le
contact leur fournit des sources. Elles veillent ainsi, en avant
de la grande formation calcaire dont elles ont été plus ou moins
séparées, comme autant d' observatoires naturels. Nombreuses sont
les petites villes qui, depuis le Nivernais jusqu' à l' Auxois,
ont pris position sur ces coteaux ; nombreux aussi, les vieux
établissements dont il ne reste qu' un village, comme Alise-
Sainte-Reine ; ou moins encore, des vestiges de vagues
fortifications, comme sur ce mont de Rème, qui surveille, près
de Chagny, l' ente de la dépression entre la Saône et la
Loire. Un pasde souvenirs lointains plane sur tout ce pays.
C' est moins à l' abaissement de niveau qu' à l' abondance de ses
ressources propres que la périphérie du Morvan dut sa précoce
signification humaine. Sur le Morvan elle a l' avantage d' un
terrain riche et propre à tous les genres de culture. Sur le
plateau calcaire aux pens duquel elle a été taillée, et qui ne
tarde pas à se reconstituer dans sa masse, elle a celui que
nagent les eaux partout présentes ou voisines, faciles à
diriger et àunir en canaux. Aussi parmi les régions de passage
qui ont servi à relier la vallée du Rne à la Manche, elle
apparaît comme la plus anciennement connue et fréquentée. Avec
une persistance remarquable, la géographie politique traduit le
rôle d' intermédiaire que la nature lui a départi. La domination
du peuple gaulois des éduens était à cheval sur les versants de
la Loire, de la Saône et de la Seine. Il en fut de même plus
tard de la première Lugdunaise, puis de la province
ecclésiastique de Lyon, et du duché féodal de Bourgogne. Il y
eut là un groupement qui maintint en un seul faisceau les avenues
de ce grand passage des Gaules.
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Bientôt et graduellement le plateau, qu' avait déchiré l'
irruption des eaux, se reforme, s' étend, finit pargner sans
partage. Entre la source de la Seine et celle de la Marne, sur
une longueur d' une soixantaine de kilomètres se déroule une des
régions les plus sèches, les plus boisées et les plus solitaires
de France. Une grande plate-forme de calcaire oolithique absorbe
dans ses fissures presque entièrement les eaux. Les vallées assez
profondes pour atteindre le fond marneux qui assure l' existence
des prairies et des eaux, sont rares ; dans l' intervalle qui les
sépare, quelques pauvres villages meurent de soif. Il n' y a de
place sur ces plateaux que pour de maigres cultures et des
jacres à moutons et surtout pour d' immenses forêts de chênes,
tres et frênes retant le cailloutis rougeâtre où se décèle le
minerai de fer. Une industrie naquit ainsi, autour de l' abbaye
de Ctillon-Sur-Seine, de la présence du fer et du bois. Mais
la vie, concente dans un petit nombre de vallées ou dans leur
voisinage immédiat, reste morcelée. Dès que la nappe oolithique
commence à s' étaler entre les découpures des vallées, apparaît
le nom qui en résume les caractères aux yeux des habitants : la
montagne . Dès qu' elle s' enfonce à son tour pour céder la
place à un terrain moins aride, ce qualificatif vague fait place
à un véritable nom de pays. Le Bassigny succède à la
montagne, comme celle-ci avait sucdé à l' Auxois. Une vie plus
riche reprend possession de la contrée. Ce changement, dû à la
apparition d' un sol plus marneux et plus friable, s' annonce
aux approches de Langres. Le paysage, sans cesser d' être sévère
, se couvre davantage. Un petit seau de vallées se dessine et
se ramifie. Entre celle de la Marne naissante et d' un petit
affluent, un promontoire se détache ; et la vieille cité monte sa
faction solitaire entre Bourgogne, Champagne et Lorraine. C'
est donc des deux extrémités opposées de la montagne que
viennent les deux rivières qui se mêlent entre les quais de
Paris. L' une d' elles, non la plus forte à l' oriine, est, par
un usage traditionnel, considérée comme l' artère maîtresse.
Pourquoi la Seine, plut que les rivières si abondantes et si
pures du Morvan, ou que celles qui, comme la Marne ou l'
Armançon, arrosent dès leur naissance des contes de culture et
de passages ? Les hommes ne se guident pas, dans ces attributions
hiérarchiques, par des considérations d' ingénieurs et d'
hydrauliciens. Les eaux dont ils commémorent de préférence le
souvenir, sont ou bien celles qui les ont guidés dans leurs
migrations, ou plut encore celles qui, par le mystère ou la
beauté
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de leurs sources, ont frapleur imagination. Telle est sans
doute la raison qui a don la primauà la Seine. Elle est,
non loin des passages, la première rivière permanente qui sorte
d' une belle source, nourrie aux réservoirs souterrains du sol.
Cette première douix de la Seine est une surprise pour l'
oeil dans l' étroit repli des plateaux qui l' encaissent. Entre
ces solitudes, elle est le seul élément de vie ; auprès d' elle
se rangent moulins, villages, abbayes et forges, s' allongent de
belles prairies. Les affluents lui manquent, il est vrai ;
quelques-uns défaillent en route ; mais voici qu' au pied du roc
de Ctillon une douix magnifique vient encore subitement la
conforter. Lentement d' abord, comme un gonflement des eaux
intérieures, elle sort, pure et profonde, de la vasque qui l'
encadre ; puis à travers les prairies et les arbres s' accélère
vers la Seine, comme pour lui communiquer la consécration divine
que lui attribuait le culte naturaliste de nos eux. Au pied de
Châtillon, le sillon marneux dont l' interposition produit la
ligne des sources interrompt un instant la rie des plateaux
calcaires. Mais, après la traversée de la vallée , une
nouvelle bande de calcaires durs se dresse en travers du cours
des rivières. Ce sont les roches appartenant aux étages moyen et
supérieur des formations jurassiques. Elles constituent le
Tonnerrois , le Barrois , et dessinent une nouvelle zone
concentrique du bassin parisien. Un moment élargies, les vallées
se resserrent de nouveau. Ce ne sont plus des talus marneux
coiffés de corniches rocheuses, qui les encadrent, mais des
escarpements raides, caverneux, parfois d' une blancheur
éclatante. Les roches qui bordent l' Yonne à Mailly-Le-
Château, la Cure à Arcy, sont perforées d' un labyrinthe de
grottes ; à Tonnerre, Lézinnes, Tanlay, Ancy-Le-Franc elles
fournissent les belles pierres dont églises et cteaux ont
libéralement usé. tries de polypiers, ce sont des roches
coralligènes ; et, comme celles qui leur font suite de Commercy
à Stenay, les tronçons d' un anneau de récifs bordant d'
anciennes terres émergées. Mais cette roche éclatante est trop
sèche pour que les plateaux y soient fertiles. Une nouvelle bande
forestière s' étend ainsi. Elle va des bords de l' Armançon à
ceux de la Meuse, de Tanlay à Vaucouleurs, n' interrompant les
forêts que pour des champs rocailleux, au bout desquels on
retrouve toujours les lignes sombres, et sur lesquels courent des
routes solitaires qui semblent sans fin. La forêt de Clairvaux
couvre plus de 4 ooo hectares. Entre l' Ornain et la Meuse,
de Gondrecourt à Vouthon-Bas on fait I 2 kilomètres sans
rencontrer une maison.
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Toutefois ces plateaux s' inclinent lentement vers le centre du
bassin, et leur aridité s' atténue à mesure. Des lambeaux de grès
ferrugineux ou d' argiles, avant-coureurs de la nouvelle zone qui
va succéder aux calcaires jurassiques, se répandent de plus en
plus nombreux à la surface. Le sol devient plus varié ; il prend
une teinte roussâtre. Une nouvelle régiontallurgique, le pays
du fer entre Joinville et Saint-Dizier, exprime cette
transition. D' ailleurs, même entre les plateaux les plus arides,
les vallées sont déjà plus larges et surtout plus voisines les
unes des autres. C' est par les vallées que cette région calcaire
reste bien bourguignonne. Si sèches, ces roches imprégnées de
substances organiques ont pourtant de merveilleuses propriétés de
vie. On voit, des moindres interstices dans les escarpements,
sortir un fouillis buissonneux ; les pierrailles assemblées en
talus par les paysans s' enfouissent sous une fine et folle
végétation de lianes et de ronces ; entre ces rocailles elles-
mêmes mûrissent les meilleurs vins. Les substances nutritives de
ce terroir, concentrées, il est vrai, dans un étroit espace,
communiquent aux plantes une vigueur savoureuse, qui passe aux
animaux et aux hommes. Ce sont déjà maintenant de belles et pures
rivières qui, nourries de sources, andrent sur le fond plat de
ces vallées. Là-haut, dans la partie supérieure des versants,
quelques taillis ou sèches pâtures annoncent la forêt qu' on ne
voit pas : domaine vague que la culture dispute à la friche. Sur
les flancs toujours assez raides de la vallée, mais plus bombés
quand on a dépas la formation corallienne, les talus, les
croupes, ou les promontoires, ont fourni à l' homme les terrains
propices à l' aménagement de ses vignes, de ses fruitiers ou
vergers, qu' on dirait, comme le reste, perdus dans la pierraille
. C' est le long de la ligne le niveau de la vallée se
raccorde avec le pied des versants que sont établis les villages.
Entre eux et la rivière s' étend le tapis des champs de bet
des prairies jusqu' au lit sinueux, mais bien fini, que
signent des files d' arbres. Les eaux et le sol, aussi bien que
les diverses zones de culture, tout est nettement délimité. Les
maisons ne se disséminent pas non plus en désordre. Sur les
plateaux elles se serrent autour des puits ou fontaines comme les
cellules d' une ruche. Mais dans les vallées mêmes, où plus de
liberté serait permise, elles restent agglomérées en villages ;
et ceux-ci, sur la bande qu' ils occupent, se placent de façon à
profiter à la fois des champs et des vergers d' une part, et, de
l' autre, des matériaux fournis par le bois et la pierre. Hautes
et bien bâties, les maisons empruntent au sol jusqu' aux dalles
plates ou laves qui, à condition d' être supportées par une
robuste charpente en chêne, constituent
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la plus solide des toitures. Ces procédés de construction donnent
aux villages une sorte d' aspect urbain. Ils se succèdent
nombreux dans la vallée, formant comme autant d' unités
cohérentes en rapports faciles. De distance en distance, un bourg
un peu plus grand où une ville se tache de la colline et vient
empiéter sur les précieuses terres de la vallée ; mais au-dessus
ou à peu de distance on reconnaît l' éperon ou le promontoire
dont la position stragique a créé le cteau, le vieil
Oppidum dont la ville est sortie : ainsi à Bar-Sur-Aube,
Bar-Sur-Seine, Bar-Le-Duc, Gondrecourt, etc. Ce pays
tisseur a une vie urbaine limitée comme ses ressources, mais
ancienne et fortement établie. On ne le soupçonnerait pas, d'
après la faible densiténérale de sa population. Remarquons
toutefois que les ressources qu' il possède en propre et dont il
peut disposer en faveur des régions voisines, sont de celles qui
cessitent par leur volume et leur poids un degré avan d'
outillage commercial. Ce sont les bois, les fers, les pierres à
tir, les vins. Il faut, pour desservir ce commerce, des
ateliers de manipulation, des entrepôts, surtout de puissants
moyens de transport. De , les efforts précoces pour développer
l' usage des rivières. La batellerie ne put guère dépasser jamais
Tonnerre sur l' Armançon, Troyes sur la Seine, Saint-Dizier
, au seuil, mais en dehors de la zone des plateaux calcaires.
Mais sur l' Yonne et la Cure, le flottage parvint jusqu' à
Clamecy et Arcy. Ce sont les villes du bois ; comme Joinville,
Vassy, Saint-Dizier sont les villes du fer ; Auxerre et
Tonnerre celles du vin et des belles pierres. Il est vrai que
spécialisées dans un genre particulier de travail et de trafic,
elles sont des étapes plutôt que des centres. Elles semblent
plutôt faites pour transmettre le mouvement que pour en être le
but ; mais ainsi précisément s' exprime la solidarité naturelle
qui unit les différentes parties du bassin parisien et les
complète les unes par les autres. Ii-Champagne. Le nom de
Champagne n' éveille généralement l' idée que d' une vaste
plaine de craie. Il y a pourtant, entre cette plaine et les
plateaux calcaires que nous venons de traverser, une Champagne
humide , mais si coupée d' étangs, de ruisseaux et de forêts qu'
elle n' a
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jamais eu de nomnérique. Les argiles ferrugineuses, sables et
grès qui précèdent dans l' ordre chronologique la craie
proprement dite, se déroulent en arc de cercle de la Puisaye à
l' Argonne. Sur ce sol imperméable les eaux vagabondent, elles
forment des étangs, d' innombrables noues ; elles envahissent
des forêts basses et fangeuses, salissent de leurs troubles les
rivières que les calcaires jurassiques avaient maintenues si
pures. Aux reliefs réguliers succède une topographie qui se perd
dans la multiplicité menue des accidents de terrain ; aux
pierrailles et aux vignes, une zone d' humidité verdoyante et
bocagère ; aux chênes, les bouleaux ; à la fine végétation de
lianes, une végétation filamenteuse de gets et bruyères. Les
fruitiers se dispersent dans les champs ; des lambeaux de forêts
traînent un peu partout ; et les maisons en torchis, en bois, ou
en briques, brillent disséminées dans les arbres. On ne se doute
pas de l' aspect du pays, quand on le traverse suivant les
vallées des principales rivières : on ne voit alors que des
alluvions étalées en vastes nappes, à peine assombries au loin
par des lignes de forêts. Le peu de consistance du sol, incapable
d' offrir une grande résistance aux eaux, donne une grande
ampleur aux vales. Celle de la Seine en amont de Troyes, de
l' Aube à Brienne, et surtout celle de la Marne entre Saint-
Dizier et Vitry, sont de véritables campagnes enrichies par les
dépôts limoneux enlevés aux plateaux calcaires. Là s' établirent
les centres précoces de richesse agricole. Les parties argileuses
de la zone champenoise n' étaient encore que des fondrières
fangeuses dont seulement au xiie siècle les cisterciens et les
templiers tentèrent le frichement, tandis que depuis des
siècles des populations étaient établies et concentrées dans ces
plaines. Celle du Perthois, que traverse la Marne, est, sous ce
nom anciennement connu, la première plaine fertile d' ample
dimension que l' on rencontre entre le Rhin et Paris. Dans la
vallée de la Seine, Troyes est la première grande ville que
baigne le fleuve ; bien site au contact de régions agricoles et
forestières, voisine de la forêt d' Othe qui lui a fourni non
seulement les charpentes de ses vieilles maisons, mais de
précieux germes d' industrie, elle domine la batellerie
supérieure de la Seine. Ces plaines d' alluvions furent les
passages par lesquels la Champagne se relie à la Bourgogne et à
la Lorraine. La circulation était difficile à travers les
fondrières des forêts plates d' Aumont, d' Orient, du Der, du
Val, etc., autant qu' à travers celle d' Argonne. Celle-ci est
un pays de me nature. Si, au lieu d' être déprimé, il s' élève
en saillie, c' est qu' un mélange de silice a rendu l' argile
dont il est constitué assez résistante pour former, sous le nom
de gaize ,
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une sorte de banc glaiseux et compact. à l' est, lesmes qui
surmontent la petite ville de Clermont, ont, par exception, des
silhouettes assez vives ; le modelé est ennéral informe. Les
versants, boisés comme les sommets, s' élèvent d' un jet. Les
eaux ont isoce d' argile, en ont pétri les contours, mais
n' ont pas réussi à en entamer l' intérieur. Rares sont les
brèches qui le traversent. Le filé des Islettes coupe un long
couloir, qu' aucune autre ouverture, pendant cinq lieues, ne
dégage. On y chemine entre un double rideau de forêts sur des
sentiers gluants et blanchâtres. Des maisons en torchis et
poutres croies, dont les toits en forte saillie ne sont que
trop justifiés par le ciel pluvieux, font penser aux loges
qu' élevaient les " compagnons des bois " : charbonniers,
tourneurs, forgerons, briquetiers, potiers. On s' imagine
volontiers ces figures hirsutes à physionomies un peu narquoises,
un peu étranges, telles que Lenain, dans la forge , les
représente, si différentes de ses paysans. Il y avait en effet
entre cestes de l' Argonne et les paysans voisins une vieille
antipathie nourrie de méfiance. Encore aujourd' hui l' habitant
de l' Argonne a conservé l' humeur vagabonde, errante : il
circule, émigre en été, exerce des métiers roulants, va louer ses
bras au dehors. Au sortir de l' Argonne, des mamelons écrasés,
de laides successions de grets annoncent la Champagne crayeuse
. Cependant une ligne de sources, correspondant à l' affleurement
de la craie marneuse de l' étage turonien, fait ntre à la
lisière des deux régions une rangée de villages, dont l' un est
Valmy. Mais ensuite l' eau disparaît sous l' immense filtre de
la craie blanche. La contrée change encore une fois d' aspect.
Dans l' encadrement des prairies et des rideaux de peupliers, les
principales rivières lèchent de larges vallées effacées. Mais
dans l' intervalle qui les sépare, rien que des plaines ondulées,
dont le petit cailloutis blanctre du tuf crayeux forme le sol.
Un pli de terrain suffit pour masquer l' horizon ; et quand, par
hasard, on peut embrasser de grandes étendues, on éprouve un
sentiment de vide, car les hommes ont l' air de manquer, comme
les eaux. Que sont donc devenus les ruisseaux et les rigoles si
nombreux dans la zone d' amont ? Une partie s' est infiltrée avec
les eaux de pluies sous les argiles à travers les sables, et a
pénétré par des fissures dans le massif de la craie champenoise.
Sur toute l' étendue du talus bordier, toute circulation de
surface semble confisqe en dehors des grandes rivières. Celles-
ci continuent à se grossir des eaux de sources qui affleurent
dans leur Thalweg ; elles augmentent et deviennent navigables.
Mais les affluents manquent. C' est seulement après 3 o ou 4
o kilomètres, vers Somme-Suippe,
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quand la plaine dans son inclinaison graduelle retrouve le niveau
de I 5 o à I 6 otres, que l' eau revient au jour ramenée en
vertu de sa pression. Une ligne de sommes ou fortes sources
correspond au niveau que la force hydrostatique assigne à la
apparition des eaux. Ces yeux de la Champagne ranent la
population et la vie. Une ligne presque ininterrompue de villages
et de villes commence
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s l' apparition de la source. La plupart des villages s'
étendent en longueur, parallèlement à la rivière. Leurs maisons,
rapprochées mais non contiguës, s' égrènent en chapelets, de
telle façon qu' on passe parfois sans s' en apercevoir d' un
village à l' autre. Autrefois toutes rustiques sous le chaume qui
les enveloppait presque, elles se transforment aujourd' hui en
maisons de briques, mais le site reste le même, entre les
prairies qui tapissent le lit largement plat de la vallée et les
champs qui se déroulent en minces bandes perpendiculaires.
Quoique souvent tourbeuses, les prairies suffisent à l' entretien
d' untail qui permet, à son tour, d' amender les parties
voisines de vales. Mais celles-ci sont rares ; des serts de
Io à 2 o kilomètres s' étendent dans l' intervalle des
rivières convergentes. Ce mode de répartition suggère l'
explication d' une chose qui peut sembler contradictoire. La
Champagne est une régionographique des mieux tranchées, dont
l' unia é depuis longtemps reconnue. De Reims à Sens, même
sol à peu près et même aspect. C' est une grande arène découverte
par laquelle des invasions ont nétré jusqu' au coeur de la
France. Mais historiquement elle n' a jamais été une unité ; un
dualisme a prévalu. On ne s' en étonne pas, quand on voit à
quelles règles les établissements et les rapports humains y ont
obéi. Ils suivent exclusivement les rivières, et celles-ci,
conformément à la loi des terrains perméables, sont rares, et en
outre presque parallèles. Le long des rivières les villages se
touchent et se confondent presque ; entre elles règnent des
intervalles solitaires. C' est ainsi que l' espace entre la
Marne et l' Aube fut la marche frontière des rèmes et des
nons, comme plus tard des archechés de Reims et de Sens. La
Champagne du nord, celle de Reims, comme dit Grégoire de
Tours, suit des destinées à part : elle touche à la Picardie,
lui ressemble par la forme de ses maisons de culture aux grandes
cours intérieures. Les monuments d' époques préhistoriques
montrent d' étroits rapports avec la Belgique, presque pas avec
la Bourgogne. Ses destinées plus tard sont liées à celles de la
grande région picarde. Au contraire, le faisceau des rivières
méridionales a son centre politique à Troyes ; il est en
rapports, par les passages de l' Auxois, avec la Bourgogne et
le sud-est. Là circulent les marchands venus du Rhône et de l'
Italie. C' était à Troyes, Arcis-Sur-Aube, Provins et
Lagny que se tenaient les fameuses foires, se succédant les unes
aux autres comme un marcpermanent. Cette partie de la
Champagne se relie à la Brie et gravite vers Paris. Par les
rapports naturels, comme dans les anciennes divisions politiques,
l' autre gravite vers Reims et les Pays-Bas.
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Chapitre iv. Les pays autour de Paris. Nous voici ramenés par le
cours des rivières à la région s' est forParis. La Marne
et la Seine s' y unissent, l' Oise ne tarde pas à les
rejoindre. Ces rivières sont les héritières des courants
diluviens venus du nord, de l' est et du sud-est, qui ont eu à
labourer dans la région parisienne une des successions les plus
diverses qu' on puisse imaginer de couches sédimentaires. Depuis
l' argile plastique, la plupart des formations que nous avons
rencontrées dans la partie septentrionale de la région tertiaire
sont représenes dans la région parisienne. La mer où vivaient
les fossiles que rendent familiers à nos yeux les pierres des
constructions parisiennes / le " calcaire grossier " / a même
sensiblement dépassé Paris vers le sud. Puis, après une nouvelle
transgression de sables marins, le régime est devenu différent.
De grands lacs d' eau douce ont formé des couches de travertin.
Ces lacs se sont à leur tour transformés en lagunes, qui par
évaporation ont déposé le gypse ou sulfate de chaux dont elles
étaient chargées. Grâce à ces argiles, à ces calcaires et à ces
gypses, Paris a trouvé sur place tous les matériaux dont il
avait besoin. Les vicissitudes persisrent pendant la période
oligocène. De nouveau une période lacustre succéda à la phase
lagunaire : c' est au fond de lacs d' eau douce que se déposèrent
les travertins qui constituent les plateaux de la Brie. Enfin,
par un revirement inattendu, au moment où l' on pouvait croire la
région définitivement émergée, la
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mer reconquiert le domaine qu' elle semblait avoir perdu. Elle
vient toujours de la direction du nord ; mais cette fois elle
pénètre plus loin vers le sud qu' aucune transgression marine
antérieure. La zone de sables qui s' étend de Fontainebleau à
Rambouillet indique les limites qu' elle a atteintes. C' est la
dernière des invasions marines qu' ait connues la région
parisienne. Elle fut remplacée par ces lacs d' eau douce qui
prirent vers le sud une extension très considérable, et dont les
dépôts ont formé le calcaire de Beauce. Il était nécessaire de
retracer cette histoire. Si différentes que paraissent les scènes
qu' elle évoque devant l' esprit, leurs vestiges n' en
constituent pas moins les éments de la topographie actuelle de
la région parisienne. Ils se traduisent dans les formes, les
cultures, les positions de villages ou de villes. On distingue,
par échelons successifs, la composition du sol sur laquelle se
sont exercés les courants diluviens, le bloc complexe qu' ils ont
dégrossi et façonné. Car ce sont ces puissants sculpteurs qui
finalement ont introduit
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dans cette matière le modelé, la ciselure, et don à la
topographie cette variéminutieuse qui ouvre un jeu si riche
aux combinaisons de l' activité humaine. L' effort des eaux, là
comme partout, s' est arrê aux roches les plus dures, qu' il a
façonnées en plates-formes. Elles constituent le plan de surface.
Au-dessous se creusent des vallées dont les bords montrent par
tranches l' affleurement des couches inférieures, jusqu' à l'
argile plastique qui, par sa consistance imperable, définit le
fond du lit. Au-dessus se dressent, réduits à des crêtes amincies
, mais visibles par leurs tranches jusqu' au calcaire de Beauce,
les lambeaux des couches supérieures. Vallées, collines et
plateaux, autant de faces différentes de l' action des courants
quaternaires, s' entremêlent et se croisent dans la topographie
parisienne. De tous côtés, au nord comme au sud, à l' est comme à
l' ouest, le plateau entre dans la physionomie de la région
parisienne. Il forme l' encadrement de la dépression que la
convergence des courants a modelée entre Meaux et Corbeil en
amont, Poissy en aval. Ces plateaux diffèrent, d' ailleurs,
entre eux. Au nord s' élèvent lentement lesches plates-formes
de travertin lacustre qui constituent le valois. Au sud, c' est
par lambeaux seulement qu' apparaissent les hautes plaines qui ne
prendront leur développement qu' après étampes, sous le nom de
Beauce. à l' ouest, les belles rampes calcaires que traverse l'
Oise avant son confluent annoncent le Vexin ; tandis qu' à l'
est, le plateau compact à travers lequel la Marne et la Seine
ont dû se frayer passage cerne l' horizon parisien de ses lignes
boisées et unies ; il pénètre même dans la ville par lambeaux
tacs. I-la Brie. Ce plateau est la Brie. Sa surface est
imperable et humide. Aux temps anciens c' était une forêt. Dans
la partie orientale, qui est la plus élevée, la fréquence de
marnes et glaises, l' absence de revêtement limoneux
entretiennent de nombreux étangs ; c' est un sol pauvre et froid
qui conserve ses grandes fots. Les vallées s' enfoncent
profonment, et sur les corniches qui les bordent se tiennent en
vedette villes et villages, ceux-ci pauvrement bâtis. Le préfixe
mont , si multiplié autour de Montmirail, convient à cet air
de forteresse, justifié pour qui les voit du bas des vallées.
Mais en s' inclinant graduellement vers le centre du bassin
parisien, le plateau devient à la fois plus homogène et plus
fertile. Le travertin de Brie avec ses meulières, et surtout l'
épais limon qui le
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recouvre, prendfinitivement possession du sol. C' est alors
que se dessine la véritable Brie , sans épithète. On voit se
former sa physionomie opulente et grave : dans la régularité des
champs, de beaux arbres distribués par files ou par groupes ; et
ces grands horizons au bout desquels il est bien rare que l' oeil
ne s' arrête encore à quelque lisière de bois estompé dans la
brume. Ce fut une conquête agricole, de grande conquence pour
le développement de la région tout entière, que la mise en valeur
de la Brie. Il fallut qu' un aménagement présidât à l'
écoulement des eaux, triompt des obstacles opposés par l'
horizontalité fréquente du niveau ; que par des cavités
naturelles ou faites de main d' homme, par des rus
artificiels on ussît à drainer et à égoutter le sol :
opérations sans lesquelles la Brie serait restée ce qu' était
encore il y a quarante ans le Gâtinais, une terre misérable
des manouvriers agricoles vivaient dispersés dans l' air
lourd et malsain des étangs. Nous ne savons à quelles générations
il faut faire honneur des premiers travaux d' assainissement, qu'
encouragea évidemment la présence d' une couche épaisse de limon
fertile. Ce fut, en tout cas, à une date très ancienne, puisque
déjà un peuple gaulois, celui des meldi , s' était constitué
dans la partie occidentale du plateau. La population s' y
partit à l' état disséminé, mais d' après un mode original. Ce
qui représente ici l' unité constitutive de groupement, c' est la
grande ferme care, bien plus fquente que dans les plaines
picardes où la rareté des eaux fait dominer le village. Durant
des milliers d' hectares, au sud et au nord de Coulommiers, il
n' y a pas d' autre forme d' établissement humain que ces fermes
qui separtissent à 7 ou 8 oo mètres de distance, au milieu
des champs, rarement au bord des routes, chacune avec ses chemins
d' exploitation. Un bouquet d' arbres ou un petit verger, des
rangées de meules coniques les signalent. Les quatre murailles
nues de l' enceinte n' avaient autrefois qu' une seule ouverture
; quelques-unes étaient de vraies citadelles, entourées de foss
, garnies de tourelles, capables de soutenir un siège. Cet
aménagement stratégique n' est plus qu' une curiosité du passé ;
il disparaît ; mais, malgré le prosaïsme nécessaire qui a comb
les fossés, percé plus d' ouvertures, le contraste subsiste entre
l' enceinte muette et la cour grouillante. Au centre, le fumier
picore la volaille ; autour, les étables, les bergeries et la
maison , c' est-à-dire l' habitation se maintenait
rigoureusement autrefois la hiérarchie de cettepublique
agricole.se groupait en deux tablées, l' une pour les
fermiers, l' autre pour le personnel de manouvriers, bergers et
ouvriers agricoles, le peuple de la ferme. C' était
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jadis un peuple attaché en permanence à la ferme, dont la tête et
les bras mettaient en valeur les Ioooui 5 o hectares, qui
dépendent, soitunis, soit morces, de ce centre d'
exploitation. Cette physionomie rurale de la Brie se modifie aux
approches de Paris ; elle s' ennoblit à mesure que le faisceau
des vallées se resserre et qu' entre elles recommencent à se
montrer les grandes forêts, conservées pour la chasse et la vie
seigneuriale. Dans ce massif compact les courants n' ont pratiqué
que des vallées rares, mais de plus en plus profondes et
sinueuses. Par le large couloir d' épernay, taillé dans les
sables, la Marne s' enfonce entre les calcaires et travertins où
, comme ses affluents, elle s' imprime en vigoureux méandres. Des
châteaux , des fertés ont ainsi trouvé, sur les parois qui
bordent immédiatement l' alluvion, des sites favorables. Mais ce
qui, à partir de Cteau-Thierry, caractérise plus encore ces
vallées briardes, c' est, conformément à la pente géologique, l'
apparition des couches supérieures, que constituent des gypses,
puis des marnes et un cordon de glaises et argiles vertes,
surmonté par le calcaire et les meulières de Brie. Les flancs
des vallées montrent dès lors un aspect plus varié. Le
soubassement de calcaire grossier se déroule en talus raide et
uniforme, rayé de champs ; mais au-dessus, dès qu' affleurent les
bandes de gypse et d' argile, le modelé change, il s' évase en
cavités douces où trouve à se nicher, avec ses vignes et ses
vergers, la petite culture. Désormais le type de la vallée
parisienne est fixé. Cette bande argileuse, déroulée à flanc de
coteau, accompagne fidèlement le profil de toutes nos collines ;
l' oeil cherche instinctivement, dans la région parisienne, les
peupliers qui la signalent. Elle est peu épaisse, mais
singulièrement continue. Comme elle trace sur son parcours un
niveau d' eau et de sources, elle constitue une des lignes les
mieux caractérisées d' établissements humains. Parfois, dans les
carrières de gypse si fréquentes aux environs de Paris, on voit
le contact de ces argiles se déceler par des teintes finement
verdâtres qui se mêlent au gris de la roche. Le plus souvent on
ne peut que les deviner aux touffes d' arbres, aux rangées de
villages qui suivent la zone à proximité. La seule différence
entre la vallée briarde au-dessous de Château-Thierry et celle
des environs de Paris, c' est que, dans la Brie
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parisienne la bande argileuse s' étale généralement à flanc de
coteau. Cela tient à ce que près de Paris l' édificeologique
est resté plus complet ; il a conservé le couronnement des
couches supérieures qui -bas ont disparu de la surface. La
Marne a franchement entamé le massif de la Brie : la Seine a
cherché à s' échapper vers le sud-ouest. Elle s' est détournée
pendant 65 kilomètres de sa direction normale. Elle ame
abdiq temporairement sa forme de vallée dans le large sillon
qui borde le pied du massif tertiaire et que les suintements de
la craie, de concert avec les inondations de la rivière,
transforment périodiquement vers la fin de l' hiver en une plaine
noe. Il fallut à la Seine la pouse de l' Yonne, le choc de
la ligne directrice des grands courants du Morvan, pour qu' elle
se décidât à creuser, dans l' extrémité de la Brie, de Melun au
cap de Villeneuve-Saint-Georges, une vallée plus courte, mais
analogue à celle de la Marne. Ramenées ainsi l' une vers l'
autre, les deux rivières ont tâtonné pour se rencontrer. Des
traîes d' alluvions anciennes montrent les
p130
issues successives par lesquelles elles ont communiq. La Seine
a contribué àblayer la grande plaine qui s' ouvre au nord du
déboucde Villeneuve-Saint-Georges. Mais elle y a été
puissamment aidée par la Marne. Il est impossible de ne pas être
frappé de la prépondérance qui appartient aux grands courants de
l' est et du nord-est, dans leblaiement de ce qui est devenu
la dépression parisienne / 3 o-2 om d' altitude absolue /. La
Marne, secondée par l' Ourcq, a fait irruption par Claye et
Gagny et déblayé au nord des coteaux de Vaujours et des
collines d' Avron, de Romainville et de Montmartre, la
dépression qui s' appelle la plaine de Saint-Denis. Le mince
arc de cercle des coteaux de Vaujours et de Montfermeil s'
interpose, laminé par les courants, entre cette plaine d'
alluvions et l' anse abritée dans laquelle les remous laissèrent
tomber les sables et graviers de la station phistorique de
Chelles. Puis, par le détroit de Nogent, la Marne vint mêler
son champ d' action à celui de la Seine. Avant de fixer son
confluent à Charenton, elle a poussé jusqu' entre Sucy et
Bonneuil un méandre aujourd' hui atrophié, mais dont la trace
est visible. Confondant enfin leurs efforts, les deux courants
ont largement entaillé une vallée commune, qui ne se ferme qu' à
35 kilomètres de leur confluent, devant les coteaux de l'
Hautie, dont l' obstacle contient et dirige vers le fleuve
principal le cours de l' Oise. La vallée a pris dès lors la
forme et les proportions d' un grand
p131
cirque. La Seine y promène ses méandres. Au nord, l' horizon est
accidenté par les étroites rangées des collines ou par les buttes
qu' ont respectées les courants. Au sud, règne la ligne continue
à laquelle la Seine appuie ses puissants méandres. Des hauteurs
s' y rattachent et s' allongent en forme de terrasses entre les
sinuosités du fleuve. Le spectacle de l' ample cirque revient
ainsi successivement à Saint-Cloud, Saint-Germain, Andrésy,
toujours le même dans son ordonnance générale, mais varié dans le
détail. Les rampes qui bordent l' ouverture et le sommet des
andres ménagent des abris qui, dans les replis de cette vallée
très déprimée, suffisent à créer, aux orientations favorables, de
petits climats locaux. L' empereur Julien parle des vignes et
des figuiers qu' il y avait vu cultiver ; il les y verrait encore
. Ii-la vallée de l' Oise dans la région parisienne. L' Oise,
dans ce faisceau de rivres, a une physionomie à part. Depuis
Compiègne jusqu' au moment où, au pied du roc de Beaumont, elle
pénètre dans les calcaires, son cours est généralement traà
travers des argiles et des sables qui donnent à la vallée un
aspect tout autre. C' est qu' en effet les terrains qui dominent
dans cette vallée sont les couches meubles situées à la base des
formations éones, qui se superposent immédiatement à la craie.
L' Oise a établi cette section de son cours dans une sorte de
charnre qui suit à peu près le contact de la craie blanche et
des terrains tertiaires. On se souvient que nous avons signalé en
Picardie l' existence d' une série d' ondulations par lesquelles
la craie se relève et s' enfonce alternativement : après l'
anticlinal du Boulonnais, le synclinal de la vallée de la Somme
, enfin l' anticlinal du Bray. L' extrémité orientale de ces
accidents est traversée à plusieurs reprises par le cours de l'
Oise. Lorsque ce sont les voûtes anticlinales de ces ondulations
dont le prolongement croise la vallée, le bombement crayeux
affleure à la surface, et immédiatement au-dessus de lui les
sables et les argiles qui le suivent dans la série chronologique.
Ce cas se reproduit plusieurs fois entre le confluent de l'
Aisne dans l' Oise et celui de l' Oise dans la Seine : d'
abord en face de Compiègne, puis en face de Pont-Sainte-
Maxence ; enfin entre Pcy et Beaumont-Sur-Oise. Chaque
fois, le pnomène se traduit par un élargissement anormal de la
vallée et l' apparition d' une dyssymétrie qui est une surprise
pour le regard. Tandis qu' à gauche le net dessin du relief et
les couronnements boisés ne cessent pas d' indiquer la présence
du massif
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tertiaire, l' oeil se perd, à droite, sur de grandes surfaces
agricoles, nues, répondant au type connu des paysages de la craie
. Ce sont ces croupes qui, en face des coteaux de Luzarches,
constituent, sur l' autre rive de l' Oise, le pays appelé la
Thelle . Ces élargissements successifs de la vallée de l' Oise
donnent lieu à des marais ou à des tourbières. L' eau surabonde à
la surface, partout où la craie rencontre la couche imperable
des argiles ; elle entretient les marais qui parsèment encore une
partie de la vallée au nord de Pont-Sainte-Maxence. C' est le
spectacle que psentait aussi autrefois le dernier élargissement
de la vallée de l' Oise, entre Précy et Beaumont. Lorsque d'
un des points de l' hémicycle calcaire qui l' encadre sur la rive
gauche, soit des coteaux de Luzarches, soit des abords de
Chantilly, on regarde à ses pieds, on voit une grande plaine
plate qui n' a pas moins de 8 kilotres de large. Superbe
aujourd' hui dans son foisonnement d' arbres et de prairies qui
lui donne, en été, l' aspect d' un parc anglais, cette plaine
trahit encore la nature marécageuse. Elle a des rivres qui se
perdent en étangs, quelques marais encore / marais du Lys /, des
prés envahis par les joncs ; c' est parmi des fossés pleins d'
eau que se dressent les ruines de l' abbaye de Royaumont. Autour
de cette plaine, le cadre est formé au nord, à l' est et au sud
par les coteaux calcaires qui, de Saint-Leu-D' Esserent, par
Chantilly et Luzarches, se déroulent jusqu' à Beaumont-Sur-
Oise. Un air de richesse précoce respire dans les nombreux
villages ou petites villes. La belle pierre de construction y
donne vie et couleur à d' intéressants édifices. Mais une
surprise attend celui qui franchit vers l' est l' micycle de
coteaux. Au lieu d' être surmontés, comme dans le Soissonnais et
le Vexin, par des plates-formes agricoles, ils servent de
soubassement à de grandes forêts. Cela tient à la présence de
sables qui s' étendent entre Senlis et Ermenonville. Ces sables
interrompent toute culture. La svelte flèche de Senlis, qu' on
aperçoit de loin, semble planer sur des solitudes. Ce n' est plus
, ici, la fot humide. Pour peu qu' on s' avance vers
Mortefontaine, on voit des brures, des landes et d' immenses
forêts de pins se dérouler dans la direction d' Ermenonville. La
vraie nature du sol apparaît : sables et grès, tantôt mêlés à un
peu de limon, tantôt purs et alors stériles. Certains aspects
rappellent la forêt de Fontainebleau. Cependant les sables ne
sont pas de même âge. Ceux-ci
p133
sont plus anciens ; ils appartiennent à larie moyenne de l'
éocène. Mais souvent aussi secs, ils forment, comme ceux de la
lèbre forêt, une vaste nappe d' infiltration. Les eaux ne
reparaissent qu' à la périphérie ; et c' est alors qu' à la
lisière des bois, devenus plus variés eux-mêmes, brillent les
étangs et jaillissent les sources. Des châteaux et des parcs ont
pris possession de ces sites pittoresques, sans parvenir à en
dénaturer entièrement le fond primitif. Chantilly,
Mortefontaine ne laissent pas oublier qu' il y eut là jadis des
marches forestières sauvages, d' abord et de pénétration
difficiles. Cette bande de forêts, cre aux mérovingiens, n' est
qu' une partie de la lisière qui seroule au nord de Senlis
par la forêt d' Halatte, et dese rapproche du massif de
Compiègne. Mais la largeur de cette bande est limitée : à l' est
d' Ermenonville, comme à l' est de Senlis ou de Pierrefonds,
on ne tarde pas à voir se reconstituer la plaine limoneuse et
fertile, aussi chargée de moissons quepourvue d' arbres. On
retrouve les paysages du Soissonnais et du Valois. Les sables,
les couches marneuses ont disparu de la surface, ou ne s' y
montrent que par lambeaux. La région que nous venons de décrire,
avec ses lignes de sources, d' étangs et de marais, ses forêts
humides et ses forêts sur le sable, fut une ancienne limite de
peuples. Le pays appeFrance y confine au pays appe
Valois ; mais en réalité cette distinction, encore vivante
dans le langage populaire, en cache une autre plus ancienne et
plus profonde. Il y a là une sorte de joint géographique, qu' une
longue communauté d' histoire n' a pas entrement aboli. Cette
ville de Senlis, presque environnée par des forêts et des eaux
et communiquant vers l' est seulement de plain-pied avec le
plateau agricole du Valois, occupe un de ces sites stratégiques
tels que César en décrit chez les nerviens. Le petit peuple qui
s' y était cantonse rattachait aux confédérations du Belgium,
comme plus tard il est resté incorporé à la province
ecclésiastique de Reims. Senlis encore aujourd' hui se dit
picarde. C' était un autre groupe de peuples gaulois, d' autres
rapports et peut-être d' autres usages qui commençaient avec la
plaine fertile qui, au sud de Dammartin, s' incline vers la
vallée de la Seine. La Celtique succédait ici au Belgium ; et
ces différences ethnographiques, consacrées plus tard dans les
divisions
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romaines, correspondaient à des distinctions géographiques que l'
analyse permet encore fort bien de découvrir. Iii-Vexin. L'
Oise s' encaisse à Beaumont dans la zone calcaire qui lie le
Vexin à l' île-De-France. Elle a reçu la plupart de ses
affluents ; elle a déposé la plus grande partie de ses alluvions
: il ne reste plus à la rivière picarde qu' à se frayer une voie
à travers les roches blanches et tendres qui forment comme une
architecture naturelle sur ses bords. Au point où elle s' achève
dans la Seine, l' imposante masse de l' Hautie, avec ses
rangées étagées de villages, se superpose à la plate-forme
calcaire, et ferme dignement le cirque de la dépression
parisienne. Le Vexin roule à l' ouest de l' Oise ses grandes
plates-formes calcaires, où courait la voie romaine vers Rouen.
Elles sont surmontées, çà et là, comme la plaine parisienne, de
quelques monticules sableux. La convexité du plateau porte de
grandes fermes, et de loin en loin des villages agglomés,
cernés d' arbres. Ceci rappellerait la Picardie ; mais la roche
étant plus solide, le relief est plus net ; presque plat dans les
parties hautes, assez abrupt dans les vallées. C' est par un
talus rectiligne formant terrasse, que le Vexin domine les
mamelonnements verdoyants de la Thelle et du Bray. à l' est, c'
est par des rampes raides qu' il fait front sur l' Oise. Mais
les argiles qui servent de soubassement au calcaire entretiennent
à sa base une fraîche végétation ; le limon des plateaux a cou
par-dessus les épaules des vallées en couches assez épaisses pour
que l' usage d' y creuser des caves y soit général. Enfin surtout
le calcaire se prête admirablement à la construction. De ses
entrailles sont sortis ces tours et ces clochers qui signalent le
moindre village. Ces conditions ont fait naître une des lignes d'
établissements les plus nettes et les plus remarquables de la
région parisienne : celle qui, par Valmondois, Pontoise, Jouy-
Le-Moûtier, Andrésy, s' est emparée du bord de la rampe
calcaire. Là se sucdent, en disposition linéaire, châteaux,
forteresses, églises, et ces riches villages qui, par des rampes
ou des gradins taillés dans la pierre, descendent vers des
vergers. Notons ce trait caractéristique. C' est sur les contours
toujours nets du calcaire marin qu' ont pris position les plus
anciens camps, les plus vieilles villes, souvent les plus beaux
édifices ; les sites de Pontoise, Clermont, Saint-Leu-D'
Esserent, Luzarches, en sont des exemples ; comme aussi ce
Castrum de la rive gauche de la Seine qui s' élevait sur la
butte Sainte-Geneviève et dominait la petite Lutèce insulaire.
p136
Iv-sables, grès et forêts au sud de la Seine. Tandis qu' au nord
de la Seine ce sont généralement les couches les plus anciennes
/ éones / des formations tertiaires qui occupent la surface, ce
sont au contraire, sur la rive gauche, des couches plus récentes
qui graduellement prennent la prépondérance. Aux calcaires de
Brie, qui ne tardent pas à disparaître, se substituent, vers La
Ferté-Aleps, Arpajon, Montlhéry, les sables de Fontainebleau
surmontés des calcaires de Beauce. Une autre topographie, d'
éléments plus simples, s' introduit avec eux. Le calcaire de
Beauce s' était déjà montré, mais par petits lambeaux, au nord
de la Seine. Au sommet du mont Pagnotte qui, vers Pont-Sainte
-Maxence, s' élève jusqu' à 22 otres au-dessus des futaies
de la forêt d' Halatte, apparaît un fragment de ce calcaire. Sur
les sommets de l' Hautie, on le retrouve, surmontant les sables,
par I 68tres. Au sud de la Seine, sur les plateaux découpés
par la petite rivière d' Orge, le niveau où il existe est dé
abaissé entre I 6 o et I 5 o mètres. Mais jusqu' à Dourdan et
à étampes, il ne se montre que dans les intervalles que
festonnent des lisières de forêts croissant sur des sables. C'
est seulement au sud d' étampes qu' il prend entière possession
de la surface ; et désormais son niveau ne dépasse plus guère I
4 o mètres. En ces différences d' altitude s' exprime un fait
important dans l' histoire géologique du bassin parisien. Les
calcaires lacustres ont subi, postérieurement à leurt, un
mouvement d' inclinaison rapide vers le sud-ouest. Au nord de la
Seine, ils ont été presque totalement emportés par les courants
; au sud du fleuve, ils subsistent par lambeaux plus étendus ; ce
n' est qu' à une distance de 5 o kilomètres au delà qu' ils
règnent sans partage à la surface du sol, et que le Hurepoix
fait place à la Beauce. On a pris l' habitude de désigner sous
le nom de Hurepoix le pays qui résulte de cet enchevêtrement de
plateaux calcaires et de vallées sablonneuses. Les plateaux n'
ont point encore lacheresse que leur extrême perabilité leur
communique dans la Beauce : des argiles meulières, dues à une
transformation siliceuse à laquelle le voisinage des sables n'
est pas étranger, entretiennent de l' humidité et même quelques
étangs à la surface. Quoique l' affinité soit réelle et sensible
avec la Beauce, les fermes sont moins espacées, et partout
p137
des pommiers moutonnent dans les champs. On n' a jamais d'
ailleurs à aller bien loin sur ces surfaces agricoles, sans voir
quelque lisière de bois, au-dessous de laquelle, en forme de
cirque, s' ouvre le commencement d' une vallée, qui setrécit
bientôt et s' enfonce entre des gs et des sables, des pins, des
bruyères et des bouleaux. Ces sables, restes de la dernre
transgression marine qui a fait irruption dans le centre du
bassin parisien, appartiennent à une longue zone qui, de Nemours
et Fontainebleau, seroule en diagonale jusqu' au delà de
Rambouillet et Montfort-L' Amaury. Partout ils se manifestent
par les mêmes traits de physionomie : tantôt ce sont des bosses
de grès qui, comme à Nemours ou à Milly, hérissent les talus
aux approches de la grande forêt ; ou c' est la forêt elle-même
avec sondale d' éboulis et de creux, ses maquis de genévriers
et de fougères, ce solger et blant d' s' exhale une
senteur capiteuse d' aiguilles de pins. Tantôt, comme vers Lardy
et Bouron, le grès se roule en longues barres brunies par les
arbres, qui semblent enclore l' horizon ; ou, comme à Montlhéry,
il se projette en promontoire sur la plaine. Auprès de
Fontainebleau et de Rambouillet, les eaux s' infiltrent sous la
surface ; mais au sud de Paris, le prolongement des calcaires
imperméables de Brie sert de support et retient les eaux à
proximité du sol. La formation de vallées s' est donc accomplie
aisément à travers les sables friables jusqu' à la rencontre des
couches consistantes. Ainsi la Bièvre, l' Orge et l' Yvette
ont pu ciseler un petit pays de vallons ramifiés, qui est une
exception remarquable, unique me dans la région parisienne. Que
ce soient les sables ou les grès qui forment les parois de ces
vallées, qu' elles s' évasent en micycles ou se resserrent
entre deux raides talus boisés, leur fond se creuse jusqu' aux
couches qui ramènent, avec l' eau, des étangs, des marais, des
prairies. L' eau, filtrée par les sables, court très pure. On
voit, comme en un pli du sol, se constituer un petit monde
restreint, entre bois et prairies. La verdure sombre des pins
donne quelque austérité à ces petits paysages. Là-haut, bien à
part, sont les campagnes, les pays occus et exploités de temps
immorial. On comprend que ces vallons humides et retirés aient
servi d' asile à des abbayes, avant d' être recherchés par la vie
de châteaux et de villégiature ; Gif, Cernay, Port-Royal
étaient ici à leur place. Mais ces vallées à versants de sable et
à fonds noyés offraient peu de ressources. La pauvreté de la vie
rurale s' y trahit encore, en dépit de la villégiature moderne,
par la mesquinerie chétive des habitations. Les villages serrés
au pied des pentes n' ont de place qu' aux
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confluents des vallées. Rien de semblable à l' aspect opulent des
villages du calcaire parisien, ni à ce veloppement varié qui
permet à la population de s' étager sur les flancs des vallées.
Les monuments caractéristiques du passont, avec les abbayes,
des ruines féodales debout à la lisière des bois, dominant les
passages, surveillant les horizons, évoquant je ne sais quel
pasd' inquiétude et de brigandage.
p139
Chapitre v. Paris. Entre les fots qui occupent les sables des
hauteurs et les graviers qu' enserrent autour de Paris les bras
fluviaux, on distingue des intervalles qui ont toujours été
découverts, ensoleillés, plus ou moins à l' abri des inondations.
Au sud, le plateau limoneux à sous-sol calcaire, de Villejuif,
dominant de 6 o mètres la vallée de la Seine, s' intercale
entre les massifs forestiers qui subsistent encore dans la Brie,
et ceux du Hurepoix. Il est percé de carrières et de galeries
souterraines. Des nappes de moissons le couvrent encore jusqu'
aux portes de la capitale. Au nord, entre les forêts de Bondy d'
une part et de l' autre celles de Montmorency et de Carnelle,
on ne tarde pas à voir grandir une plate-forme fertile et sèche,
qui se soude à celle du Valois. Ce sont ces campagnes limoneuses
et perméables, imdiatement contiguës à la grande boucle de la
Seine, qui, avant que la Brie se fût dépouillée de ses forêts,
permirent l' existence d' un groupement de populations ; ce sont
elles qui formèrent ce premier noyau de cristallisation qui est
le rudiment de toute société humaine. Les hommes y trouvaient
aisément et à la fois nourriture et matériaux de construction, c'
est-à-dire les conditions de stabilité et d' accroissement. Il
fut facile ensuite, aux populations qui s' y établirent, de tirer
parti peu à peu des avantages vars que recélait la région où
elles avaient élu domicile. Dans les sinuosités des rivières, les
ciselures des coteaux, les éclaircies des forêts, une foule de
combinaisons nouvelles s' ouvrirent à leur ingéniosité et à leur
choix. L' homme, dans notre pays, a toujours occupé dès les temps
préhistoriques des contrées moins favorisées que celles-là. Les
vestiges d' anciennes stations abondent autour de Paris, à
Chelles, Villejuif,
p140
Grenelle. Comme en d' autres sites privilégiés de l' Europe
centrale, Prague et Vienne par exemple, la vertu du lieu se
manifeste de bonne heure. Les établissements se succèdent sur
place, en s' incorporant de plus en plus au sol. Les populations
s' y assurent des positions de refuge ou de défense, justifiées
par les convoitises qu' excite le lieu. Elles se maintiennent et
se ravitaillent aux points occupés. Ce sont là des germes d'
importance politique. Aussi loin que peut trer l' histoire,
les villages, bourgs ou petites villes apparaissent nombreux dans
la région parisienne. On le voit par les chartes de donation, les
cartulaires, comme dans les récits de guerre et de ravages. Tant
d' amorces avaient été ici pparées par la nature au choix des
hommes ! Les îles qui succèdent au confluent de la Marne et de
la Seine offraient, avec un asile, l' avantage du contact
imdiat du fleuve. Au pied ou au-dessus des rampes calcaires, il
y avait place pour des rangées d' établissements, que la belle
pierre semblait solliciter : les uns s' alignent en effet à la
base ; les autres, plus anciens peut-être, ont pris
stratégiquement position sur les promontoires, les plateaux, les
terrasses. Mais il y avait aussi, à flanc de coteaux, sur la
lisière des sables, au-dessus et au-dessous du niveau de sources
des argiles vertes, dans les dentelures des gypses, des sites
avantageux pour varier les cultures, pour accrocher des
plantations et des vergers. Lesmes coteaux virent à diverses
lignes de hauteurs se superposer les villages. Si le fleuve
exerçait son attrait, la forêt finit aussi par exercer le sien,
grâce aux sources qui en garnissent le pourtour. Les moindres
reliefs, dans cette région où, sans être puissants, ils abondent,
donnèrent lieu à quelque village, quelque point de groupement. La
région s' humanisa ainsi de bonne heure. Les indices d' une vie
active et spontanée s' y manifestent dès les temps les plus
anciens. De tout temps, on peut le dire, les environs de Paris
eurent un aspect animé et vivant, qui manqua toujours à Rome,
qui manque même encore maintenant à Berlin. Aujourd' hui, c' est
la grande ville qui est le foyer d' émission de cette avant-garde
de maisons la précédant comme une armée en marche, qui envahit la
plaine, escalade les hauteurs, submerge des collines entières.
Mais autrefois les bourgs ou villages, dont plusieurs ont été
englobés dans la capitale grandissante, avaient leur existence
propre, due aux conditions locales qui favorisaient partout la
naissance de petits groupes. L' impression qu' on recueille dans
les premiers témoignages qui s' expriment sur cette région
parisienne, est celle d' une nature saine et vivante, où le sol,
le climat et les eaux se combinent en une harmonie favorable à l'
homme. Ce pays garda longtemps, grâce aux
p141
abondantes forêts qui l' entourent presque, le pénètrent même par
endroits, une physionomie de terre de chasse. Et néanmoins ce
me pays était depuis longtempsassezvelop et civilisé
, pour qu' un esprit raffiné, comme Julien, pût s' y plaire. On
se reporte toujours volontiers à ce passage du Mysopogon où,
comme par un amer retour sur les grandes villes populacières avec
lesquelles il fut toujours en antagonisme ou en querelle, il
décrit " sa chère Lutèce " . L' accent en est vraiment délicat,
comme imprégné de fraîcheur matinale. L' écrivain philosophe et
l' homme d' action qui seunissaient en lui, ont bien senti le
charme et la saveur du lieu. Cette petite station de bateliers et
de pêcheurs, cantonnée dans une île, tenait un précieux gage d'
avenir dans le fleuve dont les ramifications l' enveloppaient. Le
fleuve fut l' âme de la ville grandissante. Celle-ci se dessine
autour de lui, se moule également à ses deux rives, elle le suit
pendant les I 2 kilomètres de la courbe immense et vraiment
souveraine qu' il trace entre ses murs. Bien ouvert par son
orientation aux rayons du soleil, dont les premiers feux l'
éclairent et dont les feux couchants illuminent un des plus
merveilleux panoramas urbains qu' on puisse voir, le fleuve trace
à travers la ville un grand courant d' air et de lumière. Il fait
essentiellement partie de l' esthétique parisienne. Il s' associe
aux scènes pittoresques que représentent les vieilles estampes,
quand ses rives d' aval, encombrées de barques et couronnées de
moulins, donnaient encore librement accès aux troupeaux. Il
reflète aussi sa physionomie historique. Dans la courbe bordée d'
édifices, qui va de notre-dame à la place de la concorde en
passant par le louvre, se roulent successivement la gravité du
xiiie siècle, la grâce de la renaissance, l' élégance du xviiie
siècle. Paris pourrait donner à son fleuve les qualifications
reconnaissantes qu' obtiennent de leurs riverains la Volga, le
Rhin ou le Gange. La Seine centralise à son profit toutes les
ressources du bassin. Entre Romilly et Paris, en I 3 o
kilomètres, elle roit coup sur coup presque tous ses affluents.
Il ne faut pas juger de la Seine d' après ses humblesbuts et
la longueur modeste de son cours. Elle a sa grandeur, faite d'
accroissement progressif, d' harmonie élégante, reflet de la
beauté paisible des campagnes où s' écoulent ses eaux. Jusqu' à
Montereau, c' est une rivière d' unbit restreint, croissant
lentement lorsque les pluies prolongées de l' hiver ont élevé le
niveau des sources de son bassin, et tamisant alors d' un flot
limpide les prairies pendant des semaines. Sa pente, déjà très
nae, diminue
p142
encore et n' est plus que de I 5 centimètres par mètre aux
approches de Paris, trois fois moindre que celle de la Loire à
Orans. Elle triple de volume et double de largeur par l'
arrivée de l' Yonne, cours d' eau plus puissant et surtout plus
irrégulier, dont les crues, notamment " les bouillons de mai "
peuvent monter jusqu' à I 2 oo mètres cubes par seconde. Mais
elles sont écoulées quand la Seine entre à son tour en crue.
Enfin, lorsque la Marne a verson flot vert, mais souvent
trouble, qui se le peu à peu entre les quais de Paris aux
teintes plus foncées de la Seine, le bit du fleuve s' accroît
encore d' un tiers ; désormais, dans ses plus faibles moments, il
ne descend plus au-dessous de 45tres cubes. Le régime est
dès lors équilibré. Amortie par la pente et par la grande
proportion de terrains perméables qu' elle traverse, la Seine ne
connaît pas les brusques palpitations qui font monter et
descendre de Ii mètres la Garonne en moins de Io jours. Elle
met des semaines à accomplir de bien moindres oscillations. C'
est surtout en cembre et en mars, parfois un peu plus tard, que
des crues se produisent à Paris. Il y a même, de loin en loin,
comme envrier I 658, encembre I 74 o, des inondations
morables, dont les ravages pouvaient être grands, avec l'
encombrement de moulins, de ponts à arches étroites qui
resserraient le fleuve. Rien pourtant de comparable aux furies de
la Loire ou du Rhône. Ainsi, à Paris, le fleuve a acquis toute
sa force ; il n' est plus menacé de maigres excessifs ; jamais il
ne descend aussi bas que la Loire à Orléans ou la Garonne à
Toulouse. Sans être inoffensif, il est disciplinable. L' Oise
l' accroît, mais ne change pas son régime. La Seine à Paris
peut être considérée comme achevée. La station des Nautae
Parisiaci n' était qu' une étape de batellerie ; elle devint
un entrepôt gce à la variété de produits que rele l'
intérieur du bassin. Pour toute la région qui s' étend depuis
Clamecy, Auxerre, Troyes, Arcis-Sur-Aube, Saint-Dizier,
il n' y avait de communication avec la mer que par l'
intermédiaire de Paris. Pour l' échange des vins et des bois de
Bourgogne contre les sels, les laines, les poissons fumés de
Normandie, la position géographique signait Paris. C' est l'
étendue des entreprises fluviales qui créa là un centre d'
abbayes florissantes, et plus tard la grande association de la
marchandise de l' eau . à mesure que la population s' y accumula
, un groupe de satellites gravita aux alentours. Il y eut les
étapes d' où l' on pilotait vers Paris, et celles vers
lesquelles on " avalait " de la capitale : Meaux et Lagny,
Melun et Corbeil, Creil et Pontoise, Poissy et Mantes. C'
étaient les ports dontpendait son approvisionnement, et d' où,
comme on le vit en mainte occasion, " l' on pouvait faire faire
une dte à ceux de Paris " .
p143
Les relations terrestres, sans être aussi décisives, présentaient
aussi des avantages. L' île parisienne offrait un passage facile
pour gagner le sud. Elle est imdiatement dominée par le plateau
calcaire dont l' obstacle a fait dévier la Bièvre vers le nord,
et qui s' avance, comme une chaussée naturelle, vers la direction
d' Orléans. L' annexion de longs faubourgs, coupant la Seine à
angle droit au nord comme au sud, est un des premiers linéaments
qui se dessinent dans la topographie de la ville grandissante. C'
est qu' au nord, entre les buttes Chaumont et Montmartre, en
face environ de la cité, il existe une lacune dans l'
amphithéâtre de coteaux. Par une sorte de pression, large d'
environ 28 oo mètres, on accède directement vers la plaine
Saint-Denis et les plateaux agricoles qui lui font suite de
plain-pied. Aucun obstacle ne s' oppose de ce côté aux
communications avec le Valois et le Soissonnais. Ce fut de tout
temps un point commercial. Là aboutissait la route des Flandres
par Crépy, Roye, Péronne et Bapaume. Les marchands venus de
Crépy-En-Valois atteignaient à Saint Denis la boucle
septentrionale de la Seine sans avoir à traverser ni rivières ni
forêts. Les foires du Lendit, de Saint-Ladre, de Saint-
Laurent s' établirent dans cette région ; la première ps des
berges de la Seine, les autres dans la trouée entre Chaumont et
Montmartre. Avec la persistance remarquable qui tient à la
netteté des lignes de la topographie parisienne, c' est encore de
cette trouée, aujourd' hui enfumée d' usines, que partent les
principaux courants de vie commerciale, canaux et chemins de fer,
ceux qui vont vers les Pays-Bas, Londres et l' Allemagne.
Malgré tout, pourtant, Paris n' est pas sur la diagonale la plus
directe du Rhône à la mer du Nord, d' Italie aux Flandres.
Ses foires n' eurent jamais l' importance internationale de
celles de Champagne. Autrefois comme aujourd' hui, il fut
surtout une capitale intérieure. Nous n' avons pas à le suivre
dans sonveloppement historique. Après que la royauté s' y
installe définitivement, que l' université se constitue, ce
développement se lie d' une façon de plus en plus intime à l'
histoire même de la France. La géographie ne s' en désintéresse
pas assurément, mais elle n' a plus le premier le. Il nous
suffit d' avoir étudié où et comment se déposa le germe de l'
être futur, comment grandit une plante vivace qu' aucun vent de
tempête ne put déraciner, et d' avoir montré que dans cette
vitalité se fait sentir une sève puissante qui vient du sol, et
un entrelacement de racines qui ont si bien poussé en tous sens,
qu' on ne peut les extirper ni les couper toutes.
p144
Chapitre vi. Lien de Paris avec la Loire. Beauce. La Beauce
s' annonce dès le voisinage imdiat de Paris. Elle est
constituée par les mêmes travertins lacustres qui revêtent le
plateau que coupent les vallées de l' Orge et de l' Yvette.
Mais les sables, qui ont ici facilité le travail des eaux, s'
enfoncent de plus en plus dans le sous-sol, et finissent par
perdre toute influence sur la physionomie de la surface. Au sud
d' épernon, de Dourdan, d' étampes, le calcaire lacustre,
dépourvusormais des couches d' argile à meulières qui
entretenaient quelque humidité, règne en couches profondes. L'
aspect de la contrée change entièrement. Il suffit de monter une
dernière et courte rampe à travers les sables, et brusquement l'
on voit s' étendre des plaines continues qui semblent sans fin.
Ce calcaire fissuré et perable est incapable de retenir les
eaux ; de sorte que sur de grandes étendues manquent aussi bien
vallées que rivières. On ferait plus de 5 o kilomètres entre
Chartres et Artenay, vers la lisière de la forêt d' Orléans,
sans rencontrer un cours d' eau. Les arbres se font rares ; nulle
part ne se montrent de traces d' une végétation silvestre, comme
celle dont la Brie offre partout des lambeaux. Heureusement une
couche de limon, moins épaisse qu' en Picardie, mais suffisante
dans l' espace compris entre étampes, Chartres, Artenay et
Pithiviers, couvre la surface. La vie du pays est attachée à l'
existence de cette nappe rousse et friable que la charrue
sillonne en longues bandes minces, sans arbres ni fossés. Là
elle manque, et l' apparition de l' eau ne vient pas vivifier
la surface, le pays est un désert. C' est ce qui arrive vers l'
est, aux
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confins du tinais, l' on peut voir, entre Puiseaux et
Château-Landon, une plaine sans pente, qui, sur un espace de
28 kilotres carrés, offre à peine quelques habitations. Mais
sur le limon, au contraire, à défaut d' arbres et de prairies,
règne l' opulence des moissons ; elles y étendent ce " tapis d'
or blondissant et nourrissant " qui a rendu ce pays proverbial ;
puis les grands troupeaux de moutons prennent possession de la
jacre, et en hiver de grands vols de corbeaux s' abattent sur
les champs. C' est la nature du sol, avec le mode d' existence
qui en dérive, qui définit ce pays. Par le relief il se distingue
peu desgions voisines. Aucune partie de la France ne présente
, à surface égale, une telle uniformité de niveau que celle qui
s' étend au sud de la Seine, d' Elboeuf à Montargis. Entre de
rares vallées qui les divisent en compartiments distincts, les
plaines sucdent aux plaines, les campagnes aux campagnes, sans
que sur ces plates-formes unies l' altitude s' écarte guère de la
cote moyenne de I 5 o mètres. campagne de Neubourg, plaine de
Saint-And, Thimerais, Beauce, Gâtinais se font suite
ainsi, formant en apparence une seule et vaste contrée ouverte
entre le Perche, la Seine et la Loire. Dans cet ensemble,
toutefois, la Beauce a son individualité. Sans
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que le relief change notablement, l' aspect se modifie autour d'
elle, parfois assez brusquement, parfois par degs ; assez
nettement toutefois pour que l' instinct populaire, seul auteur
responsable de sa dénomination, discerne les cas elle s'
applique. Où les différences sont le plus graduelles et le plus
atnuées, c' est vers le nord-ouest de la Beauce, dans la
direction du Perche. En effet les nappes limoneuses s' étendent
aussi dans cette direction, sur les plaines que découpent l'
Eure et ses affluents, mais moins continues, moins étendues,
interrompues à l' ouest de Chartres dans le Thimerais,
davantage vers Dreux et plus encore aux approches d' évreux,
par de larges plaques d' un sol tout différent. Des argiles
rouges empâtant des Poudingues de silex s' étalent à la surface
des plateaux, ou garnissent les corniches des vallées. C' est qu'
en effet, dans ces régions déjà situées hors des limites du
calcaire de Beauce, c' est la craie qui forme le soubassement du
sol, comme on peut le voir aux flancs secs et doucement évasés
des vallées. L' argile à silex, qui paraît être une forme
spéciale d' altération de la craie, engendre un sol à peu ps
stérile ne peuvent venir que des bois. La forêt, inconnue en
Beauce, apparaît alors en massifs de plus en plus étendus ; et
avec elle les étangs, la nature et le nom de tines. Une sorte
de transition s' établit ainsi entre les campagnes agricoles et
le Perche. On s' en aperçoit, en dehors même des fots, au
foisonnement des arbres, aux haies vives qui se multiplient
autour des borderies . Ce n' est pas encore le vrai Perche ;
mais des noms accrédités par l' usage, et significatifs,
tels que petit-Perche, Perche-gouet spécifient des pays qui
lui ressemblent. Des bourgades, comme Illiers, Brou, lieux d'
échange entre la Beauce et ces avant-coureurs du Perche, ont
un caractère mixte. Les poutrelles et les bois qui entrent
dans la construction des maisons, les vergers qui les entourent,
comme les pommiers qui se multiplient dans les champs, rendent
sensible en mille détails l' altération du caractère de la
Beauce. Le Loir et ses affluents naissants y promènent
leur cours herbeux, lent et profond. Le passage d' une région à
une autre est plus tranché au sud-ouest, dans la langue de terre
que limitent la Loire et le Loir. La vaste forêt qui, au
moyen âge, couvrait le sol siliceux de la tine tourangelle, se
montre encore par quelques lambeaux détachés entre Blois,
Châteaurenault et Montoire. Mais au contact immédiat du pays
différent qui commence, le nom de Beauce s' affirme, avec une
insistance qu' explique le contraste, dans une foule de localités
. Huisseau,
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Marcilly, Saint-Amand, Champigny, etc., se disent " en
Beauce " , et y sont en effet, malgré la forêt de Marchenoir
qui les couvre au nord. De même, vers l' est, Pithiviers
maintient avec énergie son caractère beauceron ; mais, à une
vingtaine de kilomètres plus loin, le limon disparaît : à
Beaumont, Beaune-La-Rolande, Mézières, latine commence.
C' est qu' avec le changement de paysage et de sol commencent
aussi d' autres modes d' existence. Depuis longtemps la grande
culture était installée, constituée sur les campagnes de Beauce,
que le pays voisin n' était qu' un pauvre terroir semé d' étangs
et no de brouillards où s' établissaient au hasard, le plus
souvent incapables de payer la rente dont ils étaient grevés,
quelques " manouvriers " misérables. La Beauce n' est donc pas
une circonscription territoriale ; elle est l' expression d' une
forme de sol et d' existence, dont la notion très nette existe
dans l' esprit populaire. Il serait chimérique de lui chercher d'
autres limites ; et il ne faut pas s' étonner si le nom revient
sporadiquement parfois, ramené par la nature des lieux. On le
retrouve ainsi, fourvoyé en apparence, jusque sur les confins du
Perche ou en plein Hurepoix. Mais il restera toujours un pays,
qui est la Beauce par excellence, parce que ce type de nature y
accuse franchement et pleinement ses caractères : c' est celui
qui, d' étampes à Pithiviers, Artenay, Patay, Auneau, se
roule dans son uniformité sans mélange. Les petites rivières
qui découpent en petit nombre la périphérie de la Beauce ne se
laissent soupçonner sur cette espèce de bouclier convexe que par
quelques légères entailles à sec, ou par le commencement de
rouches ou lignes de marais. La vie de plaine y existe
seule, à l' exclusion de la variété qu' amène toujours la vie de
vallée. Elle se concentre en de gros villages, agglomérés autour
de puits qui n' atteignent l' eau qu' à une grande profondeur,
dépourvus de cet entourage d' arbres et de jardins dans lequel s'
épanouit le village picard. Le calcaire, toujours assez voisin de
la surface, fournit de bons matériaux, soit pour la construction
des maisons, soit pour l' empierrement des routes. Le fermier
beauceron, largement logé, circule en carriole sur les longues
routes qui s' enfilent vers l' horizon. L' idée d' une vie
abondante et plantureuse s' associe au pays qu' il habite, entre
dans ses habitudes et ses besoins. Ici, comme tout le long de la
périphérie, le pays forestier s' oppose à celui du limon. Mais
les bois ne sont pas loin. De n' importe quel clocher de la
plaine, on voit la ligne sombre qui signale l' immense forêt de
plus de 34 ooo hectares que les sables ont créée au nord d'
Orléans. C' est l' antithèse de la Beauce, et son complément :
c' est le cadre forestier dont elle a besoin. Dans la vie
uniforme et
p148
traditionnelle du cultivateur beauceron, c' était unete
périodique que d' y aller faire chaque année la provision de bois
. La fot est pour lui un pays extérieur, comme la montagne pour
l' habitant de la plaine. Il ne s' y sent plus chez lui ; il s' y
rend en partie de plaisir. Il y trouve d' autres hommes et d'
autres moeurs. On en fait ensuite des contes et d' étranges
histoires. Parfois, dans ces forêts si vastes d' autrefois,
quelque coin retiré ou quelque arbre plus vénérable gardent leur
légende, trée de quelque souvenir de vieux naturalisme païen.
Parmi les choses qui manquent à la Beauce, la principale est la
variété de relief. Il n' y a pas, dans la partie centrale que
nous avons définie, de vallée, par conséquent pas de promontoire
rocheux pussent s' accrocher, comme aux bords du Loir, des
villes et des châteaux forts. En l' absence d' autres moyens de
fense, les habitants ont, à une époque recue, creu dans le
tuf marneux du sous-sol ces curieux labyrinthes dont il existe
des exemples, notamment près de Maves, de Suèvres, de
Pithiviers. C' est près des villages les plus anciens qu' on
trouve ces souterrains dispos pour servir de refuge temporaire,
et qui presque toujours aboutissent à un puits. Ils sont comme la
contrepartie souterraine du village de la surface. La pénurie de
sitesfensifs, aussi bien que le peu de variété d' occupations
dans ce pays purement voué à la grande culture, n' offraient pas
des conditions favorables au développement d' une vie urbaine. Il
y a dans la Beauce proprement dite des bourgades et de gros
marcs agricoles plutôt que des villes. La vie urbaine, comme l'
industrie, se montre attachée à laapparition des rivières. C'
est seulement sur les flancs des coteaux baignés par l' Eure, le
Loir, l' Avre et la Blaise, que les villes ont trouvé des
sites propices. Le pays se particularise alors ; au nom générique
et rural de Beauce se substituent ou se superposent ceux de
Dunois, Chartrain, Drouais . La cathédrale dont les deux
tours, visibles à 3 o kilotres à la ronde, règnent sur cette
antique terre de moissons, marque l' endroit où ce pays sans
villes alla jadis chercher sa capitale. Depuis plus de deux mille
ans un caractère sacré s' attache à ce point. Il n' y avait
encore à la place Paris et Orléans devaient grandir qu' une
bourgade de cheurs ou un rendez-vous de marchands, quand
quelque chose de semblable à un peuple se groupait autour du
sanctuaire des carnutes. Cette domination, fondée sur l' ampleur
d' un territoire uni et fertile, réalisait formation politique.
Entre la Seine et la
p149
Loire, c' était comme une vaste clairière agricole entre des
forêts. De véritables marches , en terrains boisés ou
marécageux, la séparaient des peuples voisins, sénons ou nomans
. De tout temps ces plaines ont é disputées, car elles sont le
vestibule des avenues intérieures de la France. Ce n' est pas
seulement au xve siècle et de nos jours que les destinées
générales de notre pays s' y sont débattues. Ces plaines de
Beauce font partie d' unerie de plates-formes qui, jadis,
quand les normands établissaient leur domination sur nos côtes,
était pour eux une tentation de s' avancer jusqu' au centre de la
Loire. Une voie d' invasions naturelles semblait trae par les
plaines fertiles qui s' intercalent entre la Seine et les
régions coupées et boisées du Perche. L' importance décisive des
événements qui se passaient alors dans cette région et l'
attention dont elle devint l' objet ne furent pas étrangères à l'
origine d' une dénomination commune qui se forma pour la désigner
. C' est en effet du ixe au xiie siècle qu' on signale chez les
chroniqueurs l' application du nom de Neustrie, détourné de son
ancien sens, au pays sitentre la Seine et la Loire ; et
parfois aussi, l' introduction d' un nom géographique nouveau,
celui de Hérupe ou Hurepoix , désignant la même région. Ce
sont là des apparitions passagères sans doute, mais
significatives, dans la nomenclature. Elles s' expliquent par le
retentissement des énements historiques dont ces contes
étaient le théâtre. Elles mettent aussi en lumière les rapports
naturels qui unissent les plaines comprises entre le cours
supérieur de l' Eure et l' embouchure de la Seine. De Chartres
à Rouen la circulation est aisée ; la voie romaine qui reliait
Rouen et Lillebone à la vieille ci des carnutes indique des
relations anciennes. Elles étaient sans doute plus fréquentes,
avant que Paris eût attiré à lui le réseau des routes. Je
verrais volontiers une marque de ces rapports étendus d'
autrefois dans le zèle qu' excita, au xiie siècle, chez les
normands de Rouen la construction de la cathédrale de Chartres
: en grand nombre, dit leur archevêque, ils s' y transportèrent
pour contribuer à l' oeuvre commune. Mais ce qui a prévalu
historiquement, ce n' est pas l' attraction normande, c' est
celle du centre parisien. La soudure des deux fleuves qui se
rapprochent entre Paris et Orléans, résultat qui n' a pas été
atteint sans effort, a dirigé vers Paris les routes du centre et
du sud de la France. Rien n' a plus contribué à méridionaliser
Paris.
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Chapitre vii. Partie méridionale du bassin parisien : Nivernais,
Berry, Val De Loire, Touraine. La partie méridionale du
bassin parisien s' appuie au Massif Central et au Morvan. Elle
reproduit dans ses lignes générales l' ordonnance par zones qui
caracrise l' ensemble ; successivement les types argileux et
calcaires du système jurassique, puis du système crétacé,
introduisent leur note connue dans l' aspect des contes. Aux
argiles correspondent les herbages du Nivernais, aux calcaires
les champagnes de Bourges et de Cteauroux, à la craie les
roches qui encadrent les vallées tourangelles. Toutefois des
éléments nouveaux viennent modifier la physionomie. Il faut
signaler surtout l' étendue considérable que prennent à la
surface les nappes de dépôts tertiaires. De diverss, sans
régularité apparente, des sables ou argiles recouvrent les
couches plus anciennes. Déjà au nord de la courbe septentrionale
de la Loire, les sables sur lesquels est assise la vaste forêt
d' Orléans, nid de brouillards et autrefois de macages, font
prévoir l' apparition de ce type de contrée qui va devenir plus
fréquent vers le sud. Les fots ne manquent pas assurément dans
le nord du bassin parisien ; mais celles du sud ont souvent un
aspect différent : ce sont des brandes , mélange de bois, de
landes et d' étangs. Le relief n' a que contours indécis,
horizons bas et mous. C' est surtout vers la périphérie de ces
brandes que les bois s' épaississent ; on voit ainsi les coteaux
qui encadrent les vallées de la Loire et du Cher s' assombrir,
au sommet, par des lignes de forêts. La vie seigneuriale et
princière se complut à
p151
certaines époques dans ces demi-solitudes giboyeuses ; elle y
dressa des châteaux. Chambord découpe comme dans un paysage de
contes de es les silhouettes de ses tourelles. Mais en général,
dans cette France centrale où tant de rapports se nouent, ces
pays, Brenne, Sologne, représentent et surtout
représentaient une vie à part, pauvre, souffreteuse, fiante. Un
certain charme pittoresque n' en est pas absent ; mais il a lui-
même quelque chose d' étrange ; il tient surtout aux effets du
soir, aux obliques rayons dont s' illuminent ces mares dormantes,
ces bruyères et ces ajoncs entre les bouleaux et les bouquets de
pins. C' étaient des taches d' isolement, de vie chétive,
interrompant la continuité des campagnes fertiles.
p152
Ces sables quartzeux à particules granitiques, associés à des
graviers et à des argiles, sont des dépôts de transport qui
tirent leur origine du Massif Central. Lorsque, dans la période
tertiaire, l' ancien massif, presque duit par l' usure des âges
à l' état de plaine, commença à se relever dans le sud et dans l'
est, toutes les forces de l' érosion se ravivèrent. La région
surexhause livra ses flancs à une destruction dont les
dépouilles, entraînées vers le nord et l' ouest, formèrent de
larges nappes détritiques. Des terrains argileux et froids
jonchent ainsi la surface. Chacune de ces nappes correspond à un
pays que signale un nom d' usage populaire, traduisant à la fois
la nature du sol et le caractère des habitants. Ici les noms de
Sologne et de Brenne s' opposent aux Champagnes
berrichonnes. La partie méridionale du bassin parisien a par
le caractère d' une région de transition. On n' y trouve plus la
même netteté de zones que dans l' est, la même ampleur et
régularité que dans le centre du bassin. Nous avons indiq une
des causes qui contribuent à brouiller les traits : il en est une
autre, sur laquelle nous aurons à revenir : c' est le divorce
accompli tardivement entre le faisceau fluvial de la Seine et
celui de la Loire. Ce démembrement n' a pas suffi pour détruire
l' unifondamentale du bassin, mais il a don naissance à des
rapports nouveaux. Les influences de l' ouest et du sud le
disputent à celles du nord. Les vieilles divisions historiques
seraient là pour nous en avertir. Nous allons quitter la
Lugdunaise pour l' Aquitaine romaine ; une Aquitaine, il est
vrai, d' extension factice, qui comprend le Massif Central
presque en entier, et qui, dans la suite, est devenue la province
ecclésiastique de Bourges. I-Nivernais. Pourtant entre le
Morvan et la Loire, il y a une conte qui est toujours restée
distincte aussi bien de l' Aquitaine première que du Berry et
du siège métropolitain de Bourges. Le cours de la Loire, de
Nevers à Cosne, marque une des limites les plus persistantes de
notre histoire : limite ecclésiastique, puis de gouvernement
militaire, de département aujourd' hui. Elle résulte moins du
fleuve que d' une différence de structure et de genre de vie
entre les pays de la rive gauche et ceux de la rive droite. Ceux-
ci ont é, comme le Morvan auquel ils confinent, fracturés par
des dislocations répétées. Au lieu de se dérouler en zones
régulièrement concentriques, la conte se fractionne en bandes
étroites, sépaes par des failles
p153
et orienes du sud au nord. Successivement de l' est à l' ouest
on passe des argiles du lias, sur lesquelles s' étalent les prés
d' embauche du Bazois, au petit massif granitique, injecté de
porphyres et couvert de bois, du canton de Saint-Saulge,
brusque réapparition du Morvan ; puis enfin aux affleurements
primaires que signale la houille au nord de Decize. Plus loin,
vers l' ouest, les argiles reparaissent dans le pays des Amognes
; mais bientôt les calcaires jurassiques ranent les vallées à
fond plat, avec les carrières de pierres, les lignes de sources
et les profils réguliers des coteaux. L' un d' eux s' avance
comme un promontoire que, du sud, on aperçoit de fort loin
dominant la plaine élargie de la Loire. Là seulement le
Nivernais trouva un centre, un point de cristallisation
politique. Nevers est une de ces primitives étapes de batellerie
qui, comme Decize, jalonnaient le cours de la Loire ; mais,
plus favorisée que cette bourgade insulaire, elle avait à sa
portée des éléments de progrès : mines de fer, belle pierre, eaux
thermales, et le confluent d' une de ces petites rivières
abondantes et limpides, comme en fournit le calcaire jurassique,
mais dont le sort est souvent d' achever leur cours entre les
ruelles d' un faubourg industriel. Cette petite capitale donne à
la région une apparence d' unité. Mais en réalicette région,
restée une des plus forestières de France, reproduit dans sa
population, où se rencontrent descherons, des mineurs, des
éleveurs, des vignerons, les contrastes de son sol hétérone.
Entre la Bourgogne et le Berry, elle est à part. Sa structure
heurtée interrompt la continuité des relations naturelles sur la
périphérie du bassin. Au nord seulement le pays se découvre. Les
calcaires coralligènes que l' Yonne a traversés de Clamecy à
Cravant prolongent jusqu' à la Loire leurs sèches plates-formes
, domies par le roc historique de Donzy. Une zone, étroite il
est vrai, mais où la circulation est facile, sucde aux lignes
de forêts et de rivières qui, au sud, faisaient obstacle. Là se
trouve, depuis les temps préhistoriques, le point de jonction
entre l' est et le sud du bassin parisien, les édues et les
bituriges, la Bourgogne et le Berry. Le vieux bourg celtique de
Condate, aujourd' hui Cosne, marque un des plus anciens
passages de la Loire. Entre le Nivernais et le pays bocager qu'
engendrent au nord les sables et les argiles de la Puisaye, les
abords du grand fleuve se dégagent. Il coule, entrelaçant les
îles, dans une ample vallée bordée de vignes, terre promise de
riches abbayes. La vieille église de la Charité, fille de Cluny
,
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domine un de ces horizons qui annoncent pour la première fois sur
le fleuve à peine échap au Massif Central les aimables et
opulents paysages qu' il baignera plus tard. On penserait déjà à
la Touraine, si un promontoire montagneux, où s' est campé
Sancerre, ne se dressait, sur l' autre rive, de plus de 2 oo
mètres au-dessus de la vallée, et n' avertissait pas qu' il ne
faut pas songer encore à la molle Touraine. C' est en effet
vraiment une région montagneuse en petit, la dernière qui, vers
l' ouest, moigne des accidents qui ont régénéré le relief. L'
effort orogénique qui s' est fait sentir dans les dislocations
tertiaires du Morvan et du Nivernais a surélevé le Sancerrois
le long de grandes failles qui en ont porté le point culminant
jusqu' à 474 mètres, altitude qu' on ne retrouverait plus, si
loin qu' on allât vers l' ouest. Surveillant les passages de la
Loire, Sancerre occupait un site unique. Au delà commencent les
ondulations d' un sol argileux où, vers Neuvy, pays des briques
et des tuiles, s' évase la vallée de la Loire. De part et d'
autre se roulent, sans ordre, des croupes molles qui, avec
leurs haies d' arbres s' entre-croisant en zigzags, prennent un
aspect bocager. On se trouve en effet sur le prolongement de la
zone argileuse qui, de l' Argonne à la Puisaye, s' intercale
entre les calcaires jurassiques et la craie. Mais lorsque, s'
avançant toujours vers le centre du bassin, on devrait s'
attendre à rencontrer la craie blanche, on voit à sa place s'
étaler l' argile à silex, son résidu. Des plateaux sans pente, au
sol rocailleux et boisé, très solitaires, se déroulent de
Châtillon-sur-Loire à Vierzon sur le Cher. Ce n' est pas
encore la vraie Sologne ; le qualificatif de pierreuse , qu'
on lui donne dans le pays, indique bien la difrence du sol. C'
en est pourtant la pface. Ii-Sologne. Lorsque les nappes
grises des sables argileux prennent possession de la surface, que
les étangs, ou les mares couvertes de joncs et d' herbes se
multiplient, on est vraiment en Sologne. Jadis on les voyait
partout, entre Romorantin et La Motte-Beuvron, luire à la
surface. Beaucoup aujourd' hui ont fait place à des prairies
s' ébattent des troupeaux d' oies, canards et dindons. Mais le
paysage déroule toujours ses ajoncs et bruyères, ses champs
p155
de sarrasin et ses mares, ceres de petits bois de pins et
bouleaux. Il attriste par quelque chose de borné et de
languissant. Les rivières, sans lit, se traînent comme un
chapelet d' étangs. Il manque les ressources d' empierrement
naturel qui, du moins, sur l' argile à silex, offrent des
facilités à la circulation. On juge de ce qu' était l' existence
humaine, dans ces maisons en argile et en bois, sans fenêtres,
recouvertes de toits de roseaux, qui subsistent encore dans
quelques parties écartées ; mirables locatures isolées
entre les fondrières impraticables qu' on appelait des sentiers.
Tant qu' on n' a pu apporter à ce sol ingrat ce qui lui manque,
chaux et acide phosphorique, la Sologne a é misérable ; c'
était encore, au milieu du dix-neuvième siècle, presque un sert
/ 24 habitants par Kilom carré /. Iii-Berry. Le Sancerrois
et la Sologne contribuent à isoler du Val De Loire le Berry.
Les destinées du Berry se sont développées entre des pays de
brandes, bois ou bocages qui l' enserrent au nord et au sud. Il
correspond physiquement à la série des Champagnes qui se
roulent autour de Bourges, Issoudun, Cteauroux, en
connexion avec celles de la Bourgogne d' une part, du Poitou de
l' autre. Ce sont les plateaux de calcaires jurassiques, par
lesquels s' achève au sud-ouest l' arc concentrique qu' ils
crivent. La contrée rentre ainsi dans l' ordonnance gérale du
bassin. Dans les intervalles que les rivières, rares mais pures
et herbeuses, laissent entre elles, des plateaux secs à
pierrailles blanches s' étendent, assez solitaires. Les
substances fertilisantes ne manquent pas, et quand ce sol est
recouvert d' une couche de limon, il donne des terres
fromentales , de temps immémorial alternent moissons et
jacres, champs de blé et pâtures à moutons. Ainsi s' est fixé
un mode d' existence fidèlement suivi de ration enration
. Autrefois, le fer était partout à la surface, sous forme de
petits grains, dans les sables ; en peu de pays on trouve autant
de vestiges d' anciennes ferrières . C' est une contrée dont
les ressources étaient faciles à mettre en oeuvre, mais sujettes
à s' épuiser, d' ailleurs limitées, et insuffisantes pour
permettre un degré élevé de densité de population. Souvent le
limon fait défaut ; et alors, sporadiquement, reparaît la forêt.
La vie urbaine est rese diocre en Berry. Les sites elle
s' est fixée paraissent rentrer dans deux types différents.
Quelques villes ont utilisé les positions fensives formées par
escarpements
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au contact des roches différentes : ainsi Châteauneuf-Sur-Cher
, Dun-Le-Roi. D' autres ont rechercles sites où les plates-
formes s' inclinent doucement vers des rivres coulant presque à
plein bord. Cinq rivières se rencontrent au pied de la légère
éminence que surmonte la catdrale de Bourges, et l' enlacent
presque de leurs macages et de leurs bras morts. Ces rivières
sont belles et claires. En entrant dans les plateaux calcaires
elles ont modifié leur physionomie. Le Cher s' épure au delà de
Saint-Amand, après avoir laissur sa droite, sans se laisser
entraîner par elle, la large rainure que l' érosion a entaile
dans les marnes du lias, comme pour tracer d' avance dans ce
fos, où les eaux abondent, le lit du canal entre le Cher et la
Loire. Désormais, dans les roches fissues et perméables à
travers lesquelles il s' écoule, il perçoit le tribut des eaux
souterraines. Car le Berry calcaire, comme tous les pays qu' ont
affectionnés les gaulois, a des sources rares, mais fortes, se
sument les infiltrations de larges surfaces. L' Indre, au
sortir du Massif Central, baigne de ses eaux encore assombries
les vieux murs de La Châtre ; des pointements de roches
primitives percent même encore sa vale ; mais elle va s'
épanouir dans les prairies de Nohant. La Creuse se dégage, à
Argenton, des roches de gneiss à travers lesquelles lui parvient
la Gargilesse ; et sa vallée, sormais, jusqu' au Blanc,
ressemble moins à un de ces sauvages couloirs rocheux qui
éventrent les plateaux de gneiss et de micaschistes qu' à une
vallée tourangelle. Aux débouchés de ces rivières vers le Berry
une rie de villes très anciennes, La Châtre, Château-
Meillant, Argenton sont installées le long de la zone de
passage. Positions stratégiques et surtout lieux d' échange entre
des contrées de sol et de produits différents ; villes
riantes dans leur architecture de bois et de pierres. Les traits
assez nets du Berry calcaire-le vrai Berry-se brouillent aux
approches du Massif Central. Le changement s' annonce d' abord
par de grandes forêts qui, au sud de Dun-Le-Roi, d' Issoudun,
de Cteauroux, s' étalent, parfois marécageuses, sur les larges
plaques de sable argileux. Ces lignes noires de forêts plates,
empâtant l' horizon dans l' aplanissement du relief, sont, au
sortir du Massif Central, un des premiers traits définis qui
frappent les yeux. Tel n' est pas cependant l' aspect de la
région immédiatement contig aux terrains primitifs, dans la
partie qui s' étend à l' ouest de Saint-Amand jusque vers
Château-Meillant et La Châtre. Le sol
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se mamelonne, se couvre d' arbres, soit en haies le long des
champs, soit en groupes autour des mares, plutôt qu' en forêts.
L' oeil est déconcer par l' affleurement de couches diverses,
par les différences de produits et de cultures ; tantôt terres
grasses et fortes où croît le froment, tantôt maigres varennes
ou même brandes . Cette diversit 2 se traduit par l 4
incertitude du model 2 ! Un certain d 2 sordre de formes. Autant
la viabilité paraît simple sur les plateaux calcaires, autant
elle se morcelle et se complique ici ; ce sont partout petits
sentiers, tracés capricieusement au gré de l' éparpillement des
fermes sur cette surface nulle part ne manque l' eau. Mais c'
est une circulation menue, rendue difficile par la nature
argileuse des terrains : au lieu des rapides carrioles des
plaines calcaires, de petites charrettes traînées par des ânes en
sont le hicule le mieux approprié. Ajoutez à ces traits les
mantes à capuchon du costume des femmes, les intonations lentes
et un peu chantantes du parler : et vous avez quelque chose d'
archaïque ou plut d' un peu vieillot, qui se dégage comme une
impression d' ensemble du pays et de ses habitants. L' aspect
général du pays est donc difficile à définir ; pourtant, dans ce
curieux mélange, c' est l' abondance d' arbres qui domine. Tel
est bien le trait que semble avoir saisi l' instinct populaire.
Le nom de Boischot de Boschetum , synonyme de bocage ,
est le signalement le plus caractéristique qu' on en puisse
donner. Comme toujours le langage a saisi ces distinctions. Dans
ces tres de sables granitiques qui forment des brennes et
des brandes aux principaux débouchés de rivières, dans ce
modelé puissamment fouillé par les eaux, s' exprime la dépendance
de la contrée envers le Massif Central. Partout se multiplient
les signes de transition. De quelque côté qu' on se tourne, tout
indique indécision et mélange. Le massif lui-même s' atténue vers
le nord, il expire souvent par une pente insensible. Les noms
historiques de marche limousine, marche poitevine expriment
l' effacement de limites. La Sologne sete dans le pays d'
étangs et de bois qui s' étend entre la Loire et l' Allier.
Seul, parmi ces pays d' affinités incertaines, le Berry a son
assiette naturelle, son caractère régional marqué. Mais il a beau
occuper une position géométriquement centrale par rapport à l'
ensemble de la France, il marque la fin, et non le centre d' une
région. à peine sortis du Massif Central, l' Indre et le Cher
vient vers l' ouest : le Berry penche avec eux vers la
Touraine et le Poitou. Bourges, Tours et même Poitiers sont
plus naturellement liés ensemble que Bourges et Orléans. Du
té du nord, le Berry s' est trouvé sépade la Loire par
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des contrées boisées, de circulation difficile, Sancerrois
et surtout Sologne . Ce n' est que partiellement et par un
seul côté qu' il touche à la Loire. C' est au contraire avec l'
ouest que l' unissent les relations, les anciens pèlerinages, les
affinités de dialectes, probablement aussi les affinités
ethniques. Il est le vestibule de cette région les monuments
mégalithiques, dolmens ou menhirs, vont se multiplier.
Historiquement c' est entre la Bourgogne et l' Aquitaine qu' il
a servi de passage ; les plus anciennes voies sont celles qui,
profitant des plates-formes calcaires, le traversaient en
diagonale de l' ouest-nord-ouest à l' est-sud-est. Par son
rôle n' a pas é insignifiant ; mais il a été autre que celui
qui semble résulter de sa position géométrique. à mesure que d'
autres courants ont prévalu, le Berry s' est trouvé relégué sur
une voie de traverse ; il a cessé d' occuper une des voies
principales. Cet isolement relatif a nui à sonveloppement. Son
activité, si considérable dans la Gaule ancienne, s' est
ralentie peu à peu. Le livre est resouvert à l' un de ses
premiers feuillets. I-la Loire. Au fond du Vivarais, dans une
des contrées les plus étranges de la France et du monde, vaste
plate-forme herbeuse toute hérise de cônes et de pitons
phonolithiques, dépassant I 5 oo mètres, nt le premier
ruisseau de la Loire. Du haut du ne élancé qui lui donne
naissance on verrait se dresser la cime provençale du mont
Ventoux ; on n' est qu' à I 2 o kilomètres de la Méditerranée.
L' hiver, ces pâturages de laves ou ces croupes anaes de
granit disparaissent sous d' épais tapis de neige. En automne et
au printemps, de furieux combats s' y livrent entre les vents. Du
sud-est viennent les grands orages d' automne qui produisent des
crues terribles vers la vallée du Rhône, et dont les
éclaboussures atteignent la Loire et l' Allier ; de l' ouest,
les vents humides qui, d' une bouffée subite, peuvent engendrer
des pluies générales, de brusques fontes de neiges. C' est un
laboratoire de phénomènes violents. Comme il n' y a guère plus de
45 kilomètres entre les sources de la Loire et de l' Allier,
les deux rivières en ressentent presque simultanément les effets.
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La Loire en dévale par des pentes très rapides. Entre les gorges
successivement elle s' encaisse jusqu' à son entrée dans le
Forez, elle se donne à peine, dans quelques petits bassins comme
celui de Bar, l' espace nécessaire pour calmer son cours,
amortir sa rumeur de torrent, étendre des grèves dans la
concavité des andres. Partout l' érosion s' est exere avec d'
autant plus de force que les gneiss et granits que traversent la
Loire et l' Allier sont peu perables, et qu' ainsi l' effort
intact du ruissellement attaque tous les mariaux moins
sistants qui s' offrent à lui. Les marnes de formation lacustre
oligocène qui s' échelonnent le long de leur cours, surtout les
débris des éruptions volcaniques qui jusqu' à la Limagne et
jusqu' au Forez encombrent leurs vallées, voilà l' ipuisable
masse de matériaux que tant lentement, tantôt par soubresauts,
la Loire finit par entraîner jusqu' à la mer. C' est séparément
que les deux fleuves jumeaux, la Loire et l' Allier, l' un au
débouché du Forez, l' autre à celui de la Limagne, entrent dans
le bassin parisien. Une longuesopotamie, formée de sables et
argiles siliceux, les tient encore longtemps sépas ; non sans
laisser leurs vallées s' élargir en grandes prairies paissent
des boeufs blancs. Le paysage est modifié à Digoin, Decize,
Saint-Pierre-Le-Moutier : transition entre la physionomie de
la région tourmentée dont ils sortent et celle de la région plus
paisible où ils vont entrer. Toutefois le régime reste ce que l'
ont fait les conditions d' origine. Les deux rivières, entre
leurs rideaux de saules, peupliers et oseraies, se duisent
parfois à des filets limpides. Mais dans ce même lit on peut voir
, si quelque bourrasque a frappé le Vivarais et les Cévennes,
une trombe d' eau noirâtre se précipiter, égale pour quelques
heures au débit moyen du Danube. Le fleuve, finitivement for
au Bec D' Allier, entre comme un personnage étranger dans le
bassin parisien. La pente, l' indécision de son lit, les
scèneries qui l' encadrent, jusqu' à la teinte gris-clair de ses
eaux, contrastent avec les rivières du groupe de la Seine. Dans
sa traversée, de Decize aux Ponts-De-Cé, il a plus de 4 oo
kilomètres à parcourir ; et néanmoins il ne perd jamais sa marque
d' origine. Du Bec D' Allier à Orléans sa pente dépasse
encore notablement celle que conserve entre Laroche et
Montereau le plus rapide des affluents de la Seine. C' est
toujours le fleuve à lit mobile, sorte de grève mouvante qui va
des montagnes à la mer. Dans les grandes crues, le fond même du
lit s' ébranle. En temps ordinaire chaque remous, chaque
tourbillon entraîne quelques particules de vase ou de sable. Les
p160
grèves elles-mêmes, qui paraissent oubliées par les courants
paresseux, se sagrègent et s' égnent silencieusement au fil
des eaux. Elles coulent peu à peu vers la mer ; et les vases qui
jaunissent la surface de l' océan jusqu' à Noirmoutiers et qui
se prolongent même jusqu' à Belle-îsle, indiquent le terme
final du travail de transport, les substructions du futur delta
qu' il est en train d' édifier. Un reste des énergies
torrentielles que déchaîna la surrection du massif survit dans la
physionomie de ce fleuve. Pendant plus de la moitié de son cours,
jusqu' à Briare, la Loire conserve la direction qui guida vers
le nord les torrents des âges miones ; elle semble leur
ritière directe. Pourtant elle n' a pas suivi jusqu' au bout
leurs traces. Celles-ci, par des tres de sables granitiques,
se prolongent vers le nord, de façon à atteindre la Seine aux
environs de Paris. La dépression occupée avant eux par le vaste
lac qui déposa les calcaires de Beauce, leur avait frayé la voie
. Il paraissait naturel qu' à son tour le fleuve contint à s' y
conformer. Il y était invité par les grandes lignes générales de
pente qui, entre Briare et Montargis, continuent à s' incliner
vers le centre du bassin parisien. Aucun obstacle de relief ne se
dresse entre son lit et celui des affluents de la Seine ; l'
espace intermédiaire est une plate-forme presque unie ; si bien
qu' il a été facile de réparer la mutilation du réseau
hydrographique et de restituer par des canaux la continui
fluviale interrompue. Cependant, la Loire, infidèle à la pente
si marquée que cèle la différence d' altitude entre son niveau
à Briare / I 3 om /, et celui du Loing à Montargis / 9 om /
, sur un intervalle d' environ 4 o kilomètres, a é détournée
et a échappé à l' attraction de la Seine. D' abord le divorce ne
semble pas définitif ; c' est par une légère déviation que la
Loire s' écarte, de Briare à Orléans. Cessant de couler
suivant l' orientation des failles qui du sud au nord ont découpé
la partie orientale du Massif Central, elle s' incline
légèrement vers le nord-ouest. Aps Orléans seulement elle
tourne au sud-ouest, et le divorce avec la Seine est opéré. Vers
le sommet de la courbe qu' elle décrit ainsi vers le nord s'
étend une dépression, largement entaillée dans le calcaire de
Beauce. Le fleuve y perd temporairement une partie de ses eaux,
car ces calcaires sont très fissurés. Il ne les retrouve que peu
à peu ; avec le Loiret seulement, la plus belle de ces
rivations souterraines, la restitution est complète. Cette
partie septentrionale du cours de la Loire forme ce qu' on
appelle le Val D' Orléans , ritable unité géographique d'
environ I 5 ooo hectares.
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Ii-Val D' Orléans. Le fleuve, dès Briare, est attiré vers la
dépression ; mais c' est plus bas, au-dessous de Gien, vers
Sully, qu' il s' y engage. Sept kilomètres séparent alors les
deux bords de la vallée, les molles croupes de Sologne d' un
té, et, de l' autre, les terrasses de sable rougeâtre de la
forêt d' Orléans s' écartent : dans ce cadre agrandi, la Loire
dessine de larges courbes entre les digues ou turcies qui l'
enserrent. Partout l' alluvion vaseuse qu' elle a poe, la
laye bienfaisante, s' étend. Quelques plis marécageux
subsistent encore au pied des coteaux du front septentrional :
ils sont rares. Depuis longtemps la culture a pris possession de
ces alluvions, et les a victorieusement disputées aux crues. Les
vignes et les vergers garnissent les rampes du Val ; plus on
avance vers Orléans, plus ils envahissent le Val lui-même ; ils
s' y mêlent alors aux parcs et aux grands bouquets d' arbres qui
répandent sur le pays un aspect d' élégance seigneuriale. Mais en
amont, c' est plus humblement, par des champs de labour, que s'
annonce le Val. La glèbe luisante et onctueuse donne le secret
de l' abondance précoce qui y attira des populations, créa un
foyer de travail humain, fixa un centre historique. C' était
entre les régions ingrates qui couvrent le fleuve au nord et au
sud, comme une oasis de fertilité. Ce val, parmi ceux qu' arrose
la Loire, semble la contrée qui fut le plus tôt aménae, purgée
de marécages, dépouillée de bois, protégée contre les reprises du
fleuve. Aujourd' hui, une foule de petites maisons qui ont se
contenter des mariaux, cailloux ou briques, fournis par le sol,
garnit l' intervalle entre les nombreux villages. Mais dans ceux-
ci des vestiges d' art roman subsistent de toutes parts. La masse
couronnée de l' église de Saint-Bent, en belle pierre de
Nevers, domine, écrase presque champs, maisons et villages.
tie sur l' emplacement d' un établissement romain, l' église
bénédictine de l' ancienne abbaye de Fleury évoque les grandes
écoles carolingiennes, l' ancienne richesse et la fleur de
civilisation née en pleine barbarie grâce à cette richesse. Le
vieux capétien qui dort sous les dalles du choeur témoigne à sa
façon que, pendant une assez longue période, ce fut , entre
Gien et Orléans, que parut se fixer le centre de notre histoire
. De Saint-Benoît, Saint-Aignan, Germigny à Orans, c' est
un voyage au pays des capétiens. Ce qui vit ici dans les
monuments, ce n' est pas, comme au nord, le classique xiiie
siècle, mais quelque chose de plus ancien et de plus
p162
méridional, l' on sent davantage des influences venues de
Bourgogne et d' Aquitaine. Le langage s' épure et s' affine ;
dans les vieilles locutions dont il est imprégné remonte la ve
vivante dont s' est formée et nourrie notre langue. Jusqu' à
Blois et à Tours, rien que de purement et foncièrement français
ne résonne à l' oreille. Cette vie de la Loire est une de ces
choses à demi éteintes, qui se dérobent aujourd' hui, et qu' il
faut saisir à travers les fuyants du passé. Des marchés fluviaux
se formèrent aux deux extrémités de ce val, en rapports faciles
avec la Seine. Gien et Orans allongent parallèlement au
fleuve leurs sombres et vieilles rues. Comme dans les anciennes
villes marchandes où affluaient les étrangers, de nombreuses
églises, quelques-unes entourées de cloîtres, évoquent le passé
de l' emporium orléanais. On n' y voit plus, comme au temps de
La Fontaine, " une majes de navires " , ce mouvement montant
et descendant de bateaux à amples voiles, qui semblait une image
du Bosphore à ce bourgeois de Château-Thierry. Mais la Loire
a eu jadis, comme chemin qui marche , comme médiatrice entre
les fers du Nivernais, les vins d' Oranais et de Touraine,
une importance dont l' Anjou et le pays de Nantes profitaient
encore largement au siècle dernier. C' est presque un devoir de
rappeler cette activité, que notre époque a été incapable jusqu'
à présent de lui rendre. Ce sommet de la courbe septentrionale de
la Loire est un point vital. Le site d' Orléans, par les
rapports généraux qui s' y croisent, est une des attaches
historiques du sol fraais. Tandis que les voies venant de
Bordeaux et de Lyon sont infléchies vers ce point par la
convergence des deux éléments de la courbe fluviale, c' est
également que le Massif Central trouve l' accès le plus
commode et le plus sûr vers Paris. En effet, les abords
septentrionaux d' Orléans se découvrent. Là s' amincit et se
termine la vaste bande forestière qui s' étend jusque près de
Gien. L' existence de cette région peu attractive et difficile a
rejevers Orléans les voies venant de la Champagne et du nord
-est. Elles s' y rencontrent avec celles qui viennent des parties
opposées de la France. Metz et Orans sont en I 87 o, comme
au temps d' Attila, les étapes d' une même voie d' invasions.
Rien d' étonnant que l' importance de ce carrefour et point de
passage se manifeste à toutes les époques de notre histoire.
Depuis qu' entre les bords de la Meuse et de la Garonne il y a
eu des âmes conscientes de concourir à une vie commune, cette
partie du sol fraais a attiré leur attention. Chaque grande
crise ramène les yeux sur elle. De bonne heure la royauté comprit
son importance : sa
p163
possession précoce lui donna le levier nécessaire pour agir très
loin vers le sud, pour relier les membres épars de l' héritage
romain. Paris fut dès lors irrévocablement lié au midi de la
France. Iii-Touraine. Après l' époque de la dispersion de
sables granitiques venus du Massif Central jusque dans la
Sologne et la forêt d' Orléans, un événement important vint
modifier le sud-ouest du bassin parisien. Une transgression
marine, partant de l' Atlantique suivant les uns, du sud de la
Manche suivant d' autres observateurs, venue en tout cas, non
pas du nord, comme celles des âges antérieurs, mais de l' ouest,
envahit cette région. On suit la trace de ses anciens
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rivages : ce sont des amas de sables mêlés de coquilles d'
espèces marines dont la plupart ne sont pas éteintes. Quand ils
n' ont pas été enlevés par la dénudation, on les voit en plaques
blanches affleurer sur les plateaux de Touraine, à Pontlevoy
sur les confins de la Sologne, à Manthelan sur ceux du Poitou.
Depuis longtemps remarqués à cause de leur contenu calcaire sur
ces plateaux d' argile à silex, ils sont signés sous le nom de
faluns . Aujourd' hui ils se montrent à une altitude d'
environ I 2 o mètres : ce niveau représente la hauteur dont s'
est élevé le sol après avoir de nouveau émergé. L' existence
temporaire et récente d' une mer ou d' un golfe dont l' extrémité
pénétrait vers l' intérieur jusqu' aux environs de Blois, a
détourné tout le système hydrographique qui était déjà en voie de
formation. Vers cette dépression les eaux furent attirées de
toutes parts : des courants, dont on peut mesurer l' importance à
la largeur des vallées qu' ils ont creues, frarent les voies
aux rivières actuelles. Au sud-ouest, c' est la Vienne et la
Creuse qui ont pris place dans l' ample sillon qui aboutissait à
l' extrémité méridionale du golfe. Le Cher et l' Indre venus de
l' ouest, la Loire et le Loir venus du nord, subirent l'
attraction commune : la Touraine est ainsi devenue une gion de
convergence fluviale. La Loire, dans la personne de son
devancier, le fleuve torrentiel des sables granitiques, ne se
trouvait plus à Orans qu' à une quarantaine de kilomètres de
ce lit marin : elle fut donc facilement captée par lui. Son
niveau qui, au sortir du val , est encore supérieur à 9 o
tres, tombe, au confluent du Cher, à 38. Le plan de la
vallée s' abaisse, et le climat, qui ne tarde pas à se ressentir
des premières effluves marines, acquiert un nouveau degré de
douceur. L' épisode maritime que nous venons de rappeler n' a pas
détruit l' ordonnance rale de la structure du bassin parisien
. Les étages inrieurs de la craie reparaissent ponctuellement à
la surface, ramenés sur le bord occidental par l' ordre
chronologique des couches. La craie se psente ici sous un
aspect particulier, qui est pour beaucoup dans l' originalité de
la Touraine. C' est une roche micacée, d' une remarquable
finesse de grain, assez tendre pour se laisser entailler, assez
dure pour former des escarpements. Elle met dans le paysage une
note caractéristique. C' est un peu au-dessous de Blois que ces
blanches parois font leur apparition. Sur le Loir on les salue
vers Vendôme. à Saint-Aignan elles encadrent l' ample vallée
du Cher. à Palluau elles se dessinent en saillie au-dessus de
la plaine que l' Indre a déblayée dans les sables. Partout l'
oeil les accueille avec plaisir, sinon pour leurs formes qui
restent un peu monotones, du moins pour l' éclat dont elles
brillent au soleil, pour la végétation fine et
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touffue qui se loge dans leurs interstices, garnit leurs bases,
parfois trempe et flotte à leur pied sur les eaux d' une rivière
limpide. Il est rare qu' on ne puisse distinguer dans une contrée
une zone qu' animent plus particulièrement la présence et l'
activité de l' homme. En Touraine, et dans les parties
limitrophes de l' Anjou et du Poitou, c' est manifestement la
craie qui est la zone de pdilection, celle qui trace la ligne
de cristallisation des établissements humains. C' est à l' abri
de ces roches, sur leurs rampes ou leurs talus que les hommes se
sont accoutumés à leur occupation favorite, la culture des vignes
et des arbres fruitiers. Ces roches sont des espaliers naturels ;
et surtout quand elles regardent le sud, leur cheresse est
assez grande pour que des êtres humains puissent impument y
élire domicile. Les parages de Tr et des roches sur le Loir,
de Vouvray près de Tours, de Bléré sur le Cher, méritent,
entre beaucoup d' autres, d' être célèbres comme survivance d'
habitations troglodytiques. Souvent une sorte de coquetterie se
fait jour dans la taille de ces excavations, dans la disposition
des treilles ou des clématites qui les garnissent. Quand l'
habitant humain s' esttaché de la roche, il ne s' en est guère
écarté. Presque toutes les villes et la plupart des bourgs
importants de la Touraine se serrent le long de ces rampes
crayeuses. De Montsoreau à Saumur, les bourgs s' allongent
ainsi en file presque ininterrompue. Parfois au-dessus du
troupeau des blanches maisons, un château ou une ruine se dresse.
à cheval entre la vallée et les plateaux forestiers, il surveille
l' horizon ; c' est lui qu' on aperçoit de loin, à Amboise,
comme à Lavardin sur le Loir, à Saint-Aignan sur le Cher, à
Loches ou Chinon. Une autre vie commence au delà, sur les
landes ou dans les fots giboyeuses. Mais la vallée elle-même
est souvent assez ample pour développer une vie propre. C' est le
cas au confluent du Cher, et surtout à celui de la Vienne. Les
alluvions combies du Cher et de la Loire ont formé en amont
et en aval de Tours le pays des Varennes par excellence.
Ces sables gras sont d' une fertilité merveilleuse, à condition
d' assainir, drainer, endiguer, le sol de la vallée : ce fut une
oeuvre progressive et longue. Le même travail s' accomplit dans
la magnifique vallée, longue de 7 o kilomètres et large de I 4
, qui succède au confluent de la Vienne. Là aussi, il fallut
conquérir les varennes sur les eaux, marais, bras morts, boires
ou ramifications des rivières. Peu à peu des rangs serrés qui
bordaient de part et d' autre les versants crayeux, un essaim de
petites maisons se détacha pour se disséminer dans la vallée. Par
hameaux ou rues , elles se dispersent entre les champs, le
long des routes qui ont rendu le pays praticable, jusqu' au
rideau de peupliers du fleuve. Aucune concentration. Souvent
p167
même les maisons ne sont que des bouques , c' est-à-dire des
chaumières sommairement construites, comme une chose qui ne vaut
pas la peine qu' on s' y applique, sous la menace, toujours à
craindre, du fleuve. Un proverbe de ce pays, qui abonde en
dictons populaires, peint ainsi Chinon : assise sur pierre
ancienne ; en haut le bois, en bas la Vienne. Le bois couvrait
autrefois la plus grande partie des plateaux entre lesquels s'
insinuent ces vallées ; il n' en revêt plus aujourd' hui qu' une
partie. Il n' y a gre plus d' une centaine de tres, et
souvent moins, de différence de niveau ; mais ce sont les maigres
terres de l' argile à silex qui constituent souvent la surface,
et l' on sait quelle est leur pauvreté. La vaste gâtine , qui
s' étend au nord de Langeais jusqu' à Châteaurenauld, n' a
commenà êtrefrichée qu' au xie siècle. Au sud, les plateaux
sont moins ingrats ; calcaires ou faluns ont vers leur centre
fourni les éléments d' une précoce culture ; des voies anciennes
les sillonnent : eux aussi pourtant montrent une périphérie
encore en grande partie occue par des bruyères ou des bois. En
ces contrastes est le secret de l' infirmité de la Touraine.
Entre ces vallées riantes et populeuses, beaucoup d' intervalles
sont pauvres, presque vides. Il manque généralement à ces
plateaux la précieuse nappe de limon qui a assuré au nord de la
Seine, entre la Marne et l' Escaut, une incomparable
supériorité économique. En dépit du charme des vallées, malgl'
illusion que peut causer la somptuosité des châteaux nés de la
faveur royale ou de la mode plutôt que des conditions locales, la
force de production est moindre que dans ces pays limoneux du
nord de la France, si précoces dans leur abondance agricole,
aussi riches par leurs plateaux que par leurs vallées, supérieurs
par aux contrées du sud comme à celles de l' est dans le
bassin parisien. Si séduisante, la Touraine est un peu grêle.
Elle n' a pas les mêmes facultés de développement. On est étonné,
quand le regard s' est promené sur ces magnifiques vallées, de
constater la faible denside population, la pénurie relative de
bétail que trahissent les chiffres d' ensemble. Cependant ces
causes de pauvreté sont atnuées en partie par les articulations
qu' ont coupées les rivières. Les plateaux, du moins au sud, s'
amincissent ; à leur extrémité, ce sont des becs qui s' allongent
par les bandes d' alluvions que posent en se rapprochant les
rivières. Ainsi est constit" ce bon pays de Véron " , comme
dit Rabelais, coin
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enfoncé dans l' angle de la Loire et de la Vienne : pays res
longtemps isolé dans sa richesse, comme d' autres dans leur
pauvreté. Le paysan des plateaux offre déjà bien des traits du
paysan de l' ouest, isolé dans ses tairies, nourrissant sous
une apparence de douceur un esprit de superstition et defiance
. Au contraire la vie urbaine et surtout villageoise a pris
fortement racine aux flancs des vallées : vie joyeuse de
vignerons auprès desquels les gens des gâtines et plateaux
semblent de pauvres res. Ils sont fiers de leur bien-être,
exigeants pour leur nourriture et leur costume, soigneux de leur
habitation. Cependant l' exiguïde ces habitations étonne. La
Touraine est par excellence le pays des petites maisons blanches
, sans étages, à toits d' ardoise. De même dans les habitations
rurales l' anagement destiau bétail, instruments, cheptel
agricole, est rudimentaire. C' est que, pour les cultures
licates auxquelles l' homme s' adonne de préférence, l'
outillage est réduit ; l' outil principal, ce sont les bras du
vigneron lui-même. De, l' étroitesse de la maison ; de ,
aussi, ce corps souvent courbé, avec ces bras noueux comme les
ceps qu' ils ont l' habitude de tailler. Ce contraste entre les
populations des plateaux et celles des vallées va s' accusant
vers l' ouest. à mesure que le massif primaire d' Armorique fait
sentir ses approches, la vallée, devenue plus ample et plus basse
, prodigue davantages ses dons. Le Loir sinueux s' épanouit à
partir de Montoire dans l' aimable vallée qu' ont chantée
Ronsart et Racan ; tandis que sur les sables qui font au nord
leur apparition, un pays coupé de haies et de forêts se prolonge
de Cteau-Du-Loir au Perche. En bas, l' abondance et la vie
douce ; en haut, déjà le commencement de la vie rude et pauvre de
ces marches de l' ouest ; contraste dont les luttes de la
volution nous font sonder la alité. Nulle part la vallée de
la Loire n' est aussi animée et joyeuse que dans cette large
ouverture qu' encadrent les coteaux de Chinon, de Bourgueil et
de Montsoreau. L' esprit est alerte et la langue colorée, sur
cette terre rabelaisienne se déroule, entre Picrochole et
Gargantua, une guerre moins fertile encore en coups qu' en
paroles. L' abbaye de Thélème est la seule qui convienne et qui
plaise à ces caracres raisonneurs et affranchis, pour lesquels
la nature se montre indulgente. Jusqu' à Saumur et au delà, la
te aux vins pétillants entretient la vivacité et la joie au
coeur des habitants de la vallée . La Touraine, réunion de
vallées au point où le bassin parisien confine à l' Armorique et
à l' Aquitaine, se trouve beaucoup plus que le Berry, qui est
trop enfoncé dans l' intérieur, mieux même que le Maine et l'
Anjou, qui se serrent le long du Massif Armoricain, sur une
p169
des grandes voies de circulation. C' est le chemin du sud-ouest ;
et de bonne heure les voies romaines convergèrent vers le
confluent du Cher et de la Loire. Il y avait à l' origine
une de ces bourgades telles que les gaulois en établissaient
volontiers dans des îles ou des péninsules fluviales : la fortune
de Tours lui vint surtout de l' accès direct qui de ce point s'
ouvre vers la vallée de la Vienne et Poitiers. Il suffit de
franchir l' extrémité amincie des plateaux de la Champagne
tourangelle et de Sainte-Maure pour atteindre, au confluent de
la Vienne et de la Creuse, une des plus charmantes contrées de
France. C' est le pays de Ctellerault, dont l' aspect
verdoyant et les douces collinesnagent une transition aimable
vers les raides et secs escarpements du Poitou calcaire. Les
sables ditsnomaniens y affleurent, comme dans lagion du
Maine dont ils constituent le sol typique, et, dans ce cas comme
dans l' autre, c' est par la largeur des vallées que se manifeste
leur présence. La Vienne à Ctellerault s' est frayé dans ces
couches friables une vallée dont les proportions en largeur
ressemblent à celles que l' Huisne et la Sarthe se sont
tailes dans les sables de même nature et de même âge. Mais les
voies qui ont adop la vallée de la Vienne contine par le
Clain, ont une importance plus générale que celle à laquelle les
rivières mancelles ont prêté leurs vallées. C' est une porte de
peuples. Deux grandes régions d' influences souvent contraires,
lentement réconciliées dans l' uni française, entrent ici en
contact : l' Aquitaine, vestibule du monde ibérique, et la
France du nord fone par son contact permanent avec le
germanisme. Une traînée de noms historiques s' échelonne entre
Poitiers et Tours : noms au loin populaires de batailles ou de
sanctuaires, comme celui de Sainte-Catherine-De-Fierbois, où
Jeanne D' Arc fit chercher l' épée de Charles-Martel. Le
vocabulaire géographique de notre peuple d' autrefois était
restreint ; il se composait des noms que répétaient les marchands
et les pèlerins ; mais d' autant plus s' incrustaient dans la
mémoire les localités en petit nombre qu' il savait retenir. C'
étaient les points brillants dans l' obscurité qui enveloppait le
monde extérieur. La légende travaillait sur cette géographie
populaire. Elle matérialisait ses souvenirs dans un objet, un
édifice ; et partout où pénétraient les routes, pénétrait aussi
le renom du lieu consacré. La prodigieuse popularité de la
légende de saint Martin s' explique par le nombre et la
fréquentation des voies qui convergeaient vers Tours. Il n' est
pas étonnant que, dans cet état d' esprit, de nombreux pèlerins
s' acheminassent des points les plus éloignés pour participer aux
p170
bienfaits de la sainte du lieu. Telle fut longtemps la cause du
renom de Tours, et de la basilique de Saint-Martin, lieu entre
tous auguste, dont la sainteté se communiquait aux pactes jurés à
son autel. C' était donc une possession enviable que celle du
néré sanctuaire. Celui qui se rendait maître de Tours et des
lieux fameux dont s' entretenaient les imaginations populaires se
mettait par hors de pair. à Tours, comme à Reims, comme au
Mont-Saint-Michel, où Philippe-Auguste s' empressa si
habilement d' imprimer le sceau de la royauté française, résidait
une de ces puissances d' opinion qu' il était facile de traduire
en instrument de puissance politique. Dans l' idée qu' évoquait
alors le mot " roi de France " entraient les souvenirs de ce qu'
offrait de plus sacré la vieille terre des Gaules.
p171
Chapitre viii. Partie occidentale du bassin parisien. Normandie.
Le bassin parisien est, à l' ouest, tranché brusquement par la
mer. Successivement, de la Picardie aux schistes du Cotentin,
les formations de plus en plus anciennes dont il se compose :
craie blanche, argiles et sables de la base de la craie,
calcaires jurassiques, marnes du lias, se remplacent à la surface
. Elles se dessinent avec nette, chacune avec son aspect propre
, dans la topographie, et s' appellent le pays de Caux, la
vallée d' Auge, la campagne de Caen, le Bessin . Mais le
moment où elles viennent de s' étaler à la surface est aussi
celui où elles sont interrompues par la mer. Sur le plateau
crayeux du pays de Caux cette rupture a quelque chose de
saisissant. Les champs touchent au tranchant des falaises, le
sillon se continue presque jusqu' au bord ; la plupart des
vallées se terminent, suspendues à moitié hauteur, sans se
raccorder avec le rivage qu' elles dominent d' une cinquantaine
de mètres, parfois davantage. Il est clair que lorsque le profil
normal des vallées s' est fixé, la côte était plus éloige ; un
accident ultérieur a fait disparaître le raccordement avec le
niveau de base. Un autre caractère, qui ne saurait manquer de
frapper, et qui
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s' est montfécond en conquences géographiques, est le
profond creusement des vallées principales. L' Orne traverse
entre des berges relativement élevées la campagne de Caen. Dans
les argiles du pays d' Auge la Touques affouille sa vallée
jusqu' à faire apparaître le substratum jurassique. La Risle
laboure d' un sillon profond les plateaux limoneux du Lieuvin.
Enfin, dans la partie inférieure de son cours, la Seine a
puissamment enfoncé ses méandres entre des rives qui de part et
d' autre dominent de plus de Ioo mètres le niveau de sa vallée.
Cette énergie de corrosion, incompatible avec les faibles
déclivités actuelles, suppose qu' il fut un temps ces rivres
disposaient de pentes plus fortes pour atteindre leur niveau de
base, c' est-à-dire la mer. Non seulement la te était plus
éloignée, mais les terres étaient plus hautes. Plus tard le sol
subit un abaissement. La mer, empiétant sur le domaine terrestre,
envahit alors la partie inférieure des vallées, les transformant
en estuaires. Ce fut le commencement de la phase actuelle. Les
limites entre la terre et la mer devinrent telles que nous les
voyons. Toutefois, comme si, après toutes ces vicissitudes, cette
stabilité était encore mal assurée, le profil du littoral
continue à se modifier sous l' action des courants. Tandis que
les saillies s' émoussent, les estuaires tendent à leur tour à se
combler, et la terre revendique par ses alluvions une partie du
domaine perdu. Cette marche récente des phénones explique l'
état actuel. Le bassin parisien n' expire pas vers l' ouest ; il
est tronqué. Une partie de son domaine est submergée. Mais la
partie restée découverte conserve, avec une netteté intacte, les
variétés distinctives des zones qui la composent. Bien mieux que
dans le sud du bassin et presque aussi clairement que dans l' est
, chaque zone apporte successivement dans le paysage la
physionomie qui lui est propre ; de sorte que, pour chaque bande
que tranche la ligne transversale destes, apparaît un pays
distinct. Ces divisions naturelles vivent dans l' usage populaire
, et ont éveillé depuis longtemps l' attention des observateurs.
Elles coexistent avec le nom général et historique de Normandie.
Si ces noms de pays expriment les particularités du sol, celui de
Normandie résulte de l' unité que la contrée doit à sa position
générale. On ne peut aborder l' étude de cette région sans
attirer tout d' abord l' attention sur le conflit entre les
forces locales du sol et les influences venues du dehors, conflit
dans lequel sesument ses destinées historiques. Les influences
extérieures ont été puissantes et prolongées. Elles ne
constituent pas un accident, mais un fait normal ; car, par
position, la Normandie est un but. Son littoral, à l' inverse du
littoral picard, regarde le nord. Il est, pour le monde maritime
du nord, ce qu' est notre Armorique par rapport à la Bretagne
insulaire,
p173
ce que furent l' égypte et la Cynaïque pour la Grèce, ce que
d' un mot les anciens périples appelaient la côte d' en face .
Les navigateurs saxons et scandinaves le rencontraient devant eux
dans leurs expéditions vers le sud, comme aujourd' hui les
paquebots venus des embouchures de l' Elbe et du Weser dans
leur trajet vers l' Amérique. En de telles conditions les
articulations de rivages prennent grande valeur. La moindre
amorce saillante, la moindre ouverture donne asile à un germe sur
un littoral ainsi assailli par des courants de migrations et d'
aventures. Avec ses rigides falaises, le littoral du pays de
Caux n' est qu' assez peu favorable aux établissements maritimes
: pourtant, de Dieppe à Fécamp, les noms germaniques s'
échelonnent
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sur le rivage. Puis, de la Seine à l' Orne, de nombreuses
embouchures fluviales, grandes et petites, ouvrirent des portes
d' accès. Le Cotentin prêta enfin le secours et la tentation de
ses promontoires extrêmes, expirent les influences du dedans.
Cependant, en arrière de ce littoral et sur le littoral même,
réagissait en un sens contraire la force ancienne et accumulée
des influences inrieures. Toute une vieille et riche
civilisation subsistait là, fondée sur la terre. Et cette force
du sol était une garantie de résistance et de due pour l'
ancienne langue, les anciennes traditions, les anciennes races.
Le nom de haute Normandie se psente de lui-même à l' esprit,
quand, vers Yvetot ou Yerville on embrasse autour de soi l'
horizon. De larges ondulations se déroulent à perte de vue. On en
a graviniblement l' accès. Que l' on vienne de Rouen, du
Vexin ou du pays de Bray, ou du rivage de la mer, il a fallu s'
élever le long d' étroites vallées tapissées detres, on a
franchi des lambeaux de forêts, réduites aujourd' hui, mais qui
jadis couvraient tous les abords, et voici maintenant que s'
étend un pays découvert qu' aucune ligne de relief ne borne à l'
horizon. Entre les champs de blé, dont les ondulations
contribuent à amortir encore les faibles mouvements du sol, se
dessinent çà et là des bandes sombres : ce sont des rangées d'
arbres derrière lesquels s' abritent les fermes, ou à travers
lesquels se dispersent les maisons des villages. Estomes dans
la brume, ces lignes forment des plans successifs. Cela donne une
impression à la fois d' ampleur et de hauteur. En fait, le niveau
général reste élevé ; de 2 oo mètres au sommet de la convexité
du plateau, il ne descend guère au-dessous de Iootres aux
bords des falaises. Entre la basse vallée de la Seine au sud et
la dépression verdoyante du Bray au nord, ce bastion de craie
revêtu de limon se projette tout d' une pièce, comme un
témoignage de résistance aux affaissements qui ont affecté le
reste du littoral normand. Pourtant le pays de Caux n' est
Normandie que pour l' histoire et la ographie politique ; il
est avant tout, et le paysan le sait, un pays distinct. Le limon,
déposé en couches puissantes sur la convexité du plateau, y a
favorisé de temps immémorial la vie agricole. Cette puissance
diminue, il est vrai, vers la périphérie ; mais à l' aide du
marnage, c' est-à-dire en ramenant à la surface la craie sous-
jacente, il a été possible d' amender l' argile à silex et d'
étendre les cultures
p175
aux dépens des bois. Jusqu' à nos jours, c' est dans ces gains
successifs que tient toute l' histoire du pays de Caux. Ainsi se
sont multipliées les fermes entourées de leurs vergers ou
masures , d' où le fermier surveille son bétail, et que
flanquent des fossés , ou levées de terres garnies detres.
Ainsi ont pullulé jusqu' à couvrir parfois plusieurs kilomètres,
ces villages dont les rues sont des bosquets et dont les maisons
s' espacent entre les pommiers. L' eau est rare, mais l' argile
voisine de la surface permet de maintenir des mares ; et la
population put ainsi se répandre avec plus de liberté qu' en
Picardie. Sur ces plains , dans ces campagnes, la richesse
agricole, aidée du tissage domestique, avait concentré une
population nombreuse, qui s' égrène maintenant au profit des
vallées. Ici seulement le cauchois se sent chez lui ; ici il
retrouve, avec ce qui reste encore du mode d' existence
traditionnel, les façons de parler, le patelin cher à ses
oreilles. Il est étranger dans les vallées. Les vallées ne
peuvent pas être nombreuses en ce pays perméable. Sur la
convexité du pays de Caux on peut faire jusqu' à 2 o
kilomètres sans en rencontrer une. Jusqu' au niveau où les eaux
infiltrées dans la craie blanche se combinent en courants assez
forts pour atteindre l' assise marneuse sur laquelle elle repose,
il n' y a ni vallée ni rivière. Mais, au contact du niveau de
sources, la rivière sort, abondante et limpide. Dès sa naissance
quelque ancienne abbaye, un château, des moulins, et aujourd' hui
des files d' usines signalent la nouvelle venue. Par leur pureté
et par la rapidité que leur imprime la pente, ces rivières
tentent l' industrie. Ce qu' elle a fait de ces vallées, on en
juge par les rues d' usines qui, le long du bec de Cailly,
du Robec, de la rivière de Sainte-Austreberte montent à l'
escalade du plateau. Mais cela ne date pas d' hier. C' est par
les vallées que la Normandie est devenue industrielle. Elles s'
insinuent entre les flancs épais du plateau, comme des veines par
lesquelles pénètre et circule une vie différente, vie qui expire
sur le plateau me. Ce dualisme est fortement empreint sur tout
le pays. Les petites rivières cauchoises ne disposent que d' une
vingtaine de kilomètres pour racheter la différence de pente
entre leur source et leur embouchure. Elles ne tardent donc pas à
entailler profondément le plateau. L' argile à silex, mise à nu
sur les flancs, apparaît avec ses rocailles rousses, que parvient
à peine à tapisser, grâce aux éboulis, une végétation
buissonneuse. Une ceinture de taillis et de bois, rebelle à toute
culture, interrompt ainsi la continuité entre les plateaux
limoneux d' en haut et les fonds verdoyants d' en bas. Sur ces
pentes raides les charrois sont difficiles, presque impossibles ;
il faut remonter jusqu' à la naissance de la vallée. C' est pour
cela que les routes
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cherchent à se maintenir autant que possible sur le dos du
plateau, en évitant les échancrures de la riprie. Il n' y a
sur les versants ni niveau de source, ni inflexion de relief
pouvant faciliter à mi-côte l' établissement de villages. C' est
donc presque l' isolement entre vallées et plateaux. En bas l'
industrie, ou, aux bords de la mer, quelque établissement de vie
maritime. En haut les Villae ou villes , c' est-à-dire les
établissements ruraux autour desquels s' est perpétuée la vie
agricole. Si l' on pousse dans le passé l' analyse de ces
contrastes, on reconnaît dans les coupures des vallées et dans
les interstices du rivage les voies par lesquelles se sont
introduits les éléments étrangers, rénovateurs, auxquels la
Normandie doit son nom. Mais l' on se rend compte aussi d' une
des causes qui ont mis obstacle à une complète transformation
ethnique de la contrée. L' existence d' un plateau compact, dans
lequel s' était enracinée une population profondément agricole,
assez dense pour porter et maintenir un nom de peuple, a
certainement contribà la conservation du passé. Mais,
imdiatement au pied du plateau crayeux, la Seine a entaillé sa
vallée. Elle a multiplié ses méandres ; et peu à peu, entre ses
bords écartés, fuyant en lignes sombres, s' introduit un large
estuaire maritime. La Seine commence, presque au sortir du
cirque parisien, à prendre sa physionomie normande. Peu après
Meulan, les blanches roches de la craie commencent à affleurer
au soubassement des coteaux. Au delà de Mantes, le paysage a
déjà changé. Les collines à zones de végétation étagée qui
caractérisent la topographie parisienne ont fait place à de
ritables Downs , croupes à demi pelées ou tapissées de
maigre gazon, roches de composition homogène que l' érosion a
modees en hémicycles de régularité quasi géométrique. La vallée
qu' ils encadrent est plus profondément burinée dans la masse. à
Vernon, ces coteaux de craie, éventrés de carrières, couronnés
de bois, prennent une certaine ampleur. Des flancs de la roche,
percés jadis de demeures troglodytiques, sortent les matériaux de
construction depuis longtemps utilisés par l' homme. La Seine,
qui
p177
vient d' effleurer d' une de ces courbes sinueuses la base de La
Roche-Guyon, va, dans un nouveau grand cirque, baigner les
ruines de Château-Gaillard. Cependant elle n' est encore qu' à
demi engae dans la puissante assise qu' elle doit traverser :
aux arides croupes de la rive droite s' oppose, sur l' autre rive
, vers Gaillon, un pays de coteaux, mamelonné et verdoyant. Ce
n' est que lorsque l' Eure, après avoir longé parallèlement
cette longue croupe, débouche dans la plaine d' alluvions qui la
unit à la Seine, que désormais se reconstituent sur les deux
bords de la vallée les traits caractéristiques du paysage crayeux
. Fièrement découpé à pans géométriques, un coteau, dont la
silhouette reste obstinément gravée dans le souvenir, domine le
confluent de l' Andelle. sormais les falaises seroulent
plus hautes et plus régulières. Aux abords de Rouen, elles se
dressent, d' un jet, de I 45 mètres au-dessus de la vallée.
Aussi loin que l' oeil peut s' étendre sur l' autre rive, une
ligne uniforme et boisée signale le soubassement du plateau du
Roumois, qui correspond au sud à celui de Caux. Tandis que
Rouen se serre au pied de sa falaise, une pente ménagée termine
l' éperon crayeux qui se projette dans la concavité de la boucle
fluviale. Les caractères du paysage sont désormaisfinitivement
fixés ; et presque jusqu' à l' extrémité de son embouchure, c'
est à travers la masse crayeuse sulevée que la Seine va
achever son cours. Quoiqu' elle ait senti depuis Pont-De-L'
Arche les premiers fmissements de la marée, elle est lente à
modifier sa physionomie. Peu à peu cependant les éperons qui s'
avançaient dans la concavité des courbes, s' amortissent : le
fleuve, aide la force des maes, est venu à bout de les
ronger ; et il étale à leur place de larges nappes de graviers et
d' alluvions. Tantôt des forêts ont contin à s' y maintenir ;
tantôt le sol aménagé de bonne heure s' est revêtu de riantes
cultures. C' est au milieu de vergers que s' élancent, dans une
de ces péninsules aplanies, les fins arceaux de Jumièges. Même
lorsque, à Quillebeuf, la nature de fleuve se change décidément
en celle d' estuaire marin, c' est encore entre de verdoyantes
collines que s' achève la Seine. Dans l' aspect toujours élégant
du paysage où elle expire, rien ne rappelle le grandiose imprégné
de tristesse des embouchures plates de l' Escaut, de la Meuse,
de la Tamise. Extérieurement tout respire la régularité et l'
harmonie. C' est tout au plus si, à la surface, une dyssymétrie
passare des rives, la subite saillie de quelque coteau de craie
, peut donner le souon des accidents qui ont affecté la contrée
. Ils ont été pourtant nombreux etpétés. On sait, par les
travaux des ologues, que le cours inférieur de la Seine a été
gui par une série de dislocations et de failles. Ces accidents
ont facilité l' érosion fluviale à travers l' extrémité
ridionale
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du plateau crayeux, et leur prolongement existe sans doute sous
les flots de la Manche. Il est résulté cette baie qui, avec la
vallée qui s' y annexe, est une porte ouverte vers l' intérieur
de la France. Par là une combinaison étrangère, une Normandie
pouvait prendre pied. L' abri des péninsules fluviales offrait
une prise multiple à des envahisseurs ou à des colons. Ils
pouvaient s' y retrancher, s' introduire de dans les petits
estuaires latéraux, s' emparer des vallées qui aboutissent au
fleuve, remonter le fleuve lui-même. Et, de fait, les désinences
scandinaves fleur, bec, dal abondent dans les noms de lieux.
Mais, d' autre part, depuis qu' il existait en Gaule des
rapports généraux, cette vallée avait jole rôle d' un débouché
commercial actif. Strabon note l' embouchure comprise entre le
Lieuvin et le pays de Caux comme le principal siège des
relations avec l' île de Bretagne. Des villes y avaient brillé
de bonne heure : Lillebonne, Harfleur / l' ancien
Caracotinum /, Rouen. La dernière ne tarda pas à prendre la
prépondérance. Elle possédait le privilège de tenir la position
extrême où il est encore facile de traverser le fleuve. C' était
là que, pour la dernière fois, les rapports étaient aisés entre
les pays situés au nord et au sud de la Seine. Si Rouen
possédait vers le nord des relations aussi faciles qu' avec la
contrée qui est au sud du fleuve, sa position ressemblerait à
celle de Londres. Mais le pays auquel il donne immédiatement
accès au nord est une sorte de ninsule, coupée de vallons
profonds et transversaux ; et, au delà, c' est vers Paris, ou
Reims, bien plus que vers Rouen, que regardent la Picardie et
les Flandres. Au contraire, sur la rive gauche de la Seine, il
suffit de traverser la frange de forêts qui s' inscrit dans la
boucle fluviale, pour atteindre de grands plateaux en grande
partie limoneux et reposant, comme celui de Caux, sur un
soubassement de craie. Un romain y retrouverait les grandes
surfaces agricoles, les champs de blé qui ont frappé sa vue, les
directions de routes dont il a fait usage. Telle est la voie qui,
partie de Rouen, se dirige, par le plateau du Roumois, vers
Brionne, passage ancien et traditionnel de la Risle. De là il
est facile d' atteindre Lisieux ou évreux, sur les plateaux
découverts qui recommencent : aucune rivre entre Brionne et
évreux, aucune entre cette dernre ville et Dreux. Les
plains ou campagnes, divisés seulement par des lambeaux de
forêts, se sucdent au même niveau, homogènes de composition et
de structure. Ils se déroulent comme une ane ouverte jusqu' au
pays chartrain et à la Beauce, montrant la voie aux maîtres
p179
de la Seine Maritime. Ce fut un pros plein de vicissitudes
que celui qui sebattit, du xe au xiie siècle, pour la
possession de cette grande zone qui se prolonge jusqu' à la
Loire. De Rouen à Orléans la distance est plus longue d' un
tiers que de Paris ; mais les obstacles naturels ne sont guère
plus consirables. Les seuls qui s' offraient étaient ces
rivières lentes et profondes qui creusent à la base des plateaux
des côtes assez raides, et sur lesquelles les forteresses
normandes s' opporent longtemps aux forteresses françaises. L'
Avre devint ainsi une ligne stratégique, défendue à Nonancourt,
Tillières, Verneuil. diocres séparations en somme, et partout
, au contraire, des conditions homones de culture, une
circulation depuis longtempsgularisée : tout ce qui contribue
à cimenter un état social. Il se trouva donc que la contrée qui
offrait à un état constitué à l' embouchure de la Seine les
perspectives les plus naturelles d' extension, était une contrée
profonment romanie, tout imprégnée de civilisation antérieure
. Un groupement politique s' y était déopéré au profit de
Rouen. Métropole de la deuxième Lugdunaise, puis métropole
ecclésiastique, Rouen était, comme Tours, Reims, une gardienne
de traditions romaines. Autour de ce centre urbain gravitaient d'
anciens pays gaulois échelonnés sur les voies romaines se
dirigeant vers l' ouest et le sud. L' existence de cadres anciens
perpétuait des influences nées du sol et consolidées par l'
histoire. Il y avait comme une force enveloppante, dès qu' on s'
écartait destes et des fleuves. L' antagonisme des influences
intérieures et extérieures ne s' est posé nulle part avec autant
de netteté qu' en Normandie. Vue par le dedans, elle prolonge
sans discontinuité la France intérieure, elle s' associe
étroitement à son sol et à ses habitudes invétérées d' existence.
La perspective change, dès qu' on part de la mer. Une large baie
se creuse légèrement du cap de la Hève à la pointe granitique du
pays de Saire. Grâce aux inflexions de la côte et aux rivières
que remontent les marées, la pénétration est aisée. Entre les
molles collines qu' ont coupées dans les argiles la Touques et
la Dives et les plates-formes calcaires de la campagne de Caen,
l' accès est large et facile. Bientôt le littoral s' affaisse, se
perd en marais d' alluvions fluviatiles et marines, dans
lesquelles les riverains de la Frise et du Slesvig pouvaient
retrouver les Marschen de leur pays natal. Le temps n' est
pas bien loin où la mer séparait complètement du tronc
continental la partie septentrionale de la péninsule. Puis, un
littoral plus articulé, une rie deninsules et d' îles
commence avec l' apparition des granits au nord de la Hougue.
Des promontoires élevés nez servent de
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signal aux marins ; des protubérances saillantes, où il est
facile de s' isoler, se projettent, pareilles aux actés des
rivages helléniques ; enfin, face à la te opposée, se disperse
un véritable archipel insulaire. Telles sont les conditions que
rencontraient dans ces parages les essaims du nord, d' abord
saxons, puis danois et même norvégiens, qui, pendant huit siècles
, ne cesrent de fourmiller autour des tes de l' Europe
occidentale. Il est intéressant de constater que chacune de ces
protubérances acquit une individualité, forma ou forme encore un
petit pays. Le dessin des tes a ici son éloquence. Ces formes
et articulations de littoral rentrent essentiellement dans le
type de celles qu' a utilisées partout la colonisation maritime
des peuples du nord. L' extrémité du Cotentin, prolongée par les
îles normandes, rappelle la pointe septentrionale d' écosse /
Thurso /, suivie des brides ou
p181
îles du sud, les Suderoë des vikings. La Hague-Dike
reproduit un mode de fortification bien connu. Estuaires
fluviaux, îles rapprochées de la grande terre, promontoires
faciles à isoler, marais en communication avec la mer : rien ne
manque au signalement. Il y a dans les influences géographiques
une continuiqui se reflète dans l' histoire. La colonisation
maritime apparaît ici, non comme un phénomène accidentel, mais
comme un fait prolongé qui a abouti graduellement à la
transformation de la contrée. Effectivement, la nomenclature se
charge de plus en plus d' éléments germaniques. Les types
franchement septentrionaux abondent chez les habitants ; " nulle
part, même en Flandre ou en Alsace, le type blond ne s' est
conservé avec autant de netteté " que dans les cantons de
Beaumont, de Saint-Pierre-église, des Pieux, des environs de
Bayeux, etc. Ce que la Normandie a de plus normand, au sens
étymologique du mot, s' est trouet se trouve encore dans les
parties occidentales de la province, aux débouchés des rivières
du Calvados et surtout dans les saillies presque isoes du pays
de Saire ou de Hague. Types, dialectes et prononciations y
conservent encore une saveur d' autonomie. Cette répartition
confirme l' ie que suggère l' examen géographique des côtes.
Une série de colonies graduellement échelonnées le long de la mer
, usant minutieusement des facilités qu' offraient les découpures
locales, est bien ce qui s' accorde le mieux avec les rapports de
position et de structure. Lorsque, par touches répées, par
successives superpositions une partie de l' ancienne Neustrie
t é germanie, il resta à concentrer en une unité effective
ces groupes littoraux épars. Ce fut une oeuvre de haute et
pervérante politique. Il sortit de ce travail une création
vraiment originale : un être nouveau se greffa à la France du
nord. Et cette formation vigoureuse se superposa aux divisions
préexistantes, sans toutefois en détruire le cadre. Les vieux
pays subsistent, avec les différences d' aspect et d' occupations
qui tiennent aux différences de sol : le pays d' Auge avec ses
herbages, et la dissémination de ses maisons basses presque
enfouies dans la verdure ; la campagne de Caen, terre des champs
de blé, des villages agglomérés, des belles pierres ; le Bessin,
qui fait reparaître
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avec les pâturages les haies vives et les grandes rangées d'
arbres. Mais une forte teinte germanique s' étend uniformément
sur cette succession de pays. Elle s' atténue à mesure qu' on s'
éloigne des côtes ; elle s' accuse dans les articulations
péninsulaires et insulaires. La différence est donc grande entre
la côte et l' inrieur. Ce n' est pas seulement l' antitse
classique de la plaine et du bocage ; mais, en dehors des
différences qui tiennent à la composition du sol, il y a partout
en Normandie celle qui résulte de la position maritime ou
intérieure. L' influence maritime expire, dans le pays de Caux,
au seuil des falaises ; elle nètre plus librement dans le
faisceau de pays qui se concentre entre la Seine et le Cotentin
. On peut dire qu' elle étreint entièrement les extrémités de la
péninsule et les îles. La Normandie ne se termine donc pas avec
le bassin parisien. Elle ne coïncide pas avec ses limites. Elle
empiète, non par voie d' extension, mais par ses origines mêmes,
sur la partie à demi submergée du massif primaire armoricain.
Elle s' est constituée à la faveur d' un double travail politique
: l' un qui consista à former un tout d' une série d'
établissements échelonnés sur les côtes ; l' autre fut un
mouvement d' expansion, qui finit par se concentrer dans le cadre
romain et ecclésiastique de latropole de Rouen. D' un
groupement naturel de pays juxtaposés naquit ainsi une région
politique, qui fut, non une province, mais un état. Ses limites
sont des frontières artificielles et gardées par des lignes de
forteresses. Ses capitales ont un aspect royal. Des carrières de
la plaine de Caen sont sorties les constructions monumentales
qui rappellent le nom de Guillaume Le Conquérant. Colonie
maritime, la Normandie colonisa à son tour, et sonnie put
rayonner au dehors, surtout dans l' art de l' architecture, dont
elle tira les matériaux de son sol. Mais un élément foncièrement
indigène, rural même, s' incorpore à la personnalité de ce peuple
. La richesse agricole du Caux, du Lieuvin, des campagnes,
contribua à enraciner chez les habitants cette haute estime des
biens de la vie, dont se détache plus aisément l' habitant des
landes et des maigres sols bretons. Il n' y a pas, a dit un
illustre breton, un seul saint de race normande. Sans refuser
leur large part aux influences ethniques venues du dehors, on
peut dire que la terre normande a é pour beaucoup dans la
formation du caractère normand. Le marin, dont la patrie est la
mer, dont la jeunesse se passe entre les bancs de Terre-Neuve
et les pêcheries d' écosse, est en Normandie une minorité, qui
de plus en plus croît. Lui peut-être, mais lui seul, reste,
dans ses habitudes comme dans son type, un spécimen à peu près
pur de survivance ethnique lointaine. Il nourrit
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pour le laboureur le fier dédain de l' homme de mer. Il aime,
comme celui-ci, les longs repos après la vie périlleuse. Lorsque,
dans un de ces nids decheurs un peu isolés, comme il n' en
reste plus guère, on le voit débarquer, grave et calme, dans son
attirail de matelot, femme et enfants accourant sur la plage pour
contempler le butin rapporté, l' imagination évoque volontiers,
dans leur simplicité, les scènes des anciens temps. Mais quant à
la population adonnée à l' élevage, à l' industrie, à la culture,
qui est la grande majorité des populations normandes, le sol a
exercé sur elle une forte prise. Ce génie, fait de régularité et
de calcul, s' est thodiquement appliq à créer de la richesse,
et à tirer immédiatement de cette richesse les embellissements et
les commodités de l' existence. La table plantureuse, le luxe des
costumes, le développement des industries textiles en rapport
avec l' importance accore aux soins de l' habillement, sont des
traits qui de bonne heure s' associent à l' idée de la contrée.
La maison, même quand les mariaux de belle pierre manquent,
marie avec égance le bois avec la terre battue ou la brique ;
elle s' entoure d' arbres, se revêt d' une parure de lierre et de
fleurs. Soit que l' on contemple ces campagnes si amples en leur
fécondi paisible, soit que l' on déniche entre les vergers et
les prairies les maisons basses enfouies dans la verdure, ou que
l' on voie monter à travers les hêtraies la fumée des usines
blotties au fond des vallées, ou bien encore que l' oeil s'
arrête à ces restes de cteaux, d' abbayes, à ces églises aux
fins clochers qui presque partout s' élancent, c' est, sous les
formes diverses que détermine le sol, une même image d' opulence
ordone qui frappe l' esprit ; et dans cette impression d'
ensemble le présent se lie sans effort au pas.
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