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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
De l'universali de la langue française [Document électronique] : discours qui
a remporté le prix de l'Académie de Berlin / Antoine de Rivarol
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on sent combien il est heureux pour la
France, que la question sur l' universalité
de sa langue ait été faite par des étrangers ;
elle n' auroit pû, sans quelque pudeur, se la
proposer elle-même .
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Une telle question proposée sur la langue
latine, auroit flatté l' orgueil de Rome, et son
histoire l' eût consacrée comme une de ses belles
époques : jamais en effet pareil hommage ne
fut rendu à un peuple plus poli par une nation
plus éclairée.
p2
Le tems semble être venu de dire le monde
fraais , comme autrefois le monde romain ;
et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours
divisés par des maîtres qui ont tant d' intérêt
à les isoler, se réjouit maintenant de les
voir, d' un bout de la terre à l' autre, se former
en république sous la domination d' une
me langue. Spectacle digne d' elle, que cet
uniforme et paisible empire des lettres qui
s' étend sur la variété des peuples, et qui,
plus durable et plus fort que celui des armes,
s' accroît également des fruits de la paix et des
ravages de la guerre !
Mais cette honorable universalité de la langue
française, si bien reconnue et si hautement
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avouée dans notre Europe, offre pourtant un
grand problême ; parce qu' elle tient à des causes
si délicates et si puissantes à la fois, que pour
les ler il s' agit de montrer jusqu' à quel
point la position de la France, sa constitution
politique, la nature de son climat, le nie
de sa langue et de ses écrivains, le caractere
de ses habitans et l' opinion qu' elle a su donner
d' elle au reste du monde ; jusqu' à quel point,
dis-je, tant de causes diverses ont pu combiner
leurs influences et s' unir, pour faire à cette
langue une fortune si prodigieuse.
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Quand les romains conquirent les gaules,
leur séjour et leurs loix y donnerent d' abord
la péminence à la langue latine ; et quand
les francs leur sucderent, la religion chrétienne,
qui jettoit ses fondemens dans ceux
de la monarchie, confirma cette péminence.
On parla latin à la cour, dans les cloîtres,
dans les tribunaux et dans les écoles : mais
les jargons que parloit le peuple, corrompirent
peu-à-peu cette latinité, et en furent corrompus
à leur tour. De ce mêlange, naquit cette
multitude de patois qui vivent encore dans
nos provinces. L' un d' eux devoit être un jour
la langue française.
Il seroit difficile d' assigner le moment
ces différens dialectes se dégagerent du celte,
du latin et de l' allemand : on voit seulement
qu' ils ont dû se disputer la souveraineté, dans
un royaume que le systême féodal avoit divisé
en tant de petits royaumes. Pour hâter notre
marche, il suffira de dire que la France,
naturellement partagée par la Loire, eut deux patois,
auxquels on peut rapporter tous les autres, le
picard et le provençal . Des princes
s' exercerent dans l' un et l' autre, et c' est aussi
dans l' un et l' autre que furent d' abord écrits les
romans de
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chevalerie et les petits pmes du tems. Du
té du midi florissoient les troubadours , et
du côté du nord les trouveurs . Ces deux
mots, qui au fond n' en sont qu' un, expriment
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assez bien la physionomie des deux langues.
Si le provençal, qui n' a que des sons pleins,
eût prévalu, il auroit donau français l' éclat
de l' espagnol et de l' italien : mais le midi de
la France, toujours sans capitale et sans roi,
ne put soutenir la concurrence du nord, et
l' influence du patois picard s' accrut avec celle
de la couronne. C' est donc le génie clair et
thodique de ce jargon et sa prononciation
un peu sourde, qui dominent aujourd' hui dans
la langue française.
Mais quoique cette nouvelle langue t
été adoptée par la cour et la nation, et
que dès l' an 1260 un auteur italien lui eût
trouvé assez de charmes pour la prérer à la
sienne, cependant l' église, l' université et les
parlemens la repousserent encore, et ce n' est
que dans le seizieme siecle qu' on lui accorda
solemnellement les honneurs s à une langue
légitimée.
à cette époque, la renaissance des lettres
la découverte de l' Amérique et du passage aux
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Indes, l' invention de la poudre et de l' imprimerie,
ont don une autre face aux empires.
Ceux qui brilloient se sont tout-à-coup obscurcis ;
et d' autres sortant de leur obscurité, sont
venus figurer à leur tour sur la scène du monde.
Si du nord au midi le voile de la religion
s' est déchiré, un commerce immense a jetté de
nouveaux liens parmi les hommes. C' est avec
les sujets de l' Afrique que nous cultivons
l' Amérique, et c' est avec les richesses de
l' Amérique que nous trafiquons en Asie. L' univers
n' offrit jamais un tel spectacle. L' Europe surtout
est parvenue à un si haut degré de puissance,
que l' histoire n' a rien à lui comparer :
le nombre des capitales, la fréquence et la célérité
des expéditions, les communications publiques
et particulieres, en ont fait une immense
publique, et l' ont forcée à se décider sur le
choix d' une langue.
Ce choix ne pouvoit tomber sur l' allemand ;
car vers la fin du quinzieme siecle, et dans
tout le seizieme, cette langue n' offroit pas un
seul monument. Négligée par le peuple qui la
parloit, elle cédoit toujours le pas à la langue
latine. Comment donc faire adopter aux autres
ce qu' on n' ose adopter soi-même ? C' est des
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allemands que l' Europe apprit à négliger la
langue allemande. Observons aussi que l' empire
n' a pas joué le rôle auquel son étendue et
sa population l' appelloient naturellement : ce
vaste corps n' eut jamais un chef qui lui fût
proportionné ; et dans tous les tems cette
ombre du trône des Césars qu' on affectoit de
montrer aux nations, ne fut en effet qu' une
ombre. Or, on ne sauroit croire combien une
langue emprunte d' éclat du prince et du peuple
qui la parlent. Et lorsqu' enfin la maison
d' Autriche, fière de toutes ses couronnes, est
venue faire craindre à l' Europe une monarchie
universelle, la politique s' est encore opposée à
la fortune de la langue tudesque. Charles-Quint,
plus attaché à son sceptre héréditaire
qu' à un trône où son fils ne pouvoit monter,
fit rejaillir l' éclat des Césars sur la nation
espagnole.
à tant d' obstacles tirés de la situation de
l' empire, on peut en ajouter d' autres fondés
sur la nature me de la langue allemande :
elle est trop riche et trop dure à la fois.
N' ayant aucun rapport avec les langues anciennes,
elle fut pour l' Europe une langue-mere,
et son abondance effraya des têtes défatiguées
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de l' étude du latin et du grec. En effet,
un allemand qui apprend la langue française
ne fait pour ainsi dire qu' y descendre, conduit
par la langue latine ; mais rien ne peut nous
faire remonter du français à l' allemand : il
faut pour lui seul se créer une nouvelle mémoire ;
et sa littérature, il y a un siecle, ne
valoit pas un tel effort. D' ailleurs, sa prononciation
gutturale choqua trop l' oreille des peuples
du midi ; et les imprimeurs allemands,
fideles à l' écriture gothique, rebuterent des
yeux accoutumés aux caracteres romains. On
peut donc établir pour regle générale, que si
l' homme du nord est appellé à l' étude des
langues ridionales, il faut des longues guerres
dans l' empire pour faire surmonter aux peuples
du midi leurpugnance pour les langues
septentrionales. Le genre-humain est comme un
fleuve qui coule du nord au midi ; rien ne peut
le faire rebrousser vers sa source ; et voilà
pourquoi l' universalité de la langue française est
moins rigoureusement vraie pour l' Espagne et
pour l' Italie que pour le reste de l' Europe. Il
reste à savoir jusqu' à quel point la révolution qui
s' opere aujourd' hui dans la littérature des germains,
influera sur la réputation de leur langue. On
peut seulement présumer qu' elle s' est faite un
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peu tard, et que leurs écrivains ont repris
les choses de trop haut. Des poëmes tirés de
la bible, tout respire un air patriarcal, et
qui annoncent des moeurs admirables, n' auront
de charmes que pour une nation simple
et sédentaire, toujours sans ports et sans commerce,
et qui ne sera peut-être jamaisunie
sous unme chef. L' Allemagne offrira long-tems
le spectacle d' un peuple antique et modeste,
gouverné par des princes amoureux
des modes et du langage d' une nation polie
et corrompue. D' où il suit que l' accueil extraordinaire
que ces princes et leurs acamies ont
fait à un idiome étranger, est un obstacle de
plus qu' ils opposent à leur langue, et comme
une exclusion qu' ils lui donnent.
La monarchie espagnole pouvoit, ce semble,
fixer le choix de l' Europe. Toute brillante de
l' or de l' Amérique, puissante dans l' empire,
maîtresse des Pays-Bas et d' une partie de l' Italie,
les malheurs de François Ier lui donnoient un
nouveau lustre, et ses espérances s' accroissoient
encore des troubles de la France et du mariage
de Philippe Ii avec la reine d' Angleterre. Tant
de grandeur ne fut qu' un éclair. L' expulsion
des maures et les émigrations en Arique,
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avoient blessé l' état dans son principe, et ces
deux grandes plaies ne tarderent pas à paroître.
Aussi, quand Richelieu frappa le vieux colosse,
il ne put sister à la France, qui s' étoit comme
rajeunie dans les guerres civiles. Ses armées
plierent de tout côté, sa réputation s' éclipsa.
Peut-être que sa décadence t été moins
prompte, si sa littérature avoit pu alimenter
cette avide curiosité des esprits, qui se réveilloit
de toute part : mais le castillan, substitué par-tout
au patois catalan, comme notre picard
l' avoit été au provençal ; le castillan, dis-je,
n' avoit point cette galanterie moresque, dont
l' Europe fut si long-tems chare, et le génie
national étoit devenu plus sombre. Il est vrai
que la folie des chevaliers-errants nous valut
le Dom-Quichotte, et que l' Espagne acquit
un théâtre : mais le génie de Cervantes et
celui de Los De Véga ne suffisoient pas à
nos besoins. Le premier, d' abord traduit, ne
perdit point à l' être ; et le second, moins parfait,
fut bientôt imité et surpassé. On s' appeut
donc que la magnificence de la langue
espagnole et l' orgueil national cachoient une
pauvreté elle. L' Espagne, placée entre la
source de la richesse, et les canaux qui l' absorbent,
en eut toujours moins : elle paya ceux
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qui commeoient pour elle, sans songer qu' il
faut toujours les payer davantage. Grave, peu
communicative, subjuguée par des prêtres, elle
fut pour l' Europe ce qu' étoit autrefois la
mystérieuse égypte, dédaignant des voisins qu' elle
enrichissoit, et s' enveloppant du manteau de
cet orgueil politique qui a fait tous ses maux.
On peut dire que sa position fut un autre
obstacle au progrès de sa langue. Le voyageur
qui la visite y trouve encore les colonnes
d' Hercule, et doit toujours revenir sur ses pas :
aussi l' Espagne est-elle, de tous les royaumes,
celui qui doit le plus difficilement réparer ses
pertes, lorsqu' il est une fois dépeuplé.
Enfin la langue espagnole ne pouvoit devenir
la langue usuelle de l' Europe. La majes
de sa prononciation invite à l' enflure, et la
simplicité de la pensée se perd dans la longueur
des mots et sous la noblesse des désinences.
On est tenté de croire qu' en espagnol la conversation
n' a plus de familiarités, l' amitié plus
d' épanchemens, le commerce de la vie plus de
liberté, et que l' amour y est toujours un culte.
Charles-Quint lui-même, qui parloit plusieurs
langues, réservoit l' espagnol pour des jours de
solemnités et pour ses prieres. En effet, les
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livres ascétiques y sont admirables, et il semble
que le commerce de l' homme à Dieu se
fasse mieux en espagnol qu' en tout autre idiome.
Les proverbes y ont aussi de laputation,
parce qu' étant le fruit de l' exrience de tous
les peuples, et comme le bon sens de tous
les siecles réduit en formules, l' espagnol leur
prête encore une tournure plus sententieuse :
mais les proverbes ne quittent pas les lèvres
du petit peuple. Il paroît donc évident que ce
sont et les fauts et les avantages de la langue
espagnole, qui l' ont exclue à la fois de
l' universalité.
Mais comment l' Italie ne donna-t-elle pas
sa langue à l' Europe ? Centre du monde depuis
tant de siecles, on étoit accoutumé à son empire
et à ses loix. Aux sars qu' elle n' avoit plus,
avoient sucles pontifes, et la religion lui
rendoit constamment les états que lui arrachoit
le sort des armes. Les seules routes praticables
en Europe conduisoient à Rome ; elle
seule attiroit les voeux et l' argent de tous les
peuples, parce qu' au milieu des ombres épaisses
qui couvroient l' occident, il y eut toujours
dans cette capitale une masse d' esprit et de
lumieres : et quand les beaux-arts, exilés de
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Constantinople, se réfugierent dans nos climats,
l' Italie se réveilla la premiere à leur approche,
et fut une seconde fois la grande Grèce. Comment
s' est-il donc fait qu' à tous ses titres elle
n' ait pas ajouté l' empire du langage ?
C' est que de tous les tems les papes ne
parlerent et n' écrivirent qu' en latin : c' est que
pendant vingt siecles cette langue régna dans
les républiques, dans les cours, dans les écrits
et dans les monumens de l' Italie, et que le
toscan fut toujours appellé la langue vulgaire .
Aussi quand le Dante entreprit d' illustrer cette
langue, hésita-t-il long-tems entr' elle et le
latin. Il voyoit que le toscan n' avoit pas,
me dans le midi de l' Europe, l' éclat et la
vogue du provençal, et il pensoit, avec son
siecle, que l' immortalité étoit exclusivement
attachée à la langue latine. Petrarque et Bocace
eurent les mêmes craintes ; et comme le Dante,
ils ne purent résister à la tentation d' écrire la
plupart de leurs ouvrages en latin. Il est arrivé
pourtant le contraire de ce qu' ils esroient :
c' est dans leur langue maternelle que leur
nom vit encore ; leurs oeuvres latines sont dans
l' oubli. Mais sans les sublimes conceptions de
ces trois grands hommes, il est à présumer que
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le patois des troubadours auroit disputé le pas
à la langue italienne, au milieu même de la
cour pontificale établie en Provence.
Quoi qu' il en soit, les pmes du Dante et
de Petrarque, brillans de beautés antiques et
modernes, ayant fixé l' admiration de l' Europe,
la langue toscane acquit de l' empire. à cette
époque, le commerce de l' ancien monde passoit
tout entier par les mains de l' Italie : Pise,
Florence, et sur-tout Venise et Gênes, étoient
les seules villes opulentes de l' Europe. C' est
d' elles qu' il fallut, au tems des croisades,
emprunter des vaisseaux pour passer en Asie, et
c' est d' elle que les barons français, anglais et
allemands, tiroient le peu de luxe qu' ils avoient.
La langue toscane régna sur toute la Méditerranée.
Enfin, le beau siecle des Médicis
arriva : Machiavel débrouilla le cahos de la
politique, et Galilée sema les germes de cette
philosophie, qui n' a porté des fruits que pour la
France et l' Angleterre. La sculpture et la peinture
prodiguoient leurs miracles, et l' architecture
marchoit d' un pas égal. Rome se décora de
chefs-d' oeuvres sans nombre, et l' Arioste et Le
Tasse porterent bientôt la plus douce des langues
à sa plus haute perfection dans des poëmes,
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qui seront toujours les premiers monumens de
l' Italie et le charme de tous les hommes. Qui
pouvoit donc arrêter la domination d' une telle
langue ?
D' abord une cause tirée de l' ordre même
des événemens : cette maturité fut trop précoce.
L' Espagne, toute politique et guerriere, ignora
l' existence du Tasse et de L' Arioste :
l' Angleterre, théologique et barbare, n' avoit pas un
livre, et la France se débattoit dans les horreurs
de la ligue. L' Europe n' étoit pas prête et n' avoit
pas encore senti le besoin d' une langue
universelle.
Une foule d' autres causes se présente. Quand
la Grèce étoit un monde, dit fort bien
Montesquieu, ses plus petites villes étoient des
nations : mais ceci ne put jamais s' appliquer à
l' Italie dans le même sens. La Grèce donna des loix
aux barbares qui l' environnoient, et l' Italie qui
ne sut jamais, à son exemple, se former en
publique fédérative, fut tour-à-tour envahie par
les allemands, par les espagnols et par les français.
Son heureuse position et sa marine auroient pû
la soutenir et l' enrichir ; mais dès qu' on eut
doublé le cap de Bonne-Esrance, le commerce
des Indes passa tout entier aux portugais, et
l' Italie
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ne se trouva plus que dans un coin de l' univers.
Privée de l' éclat des armes et des ressources
du commerce, il ne lui restoit que sa langue
et ses chefs-d' oeuvres : mais par une fatalité
singuliere, le bon goût se perdit en Italie au moment
il se réveilloit en France. Le siecle des
Corneille, des Pascal et des Moliere, fut celui
d' un cavalier marin, d' un achillini et d' une
foule d' auteurs plus méprisables encore. De sorte
que si l' Italie avoit d' abord conduit la France, il
fallut ensuite que la France ramet l' Italie.
Cependant l' éclat du nom français augmentoit,
l' Angleterre se mettoit sur les rangs, et
l' Italie se dégradoit de plus en plus. On sentit
généralement qu' un pays qui fournissoit des baladins
à toute l' Europe, ne donneroit jamais assez
de considération à sa langue. On observa que
l' Italie n' ayant , comme la Grèce, annoblir
ses différens dialectes, elle s' en étoit trop occue.
à cet égard, la constitution de la France paroît
plus heureuse : les patois y sont abandonnés
aux provinces, et c' est sur eux que le petit
peuple exerce ses caprices, tandis que la langue
nationale est hors de ses atteintes.
Enfin le caractere même de la langue italienne
fut ce qui l' écarta le plus de cette universalité
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qu' obtient chaque jour la langue fraaise.
On sait quelle distance sépare en Italie
la psie de la prose : mais ce qui doit étonner,
c' est que le vers y ait réellement plus de dureté,
ou pour mieux dire moins de mignardise que
la prose. Les loix de la mesure et de l' harmonie
ont forcé le pte à tronquer les mots, et par
ces syncopes fréquentes il s' est fait une langue
à part, qui, outre la hardiesse des inversions,
a une marche plus rapide et plus ferme. Mais
la prose, composée de mots dont toutes les
lettres se prononcent, et roulant toujours sur
des sons pleins, se traîne avec trop de lenteur :
son éclat est monotone, l' oreille se lasse de sa
douceur et la langue de sa mollesse ; ce qui
peut venir de ce que chaque mot étant harmonieux
en particulier, l' harmonie du tout ne vaut
rien. La pensée la plus vigoureuse se détrempe
dans la prose italienne. Elle est souvent ridicule
et presqu' insupportable dans une bouche
virile, parce qu' elle ôte à l' homme ce caractere
d' austérité qui doit en être inséparable. Comme
la langue allemande, elle a des formes monieuses,
ennemies de la conversation, et
qui ne donnent pas assez bonne opinion de
l' espece humaine. On y est toujours dans la
fâcheuse alternative d' ennuyer ou d' insulter un
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homme. Enfin, il paroît difficile d' être naïf
dans cette langue, et la plus simple assertion
y a besoin d' être renforcée du serment. Tels
sont les inconniens de la prose italienne,
d' ailleurs si riche et si flexible. Or, c' est la
prose qui donne l' empire à une langue, parce
qu' elle est toute usuelle ; la poésie n' est qu' un
objet de luxe.
Malgré tout cela, on sent bien que la patrie
de Raphaël, de Michel-Ange et du Tasse, ne
sera jamais sans honneurs. C' est dans ce climat
fortuque la plus mélodieuse des langues
s' est unie à la musique des anges, et
cette alliance leur assure un empire éternel.
C' est-là que les chefs-d' oeuvres antiques et modernes
et la beauté du ciel, attirent le voyageur,
et que l' affinité des langues toscane et
latine le fait passer avec transport de l' enéïde
à la Jérusalem. L' Italie, environnée de puissances
qui l' humilient, a toujours droit de les
charmer ; et sans doute que si les littératures
anglaise et française n' avoient écrasé la sienne,
l' Europe auroit encore accordé plus d' hommages
à une contrée deux fois mere des arts.
Dans ce rapide tableau des nations, on voit
le caractère des peuples et le génie de leur
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langue marcher d' un pas égal, et l' un est
toujours garant de l' autre. Admirable propriété
de la parole, de montrer ainsi l' homme tout
entier !
Des philosophes ont demansi la pensée
peut exister sans la parole ou sans quelqu' autre
signe : non sans doute. L' homme étant une
machine très-harmonieuse, n' a pu être jetté
dans le monde sans s' y établir une foule de
rapports. La seule présence des objets lui a
donné des sensations , qui sont nos idées les
plus simples, et qui ont bientôt amené les
raisonnemens . Il a d' abord senti le plaisir et la
douleur, et il les a nommés ; ensuite il a
connu et nommé l' erreur et la rité. Or,
sensation et raisonnement, voilà de quoi tout
l' homme se compose : l' enfant doit sentir avant
de parler, mais il faut qu' il parle avant de
penser. Chose étrange ! Si l' homme n' eût pas
créé des signes, ses idées simples et fugitives,
germant et mourant tour-à-tour, n' auroient
pas laissé plus de traces dans son cerveau que
les flots d' un ruisseau qui passe n' en laissent
dans ses yeux. Mais l' idée simple a d' abord
nécessité le signe, et bientôt le signe a fécondé
l' idée : chaque mot a fixé la sienne, et telle
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est leur association, que si la parole est une
pensée qui se manifeste, il faut que la pensée
soit une parole intérieure et cachée. L' homme
qui parle est donc l' homme qui pense tout haut ;
et si on peut le juger par ses paroles, on peut
aussi juger une nation par son langage. La
forme et le fond des ouvrages dont chaque
peuple se vante n' y fait rien : c' est d' après le
caractere et le génie de leur langue qu' il faut
prononcer : car presque tous les écrivains suivent
des regles et des modeles, mais une nation
entiere parle d' après son génie.
On demande souvent ce que c' est que le
génie d' une langue, et il est difficile de le
dire. Ce mot tient à des idées très-compoes,
et a l' inconvénient des notions abstraites et
générales : on craint, en les définissant, de les
généraliser encore. Afin de mieux rapprocher
cette expression de toutes les idées qu' elle
embrasse, on peut dire que la douceur ou l' âpreté
des articulations, l' abondance ou la rareté des
voyelles, la prosodie et l' étendue des mots,
leurs filiations, et enfin le nombre et la forme
des tournures et des constructions qu' ils prennent
entr' eux, sont les causes les plus évidentes
dunie d' une langue, et ces causes se lient
p20
au climat et au caractere de chaque peuple
en particulier.
Il semble n premier coup-d' oeil que les
proportions de l' organe vocal étant invariables,
et ayant donné par-tout des articulations fixes,
elles auroient dû produire par-tout lesmes
mots, et qu' on ne devroit entendre qu' un seul
langage dans l' univers : mais si les autres
proportions du corps humain, non moins invariables,
n' ont pas laissé de changer de nation à
nation, et si les piés, les pouces et les coudées
d' un peuple ne sont pas ceux d' un autre,
il falloit aussi sans doute que l' organe brillant
et compliqué de la parole éprouvât de grands
changemens de peuple en peuple, et souvent
de siecle en siecle. La nature qui n' a qu' un
modele pour tous les hommes, n' a pourtant
pas confondu tous les visages sous une même
physionomie. Ainsi, quoiqu' on trouve en tous
lieux les mêmes articulations radicales, les langues
n' en ont pas moins varié comme la scène
du monde ; chantantes et voluptueuses dans les
beaux climats, âpres et sourdes sous un ciel
triste, elles ont constamment suivi la répétition
et la fréquence des mêmes sensations.
Aps avoir expliq la diversité des langues
p21
par la nature même des choses, et fon
l' union du caractère d' un peuple et du génie
de sa langue sur l' éternelle alliance de la parole
et de la pensée, il est tems d' arriver aux deux
peuples qui nous attendent, et qui doivent
fermer cette lice des nations : peuples chez
qui tout differe, climat, langage, gouvernement,
vices et vertus : peuples voisins et rivaux,
qui après avoir disputé trois cents ans, non à
qui auroit l' empire, mais à qui existeroit, se
disputent encore la gloire des lettres et se
partagent depuis un siecle les regards de
l' univers.
L' Angleterre, sous un ciel nébuleux, et séparée
du reste du monde, ne parut qu' un exil
aux romains ; tandis que la Gaule, ouverte à
tous les peuples, et jouissant du ciel de la
Grèce, faisoit les délices des Césars. Premiere
différence établie par la nature, et d' où dérive
une foule d' autres différences. Ne cherchons
pas ce qu' étoit l' Angleterre, lorsque répandue
dans les plus belles provinces de France, adoptant
notre langue et nos moeurs, elle n' offroit
pas une physionomie distincte ; ni dans les tems
, consternée par le despotisme de Guillaume
le conquérant et de Henri Viii, elle donnoit
p22
à ses voisins des modeles d' esclavage : mais
considérons-la dans son isle, rendue à son propre
génie, parlant sa propre langue, florissante de
ses loix, s' asseyant enfin à son véritable rang
en Europe.
Par sa position et par la supériorité de sa
marine, elle peut nuire à toutes les nations
et les braver sans cesse. Comme elle doit toute
sa splendeur à l' océan qui l' environne, il faut
qu' elle l' habite, qu' elle le cultive, qu' elle se
l' approprie : il faut que cet esprit d' inquiétude
et d' impatience, auquel elle doit sa liberté,
se consume au-dedans s' il n' éclate au-dehors.
Mais quand l' agitation est intérieure, elle est
toujours fatale au prince, qui, pour lui donner
un autre cours, se hâte d' ouvrir ses ports, et
les pavillons de l' Espagne, de la France ou de
la Hollande, sont bientôt insultés. Son commerce,
qui s' est ramifié à l' infini dans les quatre
parties du monde, fait aussi qu' elle peut être
blessée de mille manieres différentes, et les sujets
de guerre ne lui manquent jamais. De sorte
qu' à toute l' estime qu' on ne peut refuser à une
nation puissante et éclairée, les autres peuples
joignent toujours un peu de haine, mêlée de
crainte et d' envie.
Mais la France qui a dans son sein une subsistance
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assurée et des richesses immortelles, agit
contre ses intérêts et méconnoit son génie quand
elle se livre à l' esprit de conqte. Son influence
est si grande dans la paix et dans la guerre, que
toujours maîtresse de donner l' une ou l' autre, il
doit lui sembler doux de tenir dans ses mains la
balance des empires, et d' associer le repos de
l' Europe au sien. Par sa situation elle tient à tous
les états ; par sa juste étendue elle touche à ses
ritables limites. Il faut donc que la France
conserve et qu' elle soit conservée ; ce qui la
distingue de tous les peuples anciens et modernes.
Le commerce des deux mers enrichit ses villes
maritimes et vivifie son intérieur, et c' est de ses
productions qu' elle alimente son commerce : si bien
que tout le monde a besoin de la France, quand
l' Angleterre a besoin de tout le monde. Aussi
dans les cabinets de l' Europe, c' est plutôt
l' Angleterre qui inquiete, c' est plutôt la France
qui domine. Sa capitale, enfoncée dans les terres,
n' a point , comme les villes maritimes,
l' affluence des peuples ; mais elle a mieux senti et
mieux rendu l' influence de son propre génie, le
goût de son terroir, l' esprit de son gouvernement.
Elle a attiré par ses charmes, plus que par ses
richesses ; elle n' a pas eu le mêlange, mais le choix
des nations ; les gens d' esprit y ont abondé, et
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son empire a été celui du goût. Les opinions
exagérées du nord et du midi, viennent y prendre
une teinte qui plaît à tous. Il faut donc que
la France craigne de détourner, par la guerre,
cet incroyable penchant de tous les peuples
pour elle : quand on regne par l' opinion, est-il
besoin d' autre empire ?
Je suppose ici que si le principe du gouvernement
s' affoiblit chez l' une des deux nations, il
s' affoiblit aussi dans l' autre, ce qui fera subsister
long-tems le parallèle et leur rivalité : car si
l' Angleterre avoit tout son ressort, elle seroit trop
remuante ; et la France seroit trop à craindre si
elle déployoit toute sa force. Il y a pourtant cette
observation à faire, que le monde peut changer
d' attitude, et la France n' y perdroit pas beaucoup :
il n' en est pas ainsi de l' Angleterre, et je
ne puis prévoir jusqu' à quel point elle tombera,
pour avoir plutôt songé à étendre sa domination
que son commerce.
La différence de peuple à peuple n' est pas
moins forte d' homme à homme. L' anglais sec
et taciturne, joint à l' embarras et à la timidité de
l' homme du nord, une impatience, un dégoût
de toute chose qui va souvent jusqu' à celui de la
vie : le français a une saillie de gaîté qui ne
l' abandonne
p25
pas ; et à quelque régime que leurs
gouvernemens les ayent mis l' un et l' autre, ils
n' ont jamais perdu cette premiere empreinte.
Le français cherche le côté plaisant de ce monde ;
l' anglais semble toujours assister à un drame : de
sorte que ce qu' on a dit du spartiate et de
l' athénien, se prend ici à la lettre ; on ne gagne
pas plus à ennuyer un français qu' à divertir un
anglais. Celui-ci voyage pour voir ; le français,
pour voir et pour être vû. On n' alloit pas beaucoup
à Lacédémone, si ce n' est pour étudier son
gouvernement ; mais le français visité par toutes
les nations, peut se croire dispensé de voyager chez
elles, comme d' apprendre leurs langues, puisqu' il
retrouve par-tout la sienne. En Angleterre,
les hommes vivent beaucoup entr' eux ; aussi les
femmes qui n' ont pas quitté le tribunal domestique,
ne peuvent entrer dans le tableau de la
nation : mais on ne peindroit les français qu' en
profil, si on faisoit le tableau sans elles ; c' est
de leurs vices et des tres, de la politesse des
hommes et de la coquetterie des femmes, qu' est née
cette galanterie des deux sexes qui les corrompt
tour-à-tour, et qui donne à la corruption même
des formes si brillantes et si aimables. Sans avoir
la subtilité qu' on reproche aux peuples du midi,
et l' excessive simplicité du nord, la France a la
p26
politesse et la grace ; et non-seulement elle a la
grace et la politesse, mais c' est elle qui en
fournit les modèles dans les moeurs, dans les
manieres et dans les parures. Sa mobilité ne donne
pas à l' Europe le tems de se lasser d' elle. C' est
pour toujours plaire, que le français change
toujours ; c' est pour ne pas trop se déplaire à
lui-même, que l' anglais est contraint de changer.
Le français ne quitte la vie que lorsqu' il ne peut
plus la soutenir ; l' anglais, quand il ne peut plus
la supporter. On nous reproche l' imprudence et la
fatuité ; mais nous en avons tiré plus de parti, que
nos ennemis de leur flegme et de leur fierté : la
politesse ramene ceux qu' a choqués la vanité ; il
n' est point d' accommodement avec l' orgueil. On peut
d' ailleurs en appeller au français de quarante ans, et
l' anglais ne gagne rien aux délais. Il est bien des
momens le fraais pourroit payer de sa personne ;
mais il faudra toujours que l' anglais paye
de son argent ou du crédit de sa nation. Enfin
s' il est possible que le français n' ait acquis tant
de graces et de goût qu' aux dépens de ses moeurs, il
est encor très-possible que l' anglais ait perdu les
siennes, sans acquérir ni le goût ni les graces.
Quand on compare un peuple du midi à un
peuple du nord, on n' a que des extrêmes à
p27
rapprocher : mais la France, sous sa zône tempérée,
changeante dans ses manieres et ne pouvant
se fixer elle-même, parvient pourtant à fixer tous
les goûts. Les peuples du nord viennent y chercher
et trouver l' homme du midi, et les peuples
du midi y cherchent et y trouvent l' homme du
nord. plas mi cavalier francès, c' est le chevalier
français qui me plaît, disoit, il y a huit cens
ans, ce Frédéric I qui avoit vu toute l' Europe et
qui étoit notre ennemi. Que devient maintenant
le reproche si souvent fait au français, qu' il n' a
pas le caractère de l' anglais ? Ne voudroit-on
pas aussi qu' il parlât la même langue ? La nature
en lui donnant la douceur d' un climat, ne pouvoit
lui donner la rudesse d' un autre : elle l' a fait
l' homme de toutes les nations, et son gouvernement
ne s' oppose point au voeu de la nature.
J' avois d' abord établi que la parole et la pensée,
le génie des langues et le caractère des
peuples, se suivoient d' unme pas : je dois dire
aussi que les langues se mêlent entr' elles comme
les peuples ; qu' après avoir été obscures comme
eux, elles s' élevent et s' annoblissent avec eux :
une langue pauvre ne fut jamais celle d' un peuple
riche. Mais si les langues sont comme les
nations, il est encore très-vrai que les mots sont
p28
comme les hommes. Ceux qui ont dans la société
une famille et des alliances étendues, y
ont aussi une plus grande consistance. C' est ainsi
que les mots qui ont de nombreux dérivés et
qui tiennent à beaucoup d' autres, sont les
premiers mots d' une langue et ne vieilliront
jamais ; tandis que ceux qui sont isolés, ou
sans harmonie, tombent comme des hommes
sans recommandation et sans appui. Pour achever
le parallele, on peut dire que les uns et les
autres ne valent qu' autant qu' ils sont à leur place.
J' insiste sur cette analogie, afin de prouver
combien le goût qu' on a dans l' Europe pour les
français, est inséparable de celui qu' on a pour leur
langue ; et combien l' estime dont cette langue
jouit, est fondée sur celle qu' on fait de la nation.
Voyons maintenant si le génie et les écrivains
de la langue anglaise auroient pû lui donner
cette universalité qu' elle n' a point obtenue du
caractère et de la réputation du peuple qui la parle.
Opposons cette langue à la nôtre, sa littérature
à notre littérature, et justifions le choix de
l' univers.
S' il est vrai qu' il n' y eut jamais ni langage ni
peuple sanslange, il n' est pas moins évident
qu' aps une conquête il faut du tems pour
consolider
p29
le nouvel état, et pour bien fondre ensemble
les idiomes et les familles des vainqueurs et
des vaincus. Mais on est étonquand on voit
qu' il a fallu plus de mille ans à la langue
française, pour arriver à sa maturité. On ne l' est
pas moins quand on songe à la prodigieuse quantité
d' écrivains qui ont fourmillé dans cette langue
depuis le cinquieme siecle jusqu' à la fin du
seizieme, sans compter ceux qui écrivoient en latin.
Quelques monumens qui s' élevent encore dans
cette mer d' oubli, nous offrent autant de français
différens. Les changemens et les révolutions de
la langue étoient si brusques, que le siecle où
on vivoit dispensoit toujours de lire les ouvrages
du siecle précédent. Les auteurs se traduisoient
mutuellement de demi-siecle en demi-siecle, de
patois en patois, de vers en prose : et dans cette
longue galerie d' écrivains, il ne s' en trouve pas
un qui n' ait cru fermement que la langue étoit
arrivée pour lui à sa derniere perfection. Paquier
affirmoit de son tems, qu' il ne s' y connoissoit pas,
ou que Ronsard avoit fixé la langue fraaise.
à travers ses variations, on voit cependant
combien le caractère de la nation influoit sur
elle : la construction de la phrase fut toujours
directe et claire. La langue française n' eut donc
p30
que deux sortes de barbarie à combattre ; celle
des mots et celle du mauvais goût de chaque
siecle. Les conquérans français, en adoptant les
expressions celtes et latines, les avoient marquées
chacun à leur coin : on eut une langue
pauvre et décousue, où tout fut arbitraire, et le
désordre régna dans la disette. Mais quand la
monarchie acquit plus de force et d' unité, il
fallut refondre ces monnoies éparses et les réunir
sous une empreinte générale, conforme d' un
té à leur origine, et de l' autre au génie même
de la nation ; ce qui leur donna une physionomie
double : on se fit une langue écrite et une
langue parlée, et ce divorce de l' orthographe
et de la prononciation dure encore. Enfin le bon
goût ne se développa tout entier que dans la
perfection même de la société : la maturité du
langage et celle de la nation arriverent ensemble.
En effet, quand l' autorité publique est affermie,
que les fortunes sont assurées, les priviléges
confirmés, les droits éclaircis, les rangs
assignés ; quand la nation heureuse et respectée
jouit de la gloire au dehors, de la paix et du
commerce au dedans ; lorsque dans la capitale un
peuple immense sele toujours sans jamais se
confondre : alors on commence à distinguer autant
p31
de nuances dans le langage que dans la société ;
la délicatesse des procés amene celle des
propos ; les métaphores sont plus justes, les
comparaisons plus nobles, les plaisanteries plus
fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on
veut des formes plus élégantes. C' est ce qui arriva
aux premieres années du regne de Louis Xiv.
Le poids de l' autorité royale fit rentrer chacun
à sa place : on connut mieux ses droits et ses
plaisirs : l' oreille plus exercée exigea une
prononciation plus douce : une foule d' objets nouveaux
demanderent des expressions nouvelles : la langue
française fournit à tout, et l' ordre s' établit
dans l' abondance.
Il faut donc qu' une langue s' agite jusqu' à ce
qu' elle se repose dans son proprenie, et ce
principe explique un fait assez extraordinaire.
C' est qu' au treizieme et quatorzieme siecle, la
langue française étoit plus ps d' une certaine
perfection, qu' elle ne le fut au seizieme. Ses
élémens s' étoient déjà incorporés ; ses mots étoient
assez fixes, et la construction de ses phrases,
directe et réguliere : il ne manquoit donc à cette
langue que d' être parlée dans un siecle plus
heureux, et ce tems approchoit. Mais la renaissance
p32
des lettres la fit tout-à-coup rebrousser
vers la barbarie. Une foule de poëtes s' éleva dans
son sein, tels que les Jodelle, les Baïfs et les
Ronsard. épris d' Homere et de Pindare, et
n' ayant pas digéré ces grands modèles, ils
s' imaginerent que la nation s' étoit trompée jusques-là,
et que la langue fraaise auroit bientôt les
beautés du grec, si on y transportoit les mots
compos, les diminutifs, les joratifs, et sur-tout
la hardiesse des inversions, choses pcisément
opposées à son génie. Le ciel fut
porte-flambeaux , Jupiter lance-tonnerre ;
on eut des agnelets doucelets : on fit des vers
sans rime, des hexamètres, des pentamètres ; les
taphores basses ou gigantesques se cacherent sous
un style entortillé : enfin ces ptes lâcherent le
grec tout pur, et de tout un siecle on ne s' entendit
point dans notre psie. C' est sur leurs sublimes
échasses que le burlesque se trouva naturellement
monté, quand le bon goût vint à paroître.
à cetteme époque les deux reines Médicis
donnoient une grande vogue à l' italien,
et les courtisans tâchoient de l' introduire de
toute part dans la langue française. Cette
irruption du grec et de l' italien la troubla
d' abord ;
p33
mais, comme une liqueur déjà saturée, elle ne
put recevoir ces nouveaux élémens : ils ne tenoient
pas ; on les vit tomber d' eux-mêmes.
Les malheurs de la France sous les derniers
Valois, retarderent la perfection du langage ;
mais la fin du regne de Henri Iv et celui de
Louis Xiii, ayant donné à la nation l' avant-goût
de son triomphe, la poésie française se
montra d' abord sous les auspices de son propre
génie. La prose plus sage ne s' en étoit pas écartée
comme elle ; témoins Amiot, Montagne et
Charon ; aussi pour la premiere fois peut-être,
elle ramena la psie qui la devance toujours.
Il manque un trait à cette foible esquisse de
la langue romance ou gauloise. On est persuadé
que nos peres étoient tous naïfs ; que c' étoit un
bienfait de leur tems et de leurs moeurs, et qu' il
est encore attaché à leur langage : si bien que
certains auteurs l' empruntent aujourd' hui, afin
d' être naïfs aussi. Ce sont des vieillards qui, ne
pouvant parler en hommes, bégayent pour paroître
enfans ; le naïf qui se dégrade, tombe dans
le niais. Voici donc comment s' explique cette
naïveté gauloise. Tous les peuples ont le naturel ;
il ne peut y avoir qu' un siecle très-avancé
qui connoisse et sente le naïf. Celui que nous
p34
trouvons et que nous sentons dans le style de
nos ancêtres, l' est devenu pour nous ; il n' étoit
pour eux que le naturel. C' est ainsi qu' on trouve
tout naïf dans un enfant qui ne s' en doute pas.
Chez les peuples perfectionnés et corrompus, la
pensée a toujours un voile, et la modération
exilée des moeurs se réfugie dans le langage, ce
qui le rend plus fin et plus piquant. Lorsque, par
une heureuse absence de finesse et de précaution,
la phrase montre la pensée toute nue, le naïf
paroît. Deme chez les peuplestus, une
nudité produit la pudeur : mais les nations qui
vont nues, sont chastes sans être pudiques, comme
les gaulois étoient naturels sans être naïfs.
On pourroit ajoûter que ce qui nous fait sourire
dans une expression antique, n' eut rien de plaisant
dans son siecle ; et que telle épigramme chargée
du sel d' un vieux mot, eût été fort innocente
il y a deux cents ans. Il me semble donc
qu' il est ridicule d' emprunter les livrées de la
naïveté, quand on ne l' a pas elle-même : nos
grands écrivains l' ont troue dans leur ame,
sans quitter leur langue ; et celui qui, pour être
naïf, emprunte une phrase d' Amiot, demanderoit,
pour être brave, l' armure de Bayard.
C' est une chose bien remarquable, qu' à quelque
p35
époque de notre langue fraaise qu' on
s' arrête, depuis sa plus obscure origine jusqu' à
Louis Xiii, et dans quelque imperfection qu' elle
se trouve de siecle en siecle, elle ait toujours
charmé l' Europe, autant que le malheur des
tems l' a permis. Il faut donc que la France ait
toujours eu une perfection relative et certains
agrémens fons sur sa position et sur l' heureuse
humeur de ses habitans. L' histoire qui confirme
par-tout cette vérité, n' en dit pas autant de
l' Angleterre.
Les saxons l' ayant conquise, s' y établirent,
et c' est de leur idiome et de l' ancien jargon du
pays que se forma la langue anglaise, appellée
anglo-saxon . Cette langue fut abandonnée au
peuple, depuis la conquête de Guillaume jusqu' à
édouard Iii ; intervalle pendant lequel la cour et
les tribunaux d' Angleterre ne s' exprimerent qu' en
français. Mais enfin la jalousie nationale s' étant
veillée, on exila une langue rivale que le génie
anglais repoussoit depuis long-temps. On sent
bien que les deux langues s' étoient mêlées malgré
leur haine ; mais il faut observer que les mots
français qui émigrerent en foule dans l' anglais
et qui se fondirent dans une prononciation et une
syntaxe nouvelle, ne furent pourtant pas défigurés :
p36
si notre oreille les connoît, nos yeux les
retrouvent encore ; tandis que les mots latins
qui entroient dans les différens jargons de l' Europe,
furent toujours mutilés comme les obélisques
et les statues qui tomboient entre les mains
des barbares. Cela vient de ce que les latins
ayant placé les nuances de la déclinaison et de la
conjugaison dans les finales des mots, nos ancêtres
qui avoient leurs articles, leurs pronoms
et leurs verbes auxiliaires, tronquerent ces finales
qui leur étoient inutiles, et qui défiguroient
le mot à leurs yeux. Mais dans les emprunts que
les langues modernes se font entr' elles, le mot
ne s' altère que dans la prononciation.
Pendant un espace de quatre cents ans, je ne
trouve en Angleterre que Chaucer et Spencer. Le
premier mérita, vers le milieu du quinzieme siecle,
d' être appellé l' Homere anglais : notre Ronsard
le mérita de même ; et Chaucer, aussi obscur
que lui, fut encore moins connu. De Chaucer
jusqu' à Shakespéare et Milton, rien ne transpire
dans cette isle célebre, et sa littérature ne vaut
pas un coup-d' oeil.
Me voilà tout-à-coup revenu à l' époque où
j' ai laissé la langue française. La paix de Vervins
avoit appris à l' Europe sa véritable position ; on
p37
vit chaque état se placer à son rang. L' Angleterre
brilla pour un moment de l' éclat d' élisabeth
et de Cromwel, et ne sortit pas du pédantisme :
l' Espagne épuisée ne put cacher sa foiblesse ; mais
la France montra toute sa force, et les lettres
commencerent sa gloire.
Si Ronsard avoit bâti des chaumieres avec des
troons de colonnes grecques, Malherbe éleva
le premier des monumens nationaux. Richelieu
qui affectoit toutes les grandeurs, abaissoit d' une
main la maison d' Autriche, et de l' autre attiroit
à lui le jeune Corneille, en l' honorant de sa
jalousie. Il fondoit avec lui ce théâtre, où son
collégue régna seul. Pressentant les accroissemens
et l' empire de la langue, il lui créoit un tribunal,
afin de devenir par elle le législateur des nations.
à cette époque, une foule de génies vigoureux
entrerent à la fois dans la langue fraaise, et
lui firent parcourir rapidement tous ses périodes,
de Voiture jusqu' à Pascal, et de Racan jusqu' à
Boileau.
Cependant l' Angleterre n' avoit secoué ses
fers, que pour les reprendre encore, et Charles
Ii étoit paisiblement assis sur un trône teint
du sang de son pere. Shakespéare avoit paru ;
mais son nom et sa gloire ne devoient passer les
p38
mers que deux siecles après : il n' étoit pas alors,
comme il l' a été depuis, l' idole de sa nation et le
scandale de notre littérature. Son génie agreste
et populaire déplaisoit au prince et aux courtisans.
Milton qui le suivit, mourut inconnu : sa
personne étoit odieuse ; le titre de son poëme
rebuta : on n' entendit pas des vers durs, hérissés de
termes techniques, sans rime et sans harmonie,
et l' Angleterre apprit un peu tard qu' elle possédoit
un pme épique. Il y avoit pourtant de
beaux esprits et des poëtes à la cour de Charles :
Congreve, Rochester, Hamilton, Waller y
brilloient, et Shaftersbury hâtoit les progrès de la
pensée, en épurant la prose anglaise. Cette foible
aurore se perdit tout-à-coup dans l' éclat du
siecle de Louis Xiv : les beaux jours de la France
étoient arrivés.
Il y eut un admirable concours de circonstances.
Les grandes découvertes qui s' étoient
faites depuis cent cinquante ans dans le monde,
avoient donà l' esprit humain une impulsion
que rien ne pouvoit plus arrêter, et cette
impulsion tendoit vers la France. Paris fixa les
idées flottantes de l' Europe, et devint le foyer
des étincelles répandues chez tous les peuples.
L' imagination de Descartes régna dans la philosophie,
p39
la raison de Boileau dans les vers ;
Bayle plaça le doute aux pieds de la vérité,
Bossuet la mit elle-même aux pieds des rois,
et nous comptâmes autant de genres d' éloquence
que de grands-hommes. Notre théâtre
sur-tout achevoit l' éducation de l' Europe : c' est-là
que le grand Condé pleuroit aux vers du
grand Corneille, et que Racine corrigeoit
Louis Xiv. Rome toute entiere parut sur la
scène française, et les passions parlerent leur
langage. Nous eûmes et ce Moliere plus comique
que les grecs, et le Télémaque plus antique
que les ouvrages des anciens, et ce Lafontaine
qui ne donnant pas à la langue des formes
si pures, lui prêtoit des beautés plus
incommunicables. Nos livres rapidement traduits en
Europe et même en Asie, devinrent les livres
de tous les pays, de tous les goûts et de tous les
âges. La Grèce vaincue sur le théâtre, le fut
encore dans les piéces fugitives qui volerent
de bouche en bouche et donnerent des ailes
à la langue française. Les premiers journaux
qu' on vit circuler en Europe, étoient français,
et ne racontoient que nos victoires et
nos chefs-d' oeuvres. C' est de nos académies
qu' on s' entretenoit, et la langue s' étendoit
par leurs correspondances. On ne parloit enfin
p40
que de l' esprit et des graces fraaises : tout
se faisoit au nom de la France, et notre putation
s' accroissoit de notreputation.
Aux productions de l' esprit se joignoient
encore celles de l' industrie : des pompons et
des modes accompagnoient nos meilleurs livres
chez l' étranger, parce qu' on vouloit être
par-tout raisonnable et frivole comme en France.
Il arriva donc que nos voisins recevant sans
cesse des meubles, des étoffes et des modes
qui se renouvelloient sans cesse, manquerent de
termes pour les exprimer : ils furent comme
accablés sous l' exubérance de l' industrie française ;
si bien qu' il prit comme une impatience
générale à l' Europe, et pour n' être plus
paré de nous, on étudia notre langue de
toutté.
Depuis cette explosion, la France a contin
de donner un théâtre, des habits, du
goût, des manieres, une langue, un nouvel
art de vivre et des jouissances inconnues
aux états qui l' entourent : sorte d' empire
qu' aucun peuple, je sache, n' a jamais exercé. Et
comparez-lui, je vous prie, celui des romains
qui semerent par-tout leur langue et l' esclavage,
s' engraisserent de sang, et détruisirent
jusqu' à ce qu' ils fussent détruits !
p41
On a beaucoup parlé de Louis Xiv, je
n' en dirai qu' un mot. Il n' avoit ni le nie
d' Alexandre, ni la puissance et l' esprit
d' Auguste ; mais pour avoir sû régner, pour avoir
connu l' art d' accorder ce coup-d' oeil, ces foibles
compenses dont le talent veut bien se payer,
Louis Xiv marche dans l' histoire de l' esprit
humain, àté d' Auguste et d' Alexandre. Il
fut le véritable Apollon du Parnasse français :
les poëmes, les tableaux, les marbres ne
respirerent que pour lui. Ce qu' un autre eût
fait par politique, il le fit par goût. Il avoit
de la grace ; il aimoit la gloire et les plaisirs ;
et je ne sais quelle tournure romanesque qu' il
eut dans sa jeunesse, remplit les français d' un
enthousiasme qui gagna toute l' Europe. Il fallut
voir ses bâtiments et ses fêtes, et souvent
la curiosité des étrangers soudoya la vanité
française. En fondant à Rome une colonie
de peintres et de sculpteurs, il faisoit signer
à la France une alliance perpétuelle avec les
arts. Quelquefois son humeur magnifique alloit
avertir les princes étrangers durite d' un
savant ou d' un artiste caché dans leurs états,
et il en faisoit l' honorable conquête. Notre
langue domina comme lui dans tous les traités ;
et quand il cessa de dicter des loix, elle
p42
garda si bien l' empire qu' elle avoit acquis ;
que ce fut dans cette même langue, organe
de son ancien despotisme, que ce prince fut
humilié vers la fin de ses jours. Ses prosrités,
ses fautes et ses malheurs servirent également
à la langue : elle s' enrichit à la révocation
de l' édit de Nantes, de tout ce que
perdoit l' état. Les réfugiés emporterent dans
le nord leur haine pour le prince et leurs regrets
pour la patrie, et ces regrets et cette
haine s' éxhalerent en français.
Il semble que c' est vers la fin du regne de
Louis Xiv que le royaume se trouva à son
plus haut point de grandeur relative. L' Allemagne
avoit des princes nuls, l' Espagne étoit
divisée et languissante, l' Italie avoit tout à
craindre, l' Angleterre et l' écosse n' étoient pas
encore unies, la Prusse et la Russie n' éxistoient
pas. Aussi l' heureuse France, profitant de ce
silence de tous les peuples, triompha dans la
paix, dans la guerre et dans les arts : elle occupa
le monde de ses projets, de ses entreprises
et de sa gloire ; pendant près d' un siecle, elle
donna à ses rivaux et les jalousies littéraires
et les allarmes politiques et la fatigue de
l' admiration. Enfin l' Europe lasse d' admirer et
d' envier,
p43
voulut imiter : c' étoit un nouvel hommage.
Des essaims d' ouvriers entrerent en France
et en rapporterent notre langue et nos
arts qu' ils propagerent.
Vers la fin du siecle, quelques ombres se
lerent à tant d' éclat ; Louis Xiv vieillissant
n' étoit plus heureux. L' Angleterre se gagea
des rayons de la France et brilla de sa propre
lumiere ; de grands esprits s' éleverent dans
son sein : sa langue s' étoit enrichie, comme
son commerce, de la dépouille des nations ;
Pope, Adisson et Dryden en adoucirent les
sifflements, et l' anglais fut, sous leur plume,
l' italien du nord : l' enthousiasme pour Shakespéare
et Milton se réveilla ; et cependant Loke
posoit les bornes de l' esprit humain, Newton
trouvoit celles de la nature.
Aux yeux du sage, l' Angleterre s' honoroit
autant par la philosophie, que nous par les arts ;
mais puisqu' il faut le dire, la place étoit prise :
l' Europe ne pouvoit donner deux fois le
droit d'nesse et nous l' avions obtenu ; de sorte
que tant de grands-hommes, en travaillant
pour leur gloire, illustrerent leur patrie et
l' humanité, plus encore que leur langue.
p44
Supposons cependant que l' Angleterre eût
été moins lente à sortir de la barbarie, et
qu' elle eût précédé la France ; il me semble
que l' Europe n' en auroit pas mieux adopté sa
langue : sa position n' appelle pas les voyageurs,
et la France leur sert toujours de terme ou de
passage. L' Angleterre vient elle-même faire
son commerce chez les différens peuples, et
on ne va point commercer chez elle. Or,
celui qui voyage, ne donne pas sa langue ;
il prend plutôt celle des autres : c' est presque sans
sortir de chez lui que le français a étendu la
sienne.
Supposons enfin que par sa position, l' Angleterre
ne se trouvât pas reléguée dans l' océan,
et qu' elle eût attiré ses voisins ; il est encore
probable que sa langue et sa littérature n' auroient
pu fixer le choix de l' Europe ; car il n' est
point d' objection un peu forte contre la langue
allemande, qui n' ait encore de la force
contre celle des anglais : les défauts de la
mere ont passé jusqu' à la fille. Il est vrai aussi
que les objections contre la littérature anglaise,
deviennent plus terribles contre celle des allemands :
ces deux peuples s' excluent l' un par
l' autre.
p45
Quoi qu' il en soit, l' événement amontré
que la langue latine étant la vieille souche, la
langue de nos vainqueurs et de nos peres,
c' est un de ses rejettons qui devoit fleurir en
Europe. On peut dire en outre que si l' anglais
a l' audace des langues à inversions, il
en a l' obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre,
que la regle y a quelquefois moins d' applications
que d' exceptions. On lui trouve des
formes serviles qui étonnent dans la langue
d' un peuple libre, et la rendent moins propre
à la conversation que la langue française,
dont la marche est si leste et si débarrassée.
Ceci vient de ce que les anglais ont passé du
plus extrême esclavage à la plus haute liber
politique ; et que nous sommes arrivés d' une liberté
presque démocratique, à une monarchie absolue.
Les deux nations ont gardé les livrées de leur
ancien état, et c' est ainsi que les langues
sont les vraies dailles de l' histoire. Enfin
la prononciation de cette langue, n' a ni la
fermeté ni la plénitude de la nôtre.
J' avoue que la littérature anglaise offre des
monuments de profondeur et d' élévation qui
seront l' éternel honneur de l' esprit-humain : et
cependant leurs livres ne sont pas devenus les
p46
livres de tous les hommes ; ils n' ont pas quitté
certaines mains ; il a fallu des essais et de la
précaution pour n' être pas rebuté de l' écorce et du
goût étranger. Accoutumé au crédit immense qu' il
a dans les affaires, l' anglais veut porter cette
puissance fictive dans les lettres, et sa littérature
en a contracté un caractère d' éxagération opposé
au bon goût : elle se sent trop de l' isolation du
peuple et de l' écrivain ; c' est avec une ou deux
sensations que quelques anglais ont fait un
livre. Le sordre leur a p, comme si l' ordre
leur eût semblé trop près de je ne sais
quelle servitude : aussi leurs ouvrages qui donnent
le travail et le fruit, ne donnent pas le
charme de la lecture.
Mais le français ayant reçu des impressions
de tous les points de l' Europe, a placé le
goût dans les opinions modées, et ses livres
composent la bibliotéque du genre-humain.
Comme les grecs, nous avons eu toujours
dans le temple de la gloire, un autel pour les
graces, et nos rivaux les ont trop oubliées.
On peut dire par supposition, que si le monde
finissoit tout-à-coup, pour faire place à un
monde nouveau, ce n' est point un excellent
livre anglais, mais un excellent livre français
p47
qu' il faudroit lui léguer, afin de lui donner
de notre espèce humaine une idée plus heureuse.
à richesse égale, il faut que la séche
raison céde le pas à la raison ornée.
Ce n' est point l' aveugle amour de la patrie
ni le pjugé national qui m' ont conduit dans
ce rapprochement des deux peuples ; c' est la
nature et l' évidence des faits. Eh ! Quelle est
la nation qui loue plus franchement que nous ?
N' est-ce pas la France qui a tiré la littérature
anglaise du fond de son isle ? N' est-ce pas
Voltaire qui a présenté Loke et Newton à
l' Europe ? Nous sommes les seuls qui imitions les
anglais ; et quand nous sommes las de notre gt,
nous y mêlons leurs caprices : nous faisons entrer
un meuble, un habit à l' anglaise dans l' immense
tourbillon des nôtres, comme une mode
possible ; et le monde l' adopte, au sortir de nos
mains. Il n' en est pas ainsi de l' Angleterre :
quand les peuples du nord ont aimé la nation
française, imité ses manieres, exalté ses ouvrages,
les anglais se sont tûs ; et ce concert de
toutes les voix a été troublé par leur silence.
Il me reste à prouver que si la langue française
a conquis l' empire par les livres, par
l' humeur et par l' heureuse position du peuple
p48
qui la parle, elle le conserve par son propre
génie.
Ce qui distingue notre langue des anciennes
et des modernes, c' est l' ordre et la construction
de la phrase. Cet ordre doit toujours être
direct et nécessairement clair. Le fraais nomme
d' abord le sujet de la phrase, ensuite le
verbe , qui est l' action, et enfin l' objet
de cette action : voilà la logique naturelle à tous
les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun.
Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au
raisonnement, est presque toujours contraire aux
sensations, qui nomment le premier l' objet qui
frappe le premier : c' est pourquoi tous les peuples,
abandonnant l' ordre direct, ont eu recours
aux tournures plus ou moins hardies, selon que
leurs sensations ou l' harmonie des mots
l' exigeoient ; et l' inversion a pvalu sur la
terre, parce que l' homme est plus impérieusement
gouverné par les passions que par la raison.
Le français, par un privilége unique, est seul
resté fidele à l' ordre direct, comme s' il étoit
toute raison ; et on a beau, par les mouvemens
les plus variés et toutes les ressources
du style, déguiser cet ordre, il faut toujours
qu' il existe : et c' est en vain que les passions
p49
nous bouleversent et nous sollicitent de suivre
l' ordre des sensations ; la syntaxe française est
incorruptible. C' est de-là que résulte cette
admirable clarté, base éternelle de notre langue :
ce qui n' est pas clair n' est pas français ; ce qui
n' est pas clair est encore anglais, italien, grec
ou latin. Pour apprendre les langues à inversions,
il suffit de connoître les mots et leurs
régimes ; pour apprendre la langue française,
il faut encore retenir l' arrangement des mots. On
diroit que c' est d' une géométrie toute élémentaire,
de la simple ligne droite que s' est fore
la langue française ; et que ce sont les
courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé
aux langues grecque et latine. La nôtre
regle et conduit la pensée ; celles-là se
précipitent et s' égarent avec elle dans le labyrinthe
des sensations, et suivent tous les caprices de
l' harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour
les oracles, et la tre les eût absolument
décriés.
Il est arrivé de-là que la langue française
a été moins propre à la musique et aux vers
qu' aucune langue ancienne ou moderne : car
ces deux arts vivent de sensations ; la musique
sur-tout, dont la propriété est de donner de
p50
la force à des paroles sans couleur et d' affoiblir
les pensées fortes : preuve incontestable
qu' elle est elle-même une langue à part, et
qu' elle repousse tout ce qui veut partager les
sensations avec elle. Qu' Orphée redise sans cesse :
j' ai perdu mon Euridice, la sensation
grammaticale d' une phrase tant répétée sera bientôt
nulle, et la sensation musicale ira toujours
croissant. Et ce n' est point, comme on l' a dit,
parce que les mots français ne sont pas sonores,
que la musique les repousse ; c' est parce qu' ils
offrent l' ordre et la suite, quand le chant
demande le sordre et l' abandon. La musique
doit bercer l' ame dans le vague et ne lui présenter
que des motifs : malheur à celle dont
on dira qu' elle a tout défini !
Mais si la rigide construction de la phrase
gêne la marche du musicien, l' imagination du
poëte est encore arrêtée par le nie circonspect
de la langue. Les métaphores des poëtes
étrangers ont toujours un degré de plus
que les nôtres ; ils serrent le style figuré de
plus près, et leur psie est plus haute en couleur.
Il est généralement vrai que les figures
orientales étoient folles ; que celles des grecs
et des latins ont été hardies, et que lestres
p51
sont simplement justes. Il faut donc que le poëte
français plaise par la pensée, par une élégance
continue, par des mouvemens heureux, par
des alliances de mots. C' est ainsi que les maîtres
n' ont pas laissé de cacher de grandes hardiesses
dans le tissu d' un style clair et sage ; et c' est
de l' artifice avec lequel ils ont su déguiser leur
fidélité au génie de leur langue, que résulte
tout le charme de leur style. Ce qui fait croire
que la langue française, sobre et timide, eût
été peut-être la derniere des langues, si la
masse de ses grands écrivains ne l' eût poussée au
premier rang, en forçant son naturel.
Un des plus grands problêmes qu' on puisse
proposer aux hommes, est cette constance de
l' ordre régulier dans notre langue. Je conçois
bien que les grecs et même les latins, ayant
donné une famille à chaque mot et de riches
modifications à leurs finales, ont pu se livrer
aux plus hardies tournures pour obéir aux impressions
qu' ils recevoient des objets : tandis
que dans nos langues modernes l' embarras des
conjugaisons et l' attirail des articles, la présence
d' un nom mal apparenté ou d' un verbefectueux,
nous fait tenir sur nos gardes, pour éviter
l' obscurité. Mais pourquoi, entre les langues
p52
modernes, la nôtre s' est-elle trouvée seule si
rigoureusement asservie à l' ordre direct ? Seroit-il
vrai que par son caractère la nation fraaise eût
souverainement besoin de clarté ?
Tous les hommes ont ce besoin sans doute ;
et je ne croirai jamais que dans Athènes et
dans Rome les gens du peuple ayent ud' inversions.
On voit au contraire leurs plus grands
écrivains se plaindre de l' abus qu' on en faisoit
en vers et en prose. Ils sentoient que l' inversion
étoit l' unique source des difficultés et des
équivoques dont leurs langues fourmillent ;
parce qu' une fois l' ordre du raisonnement sacrifié,
l' oreille et l' imagination, ce qu' il y a de
plus capricieux dans l' homme, restent maîtresses
du discours. Aussi, quand on lit Démétrius de
Phalere, on est frappé des éloges qu' il donne
à Thucydide, pour avoir débuté dans son histoire,
par une phrase de construction toute française.
Cette phrase étoit élégante et directe à
la fois ; ce qui arrivoit rarement : car toute
langue accoutumée à la licence des inversions,
ne peut plus porter le joug de l' ordre, sans perdre
sa grace et sa fierté.
Mais la langue française ayant la clarté par
excellence, a chercher toute son élégance
p53
et sa force dans l' ordre direct ; cet ordre et
cette clarté ont sur-tout dominer dans la
prose, et la prose a lui donner l' empire ;
cette marche est dans la nature : rien n' est
en effet comparable à la prose française.
Il y a des piéges et des surprises dans les
langues à inversions : le lecteur reste suspendu
dans une phrase latine, comme le voyageur
devant des routes qui se croisent ; il attend
que toutes les finales l' ayent averti de la
correspondance des mots ; son oreille roit ; et
son esprit, qui n' a cessé de décomposer pour
composer encore, résout enfin le sens de la
phrase, comme un problême. La prose française
se développe en marchant et seroule
avec grace et noblesse. Toujours re de la
construction de ses phrases, elle entre avec plus
de bonheur dans la discussion des choses abstraites,
et sa sagesse donne de la confiance à
la pene. Les philosophes l' ont adoptée, parce
qu' elle s' accommode également, et de la frugalité
didactique, et de la magnificence qui
convient à la grande histoire de la nature.
On ne dit rien en vers qu' on ne puisse
aussi-bien exprimer dans notre prose ; et cela
n' est pas toujours réciproque. Le prosateur tient
p54
plus étroitement sa pensée et la conduit par le
plus court chemin ; tandis que le versificateur
laisse flotter les rênes, et va où la rime le
pousse. Notre prose s' enrichit de tous les trésors
de la poésie ; elle poursuit le vers dans
toutes ses hauteurs, et ne laisse entr' elle et lui
que la rime. étant donnée à tous les hommes,
elle a plus de juges que la versification, et sa
difficulté se cache sous une extrême facilité. Le
versificateur enfle sa voix, s' arme de la rime et
de la mesure, et tire sa pensée du sentier vulgaire :
mais que de foiblesses ne cache pas l' art
des vers ! La prose accuse le nud de la pensée ;
il n' est pas permis d' être foible avec elle.
Selon Denis D' Halycarnasse, il y a une prose
qui vaut mieux que les meilleurs vers, et c' est
elle qui fait lire les grands ouvrages ; parce
que la variété de ses périodes lasse moins que
le charme continu de la rime et de la mesure.
Et qu' on ne croye pas que je veuille par-là
dégrader les beaux vers : ainsi que la musique,
ils sont unritable présent de la nature.
L' éloquence a plus d' une route, et l' éloquence
en vers est admirable ; mais leur méchanisme
fatigue, sans offrir à l' esprit des tournures plus
hardies : dans notre langue sur-tout, où les
vers semblent être lesbris de la prose qui
les a pcédés ; tandis que chez les grecs, sauvages
p55
plus harmonieusement organisés que nos
ancêtres, les vers et les dieux regnerent long-tems
avant la prose et les rois. Aussi peut-on
dire que leur langue fut long-tems chantée
avant d' être parlée ; et la nôtre, à jamaisnuée
de prosodie, ne s' est dégagée qu' avec
peine de ses articulations rocailleuses. De-là
nous est venue cette rime, tant reprochée à la
versification moderne, et pourtant sicessaire,
pour lui donner cet air de chant qui la distingue
de la prose. Car la musique est cachée dans
le langage, comme la danse dans la marche
ordinaire, et c' est la rime, la mesure et l' harmonie
imitative qui développent cette partie
musicale des langues. Au reste, les anciens
n' eurent-ils pas la rime des mesures comme
nous celle des sons ; et n' est-ce pas ainsi que
tous les arts ont leurs rimes, qui sont les
symétries : un jour, cette rime des modernes,
si fatiguante pour l' oreille, aura de grands
avantages pour la postérité : car il s' élevera des
Saumaises qui compileront laborieusement toutes
celles des langues mortes ; et comme il n' y
a presque pas un mot qui n' ait passé par la
rime, ils fixeront par-là une sorte de prononciation
semblable à la nôtre ; ainsi que par les
loix de la mesure, nous avons fixé la valeur
p56
des syllabes chez les grecs et les latins.
Quoi qu' il en soit de la prose et des vers
français, quand cette langue traduit, elle explique
ritablement un auteur. Mais les langues
italienne et anglaise, abusant de leurs inversions,
se jettent dans tous les moules que le
texte leur psente : elles se calquent sur lui,
et rendent difficulté pour difficulté : je n' en veux
pour preuve que Davanzati. Quand le sens de
Tacite se perd, comme un fleuve qui dispart
tout-à-coup sous la terre, le traducteur s' y plonge
et serobe avec lui. On les voit ensuite
reparoître ensemble : ils ne se quittent pas l' un
l' autre ; mais le lecteur les perd souvent tous deux.
La prononciation de la langue française
porte l' empreinte de son caractère : elle est plus
variée que celle des langues du midi, mais
moins éclatante ; elle est plus douce que celle
des langues du nord, parce qu' elle n' articule
pas toutes ses lettres. Le son de l' e muet,
toujours semblable à la derniere vibration des
corps sonores, lui donne une harmonie légère
qui n' est qu' à elle.
En considérant la langue latine comme la
grosse planette, et les langues d' Europe comme
ses satellites, la nôtre paroît être à une distance
plus
p57
heureuse, et sa température tient au rang qu' elle
occupe.
Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les
mignardises de la langue italienne, son allure
en est plusle : dégagée de tous les
protocoles que la bassesse inventa pour la vanité,
elle en est plus faite pour la conversation,
lien des hommes et charme de tous les
âges ; et puisqu' il faut le dire, elle est de toutes
les langues, la seule qui ait une probité
attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable,
ce n' est plus la langue française, c' est
la langue humaine. Et voilà pourquoi les
puissances l' ont appellée dans leurs traités : elle
y règne depuis les conférences de Nimègue, et
désormais les intérêts des peuples et les volontés
des rois reposeront sur une base plus fixe : on ne
semera plus la guerre dans des paroles de paix.
Aristippe ayant fait naufrage, aborda à une
isle inconnue ; et voyant des figures de géotrie
tracées sur le rivage, il s' écria, que les
dieux ne l' avoient pas conduit chez des barbares.
Quand on arrive chez un peuple, et qu' on
y trouve la langue française, on peut se
croire chez un peuple poli.
Léibnitz cherchoit une langue universelle,
p58
et nous l' établissions autour de lui. Ce grand-homme
sentoit que la multitude des langues
étoit fatale aunie, et prenoit trop sur la
briéveté de la vie. Il est bon de ne pas donner trop
de vêtemens à sa pensée : il faut, pour ainsi dire,
voyager dans les langues ; et après avoir savouré
le gt des plus célébres, se renfermer
dans la sienne.
Si nous avions les littératures de tous les
peuples passés, comme nous avons celle des
grecs et des romains, ne faudroit-il pas
que tant de langues se réfugiassent dans une
seule par la traduction ? Ce sera vraisemblablement
le sort des langues modernes, et la nôtre
leur offre un port dans le naufrage. L' Europe
présente une république fédérative, composée
d' empires et de royaumes, et la plus
redoutable qui ait jamais existé ; on ne peut
en prévoir la fin, et cependant la langue française
doit encore lui survivre. Les états se renverseront,
et cette langue sera toujours retenue
dans la tempête par deux ancres, sa littérature et
sa clarté : jusqu' au moment où, par une de ces
grandes révolutions qui remettent les choses à
leur premier point, la nature vienne renouveller
ses traités avec un autre genre-humain.
p59
Mais sans attendre l' effort des siecles, cette
langue ne peut-elle pas se corrompre ? Une
telle questionneroit trop loin : il faut seulement
soumettre la langue française au principe commun à
toutes les langues.
Le langage est la peinture de nos idées,
qui à leur tour sont des images plus ou moins
étendues de quelques parties de la nature.
Comme il existe deux mondes pour chaque
homme en particulier, l' un hors de lui, qui est
le monde physique, et l' autre, le monde moral
ou intellectuel qu' il porte dans soi ; il y
a aussi deux styles dans le langage, le naturel
et le figuré. Le premier exprime ce qui
se passe hors de nous, par des causes physiques ;
il compose le fond des langues, s' étend
par l' expérience, et peut être aussi grand que
la nature. Le second exprime ce qui se passe
dans nous et hors de nous ; mais c' est l' imagination
qui le compose des emprunts qu' elle
fait au premier. le soleil brûle ; le marbre est
froid ; l' homme désire la gloire ; voilà le
langage propre, ou naturel. le coeur brûle de
desir ; la crainte le glace ; la terre demande
la pluie : voilà le style figuré, qui n' est
que le simulacre de l' autre et qui double ainsi
la richesse des langues.
p60
Comme il tient à l' idéal, il paroît plus
grand que la nature.
L' homme le plus dépourvu d' imagination,
ne parle pas long-temps sans tomber dans la
taphore. Or, c' est ce style métaphorique
qui porte un germe de corruption ; le style naturel
ne peut être que vrai ; et quand il est
faux, l' erreur est de fait, et nos sens la corrigent
tôt ou tard. Mais les erreurs dans les
figures ou dans les métaphores, annoncent de
la fausseté dans l' esprit, et un amour de
l' exagération qui ne se corrige pas.
Une langue vient donc à se corrompre,
lorsque confondant les limites qui séparent le
style naturel du figuré, on met de l' affectation
à outrer les figures et à rétrécir le naturel qui
est la base, pour charger d' ornements superflus
l' édifice de l' imagination. Par exemple, il
n' est point d' art ou de profession dans la vie,
qui n' ait fourni des expressions figurées au
langage : on dit, la trame de la perfidie ;
le creuset du malheur ; et on voit que ces
expressions sont comme assises à la porte de
chaque profession et s' offrent à tous les yeux.
Mais quand on veut aller plus avant et qu' on
dit, cette vertu qui sort du creuset, n' a pas
p61
perdu tout son alliage ; il lui faut plus de
cuisson : lorsqu' on passe de la trame de la
perfidie à la navette de la fourberie , on tombe
dans l' affectation.
C' est ce défaut qui perd les écrivains des
nations avancées ; ils veulent être neufs, et
ne sont que bizarres ; ils tourmentent leur
langue, pour que l' expression leur donne la
pensée, et c' est pourtant celle-ci qui doit toujours
amener l' autre. Ajoutons qu' il y a une
seconde espèce de corruption, mais qui n' est
pas à craindre pour la langue française : c' est
la bassesse des figures. Ronsard disoit,
le soleil perruqué de lumiere ; la voile s' enfle
à plein ventre . Cefaut pcede la maturité
des langues, et disparoît avec la politesse.
Par toutes les expressions dont les arts et
les tiers ont enrichi les langues, il semble
qu' elles ont peu d' obligations aux gens de
la cour et du monde : mais si c' est la partie
laborieuse d' une nation qui crée, c' est la
partie oisive qui choisit et qui regne. Le travail
et le repos sont pour l' une ; le repos et
le plaisir pour l' autre. C' est au goûtdaigneux,
c' est à l' ennui d' un peuple d' oisifs que l' art a
ses progs et ses finesses. On sent en effet
p62
que tout est bon pour l' homme de cabinet
et de travail, qui ne cherche le soir qu' un
délassement dans les spectacles et les
chef-d' oeuvres des arts : mais pour des ames
excédées de plaisirs et lasses de repos, il faut sans
cesse des attitudes nouvelles et des sensations
toujours plus exquises. Et c' est ici le lieu
d' examiner ce reproche de pauvreté et d' extrême
délicatesse, si souvent fait à la langue française.
Sans doute, il est difficile d' y tout exprimer
avec noblesse ; mais voilà précisément
ce qui constitue en quelque sorte son caractère.
Les styles sont classés dans notre langue,
comme les sujets dans notre monarchie :
deux expressions qui conviennent à la même
chose, ne conviennent pas au me état des
choses ; et c' est à travers cette hiérarchie des
styles que le bon goût fait marcher. On peut
ranger nos grands écrivains en deux classes :
les premiers, tels que Racine ou Boileau,
doivent tout à un grand goût et à un travail
obstiné ; ils parlent un langage parfait dans
ses formes, sans mêlange, toujours idéal, toujours
étranger au peuple qui les environne :
ils deviennent les écrivains de tous les tems,
et perdent bien peu dans la postérité. Les seconds,
nés avec plus d' originalité, tels que
p63
Moliere ou Lafontaine, revêtent leurs idées
de toutes les formes populaires ; mais avec
tant de sel, de gt et de vivacité, qu' ils
sont à la fois les modeles et les pertoires de
leur langue. Cependant leurs couleurs plus
locales s' effacent à la longue ; le charme du
style mêlé s' affadit ou se perd, et ils ne sont
pour la postérité qui ne peut les traduire, que
les écrivains de leur nation. Il seroit donc
aussi injuste de juger de l' abondance de notre
langue par le Télémaque ou Cinna seulement,
que de la population de la France par le petit
nombre appellé, la bonne compagnie .
J' aurois encore pu examiner jusqu' à quel
point et par combien de nuances, les langues
passent et segradent en suivant le déclin
des états. Mais il suffit de dire, qu' après
s' être élevées d' époque en époque, jusqu' à la
perfection, c' est en vain qu' elles en descendent :
elles y sont fixées par les bons livres, et c' est
en devenant langues mortes, qu' elles se font
réellement immortelles. Le mauvais latin du
bas empire n' a-t-il pas donné un nouveau
lustre à la belle latinité du siecle d' Auguste ?
Les grands écrivains ont tout fait : si notre
France cessoit d' en produire, la langue de
p64
Racine et de Voltaire deviendroit une langue
morte ; et si les esquimaux nous offroient
tout-à-coup douze écrivains du premier ordre, il
faudroit bien que les regards de l' Europe se
tournassent vers cette littérature des esquimaux.
Terminons, il est tems, l' histoire déjà trop
longue de la langue française. Le choix de
l' Europe est expliqet justifié ; voyons d' un
coup-d' oeil, comment, sous le regne de Louis
Xv, il a été confirmé, et se confirme encore
de jour en jour.
Louis Xiv se survivant à lui-même, voyoit
commencer un autre siecle ; et la France n' avoit
respiré qu' un moment. La philosophie
anglaise ne put résister à son voisinage ; elle
passa les mers, et Fontenelle en la combattant
la fit aimer à l' Europe. Astre doux et
paisible, il régna pendant le crépuscule qui
para les deux regnes. Son style clair et familier
s' exerçoit sur des objets profonds, et nous
déguisoit notre ignorance. Montesquieu vint
ensuite montrer aux hommes les droits des
uns et les usurpations des autres, le bonheur
possible et le malheur réel. Pour écrire l' histoire
grande et calme de la nature, Buffon
emprunta ses couleurs et sa majesté : pour en
p65
fixer les époques, il se transporta dans des
tems qui n' ont point existé pour l' homme, et
là son imagination rassembla plus de faits que
l' histoire n' en a depuis gravés dans ses annales :
de sorte que ce qu' on appelloit le commencement
du monde, et qui touchoit pour
nous aux ténébres d' une éternité antérieure,
se trouve placé par lui entre deux suites d' événemens,
comme entre deux foyers de lumiere.
Désormais l' histoire de la terre précedera celle
de ses habitans.
Par-tout on voyoit la philosophie ler ses
fruits aux fleurs de la littérature, et
l' encyclopédie étoit annoncée. C' est l' Angleterre qui
avoit tracé ce vaste bassin doivent se rendre
les diverses branches de nos connoissances ;
mais il fut creusé par des mains fraaises :
l' éclat de cette entreprise rejaillit sur la nation
et couvrit le malheur de nos armes. En même
tems un roi du nord faisoit à notre
langue, l' honneur que Marc-Aurèle et Julien
firent à celle des grecs : il associoit son
immortalité à la nôtre ; Frédéric voulut être lo
des français, comme Alexandre des athéniens.
Au sein de tant de gloire, parut le philosophe
de Genève. Ce que la morale avoit jusqu' ici
p66
enseigné aux hommes, il le commanda,
et son imrieuse éloquence fut écoutée.
Raynal donnoit enfin aux deux mondes le livre
sont pesés les crimes de l' un et les malheurs
de l' autre. C' est-là que les puissances
de l' Europe sont appellées tour-à-tour, au
tribunal de l' humanité, pour y frémir des barbaries
exercées en Amérique ; au tribunal de
la philosophie, pour y rougir des préjugés
qu' elles laissent encore aux nations ; au tribunal
de la politique, pour y entendre leurs ritables
intérêts fondés sur le bonheur des peuples.
Mais Voltaire régnoit depuis un siecle, et
ne donnoit pas à la France le tems de se reposer.
L' infatigable mobilité de son ame de
feu l' avoit appellé à l' histoire fugitive des
hommes. Il attacha son nom à toutes les découvertes,
à tous les événements, à toutes les
volutions de son tems, et la renommée s' accoutuma
à ne plus parler sans lui. Ayant cac
le despotisme du génie sous des graces
toujours nouvelles, il devint une puissance en
Europe, et fut pour elle le français par excellence,
lorsqu' il étoit pour nous l' homme de
tous les lieux et de tous les siecles. Il joignit
enfin à l' universalité de sa langue, son
universalité
p67
personnelle ; et c' est un probme de
plus pour la postérité.
Ces grands-hommes nous échappent, il est
vrai ; mais nous vivons encore de leur gloire,
et nous la soutiendrons, puisqu' il nous est
donné de faire dans le monde physique les
pas de géant qu' ils ont faits dans le monde
moral. L' airain vient de parler entre les mains
d' un français, et l' immortalité que les livres
donnent à notre langue, des automates vont
la donner à sa prononciation. C' est en France
et à la face des nations que deux hommes
se sont trouvés entre le ciel et la terre,
comme s' ils eussent rompu le contrat éternel
que tous les corps ont fait avec elle. Ils ont
voyagé dans les airs, suivis des cris de l' admiration,
de la reconnaissance et des allarmes
d' un peuple qui ne vouloit pas acheter un
nouvel empire aux dépens de ces hommesnéreux.
La commotion qu' un tel spectacle a laissée
dans les esprits durera long-tems ; et si
par ses découvertes la physique poursuit ainsi
l' imagination dans ses derniers retranchemens,
il faudra bien qu' elle abandonne ce merveilleux,
ce monde idéal d' elle se plaisoit à
charmer et à tromper les hommes : il ne restera
p68
plus à la poésie que le langage de la raison
et des passions ; et c' est un assez bel empire.
Cependant l' Angleterre, témoin de nos succès,
ne les partage point. Sa derniere guerre
avec nous, la laisse dans la double éclipse de
sa littérature et de sa prépondérance ; et cette
guerre a donné à l' Europe un grand spectacle.
On y a vu un peuple libre conduit par l' Angleterre
à l' esclavage, et ramené par un jeune
Monarque à la liberté. L' histoire de l' Amérique
se duitsormais à trois époques : égorgée
par l' Espagne, opprimée par l' Angleterre, et
sauvée par la France.
NOTES
p69
Page 3. on parla latin à la cour, etc.
lorsqu' un prédicateur, pour être entendu des
peuples, avoit prêché en langue vulgaire, il se
hâtoit de transcrire son sermon en latin. Ce sont
ces espèces de traductions, faites par les auteurs
mes, qui nous sont restées. Un tel usage prolongeoit
bien l' enfance des langues modernes.
Il faut observer ici que non-seulement les gaulois
quitterent l' ancien celte pour la langue romaine,
mais qu' ils vouloient aussi s' appeller romains, et se
plaisoient à nommer leur pays Gaule romaine ou
Romanie. Les francs, leurs vainqueurs, eurent le
me foible ; tant le nom romain en imposoit encore
à ces barbares ! Nos premiers rois se qualifioient de
patrices romains, comme chacun sait. La langue
nationale, qu' on appella romain ou roman
rustique , se combina donc du patois celte des
anciens gaulois, du tudesque des francs et du
latin : elle fit ensuite quelques alliances avec
le grec, l' arabe et le lombard. Au tems de
François I, la langue étoit encore appellée
roman . Guillaume De Nangis prétend que
c' est pour la commodité des bonnes gens qu' il a
translason histoire de latin en roman . Ce
nom est resté à tous les ouvrages faits sur le
modele des vieilles histoires d' amour et de
chevalerie. On l' écrivoit romans , de
romanus , comme nous écrivons temps de
tempus .
p70
Page 4. ces deux mots expriment la physionomie,
etc.
on y voit le perpétuel changement du v en b ,
et de l' eu en ou. Fleurs et flours ; pleurs
et plours ; sen teur , sen tou ;
dou leur , dou lou , etc. La femm eu ,
la femm ou , etc. Ainsi l' e muet, comme on
voit, se change en ou à la fin des mots, et
fuit à l' oreille comme l' eu des français.
Dans ces patois, les ch deviennent des k :
châ teau est cas tel ; ché tif,
cat tivo ; chapeau, capel ; Char le,
Car le, etc. Ces jargons sont jolis et riches ;
mais n' étant point annoblis, ils ont le malheur de
dégrader tout ce qu' ils touchent.
Idem. un auteur italien, etc.
c' est Brunetto Latini, pcepteur du Dante. Il
composa un ouvrage intitulé tesoretto , ou le
petit trésor, en langue française, au commencement
du treizieme siecle. Pour s' excuser de la préférence
qu' il donne à cette langue sur la sienne, voici
comment il s' exprime : " et s' aucuns... "
Brunet Latin étoit exilé en France : les psies
de Thibaut, roi de Navarre et comte de
Champagne, les romans de chevalerie et la cour de
la reine Blanche, donnoient du lustre au français ;
tandis que l' Italie, morcellée en petits états, et
déchirée par d' horribles factions, avoit quinze ou
vingt patois
p71
barbares, et pas un livre agréable. Le Dante et
Pétrarque n' avoient point encore écrit.
Idem. langue légitimée.
Louis Xii et François I ordonnerent qu' on ne
traiteroit plus les affaires qu' en fraais. Les
facultés ont persisté dans leur latinité barbare.
hodièque manent vestigia ruris.
page 7. sa prononciation gutturale, etc.
nous suivons en ceci le préjugé qui s' est établi
sur la langue allemande. à dire vrai, sa prononciation
est presque aussi labiale que la nôtre ; mais comme
les consonnes y dominent, et qu' on la prononce avec
force, on avoit cru d' abord que les allemands
parloient du gosier. Il en est de l' allemand comme
de l' anglais, et même du français : leur
prononciation s' adoucissant de jour en jour, et leur
orthographe étant inflexible, il en sulte des
langues agréables à l' oreille, mais dures à l' oeil.
Page 8. des poëmes tirés de la bible.
ce sont des poëmes sur Adam, sur Abel, sur
Tobie, sur Joseph, enfin sur la passion de J C.
Ce dernier poëme, intitulé la messiade , jouit
d' une grande réputation dans l' empire : la mort
d' Abel est plus connue en France. M Klopstok
a écrit la messiade en vers hexamètres, et M Gesner
n' a employé pour sa mort d' Abel qu' une prose
poétique. J' ignore si la langue allemande a une
prosodie assez marquée pour supporter
p72
la versification grecque et latine. Elle a d' ailleurs
des vers ris, comme tous les peuples du monde.
Page 9. imité et surpassé, etc.
j' entends par les tragiques français : car Los De
Vega peut être comparé à Shakespéare pour la force,
l' abondance, le sordre et le mêlange de tous les
tons.
Page 10. la noblesse des désinences, etc.
un mendiant espagnol qui demande uno maravedis
avec un air de morgue, paroît exiger quelque grosse
contribution, et ne demande réellement qu' un
liard .
Page 12. la langue vulgaire, etc.
c' est ainsi que les italiens appellent encore leur
langue. Au tems du Dante, chaque petite ville avoit
son patois en Italie ; et comme il n' y avoit pas une
seule cour un peu respectable, ni un seul livre de
marque, ce poëte, ébloui de l' éclat de la cour de
France et de la réputation qu' obtenoient déjà en
Europe les romans et les pmes des troubadours et
des trouveurs, eut envie d' écrire tous ses ouvrages
en latin, et il en écrivit en effet quelques-uns
dans cette langue. Son poëme de l' enfer étoit dé
ébauché et commençoit par ce vers :
infera regna...
mais encouragé par ses amis, il eut honte d' abandonner
sa langue. Il se mit à chercher dans chaque patois
ce qu' il y sentoit de bon et de grammatical, et
c' est de tant de choix qu' il se fit un langage
régulier,
p73
un langage de cour , selon sa propre expression,
langage dont les germes étoient par-tout, mais qui
ne fleurit qu' entre ses mains. Voyez son traité
de vulgari eloquentiâ , et la nouvelle traduction
de son poëme de l' enfer, imprimée à Paris.
Page 14. se battoit dans les horreurs de la
ligue, etc.
Le Tasse étoit en France à la suite du cardinal
D' Este, précisément au tems de la
saint-Barthelemy. Il est bon d' observer que
L' Arioste et lui étoient antérieurs de quelques
années à Cervantes et à Lopès De Vega.
Page 15. elle s' en étoit trop occupée, etc.
Le Dante avoue que de son tems on parloit
quatorze dialectes indistinctement en Italie, sans
compter ceux qui étoient moins connus. Aujourd' hui
la bonne compagnie à Venise parle fort bien le
nitien, et ainsi des autres états. Leurs piéces
de théâtre ont été infectées de ce lange de tous
les jargons. Métastase, qui s' est tant enrichi avec
les tragiques français, vient enfin de porter sur
les théâtres d' Italie une élégance et une pure
continue dont il ne sera plus permis de s' écarter.
Page 16. formes cérémonieuses, etc.
L' Arioste se plaint des espagnols à cet égard,
et les accuse d' avoir donné ces formes serviles à
la langue toscane, au tems de leurs conquêtes et de
leur séjour en Italie.
p74
Observons que l' italien a plus de formes
sacramentelles qu' aucune autre langue.
Page 18. l' homme étant une machine
très-harmonieuse.
il faut entendre ceci à la maniere de Pascal :
l' homme n' est qu' un roseau, mais c' est un roseau
pensant.
Idem. plaisir et douleur, erreur et vérité.
je ne prétends pas dire par-là que l' homme ait
d' abord trouvé les termes abstraits ; il s' est
contenté d' applaudir ou d' improuver par des signes
simples, et de dire, par exemple, oui et non, au
lieu de vérité et d' erreur . C' est quand les
hommes ont eu assez d' esprit pour inventer les
nombres complexes qui en contiennent d' autres ;
lorsqu' étant fatigués de n' avoir que des unités
dans leur numeraire et dans leurs mesures, ils
ont imaginé des piéces qui en représentoient plusieurs
autres, comme des écus pour représenter soixante sous,
des toises pour représenter six pieds ou
soixante-douze pouces, etc. C' est alors, dis-je,
qu' ils ont eu les termes abstraits, imaginés
d' après les mêmes besoins et le me artifice.
blancheur a rassemblé sous elle tous les corps
blancs, puisqu' elle convient à tous ; collége
a représenté tous ceux qui le composent ; la vie
a été la suite de nos instans ; le coeur la
suite de nos desirs ; l' esprit la suite de nos
idées, etc. Etc.
C' est cette difficulté qui a tant exercé les
taphysiciens, et sur laquelle J J Rousseau se
crie dans son discours de l' inégalité des conditions,
comme sur le plus grand mystère qu' offre le langage.
p75
Page 19. parole intérieure et cachée.
que dans la retraite et le silence le plus absolu,
un homme entre en méditation sur les objets les plus
dégagés de la matiere ; il entendra toujours au fond
de sa poitrine une voix secrette qui nommera les
objets à mesure qu' ils passeront en revue. Si cet
homme est sourd de naissance, la langue n' étant
pour lui qu' une simple peinture, il verra passer
tour-à-tour les hiéroglyphes, ou les images des
choses sur lesquelles il méditera.
Telle est l' étroite dépendance où la parole met la
pensée, qu' il n' est pas de courtisan un peu habile
qui n' ait éprouvé qu' à force de dire du bien d' un
sot ou d' un fripon en place, on finit par en penser.
Page 20. articulations radicales, etc.
ce sont ces racines de mots que les étymologistes
cherchent obstinément par un travail ingénieux et
vain. Les uns veulent tout ramener à une langue
primitive et parfaite : les autres déduisent toutes
les langues des mêmes radicaux. Ils les regardent
comme une monnoie que chaque peuple a chargée de
son empreinte. En effet, s' il existoit une monnoie
dont tous les peuples se fussent toujours servi, et
qu' elle fût indestructible ; c' est elle qu' il
faudroit consulter pour la fixation des tems
elle fut frappée. Et si cette monnoie étoit telle
que, sans trop de confusion, on eût pu lui donner
des marques certaines qui signassent les empires
elle auroit passé, l' époque de leur politesse ou
de leur barbarie, de leur force ou de leur foiblesse ;
c' est
p76
elle encore qui fourniroit les plus sûrs matériaux de
l' histoire. Enfin si cette monnoie s' altéroit de
certaine maniere entre les mains de certains
particuliers, que leurs affections lui donnassent de
telles couleurs et de telles formes, qu' on distinguât
les piéces qui ont servi à soulager l' humanité ou à
l' opprimer, à l' encouragement des arts ou à la
corruption de la justice, etc. ; une telle monnoie
dévoileroit incontestablement le génie, le gt
et les moeurs de chaque peuple. Or, les racines
des mots sont cette monnoie primitive, antiques
dailles répandues chez tous les peuples. Les
langues plus ou moins perfectionnées ne sont autre
chose que cette monnoie ayant déeu cours ; et
les livres sont les ts qui constatent ses
différentes altérations.
Voilà la supposition la plus favorable qu' on puisse
faire, et c' est elle sans doute qui a séduit
l' auteur du monde primitif , ouvrage d' une
immense érudition, et devant qui doivent pâlir nos
vieux in-folio ; mais qui plus rempli de recherches
que de preuves, et n' ayant pas de proportion avec la
briéveté de la vie, sollicite un abrégé dès la
premiere page.
Il me semble que ce n' est point de l' étymologie des
mots qu' il faut s' occuper, mais plutôt de leurs
analogies et de leurs filiations, qui peuvent
conduire à celles des idées. Les langues les plus
simples et les plus près de leur origine sont
très-altérées. Il n' y a jamais eu sur la terre ni
sang pur ni langue sans alliage. quand il nous
manque un mot, disoient les latins, nous
l' empruntons des grecs : tous les peuples en
ont pu dire autant. La plûpart des mots ont
quelquefois une
p77
généalogie si bisarre, qu' il faut la deviner au
hasard, et la plus vraisemblable est souvent la moins
vraie. Un usage, une plaisanterie, un événement dont
il ne reste plus de traces, ont établi des expressions
nouvelles, ou détour le sens des anciennes. Comment
donc se flatter d' avoir troula vraie racine
d' un mot ? Si vous me la montrez dans le grec, un
autre la verra dans le syriaque, tel autre dans
l' arabe. C' est ainsi qu' un français voit le nord
en Allemagne, le germain le voit en suede, et le
suédois en Laponie. Souvent un radical vous a guidé
heureusement d' une premiere à une seconde, ensuite
à une troisieme langue, et tout-à-coup il disparoît
comme un flambeau qui s' éteint au milieu de la nuit.
Il n' y a donc que quelques onomatopées, quelques
sons bien imitatifs qu' on retrouve chez toutes les
nations : leur recueil ne peut être qu' un objet de
curiosité. Il est d' ailleurs si rare que
l' étymologie d' un mot coïncide avec sa véritable
acception, qu' on ne peut justifier ces sortes de
recherches par le prétexte de mieux fixer par-là
le sens des mots. Les écrivains qui savent le plus de
langues, sont ceux qui commettent le plus
d' impropriétés. Trop occupés de l' ancienne énergie
d' un terme, ils oublient sa valeur actuelle et
négligent les nuances, qui font la grace et la force
du discours. Voici enfin une derniereflexion :
si les mots avoient une origine certaine et fondée
en raison, et si on montroit qu' il a existé un
premier peuple créateur de la premiere langue, les
noms radicaux et primitifs auroient un rapport
nécessaire avec l' objet nommé. Lafinition que
nous sommes forcés de faire de chaque chose,
p78
ne seroit qu' une extension de ce nom primitif, lequel
ne seroit lui-même qu' une définition très-abrégée et
très-parfaite de l' objet, et c' est ce que certains
théologiens ont affir de la langue que parla le
premier homme. On auroit donc unanimement donné le
me nom au même arbre, au même animal, sur toute la
terre et dans tous les tems ; mais cela n' est point.
Qu' on en juge par l' embarras où nous sommes lorsqu' il
s' agit de nommer quelqu' objet inconnu ou de faire
passer un terme nouveau. Il faut tout apprendre en
ce monde ; et l' homme qui n' apprend point à parler,
reste muet. Il y a si loin d' un son ou d' un simple
cri à l' articulation, qu' on ne peut y songer sans
surprise ; et comme nous avons tous appris à parler,
et que nous sommes convenus entre nous de la valeur
de chaque mot, nous ne pourrons jamais concevoir qu' un
homme vienne à parler de lui-même et à bien parler.
Page 22. la France qui a dans son sein des
richesses immortelles, etc.
il y a deux cents ans qu' en Angleterre, et en plein
parlement, un homme d' état observa que la France
n' avoit jamais été pauvre trois ans de suite.
Page 27. la France sous la zône tempérée, etc.
il est certain que c' est sous la zône temrée que
l' homme a toujours atteint son plus haut degré de
perfection.
p79
Page 29. autant de français différens, etc.
celui de saint-Louis, des romanciers d' après,
d' Alain-Chartier, de Froissard ; celui de Marot,
de Ronsard, d' Amiot ; et enfin la langue de
Malherbe, qui est la nôtre. On trouve la même
bigarrure chez tous les peuples. Le latin des
douze tables, celui d' Ennius, celui de César, et
enfin la latinité du moyen âge.
Idem. se traduisoient mutuellement, etc.
le roman de la rose, traduit plusieurs fois, l' a été
en prose par un petit chanoine du quatorzieme siecle.
Ce traducteur jugea à propos de faire sa préface en
quatre vers, que voici :
cy est le roman de la rose.
Qui a été clair et net,
translaté de vers en prose
par votre humble moulinet.
Page 30. et ce divorce de la prononciation et de
l' orthographe, etc.
l' orthographe est une maniere invariable d' écrire
les mots, afin de les reconnoître. C' est dans la
latinité du moyen âge qu' on voit notre orthographe
et notre langue se former en partie. On mutiloit le
mot latin avant de le rendre français, ou on donnoit
au mot celte la terminaison latine ; existimare
devint estimare ; on eut pensare pour
putare ; granditer pour valdè ; menare pour
conducere ; flasco pour lagena ; arpennis
pour juger ;
p80
beccus pour rostrum , etc. On croit
d' entendre le malade-imaginaire. De-là viennent dans
les familles des mots, ces irrégularités qui
défigurent notre langue : nous sommes infideles et
fideles tour-à-tour à l' étymologie. Nous disons
penser, pensée, penseur , et tout-à-coup
putatif, supputer, imputer, etc. . Des mots
étroitement unis par l' analogie, sont séparés par
l' étymologie et réclament des peres différents,
comme main et tact, oeil et vue, nez, sentir,
odorat, etc. .
Mais, pour revenir à notre orthographe, on lui
connoît trois inconvéniens ; d' employer d' abord trop
de lettres pour écrire un mot, ce qui embarrasse sa
marche ; ensuite d' en employer qu' on pourroit
remplacer par d' autres, ce qui lui donne du vague ;
et enfin, d' avoir des caractères dont elle n' a pas
le prononcé, et des prononcés dont elle n' a pas les
caractères. C' est par respect, dit-on, pour
l' étymologie, qu' on écrit philosophie et non
filosofie . Mais, ou le lecteur sait le grec,
ou il ne le sait pas ; s' il l' ignore, cette
orthographe lui semble bisarre et rien de plus :
s' il connoît cette langue, il n' a pas besoin qu' on
lui rappelle ce qu' il sait. Les italiens, qui ont
renoncé dès long-tems à notre méthode, et qui
écrivent comme ils prononcent, n' en savent pas moins
le grec ; et nous ne l' ignorons pas moins, malg
notre fidelle routine. Mais on a tant dit que les
langues sont pour l' oreille ! Un abus est bien fort,
quand on a si long-tems raison contre lui.
J' observerai cependant que les livres sont si fort
multipliés, que les langues sont autant pour les
yeux que pour l' oreille : la réforme est
presqu' impossible. Nous sommes accoutumés à telle
orthographe :
p81
elle a servi à fixer les mots dans notre mémoire ;
sa bisarrerie fait souvent toute la physionomie
d' une expression, et pvient dans la langue écrite
les fréquentes équivoques de la langue parlée. Aussi,
dès qu' on prononce un mot nouveau pour nous,
naturellement nous demandons son orthographe, afin
de l' associer aussi-tôt à sa prononciation. On ne
croit pas savoir le nom d' un homme, si on ne l' a vu
par écrit. Je devrois dire encore que les peuples
du nord et nous, avons altéré jusqu' à l' alphabet des
grecs et des romains ; que nous avons prononcé l' e
en a , comme dans prudent ; l' î en e ,
comme dans invincible , etc. ; que les anglais
sont là-dessus plus irguliers que nous : mais
qui est ce qui ignore ces choses ? Il faut observer
seulement qu' outre l' universalité des langues, il y
en a une de caractères. Du tems de Pline, tous les
peuples connus se servoient des caractères grecs ;
aujourd' hui l' alphabet romain s' applique à toutes
les langues.
Page 31. leur langue étoit plus près d' une
certaine perfection, etc.
voici des vers de Thibaut, comte De Champagne.
Ni empereur ni roi n' ont nul pouvoir... etc.
p82
On croit d' entendre Voiture ou Chapelle. Comparez
maintenant ces vers de Ronsard, qui peint la fabrique
d' un vaisseau :
fait d' un art maistrier,
au ventre creux et d' artifice prompt,
d' un bec de fer leur aiguise le front.
Etc. Etc. Etc.
Ou ceux-ci, dans lesquels le grec échappe tout pur :
ah ! Que je suis marri que la muse françoise
ne peut dire ces mots ainsi que la grégeoise :
ocymore, dispotme, oligochronien :
certes je le dirois du sang valésien.
Et ceux d' un de ses contemporains sur l' allouette :
guindée par zéphire,
sublime en l' air vire et revire,
et y clique un joli cri,
qui rit, guerit et tire l' ire
des esprits mieux que je n' écris.
Ces poëtes, séduits par le plaisir que donne la
difficulté vaincue, voulurent l' augmenter encore,
afin d' accroître leur plaisir ; et de-là vinrent les
vers monorimes et monosyllabiques ; les échos, les
rondeaux et les sonnets, que Boileau a eu le
malheur de tant louer. Tout leur art poétique roula
sur cette multitude de petits pmes, qui n' avoient
de recommandable que les bisarres difficultés dont
ils étoient hérissés, et qui sont presque tous
inintelligibles.
p83
Page 32. sa littérature ne vaut pas un coup-d' oeil.
je ne parle point du chancelier Bacon et de tous
les personnages illustres qui ont écrit en latin ;
ils ont travaillé à l' avancement des sciences, et
non aux progrès de leur propre langue.
Idem. tronquerent ces finales qui leur étoient
inutiles.
les italiens, les français et les espagnols ayant
adopté les verbes auxiliaires de l' ancien celte, les
heureux composés du grec et du latin leur semblerent
des hroglyphes trop hardis ; ils aimerent mieux
ramper à l' aide du verbe auxiliaire et du participe
pas, et dire, j' aurais aimé,
qu' amavissem . Cette timidité des peuples
modernes explique aussi lacessité des articles et
des pronoms. On sait que la distinction des cas,
des genres et des nombres, chez les grecs et les
latins, se trouve dans la varté de leurs finales.
Mais pour l' Europe moderne, cette différence réside
dans les signes qui précedent les verbes et les noms,
et les finales sont toujours uniformes. En y
fléchissant, on voit que les lettres et les mots
sont des puissances connues avec lesquelles on
arrive sans cesse à l' inconnu, qui est la phrase ou
la pene : et d' après cette idée algébrique, on
peut dire que les articles et les pronoms sont des
exposants placés devant les mots pour annoncer leurs
puissances. L' article le , par exemple, dit
d' avance qu' on va parler d' un objet qui sera du
genre masculin et du nombre singulier. Ainsi l' article
devant
p84
le nom est une espèce de pronom, et le pronom devant
le verbe est encore une sorte d' article. On voit par
ce peu de mots, que nous manquons de grammaire, et
que ceux qui ont entrepris d' en faire, se sont
promenés dans la langue française, avec la robe
grecque ou latine.
En effet, un bon esprit ne peut voir, sans quelque
pitié, le but de tous nos grammairiens. il y a,
disent-ils, huit parties d' oraison, le verbe,
l' interjection, le participe, les substantifs, les
adjectifs, etc. Quand on a l' honneur d' être
français, on ne sait trop ce que signifie cette
phrase barbare. On voit seulement qu' ils ont voulu
compter et classer tous les mots qui entrent dans
une phrase, et sans lesquels il n' y auroit pas de
discours. Mais sans se perdre dans ces distinctions
de l' école, ne seroit-il pas plus simple de dire
que tous les mots sont des noms, puisqu' ils servent
toujours à nommer quelque chose ?
L' homme donna des noms aux objets qui le frappoient ;
il nomma aussi les qualités dont ces objets étoient
dos : voilà deux esces de noms, le substantif
et l' adjectif, si on veut les appeller ainsi.
Mais pour cer le verbe , il fallut revenir sur
l' impression que l' objet ou ses qualités avoient faite
en nous : il fallut réfléchir et comparer ; et sur le
premier jugement que l' homme porta, naquit le verbe ;
c' est le mot par excellence. C' est un lien universel
et commun qui réunit dans nos idées les choses qui
existent séparément hors de nous ; c' est une
perpétuelle affirmation pour le oui ou pour le
non : il rapproche les diverses images qu' offre
la nature, et en compose le tableau
p85
général ; sans lui point de langue : il est toujours
expri ou sous-entendu. Est, verbe unique dans toutes
les langues, parce qu' il représente une opération
unique de l' esprit ; verbe simple et primitif, parce
que tous les autres ne sont que des déguisements de
celui-là. Il se modifie pour se plier aux différents
besoins de l' homme, suivant les tems, les personnes et
les circonstances. je suis, c' est-à-dire,
moi est : être est une prolongation indéfinie
du mot est : j' aime , c' est-à-dire, je suis
aimant, etc. Voilà une clé gérale avec laquelle
on trouve la solution de toutes les difficultés
qu' offrent les verbes.
Page 38. le scandale de notre littérature.
comme le théâtre donne un grand éclat à une nation,
les anglais se sont ravisés sur leur Shakespéare,
et ont voulu, non-seulement l' opposer, mais le
mettre encore fort au-dessus de notre Corneille :
honteux d' avoir jusqu' ici ignoré leur propre
richesse. Cette opinion est d' abord tombée en
France, comme une hérésie en plein concile : mais il
s' y est trouvé des esprits chagrins et anglomans,
qui ont pris la chose avec enthousiasme. Ils regardent
en pitié ceux que Shakespéare ne rend pas
complettement heureux, et demandent toujours qu' on
les enferme avec ce grand-homme. Partie mal saine
de notre littérature, qui lasse de reposer sa vue
sur les belles proportions, ne cherche plus que
des monstres. Essayons de rendre à Shakespéare sa
ritable place.
On convient d' abord que ses tragédies ne sont que
des romans dialogués, écrits d' un style obscur et
p86
de tous les tons ; qu' ils ne seront jamais des
monumens de la langue anglaise, que pour les anglais
me : car les étrangers voudront toujours que les
monumens d' une langue en soient aussi les modèles,
et ils les choisiront dans les meilleurs siécles.
Les pmes de Plaute et d' Ennius étoient des
monuments pour les romains et pour Virgile
lui-même ; aujourd' hui nous ne reconnoissons que
l' éïde. Shakespéare pouvant à peine se soutenir
à la lecture, n' a pu supporter la traduction, et
l' Europe n' en a jamais joui : c' est un fruit qu' il
faut goûter sur le sol où il croît. Un étranger qui
n' apprend l' anglais que dans Pope et Adisson,
n' entend pas Shakespéare, à l' exception de quelques
scènes admirables que tout le monde sait par coeur.
Il ne faut pas plus imiter Shakespéare que le
traduire : celui qui auroit son génie, demanderoit
aujourd' hui le style et le grand sens d' Adisson.
Car si le langage de Shakesare est presque toujours
vicieux, le fond de ses pces l' est bien davantage :
c' est un délire perpétuel ; mais c' est souvent le
délire du génie. Veut-on avoir une idée juste de
Shakespéare ? Qu' on prenne les Horaces de
Corneille, qu' on le parmi les grands acteurs de
cette tragédie quelques cordonniers disant des
quolibets, quelques poissardes chantant des couplets,
quelques paysans parlant le patois de leur province,
et faisant des contes de forciers ; qu' on ôte l' uni
de lieu, de tems et d' action ; mais qu' on laisse
subsister les scènes sublimes, et on aura la plus
belle tragédie de Shakespéare. Il est grand comme
la nature et inégal comme elle, disent ses
enthousiastes. Ce vieux sophisme mérite à peine
une réponse.
p87
L' art n' est jamais grand comme la nature, et
puisqu' il ne peut tout embrasser comme elle, il est
contraint de faire un choix. Tous les hommes aussi
sont dans la nature, et pourtant on choisit parmi
eux, et dans leur vie on fait encore choix des
actions. Quoi ! Parce que Caton pt à se donner
la mort, châtie l' esclave qui lui refuse un poignard,
vous me représentez ce grand personnage donnant des
coups de poing ? Vous me montrez Marc-Antoine ivre
et goguenardant avec des gens de la lie du peuple ?
Est-ce par-là qu' ils ont rité les regards de la
postérité ? Vous voulez donc que l' action théâtrale
ne soit qu' une doublure insipide de la vie ? Ne
sait-on pas que les hommes en s' enfonçant dans
l' obscurité des tems, perdent une foule de tails
qui les déparent et acquierent par les loix de la
perspective une grandeur et une beauté d' illusion
qu' ils n' auroient pas, s' ils étoient trop près de
nous ? Larité est que Shakespéare s' étant
quelquefois transporté dans cette région du beau
idéal, n' a jamais pu s' y maintenir. Mais, dira-t-on,
d' où vient l' enthousiasme de l' Angleterre pour lui ?
De ses beautés et de ses défauts. Le génie de
Shakespéare est comme la majesté du peuple anglais :
on l' aime inégal et sans frein : il ne paraît plus
libre. Son style bas et populaire en participe mieux
de la souveraineté nationale. Ses beautés désordonnées
causent des émotions plus vives, et le peuple
s' intéresse à une tradie de Shakespéare, comme à
un événement qui se passeroit dans les rues. Les
plaisirs purs que donnent la décence, la raison,
l' ordre et la perfection, ne sont faits que pour les
ames délicates
p88
et exercées. On peut dire que Shakespéare, s' il
étoit moins monstrueux, ne charmeroit pas tant le
peuple, et n' étonnerait pas tant les connoisseurs,
s' il n' étoit pas quelquefois si grand. Cet homme
extraordinaire a deux sortes d' ennemis, ses
détracteurs et ses enthousiastes ; les uns ont la
vue trop courte pour le reconnoître quand il est
sublime ; les autres l' ont trop fascinée pour le voir
jamais autre. nec rude quid prosit video
ingenium. hor.
Page 45. la langue latine étant la vieille souche.
on sait bien que le celte présente les radicaux
d' une foule d' expressions dans toutes les langues de
l' Europe à peu près, sans en excepter la grecque et
la latine. Mais on suit ici les idées rues, sur le
latin et l' allemand ; et on les considere comme des
langues meres qui ont leurs racines à part.
Page 46. c' est avec une ou deux sensations que
quelques anglais ont fait un livre.
comme Yong, avec la nuit et le silence.
Page 48. les sensations nomment le premier
l' objet qui frappe le premier.
tout le monde a sous les yeux des exemples fquens
de cette différence. monsieur, prenez garde à
un serpent qui s' approche, vous crie un français ;
et le serpent est à vous avant qu' il soit nommé. Un
latin vous eût crié, serpentem fuge ; et vous
auriez fui au premier mot, sans attendre la fin de la
phrase. En suivant Racine et Lafontaine de près,
on s' apperçoit que
p89
sans jamais blesser le génie de la langue, ils ont
toujours nom le premier l' objet qui frappe le
premier, comme les peintres placent sur la premiere
terrasse le principal personnage du tableau.
Page 50. leurs taphores ont toujours un degré
de plus que les nôtres.
Virgile dit, par exemple : capulo tenus abdidit
ensem, il cacha son épée dans le sein de Priam ;
et nous disons, il l' enfonça ; or il y a un
degré entre enfoncer et cacher , et nous nous
arrêtons au premier.
Page 52. l' oreille (ce qu' il y a de plus capricieux
dans l' homme, etc.)
l' harmonie imitative dans le langage, acheve et
perfectionne la description d' un objet ; parce qu' elle
peint aux yeux, à l' oreille, à tous les sens. Elle est
dans le nom même de la chose, ou dans le verbe qui
exprime l' action. Quand le nom et le verbe n' ont pas
d' harmonie qui imite, on ne parvient à la créer que
par le choix des épithètes et la coupe des phrases.
Le nom qu' on appelle substantif doit avoir son
harmonie, quand l' objet qu' il exprime a toujours une
me maniere d' être : ainsi tonnerre, grêle,
tourbillon , sont des mots chargés d' r ,
parce qu' ils ne peuvent exister, sans produire une
sensation bruyante. L' eau , par exemple, est
indifférente à tel ou tel état ; aussi, sans aucune
sorte d' harmonie par elle-même, elle en acquiert au
besoin par le concours des épithètes et des verbes :
l' eau turbulente frémit, l' eau paisible coule .
Il y a dans notre langue beaucoup de mots sans
harmonie, ce qui la
p90
rend peu traitable pour la psie, qui voudroit réunir
tous les genres de peinture. Il y a des mots d' une
harmonie fausse, comme lentement , qui devroit se
traîner, et qui est bref ; aussi les poëtes préférent
à pas lents . Les latins ont festina , qui
devroit courir, et qui se traîne sur trois longues.
On a fait dans notre langue, plus que dans aucune
autre, des sacrifices à l' harmonie : on a dit
mon ame , pour ma ame ; de cruelles gens, de
bonnes gens , pour ne pas dire de cruels gens,
de bons gens . Par exemple, la beauté harmonique
du participe ant, béante , l' a conservé,
quoique le verbe béer soit tombé. Le verbe
ouir qui s' affilioit si bien au sens de
l' ouie , aux mots d' oreille, d' auditeur,
d' audience , ne nous a laissé que son participe
oui , qui sert d' affirmation : pour tout le reste
nous employons le verbe entendre , qui vient
d' entendement , etc. Enfin dans les constructions
singulieres et les ellipses qu' on s' est permises,
on a toujours eu pour but d' adoucir le langage ou de
le rendre précis ; il n' y a que la clarté qu' on ne
peut jamais sacrifier.
Les enfans, avant de connoître la signification des
mots, leur trouvent à chacun une variété de
physionomie qui les frappe et qui aide bien la
moire. Cependant à mesure que leur esprit plus
formé sent mieux la valeur des mots, cette
distinction de physionomie s' efface ; ils se
familiarisent avec les sons, et ne s' occupent
guères que du sens. Tel est le commun des hommes.
Mais l' homme né poëte revient sur ces premieres
sensations dès que le talent se veloppe : il fait
une seconde digestion des mots ; il en recherche les
premieres saveurs, et c' est des effets sentis de
leur diverse harmonie qu' il compose son dictionnaire
poétique.
p91
Page 58. la multitude des langues est fatale au
génie.
il faut apprendre une langue étrangere, pour
connoître sa littérature, et non pour la parler ou
l' écrire. Celui qui sait bien sa propre langue, est
en état d' écrire ou du moins de distinguer dix à
douze styles différens ; ce qu' il ne peut se promettre
dans une autre langue. Il faut au contraire se
soudre, quand on parle une langue étrangere, à
être sans finesse, sans grace, et souvent sans
justesse.
On peut diviser la nation française en deux classes,
par rapport à leur langue ; la premiere est de ceux
qui connoissent les sources d' où elle a tiré ses
richesses : l' autre est de ceux qui ne savent que
le français. Les uns et les autres ne voyent pas la
langue du même oeil, et n' ont pas en fait de style
les mes données.
Page 60. il n' est point d' art ou de profession.
la religion chrétienne qui ne s' est pas, comme
celle des grecs, intimément liée au gouvernement
et aux institutions publiques, n' a pu annoblir,
comme elle, une foule d' expressions. Ce sera
toujours-là une des grandes causes de notre disette.
L' opera n' étant point une solemnité, ses dieux ne
sont pas ceux du peuple ; et si nous voulons un
ciel poétique, il faut l' emprunter. Nos ancêtres,
avec leurs mysteres, commençoient bien comme les
grecs ; mais nos magistrats qui n' étoient pas
prêtres, ne firent pas assez respecter cette
poésie sacrée, et elle fut étouffée en germe par
le ridicule.
La religion, loin de fournir au dictionnaire des
p92
beaux-arts, avait même évoqué à elle certaines
expressions, et nous en avoit à jamais privés. On
n' auroit pas osé dire sous Louis Xiv, la grace
du langage ; mais on disoit, les graces du
langage, par allusion aux trois graces.
Aujourd' hui, par je ne sais quelle révolution arrivée
dans les esprits, notre littérature a reconquis
cette expression. Mais l' établissement des moines
a rendu l' énéïde intraduisible : comment en effet
traduire pater eneas ? Il se passera bien des
siécles, avant que le mot pere ait repris sa
dignité.
Page 64. pour en fixer les époques.
ce qu' on dit ici des époques de la nature, ne peut
concerner que le style et les grandes vues de
l' auteur : car si le fond du systême est, comme il
a paru, opposé à la genèse, il ne peut être adopté.
Page 65. Raynal donnoit enfin aux deux mondes.
en louant cette grande histoire, la plus importante
qu' on ait encore écrite, je n' ai pas prétendu
défendre les déclamations trop fréquentes qui la
déparent, et qui ont été rejettées par le goût, avant
de l' être par l' église et les parlements.
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