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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
De la nature [Document électronique] / Jean-Baptiste-René Robinet
INTRODUCTION
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plan de l' ouvrage et dessein de l' auteur.
le spectacle de la nature offre une complication
d' énigmes, livrées à notre sagacité.
Chacun de nous a un droit pareil de
dire son mot. Les sages, nos pcesseurs
et nos maîtres, ont usé librement du privilege.
Leur exemple nous invite à prendre cette
innocente liberté. Ceux qui nous suivront,
entraînés par la même mangeaison
de deviner, s' amuseront encore à contempler
des objets, qui ne semblent à demi-voilés, que
pour nager aux savans dans tous les âges,
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le plaisir exquis d' exercer leur curiosité, et
l' espoir trompeur de la satisfaire.
Dans l' explication des phénomenes naturels,
le génie ne peut que partir d' une supposition
quelconque. Qu' il ne se lasse donc pas
de supposer, jusqu' à ce que le hazard, plus
fécond que le génie, lui présente une hypothese,
qui, en combinant tous les effets, je
n' en excepte pas les plus extraordinaires, les
duise d' abord à un seul effet général, et
exprime ensuite de celui-ci tous lestails
particuliers.
I l' homme souffre, l' homme est méchant.
Pene chagrinante, que l' amour propre rend
chaque jour plus amere ; que laflexion
aggrave ; que la raison désolée trouvevoltante.
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Les solutions ne nous manquent pourtant
pas. Mais toutes peu satisfaisantes, elles
n' ont que l' avantage de nous rapprocher
de la vérité, en nous épargnant des erreurs.
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Un être tout bon n' est point l' auteur du
mal, pas même par une permission implicite,
conséquente à des crets antérieurs. Maître
absolu des événemens, il doit répondre des suites.
Bientôt on seroit forcé d' allier la souveraine
malice à l' extrême bonté.
En vertu d' une nécessité métaphysique, le
mal est essentiellement uni au bien dans le
fini. Avec un peu d' attention et de bonne-foi,
nouscouvrons que l' un et l' autre s' y trouvent
en portion égale. D' où résulte un équilibre
nécessaire de biens et de maux
dans la nature, qui en fait l' harmonie.
Ii comment ce qui n' étoit pas, put-il
passer à l' existence ? Par quelle force vivifiante
ce qui n' est que d' hier, donne-t-il aujourd' hui
l' existence à son semblable ? Je passe
l' examen de ces questionslicates. L' analogie
de la nature exige, que, depuis l' atome
qui échappe à nos sens jusqu' au globe
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étincellant, le pere de la lumiere, tous
les êtres se reproduisent de la me maniere.
Vous verrez rentrer, dans l' unité de cette
loi, tous les regnes, tous les genres, toutes
les especes. à l' aide d' une logique exacte et
d' une assez bonne collection de faits, la
génération uniforme des êtres,
paradoxe apparent, pourra devenir plus que
vraisemblable.
Iii deux anglois ont été les premiers à
rapporter les fondemens de la morale à un instinct
précieux, qu' ils ont nommé le goût ou
le sentiment du juste et de l' injuste. Il étoit
tems qu' on bannît de cette science des idées
abstraites, pour y substituer un systême
d' affections. Partant du point où ces philosophes
se sont arrêtés, jecherai de pousser
plus loin mes recherches sur l' instinct
moral. Je développerai le méchanisme
de ce sixieme sens tout semblable aux autres,
mais plus excellent qu' eux ; ceux-là ne
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sont que pour l' individu, et la nature nous
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a donné l' autre pour le bien de l' espece. J' en
suivrai l' influence dans l' établissement de la
société et des loix politiques. J' indiquerai
aussi les moyens de le perfectionner au profit
de l' humanité.
Iv j' entends par esprits , les êtres qui
pensent, quelles que soient leur essence et
leur origine ; sur quoi je hazarderai seulement
une ou deux réflexions. La théorie
des orations de ces mêmes êtres, assujettie
à des principes aussi constans, aussi invariables
que les régles de l' optique et de l' acoustique,
c' est ce que j' appelle la physique
des esprits, qui terminera cet ouvrage.
Je veux interroger la nature, attendre ses
ponses sans les prévenir, comprendre ses
leçons avant de les interpréter, ne jamais
décider et mettre toujours mes lecteurs en état de
le faire. Qu' un esprit plus vif s' éleve avec
légéreté à des spéculations ingénieuses, pour s' y
complaire librement. Idolâtre de ses assertions,
il les annoncera comme des principes : et sa
hardiesse
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en imposera peut-être. J' aime mieux
que l' étude des effets me mene, quoique lentement,
à la connoissance des causes. En garde
contre des conjectures vagues, je n' adopterai
mes pensées qu' aprés leur avoir fait subir
l' épreuve des faits et de l' exrience. Le
spéculateur, fier de ses ptendues couvertes,
se flattera d' avoirro le secret de la
nature ; les foibles ressorts, qu' il imagina,
seront à son jugement les vrais mobiles du
monde. La nature est trop sage pour se laisser
surprendre. Ce n' est que dans un commerce
simple et assidu, qu' elle nous admet à sa
confidence, et nous instruit de ses mysteres.
PARTIE 1 CHAPITRE 1
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exposition préliminaire.
au premier coup d' oeil, le plaisir et la
douleur, l' abondance et la misere semblent
jettés comme au hazard dans l' univers,
et répandus indifféremment sur toutes les
créatures. Une seconde vue nous découvre de
l' ordre dans cette distribution. Le vice et la
vertu, pris l' un pour l' autre, circulent comme
une monnoie universelle, reçue indistinctement
de tous les peuples. Ces especes ont
pourtant un cours réglé. Nous remarquons
qu' elles baissent et qu' elles haussent toujours
en même proportion.
L' économie physique est telle que le bien
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et le mal s' y engendrent avec une égale fécondité.
Ils découlent naturellement du fond
des essences. Ils sont le développement d' un
germe aussi inépuisable d' un côté que de l' autre.
Dans le systême moral vous trouvez
des êtres, qu' on croiroit méchans par instinct.
Il y en a qui se font méchans par choix,
parce qu' ils ne trouvent pas d' intérêt à être
bons. Les tempéramens heureux sont décis
au bien presque sans leur participation.
La multitude auroit bien de la peine à rendre
raison de sa conduite. Au moins ils offrent
tous un contraste bizarre de joie et de tristesse,
de droiture et de malice. Si quelques-uns
se prétendoient privilégiés, sans examiner
combien il faudroit rabattre de leurs prétentions,
il suffit de dire que les exceptions seront
toujours assez rares pour être négligées.
L' admiration ou l' épouvante, dont ces sortes
d' exemples frappent les esprits, prouve qu' ils
sortent de la sphere commune.
Nous ne valons pas mieux et nous ne sommes
pas pires que les générations passées.
Ni l' éloquence de Rousseau, ni les brusques
incartades de Voltaire, ni la misantropie d' un
sombre déclamateur ne nous persuaderont
jamais, que nous avonsnéré. Qu' un adulateur
indiscret vienne publier aussi que la nature
s' améliore en vieillissant ; le droit des gens
impument violé, la personne sacrée des rois
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indignement outragée, la fraude et l' ambition
qui s' efforcent degler le sort des empires,
la mer qui, devenue l' esclave de l' avidité
d' une seule nation, n' ose presque plus
porter d' autres vaisseaux que les siens, les
deux mondes enfin en proie à une guerre barbare,
déposeront contre lui.
ô hommes ! Consolez-vous des miseres
attachées à votre condition, par la jouissance
des plaisirs, dont votre infortune même
vous fait une loi. Apprenez à vous défier de
la vertu de vos semblables, et à supporter
leur corruption ; en quoi consiste la perfection
de la philosophie, si elle n' est pas une chimere.
PARTIE 1 CHAPITRE 2
de l' essence et de l' existence d' une cause.
tout est cause ou effet. Disons mieux :
une seule chose est cause, tout le reste
est effet.
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Je conçois trois choses dans une cause :
une volonté qui se détermine, une intelligence
qui connoit, une puissance qui opére.
La volonté seule ne suffit pas pour agir.
Elle n' est pas active par elle-même. Nous
l' éprouvons à chaque instant. Tout nous résiste.
Le moment, qui nous échappe, voit
naître nos desirs, et celui, qui le suit, en
découvre la vanité. Nos membres même, par
indisposition ou par lassitude, se refusent
souvent au service que nous en exigeons.
L' intelligence seule, sans la volonté et la
puissance, seduira à une connoissance oiseuse.
Supposez une intelligence jointe à votre
bras, qui en voie l' intérieur, qui connoisse
le méchanisme des muscles et le jeu des
fibres motrices ; ce n' est pas assez pour le mettre
en action. Il faut d' abord une volonté qui
le détermine à se plier ou à s' étendre ; puis
une énergie capable de seconder ces déterminations.
Il arrive pourtant que l' effet suive imdiatement
la simple volonté que vous avez
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de remuer le bras. Mais dans ces occasions-là
me vous n' avez garde de la regarder comme
la cause productrice de ces mouvemens. Vous
sentez bien qu' elle ignore la maniere dont ils
s' operent. Vous parlez, vous voyez, vous
souffrez ; mais vous ignorez ce qui fait
l' articulation du oui et du non, ce qui se passe à
l' origine du nerf optique. Le physique du sentiment
est encore un secret impénétrable, et
pour l' homme philosophe qui le cherche, et
pour la femme voluptueuse qui ne songe qu' à
se procurer des sensations agréables, sans se
charger du soin dégoûtant de les analyser.
Or la cause, qui produit tous ces effets, doit
les connoître pleinement, dans toutes leurs
circonstances. Les lumieres, que l' anatomie
nous fournit sur des phénomenes si merveilleux,
pourront bien, avec le secours des
instrumens, nous mettre un jour en état d' assigner
dans le cerveau le département particulier
de chacune de nos sensations, de quelque
genre qu' elle soit. Mais c' est trop s' avancer
que de soupçonner que nous y puissions
jamais découvrir de l' intelligence et de
l' activité. Qui osera nier d' ailleurs que la
docilité du pied droit, lorsque je marche, ne
soit aussi aveugle, que ma volonté au gde
laquelle il s' avance devant le pied gauche ?
L' un pénetre-t-il plus le dessein que j' ai de
marcher, que l' autre ne conçoit la maniere
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dont le premier obéit à un ordre qu' il ne
comprend pas ?
Enfin c' est l' efficacité qui complette la cause,
joignant l' exécution à la volonté, suivant
telles loix connues. Tout être privé d' intelligence
et de volonté ne peut être supposé
actif de lui-me. Il y a de la contradiction
à donner à la matiere une force attractive
nécessairement inrente, mais aveugle, et dont
les opérations ne soient point dirigées par
une cause extérieure intelligente. Car alors
comment les corps célestes pourront-ils suivre
réguliérement la raison inverse des quarrés des
distances au centre ? En vertu de quoi auront-ils
pu choisir cette proportion, préférablement
à tant d' autres combinaisons possibles ?
J' appelle donc cause, ce qui a dans soi le
principe de son activité, ce qui porte dans
son essence complette, la raison prochaine et
ultérieure de l' effet qu' il produit. Après ce
court éclaircissement, la proposition énoncée
au commencement de ce chapitre, est évidente.
Elle ne deviendra sujette à controverse
que chez les sophistes faussement subtils,
qui feroient extravaguer le bon-sens.
D' abord, qu' il faille remonter à une cause
efficace par elle-même, c' est ce qu' on a
suffisamment prouvé avant moi. Une progression
me infinie d' effets qui prodent les uns des
autres, où l' on fait entrer tout ce qui est,
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suppose une telle cause en me tems qu' elle
l' exclue. Car, dit le docteur Clark, si
l' on envisage ce progs à l' infini, comme
une collection d' êtres ou d' effets contingens,
qui tiennent les uns aux autres, dont il n' y
a pas un qui ne dépende de celui qui le
précéde ; il est évident qu' il ne peut avoir de
cause interne de son existence, puisqu' aucun
n' est suppoexister par lui-me. On
veut pourtant qu' il existe, cet assemblage
prétendu infini de phénomenes. C' est donc
par la fécondité d' une cause extérieure, qui
n' a point elle-même de cause.
L' unité de cette cause n' est pas moins
incontestable. S' il y avoit deux causes de cette
nature, elles seroient indépendantes l' une
de l' autre, et de tout le reste, illimitées
par conséquent et infinies. De là deux infinis
distincts, premiere absurdité. Ces deux
causes tirant d' elles-mêmes leur efficacité,
existeroient nécessairement et indépendamment.
Chacune d' elles pourroit être conçue
exister seule ; et l' on pourroit concevoir
l' autre comme non existante. D' il s' ensuivroit
qu' aucune n' existeroit nécessairement ;
seconde absurdité. J' en ajoute une troisieme.
Ces deux causes auroient un pouvoir
imdiatement efficace d' effectuer leurs volitions.
Et à raison de leur indépendance absolue
ces volontés pourroient être contradictoires.
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Suppodonc que l' une voulût créer le monde et que
l' autre ne le vout pas ; par la volonté efficace
de la premiere, le monde existeroit, et par la
volonté également efficace de la seconde, il
n' existeroit pas.
PARTIE 1 CHAPITRE 3
Dieu ne nous est connu que sous la notion
de cause.
Dieu seul se comprend lui-même. Quand
nos foibles esprits veulent remonter à
cet être imtrable, ils n' ont que des termes
humains pour exprimer une essence divine.
L' inconvénient augmente lorsque nous
voulons scruter ses desseins supmes. Nous
balbutions : nous nous trompons : l' erreur est
inévitable. Nous raisonnons en hommes des
ouvrages d' un être qui agit en Dieu.
Les peuples les plus sages et les plus polis
de l' univers, les égyptiens, les grecs et
les romains tomberent dans l' absurdité la plus
étrange, en aggrandissant l' idée de la divinité,
de toutes les qualités humaines, bonnes
et mauvaises. Au temple ils exaltoient la
gloire et la sainteté de leurs dieux. L' hyperbole
n' étoit point épargnée. Dans leurs
livres ils les chargeoient des noirceurs de
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l' envie, des excès de la cruauté, des horreurs
de l' impudicité. Et par un délire de la
superstition, ils faisoient monter le vice et la
vertu des objets de leur culte, à un degré
d' atrocité et de perfection imaginaires, dont
ils n' avoient aucune notion.
Des philosophes s' éleverent fortement contre
l' extravagance de leurs concitoyens. Malheureusement
ils outrerent la raison. Pour
délivrer les dieux de l' amour, de la haine,
de la colere, et des autres foiblesses de
l' humanité, ils leur refuserent cette bienveillance
leste que nous appellons providence. La
divinité d' épicure, oisive au plus haut du
firmament, voit avec indifférence les mortels
ramper sur la terre, comme un essain
de vils insectes, qui se jouent sur un grain de
sable, et dont les jeux imcilles ne
l' affectent point.
Nous sommes accoutumés à dire : Dieu
bon, Dieu juste, Dieu sage, Dieu intelligent.
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On nous a encore appris que Dieu
aime, qu' il hait, qu' il punit, qu' il récompense.
Mais assurément, ou ces façons de
parler sont vuides de sens dans notre bouche,
ou elles expriment mal les attributs
de la divinité. Si l' on entend par bonté,
sagesse, justice et intelligence divines, des
qualités semblables, à l' extension près, à celles
qui se rencontrent dans les hommes, on
tombe dans un antropomorphisme subtil qui
n' en est que plus dangereux. Des traits si
peu réles défigurent la majesté supme,
aulieu de la peindre.
La sagesse, qui pour nous est un choix
judicieux entre le bien et le mal, un éloignement
sincere de celui-ci et la pratique volontaire
de l' autre ; la sagesse peut-elle convenir
à celui qui par son essence est incapable de
mal ? L' intelligence qui instruit, qui éclaire,
qui découvre la vérité et dissipe les prestiges de
l' erreur, appartient-elle à un esprit qui n' a
rien à comprendre, qui voit tout dans lui,
qui sait tout, parce qu' il a tout fait ? Ou
soutiendra-t-on qu' une sombre lueur qui nous
égare, soit un rayon échapde la lumiere
universelle et inaccessible ? Quelle est cette
justice inconcevable qui défend expressément
de punir les enfans des fautes de leurs
peres, et ordonne au roi d' Israël d' exécuter
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à la rigueur l' interdit porté contre les
hamalécites, plus de quatre cens ans après
leur crime, c' est-à-dire, sur des hommes qui
ne pouvoient pas avoir participé à l' impiété
de leurs ancêtres, sur des enfans à la mamelle,
dont l' innocence les en rendoit encore
moins responsables ! Quelle étrange bonté
dans le créateur, de faire à l' homme des
dons empoisons dont il prévit l' abus, de
vouloir qu' il soit sollicité sans cesse au mal par
un penchant fatal qu' il lui donna, résolu de
le châtier avec la plus terrible sévérité, s' il
a le malheur d' y succomber ! Qu' elle confine
de près à la malice ! Et cependant qu' elle est
surieure à ce tendre sentiment qui nous porte
à procurer aux autres tout le bien qui est
en notre pouvoir ! Ici la raison confondue
se tait.
Sans doute Dieu est saint et trois fois saint.
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Mais c' est l' infinité me de sa sainteté qui
l' éléve si fort au dessus de notre portée. Un
peu plus bas et plus proche de nous, elle ne
seroit plus digne de lui. Semblable au soleil
dont les rayons touchent le limon et la fange,
sans en être souillés, le mal qu' il peut prévenir
et qu' il n' empêche pas, ne porte point
atteinte à sa pureté ; au lieu que l' homme seroit
coupable de laisser commettre le crime,
qu' il dépend de lui deprimer. En vain
l' on employera toute la force du génie à presser,
pour ainsi-dire, les actions les plus vertueuses,
à en extraire ce qu' elles ont de plus
pur et de plus droit, pour en former une idée
de la sainteté divine. Ce qui rehausse le
rite de celles-là, c' est la liberté pour le
mal ; imperfection qui ne se trouve point dans
l' être par excellence.
S' il est vrai que Dieu aime et qu' il hsse ;
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convenez aussi que ces affections dans lui,
ne ressemblent en rien, me pour le fonds,
aux passions des mortels. S' il se repent d' avoir
créé l' homme, cette repentance n' a rien
de commun avec le chagrin que l' on conçoit
d' une fausse démarche, ou d' une disgrace impvue.
De quoi s' affligeroit ce maître absolu ?
Il a tout arrangé. Rien n' arrive contre
sa volon. La volte d' un ver de
terre porteroit-elle l' épouvante au trône de
l' éternel ? Il n' acquiert point de nouvelles
lumieres ; la droiture n' a pas besoin de rectifier
ses sentimens, ni de réformer ses orations.
Comment donc connoître la maniere dont le
mal moral l' affecte, dont il compâtit à nos
miseres ? Où en est le type ?
Pourquoi s' obstiner à vouloir déchirer le
voile sacdont cet objet invisible se plaît à
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s' envelopper. Il parle de lui-me dans les
livres saints. Est-ce pour nouscouvrir ce
qu' il est, ou pour nous mettre dans l' impossibilité
de le conntre jamais. Ses termes sont
moins proportios à sa grandeur qu' à notre
foiblesse ; de plus sublimes ne seroient pas
entendus. Mais ceux que nous comprenons,
pris à la lettre, seroient un tissu de
contradictions ; et la licence, qu' on a prise de les
interpreter, a engend toutes sortes d' erreurs. Que
de théologiens et de peintres sont les apôtres
de la superstition ! Les uns en peignant la
divinité sous une forme humaine ; les autres
en la faisant agir selon les vues et les caprices
de l' homme.
Nouvelle témérité, nouvelle méprise. On
prétend s' élever de l' effet à la cause, de l' ordre
qu' on admire dans l' univers, à la sagesse
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de son auteur. " pour voir qu' il y a une
sagesse souveraine,... etc. "
voyons si ce moignage universel n' est
point suspect. Il me semble, à moi, plein
d' illusion, d' erreur, et d' imposture. Il favorise
les deux contraires. Les manicens
l' emploioient avec autant de succès, pour en
déduire l' existence d' un principe méchant.
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Ils opposoient à ces traits de sagesse, un désordre
aussi réel : tant d' animaux nuisibles, les
orages, les tonneres, les tremblemens de
terre, la peste, la famine, les maladies, la
douleur, la mort, et ce déluge de crimes qui
inonde la société : se croyant en droit' insérer
l' inhabileté de l' ouvrier, d' un ouvrage
si irrégulier.
En concluant de l' effet à la cause, on ne
peut pasgitimement accorder plus de perfection
à celle-ci, qu' il n' y en a dans celui-là.
L' excès ne seroit fonque sur une conjecture
incertaine. L' exactitude et la précision
logiques exigent de plus qu' on donne à la
cause tout ce que contient l' effet. On juge de
quel inconvénient il y a d' avancer que Dieu
s' est peint dans son ouvrage, et que chaque
partie de l' univers porte l' empreinte de quelqu' un
de ses attributs. L' ordre qui y regne,
n' est pas plus le type visible de sa sagesse, que
notre imcillité n' est l' image de son intelligence.
L' existence de l' effet prouve invinciblement
celle de la cause. Pourquoi ne peut-on pas
conclure de me des qualités de l' un à celles
de l' autre ? C' est qu' ici la cause et l' effet
sont d' un ordre différent. L' effet est contingent,
et la causecessaire ; l' un fini, et l' autre
infinie. Or il n' y a rien d' analogue entre
le fini et l' infini. Parvenus à la connoissance
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d' une cause nécessaire, tenons nous y :
toute recherche ultérieure sera dangereuse.
Pour en raisonner à priori , avons-nous de
quoi assurer nos sculations, confirmer nos
hypotheses, réaliser nos fictions ? Comment
former des analogies à posteriori ? L' être, que
nous tâchons de trer, étant unique et
isolé au delà de tout, ne se range sous aucune
espece connue.
Il y a un dieu, c' est-à-dire, une cause des
phénomenes dont l' ensemble est la nature.
Quel est-il ? Nous l' ignorons, et nous sommes
destinés à l' ignorer toujours, dans quelqu' ordre
de choses que nous soyons placés,
parce que nous manquerons toujours d' un
moyen de le connoître parfaitement. L' on
pourroit encore mettre sur la porte de nos
temples l' inscription qu' on lisoit sur l' autel
que l' aopage lui fit élever : deo ignoto .
PARTIE 1 CHAPITRE 4
d' une unité d' action dans la nature.
on vient de voir qu' il n' y a qu' une cause.
Ce nom ne convient point aux instrumens
par qui la cause universelle agit, ni
aux mobiles aux quels elle a communiq une
portion de son activité. Aussi ces prétendus
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agens produisent, par une force qu' ils n' ont
pas, des effets cous avant qu' ils fussent.
Mais au commencement, la cause éternelle
qui avoit engrainé, pour ainsi dire, les énemens
les uns dans les autres, afin qu' ils
se succedassent infailliblement selon sa volonté,
toucha le premier anneau de la chaîne
immense des choses. Par cette impression
permanente, l' univers vit, se meut et se perpétue.
D' une unité de cause suit une unité d' action,
laquelle ne part pas me susceptible
de plus ni de moins. C' est en vertu de
cet acte unique que tout s' opere. Quand il
sera épuisé, tout cessera.
Depuis que l' on étudie la nature, on n' y
a point encore remarqde phénomene détaché,
de rité indépendante. C' est qu' il
n' y en a point et qu' il ne sauroit y en avoir.
Le tout se soutient par la mutuelle correspondance
de ses parties. à coup sûr si une
seule arrachée violemment de sa place, rompoit
la continuité, toute l' économie naturelle
en souffriroit. C' est comme une voûte
dont les voussoirs font équilibre. Qu' un seul
s' échappe, l' ouvrage entier va crouler.
Il résulte de tout ce que l' on a dit jusqu' ici,
que la nature n' est pas la cause unique,
mais l' acte unique de cette cause, ou, si vous
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voulez, l' ordre dans lequel les choses procédent :
ordre uniforme, quelque bizarres qu' en
soient lessultats à notre jugement : ordre
invariable, quoique l' orgueil se flatte vainement
d' en changer le cours : ordre où viennent
se placer tous les êtres par une alternative
de générations et de destructions, pour
concourir à cette variété d' événemens, qui
doit embellir les annales du monde.
PARTIE 1 CHAPITRE 5
de l' état présent de la nature.
le véritable état de la nature n' est pas
celui où les êtres se trouvent à leur
naissance, abstraction faite de tous les
accroissemens qu' ils peuvent se donner par une
énergie interne, ou recevoir de l' influence des
objets du dehors, aux quels ils sont soumis ;
mais la condition que la nature se propose de
leur procurer, comme la plus convenable et
la meilleure. L' état véritable d' une plante,
d' un rosier par exemple, n' est pas celui où
il n' existe que dans son germe, où il n' a
pous qu' une tige foible, garnie seulement
d' un petit nombre de feuilles à demi-dévelopes,
ni me lorsqu' il a commenà
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nouer quelques boutons. C' est plutôt lorsqu' au
printemps il se couronne de fleurs brillantes
dont les couleurs vives et le doux parfum
qu' elles exhalent, charment la vue et
l' odorat.
Tout être chérit son existence et cherche
à l' aggrandir autant qu' il en est capable. Le
moindre bluet suce la terre ; par une force
aspirante il pompe ce suc et le filtre jusqu' à
l' extrêmité de ses feuilles. Il se nourrit encore
des pluies qui l' arrosent. Il s' étend, il
croît, il atteint peu à peu la perfection de
son espece. L' esprit humain doit suivre la
loi commune. L' on ne voit pas ce qui pourroit
troubler ou arrêter la progression de ses
connoissances ; ce qui s' opposeroit à son
développement ; ce qui étoufferoit l' activité
de cet esprit tout de feu qui a certainement sa
destination, puisque rien n' est fait en vain ;
et dont la destination ne sauroit être que
d' imaginer, inventer et perfectionner.
Non : les hommes n' étoient pas faits pour
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errer dans les forêts, à la maniere des ours
et des tigres. S' il en est qui se contentent
de cette vie misérable, qui peut-être la préferent
à une autre plus heureuse pour nous,
c' est que la cause productrice devoit remplir
avec une profusion magnifique, toutes les
classes de l' animalité, faire des animaux domestiques
et d' autres incapables d' être apprivoisés, des
hommes sauvages et des hommes sociables.
Mais, comme il n' y a guere d' apparence
que les premiers puissent se défaire
de leur grossiéreté, afin de s' élever à quelque
chose de mieux ; il seroit aussi contre les
intentions de la nature, que les autres languissent
dans leur imcillité originelle, en
laissant se perdre par l' inaction, des facultés
qu' ils n' ont que pour en faire usage.
La société est donc l' ouvrage de la nature,
en tant que produit naturel de la perfectibilité
humaine, aussi fertile en mal qu' en bien.
Les arts et les sciences, les loix et la forme
variée des gouvernemens, la guerre et le
commerce, tout enfin n' est qu' un développement.
Les semences de tout étoient dans
la nature : elles sont écloses, chacune à son
tems. Peut-être elle recele encore dans son sein
d' autres germes plus lents, dont les races
futures recueilleront les fruits. Alors la sphere
dunie s' étendra ; il prendra lui-même
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une forme plus grande. L' arbre des sciences
acquerra de nouvelles branches. Le catalogue
des arts augmentant, leur description
deviendra plus ample. L' on verra aussi
de nouveaux vices et d' autres vertus.
Ne croyons pas que les êtres aient la
force de sortir de leur état naturel. Ils
y sont retenus par des liens qu' ils ne rompront
pas. Si quelques-uns ont le pouvoir
de modifier leur existence, cette liberté ne
passe point les bornes de leur espece. Sur ce
fondement, leur sort actuel sera regardé comme
leur condition naturelle. L' étude du présent
suffit au sage.
PARTIE 1 CHAPITRE 6
dég de perfection convenable à la nature.
nous avons appris à distinguer deux sortes
de perfections : l' une absolue, appanage
exclusif de la cause unique, c' est l' infini :
l' autre relative, qui est le propre des productions
de la cause, et qui consiste en ce
que chaque être ait les qualités qu' exige le
rang qu' il occupe dans l' univers.
Sans nous mettre en peine si le monde
nous vivons, est le meilleur possible, voyons
p29
ce qu' il est, avant de raisonner sur ce qu' il
peut être. La nature est aussi parfaite qu' il
se peut dans le systême actuel. Lorsque
Moyse représente Dieu parlant et créant,
il lui fait approuver tous ses ouvrages, et
en exalter également la bonté, à mesure qu' ils
sortent de ses mains tout-puissantes. Il crée
les feux souterrains qui embraseront des villes
entieres, les eaux qui submergeront le
globe terrestre, l' homme qui tuera son frere
et blasphémera son auteur ; néanmoins
il dit que tout est bon. C' est que l' embrasement
de Sodome, leluge universel et
l' impté des hommes sont réellement des
ingrédiens cessaires du plan qu' il projetta,
avant la naissance des tems.
On admet commument une troisieme
espece de perfection, une perfection de
préjugé : celle qui résulte d' une idée arbitraire
du beau, d' une convention gratuite,
souvent démentie par le bon-sens. Celle-ci
fait regarder certaines parties comme plus
nobles que d' autres, et certaine texture comme
plus licate qu' un tissu different. Mais
elle varie avec les moeurs, le climat, les
intérêts, et ressemble à un pur caprice.
L' essence absolument parfaite n' a pas
plus la liberté de se dépouiller de ses perfections
propres pour les donner à une autre,
p30
que de se détruire elle-même. Si pourtant,
selon une opinion bizarre, elle distribuoit
à ses catures des portions quelconques de
ses attributs, dans la mesure qui leur convient ;
ces qualités toutes bonnes dans leur
source, s' altéreroient en la quittant, pour passer
dans le créé, où étant limitées, les confins
en seroient semés d' inconvéniens que
nous tenons pour des maux.
Lorsque l' être suprême solut de revêtir
le néant de l' existence, il dut s' attendre
à voir cette existence, parfaite dans lui,
se détériorer dans les nouveaux êtres que sa
main préparoit. Suppo qu' ils dussent exister
par une émanation divine, il ne put ignorer
que ceux, aux quels il se communiqueroit
davantage, seroient infailliblement les
plus chans. Il pvit que l' amour de soi,
la liberté, l' intelligence qui, comme des écoulemens
de ses perfections infinies, alloient
devenir propres du fini créé, y seroient des
qualités défectueuses, avec un dégré de vice
proportionné à leur bonté intrinséque. Alors
non seulement toutes les formes seront nuanes
de graces et de fauts, mais il faudra
que les plus belles soient les plus vicieuses.
L' homme se croit la plus noble des catures.
Qui oseroit le lui disputer, depuis
qu' il a trouvé l' art de se faire de ses foiblesses
p31
des titres de grandeur, et que s' égalant
à la divinité, il a exigé des autels et des
adorations ? Mais disconviendra-t-il qu' il ne
soit le plus misérable des êtres, le seul qui
ose s' éloigner de l' ordre, le seul dont le repentir
aille jusqu' au désespoir, le seul que
l' on voie maudir son existence et redemander
l' aantissement. De toutes les prérogatives
p32
de l' humanité, l' intelligence et la
volonté sont les plus précieuses et les plus
funestes. Ce contraste n' a rien d' étonnant.
Les attributs de l' infini, alliés au fini, en
contractent l' impureté. Ilsnerent d' autant
plus, qu' ils sont d' une essence plus délicate,
plus fine, plus relevée. Il faut donc que
les facultés de connoître et de vouloir, les plus
p33
sublimes dans Dieu, deviennent les plus basses
dans l' homme. En effet rien ne dégrade
plus celui-ci, que d' être attaché au crime et
à l' erreur.
Quoique l' être complet enserre dans le
vaste contour de son immensité toutes les existences
actuelles ou possibles ; quoique celui-là
seul soit réellement et en vérité, qui
est indépendamment et nécessairement ; quoique
tout soit dans lui et qu' il ait droit de
s' attribuer tout l' être, cependant quelle
absurdité de vouloir que la raison de l' homme,
l' instinct du chien, la rapidité du cerf, la
splendeur du soleil soientritablement des
parties détachées de sa substance, hors de laquelle
rien ne peut exister ! Disons plutôt
p34
qu' il donna la vie et la forme à ses conceptions
éternelles, c' est-à-dire qu' il créa le monde
et ses propriétés. Il ne les tira point de
lui, ni d' ailleurs. Elles n' étoient nulle part.
Il voulut qu' elles fussent : il dit et elles furent.
Or dans ce systême-là me lesultat de
la création n' est encore qu' un composé de
biens et de maux, avec un équilibre précis
des uns et des autres. La puissance créatrice
en prenant tout son essor, ne fera jamais
rien d' infini. Ses productions ont toujours
des bornes, qui sont pour elles une source
nécessaire de vice ; et ce vice attaque les
essences créées dans toutes leurs qualités et dans
tous les dégs de celles-ci : en sorte qu' il
n' en est pas un qui ne porte avec soi sa dose
d' imperfection. Ce n' est pas une merveille,
que plus ces qualités sont excellentes, plus
elles aient de mal comme rivé à leur nature.
Je m' étonnerois au contraire qu' il y en eût
une seule pure et sans alliage ; car la
toute-bonté n' appartient pas au fini. Je serois
également surpris que la meilleure ne fût pas la
plus fectueuse, puisque chaquegré d' excellence,
de quelque façon qu' on l' entende,
est toujours incomplet.
Je ne développerai point ici une preuve qui
sera beaucoup plus sensible après quelques
momens d' observation. J' en ai dit assez pour
p35
conclure d' avance que la perfection dont la
nature est susceptible, consiste en ce que la
somme des biens y égale pcisément celle des maux.
PARTIE 1 CHAPITRE 7
de la iérarchie naturelle des êtres, et
de leur variété.
l' échelle des êtres, appuiée sur le centre
du monde, s' éleve de tous les tés,
et va se perdre au delà de ses bornes connues.
Il y a bien loin de l' échellon d' nous
partons, jusqu' au premier, et encore bien
loin de celui où nous parvenons, jusqu' au
dernier. Leant est à un bout : l' existence
infinie occupe l' autre. Livrez votre imagination
à toute son énergie, et tâchez de concevoir
la multitude prodigieuse d' intermédiaires
entre les deux extrêmités. Sommes-nous
au milieu ? Sommes-nous en-deçà ou au-delà
du milieu ? Quand nous jettons un coup d' oeil
sur le monde des insectes et des animalcules qui
rampent à nos pieds, nous nous croyons très-près
du sommet de l' échelle. Lorsque, levant
les yeux, nous voyons l' aigle planer dans
la région du tonnerre, lorsque nous contemplons
une infinité de globes immenses rouler
p36
dans des spheres plus élevées les unes que
les autres, nous nous trouvons placés bien bas.
L' univers s' est agrandi à nos yeux, depuis
l' invention du télescope et du microscope.
Il seroit double et triple, si ces instrumens
doubloient ou triploient de force. Nous
avons découvert du mouvement, de la vie,
du sentiment, de l' instinct, où nous ne souonnions
pas le l' existence. Les ptendus
espaces imaginaires se sont trous remplis de
planetes et de soleils plus consirables que
ceux que l' on découvre à la simple vue. Une
partie de l' univers est encore sous le voile.
Au moins ce qui affecte nos sens suffit pour
exciter notre admiration. Nous sommes surtout
frappés de la gradation des êtres, si
prodigieusement nuancée.
D' abord les élémens se combinent. Un
petit nombre de principes simples sert de
base à tous les corps. L' air, l' eau, la terre,
le feu, les sels s' unissent et prennent mille formes
variées, que l' imagination la plus forte
n' auroit pas pvues, qu' elle cooit à peine
après l' analyse des composés. La terre seule,
cet amas de grains spongieux, souples et ductiles,
offre une diversité étonnante, si le
prodige étoit moins commun. Que de genres
et de classes ! Terre ordinaire, argile,
marne, tuf, ocre, bole, talc, gyps, spat,
p37
sable, sablon, gravier. Terre colorée,
rouge, blanche, verte, noire, grise, jaune,
brune, dorée, argentine, mêlée d' une ou de
plusieurs couleurs, avec une teinte plus ou
moins forte. Que sera-ce, si l' on fait entrer
dans la distinction des terres, l' odeur, la saveur
et d' autres qualités plus particulieres :
celles de résister aux acides, de se calciner au
feu plutôt que de s' y vitrifier, d' être saponaire,
de brûler comme le bois ; et celles
que les physiciens ignorent encore ?
Platon suivi de plusieurs modernes, dit
que l' eau chargée de parties terreuses se
pétrifie en se desséchant, mais que la terre
abonde dans ces mélanges. Que de composés divers
va produire ce suc lapidifique ! Qui pourra
compter toutes les especes de pierres fines,
dures, transparentes ou opaques, de crystaux,
de marbres et de cailloux, de pierres
empreintes et figurées ? La riche variété de
ce genre de fossiles a quelque chose de singulier.
Il n' y a peut-être pas un objet dans
la nature, dont il ne nous donne une image
ressemblante. Les crystallisations se forment
sous trois, quatre, cinq angles, et davantage.
Nous y trouvons des poligones de toutes les
sortes, réguliers et irréguliers ; des prismes,
des cubes, des cylindres, des cônes, des pyramides.
Les pierres précieuses forment un
systême complet de couleurs, avec tous les
passages connus d' une nuance à l' autre, tous
p38
les tons du blanc au noir, auxquelspondent
le diamant et le jayet. Les dendrites
représentent des plantes, des arbres et des
buissons ; des oiseaux, des quadrupedes, des
figures humaines. Les pierres de Boulogne
et de Florence ritent encore plus l' attention
des curieux ; ils y voyent des villes, des
paysages, des rivieres, une mer, un ciel,
sans que l' imagination y mette rien.
Passons aux substances talliques : ce sont
des terres vitrifiables, unies à une matiere de
feu, nommée phlogistique. Ici nous avons
des métaux proprement dits, fusibles et malléables,
qu' on ploye sans les casser ; là des
demi-taux friables et cassans ; des métaux
parfaits, que le feu n' altere point ; des métaux
imparfaits, que l' action du même
élément réduit en chaux, puis en verre ; des
taux qui perdent leur fluidité en se refroidissant ;
un autre qui reste toujours en fusion,
sans chaleur sensible : car les nouvelles
expériences de la congélation du mercure
n' empéchent pas que son état naturel sur la terre
ne soit celui de fusion ; destaux enfin qui,
augmentant de volume lorsqu' ils se figent, se
moulent aisément, au lieu que d' autres diminuent
de masse, se resserrent, et semblent fuir
l' empreinte qu' on vouloit leur faire prendre.
Le regnegétal a été plus étudié qu' aucun
autre. Les naturalistes ont parcouru
toute la terre en herborisant. Le bas des vallées,
p39
le sommet des montagnes, le creux des
cavernes, le fond des rivieres, l' abîme de
la mer, rien n' a échappé à leurs recherches
curieuses. Cependant les Guettard, les Jussieu,
les Linnaeus auront beau enrichir les herbiers
des Tournefort et des Vaillant, leurs
collections demeureront incomplettes. Ceux
qui se chargeront du soin de perfectionner
celles-ci, y laisseront encore des lacunes.
Quand tous les vuides seront-ils remplis ?
Quand pourra-t-on se flatter d' avoir saisi et
reconnu toutes les formes que le suc végétatif
a prises, en passant par des degrés si fins, du
corail et du nostoch il n' a qu' une activité
lente et foible, qui avoit trompé les plus
clair-voyans, jusqu' à la plante où il semble
prendre du sentiment ?
La magnificence de la nature augmente à
mesure que notre pensée s' éleve des corps que
la terre renferme dans ses entrailles, à ceux
qui restent attachés à sa couche supérieure, et
de ceux-ci aux êtres qui se promenent sur la
surface du globe, ou qui s' élancent dans son
atmosphere. Ici il y a plus qu' un mouvement
sourd et tout interne : il est local ; pcipité,
rallenti ; droit, curviligne, perpendiculaire,
oblique. L' esprit animal, diversement
combiné avec la matiere grossiere, la façonne
et l' organise. La variation des organes en
nombre, en grandeur, en finesse, en texture
p40
interne, en figure extérieure, donne des especes
qui se divisent et se subdivisent à l' infini
par de nouveaux arrangemens. Une surabondance
d' élément séminal, dépositaire de
la forme spécifique, peuple chaque division
d' une foule d' individus qui se ressemblent tous,
quoique tous différens les uns des autres.
Quelle fécondité dans la cause ! Pour en avoir
une ie légere (car c' est tout ce qu' on peut
espérer), considérons d' abord l' animalité en
petit et en infiniment petit.
Eustachius avoit fait un microscope
qui donnoit la grosseur d' une noix ordinaire
à des grains de sable, passés par un tamis de
soye fort serré. Cet instrument lui fit appercevoir
un petit animal qui sortoit d' un de ces
grains de sable imperceptibles, comme d' un
antre. Je laisse aux observateurs d' insectes à
juger de la finesse du coeur, des veines, des
arteres, et des vaisseaux lymphatiques de cet
animalcule, ou plutôt de cet atôme organisé,
de ce rien ou presque rien vivant. Il
s' agiroit ici de suivre l' animalité dans toutes
ses métamorphoses, de la voir non pas sauter
brusquement d' un état à l' autre, mais y
parvenir par des changemens délicatement
gradués, dont la suite est tellement liée et
pressée, qu' elle n' offre point de vuide où l' on
puisse supposer de nouvelles combinaisons.
Elle s' arrête à chaque espece, autant de tems
p41
qu' il en faut pour lui donner toutes les formes
qui peuvent lui convenir.
La distance du ciron à l' éléphant, à l' homme,
à l' aigle, est trop grande pour l' embrasser
d' une seule vue. Prenons celle du ciron
à la fourmi, ou de l' animalcule d' Eustachius,
au ciron. Armons nos yeux
du microscope de cet observateur. Toutes
les grandeurs interdiaires existent sous une
forme animale avec une proportion exacte
d' organes et de membres. Elles existent sous
la figure d' oiseaux, de reptiles et de poissons.
Les semences de ces petits animaux, fourmillent
de vers ; et leur petitesse étonnante,
plus prodigieuse encore dans sa variété, n' est
pas le dernier terme. Remontons à présent
du ciron à la fourmi, de la fourmi à la cigale,
au mulot, au liévre, au chien, au
tigre, au cheval, au bufle, au chameau.
Songeons que par-tout les entre-deux sont aussi
abondamment peuplés, aussi richement diversifiés...
je m' arrête à cette esquisse ébauchée,
livrant le lecteur à la force de son imagination.
Mais qu' admirera-t-on davantage, ou l' immense
variété des êtres, ou l' équilibre parfait
de biens et de maux, qui se maintient
entre eux ? Dans la gradation des essences et
des vertus dont elles sont douées, le pire est
toujours à côté du meilleur. En suivant les
p42
nuances du bon, à mesure qu' elles s' affoiblissent,
on trouve de même que l' espece qui semble
avoir été négligée dans la distribution
générale des dons, est exempte des miseres
qui en sont inséparables : commençons par
observer, nous raisonnerons ensuite.
PARTIE 1 CHAPITRE 8
vue rale de la nature : double tableau
qu' elle présente.
l' axe du monde incliné et les orbites planétaires
devenues elliptiques sont une des
sources principales du bien et du mal physiques.
Delà en effet la température variée des climats,
les chaleurs de la zone ardente, le froid qui rend
les poles inhabitables, et l' air plus doux qui
regne des tropiques aux polaires ; la fécondité de
nos campagnes, et la stérilité des déserts ; la
vicissitude des saisons, passage éternel du plaisir
à la douleur, des agrémens du printems, aux
ardeurs blantes de la canicule, des richesses
de l' automne à l' intempérie de l' hiver. De
la rotation du globe, la succession du jour et
de la nuit : jour qui prête sa clarté aux scenes
sanglantes que nous abhorrons, et aux
actions généreuses que l' on n' admirera jamais
assez : nuit qui répand à propos ses pavots
bienfaisans sur le manoeuvre fatigué, pour
parer ses forces, et qui couvre de ses ombres
criminelles l' inceste et l' adultere.
On diroit que la nature se combat sans
cesse avec une constance cruelle. Le tems
produit par lui-même est par lui-même détruit.
Il engendre tout, puis il dévore ses enfans.
Les élémens servent en esclaves ses volontés
contraires. L' air, le principe de la vie, se
charge d' exhalaisons infectes, et va porter
des semences de mort au sein de ceux qui le
respirent. La bise succede au doux zéphyr.
Les vents réguliers assurent la navigation : les
aquilons furieux troublent la plaine liquide.
Le feu échapdes veines des cailloux,
s' attache aux matieres combustibles pour réchauffer
nos membres engourdis, pour pparer
à nos estomacs biles une nourriture
facile à digérer, pour fondre et façonner les
taux. Ce me feu ébranle la terre jusques
dans ses fondemens, truit des villes
entieres et consume leurs habitans. Sous la
forme d' une flamme subtile, il nous dédommage
de l' absence du soleil. Le méchaniste
adroit le substitue comme force mouvante à
p44
toute autre puissance pour mouvoir de grandes
machines ou élever des poids énormes.
Le ros sanguinaire l' employe, comme élément
destructeur, à satisfaire sa rage inhumaine.
L' eau humecte la terre et la fertilise, arrose
les plantes et les fait germer, saltere
les animaux et facilite la dissolution des alimens
qui entretiennent leur vie. L' eau fait
la communication des deux mondes en comblant
l' ame qui les pare, qu' on n' eût point
franchi vuide. Les rivieres et la mer sont
des réservoirs communs qui fournissent à la
délicatesse de nos tables. Nous avons beau
les peupler par droit ou contre le droit :
la nature en jouant répare leurs pertes.
Les eaux, élevées en vapeurs à une hauteur
diocre de l' atmosphere, y temperent pendant
le jour les rayons enflams du soleil :
la nuit elles retombent en rosées abondantes,
attendrissent les fruits, et les ouvrent
à la douce chaleur qui les pénetre et les rit.
Mais nous opposerons à ces avantages
précieux, les torrens grossis des neiges et des
pluyes, qui détruisant les digues qu' on opposoit
à leur fureur, causent des dommages
si consirables ; les brouillards épais et malsains
qui semblent nous envier la lumiere du
soleil, qui engendrent encore les rhumes et
les catharres ; les orages terribles de l' océan
p45
atlantique ; les trombes, ces grandes colonnes
d' eau, qui fondent tout-à-coup sur un vaisseau,
le brisent et le submergent ; les thyphons
si dangereux et si fréquens, en certaines
saisons, dans la mer de la Chine ; la bizarrerie
étrange de toutes les mers, qui conduisent
heureusement au port des guerriers que suit
le trépas, et engloutissent dans leurs flots des
citoyens industrieux qui apportoient à leur
patrie les richesses d' un autre pays ; les déluges
en un mot dont on nous montre encore des vestiges
et dont le souvenir seul imprime la terreur...
de quelque maniere que les couches terrestres
se soient durcies en s' affaissant et se
précipitant vers le centre, les supérieures
sont restées dépositaires de tous les trésors
de la terre, qu' elles nous prodiguent tour à
tour. Par malheur ces biens sont pour les
bons et pour les méchans ; d' où il arrive que
cette profusion mal-entendue les rend aussi
nuisibles que profitables au tout. La terre
est pour tous, et n' est à personne. L' homme
n' en possede par droit que ce qu' il peut
en occuper, c' est-à-dire, l' espace borné à
l' étendue de son être, quelque part qu' il existe.
La terre cependant est un sujet de guerre entre
les rois. Pour en posseder la superficie
que nous occupons, ils nous font rentrer
dans son sein avant le tems. Ne seroit-il pas
p46
plus heureux pour nous de n' en être jamais
sortis ?
Qu' on exagere tant qu' on voudra la structure
merveilleuse de la terre, qui la rend si propre
à porter toutes sortes de fruits ; ces montagnes
d' où découlent les fleuves ; ces vastes
campagnes, couvertes de moissons does ;
ces côteaux couronnés de vignobles ; ces vergers
plantés de fruits ; ces vallées où les troupeaux
trouvent une herbe tendre et fraîche ;
ces bassins d' eaux minérales, pparés
par une main invisible ; les vertus innombrables
des végétaux ; l' utilité universelle
des sels ; tant de métaux, le mercure surtout
d' un usage si étendu dans la médécine,
remede infaillible contre le venin mortel qui
attaque le genre humain jusques dans la source
de la vie. Tout cela n' est que le contrepoids
de notre misere. Cette affluence de biens me
rappelle les peines qu' ils coûtent, les maux
qu' ils doivent adoucir, et ceux encore qu' ils
aigrissent. En garde ici contre les acs d' une
philosophie sombre qui empoisonne tout,
je dis avec candeur que le grand nombre de
ces dons vantés, sont des présens dangereux,
que les plus utiles nous étoient dus à double
titre, comme nécessaires à nos besoins naturels,
et comme le produit légitime de nos
travaux. Il faut remuer la terre et l' ensemencer.
p47
Si elle rend plus qu' elle n' a reçu,
ce surplus n' est qu' un pur salaire. Nous y
comptons. Faut-il que la famine soit quelque
fois le seul prix d' une confiance si raisonnable !
D' ailleurs quelles obligations lui aurons-nous
pour les vins qui fortifient le corps et
troublent la raison ? Pour les plantes médicinales
qui ne le sont que par le poison qu' elles
contiennent ? Pour une foule de remedes
qui nous seroient à charge, si nous ne portions
pas dans nous le germe de toutes les
maladies ? Pour une quantité d' épiceries dont
le plus grand avantage est de réveiller l' appetit,
et le moindre inconvénient de brûler
doucement les entrailles ? Toutes les proprtés
du regne minéral dédommageront-elles
l' univers des maux que l' or seul lui a faits,
et qu' il continue de lui faire ? Heureuses les
nations qui n' ont connu ce métal funeste que
pour en faire psent aux dieux ! Plus heureuses
celles qui n' ont jamais eu que des
dieux de bois ? L' histoire nous apprend
qu' il est dangereux de ntre dans le pays et à
té de l' or, même sans y mettre de prix.
Chez nous où l' or est l' équivalent de tout, il
n' est rien aussi qu' il ne corrompe. Il donne
des attraits au crime. Il brille, et la vertu
s' évanouit.
La nature approfondie ne nous montrera
p48
rien de contraire à ce coup d' oeil général. Dans
chaque systême particulier, comme dans l' ensemble,
nous verrons le mal germer aups du
bien, croître en me proportion, se propager
avec une énergie pareille. Je n' ai garde de
convenir, avec Bayle, qu' il y ait beaucoup
de mal et quelques biens ; je ne vois pas d' un
autre côté que les biens surpassent les maux.
Je n' avouerai pas même que ce partage
inégal soit possible. Les réformateurs du
monde prendront ceci pour un défi. Eh
bien, tâchons d' accorder leurs idées, travaillons
sur leur plan, formons toute la machine,
au gré de leurs desirs indiscrets ; ou corrigeons
seulement lesfauts grossiers dont
ils se plaignent.
p49
D' abord la vicissitude des saisons choque
les ignorans. Et certes il y a assez d' honnêtes
gens dans cette classe pour mériter des
égards. C' est en leur faveur que les poëtes
ont feint un âge d' or, dont la premiere prérogative
étoit un printems éternel. Effaçons
donc l' angle d' inclinaison de l' équateur
sur le plan de l' écliptique. (au reste Burnet
a soutenu qu' il n' avoit pas toujours été).
Changeons les ellipses en cercles réguliers,
et rendons toutes les spheres concentriques,
comme dans l' ancien systême. Passant par
dessus les difficultés et les inconvéniens d' une
pareille hypothese, plaçons la terre dans
une situation et à une distance si favorables
et si invariables du soleil, que cet astre ne
semble jamais sortir du même signe, et que
ce signe soit précisément celui qui préside aux
plus beaux jours de l' année. Peuple d' insens,
vous voilà satisfaits. Le ciel sera toujours
pur et serain. Vous ne vous plaindrez
plus de la longue absence du soleil qui laisse
regner l' affreux hiver, ni de sa chaleur excessive
qui vous brûle. Il n' est plus permis qu' au
phyr de souffler. N' appréhendez plus que
la nue qui porte la foudre, la laisse tomber
sur vostes. La terre encore sera toujours
couverte d' un gazon fleuri. Vous allez jouir
de tous les agrémens qui vous charment.
p50
Mais souvenez-vous que la saison des fleurs
n' est ni le tems des semailles ni celui de la
colte. La terre qui, loin de vieillir,
rajeunissoit tous les ans, s' use visiblement.
Elle manque de pluyes qui l' humectent. Le
soleil trop temré n' éleve point assez de vapeurs.
Le même astre toujours à une me
distance d' elle, la sollicite sans cesse à produire,
et ne lui permet pas de se lasser, ni
de se refaire. Elle s' épuise. Sa force se
consume en vains efforts. Tout ce qu' elle
produit, reste dans un état d' avortement.
Demain elle ne sera plus qu' une poussiere stérile.
S' il n' y a qu' un peuple léger, capable de
desirer un printems perpétuel, les souhaits de
ceux qui lui font ce reproche, sont-ils plus
raisonnables ? Une chne de montagnes escarpées
arrête la marche fiere des conquérans.
Abaissons-les. L' inégalité raboteuse des terreins
s' oppose à l' embellissement des jardins
des princes, borne les vues, rend les alignemens
difficiles. Que la surface du globe soit
donc unie, sans creux, sans hauteurs. Mais
nous supprimons les sources essentielles des
fontaines et des rivieres.
Ces inégalités, dit Mr De Buffon, qu' on
pourroit regarder comme une imperfection à
la figure du globe, sont en même tems une
p51
disposition favorable et qui étoit nécessaire
pour conserver la végétation et la vie sur le
globe terrestre : il ne faut pour s' en assurer,
que se prêter un instant à concevoir ce que
seroit la terre, si elle étoit égale et guliere
à sa surface. On verra, ajoute-t-il qu' aulieu
de ces collines agréables d' coulent des
eaux pures qui entretiennent la verdure, aulieu
de ces campagnes riches et fleuries où
les plantes et les animaux trouvent aisément
leur subsistance, une triste mer couvriroit le
globe entier, et qu' il ne resteroit à la terre
de tous ses attributs, que celui d' être une
planete obscure, abandonnée, et destinée
tout au plus à l' habitation des poissons.
Le nautonier, surpris par un calme opiâtre,
meurt de soif au milieu des eaux. Dessalons
celles de la mer ; il se désaltere et revit.
Est-ce pour longtems ? Au bout de quelques
jours le vaisseau est enveloppé d' un atmosphere
pestilentiel que les vapeurs salines qui s' elevoient
de la mer, préservoient de la corruption. En
vain l' on renouvelle l' air de la
cale, celui qui succéde n' est pas plus pur que
le premier. Il faut qu' un autre mal suive un
autre bien.
p52
ô vous, qui voyez votre pays ravagé par
des inondations fréquentes, ou des volcans
embrasés ! Si l' eau étoit raréfiée jusqu' à la
subtilité de l' air, elle n' auroit pas la force
d' entraîner vos bleds, vos bestiaux et vos maisons.
Mais alors les peuples, qui habitent les
bords du Nil et du Gange, se plaindroient que
les bordemensguliers de ces fleuves ressemblent
à des brouillards légers qui n' abreuvent
point assez la terre pour la fertiliser. La
mer ne porteroit point. Les poissons vivroient-ils
dans un élément si subtil ? étouffez encore
ce feu souterrain qui fournit aux éruptions
épouvantables de l' Ethna et dusuve. Quelques-uns
de nos physiciens vous diront que
la terre ne produira plus de miraux ; que
les pierres ne se cuiront point ; que les marbres
resteront informes ; que les mines ne
riront point ; que les sources chaudes où
les corps paralytiques recouvrent le sentiment,
se refroidissent déjà, et perdent
toute leur vertu. Ainsi par une fatalité
réelle, en faisant disparoître un mal, on
supprime un bien. L' introduction d' un nouveau
mal seroit de même le germe d' un bien nouveau.
Quels que soient nos souhaits, fussent-ils
réalisés, et qui nous assurera qu' ils ne le sont
pas dans quelqu' un de ces mondes qui roulent
p53
sur nos têtes, nous ne parviendrons point
à un bien exempt de mal. Par contre, toute
la malice du mauvais principe supposé par
les manichéens et leurs semblables, ne produiroit
pas un vice, dont il ne résultât un
avantage égal.
PARTIE 1 CHAPITRE 9
les créatures perdent à chaque moment
autant d' existence qu' elles en reçoivent.
ce qui n' est pas ne change point : il reste
toujours dans la me négation de l' être.
Ce qui existe infiniment est invariable ;
p54
il n' a point de nouvel être à recevoir. Tout
ce qui est interdiaire doit changer à chaque
moment. Il ne jouit de l' existence qu' en
détail et la portion qu' il en posséde à la fois,
est la plus petite qu' il se puisse. Elle est
terminée au moment présent ; car le fini n' est
pas susceptible de persévérance. S' il pouvoit
rester deux momens de suite dans unme
état, il n' y auroit point depugnance à
supposer qu' il y restât aussi trois et quatre
momens successifs et davantage. Alors on confondroit
la durée du tems avec l' éternité.
L' un cependant est aussi essentiellement mobile,
que l' autre est constante. Or il n' y
a point d' existence moindre que celle qui cesse
d' être au moment qu' elle est, la seule
qui convienne à la créature dans l' ordre actuel.
L' existence finie contient une sorte d' infinité.
Elle résulte d' une infinité d' existences
infiniment petites, comme une infinité d' étendues
infiniment petites donne une étendue finie.
Il est très-vrai de dire que les créatures
vivent et meurent à chaque instant. Elles
meurent à chaque moment, en perdant à
chaque moment l' existence qu' elles avoient
l' instant d' auparavant. Elles vivent néanmoins,
parce que l' existence momentanée qu' elles
perdent dans tel point de tems que l' on voudra,
p55
est subitement remplacée par une nouvelle
existence du même ordre. Donc les
créatures perdent à chaque moment autant
d' existence qu' elles en reçoivent.
Quand l' univers passa du néant à l' être,
il y avoit une distance infinie de l' état où il
étoit à celui qu' il prenoit, de la non-existence
à l' existence. Il ne falloit pas moins qu' une
puissance infinie pour lui faire franchir cet
intervalle. L' univers fut ; c' est le premier
moment. De celui-ci au second, il y a encore
toute la distance possible, une distance
infinie : comme les intervalles de la suite
naturelle des nombres renferment une infinité
de nombres. Ainsi l' univers étoit aussi insuffisant
de lui-même à exister dans le second
instant que dans le premier, et il ne put passer
du premier au second, ni du second au
troisieme, etc., que par une puissance infinie
qu' il n' avoit pas. Loin qu' il y ait aucune
connexion entre l' instant actuel de son
existence et celui qui l' a précédé, ou celui
qui le suivra ; il y a au contraire entre chacun
de ces trois instans tout l' éloignement qu' il
peut y avoir. D' je conclus que cela fait
trois existences ou trois portions de l' existence
tout-à-fait différentes, dont chacune
exclut les deux autres, ensorte que l' univers
doit absolument perdre l' une pour recevoir
l' autre.
p56
Ceci est un mêlange délicat de géometrie
et de métaphysique : assemblage au reste si
commun dans la nature, qu' il est presqu' impossible
de faire un pas, sans en rencontrer
quelque trace.
Entre zero et 1, il y a un nombre infini
de quantités numériques fractionnaires ; de
me entre 1 et 2, 2 et 3. C' est l' expression
de ce que je viens de dire. De 0 à 1, il
y a une différence infinie : car 0 n' est rien, et
1 est la somme d' une infinité de fractions qu' il
y a entre 0 et 1. La différence de 1 à 2 est
égale ; et le nombre 2 est 1, c' est-à-dire la
somme d' une infinité de fractions qu' il y a
entre 0 et 1, plus la somme d' une infinité de
fractions qu' il y a entre 1 et 2. La différence
de 2 à 3 est encore la même.
Mais la différence de 1 à 3, est composée
des deux précédentes, savoir celles de 1 à 2,
et de 2 à 3. La difrence du premier terme à
tel autre pris à volonté dans la progression
naturelle, sera toujours la somme de toutes les
différences égales qu' il y a du premier au second,
du second au troisieme, etc. ; et cette somme
sera exprimée par le terme qui pde
imdiatement celui auquel on est parvenu.
La différence de 1 à 4, est 3 : celle de 1 à 8,
est 7, etc.
La différence de deux termes quelconques
dans la progression naturelle, dont aucun n' est
p57
le premier, est le terme qui précéde le plus
haut, moins celui qui pcéde le plus bas.
La différence de 4 à 10, est 9 moins 3 égal 6.
Le lecteur achevant d' appliquer cette formule
à l' existence successive de l' univers, à
tous les momens de cette existence, et à toutes
les manieres d' être qu' il a éprouvées,
se convaincra par lui-me qu' à chaque instant
il perd une portion d' existence égale à
celle qu' il reçoit ; qu' après un terme quelconque
de son existence il se trouve en avoir
autant perdu que ru, parce qu' il n' a jamais
que l' existence psente ; qu' à tout moment
il laisse une façon d' être pour en prendre
une autre, et que cette derniere ne lui
est même donnée que pour l' empêcher de retomber
dans le néant, ou d' être reduit au pur
possible avec le mode qu' il abandonne.
De fortes raisons d' analogie nous portent
à croire que le monde a commencé d' exister
par le plus petit terme, comme la suite
des nombres commence par l' unité qui est le
moindre : sa progression naturelle ne croît
p58
que par l' addition du moindre nombre encore.
Dans 1, 2, 3, 4, 5, etc. Chaque terme
ne gagne jamais que l' unité sur celui qui le
précéde. Ainsi l' univers ne roit à la fois
que la plus petite portion de l' être, une portion
égale à celle qu' il eut au commencement.
Tout dans la nature suit cette marche la
plus vîte, quoique la plus lente. Tout y
existe d' abord sous la plus petite forme qui
lui convient, et se veloppe à chaque moment
de son existence le moins aussi qu' il se
peut, parce que ce moins est l' extrême : chaque
progs étant nécessaire dans une continui
il ne doit pas y avoir de vuide.
D' ailleurs ce développement est aussi rapide
que la completion de chaque progrès le permet :
car l' existence à l' égard du créé fini, n' est
que le développement grad et in-interrompu
du germe. Nouvelle loi qui l' empêchant
de s' arrêter jamais deux instans de suite au même
état, l' entraîne le plus prestement d' un
état à l' autre.
Les manieres d' être que le monde n' a plus,
et celles qu' il n' a pas encore, lui sont absolument
indifférentes ; elles ne lui sont rien.
Le mode actuel lui est essentiel : car son
existence actuelle sans ce mode est une chimere,
comme l' existence et la vérité abstraites. Donc
en perdant ce mode, il perd l' existence qui lui
est si intimement liée.
p59
Le monde est une substance qui doit avoir
une fon d' être, et qui n' en peut avoir qu' une
à la fois. Sa durée est un passage le plus
rapide d' un mode à l' autre, ensorte que le
secondtruit toujours le premier. Le monde
vieux de sept mille ans, a eu sept mille
ans d' existence et essuautant de révolutions
qu' il y a de plus petits termes dans ce
laps de tems. C' est-à-dire qu' il a perdu sept
mille ans d' existence et autant de manieres
d' être que cette durée en a pu contenir. On
raisonnera de la même sorte à l' égard des créatures
particulieres qui existent dans le tout.
PARTIE 1 CHAPITRE 10
de la nutrition des êtres, principe nécessaire
de leur destruction.
tout ce qui est se sent-il exister ? Nous
manquerons toujours des expériences
nécessaires pour décider cette question métaphysique.
Jamais nous ne serons en état de
rendre justice là-dessus à tous les regnes, au
moins dans une précision exacte. Quand
me le hazard, après nous avoir fait épuiser
toutes les erreurs sur ce point, nous conduiroit
à la rité, nous ne pourrions pas
encore nous assurer d' y être parvenus. Au
p60
moins on ne doute pas que tous les êtres,
ceux me qu' on suppose n' avoir pas la conscience
de leur existence, ne cherchent pourtant
à la perpétuer suivant la mesure des
moïens qu' ils ont rus. Il est donc un amour
universel de l' être répandu dans toutes les
créatures, soit qu' il y réside sous la forme
très-simple d' un mouvement organique, soit
d' un sentiment plus ou moinsveloppé et
fléchi. Il donne naissance à deux besoins
nécessaires et aveugles comme lui : le besoin
de vivre dans soi-même jusqu' à un certain
période de tems marqué, et le besoin de donner
la vie à son semblable. Le premier a
pour but la conservation limitée de l' individu.
Le second assure la due permanente des
especes. Bien qu' en satisfaisant l' un et l' autre,
l' animal le plus instruit ne songe guere aux
intentions de la nature, elle a pourtant attac
le bonheur au plein contentement de tous les
deux. Est-ce un attrait pour l' engager à entrer
dans ses vues ? rement ce n' est pas une
compense de son zele à les seconder.
Mon dessein est d' envisager ici la nutrition
et la production des êtres, comme deux
branches-meres de l' arbre du bien et du mal.
La nature ordonne à tous les animaux de
manger. En prenant ce terme dans la plus
grande étendue, l' ordre se trouvera aussi géral
qu' il est absolu. Il s' adressera à tous
p61
les êtres, et ne souffrira point de modification.
Tout ce qui existe varie, s' altere,rit,
et ne reste pas deux instans de suite dans
le même état. Cette altération continuelle
de tous les corps, qui les fait languir, est
une faimelle ; et quoique l' apétit soit
particuliérement affecté aux animaux, on ne court
aucun risque de l' universaliser, d' autant que
tous les corps transpirent ; que la transpiration
étant une dissipation de parties substantielles,
ils ont besoin d' être sans cesse réparés et
sustens, et qu' ils y sont tous excités par un même
mouvement machinal. Mais les uns trouvent
leur nourriture auprès d' eux. Il y en
a qui l' attirent d' une très-grande distance.
Ceux qui sont doués du mouvement progressif
ont la peine de l' aller chercher, et souvent
ils fatiguent beaucoup pour se la procurer.
Les élémens diffus par-tout et en quelque
sorte confondus ensemble, se servent d' aliment
les uns aux autres. Personne n' ignore
que le feu se nourrit d' air, qu' il suffoque et
meurt s' il n' en a pas une quantité suffisante ;
il dévore encore presque toutes les choses.
L' air se rassasie d' eau, selon divers degrés de
saturation, connus sous les noms de densité
et de rareté : il a pour cet effet une viscosité,
en vertu de laquelle il s' attache facilement les
particules humides qu' il s' approprie ensuite.
L' eau à son tour s' impreigne d' air et de feu.
Ce n' est que par eux qu' elle entretient sa fluidité :
p62
aussi elle commence à se geler, lorsqu' elle
est destituée de matiere ignée, et alors
il s' en échappe une quantité de petites bulles
d' air qu' on voit venir crever à sa surface, et
permettre aux parties élémentaires de l' eau
de se rapprocher et de s' unir en un tout solide.
Les eaux ferrugineuses digerent beaucoup
de fer, lequel y est si finement dissous
qu' on ne devoit pas l' y soupçonner, et qu' il
falloit pourtant l' y soupposer pour le reconnoître.
La terre ne se nourrit-elle pas de toutes
les substances hétérogenes qu' elle recouvre
et qu' on regarde comme ses productions ?
Un liquide circule dans l' intérieur du globe.
Il se charge de parties terreuses, huileuses,
sulphureuses, qu' il porte aux mines
et aux carrieres pour les alimenter et hâter
leur accroissement. Ces substances en effet
sont converties en marbre, en plomb, en
argent, comme la nourriture dans l' estomac
de l' animal se change en sa propre chair.
Les chymistes ont reconnu que l' huile minérale
a besoin de phlogistique et d' un peu
de terre, pour entretenir son flegme. Les
sels se rassasient d' eau ; la quantité qu' ils
peuvent en prendre suffit pour les diversifier et
en faire des alcalis, des acides, ou des sels
neutres. Ils sont tout percés de pores dont
ils se servent à pomper l' humidité de l' air et
de la terre, à peu près comme quelques
insectes aspirent la rosée avec leur trompe.
p63
Suivant le systême innieux des effluences
et des affluences de la matiere électrique,
le corps électrisé s' épuise en élançant de
tous côtés une très-grande quantité de la matiere
qu' il contient ; il répare son épuisement
par une pareille abondance de matiere
électrique qui lui vient non seulement de
l' air environnant, mais encore de tous les
corps situés dans son voisinage.
Le ciel nous offre le me pnomene.
L' on a dit avec assez de vraisemblance que
les globes lumineux se repaissent des exhalaisons
qu' ils tirent des globes opaques, et que
l' aliment naturel de ceux-ci est ce flux de parties
ignées que les premiers leur envoyent
continuellement ; que les taches du soleil,
qui semblent s' étendre et s' obscurcir tous les
jours, ne sont qu' un amas des vapeurs grossieres
qu' il attire dont le volume croît ; que
ces fumées que nous croyons voir s' élever à
sa surface, s' y précipitent au contraire ; qu' à
la fin il absorbera une si grande quantité de
matiere hérogene qu' il n' en sera pas seulement
envelopet incrusté, comme Descartes
le ptendoit, mais totalement pénét.
Alors il s' éteindra : il mourra, pour ainsi dire,
en passant de l' état de lumiere qui est sa vie,
à celui d' opacité qu' on peut appeller une
mort véritable à son égard. Ainsi la sangsue
meurt en s' abreuvant de sang.
p64
Par une suite nécessaire de cette extinction
des étoiles, les planetes qui leur robent
leur feu, s' embraseront et deviendront
lumineuses. à la rité les bouches des anciennes
montagnes ardentes se multiplient. Il
n' y a pas deux siecles que le Japon vit s' ouvrir
dans son sein deux volcans dont toutes
les éruptions ont été jusqu' ici plus abondantes
les unes que les autres. Jamais les secousses
de tremblement de terre ne furent ni si
étendues ni si fréquentes, que depuis quelques
années. De nos jours un nouveau gouffre
s' est ouvert ps de Grénoble en Dauphiné,
les habitans de Tuylins craignent encore
d' être engloutis. Lorsqu' on s' autorise de
ces faits pour conclure que le feu de la terre
augmente, qu' elle se remplit d' une plus grande
abondance de matiere éthérée, qu' elle
approche rapidement de sa combustion entiere,
qu' elle ne sera tôt ou tard qu' une éponge
de feu, ou semblable à un globe de fer
rougi ; l' on a de la peine à se refuser à
l' apparence de cette conjecture.
p65
Quelque fones que soient ces révolutions
des corps célestes, si conformes d' ailleurs
aux métamorphoses qui s' operent sous
nos yeux, l' usage que j' en veux faire ici, c' est
d' en conclure que toutes les choses se servent
mutuellement de nourriture les unes aux autres.
La conservation de la nature se fait à
ses proprespens. Une moitié du tout absorbe
l' autre et en est absorbée à son tour. Ce
qui n' est que vrai à l' égard des êtres inanimés,
est sensible dans les plantes, et visible
chez les animaux.
Les plantes n' ont pas le choix de leurs alimens.
Mais qu' elles sont bien dommagées
de ce privilege imaginaire ! Elles n' ont ni la
peine de les aller chercher, ni le soin de les
préparer. Leur nourriture est toujours à
leur portée, elle vientme les trouver,
toute assaisonnée, et d' une facile digestion.
C' est le suc de la terre et la roe du ciel ; suc
imprégde sels, de grainstalliques, et
de graisses animales ; rosée douce et aussi pure
que l' eau filtrée entre les cailloux. Ainsi, sans
sortir de leur place, les végétaux se nourrissent
commodément des debris des deux autres
regnes. Tandis que les feuilles développées
s' imbibent de l' humidité de l' air, les racines
qui se multiplient, s' allongent, et grossissent
par degrés selon l' âge, la grandeur, et
conséquemment les besoins de la plante, sont
autant de tubes capillaires ou de petites pompes
p66
aspirantes qu' elle employe à succer la terre
qui l' environne, exprimant tout ce qui est
analogue à sa substance, laissant tout ce qui
lui est contraire. Un observateur attentif
est tenté de reconnoître dans ce méchanisme
merveilleux une sorte de connoissance
qui apprend aux tiges tubulaires à biaiser pour
éviter une pierre, et dans la rencontre de
deux veines de terre différentes, à préférer
toujours la meilleure.
Il y a des animaux qui, n' ayant pas plus de
mouvement progressif que lesgétaux, se
nourrissent à leur maniere. Tels sont l' oeil-de-bouc
et les autres de la même espece qui
en baillant hument l' air et l' eau dont ils vivent.
Tels aussi ces petits insectes de la couleur de
la plante, à laquelle ils sont attachés par le
ventre, parfaitement immobiles, reduits à se
nourrir de la seve de cette même plante.
p67
Quelle variété agréable de vermisseaux aîlés
qui prennent l' essor et volent librement
par-tout dans la campagne, parce qu' ils ont un
droit réel à tous les fruits. L' aigle et le héron
donnent la chasse aux moindres oiseaux, avec
la même justice, que ceux-ci viennent chercher
sur la terre les vers qui y rampent.
Des différences marquées tant dans les organes
extérieurs des quadrupedes, que dans
la conformation des parties internes qui servent
à la digestion, distinguent les animaux
ruminans des carnivores. La nature qui n' assigna
aux premiers que les végétaux pour
nourriture, accorda aux seconds une liberté
plus ou moins étendue, de s' entre-dévorer.
Ceux-ci furent armés à ce dessein de toutes
les piéces nécessaires pour se saisir de
leur proye et la déchirer : armure qui fut
justement refusée à ceux qui n' en avoient pas
besoin pour brouter l' herbe. Ces especes
different encore par des qualités plus intérieures.
La chévre et la brébis sont douces,
timides et sans courage. L' âne est humble,
obéissant et très-peu industrieux. Le cerf
et le liévre ne savent user de leurgére
que pour éviter la meute qui les poursuit.
Ils sont tous des animaux domestiques,
c' est-à-dire un peu moins que sociables. Au
lieu que les lions, les ours et les tigres,
p68
qui se nourrissent de chair, sont indomptables.
Ils respirent le sang. Ils ont un air terrible,
une férocité naturelle qui pond à leur force,
du courage et de l' industrie. L' homme
lui-même, qu' un sentiment de pitié ine
intéresse pour tous les êtres animés, ne sent
point cette commiration pour les victimes
innocentes de sa voracité. Je ne péterai
donc pas qu' il est aussi conforme à l' ordre
qu' un loup affamé dévore un homme, qu' il
est ordinaire à l' homme de se repaître de la
chair d' un chevreuil ou d' un poulet. L' un
a dans la supériorité de sa force et l' impulsion
de la nature, toute la raison que l' autre
trouve si bien fone sur son industrie et
l' excellence de son être. S' il pouvoit y avoir
de l' injustice d' une part, ce ne seroit certainement
pas du côté du loup qui a un droit
aussi égal à tout ce qui peut satisfaire ses
besoins naturels, qu' aucun animal raisonnable,
et qui pourroit de plus risquer de mourir de
faim, s' il ne profitoit de l' occasion.
Si nous consirons la solidité,... etc.
p69
Les plaintes ordinaires sur la cruauté des
grands animaux et l' importunité des petits,
ne viennent que d' une ignorance parfaite de
leur structure et de la maniere encore plus
cachée dont la nutrition se fait. C' est à la science
naturelle àsoudre les problêmes les plus
difficiles en métaphysique. Mais on n' a point assez
de foi aux naturalistes. On traite trop lérement
d' illusions d' optique, les observations, les plus
exactes, et de préventions les assertions les
plus mesues : celles qu' engendre une flexion
profonde, après avoir envisagé les choses
p70
sous le plus grand nombre de faces qu' on
a pu imaginer. à qui croirons-nous donc si
nous ne voulons pas nous en rapporter à des
gens qui n' assurent rien qu' ils n' ayent vu, et
qui nous mettent en main les instrumens pour
voir par nous-mêmes, qui ont la bonne-foi de
nous apprendre à reconnoître le défaut de leurs
expériences, s' il y en avoit ? L' incréduli
nous retient dans les ténébres ; et faute d' être
assez instruits sur les deux points dont je
viens de parler, nous prenons le change ; ce
qui est dans la nature une nécessité absolue
dont l' utilité égale les inconvéniens, nous paroît,
sinon tout-à-fait une mauvaise volonté de
sa part, au moins un équivalent de la malice,
une négligence formelle à medier à des vices
faciles à corriger. Ne nous artons pas
aux superficies,trons l' intérieur des masses.
Tout être vivant a une telle organisation,
spécifiquement différente de celle des
autres qui n' appartiennent pas à la me classe.
Autrement les especes, admises pour invariables,
pourroient s' altérer, se confondre,
se perdre. Ces différences organiques
ne sont pas toujours dans les plus grosses
piéces. Le squelette d' un liévre ressemble
à celui d' un chien. La caisse osseuse de
l' estomac d' une souris ne differe qu' en grandeur
de celle de l' estomac du cheval. Les
p71
variations qui doivent rendre raison du phénomene
qui nous occupe, se trouveront dans
les tuniques du ventricule, dans leur tissu,
dans le mucilage qui les recouvre, dans le
ressort des parquets de fibres qui les composent,
dans la force de ce ressort, la rapidité
et l' étendue de leurs vibrations, dans l' état
la dissipation des esprits substantiels
laisse les glandes de l' estomac. La faim
abbat l' homme et le fait languir. Elle rend
le lion furieux et double sa force. Chez
l' un elle sera peut-être un flétrissement des
glandes dont la membrane intérieure du ventricule
est semée : flétrissement provenu de
la soustraction du flegme ; chez l' autre une
irritation violente de leurs moindres fibrilles,
qui les tend fortement et en augmente l' activité :
irritation causée par l' acreté du sang
qu' abandonnent ses principes huileux, employés
à nourrir les solides ou évapos par la transpiration.
Certainement l' estomac qui ne peut
digérer que l' herbe hachée, celui qui dissout
les chairs crues, les os entiers et les nerfs les
plus coriaces, et celui qui s' accommode mieux
des chairs et des racines cuites et pparées,
ont des degrés igaux de chaleur.
Si donc la nature a organisé le loup de
façon qu' il lui faille absolument de la chair,
ce qu' on ne peut révoquer en doute, la rapacité
sanguinaire de cette espece est aussi nécessaire
p72
dans le systême psent, que l' espece
l' est elle-même pour remplir une nuance de
l' animalité qui ne pouvoit pas rester vuide. Que
les loups s' obstinent à vouloir se contenter
de chardon comme l' âne, ils mourront de
faim. Seroit-ce un si grand malheur, dira-t-on ?
Non pour vous, qui croyez y trouver
votre bien, le seul qui vous affecte. Jugez-en
au contraire par l' attention particuliere de la
mere commune à pourvoir à leur subsistance.
Examinez la forme des dents, leur longueur et
leur forte ligature, l' ouverture de la gueule,
la souplesse du corps. Voyez-les chasser.
Ils s' attroupent, s' entendent et s' entre-aident à
merveille : avec quel art ils trompent la
vigilance du berger et la fidélité de son chien !
Voyez de l' autre part la bbis tremblante,
elle est sans armes, elle n' ose se défendre,
elle ne sait pas même fuir. La nature pouvoit-elle
mieux s' expliquer ?
Une seconde flexion confirme la précédente :
c' est celle de ceux qui croyent démontré
que la nutrition ne peut se faire que par
une addition ou intus-susception de parties
similaires au tout. Par-là chaque animal a
un droit réel aux portions de la matiere, qui
lui sont analogues, comme étant les seules
qui puissent contribuer à entretenir son être.
Il les réclame avec raison, sous quelque forme
et dans quelque compoqu' elles se rencontrent.
Il y a par exemple une foule d' insectes
p73
et d' animalcules microscopiques, dont les parties
semblables, de la même organisation que
la leur, les seules propres à leur servir de
pâture, sont dans les globules rouges du sang.
Je ne m' étonne pas après cela d' appercevoir
tant de vers dans le fluide humain. Je ne
trouve pas mauvais que les mouches, les
puces, les cousins nous assaillent de toutes
parts pour nous succer. Une partie de notre
sang est à eux, tout aussi véritablement
qu' une certaine quantité de l' eau des fontaines
nous appartient.
Malgré ce langage séduisant l' on a de la
peine à concevoir qu' il soit absolument nécessaire
que les animaux s' entre-mangent, que
la conservation de ceux-ci devienne la destruction
de ceux-là, et qu' on doive accuser la
cause universelle d' avoir pris autant de soin
pour détruire ce qu' elle a fait, que pour le
conserver. Ajoutez pour fortifier l' objection,
que cette fatalité s' étend aux plantes, aux
miraux et généralement à tout ce qui est.
Moi, j' avoue après l' examen le plus réfléchi,
que je ne conçois pas que la chose puisse
être autrement. D' abord pour les raisons
que j' ai dites. Ensuite on convient que tous
les corps ont besoin de nourriture. D'
tireront-ils leur subsistance, si ce n' est de la
collection de ces mêmes corps, hors de laquelle
il n' y a rien de créé ? Et bien, une moitié
p74
sera sacrifiée à l' autre moitié. Mais toutes
les especes entrent nécessairement dans
l' économie animale pour la completter. On ne
peut donc pas en supposer une seule de
moins dans l' univers, ce qui arriveroit pourtant
et très-vîte, si une seule en particulier
étoit destinée à la voracité de toutes les autres.
De plus laquelle seroit sacrifiée ? Parmi
les êtres comme tels, car il ne s' agit ici
que de l' existence, tout est égal : point de
suriorité. Supposons anmoins que, selon
des vues trop humaines et trop peu raisonnables,
le regne végétal soit livré aux animaux
qui ne pourront plus aussi se repaître
de chair. Qu' arrivera-t-il ? Premiérement combien
d' especes à qui les racines et les herbes ne
peuvent convenir ? Celles-là finiront dans la
génération psente. Déjà plus d' animaux tout-à-fait
carnivores. L' homme ne le sera plus
aussi par la supposition. Combien donc de
quadrupedes qui ruminent, combien de volatiles
qui se nourrissent de grain, autrefois
la proye de l' homme, du lion, du tigre,
de l' épervier, etc. Vont prodigieusement
multiplier ! La terre n' aura bientôt plus ni assez
d' herbes, ni assez de fruits. Il faudra après
quelques années, que les animaux ayant consu
tous les végétaux, meurent eux-mêmes
de faim. Le globe sera dans peu tout-à-fait
dépeuplé. Voilà où conduit la plaisante
p75
humanité de ceux qui ne peuvent pas supporter
qu' un renard croque une poule, ni que
le crocodille soit si adroit à surprendre les
hommes pour les vorer.
Ne vaut-il pas mieux, disons plutôt qu' il
est nécessaire, que toutes les especes subsistent
et se maintiennent dans l' état à peu près
elles sont aujourd' hui ? Laissez donc le
monde aller comme il va. Laissez les miraux,
les végétaux, les animaux s' alimenter,
croitre, vivre auxpens et de la substance des
uns des autres. L' oeil physicien ne voit dans
cette guerre qu' unplacement continuel de
parties, une succession variée de combinaisons
qui donne naissance à autant de résultats qu' elle
en détruit, unlange de vie et de mort,
tous les êtres tour-à-tour absorbés et absorbans,
subissent une infinité de révolutions.
Si dans l' instant on m' offroit le pouvoir
d' affranchir une seule espece de la loi commune,
à condition que mon choix tomt
sur la plus digne, je sens que la réstriction
anéantiroit la puissance. Qu' on me donne
les anes de Fontenelles, pour examiner
à qui ce privilege seroit, je ne dis
pas du, mais accordé à meilleur titre, je
crois que je mourrois encore indécis. D' abord
l' orgueil et un amour inné pour mes
semblables, me feroient songer à l' homme.
Mais frappé et comme étourdi du grand nombre
p76
de considérations qui s' offriroient en foule
à mon esprit pour étouffer ces sentimens
involontaires, pourrois-je retenir mon indignation
et m' emcher de m' écrier que l' espece
la plus acharnée à sa propre ruine mérite
le moins d' être épargnée des autres ? Descendant
des plus grandes aux plus petites, je trouverois
que les individus de celles-ci sont moins
nuisibles, ce qui fait beaucoup dans un monde
dont tous les habitans sont destructeurs ;
qu' ils ne s' entre-mangent pas comme les brochets ;
qu' ils ne se font pasme la guerre comme nous.
Voilà déjà deux raisons de pférence.
Une troisieme, c' est qu' en général
les insectes, multiplient bien davantage
que les grandes especes. Leuwenhoek a observé
que deux mouches en ont fait sept cens
mille autres en moins de trois mois. Le fait
est suffisament confir, par laférence qu' on
est convenu d' avoir pour cet observateur habile.
Or cette fécondité si prodigieuse, dont la
nature les a dos, peut passer pour une
preuve de noblesse et d' excellence. Ce ne
sont pourtant là que de vaines illusions qu' un
seul mot fait évanouir.
Que les animaux, fors par les loix de
leur organisation à détruire les insectes, cessent
tous à la fois de remplir leur destination, je
pense avec un anglois, qu' il ne faudroit aux
p77
plus foibles qu' un petit nombre de pontes entieres,
pour les mettre en état d' envahir toute
la terre et d' en faire disparoître ses autres
habitans.
Prenons les sauterelles pour exemple. Quel
ravage peuvent donc faire ces petits animaux ?
Il ne s' agit point ici de possibilités. J' ai des
faits à alléguer. Orose dit que l' Afrique (et
seulement une ville en Afrique selon Varron)
fut ravagée par un nombre prodigieux de sauterelles,
qui après avoir fait périr tous les
fruits, corrompu les eaux, et causé une grande
mortalité parmi les hommes et lestes,
furent portées par un vent impétueux dans
la mer. Pline rapporte que les habitans du
mont Casie voyant à regret que les sauterelles
gâtoient leurs fruits et causoient la stérilité
dans leur pays, firent des prieres à Jupiter pour
en être délivrés. Zosime nous apprend que
les ciliciens affligés du même fléau, en furent
délivrés par Apollon à qui ce bienfait
valut le titre de parnopien, c' est-à-dire,
chasseur de sauterelles.
Doutez-vous que, si les peuples de la Libie
et de l' éthiopie nommés acridophages,
ne se nourrissoient pas de ces nuées de
sauterelles que les vents du midi leur
portent vers l' équinoxe du printems, ils
n' en fussent eux-mêmes exterminés, ou du
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moins contraints de leur abandonner leur pays.
Ces traits ne sont pas uniques. Nous
lisons dans les livres de Moyse que les
héviens et les héthites ont été chassés des
contrées qu' ils habitoient, par la multitude
desns dont elles étoient infestées. Au
rapport de Tophraste, les trériens furent
duits à un sort pareil par les scolopendres.
Pescare, ville d' Afrique, est alternativement
occue par les hommes et les scorpions.
Ceux-ci y abondent en été au point que les
p79
habitans sont obligés de se retirer à la campagne,
d' où ils ne reviennent qu' à la fin de
septembre, lorsque les oiseaux de proye et
les serpens ont fait disparoître les scorpions.
Les relations des voyageurs modernes sont-elles
moins fécondes sur cet article ? Que
d' habitations, que de plages ruinées et
dépeuplées par les lapins, les taupes, les
grenouilles, les souris et toutes sortes de
serpens !
Je serois infini ; et je n' avois pas me
dessein de toucher ce lieu commun,
quoiqu' intimement lié à mon sujet, non pas à
la vérité, comme la base sur laquelle je
veuille établir aucun systême, mais plutôt
comme une suite inévitable du plan de la nature
me, qui veut que le genre humain
dont l' industrie singuliere a su tirer de presque
tous les individus des trois regnes, le
nécessaire, le superflu et le fastueux, fournisse
ciproquement aux besoins ou à une
partie des besoins de presque tous. S' il a
pu convertir tant d' êtres à la conservation
et à l' accroissement de son corps, cet usage
est fondé sur les rapports qu' ils ont avec son
organisation : rapportscessaires émanés d' une
certaine analogie de parties, selon les principes
dévelops ci-dessus. Or qui ne sent
que cette analogie réciproque de quelques
parties de ces mêmes êtres à quelques-unes
p80
de celles qui entrent dans la constitution du
corps humain, ne fonde une pareille nécessité
de represailles de leur part ? C' est la réaction
proportionnée à l' action : l' angle de flexion
égal à l' angle d' incidence.
L' équilibre ne seroit pas exact, si l' homme
ne servoit de pâture qu' aux seuls animaux.
Il faut que les petits lambeaux de sa chair
soient parés par la putréfaction dans les
entrailles de la terre, que les graisses se fondent,
que les sels contenus dans les différens fluides
abandonnent leur base, que toutes ces substances
en un mot passent dans le suc de la terre,
pour opérer sous cette forme l' accroissement
des plantes et la maturité des miraux que
p81
noustournerons ensuite à notre propre
usage. On pourroit faire ici une objection.
Je la néglige : ceux à qui elle se présentera,
en appercevront aussitôt la solution.
Je n' ai rempli que la moitié de ce chapitre.
Je n' ai parlé que de la conservation des catures,
que j' ai troue être un principe nécessaire
de leur destruction. Leur génération,
envisagée sous leme point de vue, va faire
le sujet du chapitre suivant.
PARTIE 1 CHAPITRE 11
de la réproduction, autre principe de
destruction.
les êtres ont moins la vie pour en jouir, que
pour la transmettre à leurs semblables et
p82
perpétuer ainsi les especes, en faveur desquelles
seulement la nature s' intéresse aux
individus. Dans le choc de deux corps il y
a autant de mouvement perdu d' une part, que
de mouvement communiqde l' autre part.
Dans la production d' un être par deux êtres,
ceux-ci perdent autant de vie tous les deux
ensemble que le nouvel être en acquiert.
Depuis que le foetus commence à vivre
jusqu' à l' âge de puberté, la nature travaille
dans le silence à mettre la machine en état
d' en produire une pareille. Quelques naturalistes,
trompés par l' apparence extérieure, ne
l' ont vue occupée alors que de l' accroissement
de l' individu. C' est retrécir ses vastes idées.
p83
Cet accroissement n' est point la fin qu' elle se
propose, mais un moyen qui l' y conduit.
Songeant toujours à la pertuité des especes,
elle employe tout le tems de l' enfance,
à élaborer l' ément séminal, à préparer les
vaisseaux spermatiques qui le doivent contenir,
à en ouvrir les couloirs, à organiser
les corps glanduleux qui le filtreront ; à
tendre laborieusement le ressort de la virilité,
si j' ose m' exprimer ainsi ; enfin à disposer tous
les organes corporels à concourir convenablement
à la production qu' elle médite. Son
opération longue et pénible est toute sécrete.
Il n' en échappe que quelques signes très-rares.
On diroit que la nature craignant encore
p84
que l' activité de l' esprit ne troublât son
travail, le condamne à languir pendant tout
ce tems, dans les ténebres de l' imbécillité.
Enfin la puberté annonce d' une maniere
plus formelle le but où la nature vise. L' intérieur
est prêt. Les parties extérieures,
débiles jusqu' alors, ont un progrès très-prompt,
prennent presque tout-à-coup de
l' élasticité, de l' énergie, de la vigueur, et
unveloppement entier. Tant que l' animal
est habile à produire son semblable la force
est son partage, uniquement parce qu' elle
lui est nécessaire à cet effet. Cet âge est
dans les deux sexes celui de l' embonpoint,
de la beauté, de la subtilité des sens, de l' agilité
p85
des muscles, de l' abondance du sang,
parce que tout cela favorise le physique de
l' amour. Le même période de la vie est de
plus celui la mortalité se fait moins sentir,
celui où l' on peut raisonnablement se
promettre de vivre plus longtems, comme
chacun peut s' en convaincre par les tables de
la vie générale des hommes dressées à Londres,
à Paris et ailleurs. Voilà une attention
de la nature, trop marquée pour n' être pascisive.
Au contraire s que le liquide séminal
commence à manquer, ou cesse d' être prolifique,
elle néglige tout-à-fait l' individu dont
elle n' attend plus de service pour son objet
principal. Il n' a plus l' unique titre qui lui
ritoit ses soins. Elle laisse donc le corps
s' affoiblir, les chairs rir, la sensibilité
s' émousser, le sang s' appauvrir, les ressorts
musculaires s' user, et toute la machine tomber
en ruines. Le contraste est frappant.
On dira peut-être que l' animal vit longtems
avant d' être en état de remplir les vues de la
nature, et encore longtems après en avoir
perdu la faculté. L' on ajoutera que pour
l' homme l' enfance est l' âge de former le coeur
et l' esprit, de les pmunir contre la fougue
des passions ; qu' à la vérité la jeunesse est la
saison des plaisirs et de l' erreur, et qu' il est
très-difficile d' éviter alors ce double écueil ;
p86
mais que l' âge viril est le tems de la réflexion,
et la vieillesse celui de la prudence.
J' avoue tout cela : je dirois tout cela moi-même
et mille fois plus, si je parlois de la
vie morale de l' homme, de la destination de
son esprit et des qualités de son coeur. Je
ne traite ici que de la vie animale : et je prétends
que nous ne l' avons pas rue pour
nous, mais en faveur de l' espece. C' est un
dépot que nous devons rendre à d' autres. Cette
partie de l' objection est donc hors de propos.
à l' égard de l' autre, qui est la premiere,
je pense y avoir satisfait d' avance
au moins à moitié. J' y reviens de nouveau
en considération de ceux à qui il faut tout dire.
J' ai observé que la nature ne s' arrête si
longtems dans l' âge qui précéde la puberté, que
pour perfectionner les organes de laration
tant internes qu' extérieurs. Son action
est graduée, égale, uniforme. Elle en fait
à chaque instant la moindre et la plus grande
dépense qu' il se peut ; obligée, comme elle
l' est, de passer par tous les degrés sans en
sauter un, pour former une continuité sans vuide.
Si quelques exemples dérogeoient à l' uniformité
accoutumée, on n' en tireroit aucun
avantage. Les exceptions seroient accidentelles,
et rentreroient dans la classe des
p87
monstres. Les éphérides d' Allemagne
font mention de trois ou quatre filles qui ont
donné des marques non équivoques de puberté
dès l' âge d' un, de deux, et de cinq
ans. L' histoire de l' académie royale des
sciences de Paris parle d' un enfant de quatre
ans, dont le sexe étoit aussi avancé que dans
un homme de vingt ans. On voit deme
des esprits précoces qui, sans donner dans
aucune sorte d' enfantillage, montrent un bon
sens au-dessus de leur portée. La mort prématurée
des uns et des autres prouve que ces
phénomenes, d' ailleurs fort rares, doivent
être attribués à un vice réel d' organisation.
Un veloppement trop subit consume bientôt
le principe vital. Les enfans, qui ont
trop d' esprit, ne vivent pas : l' exercice violent
qu' ils donnent à leur cerveau par des opérations
d' une force qui ne lui est point proportione,
en use promptement les fibres délicates. Il est aussi
dangereux de hâter la nature, que de retarder
sa marche.
La vieillesse au moins est pour l' individu et
non pour l' espece. Il se repose enfin et jouit
de lui-même. à examiner les choses de plus
près, il sembleroit plut que par un juste
retour toute l' espece alors est pour lui seul.
Car chez les animaux aussi bien que chez nous,
sur-tout parmi les cicognes, les jeunes aident
les vieux et vont leur chercher de la nourriture.
p88
Sur quoi donc pretendez-vous que
la nature envie à l' individu jusqu' au dernier
période de son existence ?
Oui, elle ne nous laisse qu' à regret un
reste de vie inutile à elle, à charge pour
nous. S' il étoit en son pouvoir de nous
l' ôter tout d' un coup, nous ignorerions les
infirmités de l' âge caduc. Plusieurs especes
en effet ne connoissent point ces maux. L' insecte
nommé épmere meurt aussitôt après
l' accouplement. Il ne vit que quelques
heures : sa vie est toute employée à la génération.
Il naît pubere, et propre à la réproduction
presque dès le moment qu' il éclôt.
Ainsi cet animalcule, qui n' a point de vieillesse,
n' a point aussi d' enfance. Son organisation
très-prompte se dissout très-rapidement.
à la rigueur cependant l' organisation
est successive, et conséquemment la dissolution ;
mais une succession si précipitée ne
nous est pas sensible.
Voilà une analogie marqe entre les deux
extrémités de la vie animale. Si elle se soutient
dans tout le regne, elle devient un principe.
C' est à l' observation de la confirmer.
La vie du chat est de huit, neuf ou dix ans. Il
n' a qu' un an d' enfance, même au bout d' onze
mois il est en état d' engendrer. Sa vieillesse
p89
n' est pas plus longue. L' étalon d' Espagne,
dont le développement organique parfait n' arrive
qu' à sept ans ou peu avant, commence
à vieillir à vingt, et vit encore sept à huit ans
au-delà. La force qu' il avoit à sept ans ne
lui est pas venue subitement, celle qui lui
reste à vingt doit décrtre par des degrès
semblables à ceux de sa progression. La nature
qui n' a pas pu la lui donner tout d' un coup,
(car si elle l' avoit pu elle l' auroit fait, sa voye
étant la plus simple), ne peut pas aussi la lui
ôter toute à la fois : elle tombe comme elle
s' est élevée. C' est une loi méchanique. Dans
un balancier qui oscille, les deux moitiés de
chaque oscillation sont nécessairement isochrones.
L' homme soumis avec les autres à la régle
générale, compte à peu près autant de vieillesse,
que d' anes d' enfance. Quand je
dis à peu près, j' entends que la différence a
toujours pour cause un vice accidentel, un
excès, un trop ou un trop peu. On sera
peut-être étonné, je l' ai été moi-même, avec
quelle justesse cette explication répond aux
tables calculées de la vie humaine, dont j' ai
parci-dessus. En les combinant, et en
prenant un terme moyen entre les extrêmes,
il en sulte qu' à l' âge de quarante-cinq à
cinquante ans on ne peut pas raisonnablement
se promettre plus de treize à dix-huit ans de
p90
vie : tems que la nature employe à détruire
la machine qu' elle avoit mis environ treize à
dix-huit ans aussi à travailler, à conduire au
dernier point de son développement.
Les insectes qui font toute leur ponte en
une fois, vivent assez peu après l' accouplement.
Leur destination est remplie. La grande
dépense qu' ils ont faite tout-à-coup de l' élément
minal dépositaire de la vie, fait qu' il
ne leur reste plus qu' une très-foible portion
d' existence, bientôt consumée : c' est ce qui
s' observe dans le papillon du ver-à-soye. Ceux
qui font plusieurs pontes ont une vieillesse plus
longue. Les premiers s' épuisent par la continuité
de l' accouplement, au lieu que chez
les seconds, l' intervalle de repos qu' il y a
d' un accouplement à l' autre, permet aux ressorts
organiques de se remettre de la fatigue
passagere qu' ils ont soufferte. Une émission
violente, longue et continue du fluide séminal
use tout-à-fait la machine. Des émissions
périodiques, fussent-elles toutes ensemble
plus violentes et plus longues, ne l' usent pas
tant, et parce que chacune est moins laborieuse,
et parce que chacune est suivie d' une
paration proportione ; de sorte que
dans ce dernier cas l' animal, lorsqu' il perd la
faculté d' engendrer, a encore assez de vigueur
pour lui survivre longtems.
Ce raisonnement s' applique de lui-même
p91
d' abord aux plus grands animaux qui n' ont de
semence que dans un certain tems, qui en
conséquence réparent pendant le reste de
l' année l' exnuation causée par le rut. Exténuation
et réparation sensibles dans tous
les quadrupedes, mais sur-tout dans le
cerf ; d' autant que l' irritation y étant beaucoup
plus vive, elle l' affoiblit davantage,
lui ôte plus de sa vigueur et de son embonpoint,
et rend ainsi le retour de ses forces
plus marq.
L' homme ensuite sera rangé dans la même
classe, par le privilege même qu' il doit moins
à la profusion qu' à l' économie de la nature.
Elle ne lui a point fixé de saison particuliere
pour travailler à la propagation. Il peut engendrer
en tout tems. La liqueurminale
ne lui est jamais refue ; mais elle lui est
donnée avec une réserve, dont il auroit tort
de murmurer, et sans laquelle il seroit le plus
furieux de tous les animaux : qu' on en juge
par les excès de la fureur utérine.
Cette précaution, également prudente et
nécessaire, maintient le corps dans un état
continuel de santé, toujours vivace et florissant.
En se contentant de satisfaire le besoin,
sans rien donner à la passion, à peine
p92
s' appeoit-il de sa fatigue. Ce qu' il perd lui
est promptement restitué. Lors donc que la
faculté génératrice, pour l' exercice de laquelle
la vigueur avoit été donnée à l' animal,
vient à s' éteindre, il ne doit pas mourir avec
elle. L' usage ménagé qu' il en a fait n' a
pas consumé tout le principe vital : le reste
aura son effet. En s' éteignant elle laisse le
corps à peu près au même degré de force organique
elle l' a trouvé. Je le conclus de
ce que la derniere liqueur minale a les mes
qualités que la premiere : elle est également
légere, fluide, rare et inféconde. L' écoulement
menstruel dans les filles qui entrent
en puberté, ressemble fort en quantité et en
qualité à celui des femmes qui sont sur le déclin
de leur fécondité.
Ainsi la nature, qui dans la succession passagere
des individus n' a en vue que la durée
permanente des especes, leur donne la vie
uniquement pour cette fin. Marchant toujours
d' un pas égal, et non par sauts, elle
les amene insensiblement au point d' organisation
convenable à cet effet. Elle les y soutient
pendant un tems plus ou moins considérable,
selon qu' ils en ont besoin pour remplir
entiérement ses desseins. Dès qu' ils y
deviennent inhabiles, elle se hâte de leur
ôter la force et la vie, dans la même gradation
qu' ils les ont reçues.
p93
Je ne crois pas que personne ait considéré
jusqu' ici la vie animale sous l' aspect qu' il
me plaît de lui donner, parce que je n' en vois
point de plus naturel. Je ne me persuade pas
aussi que personnesormais le trouve étrange.
Révoquera-t-on en doute ce que la nature atteste ?
Qui osera l' accuser de mentir ?
Nous transmettons l' existence à d' autres
individus qui la transmettront de même à
d' autres. Ce que nous en donnons est tiré
de la portion qui nous a été confiée. Il n' y
en a qu' une certaine quantité dans l' univers ;
et cette quantité est divie entre tous les
êtres vivans. Les nouvelles générations ne
font que remplacer les anciennes qui ont
été. La vie passe des germes vivans, qui
dépérissent, aux germes nouveaux, qui éclosent,
comme le mouvement est communiqué
dans le choc. La vivification de ceux-ci n' est
pas moins essentielle à la perpétuité des especes
que le dépérissement de ceux-là. Et inpendamment
de tout raisonnement, la mort subite
de quelques insectes après l' accouplement,
l' exténuation, effetcessaire du rut
et toujours proportionné à l' ardeur de
l' irritation, l' altération, l' épuisement, le
marasme qui suivent l' usage immo du
coït, prouvent assez que l' animal ne donne
l' existence qu' auxpens de la sienne. Ainsi
les plantes meurent en jettant leur graine ;
p94
ainsi les anciennes veines des carrieres et des
mines s' épuisent en repandant autour d' elles
une poussiere fine qui en produit de
nouvelles.
PARTIE 1 CHAPITRE 12
la beau de la nature est en raison
composée du bien et du mal qu' il y
a dans l' univers.
l' idée de l' ordre naturel ne se tire pas
des rapports que tous les êtres ont avec
un seul. Telle est pourtant la force de l' orgueil,
qu' il est parvenu à persuader au commun
des hommes que l' harmonie de l' univers
consiste en ce que tout ce qui existe serve à
leur plaisir, soit en recréant leur esprit, soit
en chatouillant leurs sens. Aujourd' hui c' est
une erreur sace. Les docteurs ont dit
qu' une pareille disposition faisoit honneur à
la bondivine : au moins elle flatte
l' amour-propre humain. Ceve, digne d' un
sibarite, for pendant le sommeil de la raison,
s' évanouit à son réveil.
Si l' homme seul recueilloit les fruits de la
terre ; si les ruisseaux ne purifioient leurs
p95
eaux en coulant que pour le saltérer ; si
l' astre du jour ne se levoit que pour éclairer
ses plaisirs, mûrir ses moissons ; si enfin toutes
les créatures s' occupoient uniquement à faire
naître dans son coeur les sentimens d' une joye
pure, j' avoue que l' avantage qu' il en retireroit,
seroit leur prix. Mais si les biens que cet
usurpateur s' approprie, lui sont communs
avec les autres êtres, il n' y a pas un seul
d' eux qui n' ait un droit semblable de s' estimer
le centre où tout doit se rapporter.
Est-ce pour les hommes que le soleil va
paroître, pour les hommes dis-je, dont la
plus illustre partie, live au sommeil, image
de la mort, ne verra point ses premiers
rayons ; et dont l' autre n' est pas en état d' en
jouir, parce que son imagination, abrutie par
des idées de contrainte, regarde le lever de cet
astre bienfaisant pour tout le reste de l' univers,
comme le signal importun de ses travaux ?
N' est-ce pas plutôt pour le rossignol
qui salue l' aurore par ses accens mélodieux,
et par sa vive allégresse insulte à notre
misere ? N' est-ce pas ? ... laissons ces prilités.
La nature offre une grande variété de choses
sans confusion. La variété des effets et
leur harmonie ; voilà toute la beauté naturelle :
chef-d' oeuvre immortel de la fécondité
de la cause !
La variété de la nature est dans l' infinité
p96
des formes qu' elle a dones à la matiere ;
cette infinité de formes contient deux autres
infinités, celle des formesgulieres et celle
des formes irrégulieres. La variété de la
nature est dans les propriétés infinies des
corps, dont il n' y en a aucune ni absolument
bonne ni entiérement mauvaise. Elle est encore
dans la diversité des esprits et des caracteres :
ici sur-tout le bon est balancé par
le mauvais, non seulement la science par
l' ignorance, la vérité par l' erreur, la vertu
par le vice ; mais aussi les avantages de la science,
de la vérité et de la vertu par les inconvéniens
qui les suivent, et les inconvéniens
de l' ignorance, de l' erreur et du vice par les
avantages réels que le tout en retire. C' est
que par la liaison nécessaire du bien et du
mal dans un plan quelconque cé et fini, chaque
variation de l' un engendre une variation
proportionnée de l' autre ; si le spectacle de
l' univers est aussi diversifié qu' il se peut en
bien, il a de même toutes les nuances du mal.
L' harmonie de la nature éclate dans les
mouvemens des corps célestes : car les cieux
racontent la gloire de Dieu, et le firmament
annonce l' ouvrage de ses mains ; et l' accord
magnifique de ces révolutions, en pandant sur
notre terre les ténebres et la clarté, la divise
en climats glacés, climats blans, climats
p97
tempérés. L' harmonie de la nature
est par-tout ; et nulle part elle n' est plus
frappante que dans la succession réguliere des
êtres, où l' extinction des germes vivans permet
aux autres de vivre à leur tour ; dans les
moyens propres à conserver quelque tems les
individus et à perpetuer les especes, moyens
aussi féconds de destruction, afin que nulle
espece ne se multiplie avec un excès incommode
pour les especes voisines, afin encore
que la vie trop prolongée d' une génération
ne retarde point la suivante au delà du terme
qui doit l' amener. Ne songez qu' aux
individus, vous croirez que tout passe, tout
meurt, tout s' anéantit. Ne faites attention
qu' aux especes, vous vous sentirez porté à
croire que tout est éternel et immuable.
Que me serviroit de pousser plus loin cet
exposé ? C' est assez pour conclure que l' harmonie
de la nature est l' accord parfait du
bien et du mal ; que sa variété égale la somme
des combinaisons de ces deux essences
contraires et toujours unies ; que la beauté
de la nature, qui sulte de sa variété et de
son harmonie, est en raison composée du
bien et du mal, ou comme le quarré de l' un
des deux, vu leur exacte égalité ; que l' idée
la plus vraie de la beauté naturelle, est celle
qui se compose de la double notion du bon
et du mauvais ; que cette idée s' accroît par
p98
les nouveaux rapports que nous découvrons
de l' un et de l' autre ; qu' enfin elle n' est complette
que dans l' esprit qui joint à la connoissance de
toutes les variations du bien dans
l' univers, celle de toutes les formes que le
mal y a prises.
PARTIE 1 CHAPITRE 13
de la sensibilité physique : du plaisir et de
la douleur.
la sensibilité physique est autant pour la
douleur que pour le plaisir. La délicatesse
des organes sensitifs rend les plaisirs plus
piquans et donne le me degré de vivacité
à la douleur. La multiplicité des sens qui
promet un plus grand nombre de sensations agables,
expose aussi à plus d' impressions douloureuses.
En un mot la faculté de sentir
n' est pas plutôt une source de plaisir, qu' une
source de douleur. Tout cela est incontestable.
Mais ce qui n' a pas la même évidence,
c' est que par une disposition nécessaire dans la
nature, cette proprté de l' être sentant soit
aussi souvent appliquée à des objets capables
de blesser les organes par une irritation facheuse,
qu' à des causes qui les affectent
délicieusement, ensorte qu' il en résulte dans
p99
le systême général des êtres animés, une
quantité de douleur pcisément égale à celle
du plaisir. Les principes même du sentiment
contraire sont fort séduisans. Les voici exposés
sous le point de vue le plus favorable.
" tout effleurement des sens est un plaisir,... etc. "
p101
une induction si pressante exige l' analyse
la plus exacte. Est-il vrai que les causes qui
peuvent occasionner des commotions et des
ébranlemens violens se trouvent plus rarement
dans la nature, que celles qui produisent des
mouvemens doux et temperés ?
Les animaux n' ont qu' un moyen d' avoir
du plaisir, c' est d' exercer leur sentiment à
satisfaire leur appétit. Ce mot de rité
détruit les erreurs de quatre pages. Tout
plaisir naturel suppose donc un besoin naturel
et est uniquement destiné à le satisfaire.
Or tout appétit naturel est une impression
aigue, une commotion vive, un ébranlement
violent qui tend à déranger, à dissoudre
l' organisation de l' être sentant, comme la
satisfaction de cet appétit est un mouvement doux
et tempéré, un chatouillement agable qui
rétablit les organes, et conserve la vie. Donc,
puisque les animaux n' ont point d' autre moyen
d' avoir du plaisir que d' exercer leur sentiment
à satisfaire leur aptit, cet exercice est
toujours et nécessairement précédé d' un sentiment
douloureux, celui du besoin. Donc les
occasions de souffrir sont tout aussi fréquentes
dans la nature, que les rencontres agréables.
D' ailleurs le plaisir n' est que le contentement
précis du besoin : donc ils ont tous
deux même force, même activité. Donc
les animaux n' ont pas plus de sensations agréables
p102
que de sensations désagréables ; donc la
somme du plaisir n' excéde pas celle de la douleur.
L' appétit animal a pour objet ou la conservation
de l' individu ou la propagation de
l' espece. Dans le premier cas la douleur est
ritablement l' assaisonnement du plaisir. Car
celui de manger est proportionà la faim.
Il croît, s' affoiblit et s' éteint avec elle. Le
besoin satisfait, la nourriture devient fastidieuse :
veut-on forcer la nature par l' excès,
la cause du plaisir devient un principe de douleur.
Le tems de la digestion suit. L' animal
n' éprouve pendant cette opération machinale
qu' une pesanteur inquiéte, un frisson
incommode. Cependant les alimens s' atténuent,
une partie passe dans le sang, pour être
employée à la nutrition des solides, l' autre
s' évapore par la transpiration. La faim revient
lentement : et après un intervalle plus
ou moins long se fait sentir par un picottement
très-violent. Que de difficultés, de
risques et de fatigues pour l' appaiser ! Tantôt
la terre est couverte de neige, combien d' animaux
manquent de subsistance ! Tantôt les
ruisseaux sont à sec, combien d' animaux souffrent
de la soif ! Quel est l' animal qui en
cherchant sa proye, ne s' expose à devenir
celle d' un plus fort ou d' un plus adroit que
lui ; si ce n' est peut-être ceux que l' homme
p103
nourrit pour les excéder de coups et de travail,
condition pire que la premiere ? Si pourtant
on veut qu' il y ait quelques animaux plus
heureux à cet égard que d' autres (ce qu' il
faudroit encore examiner), n' y en a-t-il pas
dont la misere paroît bien au dessus de la foible
portion de plaisir qu' ils peuvent goûter ?
Cela suffit pour l' équilibreral. De plus
à l' égard du chien d' Espagne accoutumé à être
choyé, caressé, gironné, qui partage les
mets délicats de sa maitresse, l' accoutumance
ôte au plaisir : au lieu que la fatigue excessive
d' une te de charge, donne un goût exquis
au chardon, qu' on lui présente sans appt :
ce qui commence à remettre l' égalité entre les
particuliers.
Vous pensez que l' homme à force de raffiner
sur un besoin grossier qui lui est commun
avec le plus vil reptile, est parvenu à
augmenter le plaisir sensuel ? Je le pense comme
vous. Convenez à votre tour qu' il achete
ce surcroît de volupté au prix de sa san
et de sa vie. La bonne-chere est la mere
des dégouts, des nausées, des vapeurs, des
indigestions, des infirmités. Je ne parle point
de la débauche où tout est douleur.
La fureur amoureuse est une crise longue
et violente entrelée de quelques instans de
volup. Ici la peine passe le plaisir. Les
habitans des forêts gligent alors le repos et
p104
la nourriture. Ils ne savent que courir, hurler,
se fatiguer, se tourmenter. Ils cherchent :
ont-ils trou, ils ont à vaincre une
sistance qui n' est point simulée ; sont-ils
sur le point de jouir, il faut courir les risques
d' un combat souvent inégal, ou se résoudre
à perdre le fruit de tant de travaux, à l' instant
qu' ils croyoient le tenir. Rien de tout
cela n' échappe à l' observateur le plus neuf.
Ce qui suit n' est pas moins sensible.
Plus l' animal a de lasciveté, plus la jouissance
lui est délicieuse. L' âne où la liqueur
minale abonde, est très-lascif. Le cerf
elle est très-provocante, a plus de chaleur encore.
Par l' irritation l' animal est remué, exagité,
secoué, tourmenté ; ces secousses violentes
sont de la douleur ; elles fatiguent les organes,
exténuent le corps, tendent à la destruction
de la machine qui ellement dépérit en peu de
jours. Si la lasciveté provient de l' excès
de la semence, les solides languissent bien
plus vîte. Car outre les tourmens qu' ils essuyent,
ils sont privés des parties substantielles,
destinées à les nourrir, qui vont se rendre
dans le fluide minal.
à juger de la vie animale par ce court période,
loin de faire honneur à la nature
d' une sur-abondance imaginaire de sensations
flatteuses, on l' accuseroit volontiers de faire
payer bien cher un petit nombre de mouvemens
p105
voluptueux. Ce reproche seroit pourtant
injuste. Afin de compenser tout, la
tranquillité qui succede au tems de chaleur,
augmente de douceur par la fatigue pase, et
permet à l' animal épuisé de reprendre un meilleur
être. Mais dans la totalité le bien monte
justement au niveau du mal, sans rester au
dessous ni s' élever au dessus. Chez l' espece
qui a converti l' amour physique en une passion
factice, les peines des amans sont en
raison de ce qu' ils appellent les charmes d' un
sentiment délicat. Je me trompe :s que
l' illusion cesse à peine convient-on que la
jouissance avec les moindres faveurs qui l' ont
prépae ou suivie, dédommage des fraix qu' on
a fait pour l' obtenir.
Que sert donc aux animaux l' instinct qui
leur indique ce qui leur convient et ce qui
leur est contraire. Ce n' est pas assument
à éviter les miseres attachées à tel degré
d' organisation qui constitue leur être, auxquelles
il ne leur est pas plus possible de se soustraire,
que de réformer l' économie universelle,
changer le cours immuable des choses,
violer l' ordre des tems. Tout son effet est
de les empêcher d' être trop malheureux, comme
ils le seroient infailliblement, si entonnant
ils n' acquéroient l' habitude de s' éloigner
d' une foule d' objets nuisibles qui les environnent.
p106
Notre industrie elle-même est aussi impuissante
contre les mauxcessaires, que l' instinct
des brutes. Où est le sucs des précautions,
des obstacles, que nous opposons
à l' âpreté de la froidure ? Elle nous poursuit
dans les appartemens les plus reculés de nos
maisons, et vient nous assaillir jusqu' au coin
de nos foyers. On ne gagne rien à lutter
contre la nature. Tout ce que nous faisons
pour nous garantir du froid, nous y rend
plus sensibles.
Si quand la douleur est parvenue à son comble,
le plaisir ne rétablissoit promptement
les torts qu' elle a faits à l' être sentant, il
seroit à craindre, comme on dit, que l' animal
chargé de douleur ne pérît par l' abondance
du mal. Si lorsque le plaisir a remis son
organisation dans l' état convenable, il persistoit
au delà, je craindrois pareillement qu' accablé
de plaisir il n' étouffât sous l' excès du
bien : la chose est-elle sans exemple ?
Tel est le sort de l' être créé, il tombe
sans cesse : rien n' est stable. Cette chute
graduée engendre un mal-aise qui devient à
chaque instant plus vif, et se termine enfin
par un sentiment pressant de besoin.
Jusque-là l' existence a été continuée, parlons
plus correctement, elle a été affoiblie et
détériorée par la douleur, par l' action des
effets qui lui sont contraires. Cette douleur
p107
insupportable presse l' animal de parer ses
forces qui se perdent. Le plaisir commence ;
et l' existence presqu' éteinte non-seulement se
continue, mais se ressuscite par des sensations
flatteuses, ou plutôt avec le plaisir, et par la
cause du plaisir. Qu' on suive de ps ce
manege de la nature, on verra que toujours
l' excès de la douleur amene l' extrême du plaisir ;
qu' il s' affoiblit ensuite à mesure qu' elle s' efface ;
qu' à la derniere dégradation du plaisir,
la douleur recommence, bien foible à la vérité,
et peu sensible ; mais qu' elle croît incessamment
jusqu' à ce qu' étant remontée à
un certain point, elle force l' animal de recourir
de nouveau au remede accoutumé.
La continuité de l' existence animale est donc
tissue de sensations sagréables, qui l' alterent
et de sensations agréables qui la réparent.
C' est un flux et reflux continuel de bien-être
et de mal-aise. L' être sentant continue d' exister
par les causes qui soutiennent son organisation.
Mais pourquoi ce soutien lui est-il
donné ? Parce que la machine se dérange, et
s' use sans cesse. Quand lui est-il don ?
Lorsque le besoin est très-urgent. En quelle
mesure l' a-t-il ? Autant que l' exige son mauvais
état. Rien de plus.
J' ai fait voir, dans un chapitre précedent,
que les individus n' ont pas l' existence pour
eux. Leur satisfaction particuliere n' est pas,
p108
non plus, le but de la nature. Ils n' existent
point pour avoir du plaisir. Au contraire il
leur est aussi naturel de souffrir que d' être
heureux. La volupté attachée aux deux actes
les plus importans, celui de la nutrition
et celui de la génération, invite les animaux
tant à produire leurs semblables, qu' à entretenir
une vie qu' ils doivent transmettre à
d' autres. Leur plaisir n' entre donc qu' en
second dans le plan actuel, pour parer les
breches que l' instabilité des choses d' ici-bas
fait à leur existence. Si-tôt qu' il a rempli sa
destination, il s' évanouit comme un objet
vain. La nature n' en fait point une pense
au-delà du cessaire. La dose en est donc
reglée sur la décadence ou la souffrance des
êtres sentans, d' elle tire sa nécessité.
PARTIE 1 CHAPITRE 14
l' égalité des biens et des maux se maintient
dans la société par l' inégali
des conditions.
qu' on ne dise pas que la nature n' a pris
aucun soin de rapprocher les hommes,
qu' elle n' a point préparé leur sociabilité, qu' elle
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a mis peu du sien dans tout ce qu' ils ont
fait pour établir leurs liens. Pour en venir
à ce reproche injuste il a fallu abrutir l' espece
humaine, étouffer sa raison, engourdir
son entendement, anéantir ses plus nobles
facultés.
J' en conviens, la réunion de plusieurs n' a
pas eu pour principe leur misere originelle,
l' insuffisance des particuliers, ni le desir d' un
état meilleur. Chaque animal a autant d' industrie
qu' il lui en faut. L' homme sauvage
a moins de besoins que l' homme civil, et les
contente plus aisément. Ses desirs ne s' étendent
point au-delà de son bien-être présent.
Il a moins de plaisirs que nous, parce qu' il
n' a pas tant de miseres. L' innocence de ses
moeurs compense la brutalité de sa vie. Il
n' a ni religion, ni fanatisme. Il ignore le
vice et ses remords secrets, la vertu et la pure
satisfaction qui l' accompagne. En un mot il
ne differe presque pas des ours et des lyons :
il n' a guere que leurs biens et leurs maux,
parce que la nature ne l' a pas élevé beaucoup
au dessus d' eux. Elle ne lui a donque
l' esprit et la raison des brutes.
Mais il y a un homme sociable, doué
d' une perfectibilité de raison, d' un esprit actif
et très-étendu ; double progative qu' il
tient de la nature. La société est le produit
nécessaire duveloppement de ces facultés
p110
précieuses. Et avec elles les loix, le commerce,
la guerre, les arts, les richesses, les honneurs
et toutes les conditions entrent dans le
plan de la nature. L' homme a du perdre sa
liberprimitive, et en êtredommagé par
la sûreté publique. En semettant du droit
de faire son bien sans aucun égard pour ses
semblables, il acquit le privilege de les faire
contribuer tous plus ou moins à son avantage
particulier. Le foible s' éleve par les loix
à l' égal du plus fort.
" quand je pense, s' écrie un moderne,
à tant d' assassinats,... etc. "
p111
ces sentimens contraires naissent naturellement à
la vue des faces différentes que présente
l' humanité. L' équilibre exact et constant des biens
et des maux, qui résulte de l' ensemble, doit nous
faire souffrir les uns en faveur des autres, et
morer la trop haute ie que la bonde
quelques individus pourroit nous donner de
l' espece, par la considération de la malice
étrange de quelques particuliers.
Je remarque dans toute république, autant
de gens intéress au malheur de l' état,
que de citoyens qui prosperent avec lui. L' interêt,
le grand moteur des actions humaines,
qui fait tout pour tous et contre tous, y mettra
donc autant de désordre que d' harmonie,
autant de bien que de mal.
Le peuple souffre des sottises des grands.
Leur vanité fait vivre le peuple : elle peut
me le mettre en état d' être vain et sot à
son tour, d' opprimer ses égaux, et d' en faire
subsister de plus petits. L' or qui brille dans
p112
les appartemens d' un seul, sur sa table, sur
sa livrée et ses équipages, est la pouille
de vingt familles ruinées. Vingt autres familles
vivent par son luxe. Outre les gens de
sa maison entretenus dans l' abondance, combien
d' artisans et d' artistes, occus pour lui,
jouissent d' une aisance qu' ils n' avoient pas
avant ses concussions criantes ! On peut dire
qu' il s' est fait entre ces quarante familles un
échange d' aisance d' une part et de misere de
l' autre. Mais les deux sommes restent les
mes : elles ne font que circuler, seplacer,
se combiner par des révolutions et des changemens
de fortune.
Nos biens, s' ils sont le fruit de l' injustice,
ne nous rendent heureux, que par le malheur
d' autrui ; si nous les devons à l' industrie,
ne rentrons-nous pas dans le me inconvénient ?
Ce qu' on appelle industrie dans le commerce
ordinaire, n' est que l' art de profiter
adroitement des pertes des autres, quelquefois
me de les occasionner ; de tirer le
meilleur parti de leurs sottises, de leurs fautes,
de leur simplicité, de leur probité ; de
détourner vers soi les veines de richesses qui
vont porter l' or ailleurs. La faveur abaisse
les gens de naissance pour élever des hommes
de néant : aveugle, elle se laisse abuser par de
fausses apparences : injuste, elle protege le
flatteur et laisse languir le mérite ; capricieuse,
p113
elle suit le flux rapide de ses fantaisies :
trop sage, elle retient ses dons, de peur de
faire un choix indigne d' elle : la plus droite
étant toujours bore, se trouve dans la nécessité
d' ôter à l' un ce qu' elle veut donner à un autre.
Ici s' éleve un temple auguste où les loix
servent tour à tour le bon et le mauvais droit ;
le glaive de la justice frappe l' innocent et
le coupable ; où la discorde après avoir épuisé
les ressources d' un esprit droit et les vaines
subtilités de la chicane, paye également les
fraix du mensonge et ceux de la rité.
se rend un peuple de marchands. L' intérêt
regle tout entre eux. Heureusement la
droiture des gens de bien aussi avide, aussi
subtile, aussi active, aussi opiniâtre que la
mauvaise-foi des fripons, retient la balance
du commerce prête à pencher du té vicieux.
Sur un théatre plus vaste le guerrier moissonne
des lauriers teints du sang humain. Il
s' éleve sur un monceau de morts. Quelle
affreuse grandeur !
Dans la société il y a des gens adroits qui,
sans se rendre odieux, savent mettre la maladie
et la mort à contribution. C' est le
chef-d' oeuvre de l' industrie.
L' équilibre général résulte d' autant d' équilibres
particuliers qu' il y a de conditions.
p114
Comment cela ? Le voici. L' inégalité des
rangs ne consiste pas dans un surcroît de bien
pour les plus élevés, et dans une surcharge
de mal pour les plus bas : cela n' est pas dans
la nature ; mais en ce que ceux-ci ayant
moins de bien et aussi moins de mal que ceux-là,
leur sont inférieurs en tout. Suivons leur
marche graduée, il sera aisé d' observer qu' ils
ne croissent que par une augmentation proportione
de biens et de maux ; qu' à mesure
qu' ils s' élevent, ils prennent une dose égale
des uns et des autres ; que par cet arangement
invariable il n' y a point de condition qu' on
puisse dire réellement meilleure ou pire qu' une
autre, quelque distance qu' il y ait entre elles.
au dernier rang, pourvu à peine du
nécessaire, l' homme vil ne songe point au
superflu. Ce qu' il ne désire pas ne lui manque
point. Son ame d' une trempe faite pour
la bassesse de son état, est réduite par l' éducation
aux seules facultés qui lui conviennent.
Elle a peu de passions et conséquemment peu
de plaisirs et peu de miseres. Elle est incapable
de sentir les amusemens de la grandeur,
et de se tourmenter de ses peines. Ce seroit
un très-grand abus dans la société, que la
populace eût plus de sensibilité, plus de lumieres
et plus d' éducation qu' elle n' en a. Il
est important pour le bonheur des petits et
pour celui de l' état, qu' ils restent dans
l' avilissement
p115
ils sonts. Avec une ame moins
ignoble, ils sentiroient trop l' abjection
ils vivent, ils perdroient le goût des
plaisirs grossiers dont ils se contentent, ils se
refuseroient aux vils emplois dont on les charge.
Le laboureur n' a que l' esprit qu' il faut
pour défricher la terre, labourer, ensemencer,
moissonner, travailler sans murmure,
et s' estimer heureux quand la récolte répond
à ses espérances. Il fatigue tout le jour : il
est nourri et vêtu grossiérement. Cela est
vrai ; mais jugez de sa fatigue par sa complexion
robuste, et non par l' imbécillité de la
tre ; par son accoutumance au travail, et
non par l' aversion que vous avez pour tout
ce qui est pénible. Son frugal repas lui est
toujourslicieux ; et vos mets apptés vous
pugnent souvent. Il n' a point nos fêtes,
nos assemblées, nos bals, nos spectacles, nos
vanités. Vous vous trompez, il a tout cela
dans le degré convenable à sa grossiéreté, et
selon la mesure du plaisir qu' il peut y prendre.
Il habite une humble chaumiere que le
chagrin n' approche jamais, que le vice fuit
parce qu' il ne pourroit s' y cacher. Le matin,
il va gaïement au travail : un sommeil
tranquille lui a rendu les forces que la fatigue
de la veille avoit épuisées, il sent sa
vigueur et se plaît à l' exercer. Le soir il
vient retrouver sa femme et ses enfans dont
p116
la vue ne lui est jamais importune. Les
jours de fête, les sons igaux du haut-bois
lui suffisent : une danse rustique l' amuse. Quelle
paysanne alors ne met pas de la vanité, de
la complaisance, et une sorte de délicatesse
dans son ajustement simple et propre ? Les
gens de la campagne n' ont donc ni peines, ni
disgraces, ni inquiétudes ? Vous vous trompez
encore. Un seigneur vexe ses fermiers,
et en exige tout avec trop de rigueur : ils
payent encore des impositions ; et la dure
de la perception leur rappelle que la nature
compense tout.
La médiocrité d' or, si vantée, si digne de
l' être, a ses peines en raison de ses avantages.
Le citoyen sans ambition jouit de sa
fortune modique : le sage content du leger
héritage qu' il rut de ses ayeux, craint de le
voir aggrandi. Ils ne sont point à l' abri de
l' indigence ; mais ils savent la souffrir quand
elle vient. Ils trouvent autant de satisfaction
à réprimer leurs desirs, que les autres
en mettent à s' y livrer. Par cette guerre
continuelle qu' ils se font à eux-mêmes, ils
obtiennent la paix et la santé. Le prix de la
diocrité, c' est de n' avoir que les plaisirs et
les foiblesses nécessaires de l' humanité.
Qu' il en cte pour figurer dans le monde !
On ne paye après tout les commodités de l' aisance,
le brillant du faste, le cdit et l' estime,
p117
que ce qu' ils valent. On va, on vient,
on se fatigue, on se tourmente, on s' inquiéte.
On est traversé,tour, arrêté,
emché, effacé. Les projets avortent ; la
vanité est humiliée ; il faut s' épargner le
nécessaire et l' utile, pour avoir le superflu et
le délicat ; une famille nombreuse embarasse,
on ne peut l' entretenir qu' à force de bassesse,
d' astuce, et de moyens obliques ; le rafinement
fait mépriser la simplicité. Les plaisirs
exquis traînent aps eux des desirs violens
qui payent d' avance un bonheur qui peut
échapper. L' envie naît avec l' ambition, le
dépit, les remords, les dangers de la rivalité.
L' on jalouse une condition supérieure,
on est envié d' une plus basse : deux moyens
surs de souffrir dès à présent autant de peines
qu' on aura de joye à laisser quelques rangs
de plus au dessous de soi. L' on croira avoir
amélioré son état, parce qu' on n' en fixe que
le beau côté : cependant on trouvera le mal
qu' on ne cherchoit pas, auprès du bien que
l' on poursuit.
Avez-vous un ennemi que vous haïssiez,
souhaitez lui sa souveraine volupté, la grandeur
suprême, un très-grand nombre de maitresses
jeunes et belles, des richesses immenses,
une autorité sans bornes ; et vous le verrez
succomber sous l' excès de la misere. En
l' accablant des plaisirs sensuels, vous lui
p118
ôterez les douceurs de l' amour, leslices de
l' union des coeurs, vous émousserez ses sens,
vous en userez les ressorts ; par trop de
jouissance, vous le mettrez dans une impossibilité
affreuse de jouir. En augmentant ses trésors
et sapense, la délicatesse de sa table et
l' affluence des convives, le nombre de ses chevaux
et des gens de sa suite, de ses courtisans
et de ses adorateurs, vous multiplierez ses
craintes et ses esrances, son ambition et
ses envieux, ses affaires et ses sollicitudes.
Vous lui ravirez le sommeil, la liberté, la
santé. Vous armerez sa conscience pour lui
reprocher que ses chevaux et sa meute consument
la subsistance de mille hommes ; qu' il
a chan en prairies ses terres labourées ; que
ses jardins et ses plaisirs ont envahi le terrain
qui nourrissoit deux paroisses entieres. Exce
de la veille, inquiet du lendemain, peut-il
goûter le présent ?
Le ministre à la tête du gouvernement,
manque de la premiere chose requise pour
être heureux. Il n' est point à lui-même.
Occu d' affaires qui ne sont pas les siennes,
il répond de ses fautes, et de celles dont on
le soupçonne. Il est entouré de flatteurs,
d' importuns, d' ennemis cachés. Il a beau
être éclairé, actif, vigilant, zelé, integre ;
il y a toujours des mécontens qui le chirent,
des envieux qui le déservent, de faux
p119
politiques qui le jugent selon leurs idées rétrécies,
et des sots qui pandent ce jugement
inique. Non : l' égide philosophique ne pare
point tant de traits. La vanité seule fait supporter
la grandeur extrême. On en a besoin
d' une dose bien forte pour savourer des louanges
imcilles qui ne sont que des reproches
humilians, pour se croire honoré par la bassesse
d' un protegé qui rampe servilement à
nos pieds ; pour s' ennuyer pompeusement à
destes tumultueuses, qu' on nous donne
sans consulter notre goût, qu' on nous compte
pour des plaisirs réels, et qu' on nous fait
acheter fort cher.
Voyez comme tous les biens et tous les
maux s' accumulent ensemble sur la tête du
despote. Il peut tout ; mais il a tout à craindre.
Aujourd' hui tout s' anéantit en sa présence :
demain tout sera révolté. Il a uni
dans sa personne toutes les libertés particulieres
de ses sujets, leurs possessions, leurs
vies. Il a, au même sens, toutes leurs miseres.
Ses esclaves ne voyant en lui qu' un ravisseur
qui les dépouille de tout, ils osent tout
contre le tiran, dès qu' ils se sentent trop
malheureux.
PARTIE 1 CHAPITRE 15
p120
industrie naturelle : arts et sciences.
les plantes n' ont point l' industrie des animaux,
ni leurs besoins. Les animaux
n' ont point l' esprit de l' homme, ni ses foiblesses.
Le principe de la moindre action qui
gouverne le moral et le physique, a voulu
que tous les êtres n' eussent que la portion de
génie dont leur nature ne peut se passer. Dès
que vous voyez une espece plus industrieuse
que les autres, songez qu' elle a plus de miseres
à écarter. Le nombre des maux qui
la menacent de toutes parts, absorbe tellement
l' étendue de cette sagacité, qu' il ne lui
en reste pas pour se procurer un excédent de
bien-être.
Il y a une autre sorte d' industrie qui semble
le propre de l' homme seul, qui du moins a
chez lui un caractere plus marq que par-tout
ailleurs ; une perfectibilité qui ne tend pas
précisément à prévenir le besoin ou à le contenter
p121
au-delà de l' exigence naturelle, mais
qui crée de nouvelles commodités, qui découvre
de nouvelles sources de bonheur, et
fait couler les anciennes avec plus d' abondance.
Je prétends encore que l' avantage
qu' il en retire, vaut à peine le mauvais usage
qu' il en fait. Que gagne-t-il à se forger des
besoins imaginaires, pour les contenter
voluptueusement ? Quelle noble manie d' empoisonner
les plaisirs de la nature, pour leur
en substituer de plus raffinés ! Les subtiles
inventions de la volupté donnent naissance à
une foule de petites passions qui le rongent,
comme une fourmilliere d' insectes succe la
seve d' un arbre.
L' art de bâtir des maisons et des villes a-t-il
précé de loin celui de les truire ? Quand
l' art de guérir aura-t-il sauvé la cent-millieme
partie des citoyens que l' art de tuer enleve
tous les jours à l' état ?
Les arts de luxe et d' agment, qui font la
splendeur d' un royaume, en préparent la
chûte. Malheur à celui qui les verroit au
point où ils étoient à Rome, lorsqu' elle tomba.
Ils donnent deslices et ôtent les moeurs.
Il est vrai qu' ils banissent l' oisiveté de chez
le peuple qui s' en occupe, mais ils entretiennent
la lâcheté des grands qui en jouissent.
Les modes, ces petits systêmes de gt et
de vanité, ont sur-tout l' inconvénient de rétrécir
p122
l' esprit d' une nation. La belle politique,
d' enrichir son commerce d' une seule
branche qui fait dessécher toutes celles de
l' agriculture ! C' est la dernière des foiblesses, de
transporter à des rubans et à des dentelles,
l' estime qu' on ne doit qu' au mérite personnel.
J' allois parler des sciences : je me rappelle
qu' on l' a fait avant moi, et je recueille de
tout ce qu' on a dit pour et contre, que les
siecles d' ignorance ont fait moins d' honneur
à l' humanité, et que les âges savans lui font
plus de tort.
Quelqu' un a remarqqu' on n' avoit point
oui parler d' ate ni d' athéisme en France
avant le regne de François I, ni en Italie
avant les Médicis. Pour moi, j' applique
à mon tems, ce que nèque disoit du
sien. Nous avons un excès de tout, de
littérature comme du reste.
PARTIE 1 CHAPITRE 16
du commerce : idée succincte de ses avantages
et de ses désavantages.
il est beau de voir les grands arbres descendre
du haut des montagnes au gré de l' avide
p123
nautonnier, et lui pparer une maison
flottante ; la mer s' affermir sous ses pieds ; les
vents enchaînés à ses voiles le conduire dans
un nouveau monde. Graces à cette invention
hardie, l' univers est une seule et
grande famille, dont les freres se communiquent
avec aisance, et s' envoyent réciproquement
les productions de leurs climats, leurs
vices et leurs richesses.
Par combien de malheurs l' or durou,
est-il parvenu jusqu' à nous ? La destruction
de deux nations et lacadence d' une troisieme,
sont, pour ainsi dire, les véhicules
qui nous l' ont apporté. Ne valoit-il pas
mieux qu' il restât dans les entrailles de la terre ?
Avec de la terre et du fer le suisse vit à
son aise. Avec des vaisseaux et de l' or l' espagnol
pourroit mourir de faim, si ses voisins
ne faisoient pour lui la récolte.
Le commerce a poli des nations barbares.
Rien n' est plus propre à apprivoiser les hommes,
que la communication. Elle adoucit
jusqu' à la férocité des animaux. Le commerce
aussi ramene les peuples policés vers
la barbarie. Car j' appelle de ce nom la
mauvaise-foi dont les carthaginois firent
l' apprentissage en commerçant avec les étrangers, et
qui les porta aux plus horribles excès : la bauche
qui avilit Lisbonne lorsqu' elle étoit,
et qui respire encore au milieu de ses ruines ;
p124
l' esprit d' intérêt qui caractérise une nation
entiere ; la brutalité d' un autre peuple qui
trafique avec ses alliés à peu près comme avec
ses ennemis ; et qui en pleine paix se conduiroit
volontiers par le droit de la guerre.
Dans tous les tems les villes les plus commerçantes
ont été célébres par leurs richesses,
leur splendeur, et leursbauches. Une
ville seule renoa à son commerce pour
conserver ses moeurs. L' histoire du monde
n' en offre point qui ait su garder ces deux
choses. Quoiqu' il y eût plus de frugalité et
de vérité à Marseille, que dans aucune autre
publique commerçante, elle n' a pu éviter le
reproche d' avoir altéré la discipline des gaulois.
Elle répond aux yeux de la postérité, de la
conquête des Gaules, au jugement même du
vainqueur.
Un peuple qui habite des marais ou la mer,
qui n' a point de territoire, qui cependant
donne azile à des milliers de refugiés ; dont
encore la douceur du gouvernement, et l' oeconomie
augmentent la population ; ce peuple
se fait le facteur de l' univers ; c' est une
nécessité, c' est pour lui l' unique moyen de
subsister, le seul expédient d' attirer chez
soi une partie des trésors qui croissent ailleurs.
p125
La vie et la liberté sont les premiers biens :
ils compensent tous les maux.
Le commerce rapporte beaucoup plus qu' un
fonds de terre, quoiqu' en dise un auteur
lebre. Il double et triple promptement un
capital ; avantage dont ne jouit pas l' agriculture.
En Hollande il est, avec raison, le
supplement nécessaire du labourage : en France
il le truit. Si ce royaume offre au
voyageur éton des landes immenses, de
vastes terrains incultes, qu' on s' en prenne
sur-tout à l' esprit de commerce, qui a manqué
de gagner la noblesse, le dernier malheur
qui puisse lui arriver. En vain se flatte-t-on
que le commerce et l' agriculture pourroient y
marcher d' un pas égal, quand le paysan quitte
sa charrue pour se faire matelot ou marchand.
Mais le marchand devenu riche, retournera
à sa charrue, ou du moins fera mieux
valoir ses terres. ve honnête et pril !
Le marchand gros-seigneur fait une chasse,
des avenues, des jardins, des terrasses : il fait
pis, il prend les fils du laboureur pour figurer
derriere son carosse, ou avoir soin de ses
chevaux.
Si l' on permet au commerce d' influer sur
le gouvernement, il en altérera la forme,
sur-tout si elle est monarchique. Le peuple enrichi
voudra qu' on respecte autant sa majesté,
qu' il respectera peu celle du prince. La noblesse
p126
faisant le commerce du peuple, se trouvera
confondue avec lui. Delà dans un état
libre comme dans le despotique, la distance
immense du peuple au monarque, sera tout-à-fait
vuide ; avec cette différence que dans
l' un la nation est sûrement l' esclave, et que
dans l' autre, on doute si c' est le prince ou la
nation qui obéit. D' un autre côté un habile
politique a observé que le peuple dont je
parle se prévaut à l' exs de son commerce.
Sa puissance semble s' élever, par le commerce,
sur les débris de son gouvernement : elle
tombera par le même commerce.
PARTIE 1 CHAPITRE 17
de la guerre : compensation des maux
qu' elle produit.
la guerre purge nos villes d' une foule
de mauvais sujets, qui ne sont bons
qu' à se faire tuer. Parmi les heureux qui en
chappent, on en voit quelques-uns, que
l' austérité de la discipline militaire a fors
d' être meilleurs. Entre nos artisans, ce ne
sont pas ceux qui ont défendu la patrie au
péril de leur vie, qui sont les moins
honnêtes-gens.
Le germe de la valeur meurtriere ne semble
p127
avoir été mis dans quelques ames que pour
prévenir les inconvéniens d' une trop grande
population : inconvéniens plus considérables
qu' on ne croiroit. D' habiles calculateurs ont
démontré que le genre-humain se double en
moins de quatre cens ans (en trois cens soixante
ans, selon Wisthon et autres), s' il n' est
livré qu' aux causes naturelles de mort, la
vieillesse et les maladies. à ce compte la
France, qui sous Charles Ix, contenoit
dix-neuf millions d' habitans, en auroit
trente-huit millions avant deux cens ans d' ici ;
septante-deux millions avant six cens ans ; et au
moins cent quarante-quatre millions au bout
de mille ans. Nous n' avons pas besoin d' aller
si loin pour concevoir qu' il seroit impossible
qu' elle suffît à tant d' hommes, supposât-on le luxe
tombé, toutes les terres mises en valeur,
et aucun citoyen fainéant. Ils ne
trouveroient point aussi de subsistance ailleurs,
attendu que la multiplication seroit proportionnelle
par tout pays. La terre ne croît
point en surface. Et pourtant une multiplication
si prodigieuse exigeroit qu' à chaque
mille ans elle fût en état de porter sept à huit
fois plus de villes et de maisons, de fournir
sept à huit fois plus de fer, de pierres, de
bois, de grains, de fruits, et en outre de
nourrir sept à huit fois plus de gibier et de
bétail. Ces choses impliquent contradiction.
p128
Les moyens de subsister diminuent en même
raison que le nombre des bouches augmente.
N' envisageons point cet inconvénient dans
l' avenir. Où en seroient réduits les hommes
d' aujourd' hui, si la nature ne s' étoit pas réservé
ces grands moyens de destruction, tels
que la peste et la guerre ? à l' extrémité affreuse
de se cimer, comme il est arrivé
quelquefois sur des vaisseaux retenus en mer
par un calme opiniâtre, lorsque les vivres
ont manqué. Il en coûte bien moins à l' humanité
de tuer un ennemi dans la chaleur
d' une action, que d' égorger de sang-froid un
parent ou un ami, afin de se repaître de ses
membres sanglans. Si les hommes s' accoutument
parcessité à tuer leurs semblables,
comme nos bouchers assomment des boeufs,
que deviendra la commisération naturelle, ce
sentiment imrieux qui veille contre les méchans,
dans eux et malgré eux ? Tirons le
voile sur le carnage et la confusion qui en
sulteroient, mille fois plus horribles que les
calamités dont l' Europe gémit.
Je ne dirai point que les grandes familles
s' applaudissent de la guerre qui les illustre.
C' est pour elles une ressource assue, sur-tout
parmi la noblesse allemande qui n' a point d' autre
tier, et la noblesse fraoise qui n' en
veut point avoir d' autre. La dureté et l' orgueil
des nobles croissant à chaque quartier
p129
ne les rendent que plus propres à commander
aux hommes de s' entr' égorger.
Que de seigneurs, sans la guerre, n' auroient
que l' emploi de tenir le haut rang
dans leur église seigneuriale, et de se bouffir
à la vue de leurs écussons tracés sur les vitres !
Combien d' autres, n' ayant reçu de la nature que
des dispositions belliqueuses, manqueroient
d' occupation ! Peut-être tourneroient-ils
contre leurs concitoyens unnie féroce
mieux employé à combattre les ennemis de
la patrie. Remontez à l' origine des dissensions
civiles, vous trouverez que presque toutes
sont nées au sein de la paix, de l' inoccupation
de certains esprits bouillans dont la
fougue concentrée au dedans de l' état, a du
y avoir son effet, au-lieu qu' il falloit lui
permettre d' éclater au dehors. J' en laisse
le détail, il me suffit de l' avoir indiqué.
Rome, dit l' auteur des considérations sur la
grandeur et la décadence des romains ; Rome
s' est trouvée dans cet état, qu' elle étoit moins
accablée par les guerres civiles que par la paix,
qui réunissant les vues et les intérêts des
principaux, ne faisoit plus qu' une tirannie.
La nécessité de prendre les armes pour la
défense de son pays, a enfanté des prodiges
de valeur, de grandeur d' ame, de patriotisme
et de dévouement, enfans vertueux d' une
mere infâme. Au milieu des camps et par
p130
l' austérité de la discipline militaire Rome
naissante acquit un droit el à l' empire du monde ;
je veux dire une vertu mâle, une sagesse
vere, qui fut envelie sous les débris de
la république, quand Auguste eût rendu
la paix au nouvel empire. La guerre diminue
aussi parmi nous le faste vicieux qui fleurit
dans des tems plus heureux. Les françois sont
aujourd' hui bien moins magnifiques,
qu' ils ne l' étoient il y a sept à huit
ans. Mais c' est un remede bien violent que
celui qui les réduit à présent à l' économie.
Par l' ambition de Philippe, un homme
qui parloit avec peine, est devenu le plus
grand orateur qui ait jamais été. Est-ce une
des moindres merveilles dunie, de se montrer
d' autant plus supérieur, qu' il agit
mieux contre l' intérêt le plus cher de l' humanité,
d' avoir perfection l' art de tuer en
gros, au point d' en avoir fait une science
profonde d' opérations brillantes et d' exditions
glorieuses, le métier des princes et des rois ?
Il s' en faut bien que je veuille autoriser les
puissances belligérantes à continuer la guerre.
L' auteur du projet d' une paix perpétuelle
n' a point de partisan plus zelé que moi. Je
montre seulement ici que la nature est ipuisable
en ressources, lorsqu' il s' agit de mettre
à profit la méchanceté des hommes.
PARTIE 1 CHAPITRE 18
p131
entendement humain. Erreur et vérité.
quand on lit sans diter, l' on s' extasie
presque à la vue des grandes découvertes, qui
ont été faites dans le vaste pays
des sciences. Quiconque anmoins prendra
la peine de comparer les efforts dunie
à ses progrèsels, sentira d' abord que
l' homme est moins savant par les connoissances
qu' il possede, qu' ignorant par celles qu' il
tâche envain d' acqrir.
Une pente singuliere l' entraîne aux excès.
Il veut tout savoir, ou tout ignorer. Lorsque
Bayle temroit par un scepticisme out
le ton dogmatique des théologiens de son
tems ; l' on vit la haine pour l' erreur faire
avancer des opinions absurdes, et l' amour du
vrai faire nier toutes les rités.
L' histoire de l' esprit humain offre une
alternative continuelle de siecles savans et d' âges
obscurs. Les uns préparent les autres ; car
l' esprit a besoin de repos, et son repos est
suivi du réveil. Le renouvellement des sciences
et leur cadence n' ont rien de plus étrange
pour moi, que la veille et le sommeil de
l' animal. L' esprit me semble dormir pendant
p132
les âges d' ignorance. Ses foibles mouvemens
sont comme les inquiétudes d' un sommeil
interrompu, lorsque le corps se tourne et
s' agite machinalement. Aussi l' on ne voit guere
alors que des commentateurs tébreux et
prolixes, qui défigurent les ouvrages des bons
auteurs du siecle précédent : comme les ves
de la nuit ne sont ordinairement que des
images confuses, tronquées, et tout-à-fait
informes des impressions de la veille. Cependant
le réveil vient et il ressemble assez
à celui d' un paresseux qui se frotte les yeux,
ouvre lentement la paupiere, étend les bras,
et ne se leve qu' après avoir longtems disputé,
dit-on, avec les oreillers.
Tant que l' esprit assoupi ne pense point,
il n' avance pas aussi dans la recherche de la
rité, et il s' épargne une foule de méprises
qui doivent marquer chaque pas qu' il fera vers
elle. Elle est en effet entoue d' un grand
nombre d' erreurs qui l' approchent de très-ps.
C' est la tâche de l' esprit de les épuiser
toutes pour l' atteindre, et quelquefois
encore de revenir de la vérité aux erreurs.
Il semble que je devrois conclure delà que, si
l' on mettoit d' un té tout le faux qui a été
soutenu et applaudi dans un siecle, et de l' autre
tout le vrai qui a été découvert et reconnu
dans le même période de tems, la somme
des erreurs passeroit de beaucoup celle des
p133
rités ; que l' excellence de l' entendement
humain seroit au dessous de rien ; que tout
considéil vaudroit mieux n' en point avoir,
puisqu' il seroit plus ordinaire d' en abuser
que de s' en bien servir, et que cet abus
indispensable n' est point compensé. Où sera donc
l' équilibre ? Le voici.
Il n' y a point de vérité qui n' ait été contredite,
et prouvée d' autant de manieres qu' on
l' a combattue ; point d' erreur qui n' ait é
soutenue, et réfutée dans la même étendue.
Par cette contrariété de sentimens tout devient
égal. Cela est bientôt dit. On ne
chicannera pas sur cet article. Mais il faut
démontrer que ce bizarre assemblage de vrai
et de faux est une cessité dans la nature ;
que l' erreur est aussi nécessaire à l' esprit humain
que larité ; car je ne suis pas du
sentiment de ceux qui ont fait de celle-ci un
secret servé à la divinité. Comparons
p134
les sources de nos erreurs avec les principes
de nos connoissances ; l' efficacité des uns avec
l' empire que les autres ont sur nous. Rapprochons
le tout de la nécessité où nous sommes
de leur obéir tour-à-tour. Il en résultera,
je crois, que des causes égales et d' une
pareille activité doivent avoir des effets
semblables.
L' ame enral n' a que trois manieres
de connoître : le sentiment, la voye du
raisonnement, et l' intuïtion immédiate de ses
idées. Delà trois degrés de connoissance
admis assez universellement avec Locke, à
l' exception des sceptiques. Delà trois
certitudes, la sensitive, la démonstrative et
l' intuïtive. Tout ce que des organes sains nous
attestent, tout ce qui nous est montré par
une induction exacte, tout ce que nous voyons
d' une maniere immédiate dans nos idées, est
vrai : l' esprit ne peut s' y refuser : une force
p135
irrésistible l' entraîne et le contraint de donner
son consentement. Voilà tout le fond
de l' évidence. Le reste n' est que préjugé,
vraisemblance, probabilité, opinion. Un
homme qui n' affirmeroit d' après ses sensations
que ce qu' elles disent précisément ; qui ne
jugeroit que sur des idées claires, lorsqu' il en
percevroit la convenance ou la disconvenance,
soit par une simple appréhension, s' il ne
s' agit que de deux idées, soit par un raisonnement
lié et suivi, quand il y a une complication
de rapports ; cet homme, dis-je, ne se
tromperoit jamais.
Or la pratique constante de cette régle
d' infaillibilité demande une circonspection
gênante dont l' esprit humain n' est pas capable. Pour
s' en convaincre, on n' a qu' à se rappeller les
causes qui concourent à précipiter ses jugemens ;
toutes causes naturelles, puisqu' elles
naissent avec lui et dans lui, et que la nature
elle-même l' a soumis à leur influence.
Je rapporte toutes les sources de nos erreurs
à nos faux préjugés. Car le pju,
en tant que pjugé seulement, ne conclut
rien ni pour ni contre une opinion : il nous
transmet la vérité comme l' erreur. Nous
passons tous par cet âge de foiblesse où l' on
reçoit le vrai et le faux sans examen, sans
preuves, sans raison. L' enfant croit ingénuement
ce qu' on lui donne à croire. Qu' on
p136
lui parle rité, ce sera un heureux préjugé.
Qu' un pédant lui débite gravement des faussetés,
il s' y laissera aller avec la même confiance.
Ce seroit mal raisonner que de vouloir
qu' une opinion fût fausse, parce que c' est
un pjugé de l' enfance, qu' on a succé avec
le lait et adopté sans connoissance de cause.
Il y a bien peu de vérités générales dont on
n' entende parler avant d' être en état d' examiner
les fondemens de cette science nourriciere.
Je ne ptends donc pas qu' il faille
les rejetter pour cela dans un âge plus mûr.
Il convient au contraire de soumettre ces
préjugés à un examen sévere, puis y adhérer,
s' ils se trouvent confirmés par une ou
plusieurs des troisgles de certitude dont
nous avons parlé, ou les nier s' ils y répugnent.
Or je ne sais combien de circonstances forment
en nous l' habitude de juger de tout sur
la foi d' autrui, de notre imagination, de
nos passions, de notre ignorance même.
Toutes ces choses engendrent de faux pjugés
que l' esprit substitue commoment à
ses principes de connoissance sûrs et pénibles.
Préjugés de l' éducation, des sens, de l' imagination,
des passions, de l' ignorance : ces
sources d' erreurs sont dans la nature, et elles
y seroient inutiles, si elles n' avoient pas
leur effet. Elles sont dans la nature comme
p137
les bornes de l' esprit humain qui doit se
laisser poccuper par des instructions errones,
par une éloquence captieuse et toutes
sortes de sophismes ; qui doit donner au
témoignage des sens plus d' étendue qu' il n' en
a réellement, juger par lui des grandeurs et
des distances réelles des objets, ou de ce
que les objets sont en eux-mes, quoique
les sens ne nous ayent été accordés que pour
apprécier les rapports des choses avec la portion
de matiere qui nous est appropriée et les
impressions que nous devons en attendre ; qui
dant à la force de l' imagination, se forge
de nouvelles idées, bâtit des hypotheses, y
adapte ses anciennes opinions, et forme de
tout cela des sies dans la tête du théologien
et des systemes dans celle du philosophe :
les savans s' entêtent pour rien ; tout
chez eux mon au ton de leur imagination,
s' y allie d' une maniere si intime, si
tenace, qu' il n' en peut plus être détaché :
l' opiniâtreté de quelques-uns va jusqu' à prétendre
nous entraîner dans leur secte, nous
faisant violence sur la chose du monde la
plus libre, la plus indépendante, la plus à
nous, savoir nos pensées.
Les pjugés de la passion sont une quatrieme
source d' erreur : cette source générale
se divise en autant de ruisseaux particuliers
p138
qu' il y a de passions dans l' homme.
C' est un foible universel, de juger par amour et
par haine. Nous en sommes si convaincus
que nous n' avons jamais de foi au jugement
d' un homme, dès que nous avons le moindre
sujet de le supposer passionné dans l' affaire
sur laquelle il donne son avis. Je n' expliquerai
point comment le coeur mtrise l' esprit, comment
celui-ci est troublé dusordre des sens,
comment les divers mouvemens de la passion
forment une chaîne l' esprit detenu captif, subit
le joug qu' elle lui impose. C' est unerité
de fait que chacun peut se montrer à
soi-même. La passion falsifie tellement les
idées, que lorsqu' elle n' est plus, la vérité a
encore bien de la peine à percer. L' esprit
a été si vivement frap, que l' impression
subsiste longtems après la cause qui l' affecta.
Il ne juge jamais que sur les idées qui lui sont
offertes, et la passion est un sophiste adroit
qui lui cache tout ce qui la condamne, qui
lui présente dans un jour séduisant ce qu' elle
veut lui faire goûter ; elle l' emporte par la
rapidité du sentiment, sorte d' éloquence la
plus mente. Elle s' accroît de la résistance
que la raison lui oppose : elle en est irritée
et non affoiblie. Le mensonge cent fois découvert,
elle a mille raisonnemens pour l' autoriser
de nouveau ; et triomphant de l' esprit
p139
rebelle jusques dans ses derniers retranchemens,
elle ajoute à sa défaite, la honte d' un
combat inutile.
Nous manquons d' idées, nous jugeons
pourtant. Quelquefois c' est unecessité,
faute de tems pour éclaircir nos doutes. Souvent
la paresse de l' esprit lui fait craindre la
flexion : il s' en tient à des conjectures ; il
se repose dans des vraisemblances ; il défere
à une autorité étrangere la soumission due à
la connoissance inttive : il néglige la répugnance
intérieure qu' il sent pour cette injustice
faite à la rité ; il la sacrifie à une crédulité
commode qui l' exempte de tout examen. La
ditation est fatiguante, et l' on se croit savant
à peu de frais, quand on l' est du savoir
d' autrui. Le peuple donc, et bien des gens
qui, bien que leur état et leur fortune les
élevent au dessus du peuple, rentrent dans la
classe inférieure par le peu de soin qu' ils ont
de cultiver leur entendement, aimeront toujours
mieux suivre la mode, croire aux
vieilles pandectes, prendre l' esprit de leur
état et les préjus du corps dont ils sont
membres : ils vivent dans cette pvention, où
ils ont toute la sécurité que l' évidence procure ;
ils font leur chemin et stylent leurs enfans
au même train. Ce sont d' honnêtes-gens ;
mais ils mentent toute leur vie.
Aux uns l' instruction a manq : les autres
p140
ont manqué à l' instruction. Une comphension
bornée, comme on en rencontre, n' a
presque pas de moyen d' éviter l' erreur. Les
hommes à qui la nature a refuune plus
grande étendue de génie et ceux qui par une
nonchalance criminelle ont ainsi réduit la
portion plus considérable qu' ils en avoient au
commencement, ont recours à l' intelligence
des penseurs en titre. L' erreur et la vérité
sont pour eux des hazards. Car il y a parmi
ceux-là même qui se chargent de penser pour
le public, des esprits très-bornés et tout-à-fait
incapables d' un raisonnement suivi. Quel
est plutôt le bon esprit qui ne se fatigue à
suivre une induction, pour peu qu' elle soit
compliquée, qui ne prenne quelquefois le
change dans des occurences délicates ? La pénétration
après ce premier faux pas, augmente
l' égarement ; on va d' erreur en erreur, cotoyant
toujours le vrai, sans le joindre jamais. Les
plus grands génies ont donné dans les erreurs
les plus étranges : il n' en est pas un seul qui
n' ait payé le tribut à l' humanité. Que sera-ce
donc des esprits foibles, rampans, grossiers,
stupides ?
On respecte les anciennes erreurs, comme
les caprices des vieilles gens. Si elles
intéressent la religion, on s' efforce de trouver
de plus grands inconvéniens à les abolir. Si la
forme du gouvernement, on trouve dans
p141
son indifférence pour le bien public tout ce
qu' il faut pour rendre laforme impossible ;
si les moeurs, le monde est plein d' enfans
bien élevés qui ne feront point à leurs peres
l' affront de valoir mieux qu' eux ; si les arts,
sur-tout les arts utiles, la che, l' agriculture
et les manufactures en tout genre, on suit
la routine, on est fait aux anciennes méthodes :
fût-on même convaincu de l' excellence des
nouvelles, on ne les adopteroit pas : pour les
mettre en pratique il faudroit changer d' instrumens,
pêcher, labourer ou fabriquer d' une
façon pour laquelle on est tout neuf, c' est-à-dire,
oublier ce qu' on fait, recommencer à
apprendre ; qui après avoir été trente ou quarante
ans maître, veut redevenir apprentif ?
Si enfin les opinions philosophiques, vous avez
des gardiens séveres des bornes consacrées par
le tems ; vous diriez qu' ils sont dans le monde
pour veiller au maintien des droits de l' erreur :
ils tiennent le bon-sens assoupi, et quand il se
veille, leur emploi est de le bercer de contes
frivoles, pour le rendormir.
Raisonnons à psent de la faculté de connoître,
comme nous avons fait ci-devant de la
sensibilité. La sensibilité naturelle est pour la
douleur et pour le plaisir : les occasions de
souffrir étant aussi fquentes dans la nature
que les moyens de se procurer des sensations
agréables, elle est aussi souvent affectée du
p142
mal que du bien physiques. L' entendement
est de me pour l' erreur et pour la rité ;
toujours fini, à quelque degré qu' on l' ait, à
quelqu' objet qu' on l' applique, il est sujet à se
prendre avec autant de facilité qu' il en a à
juger sainement. Tout dépend des circonstances,
de la maniere dont les objets lui seront
offerts, des idées dont les causes, auxquelles
il est soumis, le rempliront. S' il n' en
reçoit que de fausses notions, l' erreur sera
son partage. S' il a le bonheur que les objets
se présentent à lui sous leurs rélations elles,
la vérité éclatera dans ses jugemens. Mais on
vient de voir que les causes d' erreur sont aussi
multipliées que les moyens de vérité. L' esprit
donc se trouvera aussi souvent déterminé à
mentir qu' à dire vrai. Car le prestige du
mensonge a tout autant d' efficacité pour nous
abuser, que la lumiere naturelle en a pour
nous éclairer.
On chercheroit envain dans la raison des
choses, quelqu' obstacle capable d' emcher
l' influence des préjugés sur l' homme : on auroit
sur-tout mauvaise grace à alleguer pour
p143
exemple sa liberté. J' aurois droit de m' en
servir, moi, à prouver que le mal lui est naturel
comme le bien, puisqu' elle ne l' incline
pas davantage vers l' un que vers l' autre. En
un mot il y a des principes de connoissance
qui conduisent l' esprit au vrai : il peut en se
dirigeant par eux, acquérir l' heureuse habitude
de ne secider que sur un sentiment véridique,
sur une intuïtion, sur une démonstration :
la lumiere du sentiment et de l' évidence
peut aussi s' obscurcir par les ténebres qu' amassent
autour d' elle les causes déjà énumérées.
Il est des faux préjus qui naissent de
l' éducation, des sens, de l' imagination, des
passions, des bornes de l' esprit, de l' autorité
religieuse, politique, nationale, particuliere :
préjugés qui deviennent principes pour
la ppart des gens. Puis donc qu' aucun de
nous n' a reçu de la nature ni plus de penchant
ni plus de force pour résister à l' illusion, que
d' inclination et de foiblesse à se laisser
duire, avouons qu' une telle égalité produira
infailliblement, dans la totalité des hommes,
autant d' erreur que de vérité.
p144
La trempe différente des esprits et la variation
des circonstances feront que les uns
donneront presque toujours à gauche, que
d' autres se tromperont plus rarement ; que
tous auront des jours d' égarement, et des
jours où leur raison sera plus adroite ; que
dans un tems ils confondront ce qu' ils avoient
éclairci auparavant. Il arrivera que des sociétés
nombreuses se rendront à jamais méprisables
par leur soin à entretenir d' anciennes
superstitions ; que des corps, moins consirables
par leur nombre, seront comme des centres
d' où la vérité rayonnera vers toutes
les sciences et tous les arts. Des siecles se
glorifieront d' avoir vu naître la vérité, de
l' avoir connue et adorée ; et d' autres âges
serviront d' époque à l' histoire de l' esprit
humain par l' établissement des erreurs générales,
j' ai presque dit universelles. Mais cette
histoire offrira toujours un vaste tableau
les ombres contrasteront avec les éclats de
la lumiere.
J' entre dans une seconde considération.
Il n' y a point de vérité, si sublime et si sacrée,
qui ne puisse avoir des suites dangereuses :
je défierois aussi le raisonneur le plus
subtil d' assigner une erreur qui ne puisse
devenir utile, en morale, en politique, ou
au progrès des arts. De ce qu' une chose peut
être, conclure qu' elle est, c' est ici une
nécessité,
p145
l' activité de la double puissance
que nous avons de tirer le bien du mal, et
de pervertir les meilleures choses. Indépendamment
de ce raisonnement qui porte sur les
principes pos ci-dessus, les faits m' accablent
de leur nombre : je n' en choisis que ceux qui
regardent l' immortalité de l' ame.
Les saducéens qui nierent ce dogme oublié
ou supposé dans la religion judque, n' en
furent que plus religieux et plus justes. Avec
un motif de moins ils eurent un mérite de
plus. La secte gagna du côté des moeurs, ce
qu' elle perdoit du côté du dogme.
Judas et Sadoc fondateurs d' une autre
secte fort approchante de celle des pharisiens,
admettoient avec eux l' immortalité de
l' ame. Sûrs de vivre après leur mort, le mépris
outde cette vie dégénéra dans eux en un
esprit de sédition, dont le coup d' essai fut
une guerre civile des plus sanglantes, et qui jetta
dès-lors, dit Josèphe, les semences de tous
les maux dont la nation juive fut affligée depuis.
Le même historien attribue à ceux de
la même secte lavolte des juifs contre les
romains, sous le gouvernement de Gressius
Florus. Croiroit-on qu' une vérité sainte pût
enfanter tant de crimes ?
Tout meurt avec le corps, disoit le stoïcien ;
donc je m' appliquerai à rendre la vie
présente aussi bonne qu' il se peut, par l' exercice
p146
des vertus sociales. C' étoit conclure la
rité de l' erreur. Quel homme fut plus
tempérant qu' épicure, et plus libre des
terreurs de l' avenir ?
Les garamantes, peuple sauvage de l Inde,
attendoient une vie meilleure après celle-ci.
Ils en inféroient qu' il falloit assommer
leurs vieillards et leurs malades, pour la leur
procurer plus promtement, dans l' espérance
qu' on leur rendroit à eux, le me service, et
en exigeant la promesse de leurs enfans. Ainsi
une erreur monstrueuse sortoit du sein de la
rité.
Tous les habitans des Antilles et des îles
Marianes n' admettent point l' existence de
Dieu, et croyent l' immortalité de l' ame.
Beaucoup de théistes, chez les nations les plus
polies, ont perdu l' espérance d' une vie à venir.
N' est-ce point qu' il y a des esprits
une vérité ne se maintient qu' aux pens
d' une autre ?
Un faux-devot s' interdit les délices innocentes
dont la nature nous fait une loi ; croit-il
par-là disposer son ame à mieux goûter les
joyes spirituelles qu' il attend au sortir de ce
monde ? Un bon musulman s' essaye dans un
nombreux serrail, disant qu' il fait l' apprentissage
des plaisirs dont les houris doivent l' enivrer
dans le paradis, sous les yeux de Mahomet.
Ici les deux extrêmes, la continence
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et l' excès de la volupté sensuelle, s' allient
avec une égale facilité au même dogme : celui
de la résurrection des corps.
PARTIE 1 CHAPITRE 19
des passions : du vice et de la vertu.
je me borne à des vues gérales. Dire
que les passions contribuent à l' équilibre
du bien et du mal dans l' univers, c' est énoncer
une proposition, dé unanimement avoe.
Car dans la division des passions on en compte
autant de bonnes que de mauvaises, autant
d' utiles que de préjudiciables, autant de
vertueuses que de vicieuses. Disons plutôt que
les moralistes conviennent tous qu' il n' en est
aucune qui ne soit susceptible de ces modifications
contraires, et ne puisse devenir aussi
féconde en bien qu' en mal.
Les passions, n' étant que le développement
de la sensibilité physique appliquée à divers
objets, prennent le caractere du vice ou
de la vertu, selon que l' application en est
conforme ou contraire à la régle de morali.
Par où ce développement a-t-il commencé ?
Dans quel ordre la nature a-t-elle produit
au dehors les passions qu' elle contenoit ? On
croit que l' amour-propre a paru d' abord, ayant
p148
à ses côtés la vanité et la honte, et puis toutes
les autres confusément à leur suite.
Nos premiers parens étoient nus : ils ne
rougissoient point de leur nudité, et ils
n' avoient garde de tirer vanité de leur parure.
Aussi avoit-elle d' autres objets. Dès qu' il y
eut un être capable de se comparer aux autres,
l' amour-propre parla : mais le sentiment
chagrin de la honte tempéra le plaisir de la
vanité. Le premier homme, seul encore et
sans compagne, poussé par la vivacité de ses
besoins naturels, après avoir rassasié sa faim
et étanché sa soif avec les brutes, dut encore
chercher autour de lui une créature à laquelle
il eut rapport par son sexe, et n' en
trouvant point, il dut avoir honte de se sentir
inférieur aux autres animaux, par l' impossibilité
de satisfaire un appétit qui sembloit lui
promettre tant de délices. Mais si à son reveil
il vit à ses tés cette femelle aimable
qu' il avoit cherce, la vue des graces repandues
libéralement sur toute sa personne,
ses yeux erroient si avidement et se fixoient
avec un sentiment si doux, la lui fit regarder
comme plus parfaite que la femelle des autres
êtres vivans : quand la jouissance l' eut
rendu heureux, il dut s' estimer au-dessus de
tout ce qui existoit, puisqu' il étoit seul digne
de posseder une créature que le plaisir lui
peignoit sous les traits les plus excellens. La
vanité
p149
s' accrut bien davantage lorsqu' il y eut
deux femmes et que l' une put dire : je suis
plus belle que vous.
Les passions resterent toutefois dans une
sorte d' enfance, jusqu' à un certain accroissement
de la socté. Alors l' amour-propre
prit mille formes dissemblables : l' on vit éclore
avec la distinction des rangs, l' ambition
des honneurs, la soif de l' or, le desir de
dominer, l' orgueil au front d' airain, l' adulation
rampante, l' envie courone de serpens,
la jalousie au regard louche, la chicane
et la fourberie, monstres horribles qui
venoient remplir le monde social d' autant de
maux, que la bienveillance naturelle devoit
y produire de biens, sous les noms sacs de
prudence, de sagesse, d' équité, denérosité, etc.
Peut-être l' humanité n' a-t-elle pas éprouvé
toutes les especes de passions : il se peut que
la sensibilité physique, l' instinct qui nous
fait ressentir le plaisir et la douleur, n' ait pas
été appliqe à tous les objets capables de
l' affecter. L' invention des arts et des sciences
a occasionune foule de sensations nouvelles
agréables et désagréables, inconnues
aux sauvages grossiers. Ne nous imaginons
pas avoir épuisé la sphere des objets capables
de nous passionner, et que la sensibilité totale
de la nature ait déjà existé sous toutes
p150
les manieres d' être possibles. Je psume que
nos enfans et nos neveux, qui ont sous les yeux
un si bel exemple de rafinement, héritiers
de notre force productrice, créeront de
nouveaux êtres dont la possession leur sera
agréable, et dont ils regarderont la privation
comme une peine. Dégoutés de nos plaisirs
par nos miseres, ils les échangeront contre
d' autres de leur invention. Ils auront beau
faire, la douleur naîtra du sein de cette
volupté nouvelle (quelle essence est bonne à tous
égards ? ) : la passion créatrice d' un genre de
bonheur, étone vainement de n' avoir trouvé
qu' une source impure dont l' eau joint à la
douceur du miel l' amertume de l' absinte, fouillera
ailleurs et ne trouvera pas mieux.
Vous dites que l' homme est libre ; et vous
en concluez qu' il pourroit toujours suivre les
principes de l' équité et toujours éviter le
mal : qu' au moins il n' y auroit pas de
contradiction à supposer qu' il le fît. J' admets
avec vous le libre-arbitre de la volonté humaine,
la puissance de faire le bien et de s' en
abstenir, de faire le mal et de ne le pas faire.
S' abstenir du mal, est le premier degré de
la vertu : s' abstenir du bien est aussi le premier
pas vers le vice. On sent par-là que la volonté,
qui ne veut pas cessairement ce que
la saine raison prescrit, porte en soi un germe
de vice, que la volonté, qui n' est pas
p151
nécessitée au crime, a quelque semence de
vertu ; et qu' une liberté entiere pour les deux
contraires donne à la volonté une énergie aussi
grande pour l' un que pour l' autre. D' où
se forment deux penchans : l' un la porte au
bien et l' éloigne du mal : l' autre l' excite à
faire le mal à l' exclusion du bien. L' égalité
de force dans ces deux inclinations contraires,
est absolument nécessaire pour completter
le libre-arbitre : voilà donc dans la volon
humaine deux principes également féconds
de vertu et de vice ; et en vertu de sa
liberme elle doit vouloir aussi souvent
le juste que l' injuste, aussi souvent ce qui est
contre le droit que ce qu' il ordonne. Je parle
ici de la volonté en général, considérée
comme la collection de toutes les volons
particulieres : car dans les individus, des causes
extérieures ou internes, prochaines ou
éloignées feront pvaloir un penchant sur
l' autre. Le temrament, l' éducation, la
flexion, l' étourderie et toutes sortes de
passions influent assez sur la volonté pour la
déterminer, sans lui ôter sa liberté. Au contraire
il est de l' essence d' une volonté libre
de pouvoir seterminer par des motifs pris
de tous ces chefs.
On ne cherchera point la raison de la variété
bisarre des caracteres ; elle est suffisamment
indiqe par la même voye. Nous avons
p152
le pouvoir réel de faire ceder l' intét le plus
fort au moindre caprice, de nous forger les
motifs d' agir, ou de n' en vouloir point d' autre
que l' envie d' exercer notre liberté. Après
cela sera-t-on surpris de trouver des hommes
injustes par principe d' équité ? Des hommes
vrais par esprit de fausseté ? Des hommes
chans avec toutes les inclinations naturelles
d' un homme de bien ? Des hommes bons
en pure perte, lorsqu' ils pourroient faire le
mal avec profit ? Plus on étudie la volonté
humaine, moins on s' étonne de la bizarrerie
des formes que l' on voit prendre au vice et
à la vertu, attendu la facilité qu' elle a,
quoiqu' attachée à l' amour du bien-être, de le
mettre elle veut, seulement même dans
l' imagination.
Si l' on doutoit qu' il yt dans l' humanité
un fonds de malice égal à sa bonté, je propose
un moyen infaillible de s' en assurer. C' est
d' isoler un individu jusqu' à un certain point ;
de le livrer à lui seul, en l' éloignant des
circonstances qui agissent le plus efficacement
sur l' ame ; de le mettre au-dessus de la loi et de
la justice, des châtimens et descompenses,
des honneurs et de l' opprobre ; de lui donner
une puissance sans bornes pour le bien et pour
le mal, avec le droit de faire consacrer ses
actions et adorer ses volontés, telles qu' elles
soient. Si un être inpendant jusques-là,
p153
comme dégagé des égards qu' il doit aux autres
êtres, au-dessus de tout ce qui n' est pas
lui, qui par conséquent ne peut tirer que de
lui-même les motifs de ses actions ; si, dis-je,
un tel être est aussi ardent pour le crime que
pour la justice, vous conviendrez sans hésiter
qu' il y a dans son essence autant de degs de
malice que de bonté ; puisqu' on peut dire que
c' est son essence pure qui agit dans lui.
Cette indépendance fut réalisée, à peu de
chose ps, dans les empereurs romains. Eh
bien ! Rome a-t-elle compté sur le trône des
Césars plus de Tite que de Tibère, de
Trajan que de ron ! Mettez les vertus
de Marc-Aurèle auprès des vices d' un
Héliogabale, la gloire que l' espece tire
des premieres, à côté de l' opprobre éternel
dont les autres l' ont couverte, et jugez ensuite
de l' excellence réelle de l' humanité.
Maîtres absolus de leurs actions, les bons
princes ont confondu leur bonheur avec
celui du peuple. Ils répandoient à pleines
mains les bienfaits. Leur présence, comme
celle du soleil, portoit par-tout la vie
et la joye. Les hommes soumis à leur puissance
n' étoient pas les seuls à recueillir les
fruits de leur générosité. Elle n' avoit point
d' autres bornes que celles de l' univers. Du
trône elle étoit assise avec l' équité, elle
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montroit à tous les monarques du monde
le vrai prix de la grandeur, et les invitoit
à en faire un si noble usage. Cependant elle
amenoit la cruauté des tyrans ; elle en étoit
le psage et la mesure.
Sous l' empire de ces monstres détestables,
la bonou la puissance de faire le bien qui
side dans la volonté humaine, fatiguée par
les actes multipliés de vertu, qui avoient
illustré les âges pcédens, se reposoit : la
puissance contraire exerçoit à son tour sa
malignité. L' adulation avilissoit toutes les
ames. Le nom de la vertu étoit odieux : il falloit
ou mourir ou être indigne de vivre.
Les empereurs romains, qui ne furent ni
aussi bons que les Antonins, ni aussi chans
que Tibère, participerent aux deux
excès, sans se livrer à aucun. Ils firent à
peu ps autant de bien que de mal. Leur
regne fut un tissu de bonnes et de mauvaises
actions, parce que l' humanité a dans son
essence finie un principe égal des unes et des
autres.
L' égalité de ces deux penchans une fois
reconnue, on ne conçoit pas que dans la
totalité l' un puisse toujours pdominer. Il est
vrai, et je l' ai déjà observé, que par le concours
des circonstances, l' activité de l' un
croîtra quelque part auxpens de l' autre ;
p155
que le climat, la forme du gouvernement, le
principe de la législation, le préjugé nationnal,
formeront un peuple entier plutôt pour
la vertu que pour le vice, plutôt pour certaines
vertus ou certains vices que pour d' autres ;
que la disposition des organes, le genre
de profession, les maximes rues de quelques
sociétés, l' exemple et la force de l' habitude
aideront dans les particuliers la bon
naturelle contre la puissance qu' ils ont de
se décider au mal. Delà naîtront de grandes
et de petites révolutions dans les moeurs :
volutions aussi réglées que les vicissitudes
des saisons, la succession du jour et de la
nuit, ou l' alternative de la pluie et du beau
tems.
Mais l' équilibre rompu dans les parties,
n' en subsistera pas moins dans le tout : il
gagnera d' un côté ce qu' il perdra de l' autre.
On peut mettre un équilibre très-parfait entre
deux systêmes de corps, quoiqu' il n' y ait
pas un globule de l' un des deux systêmes, qui,
pris séparément, puisse équilibrer avec un
globule quelconque de l' autre, pris aussi
parément. Les liqueurs se mettent d' elles-mêmes
à l' équilibre, vingt-huit pouces de
mercure, par exemple, avec une colonne
d' air de la hauteur de l' atmosphere, quoiqu' aucune
des particules de l' air ne puisse contrebalancer
p156
la moindre partie composante du
mercure ; il suffit pour qu' il y ait équilibre
entre les deux colonnes totales que les hauteurs
soient en raison réciproque des pesanteurs.
Ainsi quand on ne pourroit pas assurer
que le vice et la vertu fussent en portion
égale dans aucun des individus, cela ne feroit
rien contre l' équilibre général : c' est assez
si les vices d' un homme, d' un peuple, d' un
siecle sont à ceux d' un autre comme les vertus
de celui-ci à celles du premier. Cette loi
paroît constante dans l' univers. Chaque
génération en renouvelle la preuve : et toute
l' espece est destinée à la completter.
L' histoire de tous les tems nous porte à
croire que la variété de la nature exige que
le vice et la vertu se combinent ensemble
dans tous les degrés de l' un et de l' autre, dont
l' homme est capable : l' homme est capable
d' autant de vertu précisément que de vice ; le
sultat de leurs combinaisons sera donc une
égalité parfaite entre ces deux essences.
C' est pour assurer l' équilibre du bien et du
mal, que, dans le total, la science des moeurs
est un systême de maximes injustes intercalées
à des principes d' équité ; que les apologistes
de la vertu s' en tiennent à de beaux discours
démentis par leur exemple qui les réfute ;
que des philosophes au contraire, surpris
p157
par un enchnement de propositionslicates,
ont admis des maximes très-suspectes en morale,
quoique leur conduite fût à tous égards
irréprochable : ensorte qu' on pourroit dire
de ceux-ci : faites ce qu' ils font et non ce
qu' ils enseignent.
Pour rendre raison de cette double inconséquence,
d' une maniere moins vague qu' on
ne l' a fait jusqu' ici, je dis que, comme il y a
dans l' homme une certaine quantité de bon
avec une dose proportionnée de méchanceté,
des pdicateurs exhalant presque toute leur
vertu en paroles, il ne doit pas leur en rester
beaucoup pour l' action ; au-lieu que la
grande dépense que Hobbes, Bayle et
Spinosa, en ont faite dans leur conduite, a
occasionné la disette qui s' en trouve dans leurs
écrits. Tel est l' empire secret de l' équilibre
naturel des biens et des maux sur certains
caracteres, qu' ils sont forcés de contrebalancer
par de bonnes moeurs le mal qu' ils disent ou
qu' ils écrivent, ou d' avoir des vices qui
emchent le trop grand bien qui résulteroit d' une
vie analogue à la morale sainte qu' ils bitent.
Ici la religion est un culte pur et saint :
une idolâtrie : plus loin une bauche horrible.
Les horreurs de la superstition, ni les
p158
excès du fanatisme, n' ont rien qui me
surprenne, quand je songe que la raison
humaine peut tout corrompre, tout pervertir,
et que la corruption des meilleures choses est
la pire de toutes. Quel heureux accident
emcheroit l' économie civile, la morale et la
religion de s' altérer, soumises comme elles
sont aux orations de la raison qui sait
abuser de tout ?
PARTIE 1 CHAPITRE 20
apologie du babil des femmes.
je me trouvai hier dans une compagnie nombreuse
lée d' hommes et de femmes. Je
laissois la multitude babiller, et je
m' entretenois librement avec un anglois que j' avois
vu ailleurs. Il y avoit près d' une demie-heure
que nous raisonnions ensemble du bien et
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du mal. Il prétendoit, lui, qu' il y avoit
beaucoup plus de vice et de misere parmi les
hommes, que de vertu et de bonheur réel.
Moi, je chois de lui faire observer que la
balance étoit par-tout égale : mais j' avois toutes
les peines du monde à le détacher de certaines
idées noires qui étoient dans lui autant
le fruit du climat que de la réflexion. Nous
parlions l' un et l' autre avec assez de tranquillité,
pour qu' on ne fît aucune attention à
nous. Cependant le hazard ou la curiosi
voulut qu' une dame nous interrompit et nous
dit d' un ton obligeant : messieurs les philosophes,
de quoi parlez-vous là ? Pourquoi nous
envier vos bonnes réflexions ?
L' anglois saisit cette occasion de me plaisanter
publiquement sur la singularité de mon
sentiment, et j' avoue qu' il lui donna un tour
original. Ce systême n' est pas tout-à-fait
neuf, reprit lame femme, mais je sais une
difficulté qui letruit pleinement. Quoiqu' elle
p160
ne soit ni à mon avantage, ni à la gloire
de mon sexe, si l' on me le permet, je la
proposerai de bonne-foi, sans l' aggraver ni
l' affoiblir. Je me flatte que l' exposition simple
en montrera l' insolubilité.
Cela piqua la curiosité de la compagnie ;
chacun voulut savoir ce que c' étoit. D' abord
l' on m' adressa la parole et l' on me demanda
si j' acceptois le défi. Je n' avois garde
de le refuser, persua de mon opinion et
tout plein de l' envie de la faire valoir. Mesdames,
ajoutai-je, si je me trompe, je suis
excusable ; c' est l' observation de la nature
humaine perfectione par la société, qui
m' a induit en erreur. J' ai toujours vu le
bien et le mal se suivre de ps et résulter de
toutes les essences.
Eh bien, monsieur, pliqua mon antagoniste
pleine d' esprit et de graces, il s' agit
de l' impertinente loquacité de quelques femmes ;
de ce babil assommant d' une seule langue
qui par sa volubilité constante tient feres
tant d' autres bouches qui ont un droit égal de
s' ouvrir : de cette confusion importune de
vingt autres qui parlent sans cesse et toutes
ensemble, pour ne rien dire : de cette demangeaison
de caqueter qui fait dire tant de sottises,
trahit les sécrets les plus sacrés, déchire
les voisins, calomnie les honnêtes-gens,
seme la discorde entre les amis, fomente
p161
les querelles, divise les familles, et est
si souvent le fléau des maris. Par quels avantages
ce vice peut-il dédommager la société
des maux qu' il y produit ? Vous serez bien
habile, monsieur, si avec toute la sagacité
que je vous connois, vous pouvez y découvrir
seulement un gré de bien contre cent
degs de mal. Au reste il n' est pas question
ici de l' usage de la parole qui, s' il est
raisonnable et modéré, est sans-doute aussi utile
chez les femmes que chez les hommes ; mais
de cet étrange abus que nous en faisons, tel
que je viens de le peindre. Prouvez que cette
loquacité est aussi utile au genre humain
qu' elle lui est visiblement dommageable. Voilà
votre tâche.
Je ne sais si l' intention de ma belle parleuse
étoit de mortifier quelques personnes du
cercle ; je vis au moins quelques visages
s' obscurcir : ce qui me fit espérer qu' on m' écouteroit
volontiers. Je lus dans tous les yeux
qu' on étoit très-dispo à entendre l' apologie
d' un vice qu' on chérissoit assez pour souhaiter
qu' il fût raisonnable. Cela m' encouragea à
parler ainsi.
Mesdames, jamais je n' ai entrepris de cause
avec plus de plaisir, tant par rapport au
sexe aimable qu' elle intéresse, que pour la
foule de bonnes raisons qui se présentent à
mon esprit en sa faveur. Il est incontestable
p162
que la nature a avantagé les femmes du
té de la langue ; et qu' au lieu de multiplier
en elles cet organe, ce qu' elle pouvoit avec
autant de facilité qu' elle a doublé ceux de
la vue et de l' ouie, elle lui a donune
habileté merveilleuse. Accoutumé àfléchir
sur tout, j' ai recherc sur quoi ce privilege
étoit fondé : je n' ai pas eu de peine à
l' appercevoir. Les femmes destinées à peupler la
société, sont chargées de notre enfance. C' est
dans leur compagnie seule que nous passons
nos premieres années. à mesure que notre
corps s' accroît, elles doiventcher d' aider
notre esprit à se développer de même, c' est-à-dire,
à acquérir des idées : car on conçoit que
la sphere de l' esprit ne s' aggrandit que par le
nombre des idées ; et que nous n' acquérons
d' idées que par l' exercice de nos sens, surtout
de la vue et de l' ouie. Me contesterez-vous
à présent que le babil des nourrices
et des gouvernantes d' enfans n' exerce nos jeunes
oreilles, et ne grave dans notre cerveau
débile beaucoup de traces idéales qui ne s' y
imprimeroient pas sans ce secours. C' est
donc pour nous apprendre à penser de bonne-heure,
pour exciter notre imagination enfantine,
que la nature prévoyante a donné tant
de caquet aux femmes.
p163
Voyez la différence de deux enfans dont
l' un aura été élevé par une fille jeune, vive
et sur-tout d' une langue infatiguable, et l' autre
par undant taciturne qui n' a jamais ri.
Le premier pétille d' esprit et de gentillesse :
son petit jargon est plein de saillies : il parle
de tout ce qui concerne son âge, et a une
facilité singuliere à apprendre. Le second est
presque stupide : il a un air embarrassé devant
le monde, et ne sait pas dire un mot.
La nature qui a destiné les femmes à nourrir
leurs propres enfans, à les élever, à former
leur esprit au moins dans le plus bas âge,
par la même raison qu' elle a rempli leurs mamelles
de lait, a du leur donner cette volubilité
de langue si propre à aider notre imbécillité,
à promener notre imagination naissante
d' objets en objets, à nous faciliter l' exercice
de la faculté de penser, à nous familiariser
de bonne-heure avec tout ce qui nous
environne. Oui, mesdames, si vous parliez
moins, nous penserions peu, nous penserions
difficilement, nous penserions plus tard. En
rité la vie est assez courte pour ques le
commencement de notre carriere on ne glige
rien de ce qui doit contribuer au progrès
de nos connoissances.
Nés au sein de la société, où le langage
naturel des gestes est presqu' inconnu, il est
p164
de toute nécessité d' apprendre à parler afin
d' indiquer nos besoins, nos desirs et nos fantaisies.
L' expression naïve des cris n' est à la
mode que chez les sauvages. On fait tout
pour nous contraindre à les étouffer. Nouvelle
obligation de savoir vîte nous exprimer
par des articulations forcées. Si donc les
mes sons frappent sans cesse nos oreilles,
nous serons plus portés à les imiter, et à y
attacher les significations que nous sugrera
la psence des objets. Ces premieres expressions,
les plus cessaires pour l' usage,
sont les plus communes et justement celles
qui font l' entretien ordinaire des femmes et
des jeunes filles que l' on met aups de nous.
C' est à bon droit que la nature a voulu que
les conversations des femmes roulassent toujours
sur les mes objets, les plus simples
et les plus ordinaires. Son dessein est de nous
familiariser bientôt avec eux, de nous apprendre
à les connoître et à les nommer dans le
besoin.
Supposons que les femmes eussent le même
goût pour des sujets plus relevés, plus
compliqués, moins communs. Dès lors leur
entretien ne seroit plus proportion à la foiblesse
des enfans dont le cerveau tendre n' est
pas capable d' un travail pénible. Il faut que
la simplicité des idées qu' on lui offre pour
p165
l' exercer, convienne à la délicatesse des organes ;
que la présence des objets ou de leurs
similaires en rende la perception plus facile,
sans quoi, loin d' aider l' esprit, on le frapperoit
d' une stupeur lourde, propre à engourdir
les plus heureuses dispositions.
Je conviens qu' il nous faut oublier dans la
suite les contes dont notre enfance a été bercée,
et changer entiérement de fon de penser.
Mais le tems amenera peu-à-peu cette
substitution d' idées. Nos premieres conceptions,
toutes frivoles qu' elles étoient, nous ont
pourtant accoutumés à penser. Leur frivolité
étoit nécessaire, parce que nous étions
incapables de nous occuper de quelque chose
de mieux. Forcés de commencer par ce qu' il y
a de plus simple, nous aurions aujourd' hui
une grande difficulté à raisonner sensément,
si dès notre bas âge nous n' avions pas raison
et pensé en enfans. L' esprit se développe
comme le temrament, le corps s' organise
successivement : il passe par plusieurs états
avant d' être tout-à-fait formé. L' entendement
a aussi son tems d' imbécillité, pendant
lequel il faut le traiter doucement, et n' exiger
de lui que des orations puériles. La
nature y a pourvu en donnant aux femmes
avec qui nous passons nos sept à huit premieres
années, un gt décipour la bagatelle,
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une facilité prodigieuse à parler longtems sur
des riens, un penchant naturel pour les redites :
comme si elle avoit craint qu' elles ne
chargeassent nostes foibles d' une trop grande
multiplicité d' idées.
Vous concluez donc, dirent quelques personnes
de l' assemblée, que le babil des femmes
apprend à parler et à penser à toute l' espece.
Sans-doute, repris-je, et je soutiens de plus
pour l' honneur du beau sexe, que la soc
retire d' un autre côté un agrément infini
de ce faut prétendu. Presque toutes les
femmes ont de la voix : une voix claire, douce,
flexible, propre à la musique : une voix
qui nous charme, qui fait les délices des sociétés
particulieres et l' amusement de la nation
entiere au concert et à l' opera.
Voulez-vous me persuader, dit l' anglois
en raillant, que si les femmes parloient moins,
elles ne chanteroient pas si bien ?
Cela est évident, répliquai-je ; je vous en
fais juge. Je coois la voix avec un physicien
moderne, comme un instrument à cordes. L' air
échap des poumons qui le soufflent, pince
les fibres tendineuses de la glotte,
et en tire des sons en les faisant frémir.
De la flexibilité de ces fibres ou cordes vocales,
de leur agilité, de la précision de leurs
vibrations dépendent tous les agrémens du
p167
chant, la netteté des sons, la legéreté du
rossignolage, la délicatesse d' une modulation, le
brillant d' une cadence perlée.
D' abord les femmes ont l' organe de la voix
d' une sensibilité extrême. L' air qui par le
mouvement continuel d' inspiration et d' expiration
sort des poumons ou y entre par le canal de la
glotte, la sollicite sans cesse à se faire
entendre : ainsi la démangeaison qu' elles ont de
parler est une nécessité naturelle, dont les hommes
sont exempts, vu que chez eux les filamens de la
glotte, plus grossiers, sont plus difficiles à
ébranler. Aussi il s' en faut bien qu' ils aient
autant de disposition pour le chant que les
femmes : ils n' acquierent une voix féminine que par
une opération qui leur ôte un sexe sans leur
donner l' autre.
Le caquet continuel des femmes entretient
la souplesse de l' organe : la volubilité de la
langue dispose la voix à la vivacité des
roulemens, à ces inflexions variées au gré des
passions qui agitent l' ame, à cette mélodie
qui peint tous les objets de la nature, depuis
les éclats du tonnerre jusqu' au charme assoupissant
du sommeil. C' est donc à leur loquacité
qu' elles doivent la beauté de leur voix,
et nous le plaisir qu' elle nous procure. Je
mets en fait que non seulement le babil des
femmes embellit leur voix, mais qu' il seroit
presque capable d' en donner à celles qui en
p168
manqueroient ; par la raison que la fquence
des vibrations des fibrilles de la glotte, les
rendroit souples et agiles, leur ôteroit bientôt
la dureté et la roideur qui font la voix
fausse. Condamnez le sexe à la taciturnité,
sa voix se rouillera comme un instrument
qu' on n' exerce pas.
Car il ne faut pas s' imaginer que l' exercice
d' une heure par jour pendant deux ou trois
ans avec un maître à chanter, suffise pour
former ou entretenir la voix. Non : la subtili
de cet organe exige une action plus continue.
Et comme on ne peut pas toujours chanter ;
outre que la bienséance ne le permet
pas, le chant est un travail fatiguant pour
la poitrine ; il faut y suppléer par la
conversation, en caquetant sans cesse : exercice
doux et plaisant, tel qu' il le faut pour faire
vibrer les fibres vocales, et les tenir toujours
en mouvement sans les fatiguer.
Les femmes peuvent toujours parler ; c' est
une sage disposition que la coutume qui leur
assigne en partage des occupations compatibles
avec celle-là.
On auroit grand tort, dit la dame qui déclamoit
si bien contre son sexe, de se plaindre
de la frivolité de nos entretiens. Ignore-t-on
que l' on n' est intarissable que sur des
riens. Si nous ne voulions parler que science,
arts, politique et religion, nous aurions
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bientot débité tout ce que nous savons : parlant
sans connoissance de cause nous choquerions
sans cesse le bon-sens, sur les matieres
les plus importantes : qu' on en juge par celles
de nous qui ont la fureur du bel-esprit.
Madame, continuai-je, je n' aurois pas o
m' expliquer si clairement : et je n' ajouterai
rien à votreflexion.
ô l' heureux babil ! Le don inestimable,
qui ppare les plaisirs délicieux que donne
le charme d' une belle voix ! Le précieux talent,
auquel les plus grands hommes sont redevables
du premier usage qu' ils ont fait de la
faculté de penser et de celle de s' exprimer !
PARTIE 1 CHAPITRE 21
si l' auteur de la nature peut empêcher le
mal qui y existe ?
ou Dieu, dit épicure, veut empêcher
le mal et ne le peut pas ; ou il le
peut et ne le veut pas ; ou il ne le peut ni ne
le veut ; ou il le veut et le peut. S' il le veut
et ne le peut pas, c' est foiblesse : ce qu' on
ne peut pas dire de l' être tout-puissant. S' il
le peut et ne le veut pas, c' est malice :
ce qui ne convient pas, non plus, à la
bonté infinie. S' il ne le veut ni ne le
peut, il est foible et méchant et n' est pas
p170
Dieu. Si enfin il le peut et le veut, d'
vient ne le fait-il pas ?
Cette objection tant de fois proposée et
jamais réfutée a fort embarassé les peres de
l' église et les théologiens modernes, tant
les catholiques-romains que les protestans.
Et comme ils ont tous soutenu que le créateur
avoit soumis librement sa créature à
la misere et au péché, quoiqu' il ne tînt qu' à
lui de la maintenir toujours juste et heureuse,
ils ont tous eu raison de s' accuser mutuellement
de faire Dieu auteur du mal.
En effet en partant d' un tel principe, il
n' y a point de méthode qui puisse en disculper
la providence. Tous ceux qui ontché
p171
d' allier la permission même du mal avec les
attributs divins, se sont épuisés en efforts
inutiles. On n' a point encore imaginé d' hypothese
cet accord soit légitime. C' est
déjà une forte pvention contre sa possibilité.
On a dit : l' être tout-puissant n' ôte pas le
mal ; donc il ne veut pas l' ôter. Cette façon
de raisonner est-elle plus concluante que
celle-ci ? L' être infiniment bon et saint n' emche
pas le mal ; donc il n' est pas en son
pouvoir de l' empêcher. S' il le pouvoit réellement,
il n' y auroit point de contradiction
à supposer qu' il le fît : dans cette supposition
sa bonté et sa sainteté auroient un degré de
p172
perfection de plus : donc dans l' hypothese
contraire, qui est la présente, il n' est pas
infiniment bon et saint. On retorquera et
l' on dira qu' un être qui ne peut pas ôter le
mal, n' est pas tout-puissant. C' est à quoi je
vais répondre par une démonstration directe,
qui prouve que Dieu ne peut en aucune maniere
ôter le mal qu' on est forcé de reconnoître
dans la nature ; et qui lui conserve
pourtant sa toute-puissance.
C' est d' abord un principe avo que la
toute-puissance divine ne s' étend point à
l' impossible. Je ne sache pas qu' il y ait aucun
inconnient à nier que Dieu puisse faire une
montagne sans vallée ou toute autre chose
également contradictoire ; et personne, je
crois, ne soutiendra que ce soit limiter
sa force productrice. Si donc la suppression
du mal dans la nature, implique contradiction,
la question est terminée.
Un second principe aussi incontestable que
le premier, c' est que tout le créé est fini,
et que tout le fini est imparfait et incomplet :
car la plénitude de l' être et de quelque
propriété ou attribut que ce soit,
n' appartient qu' à l' infini. Qu' on ne perde
point de vue ces deux principes.
Pour supprimer tout le mal qui est dans la
nature, le seul expédient seroit en premier
lieu de réformer tellement le systême physique
p173
qu' il ne s' y rencontrât plus aucune
occasion de douleur pour les êtres sensibles ;
alors et seulement alors tout le mal
physique disparoîtroit. Il faudroit ensuite
que l' entendement et la volonté fussent absolument
incapables de sordre ; dans cette
économie seule il n' y auroit ni erreur
ni vice.
La forme proposée dans le physique
est impossible. Un monde créé, si bon
qu' il soit, est toujoursfectueux par essence,
et dans sa totalité, et dans chaque
combinaison de ses principes, et dans chacun
des rapports que les êtres, qu' il contient,
ont entre eux. Car ni l' ordre qui
regne dans l' univers entre les élémens, ni
le bien qui résulte des combinaisons variées
de la matiere, ne peuvent être bons d' une
bonté pure, entiere et absolue ; puisqu' une
telle bonté est l' appanage exclusif de l' infini
incé, et qu' elle est aussi incompatible
avec le fini qu' il pugne à l' essence infinie
de n' avoir qu' une bonté limitée. Les
parties du tout ne sont pas plus privilégiées
que le tout lui-même. Un sultat
particulier quelqu' excellent qu' on le suppose,
n' a pasanmoins une excellence absolue et
complette : elle est doncfectueuse. J' en
dis autant de toutes les essences cées et des
rapports qu' elles ont entre elles.
p174
Dans un monde fini, point de bien pur et
absolu ; point d' essence qui ne soit vicieuse
par quelqu' endroit ; point de qualité complette ;
point de relation qui ne soit sujette à
des inconniens. C' est que la toute-bon
de quelque espece qu' elle soit, est une essence
infinie ; et que le fini ne peut rien
contenir d' infini.
Il est évident qu' un bien exempt de mal
seroit un bien infini. Un bien exempt de
mal seroit aussi grand qu' il pût être dans son
genre ; et conséquemment il ne pourroit plus
croître. Or l' infini seul est incapable
d' accroissement. Un bien absolument pur ne
pourroit ni s' altérer ni diminuer : car s' il le
pouvoit ce seroit une fectuosité. Il n' y a
encore que l' infini qui ne soit pas susceptible
d' altération, ni de diminution.
Puis donc que la toute-puissance divine ne
va pas jusqu' à pouvoir produire l' infini, elle
n' a pas pu créer un monde tout-à-fait bon et
sans défauts. Ce qui lui est impossible dans
un tems l' est dans un autre. Ainsi la suppression
du mal physique dans l' univers est
une impossibilité qui répugne. J' examinerai
plus bas si la quantité pourroit en être moindre.
Je passe au mal moral.
Les erreurs de l' entendement et les vices
de la volonté viennent de l' incompletion de
ces deux facultés, c' est-à-dire, de ce qu' elles
p175
ne sont pas infinies. Mais des essences créées ne
peuvent pas être infinies : me voilà donc forcé
de conclure qu' il est aussi impossible à dieu de
supprimer les erreurs de l' entendement et les
vices de la volonté que d' ôter entiérement
les bornes de ces facultés. Qu' il recule, tant
qu' il voudra, les limites du fini, au moins ne
sera-ce jamais jusqu' à le rendre infini.
Y a-t-il un milieu entre une intelligence
essentiellement sujette à se tromper et une
intelligence essentiellement infaillible ? Non
sans-doute. Il n' y en a pas davantage entre
une volonté absolument droite de sa nature ;
et une volonté nécessairement capable d' injustice.
Ces facultés dans l' homme seroient donc
infinies, si elles n' etoient pas fectueuses.
Une intelligence infaillible à quelqu' objet
qu' on l' appliquât, seroit une intelligence sans
bornes. De même une volonté absolument
droite, qui ne pourroit vouloir que le bien
dans quelque circonstance qu' elle fût placée,
ne différeroit pas en rectitude de la volonté
divine, et seroit en ce point tout aussi infinie
qu' elle.
La question, ainsi dégagée de toute équivoque
et réduite à ses derniers termes, pourroit
s' énoncer en cette maniere. Dieu peut-il
créer un ordre de choses tout-bon, un
entendement tout-infaillible, une volonté
toute-droite ? Personne n' osera répondre
affirmativement.
p176
La toute-bonté, la toute-infaillibilité
et la toute-droiture sont propres
de Dieu seul : il ne peut s' en pouiller sans
cesser d' être ce qu' il est ; ni en revêtir la
créature sans la rendre semblable à lui-même : ce
qui répugne.
Delà les attributs infinis en eux-mêmes
sont incompatibles avec le fini créé. Telle
est la puissance créatrice. Il y a une distance
infinie duant à l' être : il ne faut pas moins
qu' un pouvoir infini pour franchir cet intervalle.
Aussi la créature ne peut aucunement avoir
la puissance de créer.
Quand l' être infini agit au dehors, il ne
peut agir d' une maniere infinie. Autrement
il pourroit y avoir deux infinis.
Cependant l' effet doit être proportionné à
la cause. Oui, lorsqu' ils sont l' un et l' autre
du même ordre. Mais l' effet et la cause,
l' agent et l' acte sont toujours dume ordre.
Il est vrai, lorsque cet ordre n' exclut pas
essentiellement la multiplicité. Les effets
des causes secondes et improprement dites
sont finis comme elles : les agens finis ne
produisent que des actes du même ordre qu' eux ;
parce qu' il peut y avoir plusieurs finis du même
genre et de la même espece. Par la raison
des contraires la cause infinie étant unique
par essence, isolée de tout le reste, et
au dessus de toute cathégorie, il est impossible
p177
que les effets qui en procédent soient du
me ordre ; puisque l' être unique par la
nécessité de sa nature exclut toute ressemblance,
toute proportion, tout rapport générique
avec ce qui n' est pas lui.
En un mot il peut y avoir un très-grand
nombre d' êtres cés ; mais l' unité est
essentielle à l' être incé.
Ce sont là les premiers élémens de la
taphysique. Je ne les rappelle ici que pour
faire voir l' avantage d' un sentiment qui est
évident de l' évidence des premiers principes.
PARTIE 1 CHAPITRE 22
si Dieu peut incliner l' homme invinciblement
au bien en forçant ou sans forcer
sa volon?
c' est le propre d' une logique exacte, de
nous éclairer sur les questions les plus
délicates, ou de nous assurer qu' elles passent
notre portée. Celle dont il s' agit ici, est
extrêmement épineuse : aussi je la traiterai
avec une concision extrême. Ce n' a été que
par de longs raisonnemens qu' on est parvenu
à l' embrouiller.
Dieu peut-il fixer l' homme dans un état
p178
invariable de justice sans contraindre sa volonté
à vouloir le bien ? Quelques-uns ont dit, oui :
entrais par un amour aveugle
pour les opinions in-intelligibles. J' aurois
tort d' entrer en discussion avec eux. Des
esprits qui par un excès de raisonnement, sont
venus à bout de se faire des mysteres pour
les croire sans raisonner, sont en garde contre
la lumiere de la vérité.
La volonté ne pourroit être fixée invariablement
dans l' amour du bien qu' en perdant
la faculté de vouloir le mal. Si elle la conserve
saine et entiere, elle aura une égale
activité pour les deux contraires : elle pourra
adhérer indifféremment à l' un ou à l' autre,
et ne sera infailliblement inclinée à aucun parti.
Tant elle voudra le bien : dans une
occasion toute semblable elle voudra le mal,
sans qu' on en puisse donner d' autre raison
que la puissance déterminante qu' elle a, pour
s' incliner elle-même de l' un ou de l' autre côté.
Ne se pourroit-il pas qu' elle fût toujours
plae dans des circonstances si favorables à
sa droiture naturelle, qu' elle fût invinciblement
inclinée au bien ? Quelles sont les circonstances
sa droiture finie par essence et
incomplette dans tous ses degrés, ne soit,
essentiellement aussi, sujette au sordre, et
ne laisse à la volonle droit de rompre
l' équilibre en faveur du vice ou de la vertu ?
p179
Le juste tombe sept fois par jour et se releve
sept fois ; parce que la volonté humaine
dans les circonstances les plus favorables à la
vertu, peut encore se porter au crime, comme
il arrive très-souvent ; tandis que dans les
occasions les plus dangereuses pour l' innocence,
elle se décide au bien.
Il est essentiel à la volonté humaine d' avoir
la faculté de vouloir le bien ou de ne le
pas vouloir, de vouloir le mal ou de ne le
pas vouloir. Si l' on veut appeller cela du
nom de liberté ; d' accord : il s' en suivra que
la liberté est essentielle à la volonté humaine,
et en d' autres termes, que la volonté humaine
ne peut pas être fore.
Je dis qu' il est de l' essence de la volonté
humaine d' avoir la faculté de vouloir le bien
et la faculté contraire ; et je ne conçois pas
qu' aucune de ces facultés puisse devenir
une nécessité dans la cature. La volon
en effet ne pourroit être nécessitée au bien à
l' exclusion du mal, qu' en vertu d' une droiture
infinie : il n' y a qu' une malice infinie qui
puisse la nécessiter au mal à l' exclusion du bien.
Or la volonté ne peut être ni infiniment bonne
ni infiniment méchante.
Supposons la volonté tellement méchante
dans une seule occasion, qu' elle veuille
nécessairement le mal, sans avoir la faculté de ne
le pas vouloir. Assurément elle sera pour
p180
lors aussi chante qu' il se puisse : si méchante
que sa méchanceté ne sera pas susceptible
de plus ni de moins. Quel surcroît de malice
pourroit lui venir ? Y a-t-il de chanceté
plus grande que celle d' une créature
qui veut le mal par la nécessité de
son être ? Comment pourroit-elle devenir
moindre ? Elle ne peut rien perdre de son
essence ; et par la supposition il est de son
essence de vouloir le mal par une nécessi
absolue. Donc la méchanceté d' une
telle volonté ne seroit susceptible ni de plus
ni de moins : donc elle seroit infinie. Dans
la circonstance contraire, où la volonté seroit
tellement inclinée au bien qu' elle n' auroit
plus la faculté de vouloir le mal, sa
droiture, quoique cée, seroit infinie : ce
qui est impossible.
Que gagneroit-on à se persuader que
Dieu pût contraindre la volonté humaine ?
Ce seroit dans lui une puissance inutile ;
car réduite en acte elle contrediroit ses
autres attributs. S' il s' en servoit pour forcer
l' homme au mal, il cesseroit d' être
infiniment saint. Si pour forcer l' homme au
bien, il lui envieroit le mérite des bonnes
actions, faites librement.
Tout ceci prouve que l' homme ne pourroit
être incliné au bien d' une maniere
irrésistible, sans que l' essence de sa volonté
p181
en souffrît ; et que cette essence étant
inaltérable comme toutes les autres, il conserve
toujours la faculté de se porter au
bien ou au mal.
Cette doctrine n' a, je pense, rien de
contraire à tout ce que la révélation nous
enseigne d' un ordre surnaturel, et
de l' impeccabilité dont les ames jouiront dans
une vie à venir. Je me crois en état de
pondre à toutes les conséquences fâcheuses
que la malice ou l' ignorance en pourroient
tirer. Mais il est inutile de les
prévenir dans un livre je ne parle que
de l' économie présente et naturelle.
Si l' on me pressoit sur cet article, j' aurois
occasion de prouver que l' état de la
nature, tel que je le conçois, est le fondement
de l' état de la grace qui en est la
perfection, et de l' état de la gloire qui en
sera la consommation.
PARTIE 1 CHAPITRE 23
p182
s' il est possible qu' il y ait dans la nature,
ou moins de mal que de bien, ou moins
de bien que de mal ?
dans l' infini tout est parfait : point d' alliage.
Dans le fini tout se ressent de
son incompletion. Nulle combinaison n' est
toute bonne, ou toute mauvaise. Nulle relation,
nulle propriété n' est toute avantageuse,
ou toute nuisible. Car il ne peut pas exister
dans le fini un seul degré de bonté pure,
ni un seul degré de malice absolue.
Il n' existe pas dans le fini un seul degde
bonté pure ; donc chaque degré du bien y
est allié à un deg de mal. Il n' y a pas un
deg de mal absolu, parce que le mal total
n' étant que l' imperfection du bien total qui
ne peut être infini, chaque degré du mal procéde
de l' incompletion particuliere de chaque
deg du bien.
La quantité du mal est nécessairement égale
à celle du bien. Le mal attaque les êtres
finis dans tous les points de leur essence, dans
tous leurs rapports quelconques, dans toutes
les qualités dont ils sont doués. Je veux
qu' à la somme actuelle des biens il se joigne
p183
un nouveau bien. Celui-ci incomplet dans
toute son intensité n' aura pas la moindre parcelle
de bonté pure et sans mêlange de mal :
c' est-à-dire qu' il aura autant de degrés de mal
que de degrés de bien : il n' en aura pas
davantage, puisque le mal est comme l' ombre
du bien et qu' il n' y a point d' ombre sans
corps.
Les degrés de l' un seront égaux aux degrés
de l' autre. L' exdent n' est possible d' aucune
part. Et en effet ou ceux du bien peuvent
encore se subdiviser, ou l' on est parvenu
aux derniers termes. S' il n' y a point de
subdivision ultérieure, les degs du bien sont
précisement comme l' unité simple et ceux du
mal ne peuvent pas être moindres. S' ils sont
encore subdivisibles, au moins on n' aura jamais
un degré pur, et les divisions, quelque
multipliées qu' elles soient, donneront toujours
une portion de mal égale à chaque portion
du bien, jusqu' à ce qu' on descende à des parties
simples de l' un et de l' autre.
Concluons que l' addition d' un bien dans le
systêmenéral, y introduiroit un nouveau
mal, égal en tout au nouveau bien ; que de
me la soustraction d' un bien en ôteroit
l' inconnient qui sulte de son imperfection ;
qu' ainsi il n' est pas possible qu' il y ait dans la
nature, moins de mal que de bien, ni moins
de bien que de mal.
PARTIE 1 CHAPITRE 24
p184
suite du chapitre précédent : exemples.
la vertu des spécifiques est proportionnée
à la malignité de nos maladies. Leur
plus grande vertu est justement ce qu' il faut
à l' exs du mal : cette force peut être modifiée,
tempérée et dulcoe selon le besoin ;
mais elle n' est jamais au dessous de la plus
légere altération de la santé de l' animal. Le
succès de la médecine ne répond pas toujours
à une idée si raisonnable : c' est faute de
justesse dans l' application.
Un médecin souhaitoit que pour un surcroît
de bien dans l' ordre physique, les spécifiques
augmentassent de vertu. Ce souhait
annonce plus de bonté d' ame que de pcision
dans l' esprit. Si les simples ont tout autant
de vertu que le genre des maladies le requiert,
le surcroît désiré seroit une inutilité
réelle.
Le docteur ne manquoit pourtant pas de
bonnes raisons : il disoit que cette surabondance
de vertu dans les plantes suppléeroit
à la timidité des praticiens et à l' avarice des
apothicaires, qui en diminuent la quantité
prescrite. Moi, je dis qu' elle occasionneroit autant
p185
de bévues que de hazards heureux. On
péche autant contre la pcision de la pratique
par excès, que par défaut. Il y a autant
de gens suffoqués par la multitude des remedes,
que de gens qui périssent faute de médicamens.
Ce qui est remede à l' égard d' un temrament,
est poison pour un autre. Ce qui est
bon dans une circonstance, est nuisible dans
une autre rencontre. Deux grains d' opium
peuvent être un fort bon remede contre l' opiniâtreté
des insomnies : une dose plus forte
produiroit un sommeil convulsif, apoplectique,
peut-être mortel. Augmenter la vertu
des remedes, c' est donc accroître la malignité
des poisons : augmenter les propriétés des
spécifiques, c' est multiplier les combinaisons
à faire pour en assurer l' effet, c' est multiplier
les occasions de se méprendre, et les méprises
par conséquent : attendu que l' homme est un
animal bien propre à donner dans tous les
piéges.
Mon médecin ne se rendoit pas à ce raisonnement.
Avouez, me répliqua-t-il, que dans
les crises violentes où nous n' employons les
remedes ordinaires qu' avec une addition d' autres
drogues fortes pour en augmenter l' efficacité,
ils opéreroient seuls la guérison que
nous tâchons de procurer au malade par une
ordonnance fort chare, où me il y a souvent
p186
des contraires dont lelange, autorisé
par la routine, est dangereux. L' art de
guérir en deviendroit plus facile et plus sûr.
Je conviens, lui répondis-je, qu' il y auroit
ici quelqu' avantage. Aussi je ne prétends autre
chose, sinon que cet avantage seroit balancé
par un inconvénient deme espece.
N' est-il pas vrai qu' il arrive des cas où vous
n' ordonnez les remedes violens qu' avec un
correctif, après les avoir préparés et amalgas ?
Or si l' augmentation de force avoit lieu,
comme vous le voulez, ils deviendroient mortels
dans ces cas-là, parce que les correctifs
ordinaires seroient incapables de les tempérer assez.
Cet inconvénient n' est pas difficile à parer,
me dit-il ; ne puis-je pas supposer légitimement
que l' auteur de la nature, en augmentant la
force de quelques simples, de la valériane,
par exemple, de la scabieuse, de la gentiane,
du domte-venin, etc., n' aura pas fait
l' ouvrage à demi, mais qu' il aura accordé aux
lénitifs et cathartiques toute la douceur
requise pour morer au besoin la violence des
autres ? ...
et bien, je vous accorde encore cette supposition.
Mais vous n' ignorez pas que les
cathartiques sont employés seuls fort utilement
lorsqu' il s' agit de relâcher les solides trop
tendus. Si par une surabondance de flegme et
p187
d' huile leur propriété émolliente venoit à
augmenter, n' est-il pas évident qu' au lieu de
remettre les fibres contractées dans leur état
précis de tension naturelle, ils les feroient
passer d' un excès de contraction à un excès de
relâchement ? ...
alors on vint dire au docteur qu' un malade
l' avoit fait appeller. Il me quitta ; et je
continuai à m' enfoncer dans la méditation de
mon sujet.
Diminuez la malignité des plantes empoisones,
vous affoiblirez en même proportion
la bondes remedes qu' on en tire : vous altérerez
la salubrité des autres plantes qui ne
sont si saines, que parce que les premieres se
sont chargées du suc vicde la terre.
Exterminez les insectes et les reptiles venimeux,
vous vous délivrez de l' importuni
des cousins et des moucherons : la peau satinée
de nos dames n' est plus chirée par
leurs dards empoisons : les troupeaux paissent
tranquillement dans les vallons, sans craindre
l' aspic cacsous l' herbe. Mais les insectes
purifient l' air, en se nourrissant de ce
qu' il a d' impur. Vous les voyez rechercher
les marais et les eaux croupissantes, les cloaques
et les endroits couverts d' immondices :
c' est l' infection qu' ils y prennent, qui rend
leur piquure dangereuse. Les reptiles purifient
la terre en se soulant des humeurs qui en
p188
corromproient le suc, et passeroient avec lui
dans les grains, les fruits et les herbages qui
nous servent de nourriture. Si donc il n' y
avoit ni insectes ni reptiles venimeux, si
seulement ils avoient moins de venin, l' air que
nous respirons seroit moins pur, et les
productions de la terre moins salubres.
Par-tout un bien de plus est la semence d' un
nouveau mal : toujours en ôtant un mal on
supprime un bien.
La sphere de l' entendement humain n' a qu' une
certaine étendue : tous les esprits n' ont
pas la me capacité, il y en a de si bors
qu' ils ont fait douter s' ils appartenoient à
l' espece. Où seroit le mal, dira-t-on, que ceux-ci
eussent un peu plus d' industrie, de jugement,
de raison ? Les négres qu' on achete à la côte
d' or n' ont que la force et la stupidité requises
pour défricher une habitation : ils n' ont que le
goût du travail le plus dur. Qui leur donneroit
un sens moins grossier, plus de connoissance
et de jugement, leur feroit-il un présent funeste ?
Oui sans doute. Leur condition leur
deviendroit bientôt insupportable. Voudroient-ils
s' occuper d' un travail bas et pénible, s' ils
avoient le sentiment d' un meilleur sort et assez
d' industrie pour se le procurer ? Dans le désespoir
de sortir autrement de l' état d' avilissement
ils sont, il n' y auroit rien qu' ils n' entreprissent
contre leurs maîtres.
p189
Quelle source de désordres dans le gouvernement
oriental, si des hommes destinés
à l' esclavage naissoient avec un esprit de
liber, si une éducation publicaine fortifioit
en eux ce penchant, si enfin ils alloient
croire qu' on les tient un peu au dessous de
l' humanité !
Avec un jugement sain, un esprit juste,
un goût pur, on est trop difficile. On trouve
par-tout à reprendre dans soi-même et chez
les autres. On sent les moindres défauts et
on les sent vivement. On doit s' estimer malheureux,
d' avoir dans le commerce de la société, plus
de délicatesse que les autres. Un
souhait digne du sage, c' est de n' avoir jamais
plus de sagesse que ceux avec qui il doit vivre.
La médiocrité en tout est la meilleure ;
et la diocrité d' esprit et de raison est
au-dessus de toutes les autres.
Quel est le petit-maître hollandois qui après
avoir respiré pendant quelques années l' air de
Paris, avoir goûté la finesse exquise qui y
regne dans les conversations, les fêtes, les
repas, les spectacles, et en général le ton
aisé et poli qui fait l' agrément de la vie, et
caractérise la nation françoise, ne trouve au
retour ses compatriotes d' une maussaderie
insoutenable, qu' il ne sentoit pas avant de
partir ? A-t-il tort ou raison d' être choqué des
manieres dont il a eu tant de peine à se défaire,
p190
et qu' il lui faut rapprendre de nouveau ?
Ce n' est pas à moi de decider. Je dis
seulement que le goût superfin qu' il rapporte
de France lui est fort incommode dans un
climat presque tout le contredit ; et qu' il
vaudroit mieux pour lui n' avoir jamais appris
à mépriser son pays pour des choses au
fonds assez indifférentes.
L' esprit plus étendu seroit-il moins sujet à
l' erreur ? Tant s' en faut. Il seroit capable
de plus de connoissances ; mais il ne seroit
absolument infaillible à l' égard d' aucune : donc
il seroit capable aussi de plus de méprises. Il
auroit plus de facilité à s' instruire et plus
d' adresse à justifier les pjugés de la mode, des
passions et de l' autorité ; plus de motifs de
créance et plus de raisons de douter ; plus
de force et plus de présomtion.
Quant à la volonté, si elle étoit plus active,
son activité seroit pour le mal comme pour
le bien. Par-là elle seroit susceptible
d' une plus grande bonté et d' une malice plus
grande.
PARTIE 1 CHAPITRE 25
p191
qu' il ne peut pas y avoir, dans la nature,
ni plus de bien ni moins de mal
qu' il n' y en a.
qu' on se souvienne que je parle toujours du
systême universel qui embrasse tous les
êtres cés, tous les tems et la collection
entiere des événemens.
Dans cette économie tout est fixé par les
bornes où son auteur l' a circonscrite. La
quantité du bien est reglée par les heureux
effets qui résultent de l' arrangement des parties
du tout, et ces effets sont comptés ; par
leur correspondance mutuelle qui a ses termes ;
par l' excellence des propriétés dont les
êtres sont doués, et cette excellence n' a rien
d' infini, de quelque genre, nombre ou quali
qu' il soit. Celui qui a mis des bornes
à l' univers ne s' est point réservé le droit de
les reculer, parce que ses volontés sont
immuables : ce qu' il a voulu une fois il le
veut toujours.
Toute bonté créée porte avec elle son imperfection.
De-là la quantité du bien est la
mesure du mal ; celle-ci égale nécessairement
p192
celle-là ; et si l' une est déterminée, l' autre
le doit être.
Il ne peut pas y avoir plus de bien dans
le systême total de la nature qu' il n' y en a,
parce que son auteur n' ajoute rien aux
perfections qu' il y a mises : il ne peut pas y
en avoir moins, parce qu' il ne s' en perd rien.
Dieu n' ajoute rien aux perfections du monde,
parce qu' il a tout ce qui lui convient ; rien
ne manque aux essences. Il ne leur ôte rien,
parce qu' elles n' ont rien de trop.
Dix unités pcisément constituent le nombre
dix . Soit cette quantité celle du bien
qui entre dans le systême néral ; quantité
fixée au commencement par la volonté absolue
et toujours permanente du créateur. N' est-il
pas évident qu' il n' y peut plus rien ajouter,
et qu' il n' en peut aussi rien retrancher ? Ou
cette quantité seroit en même tems fixée
et non fixée.
Ce qui a le plus accdité l' opinion contraire,
ce qui soutient encore de nos jours
le pjugé en sa faveur, c' est que l' on fait
agir l' être supme comme agissent les hommes :
on lui donne nos foiblesses, on lui suppose
nos caprices, on lui fait honneur de
nos vues imcilles : source commune des
erreurs théologiques.
p193
Les plus sages d' entre les hommes n' ont
jamais qu' une portion de prudence. Leurs
volons se succédent, se heurtent, se détruisent.
Ils veulent aujourd' hui ce qu' ils
ne vouloient pas hier : ils ont acquis de
nouvelles connoissances, ils sentent que leurs
projets ont besoin de réforme, ils les corrigent,
ils les perfectionnent.
On convient en gros que l' être infini
n' est sujet à rien de pareil ; et quand on
vient au détail, on lui suppose la me
succession d' idées et de volitions. Avant
que l' univers fût, Dieu pouvoit bien peut-être
le remplir d' essences plus ou moins
parfaites. Mais à psent qu' il est tel, ses
volons étant à jamais immuables, il ne
peut rien changer à l' ordre établi. Cela au
reste n' ôte rien à sa toute-puissance. Tout-puissant
qu' il est, il ne peut pas avoir deux
volons contraires : l' une par laquelle il
veuille que les essences aient tant de bonté
précise : l' autre par laquelle il veuille
qu' elles en aient davantage ou moins.
PARTIE 1 CHAPITRE 26
p194
que les essences, dites les plus excellentes,
sont nécessairement les plus vicieuses ;
et pourquoi ?
je ne doute pas que le lecteur attentif aux
raisonnemens qui ont précédé, n' en ait
déjà tiré ce corollaire. Chaque degré du bien
fini est nécessairement allié à un degde
mal : donc les essences qui ont plus de degrés
de bien, ont de me plus de degrés de mal :
donc les essences les plus excellentes sont
nécessairement les plus vicieuses.
La raison n' en est pas si abstraite, qu' elle
ne puisse devenir aussi sensible que le paradoxe
sembloit d' abordvoltant.
Tous les effets tiennent à la cause : ils en
viennent tous. Mais tous n' y tiennent pas
aussi intimement les uns que les autres ; c' est
que le créateur ne s' est pas servé, sur toutes
ses créatures, une action également immédiate.
Il a livré les unes à leur volonté. Il
remue les autres sans aucun intermede.
L' intervalle entre les deux extrêmités est rempli
par des êtres mitoyens qui n' ont ni toute
p195
l' activité des premiers, ni toute l' inertie des
seconds. Les agens libres sont regardés comme
plus excellens que ceux qui ne font que
ce qu' on leur fait faire. L' espece d' inpendance
pour quoi ils sont dits maîtres de
leurs actions, est une ombre de grandeur
qui les éleve au-dessus de tout ce qui
est moins indépendant ; elle est pareillement
pour eux la source d' une plus grande imperfection,
dont les créatures privées de liber
ne sont point atteintes. Ce qui procéde du
fini, comme tel, est sujet à l' irrégularité :
ce qui émane de l' action immédiate de l' infini,
porte le caractere de la droiture. Les
écarts de la raison humaine lui appartiennent.
L' homme tombe dans le vice et dans l' erreur,
parce qu' il se conduit par son intelligence et
sa volonté toujours faillibles. Mais il n' y a
point d' erreur ni de vice pour les brutes qui
agissent par une connoissance qui leur vient
du dehors, et qu' on ne peut s' empêcher de
confondre avec l' intelligence de la cause universelle.
La perfection et l' imperfection des êtres
croissent avec la distance qui les sépare
de l' infini. Moins ils sont soumis à
l' indépendance absolue, plus ils sont eux-mêmes
indépendans, plus ils lui ressemblent
en quelque sorte ; cette conformité impropre
p196
fait leur perfection. Mais plus ils
sont livrés à eux-mes, plus ils sont éloignés
de la source de l' ordre et du bien absolus,
plus donc ils deviennent sujets au désordre et
à la misere : ce qui est leur imperfection.
Avant de demander s' il pouvoit y avoir un
monde meilleur que celui que nous habitons,
il convenoit de s' assurer qu' il pût y en avoir
un autre ; que l' unité de cause et d' essence
n' emportât pas l' unité d' action, et celle-ci
l' existence d' un seul univers détermiment
tel, contenant tout le créé possible, substances
et modes, approchant de l' infini autant
qu' il se peut sans l' être, c' est-à-dire, n' en
différant que d' un infiniment petit du dernier
ordre. Ces pliminaires tiendront en haleine
les générations les plus hardies, et les
emcheront de prononcer sur l' optimisme.
Quant à moi, il me semble qu' un monde
meilleur que le nôtre, seroit pire que le nôtre ;
que d' une combinaison plus excellente
des élémens, naîtroient des inconvéniens
plus considérables ; que si la marche des corps
lestes étoit plus brillante, plus majestueuse,
les téores qu' elle produiroit, seroient
p197
plus terribles ; que les animaux plus délicatement
organisés souffriroient davantage et goûteroient
une volupté plus vive ; que plus de
pénétration dans les esprits, occasionneroit
de nouvelles découvertes et ajouteroit à
nos erreurs ; que les volontés plus actives
auroient plus de ressource pour la vertu et
pour le vice.
PARTIE 1 CHAPITRE 27
il n' y a point, dans la nature, d' espece
ellement et absolument meilleure
qu' une autre.
une chose plus admirable encore que la
gradation merveilleuse des especes, c' est
que, malgré la subordination qui soumet les
plus basses aux plus hautes, il y a pourtant
entre elles une égalité parfaite, produite par
l' équilibre précis du bien et du mal. D' où
pourroit venir leur inégalité, si elle étoit
possible ? D' une bonté absolue. Pour la plus
grande bonté relative, toujours contrebalancée
par un vice égal, elle peut servir à faire
distinguer une espece d' une autre, mais elle
ne sera jamais un titre de supériorité réelle.
p198
Afin que celle-ci fût véritablement meilleure
que celle-là, il faudroit que, la somme des
maux déduite de celle des biens, il restât d' un
té au moins un grain de bonté pure : ce
qu' on ne doit pas chercher dans le fini, où
les deux quantités toujours égales donneront
toujours zero aps la soustraction.
L' auteur de la nature n' avoit point de
raison qui l' engageât à gratifier une espece
aux dépens de tout le reste. La volonté
seule n' est un motif que pour les tyrans. Sa
bonté présidoit à la création, et ne lui inspiroit
point une prédilection odieuse.
Nous admirons un roi qui porte son attention
sur le moindre de ses sujets, comme
sur ses favoris ; qui prend les mesures
nécessaires pour rendre les dernieres conditions
aussi heureuses que les plus élevées. Ce détail
pénible est, aux yeux de la sagesse, la mesure
de la grandeur réelle des princes. Quoi !
Celui qui put sans travail égaliser ses dons,
aura-t-il négligé de le faire ? Celui qui a
mis dans l' ame des rois et des philosophes
un sentiment de bienveillance universelle,
aura-t-il commencé par le contredire lui-même ?
Il aura donc appris aux souverains,
par la maniere partiale dont il gouverne le
monde, à faire un usage bizarre de leur puissance.
Le soleil éclaire d' abord le sommet des
p199
montagnes, puis il descend dans les vallées
et va porter sa chaleur avec sa lumiere à l' insecte
caché sous l' herbe. C' est l' image la
plus ressemblante de la divinité.
Indépendamment de ces raisons de convenance,
peu philosophiques pour le fond, on
dira que tel est l' empire de l' équilibre du bien
et du mal sur les essences finies, qu' il n' étoit
pas possible que le créateurt une espece
absolument meilleure qu' une autre, je veux
dire, qui eût plus de biens et moins de maux
en proportion.
L' égalité naturelle et nécessaire des especes,
telle que je l' explique, consiste en ce
que chacune ait autant de biens que de maux.
Elles n' ont pas toutes une portion égale du
bien, et une portion égale du mal qu' il engendre ;
il est visible qu' un homme a plus de
biens et plus de miseres qu' une plante. Je
comprends seulement que, dans chaque espece,
il y a une somme de maux égale à la somme
des biens ; et que, compensation faite
des uns et des autres, aucune ne peut être
dite absolument surieure, ni absolument
inférieure au reste.
Un être qui pense a par dessus celui qui ne
fait que sentir, les perfections de l' esprit, et
ses vices égaux à ses perfections. L' animal
a par dessus le gétal les apanages de l' animalité ;
la douleur et le plaisir sensuels. L' homme
p200
a cent fois plus de perfections qu' une
mouche, et cent fois plus de fauts. (je choisis
exprès des especes si éloignées) : il a mille
fois plus de plaisirs, et mille fois plus de miseres.
Mais les vices effacent les vertus, et
les miseres balancent les plaisirs : l' animal
raisonnable n' est donc véritablement ni plus
parfait ni plus heureux que le moucheron.
Remarquez que, quoiqu' on ne puisse pas
déterminer au juste combien une espece l' emporte
en bonté sur une autre, cette incertitude
ne nuit en rien à l' évidence de l' égalité ;
puisque nous sommes toujours sûrs que chaque
deg de bonporte avec soi un vice égal.
Ainsi je dis : dans l' homme la somme du bien
est 1100, et celle des maux 1100 aussi, ce
qui donne
h égal 1100 moins 1100 égal 0.
Chez le moucheron le bien égale 2, le mal
égale aussi 2 ; d'
m égal 2 moins 2 égal 0.
Puis 0 égal 0 ; donc h égal m, ou m égal h.
C' est l' expression de l' égalité naturelle de
l' homme et du moucheron : formule applicable
à toutes les collections spéciales des êtres.
PARTIE 1 CHAPITRE 28
p201
conclusion de la premiere partie.
le spectacle de l' univers nous a mont
par-tout le mal à côté du bien ; la douleur
à la suite du plaisir, la vérité près du
mensonge, la vertu et le vice confondus ensemble
au point de nous faire illusion. Le mal
a abondé le bien abondoit : il devenoit
plus rare quand son contraire diminuoit.
Si l' un s' élevoit quelque part au dessus de
l' autre, celui-ci triomphoit ailleurs : et dans
le tout ils restoient au niveau. L' harmonie
du monde sultoit de ce contraste frappant :
l' idée de sa beauté se composoit des deux notions
du bien et du mal. Le tableau constant
de cette égalité précise nous en a fait soupçonner
la nécessité. Nous avons vu en effet le
mal découler, pour ainsi dire, du bien par
les bornes naturelles de son essence qui ne peut
pas être infinie. Nous nous sommes convaincus
que, là où il ne peut y avoir de bonté
pure, le bien est nécessairement allié à un
mal qui l' égale en nombre et en qualité ; qu' il
ne peut y avoir ni moins de mal que de bien,
ni moins de bien que de mal ; que les grands
biens y doivent avoir des inconniens
proportionnés ;
p202
que les moindres y ont des conquences
moins fâcheuses ; qu' un systême enfin
il y auroit plus de bien que dans celui-ci,
seroit pire aux mêmes égards. N' est-ce
pas avoir reconnu dans la nature un équilibre
nécessaire de biens et de maux ?
Tout bien pesé, quel est l' homme de sens
qui, maître de son sort, ne pférât peu de
bien et peu de mal ; et qui, obligé de suivre
le cours naturel des choses qu' il ne regle pas,
ne se fasse une loi de supporter patiemment
les miseres de sa condition, et de jouir de ses
avantages ?
C' est là que j' avois promis d' amener doucement
le lecteur ; et c' est où je le laisse.
PARTIE 2 CHAPITRE 1
p203
des animalcules découverts dans la semence
des animaux.
mon dessein n' est pas de discuter ce que
les anciens et les modernes ont écrit
de la génération. Je laisse toutes les hypotheses
pour ce qu' elles sont ; admirant dans
les unes le génie de l' inventeur, dans les autres
la hardiesse de l' imagination : ici la force
de l' analogie, ailleurs l' exactitude, la constance
et la délicatesse des observations ; mais
ne voyant souvent que des théories tissues
moins par l' amour du vrai que par l' esprit de
systême, l' ombre cevante de larité prise
pour elle-même, et quelquefois une confiance
p204
entiere dans les opinions les plus vaines :
assurance anmoins mieux fone chez
les modernes qui ont plus d' esrance de se
rapprocher du plan naturel, en laissant quelques
erreurs derriere eux.
Je me bornerai à un petit nombre d' idées
analogues au but que je me propose, qui est
de faire voir que tous les êtres se produisent
d' une maniere à peu près semblable ; à
peu ps, dis-je, et tout-à-fait semblable et
uniforme, dirois-je, si je ne parlois qu' aux
naturalistes, qui savent apprécier et faire
disparoître des nuances légeres que le
commun prend pour des différences essentielles.
L' existence des animaux spermatiques n' est
plus douteuse. Les anciens les avoient devinés :
nos instrumens en ont fait la découverte.
Toute la gloire qui nous reste, c' est
d' avoir cru nos maîtres sur leur parole ; c' est
d' avoir eu le courage de chercher à l' aide du
microscope qu' ils n' avoient pas, ce qu' ils auroient
rement trouvé, s' ils l' avoient eu,
et ce que nous n' aurions peut-être jamais
imagisi nous ne l' avions pas vu.
Leuwenhoek est, je crois, le premier
qui ait découvert ces animalcules dans la
semence du le ; et je ne sache pas
qu' aucun physicien ait répété ses observations
sans les trouver conformes en cela à la rité. Il
p205
est vrai qu' un ou deux de nos contemporains
donnent aux animaux spermatiques un autre
nom, quoiqu' ils leur reconnoissent tous les
appanages de l' animali, autant qu' ils peuvent
être sensibles, duits à de si petits termes.
Mais on sent aisément que, forcés d' avouer
le fait par déférence pour la bonté de leur
vue, ils voudroient le guiser par complaisance
pour la singularité de leurs idées.
Une portion de semence, si petite qu' elle
pourroit être portée sur la pointe d' une aiguille
très-fine, contient plusieurs milliers
d' animaux spermatiques. L' expression manque
aux naturalistes pour nous faire concevoir
leur petitesse prodigieuse : elle est telle,
dit l' un d' eux, qu' il en faudroit plus de
cinquante mille pour former un atôme de la
grosseur du moindre grain de poussiere. Ils
y sont tellement press que l' on a jugé avec
raison que la liqueur séminale en étoit composée
en entier. En effet la substance entiere
de la semence peut être dissoute en petits
animaux : il n' en est point de partie assignable
limpide ou mucilagineuse qui ne soit un
être vivant.
Il y a plus : ces animalcules sont compos
eux-mêmes d' autres animaux semblables. Une
certaine quantité de semence ayant étélayée
dans un peu d' eau, le nombre des animaux
spermatiques a paru considérablement
p206
augmenté ; chacun des premiers, très-gros
respectivement aux seconds, s' y étoit comme
fondu ou brisé en plusieurs autres. Le liquide
délayant étoit à leur égard, ce qu' est le couteau
pour le polype d' eau douce qu' il
divise en autant de polypes que de parties
parées. Ce n' est point une conjecture. On
a vu un et plusieurs animaux spermatiques,
après s' être agités quelque tems, s' ouvrir et
se diviser en un très-grand nombre d' autres
similaires, quoique plus petits : rien n' est
mieux constaté que ces observations microscopiques
qui sont entre les mains de tout le monde.
On ignore jusqu' où cette division pourroit
être portée ; mais il est bien raisonnable
de penser que ses derniers termes sont des
animalcules vivans indestructibles, petits au
dernier deg possible, si petits que d' eux au
rien il n' y ait qu' une distance infiniment petite
qui ne puisse admettre le fini : ce qui pvient
toutes les mauvaises subtilités que l' on
a coutume de faire, lorsque l' on raisonne sur
la divisibilité à l' infini. Car puisqu' au-delà
de ces animalcules il n' y a que le rien, on
est obligé de convenir qu' ils ne sont point
compos d' autres animalcules qui seroient
certainement plus petits que celui qu' ils auroient
formé par leurunion. Leur organisation
animale est donc indestructible : elle
p207
ne pourroit être détruite que par la séparation
des animalcules qui se seroient combinés et
rassemblés pour la former ; mais elle est simple
au moins en ce sens qu' elle nesulte
point d' un assemblage d' autres organisations
pareilles ; donc elle est indestructible.
Les animaux spermatiques ont été vus et
reconnus, non dans la semence d' un seul individu
ou de plusieurs individus d' une seule
espece ; mais dans la semence d' un très-grand
nombre d' especes et d' un plus grand nombre
d' individus : dans celle de l' homme et des autres
quadrupedes, des oiseaux, des poissons, des
insectes : dans celle me des moindres
coquillages. Le premier observateur, qui n' a
voulu laisser aux autres que la nécessité de
confirmer ses observations, a trouvé par-tout
le même phénomene, aussi frappant par-tout
et aussi sensible, avec des différences néanmoins
d' autant plus dignes d' attention qu' elles
servent à constater davantage le fait.
Dans la semence des animaux d' espece différente,
les animalcules spermatiques n' ont
p208
pas toujours paru semblables en grandeur, en
figure et en quantité. Ces vartés bien
avérées suffiront pour la distinction et pour la
conservation des especes, et pour leur igale
multiplication.
Leeuwenhoek a trouvé les animaux spermatiques
de la semence du coq et du rat, plus
petits constamment que ceux de la semence
du chien et du bélier, lesquels sont assez égaux
en grosseur, selon les planches que cet
habile observateur en a fait graver : la
différence deviendra plus sensible si l' on
compare ceux de la semence humaine, par exemple, à
ceux de la liqueur minale de quelqu' insecte.
Il ne faut pourtant pas se flatter de trouver
la gradation des animaux spermatiques toujours
proportionnée à la grandeur des individus qui
en résultent : cet ordre des grandeurs n' est
pas toujours obser dans les foetus ; il ne
seroit pas étonnant qu' il fût troublé dans les
germes. Mais il pourroit être très-exact dans
ceux-ci, je veux dire dans les derniers termes,
quoiqu' il ne le fût pas dans les animalcules
vus au microscope : voici comment.
Mr Needham, qui a si exactement obser
la semence du calmar qui est un poisson
assez petit, en a toujours vu les moindres
particules mouvantes, considérablement plus
grosses, que celles de l' homme. Avant lui
on avoit été éton d' une disproportion semblable
p209
entre des vers spermatiques d' autres
especes, dont les plus gros auroient dû être
les plus petits et ceux-ci les plus gros, vu
l' inégalité de grandeur entre les individus, dans
la semence desquels on les trouvoit. Une
supposition très-simple va faire dispartre la
contrariété.
L' exrience a démontré que ces animalcules
étoient renfermés les uns dans les autres
ou attachés ensemble, comme plusieurs
polypes sur un seul. Aps cela rien n' est
plus naturel que de croire que ceux qui ont
été vus plus gros, en contenoient une plus
grande quantité que ceux qui ont paru plus
petits ; que ce surplus étoit en raison inverse
double ou triple, décuple ou centuple de la
grandeur réelle des germes. Admettant par
supposition que le calmar a mille fois moins
de volume qu' un homme : par proportion son
germe primitif devra être mille fois plus petit ;
et cependant il est évident par ce que je
viens de dire, que les animaux spermatiques
du calmar pourront paroître au microscope
dix mille fois plus gros que ceux de l' homme.
Si tel animal observé dans la semence humaine
en contient cinq autres pareils en nature,
et que tel animal vu dans la laite du calmar
en contienne cinq mille de me nature aussi,
les deux animaux occuperont le même espace
sur le champ du microscope : car le nombre
p210
des animalcules qu' ils contiennent, est en raison
inverse de la grandeur réciproque des
mes animalcules ; et cette raison doit produire
de part et d' autre une égalité de volume.
Chaque germe ou animalcule de la derniere
grandeur du calmar, est à chaque dernier
animalcule humain comme 1 à 1000 :
la quantité d' animalcules similaires que
contient l' animal spermatique du calmar, sensible
au microscope, est à la quantité d' animalcules
contenus dans l' animal spermatique de
l' homme, sensible au microscope, comme 5000
est à 5. Or 5000 est à 5 en raison inverse
de 1 à 1000 ; et en multipliant 5000 par 1,
nous avons la me somme que donnent 5
multipliés par 1000 : donc les deux animaux
vus sur le champ du microscope, y seront
égaux en grosseur.
Mais si chaque animalcule de la laite du
calmar, au-lieu de ne contenir que cinq mille
de ses moindres germes vivans, en contenoit
dix mille, alors il paroitroit deux fois plus gros
que chaque animalcule appeu dans la semence
humaine : la quantité des animalcules contenus
doubleroit, le volume de leur assemblage
total doubleroit aussi. S' il en renfermoit
cent mille, le volume total décupleroit.
S' il en avoit cent mille fois cinq mille (pour
ne point changer les termes), n' est-il pas
incontestable qu' alors un animalcule spermatique
p211
du calmar seroit cent mille fois plus gros,
qu' un animalcule spermatique de la semence
humaine. Il ne s' agit plus que de réaliser
la supposition, ou de lui donner, pour
le moins, un très-grand degrè de vraisemblance.
Pour plus de simplicité et de clar, ne
multiplions point les exemples, suivons le
me. La nération des calmars est toute
autrement abondante que celle des hommes.
Celle-ci n' est peut-être qu' un cent-millieme
ou un deux-cens-millieme de l' autre. C' est
ce qui a fait dire à Mr De Buffon qu' il
sembleroit que dans les especes où laration
est moins abondante, le nombre des vers
spermatiques t être plus petit que dans les
autres especes, où le nombre des foetus étant
plus abondant, comme dans les poissons et
les insectes, le nombre des vers spermatiques
devroit être aussi plus grand : ce qui ne
p212
s' accorde pas avec les expériences faites sur
les semences du calmar et de l' homme.
Cet habile naturaliste se trompe assument.
Il semble naturel, il semble nécessaire
que pour fournir à la grande multiplication
du calmar, sa semence contienne plus de germes
primitifs et capables de veloppement,
que la semence humaine, et cela en proportion
peut-être d' un million de foetus calmars contre
un ou deux foetus humains. Mais cette
différence n' est du tout point nécessaire entre
le nombre des animalcules spermatiques de la
laite du poisson et la quantité de ceux de la
semence humaine. Le nombre fut-il égal de
part et d' autre, et fussent-ils les uns et les
autres de la me grosseur, j' ai démontré
qu' il pourroit y avoir mille germes et conséquemment
mille foetus calmars, contre un germe
ou foetus humain. à plus forte raison
cette proportion, et une beaucoup plus
considérable, pourroit-elle subsister si les
animaux spermatiques du calmar, pris un à un,
sont dix mille et cent mille fois plus gros que
ceux de l' homme pris de même un à un.
Il est important de bien distinguer les germes
primitifs qui sont les derniers animalcules,
les plus petits termes de l' animali, des
animaux spermatiques qui peuvent en contenir
plusieurs milliers. Chaque germe, et non
p213
pas chaque animal spermatique, doit donner
un foetus à son temps. Le nombre des foetus
ou autrement l' abondance de la génération
est donc reglée par la quantité des germes ;
au lieu qu' elle ne doit pas l' être par celle des
animaux spermatiques qui pouvant recouvrir
plus ou moins des premiers animalcules germes,
pourront entre eux croître ou diminuer
de nombre dans l' une ou l' autre circonstance,
c' est-à-dire, selon qu' ils contiendront
plus ou moins de germes ; sans qu' on en puisse
tirer aucune induction pour ou contre la
proportion de la fécondité dans les différentes
especes animales, quelque éloignés ou
voisins que soient les nombres qui l' expriment.
Mettant les choses au pis-aller, à la plus
grande disproportion ; tout d' un côté et rien
de l' autre ; l' excès du nombre et de la grandeur
des animaux spermatiques dans la semence
de l' espece qui multiplie moins, et les
animaux spermatiques plus petits et en moindre
nombre dans l' espece qui peuple davantage,
circonstance qu' on trouve alisée en
observant la liqueur séminale du chien par
comparaison de la liqueur séminale des mouches,
des gpes sur-tout et d' autres insectes ;
dans ce cas-là, dis-je, il y a encore tout
autant de germes qu' il en faut pour fournir
p214
à une multiplication aussi prodigieuse que l' est
celle des guêpes.
Le principal point est d' accorder le plus
petit nombre des animaux spermatiques avec
le plus grand nombre des foetus. Je l' ai pourtant
facilité cet accord, en faisant voir que
le nombre des foetus n' etoit point détermi
par celui des animaux spermatiques, mais
plûtot par celui des germes qui les produisent.
Il convient donc d' expliquer d' abord
comment le moindre nombre des animaux
spermatiques de la mouche peut renfermer
plus de germes spécifiques, que le plus grand
nombre des animaux spermatiques du chien
n' en contient ; car du reste, il se peut
aussi que les animaux spermatiques de
la plus petite espece soient plus fins et plus
déliés que ceux de la plus grande.
Le nombre des animaux spermatiques
mouches est à celui des animaux spermatiques
du chien à peu près comme 1 à 1000. Si
la quantité de germes que chaque
animal spermatique mouche contient et
dans lesquels il peut être dissous, n' étoit
que mille fois plus nombreuse que celle
des germes dont un animal spermatique du
chien est compo : il y auroit pcisément
autant de germes et de foetus d' un
que de l' autre. Ainsi la raison simple inverse
p215
est insuffisante à la différence de la génération
de ces deux especes qui est environ
de 1 à 1000 ; cherchons en une plus forte
qui y satisfasse.
La grosseur d' un animal spermatique mouche
n' est pas plus et guere moins qu' un millieme
de celle d' un animal spermatique du
chien : composons une raison de celle-ci
et de la précédente, c' est-à-dire, de la raison
du nombre des animaux spermatiques mouches
p216
à celui des animaux spermatiques chiens,
et de la raison de la grosseur de chaque animal
spermatique mouche à la grosseur de chaque
animal spermatique vu dans la semence
du chien. Ces deux raisons sont chacune
de 1 à 1000 et la raison qui en sera compoe
sera de 1 à 1000000, laquelle étant inverse,
donnera à l' animal spermatique de la mouche
un million de germes, pour un germe que
contiendra l' animal spermatique du chien ; et
à la collection totale des animaux spermatiques
mouches, quoique mille fois moins nombreuse
que la quantité totale des animaux
spermatiques du chien, mille germes contre
un de l' autre espece, ce qui peut être regar
comme la différence, ou environ, de la
génération des mouches à la génération des chiens.
Ce qui confirme pleinement cette combinaison,
et ne laisse aucun lieu de douter qu' elle
ne regle dans la nature l' ordre desnérations,
toutefois avec les corrections nécessaires,
c' est qu' il en résulte une autre entre
les volumes des germes différens, qui se rapproche
de la proportion des volumes des foetus.
Le foetus chien supposé un million de fois plus
gros qu' un foetus mouche dans les mêmes
circonstances, au même point de développement
proportionnel, cette même proportion de
grosseur entre les germes respectifssulte
p217
nécessairement de la raison de mille germes
contre un dans une quantité mille fois moindre
d' animaux spermatiques.
Si la quantité des animaux spermatiques
mouches égaloit le nombre des animaux
spermatiques du chien, les grosseurs des germes
qu' ils contiennent seroient seulement en raison
des grosseurs des animaux spermatiques :
un germe mouche seroit mille fois plus petit
qu' un germe du chien, puisqu' un animal spermatique
du chien est mille fois plus gros qu' un
animal spermatique de la mouche. Si la quantité
des animaux spermatiques mouches n' étoit
que la moitié de celle des animaux spermatiques
du chien, la différence de la grosseur
des germes de l' un à celle des germes de l' autre
doubleroit et seroit de deux mille : un
germe mouche seroit alors deux mille fois plus
petit qu' un germe du chien. Et ainsi en suivant
la proportioncroissante à mesure que
la différence des deux quantités des animaux
spermatiques augmente, nous trouvons que
le nombre des animaux spermatiques de la
mouche n' étant qu' un millieme de celui des
animaux spermatiques du chien, le volume
d' un germe de l' insecte est au volume d' un
germe du quadrupede comme 1 à mille fois
mille ou à 1000000 : la grosseur du germe mouche
sera donc un millionieme de la grosseur
du germe chien ; et les grosseurs des germes
p218
seront entre elles comme les grosseurs des
foetus, qui en sont le produit.
Sur quoi fonpourroit-on exiger une différence
proportionnelle dans la grandeur des
animaux spermatiques de deux especes différentes,
à la grandeur de leurs foetus respectifs ?
Je vois une analogie nécessaire entre les
animalcules germes et les foetus, puisque ceux-ci
sont le développement des autres ; je conçois
qu' il doit y avoir autant de germes que
de foetus, que l' abondance des germes doit
égaler celle des foetus puisqu' elle y fournit ;
je comprends clairement encore que la grandeur
des germes est proportionnelle à celle
des foetus, comme le nombre des germes
l' est à celui des foetus ; je me crois aussi en
droit d' inrer de que l' abondance de la
génération dans les especes, est en raison
ciproque de la grandeur des individus :
équilibre de grandeur et de nombre qui compense
ici, comme par-tout ailleurs, les avantages
et les désavantages, donnant en nombre à
quelques especes ce qu' elles n' ont pas en grandeur,
et aux autres en grandeur ce qui leur
est refusé pour le nombre ; au moins tout,
dans la nature, s' accommode à ces idées :
tout, même ce qu' on leur oppose ; mais où
est la nécessité d' une proportion de grosseur
ou de quantité entre les animaux spermatiques
de deux especes et leurs foetus ? Je
p219
le répéte ; ce ne sont point les animalcules
que le microscope nouscouvre dans la
semence des animaux, qui comme tels sont
destinés à former les foetus, à constituer chaque
individualité, en un mot à se transformer
en hommes, ainsi que l' a pensé l' auteur de cette
découverte ; ce sont au contraire les plus
petits germes que ces animalcules spermatiques
contiennent, dont chacun doit produire
un individu de son espece, dont souvent il
n' y a qu' un seul qui devienne foetus à chaque
génération, quoiqu' un animalcule spermatique
en contienne des milliers. Et n' ai-je pas
suffisamment prouvé que la différence des germes
et des foetus peut être proportionnelle et
très-conforme à toutes les particularités de
la réproduction, malgré la disproportion de
grandeur et de nombre, soit par défaut soit
par excès, entre les foetus et les animaux
spermatiques d' une même espece, comparés
ensemble, ou comparés aux foetus et aux
animaux spermatiques d' une autre espece.
L' inspection des planches gravées, sur-tout
de celles de Leeuwenhoek, qui nous
représentent la figure des animaux spermatiques
vus dans des semences différentes, suffit
pour faire juger que la diversité des formes
y suit, librement néanmoins et sans nécessité,
la diversité des especes.
Les animaux spermatiques du coq toujours
p220
semblables entre eux, y paroissent constamment
différens des animaux spermatiques du
lapin, ceux-ci constamment différens des
animaux spermatiques dulier, et les animaux
spermatiques du bélier encore moins
ressemblans à ceux qui se font voir dans la
laite des poissons. Car il est à remarquer que
la dissemblance est beaucoup moins sensible
des animaux spermatiques d' un oiseau à ceux
d' un autre oiseau, que des animaux spermatiques
d' un oiseau à ceux d' un quadrupede ;
beaucoup moins sensible entre les animaux
spermatiques de deux poissons, qu' entre les
animaux spermatiques d' un poisson et ceux de
l' homme. Aussi un oiseau ressemble toujours
plus à un autre oiseau spécifiquement différent,
qu' à un quadrupede : l' aigle ressemble
plus au moineau qu' à l' éléphant : un saumon
plus à un cabillau qu' à un homme.
Cependant on a vu dans la même semence
quelques animaux spermatiques qui différoient
de la forme du plus grand nombre. Cela est
vrai ; mais il se peut que ce fussent des animaux
d' une semence étrangere égas dans
l' air, toujours charde difrentes graines
et semences exaltées, qui y voltigent : il se
peut que des animaux spermatiques de difrente
espece aient été portés par l' air sur les
gouttes de semence qu' on observoit au microscope.
Cela même n' est pas douteux ; et
p221
c' est un inconvénient inévitable. Voilà pour
les différenceselles et plus marquées. Quant
aux nuances plus fines de dissemblance, on
les rapporte légitimement à la maniere dont
les animalcules se présentent à l' observateur,
par le plus ou le moins de mouvement qu' ils
se donnent. Les uns présentent le ventre,
d' autres le dos, qui le côté, qui la tête, et
qui la queue. Quelques-uns vont très-vîte
et ressemblent à un filament droit surmonté
d' une petite aigrette en contours arondis :
d' autres ont un mouvement plus lent et ondu:
d' autres encore se courbent, nouent leur
queue en divers sens, etc.
Leeuwenhoek trouve des figures tant
soit peu dissemblantes aux animaux spermatiques
de la même espece, vus dans plusieurs
gouttes de semence, quelquefois aussi vus
dans la même. Moi, je ne les crois que
des aspects difrens de la même figure. Prenons
pour exemple les animaux spermatiques
du lapin, dont cet observateur nous a
donné plusieurs figures. s le premier coup
d' oeil les nuances paroissent fort légeres : elles
vont être nulles. Prenez la premiere figure ;
concevez-la traversée dans sa longueur
par un fil qui en soit l' axe ; imaginez-vous la
voir tourner sur ce fil par un mouvement de
rotation ; après unevolution entiere vous
aurez eu presque toutes les autres figures.
p222
La même chose arrivera si vous opérez
avec telle autre figure que vous voudrez des
mes animaux spermatiques. Donc elles ne
sont toutes que des aspects différens d' une
seule figure.
Si pourtant aps cette premiere manoeuvre
vous jugiez qu' il vous manque encore
quelques figures de l' observateur nommé
ci-dessus ou des autres qui ontté les mêmes
expériences, vous les aurez facilement par cette
seconde oration aussi simple et naturelle
que la premiere. Supposez, ou plutôt ne
supposez rien ; voyez les vers et les anguilles
du vinaigre se plier et se replier, s' agiter et
s' exagiter, s' allonger en filant rapidement dans
la liqueur, se raccourcir en se gonflant. Concevez
que les vers spermatiques font toutes
ces petites évolutions, d' autant plus faciles
pour eux, qu' ils ont plus de soupplesse ; que
tel ver, pris à volonté, les fait sous l' aspect
qui, entre ceux que vous avez eu par le
tournoiement dont j' ai parlé, vous a paru
le plus voisin de la figure qui vous manque,
et vous y trouverez celle-ci infailliblement.
Par un canisme semblable, je les
ai troues toutes les unes aps les autres.
Si je n' avois oque d' après mes observations
particulieres, j' aurois craint l' illusion ;
le lecteur auroit pu me souonner d' être
prévenu. Mais cette manoeuvre, appliquée
p223
aux observations exactes d' un autre, ayant
si bien réussi, je la regarde comme la clef de
toutes les difficultés qui roulent sur ce point ;
et le lecteur se sentira sûrement plus porà
en avoir cette idée. Les figures que j' ai prises
pour modele, sont sous les yeux de tout le
monde ; les miennes n' auroient peut-être pas
eu le même degré d' exactitude dans tous les
esprits. Je lesserve pour un ouvrage de
détails : celui-ci ne contiendra que des vues
plus nérales du plan universel de la nature
pour la génération des êtres.
Je n' ai plus qu' un mot à ajouter au sujet
des animaux spermatiques, c' est que la
semence de la femelle en contient de semblables
et en aussi grand nombre que celle
du mâle de son espece, ensorte que dans
le mêlange des deux semences on ne distingue
plus les uns des autres. On doit
cette découverte aux plus nouveaux observateurs.
Les premiers n' en avoient vu que
dans la semence masculine, et avoient n
qu' il y en eût dans la semence féminine où ils
n' en avoient point trouvé. C' est une loi
nécessaire, que toujours une erreur marche
à côté d' une rité.
PARTIE 2 CHAPITRE 2
p224
de la production du vivant : appréciation
du systême des molécules organiques.
les deux points les plus embarrassans,
comme les plus essentiels de la génération,
sont premiérement la production du
vivant, secondement la différence des sexes.
Quant au premier, l' auteur du systême
des molécules organiques ne semble avoir reconnu
l' écueil que pour venir y échouer,
comme les autres. Cependant il étoit en
beau chemin : il avoit saisi le noeud de la
difficulté, il l' alloit délier. Falloit-il qu' un si
grand pas vers la vérité fût suivi d' un
écart si brusque !
J' ose dire qu' il n' a pas fait attention que,
comme l' étendue ne peut pas résulter de l' inétendue,
me d' une infinité d' inétendues,
le vivant ne peut pas non plussulter du
non-vivant, même d' une infinité de non-vivans.
Il faut donc de toute nécessité recourir
à des vivans pour produire un vivant.
Les molécules organiques peuvent produire
un être organique précisement tel, d' une
organisation telle que celle des molécules ;
c' est tout. Mais si une molécule organique
p225
et un être vivant ne sont pas la même chose
en nature, je veux dire, si une molécule
organique n' est pas vivante dans sa petitesse
comme un animal est vivant sous une plus
grande étendue, il me paroît impossible qu' une
combinaison de molécules organiques, quelle
qu' elle soit, puisse produire un animal vivant.
Mr De Buffon ne dit donc rien en disant
les animaux produits par un amas, une
infinité de particules similaires, organiques,
vivantes, s' il n' attache pas à ces mots,
organiques, vivantes, le même sens qu' à ceux-ci,
animaux organisés, vivans : or il prétend que
les petits corps ronds et oblongs, mouvans
dans les semences animales, vraies parties
organiques selon lui, sont moins organisés,
moins vivans, moins animaux en un mot que
les animaux qu' il leur fait produire.
Les particules organiques ne sont point des
animaux, dans l' acception ordinaire du mot
animal . Donc, conclurois-je, elles ne
peuvent pas produire ce qu' on appelle ordinairement
des animaux : par ce principe-là seul
que tout compo naturel est un assemblage
p226
de petits germes pcisément de la me
nature que le tout. J' accorde pour le présent
qu' il y ait plusieurs degs d' animalité et que
les molécules organiques soient du moindre,
il ne sultera jamais de leur combinaison,
que des animaux du plus petit degd' animalité.
Car il est impossible que ces parties organiques
donnent ce qu' elles n' ont pas : impossible
que, n' ayant que la moindre animalité,
elles donnent la plus grande.
On prend pour des degs et des nuances
de l' animalité, ce qui constitue les especes
différentes. Il ne faut pas s' y tromper :
l' animalité, comme telle n' est susceptible ni
de plus ni de moins ; mais elle peut être
modifiée sous telle ou telle forme, exister avec
plus ou moins d' organes, avec telles ou telles
facultés, de voler, de nager, de marcher,
ou d' être sans mouvement progressif. On
ne peut donc pas dire, en aucun sens, qu' un
insecte soit moins animal qu' un chien ; il est
tout aussi animal qu' un chien, quoique d' une
espece différente d' animalité : c' est un animal
plus petit, plus foible, plus vil, si vous voulez ;
mais il est tout aussi animal, et a tout
p227
autant de droit d' être rangé dans la classe des
animaux, soit qu' il en occupe le haut, le bas
ou le milieu.
Pour moi, je conçois l' animalité comme
l' existence. Dira-t-on qu' une chose soit plus
ou moins qu' une autre ; parce qu' elle existera
différemment d' une autre ? Ce seroit abuser
des termes. Entre ce qui est et ce qui est,
comme tels, il n' y a qu' un rapport d' égalité.
Sous quelque forme qu' existent les diverses
portions de la matiere, elles ont toutes autant
de droit les unes que les autres, d' être mises
au nombre des êtres. Aussi qu' un animal soit
poisson, oiseau, quadrupede, insecte, chien
ou homme, il n' est ni plus ni moins animal.
On aura raison de s' étonner qu' un naturaliste,
porté à n' admettre aucune distinction
réelle entre legétal et l' animal, s' efforce
d' en trouver d' un animal à un autre comme
tels. S' il y parvenoit, ce seroit une inconséquence
de plus pour son hypothese. Les
particules primitives organiques qui ne seroient
des animaux d' aucune espece connue,
ne se combineroient jamais de maniere qu' il
en t résulter aucune des especes d' animaux
que nous connoissons. Auroit-on voulu ôter
l' animalité aux parties organiques des animaux,
pour la donner aux plantes ? Ne pourroient-ils
donc la conserver tous, chacun selon son
espece ?
p228
Pour donner une idée de la formation des
animaux par des parties organiques semblables,
on employe une comparaison tirée des
sels. " un grain de sel marin est un cube... etc. "
rien n' est plus exact. Mais cette
comparaison prouve, si je ne me trompe,
que comme les dernieres particules salines
sont des cubes aussi réels et de la même espece
que les plus gros grains du sel marin, les
mocules primitives et constituantes des animaux
doivent être de petits animaux aussiels
et de la même espece que les plus gros qui
en sont formés ; que, comme les grains du
sel marin sont cubiques, parce que les germes
de ce sel sont des cubes similaires, les
animaux ne sont tels aussi qu' à cause que leurs
germes sont des animaux semblables ; qu' enfin,
comme de moindres particules salines
prismatiques formeroient des grains de sel, qui
p229
seroient des prismes, des molécules organiques
d' une telle espece d' animalité, produiroient
des animaux de la même espece, et rien de plus.
L' exemple du polype est aussi concluant
pour l' animalité des plus petites parties
organiques : car le polype est un groupe de
polypes rassemblés et tout aussi vrais polypes
que lui.
Il reste prouvé que sous le même point de
vue le vivant ne pourroit être composé que de
vivans, l' animal de petits animaux, tel animal
de tels animalcules de la même sorte d' animalité,
un chien de petits chiens germes,
l' homme d' homoncules germes.
PARTIE 2 CHAPITRE 3
de la différence sexuelle.
quelques-uns ont assuavoir remarq
dans les semences animales, des
animaux spermatiques mâles et des animaux
spermatiques femelles. On n' a pas jugé à
propos de les croire sur leur parole, sous
prétexte que ce n' étoit qu' un jeu de l' imagination.
à peine convient-on de ce qu' il
faut appeller la partie surieure et la partie
p230
inférieure de ces animaux ; où donc et comment
y chercher les parties sexuelles, pour les
reconntre ?
Sans entrer dans aucun détail, je crois
qu' il est fort inutile de demander si les animaux
spermatiques sont mâles ou femelles,
ou tous les deux ensemble, ou ni l' un ni
l' autre. N' avons-nous pas vu que ce ne sont
point les animaux spermatiques qui engendrent
les foetus, que ce ne sont point les animaux
spermatiques qui doivent devenir foetus,
mais seulement les moindres germes dont
ils sont des amas considérables ?
On n' a point vu de polypes accouplés,
mais on a leurs parties coupées et séparées
devenir des polypes. On n' a point vu aussi
d' animaux spermatiques s' engendrer par copulation :
mais on est sûr qu' ils se fondent et
se divisent en des milliers d' autres animalcules
plus petits qui ne sont pas encore les derniers
termes ; et pour une pareille multiplication,
les sexes semblent peu nécessaires.
Les derniers animalcules germes deviennent
foetus, puis animaux capables d' accouplement
et d' engendrer par cette voye.
Nous ne doutons pas qu' il n' y ait des animaux
les et femelles ; qu' il n' y ait des
especes animales où la communication du
le et de la femelle ne soit nécessaire à
la génération ; nous ne pouvons pas douter
p231
d' un autre côté qu' un foetus, qui est
le développement d' un seul germe, ne puisse
avoir que le sexe de son germe, c' est à dire,
qu' un foetus mâle ne soit leveloppement
d' un germe mâle, et le foetus femelle
le développement d' un germe femelle ;
donc la difrence sexuelle est nécessaire
aux germes primitifs des especes où il
y a des individus mâles et des individus
femelles, et dont la génération ne se fait
que par l' union des sexes. S' il y a des
especes hermaphrodites, les germes le sont
aussi : s' il y avoit des especes sans sexe, ce
seroit parce que les germes n' en auroient
point eu. On concevra par la même raison
pourquoi certaines especes sont plus fertiles
en mâles, d' autres plus abondantes en
femelles, tandis qu' un très-grand nombre
offre le sexe masculin aussi souvent repé
que leminin.
PARTIE 2 CHAPITRE 4
p232
de la communication des deux sexes
pour la génération des animaux.
les polypes, les bernacles, les orties et
les étoiles de mer, les patelles et quantité
de vermisseaux multiplient sans accouplement ;
donc la communication des sexes n' est
pas, absolument parlant, nécessaire pour la
génération des animaux. Enveloppant
cette idée, on pourroit croire qu' il y a un
terme de l' animalité, la copulation devient
une nécessité pour laproduction, quoiqu' au
dessous elle n' ait pas lieu comme étant
superflue : on ajouteroit que cette différence
partage peut-être le regne animal en deux
grandes classes égales, dont l' une contient
toutes les petites especes dont la multiplication
se fait sans accouplement, et l' autre celles
des plus grands animaux la communication
des deux sexes opere la nération.
J' ai dit deux classes égales, en ce sens qu' il
se pourroit bien qu' il y eût autant d' especes
dans l' une que dans l' autre, autant du polype
au dernier animalcule microscopique
inclusivement, qu' au dessus du polype jusqu' au
plus grand animal connu. Artons-nous-là ;
p233
et au-lieu de pousser plus loin ces
conjectures, examinons-en le principe.
Peut-on appeller la multiplication des polypes
par leurs parties coupées, une vraie
génération ? Je pense que non. En effet la
génération étoit toute faite et existoit toute
entiere dans le polype total avant qu' on l't
coupé, ou pour mieux dire, avant qu' on
l' eût divisé en plusieurs autres polypes qu' il
contenoit.
Voyez une bulle de mercure que l' on écrase
et qui se partage ainsi en une centaine d' autres
plus petites. Il n' y a point là une génération
de bulles mercurielles, elles étoient
toutes contenues dans celle que l' on a écrasée.
Je prie le lecteur de bien observer
que la bulle totale n' étoit globuleuse que
parce qu' elle étoit composée sensiblement de
grains globuleux, et que ceux-ci de me ne
le sont que parce qu' ils sont formés par de
moindres globules jusqu' aux derniers termes
qui ont la même forme.
En faisant l' application de cet exemple au
polype, vous sentirez d' abord que dans la
multiplication par ses parties coupées, il n' y
a point de génération réelle. Onpare
seulement les polypes qui étoient unis et engagés
dans de petits tuyaux dont ils ne sortent
jamais guere qu' à moitié. Cela n' est point
une génération.
p234
Quand on n' a étudié la gération que dans
l' un des deux sexes, on lui en a donné tout
l' honneur, et l' autre n' y est entré presque
pour rien. Ainsi quelques physiciens ont mis
le mâle en possession du principe prolifique,
à l' exclusion de la femelle qui ne fournissoit,
selon eux, que la matierecessaire au
développement du germe qu' elle recevoit du
le. Dans le systême des oeufs au contraire,
la femelle a seule la liqueur propre à la
production ; elle est bien fécondée par la
vertu masculine, comme par contagion, mais
cette fécondation se fait dans la matrice, où
la semence du mâle ne pénetre point. Car
si elle y entroit, disoit Harvey, on en
reconntroit les traces par quelque changement
ou altération sensible dans les oeufs couvés.
Ceux que la poule produit sans avoir vu le
coq, seroient essentiellement différens des
autres : ce qu' il n' a pas remarqué.
Des observations plus exactes ont fait voir
que les oeufs produits sans communication
avec le mâle sont inféconds : le petit point
blanc au centre de ces oeufs, qui devroit
être le foetus, n' y est qu' un corps informe,
sans organisation, tout-à-fait incapable de
devenir un poulet ; au lieu que dans les autres
c' est unritable foetus, déjà ébauché
me avant qu' il soit couvé, un embryon
dont une des extrémités, la plus grosse, est
p235
la tête, et le reste l' épine du dos (car c' est
tout ce qu' on y distingue), et qui prend
accroissement dès le premier instant de
l' incubation. Ici donc il n' y a de ration
réelle que par le lange de la semence du coq
avec celle de la poule.
Aujourd' hui est-il permis de douter que les
deux sexes ne contiennent réellement la liqueur
prolifique ; qu' au moment de l' accouplement
ces deux liqueurs ne se mêlent ; de
quelque maniere que la chose arrive, nous
dirons bientôt comment elle pourroit arriver ;
qu' enfin celange ne produise le foetus ?
J' universalise volontiers cette sorte de
génération, la seule proprement dite. Les exemples
contraires sont de peu de valeur. Nous
sommes rs que les limons et quantité de
vers de terre que l' on a observés, ont les deux
sexes, et conquemment une semencele
et une semence femelle qui se mêlent pour la
génération. Par voye d' analogie Aristote
a donné les deux sexes aux coquillages de mer ;
pourquoi ne les donnerions-nous pas aux polypes
qui sont des vers d' eau ? Nous y sommes
invités par la même loi d' analogie, et
rien ne la contredit.
Quoique nous voyons les polypes multipliés
par leurs parties taces, qu' est-ce
qui emche qu' ils ne puissent se reproduire
aussi d' eux-mes comme les vers de terre,
p236
étant en même tems les et femelles comme
eux. On dira que c' est leur donner sans
nécessité deux sortes de génération, lorsqu' une
suffit ; que celle-ci est un fait et l' autre
une conjecture.
Non : c' est un fait pour le moins aussi
réel que l' autre ; car en quoi consiste la
multiplication des polypes par leurs parties
détachées ? Le voici. Le corps du polype
mere de l' espece qui se remue, est garni de
vessicules qui renferment chacune un polype
semblable, mais plus petit : ils y sont comme
dans une matrice, ils y croissent et se développent.
Aps un certain accroissement,
ils brisent la membrane qui les recouvre, et
se détachent du polype mere. Est-ce là une
génération, ou bien un accouchement ? Qu' on
les détache par section, cela revient au me.
Le polype sédentaire est engagé dans
un tuyau, ou cellule membraneuse. Sur ce
premier tuyau s' éleve un second qui contient
aussi un polype : de la cellule de celui-ci part
un troisieme tuyau avec un polype ; sur le
troisieme naît un quatrieme qui porte aussi
son ver, etc. Comme ces tuyaux sont emboités
les uns dans les autres, ils vont toujours
en décroissant ; or que par la section
on sépare ces tuyaux avec leurs vers, pourra-t-on
appeller cela une multiplication, une
génération ? Il n' y a point là de nouveau polype
p237
produit ni engend. Mais nous sommes
rs que ces mêmes polypes, quand ils
sont vieux, multiplient par la ponte.
PARTIE 2 CHAPITRE 5
de la communication des deux sexes,
considérée dans quelques especes
particulieres.
le frai n' est point une copulation, les poissons
manquant des parties cessaires à
cet acte, comme on le croit ; c' est un frottement
vif du mâle et de la fémelle ventre
contre ventre. Mais cette forte pression suffit
pour que dans un tems de chaleur amoureuse
pour les poissons, où les pores sont plus ouverts,
les parties actives de la semence du
le aillent trouver celles de la fémelle ; et
cela est d' autant plus probable, qu' il n' est
pas encore prouvé que dans l' accouplement
des gros animaux la liqueur séminale élancée
p238
par le mâlenetre autrement dans la matrice
de la fémelle, où elle parvient sûrement, qu' à
travers le tissu me des membranes de ce
viscere.
Les pucerons se joignent, ils multiplient
aussi sans copulation : voilà donc des occasions
il y a une nération réelle sans mêlange
des deux liqueurs séminales. Je réponds :
lorsque les pucerons s' accouplent, il y a
ainsi que dans les autres especes, une pénétration
des deux semences dont le produit est
un ou plusieurs foetus : or un effet semblable
annonce une cause pareille ; donc s' il
peut y avoir une mixtion des deux semences
indépendamment de la copulation, il est à
croire qu' elle a lieu lors même que les pucerons
engendrent sans s' accoupler. La copulation,
l' extérieur de la génération, consiste
dans l' insertion du membre du mâle dans la
partie de la fémelle, comme un préalable à
la génération dans quelques especes dont les
individus n' ont qu' un sexe, et une seule semence
masculine ouminine, sans aucun
autre moyen de les faire communiquer
convenablement l' une avec l' autre. Mais si cette
communication peut être orée d' une maniere
différente, alors l' accouplement n' étant
pas d' une nécessité absolue, pourra être ou
n' être pas, sans que la génération en souffre.
p239
Chez les poissons la copulation n' est pas
nécessaire, parce qu' une compression
très-ardente du mâle et de la fémelle est capable
de faire pénétrer celle de la fémelle par celle
du mâle : quelques-uns ont cru que les moineaux
et d' autres sortes d' oiseaux n' engendroient que
par une telle compression.
Chez les limaçons dos des deux sexes la
copulation ni la compression ne sont point
nécessaires pour la génération. Chaque individu
de cette espece a une semence mâle
en vertu du sexe masculin et une semence fémelle
en vertu du sexe féminin, suivant les
notions communes : c' est assez pour la génération,
et sans le secours des organes extérieurs,
sans aucune action et coïtion externes,
il pourra arriver dans l' intérieur de
l' animal, un mêlange des deux liqueurs prolifiques
qu' il contient, d' résulteront des
foetus, puis des individus avec les mêmes avantages.
Donnons aux pucerons les deux sexes, deux
sortes de germes, les unsles les autres fémelles,
et nous concevrons comment ils engendront
sans accouplement, par unenétration
ritable des germes d' un sexe par ceux de
l' autre. Au reste nous y sommes forcés, puisque
nous savons qu' ils s' accouplent, et que, comme
on ne leur reconnoît aucuns organes sexuels
extérieurs,
p240
ne pouvant pas dire qu' ils s' accouplent
plutôt comme mâles que comme fémelles,
il est à soupçonner qu' ils se joignent
indifféremment des deux manieres comme
hermaphrodites. Si cependant il étoit bien
avéré qu' ils n' eussent réellement à l' extérieur
aucunes parties sexuelles, ils rentreroient dans la
classe des poissons moux, et leur accouplement
prétendu ne seroit qu' une sorte de frai. Mais
l' examen de ces questions attend de nouvelles
observations.
PARTIE 2 CHAPITRE 6
des animaux ovipares et des animaux
vivipares : de leurnération comparée.
la division, que l' on a voulu faire des animaux
en ovipares et vivipares, me semble
nulle, et à plus forte raison la différence
qu' on tâcheroit d' établir entre les ovipares qui
produisent des oeufs parfaits, c' est-à-dire qui ne
reçoivent point d' accroissement sensible hors
du corps de la fémelle, tels les sont oiseaux ;
et les ovipares dont les oeufs, imparfaits, quand
p241
la fémelle les jette, croissent ensuite : tels
sont les poissons.
Puisqu' au centre de l' oeuf fécon il y a un
embryon tout formé, tout organisé en petit,
me avant qu' il soit mis sous la poule, le
reste de l' oeuf ne doit être regardé que comme
les enveloppes du foetus poulet, qu' il perce
par le gros bout après vingt-un jours, comme
le foetus humain déchire après neuf mois,
ses membranes vers l' orifice de la matrice.
à quoi bon donner la torture à son esprit
et à ses yeux pour imaginer et voir des oeufs
dans les ovaires des fémelles vivipares, et
les faire tomber dans la matrice, lorsque les
observations les mieux constatées prouvent
invinciblement que non-seulement les petits
corps globuleux, qui se sont fait voir dans des
matrices de fémelles vivipares aps l' accouplement,
n' étoient point des oeufs ; mais qu' au
contraire les oeufs des oiseaux, la cicatrice,
le jaune, le blanc et la coquille, même avant
l' incubation, sont des foetus avec leur placenta
et leurs enveloppes ?
Les petits des vivipares ne sortent de la
matrice, que quand leur développement est assez
avancé pour les mettre en état de respirer, et
de prendre une nourriture différente de celle
qu' ils ont extrait jusqu' alors de la substance de
la mere. Les foetus des ovipares, qui en sortent
p242
beaucoup plutôt, doivent avoir un équivalent
à la matrice qu' ils quittent, pour ainsi
dire, avant d' être murs ; un équivalent à la
nourriture qu' ils tireroient de la mere s' ils
restoient dans son ventre. Cet équivalent
c' est le jaune, le blanc et la coquille, toutes
parties formées après la conception de l' oiseau,
et inpendamment dulange des
semences du mâle et de la fémelle.
Loin que tout animal vienne d' un oeuf,
dans tous les animaux le premier résultat de
la mixtion des deux liqueurs est un foetus ; et
dans les ovipares en particulier toute fécondation
est faite avant qu' il y ait aucune apparence
d' oeuf.
Pendant le frai, les melles des poissons
pandent des oeufs. Je me trompe, ce ne sont
pas encore des oeufs, car ils n' ont ni membranes
ni blanc ; ce sont des embryons enfermés
dans une vessicule : ils seront des oeufs quand
ils se seront formés des membranes et du blanc
de la maniere à peu près que les naturalistes
ont imaginée, savoir en s' appropriant les parties
du fluide ils sont portés. Les oeufs
des oiseaux sont produits de même dans la
matrice des fémelles : et les foetus existoient
avant leur formation.
Ne seroit-ce point par la vertu de l' incubation
que l' oeuf devient foetus ? Non, puisqu' avant
p243
l' incubation on a vu l' embryon au
centre de la cicatrice, cette petite bulle blanchâtre
au milieu du jaune. L' incubation ne
sert qu' au développement du germe et non
pas à sa premiere production : je conjecture
qu' elle donne à la liqueur dont l' embryon doit
être nourri et accru, la qualité requise pour
cet effet.
On conclura que dans les animaux ovipares
le foetus ne vient jamais de l' oeuf, puisqu' il
existe toujours avant la formation de
l' oeuf.
PARTIE 2 CHAPITRE 7
capitulation.
de tout ce qu' on a lu jusqu' ici il n' y a d' essentiel
à mon sentiment sur la génération
uniforme des êtres, qu' un petit nombre de
propositions, suffisamment démontes, je
crois, par l' observation et par l' analogie : je
vais les ranger sous deux chefs, extraits
des chapitres précedens.
1 les semences animales fourmillent d' animaux
p244
spermatiques : elles en sont totalement
et substantiellement composées. Les
animaux spermatiques ne sont pas des êtres
simples, mais des compositions secondaires,
ternaires, etc. On les a vus se partager en
des milliers d' autres animaux que j' appellerai
du second ordre, en allant du plus composé à
ce qui l' est moins ; et ceux-ci se dissoudre en
d' autres du troisieme ordre. Ce progrés
n' étant pas infini, les derniers termes, termes
très-simples, de toute division, sont les germes.
Les semences animales ne sont donc
que des amas de germes. Je ne pense
pas que les germes y soient contenus les
uns dans les autres à l' indéfini ; et il est
visible d' ailleurs qu' ils n' y sont pas isolés,
ni chacun seul à seul, qu' au contraire ils
sont réunis et rassemblés par groupes, les
uns près des autres, par un contact imdiat
qui forme de chaque réunion un ver
spermatique du premier, second, ou troisieme
ordre, comme on cooit qu' un polype
est un groupe de germes polypeux.
Quelle vertu les retient ainsi intimement
appliqués les uns contre les autres ? Une
adhérence, une viscosité qui leur est propre,
semblable à la cosion des molécules
aqueuses entre elles ; qualité physique
que l' on a encore reconnue aux particules
p245
de l' air, qui réside généralement dans
tous les principes émentaires homogenes,
et qui fait qu' ils tendent toujours à se unir.
2 toute génération proprement dite, se
fait par la coopération des deux sexes, en
d' autres termes, par le mêlange intime des
deux liqueurs séminales masculine et féminine.
La loi est universelle, malgles variétés
apparentes de la réproduction des animaux.
Si les individus n' ont chacun qu' une
semence avec les parties d' un seul sexe, ils
s' accouplent : seul moyen dont la communication
des germes mâles et des germes fémelles
puisse avoir lieu dans le plus grand
nombre des especes connues. S' ils n' ont chacun
qu' une sorte de semence, sans aucunes
parties sexuelles à l' extérieur, ou seulement
p246
avec des parties incapables d' insertion, ils
fraient ou se compriment fortement, compression
qui produit le même effet que l' accouplement.
S' ils contiennent chacun des germes des deux
sortes quoiqu' incapables d' aucune
approche extérieure fécondante, ils engendreront
sans accouplement, par la nétration
intérieure des germes les par les
germes fémelles, ou de ceux-ci par les germes
les, quelle que puisse être cette pénétration
intime. Si tous les individus sont
hermaphrodites à l' intérieur sans l' être
extérieurement, ils engendreront sans accouplement,
p247
et en outre ils se joindront et rempliront
dans l' acte, chacun la fonction de son
sexe. Si enfin ils sont hermaphrodites, ayant les
deux semences, et de plus les organes extérieurs
de l' un et l' autre sexe, ils pourront multiplier
indifféremment par accouplement ou
sans se joindre, et encore se joindre indifféremment
comme mâle ou commemelle, ce
qui est avoir toutes les manieres possibles
connues d' une ration propre. Au reste toutes
ces manieres s' accordent pour l' essentiel,
savoir qu' il y a par-tout une rencontre de la
semence mâle et de la semence fémelle.
PARTIE 2 CHAPITRE 8
p248
essai sur la formation imdiate du foetus
animal.
sans pousser plus loin la théorie des
observations précédentes, il me suffiroit de
faire voir les mêmes pnomenes dans la
production des végétaux et des minéraux,
d' étendre l' analogie aux plus grandes masses de
l' air, de l' eau, de la terre, du feu, puis à
la formation des globes ; et cela fait, je croirois
avoir rempli mes engagemens vis-à-vis
du lecteur, ayant fait rentrer toutes sortes
de générations dans la loi de l' uniformité.
Laissant d' ailleurs les autres disputer
éternellement sur la formation du foetus ;
l' attribuer l' un à une transformation des animaux
spermatiques, semblable aux métamorphoses des
insectes ; l' autre à une réunion de molécules
organiques similaires, rassemblées par affinité
sous une forme pareille à celle qu' elles avoient
dans l' individu qui les a fournies ; un troisieme
à la production successive des parties par
l' exaltation de la semence ; un quatrieme à la
coordination sentimene et intelligente des
particules primitives de la matiere, sentiment et
p249
intelligence qu' elles ont toutes en raison des
masses et des formes ; pour moi, sans entrer
dans cette question difficile, je n' en aurois
pas moins exécuté et fini mon plan. Ainsi
on regardera ce que je vais ajouter comme
un hors-d' oeuvre, un essai très-court, dont
je ne taillerai point ici les preuves, parce
que le détail en seroit superflu. Je prie le
lecteur de me suivre avec attention, et de
ne rien objecter avant que j' aie tout dit.
Tout corps qui est comprimé, tend à se
dilater et se dilate en effet, si-tôt que la cause
comprimante se retire. Un germe étant
conçu comme le raccourci d' un plus grand
corps resser jusqu' à une petitesse qui, pour
échapper aux yeux et à l' imagination, n' en
est pas moins unealité, il lui est essentiel
de tendre à se dilater ; et cette force
extensive ne peut lui être refusée, pas plus qu' à
tel autre corps comprimé. Elle est proportionnelle
à la contraction, et combien grande ne
doit pas être la contraction, si l' on compare
le volume du germe à la grosseur de l' animal
parfaitement accru !
Vous pourrez aussi vous représenter le germe
sous la forme d' une éponge comprimée,
dont par conséquent les cellules sont affaissées
les unes sur les autres, étant vuides du fluide
qui doit les tenir gonflées. Cette comparaison
p250
est d' autant plus naturelle que l' anatomie
a démontré que les solides du corps
sont ou un tissu cellulaire, ou des paquets de
fibres et de fibrilles creuses.
Les germes adherent entr' eux dans la semence :
on y en a vu plusieurs groupes.
Tant qu' ils sont ainsi réunis sous la forme
d' un ver spermatique, ils n' ont pas la liber
de s' étendre, et ainsi ils y restent toujours
dans leur état de germe. La faculté de se
dilater leur est ôtée tant par leur adrence
ciproque, que par la maniere dont ils adherent
les uns aux autres. La force d' adrence
est très-grande ; nous en avons une
preuve dans la cohésion des particules de l' air,
qui soutient sur un liquide des corps huit fois
plus pesans qu' un pareil volume de ce liquide.
Dès-lors il n' est plus étonnant qu' une propriété
semblable retienne les germes fortement
appliqués les uns aux autres. La maniere
dont chacun est joint au groupe est de
toutes la plus contraire à sa dilatation et à son
développement. Premiérement en ce que le
point de contact est le centre de launion
de tous les replis et de toutes les
contractions-particulieres ; par-là il détruit
constamment les efforts que fait le germe pour
s' étendre. Secondement le germe ne peut se
développer que par une intus-susception de
p251
matiere ; et la jonction est précisement à
l' endroit unique par où il pourroit recevoir sa
nourriture, par où il la recevra dans la
suite, je veux dire, aux points d' où naîtront
les deux arteres et la veine du cordon ombilical.
Voilà le germe tout-à-fait incapable de dilatation
et d' aucune intus-susception de la matiere
requise à son développement ; foren conséquence
de rester germe pendant tout le temps
qu' il adhérera aux autres.
Comment en sera-t-il détac, pour passer
de l' état de germe à celui de foetus ? Ce sera
l' effet de la rencontre des deux liqueurs
seminales. Car il y aura en cet instant un choc
très-brusque, une commotion vive, une sécousse
justement nécessaire, pour qu' un ou
plusieurs germes soient séparés de l' animalcule
spermatique dont ils font partie. Les semences
pendant la copulation pourroient couler
lentement, au-lieu d' être aussi prestement
éjaculées qu' elles le sont. Mais dans ce cas
leur rencontre seroit stérile, parce qu' elle
n' isoleroit aucun germe. Elles auroient beau
se ler, leur mixtion tranquille laisseroit les
élémens séminaux dans l' état incond où ils
étoient avant, et se termineroit à un vain
sentiment de volupté. Ce n' est pas l' intention
de la nature : elle a voulu que cet acte
fut vif, impétueux, rapide, pd' une
contention violente quiunit toutes les forces
p252
de l' animal, tel en un mot qu' il le faut
pour détacher brusquement un ou quelques
germes de la petite masse spermatique à laquelle
ils tiennent, et procurer par ce moyen
leur fécondation.
On conçoit que cela arrive dans l' émission
des deux semences, provoquée par la copulation
et le frai. Le fait n' est pas plus difficile
à deviner par rapport aux especes hermaphrodites
dont chaque individu engendre de
lui-même, sans l' approche d' un autre. Il
est sûr qu' au tems propre à laration,
les semences de l' une et l' autre sorte abondent
dans les vaisseaux destinés à les contenir :
elles sont très-provoquantes ; et par la
violence de leur irritation, vraie convulsion
amoureuse, elles sortent brusquement de
leurs servoirs respectifs qui en sont trop
pleins : elles se portent avec vivacité dans la
matrice, la rencontre s' en faisant comme
chez les autres animaux qui s' accouplent, il
y a un certain nombre de germes isolés qui
deviennent foetus.
Quoiqu' on ne puisse douter que le germe,
et à plus forte raison l' embryon, au moment
de la fécondation, n' ait en petit toutes les
parties que l' adulte aura en grand, il n' en
a pourtant point la figure, parce que ces parties
sont les unes pelotonnées, les autres
pliées, repliées et pour ainsi dire chifonnées.
p253
Dès qu' un germe est détacde son groupe,
sa force extensive agit. Rien ne s' y
oppose plus, tout au contraire la favorise.
Son premier effet est la dilatation de l' orifice
de l' ombilic, qui n' est encore qu' un point
proportionné au reste du corps, par où
l' embryon plongé dans la semence qui l' environne,
en absorbe autant que l' exige le
progs successif de sonveloppement. Sans
imaginer d' autre moule que le germe lui-même,
on sent comment les particules spermatiques
absorbées par lui et suffisamment fixées
en le pénétrant, le pressent successivement
par la vivacité avec laquelle elles entrent, dans
tous les points de la masse et de la superficie ;
enfilant les moindres tubules, elles en élevent
les filamens affaissés, ébauchent la tête et le
tronc, les bras et les jambes, les pieds et les
mains, marquent les premiers traits de l' ossification,
dessinent par des filets plus ou moins
fins, les tes, les muscles, les nerfs, les
veines, les arteres, avec les articulations et
leurs ligatures. Mais cette économie qui ne
consiste encore qu' en des linéamens si déliés,
ne paroît qu' une substance gélatineuse, telle
qu' un mucilage épaissi. Des parties surabondantes
de la semence, que l' embryon n' absorbe
point, serviront à composer le cordon,
le placenta, et les enveloppes : le chorion et
l' amnios ; et c' est une chose digne d' attention,
p254
savoir combien la formation et l' accroissement
de ces parties sont naturels dans l' appareil
que j' imagine. Reprenons.
La propriété absorbante que je donne au
germe qui commence à se dilater, n' est point
une fiction. Il doit l' avoir par sa dilatation
seule qui lui fait pomper et aspirer avidement
la liqueur où il nage. On voit dans la laite
du calmar de petits cylindres se former d' une
liqueur qu' ils absorbent peu à peu. Je ne
disputerai point sur la nature de ces petits
corps que l' auteur de cette découverte prend
pour les vaisseaux séminaux de ce poisson ; je
dis seulement que c' est par un mécanisme semblable
que le germe en s' étendant, absorbera
peu à peu une partie convenable de semence,
c' est-à-dire une certaine quantité des animaux
spermatiques. Devenu, dès sa premiere
extension, beaucoup plus grand qu' eux,
il aura d' autant moins de peine à les absorber,
qu' ils s' atténueront et se rompront en
d' autres animaux spermatiques du second, troisieme,
centieme et millieme ordre, selon qu' il
sera nécessaire ; exilité produite par la chaleur
de la matrice ou de l' incubation ; ainsi je ne
les nommerai plus, aps la fécondation du
germe, que matiere propre au développement,
liqueur convenablement raréfiée.
Si le germe est mâle, il donnera un embryon
le ; et un embryon fémelle s' il est
p255
fémelle. L' embryon mâle n' absorbe que la
semence du me sexe, par une analogie de
tempérament, si j' ose ainsi parler, qui fait
que cette nourriture seule lui convient alors.
L' embryonmelle n' absorbera de même que
la semence fémelle, rejettant constamment
toutes les particules de l' autre. Or comme
les deux liqueurs minales se trouvent mêlées
ensemble dans la matrice, il s' en fera
une sécrétion, lorsqu' elles arriveront à l' orifice
de l' ombilic : l' une passera dans le corps
du foetus, l' autre sera repoussée de la façon
qu' on le verra bientôt.
Avant d' aller plus loin, remarquez que
la maniere dont je fais entrer les particules
analogues de la semence dans le foetus par le
milieu du corps, en vertu d' une force aspirante,
est la seule qui rende raison de la forme
ovale que prend d' abord tout l' ouvrage
de la génération, qui dès les premiers jours
se fait sentir dans la matrice des femmes comme
un petit ovoïde dont le grand et le petit
diametre sont entre eux dans une raison un
peu plus grande que celle de 3 à 2. Car le
germe humain plus long que large d' environ
un tiers et plus, à en juger par les dimensions
primitives du foetus, s' étendant proportionnellement
et aspirant la semence au milieu de
laquelle il est contenu, il doit lui en venir
un flux égal de tous les côtés, ce qui formera
p256
nécessairement un petit tourbillon elliptique,
de deux diametres différens dans la raison
ci-dessus troue par l' expérience.
Il n' en faut pas aussi davantage pour la
structure du cordon, du placenta, et des
enveloppes, inexplicable par toute autre
voye, au moins d' une maniere qui réponde
aux observations. Le foetus n' admet que la
semence du me sexe, et il n' admet encore
que le plus subtil de celle-ci : il rejette tout
le reste. Des parties rejettées les plus fines
s' accumuleront à l' entrée de l' ombilic, et leur
arrangement prenant la forme du flux séminal
qui y aboutit de tous les côtés, elles s' éleveront
comme une aigrette de fibrilles dont
la tige en acqrant de la consistance, se partagera
en trois tubes longitudinalement joints,
l' un plus large, deux plus étroits, dont le
cordon ombilical se composera : ces vaisseaux
très-courts au commencement, s' allongeront
dans la suite. Ils se ramifieront aussi à mesure
qu' ils s' éloigneront du nombril du foetus :
là de nouvelles particules accumulées
prolongeront les premieres ramifications, et
en produiront de nouvelles ; lesultat sera
un pacquet fibreux, à peu ps semblable à
un champignon, convexe à sa surface extérieure,
et intérieurement concave à la surface
qui regarde le foetus.
Cependant la double enveloppe qui l' enferme
p257
se sera formée et accrue de me que le
cordon et avec le placenta. Quelques-unes
des particules séminales que le foetus n' admettoit
point, ont été employées à commencer
le cordon, la veine et les arteres qui le composent.
Mais d' autres, en plus grand nombre,
que l' affluence uniforme des courans de semence
absorbée faisoit remonter perpendiculairement
à l' ombilic, étoient élevées à une
certaine hauteur au dessus du tourbillon,
peut-être jusqu' à frapper les parois de la matrice ;
amassées en une certaine quantité, elles ont
formé d' abord le sommet du placenta : les
nouvelles qui montoient ensuite refluoient
en portions égales de tous les côtés, surnageoient
et glissoient dans la nouvelle direction
qu' elles avoient rue, s' étendoient uniforment
par-tout jusqu' à venir se rencontrer
au té du tourbillon oppoà celui d' où elles
étoient parties. Plusieurs écoulemens
semblables ont du faire, en se condensant,
une premiere membrane qui est le chorion,
en même tems que la surface convexe du
placenta, qu' il semble revêtir. L' amnios aura
été produit par des écoulemens successifs
d' autres particules minales rejettées par le
foetus, élevées de la même façon que les premieres,
et forcées comme elles de redescendre
tout autour du foetus et de l' envelopper
p258
derechef : leur route est visiblement marquée
par les plis que fait cette seconde membrane
sur le cordon ombilical qu' elle recouvre
entiérement depuis son insertion dans la
cavité du placenta, jusqu' à son origine.
La membrane extérieure est plus épaisse :
l' intérieure est plus mince. L' une a plus de
consistance, l' autre moins. C' est que les parties
les plus grossieres de la semence ont été
rejettées les premieres par l' embryon : elles
abondoient au commencement, mais à mesure
qu' elles s' étendoient en forme de tissu spongieux
pour faire le chorion, la semence en
avoit moins, les particules qu' elle fournissoit
étant plus attenuées, plus subtiles, ont du
former une membrane intérieure plus fine que
l' externe, plus molle aussi parce qu' elle est
continuellement humectée par la liqueur où
plonge le foetus.
Le sommet du placenta, perpendiculaire
au nombril du foetus, a plus d' épaisseur que
le reste : cette épaisseur diminue graduellement
du sommet aux bords où elle est la moindre.
Cela suit de ce que nous avons dit. Toutes
les particules spermatiques du sexe difrent
de celui du foetus, rejettées par
lui, se sont élees suivant la ligne droite
vers le sommet du placenta ; il est bien naturel
qu' il s' en soit attaclà une plus grande
p259
quantité qu' ailleurs, et ainsi proportionnellement
en descendant vers les contours il
en a du rester le moins.
C' est par la sommité du placenta que l' oeuvre
complette de laration adhere à la
matrice, mais elle n' y adhere pass le
commencement, au moins on a tout lieu de le
croire. Le contact n' est immédiat que lorsque
le pavillon rehaussé par les nouvelles
mocules qui s' y attachent en dedans, insere
ses mamelons les plus frais et les plus vifs
dans les lacunes de la matrice, et les y unit
intimement, soit par l' anastomose de leurs
vaisseaux artériels et veineux, soit de telle
autre maniere que l' on imaginera plus conforme
aux observations anatomiques.
Je l' ai dit : je ne ptends point entrer ici
dans le détail des preuves de cette théorie ;
ce n' en est pas le lieu. Mais je puis assurer
qu' aps lui avoir compa un très-grand nombre
des circonstances de la génération des animaux,
que j' ai lues dans les livres, et d' autres
que je dois à mesflexions et observations
particulieres, elle m' a semblé les expliquer
toutes assez heureusement ; les exceptions à
la loi générale qui partage les individus en
deux sexes : exceptions peut-être aussi fréquentes
dans les petites especes que rares chez les
grandes, si même celles-ci en offrent de bien
constatées ; la multiplication inégale des especes,
p260
avec les variations apparentes de la maniere
de multiplier : je crois avoir assujetti à
la rigueur du calcul, non seulement le nombre
des pontes et des portées, mais aussi la
quantité des germes fécondés pour chacune,
et troula raison que suit la nature tant à
cet égard, que pour le tems que le foetus doit
rester dans l' oeuf ou dans la matrice, la proportion
de son accroissement tant qu' il est et
l' heure de sa sortie ; les causes de la stérilité,
sur-tout ce qui fait qu' il y a tant d' approches
infécondes, malgré la bonne constitution du
tempérament et des organes ; les lieux divers
la rencontre des semences peut se faire,
avec une commotion propre à détacher et
féconder un germe, sans pourtant qu' il puisse
y venir à sa perfection, car un seul endroit
est commode pour cet effet ; s' il y a une
suspension de veloppement pour le foetus
contenu dans l' oeuf, depuis le moment qu' il
est sorti de la poule jusqu' à ce qu' elle le couve,
et comment la chaleur de l' incubation le
tire de l' engourdissement où il étoit : si la
poule gardoit ses oeufs vingt et quelques jours
de plus, on verroit les poulets sortir de la
coque incontinent après la ponte, comme il
arrive aux petits de la vipere ; toutes sortes
de conformations vicieuses, les moles, les
faux germes, les monstres tels par l' excès ou
le défaut de quelques parties ; etc.
p261
Une chose pourtant que je ne dois pas oublier
ni remettre à une autre fois, c' est que
les animalcules spermatiques semblables absorbés
par l' embryon, et distribués dans toute
la machine animale pour la faire géter,
reviennent, à peu près lorsque son accroissement
est fini, vers les vaisseaux pparés à les
recevoir et à les garder pour une nouvelle
génération ; et il n' est pas malaisé de comprendre
comment ils y sont attirés. Ils reviennent
seuls et non mêlés des particules organiques
hétérogenes contenues dans la nourriture
que l' animal a prise. Mais si cette
nourriture contenoit d' autres animalcules
spermatiques de la me espece, ce
qui doit fréquemment arriver par un concours
de dissolutions ordinaires, ceux-ci se joignant
aux anciens, à ceux qui sont dans l' adulte depuis
la fécondation du germe, augmenteroient
le volume de la semence. Que j' aurai de choses
à dire à cette occasion, et qu' elles expliqueront
sensiblement pourquoi certaines plantes,
telles que le gin-seng, la mandragore,
et la truffe sont plus favorables que d' autres
au physique de l' amour !
PARTIE 2 CHAPITRE 9
p262
de l' infusion des semences des végétaux.
les infusions des semences des plantes offrent
à l' observateur attentif le même
phénomene qu' il admire dans les semences
animales. Placez au foyer du microscope un
peu de la poussiere contenue dans les sommets
des étamines des fleurs, et si elle est séche,
humectez-la légérement avec une goutte d' eau ;
vous y couvrirez un nombre infini de petits
animaux vivans et mouvans. Des graines
non-fécondées, c' est-à-dire, tirées des pistils
avant qu' ils aient reçu la poussiere des
étamines, vous feront voir le me spectacle,
lorsqu' elles auront infusé quelques heures
dans un peu d' eau. Enfin laissez macérer
aussi dans une quantité suffisante d' eau des
graines mûres et fécondées qui contiennent
un foetus plante, comme un oeuf recele un
foetus poulet même avant l' incubation, trempez-y
ensuite une aiguille, et placez au foyer
du microscope le peu qui s' en sera attacà
la pointe de votre aiguille ; vous verrez encore
la même merveille. Operez sur quelque graine
et de quelque espece que ce soit,
vous aurez toujours le mêmesultat.
p263
Il n' est pas à douter que l' eau n' aide beaucoup
le mouvement de ces animalcules. Ce
délayant les excite, et les tire de l' engourdissement
les plonge le défaut d' humidité :
engourdissement que je compare à l' assoupissement
soporeux des plus gros animaux, ou à
la roideur de quelques insectes glacés de froid,
qui privent les uns et les autres du mouvement
local et les condamnent au repos. Le
poivre concassé et pilé très-fin ne fait voir
que peu ou point d' animaux, s' il n' est pas humecté.
Mais aussi-tot qu' il trempe dans l' eau,
toute la poussiere semble reprendre vie ; elle
devient tout-à-coup une fourmilliere de petits
corps vivans.
Si cependant vous pouvez avoir de la
poussiere résineuse des étamines, fraîche,
gluante et humide, telle qu' elle est le matin
avant le lever du soleil, il ne sera
point nécessaire de l' humecter pour y voir
un monde d' animalcules : mais leur mouvement
cessera, lorsque la poussiere se desséchera ;
et vous le ressusciterez avec une
goutte d' eau : la plus convenable à cet effet
est, selon quelques-uns, l' eau de neige,
la plus pure. Au reste cette alternative
est très-analogue à ce qui arrive dans
les semences animales. Dès que la portion
que l' on observe, se condense ; dès
qu' elle s' épaissit, sans-doute en perdant sa
p264
fluidité à l' air, le jeu des animaux spermatiques
se rallentit, puis s' éteint : si l' on veut
le perpétuer, il faut la dissoudre dans un liquide.
Les expériences faites sur les infusions des
semences desgétaux, sont aujourd' hui si
connues, que je n' ose m' y arrêter davantage.
Supposant donc le lecteur instruit de toutes
leurs particularités qui n' auroient plus, pour
le grand nombre, l' attrait de la nouveauté, je
remarquerai seulement deux choses : l' une en
faveur de ceux dont l' imagination se fixe
difficilement sur les petits objets, afin qu' ils
l' y accoutument : l' autre parce qu' elle fait
beaucoup à mon sujet.
La premiere est l' extrême petitesse de ces
animalcules. Lorsque Leeuwenhoek eut
communiqses expériences à la socié
royale de Londres, Mr Hook les réta en
présence du roi qui les vit lui-même et y prit
plaisir : un million des moindres animaux que
l' on distinguoit dans une infusion de poivre,
égaloit à peine la grosseur d' un grain de sable.
Un second fait plus digne d' attention, c' est
que, quand on observe de la poussiere humectée
des étamines, on voit souvent un seul
grain mouvant en enfanter subitement une
infinité d' autres plus petits, si pressés les uns
à côté des autres, qu' on croiroit qu' ils se
p265
tiennent tous, qu' il seroit très-difficile de les
distinguer, s' ils n' étoient pas comme un amas
de petites taches noires ; telle la voye lactée
nous semble à la simple vue semée d' une infinité
de points blancs qui sont des étoiles,
s' il est permis de comparer ce qu' il y a de plus
grand à ce qu' il y a de plus petit. Je ne
doute pourtant pas un instant que les petites
taches ne soient autant d' animalcules, et que
ce ne soit pas encore là la derniere subdivision.
J' avoue aussi qu' on a don d' autres
interptations à ces expériences : mais le
mouvement qu' on n' a pu refuser aux points
noirs, mouvement que l' on a avopartir
de l' intérieur de chaque globule, fait tomber
tout ce qu' on a pu dire d' ailleurs contre leur
animalité. La solution d' un animal de la
poussiere des citrouilles et des concombres en
un millier d' autres, n' est qu' une répétition de
ce qu' on voit arriver à quelques animaux des
semences de l' homme et du chien. La ressemblance
est frappante, et me force de conclure
que les derniers termes de la division
sont ici comme là, de vrais animalcules germes
qui doivent donner les uns des hommes
et des chiens et les autres des citrouilles et
des concombres, par le veloppement qui
suivra leur fécondation.
PARTIE 2 CHAPITRE 10
p266
du sexe des plantes.
une acamie de l' Europe vient de dissiper
les derniers doutes des naturalistes
sur cette matiere. Elle avoit offert son prix
annuel de 1759 à celui qui, par de nouvelles
observations pluscisives que celles qui
avoient précédé, établiroit outruiroit le
sexe des plantes. Mr Linnaeus n' avoit garde
de négliger une si belle occasion de triomphe,
et sa dissertation couronnée de 1760,
ne nous permet plus de douter des difrences
sexuelles des plantes, qu' il avoit reconnues
depuis longtems.
p267
Mais l' autorité n' instruit point. On aime
mieux voir par soi-même que se borner à croire
que les autres ont vu. Comme d' ailleurs
le discours du célebre professeur et docteur
en médecine d' Upsal n' est point encore public,
au moins n' est-il pas parvenu à ma connoissance,
il ne me dispense pas de rassembler
ici en peu de mots ce qu' on a le plus néralement
observé du sexe des plantes, d' où
je conclurai légitimement une génération
semblable à celle des animaux.
En général toutes les plantes sont androgynes :
cela devoit être, puisqu' attachées au
sol où elles naissent, elles n' ont pas la faculté
de s' aller chercher les unes les autres. C' est de
me une nécessité dans les animaux immobiles,
et une magnificence dans quelques autres
especes qui ont la liberté de se mouvoir.
Les plantes n' ont pas seulement une semence
le et une fémelle, elles ont aussi
les organes extérieurs des deux sexes ; et en
ce point semblables aux limaçons, elles different
des pucerons auxquels on n' a pas refusé
d' être hermaphrodites au premier sens, quoiqu' ils
n' en donnent d' autre signe extérieur
qu' une conjonction très-équivoque : nous verrons
si les plantes s' accouplent plus réellement.
On appelle parties mâles des plantes, les
étamines qui sont des filets surmontés de capsules
p268
qui contiennent la semence le sous la
forme d' une poussieresineuse. Les parties
féminines sont les pistils qui ont à leur base
des alvéoles où est la semence fémelle qu' on
nomme graine, improprement et par abus du
terme, puisque cette graine dans cet état, est
aussi inféconde que l' oeuf que la poule pond
sans avoir vu le coq, aussi inféconde qu' une
mole que feroit une fille qui auroit toujours
cu dans la plus austere continence.
De là les fleurons mâles sont ceux qui portent
des étamines à sommets remplis de poussiere ;
les fleurons fémelles, privés d' étamines,
posent sur des ovaires ou gousses de
graines, et reçoivent les trompes qu' ils allongent.
Il y a des fleurons androgynes,
ceux qui ont sous une même enveloppe, étamines,
sommets et poussiere, pistils, trompes
et graine. La classe des cynarocéphales
ou plantes à tête d' artichaut, offre dans quelques-unes
de ses especes une grande quantité
de fleurs neutres qui n' ont ni étamines, ni
pistils ; du moins leurs étamines ne portent
point de capsules spermatiques, ou bien elles
sont tronqes et vuides ; et les pistils ne
p269
posent que sur des ovaires sans trompes
et avortés. Ces fleurs sont inhabiles à la
génération.
Toutes les plantes ont plus ou moins
de fleurons, tels que je viens de les décrire :
la forme de ces fleurons est assez
constante. Il faut pourtant remarquer qu' il
y a des especes où ces parties ne sont
visibles qu' à l' aide du microscope. On les
a cherchées longtems dans les champignons
et dans les fougeres, mais enfin on les a
trouvées ; et l' on est fondé à les supposer
par analogie aux especes on ne les a
pas encore reconnues, faute peut-être de
les avoir cherchées où elles sont : car les
plantes varient sur-tout dans l' ordre et la
disposition de leurs fleurons. De plus quand
il y auroit des especes entieres pries des
parties sexuelles externes, elles auroient
rapport aux especes animales où l' on n' a
jamais découvert la moindre apparence de
sexe : nous avons vu que ce n' est point
là un obstacle suffisant à la génération ; et
qu' indépendamment des organes extérieurs, il
peut se faire dans l' individu un mêlangecond
des deux semences prolifiques ; cela n' est
pas plus difficile à concevoir dans le végétal
que dans l' animal.
PARTIE 2 CHAPITRE 11
p270
variétés dans la disposition des fleurons
les et des fleuronsmelles des plantes.
le chardon et presque toutes les especes
rangées sous la même classe, ont tous leurs
fleurons complets. Chaque ovaire est envelop
d' une membrane qui s' éleve ensuite en
pistil au dessus de la gousse : au milieu du
pistil on trouve l' étamine comme un filet renversé,
le sommet en bas, adrant du reste
au contour intérieur du pistil ; quelquefois
aussi il s' éleve un peu plus haut que le pistil,
et alors devenant fourchu il se termine en
deux pointes recoures. De la partie surieure
de l' ovaire, part une petite trompe
évasée pour admettre le sac de poussiere qui
s' y introduit. Il paroît donc que chaque
fleur des dipsacées est compoe des différentes
parties sexuelles insérées l' une dans
l' autre, ensorte qu' il y a dans ces especes
une intromission réelle, comme elle arrive
dans l' accouplement des animaux, puisque le
p271
fleuron mâle est véritablement entré dans
le fleuron melle pour y pandre sa semence.
Ce fait, aussi incontestable qu' il puisse y
en avoir, éclaircit par l' anatomie comparée,
ce qui se passe dans l' intérieur du puceron
qui n' a aucune apparence extérieure de sexe.
Lorsque les semences du soleil ou héliotrope
sont mûres, la fécondation des germes se fait
en cette maniere, si secrete qu' il n' en paroît
rien à l' extérieur. La capsule spermatique
contenue au milieu du pistil, s' ouvre par en
bas, et la poussiere qui en sort, pénetre dans
l' ovaire, placé à la base du pistil, qui contient
la graine. Or il est plus que vraisemblable
que dans les pucerons la semence mâle
sort de me de ses réservoirs au tems de la
génération, pour s' aller mêler à l' autre semence.
Le grand nombre des plantes n' est pas de
celles dont les fleurs ont leurs parties mâles
naturellement insérées dans leurs parties
féminines : au contraire la plûpart des especes
connues ont des fleurons monospermes.
Ordinairement les mâles sont aups des fémelles,
dans le même calice, entre les mêmes
pétales ; mais quelquefois les sommets des
étamines sont plus élevés que les têtes des
pistils, d' autres fois ils restent plus bas,
d' autres fois ils ne montent qu' au niveau. De
p272
grands arbres, le plane, l' if, le noyer, des
plantes rampantes, la citrouille et autres ont
tous les fleurons d' un calice, semblables entre
eux : lesles et les fémelles sont bien
sur le même pied, mais non sur lame
fleur ; à côté d' un bouquet de fleurons à étamines,
on voit un bouquet tout de fleurons
en pistils. Il arrive encore qu' une tige de
la plante a tous les fleurons les, et une
autre tige tous les fleuronsmelles ; et cette
disposition varie de nouveau en ce que
souvent les tiges surieures sont garnies de
fleurons mâles, les inférieures n' ayant que des
fleurons fémelles : ce qu' on voit dans l' ortie,
l' épinard, le chanvre, pour ne parler que
des plantes les plus communes ; au lieu que
dans d' autres especes l' ordre se trouve renversé
en tout ou en partie. Car ici les tiges
les plus basses sont toutes à fleurons les
et les plus hautes toutes à fleuronsmelles :
là il y a un rang de tiges fémelles sous un rang
de tiges mâles, puis un second rang de tiges
les et ainsi de suite du haut jusqu' au bas ;
et ailleurs elles semblent confondues sans une
symmétrie aussi marquée.
Voilà à quoi se réduisent les variétés de la
disposition des fleurs et des fleurons des plantes,
à l' égard de l' objet que j' envisage, leur
génération : je ne rappelle toutes ces circonstances
qui ne sont point nouvelles pour le
p273
lecteur, qu' afin de faire voir par l' usage et
le jeu de ces parties, sur quoi est fondée leur
distinction en parties mâles et parties fémelles,
que j' ai plutôt supposée que proue.
PARTIE 2 CHAPITRE 12
de l' action des partiesles et des parties
féminines des plantes, pour la communication
des semences.
vous avez vu au commencement du chapitre
précédent, ce qui arrive aux fleurons
complets ou hermaphrodites, comment la
poussiere des étamines passe dans les ovaires
des pistils. Il ne s' agira ici que des fleurons
monospermes, c' est-à-dire, qui ne sont que
les oumelles, considérés selon toutes
les variationstaillées ci-dessus, de leur
arrangement dans les plantes.
Lorsque dans le calice d' une fleur, les étamines
se trouvent près des pistils, et au dessus
d' eux, on voit le sommet de l' étamine
se pencher, par une inflexion graduée, sur la
tête du pistil, et en s' ouvrant il la couvre de
sa semence ou poussiere : le pistil allonge sa
p274
trompe, commument hérissée de poils, ou
garnie de plumes, pour recevoir cette poussiere
qui y tombe et est portée dans la gaîne
des ovaires au bas du pistil ; soit qu' avant d' y
parvenir elle souffre une dissolution dans les
mamelons dont le haut du pistil est tapis
intérieurement, ainsi qu' un moderne l' a conjecturé,
soit que s-lors elle soit assez subtile
pour se faire un passage jusqu' aux ovaires.
Cette méchanique est sensible dans quelques
tulipes : elle l' est davantage dans la fleur du
poirier, où l' on a un plaisir singulier à vérifier
les observations de Malpighi, et à reconnoître
l' imperfection de ses figures.
Quand je dis que ce petit jeu amoureux
est plus marq dans une fleur que dans une
autre, je ne parle que de la courbure du
sommet de l' étamine, qui est plus ou moins
grande suivant son éloignement et son élévation
au dessus du pistil. J' ai suivi ces différences
négligées par les botanistes, et j' y
insiste volontiers : j' y vois l' empressement du
fleuron mâle à rechercher le fleuron de l' autre
sexe.
Dans le poirier dont les filets chargés de
poussiere sont à proportion plus élevés au
dessus du pistil, que dans les autres especes,
l' étamine penche considérablement son sommet,
et d' autant plus dans une fleur comparée
p275
à une autre fleur de cet arbre, que le
filet de l' étamine est moins éloiglatéralement
du filet du pistil. à une distance égale,
le plus haut est plus incliné ; à une hauteur
égale, le plus éloigse courbe moins.
La raison est que, l' étamine visant toujours
à poudrer le pistil de sa poussiere, le sommet
le plus élévé le fera d' autant plus commoment
qu' il sera plus abais, et le sommet implan
le plus loin du pistil, le poudrera plus
rement s' il s' incline moins : s' il s' inclinoit
autant qu' un sommet plus voisin à égale hauteur,
sa poussiere tomberoit immancablement
en deçà du pistil en pure perte ; et s' il se
courboit moins ou autant qu' un autre sommet
plus distant, sa poussiere voleroit au delà
du pistil. Mais il évite tous les excès par
une inclinaison proportionnelle à sa distance
de la trompe de l' ovaire.
Voyez la fleur du prunier : les étamines y
sont assez proches du pistil et s' élevent moins
au dessus de lui que dans l' exemple pcédent :
aussi les sommets y sont moins penchés ;
s' ils l' étoient davantage, les houpes du pistil
n' en recevroient point les poussieres ; et s' ils
l' étoient moins qu' ils ne le sont, ils le seroient
trop peu.
Par le me principe il y a des fleurons
les dont les sommets ne penchent presque
p276
pas sur les pistils respectifs. Lorsqu' ils sont
contigus, et lorsqu' ils montent pcisément
au niveau les uns des autres, l' inclinaison
des sommets seroit plus qu' inutile. Quand
le pistil est aussi haut que les étamines, si
les étamines l' approchent jusqu' à le toucher,
cette contiguité donne lieu à un froissement
qui excite les capsules àpandre leur poussiere
sur la tête du pistil : dans les fleurs où les
étamines ne croissent pas si proches des pistils,
l' agitation de l' air peut occasionner une
compression momentanée suffisante pour la fécondation ;
n' y t-il pas me de contact imdiat,
sans recourir à l' action du vent qui pourroit
aisément porter la poussiere des étamines
aux pistils, nous savons que dans leur maturi
les sommets crevent en plusieurs endroits,
en haut et des côtés par la seule irritation de
la poussiere séminale, qui sortant alors avec
vivacité, est vibrée jusqu' aux trompes.
Supposons les sommets recourbés, n' est-il pas
visible qu' étant alors au dessous de la tête du
pistil, leur poussiere y entreroit difficilement
et en trop petite quantité, si même il y en
entroit du tout.
La fleur de la giroflée a ses étamines et
leurs sommets droits, mais un peu plus éles
que le pistil ; mais les cornets spermatiques
sont si pressés qu' il leur seroit et
p277
impossible et inutile de se pencher, puisque,
quand ils viendront à crever, leur semence
ne peut pas manquer de tomber sur la trompe
allongée.
Dans l' oreille d' ours les étamines, au nombre
de cinq ou de six, naissent des tales ; si
le pistil s' éleve à leur niveau, les sommets
l' embrassent sans se courber ; s' il reste plus
bas, à l' ordinaire, les petites pailletes
s' inclinent tant soit peu jusqu' à seunir en un
point par leurs sommités, ce qui forme
une étoile qui couronne la trompe et la
poudre abondamment, lorsque ses cinq ou
six rayons s' ouvrent.
Passons aux especes dont les pistils sont
plus longs que les étamines. Il arrive assez
communément, dans les plantes cet
ordre est constant, que le godet de la fleur
se renverse au tems de la maturité : par ce
renversement le pistil se retrouve au dessous
des étamines à point, pour en recevoir
les poussieres qui tombent dans la houppe
de poils dont elle est garnie. C' est pour cela
que le liseron qui est un lis en petit, et
tant d' autres ont leurs calices renvers en
p278
maniere de cloches. Mais dans la plante
les fleurs regardent le ciel, quoique les
fleurons fémelles laissent les les beaucoup
au dessous d' eux, la communication se fait
autrement. Les sommets, lorsqu' ils sont murs,
crevent par leur extrémité supérieure, l' endroit
le plus tendre et le plus mince, et en
crévant ils élancent avec force leur poussiere
dans les pistils. Voulez-vous être témoin
de cette éjaculation : quand vous verrez
des fleurons mâles bien formés sur le faux-cassier
ou telle plante semblable quant à
l' arrangement de ses fleurons ; quand vous
soupçonnerez qu' ils ne tarderont guere à
s' ouvrir, pincez subitement et adroitement
le sac des poussieres par sa partie inférieure,
et vous en verrez jaillir une fumée
poudreuse qui couvrira le pistil.
Je ne m' arrêterai point aux autres circonstances
de la disposition des fleurons ; je
n' ai déjà été que trop long. D' ailleurs
quand les fleurons les et les fémelles
naissent sur des calices, des pieds et des tiges
différentes, ils sont toujours au dessus,
au dessous, ou àté les uns des autres.
Dans le premier cas, les poussieres ne pourront
que tomber sur les pistils : dans les
deux autres, elles seront éjaculées aux pistils
de la maniere que je l' ai dit.
Cette communication des fleurons des deux
p279
sexes, n' offre point une intromissionelle
de la partie de l' un dans celle de l' autre,
non plus que le frai des poissons ; et quoiqu' elle
ne soit pas toujours aussi imdiate
que le frai, en est-elle moins réelle ? Il y a
assez souvent un contact intime, un froissement
vif, une compression ardente, lorsque
les étamines s' abaissent jusqu' à toucher les
pistils, ou qu' ils sont tous au niveau et si
près les uns des autres qu' ils s' embrassent.
Souvent aussi l' intimité de ce contact seroit
superflue, toutes les fois que le fleuron mâle
au dessous ou à té du fleuronmelle, aura
assez de vigueur et d' adresse pour y lancer sa
semence.
Ne seroit-ce pas à présent contredire les
notions les plus exactes, que de refuser le
nom de partie mâle au fleuron qui se trouve
quelquefois inséré dans l' autre, qui s' incline
souvent sur lui, qui d' autres fois le serre, le
couvre et le comprime très-fortement, qui
me lui lance de loin sa poussiere séminale ;
et le nom de partie fémelle au fleuron qui reçoit
avidement la semence du premier ?
PARTIE 2 CHAPITRE 13
p280
des semences des plantes, et de leur mêlange
pour lacondation des germes.
au tems propre à la génération, il se
forme dans les ovaires des fémelles ovipares,
antérieurement à l' approche du le,
des especes d' oeufs plus ou moins gros : ce
sont des amas globuleux de la semence des
fémelles ; ils ont un rapport marqavec le
gonflement des laites ou des testicules de leurs
les qui se remplissent au même tems. Les
testicules des fémelles vivipares se garnissent
extérieurement de plusieurs corps glanduleux
ronds et oblongs, pleins de liqueurminale
qu' ils tiennent pte à être pandue dans la
matrice à l' approche dule, chez lequel
aussi la semence abonde dans ses reservoirs :
leur plenitude se manifeste par leur distension.
Les graines des ovaires des plantes sont
des productions semblables : c' est la semence
fémelle renfermée sous une enveloppe légere
dont le tissu membraneux est facilement pénétré
par la semence des fleuronsles, qui
p281
à son tems abonde dans les sommets, comme
dans les testicules des animaux.
Les semences sont également portées dans
leurs servoirs respectifs de toutes les parties
de la plante par la dilatation de l' air interne,
à l' aide des trachées des vaisseaux
spermatiques, comme la seve parvient au
bout des tiges et des feuilles au moyen des
trachées des vaisseaux séveux : les deux fluides
sont-ils mêlés, il s' en fait unecrétion
dans une infinité de glandes distribuées à ce
dessein dans l' intérieur des plantes, ainsi que
dans l' économie animale.
Que le mêlange des deux semences soit nécessaire
à la nération des plantes, c' est un
point dont aucun botaniste ne doute, sur
lequel je ne dois donc pas m' appesantir. Sans
lange point decondation. Que de grosses
pluyes abattent les sommets des étamines
avant qu' ils aient fait leur fonction : qu' un
vent fort, principalement un vent de sud-ouest,
en emporte au loin les poussieres jusqu' à
en couvrir une plaine et une ville : que
les fibres tubulaires des mamelons dont le
collet des pistils est fourni, se trouvent ou
fermées par le trop grand froid qui les resserre,
ou obstruées par le suc épaissi qui s' y
amasse : que les ovaires du pistil avortent,
qu' ils soient vuides par un défaut organique,
par une suppression de semence, laquelle aura
p282
été détoure ou interceptée ; dans tous
ces cas, il n' y a point de mixtion des deux
semences, point de germes fécondés, et
les graines ne produisent rien. Que seulement
l' une des deux semences soit viciée,
le mêlange ne s' en fera pas convenablement,
et il sera stérile. Ces remarques sont
si journaliérement confires par l' exrience,
que je ne vois rien de plus invariable
dans la botanique.
Pour ce qui est de la pénétration des semences,
elle ne se fait pas autrement dans
le végétal que chez l' animal. Je conçois qu' à
l' instant de leur rencontre dans une alvéole du
pistil, il setache un germe de l' une ou de
l' autre. Il avoit été compri jusqu' àlors
dans son état de germe : son adhérence aux
autres germes l' emchoit de se dilater, comme
on l' a remarqà l' égard des animaux germes.
Dès qu' il est isolé, sa force extensive
agit, et lui fait absorber une partie de la semence,
autant qu' il en a besoin. Du superflu
il se forme un cordon, des lobes qui lui
servent de placenta, et des enveloppes. Le
cordon naît de la pointe de sa racine, c' est
par que l' embryon absorbe d' abord la semence
qui fournit à son premier développement :
bientôt ce canal unique se partage
en deux branches rebroussées vers la tête
du foetus plantule ; elles se ramifient chacune
p283
de son côté, et restent implantées
chacune dans son lobe. Ces deux lobes ne
sont que la semence qui prend peu à peu de
la consistance : ce sont deux placenta ou si
vous voulez deux parties d' un même placenta,
auxquelles la plantule adhere de chaque
té par l' une des deux branches de
son cordon. Il ne faut pas tant de finesse
pour voir tout cela : ouvrez une feve,
et considérez-la avec attention ; vous y
reconnoitrez toutes ces parties très-distinctement
marquées, sous deux enveloppes, intérieure
et extérieure, qui sont l' amnios et
le chorion.
Je ne suivrai pas plus loin le produit de
la fécondation des plantes : j' en ai dit assez
pour conclure que la nature y suit, quant à
l' essentiel, le plan de la production des
especes animales. Le reste n' est pas de mon
sujet. La multiplication des arbres par boutures,
par leurs racines, par leurs moindres
branches et rameaux, qui coupés et mis dans
l' eau ou en terre, prennent racine et deviennent
des plantes semblables, n' y est pas contraire :
pas plus que celle des polypes à panache ;
puisqu' un rameau est un arbre tout
formé, tout engendré, mais plus petit que
l' arbre mere, et que les racines qu' il semble
prendre en terre, ne sont que le prolongement
p284
des liens ou filamens tubulaires
qui l' attachoient à l' arbre sur lequel il se
trouvoit planté.
Les derniers termes de la division
des animalcules spermatiques découverts
dans les semences des végetaux, sont des
animalcules germes plantes ; leur développement
ne donnera donc que des animaux de même espece ;
donc les plantes sont des animaux. J' admets la
conséquence, quelque singuliere qu' elle semble au
premier abord. Mais je parlerai, dans un
discours particulier, de l' animalité des plantes ;
l' on verra que ce n' est pas seulement
par leur maniere de se reproduire, qu' elles
sont de vrais animaux, animaux d' une espece
différente de ceux qu' on appelle commument de ce
nom.
PARTIE 2 CHAPITRE 14
p285
des minéraux : exposition abrégée de quelques
sentimens sur leur formation.
l' on s' est accoutu à regarder les minéraux
comme des corps bruts et sans organisation,
produits et travaillés sur un plan
tout différent de lanération et de la nutrition
des végétaux et des animaux. Je ne
me flatte pas de détruire cet ancien pjugé.
De grands hommes l' ont essayé sans yussir :
il seroit téméraire d' y prétendre aps
eux, aujourd' hui sur-tout que tant d' autres
physiciens pensent expliquer la formation des
pierres et des taux par des sucs lapidifiques
et des sucs minéralisans, et leur accroissement
par une addition ou juxta-position de parties.
Mais il sera toujours permis d' ajouter aux
recherches de nos maîtres, d' appuyer leurs
raisonnemens par de nouvelles analogies, de
démontrer par l' exrience ce qu' ils n' ont fait
que conjecturer. Je serai content de moi-me,
si par l' essai que contiendront les chapitres
suivans, je parviens à jetter quelques
doutes dans les esprits, et à engager les
naturalistes à examiner de bonne-foi des observations
p286
qui ne tendent pas à moins qu' à rapprocher
la réproduction sensible de tous les êtres,
de la loi d' uniformité, cette loi, le premier
élément de l' idée de tout, sans quoi il n' y a
point de philosophie.
La physique qui admet pour la matiere de toutes
sortes de lapidifications, un suc pierreux
tenu en dissolution dans l' eau souterraine
qui lui sert de hicule, varie beaucoup sur
la nature de ce suc. On épuise toutes les
ressources de l' imagination, et l' on ne dit rien
de vraisemblable. Ce suc n' étoit chez les
anciens que l' eau chargée de parties terrestres
plus ou moins grossieres, qui se pétrifioit
en se desséchant. Il est devenu, chez
les modernes, une matiere crystalline, une
terre vitrifiée, un sable très-fin lamineux,
un acide terreux coaguavec des parties
salines et métalliques. Ce suc, quel qu' il soit,
dépo dans différens lits de terre, y forme
des crystaux et des pierres pcieuses, des
caillous et des marbres, des grés et des pierres
communes : il forme des crystaux lorsqu' il s' y
rassemble sans alliage de matiere étrangere ;
des caillous, lorsqu' il n' a que peu de ces
parties hétérogenes ; des pierres communes,
quand la terre grossiere y abonde. Les grés,
dans cette hypothese, ne sont qu' un amas de
grains de sables, fortement unis au moyen
d' une glue terreuse.
p287
Quoi qu' ayent dit quelques auteurs qui sur
l' authorité de Moyse, mal-entendue, ont
soutenu que les pierres et les métaux étoient
aussi anciens que le monde, on ne doute plus
de la génération journaliere des métaux. Mais
leur formation partage les philosophes. Ils
ont cru en découvrir le mystere par l' analyse
chymique de ces corps : ils n' ont pas son
que la décomposition qui donne les principes
combinés, n' en donne pas pour cela la combinaison,
et ne découvrira jamais rien sur la
maniere dont elle se fait. On a reconnu
dans lestaux, une terre quelconque unie
au phlogistique : cette terre est vitriolique,
sulphureuse, mercurielle, arsénicale, etc.
On veut que ces substances éparses dans les
entrailles de la terre où on les suppose
très-finement dissoutes, s' accumulent dans des
endroits particuliers, pour y former des
marcassites, des pyrites et des mines. Cette
aggrégation fortuite devient une source de
disputes.
Elle se fait, en vertu d' une fermentation
causée par un feu central qui produit dans
l' intérieur du globe une chaleur, douce selon
les uns, et très violente selon d' autres :
ainsi les matieres propres à former les métaux,
se subliment : elles s' amassent en divers
endroits à une distance à peu ps égale de la
surface de la terre ; et la chaleur qui avoit
p288
aidé la réunion des substances métalliques,
sert ensuite à leur donner une consolidation et
une coction parfaites.
Je me trompe : c' est l' air, c' est la matiere
subtile qu' on doit regarder comme l' agent
qui amene dans des cavités qui les attendent,
les sels, les huiles et les bitumes, d' où
s' engendrent ces masses dures et pesantes que les
mineurs en arrachent avec tant de peine.
N' est-il pas plus naturel de souonner que
l' eau charie les particules d' or, ou de fer, en
se filtrant entre les différentes couches
terrestres, et que lorsqu' il se trouve des couches
de terre d' un tissu plus serque le liquide
seul peutnétrer, il y pose les petits
corps talliques dont il étoit chargé, ce
qui produit des minieres.
Ces idées ne vous contentent-elles pas ?
Concevez donc un esprit attractif, qui agit
au dedans du globe, comme à sa surface et
avec une force encore plus grande que dans
les grands vuides célestes : un principe
d' affinité qui fait que les matieres minérales
semblables se cherchent, se réunissent et se
tiennent si fortement liées.
Si vous voulez encore, la miralisation
sera oe par des émanations minérales qui
exhalées de différentes couches terrestres,
d' en bas, d' en haut et des côtés, se
rencontreront, se nétreront par une sorte
d' inhalaison :
p289
les exhalaisons ne contiennent point
de mine toute faite, mais seulement les
principes des métaux, c' est-à-dire de la terre,
du soufre et de l' arsenic, non pas encore
sous leur forme parfaite, mais tout
prêts à la prendre et à se combiner pour
produire selon le lieu, le tems, la proportion
des mêlanges, le degde chaleur
et de coction, et telles autres circonstances,
du plomb, de l' étain, du cuivre, du fer, etc.
à force d' étudier ces opinions des
physiciens sur la production des pierres
et des taux, j' ai appris à respecter
jusqu' aux écarts du génie qui pour
l' ordinaire demandent plus de science et de
profondeur, que les vraies découvertes.
En garde aussi contre des solutions hazardées,
j' ai trou dans tous les systêmes,
des points inexplicables ; et malheureusement
ce sont les plus essentiels, ceux qui
décident de tout le reste des théories. à
s' en tenir à des vues nérales, elles
pourroient avoir quelque chose de satisfaisant :
les details en sont l' épreuve et l' écueil.
Qu' est-ce qui tient en dissolution, dans
la terre, le suc lapidifique et les substances
miralisantes ? Quel fluide universel
p290
les rassemble, et quelle causeelle assigne-t-on
de leur transport, évaporation,
alluvion, filtration, depôt, coagulation ?
Comment expliquer par uneunion aussi
fortuite la structure intérieure des minéraux,
si semblable à l' organisation dugétal
et de l' animal : leur configuration aussi variée
d' une espece à l' autre, aussi ressemblante
dans les individus d' une même espece,
aussi constante dans ses points de variation
et de ressemblance, que la forme
des êtres des deux autres regnes ? à quoi
bon pour une accrétion de parties, cette
matrice où les pierres et les métaux sont
contenus ? S' il est vrai qu' ils s' accroissent
par de nouvelles matieres pierreuses et
talliques qui viennent s' y accoler, pourquoi
cette enveloppe qui les recouvre et qui
souvent très-dure et très-compacte devroit
opposer un obstacle insurmontable à de
nouvelles aggrégations, tandis que d' autres
fois très-molle et très-pénétrable, elle
ne renferme que des corps imparfaits ?
Ce sont là autant de questions insolubles
dans les systêmes adoptés par la ppart des
savans ; et l' on va voir combien elles confirment
celui que je vais exposer. Il me semble
qu' on n' y répondra jamais d' une maniere
satisfaisante qu' en admettant des germes fossiles
p291
dont le développement, par une intussusception
de matiere, donne des minéraux :
il s' en fait sans cesse de nouvelles générations :
les pierres engendrent des pierres, les
taux produisent des métaux, comme les
animaux engendrent leurs semblables, comme
les plantes engendrent des plantes, par
des semences, des graines, ou des oeufs, car
tous ces mots sont synonimes.veloppons
cette idée.
PARTIE 2 CHAPITRE 15
de l' organisation des minéraux : de leur
accroissement et de leur nutrition.
il s' en faut bien que je sois le premier qui
aye regardé les fossiles comme des corps
organisés : je m' arrêterai peu à ce que les
autres ont dit, pour venir d' abord à des
observations neuves et plus décisives.
Les coquilles et les écailles des poissons,
les os des animaux, leurs dents, leurs cornes,
et nos ongles ont une structure intérieure
p292
qui ne differe de celle des chairs qu' en
ce qu' elle est plus dure et plus compacte.
Ce sont par-tout des tissusticulaires
formés de fibres et de fibrilles, les unes
paralleles ou à peu près, les autres obliques
à l' égard des premieres auxquelles elles servent
de ligature : une feuille osseuse est un
seau fibreux : un ossulte de l' assemblage
de plusieurs feuilles semblables, qui adherent
ensemble comme leurs fibres longitudinales,
par des filets qui passent d' une lame à l' autre ;
ce qui est analogue à l' organisation de la peau,
des chairs, des muscles, et de tous les autres
pacquets et tissus de fibres qui ne varient
que dans l' entrelacement des filets,
leur plus ou moins de rigidité et de consistance.
Toutes ces membranes sont garnies
de sicules, de glandes, de poils, de mamelons
est mis, comme en réserve, le suc
qui va arroser et nourrir les fibres et fibrilles ;
et de trachées qui en aident la filtration.
Cet appareil est très-sensible dans les arbustes
les plus tendres et dans les arbres dont
le bois est le plus dur, l' ébene et le gaiac.
Nous le trouverons aussi dans l' inrieur des
pierres et des taux. Il n' en est point, où
l' on ne remarque des fibres et des veines,
des filets très-déliés qui s' embrassent dans
toute leur longueur et qui se tiennent par
p293
d' autres lignes transversales entrelacées dans
les premieres. L' assemblage de ces fibres
tubulaires qui se croisent en plusieurs sens,
forment dans les pierres comme dans les os, le
bois et la chair, des membranesticulaires,
dont les mailles sont remplies d' utricules, de
glandes propres à filtrer le liquide nourricier
de la pierre, qui circule dans ses vaisseaux
fibreux.
Cela n' est pas aussi marqué, dira-t-on,
dans les miraux, que dans le bois et les
os. Ce qu' il y a de vrai dans cette réflexion,
doit être mis sur le compte de la finesse des
tuyaux, de la délicatesse des tissus plus serrés
que dans les autres corps. Cependant
nous ne manquons pas de moyens pour nous
convaincre de leur structure organique. Les
os calcinés ou deschés à l' air seul, le charbon
de bois, et les caillous mis au feu deviennent
tous également pointillés d' une infinité
de petits trous : on voit alors leur organisation
cellulaire. Les cellules toujours
semblables dans un même corps, se communiquent
par des filamens qui les traversent : elles
étoient remplies dans les uns et les autres
par un tissu plus fin où s' attachoient les
utricules et les glandes que l' action du feu
a détruites.
Sans avoir recours à la calcination n' est-il
p294
pas sensible que les talcs et les ardoises, que
l' or et l' argent sont lamineux ? Les feuilles
n' en sont point collées les unes sur les autres
avec une sorte de gluten terreux, non plus
que les lames osseuses ne sont point unies par
un suc médullaire, ni les trois membranes de
la peau, savoir la peau intérieure, la surpeau
et l' épiderme, par une lymphe épaissie.
Les couches charnues, cartilagineuses, osseuses,
pierreuses et métalliques adherent
dans leurs composés de la me maniere ;
leur union se fait au moyen de petites
fibres qui vont transversalement de l' une à
l' autre, comme je l' ai dit.
Des feuilles de fer, des rameaux d' argent,
ces petits filets d' or qui sortant
de la terre dans quelques endroits de la
Boheme, s' entortillent avec les vignes, et
getent dans la moëlle des arbres, des
aiguilles d' antimoine et beaucoup de substances
pierreuses macées dans l' esprit de vin,
ou d' autres liqueurs ppaes exps, ont
fait voir constamment après leur dessication,
une texture réticulaire qui varioit dans
l' application des fils, la grandeur et la figure
des mailles. Il est vrai, quelquefois
la loupe et le microscope ont été nécessaires
pour bien distinguer cette organisation :
souvent aussi la simple vue a suffi.
p295
Ouvrez la numismale ; c' est une pierre
ainsi nommée à cause de sa figure : elle est
formée de deux tables qui s' élevent des côtés
opposés comme une lentille, mais un peu
plus que ne le demande la courbure de la
pierre. Ses deux moitiés se séparent facilement ;
il n' est pas rare d' en trouver qui se
sont détachées d' elles-mêmes : nouvelle analogie
entre les numismales et les coquillages
plats à deux écailles. Quoi qu' il en soit, sans
l' aide d' aucun instrument, sans aucune
préparation, chaque tablette pierreuse offre des
fibres toures en forme de spirales, comme
celles du coeur, de la dure-mere et de la
pie-mere, de l' artere du cou : on les voit
liées par de moindres filets qui s' étendent
obliquement vers la circonférence. Sa surface,
quand la pierre est fraichement et adroitement
détachée de sa matrice, est toujours
cannelée, semée de points qu' on reconnoît
pour des glandes milliaires semblables à celles
de la peau des animaux.
p296
Voyez une pyrite globuleuse ou ovale entiere :
à son inspection seule vous la soupçonnerez
être la production d' un germe organique
dévelop: brisez-la dans la direction
des rayons qui partent de son axe à la
circonférence, vous vous confirmerez dans
votre premiere conjecture. à la loupe, les
fils qui font les rayons, vous paroîtront liés
entre eux par d' autres filamens : vous verrez
encore les attaches tubulaires qui unissoient
les deux couches fibreuses que vous avez séparées :
le microscope vous y fera découvrir
des points glanduleux, des grains vésiculaires.
Si vous comparez une feuille quelconque de
ce miral, avec le tronc d' un jeune arbre
coupé horizontalement, vous ne distinguerez
plus l' organisation de l' un, de celle de l' autre.
Je ne crois pas qu' il y ait un seul métal entier,
une seule pierre où l' on ne puisse parvenir
à voir cet appareil organique, ou un
semblable, dès qu' on aura saisi la direction
des fibres. Qu' on fasse attention à leurs plis
et replis : car elles ne sont pas toujours
longitudinales, non plus que dans les solides du
corps humain. Il y a des fossiles qui en montrent
de tortueuses et d' annulaires, comme celles
de la plevre : telles sont les fibres du plomb,
structure intérieure qui rend ce métal si spongieux
lorsqu' il se vitrifie, qu' il s' imbibe facilement
p297
des autres matieres vitrifiées avec
lui : c' est à cause de cette propriété qu' on
s' en sert dans l' affinage de l' or et de l' argent.
L' antimoine est strié : ses fibres sont pliées
en zig-zag comme les fibres musculaires. Le
cuivre est filamenteux : ses filets n' ont qu' une
ondulation peu sensible, comme les fibrilles
nerveuses de la derniere enveloppe de la
grande artere. Dans l' étain et le zinc les
fils ou poils sont très-finement et très-fortement
criss : ils semblent se replier presqu' à
chaque point : ce qui leur donne la forme
sensible de grains accos, dont chacun est
applatti par sestés par la pression des grains
voisins, le tissu total étant fort serré : les
fibres transversales adherent aux autres pcisement
aux points où elles se brisent : voilà les grains
à facettes de l' étain et du zinc, la cause de
leur cri que le mercure leur fait perdre lorsqu' on
les fond ensemble, parce qu' il en détruit
la structure.
Que ne puis-je exposer aux yeux du lecteur
l' arrangement pareil et varié des fibres
et de leurs ligamens dans toutes les substances
metalliques, les suivre dans les grandes et
petites masses pierreuses, et généralement
dans tous les fossiles ! J' ai vu sur plusieurs
astroïtes des vaisseaux fibreux, tours en forme
de petits arcs, comme sur la tunique du
ventricule
p298
de l' estomac. Je ferois voir une foule
de tuyaux, de poils, de fils, de mamelons,
de touffes glanduleuses, dans les corps les
plus compacts, les plus roides, dits tout-à-fait
bruts. J' en trouverois dans les bezoarts,
l' hypolitus du cheval, le serpent à chaperon
qui s' engendre dans la couleuvre, dans les
pierres du boeuf, du lezard, du porc-épic,
dans celles de la vessie de l' homme, et sur-tout
dans la perle dont la texture ressemble
si bien à celle d' un oignon : qui doute qu' elle
ne géte dans l' intérieur de la mere-perle
ainsi que l' écaille qui couvre celle-ci ?
Puis donc que l' organisation des solides du
corps animal n' est que le tissu des fibres
capillaires parsemées de glandules dont ils sont
compos, qui s' y trouvent en pacquet, en
seau, en cordon, en lames, en houppe,
en arc, en vis, avec divers degrés de tension,
de roideur, d' élasticité, n' est-on pas
forcé d' admettre pour des corps ritablement
organisés, tous ceux où l' on rencontre une
telle structure ? Elle exige absolument une
semence, des graines, des germes dont ils
sont le développement.
Il est inconcevable que des êtres ainsi
construits croissent par une addition de
parties homogenes qui s' y joignent ; et
cela seul suffiroit pour faire rejetter
l' agglutination
p299
des grains, si d' ailleurs l' on n' avoit
pas découvert les bouches infinies en
nombre, par lesquelles les minéraux prennent
leur nourriture.
L' or et l' argent vierge s' élevent en filamens
sur les mines ou sur les rognons dont ils sortent :
les moissonneurs en trouvent sous leur
faucille qui a poussé hors de terre : cela n' est
point rare en Hongrie, où l' on voit aussi de
petits métaux qui ont végété dans la mlle
des arbres. Un particulier fit présent à
l' empereur Rodolphe de plusieurs épics de bled,
chargés de corps métalliques ramifiés. Un
professeur d' histoire à Nuremberg a trou
de petits argens qui s' étoient moulés dans
des morilles : ils en avoient la figure intérieure.
Les cabinets des curieux sont pleins d' arbrisseaux
de métal qui se sont étendus sous cette
forme dans des substances crystallines,
pierreuses, même métalliques térogenes.
Mr Henckel n' site pas à attribuer
leur extension à un suc nourricier : ensorte
que la combinaison radicale, c' est-à-dire,
l' intussusception radicale d' une nourriture propre,
crue resere au gétal et à l' animal,
a également lieu dans le regne miral.
Une aiguille de crystal, un diamant, une
agathe, un caillou, une pierre commune,
p300
une veine de métal, un rognon, un filon
plein, un filet branchu, une pyrite, sont chacun
le développement d' un germe particulier,
qui s' est accru et nourri en absorbant par
les radicules, ou les petites bouches dont son
écorce est garnie, le suc du terrein où il est
né. Ces parties sont sensibles dans plusieurs :
les petites proturances de la numismale et
de beaucoup d' autres s' abouchent aux fibres
de la pierre et leur servent à exprimer le suc.
Les pierres suintent dans les carrieres : c' est
une transpiration sensible de l' humeur aqueuse
qu' elles contiennent, qui n' y est entrée et
qui n' en sort que par les orifices de leur écorce.
Une partie du suc que les miraux puisent
dans la terre s' assimile à leur substance :
c' est alors que le suc de la terre y devient
ritablement lapidifique ou miralisant, comme
il est séveux dans les plantes, et sanguin
dans les animaux. Ces sucs homogenes et
aqueux dans leurs principes, prennent des
noms difrens dans les compos solides qu' ils
pénetrent par infiltration, après avoir été
diversement élaborés pour les nourrir de la
me maniere.
Tout développement organique a son terme :
les germes n' ont qu' une certaine force
d' extension. On n' en dira pas autant d' une
aggrégation accidentelle de parties agglutinées,
évaporées, provenues d' une efflorescence
p301
centrale du noyau de notre terre, un
tel amas peut toujours croître, tant que le
sol lui fournira de la matiere. Cependant
l' accroissement des métaux et des pierres est
borné comme l' accroissement des végétaux
et des animaux. Les métaux en masse ou
en marcassite ont des dimensions en largeur
et en longueur qu' ils ne passent point : ou on
les regarde comme les géants monstrueux de
l' espece. L' or entier que l' on voit dans le
cabinet de l' académie des sciences de Paris,
est de près de quatorze mille livres de valeur
intrinseque ; c' est le plus gros que l' on connoisse.
On fait aussi mention d' un argent
fouillé dans les mines de Scheeberg du temps
de l' empereur Fric Iii, pesant quarante
mille livres d' argent. Ces blocs sont monstrueux,
vu les masses ordinaires des métaux,
des filets, des paillettes, des grains, des
arbustes.
On prend pour une pyrite en grappe, des
embryons pyriteux qui croissent les uns auprès
des autres, portés sur une pyrite mere ;
si les embryons au-lieu d' être globuleux jettent
des pointes, on en appelle le groupe
une pyrite hérissée. Mais c' est un amas de
clous pyriteux, de pyrites coniques, qui
viennent chacune d' un germe, ainsi que toutes
les autres pyrites simples, triangulaires,
tetraëdres, pentdres, et de telle dimension
p302
que ce soit. Nous avons vu des polypes vivans
sur d' autres polypes.
Une gerbe de crystal de huit, dix et quatorze
aiguilles détaces, quoique jointes et se
touchant par la base, est de même un assemblage
de plusieurs germesvelops de la même
espece : car toutes les aiguilles ont la me
organisation, la même forme, le même nombre
d' angles. Seulement les extérieures sont plus
fortes et ont plus d' embonpoint que celles du
centre, parce qu' étant plus à portée d' absorber
le suc nourricier, elles en ont eu davantage ; et
il en est moins parvenu aux autres. Les unes
sont paralleles à l' horison, d' autres plus ou
moins obliques, il y en a aussi de perpendiculaires :
cela dépend de la position qu' elles
ont prise au moment de leur conception.
Les carrieres et les montagnes sont des
masses produites par un très-grand nombre de
pierres qui ont gété les unes sur les autres
et à côté des autres en tous sens. Dans les
plaines et au sein de la terre, les lits pierreux
sont pour l' ordinaire horisontaux : la pression
perpendiculaire de l' atmosphere égale sur toute
la plaine, comprimant uniformément les germes
dès le commencement de leur fécondation,
à mesure qu' ils se développent, ils n' ont
point de situation plus commode, plus naturelle,
plus avantageuse que d' être rangés
sur une ou plusieurs lignes paralleles à la surface
p303
du sol. Cet arrangement paroîtra absolument
nécessaire si l' on fait attention que
tous les foetus pierres ont commencé par être
une substance muqueuse et molasse. La premiere
couche formée, une seconde génération
éprouvant une me pression de l' atmosphere,
en fera une seconde semblable. Mais s' il
y a une grande abondance de germes
confusément agrous les uns sur les autres,
ensorte que les couches inrieures en ayent
toujours plus que les supérieures, il est manifeste
que cet amas conique de germescondés
croîtra pyramidalement. Dans cette
derniere circonstance le nombre des germes
sera trop grand pour que l' action de l' atmosphere
les oblige à s' etendre tous latéralement sur
une seule couche : ils prendront trop tôt de
la consistance, et ne seront plus en état de
se prêter à une pareille disposition. Ensuite
les premiers germes murs et grainés jetteront
leur semence qu' on soupçonne être une poussiere
très-fine ; cette semence s' écoulera
verticalement le long de la pyramide, dont
la surface raboteuse en arrêtera une partie :
ainsi se formera une couche oblique à l' horison :
un second écoulement semblable en produira
une seconde, et ainsi des autres.
Mr Scheuchzer a obserque dans la
p304
chaîne de montagnes qui borde le lac d' Uri
de trois lieues, les directions des lits et leurs
contours varient dans les divers groupes dont
sulte cette continuité de rochers. Des
contours sont en arcs, d' autres en triangles,
il y en a d' ondulés et d' une courbure uniforme ;
mais toujours semblables dans un
me groupe. Voilà assurément un développement
bien caractérisé de plusieurs germes
montagneux d' espece différente. Une
chaîne de montagnes se forme de plusieurs rochers
qui étoient d' abord à des distances considérables
les uns des autres : à force de pulluler,
un très-grand nombre de générations
les a accrus au point de se joindre et de
s' accoler : les points de contact ont pu être
successivement surmontés de nouvelles productions,
et en ce cas deux rochers imdiats
ne sont pas même sépas à leur cime. Chaque
montagne contient des pierres de la me
race avec une structure semblable ; et
souvent celles de deux montagnes voisines
sont d' espece différente. C' est ce que
Mr Scheuchzer a observé, quoiqu' il ait des
idées tout opposées sur l' origine des montagnes.
Il est à remarquer que les montagnes sont
plus hautes et les hommes plus grands d' un
tropique à l' autre, et que l' élévation des unes,
comme la grandeur des autres, diminue des
tropiques aux poles.
PARTIE 2 CHAPITRE 16
p305
de la figure des fossiles.
la variété des especes fossiles est immense :
elle ne cede en rien à celle des especes
gétales et animales ; et l' uniformité de tous
les individus d' une me espece y est aussi
constante. Dans une matiere si vaste bornons-nous
à quelques observations lythologiques.
Le crystal du Bsil conserve toujours sa
forme cubique réguliere. Celui des Pyrenées
est constamment en pyramides exagones,
et celui des Alpes en pentagones.
Tout le crystal de Bristol se ressemble, et
les quilles n' y deviennent jamais aussi grosses
que dans les autres pays. Celui d' Islande
et du Languedoc en France, toujours
soyeux, n' a guere plus de netteté que le talc.
Celui qu' on tire des montagnes de Schinden
en Suisse, est tout garni de pores très-sensibles :
c' est le seul endroit où il en croisse
de cette espece.
Les pierres d' Aleon, toujours exagones
p306
et pyramidales par les deux bouts, ont
toutes un oeil de diamant ; les pierres de Médoc
plus sombres sont toutes des ovoïdes.
Les judques conservent constamment la figure
d' une olive cannelée et grainée. Les
pierres de Boulogne et de Florence, especes
d' agates grises, représentent des paysages, des
masures, des villes à demi-ruinées. Les
dendrites portent l' empreinte d' arbres, de
plantes, de feuilles. Les lapis-lazuli sont
par-tout d' un beau bleu celeste, veiné d' or ;
on en tire de Chypre, d' égypte, de Boheme,
de Suede, de Prusse, d' Espagne, de
Naples, d' Auvergne ; par-tout ils se
ressemblent : comment expliquer des concrétions
pierreuses si ressemblantes dans des veines de
terre si dissemblables ?
Toutes les opales reunissent du plus au
moins les couleurs de l' arc-en-ciel : elles ne
varient jamais que par le fond qui est ou
blanc de lumiere, ou blanc de lait, ou cendré,
ou tirant sur le jaune. Toutes les agates
sont bariolées, traversées de zones, de
bandes, de grandes taches. Les numismales
de Hongrie, de Transilvanie, de Suisse, de
France se ressemblent comme les huîtres de
toutes les côtes : ces pierres sont par-tout
lenticulaires, formées de deux tablettes de
la même structure. Peut-on s' imaginer que
p307
les astroïtes ou pierres étoilées aient été formées
autrement que par le développement de
germes homogenes ? Comment pourroient-elles
représenter si constamment des étoiles, si
tous ces points radiés n' eussent pas été dessinés
dès le commencement sur les germes, presque
en infiniment petit ?
Le variolite imite parfaitement sur son
écorce les pustules de la petite vérole d'
lui vient son nom. Il abonde en Italie ps
de Luques ; et il y a quelques endroits d' où l' on
ne tire point d' autres pierres. La Crau d' Arles
que Mr Peiresc, connu par ses observations
d' histoire naturelle, a tant examinée,
n' a jamais produit que des cailloux de même
espece et figure : on en a tiré sans cesse,
et au bout de quelque tems elle s' en est retrouvée
abondamment fournie même à fleur
de terre ; il étoit bien naturel de conclure
que cette abondance venoit de la quantité de
semencecondée qu' y déposoient les pierres
déjà crues en maturité.
Si j' avois le tems de parcourir l' histoire
souterraine de tous les pays, je trouverois
à chaque pas de quoi confirmer
cette idée. Je n' ai pas dessein de répéter
ici ce que le lecteur peut trouver ailleurs :
content de l' esquisse que je viens de
mettre sous ses yeux, je le laisse conclure
p308
pour ou contre la préexistence des germes
fossiles.
Les configurations des pierres, aussi exactement
dessinées que les membres des animaux,
aussi vares d' une espece à l' autre
que la forme animale, aussi constantes dans
les individus similaires que chez lesrations
d' une me espece d' animal, prouvent,
ce me semble, que les êtres du regne minéral
viennent, comme ceux des deux autres
regnes, du développement organique d' une
semence, graine, oeuf, ou germe, dans lequel
l' individu existoit en raccourci ; ainsi le
plus grand chêne est contenu dans un seul
gland ; ainsi les masses charnues et les ossemens
énormes d' une baleine dans un foetus
qui n' est encore qu' un mucilage épaissi.
Voici une monstration métaphysique de
l' impossibilité du systême contraire bien propre
à terminer la question. Je prens un
morceau de crystal, c' est une gerbe de quatorze
quilles, toutes de la même forme,
toutes exagones. Je dis qu' il est impossible
qu' elle se soit formée par une addition successive
de particules terreuses crystallines.
Chaque aiguille a une figure exagone réguliere.
Contre une figure exagone il y a une
infinité d' autres figures possibles à plus ou
moins detés et d' angles. Voilà dé l' infini
p309
à parier contre un que les parties crystallines
s' arrangeront sous une autre forme. Contre
un exagone régulier, il y a une infinité
d' exagones irguliers ; voilà encore l' infini
à parier contre un que, supposé qu' elles prennent
la forme exagone, elle ne sera point
réguliere. Ainsi il y a l' infini de l' infini à
parier contre un, qu' une aiguille de cette
gerbe, n' aura point la forme qu' elle prend
constamment. Que sera-ce si l' on songe que
ce crystal est de quatorze aiguilles semblables,
que tout le crystal des Pyrenées est en quilles
exagones régulieres, qu' on en a tiré des milliers
de milliers et des milliasses de milliasses
d' aiguilles ; qu' on en tirera à l' infini ? Voilà
donc l' infinitieme puissance de l' infini à parier
contre l' existence de ces figures exagones
régulieres : c' est-à-dire qu' elle est de la plus
grande impossibilité imaginable.
PARTIE 2 CHAPITRE 17
p310
de la matrice, des enveloppes, cordons et
placenta des minéraux.
il est assez ralement reconnu que les
productions fossiles exigent des matrices,
sinon pour la fécondation des germes, au-moins
pour leur accroissement et leur
perfection. Les foetus hors de la matrice ne
sont pas rares dans les especes animales : on
en a trouvé dans les testes, dans les trompes,
dans le bassin de l' uterus ; mais lorsque
la conception se fait dans ces endroits peu
convenables, le produit de laration ne
rit point. De même quand le foetus pierre
ou métal, fécondé, n' est point dans sa
matrice propre, il y dépérit lentement au
lieu de croître. La matrice des métaux est
le quartz et le spath. Quelquefois on a
rencontré de la mine de plomb dans l' ardoise ;
et on a toujours remarqque les
germes avoient avorté : ils n' y étoient qu' en
grains clair-semés et imparfaits. Le me
chymiste que j' ai cité ci-dessus à l' occasion
des végétations singulieres d' or et d' argent
hors de la mine, observe qu' il s' en faut bien
p311
que ces ors et ces argents aient la perfection
de ceux des mines ; ce qu' on ne peut attribuer
qu' à ce qu' ils ont végété hors du lieu
convenable. Ils effleurissent d' eux-mes et
se résolvent en vapeurs en assez peu de tems,
comme un foetus qui se putréfie dans l' uterus,
s' y dissout et en sort par parties.
C' est ce que je disois dans l' instant, qu' un
embryon métal meurt et dépérit lentement
hors de sa matrice propre.
On prend plaisir à considérer les matrices
des pierres fines, du diamant, du saphir,
du grenat, du rubis, de l' hyacinthe,
de l' émeraude. Les unes représentent
des pointes naïves de diamant qui
étincellent du sein d' une pierre brune, dure
et d' un grain très-fin. on voit une
quantité assez grande de saphirs tous semblables
à la grosseur près : car il y en a
de divers âges, et les plus murs excedent
davantage la roche. Dans la mine d' émeraudes,
il y en a de toutes formées : elles
ont pris tout leur accroissement : détachées
de leur matrice, on les en tire facilement :
elles sont d' un beau verd ; il y
en a qui ne sont que des foetus à peine ébaucs,
qui ne different pas visiblement d' une
petite tache blanche crystallisée, comme les
boutons naissans d' une rose, qui n' ont pas
encore de couleur. La mine d' hyacinthes offre
p312
une foule d' embryons saillans en forme de
pointes très-distinctes, mais arrangées à peu
près comme les pepins d' un tournesol, chacune
dans une alvéole particuliere : elles ne
sont sépaes les unes des autres que par des
cloisons pierreuses peu épaisses.
Un fossile adhere à sa matrice par les fibres de
ses enveloppes, qui s' anastomosent ou du moins
communiquent avec les pores de la matrice.
Celle-ci est très-spongieuse, très-propre à
s' imprégner des sucs de la terre : elle s' en
charge pour les verser dans les vaisseaux des
enveloppes. Ils se travaillent en passant par les
glandes dont la matrice et les deux membranes
sont pourvues à ce dessein : ils parviennent
bien conditionnés au fossile qui s' en nourrit par
une intussusception, en les exprimant par une
infinité de cordons qui sont de petits prolongemens
des fibres capillaires de son organisation
ou texture.
La double enveloppe ou écorce imdiate
au corps fossile, est de la même nature que
lui. La marcassite d' un or, est une marcassite
d' or, quoiqu' elle ne soit point un or,
mais seulement du quartz : tels le placenta,
le chorion et l' amnios sont de la même nature
que le foetus et le produit de la me semence,
quoiqu' ils ne soient point un foetus.
Dans les deux regnes, l' animal et le minéral,
les enveloppes croissent avec le foetus : une
p313
partie des sucs que leur fournit la matrice est
employée à leur accroissement ; l' autre, la
plus épurée, sert de nourriture au corps qu' elles
renferment. La matrice s' étend aussi à mesure
que le fossile augmente de grosseur. Lorsqu' il
est mûr et parfaitement accru, qu' il cesse
de prendre de la nourriture, ce que j' ai
appellé ses cordons commencent à se dessecher :
les follécules de ces prolongemens fibreux
s' affaissent ; pleines de vie encore, comme
le corps fossile, elles s' unissent à sa peau :
ce qui fait qu' elle est quelquefois très-polie,
d' autres fois aussi plus ou moins inégale.
Presque toutes les astroïtes ont un certain
nombre de cordons qui aboutissent chacun
à un placenta très-marq, qu' on reconnoit
à l' épaisseur de la croute plus grosse
dans ces endroits. Les fibres de ces sortes
de pierres seunissent par paquets à l' origine
des cordons pour y puiser le suc nourricier.
PARTIE 2 CHAPITRE 18
p314
des semences des minéraux, et de leur
fécondation.
la nature a-t-elle divisé les fossiles en mâles
et femelles ? A-t-elle donné les deux
sexes à tous les individus ? La difficulté
d' anatomiser et de disséquer des corps si compacts,
d' une texture en même tems si fragile
et silicate, fait que nos connoissances à
cet égard sont conjecturales. Il est certain
néanmoins que les fossiles n' ont aucuns organes
sexuels extérieurs, et en cela ils ressemblent
à quelques insectes. Mais ont-ils
les deux sortes de semence, ou n' en ont-ils
qu' une sorte ? Quoique nous manquions d' observations
qui nous mettent en état de décider,
il pourroit bien arriver qu' à force de
perquisitions, nous parvinssions àcouvrir
des différences formelles entre les deux
semences mirales, dans la maniere par exemple
dont elles seroient contenues dans leurs
vaisseaux spermatiques respectifs, sous une
forme liquide, en poussiere, en graine, etc.
Les fleurons mâles et les fleurons fémelles
p315
des plantes ne sont point autrement distings :
les fleurons hermaphrodites portent
dans des réservoirs parés, de la semence des
deux sortes. Puis donc que l' une et l' autre
circonstance est également favorable à la
pénétration des semences végétales, l' analogie
nous porte à admettre dans le regne minéral,
une semence masculine et une semence féminine ;
à croire leurlange nécessaire à la
fécondation des germes, soit que chaque individu
les contienne toutes deux, soit qu' il
n' en ait qu' une seule. Quant à l' existence
des semences minérales, voici ce qu' en apprend
l' expérience.
Les plantes litophytes sont garnies de grains
à l' extrémité de leurs branches. Ces grains
sont des capsules, quelquefois avec plusieurs
loges, remplies d' une humeur gluante qu' on
a souonné tenir en dissolution la semence
de ces plantes pierres, comme dans les mousses
et les lichen terrestres. Il falloit suivre
cette ouverture : prendre le microscope,
examiner l' humeur visqueuse ; on l' eut trouvée
remplie de petits corps mouvans et animés,
comme la semence des animaux, comme les
graines infusées des végétaux. En la délayant
dans un peu d' eau, on auroit obser ces corps
mouvans augmenter de nombre et d' activité.
L' exrience a réussi sur les coraux,
les éponges et champignons de mer, plusieurs
p316
madrepores, le bonnet de Neptune, la sargazo
d' Acosta, l' acinaria d' Imperato, etc.
De sorte que l' on ne peut plus raisonnablement
douter de la semence de ces productions
pierreuses.
En considérant de près les pierres figurées
cannelées, hérissées, pointillées, je me suis
senti porté à croire les petites éminences des
unes et les cavités des autres, autant de
gousses spermatiques ; et en effet j' ai souvent
trouvé les premieres remplies d' une poussiere
farineuse très-fine : qu' on brise légérement
les protubérances sensibles sur les oolithes,
triticites, meconites et autres semblables, on
se convaincra par soi-même de la rité de
cette découverte. On trouvera beaucoup
de capsules vuides ; dans ce cas j' invite les
curieux à examiner à la loupe les petits éclats
pierreux qui formoient la gousse ; ils les
verront percés de petits trous par lesquels la
semence a été éjaculée, comme l' eau sort avec
violence de l' éolipile. Mais lorsqu' on aura
rencontré des capsules pleines, qu' on en prenne
p317
la poussiere, qu' on l' humecte d' un peu
d' eau, qu' on la laisse tremper quelques heures :
soumise ensuite à l' observation, elle
offrira une foule de petits corps microscopiques,
agités d' un mouvement organique presque
toujours orbiculaire.
Quant aux traits sillonnés qui font des
étoiles ou figures approchantes sur les astroïtes,
quelques-uns m' ont paru cellulaires : les
bases des cloisons n' étoient pas encore détruites :
dans quelques autres les cavités rayonnantes
étoient intérieurement lisses ; je les ai
comparées aux siliques ou gousses allongées
des choux, poids, feves etc.
Partant de ces observations je conjecture
que le mêlange des semences se fait, ou dans
chaque fossile hermaphrodite, ou par la coopération
de deux individus, l' un le et l' autre
fémelle ; car quoique la premiere méthode
semble plus vraisemblable dans les pierres,
l' autre pourroit bien avoir lieu pour la
génération des métaux. Dans les mines on
sent des exhalaisons momentanées, des bouffées
mirales très-vives qui sont peut-être
des élancemens de la semence des taux :
lorsque dans l' intérieur de la terre un jet de
semence mâle vient à rencontrer un jet de la
semencemelle, il doit y avoir une pénétration
des deux semences, capable de féconder
des germes. Le premier développement
p318
de ceux-ci se fera au moyen de la semence qu' ils
absorberont : du superflu les embryons se
formeront une gangue, une marcassite où ils
croîtront, et deviendront des filets d' or,
d' argent, de cuivre etc., me de plus grandes
veines de métal ramifiées.
Quantité de gangues et de marcassites ne
donnent point de tal. Seroient-ce des
germes qui périssent faute de chaleur, des
oeufs non-cous ? Seroient-ce des graines
infécondes, comme les graines des pistils des
plantes lorsqu' ils n' ont pas reçu la poussiere
des étamines, ou les oeufs que la poule produit
sans le coq ? Seroient-ce plutôt des moles
talliques, semblables aux moles des animaux ?
Des mines épuisées du Potosi, durou,
d' Allemagne, des roches de crystal et de diamant,
d' où l' on ne tiroit plus rien de parfait,
ont été abandones pendant soixante à
quatre-vingts ans, et après ce tems on les a
trouvées fournies de nouveau d' or, d' argent,
de fer, et de pierres pcieuses : ce qui
n' a pu venir que de la végétation, accroissement
et maturité des germes qui y avoient
été déposés par les métaux et les pierres qu' on
en avoit tirés avant quatre-vingts ans, à
qui tout ce tems avoit été nécessaire pour
rir.
p319
Il y a quantité de marbres antiques dont il
ne subsiste plus de carrieres. Il en reste
seulement des colomnes, des vases, des tables
et autres ouvrages grecs et romains. Il se
peut que l' avidité des hommes en fouillant et
épuisant ces carrieres en ayent étouffé jusqu' aux
germes. Mais assument on n' expliquera
jamais comment il arrive qu' il n' y
ait plus de ces marbres, s' ils viennent d' un
suc qui se fabrique dans les entrailles de la
terre.
Toutes les productions du regne miral
sont molles aussi dans le commencement :
elles n' acquierent même leur solidité parfaite
que quand leur développement est
achevé. Jusques-là le fluide qui lesnetre
les rend tendres et mollasses. Mr Peiresc
ayant trouvé au fond de l' eau des cailloux
encore mous de diverse grosseur, il remarqua
que chacun étoit par-tout d' une molesse
égale, à l' exception de l' enveloppe
surieure qui avoit un peu plus de consistence ;
les plus petits cailloux étoient les
plus mous. Il en fit porter chez lui ; les
plus avans durcirent les premiers, et les
autres peu aps. Les comparant ensuite
à ceux de la mer qu' il trouva parfaitement
accrus, il vit que ceux qui s' étoient consolidés
à l' air étoient fort grêles, sur-tout
p320
les petits. Ils manquoient d' une sorte
d' embonpoint qu' avoient ceux qui, restés
au fond de l' eau, y avoient puisé jusqu' à leur
maturité une nourriture plus forte
que la seule humidité de l' air. On
y remarquoit la différence qu' il y a entre
les fleurs qui viennent au printems
en bonne terre, et celles que l' on fait
venir, au mois decembre, sur des
phioles pleines d' eau. Le suc de la terre
plus gras, plus nourrissant que l' eau simple,
nourriture maigre et trop légere,
fait que les fleurs d' un parterre sont toujours
plus belles, mieux colorées, mieux
formées.
PARTIE 2 CHAPITRE 19
p321
des êtres élémentaires, de l' air, du feu,
de l' eau, de la terre, des sels,
huiles, etc.
en vain chercheroit-on des êtres simples
au sens ordinaire des physiciens, si les
premieres semences des choses, naturellement
organiques, croissent, non par une
apposition de parties qui se lient à la faveur
de divers sucs glutineux, mais par une
intussusception de matiere qui leur sert
d' aliment. Suivant cette idée universelle l' air
principe ne sera que le germe de l' air : en se
foulant d' eau et de feu à différens degrés, il
passera successivement par des états divers
d' accroissement : il sera d' abord embryon,
puis air parfait et mûr : il jettera sa graine,
vieillira ensuite, se dissoudra et mourra. Le
feu, l' eau et la terre, tels que nous les
voyons, seront nés deme de germes particuliers ;
et doués de la faculté de reproduire
leurs semblables, ils deviendront sujets à la
stérilité après un certain âge, puis à la dissolution
et à la mort, comme les plantes et les
p322
animaux. Ainsi la terre élémentaire, ou
pour mieux dire, l' amas des germes de la
terre, confondue d' abord avec les autres semences,
confusion qui est le véritable cahos
sans forme, aura gété, mûri, reproduit
d' autres individus ; ceux-ci auront multiplié
de même, et par une longue suite de générations
terreuses le globe sera parvenu à l' état
il est. Les germes terreux auront
recouvert en se développant, les germes de
plusieurs autres êtres, des fossiles, des
gétaux, des animaux, etc.
Nous connoissons déjà ps de cinquante
sortes différentes de terres propres, qui fondent
des especes distinctes qui ne peuvent venir
que de semences particulieres ; et en outre,
des terres argilleuses, des marnes, des
ocres, des terres tuffieres, des terres graveleuses,
etc., qui sont comme autant de races :
je ne parlerai que de quelques especes.
La terre de Chio est sigillée et saponnaire :
elle se détache par portions inégales, mais
toutes recouvertes d' une croute plus ou moins
dure, selon que le corps intérieur est plus ou
moins formé ; c' est que chaque portion est
le produit d' un germe dans son enveloppe
propre. La sanguine ou crayon rouge est
chargée de petites taches très-fines, qu' on
enleve facilement : ce pourroit bien être la
graine de cette terre. Le masquiqui des indiens,
p323
connu en Europe sous le nom de terre
du Japon, ne végete que sous la racine des
dres : les germes ses ailleursrissent
n' y trouvant pas leur nourriture propre, le
suc balsamique de ces arbres. La terre ampélite
est noire, écailleuse, friable et d' une
organisation très-fragile : vue au microscope,
les grains paroissent formés d' une quantité
prodigieuse de petites cellules séparées par
des cloisons très-déliées, mais au moindre
choc, les lames se détachent, et tout ce
canisme subtil se dissout. La terre nommée
smectis, que Wormius dit venir d' Angleterre,
sans nommer la province d' on la tire, est
grasse, compacte, d' une couleur blanchâtre,
tachetée de petits points jaunes ou noirs. La
terre la mieux formée, je veux dire celle
dont la couleur est nette et plus fixe, et la
dureté uniforme, a des taches noires et en
la secouant légérement, elles tombent. Quand
la terre est onctueuse et moins ferme, les
taches sont jaunes et tiennent à leur support :
il est visible que ces dernieres graines
terreuses ne sont pas encore res ; au-lieu que
les autres le sont : le microscope fait voir
celles-ci comme des gousses qu' on écrase avec
la pointe d' un couteau, et dont il sort une
petite fumée poudreuse. Je trouve dans les
commentaires de Mathiole sur Dioscoride
qu' il est un corps terreux, insipide, sans
p324
goût et sans odeur, qui sele à l' eau sans
s' y fondre ; que cette terre est pure et ne
contient point de particules d' aucun fossile et
d' aucun liquide hétérogene : voilà les caracteres
des germes organiques, purs et indestructibles.
Cette riche variété se trouve sans doute
dans tous les élémens. Ce qu' on appelle degs
de rareté, de densité, de saturation de l' air,
à certaines hauteurs dans l' atmosphere,
sont des airs originairement différens qui
peuplent le regne éthéré d' especes singulieres.
Comment nommera-t-on cette génération
d' air brulant qui le 30 juillet 1705 se fit
sentir à la seule ville de Montpellier ? On
fit cuire des oeufs au soleil : plusieurs
thermometres se briserent par l' effort de la
liqueur qui monta jusqu' au bout : toutes les
pendules avancerent : les feuilles des arbres furent
brulées. Que ne devoit-on pas craindre si
une pluye abondante n' eût nocet air
malfaisant ! Les multiplications de l' air aussi
régulieres que celles des especes animales, seront
des courants d' air ou des vents réglés, parce
que le volume total du fluide augmentant
relativement au canal il coule, le flux
en sera plus rapide : les vents irréguliers
pourront être dits des superfoetations aëriennes.
Le feu commun, le feu électrique, celui
p325
des phosphores, celui des volcans, celui
du tonnere, ont des différences essentielles,
intrinséques, qu' il est naturel de rapporter
à un principe plus interne, qu' à des accidens
qui modifieroient la même matiere ignée.
Chaque tonnere pourroit bien être l' effet
d' une production nouvelle d' êtres igs qui
croissant rapidement par l' abondance des vapeurs
qui les nourrissent, sont rassemblés par
les vents et portés ça et là dans la moyenne
region de l' air. Les nouvelles bouches des
volcans si multipliées en Amérique, les nouvelles
éruptions des anciennes bouches annonceroient
aussi les fruits de la fécondité des
feux souterrains.
L' eau douce, l' eau de la mer, les eaux
savonneuses, les eaux minérales, les eaux
singulieres de certaines fontaines exigent des
germes scifiquement dissemblables. Il n' est
pas à croire que l' élévation des vapeurs
puisse suffire à l' entretien des eaux de la terre,
des puits, des fontaines, des fleuves et des
mers : et l' on se croit forcé de recourir à de
nouvelles générations d' eau. Comme plusieurs
accidens sont favorables ou nuisibles à la fécondité
des animaux, ainsi des causes accidentelles
multiplieront les pontes des animalcules
aqueux, tant de l' eau qui est à la
surface de la terre et dans son sein, que de
l' eau élevée en vapeur et soutenue dans l' air :
p326
mais d' autres accidens aussi pourront les frapper
de stérilité, faire rir les germes. De
les anes de sécheresse, et les années pluvieuses ;
les inondations aussi et les déluges
qui seront dans ce cas l' effet d' un nombre de
pontes extraordinaires, excessivement abondantes.
Je me doute bien que ces idées paroîtront
fort étranges : elles auront peu de partisans,
si elles en ont. Et quoique je ne les seme
sur le papier que comme des conjectures qui
ritent attention, comme des graines qui
pourront fructifier dans leur tems, je ne les
crois pourtant pas destituées de fondement.
Il pourroit bien leur arriver tout le contraire
de ce qu' éprouvent les opinions peu solides
qui perdent beaucoup à être approfondies.
Swammerdam, Leeuwenhoek, ont trou que
l' eau la plus pure n' étoit qu' un assemblage de
petits vers microscopiques : l' eau de pluye,
l' eau de riviere, de source, de la mer, leur
ont toujours fait voir une infinité de ces
animalcules. Les observateurs qui ont répé
plus récemment les mes expériences, les
ont confires. Il s' en faut bien que ces
animalcules soient des individus isolés ; ce sont
des familles entieres, des peuplades d' autres
animaux. On les voit surmontés de vésicules
qui contiennent d' autres vers, je pense,
comme les polypes sont tout couverts d' oeufs
p327
polypeux. Des animalcules microscopiques
aqueux ont paru chargés de sept, huit, dix
et douze de ces globules que je crois des
oeufs, et qui sont peut-être des réunions
d' oeufs dont chacun doit produire un vers
d' eau semblable. N' en voilà-t-il pas assez, et
au delà de ce qu' il en faut, pour opérer les
événemens que je pourrois attribuer aux
nouvelles générations de l' eau ? Car il est à
présumer que pour l' ordinaire les pontes ne
sont point entieres, qu' il y a des graines
infécondes et d' autres perdues en grande quantité,
ce qui est sensible à l' égard des graines des
gétaux ; mais si par un concours de causes
favorables, tous les germes condés venoient
à éclore et à croître, le volume d' eau qui
couvre une partie du globe ne pourroit-il pas
croître jusqu' à submerger l' autre ?
La mer se retire d' un côté, et gagne d' un
autre : là de vieilles eaux meurent ; ici il en
naît de nouvelles. Remarquez que la mer, qui
a commencé à quitter un bord, s' en éloigne
toujours, pour avancer toujours aussi dans
les mes terres ; c' est que le dépérissement
des eaux doit commencer et continuer par
les anciennes générations, tandis que les
jeunes eaux multiplient d' autre part.
Si l' Angleterre a tenu autrefois au continent,
le dépérissement des terres et des rochers,
et lesproductions des eaux auront
p328
creusé le canal de la Manche. Si quelqu' un
doutoit que les pierres fussent sujettes à la
caducité, qu' elles meurent et se pourrissent
comme les corps humains, je lui rapporterois
ce qui arriva en juin 1714 à la montagne
de Diableret en Valais. Entre deux à
trois heures après midi, sa partie occidentale
tomba subitement et toute à la fois. Elle
étoit de figure conique (forme que lui avoit
donnée l' éboulement des germes qui devoient
être en plus grand nombre à la base). Elle
fit un gât considérable en tombant : elle
renversa cinquante-cinq cabanes de psan,
écrasa quinze personnes et plus de cent boeufs,
vaches et menu bétail etc. Parmi cette
masse de germes pierreux qui s' étoient
dévelops les uns sur les autres, ceux qui
étoient à la racine étoient morts de vieillesse,
pourris et duits en poussiere, tandis que
les autres étoient encore pleins de vie : ceux-ci
n' ayant plus de soutien durent s' écrouler.
On ne peut attribuer cet accident à aucune
autre cause. Car, suivant le rapport de
Mr Scheuchzer, il n' y avoit dans tous ces
débris de rocher, nul vestige de matiere
bitumineuse, ni de soufre, ni de chaux cuite, ni
par conséquent de feu souterrain.
p329
Le clocher du village de Craih dans la province
de Darby en Angleterre, n' est devenu
visible à une certaine distance, d' où on ne le
voyoit pas cent ans auparavant, que par
l' abaissement d' une montagne interposée et
l' élévation du terrein où l' église de Craih est
bâtie : l' un est une preuve manifeste de la
dissolution des premieres couches montagneuses,
et l' autre des réproductions nouvelles de la
terre, qui ont rehausl' église.
L' isle de Trasie, aujourd' hui Santorin,
n' existoit pas avant le tems de Sénèque,
elle parut tout à coup à la vue des mariniers.
Rhodes et Délos ont été vues de même sortir
du sein de la mer. La terre nouvellement
produite de Santorin a considérablement
multiplié en 726, 1427 et 1573, et il s' est formé
beaucoup de petites isles dans le même endroit.
Le 23 mai 1707 on vit de Santorin
à deux ou trois milles en mer, un écueil qu' on
n' avoit pas vu la veille : les curieux y furent
et sentirent le rocher croître sous leurs pieds.
Le 16 juillet suivant dix-sept ou dix-huit rochers
sortirent à la fois du fond de la mer, et
puis se réunirent en un seul. Le rocher
Grimaldi est une production du siecle dernier.
Tout cela prouve la ration rapide des terres
et des pierres.
p330
Je ne m' arrêterai pas davantage à ces particularités,
de peur qu' on ne me reproche d' être
trop attacà des idées qui n' ont peut-être
rien de plus bizarre que leur nouveauté ; et
qui à coup sûr ne seront pas troues plus
ridicules que la premiere découverte des
antipodes ne le sembla.
Les sels sont des corps organis : et leur
crystallisation difrente selon les especes, est
la même dans tous les individus de même nom.
Le sel marin forme toujours des crystaux cubiques ;
le vitriol des lozanges peu épais ; l' alun
des prismes ; le nitre des exagones minces et
plats ; le natrum des anciens des prismes
quadrangulaires ; le borax des quilles ovales, etc.
On mettra encore les soufres, les bitumes,
l' huile de pétrole et tous les autres fossiles,
dont je n' ai rien dit, au nombre des substances
organisées, des êtres provenus de semence,
et capables dans leur puberté de produire
des êtres semblables. On ne doute
plus que l' ambre negéte sur la cime des
montagnes entre deux pierres : les morceaux
que l' onche dans la mer, ont été détachés
par les vents qui les y ont fait tomber. Ainsi
les paillettes d' or que roulent les eaux des
fleuves, viennent des mines de la terre.
PARTIE 2 CHAPITRE 20
p331
des astres et des planetes ; et sur-tout de
notre terre.
sur notre terre tout commence d' exister
sous la plus petite forme qui lui convienne.
Le plus grand arbre n' est d' abord qu' une
graine que le vent emporte. L' homme
dans son origine est un ver. Un fleuve n' est
à sa source qu' un filet d' eau. à juger des
générations qui se font dans les autres globes
par celles du tre, les choses n' y doivent
avoir d' abord qu' une très-foible portion
d' existence, puis aggrandir leur être par une
gradation uniforme jusqu' à ce qu' elles aient atteint
leur point de perfection ; multiplier selon leur
espece, subir ensuite une décadence égale et
finir : sort commun à toutes les créatures.
Ce qui est vrai des corps que contiennent
les astres et les planetes, ne le seroit-il point
aussi des astres et des planetes même. Alors
que deviendront les belles théories que l' on
nous a dones de la formation de ces globes
immenses, s' ils procedent les uns des autres
par voye de génération ? Ils n' auront point
p332
eu dès le commencement cette énorme grosseur
qu' ils ont dans leur état actuel de développement ;
mais ils l' auront acquise peu à
peu par une extension naturelle à un germe
qui s' enfle pour prendre son accroissement.
Je serois donc porté à croire les globes célestes,
des corps animés d' une vie particuliere,
avec la force d' en produire de semblables.
Les astres enfanteroient des astres,
les astres croitroient, les astres mourroient :
et en effet combien n' a-t-on pas reconnu de
ces nouvelles productions dans le ciel ? Combien
d' autres étoiles ont disparu ? Il y en a
aussi qui ont grossi visiblement. Depuis longtems
la constellation des pleïades a perdu sa
septieme étoile ; depuis cent ans éridan en a
acquis deux nouvelles ; quatre autres sont
nées autour de la Polaire ; en 1626 le Cigne
perdit une de ses étoiles : dix ans après il en
parut une aume endroit, mais beaucoup
plus petite que la premiere : aujourd' hui c' est
une des plus grandes de cette constellation.
Les planetes douées aussi de la facul
génératrice, produiront d' autres planetes.
Comment les satellites de Jupiter auroient-ils pu
êtrecouverts avant l' ane 1610, par
Galilée, ceux de Saturne avant 1655,
1671, 1672 et 1684, l' un par Huygens,
les autres par Cassini le pere, si avant ces
tems ces globes n' étoient pas encore nés ?
p333
Qui sait si le tourbillon solaire n' a point eu
d' autres planetes qui soient mortes ? Qui
assurera qu' il ne s' y en engendrera point
d' autres dans la suite des tems ? Je me trompe :
nus a acquis de nos jours, pourquoi pas
produit, un satellite ; et les cometes prouvent
incontestablement que la fécondité des
globes célestes n' est point épuisée.
Au commencement les semences, ou germes,
des globes lumineux et des globes opaques
étoient confusément mêlées ensemble,
lange qu' on peut supposer nécessaire pour
la fécondation des premiers germes. Jusques-là
les ténebres étoient sur la face de l' abime :
les germes ténébreux couvroient la
lumiere des autres. Mais aps leur fécondation,
ils se séparerent : la matiere lumineuse
peupla successivement le monde de soleils,
et la matiere ténébreuse produisit plus ou
moins de planetes autour de chaque astre à
des distances, à des étendues différentes.
Pour ce qui est de celle que nous habitons,
amas confus de toutes sortes de germes sans
développement, elle n' étoit encore qu' une
masse peu considérable. Les germes de la
plus simple organisation furent les premiers
dévelops : ainsi la terre et l' eau, l' air et
le feu crurent d' abord : des générations de
l' eau il se forma des lacs, des fleuves et des
mers : les générations terreuses produisirent
p334
des continens et des isles, comme elles en ont
produit encore de nos jours : l' atmosphere
s' éleva sensiblement par les nouvelles productions
de l' air. Le feu élémentaire multiplioit
de même et communiquoit à toute la matiere
une chaleur féconde qui toit les générations.
Les semences pierreuses et métalliques
qui avoient été fécones dans le cahos,
ne tarderent pas à éclorre : les montagnes
et les pics se formerent lentement, les
gétaux parurent...
PARTIE 3 CHAPITRE 1
p335
d' une regle de moralité.
il seroit bien étonnant que les hommes fussent
encore à découvrir les vrais fondemens
de leurs devoirs, une regle sûre du
juste et de l' injuste, de l' approbation et du
blâme. Je m' en prendrois moins à la foiblesse
de l' esprit humain, qu' à la corruption
du coeur, à l' abus de la raison, à cette foule
de préjugés qu' il engendre, et que l' art sait
duire en principes.
Les savans qui se sont adonnés à cette étude
ne manquoient pas de lumieres pour y
ussir. Mais les uns, pvenus de sentimens
erronés qu' ils crissoient trop pour s' en faire,
p336
n' ont examila nature humaine que
superficiellement, autant qu' ils le jugeoient
à propos pour prêter à leurs préventions une
nuance derité. Peu sinceres dans leurs
recherches, ils ne l' ont pas étudiée dans la vue de
rectifier leurs ies : ils ont voulu à toute force
la trouver telle que leur méchanceté la demandoit.
Sans doute ils se soucioient fort peu
de nous repsenter l' homme dans son ritable
état originel. à en juger par leurs écrits,
on diroit qu' ils ont essayé seulement de nous
prouver qu' il nâquit tel que leur imagination
libertine l' avoit enfanté, espérant de faire
passer le systême monstrueux de leurs
passions, pour celui de la nature. Nouveaux
promethées, ils ont fabriqun homme à
leur guise, selon leurs conceptions bizarres :
ils lui ont don pour ame quelques étincelles
d' un feu subtil, et pour unique loi l' impression
brutale d' un amour-propre aveugle et imcille.
Nous reconnoissons néanmoins que la vie
de quelques-uns de ces philosophes fut plus
vertueuse que leur morale. Cette contrarié
entre leurs actions et leurs maximes, ne
fait-elle pas soupçonner qu' ils suivoient
par instinct un principe plus pur d' équité, que
celui qu' ilschoient en vain d' établir à force
de raison ?
Le systême des relations morales a quelque
p337
chose de séduisant au premier abord. Mallebranche,
Clarke, Wollaston, Montesquieu
en ont fait la base de leur morale. Je
me suis éga quelque tems à leur suite : ce
n' a été qu' à la faveur d' une lumiere moins
confuse que celle qu' ils m' offroient, que je
me suis échappé des routes tortueuses ils
m' avoient engagé. Je voyois bien par-tout
des rapports constans, nécessaires, immuables ;
mais je n' en découvrois pas la moralité
supposée. J' interrogeois ma raison, elle devoit
me l' indiquer : on me l' avoit promis. Ses
opérations étoient si lentes, si compliquées,
si abstraites, que je m' étonnois que la nature
pût nous conduire à la vertu par une voye
tellement embarrassée. Quand je lui demandois
plus particuliérement en quoi consistoit
le mérite réel de nos actions et leurmérite
moral, elle me parloit alors d' une conformi
abstraite avec l' ordre et la raison universelle,
sur quoi elle fondoit tout le moral
de la conduite des hommes. Métaphysique
bien peu à la portée du vulgaire.
Mais il m' arrive souvent, disois-je, d' approuver
ou de blâmer par une impulsion
involontaire, avant de m' être fait des notions
bien nettes de l' ordre, avant d' avoir
exami, pesé, combiné, comparé avec
cette regle, les actions que je dis blâmables
ou dignes de louange. Ici ma raison
p338
pouse à bout vouloit me prouver, tantôt
que j' avois une idée ine de l' ordre,
tantôt que si cette idée ne naissoit pas
avec moi, je pouvois aisément l' acquérir
et connoître toutes les conséquences qui
en découlent, par le simpleveloppement
des facultés de mon entendement. Une
autre fois elle me disoit qu' il est une logique
naturelle psente à tous les esprits,
qui leur découvre leurs devoirs et l' équi
d' une loi qu' ils sont tenus de suivre. Tout
cela me sembloit si peu conforme à l' éxpérience,
si au-dessus de l' imcillité humaine,
que je conclus qu' il n' appartenoit pas au
raisonnement d' établir la moralité de nos
actions ; et je pris le parti d' avoir recours aux
décisions du sentiment.
PARTIE 3 CHAPITRE 2
p339
il existe dans l' homme un instinct qui a seul
toutes les qualités cessaires d' une
regle de moralité.
l' auteur de notre être nous a don une
disposition intrinseque à approuver certaines
actions et certaines qualités, et à en
blâmer d' autres. C' est cette disposition qu' on
appelle instinct ; sentiment intérieur qu' on ne
peut mieux comparer qu' au goût du doux et
de l' amer. Que le créateur ait reglé les loix
de cet instinct sur les rapports essentiels et
immuables des êtres entre eux, cela est plus
que vraisemblable. Il n' est pas moins évident
que ce goût ne vient point en nous de lacouverte
de ces rapports métaphysiques ; qu' il
les préde ordinairement, et que si quelques
esprits poccus jugent légérement qu' il en
est le résultat, ils seront infailliblement
détrompés, en considérant que le sentiment de la
beauté morale ne peut appartenir à la facul
purement intellectuelle. Nous sentons le
juste et l' injuste par une impulsion naturelle,
comme nous jugeons des saveurs avant toute réflexion.
Les enfans et les ignorans savent bien quand
ils font mal. On dit que la raison le leur apprend.
p340
La raison est une lumiere qui éclaire
les esprits ; or les enfans et les ignorans ne
sont point éclairés. Voyent-ils la difformité
de telle action, de tel désir dans des relations
qu' ils ignorent ? Il y a donc un autre principe
qui pside aux mouvemens de leur ame, qui
n' a rien de commun avec l' esprit. C' est la
voix d' un sentiment intime qui a droit de faire
des distinctions morales. Ils sont mus secretement
à discerner le bien et le mal, à approuver
l' un, à blâmer l' autre. Le plus subtil
taphysicien me montrera-t-il autre chose
dans ce blâme et cette approbation, que l' action
puissante d' un instinct involontaire ?
Faudra-t-il donc être un raisonneur profond
pour pouvoir devenir vertueux ? Ne sera-ce
qu' à la suite d' une longue chaîne d' argumens
déliés que nous trouverons la notion du bien
et du mal ? La regle de nos actions doit être
dans nous, s' expliquer d' elle-même et sans
interprete. Elle doit être universelle, immuable.
sont ces caracteres, sinon dans un
instinct uniforme, commun à tous les hommes,
le même dans tous ? Sa voix est éclatante : ses
oracles ne sont point obscurs. Qui
l' écoute, l' entend et le comprend. Il parle à
tous les coeurs un me langage, et prescrit
dans tous les tems une même loi. Il est la
mesure vivante de la justice. Rien n' est bon
que par lui.
p341
La voye de l' instinct est promte, facile,
infaillible : elle ne psuppose ni idée, ni
connoissance, ni raisonnement. Aussi le cateur
n' a pas voulu confier à notre raison le
soin de notre conservation. Il l' a confié à
nos sens, trouvant dans la fidélité de leurs
opérations une plus grande reté que dans
les caprices de l' autre : d' autant que laflexion
est bien plus lente que le mouvement machinal
précipité par le sentiment. Si, quand je
me ble, remarque Abadie, il falloit avant
de retirer le bras ou la main, connoître la
nature du mal que je ressens, examiner par
quelle route j' enverrai les esprits animaux
dans les nerfs qu' ils doivent remuer, quel
est le degré pcis de mouvement qu' il faut
imprimer pour l' effet que j' en attends, on
sent que je serois bien brûlé avant d' avoir
fait la moindre partie de ces choses qui toutes
s' exécutent promptement à l' insçu de ma
raison. On auroit lieu de s' étonner que dans
le choix de deux moyens capables de nous conduire
à la vertu, l' être souverain set servi
du moins propre à son dessein ; que pouvant
nous faire appercevoir tout d' un coup les
distinctions morales par un sentiment vif et
imdiat, il en t attaché la connoissance à
l' exercice pénible des facultés de l' esprit.
PARTIE 3 CHAPITRE 3
p342
couvertes des modernes sur le goût
moral.
je ne m' arrêterai pas davantage à prouver
l' existence de cette regle de moralité, la
seule exempte d' équivoque, et sujette à un
très-petit nombre de difficultés. J' observe
seulement qu' elle est si inpendante des vains
raisonnemens de la philosophie, que les hommes
s' en sont servi pendant bien des siecles,
comme les enfans se servent de leurs yeux,
sans songer qu' ils en ont, sans savoir en quoi
consiste la vision. Les anciens ne paroissent
pas avoir reconnu le goût moral ; et je
rapporterois volontiers à cette ignorance, leurs
variations dans la science des moeurs. Ciceron
dit pourtant au livre des offices, qu' il
faut qu' il y ait dans l' homme une probité innée,
gratuite, desintéressée. Mais on peut
dire que cette découverte est tout-à-fait moderne,
par l' évidence que lui ont donnée deux
philosophes de notre siecle.
Hutcheson est le premier, je crois, qui
ait parlé d' une maniere précise et distincte d' un
instinct moral : il en a développé les caracteres.
p343
C' est une inclination naturelle, involontaire,
indépendante de toute considération
humaine et sacrée, des subtilités de la raison et
des promesses de la religion, des loix pénales
et remunératrices, de l' amour et de l' honneur,
des pjugés et des vues intéressées de
l' amour-propre. Ce sentiment est universel.
Il réside dans tous les individus, et du coeur
de chacun d' eux comme d' un centre particulier,
il s' étend à tous les autres sans distinction
d' amis et d' ennemis, de proches et d' étrangers,
de grands et de petits, de pauvres
et de riches. Telle est en un mot la nécessité
et l' universalité de cet instinct, qu' il nous fait
approuver tout le bien, quelque part qu' il soit,
et blâmer tout le mal, quel qu' en soit l' auteur ;
tout cela par une disposition naturelle de
notre être. Voilà en substance la conclusion
ultérieure des ditations ou recherches de
cet habile moraliste anglois, sur l' origine des
idées que nous avons de la beauté et de la
vertu.
Hume, en examinant les effets naturels de
cet instinct dans le commerce du monde, les
formes diverses sous lesquelles il se produit
parmi les hommes, a remarqque toute
qualité ou action utile ou agréable, soit aux
autres soit à nous-mêmes, étoit appellée vertueuse
et approuvée par un sentiment naturel ;
que d' un autre côté toute qualité ou action
p344
nuisible ousagréable, soit aux autres, soit à
nous-mêmes, étoit reputée vicieuse et blâe
par une pente aussi involontaire. C' est-à-dire,
qu' il a reconnu que l' utilité et l' agrément réels
et bien-entendus sont la raison de l' approbation
forcée que nous donnons à certaines qualités
et actions, et que leurs contraires sont
la raison suffisante de l' idée de vice que nous
attachonscessairement à d' autres qualités et
actions. Si celui qui façonna nos organes intérieurs
devoit nous donner du goût pour certains
rapports et du dégoût pour d' autres, il
convenoit que le goûtt pour l' utile et
l' agréable, et notre dégoût pour leurs contraires,
puisqu' il devoit en résulter un sentiment
de bienveillance, la seule mesure de l' approbation
et du blâme.
Une chose est utile et agréable indépendamment
de notre gt ; mais jusques-là elle n' a
point de moralité. Qu' un homme sauve la
vie à un autre, par hazard ou par tout autre
principe qu' un motif d' affection ; son action,
quelque utile qu' elle soit, n' a aucune bon
morale. Elle en aura dès lors qu' elle sera le
fruit d' un coeur bienfaisant. En un mot,
notre goût tombe toujours sur l' utile et
l' agréable, non en vue d' aucun intérêt, mais
par une disposition physique, souvent contraire
à l' intérêt de l' amour-propre et des passions.
PARTIE 3 CHAPITRE 4
p345
de l' instinct ou sens moral comparé aux
autres sens.
l' ame perçoit le bien et le mal, comme
elle goûte le doux et l' amer, comme
elle distingue au tact ce qui est mou de ce qui
est dur, comme elle voit le blanc et le noir,
comme elle entend les accords et les dissonances,
comme elle sent la suavité des parfums
et la vapeur des matieres infectes. Car puisque
les différences morales nous sont immédiatement
connues par une disposition organique
de notre être, il est nécessaire qu' elles soient
le fruit d' un sixieme sens tout semblable aux
autres : ce ne peut être que par une opération
analogue aux leurs, que l' ame soit instruite
de la bonté et de la malice morales. Tout
ce qui dans l' animal n' est pas le produit de
l' induction, de la réflexion, du raisonnement,
est l' effet de l' impulsion d' un sens.
La beauté et la difformité des actions nous
deviennent sensibles, comme la beauté et la
laideur des visages. Ces deux distinctions,
fondées sur des sentimens naturels du même
genre, nous sont intimées de la même maniere.
p346
à la vue de certains traits, dont j' ignore
l' ordre, la symmétrie et les rapports géométriques,
je reconnois la beauté personnelle : à la
présence de certaines actions, j' en sens d' abord
la beauté morale, avant de songer aux
avantages que l' humanité en retire. La premiere
sensation est suivie d' un mouvement automate
d' affection ; la seconde d' une approbation
machinale. Aucune de ces émotions
n' est ni plus essentielle que l' autre, ni d' un
ordre inférieur. Elles ne different que par leur
objet qui donne l' avantage à la derniere, autant
que la vertu est préférable à la beauté du corps.
Nous tenons le goût du bien et du mal,
comme le goût du doux et de l' amer, d' une
disposition intrinseque de notre l' ame, qui a
son effet à la présence de son objet. La douceur
nous flatte, l' amertume nouspugne,
de la même sorte que nous approuvons la vertu
et blâmons le vice. Je trouve dans l' une
et l' autre circonstance, un sentiment intérieur
excité par l' impression d' un objet extérieur
(je ne parle pas encore de l' intermede
de ce sentiment) : il est dans nous à l' insçu
de notre volonté. Mon médecin a beau
faire, il ne parviendra pas à me faire trouver
de la douceur à une potion amere. Un traître
étalera avec éloquence tout ce que l' esprit
de sophisme et une métaphysique captieuse
p347
peuvent imaginer, pour disculper ou pour
diminuer l' atrocité de son crime, je le blâmerai
toujours intérieurement, lors même
que je recueille le fruit de la trahison :
je récompense le traître, et je déteste
le crime.
Une rose que vous flairez, vous charme
par son odeur. Une action généreuse dont
vous êtes témoin ou que l' on vous racconte,
vous fait éprouver un sentiment d' estime,
aussi nécessaire. Mais les odeurs sont
mortelles aux femmes en couche : cette considération
pourtant ne diminue en rien le parfum
agréable qui flatte leur odorat, quoiqu' elles
se privent par raison de ces sensations flatteuses.
Le guerrier dont j' admire la valeur
utile à sa patrie, est mon ennemi. N' importe,
ma haine se tait : ou malgré ma haine,
j' approuve sa vertu généreuse.
Sans la moindre connoissance de la théorie
des sons, on distingue les accords des discordances.
Si des exriences multipliées ne
nous avoient pas fait connoitre que c' est par
l' oreille que ces sensations entrent dans nous,
nous en chercherions en vain l' organe, sans
le deviner. Ce n' est pas tout : telle est la
puissance de ce sens sur l' ame, qu' il y excite
des passions violentes, de fureur, de tendresse,
de compassion, de haine ; et le physique de
tout cela ne nous est point connu. Je suis
p348
spectateur d' une scene mêlée de vice et de
vertu : c' est un fils ingrat envers un pere
généreux. Sans aucun raisonnement présuppo,
je distingue le bien du mal. L' un emporte
mon approbation, l' autre est blâmé.
Mon ame ne s' en tient point à des spéculations
froides. Le coeur bienfaisant m' affecte
d' amour et de compassion : l' ingrat éprouve
toute mon indignation.
Le sens moral qui nous fait toucher, pour
ainsi dire, le bon et le mauvais des actions
humaines, compa au tact qui nous fait juger
du poli et de l' inégalité des surfaces, de
la dureté et de la molesse des masses, en
soutient également bien le parallele. La texture
des parties d' un corps doit être du ressort
de notre tact, c' est-à-dire, proportione à son
deg de finesse : autrement les nuances trop
subtiles lui échapperoient. La peau la plus
lisse et la plus douce au toucher est encore
sillone, mais nous n' avons pas le tact assez
délié pour nous en appercevoir. D' où je
conclus que puisque le tact moral nous fait
sentir la malice et la bonté des actions et des
caracteres, le bien et le mal sont dans l' ordre
de ce sens qui en fait passer la perception dans
l' ame.
Au reste tous les sens se ressemblent dans
la maniere dont ils operent ; ils agissent tous
sur l' ame par une thode uniforme. Les
p349
sensations ne varient donc que par leurs
termes : d' ailleurs elles sont toutes involontaires,
rapides, maîtrisant avec empire
les êtres qui sentent. L' audition n' est
pas la vision, mais c' est une sensation organique
comme elle, dont elle ne differe, que parce que son
objet peut être entendu seulement, au-lieu que
l' objet de la vision n' est que visible. La
sensation morale ne différera de même de la vision,
que parce qu' elles ont des termes différens,
savoir l' une tout ce qui est visible,
l' autre tout le moral. Mais du reste
il est à croire que l' une se fera comme
l' autre, par l' action d' un objet sur un organe,
transmise jusqu' à l' ame.
PARTIE 3 CHAPITRE 5
recherche de l' organe du sens moral, et
de la maniere dont les objets moraux
agissent sur cet organe.
on distingue trois termes dans une sensation :
l' objet qui agit imdiatement
sur l' organe, l' organe qui transmet l' impression
reçue à l' ame, et l' ame qui la reçoit.
p350
Un objet est psent, l' organe en est affecté,
et l' ame le sent. Il y a aussi trois modes
dans la sensation : la maniere dont l' objet
agit sur l' organe, qui ne peut être qu' une
sorte de tact ; la maniere dont l' organe transmet
l' impression rue à l' ame, la maniere
dont celle-ci est affectée. S' il n' y a point
d' objet externe, l' organe n' est point ébranlé,
et l' ame ne sent point. Dans les ténebres
épaisses il n' y a point de rayons lumineux qui
viennent se peindre sur la retine ou la choroïde :
aussi l' ame ne voit point. Sans organe
point de sensation : si le nerf optique est
coupé ou paralysé, l' oeil auroit beau être sain
et recevoir l' image la plus distincte, il n' y
auroit point de vision. Le sentiment cesse
par la destruction de l' organe, et il ressuscite
avec lui. Tel est le mécanisme de la nature
qu' elle suit exactement dans toutes sortes
de sensations, de quelque genre qu' elles soient.
Les organes du corps sont dans le systême
présent les seuls moyens de sentir. On voit
j' en veux venir. Les perceptions morales
sont des sensations du même ordre que
les autres, quoique d' une espece différente :
il leur faut donc un moyen sensitif, un organe,
comme aux autres ; car elles ne peuvent
entrer dans l' ame à la présence de certaines
actions ou de certains caracteres que par
l' intermede d' un organe qui les y transmette.
p351
Tous les sens sont des especes de tact. La
vision est le nerf optique touché par un pinceau
de lumiere, l' odorat les fibres olfactives
ébranlées par les substances odoriferes,
l' ouie le nerf acoustique frap par les
ondulations de l' air, le goût le chatouillement ou
l' irritation des papilles nerveuses éparses sur
la langue, dans le palais, et dans tout
l' intérieur de la bouche, etc. Je parle de la
sensation considérée dans son organe : dans l' ame,
c' est la perception des couleurs, des saveurs,
des sons, des odeurs, de la dureté et de la
molesse des corps, du chaud et du froid. Il
est toujours vrai que toutes les sensations ne
sont que des modifications du toucher. Le
toucher, à mesure qu' il se subtilise et se
perfectionne, devient la base de sensations plus
parfaites. Quel risque de le supposer à un
tel degré de finesse qu' il puisse occasionner
dans l' ame un sentiment moral ? Rien ne nous
porte à psumer que l' analogie de la nature,
soutenue dans les autres sens, se démente
pour celui-ci seulement. La similitude des
opérations nous force au contraire à reconnoître
l' uniformité de ses loix.
à la vue d' un objet nous en percevons imdiatement
la couleur. à la présence d' une
action nous en percevons immédiatement
aussi la moralité. Il est légitime d' en inférer
que l' une agit sur notre ame comme l' autre,
p352
c' est-à-dire, au moyen d' un organe qui lui est
propre. Voilà la nécessité d' un organe moral,
qui par un changement qu' il éprouve à la
présence des objets moraux, en transmette
l' impression à l' ame, laquelle en sentira la
moralité, comme elle voit la couleur d' un
objet, par l' action de cet objet sur l' organe
de la vue, transmise de l' organe à l' ame.
En concluant d' après une suite d' analogies
constatées, nous n' avons pas d' erreur à craindre.
L' assurance est ici à son dernier point,
la nature nous disant constamment qu' il n' y
a point de sensation dans l' ame, sans organe
sensitif qui reçoive une impression du dehors.
Les idées ont elles-mêmes leur siege dans
les filets de la substance médullaire, où elles
sont comme en dépôt pour passer dans l' ame,
lorsqu' elle veut se les rappeller.
Comment un caractere, une action, dont
la moralité est une affaire de sentiment,
agiroient-ils sur l' ame sans intermede ? Mais
dira-t-on, comment y agissent-ils par cet
intermede ? La seconde question demeurant
insoluble, je n' en suis pas moins autorisé à
admettre un organe moral. Car l' observation
journaliere nous a convaincus, et personne
n' en doute, que les objets n' ont pas le pouvoir
d' agir immédiatement et par eux-mêmes
sur l' ame, mais seulement au moyen des nerfs
reconnus pour les organes des sensations.
p353
Pour ce qui est de la maniere dont ceux-ci
s' acquittent de leurs fonctions, on convient
qu' elle nous est inconnue, parce que l' expérience
nous manque. Mais nous ne craignons
pour-tant pas d' assurer que ce n' est
que par eux que l' ame sent, tant qu' elle
est dans le corps. Convenons donc que
c' est par eux qu' elle sent la moralité des actions.
L' usage des observations analogiques est le
meilleur guide dans les matieres qui ne sont
pas évidentes par elles-mêmes. Presque tout
le physique de nos sensations est encore un
mystere pour nous. Nous savons bien que
nous touchons un marbre, que nous flairons
une rose, que nous voyons du verd : mais
nous ignorons tout ce qui se passe depuis la
surface de nos organes jusqu' au siege du sentiment.
Nous savons que nous avons le sentiment
des odeurs, des saveurs, des couleurs :
mais comment ce sentiment est-il excité dans
nous ? Nous l' ignorons. Dans toute sensation,
nous ne connoissons que les deux extrêmes,
le sentiment et son occasion extérieure ;
tout l' intermédiaire nous est caché.
C' est cette obscurité qui a donné lieu à tant
d' hypotheses plus ou moins frivoles et
ingénieuses. Remarquez néanmoins que tel est
l' empire légitime de l' analogie, que quelque
p354
systême qu' un philosophe admette, il le fait
influer sur tous les faits qui se ressemblent.
Le créateur du fluide spirituel, explique tout
le mécanisme des sens et du mouvement musculaire,
par le flux et reflux des esprits. Ce
sont eux qui dardés duservoir général dans
les tubes capillaires des nerfs courent
continuellement de leur orgine aux moindres
ramifications, retournent ensuite vers le siege
du sentiment, pour avertir l' ame de ce qui se
passe au dehors. Ce sont eux pareillement
qui entrant dans les cavités des filamens
musculaires, les sollicitent à s' allonger et à se
raccourcir, à se gonfler et à s' étendre, pour
opérer les mouvemens de la machine. Les
physiciens qui tiennent pour la crispation des
fibrilles qui composent les nerfs et les
muscles, expliquent par elle la vision, le goût,
l' odorat, etc. : parce que toutes les sensations,
offrant des pnomenes qui se ressemblent,
doivent s' opérer d' une maniere semblable.
Ceux enfin qui aiment mieux dominer
tous les systêmes que de se laisser gouverner
par un seul, conviennentanmoins que
tous les sentimens naissent dans l' ame par
une impression semblable des objets sur les
organes sensitifs. Ce seroit donc une exception
bien étrange que la force de l' analogie
ne s' étendît pas aux sensations morales qui au
p355
fond ne different pas plus des sensations du
goût et de l' odorat, que ces deux dernieres
ne different entre elles.
Suppoqu' il y ait un organe moral, une
extension nerveuse fibrillaire qui partant du
sensorium commune , s' étende jusques vers
certains points de l' économie interne, lesquels
communiquent avec d' autres filamens extérieurs
analogues ; comment un objet moral
peut-il affecter cet organe de telle sorte que
cette affection passe dans l' ame pour lui en
faire conntre la moralité ?
Suivons la méchanique des autres sensations,
nous y verrons le type de celle-ci.
Chaque substance porte avec soi sa couleur,
sa saveur, ou plutôt ce qu' il faut pour en
exciter imdiatement la sensation dans l' ame.
Toute action ou qualité porte de même
avec elle sa moralité, ou au moins ce qu' il
faut pour la faire sentir à l' ame. Quand un
objet se peint dans l' oeil, il s' y peint avec sa
couleur et sa figure : quand le son frappe mon
oreille, il y parvient avec le ton qu' il a,
grave ou aigu. De même une action dont je
suis témoin, m' est présente avec sa moralité :
si on me la raconte, les mots frappent mon
oreille avec le caractere de l' action qu' ils
expriment. Il est vrai, la moralité des actions
n' est ni visible, ni palpable ; je ne dis pas non
plus que nous la voyons ou que nous la touchons.
p356
Mais cela n' empêche pas qu' elle ne
devienne sensible par son organe propre. Le
son n' est ni visible, ni tactile ; en est-il
moins sensible à l' ame au moyen du nerf
acoustique ? Ainsi, quoique les objets moraux
ne nous soient pas sensibles comme peints
dans l' oeil, ni comme sentis par les fibres
olfactives de l' odorat, ils le deviennent par
l' impression qu' ils font sur l' organe de leur
sens particulier, appellé pour cette raison sens
moral.
Ce qui laisse de l' obscurité sur cette opération,
c' est que nous ne sommes pas en état
d' assigner au juste quel est cet organe. Mais
il y a toujours deux points constans à ce sujet,
savoir que la moralité des actions et des
caracteres est quelque chose de sensible, et
qu' il n' y a point de sensation dans l' ame qui
n' ait un mécanisme qui lui réponde dans le
systême organique de la machine.
En examinant les choses du plus ps,
oncouvre des rapports entre l' organe
moral et ceux de la vue et de l' ouie. Je
vois un homme qui en tue un autre : je
le vois parce que ce tableau est peint dans
mon oeil : je sens aussi la méchanceté de
cette action ; n' ai-je pas tout lieu de croire,
non pas que cette méchanceté est peinte
dans mon oeil, puisqu' elle n' est pas visible,
mais qu' elle affecte à sa maniere des
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fibres morales pandues, sinon sur la choroïde,
au moins dans une gion particuliere de
la mlle du cerveau, d' elles correspondent
avec celles de la choroïde ? Vous me
racontez la même action : j' entends votre
recit par l' impression que font les mots (qui
ne sont autre chose que des sons, ou l' air
diversement modifié par la glotte) sur l' appareil
intérieur de mon oreille ils parviennent.
Sans autre addition, je perçois la
moralité de l' action dont vous me parlez :
n' est-ce pas que l' expression m' en est communiquée
par des fibrilles du sensorium affectées
de cette moralité, ainsi que les fibres
auditives le sont par les vibrations de
l' air ? L' organe des sensations morales n' est
pas celui de la vue, ni celui de l' ouie, mais
il paroit qu' il y a, dans le plan organique,
des filamens qui, à la présence des objets
moraux, éprouvent une commotion pour en
avertir l' ame ; que ces filamens ont une
correspondance marquée avec les nerfs optiques
et acoustiques ; que ces filamens sont ébranlés
toutes les fois que les objets qui frappent
la vue ou l' ouie, portent quelque caractere de
moralité.
Certains accords attendrissent l' ame. On
distingue dans ce pnomene, la simple audition,
du sentiment de tendresse qui l' accompagne :
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mais il faut convenir que ces deux
sensations très-disparates sont pourtant excitées
dans l' ame par une impression organique,
et qu' ainsi il doit y avoir dans l' organe de
quoi faire entendre à l' ame les modulations
musicales, et de quoi la passionner par elles.
Il n' y a pas d' autre distinction entre la
connoissance d' une action, ou d' une qualité
humaine, qui me vient sûrement par quelque
sens, et le sentiment de sa moralité que j' éprouve
en même tems, selon les loix de l' organisation
et de la correspondance de l' ame avec le corps.
D' vient la pugnance que l' on a à admettre
dans le genre nerveux, des filets propres
à recevoir l' impression de morali, comme
il y en a qui reçoivent celles des couleurs
et des saveurs ? Elle ne peut venir que de
ce qu' on s' est accoutumé à ne regarder comme
sensible que ce qui tombe sous les cinq sens
ordinaires ; et à la rité les objets moraux
n' affectent aucun de ces cinq sens. Mais
les couleurs se voyent et ne s' entendent point :
les sons s' entendent et ne se goûtent point ;
parce que chaque objet d' une sensation différente
d' une autre, a aussi un organe difrent,
le seul capable de la transmettre à l' ame. Dès-lors
la difficulté tombe d' elle-même, quoique
le moral ne s' entende, ni ne se voye, ni ne
p359
se goûte, il se fera pourtant sentir par un
sens différent des autres, infiniment plus
subtil, plus noble, plus parfait, et peut-être
tout-à-fait intérieur ; l' on n' en pourra jamais
conclure autre chose, sinon que le sens
moral n' est ni le tact, ni le goût, ni l' ouie,
ni l' odorat, ni la vue, d' autant que son objet
n' est ni palpable, ni savoureux, ni sonore,
ni odorant, ni visible ; et malgré tout cela
le moral sera une modalité sensible, et aussi
sensible que le doux et l' amer, que le blanc
et le noir, etc.
De plus ce point essentiel me paroît
désormais tout-à-fait décidé. L' on a très-bien
prou que les distinctions morales
ne sont pas du ressort de l' entendement,
qu' elles ne sont pas des apphensions purement
intellectuelles, mais qu' elles sont
déterminées uniquement par le sentiment.
Je souhaiterois que le lecteurt bien
lu et médité les deux auteurs anglois que
j' ai nommés ci-dessus, sans quoi ce petit
traité, qui est comme la suite de leurs
recherches, ne lui paroîtra qu' un paradoxe
perpétuel. Qu' il se rappelle du moins qu' une
action ou qualité vertueuse est celle qui
excite imdiatement un sentiment de plaisir
et d' approbation dans ceux qui en sont
témoins, et qu' une action ou qualité vicieuse
p360
est le contraire. N' est-il pas évident
que la perception d' un tel sentiment ne
peut nous être communiquée, en vertu de
la constitution de notre être, que par un jeu
organique, comme la perception du doux et
de l' amer ?
PARTIE 3 CHAPITRE 6
de l' influence naturelle du sens moral sur
la société et sur les loix positives.
les hommes naissent plutôt amis qu' ennemis ;
et la guerre est un état contre nature.
Un sentiment de bienveillance naturelle
leur fait trouver du plaisir à se faire du
bien, et de lapugnanceme à se voir
souffrir : il les porte fortement à approuver
tout ce qui est utile à l' humanité, et à blâmer
tout ce qui lui est dommageable. Cet instinct
n' est-il pas assez puissant dans sa pureté, pour
retenir les uns aups des autres, des êtres
nés les uns des autres ? Et supposé qu' étant
dispersés ils viennent à se réunir, n' est-il pas
à croire qu' il influera beaucoup sur leur
premiere réunion ? Ainsi atroups, les hommes
p361
ne chercheront point à se nuire : chacun se
contentera de ce qui lui suffit, sans s' approprier
le nécessaire de son voisin. Tous seront
libres, et personne ne sera inpendant ;
parce que les sentimens moraux fondent des
égards mutuels qui se font sentir à une
impression agréable, lorsqu' on s' y conforme, à
une impression désagréable, lorsqu' on les
contredit. Tant qu' ils demeureront fideles
aux mouvemens de la bienveillance naturelle,
elle sera leur vertu, leur sureté et leur
bonheur. Je me plais à rapporter l' origine
de cette communauté naissante, au sixieme
sens comme les arts sont les enfans des cinq
autres.
Le désordre ne naîtra que dupris des
sentimens moraux, lorsque la diversité des
inclinations, des forces, de la beauté, de
l' industrie, mettra de la variété entre les
occupations des hommes et de la distinction entre
eux, lorsque cette inégalité naissante fera
éclore les passions du sein de l' amour propre,
et que les individus donnant plus à celles-ci
qu' à l' instinct moral, se refuseront à son
impulsion pour se livrer à d' autres appetits
au-delà de l' exigence naturelle.
Mais celui, qui jetta les premiers fondemens
de la socté politique, ne fut point un
sauvage robuste qui ayant enclos un terrain,
s' écria avec férocité : ceci est à moi,
qu' on se
p362
garde d' y toucher ; ce ne fut point un
politique ru qui voyant que la force pouvoit lui
enlever ce qu' il avoit usurpé avec adresse,
voulut persuader à ceux qu' il opprimoit, d' appuyer
ses injustes prétentions ; ce ne fut
point encore un ambitieux qui pour son profit
particulier ptendit assujettir tout le genre
humain à la peine, à la servitude et à la
misere. Ce fut un sage qui affligé de voir la
licence des chans gêner la liberté des bons,
et la bonté de ceux-ci oser à peine resister à
la méchanceté de ceux-là ; qui aussi touc
des maux d' une partie de l' espece que choq
de la brutalité de l' autre, conçut le grand
dessein de primer les furieux, et d' assurer
l' innocence. Les loix qu' il proposa à cet effet
ne furent point un nouveau joug, mais l' expression
simple des sentimens moraux. Il ne
faut pas juger de la premiere législation, par
le code des loix des nations policées, où trop
souvent la raison veut dominer la nature,
quoique son devoir soit uniquement de nous
faire entendre combien il est important de ne
jamais contredire les mouvemens vertueux
qui naissent de la constitution naturelle de
notre être.
La nature produisit au dehors la loi qu' elle
contenoit au dedans et qu' elle intimoit à
tous les coeurs par les douces impressions du
sentiment ; son intention ne fut pas de rendre
p363
les hommes esclaves, mais de leur rappeller
en quoi consiste leur liberté.
La liberté naturelle n' est que le droit
de faire ce que la nature permet, ce qui
est conforme aux sentimens moraux que
nous tenons d' elle. La liberté civile est
de même le droit de faire ce que la loi
permet ; et si les loix ne sont que l' expression
des sentimens moraux, la liberté
civile ne differe point alors de la liberté
naturelle. C' étoit aux legislateurs à être
attentifs à ce que dicte l' instinct moral dans
les circonstances que regardent leurs loix.
J' observe encore que, lorsque nous osons
juger des loix, nous n' avons point de
meilleure regle pour les apprécier, que
de les comparer aux sentimens moraux.
PARTIE 3 CHAPITRE 7
p364
le sens moral est la source de l' amabilité
intérieure de la vertu, et de la laideur
intrinseque du vice.
on dit tous les jours que " la vertu a une
beauté intérieure... etc. "
quelle est cette beauté intérieure qui rend
la vertu aimable pour elle seule, qui fait
qu' elle est à elle-même sa récompense, qui
sert de base à la sagesse philosophique ? Quelle
est cette laideur intrinseque du vice qui
le rend haïssable par lui-même, et sans égard
au châtiment et à l' opprobre ? C' est le rapport
différent de l' une et de l' autre au sens moral.
Une qualité ou action vertueuse est celle
qui excite immédiatement un sentiment de
p365
plaisir et d' approbation dans ceux qui en sont
témoins : une qualité ou action vicieuse est
celle qui excite immédiatement un sentiment
de déplaisir et d' improbation dans ceux qui en
sont témoins. Il est donc nécessaire à notre
ame, que les qualités et les actions vertueuses
lui plaisent par elles-mêmes, puisque sa
constitution la porte imdiatement, sans aucune
autre considération, à les trouver belles
et agréables, à s' y affectionner, à se complaire
en elle-même lorsqu' elle les y apperçoit,
à les juger dignes de son amour, même
dans son plus mortel ennemi.
Par une conséquence semblable, elle doit
détester le vice pour lui seul : car le même
instinct la porte par une impression immédiate,
involontaire, irfléchie à le juger laid et
désagable par-tout elle l' appeoit, même
dans elle et lorsqu' il lui est d' ailleurs
avantageux : delà la peine intérieure qui rend le
chant la premiere victime de sa malice.
L' instinct seul fait l' amabilité de la vertu,
et la laideur du vice : c' est par lui que nous
sentons l' une si immédiatement aimable que
nous ne pouvons nous emcher de lui donner
notre amour, notre estime, notre approbation ;
et l' autre si difforme que rien ne
peut l' exempter de notre haine, de nos pris
et de notre désaveu.
Nous ne chercherons plus aussi la raison
p366
suffisante de ce double pnomene. C' est le
bien commun et particulier de l' espece entiere,
dont l' intét seroit bien mal confié aux
vaines subtilités de l' esprit qui se charge trop
souvent de nous fournir des prétextes d' inhumanité.
PARTIE 3 CHAPITRE 8
des impressions agréables et désagables qui
accompagnent les sentimens moraux, et
reglent les distinctions morales.
le sens moral est tel que les qualités et
actions vertueuses l' affectent agréablement,
et que les qualités et actions vicieuses
y excitent une sensation sagable ; comme
le parfum des fleurs chatouille l' odorat, comme
les odeurs fortes y causent une irritation
douloureuse. Le plaisir et la douleur
dans l' une et l' autre circonstance, sont
tout-à-fait organiques : ils ont pour principe
l' impulsion naturelle d' un sens.
C' est par le plaisir que nous sommes intéressés
à la conservation de notre être, et la
douleur nous avertit d' y pourvoir. Le plaisir
p367
aussi nous attache à nos semblables, et
une répugnance naturelle à leur nuire, ménage
leurs intérêts dans notre coeur. Quel
autre mobile plus fort qu' un plaisir involontaire,
étoit plus capable de nous passionner
pour eux ? Le plaisir est une particule de ce
sentiment délicieux qui side tout entier
dans la divinité, et dont elle a fait part à
ses créatures selon le degqui leur convient.
Ici la dose n' en a point été ménagée. Il étoit
dans l' ordre que ce qu' il y a de plus noble
dans l' homme, je veux dire cette affection
universelle, cette complaisance gratuite pour
l' espece, fût pour lui la source des plus pures
délices.
Qu' on sépare en idée, des sentimens moraux, les
impressions plaisantes ouplaisantes
qui les accompagnent cessairement. Supposons
que, sur la simple considération de
quelques rapports métaphysiques, nous approuvions
tel acte de générosité qu' il vous plaira,
sans éprouver le plaisir naturel qui détermine
notre approbation dans de pareilles rencontres ;
dès-lors cette approbation froide nous
laisse dans une parfaite indifférence et pour
la personne généreuse et pour celle qui a mérité
sa générosité. Jusques-là je ne vois dans
la moralité d' une si belle action, qu' une affaire
de calcul, une oration algébrique, une
combinaison subtile de rapports abstraits, qui
p368
me fait approuver sans goût pour ce que je
dis être bien, et qui dans le cas contraire
me fera blâmer un crime, sans m' en faire sentir
l' horreur. Que l' innocence soit opprie,
je dirai froidement : cela n' est pas juste.
Qu' un ami sauve la vie à son ami, je dirai
aussi froidement : il a bien fait ; à peu près
comme je dis que deux et deux font quatre,
et que trois et deux ne font pas six. Les
vices et les vertus ne me toucheront pas plus
que larité et la fausseté de ces propositions.
J' aurai raison de les traiter de vérités
et de mensonges spéculatifs, puisqu' ils
n' atteindront pas la partie sensitive de mon ame.
Rendez mon approbation voluptueuse : faites
qu' un plaisir interminé me porte à louer
telles actions, qu' un chagrin involontaire
m' en repsente d' autres comme bmables ;
je m' affectionne aussitôt aux actions vertueuses
et à leurs termes, et le vice me répugne
par la constitution physique de mon être.
Pensez-vous que la simple connoissance du
bon ou mauvais état de notre corps t suffi
pour lui assurer la bienveillance de l' ame ? Le
plaisir et la douleur ont tout un autre pouvoir.
Voilà pourquoi l' ame est affectée d' une
façon agréable ou désagréable, selon le rapport
des objets avec notre corps. Je m' imagine
de même que notre affection pour les
autres hommes seroit bien foible, bien chancelante,
p369
bien sujette à se démentir, si elle
ne posoit que sur la vaine spéculation du tort
ou de l' avantage qui peut résulter de telles
ou de telles actions, pour la société commune.
Mais elle est tout autrement forte et
re, dès qu' elle est déterminée par un sentiment
vif et voluptueux du bien, et par une
impression également vive et pénible du mal.
J' ai une joye secrette à songer que des
impulsions organiques, indépendantes de ma
raison, reglent le jugement que je porte des
qualités humaines. Je suis sûr de tout ce
qui part en moi de l' instinct qui ne peut me
tromper : mais je compte peu sur de vains
raisonnemens qui peuvent me faire illusion,
et que j' ai souvent surpris en mensonge.
L' amabilité de la vertu n' est que le plaisir
naturel, que nous y prenons, et la laideur
du vice n' est que le déplaisir qu' il nous cause
naturellement aussi. Ce sont donc les impressions
différentes que font les actions et qualités
humaines sur le sens moral, qui fixent
leur moralité. Le plaisir immédiat qu' elles
y excitent, leur donne le caractere de la vertu :
le déplaisir imdiat dont elles l' affectent, leur
imprime la tache du vice. C' est à peu ps
ce que j' ai déjà dit dans le chapitre précédent
en d' autres termes.
PARTIE 3 CHAPITRE 9
p370
causes de la pravation du sentiment
moral, et moyens de le perfectionner.
ce n' est guere que dans la société que le
sens moral peut se perfectionner : ce
n' est aussi que dans la socté qu' il peut
parvenir au dernier point de dépravation. Les
arts sont de même le raffinement et la corruption
des cinq autres sens. Les artistes
ont travaillé à procurer à ceux-ci un surcroît
de volupté, et ils les ont mis hors d' état de
sentir les plaisirs naturels.
Plus les nations se sont policées par la
communication, plus les droits de la bienveillance
se sont étendus : les devoirs ont paru se
multiplier sous les noms d' amitié, de décence,
d' égards, d' attentions, d' urbanité, de
politique. Tout cela, s' il part d' un fond
d' humanité, pourvû encore qu' il soit allié à
un caractere vrai, est la perfection du sens
moral, qui nous affectionne à nos semblables,
presque comme à nous-mes, qui
ne nous permet pas de les choquer en rien,
qui nous porte par un mouvement de bienveillance
pure à les prévenir, à leur rendre
toutes sortes de bons offices, à dissimuler
p371
leurs fauts, quand nous ne sommes pas chargés
de leur conduite, à louer leurs vertus autant
qu' elles doivent être loes, etc. Mais
depuis que dans le commerce des hommes
entre eux, les sentimens moraux ont acquis
du mieux, ils ont presque tout perdu
du côté du bien réel. L' extérieur de la
vertu a détruit la vertume : de vaines
démonstrations de bienveillance, ont pris la
place des vrais sentimens denérosité.
Les sages s' élevent hautement contre
notre politesse, et ils ont raison. Non
pas que je prétende qu' elle soit absolument
incompatible avec la droiture et lesritables
vertus : je soutiens au contraire qu' elle
pourroit en être la perfection ; car on ne
sauroit avoir trop d' égards les uns pour les
autres. Mais elle est un vice et le plus grand
de tous les vices, parce qu' on en fait l' équivalent
de toutes les vertus.
Comme selon moi, celui-là est le plus vertueux,
qui est le plus naturel, le moins faux,
le plus ennemi de toute sorte de mensonge ;
ce qui s' oppose le plus à la vertu dans la
société, c' est cet esprit de fausseté qui a envahi
tous les honneurs dus au vrai mérite ; qui
substituant un jargon étudié aux sentimens
naïfs du coeur, forme parmi les hommes une
malheureuse habitude de se tromper les uns
les autres par des soins insidieux, des caresses
p372
affectées, de vaines offres de service.
Les liens de la société, qui devoient resserrer
ceux de l' humanité, les laissent au contraire
lâches et flottans. La vanité asservit
toutes les ames : elle a pris la place de
l' instinct, et elle décide du juste et de
l' injuste. L' éducation n' est plus que l' étude
des talens et de l' art honteux de feindre pour
plaire, de flatter pour obtenir, de tromper pour
parvenir, d' affecter pourduire, en un mot
d' être avec honneur fourbe, traître, hypocrite
et corrupteur.
à ces principes dont un vernis de politesse
déguise la laideur, les passions viennent joindre
leurs forces pour en assurer le triomphe
sur les sentimens moraux. Si les intérêts des
sens extérieurs sont souvent en opposition
avec ceux de l' instinct moral, ce n' est pourtant
que quand leurs droits respectifs sont étendus
au delà des bornes légitimes ; car l' on n' est
jamais dans l' affreuse nécessité de se révolter
contre la nature pour lui oir. à la bonne
heure, que l' on satisfasse les premiers selon
la mesure du besoin physique. Mais on ne
leur accordera pas davantage sans éprouver
une certaine répugnance intérieure qui avertit
le bien cesse et confine au mal. Heureux
celui qui n' a jamais détourné son attention
de ces impressions vertueuses ! Sa fidélité
à les suivre, lui a rendu le tact moral aussi
p373
subtil qu' il puisse être : les moindres nuances
du vice et de la vertu n' échappent point à la
délicatesse de son goût. Mais l' homme qui
se refuse sans cesse aux impulsions de la
bienveillance naturelle, pour se livrer à celles
des passions et de l' amour-propre, sent bien
moins les distinctions morales. L' instinct
moral ne meurt pas ; mais il s' affoiblit, se vicie,
se déprave ; comme on sete le goût corporel
par l' usage des épiceries et des liqueurs
fortes.
Une troisieme source de la pravation des
sentimens moraux, c' est la vaine subtilité de
l' esprit ; et le coup le plus funeste que l' on
ait porté à la morale, a été de la soumettre
aux orations de l' entendement. En faisant
dépendre les inspirations de la nature d' une
taphysique incertaine, on nous a fait perdre
l' habitude de sentir le juste et l' injuste ;
on nous a appris à en combiner les notions,
à les analyser, à en rechercher l' origine
elle n' étoit pas, à leur en forger une. Et
quels systêmes monstrueux ne sont pas nés de
cette licence sacrilege ? C' est ici qu' il est bien
vrai de dire que l' homme qui raisonne le moins,
est le plus vertueux. Il est étrange jusqu' à
quel point les ditations de ceux qui ont
écrit de la morale, du droit et de la politique
nous font oublier, j' ose dire mépriser, les
devoirs de l' homme et du citoyen que la nature
p374
s' est chargée de nous faire connoître sans
l' aide du raisonnement.
ô vous, qui conservez le goût pur de la vertu !
Fuyez ces hommes d' honneur qui mentent
avec tant d' aisance ; ces hommes polis
qui s' étudient à faire des dupes, qui savent
si bien dissimuler, qui flattent ce qu' ils
prisent, qui honorent le vice qu' ils
désaprouvent intérieurement, qui caressent
l' innocence pour la séduire. Roidissez-vous contre
cette politesse vicieuse, commerce infâme de
fraude, d' imposture, de trahison. Faites-vous
une loi de n' être jamais en contradiction avec
les sentimens que la nature inspire ; ces
sentimens précieux qui distinguent vivement le
bien moral de son contraire. N' allez point
à l' école des maîtres de la sagesse : ils vous
pervertiroient. Cette science ne s' apprend
point. Les principes en sont dans votre
coeur. Soyez seulement attentifs aux mouvemens
de votre conscience qui vous les fera
sentir, qui en fera d' elle-même l' application.
Surtout soyez en garde contre les illusions de
l' esprit trop ardent à contredire la nature.
PARTIE 4 CHAPITRE 1
p375
annonce.
l' esprit ou l' ame, car c' est d' elle seule
que je vais parler, sent, pense, veut,
et se rappelle ses sensations, ses pensées et
ses volitions. Je ne promets pas une théorie
complette des facultés de l' esprit, savoir
du sentiment, de l' entendement, de la
volonté et de lamoire, considérées dans le
sujet matériel : je n' entreprends point de tout
expliquer. J' essaierai seulement de donner
les principes de cette théorie.
Si l' esprit n' est que le corps, il faudra s' arrêter
à l' appareil organique où je ferai voir
la marche, le progrès et la consonance de ses
p376
opérations. Sans porter ses vues au delà de
la mécanique du cerveau, on pourra croire
y avoir vu toute l' activité de l' ame, et tout
ce qui constitue réellement son essence. Si
l' esprit est une substance distincte du corps,
ma théorie n' en sera pas moins vraie,
moins exacte, moins re, en tant que l' image
corporelle des modifications d' un être
sans corps, lesquelles tout-à-fait immatérielles
comme lui, sont néanmoins si intimement
liées au jeu des organes, qu' elles n' existent
que par lui, sinon dans lui.
PARTIE 4 CHAPITRE 2
de l' origine des esprits.
proposition.
les esprits ont existé dès l' instant de la
création dans les germes organiques humains.
je ne dis pas seulement que le sensorium ,
sujet matériel des pensées et volitions de
l' ame, exista dès le commencement en raccourci
dans le germe dont elle occupe aujourd' hui
le produit : je ptends que l' ame elle-même
aussi ancienne que le germe organique humain,
p377
y étoit avant sa fécondation, comme elle est
dans le corps depuis qu' il a pris une forme
plus grande.
On feroit jouer un le bien singulier aux
esprits, si on les supposoit errans depuis tant
de siecles, toujours aux aguets pour épier le
moment où la volupté inspireroit à deux individus
le dessein de leur former un étui propre à s' y loger.
Lemme 1.
La préexistence des germes est moins une
supposition qu' un fait. Je crois l' avoir prouvée
tant à l' égard des animaux que des plantes
et des fossiles. Nous ne voyons point la
matiere sortir du néant : mais elle croît et
s' étend sous nos yeux. Une génération nouvelle
ne doit être regardée que comme la manifestation
d' un corps qui existoit sous une
forme imperceptible. L' état présent de l' univers
seroit-il autre chose qu' un tel deg du
développement des semences primitivement
existantes, et dont la collection entiere ne
dut être qu' un volume bien petit ?
Lemme 2.
L' homme n' est pas le corps seul, ni l' esprit
seul ; il est l' esprit et le corps unis ensemble,
p378
quels que soient le but, les loix et la nature de
cette union.
Qu' on admette dans les brutes, un principe
immatériel, ou non, il est toujours vrai
de dire qu' un singe a plus d' esprit qu' une huître,
et que l' esprit du singe est un appanage
si essentiel à telle espece de l' animali, que
s' il ne l' avoit pas, il ne seroit pas un vrai
singe, mais tel autre animal avec l' apparence d' un
singe. Le corps et l' ame sont encore plus
nécessaires pour constituer l' individualité de
l' homme. Sans l' ame, l' homme ne seroit
plus l' homme, mais un animal d' une nature
inférieure à celle de l' homme. Sans le corps
l' homme ne seroit plus l' homme, mais une intelligence
d' une nature supérieure à celle
de l' homme.
Lemme 3.
Un foetus n' est qu' un germe qui a commencé
à sevelopper. L' adulte n' est que le
foetus accru. L' homme parfait n' a donc rien
qui n' ait été originairement dans l' homoncule
germe, aussi complet dans sa petite personnalité,
que sous une forme plus grande. Autrement,
il ne seroit pas un germe humain
s' il ne contenoit pas en abrégé tout ce qui
convient à l' économie humaine.
Cela posé il est aisé demontrer que le
p379
sujet qui pense dans le corps a existé dès le
commencement dans le germe du corps.
Démonstration.
Par le premier lemme, la préexistence
des germes organiques humains est un fait.
Par le second, l' homme est l' esprit et le corps
unis ensemble. Par le troisieme, le germe
humain est tout l' homme en petit, c' est-à-dire,
l' esprit et le corps. Donc les esprits,
ou les ames, ont existé dès l' instant de la
création dans les germes organiques humains.
Corollaire.
L' esprit est de lui-même indifférent à être
uni à un corps de tel ou tel volume. On ne
doute pas qu' il ne soit uni au corps foetus,
comme au corps de l' adulte ; et l' extrême
petitesse des germes humains ne les rend pas
moins propres à le contenir.
Quand je dis que le corpuscule germe contient
l' esprit, ou que l' esprit est dans le corpuscule
germe ; j' entends que l' être qui pense est
présent au germe, au foetus, au corps
parfait : présence que l' on ne définit point,
et que l' on ne peut pas dire corporelle sur ce
principe-là seul que nous n' en n' avons pas
p380
d' idée si elle ne l' est pas. Car notre ignorance
sur ce point, vient du peu de progrès que
nous avons fait dans la science des substances
spirituelles et de leur maniere d' être.
PARTIE 4 CHAPITRE 3
loix de l' union de l' esprit avec le corps.
il a plu au créateur d' unir deux substances
que nous distinguons par les noms
d' esprit et de corps . Il ne paroît pas
que nous puissions jamais pénétrer le mystere de
cette union. Nous travaillons plutôt à nous le
rendre chaque jour plus impénétrable ; car au-lieu
de chercher à connoître les rapports qu' il
pourroit y avoir entre l' être pensant et la
portion de matiere qui lui est appropriée,
unique moyen de découvrir en quoi consiste
le commerce qui est entre eux ; nous nions
absolument qu' il y ait rien de commun entre
l' esprit et le corps. N' est-ce pas une témérité,
le peu de connoissance que nous avons
et de ces deux sujets et de leurs proprtés ?
On ne peut nier toutefois qu' il n' y ait une
influence réciproque de l' un sur l' autre, dont
voici les principales loix ; j' assignerai les
autres dans la suite.
p381
Loi 1.
le corps agit sur l' esprit, l' esprit agit
sur le corps.
l' esprit ne peut se cacher qu' il reçoit les
impressions de la part des organes corporels ;
savoir des sensations, des idées, des désirs,
etc. L' esprit réagit aussi sur le corps, en
lui imprimant des mouvemens. Mais ce n' est
qu' une réaction : car les déterminations d' où
partent les mouvemens volontaires de la machine,
ont elles-mêmes leur source dans le
jeu organique de la machine : ce qui sera plus
amplement développé dans la suite.
Si l' esprit a un empire très-étendu sur les
membres de son corps, il est aux mêmes égards
dans une pendance entiere des organes
corporels : nous l' éprouvons à chaque instant.
Loi 2.
l' esprit, uni au corps, n' agit que par son
intervention.
l' esprit ne sent, ne pense, ne veut qu' à
l' aide du corps, par le ministere des sens. Je
n' examine pas si l' esprit, gagé de la matiere,
ne pourroit pas sentir, penser, raisonner,
vouloir. Comment prononcer là-dessus ?
Avons-nous quelque notion des orations
p382
de l' être pensant séparé du corps ? Pour
en avoir, il faudroit passer par cet état.
De toutes les opérations de mon esprit
qui me sont connues, je n' en puis assigner
aucune je n' apperçoive l' influence du
corps, plus ou moins imdiate. Cela suffit
pour affirmer que l' être, qui pense dans
moi, n' agit que par l' intermede des organes
de mon corps.
Loi 3.
le commerce réciproque des deux substances
unies, dépend autant qu' il se peut
de l' organisation corporelle.
voilà le principe le plus fécond de toute
la théorie de l' union. L' exercice plein et
entier des facultés de l' ame exige l' entier
développement du cerveau ; et l' organisation
parfaite des sens extérieurs et intérieurs.
L' esprit est enfant dans le corps enfant, et
au même deg d' enfance. Le vice des organes
trouble, suspend même tout-à-fait,
l' influence du corps sur l' esprit, et réciproquement
l' action de l' esprit sur le corps.
p383
Loi 4.
l' esprit ne se connoît lui-même et ne se
sent exister, que par le ministere du
corps auquel il est uni.
si l' esprit se sentoit lui-même, il se sentiroit
tel qu' il est, et dès-lors il ne pourroit
avoir aucun doute sur sa nature ; il se sentiroit
étendu ou inétendu, corporel ou incorporel,
matiere ou substance immatérielle.
L' esprit ne se sent point exister en lui-même,
mais seulement par les propriétés qu' il
découvre dans lui, et qu' il n' y découvre
qu' au moyen des impressions qu' il reçoit du
corps. Notre ame n' a le sentiment de son
activité que par les sirs et les aversions qu' y
excitent les objets extérieurs. Si elle n' avoit
jamais senti ni plaisir ni douleur, sauroit-elle
qu' elle est capable de bonheur et de malheur ?
L' enfant qui n' a jamais exercé la faculté de
remuer son bras, ne souonne pas que cette
puissance réside dans lui, etc.
En un mot l' ame n' est pas plus instruite
sur sa propre essence que sur les autres essences.
Elle ne se netre pas plus elle-même,
que la masse de son propre corps dont
elle ne sent ni ne voit les ressorts intérieurs.
Elle ne parvient à se conntre que par l' épreuve
qu' elle fait de ses facultés ; et comme
p384
elle dépend du corps pour toutes ses opérations,
elle lui est redevable de tout ce qu' elle
fait d' elle-même.
PARTIE 4 CHAPITRE 4
de l' état des esprits, ou ames, avant la
fécondation et le développement des germes
organiques auxquels ils sont unis.
ayant fait voir que les esprits, aussi
anciens que les germes humains, y sont
unis s le commencement, il ne sera pas
inutile de rechercher quel est leur état ou
plutôt celui de leurs facultés, avant la
fécondation et le développement des mes germes.
Question 1.
l' esprit uni au germe sent-il, pense-t-il,
veut-il, avant la fécondation et le
veloppement du germe ?
solution.
l' esprit uni au germe, ne sent, ne pense, ni
ne veut, avant la condation du germe, et
son développement au moins commencé.
démonstration.
La seconde loi de l' union veut que l' esprit
n' agisse point indépendamment du corps. Il
p385
ne produit point en lui ses sensations, ni même
ses connoissances : il attend qu' elles lui
soient imprimées par l' action des organes
corporels. Jusques-là il ne sent, ni ne connoît :
il n' a point aussi de volitions, car rien ne le
détermine à vouloir : et que voudroit-il ? Il
n' a encore ni sentiment ni idée.
Par la troisieme loi de l' union, l' influence
organique n' a lieu que lorsque la machine
est bien disposée ; le premier point de cette
bonne disposition est le développement des
organes. Le germe non-développé est donc
très-inhabile à faire penser l' esprit, à y exciter
aucune perception.
Sans le développement des organes, point
de communication entre l' esprit et le corps.
Sans cette communication, point de sentiment
dans l' esprit, point d' idée, point de vouloir.
Comment le corpuscule germe exciteroit-il
quelque commotion dans l' ame ? Il ne roit
lui-même aucune impression du dehors.
Il est incapable d' en recevoir, puisque ses
sens extérieurs n' ont pas le premier deg de
perfection requise à cet effet. Il est également
incapable d' avoir aucune action sur l' ame :
le sensorium n' y étant pas encore préparé.
Or sans l' action du sensorium , je lepete,
point de sentiment dans l' ame, point d' idée,
point de volition.
Donc l' esprit uni au germe ne sent, ne
p386
pense, ni ne veut avant la fécondation du germe
et son développement au moins commen.
Le défaut de développement dans le germe,
suspend les fonctions de l' esprit et celles
du corps, mais il n' aantit ni les unes ni les
autres. Le germe conserve tout le fonds
de l' appareil organique du corps de l' adulte ;
l' esprit, qui y est uni, a de me le fond
des orations qu' il produira lors et à mesure
duveloppement du germe. Il a les facultés de
penser, de vouloir, de sentir, de se
ressouvenir. Mais le sujet matériel qui doit
les lui faire exercer, n' a pas acquis ce qu' il
faut pour cela.
Question 2.
l' esprit dans le germe, n' a-t-il pas même
la conscience intime de son existence ?
solution.
l' esprit dans le germe n' a pas même la
conscience intime de son existence.
démonstration.
Suivant la quatrieme loi de l' union, l' esprit
ne sentant pas son essence, ne se sent
p387
exister que par le sentiment qu' il a de ses
perceptions, de ses facultés et de leur exercice :
toutes choses qui lui sont inties par le
ministere du corps. C' est-à-dire que l' esprit ne
sait et ne sent rien de lui-même, que ce que
le corps lui en apprend. Si donc le corps ne
lui en apprend rien, il n' aura aucun moyen
de connoître son existence. Or j' ai prou
que le corpuscule germe étoit incapable de
faire sentir, penser et vouloir l' esprit.
Donc l' esprit dans le germe n' a pasme
la conscience intime de son existence.
Qu' est-ce donc que l' esprit sans aucune sorte
de perception ? C' est l' esprit dans son essence,
existant inpendamment de l' exercice
de ses facultés. Je n' en sais pas davantage.
Je crois bien que l' esprit ne peut pas
être sans la capacité de sentir, de penser, de
vouloir, de se ressouvenir, parce que ces
facultés résultent de son essence, quoiqu' elles
ne la composent pas. Mais leur exercice actuel
n' est pas essentiel à l' esprit, surtout à
l' esprit uni au corps, puisqu' il dépend totalement
de l' organisation du corps ; au-lieu que
les facultés sont dans l' esprit, inpendamment
du corps.
p388
Corollaire.
L' union de l' esprit avec le corps, ne consiste
pas dans l' action réciproque de ces deux
substances l' une sur l' autre, puisque cette action
est suspendue, tant que l' esprit est uni au
corps non-velop, ni dans l' harmonie de
leurs opérations, puisque cette harmonie n' existe
pas entre l' esprit et le corpuscule germe,
auquel il est uni.
On ne peut guere connoître autre chose
de l' union de l' esprit avec le corps,
sinon qu' elle est le principe de la communication
de ces deux substances, la raison
de la mutuelle correspondance de leurs
modifications, qui a lieu aps le développement
du germe, au moins commencé.
PARTIE 4 CHAPITRE 5
de l' essence de l' ame.
définition.
L' essence d' une chose est ce par quoi la
chose est ce qu' elle est.
p389
Théoreme 1.
l' essence de l' ame ne consiste point dans
la pensée.
démonstration.
Un sujet n' est jamais sans son essence ; car
l' essence d' une chose est ce par quoi la chose
est ce qu' elle est, et un sujet n' est jamais sans
ce par quoi il est ce qu' il est. Or j' ai prou
dans le chapitre précédent que l' ame étoit
dans le germe sans aucune sorte de pensée.
Donc l' essence de l' ame ne consiste pas dans
la pene.
Théoreme 2.
l' essence de l' ame ou de l' esprit ne consiste
pas dans la faculté de penser, de
vouloir, etc.
démonstration.
L' essence d' une chose n' est pas l' assemblage
de ses propriétés : car une chose n' est pas ce
qu' elle est, par une de ses qualités, ni par la
union de toutes. Une faculté quelconque
side dans un sujet, et toutes ses facultés
sident de la me maniere dans lui ; mais
l' essence de ce sujet n' est ni une telle faculté,
ni toutes ses facultés ensemble. En effet
l' essence d' une chose est ce par quoi la chose est
p390
ce qu' elle est ; et ce par quoi le sujet, où
side une ou plusieurs facultés, est ce qu' il
est, n' est pas assurément ces facultés-là mes.
Donc ce par quoi l' ame est l' ame, n' est
pas la faculté de penser, de vouloir, etc.
Donc l' essence de l' ame ne consiste pas dans
la capacité de penser, de vouloir, etc.
Théoreme 3.
l' essenceelle de l' ame est le principe d' où
sultent les propriétés que nous lui
connoissons.
démonstration.
L' ame n' est ni la pensée ni la faculté de
penser, mais le sujet qui peut penser, qui
pense. Or l' essence d' un tel sujet ne peut être
que le principe qui le rend essentiellement
capable de penser. Donc l' essence réelle de
l' ame est le principe d' résultent les
propriétés que nous lui connoissons.
Il y auroit de l' indiscretion à insister
davantage ; et à demander ce qui constitue ce
principe. Nous ne sommes pas faits pour
deviner ce qui constitue les essences des choses :
et nous n' avons point de moyen pour les connoître.
Je sens parfaitement que dire
simplement : l' essence de l' esprit consiste dans
le
p391
principe d' où découlent nécessairement les
propriétés que nous lui connoissons ; et
définir l' esprit, une substance réside la
faculté de penser etc. ; ce
n' est pas répandre beaucoup de clarté sur cette
matiere. C' est au moins insinuer que la
connoissance des essences passe notre portée ;
c' est confirmer ce que j' ai dit ci-dessus, savoir
que l' esprit ne se sent point exister en lui-même,
bien qu' il existe dans lui-même : le sentiment
qu' il a de son existence, n' atteint que
ses facultés, et non pas son essence.
Mais la substance où réside la faculté de
penser, est-elle matérielle ou tout-à-fait
immatérielle ? N' ayant rien de particulier à dire
sur cette question qui devient tous les jours
plus obscure, par la raison qu' on l' a liée
avec la religion, quoiqu' elle me semble lui
être étrangere, je me contente de distinguer
mon esprit de mon corps, sans m' inquiéter
de ce que les autres font au même égard.
C' est, je pense, le parti le plus raisonnable
jusqu' à ce que nous ayons des raisons plus
fortes de souonner que le jeu des organes
soit quelque chose de plus que le signe
présentatif des modifications de la substance
intelligente.
PARTIE 4 CHAPITRE 6
p392
de lanération des esprits.
en méditant le lemme 1 du chapitre 2,
on a du concevoir la force nératrice,
comme la faculté de faire exister un germe,
sous une forme plus grande. En général chaque
individu parfait a cette faculté pour les
germes de son espece seulement. Ainsi la
fécondation, ou le premier développement d' un
germe, est le produit de l' approche du mâle et
de la fémelle.
Quand je parle de laration des esprits,
je n' entends pas qu' ils s' engendrent les uns les
autres comme les corps. Voici ma pene.
Je tiens l' esprit et le corps, de mes parens,
par le même acte. Cela doit être, l' esprit
ayant toujours été uni corps qui avec lui
constitue un être mixte, un être complet,
p393
le moi, mon individu en un mot. Au moment
que le germe fécon reçoit son premier
accroissement, il arrive un progs proportionnel
dans la manifestation des facultés de l' esprit
qui y est présent : ce premier point de
développement pour les esprits, est ce que j' appelle
leur génération, ainsi que la fécondation
ou le premier accroissement du germe corporel,
est dans le sens ordinaire la vraie génération
du corps.
Je m' étudie à être court et précis : je prie
le lecteur d' y suppléer par la méditation.
L' abondance des choses me borne à les effleurer.
PARTIE 4 CHAPITRE 7
l' esprit commence l' exercice de ses facultés en
raison du veloppement organique du corps.
le germe est fécon : le sujet matériel
de toutes les pensées que l' esprit aura
jamais, commence à croître : les organes
pliés et repliés, contournés et oblitérés,
affaissés et superpos, abrégés en un
mot dans le germe, quittent leur premiere
forme enveloppée. Des changemens très-finement
nuans menent l' embryon à petits
p394
pas, vers le point de grandeur qui le
rendra propre à produire des idées dans
l' esprit. Il s' en faut bien qu' il y soit
parvenu ; mais en attendant, l' esprit acquiert
toujours quelque chose de son côté, ne
fut-ce qu' une disposition plus prochaine à
sentir et penser. Dès la conception du
foetus l' esprit est sorti de l' inaction stupide où
l' incondation du germe le retenoit. Ses
facultés vont se lier, pour ainsi dire, à mesure
que les parties du petit corps qu' il accompagne
toujours, se développeront.
Il faut avouer, que la premiere perception
de l' esprit est quelque chose de bien obtus,
étant coordonnée à la premiere germination
du corps. C' est le moindre terme de
l' intelligence, et il est aussi petit qu' il puisse
être, comme l' embryon existe d' abord avec
le moindre élément de l' organisation. Mais
enfin le sensorium est ébauc; et cette
ébauche primitive donne à l' esprit les premiers
rudimens de la pensée, si j' ose parler ainsi.
Nécessairement affectée de tous les changemens
qui arrivent à la machine, la substance
intelligente suit uniformément dans ses orations
le progrès de l' organisation du cerveau
dont elles sont une pendance.
Ne croyez-vous pas que l' instinct des brutes,
s' il n' est que le produit du systême machinal,
ne suive la progression duveloppement
p395
des organes ? La chose n' est pas concevable
autrement, et vous conviendrez, que
la variété de ses opérations est une suite
nécessaire des différens états, par l' animal
passe avant son accroissement parfait : âge auquel
l' instinct a tout ce qu' il lui faut. Si l' instinct
avoit pour principe une substance qui, étrangere
au corps, lui fût pourtant asservie pour
l' exercice de ses fonctions, tellement qu' elle
n' eût cet exercice plein et entier que par une
certaine extension de la substance corporelle ;
il faudroit convenir de nouveau qu' à chaque
point d' extension acquis par le corps, l' instinct
avanceroit proportionnellement, pour être
completté dans l' animal parfaitement accru.
On sent que cette derniere hypothese est
réalisée dans l' homme. Tel est le fonds de
l' union de l' ame au corps, comme je l' ai établi
dans la troisieme loi de cette union. Avouez
donc que la disposition de l' esprit est toujours
correspondante à celle du corps ; que l' un
acquiert autant pour l' exercice de ses facultés,
que l' autre pour la perfection de ses organes.
L' intelligence a plusieurs degrés d' intensité :
elle en a un pour chaque nuance de l' organisation
corporelle. La nature astrainte
par l' égalité de sa marche à passer par toutes
les nuances de l' organisation pour faire une
machine complette, fait subir à l' esprit, par
p396
elles, tous les états dont la faculté
intellectuelle est susceptible ; et il y en a
autant que de degrés dans l' organisation.
D' procedent les mouvemens des membres ?
Des muscles. Les muscles dessinés dans
le germe, paroissent dans le foetus de simples
traces très-fines, puis des filamens, ensuite
de petites cordes plus fortes : ils deviennent
enfin des pacquets de fibres charnues. Dans
cet état ils ont la propriété d' être employés à
mouvoir les membres au gde la volonté ou
sans ses ordres. Mais ils n' ont acquis cette
aptitude que successivement. Pour s' en convaincre
on n' a qu' à fléchir qu' elle dépend
de la structure, roideur et consistance des
fibres musculaires. Le biceps , par exemple,
qui sert à fléchir le bras, se raccourcit pour
le tirer vers l' avant-bras : ce muscle fléchisseur
se rallonge ensuite, lorsque son antagoniste,
le muscle extenseur, rapproche l' avant-bras
de la ligne du bras prolongé. Or pour
exécuter ces mouvemens, il faut que les fibres
motrices aient une certaine disposition,
tel degré de consistance, et une roideur qui
ne gêne point la vivacité des contractions.
Le muscle ne tient tout cela que du développement
successif. à l' égard de la disposition
des fibres, quoiqu' on ne puisse pas déterminer
au juste quelle forme elles ont dans le foetus
pendant les premiers jours, on conçoit
p397
néanmoins qu' elles n' y sont pas comme dans
l' adulte : elles y sont plutôt repliées les unes
sur les autres, ou pelottonnées sur elles-mêmes,
ou chifonnées ensemble. Chaque plicature
se développe l' une après l' autre ; la
consistance vient aux fibres aussi peu à peu par
l' épaississement de la matiere qui les compose,
et qui n' étoit au commencement qu' une gelée ;
enfin leur ressort se tend de même par
degs, pour les rendre capables d' allongement
et de raccourcissement. Ainsi la force motrice
du biceps , qui est le résultat de son organisation,
lui est communiquée par parties proportionnelles
au progrès de cette organisation ;
ensorte que supposant dix momens à
celle-ci, on doit donner de même dix degrés
à la force motrice, et croire que le muscle
en acquiert un à chaque moment.
Je raisonne des facultés de l' esprit, de la
me maniere que j' ai fait de la puissance motrice
des fibres musculaires. Ne puis-je pas
en effet envisager la pensée comme une
appartenance du systême organique, puisque je
suis sûr qu' elle en dépend autant qu' il se peut,
sans en procéder physiquement ? Bien que
l' intelligence ne soit pas terminée au physique
du cerveau, elle lui est pourtant si intimement
liée et subordone quant à ses modifications,
qu' elle ne le seroit pas davantage si
p398
elle en émanoit comme un effet physique d' une
cause du même ordre.
Dans l' hypothese que la lumiere n' est qu' une
émanation de corpuscules solaires, elle a
du passer par tous les états par où le soleil a
paslui-même, et subir avec lui une suite de
volutions correspondantes à celles de cet
astre. Suppoque la matiere lumineuse, sans
émaner directement du soleil, soit un fluide
subtil, tellement pendant de cet astre que sa
présence lui soit nécessaire pour lui faire opérer
tous les phénomenes de l' optique, elle
rentre dans le même cas, et elle suivra encore
les phases du soleil. C' est un fait.
Ces images toutes imparfaites qu' elles sont,
nous aideront au moins à imaginer comment
le développement de l' esprit répond à celui
du corps ; à concevoir que, dans le germe
ce développement est nul, l' ame n' a
absolument aucune sorte de pensée ; que le premier
accroissement de l' embryon, produit
dans l' esprit un commencement d' intelligence.
Ce n' est point l' intelligence d' un individu
parfaitement organisé : ce n' est que le moindre
élément de cette intelligence, qui recevra des
additions par le progs et dans l' ordre de
l' organisation corporelle.
PARTIE 4 CHAPITRE 8
p399
premiere suite des loix de l' union de l' ame
au corps.
unissant toute la doctrine du chapitre
précédent sous un seul point de
vue, j' en forme une cinquieme loi de l' union
de l' ame au corps.
Loi 5.
la manifestation des facultés de l' esprit suit
le progrès de l' organisation corporelle.
l' esprit ne pense que par le corps. La condition
requise dans le corps pour faire penser
l' esprit, est son organisation. Cette condition
se remplit successivement. L' esprit
parvient donc successivement aussi à la perfection
de ses facultés.
C' est-à-dire que le progrès du systême organique
amene proportionnellement celui
du systême intellectuel qui le suit dans sa
marche.
PARTIE 4 CHAPITRE 9
p400
du progrès de l' entendement, considéré dans
le veloppement du foetus.
arrêtons-nous un instant à observer
les premieres ébauches du foetus humain.
Si notre orgueil est choqué de nous
voir exister sous la forme d' un atôme ou d' un
vermisseau, est-ce trop d' acheter au prix de
cette mortification, quelques éclaircissemens
sur la constitution de notre être ?
Les plus petits foetus qui aient été observés,
sont, je crois, ceux dont Ruysch
fait mention dans son trésor anatomique.
Il donne à l' un la grosseur d' une semence
d' anis, et à l' autre celle d' une graine de laitue.
En comparant ces embryons à l' étendue
des mêmes sujets devenus adultes, on
ne peut douter que l' ame de Leibnitz,
lorsqu' elle accompagnoit un si petit volume
de matiere, n't un sens beaucoup plus
obtus que celui du plus stupide des animaux.
Il avoit encore été moindre ; car on doit
donner au moins deux ou trois jours à ces foetus.
Qu' étoit-ce donc au premier jour, à la premiere
heure, au premier instant de la fécondation
du germe ?
p401
à huit ou dix jours le foetus a ps de quatre
lignes de longueur. La tête et l' épine du dos
y sont très-sensibles. Sûrement l' entendement
est monté à un ordre de perceptions
plus relevé. La dépendance des deux substances
ne seroit pas aussi grande qu' il se
peut, si l' esprit ne passoit pas par des
variations coordonnées à l' accroissement du corps.
L' homoncule croît. La tête a une figure
humaine : la bouche, les yeux, le nez y sont
marqués à quinze jours. L' intérieur n' est pas
moins avancé, et avec de meilleurs instrumens,
oncouvriroit dans le cerveau le cannevas
du sensorium sous la forme d' un lacis
filamenteux. On remarque en effet qu' entre tous
les accroissemens des parties du foetus, celui
de la tête est toujours le plus prompt ; sans
doute parce qu' elle est le siege de l' ame :
comme si l' énergie organique se hâtoit de pparer
le cerveau pour la manifestation des facultés
intellectuelles.
à six semaines nouveau progs de part et
d' autre. à deux, à trois, à six mois de
me, etc. L' esprit qui n' attend, pour penser,
qu' un certain point de l' organisation du
corps, profite autant qu' il peut des degrés
subalternes, en éprouvant des modifications
qui leur sont analogues. Cela ne me paroît pas
souffrir plus de difficultés par rapport aux
divers accroissemens du foetus, qu' à l' égard des
p402
âges différens de l' homme. à douze ans on
pense mieux qu' à six : on raisonne à vingt
ans, et l' on n' étoit pas capable de le faire
à dix.
On trouvera peut-être que j' insiste trop sur
ce point. C' est que je ne veux pas qu' on ait
la moindre peine à admettre une gradation
d' intelligence dans l' esprit, comme un progs
d' organisation pour le corps, avec une
telle harmonie entre ces deux systêmes, que
la continuité du développement organique
amene une chaîne de perceptions correspondantes,
toutes surieures les unes aux autres,
et attachées chacune à tel point de
l' organisation. On sentira bient de quelle
importance est cet article pour la suite.
PARTIE 4 CHAPITRE 10
examen de deux questions au sujet de l' analogie
entre le progrès de l' entendement et
celui du développement des organes.
il se présente ici, assez naturellement, deux
questions dont l' examen doit nous occuper.
Nous disons que l' entendement avance à
mesure que le cerveau s' organise. On demandera
à cette occasion si l' esprit a la conscience
intime des différens ordres de penes et
p403
de sensations par il passe ; et pourquoi,
s' il l' a, il ne s' en rappelle rien dans un âge
plus avan. Car je ne crois pas que ni vous
ni moi, nous nous souvenions des especes de
penes que nous avons pu avoir dans le ventre
de notre mere. Il est pourtant à observer
qu' à trente ans on se rappelle les idées de
l' enfance et les erreurs où l' on étoit alors
entraîné par l' illusion des sens et la foiblesse
de la conception ; qu' unete mûre pense
autrement qu' elle ne faisoit dans la jeunesse, non
pas pcisément parce que de nouvelles idées ont
remplacé les anciennes, puisqu' on a le souvenir
de celles-ci, mais à cause que la chanique
du cerveau a une meilleure constitution.
Question 1.
si l' esprit, qui accompagne le foetus dans son
accroissement, a le sentiment des différens
ordres de perceptions par où il passe ?
solution.
Cette question est toute décidée par la
quatrieme loi de l' union des deux substances.
Tout le sentiment, que l' esprit peut
avoir de son existence, se réduit à celui de
ses modifications, à la réflexion qu' il fait sur
p404
ses manieres d' être : je pense, donc je suis : je
souffre, donc je suis . Il ne sent donc son
état psent qu' en se repliant sur lui-même. Or
cette attention de l' esprit sur ce qui se passe
dans lui, est sans contredit une des plus belles
prérogatives de l' intelligence. L' ame ne peut
donc l' obtenir que d' une organisation beaucoup
meilleure qu' elle n' est dans le foetus, ou
me dans la premiere enfance. Seroit-il
étonnant, aps cela, qu' elle ne sentît pas
encore, ni si elle existe, ni comment elle
existe ? Disons plutôt qu' elle le sent : mais
c' est un sentiment sourd, très-foible, très-peu
dévelop, de l' ordre de ses autres perceptions.
Question 2.
pourquoi l' esprit ne se rappelle-t-il pas dans la
suite, les différentes perceptions qu' il a eues
dans le foetus et dans la premiere enfance ?
solution.
C' est la faute de l' inconsistance des organes.
Quelques foibles que soient les
perceptions du foetus, convenons toutefois
qu' elles sont tracées dans le cerveau. Mais
ces traces légeres sont presqu' aussitôt effaes,
p405
que marqes, telles à peu prés que celles
qu' on dessineroit sur l' eau ou dans l' air. La
comparaison est d' autant plus juste que celles-ci
s' effacent, parce que le fluide les remplit
subitement. De même la matiere qui sert à la
nutrition des fibres idéales, venant les presser
dans tous leurs points, n' a pas de peine à faire
disparoitre des traits si légérement empreints.
Ce qui n' est plus dans le cerveau,
n' est plus aussi dans l' ame.
Il ne nous reste de notre premiere enfance
qu' un souvenir confus de perceptions confuses.
Notre entendement est pour nous un
astre que nous voyons ps de son midi, et
dont un brouillard épais nous arobé le lever.
Encore les nuages se sont dissipés si
lentement, avec une dégradation si nuane,
qu' il nous seroit difficile d' assigner l' instant où
l' astre a cesd' en être couvert. Fixez-vous
l' époque de votre premiere pensée ? Non,
assurément. La marche de votre esprit a été
trop finement graduée. Il avançoit trop peu
à chaque pas, pour que son progs voust
sensible. N' attribuons notre ignorance profonde
à cet égard, qu' à l' imcillité des organes
qui, n' ayant pas pris leur accroissement tout-à-coup,
n' ont point produit dans l' esprit une
volution brusque dont il n' auroit pas manqué
de s' appercevoir. La même foiblesse fait
que jusqu' à un certain âge les empreintes du
p406
cerveau sont si superficielles, si mal crayonnées,
si peu artées, qu' elles ne nous offrent
rien de distinct sur tout ce qui a pdé.
PARTIE 4 CHAPITRE 11
du systême intellectuel vu dans l' appareil
intérieur du cerveau.
jusqu' ici nous avons marcà tâtons.
L' anatomie vient à propos nous prêter
son flambeau et nous éclairer dans une
route si obscure, marquée par tant de faux
pas. Elle nous montre, dans les ventricules
du cerveau et à la moëlle allongée, de
petits corps globuleux, olivaires, cannelés,
grainés, guillocs, etc. Ces proturances
sont des réunions de fibres qui forment
des pelottons, paquets et faisceaux diversement
organisés. Le nombre en est innombrable,
et avec de meilleurs instrumens on en
verroit encore davantage. Voilà le fonds
matériel de nos pensées : il s' agit d' y
reconntre le plan du systême intellectuel.
Tâchons de proceder avec ordre : simplifions des
objets si compliqs.
L' ame a des sensations ; elle sent par les
nerfs. Les nerfs, dont quelque ramification
p407
parvient à chaque point solide du corps pour
le rendre sensible, sont dans leur cours des
cordes plus ou moins tendues, composées de
filets médullaires, et à leur naissance des pulpes
nerveuses très-déliées, semées de corps
glanduleux singuliérement organisés. Les appendices
d' un nerf different par leur organisation,
des appendices de tous les autres. Les principes
des nerfs olfactif et optique se
distinguent à la simple vue, et la différence
de leur structure est sensible. Cette premiere
variété répond à la nature diverse des sensations.
Autant que nous avons de sensations
essentiellement différentes, autant il y a de
variations dans la structure organique des
principes nerveux. Delà différens ordres de
fibres sensitives.
Un même nerf peut encore varier à l' infini
les sensations qu' il porte à l' ame. Cela
vient de la maniere dont les objets le modifient.
Quoique toutes ses papilles aient une
organisation commune et semblable, elles
peuvent bien être diversement ébranlées par
l' action des objets extérieurs. Ainsi les mêmes
fibres feront voir à l' ame un objet tantôt
verd et tant bleu, selon que les pinceaux
lumineux ainsi colorés, frapperont les fibres
optiques de la couleur qu' ils portent.
L' ame a des idées : elle les doit toutes à
ses sensations. La sensation est attace au
p408
changement qui survient à l' organe sensitif à
la psence d' un objet. Les fibres sensitives
n' impriment à l' ame que le sentiment. L' idée
du même objet lui est communiquée par un
changement analogue survenu à d' autres fibres.
Chaque nerf a donc à son origine, non seulement
des pacquets de fibres sensitives, mais
aussi des faisceaux de fibres intellectuelles, je
veux dire, de fibres propres à exciter dans
l' ame l' idée, le concept, l' apperception de
l' objet senti. Les idées different entre elles
comme les sensations : autant qu' il y a d' ordres
de fibres sensitives, autant il y a d' ordres
correspondans de fibres intellectuelles ; et
chaque ordre de celles-ci a un jeu aussi varié
que l' ordre des autres, qui lui est analogue.
Une sensation n' est pas une ie : une fibre
sensitive n' est pas une fibre intellectuelle :
l' une ne peut pas remplir la fonction de l' autre :
l' une est chargée de faire sentir l' ame,
l' autre de lui donner des idées. Malgcette
diversité d' emploi, il faut toujours admettre
une correspondance imdiate entre une fibre
sensitive, et une fibre intellectuelle de
l' ordre du même nom ; car une sensation est
suivie d' une idée ; et une idée rappelle aussi
quelquefois une sensation, quoique plus foiblement :
ce qui ne peut arriver que parce
qu' une fibre intellectuelle est affectée du
changement arrivé à la fibre sensitive, et a de
p409
me le droit de l' affecter de l' ébranlement
qu' elle éprouve. Restons-en là pour le présent.
L' ame veut ; et ce sont encore les sens qui
la décident à vouloir. Il y a aussi dans le
cerveau une troisieme sorte de fibres, distincte
des deux autres especes, à laquelle sont
attachées les volitions de l' ame. Selon que
les sensations produites dans l' ame par les
fibres sensitives seront agables ou désagréables,
les fibres volitives affectées de cette
différence porteront l' ame à en aimer et appéter
l' objet, ou à le haïr et le fuir. Pour
abréger, tout ce que nous avons dit des fibres
intellectuelles par rapport aux fibres sensitives,
doit se dire de même des fibres volitives
comparées aux unes et aux autres.
Il me paroît que voilà dans l' intérieur du
cerveau trois plans de fibres bien établis :
savoir un plan de fibres sensitives, un autre de
fibres intellectuelles, et le troisieme de fibres
volitives ; auxquelspondent les trois facultés
de l' ame, la sensibilité, l' entendement
et la volonté.
Avec la moindre attention sur la marche
des orations de son ame on reconnoît une
liaison marqe entre ses sensations, ses idées
et ses volitions, prises une à une, à l' égard
du même objet, dans les mêmes circonstances.
On remarque de plus que les idées et les volitions
ont les sensations pour principe générateur.
p410
Tout cela m' a fait soupçonner qu' une
fibre sensitive, une fibre intellectuelle et
une fibre volitive, toutes trois de l' ordre
correspondant de chaque plan, pourroient bien
être entre elles dans la proportion harmonique
11 sur 31 sur 5 ; ensorte que la fibre
intellectuelle seroit montée ou accordée à l' octave
de la quinte ou à la douzieme de la fibre
sensitive, et la fibre volitive à la double octave
de la tierce ou à la dix-septieme de la même fibre
sensitive. Ceci ne doit pas sembler étrange, et
pond trop bien à l' observation pour être rejet
sans examen.
D' abord le principe harmonique est donné
imdiatement par la nature. Un corps sonore
pincé ou frappé fait entendre trois sons
distincts, un son fondamental avec la douzieme
et la dix-septieme dume. Qu' on
accorde trois corps sonores dans la me raison,
trois cordes par exemple, suppoque
la premiere donne ut , quand on la pince, les
autres sans être pincées fremiront et feront
entendre, la seconde sol ou son octave, et la
troisieme mi ou sa double octave : ce qui est
la même chose que la douzieme et la dix-septieme.
Ainsi nous avons une corde qui pine seule
fremit et fait fremir ses analogues,
parce que le son principe ou générateur est
p411
toujours accompag de ses harmoniques :
nous avons aussi dans le cerveau trois fibres
dont une seule agitée, agite ses correspondantes,
d' où vient que dans l' ame une sensation
engendre une idée et une volition. En admettant
cette analogie harmonique entre une
fibre sensitive, une fibre intellectuelle, et une
fibre volitive, toujours d' un ordre correspondant,
et conquemment entre les trois plans
des fibres, n' en concevra-t-on pas mieux
l' enchaînement des sensations, idées et volitions ?
étant prouque la proportion 11 sur 31 sur 5
existe dans la nature, ne puis-je pas supposer qu' elle
a lieu entre les trois plans des fibres médullaires
du cerveau, sur-tout lorsqu' en réfléchissant
à leur structure, je n' y puis rien
découvrir d' incompatible avec cette raison ?
Concevez les fibres roides ou molles, lâches
ou tendues, droites, pliées, spirales, annulaires,
ondulées, etc ; elles peuvent toujours
avoir telle organisation que vous voudrez leur
donner, dans le rapport harmonique 11 sur 31 sur
5 ; et ce rapport pourra être envisagé comme le
fond, la base, le principe de tout le systême
intellectuel. Je n' y insiste pas davantage ;
et l' on pourroit y substituer toute autre
raison, pourvu qu' on l' envisageât comme la
cause qui met de la liaison, de la communication,
p412
de la réciprocité entre les divers mouvemens des
fibres organiques.
PARTIE 4 CHAPITRE 12
de la sensibilité ; et de la nature des
sensations.
la sensibilité dans les fibres est la capacité
qu' elles ont de faire sentir l' ame par les
ébranlemens qu' elles reçoivent des objets du
dehors. Dans l' ame la sensibilité est la faculté
de sentir les objets par l' impression qu' ils font
sur les fibres organiques.
La sensation, dans les fibres sensitives, est
l' impression rue des objets extérieurs : dans
l' ame, c' est ce qu' elle sent par l' impression
faite sur l' organe.
L' action des objets sur les sens, est une
impulsion, un mouvement. On n' en devine
pas davantage. L' ame ne sait rien duchanisme
des organes ; elle ne sent point ce qui se
passe à l' origine des nerfs dans le sensorium ;
et l' anatomie ne lui en apprend rien.
Il y a donc trois choses à distinguer dans
une sensation quelconque : l' action de l' objet
sur les fibres sensitives ; le mouvement des mêmes
fibres ; et le sentiment qu' il produit dans l' ame.
p413
Je suis forcé de m' en tenir à l' énondes
principes. Je laisse au lecteur intelligent à
les appliquer à propos : les veloppemens
ne sont pas pour un ouvrage aussi concis que
j' ai résolu de faire celui-ci.
PARTIE 4 CHAPITRE 13
de la diversité des sensations.
elle se réduit à cinq chefs, qui regardent
la nature de l' organe, la variété
des objets qui affectent le me organe, la
vivacité de l' impression organique, le rapport
des objets avec la constitution de notre être,
et la disposition des fibres sensitives.
Variété 1.
les sensations varient selon la nature de
l' organe sensitif.
chaque sens a une organisation particuliere
et un partement distinct dans le cerveau.
Cette organisation n' a rapport qu' à un certain
nombre d' êtres sensibles qui deviennent capables
de l' affecter par elle. Le changement
survenu aux fibres d' un sens, differe donc
essentiellement de ceux qui peuvent survenir à
un autre sens par l' action d' autres objets. Or
p414
à des impressions essentiellement différentes
tant par la nature de l' organisation des fibres
sensitives, que par la nature des objets qui les
touchent, répondent dans l' ame des sensations
essentiellement différentes aussi.
Toutes les sensations qui viennent des fibres
olfactives, sont des sensations de saveurs,
et different en nature des sensations
causées par les fibres optiques, acoustiques,
etc. Cette premiere variété étant attachée à
l' organisation des fibres, en variant leur
structure, on varieroit les sens : en multipliant
les variations, on multiplieroit de même les
manieres de sentir de l' ame.
Variété 2.
les sensations varient par la diversité des
objets qui agissent sur le même organe.
la diversité d' action, dont il s' agit ici,
n' est pas le plus ou moins de force, avec quoi
un objet frappe l' organe. Elle vient uniquement
de l' espece de l' objet. Toutes les couleurs
sont sensibles à la vue. Mais les sept
couleurs du spectre transmettent à l' ame sept
sensations, d' une même nature, il est vrai,
puisque ce sont des sensations de couleurs, et
néanmoins scifiquement différentes, parce
que ce sont les sensations de sept especes de
p415
couleurs. Il en est de me des sept tons
de la gamme. Des rayons de lumiere, et
des vibrations de l' air d' une espece différente,
doivent diversement modifier l' organe, quoiqu' ils
le modifient au même degré de force.
Quand je touche une surface polie, l' organe
du tact est également comprimé partout :
cette compression égale transmise jusqu' aux
fibres du cerveau, donne à l' ame la sensation
du poli. Une surface raboteuse presse inégalement
les mammelons nerveux de la peau,
delà le sentiment de l' inégalité de cette surface.
Je puis passer la main avec la même légére
sur ces deux corps : dans ce cas leur
action sur les fibres, avec le même degde
force, sera très-différente.
Variété 3.
la vivacité des sensations est proportionnée
à la force de l' impression organique.
un même objet peut imprimer aux mêmes
fibres sensitives, un mouvement plus ou moins
fort ; en conséquence celles-ci feront sentir
l' ame plus ou moins vivement.
Il y a autant de nuances dans la vivacité des
sensations, que de degrès de force dans l' action
de l' objet sur l' organe. Mais comme on
saisit difficilement les différences licates, on
ne distingue guere les sensations qu' en trois
p416
sortes, à l' égard de leur intensité : en sensations
très-vives, en sensations moins vives, et
en sensations foibles.
Les premieres frappent l' ame, l' étonnent,
la transportent, l' agitent : suite nécessaire de
l' agitation violente des fibres, qui est comme
une vraie convulsion. Elles sont les germes
des passions. Les secondes touchent l' ame
plus doucement : elles l' attachent moins. Les
dernieres l' atteignent à peine : elle n' y fait
presque pas d' attention. Aussi a-t-elle un
très-grand nombre de ces sortes de sensations
foibles et languissantes, sans s' en appercevoir.
Variété 4.
les sensations varient selon le rapport de
leurs objets avec la constitution de
notre être.
l' ame est la protectrice du corps : elle est
chargée de pourvoir à sa conservation. Ce
seroit peu, pour l' y engager, que par la
connoissance de ce qui se passe dans le plan du
cerveau, elle fût avertie de ce qui arrive au
corps, et connût si les changemens qu' il éprouve,
sont favorables ou contraires à son
bien-être. Cette connoissance purement
spéculative ne seroit d' aucune utilité. Il
vaut bien mieux qu' elle soit affectée agablement
ousagréablement selon que les
objets psens sont utiles ou nuisibles au
p417
corps. Par la douleur et le plaisir qu' elle
ressent à l' occasion de la bonne ou mauvaise
situation du corps, elle s' identifie, pour ainsi
dire, avec lui : car la force de l' union va
jusques-là ; et elle en est plus portée à en
prendre le soin convenable. Elle y trouve encore
un autre intérêt : celui de l' exercice de ses
facultés, qu' elle n' exécute bien qu' à la faveur
de la bonne constitution corporelle.
Voilà une quatrieme division des sensations,
la plus générale de toutes. Il n' y a pas une
sensation qui ne participe plus ou moins du
plaisir ou de la douleur. Il n' est point de
sensation indifférente. Celles que l' on qualifie
de ce nom, sont ainsi appellées par abus,
parce que la nuance de plaisir et de douleur
qu' elles ont, est si foible qu' elle en devient
imperceptible.
En quoi consiste dans les fibres sensitives,
la différence du plaisir et de la douleur ? Elle
doit être très-grande cette différence ; car
qu' y a-t-il de plus dissemblable, que l' extrême
de la douleur, et l' extrême du plaisir ? Elle
doit ensuite diminuer jusqu' à une gradation
infinie ; car la douleur commence au point
finit le plaisir, et le passage de l' une à l' autre
est de la plus grande finesse. Cela peut
s' expliquer ainsi.
Par la troisieme variété des sensations, il
est suffisamment prouvé que les fibres sensitives
p418
reçoivent différens degrés de mouvement. On
peut concevoir que le plaisir et la douleur sont
attachés à la diversité des degs de mouvement
imprimés à une fibre. Il suffit pour cela
qu' en vertu de son organisation, certains
degs de mouvement lui soient favorables,
et certains autres incommodes : alors les uns
la mettront dans un état de bien-être organique,
d' où résultera infailliblement une sensation
plaisante à l' ame ; les autres au contraire
la mettront dans un état gêné, contraint,
qui portera à l' ame un sentiment de déplaisir.
Maintenant tout ce qui tendra à la destruction
de notre être imprimera aux fibres sensitives
un degré de mouvement défavorable à
leur organisation, et l' ame en sera affectée de
douleur. Tout ce qui tendra à notre bientre,
étant dans l' ordre des fibres sensitives, y
excitera un chatouillement délicieux, et l' ame
en recevra un sentiment agréable. Il y
a dans la suite des degs de mouvement dont
une fibre est susceptible, de quoi fournir
abondamment à tous les degrés de plaisir et de
douleur dont l' ame est capable.
Enfin toute sensation de l' ame est liée à
un mouvement des fibres. Ces fibres sont
mobiles ; mais elles ne se prêtent au mouvement
que dans une certaine mesure bornée.
Toutes les commotions qu' elles recevront
dans l' ordre de cette mobilité organique, les
p419
chatouilleront : les limites de cet ordre seront
celles du plaisir : les deux extrêmes porteront
à l' ame, l' un la plus foible portion de plaisir,
l' autre la volupté la plus vive. Tous les
mouvemens imprimés aux fibres hors de cet
ordre, leur seront pénibles et violens, plus
ou moins selon qu' ils s' éloigneront davantage
de la mobilité naturelle des fibres, et produiront
ainsi dans l' ame des sensations plus ou
moins douloureuses.
Variété 5.
les sensations varient avec la disposition
des organes.
il arrive des changemens considérables dans
la disposition des organes. Ces changemens
font varier les mouvemens qu' ils recoivent
du dehors, et en conséquence les sensations
de l' ame. Cela pourroit-il être autrement ?
Les sensations sont toujours coordonnées au
jeu des fibres, et le jeu des fibres à leur
disposition propre.
Parmi les changemens qui surviennent au
tempérament des fibres, les uns sont naturels,
les autres purement accidentels. Les
premiers sont ceux que l' âge y apporte. Les
fibres sont bien en petit ce qu' elles sont en
grand, mais dans l' enfance elles sont pluslicates,
dans l' âge mûr elles sont plus solides,
p420
dans la vieillesse elles sont dures. La
mollesse des fibres fait qu' elles s' ébranlent
plus facilement, mais d' une maniere plus foible.
Les fibres plus solides sistent davantage
à l' action des objets, mais leurs mouvemens
sont plus forts. Quand elles deviennent
dures, elles perdent leur flexibilité, et
affoiblissent la sensibilité de l' ame. Telle est la
raison pourquoi les enfans, les hommes mûrs
et les vieillards ne sont pas également affectés
des mêmes objets. Avec ces principes on
trouvera aiment la cause de toutes les variétés
connues à cet égard.
Tous les cerveaux humains, quoique faits
sur le même plan, n' ont pourtant pas tous
la même température. Il y en a de plus humides,
et de plus secs, de plus délicats et de
plus forts. Il est me très-rare que deux
personnes aient les fibres organiques de la même
complexion précise, sans aucune différence.
Aussi n' arrive-t-il guere que deux
personnes aient une sensation tout-à-fait semblable
à l' approche dume objet, parce
que les fibres intérieures des deux cerveaux
n' ayant pas justement le me tempérament,
l' objet n' agit pas sur eux précisément de la
me maniere.
Rapprochez cette variété des sensations de
celle qui les rend voluptueuses, ouplaisantes,
vous aurez la clef de la diversité des
p421
goûts, des simpathies et antipathies, de la
bizarrerie des jugemens, et de l' étrange variété
des inclinations des hommes.
La fragilité de l' organisation du genre nerveux
le rend sujet à des rangemens produits
par des causes accidentelles qui, en altérant
la disposition des fibres, alterent à proportion
leurs vibrations et les sensations de
l' ame. En combien de manieres un seul sens
ne peut-il pas être indispo ? Où l' énumération
des causes offensives ne nous meneroit-elle pas ?
Je me contente de les expliquer toutes par une
seule.
La jaunisse fait voir tout jaune. Par cette
maladie, quelle qu' en soit l' origine, les fibres
optiques prennent l' habitude du mouvement
auquel est attachée la sensation de la
couleur jaune. Alors tous les objets qui frappent
la vue, n' impriment au nerf optique
qu' un mouvement modifié par son mouvement
habituel, approprié à la sensation du jaune ;
ils doivent ainsi partre plus ou moins
teints de cette couleur, selon que le mouvement,
dont ils agitent le nerf, s' allie plus ou
moins à celui qu' il a déjà. C' est-à-dire que
le nouveau mouvement imprimé aux fibres
optiques se compose de celui qu' elles ont déjà :
or celui-ci est plus ou moins voisin de l' autre.
Par exemple, je psente à un homme attaqué
de jaunisse, un objet rouge et un orangé.
p422
Comme l' ordre des couleurs est celui-ci : le
rouge, l' orangé, le jaune, etc ; l' oranest plus
voisin du jaune que le rouge, le mouvement
des fibres qui produit la sensation de l' orangé,
est de me plus voisin du mouvement approprié
à celle du jaune, que le mouvement auquel
est attachée la sensation du rouge. Deux
mouvemens plus amis se composent plus aisément ;
cet homme aussi voit l' orangé plus jaune
que le rouge.
PARTIE 4 CHAPITRE 14
seconde suite des loix de l' union de l' esprit
au corps.
loi 6.
la sensibilité de l' esprit ne se déploye que
par le jeu des fibres corporelles.
c' est un corollaire de la seconde loi, de
la même évidence qu' elle.
Loi 7.
les sensations de l' esprit suivent toutes les
variations du jeu des fibres.
c' est le précis des deux chapitres précédens.
p423
Serois-je assez heureux de n' avoir omis
aucune des variations du jeu des fibres
sensitives ? Je n' en imagine pas au moins qui ne
rentre dans quelqu' une des cinq classes dont
j' ai fait mention.
PARTIE 4 CHAPITRE 15
de l' entendement ; et de la nature des idées.
j' ai parlé de fibres intellectuelles : j' ai fait
concevoir que l' intelligence, dans ces fibres,
est la proprté qu' elles ont de porter une
idée à l' ame, par une vibration quelconque
qu' elles éprouvent. Dans l' esprit l' entendement
est la faculté d' appercevoir un objet,
d' en avoir l' idée, par l' ébranlement d' une
fibre intellectuelle.
L' idée, considérée dans la fibre, n' est que son
ébranlement ; dans l' esprit, c' est la modification
produite par cet ébranlement ; cette modification
est la perception d' un objet, ou le
type de cet objet, imdiatement présent à
l' esprit, entré même dans l' esprit.
PARTIE 4 CHAPITRE 16
p424
de l' origine des idées.
un objet agit sur un sens : la commotion
est portée jusqu' à la fibre sensitive dans
le cerveau ; et l' ame a la sensation de cet objet.
La fibre sensitive a un rapport déterminé
avec une fibre intellectuelle : ce rapport est
supposé 1 à 1 sur 3, c' est-à-dire que la fibre
intellectuelle est accore à la douzieme ou à
l' octave de la quinte de la fibre sensitive. Celle-ci
étant ébranlée, l' autre doit donc fremir aussi.
Or la fibre intellectuelle est appropriée à faire
percevoir l' esprit comme la fibre sensitive à le
faire sentir. Par ce mécanisme le mouvement
de la fibre intellectuelle donnera à l' ame la
perception ou l' idée de l' objet senti. Voilà tout le
mystere de l' origine des idées sensibles, de
celles des objets qui frappent les sens extérieurs.
Il y a une autre sorte d' idées qu' on nomme
spirituelles ou purement intellectuelles, parce
que l' objet en est dans l' esprit me : ce sont
toutes les idées qu' il a de ses propres orations.
Quelques-uns néanmoins ont soutenu
avec Mallebranche, que l' esprit ne connoissoit
point ses modifications par l' idée,
mais par le sentiment. Selon eux l' esprit n' a
point l' idée de sa pene, de ses volitions,
p425
de ses doutes : mais il sent qu' il pense, qu' il
veut, qu' il doute, il se sent pensant, voulant,
doutant. Locke et ses partisans disent
que l' esprit a l' idée de ses propres opérations,
et qu' elle lui vient par laflexion qu' il
fait sur ses manieres d' être, sur ses sentimens,
ses idées, ses jugemens, ses déterminations, etc.
Au fond cette dispute bien appréciée, n' est
qu' une chicane de mots qui laisse subsister la
difficulté en entier. Car que l' ame ait le
sentiment ou l' idée de ses modifications, il
s' agit toujours d' expliquer comment ce sentiment,
ou cette idée, entre dans l' ame. L' on
dit d' un côté : les modifications de l' ame ne sont
qu' elle-même modifiée, ainsi l' ame qui sent
ses modifications, n' est que l' ame se sentant
exister, comme elle existe réellement, de telle
ou de telle maniere ; et le sentiment qu' elle
a d' une de ses modifications, est inséparable
de cette modification-là même. D' accord :
mais il en est pourtant disting. Comme
d' ailleurs la dépendance, où l' ame est de son
corps, est aussi grande qu' elle puisse être, il
faut que le sentiment de ses modifications lui
vienne de l' organique du corps. C' est ce qu' il
falloit expliquer. Locke dit : l' esprit acquiert
des notions de ses orations par la flexion
ou l' attention qu' il y fait en se repliant
sur lui-même. N' est-ce pasrendre la question
p426
plus obscure ? Au moins ce n' est pas la
décider ; car on lui répliquera : cette reflexion,
cette attention, ce replis de l' esprit sur
lui-même et sur ses manieres d' être, est aussi
une opération de l' esprit ; quelle en est
l' origine corporelle ? Je ne crois pas que
personne ait tenté de l' assigner. Ce que je vais
dire sur ce point difficile, en mérite d' autant
plus l' attention du lecteur.
Nous considérons des fibres mises en mouvement.
Elles sont marielles : comme telles
elles ont une force d' inertie dans la raison
de leur calibre. La force d' inertie est
une résistance au mouvement qui leur est
imprimé. Lasistance d' une fibre au mouvement
est une réaction qu' elle exerce sur l' objet
qui la choque, qui la pousse. à cette
réaction de la fibre sur l' objet qui la met en
mouvement, répond dans l' ame quelque chose
d' analogue. La fibre est une fibre sensitive ;
l' objet, un objet sensible ; le mouvement
de la fibre, celui d' une sensation. La fibre
réagit donc sur un objet qui lui imprime un
mouvement approprié à une sensation. L' ame
exercera une action semblable sur sa sensation,
qui constituera l' attention, la réflexion,
le repli de l' ame sur son état psent, sur ce
qu' elle éprouve, sur son sentiment.
L' ame avant la sensation est à sa sensation,
comme la fibre en repos, ou avant d' être
p427
mue, est au mouvement, c' est-à-dire dans une
inertie parfaite, si je puis me servir de ce
terme, en parlant d' une substance qui n' est pas
matiere. L' ame par cette sorte d' inertie résiste,
à sa maniere, à la sensation, comme la
fibre au mouvement. Qui est-ce qui ne conçoit
que, si la fibre étoit capable de connoissance,
elle n' auroit la perception du mouvement
qui lui seroit imprimé, que par lasistance
qu' elle lui opposeroit ? Ce seroit sa
réaction qui fixant son attention, l' avertiroit
qu' elle change d' état, qu' elle est modifiée de
telle façon. J' ai donc lieu de penser que, l' ame
réagissant sur la sensation qu' elle reçoit, l' effet
naturel de sa réaction est la perception de
cette sensation, l' attention de l' ame à sa modification
actuelle. Le principe est appliquable
à toutes sortes de modifications de l' ame ;
dans toutes il y a une fibre qui résiste au
mouvement qui lui est imprimé.
La réaction est toujours proportione à
l' action, la résistance à l' impulsion, et
l' attention de l' ame à la vivacité de ses
sensations, à la force de ses perceptions, etc.
La fibre muesiste plus ou moins au mouvement
tant qu' il persévere : de me l' ame
se replie d' une maniere plus ou moins forte
sur ses sensations tant qu' elles durent : son
attention s' affoiblit avec elles, parce que la
fibre mue siste moins à mesure que son mouvement
p428
se perd. Je n' ai pas dessein d' épuiser
cette induction.
PARTIE 4 CHAPITRE 17
de la simplicité et de la composition
des idées.
toute idée est simple ou composée. Une
idée simple est le résultat du mouvement
d' un seul systême de fibres. Une idée compoe
de deux autres, est le fruit de l' ébranlement
de deux systêmes de fibres.
Soit l' idée d' une montagne d' or. Il y a dans
le cerveau des fibres dont le mouvement est
approprié à l' ie de montagne ; et d' autres
pour l' idée de l' or. Sûrement le mouvement
du premier faisceau de fibres intellectuelles,
ne donnera jamais que l' idée à laquelle il est
propre : l' autre ne donnera aussi que la sienne.
Mais la vibration de l' un concourant avec celle
de l' autre, fera naître le concours des deux
idées, ou une idée qui en sera composée ; car
une ie composée n' est que la réunion de
plusieurs autres, comme un mouvement compo
sulte de launion d' autres mouvemens.
L' esprit a des idées plus composées, je veux
dire qui en renferment un plus grand nombre
p429
d' autres, quand il y a plus de systêmes particuliers
de fibres dont les mouvemens simultanés
se combinent dans le cerveau.
Un mouvement composé de deux autres,
s' exprimeométriquement par la diagonale
d' un quar dont deux côtés expriment les
mouvemens simples composans. Le mot
homme est le signe de l' idée compoe de
deux autres, celles d' esprit et de corps .
Il n' y a de mouvement composé, que par la
combinaison de deux ou plusieurs autres.
Aussi il n' y a d' idée composée que par la union
de deux ou plusieurs idées, c' est-à-dire, par
le concours des vibrations de deux ou plusieurs
systêmes de fibres intellectuelles. Il s' ensuit
qu' il n' y a point dans le plan organique de pacquet
de fibres approprié à une idée compoe ;
et qu' une idée compoe résulte toujours des
vibrations d' autant de faisceaux fibreux, qu' il
y entre d' idées composantes. Plus on méditera ce
point, plus il sera clair et vraisemblable : je
n' ai pas le tems de tout dire.
PARTIE 4 CHAPITRE 18
de la décomposition des idées.
qu' on se rappelle que l' ame réagit sur ses
idées, comme les fibres résistent au
p430
mouvement qui leur est imprimé ; que cette
réaction de l' ame constitue l' attention qu' elle
fait à ce qui est en elle ; que cette réaction
est proportionnelle à la résistance des fibres au
mouvement ; que celle-ci l' est à la force du
mouvement ; que par une conquencecessaire
l' attention que l' ame donne à ses idées
est proportionnelle à la force des idées :
j' appelle la force des idées, celle de l' agitation
des fibres idéales.
Pour une idée complexe, il y a plusieurs
pacquets de fibres ébrans. Ne raisonnons
que sur une idée compoe de deux autres,
et ne considérons qu' une fibre de chaque faisceau.
Dans la supposition présente il y a
une ie double dans l' ame, il y a dans le
cerveau deux fibres agitées : par leur force
d' inertie elles résistent plus ou moins au
mouvement, selon qu' elles sont plus ou moins
agitées. Supposons l' agitation égale ; la résistance
est la même de part et d' autre ; la
réaction ou attention de l' ame sur les deux
parties de l' idée composée, est aussi égale.
Si les mouvemens des deux fibres, gardant toujours
entre eux l' egalité de force, diminuent
et s' éteignent ensemble, il n' y a point lieu
à la composition de l' idée. Qu' une cause
quelconque vienne à augmenter l' un, l' attention
de l' ame pour la partie de l' idée complexe
qu' il représente, augmentera en me
p431
raison, et elle sera moindre pour l' autre partie.
Des deux fibres l' une a un mouvement
plus fort que l' autre : des deux ies composantes
l' une est plus vive que l' autre. Le
mouvement plus foible sera éteint avant le
plus fort : l' ame aura encore l' ie plus forte
quand elle aura perdu la plus foible. L' instant
celle-ci quittera l' ame, est l' instant
réel de la décomposition de l' idée multiple,
celui qui sépare les deux idées, celui où l' une
perrant dans l' esprit, l' autre s' évanouit.
à quoi bon imaginer ce qui n' est pas ? Les
êtres ne se confondent point : ils sont tous
imtrables. Ce qu' on nomme composition
et combinaison n' est que réunion. Deux
fibres du cerveau ne se confondent point en
une seule. Chacune encore garde son mouvement
particulier. Leurs vibrations ne s' unissent
point dans un seul et même sujet. Ainsi
il n' y a point d' idée ellement composée dans
le jeu organique. S' il y en a par rapport à
l' ame ou dans l' ame, ce ne peut être qu' en
ce sens que l' ame a en me tems la perception
de plusieurs choses appartenantes à un
seul individu ; et cette perception complexe
se décomposes que l' ame ne peoit plus
ces choses queparément, c' est-à-dire,s
que la simultaité des vibrations de deux
fibres, ou d' un plus grand nombre, cesse.
PARTIE 4 CHAPITRE 19
p432
de la liaison de nos idées.
la liaison de nos idées est ou naturelle ou
artificielle. Leur liaison naturelle est celle-là
me que leurs objets ont entre eux.
Comme rien n' est isolé dans l' univers, tous les
êtres ont des rapports les uns aux autres :
rapports immédiats, rapports moins prochains,
rapports éloignés : rapport de causalité, qui
comprend tout ce qu' un être peut opérer à
l' égard d' un autre ou de soi-même : rapport
d' identité qui forme la double classe des
ressemblances et des différences : rapport de
contiguité, auquel se rapportent toutes les
rélations de tems et de lieu. Substituons à nos
idées les mouvemens des fibres intellectuelles
qui les occasionnent, nous mettrons entre
ces mouvemens la liaison que la nature a mise
entre les êtres. Il résulte des rapports des
choses entre elles, un accord merveilleux
dans la nature. Il est possible que la même
harmonie existe entre les vibrations des fibres
de notre cerveau, chargées de nous donner
les idées des choses. Un objet ne m' en rappelle
pas mieux un autre qui lui a rapport,
que l' idée du premier ne reveille dans mon
esprit celle du second. N' est-il pas évident
p433
que cela ne vient que de ce qu' il y a entre
ces deux idées, entre les deux ébranlemens de
leurs fibres correspondantes, toute la liaison
qui est entre les objets mes ?
Suppoque tous les cerveaux soient façonnés
sur le même modele, et le systême des fibres
le même dans tous, la consonance naturelle
des idées ne différera point d' un individu à l' autre.
Nos idées peuvent avoir encore une autre
liaison entre elles, engendrée par la coutume,
l' éducation, les intéts, et mille autres
accidens. Cette association artificielle des
idées varie d' une nation à l' autre, même d' un
individu à un individu. Elle peut être bizarre
au point de contredire directement la liaison
naturelle.
L' idée de la divinité est tellement associée
à celle de la figure humaine, dans l' esprit d' un
antropomorphite, que l' une ne va jamais
sans l' autre. Cette connexion est au dernier
point d' absurdité et de force. Accoutu à
voir Dieu peint sous une figure humaine,
à entendre réter par ses parens et les ministres
de sa réligion, que cet être a un
corps semblable à celui d' un homme,
cette accoutumance a mis une telle analogie
entre les mouvemens fibrillaires de l' idée
de Dieu, et de l' idée d' un corps humain,
qu' ils se combinent toujours ensemble
p434
dans son cerveau. Cette combinaison, loin
d' être naturelle, est contre nature ; mais la
multiplicité des sensations entrées de bonne
heure dans l' ame par les yeux et par les oreilles,
l' ont engendrée en accoutumant les vibrations
des deux pacquets de fibres à se répondre
l' une à l' autre, et à se reproduire l' une l' autre.
Je conçois l' affinité naturelle de deux, trois
et plusieurs fibres du cerveau comme une
disposition originelle à sepondre par leurs
vibrations ; d' où une réciprocité entre leurs
mouvemens, qui fait la liaison naturelle des
idées, laquelle a sa raison dans le rapport naturel
des choses. Je pense qu' un rapport artificiel
établi par la coutume, et telle autre
cause fortuite, entre des choses très-disparates,
fondera aussi une liaison de me nom
entre les mouvemens fibrillaires que la nature
n' avoit point liés. La vertu de cette correspondance
fera que l' une ne sera pas plutôt
en mouvement, qu' une autre ne s' y mettra
aussi : ce qui arrivera à toutes celles que l' art
aura associées. La réciprocité de ces mouvemens
est l' association des idées.
Nos préjugés, nos erreurs, nos préventions,
quelle qu' en soit l' espece, ne s' engendrent
point autrement ; si pourtant il est permis de
prononcer sur une matiere aussi délicate.
PARTIE 4 CHAPITRE 20
p435
du jugement, et de la connoissance intuïtive.
les objets ont des rapports entre eux,
réels ou imaginaires, peu importe ici ;
les rapports des objets entre eux en mettent
de semblables entre les vibrations des fibres ;
et ceux-ci en produisent de semblables encore
entre les ies de l' entendement.
Tous ces rapports se ressemblent : pourquoi ?
Parce que quand les objets frappent ou
meuvent les fibres, ils les meuvent dans le
rapport qu' ils ont entre eux ; et que les fibres
mues dans tel rapport, donnent à l' esprit des
idées dans le même rapport.
Ainsi deux idées sont entre elles comme
les vibrations ou mouvemens des fibres, comme
les impressions des objets sur les fibres,
comme les objetsmes.
Les fibres, par leur inertie, résistent au
mouvement ; et l' esprit réagit sur ses idées.
Les résistances sont entre elles comme les
mouvemens ; et les réactions de l' esprit sur
ces idées sont entre elles comme les idées.
La perception du rapport de deux idées
constitue le jugement.
Mais comment l' esprit perçoit-il le rapport
p436
de deux idées ? Par la comparaison qu' il fait
de l' une et de l' autre. C' est ne rien dire : en
quoi consiste cette comparaison ?
Quand l' esprit juge, je ne vois dans le cerveau
que deux mouvemens de fibres et deux
sistances, puis le rapport des deux résistances
égal à celui des deux impulsions. Il ne
peut y avoir dans l' esprit que les analogues
de ces choses ; savoir deux idées, deuxactions
de l' esprit sur ces idées, et le rapport
des deux réactions semblable à celui des deux
idées.
Le jugement dans le cerveau n' est ni les
deux mouvemens, ni les deuxsistances. Je
soupçonne qu' il est le rapport des deux
sistances égal aux deux mouvemens. En effet
si le cerveau jugeoit, ce seroit par le rapport
des deux résistances des fibres qu' il jugeroit
de celui des deux mouvemens.
Dans l' esprit le jugement, ou la perception
du rapport des deux idées ne sera donc
que le rapport de ses deux réactions sur les
deux idées. Cela paroît fort vraisemblable.
On a vu que l' esprit enagissant sur ses
modifications, en a la perception : donc en réagissant
sur deux idées qui lui sont psentes,
selon le rapport qu' elles ont, il les percevra
ou les conntra selon leur rapport réel.
Qu' est-ce que percevoir deux ies selon leur
rapport, si ce n' est percevoir le rapport de
p437
deux idées ? Mais percevoir le rapport de
deux idées, c' est juger. Donc l' esprit juge,
en réagissant sur deux idées, selon leur rapport ;
donc laaction de l' esprit sur deux
idées qu' il a, est la perception du rapport
des idées.
Ce rapport est-il imdiat, l' esprit le saisit
imdiatement : ce qu' on nomme une intuïtion,
une perception ou connoissance intuïtive, le
fondement de l' évidence, le plus
haut degde la certitude.
PARTIE 4 CHAPITRE 21
du raisonnement, et de la connoissance
monstrative.
le rapport de nos idées n' est pas toujours
imdiat, non plus que celui des mouvemens
des fibres, non plus que celui de leurs
objets. L' intervalle est rempli d' un, deux
ou plusieurs intermédiaires. L' esprit n' a
l' intuïtion que des rapports immédiats : il ne
peut donc saisir les rapports éloigs que par
la perception des intermédiaires.
Deux fibres intellectuelles, a et c, sont
mues : l' esprit a deux idées, a et c . Le
rapport du mouvement d' a, au mouvement de c
p438
n' est pas imdiat, ni celui des idées a et
c . Il y a un intermédiaire, le mouvement d' une
fibre telle que b, approprié à l' ie b . La
liaison d' a et de c n' est point perçue,
parce que l' affinité des mouvemens d' a et de c
n' est pas assez intime. Cette perception dépend
du mouvement de b ou de l' idée b , qui ne
sont pas encore, l' un dans le cerveau, l' autre
dans l' esprit. Elle enpend, parce que
a a un rapport imdiat avec b, et b avec
c. Je veux dire que, a n' ayant de liaison à
c que par b , autrement par la liaison
d' a à b , et de b à c , c' est b
qui doit faire saisir la liaison d' a à c .
L' attention de l' esprit est portée toute sur a ;
le mouvement d' a augmente et agit seul d' abord
dans le cerveau. Mais
le mouvement d' a a un rapport immédiat
avec celui de b ; donc a fait mouvoir b ; donc
l' idée a est présente à l' esprit avec l' idée
b qu' elle excite : il réagit sur a et
b , et en perçoit intuïtivement le rapport. Son
attention ensuite se fixe sur b . Or b
ayant une connexion intime avec c , parce que
b a dans son mouvement organique tout ce qu' il faut
pour obliger c de lui répondre, les idées b et
c deviennent présentes à l' esprit ; et il en
perçoit le rapport comme il a fait celui d' a
et de b . L' esprit a donc passé d' a à
b , et de b à c . Il a peu
la liaison d' a avec b et la liaison de
b avec c ; il perçoit ainsi, que l' ie
a est liée à
p439
l' idée c par l' idée b . Voilà la méchanique
du raisonnement lequel devient plus ou moins
compo et compliq, selon qu' il y a plus
ou moins d' intermédiaires entre deux idées,
selon que leur rapport est plus ou moins
éloigné.
On conclut de-là que le raisonnement est
une continuité de perceptions, une suite de
jugemens qui se tiennent intimement. Une
démonstration est une chaîne d' intuïtions qui
font percevoir à l' esprit la convenance éloignée
de deux idées, qu' il ne saisit pas d' une
maniere imdiate. Nos connoissances acquises
par cette voye sont des connoissances
démonstratives.
On sent avec quelle rapidité je coule sur
les matieres, entraîné par le torrent des choses.
PARTIE 4 CHAPITRE 22
troisieme suite des loix de l' union de l' esprit
au corps.
je voudrois concentrer en un point, ce
que j' ai dit des opérations de l' entendement.
Tout pose, si je ne me trompe, sur le principe
suivant.
p440
Loi 8.
tout ce qui est dans l' entendement humain,
a la raison de son existence dans le jeu
des fibres intellectuelles du cerveau.
c' est encore un corollaire de la seconde
loi ; et à peu de chose près un vieil axiome
que quelques modernes ont contredit trop
légérement.
PARTIE 4 CHAPITRE 23
de la volonté et de la liberté.
les volitions de l' ame pendent, avons-nous
dit, des ébranlemens des fibres volitives,
qui composent le troisieme plan fibreux
du cerveau. On se rappelle aussi que
trois faisceaux de fibres correspondans, pris
un dans chaque plan, sont suppos être entre
eux dans la raison harmonique 11 sur 31 sur 5,
laquelle constitue l' influence des uns sur les
autres.
Une volition est, pour le cerveau, le
mouvement d' un certain systême de fibres.
Dans l' ame c' est ce qu' elle éprouve en conséquence
du mouvement des fibres, c' est une
inclinaison à quelque chose, une complaisance
dans cette chose-là. En effet le propre
du mouvement des fibres volitives est de faire
vouloir l' ame, de la porter, de l' incliner
p441
à quelque chose. Ce quelque chose est une
sensation ou une idée. Ce doit être ce qui
produit le mouvement des fibres volitives :
or elles ne sont mues que par l' action des fibres
intellectuelles et des fibres sensitives.
Pour la liberté, elle est le pouvoir de faire
ce que l' on veut, quoique l' on veuille.
L' exercice de la liberté dépend du mouvement
des muscles. Ceux-ci exécutent ce que
la volonté veut ; ils l' exécutent par l' action
des fibres volitives sur les fibres musculaires
qu' elles remuent à leur gré. On sait que les
fibres musculaires s' anastomosent, à leur origine,
à des fibres nerveuses.
Je remue le bras ; cet acte est libre, parce
que je veux le produire, et que la liberté
étant à mon égard le pouvoir de faire ce que
je veux, un acte libre, quant à moi, est l' exercice
de ce pouvoir que j' ai, l' exécution de
ma volonté. Le mouvement de mon bras
est exécuté par les fibres des muscles qui y
sont attachés. Les fibres des muscles sont
remuées par les fibres volitives auxquelles elles
tiennent. L' ébranlement des fibres volitives
est le produit du jeu des fibres intellectuelles
et des sensitives. Enfin le jeu des organes
intellectuels et sensitifs, est soumis à l' action
des objets. Cela veut dire que la liber
est déterminée à l' acte par la volonté ; que la
faculté de vouloir est elle-même déterminée
p442
par celles de sentir et de penser, et celles-ci
par les impressions des objets sur les sens.
Je ne veux pas en dire davantage : j' aime
mieux laisser le lecteur méditer. Il m' aura
compris et suivi, s' il conclut que toute
l' activité de l' esprit réside dans la volonté,
autrement dans les vibrations des fibres
volitives, l' esprit n' agissant que parce qu' il veut
agir, et ne le voulant que par les vibrations
des fibres propres à lui en donner le vouloir ;
que l' esprit ne veut que parce qu' il a un motif
de vouloir ; qu' en un mot ce motif est
dans lui, mais toujours par l' entremise du
corps, en vertu de l' union.
PARTIE 4 CHAPITRE 24
continuation du chapitre précédent. Nouvelles
flexions sur l' activité des esprits.
on entend communément par l' activité
des esprits, une force qu' on suppose
qu' ils exercent sur leurs modifications, et
par elles sur les fibres organiques du corps.
Cette force ne peut être que la réaction
imdiate de l' esprit sur ses sensations et ses
idées, et médiate sur leurs fibres correspondantes.
Elle est analogue à l' activité des fibres,
laquelle est la force d' inertie en vertu
p443
de quoi résistant au mouvement, elles réagissent
sur les objets qui les meuvent.
L' esprit réflechit sur ses modifications, les
compare, les unit, lespare, s' y complaît,
prête son attention à celles-ci, la refuse à
celles-là, pfere une maniere d' être à une autre ;
il est dit encore remuer le pied, le bras,
etc. Tel est l' exercice de son activité. Si
noussespérons de voir cela dans l' ame, nous
en avons une image dans le jeu de la machine ;
consultons-la, en nous bornant à un exemple
sensible.
Deux fibres sensitives, ébranlées par l' action
de deux objets sur les organes externes,
donnent deux sensations à l' ame. Un mouvement
est dans l' ordre de la structure des fibres,
l' autre contre cet ordre. En conquence
il y a une sensation agréable et une
sensation douloureuse. Chaque fibre résiste
au mouvement, et réagit sur son objet dans
la raison de ce rapport différent. L' ame réagissant
de la même sorte sur ses sensations, en
perçoit la différence. Les perceptions sont
vives comme les sensations. L' intensité du
mouvement des fibres sensitives fait vibrer
les volitives en vertu de leur affinité. L' ame
veut, et que veut elle ? Ce que ses sensations
dans le cas présent, ou ses idées dans d' autres
circonstances, lui font vouloir ; car les
ébranlemens des fibres volitives sont de l' espece
p444
des vibrations des fibres sensitives et
des intellectuelles, comme les trois especes
de fibres sont d' un ordre correspondant, puisque
tel ordre de fibres d' un plan du cerveau
ne peut ébranler que les ordres analogues des
autres plans. Ici donc l' ame se complaît dans
la sensation du plaisir et veut y persister, et
en même tems elle désire la cessation de la
douleur. Aux fibres volitives répondent des
fibres musculaires qui leur communiquent par
un contact immédiat : fibres motrices prêtes à
exécuter le choix ou la volition de l' ame. En
effet les vibrations des fibres volitives ayant
tout ce qu' il faut pour mouvoir les musculaires,
celles-ci sont mues, et portent le
corps, au gré de l' ame, vers l' objet de la
sensation plaisante, et l' éloignent de l' objet
de la douleur ; aussi ces actes sont libres.
Qu' on ne mesure pas la promptitude des
opérations, par le tems qu' il faut pour les
décrire. Mais je voulois ôter tout équivoque,
afin que l' on fût plus en état de décider
soi-même d' où partent originairement les
déterminations de l' ame ou l' exercice de son
activité.
Au reste en substituant les idées aux sensations,
les unes et les autres ayant un empire
égal sur la volonté, on raisonnera de tous les
actes de l' entendement pur, comme de ceux
qui regardent singuliérement la sensibilité.
PARTIE 4 CHAPITRE 25
p445
quatrieme suite des loix de l' union de l' esprit
au corps.
loi 9.
la cause des terminations de l' ame est
dans l' ame par l' intervention du corps.
la cause des déterminations de l' ame est
dans l' ame ; c' est une idée ou une sensation :
et une idée n' est dans l' ame que par
le mouvement d' une fibre intellectuelle ; une
sensation n' y entre aussi que par le mouvement
d' une fibre sensitive.
On n' oubliera pas que j' ai supposé les trois
plans des fibres entre eux dans la raison
harmonique, ou telle autre, qui produit la
communication de leurs ébranlemens, et l' affinité
des trois opérations subquentes.
Sans contredit, si l' ame ne fait que peu
ou point d' attention à ses idées et à ses
sensations, elles n' exciteront point la volonté.
Cela suffit-il pour regarder l' attention de l' ame
ou sa réaction sur ses modifications comme la
cause productrice des déterminations de la
faculté de vouloir ? Non assurément. Cette
attention est elle-même le produit de la vivacité
de l' idée et de la sensation : elle en est
une dépendance, la réaction étant nécessairement
proportionnée à l' action.
p446
L' ame réagit sur toutes ses manieres d' être,
sur ses volitions, comme sur ses idées. Mais
le fruit de sa réaction n' est jamais que le sens
intime de sa situation présente. Elle ne se sent
point elle-même, netrant point le fond de
sa substance : elle sent seulement ses modifications :
et ce sentiment est distinct dans elle, de
ses modifications, ainsi que dans les fibres
organiques mues, leur sistance au mouvement
est quelque autre chose que leur mouvement.
PARTIE 4 CHAPITRE 26
des habitudes de l' esprit : comment elles se
forment.
une fibre mue d' une certaine façon acquiert
de la disposition à ce mouvement.
Sa disposition se fortifie par de semblables
vibrations souvent rétées, et rarement traversées
d' autres vibrations disparates. Son
accoutumance à vibrer de telle maniere, peut
être à un point de force, qu' elle ait une
très-grande peine et quelquefois une impossibilité
physique à vibrer autrement. Je vois
deux choses dans une fibre ainsi disposée par
des actes multipliés : d' abord une très-grande
facilité pour telle sorte de mouvement, puis
une difficulté d' autant plus grande pour toute
autre sorte, selon qu' elle sera plus ou moins
opposée à la premiere.
p447
Ce principe de toutes les habitudes de
l' esprit, indique comment il faut s' y prendre
pour les fortifier, les combattre, les affoiblir,
les éteindre ; et je n' ai promis que des principes.
PARTIE 4 CHAPITRE 27
des passions : des transports passionnés.
les passions sont des habitudes de la volon,
que des idées et des sensations
vives déterminent constamment pour telles
manieres d' être ; autrement une forte accoutumance
des fibres volitives à se mouvoir de telle façon,
par l' action des fibres sensitives et
intellectuelles. Je tiens parole : je dirai
pourtant un mot des transports de la passion.
Ils naissent de la violence avec laquelle la
présence des objets, ou à sonfaut la force
de l' imagination, agite les fibres sensitives,
idéales, volitives, musculaires : tous ces
mouvemens sont si rapidement accélérés, qu' ils
semblent se confondre en un seul : les réactions
sont également furieuses et confuses ;
l' attention de l' ame n' étant fixée sur rien de
ce qui se passe en elle, dans ce trouble, elle
ne sent ni ce qu' elle veut ni ce qu' elle fait ;
et après l' accès, il lui paroît qu' elle étoit hors
d' elle-même.
PARTIE 4 CHAPITRE 28
p448
de la mémoire et de la réminiscence.
si l' on a bien médité le chapitre 19
(de la liaison tant naturelle qu' artificielle
de nos idées), et le 26 (des habitudes
de l' esprit), on aura deviune partie
de ce que j' ai à dire sur la mémoire et sur
la réminiscence.
Une fibre mue d' une certaine fon se plie
dès lors à cette sorte de mouvement. Agitée
souvent du même mouvement, elle en prend
l' habitude.
Plusieurs fibres mues successivement dans
un certain ordre, sont dispoes à se mouvoir
dans le même ordre. Mues souvent dans cet
ordre, elles s' en font une habitude, laquelle
lie tous leurs mouvemens dans le cerveau,
et toutes les idées qu' ils portent à l' ame. Cette
habitude est la moire du sujet matériel,
la faculté qu' ont les fibres de vibrer, selon
l' espece et l' ordre des vibrations qu' elles ont
éprouvées d' autres fois : à quoi pond la mémoire
de l' ame, ou la faculté d' avoir de nouveau
des idées qu' elle a eues, et selon
l' ordre qu' elle les a eues. Suivant cette
disposition des fibres organiques, et de la
substance pensante, il suffira qu' une cause
quelconque, (la présence des objets, une commotion
interne qui lui ressemble) excite la
p449
premiere fibre à se mouvoir, pour que toutes
celles qui lui tiennent par l' affinité du
mouvement dont il s' agit ici, lui répondent,
chacune à son rang : ce qui fait le rappel, la
production des idées de l' esprit.
La facilité de la mémoire vient de la
mobilité des fibres : plus elles seront mobiles,
plus vîte elles contracteront l' habitude de se
mouvoir de telle maniere, avec telle subordination
de leurs ébranlemens. Son étenduepend
du nombre, plus grand ou moindre, des
fibres qui peuvent s' habituer à vibrer
successivement les unes par les autres. On trouve
une mémoire forte et tenace dans le cerveau
dont les fibres retiennent plus fortement
l' habitude contractée. La retention des fibres est
l' effet naturel de leur ressort organique, et
aussi de la fréquence des vibrations. Enfin
les fibres perdent leur habitude par le non-usage,
et par une pratique contraire : en vibrant
autrement, selon une nouvelle combinaison,
la disposition qu' elles avoient à la précédente,
s' affoiblit et s' éteint.
On ne confondra pas la mémoire avec la réminiscence :
la réproduction des idées avec le
sentiment de cette réproduction. Car la
miniscence est ce par quoi l' esprit peoit que
telle modification, loin de lui être nouvelle,
n' est que la répétition d' une autre semblable
qu' il a eue auparavant. Voici la raison que
j' en puis donner.
p450
Les fibres quand elles ont vib d' une
certaine façon, ont pour ce mouvement une
aptitude qu' elles n' avoient pas avant : elles
exécutent donc plus facilement la seconde vibration
que la premiere, et plus aisément encore
la troisieme que la seconde. Cette facilité
est la réminiscence des fibres. Supposons
leur de la connoissance, c' est à cette facilité
qu' elles découvriront avoir déjà eu tel mouvement.
Car qu' y a-t-il de plus dans la seconde
vibration que dans la premiere ? Cette facilité-là
seule, rien davantage. On voudroit
donc envain rapporter la miniscence à autre
chose. Or ce quipond dans l' ame à la facilité
des fibres pour répéter un mouvement,
est sa réminiscence, ce à quoi elle reconnt
qu' elle a dé éprou telle maniere d' être
qu' elle éprouve actuellement.
PARTIE 4 CHAPITRE 29
de la cause physique de l' imagination ; et
de ses effets.
il semble qu' il soit difficile de se former une
notion pcise de l' imagination. Ne seroit-ce
point qu' on abuse de cette faculté lorsqu' on
en parle, et qu' aulieu de l' analyser en
physicien, on se plaît à la décrire en orateur,
et à la peindre en poëte ?
p451
L' imagination a quelque chose de commun
avec la moire, qui les a fait confondre. Elles
ont aussi leur caractere distinctif, qui devoit
emcher la prise. La mémoire est uneproduction
exacte des idées de la maniere et
dans la combinaison qu' elles ont été présentes
une autre fois à l' ame. L' imagination reproduit
aussi des idées, mais elle les altere, elle
les grossit, les affoiblit, en range l' ordre.
Tout ce qu' il y a de naturel et de vrai dans le
rappel des idées, appartient à la moire : au
reste la rité de ce retracement est sa conformité
avec la maniere dont ces idées ont
existé auparavant. Tout ce qu' il y a de changé,
tant à l' égard des idées que pour leur
combinaison, est imaginé.
Aps avoir ainsi établi les droits respectifs
de ces deux facultés, je vais chercher ce qui fait
que le sensorium en reproduisant les vibrations
des fibres, les altere, en change l' ordre ancien
pour leur en donner un nouveau : ce sera
rement la cause physique de l' imagination.
Cette cause est toute interne, car les phantômes
de l' imagination existent dans l' absence
des objets, souvent même leurs objets sont
des êtres chimériques. Les observations des
modernes et sur tout celles de Mr Lorry,
dont l' acamie royale des sciences de Paris
a loué l' importance et l' exactitude, nous ont
assuque le cerveau a deux mouvemens, l' un
qui répond à celui du coeur, l' autre à celui
p452
de la respiration. Ils suivent l' impression des
mouvemensrateurs, et se font sentir
totalement dans la substance du cerveau, du
cervelet, de la mlle allongée jusqu' à l' origine
artérielle. Je les regarderois volontiers comme
destinés à faire jouer l' imagination. Ne
peuvent-ils pas être tellement accélérés, que
quelques fibres en soient ébranlées ? Ces fibres
seront à coup sûr les plus mobiles, celles
qui ont été et le plus souvent et le plus
fortement mues. Les vibrations seront altérées
parce que la commotion du cerveau n' agira
pas pcisement comme la cause motrice naturelle.
Les mouvemens d' une fibre étant altérés
n' auront plus la faculté de mouvoir ses
analogues. La suite des fibres mues ne le sera
donc point en vertu d' aucune affinité, mais
par la commotion seule du cerveau, dont
elles sentiront l' effet : ce qui donnera lieu à
toutes sortes de bizarreries dans la succession
des idées, connues sous les noms d' écarts,
égaremens, désordre des images, conceptions
décousues, etc.
Le double mouvement du cerveau obéit à
toutes les variations de la systole et de la
diastole du coeur, de l' élévation et de
l' abaissement du thorax ; et ces mouvemens de la
machine vivante dépendent de la nature du sujet,
de la complexion des fibres pulmonaires, et
de celles du coeur, de la tension de leur ressort
et de sa quali, en un mot de tout ce
p453
qui concourt àner ou faciliter, à rallentir
ou accélérer, à affoiblir ou augmenter leurs
oscillations. Ce fond très-riche de combinaisons
fournit à la nature de quoi diversifier
les imaginations humaines, et de remplir les
nuances qu' il y a, de la plus forte à la plus
foible dans les deux sexes.
Mille accidensrangent l' action naturelle
du coeur : mille autres retardent ou pcipitent
le mouvement d' inspiration et d' expiration ;
le cerveau en ressent le contre-coup.
On a soupçon encore leme viscere susceptible
d' agitations convulsives, ce qui mérite
au moins l' attention des anatomistes. Que
d' effets étranges résulteront de ces causes
malignes ! Faites en l' application, je vous prie,
à tout ce que vous savez de l' enthousiasme de
quelques cerveaux, du fanatisme de certains
esprits, de la singularité des songes, des
égaremens de l' ivresse, des extravagances dulire,
des visions et apparitions prétendues, et de
tant d' autres déréglemens, effets ordinaires
de l' imagination ; vous vous mettrez en état
de juger par vous-même, quel rang mes
conjectures méritent parmi les vraisemblances.
PARTIE 4 CHAPITRE 30
de laditation.
lorsque l' envie insatiable de savoir applique
l' ame à un objet, et lui en fait
p454
considérer attentivement chaque partie, l' oration
par laquelle son attention est portée
successivement de l' une à l' autre, se nomme
ditation : opérationnible, le tourment des
ames superficielles, les délices des esprits
profonds qui aiment à voir une chose sous ses
faces différentes, qui ne sont pas contens s' ils
n' en ont épuisé tous les rapports, dans qui une
premiere vérité connue est l' envie et la facili
d' en connoître une seconde.
La méditation appartient à plusieurs facultés
de l' ame : à la mémoire qui rappelle le sujet
dont on veut s' occuper, avec ses circonstances
et dépendances ; à l' entendement qui se
rend attentif à chaque point, peoit, compare,
compose, décompose, juge,montre ;
à la volonté qui commande tout cela. Quand
les opérations de l' esprit ne sont pas excitées
imdiatement par l' action actuelle des objets,
nous les rapportons auxterminations de la
volon. Il n' y a point ici d' équivoque. S' il
y en avoit, la neuvieme loi de l' union la feroit
disparoître.
D' un autre côté, j' ai suffisamment expliqué
le physique de la méditation, enveloppant
la méchanique des opérations dont elle résulte
en entier ; sur-tout du rappel des idées et de
leur décomposition. Car l' unique moyen de
découvrir tout ce qu' il y a dans un objet, c' est
de l' examiner en tail, d' en anatomiser les
p455
parties, jusqu' à ce que la simplicité du sujet ne
donne plus de prise à la division.
Mon dessein a été d' observer la maniere d' être
de l' esprit et du corps à l' égard l' un de l' autre.
L' union intime de ces deux substances a
offert à mon examen trois phénomenes principaux ;
la pexistence de l' esprit dans le germe
corporel ; la fécondation de l' esprit, si je puis
me servir de ce mot, dans la conception du foetus ;
l' exercice des facultés de l' esprit par le jeu
des organes. Quant au premier état de l' esprit
je n' ai pu le concevoir autrement dans le germe,
que réduit à une stupidité profonde, ayant
la capacité de sentir et de penser sans aucune
sorte de sentiment ni de pensée. à la fécondation
du germe, l' esprit est sorti de son engourdissement :
il a pris son premier essor,s
la dilatation primitive du corps : ses facultés
se sont déployées en raison du développement
corporel ; et une certaine organisation l' a mis
en état de sentir, de penser, de vouloir, de se
ressouvenir. J' ai cherc le plan du systême
intellectuel dans l' appareil intérieur du cerveau
et de ses appendices. N' y trouvant que des
faisceaux de fibres, j' en ai assigné pour la
sensibilité, pour l' entendement, pour la volonté ;
la répétition de leurs mouvemens devoit constituer
la mémoire. Différens ordres de fibres,
mus diversement, avec des variations de force,
ont été destinés à imprimer à l' ame des sensations
diverses pour le genre, l' espece et l' intensité.
p456
L' entendement s' est déplopar d' autres
fibres dont les vibrations et les combinaisons
de ces vibrations m' ont découvert l' origine
des idées, leur composition et décomposition,
leur affinité, leur comparaison, leur
suite. Les fibres sensitives et les intellectuelles
ont agi sur les fibres volitives qui ont é
ébranlées ; l' ame, ainsi déterminée à vouloir, a
voulu. Les fibres volitives ont ensuite sollicité
les muscles à agir selon les impressions qu' elles
leur donnoient ; le corps a exécuté les ordres
de l' ame. Enfin j' ai compris que si des fibres
qui agitées d' abord d' une certaine façon avec
une certaine coordination de leurs mouvemens,
avoient produit dans l' ame, telle maniere d' être,
telle succession d' ies, venoient à répéter
leurs mouvemens dans le même ordre, elles y
reproduiroient la même maniere d' être, la même
rie de pensées ; ce qui fait la mémoire ;
que si une cause étrangere pouvoit, en réveillant
ces mouvemens, y changer quelque circonstance,
en ranger l' ordonnance, elle occasionneroit
les effets attribs à l' imagination.
C' est ainsi que, ditant l' influenceciproque
des deux substances unies et distinctes,
l' une sur l' autre, j' ai ébauché la physique des
esprits.
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