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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
Ahasvérus [Document électronique] / Edgar Quinet ; [publ. par Alfred
Dumesnil]
PROLOGUE
p61
Voix Dans Le Ciel.
Hosannah ! Hosannah !
Gabriel.
Silence ! Le seigneur va parler.
Le Père éternel.
écoutez, saint Michel, Thomas, Bonaventure,
grand saint Hubert qui fûtes éque à Liége,
et vous Pythagoras, Joseph le juste et
Marcus Tullius. Depuis mille ans et plus
vos épreuves sont faites, et vos âmes ont
monté des limbes au plus haut escabeau du
paradis, comme autrefois la rosée des joncs
de marécage, quand le soleil l' apportait sous
mes pieds. Vous le savez, les temps sont
accomplis. Il y a tantôt trois mille cinq
cents ans que le jugement dernier se fit
dans Josaphat. Voyez ! Au fond des cieux,
la terre en tremble encore ; éperdue, elle
roule et ne sait plus son chemin. Voyez si
jamais une feuille tome d' un bouleau des
Ardennes, à la fête des morts, courut par
plus de monts et par plus de sentiers qu' elle,
en roulant
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sans savoir où, avant de s' engouffrer dans mon
puits de colère. Vous vous en souvenez. Quand
l' épervier d' Allemagne ou de Jue se levait,
dès le matin, au-dessus des bruyères, tout
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oiseau dans les champs, tout oiseau dans
les villes, allait cacher sa tête sous un brin
de ramée, et retenait sa voix. Voyez si tous
ces mondes qui poudroient dans l' abîme, ne
voudraient pas se blottir sous un sillon de
chaume, sous l' herbe d' une source, ou sous le
manteau d' un homme, tant que je tiens sur leurs
nichées mes ailes étendues dans un cercle
éternel ? Le silence est profond. Entendez-vous,
du haut de l' empirée, ce soleil qui bourdonne
si loin que la nouvelle ne lui est point
encore venue, et l' hosannah des chérubins
qui tombe d' un monde sur l' autre, plus
monotone que la goutte de pluie dans le lac
d' une grotte ? C' est assez de repos ; encore
cent ans, ce serait trop. Si l' univers est las
de sa première journée en le touchant de l' aile,
mon ange Gabriel, vous irez réveiller l' ouvrier
dans ma vigne. Je vous l' ai dit : la terre
était mauvaise, j' en vais demain créer une
autre. Je ferai, cette fois, l' homme d' une
argile meilleure ; je le pétrirai mieux.
Les arbres auront plus d' ombre, les monts
seront plus hauts. Ni votre chape, saint
Hubert, ni votre lance, ni votre écu tout
azuré, ni votre mitre de diamants ne brilleront
autant que la lumière de demain, sur une
mer d' or. Les jours seront plus longs, et
votre exrience sauvera mieux ce monde
de toute tentation que n' ont pu faire
anciennement ni chérubins ni raphins,
en sortant tout candides du berceau du
néant. Mais, quel que soit l' état où s' en
aille tomber jamais le monde qui va naître,
pour vous mieux préparer à le tenir en votre
garde, je veux qu' on vous retrace ici, en
figures éternelles, le bien, le mal, et tous
les gestes et le sort accompli de cet univers
vous avez cu. Je veux qu' on vous dévoile
le secret
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que je recélai, de ma main, dans le creux des
rochers et dans le ciel frissonnant des lacs.
Je veux qu' on vous montre la terre depuis
qu' elle échappa de ma main comme le grain du
semeur pour produire son ivraie, jusqu' au
jour où je la moissonnai toute sèche et fanée
dans la vallée de Josaphat. Femme adultère
qu' avant-hier je lapidai au bord du chemin,
vous la verrez sans voiles, sous sa ceinture
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de mers, de vallées et de forêts qu' elle lia
le soir de sa nuit éternelle. Vous verrez par quels
longs soleils et quelles arides nuits, la
coupe où mon nom et ma vie débordaient peu
à peu s' altéra, et ne garda que la lie et
l' univers au fond.
Saint Bonaventure.
Seigneur, quand l' hirondelle allait partir pour
l' Afrique ou l' Asie, ses petits secouaient
à l' avance leurs ailes sur les toits de
Florence la belle. Ainsi, nous noustons,
hirondelles divines, pour vous suivre à jamais
dans les mondes futurs qui dorment en
vous-même et que vous allez créer. Ce monde
sera-t-il, seigneur, un autre monde de
Calabre, avec des monastères et des cellules
de diamant ? Seront-ce des cyprès avec une
mer endormie sous leurs feuillages d' ivoire,
des barques sur des flots sans fond avec des
voiles de lumière, et des frères avec leurs
auréoles, assis parmi des ruches et des
abeilles d' or ?
Saint Hubert.
Seront-ce point, seigneur, des cathédrales d' or
massif, d' épaisses voûtes en pierreries, des
vitraux faits d' un pan de votre robe ?
Seront-ce point, à l' entour, des bouleaux
et des frênes d' argent, et des balcons en
marbre sur un fleuve grand six fois comme le
Rhin de Cologne ?
Sainte Berthe.
Seront-ce point, seigneur, des enfants tout
endormis que vous bercerez sans fin, dans vos
bras, au-dessus des
p64
nuages ? Seront-ce pas des âmes dans des villes
d' ivoire et qui vivront cent ans des larmes
d' une rose ?
Le Père éternel.
Je vous l' ai dit déjà ; avant de créer seulement
une étoile de plus, je veux vous expliquer et vous
faire connaître le mystère du monde d' où vous
sortez. Vous y avez passans savoir ce qu' il
est. Les uns l' ont vu en terre-sainte, les
autres en Brabant, les uns dix ans, les
autres cent ; mais pas un de vous tous n' a
tenu dans sa main ce fruit tombé de mon
rameau pour y chercher le ver rongeur ; pas
un n' a soulevé le sceau des mers et des villes
ruinées et des tombeaux des peuples que
j' entassais toujours pour cacher mes trésors ;
pas un ne s' est baispour voir verdoyer,
dans l' abîme, le germe de mes moissons
nouvelles, sous le nuage de la terre.
Saint Hubert.
Seigneur, longtemps j' ai voyagé dans l' Europe
et l' Afrique ; j' ai vu des orangers plus
hauts que de grands chênes, autour des
monastères, des flots plus bleus que la
tunique de votre fils unique, sur le chemin
de Jéricho, des paillettes et des sables
d' argent, aux arbres du désert, la gomme et
l' encens de noël, et dans des roses de Joppé,
des larmes de cristal. Serait-il bien possible,
mon divin créateur, que sous ces bois de
myrtes, sous ces rivières et ruisseaux
transparents, sous ces rochers et murs
écroulés, vous eussiez mis encore des
merveilles et des trésors magiques qu' aucun
homme n' a vus ni toucs de ses doigts ?
Le Père éternel.
C' est une longue histoire qui m' oppresse moi-même.
Mes séraphins vont célébrer devant vous ce
terrible mystère ; tous y auront leur place ;
chaque temps, chaque siècle que je secouai,
l' un après l' autre, des plis de mon
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manteau, s' expliquera par eux, dans son propre
langage. Des montagnes et des plaines, fleurs,
ouvrez-vous ; trouvez une voix pour dire ce
secret que vous gardâtes si bien au fond de
vos calices. Les enfants morts en naissant
pèteront ici, sur le sein de leurs res,
vos pensées endormies, vos rêves embaumés.
Terre, ouvre-toi pour montrer ton génie. Le
choeur des archanges redira tes paroles à son
de trompe. Que les étoiles brillent comme
la lampe du veilleur quand elle était pleine
d' huile. Venez, troupe d' élus, comme l' herbe
fauchée, vous entasser autour de moi ;
penchez-vous sans rien craindre chacun sur
vos nuages, regardez dans l' abîme et soyez
attentifs ; le spectacle va durer approchant
six mille ans.
1ERE JOURNEE, LA CREATION
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I
L' Oan, Le Serpent, Léviathan, L' Oiseau
Vinateyna, Le Poisson Macar.
L' Oan.
Grâces, seigneur, assez de flots amoncelés ; votre
urne est pleine, elle déborde goutte à goutte
en sortant de la source. L' abreuvoir est
rempli ; quand viendront boire les troupeaux ?
Votre souffle m' épuise ; vous flagellez mes
flancs, vous déchirez ma croupe ; je ne puis
courir plus vite, ni lécher, de mes vagues,
le ciel qui s' enfuit, ni bondir plus de fois
sous l' aiguillon de votre fouet. Je ne puis
mieux creuser l' abîme de mes pieds ruisselants,
ni secouer plus loin ma crinière d' écume, ni
mieux rouler en tourbillons mon poitrail
et mes flancs. Seigneur, où allons-nous ?
Depuis longtemps je pousse et j' entasse mes
flots sans arriver jamais ; toujours n' entendrai-je
que hennir mes vagues ; toujours ne verrai-je
que moi dans mon immensité ? Hier quand un
rayon de la lune en naissant vint raser par
hasard la cime de mes flots, ce me fut
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une fète ; je crus que votre main caressait ma
poitrine et voulait m' enchaîner avec un fil
d' or, ou qu' une aile de flamme passait à
travers mes crins échevelés ; mais sitôt
qu' il m' eut touc, le rayon dégoutta comme
une source et jaillit en écume. Ah ! Si
jamais je trouvais un rivage, un monde autre
que moi, je m' y ferais un lit d' écume
blanche, de la poussière des perles, des
cristaux du corail, des racines de l' algue,
des coquilles de pourpre ; mes eaux s' y
suspendraient, seigneur, comme le glaive pend
à votre ceinturon. Toute la nuit je baiserais
le sable sur mes rives ; mes vagues haletantes
se gonfleraient sans murmurer ; il n' y a que
vous qui pourriez dire : c' est là qu' elles
sommeillent.
Léviathan, en s' élaant des eaux sur la
terre ferme.
qui m' a jeté hors du gouffre ? Qui m' a donné
mes écailles polies, mes mâchoires béantes, ma
queue couleur des herbes de la grève ? L' eau
rampe sur la plage, les îles s' accroupissent
dans la brume, le vent miaule dans les rochers,
l' ame ouvre sa gueule, les vagues s' enflent
en mamelles, les flots se poussent comme un
troupeau de crocodiles qui se pendent à leur
re ; les crêtes des montagnes brillent comme
des écailles broyées entre les dents de
Léviathan.
L' Oiseau Vinateyna.
Océan, mer transparente, plus bas, encore plus
bas ; replie tes larges eaux comme je replie
mes ailes quand je veux m' arrêter ; encore,
encore ! Laisse-moi voir jusqu' au fond de ton
lit comme ils sont beaux mes pieds d' or, mon
bec d' or, mon envergure de vingt coudées ;
toi qui sais tout, dis-moi où j' étais ce
matin. Avais-je donc plié mon col sous mon
aile au bord du chaos, ou si je dormais dans
mon duvet sur un rocher d' argent ? Dis-moi
qui m' est venu prendre dans mon nid, qui m' a
posur un nuage ;
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depuis cette heure, je vole, je vole sans repos ;
regarde, c' est de mon bec qu' ils tombent un à
un les grains de vie qui font les plantes
et les forêts ; je laisse tomber le lis des
eaux dans les vallées, le tamala sur le limon,
le baobab dans les plaines, la fleur de vigne
dans le creux du rocher, la fleur de saule
au bord des sources, la bruyère sur le haut
des montagnes. Les feuilles frissonnent, les
joncs glapissent ; déjà les étoiles s' envolent
comme une coue d' oiseaux aux ailes d' or qui
se mettent à partir pour des pays lointains.
Le Serpent.
Ah ! Si j' avais des ailes comme toi, avant que de
parler je monterais sur le plus haut nuage, je
saurais ce qui est autour de nous ; puisqu' il
le faut, ce sera moi qui me dresserai de la
fange pour regarder si l' univers est né ;
voici l' arbre du monde, je grimperai autour
de son tronc, je me nouerai à ses branches.
Voyez ! Ma queue touche la terre, mes mille
têtes se dressent à sa cime ; par-dessus
son feuillage, mes langues dardent leur venin
aux quatre vents ; qui veut cueillir ces fleurs
de sang ? Mais vraiment je ne vois rien que des
montagnes qui replient leurs anneaux, rien que
des fleuves qui se glissent comme des
couleuvres sous les forêts, rien que le
cheval Séméhé qui court sans s' arter
jamais sous les griffes des djins ; il sue le
sang, le vent secoue sa queue d' argent ;
à son poitrail, deux yeux flamboient ; à
tout instant sa couleur change : il est le,
il est noir, il est bleu comme le ciel,
meurtri comme le venin qui tombe de ma
bouche. Oh ! C' est une pitié.
Léviathan.
Regarde encore du côté de la mer.
Le Serpent.
aussi je ne vois que le poisson Macar qui a
volé sa
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trompe à Béhémoth ; si j' avais ses nageoires
liées à mes anneaux, je saurais, avant que tu
eusses fait un pas, ce qui gronde au fond des
flots.
Léviathan.
Donc, tu ne vois rien qui soit au-dessus de nous ;
nous sommes encore les maîtres ; la création
s' est arrêtée à nous. Oh ! J' ai longtemps
frémi de peur que les rochers en s' élevant
ne nous vomissent un mtre aux écailles de
pierre, et qu' il ne me fallût rentrer dans
l' ame d' je viens de sortir. Et toi,
n' as-tu rien vu ?
L' Oiseau Vinateyna.
Je suis monté jusqu' à la plus haute branche de
l' arbre du monde ; j' ai suivi dans son vol la
plus rapide des étoiles ; je suis descendu
dans les vallées jusqu' où la pluie ne descend
pas ; je n' ai trouvé partout que l' alouette
matinale, que les djins aux ailes noires,
que le loriot qui pendait son nid à deux fils
de soie, et qui berçait ses petits sur le
monde naissant.
Léviathan.
Et toi, dis-nous ce que tu as vu au fond des eaux.
Le Poisson Macar.
Avec ma trompe j' ai sondé les tourbillons
d' écume. Jusqu' au fond, j' ai plongé dans le
gouffre de la mer : on n' entend que l' eau mugir,
on ne voit que le flot verdir dans les palais
de corail.
Léviathan.
Ainsi nous sommes seuls. Ni là, ni là, ni en haut,
ni en bas, personne autre que nous. La fange
s' est formée pour que j' y laisse ma trace
à chaque pas. Le monde s' est déroulé pour que
le serpent l' enveloppe de son cercle.
Maintenant que l' éternel vautour l' emporte
dans ses serres, qu' il fuie avec sa proie
à toutes ailes, partout, dans tous les cieux,
c' est nous qui serons dieux.
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Tous.
Oui, viathan, tu l' as dit, c' est nous qui
sommes dieux.
L' Oan.
Cherchez, cherchez encore. Soulevez les branches
des forêts ; partagez mieux les eaux des sources.
Creusez loin, plus loin dans le limon. Qui a
fouillé dans cette fente de marbre ? Qui a
secole pli de ce nuage ? C' est là qu' il
s' est caché pour vous entendre. Quand vous
êtes venus, je lui parlais. Léviathan, il a un
glaive quisonne mieux que tes écailles ;
oiseau au bec d' or, il a des ailes plus
larges que les tiennes ; serpent à mille
têtes, il a des morsures plus venimeuses
que celles de ta bouche. Avant le jour, toute
la nuit, il a pous mes flots devant lui
comme le lion de mer pousse ses lionceaux.
Il m' a réveillé quand tout dormait ; il a
disparu dès que le soleil a lui.
Tous.
Mensonge ! Malédiction sur tes vagues plus vertes
que le venin des vipères. Que les djins
trempent leurs ailes dans ton écume ! Que le
pont Tchinevad s' écroule sur tes eaux !
lons ensemble tous nos cris ; le froissement
des écailles, le battement des ailes, le
frôlement des anneaux. Que l' ongle s' aiguise
sur le tronc, le bec sur la branche, l' ivoire
sur le granit ; que la corne du pied retentisse
sur le sable, la nageoire sur le flot, la
queue autour des flancs. Murmures des feuilles
et des savanes, naseaux brûlants, crinières
bondissantes, cris, sifflement, hurlement,
que le bruit s' enfle et se prolonge. Le roc
branle, l' avalanche s' écroule. Dis-nous,
vieil océan, si sa voix était plus forte
que la nôtre. Les dives tournoient dans les
airs ; le griffon creuse de sa corne la
crête des nuages ; l' éternité met sa
couronne sur le front des lions. La vie
fourmille, la vie bourdonne, la vie ruisselle ;
la croupe bondit, la sueur dégoutte des
naseaux comme la lumière des naseaux du
p72
soleil. Crins plus voltigeants au vent que les
lianes des bois, plumes diaprées, perles
rampantes, regards tombés des nues sur
l' ombre d' une feuille, soif de vie, soif de
mort, dis-nous, océan, si ce n' est pas assez
pour être Dieu. Les jours viendront, les
temps s' entasseront ; jamais aucun temps ne
verra nos griffes s' user, ni le bout de nos
ailes se salir de limon, ni leurs couleurs
s' éteindre sous la pluie. Après mille ans,
la source tarissante réfléchira comme aujourd' hui
nos aigrettes qui naissent, notre duvet qui
vient à poindre. Toujours nous passerons par le
me chemin sans nous lasser jamais ;
toujours nous étendrons nos ailes dans
les nues sans jamais les fermer ; toujours
nous partirons pour le me voyage. Que
les oiseaux commencent à se former en
pointe pour fendre le vent ; que le plus
léger prenne ses ailes. Trois jours, trois
nuits, qu' il vole droit au ciel ; qu' il crie
aux quatre vents : où est le roi des mondes ?
Et Léviathan descendra en rampant dans les
marais, etpondra des gouffres de la terre :
c' est nous qui sommes Dieu.
Ii
Choeur Des Géants Et Des Titans.
Frères, c' est l' heure, sortons de nos cavernes.
Notre sommeil a été long, plus long le rêve
qui a pesé sur nos poitrines dans cette
immense nuit. Avant que d' être, l' univers,
comme un songe qui se truit, qui se refait
toujours, a passé dans nos âmes et nous a fait
tressaillir sur nos lits de rochers. Quelles
ombres monstrueuses qui ne seront jamais
ont pesé, en esprit, sur nos seins haletants !
Frères, vous en souvient-il de cette attente
sans fin qui dormait
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en nous-mêmes, de ces mondes à demi nés qui
rampaient sans relâche sur nos pensées d' hier,
de cette parole sur nos lèvres depuis mille
ans, de cette soif de vie, de cette ombre
d' oan qui tarissaient sur nos chevets, de
ce fanme de Dieu qui nous versait les songes
à pleins bords, de ces langes de lumière qui
n' étaient ni la vie, ni la mort, ni le jour,
ni la nuit, et de ces serpents qui couvaient
sous leurs ailes fétides le spectre de l' univers
éclos dans nos rêves ?
Une Géante.
Vous souvient-il aussi d' un soupir confus qui
sortait des ames et que tout être répétait ?
Vous souvient-il d' une goutte de sang qui pendait
de la voûte, et qui gémissait en tombant dans un
lac invisible ? Ce ve nous psage pour notre
veille une éternelle douleur. Plût à Dieu que
nous puissions retourner dans notre sommeil,
et n' en plus jamais passer le seuil !
Choeur Des Géants Et Des Titans.
Courage, compagnons, mettons-nous tous à l' ouvrage ;
faisons-nous des villes souterraines. Pendant
que le limon est humide, pétrissons les
rochers au fond de leurs lits. Foulons aux
pieds les foures plus hautes que les palmiers ;
écrasons sous nos pas les crocodiles de cent
coudées qui se vautrent sous des forêts de
joncs. lons à l' argile des marbres la fleur
des foures, à la fleur l' écorce du palmier,
au palmier la mâchoire du serpent, le bec de
l' aigle, l' écaille du poisson avec les dents
de l' éléphant. Broyons le limon entre nos
mains, étendons l' ardoise sur sa couche.
Courage, l' ouvrage monte comme un mur. Sur les
troncs des forêts s' amassent les carcasses des
monstres échoués sur la grève. Que nos pensées
géantes s' élèvent avec le roc et s' inscrivent
sur ses flancs. Runes, hiéroglyphes, lettres
de porphyre, de jaspe bigarré et de
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granit, conservez à tout jamais la langue et
l' histoire desants. Courbons, roulons la
voûte des cavernes aussi bien qu' une natte
dans nos mains. L' arbre géant de l' univers
frémit déjà à l' haleine du matin. Sous son
ombre, le puits des temps pass se creuse ;
l' éternité s' est ridée sur ses bords. Nos
siècles de vie vont commencer plus touffus
que son feuillage ; notre empire sera plus
dur que l' écorce de son tronc, plus grand que
son ombre le soir, plus fort que la serre du
vautour qui y a bâti son nid. Voyez dé
notre Dieu qui se lève de son siége ; il a
pour crâne le firmament, il a pour chevelure
les lianes des bois ; pour ceinturon, il a
l' océan noué autour de ses reins ; pour glaive,
il a la lumière dont chaque étincelle est une
étoile.
Une Géante.
Malédiction ! C' est sur nous qu' il l' a levée.
(l' île s' engloutit.)
iii
Le Père éternel, à l' oan.
comme un mot mal écrit dans mon livre, va effacer
la terre.
L' Oan.
J' y cours. à la cime du monde, il ne reste plus
déjà que la tour d' un roi il fait son
banquet dans des plats de vermeil. Mon déluge
entrera, avant une heure, dans la salle.
Le Roi, à table, au milieu de ses princes.
le déluge, comme un lac, noie les lieux bas, il
remplit l' auge des esclaves. Que l' océan
gronde, s' il veut, il ne viendra pas jusqu' ici ;
mes gardes l' arrêteront à l' endroit de mon
royaume.
p75
Premier Satrape.
S' il venait, roi des rois, ce serait pour lécher
la plante de vos pieds.
Second Satrape.
Ou pour vous apporter un diadème de ses perles.
Le Roi.
i
à ma table, sont assis mille rois. Toutes les
grandeurs de la terre ont monté, ce matin, mon
escalier. Cent dromadaires légers ont apporté
sur leur dos le vin pour la soif, et cent
chameaux de race le pain pour la faim.
ii
le vin se boira et le pain se mangera. Avant ce
soir, aussi, les étoiles auront fini leur
banquet de lumière, et l' océan aura versé
dans sa coupe la dernière goutte de son outre.
Mais nos vies de patriarches, ni ce soir, ni
demain, jamais ne finiront...
iii
silence ! Qu' est ce bruit ? J' ai entendu, je
crois, un flot qui s' approche.
Premier Satrape.
Ce n' est rien ; c' est un soupir de votre peuple.
Le Roi.
Le bruit augmente.
Second Satrape.
C' est un sanglot de votre empire.
Le Roi.
i
recommençons donc, en choeur, à chanter jusqu' à
minuit. La pluie tombe, l' éclair brille. Sous
nos yeux, la barque du monde vient se briser
pour notre amusement. En mourant, l' univers,
à nos pieds, ne demande,
p76
de nos lèvres royales, rien qu' un sourire ;
sifflons sur sa ruine.
ii
océan, mer lointaine, as-tu bien compté d' avance
les marches de ma tour ? Il y en a plus de cent
de marbre et d' airain. Prends garde, pauvre
enfant en colère, que ton pied ne glisse sur mes
dalles et que ta salive ne mouille ma rampe.
Avant d' avoir monté la moitié de mes degrés,
honteuse, haletante, te voilant de ton
écume, tu rentreras chez toi en pensant :
je suis lasse.
iii
dans les cavernes, dans les antres, dans les
grottes où tu passes tremblant, le lion
rencontre sa proie tremblante ; le serpent
se cache sous le pied de la femme, et des
villes de géants attendent, muettes, un pied
dans ta fange, que l' autre s' y noie aussi
jusqu' aux genoux.
iv
l' épervier, l' aigle de mer fuient devant toi ; le
pied traînant, ils grimpent sur leur roc pour
abriter, contre toi, leur couvée sous leur
poitrail ; du bec, de l' aile, et de leur oeil
de flamme, hérissés, ils font peur à ton flot.
Poursuis l' épervier et l' aigle de mer, si tu
veux prendre, dans l' oeuf, leurs petits coiffés
de duvet.
v
ici, dans mon aire impériale, ce ne sont rien
que couvées de rois coiffés de rubis ; montés
au plus haut de leur gloire, comment ta vague
sur ta vague monterait-elle jamais si haut ?
De notre festin, nous te jetterons une miette ;
va, passe ton chemin.
Premier Satrape.
On frappe à la porte.
Le Roi.
Secourez-moi.
p77
Second Satrape.
C' est ton héritier ; je ne te connais plus.
Le Roi.
Qui est là ?
L' Oan.
Ouvrez, ouvrez-moi.
Le Roi.
Miséricorde ! Mer des îles, oan tout d' écume,
que veux-tu à ma porte ? Si tu demandes mon
manteau, le voici.
L' Oan.
Votre manteau, beau sire, est trop petit pour
mes épaules.
Le Roi.
Si tu veux ma coupe d' or, pleine de vin pour
t' enivrer ; prends-la dans ta vague.
L' Oan.
Que votre coupe, sur mes lèvres, me désaltère ! ...
c' est pour rire, mon maître.
Le Roi.
Eh bien ! Voici ma couronne ; mets-la sur ton front.
L' Oan.
Fi de votre couronne ! J' aime mieux, pour bandeau,
ma poussre d' écume.
Le Roi.
Que veux-tu donc ?
L' Oan.
M' asseoir, à votre table, à votre place. Allez
régner sur mes grains de sable. Encore un pas,
et je suis sur votre trône. M' y voici ; qu' on
y est à son aise ! où était un monde, là
est un flocon d' écume ; à mon tour, je suis
donc roi. Avec le sceptre je veux jouer, avec
la tiare odorante, avec les vases du banquet ;
je lèche les coupes
p78
des convives jusqu' au fond. Ce vin de roi
m' enivre ; mes vagues, qui chancellent, sont mes
sujets. çà ! Qu' on se courbe jusqu' à terre.
à psent qu' on soupire ; à présent qu' on se
taise ; à présent qu' on sanglote. Mes fleuves,
en foulant, comme des vendangeurs, les pampres
de leurs rives, sont mes échansons qui m' apportent
à boire. Ce flot est trop amer ; qu' il retourne
à sa source ! Un autre, un autre, et puis cent,
et puis mille. à mon caprice que tout se ploie !
D' un souffle, je fais, je défais mes villes
mugissantes ; mes murailles, pour me défendre
des larrons, ne me coûtent, à bâtir jusqu' aux
nues, qu' une haleine. Mon royaume n' a point de
bords ni de portes pour sortir. La flèche
empanachée ne me peut rien ; l' épée qui me
frappe se rouille dans mon sein. Au loin,
auprès, il n' est pas un voisin qui me pense
détner. Si je me souille, j' ai de quoi laver
ma tache ; et rien ne laisse de trace derrière
moi que mon manteau, quand le soleil l' empourpre.
Le Père éternel.
Assez, majesté d' écume, goutte d' eau à ton tour,
déjà trop enivrée. Voilà, pour ta peine, une
herbe déracinée, avec un peu de mousse, à ronger
sur mon rivage.
Iv
Tribus Humaines Rassemblées sur Le Sommet De
L' Himalaya.
Un Enfant.
Père, voyez au loin, bien loin, au milieu de la
mer, l' eau qui se couvre d' écume ! Oh !
Dites-moi, est-ce
p79
un grand aigle qui l' a touchée de son aile
blanche ? N' est-ce pas plutôt le petit d' une
hirondelle qui n' a pu rejoindre son nid, et
qui s' est noyé dans la mer ?
Un Autre Enfant.
Va, c' est la fleur du dattier que j' ai effeuillée
dans le ruisseau, et qui s' enfuit toute seule
de flots en flots, de rives en rives, bien
loin, là où il n' y a plus de branche pour la
bercer, comme un enfant qui dort dans son
berceau.
Un Vieillard.
Non, ce n' est pas le petit d' une hirondelle qui
s' est noyé dans la mer ; non ce n' est pas la
fleur du dattier qui blanchit comme l' écume.
N' entendez-vous pas une plainte qui sort de
chaque vague, un murmure qui s' acve dans
le lit de la mer ? La plainte des vagues ni le
murmure de la mer ne monterait pas plus haut,
si tout un monde venait de s' engloutir. Il me
semble entendre mille voix qui s' éteignent,
mille secrets des temps pass qui
s' accroupissent et s' endorment peu à peu,
comme des vieillards chenus sous les sables
et les coquillages de la mer.
Choeur De Jeunes Filles.
Oh ! Mon père ! Ne regardez plus si longtemps du
té de la mer. Ce fmissement est celui des
feuilles de lotus qui se réjouissent de naître.
Ce murmure est celui des sources qui cherchent
leur chemin et le demandent aux bananiers et
aux fleurs qu' elles rencontrent : bananier au
vert ombrage, diamant qui reluis au soleil,
petit oiseau qui viens boire de mon eau,
dis-moi, quel chemin prendrai-je pour
descendre dans le fond de la vallée ? -source
fraîche d' hier, où je baigne le bout de mon
aile, où mes branches s' inclinent, mon
cou d' azur reluit, viens, passe sous mon
ombre. épands-toi sur tes gradins, suis à
mesure mes pieds légers, tu trouveras dans le
fond de la vallée l' océan qui t' attend. Il
t' attend sur un sable doré
p80
avec des flots bleus, couleur du ciel. Oh ! Mon
père ! Ne regardez plus du côté de la mer ;
ce sont là les voix que vous entendez balbutier
autour de nous.
Choeur Des Tribus.
Jour, salut ! Salut, nuit fille du jour ! Salut,
mer, fleuves, montagnes ! Comme la rosée du
premier jour du monde gonfle la fleur du tamala
avant que le soleil l' ait bue, comme l' eau
bondit dans sa source avant d' avoir franchi
ses bords, comme les petits des éperviers
et des vautours de malaya s' ébattent dans
leurs nids de feuillée avant de connaître
le sommet ni la plaine qui s' étendent sur
leurs têtes de duvet, ainsi nos tribus écloses
aujourd' hui, se pressent dans leur aire, et
restent suspendues sur le monde. La feuille
du palmier tremble dans la forêt, l' eau du
lac se ride à sa source, l' âme frissonne dans
notre sein. Oh ! Qui dira à notre âme dans
notre sein, à la feuille du palmier, à l' eau
de la source, qui a fait le jour si brillant,
qui a fait la nuit si noire, qui a fait le
vent si rapide ? Qui dira à la montagne, qui
a fait le flot si bleu pour la baigner ; à la
mer, l' étoile pour s' y plonger ; au crin du
cheval, le vent pour le hérisser ; au caillou,
le lit pour le rouler ? Flot bleu, couvert
d' écume, je te ferai un lit de coquillages
et d' or, si tu me dis qui t' a poussur mes
pieds. Sycomore aux cent rameaux, je t' arroserai
d' une eau de source qui vient de naître, si tu
me dis qui t' a donné ta chevelure de feuilles ;
serpent, beau serpent tout diapré de couleurs,
je te ferai un chemin de sable pour t' y rouler,
si tu me dis où est celui qui t' a donné le
bleu du firmament, l' or des montagnes pour
peindre tes écailles. Rochers, appelez-moi
pour me montrer où il a marq ses pas de
cent coudées ; je le suivrai jusque sur la
montagne d' or. S' il descend dans la vallée,
je descendrai. Le petit du ramier, quand il
bat des ailes,
p81
a son père pour le conduire hors de son nid. Et
moi, où est monre pour me montrer mon chemin ?
Voix De Femmes.
Faut-il donc déjà partir ?
Choeur Des Tribus.
Ah ! Oui, il faut partir. Ne voyez-vous pas dé
les hirondelles qui prennent leur vol du côté
de la mer ? Mon âme se soulève dans mon sein,
comme la cigogne dans son nid quand le jour du
départ est arrivé. Les nuages ne se pressent-ils
pas à l' horizon, comme des voyageurs sous des
tentes de lin ? Le fleuve ne se hâte-t-il pas,
de peur d' arriver une heure trop tard ? Les
îles ne passent-elles pas dans la brume comme
des sarcelles ? Le vent balaye les éperviers
de mer, il secoue la crinière des chevaux
sauvages ; où donc vont-ils tous ? N' y a-t-il
que nous qui ne franchirons pas notre seuil ?
Nous, qui nous sommes levés dans la nuit,
comme la source de terre qui ne sait pas où
elle passera le soir. Puisque tout s' ébranle,
partons, suivons la foule.
Voix Dans L' Univers.
Venez, venez.
V
Première Tribu.
Je choisis, moi, pour me conduire, le grand fleuve
du Gange ; c' est lui qui a les bords les plus
larges, et des flots profonds comme le ciel.
Deuxième tribu.
Je sais bien qui sera mon guide : c' est le
grillon. Il est fort comme le lion, il est
rapide comme l' aigle, il a sur
p82
sa tête une couronne ; quand il s' arrête dans le
désert, tous les lions se taisent.
Troisième Tribu.
Je connais un guide qui court plus vite que le
fleuve, qui sait plus de choses que le griffon :
c' est l' ibis au bec d' or, aux pieds d' argent.
Quand il se repose sous les palmiers, il
proptise l' avenir ; quand il se trne sur un
rocher, il se rappelle le passé.
(ils partent.)
Première Tribu.
Fleuve du Gange, tu cours plus vite que la
gazelle. Arrête un moment tes flots pour que
nous y étanchions notre soif.
Le Fleuve.
Pas encore, pas encore ; nous sommes encore loin du
bord vous vous reposerez. Avec mon onde qui me
suit, je roule un lis blanc comme un vase ; dans
le lis blanc est le breuvage de l' ammirééta qui
donne l' immortalité. Vous en approcherez vos
lèvres quand nous serons arrivés.
Première Tribu.
Dis-nous au moins, avec tes îles murmurantes,
dis-nous, avec ta blanche écume, comment sera
le bord où nous nous arrêterons.
Le Fleuve.
Sous des figuiers d' Inde et des pamplemousses, j' ai
déjà creusé ma vallée pour que vous y répandiez
vos flots. Comme je la remplissais chaque jour de
l' eau de ma source, vous la remplirez, vous, à
votre tour, de larmes, de sueur, d' hymnes et de
tombeaux. Votre nom germera dans les siècles
comme le lotus germait dans mon limon. Vos
dieux s' amasseront autour de vous, semblables aux
coquillages de mes bords. Dans vos songes ils
s' épanouiront comme le fruit de l' amlaka par
une nuit d' automne.
p83
Première Tribu.
Oh ! Que tes flots à présent se promènent lentement
sous des voûtes de savanes ! Les branches des
palmites les couvrent d' ombres parfumées. Dans
le rêve cristallin qui te berce nuit et jour,
c' est à peine si ta vague qui défaille et
sommeille, une fois se lève en sursaut pour te
dire : emporte-moi, emporte-moi avec ta rive
là où tu vas.
Le Fleuve.
Ainsi vos jours, vos siècles passeront sans
pouvoir se détacher de leurs rivages. Ainsi
vos empires futurs s' endormiront à l' ombre
de vos rêves.
Première Tribu.
Arte-toi, fleuve du Gange ; ne vois-tu pas
devant toi l' océan ? Il est immense ; il est
sans bords. Retourne, retourne dans ta vallée ;
tu vas te perdre, te perdre à jamais avec tes
flots couleur de l' oeil de l' antilope, dans la
mer qui s' épand devant toi.
Le Fleuve.
Ainsi vous vous perdrez un jour avec vos tribus
aux colliers de perles, avec vos siècles
embaus, vos dieux, vos murmures, vos cités,
dans votre océan et votre éternité.
Deuxième Tribu.
Un Enfant.
Ma mère, ma mère, ce chemin est plein de pierres ;
une épine m' a percé le pied. Est-ce là le pays
de l' Iran où le griffon nous conduit ?
La Mère.
Non pas encore, courage ! Nous arriverons bientôt.
L' Enfant.
Je ne peux plus marcher ; le griffon court
toujours ; quand ses pieds se lassent, il prend
ses ailes.
p84
La Mère.
Si tu t' arrêtes sur le chemin, quand tout le
monde sera passé, les dives noirs t' emporteront
dans l' air ils font leurs danses.
L' Enfant.
Je ne veux pas être emporté par les dives, mais
mes pieds sont en sang (il pleure) ;
est-ce que je vais mourir ?
Une Péri.
Viens, Ferdoun, pends-toi à mon cou ; cache tes
pieds dans mes longs cheveux ; je te porterai
jusqu' au pays d' Iran. Tu trouveras pour ta soif
des sources de cristal, pour te réchauffer
des fontaines de naphte, pour ta faim des figues
fraîches, des dattes dans les bois feuillus, des
cocos et des oranges d' or.
L' Enfant.
Vraiment aussi des oranges d' or ?
La Péri.
Tu rencontreras en passant, tout ruisselants
d' écume, au bord des golfes, les avatars au
corps de femmes qui te feront signe et
t' appelleront pour te bercer au fond de
l' eau. Les fleuves y courent sur leur sable
plus vite que les archers sur leurs chevaux,
quand ils font résonner leurs carquois. Le
désert se roule à l' entour avec son parfum
de myrrhe, mieux que la ceinture de lin que
ta mère étend dans la nuit auprès d' elle. La
neige y blanchit sur le mont, mieux que la
mitre sur la tête des prêtres. Depuis mille
ans, les lacs s' y balancent dans leurs vallées,
comme des rois qui songent leurs songes de rois
sous des tentes d' azur.
L' Enfant.
Péri, bonne péri, je veux, en arrivant, veiller
les lacs dans leurs lits ; je veux entendre
sonner le carquois
p85
des fleuves, toucher la neige plus blanche qu' une
mitre, apprendre la chanson des avatars.
La Péri.
Que de villes tu feras naître à ton caprice,
pour t' y reposer à l' aise ! Babylone se
penchera derrière toi comme une lionne altérée
qui n' a point trouvé de source dans la
journée. Des bords de l' Euphrate, Bactres
s' enfuira sur la montagne, comme une licorne
dans son rocher. As-tu vu monter les roseaux
dans les marais ? Les colonnes de marbre
monteront comme eux dans les marais de
Perpolis. As-tu vu les couleurs de l' arc
en ciel au soleil levant ? Ecbatane en dorera
ses murs pour que tu les puisses compter en
passant par ses portes. Les lions de granit de
Perpolis battront de leurs ailes à ta
rencontre. Des dieux, comme toi s d' hier,
te salueront sur le chemin ; de jeunes péris
de la Chaldée liront ton horoscope dans
des étoiles de ton âge. Dans tes songes,
n' y a-t-il pas déjà des fantômes couronnés de
mitres, des rois suspendus à ton nom comme ce
collier de perles est suspendu à ton cou,
des siècles et des villes parfues qui étendent
dans l' avenir leurs tapis sous tes pieds,
et des oiseaux aux plumes d' argent qui te
saluent sous les palmiers, quand tu passes ?
L' Enfant.
Tu m' emportes trop vite ; je ne vois que les têtes
des arbres que le vent balance, que l' eau des
lacs qui reluit, que les petits oiseaux qui
secouent leurs nids sur les branches. Est-ce
déjà là que sera Ecbatane ou Babylone ?
Troisième Tribu.
Regardez donc quelle ombre sinistre l' ibis jette
sur le sable ; c' est un mauvais augure ; je
voudrais que nous eussions choisi un autre guide.
p86
Une Femme.
Jamais il ne s' est arrêté sous les arbres à encens,
ni sous les arbres à gomme. Pourquoi ne nous
a-t-il pas laissés dans l' Arabie ? Pourquoi
ne nous a-t-il pas laissés sur l' herbe des
oasis ? Voilà qu' il nous a ses, près du Nil,
comme les oeufs de l' autruche, sur un rivage
de limon la première tempête nous brisera.
Le fleuve traîne au fond de son gouffre des
spectres livides ; la vallée se creuse sous
nos pieds comme un tombeau ; l' ibis ploie sa
tête sous son cou, et s' endort au sommet
comme un hiéroglyphe de mort. Ce pays est plein
de pressentiments funèbres.
L' Ibis.
Si vous saviez où vous mène votre longue route,
plutôt que de la commencer, vous vous arrêteriez
sur le seuil. Nés d' hier, n' avez-vous pas peur
de vous livrer plus avant à la vie ?
Troisième Tribu.
Oui, jà nous sommes fatigués de notre tâche.
C' est assez pour nous d' un seul jour de vie.
En sortant du néant, le soleil de l' orient nous
éblouit et nous lasse. Comme des oiseaux de
nuit surpris tout à coup au grand jour,
chancelants, hébétés, noussitons à te
suivre. Plutôt que depasser le seuil de
notre vie, ramène-nous dans l' obscurité d'
nous sortons. Ah ! Donne-nous, donne-nous
tes ailes pour rentrer plus vite dans l' éternelle
nuit.
L' Ibis.
Construisez-vous d' abord des tombeaux en pyramides
pour vous enfermer tous, comme le ver a sa conque ;
vous vous endormirez à leur ombre ; je me
poserai au faîte, comme le hibou dans la nuit
se perche sur la tente de l' arabe. Je t' éveillerai
quand il sera temps d' entrer,
p87
peuple d' égypte. Le désert se couche immobile.
Et toi aussi, endors-toi du sommeil du désert.
Déjà tes sphinx de pierre se font leur litière
dans le sable. Sur tes obélisques l' épervier
des montagnes ferme ses yeux de granit. Et toi
aussi, épervier de la vallée d' égypte, plie ta
tête sous ton aile jusqu' aux temps qui
viendront. Tes siècles passeront avec moins
de bruit, l' un aps l' autre, que l' haleine
d' un sphinx assoupi. Peuple d' hier, accroupis-toi
sur le seuil du néant d' où tu viens, comme les
lions aux portes de tes villes. Près de toi
tout se taira. Babylone et Ninive se lèveront,
pieds nus, dans la nuit, de peur de t' éveiller,
et la brume de l' univers naissant t' enveloppera
de son linceul.
Vi
Une Nuit D' Orient.
Choeur Des étoiles.
Le griffon et l' ibis ont conduit les tribus à
travers les vallées dans leurs terres
d' héritage. Et nous aussi, un guide nous
conduit à travers les monts et les vallées
du firmament, sur le nuage nous devons
dormir la nuit.
La Lune.
Le patriarche de Chale, assis devant sa tente,
regarde paître autour de lui ses troupeaux
sur le penchant de la montagne. Paissez aussi,
mes troupeaux d' étoiles bondissantes, autour
de ma tente d' argent, que j' ai plantée sur
un nuage de printemps.
Une étoile.
Chaque tribu s' endort dans sa ville de marbre ;
chaque
p88
étoile, dans sa robe d' argent. Mes rayons pendent
échevelés aux colonnes de Persépolis. Ninive
a des tours à cneaux, où ils se penchent aux
fenêtres. Mais j' aime mieux les murs de
Babylone ; sur ses toits ils s' amassent et
s' assoupissent sans bruit, comme des flocons
de neige sur la cime des montagnes.
Une Autre étoile.
Peut-être, mes soeurs, faisons-nous le même
voyage que les tribus des hommes. Comme elles
égarée, je voudrais converser avec elles.
Volontiers je leur enverrais desves avec
mes rayons d' or. Je donnerais mes paroles au
vent ; le vent les porterait à la fleur du
désert, la fleur au fleuve, le fleuve les
redirait en passant dans les villes.
Toutes.
Oui, c' est là ce qu' il faut faire.
Une Fleur Du Désert De Syrie.
Ma tête ploie sous la lumière des étoiles ; mon
calice se gonfle de rosée, comme un coeur se
remplit d' un secret qu' il voudrait répéter.
Dans la nuit, ma fleur s' est rougie de taches
couleur de sang, comme la robe d' unvite le
jour du sacrifice ; le murmure des étoiles est
descendu dans mon calice et s' est mêlé à mon
parfum. Je porte un secret dans mon calice,
j' ai le secret de l' univers qui lui est
échappé en songe pendant la nuit, et point
de voix pour le redire. Ah ! Dites-moi
est la ville la plus proche. Est-ce
Jérusalem, ou est-ce Babylone ? Que les
passants viennent cueillir le mystère qui
charge ma couronne et me fait baisser la tête.
L' Euphrate.
Fleur du désert, courbe un peu plus encore ta
tête sur mon lit, que j' entende mieux ton
murmure ; de flots en flots, toujours en
bondissant, je le porterai jusqu' aux
p89
murs de Babylone ; ton secret, dis-le moi ; je le
déposerai sur des vagues argentées au pied des
tours des chaldéens.
Habitants De Babylone Sur Leurs Toits.
Voyez si l' Euphrate ne brille pas ce soir sous
les saules, comme la lame d' un poignard tom
d' une table de festin. Ses murmures ne seraient
pas plus doux, quand il roulerait au fond de
son lit des vases sacrés d' or et d' argent.
Un Esclave.
Ou bien, quand tout un peuple penché sur ses bords
y aurait laissé tomber ses larmes une à une.
Un Roi.
Ou bien, quand un empire avec les tiares de ses
prêtres, avec la robe de ses rois, avec ses
dieux étincelants, serait englouti depuis
mille ans sur son lit de gravier, comme une
fleur des eaux.
Choeur Des Prêtres.
La lumière de la nuit éclaire les inscriptions de
miramis gravées sur le roc de la montagne
d' Assur. Chaque mot brille d' ici comme une
lame de feu qui écrit sur la pierre la langue
du firmament. Comme la lyre pond à la lyre,
que les voix des étoiles, que leurs volontés
muettes éclatent parmi nous avec des voix de
peuples et des échos qui durent un siècle.
L' orient a étendu autour de lui ses peuples
et ses empires, comme la nuit sa robe brodée
d' étoiles, pour que les dieux s' en vêtissent
au jour. Mais l' univers ne fait encore que
poindre, et celui qui l' a réchauffé de son
souffle le tient comme le petit d' un ramier
dans sa main. Pendant que les pas du Dieu
des dieux se voient sur l' herbe d' éden et de
Cachemire, marquons ses traces sur le haut
des monts. Ni le soleil ni le coeur des
hommes n' ont point bu encore à cette heure
son haleine. Comme l' arabe se lève dans la
nuit pour lécher la rosée
p90
du désert avant le milieu du jour, ainsi nous
nous levons aux premiers jours de l' univers pour
puiser dans nos urnes la pensée de l' éternel,
avant que sa source ne tarisse. Goutte à
goutte, elle tombe des étoiles et de la
voûte du ciel, et de chaque feuille du palmier ;
enivrons-nous de sa liqueur comme d' un vin
sineux. ô vous, peuples de l' Inde, de la
Chaldée et de l' égypte, à votre tour, prenez
et buvez la coupe de l' éternel, qu' il a
laissée remplie en sortant de son banquet.
Que tous les peuples naissants portent à leurs
lèvres, sans tarder, le vase où l' infini
fermente jusqu' aux bords. Aps nous nos
sphinx, après eux nos idoles de granit et de
bronze. Si l' univers vacille à nos yeux,
s' il se partage en mille dieux divers, oiseaux
auxtes d' hommes, serpents aux corps de
femmes, licornes courones, que ce soit
comme en nos festins, quand le coeur est
gor des vins de l' Idumée, et que chaque
convive, avec son panetier, voit les vases d' or
chanceler, se heurter, se briser dans son
esprit sur une table de porphyre. De l' Inde
jusqu' à l' Araxe, hâtons-nous ; qui sait si
le temps ne viendra pas où l' univers, après des
siècles, sera comme une fleur toute fanée,
toute hâlée, le soir d' un soleil d' Arabie,
et si les lèvres des hommes ne presseront pas
en vain la coupe où nous buvons, et qui
n' aura plus alors ni parfum ni breuvage
éternel.
Vii
Choeur De Sphinx.
i
par Memnon ! Qu' il fait bon se coucher tous
ensemble sous le portique de Luxor ! Pour
prendre haleine, courbons
p91
nos genoux sous nos poitrails. Pour nous mieux
reposer, plions, ramassons nos croupes de
rochers. Mettons, déroulons aux quatre vents
nos colliers de femmes ; avec nos griffes,
délions nos bandelettes sur nos visages de
sibylles.
ii
jusqu' à cette heure, échevelés, nous avons couru
sans pouvoir trouver d' abri. L' éternité nous
avait pris dès sa naissance, pour messager :
holà ! Beau messager, au sein de femme, va
porter, sans t' arrêter, cette nouvelle
jusqu' au bout de mon royaume. -le bout de votre
royaume est loin ; on ne trouve en chemin ni
ombre, ni herbe de pâture, ni pan de mur pour
s' asseoir ; que me donnerez-vous ? -pour
dais, sur ta tête, mon ciel vide ; sous ta
griffe, mon chaos ; pour repaire, mon noir
abîme.
iii
mais Thèbes, qui m' a rencontré, m' a bâti un toit
de temple, et m' a fait ma bauge dans le roc
de Carnac. Tous les cent ans, si j' ai faim,
je ronge les feuilles d' acanthe, de dattier
et de grenadier qu' elle a taillées pour moi
aux chapiteaux de ses colonnes ; si j' ai soif,
je lèche le plat du sacrifice ; si l' ouragan
me poursuit, j' entre, en rampant, sous mon
étable, dans ma grande pyramide de Gizeh.
iv
pour nous mieuxsennuyer, nous apprenons à nos
petits, dès la mamelle, à lire en rugissant,
les hiéroglyphes sur les murs. Par la cime de
l' obélisque, par le bec de l' ibis, par l' aile
du serpent qui plane, par l' antenne du
scarabée, par les deux bassins ciselés où
les âmes sont pesées, par l' épervier assis
à la proue de la nacelle des morts ; oui,
par le signe du fléau, par le signe du hibou,
p92
par le signe du crocodile vorace, notre sagesse
est plus grande que la sagesse de la reine de
Saba.
Un Sphinx.
Que les jours vont vite quand on est éternel !
Depuis que nous parlons, déjà plus de mille ans
sont écoulés. Chaque mot de notre bouche dure
un siècle : chaque haleine est une année.
Pour serrer nos bandeaux autour de nos fronts,
nous mettons toute une vie de patriarche, pour
nous coucher sur nos croupes de lionne, nous
mettons toute une vie d' empire ; et, quand le
sable du déluge nous couvre jusqu' au poitrail,
nous le secouons de nos épaules en frissonnant.
Choeur Des Sphinx.
i
passez, passez donc sans peur devant moi, siècles,
âges des patriarches, jours de mille ans,
temps des dieux, temps des mystères. Jeunes
années, qui voulez rester cachées avec votre
voile jusqu' à terre, laissez-moi vous regarder
tout seul, marchez pieds nus sur mes degrés ;
de mes griffes monstrueuses, laissez-moi
attacher sur votre robe votre ceinture de
ténèbres. Passez aussi, chariots de guerre,
qui voulez ne point faire de bruit sur vos
roues. Armées, beaux cavaliers, je sèmerai
de mes cheveux, du sable sur vos habits.
Passez sans trompes, ni hérauts, ni sandales,
tribus, peuples, empires, races mitrées qui
jamais ne dites votre nom, ni l' endroit où
vous allez. Passez, tours, vieilles babels,
villes magiques qui retenez votre haleine
sous votre porte pour que le berger ne vous
entende pas. Passez, rois inconnus qui vous
couvrez jusqu' aux genoux de votre barbe.
Dieux qui vous voilez dans mon ombre,
écrivez, sur mon front sans rides, votre
mystère ; moi seul je sais d' où vous venez,
quel est votre âge ; mais mes lèvres ne se
desserreront pas, ma bouche
p93
ne vous nommera pas. Quand un voyageur me
demandera : les as-tu vus passer ? Je dirai :
oui, tes cavales qui hennissent, elles sont
allées au champ.
ii
mille ans, encore mille ans, et autant de jours
et autant de nuits sont écoulés. Non, pas
encore ; n' éveillons pas dans leurs lits les
villes que nous gardons. Que les rois dorment
sous leurs couronnes, les dieux sous leurs
palanquins. Voyez ! Tout va bien. Les fleuves
s' en vont, sans murmurer, dans leurs vallées ;
les étoiles diligentes allument leurs lampes
dès le soir, sur leurs tables, pour filer
leurs robes d' or ; le désert, sans trouver
son chemin trop long, n' attend pas, pour
pousser son sable, que nous aboyions autour
de lui ; l' océan, obéissant, court vers sa
grève sans que nous ayons besoin de mordre
son poitrail d' écume. Reposons-nous ; broyons,
ruminons nos acanthes et nos grenades mûries
sous notre portique de Luxor.
iii
comme un chien de berger, restons coucs pour
veiller, céans, à la porte du monde. écoutons
partout à l' entour. S' il nous arrive, par
aventure, quelque bruit d' une ville qui
s' écroule, d' un dieu nouveau, ou d' un peuple
qui s' émeut, nous hurlerons, tous ensemble,
avec nos bouches de pierre, avec nos voix de
granit : holà ! Holà ! Berger du ciel, sors
de l' étable ; voilà quelqu' un qui passe.
Thèbes.
Mon beau sphinx de cent coudées, qu' avez-vous à
faire d' aboyer si haut ? M' est-il venu un
messager de Saba ou du Taurus ?
Le Sphinx.
Ni messager, ni écuyer. Dormez encore.
p94
Thèbes.
J' ai fait pendant ma longue nuit un mauvais rêve
sur mon chevet, comme si j' avais oublié un dieu
dans mon grand temple.
Le Sphinx.
N' y pensez plus, à votre dieu ; n' avez-vous pas
fait un toit à l' éternité qui porte le firmament
dans ses bras, comme une femme son enfant.
Thèbes.
Oui, un toit de granit. Je lui ai taillé, pour
s' habiller, un pagne dans le roc ; pour s' asseoir,
un beau banc de marbre noir.
Le Sphinx.
C' est assez. Il n' est point venu depuis longtemps
d' autres dieux.
Thèbes.
Quelle nouvelle y a-t-il ?
Le Sphinx.
Votre dattier qui verdoie, votre chameau qui
rumine, votre épervier qui glapit, et votre
désert qui a soif.
Thèbes.
En es-tu sûr ?
Le Sphinx.
Je ne quitte pas votre seuil. Allez, dormez
encore mille ans.
Viii
Thèbes.
Les mille ans du sphinx sont passés ; ma paupière
de granit est pesante à soulever, mon lit est
dur. Toujours je ve d' éperviers au corps
d' homme, de hiboux qui portent
p95
des sphères sur leur dos. Je m' ennuie seule dans
mon temple, quand j' ai allumé ma lampe. Si
j' osais, j' aimerais mieux monter sur ma terrasse
pour appeler mes soeurs. Où sont-elles allées
depuis le jour les ibis et les griffons
nous ont menées, chacune, par un sentier ?
Babylone.
Est-ce vous qui parlez bas ? Ma soeur, est-ce
vous, Tbes, qui portez ces bandelettes sur
la tête ? Est-ce vous à qui un faucheur a don
ces corbeilles d' acanthe ciselées que des sphinx
vont brouter ? Si c' est vous, montez au plus
haut de vos tours avec vos soeurs. Parlez-moi
toutes avec le bruit du chariot, avec le bruit
de la ruine, avec la pointe du glaive, avec le
murmure de la foule, avec le pas des armées
sous vos portes, avec votre colonne croulante,
avec vos cistres dans le temple, avec le sceptre
du roi qui tombe, avec le sifflement de la
flèche dans le combat, avec la rame de la
galère dans le fleuve ; parlez-moi plus haut
pour que j' entende vos voix sur ma terrasse.
Ninive.
Je demeure ps de vous ; mais je suis trop
vieille pour monter sur ma terrasse. Mon
escalier croule sous mes pieds. Ni cistres
d' or, ni peuples dans mes rues ne grossissent
plus ma voix. Dans mon palais, je n' ai plus
pour vous répondre que le murmure des orties
et des herbes qui sont à psent mes échansons.
Perpolis.
Mon pays est dans l' Iran. Quand vous nous avez
appelées, je menais mon troupeau de griffons
s' abreuver vers mon puits de naphte. Le matin,
je file dans ma tour une robe pour mesris ;
le soir, j' allume mon feu dans ma cendre pour
prêter un tison à l' étoile qui s' éteint.
M' entendez-vous ? J' ai crié avec l' essieu du
char, j' ai henni avec la cavale, j' ai sifflé
avec la flèche, j' ai retenti
p96
sous le glaive avec le bouclier, j' ai frissonné
avec la bataille dans le Granique.
Saba.
Moi, mon pays est plus loin. Ni astrologues ni
devins ne vous diront où il est. Les esprits
ont bâti ma tour, les péris ont bâti ma
muraille, les fées y demeurent. Ma reine
est de toutes la plus sage. énigmes ou
hiéroglyphes, elle lit, sans épeler, les
livres de pierre. Son trône est fait de
corail, sa baguette est enchantée, le chemin
de sa pagode est semé de sable d' or.
Bactres.
Mon fiancé m' a menée sur la montagne de Médie.
J' ai grimpé après lui par un sentier raboteux :
il m' a donné des amulettes pour m' en faire un
collier, trois flèches pour mefendre, trois
tours pour y monter, trois dieux pour adorer.
à psent un devin de Chaldée me dit sur
ma porte ma bonne aventure.
Palmyre.
Hier, toute seule, je suis allée au désert
cueillir des dattes. Ah ! Que le sert est
triste ! Ma colonne s' ennuie de ne voir que du
sable, ma porte me crie sur ses gonds :
allons-nous-en. Personne ne passe ici, ni marchand,
ni berger ; et moi j' ai peur que les licornes ne
viennent ronger mes degrés, et que les dragons
ne se glissent sous mes sandales de marbre.
Cette fois, ma soeur, m' avez-vous entendue ? J' ai
paravec une voix de peuple ; j' ai parlé avec
les pas des cavaliers dans mes cours, avec le
fouet des écuyers, avec le cliquetis de la
lance, avec la litanie des prêtres, avec un
mur qui croulait dans ma salle, avec une
couronne qui tombait de la tête de mes rois.
Babylone.
Oui, je vous entends ; votre foule gronde. Pour
faire
p97
plus de bruit, vous frappez en cadence peuple contre
peuple, empire contre empire, rois contre rois,
Asie contre Asie, cymbales contre cymbales,
ruines contre ruines, et sur le bouclier le
bouclier. Je vous entends, je ne vous vois pas
encore par les fentes de mes murailles. Je suis
trop courbée sous mon fardeau de dieux. Ma
tête est si chare de leurs amulettes, qu' elle
ploie sur mes genoux comme une femme qui
sommeille. Leurs noms sont si nombreux, que ma
langue est trop épaisse pour les dire sans se
tromper. Mes soeurs, écoutez-moi ; puisque vous
voilà rassemblées, que penseriez-vous si, de tous
nos dieux entassés l' un sur l' autre, nous ne
faisions plus qu' un Dieu. Comme un fondeur qui
remue son creuset, que diriez-vous si toutes nos
idoles, béliers d' airain, becs d' éperviers,
amulettes de cuivre, serpents d' or, nous les
jetions pêle-mêle dans ma chaudière de devin,
pour n' en faire qu' une idole qui n' aurait plus
qu' un nom ? Nous n' aurions plus à porter sur
nos bras tant de petits pénates que nous
perdons dans le chemin. Un colosse sans
bornes, aussi grand que l' univers, nous suivrait
partout comme un homme : d' un pas, il
enjamberait nos mers et nos années.
Les Villes.
Vous êtes notre aînée, vous êtes la plus grande,
dites, que faut-il faire ?
Babylone.
Attelez vos licornes ; chacune montez sur vos
chariots retentissants : formez autour de ma
chaudière une ronde enchantée. Bactres,
hâte-toi, jette dans ma chaudière, en
passant, ton centaure de bronze ; Persépolis,
jetez-moi les pieds dos des dragons de
l' Iran ; Memphis, ramassez sur vos
escaliers les écailles de votre crocodile ;
Thèbes, coupez avec vos ciseaux les tresses
aplaties de votre noire
p98
déesse ; Ninive, apportez-moi les étoiles
scintillantes que vos prêtres ont attachées
sur votre mitre ; Saba, envoyez-moi, sur un
éléphant de l' Inde, votre Dieu à mille têtes
d' ivoire, couché dans sa pagode. Passez,
tournez vite autour de mon foyer magique,
villes d' Orient, sur vos chariots. Je mêle
et je broie avec mes devins cieux et terre.
Les Villes.
Nous faisons ce que vous dites. Aurez-vous
bientôt fini ? Voilà encore des dieux
d' airain ; en voilà aussi de bronze.
Babylone.
Voyez, voilà aussi la grande idole qui paraît ;
elle bouillonne dans la chaudière du monde,
comme une rumeur qui gronde dans nos murs ;
voyez, elle n' a plus ni becs, ni serres de
griffons, ni ailes pour voler, ni anneaux de
serpents pour ramper. La voilà qui se dresse
sur ses pieds comme un homme. Vraiment on
dirait un vieillard de Chaldée qui a toujours
cu, et qui sort de son gîte pour la
première fois. Comment l' appellerons-nous ?
Allah, Eloha, Jéhovah, qui le sait ?
Jérusalem.
Moi !
Babylone.
Qui appelle ?
Jérusalem.
Votre soeur rusalem ? Attendez-moi, j' arrive ;
laissez là votre ouvrage.
Babylone.
êtes-vous ?
Jérusalem.
Du côté de Joppé. J' ai crié avec l' armée qui
m' assiégeait, avec la trompe du héraut, avec
la lime qui me ronge, avec le soldat qui me
fouette, avec mon toit qui s' écroule.
p99
Babylone.
Ah ! C' est vous, ma soeur. D' venez-vous ? Vous
n' apportez pour votre part ni amulettes ni
reliques à votre cou ; vous n' avez pas seulement
dans votre temple une toile ue de tisserand
pour emmailloter une idole. Venez-vous encore
cette fois, en mendiant, m' emprunter mes dieux
sans gage ?
Jérusalem.
Je vous en apporte un meilleur que tous les vôtres.
Babylone.
Gardez-le, ma soeur, votre ancien dieu ; de quoi
nous servirait-il ? Il est fait comme vous. Il
n' a ni laine ni pan d' habit pour se vêtir ; il
est nu dans son abîme comme vous sous votre toit.
Il est errant à travers sa vide éternité comme
vous l' êtes par nos chemins. La nuit vient ;
point de temples pour l' enfermer : la pluie
tombe ; point de manteaux pour le sécher. à son
âge, vieux d' années, il s' en va seul en exil,
au dernier fond du firmament, battu du vent
et de la tempête, sans se reposer jamais,
comme vous, pauvre captive, en traversant le
désert sous les verges de nos archers.
Jérusalem.
écoutez-moi, j' apporte une nouvelle.
Les Villes.
Quelle nouvelle ?
Jérusalem.
J' étais allé loin, plus loin que vous, jusqu' au
bord de la mer de Joppé pour me baigner les
pieds et regarder où le monde finit. Mes
proptes étaient montés sur ma plus haute
tour. Cette nuit, avant le jour, ils m' ont
appelée pour voir dans Bethléem un Dieu
caché dans une crèche d' étable : voyez,
voyez, Jérusalem ; il porte sur sa
p100
tête une auréole ; il est tout petit enfant. Les
bergers, pour l' amuser, lui jouent de la
cornemuse.
Thèbes.
Comment ne l' avons-nous pas trouvé plus tôt que
vous ? L' avez-vous déjà pris sur vos genoux pour
le bercer et lui donner votre mamelle ?
Jérusalem.
Pour le bercer, il a une vierge de Galilée tout
habillée de lin, qu' il aime mieux que moi.
Memphis.
Sur les tempes, porte-t-il de larges bandelettes
comme en portent mes rois dans leurs tombeaux
près d' Alep ?
Jérusalem.
Non ! Ses cheveux rayonnent comme le soleil quand
il poudroie.
Babylone.
N' a-t-il pas une robe couleur du ciel que les
devins lui ont brodée d' astres de la nuit ?
Jérusalem.
Quand je l' ai regardé, la bise lui faisait une
tunique, et le vent lui cousait son manteau.
Perpolis.
Je le connais. à sa porte, il a deux griffons qui
font jaillir de terre avec leurs ongles un puits
de naphte.
Jérusalem.
Non, celui que j' ai vu avait, sur son seuil,
deux anges qui portaient une palme de palmier.
Babylone.
Une autre fois nous finirons notre ouvrage
commencé. Allons voir le dieu nouveau.
Thèbes.
Moi, je sais déjà quelle place je lui ferai dans
mon grand temple de Luxor. Je veux pendre son
berceau sous mon
p101
portique, pour que mes sphinx le bercent, sans se
lever, jour et nuit.
Perpolis.
Je le ferai allaiter par une licorne dans mon
désert.
Babylone.
Et moi, je le porterai dans mes bras sur ma
terrasse pour qu' il m' apprenne à compter les
étoiles de la nuit.
Les Villes.
Jérusalem, notre soeur, montez vos escaliers pour
le voir de plus près. Dites-lui que, dès demain,
nous voulons lui envoyer, avant le jour, trois
rois mages pour messagers. Nous choisirons les
plus sages et les plus vieux, le roi de Saba,
le roi de Perse et le roi de Babylone : chacun
lui portera sous son manteau des présents, de
riches psents, vraiment, de la montagne et de
la plaine, des amulettes et des pierres
enchantées autant qu' il lui plaira. Dites-lui,
de notre part, s' il est tout petit enfant, que
nos tours sont bien hautes, mais que nous le
porterons à notre cime ; que nos portes sont
bien lourdes, mais qu' il les fera crier
seulement en les touchant ; que nos chariots
sont rapides, mais qu' il tiendra tout seul,
pour s' amuser, les brides de nos cavales
indomptées ; que nos couronnes de rois sont
pesantes sur la tête des hommes, mais que nous
l' en coifferons dans son berceau, pour jouer ;
que nos voix sont de grandes voix d' empires qui
retentissent, mais que nous lui chanterons bas
de doux cantiques de jeunes filles, pour
dormir. Dites-lui que nous sommes bien vieilles
dans nos vieilles murailles ; mais que, s' il le
veut, il nous prendra dans le creux de sa main
avec tous nos forts et bastions, comme un petit
oiseau des bois dans son nid de fougère.
Saluez aussi par son nom, de notre part, la
vierge tout habillée de lin qu' il aime, et les
deux anges qui portent une palme de palmier.
p102
Ix
Les Rois Mages.
Le Roi De Saba.
Adieu, reine de Saba, ne pleurez pas. Je pars en
messager, avec mes gendres, les rois mages.
D' aventure, si je meurs dans le voyage,
embaumez-moi avec du baume de Syrie ;
mettez-moi, tout habillé, dans une pyramide
d' émeraudes aussi haute que les pyramides de
Memphis. En m' attendant, rendez vous-même la
justice à qui vous la demandera. écoutez les
deux parties sans faire entre elles de
différence ; que fortune, infortune vous
soient même chose, et sachez qu' un archer
loyal vaut mieux que cent cavaliers félons.
Apprenez à vos deux filles à filer le coton
et à laver le lin. Si vous les mariez, gardez
bien que votre gendre ne commande où je suis
maître. Bâtissez une pagode pleine d' amulettes.
Ayez soin de mes chariots, de mes tours à
éléphants, de mes braves hommes de guerre et
de mon écuyer, pour que je trouve, en revenant,
mon royaume grandi en puissance comme vous
en sagesse.
La Reine De Saba.
Monseigneur, revenez tôt. Ah ! Je n' aurai mie
sommeil sans vous.
Melchior, Roi De Perse.
Mes griffons, restez après moi pour fermer les
portes de ma ville, quand je n' y serai plus.
Si un roi vient l' assiéger, allumez sur la
montagne une flamme de bruyère pour me faire
un signal. Que mes femmes, matin et soir,
chantent pour moi une prière avec leurs lèvres
de jasmin,
p103
avant le jour, avant la nuit, avant le bain,
avant de nouer et de dénouer leur turban ; et
que leur voile traîne à terre, si bien que leurs
nattes amoureuses ne les voient pas. Faites
écrire, au ciseau, mon histoire, sur un roc
poli par les autans, en lettres de cinq coudées,
et que les lions les puissent lire à leur guise,
quand ils passeront par. Asseyez-vous,
pour m' attendre, à l' endroit où mon royaume
finit ; et si mes peuples me demandent, rassemblez-les,
comme le sable, pour élever dans l' Iran une
mosquée aussi grande que leur ombre.
Les Griffons.
Pour rester à la porte de votre ville, mes ailes
sont trop rapides. Une haleine de Dieu a
effleuma crinre, et j' ai entendu hennir
cette nuit l' éternité du té de Bethléem.
Depuis cette heure, mon ongle creuse l' abîme
pour partir. Mes naseaux flairent les cieux.
Laissez-moi courir devant vous comme un chien
devant son maître.
Le Roi De Perse.
Et qui donc veillera sur mes murailles ?
Les Griffons.
Le désert.
Balthasar, Roi De Babylone.
Mes présents sont les plus beaux. J' ai cent
châteaux, autant de villes ; chaque ville a
envoyé cent chameaux chargés de soie, de myrrhe
et de vaisselle ; chaque château, cent chevaux
de race avec les maures qui les conduisent.
Mon dais d' ivoire est porté par quatre rois
d' éthiopie, tous couleur de bois d' ébène ;
mon manteau, par quatre rois de Mésopotamie,
tous armés de flèches d' or. Sabres damasquinés,
baudriers d' argent, mitres de diamant,
candélabres allumés, cassolettes d' encens qui
fume, turbans brodés par mes femmes, remplissent
ma cour ; les mules bondissent sur les dalles.
Les chameaux agenouillés,
p104
se sont levés d' eux-mêmes ; les faucons et les
émérillons s' ennuient sur le poing des écuyers ;
les chariots crient dans leurs essieux : et vous,
belle étoile du matin, levez-vous donc, à votre
tour, pour nous conduire.
L' étoile.
Chars et chariots remplis de myrrhe, c' est moi qui
vous ai attendus depuis le milieu de la nuit ; ne
perdez pas la trace de mes roues.
Les Chariots.
Nos roues sont plus pesantes que les vôtres, notre
chemin est plus rude ; mais nous fouetterons de
nos durs timons les croupes de nos cavales, et
nous leur donnerons pour boisson la sueur de
leurs crinières.
L' étoile.
Suivez-moi.
Les Chariots.
Nous partons.
L' étoile.
êtes-vous ?
Les Chariots.
Nous voici.
L' étoile.
Venez-vous ?
Les Chariots.
Dans votre poussière.
Les Rois Mages.
Belle étoile, nos royaumes sont déjà loin ;
bientôt nous ne les verrons plus. Nous traversons
maints pays et maintes villes, sans y demeurer.
Nos sceptres d' or massif sont nos bâtons de
voyages, et nos couronnes de diamant nous
abritent de la nuit. Jamais, à nostes,
tant de peuples n' ont baisé nos robes. Nous
passons devant les caravanrails, sans nous
asseoir à table. Les lions nous
p105
apportent, à la croix des chemins, des dattes et
des figues pour notre repas, et les aigles vont
remplir nos coupes de rubis dans les sources
qu' ils connaissent. Impatients, les fleuves où
nous mirons nos diadèmes se mettent à notre
suite ; dans leurs nids, les petits des
cigognes se dressent, en battant de l' aile,
quand ils savent nous allons ; et la brise
de la mer, qui ne peut pas quitter sa rive, nous
dit partout où nous la rencontrons :
emportez-moi avec vous, grands rois, dans le
pan de votre habit.
L' étoile.
Ni ici, ni là. N' arrêtez pas vos mules par la
bride. Un nuage traîne mon essieu et le vent
pousse mes roues. à ma main je porte les
présents du firmament : une auole de lumière
qui ne s' éteint ni jour ni nuit, un manteau
d' azur que j' ai cousu avec mon aiguille d' or
et une cassolette toute remplie de la senteur
du ciel. Partout où j' ai passé, j' ai trouvé ma
boisson de rosée pparée. Les étoiles prenaient
à la voûte leurs aubes de fête, et le néant
se relevait en sursaut, à moitié sur son séant,
pour essayer de me suivre où je vous mène.
Les Rois Mages.
Du côté de la plaine nous voyons poindre sept
pyramides qui touchent au ciel. La plus petite
se baisse et ramasse, pour se voiler, l' ombre
de la plus grande comme un enfant le bord du
manteau de sa mère. Autour d' elle, obélisques,
colonnes et colonnades, temples et frontons
gisent à terre, comme le butin de la caravane
d' un Dieu qu' il a déchargé de ses chameaux
pour une nuit sous un bois de sycomores. à leurs
pieds, le désert s' est couché pour lécher leurs
escaliers. N' est-ce pas là que demeure le fils
de roi à qui nous portons nos beaux présents ?
p106
L' étoile.
Non, ce n' est pas là.
Les Rois Mages.
à psent, voilà une ville bruyante qui a des
murailles peintes comme une écharpe autour de ses
hanches. Ses colonnes lui sont moins pesantes
à porter que nos sceptres dans nos mains. Sur
des housses bariolées, des agas et des scheiks
chevauchent devant les portes avec une meute de
levriers. Ses gardes nous font signe avec des
piques d' argent. Pour nous saluer sur leurs
seuils, ses femmes sevent debout, mieux
parfumées que les citronniers dans la haie.
Les clefs de la porte nous sont envoyées par
deux échansons, dans un plat de vermeil. Vers
le soir, un dattier qu' elle a planté lui donne
son pan d' ombre ; un ramier qu' elle a nourri
porte à son cou ses messages de guerre. Sans
rien dire, la mer amoureuse s' est roue
pendant la nuit sous sa fenêtre, pour la bercer
tout endormie, avec ses murs qui grondent,
avec son peuple haletant, avec ses tours qui
prennent haleine, dans ses bras de géante.
N' est-ce pas là, dites-nous, le palais que nous
cherchons ?
L' étoile.
Pas encore.
Les Rois Mages.
à cette heure, nous entrons par la porte du
royaume d' Hérode. Au loin,-bas, voilà sa
ville qui est montée sur sa colline pour nous
voir venir de plus loin. Par son plus haut
escalier, elle est montée comme un messager
qui cherche des nouvelles. Comme un devin qui
déchire son manteau, elle a déchiré son lambeau
de murailles. Ses tours et ses tourelles
ruinées sont accroupies sur leur séant et ne
se lèveront plus. L' absinthe a grimpé sur
sa fenêtre pour surprendre son secret ; la
grue s' est posée
p107
sur son toit pour lui demander des nouvelles, et
le vent du soir lui crie sous la fente de sa
porte : allons, Jérusalem, prophétisez-moi.
L' étoile.
Passez vite. Ce n' est pas ici.
Les Rois Mages.
Donc, c' est au bout de la terre qu' est bâti le
château de ce fils de roi ? Les villes et les
villages de maures et d' indiens, les colonnes et
les colonnades, les pyramides et les minarets,
les tombeaux des rois sous les palmiers, des
peuples dans le sable, sont le portique qui
conduit à sa pagode ; les dieux sur le chemin
sont ses messagers ; les temples de granit
et de pierre d' Afrique sont pour ses
écuyers, et ceux de marbre poli, dans l' île
de Candie, sont bons pour ses échansons ;
lui ne veut jamais coucher que sous un toit
de rubis.
L' étoile.
Fouettez vos mules ; nous approchons.
Les Rois Mages.
Belle étoile, y songez-vous ? Vous êtes-vous
égarée ? Les palais et les villes sont loin.
Le sentier meurtrit nos roues. Plus de femmes
sur les portes, plus de piques d' argent, plus
de dais ni de caravanrails, plus de
joueurs de guitare ni de cistre dans les
rues, plus de tapis sous nos mules. On ne
voit rien qu' une chaumière de chaumine
avec de petits oiseaux sur le toit.
L' escalier croule, la rampe est ue ; des
bergers tremblent d' y monter. Allons-nous-en ;
vraiment, ce n' est pas un chemin de rois.
L' étoile.
Rois, à genoux. C' est ici.
p108
X
Petits Oiseaux Sur Le Toit, au Christ.
i
beau petit enfantelet, éveillez-vous. Nous
sommes du même âge que vous. Notre duvet, sur notre
tête, nous sert d' auole. Notre re et
notre mère nous ont conduits aups de vous.
Que le ciel est haut ! Ah ! Que la terre est
grande ! Ah ! Que les villes sont bien
bâties ! Vraiment, notre lit de mousse et
de laine blanche lavée dans la fontaine
n' était rien auprès de leurs murailles.
Ouvrez votre paupière, beau petit enfantelet ;
éveillez-vous. C' est pour vous que nous
chantons notre chanson. Venez voir, sur
votre porte, comme le soleil se lève, comme
le monde se fait beau ! Venez voir comme
verdit l' olive, quand elle mûrit au jardin
des oliviers ! Comme le calvaire sourit en
vous regardant au plus haut de son sommet !
ii
des rois ! Des rois ! Voyez donc ! Voilà
trois rois mages à genoux qui défont leurs
éperons d' or ! Tous en robe d' argent ! Tous
en manteaux d' écarlate ! Tous en turbans
bigarrés ! Leurs chariots, sur leurs roues,
vont aussi vite que nos ailes. Leurs
diames leur pèsent autant que nos crêtes
de rosée. Ah ! Que leurs royaumes sont
loin ! Que leur âge est grand et leur
sagesse aussi ! Jamais notre père, quand
il est revenu des champs, ne nous a ramassé,
sur les brins d' herbe du matin, des diamants
si luisants que les cadeaux qu' ils vous
apportent dans leurs cassolettes.
p109
Choeur Des Bergers.
Si c' est de nous que vous parlez, nous ne sommes
pas des mages, nous ne sommes pas des rois.
Les présents que nous avons apportés sont une
peau de loutre, un collier de paras, une
croix de coudrier et une agrafe de buis
ciselé. Nos coffres sont vides, notre
journée d' esclaves ne nous est pas pae ;
nous n' avons pu acheter à la ville ni soie,
ni dorure.
çà, bon laboureur, sur votre lit de paille,
venez donc labourer dans notre glèbe.
Gentil moissonneur, levez-vous pour emporter sur
votre dos votre gerbe de peuples.
Petit vigneron endormi dans votre crèche,
habillez-vous promptement, pour cueillir sur
votre cep une grappe du monde que le soleil
a mûrie.
Beau bouvier, dans votre étable, prenez votre
cornemuse à votre cou et votre aiguillon pour
pousser devant vous les étoiles et les rois
paresseux qui s' attardent en chemin.
L' Ange Rachel, jouant de la viole.
i
ma viole que votrere m' a donnée a trois
cordes d' argent. La première est pour lui
dans la nue, la seconde est pour votre mère
sous son voile, la troisième est pour vous
chanter un nl dans votre crèche. Rêvez
votre ve, en écoutant ma viole ; rêvez
doucement que votre étable est une nef toute
d' or ; que votre crèche est de diamant ;
que votre toit est bâti de pierres du ciel.
Ne pleurez pas, Dieu de la terre ! Si le
vent souffle, si la pluie tombe, j' ai ouvert
sur votre tête mes deux ailes que la pluie
de noël ne mouille pas.
ii
à qui votre mère s' est-elle mariée, que vous
êtes si
p110
pauvre ? Est-ce à un tisserand sans ouvrage, à
un fileur de lin sans quenouille, ou à un
faiseur d' escabeaux ? Pour gagner sa vie, son
tisserand a tissé sur son métier le pan
de toile du firmament ; son fileur a filé
à son fuseau les rayons du soleil ; son
faiseur d' escabeaux a taillé sous son auvent
le Golgotha. Ne pleurez pas, Dieu de la
terre ; le faucon s' en va, sur sa cime la
plus haute, vous chercher à boire de l' eau
de source dans son bec ; l' abeille est allée
jusqu' au ciel, dans sa ruche, prendre son
miel d' or pour votre repas ; et le lion de
Judée, en courant, se fouette de sa queue
pour vous apporter plus vite dans sa griffe
des figues toutes bénies.
iii
un devin, que j' ai trouvé, m' a raconté votre
bonne aventure, et une devineresse toute petite
a lu votre sort sur votre main. Quand vous
serez grand, les fils de princes vous
diront : changeons de manteau ; les fils
de rois : changeons de couronne ; le romarin,
quand il ntra, vous dira : donnez moi la
senteur de vos cheveux ; le cygne, quand il
éclora : changeons de duvet ; et l' étoile,
quand elle poindra : changeons d' auréole.
Ne pleurez pas, Dieu de la terre, je vous
ai fait une robe, une robe d' écarlate. Le
firmament vous a filé depuis longtemps une
ceinture toute d' azur, et le désert vous a
cousu, sans salaire, une tunique toute blanche.
La Vierge Marie.
i
ange Rachel, ne voyez-vous point venir son
père ? Est-il vrai qu' il m' abandonne pour une
vierge mieux parée dans une étoile de
printemps ?s demain, je veux aller, pour
le chercher, m' asseoir, avec mon voile, sur
le banc des barques des pêcheurs, à la proue
ciselée des
p111
vaisseaux, à la croix des chemins, sous la
lampe, dans les hôtelleries. J' irai m' asseoir
sur le bouclier du soldat, dans les tours
d' ermites, à la fenêtre des prud' hommes,
dans les chapelles, à la porte des églises,
sans toit ni auvent, sur la borne des rues.
Par le plus haut escalier, je veux monter
dans une cathédrale sous une niche tout
ouverte, pour crier aux quatre vents : re,
nous avons faim et soif, et je n' ai plus de
lait ; apportez à votre enfant votre journée
entière de quoi vivre jusqu' à demain.
ii
je ne demande pas de voile d' or ni de ceinture
de jeune mariée. Je ne demande pas deux
bracelets ni un collier de verre, comme en
portent les vierges quand elles vont à la
fête. Je demande un pan de laine pour le plus
grand roi des rois. S' il venait à mourir si
petit dans mes bras, qui me ferait mes habits
de deuil pour pleurer ? La nuit, en hiver,
ne serait pas assez brune ; la neige, à noël,
ne serait pas assez blanche ; pour me faire
ma tour, le bois d' ébène ne serait pas assez
noir ; pour me faire mon voile, le firmament
ne serait pas assez long.
iii
allez, rossignols, ne chantez pas si matin ;
petits des cigognes, ne vous levez pas si
tôt. C' est moi qui ai endormi mon seigneur ;
c' est moi qui veux le réveiller. Vous n' avez
rien à porter que vos crêtes de rosée ; lui,
si petit, il faut qu' il porte, sans plier,
sa couronne de Dieu. Qu' il dorme, qu' il
dorme encore ! J' ai se dans son jardin du
basilic, et j' ai peur qu' il ne cueille des
larmes en se levant.
Le Christ, en s' éveillant.
ma mère, prenez-moi dans vos bras. Les rossignols
chantent dé, les petits des cigognes secouent
déjà leurs ailes.
p112
La Vierge Marie.
Je vous bercerai sur mon épaule pendant que la
rosée naîtra, pendant que le soleil severa.
Le Christ.
Ma mère, êtes-vous seule ? Où est donc allé
mon père ? Je ne l' ai encore jamais vu.
La Vierge Marie.
Votre père demeure loin d' ici.
Le Christ.
Que fait-il, qu' il ne vient pas ?
La Vierge Marie.
Il porte un lourd fardeau aussi pesant que le monde.
Le Christ.
Faut-il marcher longtemps pour aller jusqu' à la
ville il demeure ?
La Vierge Marie.
Plus longtemps que vos pieds ne pourraient vous
porter.
Le Christ.
Si tôt que son ouvrage sera fini, il reviendra
vers nous.
La Vierge Marie.
Jamais son ouvrage n' est fini ; c' est nous qui
partirons pour aller le chercher où il est.
Le Christ.
Ne pleurez pas, ma mère ; quand je serai plus
grand, j' irai tout seul l' appeler.
La Vierge Marie.
Vous me mènerez vers lui.
Le Christ.
Ma mère, dites-moi : a-t-il, comme vous, une
auréole autour de la tête ?
p113
La Vierge Marie.
Son auole est de nuage, et l' agrafe de son
manteau est une étoile.
Le Christ.
Et sa maison est-elle plus grande que la vôtre ?
La Vierge Marie.
Sa maison, vous la voyez. Son toit est d' azur du
ciel ; le soleil est sa lampe d' ouvrier ; et le
matin qui poudroie est la poussière qu' il
secoue sur sa porte.
Le Christ.
Puisqu' il est si riche, il nous enverra de beaux
messagers.
La Vierge Marie.
Ses messagers, les voici.
Xi
Un Lion Couronné.
Depuis mille ans, je porte ma couronne sur ma
tête. La bise, dans lesert, ni les licornes
de l' Iran ne l' ont pas renversée ; je l' ai
gare jusqu' à présent, toute luisante, pour
la poser dans votre crèche.
Le Christ.
Je voudrais toucher aussi votre crinière sur
votre dos.
Le Lion.
Mon dos est sali par le sable ; ma crinre
est trop haute. Si vous la voulez toucher,
je me coucherai sur votre lit de paille.
Un Griffon.
L' ongle de mon pied ni ma croupe de cavale ne
couraient pas assez vite. J' ai pris mes ailes
de soie pour arriver
p114
à votre porte avant les rois. Voilà du sable
d' or que j' ai ramasdans l' Euphrate ; voi
un pan de lin de Perse, de quoi vous faire
une tunique.
Le Christ.
Et vous, bel aigle, que tenez-vous à votre bec ?
L' Aigle.
Ma charge de duvet pour votre aire ; voilà
aussi, pour vous désennuyer, un globe du monde
qu' un aiglon de Calabre portait à sa nice
dans Rome, sur la cime du capitole.
Le Christ.
Laisse-le à mes pieds ; il te fatigue à remuer.
Les Rois Mages.
Est-ce vous, roi des cieux plantureux ? Quand vos
yeux se sont ouverts, les étoiles ont fer
leurs paupières et leurs cils d' or. Quand
votre re a délié vos cheveux sur vos
épaules, vous avez secoautour de vous
l' aube du jour, comme un cygne la rosée.
Le brin de romarin qui vous a vu le premier
l' a dit au chemin, le chemin l' a dit à la
rivière, la rivière à la mer, la mer à la
montagne, la montagne à nos sceptres, nos
sceptres nous l' ont redit ; et, pour vous
adorer, nous nous agenouillons comme le brin
de romarin. En présent, nous vous apportons
un beau calice de vermeil. Tous nos rois y
ont bu l' un après l' autre ; tous nos dieux
avant eux. Le plus puissant y a mêlé, avec
son doigt, comme l' eau et le vin, les pleurs
et la sueur des mondes. Buvez-y à votre tour ;
buvez pour votre soif dans cette coupe enchantée.
La Vierge Marie.
Mon seigneur, ne prenez pas, je vous en prie, à
votre main ce calice ; il y a du fiel et de
l' absinthe sur ses bords.
p115
Les Rois Mages.
Ce n' est pas du fiel, vraiment, ce n' est pas de
l' absinthe ; ce ne sont que des larmes.
Le Christ.
Mes mains sont encore trop petites pour porter
ce grand calice.
Les Rois Mages.
Un génie, dans un creux de la montagne a poli
de son marteau, pendant un milliard d' années,
cette couronne de rubis. Brama l' a mise sur
sa tête ; Memnon l' a portée après lui ; mais,
pour vous la donner, nous l' avonscouronné
sur son siège de néant. Essayez-la à votre
front d' enfant.
La Vierge Marie.
Que vois-je au fond de cette couronne ? Du sang
qui dégoutte, des piquants d' épines de bois de
Judée. Mon seigneur, n' y touchez pas.
Les Rois Mages.
Ce n' est pas du sang, vraiment, ce ne sont pas
des épines de buissons ni de fots ; ce sont
des clous d' or.
Le Christ.
Ma tête sur mon épaule est encore trop novice
pour porter cette pesante couronne.
Les Rois Mages.
Si ces présents sont trop lourds, ils vous
serviront plus tard, quand vous prendrez notre
âge. Nous en avons d' autres encore : des
amulettes pour suspendre à votre cou, des
calumets d' ambre et de gomme, les clefs
d' argent de cent villes et d' autant de
châteaux, vingt chariots remplis de brants
d' acier fourbi et d' encens, que des maures
ont cueilli sur la branche, mille idoles
de blanc ivoire avec les ouvriers qui les
ont faites, une mitre odorante de topaze,
quatre rois couleur de la nuit noire pour vous
p116
laver les pieds, quatre rois couleur de bronze
pour vous les essuyer.
Un Berger.
Adieu, notre maître, maître vendangeur, qui
remplissez votre calice de tous les pleurs de
la vigne ; adieu, notre maître, maître
cheron, qui mettez à votre couronne toutes
les épines de la terre. Après le roi de
Babylone et le roi de Perse, si nous
montrions nos présents, nous serions méprisés,
moqués de nos hoyaux, de nos chariots.
Choeur Des Bergers.
De nos chariots et de nos chars, de nos faux, de
nos faucilles, de nos sillons et de nos socs.
Retournons chez nous. Femmes de bergers,
ouvrez le loquet. Reprenez vos durs sayons
et votre lourde cruche sur votre tête, toute
pleine de vos larmes. Balayez de notre seuil
les fleurs d' épines et de muguet. L' enfant-Dieu,
qui devait nous faire plus riches que des mages,
ne nous a pas regardés. Nous n' avions rien
à lui donner dans son berceau de paille que
l' aube qui blanchit dès le matin, rien que le
chaume qui jaunit, rien que l' or du soleil
sur notre front, rien que la rosée sous nos
pieds, rien que l' alouette mignonnette sur
notre tête.
Le Christ.
J' aime mieux que mille idoles d' ivoire avec les
ouvriers qui les ont faites, la couleur de la
rosée sous les pieds des bergers.
Les Rois Mages.
Arrière les esclaves ! Fils de roi, venez avec
nous dans notre palais tout luisant de
pierreries. Nos éléphants vous porteront
dans des palanquins de soie. Nos peuples
tiendront votre parasol sur votre tête.
Des péris de la Perse, habillées de
diamant, vous berceront d' amour, mieux
que votre mère dans votre étable. Du fond des
p117
citernes, du milieu des lacs, des avatars aux
corps de vierges vous chanteront des chansons
pour dormir ; et des sphinx couronnés de
bandelettes vous conteront, le soir, dans le
désert, des histoires plus vieilles que le
monde.
Choeur Des Bergers.
Si vous venez avec nous, nos chemins sont durs,
plus durs nos chariots. Sous nos toits, la neige
tombera à vos pieds, et les rouges-gorges
mangeront votre pain dans votre main en se
chauffant au bord du feu. Vous aurez pour
vous réjouir nos hoyaux pendus à la muraille
et nos socs lassés de la journée, qui se
reposent à notre porte. Des fées, grandes
au plus d' une palme, vêtues à peine d' un
brin de laine, toutes pauvres, toutes vieilles,
mendieront le soir à votre chevet ; et des
esprits follets viendront, à minuit, essayer
sur leurs têtes de fumée votre couronne de
dieu.
Les Rois Mages.
Dans notre pays, le soleil se lève comme un roi
mage qui monte à sa tour ; le dattier fleurit
et le citronnier aussi ; la gomme croît sur les
arbres, l' encens sur les branches, l' amour
sous la tente des femmes. Là, la cigogne fait
son nid sur le toit qu' elle aime le mieux ;
le sable est d' or, l' ombre sent la myrrhe ;
au fond des citernes, le ciel pur se
désaltère en s' y mirant tout le jour. Venez
dans nos royaumes ; la mer, qui les touche,
vous apportera des perles sur sa rive ; et
vous caresserez, quand vous voudrez, sa verte
chevelure sans la mettre en colère.
Choeur Des Bergers.
Dans notre pays, le soleil se couche comme un
faucheur fatigué qui a gagsa journée ; le
pin y verdit sur le mont, le bouleau dans la
forêt ;, le nuage est noir, la bise
murmure, la feuille morte sanglote à notre
seuil ; et puis la chaumine soupire, la
grotte pleure, l' océan
p118
ne paître dans l' orage ses troupeauxmuselés ;
vous aurez faim, vous aurez soif, et il n' y
a rien aups de nous, que nos chiens pour
vous garder.
Le Christ.
J' aime mieux que le pays des rois le pays où la
chaumine soupire, où la grotte pleure, où la
feuille sanglote.
(les rois s' en vont.)
xii
Choeur.
i
trois faucons s' en sont allés en pleurant sur la
montagne. De douleur, ils ont laistomber
leur proie de leurs ongles. Leurs becs ont
du sang jusqu' aux yeux, leurs serres jusqu' aux
genoux. Ils ont laissé tomber aussi leur
anneau d' or que le torrent emporte, que la
mer met à son doigt, oui, la mer lointaine, que
les faucons ne verront plus, ni les milans,
ni les autours, ni les émérillons avec leurs
prunelles d' éméraude.
ii
trois rois mages s' en sont allés en pleurant
dans leurs chemins. Leurs yeux ont des larmes
jusqu' aux joues, qu' ils essuient avec leurs
barbes. De douleur, ils ont laissé choir
leurs sceptres dans une source. De désespoir,
ils ont laissé choir dans un fleuve leurs
couronnes, que la vague prend, que le cours
entraîne, que l' océan met sur sa tête, oui,
l' océan des îles, que les rois ne verront
plus, ni les reines avec eux, ni les panetiers,
ni les écuyers avec leurs baudriers cousus
d' argent.
p119
iii
une cigogne, sur son toit, qui les a vus, a dit
aux faucons : qu' avez-vous fait de vos ongles
qui déchiraient si bien votre proie, et de
vos ailes qui volaient si vite sur le bord
des orages ? Avez-vous fait la guerre pendant
trois jours avec le vautour de cent coudées
de Josaphat, que vous êtes si las ? -non
pas, non pas ; c' est le petit d' une colombe
de Judée qui, sans sortir de son nid, blesse
à mort tous les faucons d' Arabie qui le
regardent.
iv
une ville bien bâtie, qui les a vus, a dit aux
rois mages : sont vos manteaux et vos pans
d' habits ? Où sont vos couronnes et vos
sceptres que j' avais ciselés ? Qui a jeté
dans le chemin vos amulettes, avec vos
mitres ? Donc, vous avez fait la guerre
à un fils de prince qui avait cent chevaux
tout harnachés à son chariot, et mille
ares pour le défendre. Les frondeurs
ont déchiré votre robe, les cavaliers
votre tunique, et les archers avec leurs
flèches ont rempli vos yeux de larmes.
-non pas, non pas ; c' est un enfant de
Galilée, avec trois bergers, qui découronne
tous les rois d' orient, dès qu' il les rencontre.
Les Chariots.
Puisque les cadeaux des mages valent moins que les
cadeaux des esclaves, ne suivons plus les
rois avec nos roues. à présent, celui qui
nous mènera demeure en Galilée.
Les Mules.
Nos pieds dos ne veulent pas marcher plus loin
sur les dalles d' orient. à présent notre gardien
nous fera notre litière dans un autre pays,
le soleil se couche, où l' ombre est plus
épaisse.
p120
Balthasar, Roi De Babylone.
Sans chariots et sans mules, s' il faut voyager,
qu' est devenue ma ville avec ses mille tours ?
De honte elle a caché, comme une autruche,
sa tête sous le sable, et son poitrail sous
les broussailles. Cet enfant-Dieu, pour
jouer, a effacé de son doigt mon royaume.
Mes peuples ont disparu sans m' attendre,
comme un noeud qu' il a dénoué en s' amusant.
Mes châteaux sont en poussière. Holà !
Qu' un lion d' alentour, au fond de son gîte,
fasse une place pour la nuit au roi de
Babylone !
Melchior, Roi De Perse.
Un arabe a passur une cavale rapide, pour
emporter en croupe mes peuples dans sa tente.
Mes nations, mes satrapes et mes dieux
tiennent aujourd' hui dans le creux de ma
main. Bel enfant, qu' avez-vous fait ? Vous
avez renver dans votre étable le pays
d' Orient, comme une jatte pleine de lait.
Le Roi De Saba.
Asseyons-nous par terre pour pleurer. Tout
s' efface ; nos corps s' évanouissent ; nos
royautés, dans nos mains, deviennent de la
cendre ; nos majestés s' évaporent comme un
brin de fumée au feu d' un berger.
Balthasar, Roi De Babylone.
Voyez ! Je ne suis plus ni roi, ni fils de roi ;
mes larmes sont devenues un ruisseau où les
grues viennent boire dans les murs de mon
palais.
Melchior, Roi De Perse.
Je ne suis plus qu' un murmure dans les brures
de mes salles, qui répète toujours : fleur
d' épine, fleur d' Asie, ta couronne est tombée.
Le Roi De Saba.
Et moi, qu' un rayon argenté dans la nuit, qui
dit à
p121
la ruine : tour de marbre, tour d' Orient,
votre toit est à terre.
Choeur.
i
oui, pleurez, faucons dans votre nid ; pleurez,
rois dans vos broussailles. Le pays d' Orient
a perdu son été, qui mûrissait sur la branche
son or et ses dieux. Le soleil du monde n' est
plus à son matin, il va chercher son étable
dans d' autres climats. étoile des bergers, le
suivrez-vous si loin, jusqu' au pays du soir,
le givre pend aux arbres, où le bouleau
blanchit, où la mousse soupire, où le cerf,
avec sa charge de ramée, va bramant dans les
forêts noires ?
ii
écoutez ! Les sphinx se font un suaire de sable
jusqu' au cou. échevelées, les villes
redescendent leurs escaliers. Tremblantes,
elles se blottissent sous la bruyère ardente.
L' arceau se rompt, la colonne plie ses genoux,
le sommet de la pyramide demande à la cigogne
de le cacher sous son aile.
iii
pâle, la foule se disperse ; pâle, la foule
s' évanouit. Tout un peuple engraisse de sa
cendre un palmier, et tout un empire une
fleur d' aloës. De Babylone, il reste un
chevrier, sans sayons, qui siffle ses chèvres ;
des armées de Perse, un gardeur de cavales
qui trait leurs mamelles.
iv
là haut, sur le mont, le cyprès pour gémir s' est
habillé de noir ; la citerne s' est tarie.
Là-bas, dans la vallée, le chacal s' est
arrêté ; il regarde, il hérisse son poil,
il hurle à un monde qui n' est plus :
veille toi. L' écho dans le mont, l' écho
dans la vallée, l' oasis qui l' écoute, la mer
p122
qui reste béante, le désert qui s' avance pieds
nus, lui répondent : notre dieu Pan est mort.
v
un Dieu plus jeune de mille ans est arrivé ;
il enjambera, sans s' élancer, la mer d' un pas.
Raisin des gaules, mûris-toi sous ton chêne ;
c' est lui qui te vendangera. Figue d' Espagne,
que personne n' a plantée, c' est lui qui te
cueillera.
vi
mais toi, vieil Orient, sans pouvoir délier
tes rives, tu resteras assis sur ta plage
dans Byzance, comme un pacha à la proue de
sa galère ; mets ton turban sur ton front,
remplis ton calumet de gomme et d' ambre ;
compte les vagues qui passent ; pas une ne
te rapportera les jours qui ont été.
Un Sphinx.
Passant, qui chantez si bien, savez-vous donc
s' il n' y a plus au Liban du bois de Judée,
de quoi tailler une croix ?
INTERMEDE DE LA 1ERE JOURNEE
p123
Danse Des Diables.
Lucifer.
Comédie pour codie, la pièce est bonne.
Astaroth.
Et le sujet fort ridicule.
Lucifer.
La création, vous voulez dire ?
Astaroth.
Eh quoi donc ? Quand le néant, toujours béant,
toujours riant, vous baise la main à votre
porte, l' échanger contre un monde pleureur,
l' idée est plaisante, ma foi !
Lucifer.
D' accord ; je croyais pourtant que viathan
et le serpent vous conviendraient assez.
De ceux-là, je ne dis rien ; mais arrondir le
ciel avec sa truelle pour abriter contre
l' orage qui ? Un ver ? Un brin d' ivraie ?
Une épine au moins ! Un rien peut-être ? Non,
p124
moins que cela, un homme ! Lenoûment est
heureux et mérite qu' on vous en voie épris.
Choeur Des Diables.
Paix donc ! écoutez Belzébuth.
Belzébuth.
i
anges, dominations, notables maîtres et docteurs
en toutes choses, vous avez entendu le premier
acte de notre céleste comédie. Cet acte est
faible. La voix manquait à nos choeurs comme
aux ombres sous nos lanières : l' océan est
resté court, Babylone a trembloté devant
vous, Ninive a croulé une heure trop tôt ;
qu' y faire ? La faute est au sujet ; la
création ennuie. Ni en haut, ni en bas, ni au
loin, ni auprès, personne n' en veut plus.
ii
si notre oeuvre est un chaos, l' univers vaut-il
mieux ? Chacun arrive et s' en va sans congé.
rité, fantaisie, quel est le rêve ? Quelle
est la veille ? Sur la route d' Antioche,
souvent j' ai cru que les étoiles allaient
s' éteindre au firmament, comme la lampe d' un
bateleur, faute d' un peu d' huile vers le soir ;
et vraiment la terre pence sur son côté
s' en va en boitant à cette heure, comme un
homme ivre, par le chemin qui ne jusqu' à
mon seuil. Avec elle, va-t' en donc, beau
poëme enivré, clopin-clopant, jusqu' le
rien pousse sa borne.
iii
la nature est ma passion, et une nuit d' Orient
m' a toujours tenu éveillé autour des troncs
des figuiers. Mais à présent, entre nous on
peut le dire, cette lumière dardée sur les
rivages, l' indigo de la mer, l' ombre noire des
montagnes, ces voix qui soupiraient dans les
branches des forêts, ces esprits qui
gazouillaient dans les sources,
p125
et cette poussière d' or jetée à pleines mains
aux yeux de l' univers, n' étaient que faux
aloi ; aujourd' hui le secret est connu.
Dans nos creusets chimiques nous en faisons
autant : pour trois jours, donnez-moi dans
ma chaudière le firmament, terre, ciel, matière,
esprit, science, gloire, amour, et quatre
grains de carbonate, après trois jours,
il restera au fond un feu follet et un peu
de lie couleur de ma figure.
iv
d' ailleurs, en tout, le commencement est
difficile ; et l' Orient, qui ouvre la vie
humaine, est un début du créateur qui mérite
indulgence. Avouons-le, la main de notre
divin mtre tremblait et cherchait ses idées,
quand il mettait des milliers d' anes à pétrir
une nation, et qu' il s' arrêtait à l' ombre,
en égypte ou dans l' Inde, le temps de
faire quatre mondes. Que de siècles perdus
à planter pesamment deux ou trois peuples
hâlés dans cette boue du Nil, à balbutier
toujours la même idée, en hiéroglyphes, en
pierre ciselée, en villes murmurantes,
comme un ange novice qui s' arrête dès le
milieu de son verset, en comptant ses
syllabes une à une, avec son archet sur ses
doigts !
v
et puis, par un beau jour, quand il a pris tous
les visages des religions de l' Orient, et qu' il
a dit sans sourciller : avec l' épervier de
Thèbes, je glapis ; avec la licorne de
Perse, je bondis ; avec la colombe de
Chaldée, je roucoule ; avec le crocodile,
je brame ; avec le sphinx, je m' accroupis ;
n' avons-nous pas cru tous, mes fres, que
l' éternel, devenu fou, jouait une divine
comédie, dont il était l' unique personnage ?
Rôle merveilleux, sur ma parole, artiste
accompli, s' il eût été moins ampoulé dans
Babylone et dans la terre d' égypte.
p126
vi
mais à lui le réel, à nous l' idéal. Sans
mentir, sur nos ailes de soie, nous avons
élevé notre sujet aussi haut qu' il pouvait
monter. Par delà, on ne trouve que la voûte
du ciel, où niche l' oiseau de mort qui
accompagne de ses piaulements chacune de mes
paroles. Le style a été revu et châtié
pendant trois siècles ; son harmonie est
éclatante comme la viole d' un crubin, et
me un peu creuse pour mieux fléchir notre
modèle ; car je soupçonne fort que ces cieux
vagabonds, ces étoiles vacillantes, ces
dieux, ces âmes immortelles et cette sphère
de l' univers, sont des bulles de savon aux
couleurs éthérées, que l' infini s' amuse avec
un chalumeau à souffler entre ses doigts dans
la coupe du monde.
Astaroth.
Ou bien plutôt un rond qu' il fait pour se
distraire en crachant dans le puits de l' abîme.
Lucifer.
Oui, la chose est ainsi plus probable ; dès ce
soir, je la veux essayer à mon tour sur la
source blafarde où nous buvons.
Belzébuth.
L' idée est de bon goût ; elle me plaît tout à
fait, car le mal est trouvé.
Sainte Madeleine.
Je voudrais cacher mes larmes sous ma robe de
lin ; quand j' étais assise sur le chemin de
Joppé, quand je baissais mes yeux dans mon
livre des psaumes, j' entendais une voix toute
pareille, en effeuillant les herbes et les
marguerites des prés.
Belzébuth.
Mon amour, votre sensibilité est exagérée,
votre imagination vous trompe ; soyez sûre
que c' est un pur effet de
p127
ma déclamation, et que l' art poussé à un certain
degré produit de ces illusions. Ménagez
davantage la bonté de votre coeur pour les
scènes qui vont suivre ; aussi bien,
j' entends déles palmes des figuiers qui
tombent sous la serpe des atres, et l' eau
du baptême qui frémit dans le Jourdain.
Ces deux sensations me sont également
désagables : donc je me retire.
2E JOURNEE, LA PASSION
p129
I
Le Désert.
i
quand un gardeur de chameaux vient à passer par
mon chemin, en chantant sa chanson pour que
son troupeau le suive, je me tais dans mon
sable. Depuis le matin jusqu' au soir, je
m' assieds à l' entrée de ma tente sur ma
grève ; j' écoute, je retiens mon souffle
tant que la caravane déborde à la porte
de Damas ou de Jérusalem. Ma voix est
le vent d' Arabie ; murailles qu' il va
secouer, portes demi-closes où il gémit,
tours dont il bat les créneaux, feuilles
du figuier qu' il dessèche, mitres et turbans
qu' il dénoue sur la tête des prêtres,
crinières des chevaux qu' il amoncelle,
comme une flamme de broussaille, écoutez
mon chant à votre tour.
ii
la montagne adore son ombre ; le fleuve adore
son limon ; la barque adore son rivage. Je
n' ai ni ombre, ni limon à pétrir pour m' en
faire une amulette. Jéhovah est
p130
l' idole que je pends à mon cou ; il est fait
comme moi ; comme moi, il est seul ; comme
moi, il marche dans son sable, sans trouver
de compagnon ; comme moi, il regarde de son
banc, et il ne voit jour et nuit cheminer
que lui seul sur sa plage : son souffle
efface ses années mieux que je n' efface
de mon souffle les pas des caravanes à
clochettes résonnantes. Les mondes, les
nations, les étoiles ailées, se reposent
en passant vers sa citerne, comme les
cigognes voyageuses s' arrêtent une nuit vers
l' abreuvoir de mon puits. Pour le parer, je
n' ai point de bracelets de Perse, ni
d' ivoire de l' Inde, ni d' or de Chaldée ;
les rayons du soleil à midi sont tout mon
héritage ; je lui en ai fait une épée qui
flamboie ; et mon immensité sans bords, sans
portes, sans sources, sans confins, est le seul
ornement que je lui puisse donner.
iii
j' avais un palmier que j' aimais ; son tronc
était svelte comme une fille de Damas, sa
cime portait son feuillage, comme une
samaritaine porte sur sa tête une cruche
pleine en revenant de la citerne. Pourquoi
es-tu triste, beau palmier aux mille fleurs
couleurs de feu ? Si tu cherches de l' ombre,
j' en irai demander en rampant à mes
bruyères ; si tu cherches de l' eau, je
retournerai en arrière pour tremper de rosée
un pan de ma ceinture.
iv
-ni l' ombre de tes bruyères ni l' eau de rosée
ne me consoleront ; je veux d' un souffle
faner mes fleurs ; je veux creuser de rides
mon jeune tronc. Pour jamais, je veux voiler
ma tête de mon feuillage échevelé, comme
un prêtre en deuil. Je suis triste à mourir,
de ce que j' ai vu, en montant au plus haut
de ma cime, duté du Golgotha.
p131
v
-ne meurs pas, ô mon palmier d' amour : je n' ai
que toi que mes lèvres puissent baiser depuis
le jour jusqu' au soir. Ne suis-je pas couché
à tes pieds comme un chien fidèle ? Chaque
matin, ne t' ai-je pas apporté la rosée que
j' ai trouvée ? Quand je m' éveille dans la
nuit, tu verses sur moi ta chevelure de
parfum ; mes rêves sont embaumés quand je
ve de toi. Si tu balances ta cime, je pense
en moi-me : il m' appelle ; et je rampe
jusqu' à ton ombre. Ah ! Ton ombre ! C' est
une foule qui m' habite ; c' est ma source où
je bois ; c' est ma tente où je m' endors. Toi,
l' amant de ma grève, l' époux de mon sable
cuisant ; à psent que je t' aime, que
deviendrais-je, mon Dieu, si le jour, en
se levant, ne me disait plus : le voilà !
vi
-comment ma cime ne se fanerait-elle pas ?
Comment la moelle de mon tronc ne se
cherait-elle pas sous l' écorce ? Je vois,
je vois par le sentier qui mène à Golgotha,
le Christ qui se trne sous une croix.
Pour auréole, sur sa tête, il a une couronne
d' épines. Oh ! Qu' il marche lentement ! Il
regarde derrre lui, si le désert ne vient
pas à son secours. La foule gronde dans la
ville comme un ouragan d' hiver. Les tribus
grimpent comme des branches de vignes au plus
haut de leurs terrasses ; mais l' aigle cache
sa tête sous son aile. Le sommet de l' Oreb
redescend en courant dans la vallée : au plus
haut du ciel, deux yeux de ant, qui
contiennent plus de pleurs que ta citerne
n' a d' eau de pluie, demi-fermés sous leurs
paupières d' azur, laissent tomber sur moi une
à une leurs larmes blantes. Si le Dieu qui
m' a don toutes mes fleurs monte à Golgotha
comme un aloès au plus haut de sa tige, pour y
boire dans son calice son
p132
amer poison, je veux aussi me descher à ma
cime et mourir comme lui.
vii
-attends encore une heure ! Si je poussais mes
sables devant moi, peut-être arriverais-je à la
porte de Jérusalem avant que le Christ t
monté le Calvaire. Dis aux cigognes de me
donner leurs ailes ; aux chevaux d' Arabie,
leurs pas rapides ; au lion, sa crinière ;
au serpent, ses anneaux, pour que je marche
plus vite que les tribus, que les porte-croix.
viii
ah ! Que je rampe lentement ! Ah ! Que ma selle
est brûlante sur mes flancs ! Pour passer un
fleuve, il me faut plus d' une année ; pour
fouler sous la corne de mon pied une ville
avec ses obélisques, il me faut un siècle.
Avant que ma gueule béante se dresse sur les
remparts pour boire dans la coupe de ce peuple,
n' aura-t-il pas dressé la croix ? Avant que
j' aie rongé les degrés du Calvaire, le Christ
n' aura-t-il pas bu son fiel et son hysope ?
ix
l' heure est passée ; après l' heure, le soir
aussi est passé, et moi j' arriverai trop tard.
Jéhovah n' a plus de fils ; moi, je n' ai
plus ni palmier, ni compagnon. Jéhovah est
seul au firmament ; moi, je suis seul sur ma
grève : nos deux déserts se joignent, et ils
s' attristent l' un l' autre. Tous deux nous
roulons dans notre immense ennui, sans y
trouver de rivage : nous ne rencontrons,
nous n' entendons que nous. Nos deux échos
se ressemblent. Demain, quand il passera,
comme un arabe qui cherche son butin, si je
lui demande : où est ton fils ? Il me
pondra : et toi, où est ton ombre ?
p133
x
et moi ! Ma voix est le vent d' Arabie. Murailles
qu' il va secouer, portes demi-closes où il
gémit, tours dont il bat les créneaux,
feuilles du figuier qu' il desche, mitres
et turbans qu' il dénoue, crinière des chevaux
qu' il amoncelle comme une flamme d' herbe
chée, vous avez entendu mon chant.
Ii
intérieur de la ville de Jérusalem. La porte
de la maison d' Ahasvérus est ouverte.
Les Frères D' Ahasvérus.
Ahasrus, viens, rentrons dans la maison.
Fermons le loquet de la porte ; n' as-tu pas
peur du vent qui souffle et du bruit qu' on
entend dans la ville ?
Ahasrus.
Rentrez, mes petits frères, allez dormir sur vos
nattes. Je veux rester sur mon banc pour
regarder passer la foule.
Les Frères D' Ahasvérus.
La voilà ! Sauvons-nous !
La Foule, en suivant le Christ, qui porte
la croix.
salut au roi, au beau roi de Judée ! Menons-le
au sommet du Calvaire, pour qu' il voie de plus
loin tout son empire. Celui de Babylone, ou
d' égypte ou de Perse, est-il jamais monté
sur un trône si élevé ? à présent, l' enceinte
de la ville n' est pas assez belle pour lui.
Quand nos hautes tours seront tomes, quand
les serpents monteront à notre place par nos
escaliers, quand le sert s' assiéra à notre
table, alors il reviendra, s' il veut,
p134
avec sa couronne d' épines de buisson, avec sa
robe déchirée, avec ses pieds sanglants, être
le roi de notre ruine.
Ahasrus.
Ils approchent. On entend déjà le bruit des pas ;
mon coeur bat dans ma poitrine.
La Foule.
A-t-on rendu à Barabas son épée, sa cape, son
cheval et son carquois plein de flèches ?
Donnons lui dans sa bourse dix deniers
d' argent brillant. Habillons-le de rouge
en messager ; il ira par les villes dire
aux larrons, aux faiseurs de filets, aux
esclaves qui tournent les moulins :
savez-vous la nouvelle ? Votre roi vous
attend sur le perron de sa tour de Golgotha.
Ahasrus.
La voix de ce peuple m' enivre comme une outre de
vin du Carmel. Sa colère est certainement juste.
La Foule.
Pilate, sage Pilate, as-tu pris ton aiguière
d' or ? Encore, encore ! Regarde cette tache
que tu n' as pas ôtée. Rome se lave les mains ;
cette vierge innocente, qui n' a tenu que le
fuseau dans la chambre de sa mère, ne veut
pas porter une bague de sang à son doigt ;
mais nous, sans tarder, nous suivrons les pas
de notre fils de roi. Vraiment, ne vaut-il
pas mieux que David ? Voyez, il pleure, et
n' a ni épée ni fronde ; ses échansons sont
deux larrons à son côté. S' il veut nous
châtier, qu' il commande ; peut-être cette
fois il ne nous renverra pas si loin que les
saules de Babylone. Faut-il retourner, les
mains liées derrière le dos, au désert,
jusque dans l' égypte ? Partons ; depuis
longtemps, nous savons le chemin, -et un
court sentier pour revenir.
p135
Ahasrus.
Ils arrivent, ils sont là, ils passent, ils
reculent ; leurs cris remplissent la rue ;
si cet homme était un vrai devin, le vent
qui souffle du désert renverserait les
terrasses avec les tours. C' était un faux
devin ; mort sur lui !
La Foule.
Si c' est un magicien de Chaldée, il a pour
serviteurs dans le désert, sous les restes
des villes, des licornes de marbre, des lions
ailés dont les esprits ont taillé la crinière
avec des ciseaux d' or ; il a pour messagers
des sphinx qui se reposent de leurs courses
à la porte des temples, dans des blocs de
rochers. Qu' il dise à ses griffons d' arriver
pour lui faire son cortège ; mais l' aile de
ses griffons est trop pesante, le sommeil
de ses sphinx est trop lourd. Avant que son
troupeau ensorcelé de licornes et de lions
ailés bondisse autour de lui, avant que les
ibis et les éperviers de pierre descendent
de leurs olisques pour le défendre, voici
les vautours de Judée qui vont prendre demain
sa couronne sur sa tête, pour la porter dans
les bois à leur nice. Oh ! Non, ne
t' arrête pas dans ta nichée, mon vautour du
Carmel ; monte plus haut que le roc, monte
plus haut que la nue, monte plus haut que
l' étoile, monte jusqu' à Jéhovah : -sais-tu
ce que j' apporte à mon bec ? ôhovah !
Vraiment, ce n' est pas un brin de laine
de Joppé, ce n' est pas une verveine de
bruyère ; c' est la couronne d' épines de
Judée, que j' ai prise au Calvaire, sur la
tête de ton fils de Nazareth.
Ahasrus.
à mesure qu' il avance, son auréole brille mieux
que celle d' un prophète élu ; c' est encore
un de ses enchantements.
Le Christ.
Est-ce toi, Ahasrus ?
p136
Ahasrus.
Je ne te connais pas.
Le Christ.
J' ai soif, donne-moi un peu d' eau de ta source.
Ahasrus.
Mon puits est vide.
Prends ta coupe, tu la trouveras pleine.
Ahasrus.
Elle est brie.
Le Christ.
Aide-moi à porter ma croix par ce dur sentier.
Ahasrus.
Je ne suis pas ton porte-croix ; appelle un
griffon du désert.
Le Christ.
Laisse-moi m' asseoir sur ton banc, à la porte
de ta maison.
Ahasrus.
Mon banc est rempli, il n' y a de place pour
personne.
Le Christ.
Et sur ton seuil ?
Ahasrus.
Il est vide et la porte est fermée au verrou.
Le Christ.
Touche-la de ton doigt, et tu entreras pour
prendre un escabeau.
Ahasrus.
Va-t' en par ton chemin.
Le Christ.
Si tu voulais, ton banc deviendrait un escabeau
d' or à la porte de la maison de mon père.
p137
Ahasrus.
Va blasphémer tu voudras. Tu fais cher
sur pied ma vigne et mon figuier. Ne t' appuie
pas à la rampe de mon escalier. Il
s' écroulerait en t' entendant parler. Tu
veux m' ensorceler.
Le Christ.
J' ai voulu te sauver.
Ahasrus.
Devin, sors de mon ombre. Ton chemin est devant
toi. Marche, marche.
Le Christ.
Pourquoi l' as-tu dit, Ahasvérus ? C' est toi
qui marcheras jusqu' au jugement dernier,
pendant plus de mille ans. Va prendre tes
sandales et tes habits de voyage ; partout
tu passeras, on t' appellera : le juif errant.
C' est toi qui ne trouveras ni siège pour
t' asseoir, ni source de montagne pour t' y
désaltérer. à ma place, tu porteras le
fardeau que je vais quitter sur la croix.
Pour ta soif, tu boiras ce que j' aurai
laissé au fond de mon calice. D' autres
prendront ma tunique ; toi, tu hériteras
de mon éternelle douleur. L' hysope germera
dans ton bâton de voyage, l' absinthe crtra
dans ton outre ; le désespoir te serrera les
reins dans ta ceinture de cuir. Tu seras
l' homme qui ne meurt jamais. Ton âge sera
le mien. Pour te voir passer, les aigles
se mettront sur le bord de leur aire. Les
petits oiseaux se cacheront à moitié sous
la crête des rochers. L' étoile se penchera
sur sa nue pour entendre tes pleurs tomber
goutte à goutte dans l' abîme. Moi, je vais
à Golgotha ; toi, tu marcheras de ruines en
ruines, de royaumes en royaumes, sans
atteindre jamais ton Calvaire. Tu briseras
ton escalier sous tes pieds, et tu ne pourras
plus redescendre. La porte de la ville te dira :
plus loin, mon banc est usé ; et le fleuve
tu voudras t' asseoir te
p138
dira : plus loin, plus loin, jusqu' à la mer ;
mon rivage, à moi, est plein de ronces. Et la
mer aussi : plus loin, plus loin ; n' êtes-vous
pas ce voyageur éternel qui s' en va de peuples
en peuples, de siècles en siècles, en buvant
ses larmes dans sa coupe, qui ne dort ni jour
ni nuit, ni sur la soie, ni sur la pierre, et
qui ne peut pas redescendre par le chemin qu' il
a monté ? Les griffons s' assiéront, les
sphinx dormiront. Toi, tu n' auras plus ni
siège, ni sommeil. C' est toi qui iras me
demander de temple en temple, sans jamais
me rencontrer. C' est toi qui crieras : où
est-il ? Jusqu' à ce que les morts te montrent
le chemin vers le jugement dernier. Quand tu
me reverras, mes yeux flamboieront ; mon doigt
se lèvera sous ma robe pour t' appeler dans la
vallée de Josaphat.
Un Soldat Romain.
L' avez-vous entendu ? Pendant qu' il parlait,
mon épée gémissait dans le fourreau ; ma lance
suait le sang ; mon cheval pleurait. J' ai
assez longtemps gardé mon épée et ma lance.
En écoutant cette voix, mon coeur s' est u
dans mon sein. Ouvrez-moi la porte, ma femme
et mes petits enfants, pour me cacher dans
ma hutte de Calabre.
La Foule.
Qu' ai-je à faire de monter plus loin jusqu' au
Calvaire ? S' il était par hasard un Dieu
d' un pays inconnu, ou bien encore un fils
que l' éternel a oublié dans sa vieillesse ?
Avant qu' il nous puisse reconnaître, allons
nous enfermer dans nos cours. éteignons nos
lampes sur nos tables. Avez-vous vu la main
d' airain qui écrivait sur la maison
d' Ahasvérus : le juif errant ? Que ce nom
ne reste pas sur la pierre ! Que celui qui le
porte soit le bouc de Juda. Quand il passera,
Babylone, Thèbes, et le pays d' alentour,
ramasseront une pierre de leurs ruines pour
la lui jeter. Mais nous, sans plus jamais
quitter notre escalier
p139
et notre vigne, nous remplirons pour la que
nos outres de notre vin du Carmel.
Iii
Ahasrus, seul.
i
sont-ils ? Où est la foule ? Reviens,
Jésus de Nazareth, écoute-moi. Que je te
parle une fois encore ! Je m' appelle
Ahasrus, fils de Nathan. Ma tribu est de
Lévi. Quel autre nom m' a-t-il donné ? Qui le
sait ? Qui l' a entendu ? Qui s' en souvient ?
Herbe du chemin, ne le dis pas à la plante
de mes pieds, si tu ne veux pas être arrachée ;
pierre de mon seuil, ne le dis pas à mes
sandales, si tu ne veux pas être brisée ;
sillon de mon champ d' héritage, ne le dis
pas à ma charrue, si tu ne veux pas être
comblé.
ii
n' a-t-il pas attacà ma tête une auréole
brûlante ? Non ; c' est le vent dusert qui
souffle dans mes cheveux. N' a-t-il pas mis
dans ma main une coupe pleine de larmes ?
Non ; c' est la pluie du Carmel qui l' a
remplie jusqu' au bord. Que me fait lesert,
que me fait le Carmel ? Je rentrerai dans ma
maison la pluie n' arrive pas ; je monterai
mon escalier où le vent ne monte pas.
iii
partir ! Pourquoi partir ? L' eau de mon puits
est trop fraîche ; mon dattier a trop d' ombre.
Ailleurs trouverais-je un autre pays de
Juda ? Demain je noierai dans le vin de ma
vigne le souvenir du porte-croix. J' effacerai
avec mon ciseau la trace de ses pieds qu' il
a laissée sur le pa. D' avance, je vois
ma table pleine ; pas une place
p140
n' est vide. -non, mes hôtes, retournez chacun
chez vous. Malheur ! Mon vin n' a-t-il pas
murmuré dans ma coupe : c' est le juif errant
qui boit ?
iv
non, vraiment, je ne veux point de banquets ni
de table remplie. Quand l' outre est vidée,
souvent la joie reste au fond : je veux
monter l' escalier de ma soeur Marthe ;
seulement qu' elle me chante une chanson
en filant sa quenouille ; elle chassera la
voix d' airain quisonne dans mes oreilles.
Malheur ! Qu' ai-je vu sur l' escalier de ma
porte ? Ce n' est pas mon père Nathan, ce ne
sont pas mes petits fres, ce n' est pas non
plus ma soeur Marthe. C' est un ange de mort
qui me regarde ; ses deux ailes noires
pendent jusqu' à terre ; sa cuirasse et sa
cotte de maille brillent comme une source
de naphte. Dans sa main il tient sa pique ;
il s' appuie debout sur la crinière noire
d' un cheval qui sue le sang.
Iv
L' Ange Saint Michel.
Est-ce ton nom qui est écrit sur la porte ?
Ahasrus.
Efface ce nom qui flamboie. Je m' appelle
Ahasrus.
Saint Michel.
vas-tu ?
Ahasrus.
Dans ma maison.
Saint Michel.
Ta porte est close ; tu ne la repasseras plus.
Ahasrus.
Je n' ai pas pris encore mes sandales, ni ma
ceinture, ni mon manteau de voyage.
p141
Saint Michel.
Tu n' en as pas besoin ; tu auras pour cotte de
maille ton tissu de douleurs, et, pour manteau,
le vent, la neige et la pluie d' une nuée
éternelle.
Ahasrus.
Je ne connais point de chemin hors de la
Palestine et de l' égypte.
Saint Michel.
Tu suivras les cigognes, tu marcheras dans tes
ronces.
Ahasrus.
Dites-moi quelles villes je trouverai sur ma
route.
Saint Michel.
Les villes par tu passeras s' écrouleront
derrière toi, et les peuples que tu quitteras
en te levant ne vivront plus le soir.
Ahasrus.
Comment sont faites leurs murailles ?
Saint Michel.
Elles dorment encore sous des haies d' aubépine,
comme l' oiseau sous son aile. La pierre de
leurs murailles à cneaux est encore dans
le rocher ; la poutre de leurs toits est
encore dans la forêt ; le trèfle de leurs
fenêtres à ogives est encore dans les prés.
Ahasrus.
Leur chemin, ne-t-il ?
Saint Michel.
où s' en est allé celui qui t' a maudit.
Ahasrus.
Comment ferai-je dans les fots inconnues,
il n' y a point de sentiers ?
Saint Michel.
Tu iras par les bruyères frapper du pied à la
porte des peuples inconnus qui sont endormis,
sur leurs coudes,
p142
autour de leur feu d' herbe che. Tu leur crieras
par leur fenêtre qu' il est temps de se lever,
que leur maître les attend dans Rome, et
qu' ils aient à prendre à la voûte leurs
massues, leurs carquois, et leurs flèches
d' érable du Taurus.
Ahasrus.
Et quand je serai sur la grève de la mer, là
il n' y a ni barques, ni pêcheurs ?
Saint Michel.
Tu crieras au rivage qu' il est temps de chasser
ses vaisseaux, comme l' oiseau fait ses petits
du nid quand ils sont devenus grands ; et
qu' il les envoie tous, chargés de pierriers
et de frondeurs, pour lapider le peuple de Judée.
Ahasrus.
Et dans le sert où il n' y a point d' hôte ?
Saint Michel.
Aux bergers d' Arabie, coucs pour boire la
rosée de la nuit, tu crieras d' affiler leurs
cimeterres, de seller leurs chevaux, de rouler
leurs turbans sur leurs têtes, d' aiguiser
leurs éperons d' argent, pour emporter en
croupe dans leurs tentes un tronc de peuple
décapité que mon maître leur veut donner.
Ahasrus.
Si mes genoux me portent, je vous obéirai.
à psent, je sens dans mon sein comme une
plaie de votre pique ; durera-t-elle encore
demain ?
Saint Michel.
Sanglier de Judée, tu traînes dans tes reins
l' épieu du chasseur.
Ahasrus.
Apprenez-moi ce qu' il faut chercher dans mon
chemin pour me guérir.
p143
Saint Michel.
Tu chercheras un baume, et tu trouveras un venin ;
tu chercheras ton rêve en te levant sur ta
natte, et tu trouveras ta blessure dans ton
coeur.
Ahasrus.
Je sens un poison sur mes lèvres, que je bois à
chaque haleine. Sera-t-il demain aussi amer ?
Saint Michel.
Plus amer le lendemain que la veille, le soir
que le matin ; plus amer au fond de ton outre
que sur les bords ; plus amer en ton gîte
qu' en voyage, en voyage qu' au départ ; plus
amer dans une coupe d' or que dans le creux
de ta main ; plus amer dans l' étoile que dans
la tempête ; plus amer que dans l' étoile et la
tempête sur lesvres et dans les yeux de ton
hôte.
Ahasrus.
Mes pieds sont pesants ; je ne pourrai pas
arriver jusqu' aux bergers d' Arabie, jusqu' aux
peuples des forêts.
Saint Michel.
J' ai amepour toi le cheval Séméhé qui errait
nuit et jour depuis le matin du monde. En te
voyant, sa crinière se hérisse ; ses pleurs
tombent sur le sable. De sa corne d' argent,
il creuse le seuil de ta porte ; les divs du
désert lui ont mordu les flancs ; dans ses
naseaux, il appelle le juif errant. Prends
dans ta main ton fouet, pour que son sang
trace ton sentier.
Ahasrus.
La nuit n' est pas encore venue. De grâce,
laissez-moi dire adieu à mon re, à ma soeur
et à mes petits frères.
Saint Michel.
Je le veux bien. Cet adieu sera long. Si j' étais
homme, je te plaindrais. Va ! Avant de
t' appeler, j' attendrai que le
p144
char de David ait monté au-dessus de ta tête,
avec ses quatre roues d' étoiles.
V
intérieur de la maison d' Ahasvérus.
Les Frères D' Ahasvérus (Joel Et élie),
petits enfants qui jouent sur des nattes.
Joel.
Moi, quand je serai grand, je veux avoir, comme
mon père, une barbe couleur d' argent qui traîne
jusqu' à terre.
élie.
Et moi, je porterai, comme lui, un ton de
patriarche aussi long que le sien.
Joel.
J' achèterai encore une coupe chez le potier, qui
tiendra toute une outre ; personne n' y boira
que moi.
élie.
Et moi, j' achèterai, chez le faiseur d' escabeaux,
un banc de bois de figuier, pour être assis
à table plus haut que tous les autres.
Joel.
Taisons-nous. Notre re nous regarde.
Nathan, père d' Ahasvérus.
enfants, que dites-vous ? Mettez pour aujourd' hui
vos robes bigarrées. Réjouissez-vous autour
de moi dans la maison. Le faux roi des juifs
est monté sur son trône du Calvaire. Il n' en
descendra plus. Qui sait si l' un de vous ne
sera pas un jour le vrai messie ?
p145
Joel.
Ce sera donc un bien puissant roi que le Christ,
mon père ?
Nathan.
Si grand, que tous les autres lui serviront
d' échansons.
Joel.
Aura-t-il un palais aussi beau que celui de Saba ?
Nathan.
Son palais aura cent portes, pour ses cent
messagers.
Joel.
Pour être le messie, que faut-il faire ? Je lis
déjà dans votre livre chaque soir, je chante
avec ma soeur les cantiques dans le temple.
élie.
Les prêtres me donnent l' encensoir, et c' est
toujours moi qui porte les ramiers au sacrifice.
Pour être le messie, faut-il être l' aîné ?
Nathan.
Non, l' âge n' est pas compté ; toujours on m' a
prédit qu' il sortirait de ma maison un enfant
éternel. Dites-moi seulement ce que vous voyez
en rêve ; n' est-ce pas, par aventure, une
couronne d' or avec une mitre de diamant ?
Joel.
Jamais je ne vois rien enve que des oiseaux
qui chantent sur des buissons d' aubépine
d' argent.
élie.
Et moi, je vois mieux que Joel : hier encore,
une tourelle d' or fin montaient des
cavaliers d' ivoire.
Nathan.
Rappelez-vous si jamais vous n' avez cru toucher
une épée tranchante comme en portent les rois.
p146
Joel Et élie.
Père, que ferions-nous à présent d' une épée
tranchante, comme en portent les rois ? Voyez,
nos mains sont encore trop petites pour la
pouvoir porter.
Nathan.
Les devineresses, dans la nuit du sabbat, vous
arrêtent dans les carrefours ; çà, que
disent-elles ?
Joel Et élie.
à nous, elles nous donnent des dattes et des
palmes bénies ; c' est toujours à notre aîné,
Ahasrus, qu' elles parlent bas.
Nathan.
Ahasrus ! Oui, lui sera votre maître après
moi ; à lui je laisserai mon champ d' orge,
mon escabeau dedre et ma place à la table ;
c' était de lui que les devins voulaient parler.
Encore ce soir, en ouvrant mon livre, j' ai
vu son nom écrit en or dans les versets
d' ézéchiel ; les lettres petillaient comme
une flamme de sarment. Oui, les soixante
semaines sont passées ; j' ai compté les jours
sur mes doigts ; les jours aussi sont passés ;
ma barbe a c jusqu' à terre, mon huile s' est
usée dans ma lampe, mes yeux se sont creusés
à regarder par la fenêtre, s' il ne venait
point de messagers de prince ; et les tours
de la ville ont vieilli avec moi, et leurs
degrés sont us, et ils glissent quand on
monte. Et le désert s' approche comme un
cavalier qui demande les clefs pour entrer ;
et le messie n' est pas encore venu, et chaque
homme le cherche en regardant son enfant.
Attend-il, pour arriver, que les ronces croissent
sur nos têtes, ou que les chiens rongent
nos os ?
Non pas ! Non pas ! L' étoile du messie s' est
levée ce soir. Voyez-la qui brille comme une
flèche peinte que son archer a lancée ; son
messager est parti déjà sur un bon cheval
p147
d' Arabie ; à présent il traverse lesert ; il
apporte, à l' arçon de sa selle, un sceptre
et un manteau de roi. Peut-être cette nuit
déjà il entrera dans la ville ; je ne peux
plus dormir ; je veux veiller encore cette
fois pour l' entendre de loin. S' il s' arrête
à notre porte, je serai plus tôt pt pour
appeler Ahasrus ; s' il tarde encore, que
je meure demain !
Vi
entre Ahasvérus.
Ahasrus.
Salut, monre ; salut, mes frères.
Joel.
Venez, mon frère, vous réjouir, puisque le
chant roi des juifs est mort.
élie.
Oh ! Mon fre, dites-moi qui vous a attaché à
la tête cette couronne denèbres ? Jésus de
Nazareth en portait une d' or ; êtes-vous le
vrai messie ?
Joel.
Et qui vous a don ce beau calice à votre main ?
Jamais, sur notre table, notre père n' en a eu
de semblable.
Ahasrus.
La nuit brumeuse a attaché à mes cheveux ma
noire couronne, et j' ai trouce beau calice
dans le chemin.
Nathan, en lui-même.
les signes ne mentent pas ; lui-même il a pris ce
soir l' air d' un fils de roi. Que le messager
arrive, il reconnaîtra bien son maître.
(haut) la ne est préparée ; la nappe
est mise ; les escabeaux touchent à la table.
Venez
p148
vous asseoir à mon côté, Ahasvérus, et vos
frères suivant leurs rangs d' aînesse.
Joel.
Voyez ! La lampe ne veut pas briller, ni l' huile
s' allumer.
élie.
Et les rayons de la lune ne veulent pas entrer
dans la maison.
Nathan.
Qu' importe ? Bois dans ma coupe, Ahasvérus.
Ahasrus, en lui-même
dans sa coupe, son vin est devenu du sang
nouvellement versé. (haut) merci, mon père,
je n' ai pas soif ; j' ai bu en arrivant à la
fontaine du Calvaire.
Nathan.
J' ai cueilli ces figues sur la branche ; prends-les
pour ta faim dans ce plat d' argile peinte.
Ahasrus, en lui-même.
c' est de l' hysope que je vois mêlée avec du fiel ;
est-ce là le fruit de son figuier ? (haut.)
merci, je n' ai pas faim ; j' ai mangé déjà mon
pain dans le jardin des Oliviers.
Nathan.
Ton front est triste ; tes yeux sont fixes ; tes
lèvres tremblent : dis à tes frères ce qu' il
faut faire pour chasser tes soucis.
Ahasrus.
Si ma soeur Marthe me chantait un cantique, je
serais un convive aussi joyeux que vous.
Marthe.
Frère, lequel voulez-vous ? Je vous le chanterai
en vous lavant les pieds.
p149
Ahasrus.
Celui de l' hôte.
Marthe.
Voici comme il commence :
" mon hôte, d' où venez-vous ? Est-ce du pays du
lac ou de la forêt du Carmel ?
-" je ne viens pas du lac ; je ne viens pas de
la forêt ; mon pays est plus loin.
" qui vous a fait votre manteau si bleu ? Qui lui
a mis ce pan pour vous couvrir dans la pluie ?
-" ce n' est pas un manteau de laine ; ce n' est
pas un pan de soie ; ce sont deux ailes d' azur
pour voler, quand je veux, au-dessus des nuages.
" qui vous a mis sur la tête ce beau chaperon qui
reluit au soleil ?
-" ce n' est pas un chaperon ; c' est une auréole
qui ne s' éteint jamais au vent, ni à la pluie.
" bel te, montrez-moi ce que vous portez
dans le pli de votre robe.
-" voyez, c' est une couronne de messie avec un
sceptre d' or massif ; je l' apporte à votre
filsné, si sa tête y peut entrer. "
Ahasrus.
Non, je n' aime plus ce cantique ; ne me le
redites jamais.
Nathan.
Que veux-tu donc, Ahasvérus ? Quand tu étais
petit comme tes frères, je te donnais une
tunique neuve ou une coupe de cèdre, et tu
chantais tout un jour sur mon banc. à psent,
est la coupe de cèdre que le bûcheron a
creusée assez profonde dans le bois pour
contenir tous tes désirs ? J' ai deux arpents
de terre qui touchent au Golgotha. J' ai près
du sommet un pan de muraille
p150
les cigognes vont nicher ; j' ai un dattier
toujours en fleurs près du champ du potier.
Arpents de terre, pan de muraille, dattier
qui fleurit, je te les donnerai ce soir, si tu
secoues de ta tête cette noire couronne de
soucis.
Ahasrus.
Merci, mon re, laissez-moi seulement faire un
court voyage ; je reviendrai plus joyeux à la
maison.
Nathan.
voudrais-tu aller ?
Ahasrus.
Chez ma soeur, au Liban.
Nathan.
Demain elle viendra, sur son chameau, pour la
pâque.
Ahasrus.
Ou chez mon frère, au Carmel.
Nathan.
Quand faudra-t-il t' attendre ?
Ahasrus.
Quand les blés seront rs.
Nathan.
Veux-tu partirjà ?
Ce soir.
Nathan.
La nuit est trop noire, attends jusqu' à demain.
Ahasrus.
Je ne peux.
Nathan.
Qui te presse ? As-tu ru un messager ?
Oui, mon père ; il est là sur le seuil.
Nathan.
Un messager de prince ?
p151
Ahasrus.
Je le crois.
Nathan.
Christ, messie, second Adam, marche, marche.
Joel.
Mon fre, emmenez-moi avec vous.
élie.
Je marche mieux que Joel ; c' est moi qui vous
accompagnerai.
Joel.
Je suis allé déjà en deux jours jusqu' au Liban.
élie.
Et moi, j' ai montéjà, sans m' arrêter, jusqu' au
sommet du Golgotha.
Ahasrus.
Je marcherai trop vite ; vous vous perdriez dans
le chemin.
Joel Et élie.
Nous monterons sur un chameau.
Ahasrus.
L' heure me presse ; je n' aurais pas le temps
seulement de mener votre chameau à l' abreuvoir.
Joel.
Si vous partez sans nous, au moins rapportez-nous,
quand les blés serontrs, de beaux cadeaux
de votre voyage. Je voudrais, moi, pour ma
part, une robe avec des griffons de soie
brodés autour de la ceinture. N' oubliez pas
non plus des coquillages où l' on entend bruire
la mer quand le vent souffle, de petites
amulettes avec un bouc gravé sur les côtés,
et des sandales où l' on a peint de vermillon
les étoiles qui entrent dans les maisons du
soleil.
p152
Pour ma part, apportez-moi une fronde de lin, un
petit Dieu d' égypte en bronze à la tête
d' épervier, une plume d' autruche et un
carquois de chasseur.
Marthe.
Et à moi, pour ma noce, un collier de pierres
fines.
Ahasrus.
Quand je reviendrai, vos noces seront faites déjà.
Nathan.
Jusqu' à la fin de ton voyage, je ne boirai point
de vin dans mon outre, je ne mangerai point
de viande sur ma table. Prends ton bâton et
tes sandales pour que je les nisse. Voi
le sel pour ton repas dans le désert ; voilà
mon outre pleine pour ta soif. Passe par le
plus court chemin sans t' arrêter. Sois humain
aux misérables, pour que les lions t' épargnent.
Sois juste envers ton guide, pour que les
serpents ne te dévorent pas. Aie pitié du
malade, pour que tu vives longuement. Dis à
ton hôte en entrant sur sa porte : " je suis
Ahasrus, fils de Nathan, qui habite au
Calvaire ; donnez-moi, en son nom, la table
et le gîte pour la nuit ; " et dis-lui en
partant : " merci, mon hôte, laissez-moi rouler
la natte sous la table ; je repasserai au
temps des gerbes mûres ; mon père vous invite
à la pâque. " quand tu rencontreras un berger,
aide-le à trouver un abreuvoir, pour qu' il te
donne une tranche d' agneau. Quand tu verras un
cavalier bien monté, aide-le à trouver un
pâturage, pour qu' il te prête une joure
de son cheval. Va baiser, en passant, la
barbe des vieillards de mon âge, assis à la
porte des villes, et le bord du manteau des
rois. Si tu rencontres un messager, donne-lui
des nouvelles ; si tu rencontres un fileur
de lin, ou un faiseur de sandales, ou un
potier, ou un pêcheur ps de sa nasse,
salue-le par son nom :
p153
maître, où allez-vous ? Vous êtes bien mon re
d' âge. Si tu demandes ton chemin à une femme
qui file son coton, pense en toi-même : ses
cheveux sont longs, mais sa sagesse est courte.
Si un soldat vient à passer, accoste-le sans
crainte : " beau soldat de Judée, que votre
pique brille ! Que votre flèche est aiguisée !
Que votre baudrier est bien bro !fendez-moi,
dans le désert, des dragons et des larrons.
Mon père m' attend au haut de sa terrasse ;
il vous donnera, en récompense, un gobelet
d' argent, deux ceinturons de cuir et une
bourse de cinq deniers. "
Voix De Saint Michel.
Sors, Ahasvérus ; le char de David a paru.
Joel Et élie.
Est-ce là votre guide, mon frère, qu' on voit
par la fenêtre ? Il porte un pan d' habit comme
un écuyer de roi.
Ahasrus.
Il m' attend. Adieu, mon père ; adieu, mes frères ;
adieu, ma soeur.
Joel Et élie.
En revenant, attachez au cou de votre mule une
sonnette d' argent fin, pour que nous allions
à votre rencontre du plus loin qu' on l' entendra.
Nathan.
Partout où tu seras, demande au ciel la lumière,
à la terre un court chemin, à ta monture un
pas rapide, à ta natte un frais sommeil.
Ahasrus.
De sommeil plus frais que sur votre lit de dre,
je n' en trouverai pas.
Nathan.
Va ! Si tu es le messie, et si tu as un messager de
p154
prince, ne reviendras-tu pas roi pour coucher à
ton aise, jusqu' au milieu du jour, dans une
couche d' or ?
Ahasrus, en sortant.
oui, je reviendrai le roi de la douleur pour
dormir dans mes larmes, encore plus tard que le
milieu du jour.
Vii
Saint Michel.
Le soleil va se lever. Pars. Prends ce sentier
pierreux ; moi, je retourne au ciel.
Ahasrus, seul.
i
adieu, le banc et la porte de monre. Adieu,
ma natte avec mes rêves d' enfant. Adieu, mes
nids de cigogne, mon figuier d' Arabie et mon
sycomore qui croît sur le haut des murailles.
Adieu, les compagnons qui gardent les cavales
au bord de l' étang. Quand je les reverrai,
le vent m' ouvrira la porte, les petits des
cigognes auront quitté leurs nids, et les
cavales, avec leurs cavaliers désarçonnés,
blanchiront sous mes pas comme les pierres
du chemin.
ii
je ne suis pas des voyageurs qui s' en vont en un
jour de Joppé en Galilée, pour vendre leurs
étoffes de lin avec leurs joyaux de prix.
Eux, ils marchent avec leurs caravanes,
Ahasrus a le sert pour compagnon ; tous
tus de soie et d' or, Ahasvérus est vêtu
de ténèbres ; tous sous des manteaux aux
agrafes d' argent, Ahasvérus sous le toit des
tempêtes ; tous avec un guide aux pieds
fers, Ahasvérus est mené par la main des
autans ; tous vers
p155
leurs lits et leurs tables bien fournies,
Ahasrus vers un hôte en colère ; tous par
un sentier d' une journée, Ahasvérus par un
sentier de mille ans qui monte et ne
redescend jamais.
iii
vraiment non, je ne suis plus le fils de Nathan.
Les sphinx sont assis, les griffons sont endormis ;
moi, je n' ai ni siège ni loisir. Derrière moi,
les villes qui m' ont servi d' abri s' écroulent
pour marquer le bord de mon chemin. Toujours
mon tombeau se creuse sous ma route pour que
mes pieds retentissent plus fort. Ma tente, si
je la dresse, est une pyramide de granit ;
ma hutte, si je la bâtis pour une nuit, est
un temple de marbre fin ; mes joyaux de prix,
que je laisse après moi partout j' ai passé,
sont des débris de tours et de sépulcres
ciselés, des osselets de peuples et de
royaumes oubliés.
iv
que l' Orient m' ennuie ! Je connais trop son
sentier et comme le sable y est brûlant. Ses
villes s' agenouillent sans qu' on entende leur
haleine, sous leurs temples et sous l' encens,
et sous leurs terrasses de porphyre, comme
un chameau sous sa charge de nard et d' aromes,
de calebasses et de tapis roulés qu' il a
portés depuis Alep. L' océan, qui lui fait
sa ceinture, est un lac trop petit pour y
jeter mon ancre. Son désert n' a pas porté
sa borne assez loin dans son sillon, pour
y semer, l' un après l' autre, tous mes désirs ;
et la voûte de son firmament, brodé d' étoiles
peintes, n' est pas assez profonde pour abriter
tous mes rêves.
v
l' Orient, à présent, est maudit comme moi. Sa
plus haute cime est plus dépouillée par la bise
et les larrons
p156
que ma plus haute espérance. Ses villes, sans
forts et sans murailles, sont plus ruinées
dans leurs vallées que mes projets bâtis hier.
Ses boucs rongent tout le jour les battants
de ses portes, mieux que mon souvenir ne me
ronge le coeur. L' eau de ses puits du désert
est plus chaude que mes larmes ; et l' absinthe
qu' il a plantée sur ses coteaux est plus are
que le souffle de mes lèvres.
vi
n' y a-t-il pas d' autre pays par delà la montagne
d' Asie ? N' y a-t-il pas une vallée croît
un simple pour guérir la blessure de mon âme ?
Loin, plus loin, n' y a-t-il point de forêts
sans cherons, de hautes herbes sans faucheurs,
et de givre aux branches toute l' année,
jamais le soleil d' Arabie ne boira plus ma
sueur ? Que me font les histoires de Babel
et du pays d' égypte, que les pierres racontent
quand on passe ? Que me font tant de noms de
rois, de patriarches, d' empires évanouis qui
me vieillissent de mille années ? Pour me
débarrasser plus vite de tous mes souvenirs,
je dirai aux petits des rouges-gorges de me
chanter sur mon toit leur histoire d' hier.
vii
n' y a-t-il pas quelque part un autre Dieu
meilleur que le Dieu de la Judée ? J' irai
me cacher dans ses bruyères, jusqu' au pied de
sa tour faite d' étoiles. Adieu, mes lourdes
amulettes. Adieu, mes beaux éperviers de bronze.
Adieu, mes serpents de porphyre. Puisqu' ils
ne peuvent pas me suivre, que mes griffons
restent sans leurs bergers, que mes licornes
broutent leurs obélisques, que mes sphinx
s' endorment dans le sable ! Je n' emporte pour
reliques, dans mon voyage, que ma plaie dans
mon sein, et pour idole, sous mon manteau, que
ma douleur.
viii
maintenant, cimes perdues dans la brume, sentiers
p157
qu' ont faits d' avance pour moi les daims et les
cerfs errants ; vals, fots, marécages où se
promènent les buffles et les hérons ; pics,
rochers, îles où nichent les hirondelles de
mer, aiguisez vos épines pour mes pieds. Semez
au loin d' avance vos champs d' hysope pour ma
moisson. Mêlez dans le tronc des vieux chênes
vos larmes avec le venin des serpents pour ma
soif. Oiseaux de nuit, érillons à l' oeil qui
flambe, vautours qui cherchez une proie,
chamois qui buvez dans les sources salées,
corneilles de cent ans, aigles qui portez des
couronnes à des rois qui ne sont pas nés encore,
quittez vos nids au bruit de mes pas dans la
feuillée. Cédez-moi ma place pour une nuit.
Allez, marchez devant moi pour me préparer
mon gîte.
Viii
La Vallée De Josaphat.
Par mon sentier le plus chenu, voici au loin le
voyageur que mon maître a maudit. Quand tous
les morts qui m' ont ensemencée m' appelleraient
par mon nom, ils ne feraient pas tant de bruit
que le souffle des naseaux de son cheval.
Son ombre grandit sur mon sable plus que
l' ombre de tout un peuple qui passe. Ses
pieds, là où ils s' arrêtent, creusent mon roc
plus que les pieds d' un empire. Son âme,
dans mon sein, m' est plus pesante à porter
qu' une ville à lourds créneaux, et les soucis
de son front m' attristent plus qu' un nuage
du Taurus.
Ahasrus.
Cette vallée étrange s' allonge toujours sous mes
pas. Son maître l' a see partout de cendres
pour épargner les pieds des jeunes cavales.
Est-ce le cou d' un vautour
p158
qui perce là-bas le nuage ? Non, c' est sa cime
décharnée. Est-ce une louve au poil fauve qui
lèche là-bas ses petits ? Non, c' est son
penchant de bruyères. Des feuilles tombées
d' un chêne invisible clapotent dans les
sentiers. Au-dessus du sommet, un épervier,
aux ailes de cent coudées, trace son cercle
dans le ciel. Le silence est profond, plus
profonde est l' ombre dans le ravin. Volontiers,
je bâtirais ici ma hutte sur ce roc pour
toujours, si j' y trouvais de l' eau.
La Vallée De Josaphat.
Voyageur, beau voyageur, poursuivez votre route.
Je n' ai ni puits ni citerne. Ceux qui habitent
mon penchant n' ont jamais soif.
Ahasrus.
as-tu planté tes dattiers ?
La Vallée De Josaphat.
Je n' ai ni dattes ni dattiers. Ceux qui demeurent
à ma cime n' ont jamais faim.
Ahasrus.
Cherche dans ta broussaille si tu n' as pas un
simple pour grir une blessure au coeur, comme
du fer d' une pique.
La Vallée De Josaphat.
Mes simples, dans ma broussaille, guérissent
toutes les plaies, mais non pas les plaies au
coeur, quand l' épine y est restée.
Comment t' appelle-t-on dans le pays alentour ?
La Vallée De Josaphat.
Je suis la vallée où mène chaque sentier. Je suis
la mer vide, je suis le chemin sans issue, je
suis l' océan sans flots, je suis lesert sans
caravanes, je suis l' orient sans soleil. Toute
chose sete pour s' asseoir sur mon
p159
penchant. Le petit chamois qui vient de naître
demande à sa mère : mère, est le chemin de la
grande vallée ? La cigogne, quand elle est
vieille, part avant le jour pour s' abattre
dans ma brure. Quand la feuille de l' olivier
d' Andros est tombée, la bise me l' apporte dans
sa robe pour me faire ma litière. La Grèce,
pour rendre l' âme, s' est entassée, comme la
feuillée d' hiver, sous mon palmier d' Alexandrie.
Hier, j' ai vu aborder dans sa galère Rome,
toute chenue, à l' agonie, sur ma grève de
Byzance. Jusqu' à psent, je n' avais point
de nom. Depuis la mort du Christ, pour
m' élargir mon lit, l' Orient tout entier s' est
creusé, à mon , en un seul tombeau tout
arrive pour mourir. Aujourd' hui, on m' appelle
Josaphat.
Ahasrus.
à quoi t' amuses-tu pendant tes longues journées ?
La Vallée De Josaphat.
J' ai pour amoureux l' épervier jaloux, qui tout le
jour me regarde du haut de ma cime. Si l' épervier
par hasard clôt sa jaune paupière, j' aime
aussi le nuage plein de grêle, quand il rase
mes épaules de granit. Après que le nuage est
pas, et qu' il ne peut plus retourner en
arrière, j' aime encore le vent rugissant qui
m' appelle sur ma porte. Dès le jour en hiver,
je vais voir si l' araignée a filé pour sa tâche
son pan de toile fine au sommet de mes
pyramides, ou si le ver fainéant s' ennuie de
scier avec sa scie les cadavres des vieux
empires que les lions m' ont apportés sur leur
dos. De loin, j' écoute le balcon du phare qui
croule, la colonne qui s' assied en gémissant
sur son ant, lasse de porter si longtemps
sa corbeille sur sa tête, et le sphinx haletant
qui court chercher un abri par le désert, quand
la pluie amoli son repaire dans le temple.
J' écoute aussi la fleur sauvage qui croule
du haut de sa tige, le vieil aigle qui laisse
choir l' un
p160
après l' autre ses ongles et son bec au pied de son
aire, et le moucheron qui se pouille de ses
deux ailes dans ma vallée.
Ahasrus.
N' as-tu tout le jour rien autre chose à faire ?
La Vallée De Josaphat.
J' attends encore jusqu' au soir que les morts
ressuscitent. Au bruit d' un chamois qui passe,
ou d' une larme d' une grotte, je m' inquiète
pour savoir si ce n' est pas un peuple qui
aiguise un fer de lance ou une flèche de jonc
dans sonpulcre. Jusque sous la fontaine
des arabes, ombragée de deux cyprès, je vais
chercher un peu d' eau pour faire germer plus
vite mon boisseau de peuples et de rois ses
dans mon sillon. Mes anémones, quand elles
éclôront, seront des jeunes filles de princes,
assises avec des voiles d' or ; mes grands lis
seront des mages qui noueront, en se veillant,
leurs blancs turbans sur leurs têtes ; mes
fleurs d' aloès seront des candélabres
qu' allumeront les ptres sur mon penchant ;
mes bruyères seront des peuples innombrables
qui soupireront sous le vent et sous la pluie.
Ahasrus.
Ainsi les morts ne sont point encore venus ?
La Vallée De Josaphat.
Non ! Pas encore.
Ahasrus.
Viendront-ils demain ?
La Vallée De Josaphat.
Quand l' épervier de cent coudées piaulera, quand
le ver de terre se lassera.
Ahasrus.
Si tard qu' ils viennent, laisse-moi les attendre
sur ta borne. Je t' aiderai à puiser de l' eau
dans ta source pour
p161
l' épervier, à ramasser pour ta litière les
feuilles séchées. Je suis un marchand de Joppé,
fatigué de son voyage ; cache-moi sous un pan
de ton rocher : je te trouve plus belle qu' une
ville avec cent bastions, avec cent minarets,
avec ses femmes sous leurs voiles, avec son
roi sous un dais.
La Vallée De Josaphat.
Marchand, beau marchand de Jop, pour être si
las, vous venez de pays lointain ; montrez-moi,
je vous prie, vos joyaux.
L' écho reprend.
" est-il vrai que vous portez pour reliques, oui,
" pour reliques, votre plaie dans votre sein, et
" pour idole, oui, pour idole, sous votre manteau
" votre douleur ? "
Ahasrus.
Je suis allé jusqu' la terre finit, jusqu' où
commence la mer sans rive ; je suis allé
jusqu' à Byzance la bientie, si tu la connais
par son nom. Sur son mur de basilique étaient
peints en or massif un porte-croix de Nazareth
avec douze compagnons, qui m' ont montré du doigt.
Que ferais-je plus loin ? L' ennui m' a pris.
J' ai assez vu de tours et de tourelles, de
colonnes et de colonnettes, et de béliers
contre les murs ; j' ai vu comment le monde
finit vers sa porte caspienne. Deux lions en
colère sur les degrés empêchent de passer.
Après eux un cerf d' Odin, avec son bois qui
a c pendant mille ans comme une fot sur
son front, obstrue l' entrée de la brume
éternelle. Encore plus loin, un corbeau croasse
à l' oreille de son maître, sous le fne qui
porte sur ses branches, pour fleurs toute
l' année, les étoiles du ciel. J' ai plonma
coupe de vermeil dans la source qui bouillonnait ;
elle s' est remplie de larmes. J' ai appelé dans
la forêt ; j' ai entendu un soupir comme d' un
homme qui pleure. à présent mon voyage
p162
est fini ; mon âme sur mes lèvres estgoûtée.
Garde-moi pour toujours dans ton enclos, où pas
un bruit n' arrive.
La Vallée De Josaphat.
Beau voyageur, je vois de ma cime un pays où vous
n' êtes point encore allé.
L' écho.
" et puis jamais voudriez-vous me donner, pour
" m' amuser, vos joyaux de prix, vos débris de
" tours, oui, de tours, vospulcres ciselés,
" vos osselets de peuples, oui, de peuples et de
" royaumes oubliés ? "
Ahasrus.
Aide-moi : un archer m' a poursuivi pour me dérober
mes joyaux dans ma valise.
La Vallée De Josaphat.
Cet archer est mon maître. Il est plus grand que
moi de deux coudées ; il vous verrait, en se
tenant debout, derrière ma cime.
Ahasrus.
Au moins garde-moi jusqu' à demain.
La Vallée De Josaphat.
Adieu. Ne parlez plus où dorment les morts. Moi,
je me tais.
L' écho.
" plus loin, plus loin ; va-t' en jusqu' à la mer. "
Ahasrus.
Donne-moi, comme aux morts, un peu d' eau de la
fontaine des arabes.
L' écho.
" mon puits est vide. "
Ahasrus.
Et ta coupe ?
L' écho.
" elle est brisée. "
p163
Ahasrus.
Au moins que je m' asseye sur ton banc.
L' écho.
" il est rempli, et ma porte est fermée au verrou. "
Ahasrus.
Prête-moi un peu de ton ombre si fraîche.
" devin, sors de mon ombre. Marche ! Marche ! "
Ahasrus.
Vraiment cette voix de montagne est un écho de
la voix du Golgotha.
L' écho.
" oui, du Golgotha. "
Ahasrus.
Quoi ? Déjà partir ! Partir toujours ?
L' écho.
" toujours. "
Ahasrus.
Mais personne ici ne m' a maudit.
L' écho.
" maudit ! "
Ahasrus.
Eh bien, mon coeur, levons-nous ! Je m' assiérai
plus loin.
L' écho.
" loin, plus loin. "
ix
l' Empereur Dorothéus, debout sur les murs
de Rome.
du haut de ma plus haute tour j' attends l' arrivée
de mes trois messagers. Le premier a suivi
la route de
p164
Ravenne ; le second a pris des sandales ferrées
pour monter sur les Alpes ; le troisième est
descendu là le Danube creuse son lit. Oh !
Qu' ils tardent à revenir ! L' ombre s' accroît
au pied de mes tours, l' épouvante dans mon
coeur. Mais, Italie, qu' as-tu donc fait que
les cigognes emportent leurs petits des toits
de Rome et de Florence ? Je ne peux pas,
comme elles, emporter tes villes, et les
cacher sous les branches des arbres, dans les
rochers et les forêts de la Sardaigne.
Qu' as-tu donc fait de ton ciel azuré, de tes
fleurs d' orangers, de tes golfes assoupis,
de tes forêts de myrtes, de tes montagnes
de marbre, que tu trembles comme une esclave
engraissée pour les lions du cirque ? Si
tu étais encore endormie dans le berceau
de Rome, au moins on pourrait te cacher
sous un toit de chaume, sous un bois de chênes ;
tu mangerais ton pain en sûreté, comme
l' enfant à la porte de son père. Car alors
ton soleil était doux, ta mer était paisible,
tes îles étaient parfues, quand tes peuples
naissaient avec les herbes de tes rivages ;
mais, à psent, tes fleurs respirent le sang,
et l' hysope du Golgotha croît partout sur
tes montagnes. ô Italie ! Qu' as-tu donc fait ?
Le bruit qui m' a réveillé dans la nuit
s' approche à chaque instant ; on dirait que le
cheval de l' apocalyse court échevelé sur le
penchant des Apennins, et qu' il frappe de la
corne de ses pieds les tombeaux qui bordent les
chemins de l' empire.
(un messager arrive au pied de la tour.)
salut, beau messager ; qu' as-tu rencontré sur
ta route ?
Le Messager.
J' ai rencontré dans les forêts des aigles qui
glapissent et des loups qui hurlent dans les
ravins. N' est-ce pas là le bruit qui vous a
éveillé ?
(un autre messager arrive.)
p165
L' Empereur Dorothéus.
Et toi, beau messager, dis-moi ce que tu as
entendu.
Le Messager.
J' ai entendu dans les Alpes les avalanches qui
roulaient dans le fond des vallées, et les
cerfs qui bramaient sous les branches des frênes.
Est-ce là le bruit qui vous a tenu éveillé ?
(un troisième messager arrive.)
L' Empereur Dorothéus, au messager.
et toi, qui portes des sandales ferrées, dis-moi
ce que tu as vu.
Le Messager.
J' ai vu les eaux vertes du Danube, qui grondaient
sur des rochers de granit, comme la voix d' une
foule en colère.
(dans le lointain.)
Choeur Des Peuples Barbares.
Choeur Des Goths.
" savez-vous un bon signe pour l' homme des combats ?
C' est un bon signe si le cliquetis du glaive
est accompagné du cri du corbeau et des
hurlements de la louve de Fréya sous le fne
d' Ygdrasil. Le vautour des montagnes sait le
sentier où va mourir le cheval sauvage qu' il
ombrage de ses ailes ; et nous aussi, nous
savons le chêne sous lequel s' est abattue la
cavale de Rome que nos serres vont déchirer.
Nornes et valkiries, mêlez dans vos chaudières
le bec de l' aigle, les dents de Sleipnir, l' ivoire
de l' éléphant, qui font les runes des combats
et donnent la sagesse auxvres qui les
touchent. Par le bord du bouclier, par la
proue du vaisseau, par la pointe du glaive,
par la roue du chariot, par l' écume de la mer,
suivez-nous, soyez-nous propices. Le corbeau
se penche sur l' épaule d' Odin pour
p166
redire nos paroles à son oreille ; le cerf court
à travers la forêt et se nourrit des branches
du frêne qui ombrage les dieux. Et nous, nous
marchons, après lui, sur les feuilles ches
des forêts. Nous descendons vers le midi, comme
la neige fondue qui descend dans les vallées. "
Choeur Des Hérules.
" tenons-nous par la main pour une danse guerrière.
Les femmes du Danube se dressent à demi dans le
fleuve sur leurs corps de cygnes, pour nous
regarder passer. Mais le vent du nord est notre
roi ; c' est lui qui nous envoie abattre sur la
terre les feuilles des orangers et les fleurs
de la vigne. Oh ! Marchons à grands pas avant
que les figues soient mûres, que les citrons
tombent d' eux-mêmes au pied de l' arbre, et que
les raisins soient séchés sur la vigne. Encore
un jour, et nous ne trouverons que l' écorce des
oranges balayées à l' entour du bois. "
Choeur Des Huns.
" à cheval ! à cheval ! Demain vous acverez de
tondre la crinière des étalons sauvages. à cheval
dans la plaine et sur la montagne ! Les fées se
suspendent aux crins échevelés ; gnomes et
gnomides mordent, en courant, les croupes et la
queue des chevaux. Crinières sur crinières,
naseaux contre naseaux, au loin, au large, à
l' alentour, que notre bande passe, comme un
nuage d' hiver, sur une steppe de Mongolie ;
rapide au soleil couchant, et puis rapide
quand le matin vient à luire, et puis rapide
encore sous le soleil brûlant du jour, et puis,
après le jour, dans les ténèbres de la nuit.
Malheur à qui tourne la tête pour regarder en
arrière ! Un djinn ailé qui le suit le renverse
et le jette aux vautours. Voyez ! L' herbe est
encore pence sous des pas d' archers qui nous
ont devancés ; leur flèche touchera le but
avant la nôtre. Nous arriverons
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quand le trésor de l' Italie aura été pillé, et
que la coupe des gaules aura été bue jusqu' à
la lie. "
Choeur De Fées.
" sans tromperie, voici un étrange voyage. L' herbe
se dessèche sous le souffle des chevaux ; on
entend des chants magiques dans leurs
crinières. Si nous pouvions mourir, nous
aurions peur. Depuis mille ans nous tremblotions
sous les mottes de terre des montagnes de
Scythie. Nos joues s' y sont ridées en
chauffant nos mains de notre haleine.
Chaque jour nous avons trouvé dans le bois
ra une feuille de cne pleine de rosée
pour nous nourrir ; et pourtant nous avons
pluscu que des dieux engraissés du sang
des boeufs et des chevaux. Mais aujourd' hui,
beaux cavaliers, votre colère nous fait pâmer.
Partout où vous vous arrêterez, de grâce,
laissez en chaque endroit quelque vieux mur
debout, de quoi nous abriter sous le seuil
d' une porte, à chacune un pan de lin pour la
tir, à chacune un brin de bois sec pour faire
bouillir sa chaudière. "
Un Enfant D' Attila.
Mon père, pourquoi nos chevaux ne peuvent-ils
s' arrêter ? Pourquoi notre ombre est-elle
couleur de sang ? -haut, voyez-vous un
vieillard dans une niche de pierres ? Sa
tête se penche sur la fenêtre ; il chante
pendant que nous passons ; ses mains tiennent
un livre, sur lequel ses yeux sont baiss.
Père, c' est sans doute un savant homme ; il
sait peut-être où nous allons.
Attila, à l' ermite.
compagnon dans ta niche, nos chevaux suent le
sang, et ne peuvent pas s' arrêter. Sais-tu
ce chemin mène ? Nous paissions nos troupeaux
dans les montagnes de Scythie. Si tu peux
me dire pourquoi le vent nous a chassés,
pourquoi l' ombre est sanglante, pourquoi les
chevaux
p168
bondissent, je te donnerai une coupe d' or pleine
du lait de ma cavale.
L' Ermite.
Archers et cavaliers, vous arrivez bien tard.
Hier je suis venu à votre rencontre ; je vous
ai attendus ici en feuilletant mon livre. Les
vautours sont passés, les corbeaux après eux.
Les loups sont arrivés cette nuit à ma porte
et je leur ai montré la route. Il n' y a que
vous qui soyez restés si tard à la porte de
vos huttes.
Attila.
Compagnon, qu' est-il donc arrivé ? Tes yeux
scintillent dans ta niche comme l' oeil de
l' épervier dans son nid ; ton livre flamboie
comme le livre de la mort.
L' Ermite.
Dites-moi si vous n' avez pas entendu les fleuves
sangloter dans les vallées quand vous étiez si
longs à attacher vos selles et à plier vos
tentes. N' avez-vous pas rencontré sur votre
route deux étoiles qui brillent comme les
yeux d' un homme à l' agonie, un nuage qui roule
sur la montagne un linceul taché de sang, une
forêt qui gronde comme des chants de ptre sur
le bord d' un tombeau ? Ce sont mes yeux qui
brillaient dans les étoiles ; c' est mon manteau
qui pendait dans le nuage ; c' est ma voix qui
grondait dans la forêt. C' est que le Christ est
mort. Il est mort, mon fils, le Dieu de la
terre, et mes archanges chassent à coups de
fouet vos chevaux devant ma porte. Ne vous
arrêtez pas à boire dans mon puits ; ne vous
mettez pas à l' ombre sous mon porche. Allez !
Courez ! Effacez sous vos pieds le sang qui
souille encore la terre ; déracinez les villes
avant que j' aie fini la dernière page de mon
livre. à la place des peuples, faites un grand
cimetière croîtra l' herbe drue comme dans
le jardin
p169
de ma cellule. Trois jours vous marcherez ; vous
passerez deux fleuves ; après, vous serez
arrivés.
Attila.
Est-ce donc toi qui es l' éternel dans cette
étroite niche ? On disait que tu vivais dans
une tente de diamant sur une montagne d' or !
Pendant que nous passons, couvre de tes
paupières tes yeux d' épervier, et d' un pli
de ta robe ton livre qui flamboie. Mon carquois
est à toi. Quand un archer de nos tribus meurt
dans le combat, nous lui faisons un tombeau
avec des mottes de terre, avec des fers et des
os de chevaux, avec des amulettes et le sang de
trente prisonniers. Puisqu' il est mort, ton
fils, le Dieu de la terre, nous lui ferons
ses furailles avec les os des peuples, avec
les ruines des villes, avec l' or des couronnes,
jusqu' à ce que tu dises : c' est assez.
L' Ermite.
Le soir approche. Les chevaux hennissent. Au
retour, ils dormiront dans mon étable.
INTERMEDE DE LA 2E JOURNEE
p170
Choeur De Vieillards.
i
spectateurs de ce mystère, bourgeois de France,
marchands, citoyens, sur toutes choses, le choeur
a toujours donné, dans ses moments de repos, les
plus sages conseils, principalement sur les
affaires publiques. Ainsi bâtirent leur renom
Eschyle et Aristophane, ces hommes moitié
divins, grands citoyens s' il en fut, et tels
que la nature n' en refera, ni demain ni après,
deux semblables, tant d' esprit que de hardi
courage ; à la condamnation d' Euripide, qui,
tout le contraire, alla flattant le populaire
et le corrompant par force révérences et
génuflexions de paroles ; et de cela ne retira
que mince fumée et grande perte de louange.
Donc, je vous dirai sans demeurée à la fin de
cette journée, que maintes choses me déplaisent
dans votre état : premièrement, votre légèreté ;
secondement, votre vanité ; troisièmement, votre
avidité.
ii
et véritablement rien ne m' agrée tout à fait
parmi vous, hors vos chevaux de bataille.
Quand on les touche de la
p171
main, ces vieux coursiers, qui se rappellent
quelle herbe sanglante ils ont rongée, crient
encore : menez-moi paître un champ de gloire.
Mais vous, sans rien dire, vous les conduisez
par la bride dans un chemin où croît une moisson
de honte, dont ils ne veulent ni le chaume ni
l' épi. Hommes de Lodi, de Castiglione, de
Marengo, êtes-vous ? Sortez de terre. Vous
vous êtes coucs une heure trop tôt. Venez
faire lache que vos enfants n' ont pas le
coeur d' achever. Si froids que vous soyez, si
pâles que vous ait faits la mort, c' est bien le
moins que vous valiez vos fils.
iii
car, à mon avis, votre plus grand tort, le
voici : qui est d' avoir laisdeux fois
environner, fouailler et fourrager ce grand
pays par vos méchants ennemis ; vu qu' il valait
mieux rendre l' âme jusqu' au dernier, les
hommes et les petits enfants de deux mois
environ, et servir tous ensemble de curée
aux corbeaux, que d' avoir sur le corps une
semblable avanie. Et encore, je vous dirai
que j' aimerais mieux, pour ma part, voir la
bonne moitié de vos villes désertes encore à
ce jour et renveres par la flamme et la
bataille, mais avec des âmes cuirassées et
bardées d' esrance dans le peu qui en
resterait, que toutes vos cités debout avec
force bastions et murailles bien alignées,
mais avec tant de coeurs navrés de mort, qui
s' en vont sur les places affichant leur affront,
et pavanant leur défaite.
iv
pourtant, je veux, comme il estcessaire,
saluer la terre de France qui vous nourrit.
Salut à ses quatres fleuves tous remplis
jusqu' aux bords ! à ses villes pleines aussi
jusqu' au toit d' hommes vaillants et en colère !
à ses sillons de froment, d' avoine, bien
engraissés pour cent ans
p172
par cent ares des guerres jetées là de son
tombereau ! Salut à ses routes poudreuses
d' une poussière d' empires, à ses forêts de
bouleaux qui frissonnent encore à l' heure
de la grande bataille ! à ses maisonnettes de
paille où son empereur s' est assis sur le
banc, quand il dit au monde, le jour où il
lui faisait l' aumône : croix ou pile !
L' univers ou Sainte-Hélène !
v
après le salut, viennent les voeux. à ce pays que
je contemple, à ce ciel que j' envie, à ce
champ que j' ensemence, je souhaite un blond
soleil pour l' échauffer, et deux étoiles du
matin, l' une qui scintille pour l' éclairer,
l' autre qui pleure pour le mouiller de sa rosée.
Dans la guerre, que sa pique soit tranchante,
et haute et ferme, et sûre ! Que la pointe de
son épée s' écrie dans le fourreau ! Que son
sang engraisse jusqu' à l' essieu la roue de
son chariot ! Dans la paix, que sa navette,
sans se lasser, lui tisse son habit ! Et que
son cheval, sans ruer, en Bourgogne comme en
Bretagne, et à l' endroit l' Ain fait et
défait sa litière, et là où le Rhône mord son
frein, traîne le soc de ses fertiles journées !
Pour mieux fermer son enclos, que le fleuve qui
s' en va vers Cologne lui donne sa plus belle
rive et la plus frche, avec les cteaux,
avec les balcons et les tourelles et les femmes
qui s' y baignent ! Et de tonté, dans ton
aire des Alpes, aigle d' Autriche, tu laisseras
choir de tes serres des villages de chaumes
perdus dans la nue, des monts croulants, des
forêts, des neiges, de quoi lui faire un toit
contre tes aiglons.
vi
mon Dieu ! France, douce France, fleur du ciel
see sur terre, que tu m' as jà, sans le
savoir, coûté de larmes que personne ne me
rendra ! Belle barque sans rameur, que maintes
fois, dans la nuit noire, je t' ai attendue
p173
jusqu' au matin, n' espérant plus que tu retrouves
toute seule l' endroit de ton rivage ! Bel
oiseau aux ongles d' or, que souvent j' ai
regarpar ma fenêtre si ton aile était
brisée quand le vent t' emportait une plume
du poitrail ! Tout petit enfant, j' ai suivi,
pieds nus, à la pluie, plus loin que la
frontière, duté de Cologne, tes grands
bataillons, et tes soldats m' ont pris dans
leurs bras pour me faire toucher, sans peur,
la crinière de ton cheval de guerre. Ah !
Pourquoi m' ont-ils donné, quand j' avais faim,
à manger de leur pain, mieux que monre,
mieux que ma re, si c' était pour entendre
plus tard de l' autre côté de la barrière :
holà ! Ces bourgeois de la ville, est-ce
vraiment le peuple qui, hier, vendangeait
dans sa cuve son sang à Rivoli, et qui fit
vingt pas sans trembler sur le pont d' Arcole ?
vii
pour toi j' ai eu des voeux, pour toi j' aurai une
plainte. La terre s' ennuie, elle ne sait plus
que faire depuis que ton empereur ne la tient
plus cachée, pour s' amuser, sous un pan de
sa gloire. Depuis que ton nom ne couvre plus
la Babel du monde, chaque homme qui passe,
chaque ouvrier qui s' en va en sifflant, a sur
les lèvres un nom différent, si l' un dit,
empire, l' autre répond, fumée ; si
fleur, épine ; si coupe, lie ; si
miel, venin ; où l' un veut un baume,
l' autre jette son poison, et si je crie,
monde, univers, quelqu' un reprend : boue
ou cendre, maître, à votre choix.
Première Partie Du Choeur.
Le passé a des balcons et des ogives qui croulent.
Maître, rebâtissez sa ruine.
Deuxième Partie Du Choeur.
Le présent est de boue. Pétrissez-en à loisir
votre faîte et votre seuil.
p174
Première Partie Du Choeur.
Toi, ne parle pas. Tu ne sais pas ce que je fus.
Deuxième Partie Du Choeur.
Ni toi, ce que je suis.
Tout Le Choeur.
i
ni toi, ni lui, quel je serai. Allez ! De vos
discordes, sans m' inquiéter, je ferai mon
harmonie. Arrière seulement vos viles
générations, fouettées en naissant, dans
vos maisons, avec le fouet de l' étranger !
De vous, ni d' elles, je ne veux que vos enfants,
seul bien que vous n' ayez pas encore souillé.
ii
France sans peur, nid de courage et non pas de
couardise, écoutez-moi : dame de vraie beauté,
il se fait tard ; levez-vous donc, que le monde
vous attache vos cordons à vos souliers. Au
bal il vous faut aller mener la danse, non des
morts, mais des vivants ; non des bourgeois,
mais des empires. Poussière d' hommes, poussière
de rois, poussière de dieux, poussière de rien,
ne craignez pas de nous fouler : en riant,
broyez sous vos pieds nos regrets, nos désirs,
nos terreurs et nos espérances tombées de
leurs tiges. L' Orient déshabité vous attend
sans bouger ; l' Amérique aussi est prête ;
et demain et toujours faites tourner autour
de vous la ronde des nations sous l' harmonie
de votre ciel.
iii
mais vous, rois coiffés de rubis, la fête n' est
pas pour vous. Aussi, que vous ai-je fait que
vous m' ayez si méchamment faussé ? Je vous ai
donné le vin, vous m' avez rendu la lie ; je
vous ai donné le pain, vous m' avez rendu la
cendre ; je vous ai donné ma fleur, vous
m' avez rendu
p175
l' épine. à présent, votre cavale ne veut plus de
cavalier ; vous l' avez trop et trop éperonnée.
Dans sa bouche frémissante le mors s' est
brisé. Hennissante, par un chemin ensorcelé
elle vous entraîne dans son pâturage, où
rien ne sert de lui flatter la croupe. Là
vous apprendrez, à votre tour, combien de
cheveux peuvent blanchir en une nuit sur
une tête découronnée ; vous verrez si
l' aiguillon de l' exil était doux, et si le
mal du pays ne prend au coeur que les
manants ; vous verrez s' il fait bon, étranger,
bégayer une langue étrangère, si bien que,
lorsque vous demandez l' huile pour votre
plaie, on vous donne le sel et le vinaigre.
Aujourd' hui votre table est pleine ; demain
vous troquerez des passants votre couronne
contre un morceau de pain d' orge ou d' avoine ;
et, vous rencontrant les uns les autres sur
votre sentier, pâles, vous vous assiérez par
terre pour pleurer ensemble une larme, non
de rois, mais de vilains.
iv
voilà, spectateurs, bourgeois, marchands,
citoyens, ce que j' avais à dire sur ce qui
vous concerne. Le temps presse, je ne puis
rien ajouter. Ceux qui vous parlent autrement
que moi, ne les entendez pas ; ôtez-les de vos
assemblées et de vos gouvernements, et
regardez-les comme vos méchants ennemis ;
car, si vous suivez d' autres conseils que
les miens, vous vous en repentirez, et la
chose publique périra : au contraire, si vous
faites ce que je vous dis, je vous tiens pour
gens justes, glorieux et raisonnables. -et
maintenant, sans tourner late, écoutez
la troisième journée, vous tous qui vous
intéressez à la conclusion de ce mysre.
3E JOURNEE, LA MORT
p177
intérieur d' une ville des bords du Rhin.
i
Choeur D' Ouvriers Dans La Rue.
de forêt en forêt,
toujours je marcherai.
le dernier jugement
finira mon tourment.
Un Ouvrier.
Allons, la nuit s' avance. Viens te coucher,
Fritz. Adieu la compagnie. Voici le veilleur
qui descend de sa porte avec son bâton ferré.
Le Veilleur.
Messieurs, rentrez chez vous ; couvrez votre
feu sous la cendre, pour qu' il n' arrive aucun
malheur.
Choeur D' Ouvriers qui s' éloignent.
le dernier jugement
finira mon tourment.
Le Veilleur, seul au bord du Rhin.
j' ai vu le Rhône quand il descend des Alpes ;
c' est un
p178
chamois qui bondit sur le rocher pour fuir le
chasseur. J' ai vu le Necker quand il tarit
dans le sable ; c' est une cavale de labour
qui meurt sous le fouet à la porte de son
maître. J' ai vu le Danube quand il revient
en arrière pour regarder deux fois la
cathédrale d' Ulm ; c' est la crosse d' argent
de monseigneur l' éque qui reluit et se tord
au soleil. Mais ni le chamois sur le rocher,
ni la crosse de l' éque, ni la cavale à la
porte de son maître, ne me plaisent tant qu' un
soir au bord du Rhin. écoutez ! Ma cornemuse
a appris àsonner : il a sonné minuit,
priez le seigneur et la vierge Marie. Le
Rhin aussi me connaît avec ma trompe ; c' est
moi qui l' endors au pied des tours, aups
des barques, autour des îles ; c' est moi qui
l' éveille, tous les dix ans une fois, quand
il change son lit comme un bourgeois qui se
retourne à minuit sur le côté. Il a pour
rideaux une fot de châtaigniers ; pour
litière, il a des coquillages blancs, et une
montagne toute à lui pour y poser sa tête.
L' ombre des tours ensorcelées sanglote
aujourd' hui dans chacun de tes flots, mon
vieux Rhin. Est-ce un fantôme qui nage dans
ton rêve ? Le bruit des herbes dans les bois,
de la pluie dans les grottes, sont-ce des
mots entrecoupés dans le songe des étoiles,
comme ceux qu' on entend à chaque porte, dès
que la ville est endormie ? La lune, le roi
des veilleurs, le sait mieux que moi. La
voilà qui sort de son gîte avec sa cornemuse
et son bâton d' argent, pour aller crier l' heure
dans la ville du ciel.
Le Roi Dagobert, à la fenêtre de sa tour.
gentil veilleur, parle plus bas. La reine est
endormie à cette heure dans son lit d' or massif.
Ma lampe s' est éteinte : j' ai mis mon manteau
d' écarlate au clair de lune, et ma couronne
de laiton pour te regarder passer. Dis-moi
ce que l' on voit à minuit dans mon royaume.
p179
Le Veilleur.
Sur la montagne il y a un château ; dans le
château il y a trois tours ; dans chaque tour
il y a un fantôme : dans la première,
Herrmann s' appuie sur le balcon avec un
pourpoint bleu et une toque couleur de feu ;
il regarde le Rhin ; dans la seconde,
Diétrich se penche sur la fenêtre à une
branche de poirier ; il regarde vers la
ville ; dans la troisième, notre seigneur
l' empereur est endormi depuis cent ans sur
son coude ; sa barbe rousse a persa table
de pierre, elle en a fait sept fois le tour ;
son épée pend sur les murs à un bouleau.
Le Roi.
Laisse-le dormir. Au pied du château regarde :
ne vois-tu pas la maison d' un forestier ? Un
hibou est sur le toit, il piaule jour et nuit.
Les feuilles des arbres bruissent en été vers
la porte comme les pas des squelettes quand ils
reviennent de la danse des morts.
Le Veilleur.
J' ai vu la maison du forestier. Trois degrés
sont à la porte pour y monter. Sur le bord de
la fenêtre il y a des giroflées qui pâlissent
et des oeillets qui verdissent. Une cigogne a
fait son nid autour de la cheminée. Sous le
toit, les murs sont peints de vermillon comme
la robe d' une moissonneuse.
Le Roi.
Mon royaume est bien grand : du plus haut escalier
de la plus haute église on n' en voit pas la
fin. Les sansonnets, quand leurs ailes
grisonnent, les corbeaux, quand leur bec
jaunit, viennent me dire où il s' arrête.
Eh bien, il n' y a pas dans mon royaume deux
cherons comme celui qui descend ces trois
degrés chaque matin. As-tu rencontré une
vieille qui va, en boitant, cueillir du bois
mort ? à minuit, quand elle est rentrée, je
l' ai vue de mon perron
p180
emporter, sous son tablier, un sceptre à fleurs
de lis, trois crosses d' évêques et de papes.
Si c' est la veuve d' un forestier, dis-moi le
nom du bois les sceptres à fleurs de lis
croissent en pleine terre, et où le bûcheron
coupe sur la branche verte des crosses argentées
d' évêques et de papes.
Le Veilleur.
J' ai rencontré deux femmes dans la maison du
forestier. La plus vieille est ridée ; tout le
jour elle file, les pieds dans la cendre ;
la plus jeune chante avec le sansonnet. Elles
sont venues à noël sur un bateau de pèlerin.
Ce sont de braves femmes qui ne manquent pas les
sacrements. Elles ont toujours une pièce
d' argent, quand le moine va faire la quête.
Que Dieu le leur rende !
Saint éloi.
ô mon roi ! Vous m' avez réveillé sous mon dais.
Ne craignez rien. Ce que vous avez vu est un
ve que vous avez fait dans votre lit d' or
massif. Montez sur votre trône ; je vais vous
l' expliquer. La vieille femme qui cherche du
bois mort dans son tablier, c' est l' église, qui
se lève de son lit pour sauver les fidèles.
Le sceptre doré, c' est l' âme qu' elle trouve
perdue sous la rosée dans les broussailles.
La maison à trois degrés du forestier, c' est
le ciel, le père éternel est assis. Les
feuilles qui bruissent, c' est le monde qui
gémit. Le hibou qui piaule sur le toit, c' est
le Christ, qui, du haut du paradis, appelle
l' âme égarée qui s' attarde dans sa route.
Le Roi.
Grand saint, je le sais, vous avez plus de
sagesse que tous les rois chevelus n' en ont
sous leurs couronnes. C' était un rêve, je le
crois, mais unve qui ressemblait à ce
qu' on voit dans la veille. Mon Dieu, que
sont-ils devenus les temps où nous limions
sans souci dans votre orfévrerie
p181
ma couronne luisante, mes chapes de saint et les
fers de mon cheval ? Depuis ce temps, ma
couronne s' est ternie dans le brouillard ;
mon cheval bai a perdu dans la forêt
d' Ardennes ses fers d' or ; oh ! La terre
a vieilli, saint éloi, comme mon château
qui s' écroule ; nos tours décharnées, ouvertes
au vent, sont de grands squelettes qui portent
sur leurs têtes une couronne de créneaux. La
fin du monde approche. Voyez ! Nos cathédrales
s' habillent de noir l' une après l' autre, comme
des pleureuses qui s' agenouillent, sous des
crêpes, au bord des fosses. Les étoiles qui se
lassent de briller sont des abeilles d' or qui
se ternissent sur le manteau royal du seigneur.
En attendant le jugement dernier, les morts
soulèvent de leurs ongles le gazon du
cimetière pour être prêts aux premiers sons
de la trompe. Ceux qui ont entendu la
cornemuse du veilleur s' asseyent déjà dans
les carrefours, ils se penchent aux balcons
des châteaux. L' ange de mort bat des ailes
contre les vitraux des églises ; c' est lui
qui efface du souffle de sa bouche leurs
manteaux de vermillon et leurs robes purpurines.
Saint éloi.
Vous l' avez dit, ô mon roi ! Nos meilleurs jours
sont pass. Le monde est aujourd' hui une
grande messe des morts. La terre est le cercueil
suspendu dans la nef. Les rois chevelus
nent le deuil. Quand les peuples ont pleu
le jour ce qu' ils doivent pleurer, les étoiles
du soir, et les eaux en murmurant pendant la
nuit, disent encore : miserere. gardez bien,
sans faillir, à votre main, votre sceptre et
votre bulle, comme moi ma palme de saint,
pour que l' ange de mort, quand il criera à
votre porte, vous reconnaisse sans tarder,
et vous conduise dans la niche de cristal
qu' il a tie pour vous attendre sur un roc
de Josaphat.
p182
Le Roi.
Allons voir, à travers ses rideaux d' argent, si la
reine dort encore. Veilleur, fais bonne garde.
Je rentre dans ma nef avec monseigneur saint
éloi.
(ils sortent.)
ii
une maison noire dans un carrefour. La mort sous
le nom de Mob, vieille femme qui se chauffe
dans les cendres. Rachel, jeune fille qui
demeure avec elle.
(l' ange tombé, qui était auprès du berceau
du Christ, dans la scène des rois mages.)
Mob.
Rachel, où est mon tablier ? Apporte-moi du
bois mort pour réchauffer mon squelette.
Pendant que tu gazouilles ici avec ton
sansonnet, mes genoux tremblotent, mes dents
clapotent, mes mains grelottent. J' ai fait
cette nuit bien du chemin. J' ai veillé trois
heures au chevet d' un pape ; j' apporte sa mitre
avec un peu de cendre. Voici la couronne d' un
duc, voici le manteau d' hermine d' un baron.
Cache-les dans mon bahut avec cette urne
ils mettent leurs larmes. Je n' ai dormi rien
qu' une heure ; c' était sur les genoux d' un
fiancé, aux cheveux bruns ; il a rempli, sans
le savoir, de ses larmes salées, le vide de
mes yeux ; il a poli comme l' ivoire l' os de
mon front avec les charbons de ses lèvres. Je
t' ai apporté pour ta fête le bouquet de lilas
d' une nouvelle épousée que j' ai conduite au
bal par la main. Oh ! C' est que ma vie est une
fête quand j' ai descendu les trois degrés de
notre porte. Mon cheval ne touche pas la terre
avec ses ongles. Les feuilles des arbres
jaunissent à son souffle, et tombent pour lui
faire son chemin. La bise me porte où je veux.
Les étoiles
p183
scintillent, la mer se tait comme le petit d' un
vautour dans son nid ; les cloches ouvrent leurs
gueules et disent aux tours : écoutez, la voici,
notre reine, qui passe sous le porche.
Rachel.
Est-ce là ce que vous appelez une fête ? Mes
saints anges, venez à mon secours.
Mob.
Patience, ma fille. Je le sais bien ; tu n' as
pas été toujours auprès de la vieille Mob.
Avant d' être un ange de mort, placé à ma porte
pour me faire compagnie le soir dans mes
cendres, toi aussi, tu étais un ange avec des
ailes diaphanes. Qu' est-il devenu, le temps où
tu te levais soir et matin pour apporter leurs
pains blancs aux griffons accroupis près du
seigneur ? Te rappelles-tu les chants que tu
savais alors avec l' archet de ta viole pour
veiller les anges et les âmes dans leurs
niches de nuage ? Te rappelles-tu, dis-moi,
les prés d' azur tu allais semer chaque
année des mondes épanouis, comme ici je sème
derrière moi la cendre de mon tablier ; quand
tu filais sur ta porte des fils de lumière,
et que ton fuseau, en plongeant dans l' abîme,
pelotonnait une étoile bénie qui tournoyait
jusqu' au matin, suspendue à ta quenouille
d' or ? T' en souviens-tu quand la cloche du
ciel t' appelait par ton nom, et quand les
petits anges te prenaient, en riant, par le
pan de ta robe pour entrer avec toi dans la
ville de Dieu ?
Rachel.
ô Mob ! Pourquoi dites-vous cela ? Je vous
suivrai, je vous oirai, je vous le promets.
Mais ne me rappelez pas ce temps.
Mob.
Aimes-tu mieux celui où je t' ai connue pour la
p184
première fois, le jour de la mort du Christ ?
T' en souviens-tu, quand tous les anges (tu étais
au milieu d' eux) se penchaient sur les nuages
et pleuraient ? Quand le Christ s' appuya sur
la maison d' Ahasvérus et maudit Ahasrus,
t' en souviens-tu ?
Rachel.
Est-ce Ahasvérus que vous avez dit ?
Mob.
Et, quand tous les anges ont fmi de colère,
qui est-ce qui a eu une larme dans ses yeux
pour Ahasvérus ? Qui l' a regardé d' en haut
avec pitié ? Qui a oublié, pendant le battement
d' ailes d' un vautour, le Christ, le Christ
mourant, pour Ahasvérus vivant, pour Ahasvérus
immortel, pour Ahasvérus errant ? Puis, à qui
la voix de Dieu a-t-elle parlé quand elle a
dit : tu ne seras plus un ange de vie, tu seras
un ange de mort ; tu ne vivras plus dans la
ville du ciel, tu vivras dans la maison de Mob ;
tu seras à elle pour allumer son feu, pour lui
chanter des cantiques, pour boire la cendre qui
reste au fond de son verre ? Et aujourd' hui,
qui est à moi, tout à moi, chair et os ? Qui
arrose, sur ma fenêtre, mes bouquets de soucis
et de veuves, si ce n' est pas Rachel, Rachel,
l' archange aux ailes bleues, aux yeux couleur
du ciel, aux cheveux qui secouaient la lumière
autour d' eux ; qui apprenait à épeler une à une
sur son livre, aux enfants de la ville de Dieu,
les notes de la musique du ciel ? Cette Rachel
me méprise, je le sais. Elle n' a plus ses ailes
pour voler, et les penes de son coeur
s' envolent de ma maison comme une vapeur qui
s' élève, le soir, de l' herbe fauchée. Elle n' a
plus sa viole pour chanter, et elle bourdonne
encore à la fenêtre des airs qui arrêtent les
passants. Qu' es-tu pour faire fi de moi ? Tu
avais une auréole autour de ta tête ; à présent
tes cheveux sont liés dans la plaque d' argent
d' une fille de Worms.
p185
Tu avais un manteau d' azur pour te vêtir ; à
présent, tu as la robe de laine que le tisserand
du bourg t' a faite. Quand tu passes dans la
ville, les vieilles femmes que tu rencontres
disent : à quoi pense la vieille Mob, de ne
pas marier sa fille ? Vraiment, est-ce que
personne n' en veut ? Le fils du tisserand
cherche une femme ; le fils du tisserand gagne
tous les mois un sou d' argent ; il devrait, par
grâce, l' épouser.
Rachel.
ô Mob ! Le coeur me fait mal ; laissez-moi me
jeter à deux genoux et prier Dieu de toute
mon âme.
Mob.
Prie-le seulement de tes lèvres, si tu peux.
Qu' a-t-il à faire de ton âme ? Crois-tu que la
prière des feuilles séchées, du coudrier
quand il est mort, de la cendre, quand elle
est semée, de la lampe, quand elle est éteinte,
ne valent pas mieux pour lui que la prière de
ton âme ? C' était bon de penser à ton âme
quand tu avais deux ailes bleues pour la porter
et le pur ciel pour voler. Aujourd' hui, prie,
oh ! Oui, prie, si tu veux, comme prient la
dalle usée des cathédrales, le vitrail effa
par la brume ; prie comme font la goutte de
pluie dans le caveau, la bannière rongée sur
sa pique, le ver dans sa toile humide. Qu' as-tu
à faire, de regarder toute la journée, assise
sur ta chaise de paille, un coin du ciel à
travers la vitre de ta fetre ? Tu ne
rentreras plus dans ce monde des rêves.
Rachel.
Mob, je vais embrasser vos mains. Mais ne dites
pas que c' est unve ; oh ! Ne le dites pas,
vous me rendriez folle.
Mob.
Va ! Oublie ces mitres de lumre, ces auréoles
d' or ; fane dans ton coeur ces fleurs de vie,
ces pans de manteaux
p186
de vermillon. Au lieu de ces chants du ciel,
écoute le chant du grillon de ton feu ; pâlis
dans ton âme, jusqu' à la mort, les faces bouffies
de tes séraphins. La viole des archanges a
fini pour toi, je te le dis. Comme une jeune
fille qui jette, en revenant, dans son alcôve,
les roses fanées du bal, jette aussi là tes
souvenirs ; jette là ton ciel bleu, tes
espérances infinies. Sois femme avec les
femmes. Tu ne connais du monde que ce qui se
passe sur les nuages. La vie réelle, ma chère,
est un peu différente de ces fantaisies de
jeune fille. Suis-moi par le pan de ma robe ;
je te montrerai en toutes choses ce que tu
n' as jamais vu : la source tarie, l' écorce
deschée, le coeur brisé, la coupe vide.
Rachel.
Tout le monde croit ici que je suis votre fille ;
je ne l' ai dit à personne, je vous jure, mon
secret. Mon Dieu, si je savais seulement tous
les ans une fois ce que font les enfants avec
leurs auréoles que je berçais dans le ciel !
Mob.
Crois-tu vraiment que quelqu' un là-haut s' inquiète
aujourd' hui de ce que pense ton coeur ? Oh !
Si tu n' avais perdu que tes ailes, je t' en
referais d' autres volontiers avec mon manteau
de soie ; mais ton coeur aussi n' est plus
ce qu' il était. à présent, les regards et le
sourire du ciel ne le rassasieraient guère ;
il faut qu' il s' enivre, à son tour, de la
dernière larme cace dans les regards des
passants. Va ! Quand tu auras cueilli pour
moi des feuilles mortes dans la forêt, va
mendier pour toi, si tu le veux, un soupir
d' amour ; quand tu auras rempli pour moi mon
verre de larmes, va remplir pour toi ton verre
des promesses et des songes des jeunes hommes ;
mais ne parle plus des anges. Tu es femme, et
ton sein tremble comme le sein des femmes, tes
yeux se baissent, tes joues pâlissent, si
tu passes dans la rue. Quand le soir le bruit
de l' orgue
p187
arrive jusqu' à ta fenêtre, quand le vent apporte
jusqu' à toi les fleurs des marronniers, tu
pleures sans prier. Ah ! Ne te rappelle que
les anges de Gomorrhe : je te commande
d' oublier tout le reste.
Iii
on entend le prélude d' une sérénade dans la
rue.
Un étudiant.
Oui, mes amis, c' est ici qu' elle demeure.
Approchez-vous sous cette fenêtre, où elle a
se des bouquets desédas et de soucis ;
elle est là, soyez-enrs, derrière ces vitraux
soudés de plomb. Attendez encore un peu. Mon
Dieu, mon coeur tremble comme la feuille ! Je
ne peux pas chanter. Suis-je assez fou ? Il y
a trois mois que je la cherche sans pouvoir
lui parler. Savez-vous, maintenant, que je
suis docteur, je pourrais l' épouser demain
si elle voulait ?
Un Musicien.
Vraiment, monsieur le docteur, est-il possible
que vous ne lui ayez encore jamais parlé ?
L' étudiant.
Oh ! Non, jamais ! Je lui ai envoyé une fois un
bouquet de giroflées ; voilà tout. Mais sa
re a l' air d' une bonne femme ; je suis sûr
qu' elle s' entendrait avec la mienne pour vivre
tous ensemble avec nous à Linange. Depuis
que je suis à l' université, mes yeux n' ont pas
vu une autre jeune fille que Rachel. Allons,
mes amis ; mon coeur n' y tient plus. Commençons.
Un Musicien.
Nos violes sont ptes ; nos archets plient sur
nos cordes. Courage ! Chantez seulement à
haute voix :
p188
L' étudiant chante.
" dis-moi, ma fiancée, ce que tu caches sous tes
longues tresses noires.
" est-ce un flocon de neige tombé sur toi en
revenant de la messe de noël ?
" est-ce l' écume du Rhin chase par l' ouragan,
quand tu marchais sur la rive ?
" est-ce un cygne au blanc duvet qui vient de
naître, et qui déjà gonfle ses ailes ?
" si c' est la neige de noël, laisse mes lèvres
la boire, moi qui reviens d' un long voyage.
" si c' est l' écume du Rhin, laisse-m' en mouiller
mes cheveux bruns.
" si c' est un cygne qui vient de naître, laisse-moi
le porter au haut de la montagne.
" -non, ce que je cache sous mes longs cheveux
noirs, non, ce n' est pas un flocon de neige
de noël, ni d' écume du Rhin, ni un cygne qui
vient de naître ;
" c' est le sein de ta fiancée, où tu as posé ce
soir ta tête en t' endormant. "
Mob, à la fenêtre.
bravo, messeigneurs ! La musique est belle et
d' un excellent maître. C' est trop d' honneur
pour de pauvres femmes comme nous. Laissez-moi
descendre dans la rue pour vous remercier.
(elle descend.) messeigneurs, j' apporte
de mon caveau du vin pour vous rafraîchir ;
en voici une large coupe que j' ai remplie
pour vous jusqu' aux bords ; je voudrais en
avoir de meilleur ; c' est moi qui l' ai cueilli
à mon cep, je vous jure, et qui l' ai pressé
sous mon pressoir. Voyez comme il petille ! La
couleur en est un peu noire peut-être ; et
l' écume des bords ressemble à l' écume qui
mouille le frein des chevaux de la nuit.
N' est-ce pas, messeigneurs ? Gtez et buvez
seulement. Il guérit de
p189
toute fatigue ; il guérit des chants comme des
larmes. La coupe est de pur bois d' ébène :
c' est moi qui l' ai ciselée dans les soirées
d' hiver.
Un Musicien.
Puisque vous le voulez, nous ne vous refuserons
pas.
Mob.
Vous êtes trop honnête, monseigneur. Faites
passer, après vous, la coupe à tous vos
compagnons.
(tous boivent, et tombent à la renverse sur
le pa.)
L' étudiant, en jetant la coupe vide.
malédiction ! C' est le vin et la coupe de la mort.
(il expire.)
Mob.
Pauvres fous ! Et la mort, n' est-ce pas l' ivresse
de la vie ? Qu' ils aillent la cuver sous la table
du monde jusqu' aux grandes ripailles du jugement
dernier.
Iv
Ahasrus, assis sur une borne à la porte de
la ville. Son cheval est étendu mourant à
té de lui, sur le chemin.
i
ô Christ ! ô Christ ! Laisse-moi. Si j' étais
un sanglier traqué par des chiens, je me
sauverais la nuit dans ma bauge ; si j' étais
une branche de bois mort, le bûcheron me
ramasserait et me porterait à son feu ; si
j' étais un ver de terre, je m' endormirais
sous un caveau frais, dans le tombeau d' un
roi, et j' y filerais ma toile humide autour
de son humide couronne. ô bûcheron de Nazareth !
Prends-moi, prends-moi sur mon chemin aride.
Fossoyeur de Bethléem ! Enterre-moi dans ton
pulcre, là où la pluie et la rosée ruissellent ;
prends-moi dans ton suaire
p190
éternel, au fond du roc taillé dans ton
Calvaire de Golgotha. Miséricorde !
ii
qui a crié miséricorde ? Est-ce toi, Ahasvérus ?
Ah ! Les anges vont ricaner au plus haut du
ciel. As-tu oublié le porte-croix qui est
pasà ta porte à Jérusalem ? Qu' as-tu
mis dans tes oreilles pour que sa voix ne
bourdonne plus autour de toi ? Et dans tes
yeux, pour qu' ils ne voient plus ses yeux qui
flamboient et le doigt de sa main qui se
soulève sous son manteau ? Dis, Ahasvérus,
qu' as-tu fait ce jour-là ? Ce chemin pierreux
qui va à Golgotha, ce figuier mort, sous ce
figuier cette foule ivre, ces femmes qui se
traînent sur leurs genoux, ce râle de leurs
lèvres, et cette voix qui a résonné dans la
moelle de tes os ; tu t' en souviens, n' est-ce
pas ? Tu voudrais que cet un songe, un songe
de mille ans, n' est-ce pas ? Mais ce n' est pas
un songe, non plus, que cette cigogne qui passe
sur ta tête, et qui va chercher son gîte sous
un roseau ; et toi non plus, tu n' es pas
l' enfant de ton rêve. Ne sens-tu pas ton coeur
peser dans ta poitrine comme une lourde
pierre dans la main du frondeur ? Et cette
ville, non plus, n' est pas un fantôme formé
sous la tombe dans le crâne d' un mort. Ses
pavés retentissent, ses cneaux reluisent,
ses cloches bourdonnent, et son église, pour
te maudire, s' agenouille sous ses tours comme
un homme qui se traîne sur les mains sous le
poids de sa croix. Frappe à chacune de ces
portes : à chacune d' elles il y a des hommes
comme toi ; ils ont des yeux comme toi, non
pas pourvorer, comme toi, une larme
éternelle, mais pour se baigner, pendant leur
court été, dans des regards d' amour ; ils ont
des lèvres comme toi, non pas pour boire,
comme toi, la poussière des vallées et le sel
de la terre, mais pour boire leur vie rapide
sur les lèvres de leurs nouvelles épousées ;
p191
ils ont des bras comme toi, non pas pour étreindre
comme toi la bise et les autans, mais pour
serrer sur leur sein l' enfant de leurs os.
De toutes ces maisons, choisis celle que tu
veux. Monte avec tes souliers ferrés sur le
seuil ; et les femmes vont cacher leurs yeux
dans la poitrine des hommes, et les petits
enfants se glisseront avec horreur entre les
jambes de leurre, et crieront : c' est lui,
mon père, le juif errant !
iii
oh ! Si j' étais encore un jeune compagnon de la
tribu devi dans la maison de monre ; si
cette ville à créneaux était Jérusalem ;
Jérusalem la belle, Jérusalem la parfumée
comme la fleur de vigne dans le rocher, je
chanterais un chant, à mon retour, à haute
voix, pour être entendu dupreux et du
gardeur de chameaux. Et les passants viendraient,
et ils me diraient en touchant mes habits :
" est-ce toi, Ahasvérus ? Soisni, bon
Ahasrus ! Que ton voyage a été long ! D'
viens-tu ? Ta mère nous a envoyés pour
t' attendre. Voici des figues pour ta faim ;
voilà du vin pour ta soif. Ton père, qui t' a
cru mort, est assis sur le banc de ta maison,
et tes petits fres vont sauter sur leurs
nattes quand ils te verront de loin sur le
chemin : mon frère, mon frère, que nous
avez-vous apporté ? Sont-ce des coquillages qui
bourdonnent ? Est-ce une robe de laine bien
teinte pour le froid ? Est-ce une pièce
d' argent neuve ? Est-ce une ceinture brodée,
ou une cassolette luisante du beau bois du Liban ?
iv
ah ! Dans ma cassolette, il n' y a ni myrrhe, ni
encens, ni poudre d' or, ni dattes ; dans ma
ceinture, il n' y a ni perles ni broderie, et
la robe de laine que j' apporte n' a pas été
filée pour la fête. J' ai revurusalem ;
mais ce n' est
p192
pas ici qu' est Jérusalem. Quand j' y suis
retourné, les os qui blanchissaient se sont
levés pour me voir passer. Ma maison est restée
debout. La fetre est ouverte ; la porte
est fermée au verrou. Dans le jardin, j' ai
vu ma tombe vide ; un ange de mort la couvrait
de ses deux ailes de soie, pour m' empêcher de
m' y reposer ni jour ni nuit, comme le corbeau
qui abrite, pendant la pluie, sa couvée sous
son poitrail.
v
le regard du Christ s' est attaché à mon âme
comme une lampe des morts est attachée, par
son anneau de cuivre, à un pilier sépulcral,
pour éclairer dans la nuit les langues des
vipères et la bouche des scorpions qui le
rongent. Un regard sans pleurs, sans mouvement !
Deux yeux d' airain qui pesaient sur ma
paupière ! Pour héritage, il m' a transmis son
immortelle douleur et sa sueur de sang. Il a
fouillé de ses yeux dans mon sein ; il y a fait
flamboyer, ce roi des morts, son enfer, et ses
limbes, mais point de ciel. -d' autres ont ma
tunique, toi, tu auras ce qui reste de l' hysope
et du fiel. -mais, roi, je m' en suis enivré,
de ton hysope ; mes genoux plient comme un
convive en sortant d' une table remplie ; et
depuis ce temps, je te le jure, j' ai marc
sans m' arrêter. J' ai vu sur le sommet du
Vourcano des éperviers voler sur mate
autour du monastère, et leurs cercles s' étendre
jusqu' à raser la mer au bout de l' horizon ;
j' ai vu dans un lac derouge une bande de
sarcelles se baigner, et l' eau trembler sous
leurs ailes et se rider jusqu' aux herbes du
rivage. Partout, j' ai vu, dans le fond de mon
âme, le désespoir ntre et croître et déborder
jusqu' à enfermer le limon de mes jours et l' algue
de mes rives de sa rive infinie.
vi
es-tu donc, roi des morts ? Pour te chercher,
j' use
p193
la plante de mes pieds ; j' ai fouillé, comme le
vautour, dans la cendre des villes et sous le
manteau des morts. La mer ressemble au bleu de
ta tunique ; je t' ai chercdans le creux de
la mer. Rome, qui sue le sang, ressemble,
avec ses murs, à ta couronne d' épines ; je t' ai
cherché dans Rome. Le désert qui blanchit
ressemble à ton suaire ; je t' ai cherc dans
le désert. J' ai deman aux femmes qui filent
leurs quenouilles, aux enfants qui mangeaient
leur pain d' orge sur la porte, aux gardeurs de
cavales qui cordaient leur chanvre dans les
bois : " l' avez-vous vu passer ? " es-tu donc,
roi des morts ?
vii
quand j' étais un enfant de dix ans, je regardais
dans l' air les cigognes et les grues qui se
reposaient sur les toits des voisins en revenant
de leur voyage ; j' aurais voulu qu' elles
m' eussent dit ce qui était de l' autre côté de la
montagne, et qu' elles m' eussent raconté ce
qu' elles avaient vu sous les feuilles des bois
et sous les joncs des sources. Quand les
ramiers s' assemblaient pour partir, mon coeur
se soulevait dans mon sein, et je suivais de
loin leur vol comme la fue d' un feu de berger
qui s' évapore.
viii
non ! Les grues et les cigognes n' ont pas tant
voyagé que moi, et les ramiers n' ont pas bu à
tant de sources que moi. Les sources des
montagnes ont le goût de l' absinthe. Les
fleurs des prés portent sur leurs feuilles
des croix couleur de sang. Les boismissent
quand je passe ; les grottes pleurent quand
j' y entre ; la terre résonne sous mes souliers
fers comme la pierre d' un tombeau du Calvaire.
Puisque tu es sorti de ton sépulcre, Jésus de
Nazareth, dis-moi donc, par le cri de l' aigle,
par la vapeur des grottes, par la feuille du
frêne, dis-moi où tu es,
p194
par le bruit de la ville, par la cornemuse du
veilleur, par la chaîne du pont-levis, par la
lance brillante, par la cloche des morts.
ix
un jour, j' ai cru arriver au bout de mon chemin,
à la maison du Christ, et le trouver assis
sous le porche avec sare : toujours le
chemin s' étendait plus loin à travers les
bruyères ; toujours les rivières perdaient
haleine derrière moi ; toujours mon coeur
croyait le rencontrer, avant la nuit, avec
son auréole d' or, avec sa palme de figuier.
Mais le soir s' est passé ; aps le soir, le
matin s' est passé, et après le matin, le milieu
du jour aussi ; et après cela, il y eut une
heure où je vis que mes pieds usaient, sans
vieillir, la pierre du seuil de mes hôtes ;
sous leurs pas leur escalier croulait, leur
vallée s' emplissait de feuilles mortes. Leur
puits se comblait, et moi, ma vie ne se
comblait pas. Le soir, je cherchais, pour m' y
reposer, des villes que j' avais laissées pleines
d' hommes, de cris, de chants, de fumée, de chars,
de soupirs : je les retrouvais taries sur le
chemin, comme une source quand les chacals
ont bu la dernière goutte d' eau.
x
et, quand vinrent des peuples nouveaux pour
remplacer les morts, j' allai seul au-devant
d' eux, à la porte des villes, leur montrer le
chemin ; leurs chevaux sauvages me regardaient
d' un oeil louche ; leurs rois chevelus criaient
en riant dans leurs langues nouvelles, sans
m' avoir jamais vu : " voyez sur cette pierre ;
c' est Ahasvérus ! Ne bandez pas vos arcs ;
c' est lui qui ne mourra jamais. "
xi
ne pas pouvoir mourir ! Toujours attendre, et ne
p195
jamais rencontrer, n' est-ce pas ? Toujours
regarder, et ne jamais voir venir ! Qui l' a
dit ? Est-ce vous, rois chevelus, sur vos
chevaux sauvages ? Et les pierres de ma
route savent-elles aussi le secret du Christ ?
Je me suis précipité de la cime des Alpes ;
un aigle a étendu ses ailes pour me porter
sur l' herbe verdoyante. J' ai marché vers le
flot d' un lac sans fond pour me plonger dans
les cieux vides qu' il roulait ; le flot s' est
enfui devant moi ; il n' a laissé sous mes
pieds que les pierres qu' il limait, et les os
qu' il usait l' un contre l' autre.
Le Cheval D' Ahasvérus.
Maître, votre plainte, je l' entends, et je n' y
puis rien changer. Mes cheveux, plus longs que
ceux d' une femme, jusqu' à terre font pleuvoir
ma sueur, une sueur de sang. Dans ma bouche,
mon frein s' est usé. En un jour, quand je
suivais sans vous mon amoureuse, je passais,
sans me lasser, le désert avec ses quatre
fleuves. Mais votre douleur est plus large
que le désert d' Asie et que la mer de
Macédoine ; jamais on n' en voit les bords.
Vos soucis sont trop lourds ; votre plaie, dans
votre sein, m' est trop pesante à porter : trop
durement votre mal me point et m' éperonne. Sous
vos pas votre chemin s' allonge, et jamais
cavalier n' a marché si longtemps. Votre herbe
de pâture ne croît que sur des ruines. Dans
mon abreuvoir, vous mettez des larmes. Ni mes
pieds ni mes flancs ne peuvent plus courir.
Si vous m' aimez, dans cet endroit enterrez-moi,
sous ce gazon de feuilles les cavales
bondissent. Sur mon cou, maître, tressez-moi
ma crinière et laissez-moi ma housse bariolée,
mes étriers, et ma selle d' ivoire aussi, et
encore le reste de mon mors d' argent à ronger.
Sur ma litière noire, je rêverai de vous. En
fermant ma paupière trop lasse, je pleure de
votre peine, mais non pas de la mienne.
p196
Ahasrus.
Debout ! Il faut partir.
Le Cheval D' Ahasvérus.
Je suis trop las.
Ahasrus.
Plus qu' une journée.
Le Cheval D' Ahasvérus.
Si mes pieds le voulaient, j' aurais du coeur pour
mille.
Ahasrus.
Jusqu' à la ville ; encore un pas.
Le Cheval D' Ahasvérus. agonisant.
maître, mon ongle est tout usé, mon haleine aussi.
Ahasrus, après une pause.
et moi aussi, comme toi, je vais mourir. Au moins
emporte-moi, sans que ta corne retentisse,
jusqu' à l' endroit où tu vas vers ta pâle cavale.
Sans hennir, emporte-moi là où la source sans
fond est creusée pour ta soif ; là où l' auge
sans bords est remplie, pour ta faim, d' avoine
dorée ; là où l' hôtelier et son écuyer essuieront
pour toujours ta sueur. De ta litière noire,
donne-moi seulement la moitié, pour m' endormir,
sous tes pieds, dans ton étable, tout habillé
de songes.
Le Cheval D' Ahasvérus.
Maître, tenez : voici mon dernier souffle.
(il meurt.)
Ahasrus.
Et moi, voici mon agonie. Non, je ne suis pas le
tronc d' un chêne de cent ans que le bûcheron a
oublié dans la forêt. Cette fois ma coupe noire
est remplie ; mes yeux vacillent ; mon coeur
tremble de la fièvre des mourants. Pour moi
aussi les cloches vont sonner : leur belle
voix de bronze et d' argent luisant fera
tressaillir l' eau dans les sources ; et
l' aubépine secouera sa rosée dans le buisson
p197
des bois, et les fleurs laisseront tomber leur
croix de sang, quand elles entendront :
" Ahasrus est mort ! Ahasvérus est mort ! "
et le veilleur, quand il ouvrira la porte de
la ville, m' appellera, sans me réveiller, avec
sa cornemuse.
Choeur De Bourgeois De La Ville, sur les
murailles.
maître, qui vous arrête ? Qu' attendez-vous sur
cette borne ? Entrez céans dans notre ville
de haut prix. De voyageur qui marche si tard,
jamais nous n' en avons vu, ni de si las, ni de
si beau. D' où venez-vous ? Du mont d' Arménie,
ou de Rome, la terre lointaine ? Qui
êtes-vous ? Où faites-vous votre demeure ?
Très-volontiers nous l' apprendrons, si vous
n' en faites pas mystère.
Ahasrus.
Mon voyage commence à peine.
Choeur De Bourgeois.
i
par cette ogive ciselée, entrez dans ma maison.
Le vin vous y plaira ; dans ma cruche la bière
de houblon est fraîche, et verdoyante, et
écumante. Le pain y est fait de blé nouveau
et tout coupé sur la nappe. Autour de la
table, ma femme nous servira dans des plats
de terre peinte, et ma fille, aux cheveux
lisses, aussi en portera.
ii
ne pleurez pas, beau voyageur ! Si vous êtes un
maître imagier ou foliacier sans ouvrage, je
veux faire un beffroi au milieu de la ville ;
c' est vous qui le taillerez. Si vous êtes un
maître tourier, je veux bâtir une tour à mon
église pour que les anges y demeurent ; c' est
vous qui la ferez.
(entre Ahasvérus.)
iii
asseyez-vous à cette place. Des nouvelles, vous
nous
p198
en direz certainement, et des pays que vos yeux
ont rencontrés. Lesquels sont les plus plantureux,
et les meilleurs, et les plus avenants, à votre
avis ? croît l' encens ? Où croît la myrrhe ?
croît le baume de Syrie ? Nous le voudrions
savoir pour guérir votre peine.
V
Rachel, seule dans sa chambre, en donnant à
manger à un sansonnet dans une cage.
la tête me fait mal. Depuis que cet étranger est
arrivé, je ne peux plus penser à rien. Viens,
viens donc, mon joli sansonnet. Tu es toute
ma joie, tu n' as point de tristes secrets, toi.
Amuse-moi,jouis-moi ; je te donnerai une
branche d' amandier à becqueter.
Le Sansonnet, dans sa cage.
Rachel, prends garde à l' étranger. Depuis qu' il
est ici, je n' ai plus faim de branche d' amandier ;
je n' ai plus soif d' eau de source.
Rachel.
Est-ce toi qui as parlé, vilain oiseau ? Non, ce
n' est pas toi, n' est-ce pas ? C' est moi qui
ai soupiré. Reste seul dans ta cage ; je
m' amuserai mieux avec mes giroflées. Oh !
Que vous êtes belles, mes giroflées ! Je vais
vous donner un peu de soleil et secouer votre
rosée sur la fenêtre.
Le Bouquet De Giroflées.
Rachel, sauve-toi. Depuis que l' étranger est
ici, que me fait le soleil ? Le soleil ne
m' échauffe plus. Que me fait la rosée ? La
rosée ne me rafraîchit plus.
Rachel.
Mon Dieu, est-ce que les oreilles me tintent ?
Puisque
p199
la pluie ajà arrosé mes fleurs, je m' amuserai
mieux à jouer de ma mandore.
La Mandore.
Rachel, sauve-toi. Depuis que l' étranger est
arrivé, j' ai oublié les chants que je savais.
Laisse-moi, mon souffle me fait peur.
Rachel.
Qu' y a-t-il donc ? Je ne sais plus si cette voix
sort de ma bouche, ou si je l' ai vraiment entendue.
Le Sansonnet.
Va ! Laisse-nous ; que ferais-tu à psent d' un
sansonnet ? L' aile d' un sansonnet ne battrait
pas si vite que ton pauvre coeur sous ta robe.
Que ferais-tu d' un bouquet de giroflées ? La
giroflée ne se pencherait pas vers sa racine
si bien que ta tête sur ton coude. Que ferais-tu
d' une mandore ? La mandore ne gémirait pas si
bien que ton haleine dans ton sein. Depuis que
ton voisin est venu, j' ai peur dans ta maison.
Ouvre-moi la fenêtre, que je parte, pour aller
plus loin que la mer bâtir mon nid au printemps
dans le tombeau du Christ.
Le Bouquet De Giroflées.
Et moi, j' étouffe ici. Que l' oiseau emporte sur
ses ailes mon parfum du printemps, pour le jeter
en passant sur le chemin de Bethléem.
La Mandore.
Et moi, qu' il prenne avec lui mes soupirs du soir,
pour les jeter loin d' ici dans le feuillage
des figuiers et dans les vieux murs de
terre-sainte.
Rachel.
Folle que je suis ! C' est de ma propre voix que
j' ai peur. Il me semble que tout ce que je
touche murmure comme moi. Ah ! Il y a trop
longtemps que je n' ai pris l' air ; à
p200
cette heure du soir, j' ai toujours été plus
triste que pendant le reste de la journée.
Vi
esplanade du cteau de Heidelberg.
Mob, vêtue en vieille femme du pays.
tout nous promet, pour notre partie de plaisir,
une journée magnifique. Je craignais d' abord ce
nuage sur le Heilig-Berg.
Ahasvérus.)
permettez-moi de vous confier Rachel un instant
pendant que je vais cueillir un bouquet dans le
cimetière. Ne la quittez pas au moins.
Ahasrus.
Je vous le promets.
Mob.
Je ne fais qu' aller et revenir.
(elle sort.)
Rachel.
Non, il n' y a point d' endroit qui me plaise
autant que ce bosquet. L' eau murmure sous le
balcon des électeurs, les cerfs boivent à
l' ombre dans la vallée. écoutez le cor de
chasse des étudiants dans les tours, et puis le
chant des pèlerins, et puis le bruit de l' orgue.
D' ici, vraiment, le chemin du Necker ressemble
à un serpent qui a perdu derrière lui sa robe.
Les cerisiers fleurissent, le saint s' endort
dans sa châsse, le Rhin dans le creux de son
lit. Dites-moi, monseigneur, si votre pays est
aussi beau que le mien.
p201
Ahasrus.
Dans mon pays, la mer roule du sable d' or. Les
étoiles sont des abeilles qui sucent les fleurs
du ciel. Ma ville, quand elle était en te,
retentissait sur la montagne comme le carquois
au dos d' un cavalier. Les fleuves se courbaient
comme le sabre à son té ; le désert brillait
comme une bague à son doigt.
Rachel.
Et aujourd' hui ?
Ahasrus.
La bague s' est ternie, le sabre s' est rouillé, le
carquois s' est vidé. Dans mon pays, les cyprès
verdissaient, les gazelles bondissaient,
l' antilope aux yeux d' or broutait des rameaux
d' or ; des lions de pierre fouillaient le sable
avec leurs griffes, et des licornes couronnées
attendaient le jugement dernier pour leur donner,
au réveil, le sceptre et la mitre.
Rachel.
Et aujourd' hui ?
Ahasrus.
Les lions ont secoué leurs crinières et jeté le
sable contre le sommet du Calvaire.
Rachel.
Votre pays, quel nom a-t-il, monseigneur ?
Ahasrus.
Vous ne le verrez jamais.
Rachel.
Y a-t-il longtemps que vous l' avez quitté ?
Ahasrus.
Le temps ne me fait rien. Il ne laisse de rides
que dans mon coeur.
Rachel.
Si vous voulez, on enverra chez vous un messager ?
p202
Ahasrus.
Les grues, quand elles s' en vont, me servent de
messagers.
Rachel.
Quand vous êtes parti, n' aviez-vous pas de petits
frères ?
Ahasrus.
Ils sont, à présent, devenus grands.
Rachel.
Et personne ne garde votre maison ?
Ahasrus.
Les cigognes quand elles sont lasses, et
l' hirondelle si elle se pose sur le toit.
Rachel.
Votre soeur pleurait à la fenêtre quand vous
l' avez quittée, j' en suis re.
Ahasrus.
La terre pleurait, le cielmissait, mais ce
n' était pas pour moi.
Rachel.
Et qui vous a accompagné ?
Ahasrus.
Mon chien, en aboyant contre les sphinx de granit,
contre les dragons de pierre qui venaient
s' accroupir des deux côtés du chemin pour me
regarder passer.
Rachel.
Quand vous retournerez chez vous, tout sera
changé. Vous ne reconnaîtrez rien.
Ahasrus.
Au contraire, rien ne change dans mon pays. Tout y
attend mon retour pour savoir la nouvelle que
j' apporterai. Chaque matin, sans changer de
feuillage, les vieux palmiers se dressent sur
leurs troncs, et les cèdres sur
p203
leurs montagnes, pour regarder en mer si ma
barque est arrivée. Chaque été, chaque hiver,
le torrent se dessèche au même endroit pour me
faire mon passage. Immobiles, les éperviers
planent au ciel ; les vieilles portes, dans le
désert, restent ouvertes ; la même tente pend
au même sommet ; le me ibis dort sur son
obélisque ; et, quand le soir vient, ils disent
entre eux : " encore, encore, attendons-le
jusqu' à la nuit ; attendons-le jusqu' au matin.
Nous ne voulons pas fermer nos cercles dans le
ciel, ni rouler sur nos gonds, ni plier notre
toile, ni secouer notre aile, ni crouler sur
nos murailles sans l' avoir vu revenir. "
Rachel.
Vous êtes donc un fils de roi ? Je l' avais bien
pensé.
Ahasrus.
Non, je ne suis pas un fils de roi. La couronne
qui me fait pencher la tête n' est ni d' argent
ni d' or ; et la pluie et le vent m' assaillent
dans mon palais.
Rachel.
Vous êtes un baron qui revient de terre-sainte ?
Ahasrus.
Oui, mon enfant, c' est le pays d' où je viens.
Rachel.
Pourquoi n' avez-vous rapporté avec vous ni
faucons sur le poing, ni reliques d' ivoire, ni
coquillages, ni sable d' or, ni dattes ?
Ahasrus.
J' ai rapporté des souvenirs plus que je ne
voulais. Mon fardeau était pesant. Je n' y ai
rien pu ajouter.
Rachel.
est-il donc ?
Ahasrus.
Dans un pli de mon coeur.
p204
Rachel.
Oh ! Vous auriez dû prendre avec vous un peu du
bois de la vraie croix. Le souvenir ne suffit pas.
Ahasrus.
Aucun de mes souvenirs ne s' efface. Il n' est,
pour eux, ni âge ni vieillesse.
Rachel.
Quoi ! Monseigneur, vos yeux ont vu le sommet du
Calvaire ?
Ahasrus.
Par un ciel en colère, et sous une nuée sanglante.
Rachel.
Et vos pieds ont toucles pierres du Carmel ?
Ahasrus.
Quand elles grondaient en roulant et quand l' écho
parlait tout seul.
Rachel.
Et vous avez cueilli des fleurs au jardin des
Oliviers ?
Ahasrus.
Quand elles se remplissaient des larmes des
étoiles, quand elles se souillaient dans leur
poussière comme une tunique partagée.
Rachel.
Oh ! L' heureux seigneur qui a tout vu, qui a
bai, de ses lèvres, la pierre du sépulcre.
Dites-moi, qu' entend-on le soir dans les
feuilles des arbres ?
Ahasrus.
Un nom, toujours le même, le nom d' un éternel
voyageur, que chaque feuille pète sur sa
branche en gémissant.
Rachel.
Et dans les sables des déserts où vous avez passé ?
p205
Ahasrus.
La voix d' un homme qui maudit.
Rachel.
C' est un bonheur pour toute la vie que d' avoir vu
ce que vous avez vu. Maintenant vous pouvez
mourir content, quand l' âge viendra. Qu' il y a
de pèlerins qui vous envient !
Ahasrus.
Je les ai tous laissés derrière moi, sur mon
chemin. Le vent me poussait ; j' allais sans
m' arrêter.
Rachel.
Au pied des oliviers, y avait-il des anges à
genoux qui chantaient des cantiques sur des
livres d' or ?
Ahasrus.
Non. Il y avait des vautours qui criaient sur ma
tête, et des ailes de hiboux qui flaient mes
joues. (à part.) grâce ! Grâce !
N' y avait-il pas des enfants à auréoles qui
avaient les mains jointes et qui disaient en
souriant : " mon père ! Mon père ! "
Ahasrus.
Non. Il y avait des vipères qui sifflaient sous
mes pieds ; il y avait des voix qui criaient
dans les flots : " maudit ! Maudit ! "
je le vois bien. Vous êtes un saint homme.
Laissez-moi baiser vos pieds. Que je vous adore.
Ahasrus, à part.
ô Christ ! Aie donc pitié de moi.
Rachel.
Monseigneur, ne me refusez pas votre nédiction ;
je suis à vos genoux.
p206
Ahasrus.
Relevez-vous. Grâce ! Grâce ! Mon enfant.
Rachel.
Priez pour moi !
Ahasrus.
Je ne puis.
Rachel.
Sauvez-moi !
Mon ciel est plein.
Rachel.
Seulement une de vos prières !
Ahasrus.
Allez dire plutôt au lépreux : donnez-moi de l' eau
bénite de votreproserie.
Rachel.
Seulement un signe de croix.
Ahasrus.
Allez dire plutôt au roi des sarrazins : roi,
donnez-moi le salut de votre main.
Rachel.
Qu' ai-je donc fait ? Vos paupières lancent des
éclairs, il y a des larmes dans vos yeux.
Ahasrus.
Ne voyez-vous pas, quand vous me parlez à genoux,
les violettes qui se remplissent de sang ?
Rachel.
Monseigneur, c' est la rosée du soir qui brille
quand le soleil se couche.
Ahasrus.
Ne voyez-vous pas, quand vous me dites de prier,
une larme éternelle, qui tombe de la grotte ?
p207
Rachel.
Monseigneur, c' est une goutte de pluie qu' une
biche en passant a fait tomber de la voûte !
Ahasrus.
N' entendez-vous pas des chants de fées qui
pètent mon nom en gonflant leurs joues ?
Rachel.
Soyez sûr que c' est le bruit que fait le Necker
contre les digues descheurs.
Ahasrus.
Plus loin, plus loin ; j' ai hâte. Descendons la
montagne.
Vii
Choeur De Fées.
i
tournez donc, rouets, sous nos pieds chaussés de
rubis. Fuseaux ensorcelés des filandières,
tournez, virez dans nos mains. Aiguilles de
fées, sans vous rompre, courez, sautez, rampez,
nichez-vous dans votre maille. Oui, avant que
minuit sonne, nous aurons brodé cent mille
étoiles d' argent pour le pays du soir. Les
flocons de neige de Cornouailles tombent de
notre quenouille. En Bretagne, les rayons de la
lune, plus fins que nos cheveux, sont nos
brins de fil. Nous cardons avant le jour, pour
l' île de Thulé, le givre qui pend aux arbres.
La terre, quand elle soupire, c' est notre rouet
qui murmure ; le ciel, quand il gémit, c' est
notre fuseau qui s' endort ; l' oan d' Aquitaine,
quand il verdit, c' est notre doigt qui se mouille
pour filer.
p208
ii
à psent, auprès de nous, tous les anciens dieux
sont devenus des nains, grands à peine pour
porter la queue de notre robe. Jupiter est un
nabot ; son père, le temps, un esprit follet qui
meurt dès qu' il paraît. Là-bas, dans le carrefour,
voyez ce génie qui s' oint la tête d' une goutte de
rosée ; c' est le vieux Dieu de Chaldée qui se
blottit pour n' être pas vu du Dieu-géant des
cathédrales. Celui qui tremblote sous une
feuille sèche trônait, il y a deux mille ans,
sous un temple de granit ; et ce lutin, qui
porte en ricanant pour caducée un brin de
chaumine, c' est Memnon découronné, que sa
ruine a rendu fou. Sylphes, goules, gnomes,
tout l' Olympe tiendrait aujourd' hui dans un
creux d' arbre. Poussière de dieux, ces colosses
des païens regardent, tremblants sous la ramée,
sous les aunes, sous le toit du bûcheron, si
notre chariot à deux roues ne vient pas les
écraser.
iii
Rome la louée, est donc ton empire ? D' un
revers de la main, j' ai brisé ta courte épée.
En soufflant dessus, j' ai rouillé ton casque.
De mon marteau de diamant, j' ai démantelé tes
murs, et dans mon tablier de soie j' ai empor
ta poussière. Sur leurs chars ailés, les fées
grimpent autour de ta colonne triomphale, par
les portes de tes villes ciselées, par tes routes
sculptées, à travers tes légions de pierre,
avec des boucliers de nacre, avec des épées
fourbies dans un rayon d' été ; d' estoc et de
taille, elles balafrent tes armées. Entends-tu
leur fouet de fil d' araignée qu' elles font
claquer à ton faîte sur tes nains amoncelés ?
iv
Rome est à bas. Faisons la fête ; mangeons ses
miettes
p209
autour de la table ronde. Au son du cor, dans la
forêt, j' ai convoqué ans la cour d' Arthus.
Douze pairs se sont armés de toutes armures.
De maintes reines qui s' éveillent, Yseult est
la plus riante, et la plus belle, et la plus
blonde. De maints barons qui vont chevauchant,
son amant est le mieux fait, et le plus courtois,
et le plus vermeil. Bai est son cheval, sa
lance roide, son mantel vair d' écarlate. Ducs,
pages, demoiselles aux cheveux d' or, depuis
mille ans dormaient dans la forêt de Broceliande.
Tous disaient quand je passais : éveillez-nous
au son du cor.
v
au son du cor, avec l' écho, éveillez-vous en
Espagne, les figues rissent, rois maures,
arabes d' Orient et d' outre-mer Galilée. Sur
notre enclume d' émeraudes, le sabre du prophète
s' est courbé comme une couleuvre de bruyère.
Sur sa lame, un négroman, de nos parents, a
grades mots magiques. Dans Grenade la belle,
à sa fenêtre que nos ciseaux ontcoupée, la
sultane s' est assise. Notre pinceau teint ses
cils, notre lime polit son sein. Plus pâle que
la rose de pré, au loin elle regarde les
minarets qui nouent sur leurs fronts leurs
turbans de pierre, les agas sur leurs cavales
écumantes, lesvriers qui bondissent, et
encore l' éclair des yatagans qui jaillissent
des fourreaux, et les tentes panachées qui
frémissent au cri des clairons, et les forêts
qui petillent (ah ! Le bel incendie), et la
bataille qui hurle. Va, citronnier d' Espagne,
fane-toi ; j' ai dépensé sur ses lèvres plus de
parfum que sur tes branches. Mer de Cadix,
che-toi ; dans ses yeux, j' ai mis plus
d' azur, couleur du ciel, que dans ton flot,
plus que sur ton rivage où les mules se
baignent, plus que dans ta baie, plus que
dans ton golfe, dont les galères et les
vaisseaux à trois ponts sont amoureux, plus que
p210
dans ton lit sans fondles cheurschent
les perles, plus que dans ton ame teint de
bleu, jusqu' au port de Macédoine.
vi
sus donc, Charlemagne et son écuyer ! Son
empire est prêt, comme à l' oiselet son nid.
Pour le faire il nous a fallu trois coups de
baguette. Morgande a brodé sa bannière, fleur
d' épine a lacé son heaumet. Ni sabres, ni
cimeterres de sultan ne le dénoueront. écoutez !
La marjolaine, la pâquerette, le romarin plient
sous les escadrons. Sous les escadrons
cuirassés, la terre tremble. Que de comtes,
que de barons, que de hauberts, que de cimiers !
Plaisir des fées, que de voir, avant le soir,
ce bel empire se rompre comme une lance de
géant à l' écu de Roncevaux !
vii
sur un pavois porté par quatre empereurs, plus
haut que tous nous élevons le pape. Sa mitre
sera d' or, le plus fin qui soit à vendre. Nos
meilleures filandières coudront sa chasuble.
Vraiment sa science est plus grande que la
nôtre. Son vieux livre est enchanté jusqu' à la
dernière page. çà, que chacun lui obéisse, sans
délai ni demeurée ! Qu' en toutes choses il soit
le premier ! Quand il voudra monter sur sa
mule, roi d' Allemagne, tu tiendras son étrier.
Les ducs baiseront ses souliers, les comtes sa
salle pavée, et la chaîne des âmes, comme un
chapelet béni, pendra à sa ceinture.
viii
surtout, nous voulons, entendons, ordonnons, car
c' est là notre plaisir, que terre et eau,
source gazouillante, étoile vermeille, mer de
Venise, de Brabant, écharpes déliées,
chevelures de reines, anneaux, vitraux, ogives
p211
brodées, ciselées, ensorcelées, murmurent, sans
s' arrêter jamais ni jour ni nuit, les cinq
lettres qui font : amour. à tous nos génies,
servants, prescrivons de balbutier le même
mot sous le pin, sous le chêne, sur le balcon,
sous le haubert, dans la poige de l' ée,
à la pointe de la lance, dans le pli de la
bannière, dans le pli de la ne, pour que
ciel et terre n' aient qu' un son à notre oreille.
ix
de plus, à tous devins qui le sont ou le seront,
mages, nains, négromans, enjoignons d' ajouter
un grain de venin dans le pain d' Ahasvérus,
un grain d' hysope dans son verre. Il faut que
sa peine soit double. N' épargnez pas les pleurs
qui se glacent dans les yeux, ni les soupirs qui
suffoquent les gens, ni les battements du coeur
qui le meurtrissent sans l' user. Les larmes
nous coûtent juste autant que la roe.
x
puis, quand le boisseau sera plein, quand tous
les royaumes auront bu tout l' or de la terre,
quand les clochers et clochetons montés à leurs
faîtes mettront sur leurs fronts leurs
couronnes de nuées, quand les reines seront
habillées d' argent, nous soufflerons dessus.
Rois, comtes, cathédrales, beaux empires de
cendre, beaux royaumes de boue, belles nations
d' argile crouleront sous l' essieu de notre
chariot. Qui rira de leur gloire ? La
marjolaine leur héritière, qu' ils ont foulée
sans l' écraser, et le romarin sur les places
en voyant nos danses.
p212
Viii
intérieur de la chambre de Rachel. Rachel
endormie dans son lit. Le matin commence à
partre.
Le Choeur.
i
chut ! Chut ! à cette heure, Rachel est endormie.
D' un pas moins sonore, fées et aspioles, en
retenant notre souffle, entrons dans sa chambre,
sans rien dire, un doigt sur nos lèvres, pour
la mieux ensorceler. Cachons-nous, qui dans un
noeud de ses cheveux, qui dans ce bouquet de
giroflées, qui dans cette cassette de noyer,
qui dans ce livre de prières, qui dans ce pli
de son ouvrage. Surtout parlons bas. Qu' elle
prenne notre voix pour le bruit de sa pensée
dans son âme résonnante.
ii
-êtes-vous bien ? -oui. -et moi aussi. -silence.
Pour la voir endormie, j' ai passé la tête sous
son ciel de lit. Ah ! Que son cou est blanc, et
droit, et doux ! Ses dents, quand elle respire,
semblent d' argent, et tout l' or d' outre-mer,
ou de Syrie la terre lointaine, ne serait pas
si blond que ses blonds cheveux. Paix ! La
voilà qui soupire. à présent, elle se tourne
sur le côté et se retourne. Et puis voilà un songe
qui passe sur son front, et sur ses joues,
et sur ses lèvres ; à présent il est dans son
coeur. Oh ! Que nenni, la chose est certaine ;
jamais, dans une tour, ni dans un palais pnier,
vous n' avez vu fille de haut princier, soeur
de roi ou de comte, si belle à regarder. Sans
mentir, je croirais qu' elle fut ange.
p213
iii
-çà, fée bavarde, vous tairez-vous ? Un mot de
plus, je vous découronne. Dans son lit encourtiné
de lin, Rachel vous entendra. En baisant une
heure trop tôt sa paupière, un rayon du jour
l' a à moitié réveillée. Le coq chante, l' abeille
bat de l' aile contre le vitrage ; et le
soleil, qui appert en Orient, a épanc
sur le monde trois gouttes de sa coupe de lumière.
Rachel, en s' éveillant.
que la nuit a été longue, mon Dieu ! Et toujours le
me rêve ! Qu' est-ce que cela veut dire ? Demain
il faudra que Berthe couche avec moi. Ah ! Le
coeur me fait mal. C' est comme si j' avais ru
un coup là. Il me semble que j' ai du fiel de
Syrie sur les lèvres... non, depuis que cet
étranger est arrivé, je ne suis plus ce que
j' étais. Ce qu' il a l' air de souffrir est trop
grand, et je ne puis plus songer à autre chose.
Quelle histoire cela peut-il être ? Il y a
un grand mystère. Toujours cette idée me revient,
jusque dans l' église, j' y pense... voilà huit
jours entiers que je n' ai fait ma prière. C' est
pour cela que je suis si inquiète. Je ne sais
plus ce que je fais. Mon Dieu, pardonnez-moi.
(elle se met à genoux à côté de son lit et
commence à haute voix sa prière, les mains
jointes.)
" notrere, qui êtes aux cieux, que votre
" volonté soit faite, que votre nom soit
" sanctifié ! "
Le Choeur.
Rachel, dis-moi, qui fait ce bruit dans la rue ?
Le pavé retentit, les vitres frissonnent.
Est-ce ton hôte qui chevauche avant le jour ?
Pencsur sesnes, est-ce lui qui fait
jaillir tant d' étincelles de la corne du pied
de son cheval à la croupe luisante ? Sa selle
est d' ivoire poli, et ses
p214
arçons sont ouvrés de fin or. Ne viendras-tu pas
le voir passer sous ta fenêtre ?
Rachel.
" et ne nous laissez pas succomber à la tentation,
" mais livrez-nous du mal. Ainsi soit-il. "
Le Choeur.
Le voilà qui s' éloigne. écoute, écoute. Encore
trois pas, tu ne l' entendras plus. J' ai traversé
maints tertres et maintes grandes vallées ; mais
jamais je n' ai vu vol d' émérillons, ni cavalier
si rapide, ni si fier, ni si preux. Son turban
blanchit plus que neige et gelée au soleil. Le
saurais-tu, aussi bien que lui, rouler et
dérouler, sans faire un noeud ? à son arçon
pend un calice de vermeil. N' y voudrais-tu
pas boire une boisson enchantée ?
Rachel.
" je vous salue, Marie, pleine de grâce. Le
" seigneur est avec vous. "
Le Choeur.
Te rappelles-tu le jour où tu le vis pour la
première fois ? Il était appuyé contre un pilier
de la cathédrale, et tu le pris de loin pour
un ange de pierre dure. C' était le jour de noël.
Toutes les cloches sonnaient. Son front était
pâle, et ses yeux avaient pleuré dans la nuit
maintes larmes. Quand tu montas les degrés de
l' église, il te regarda avec douleur ; et toi,
sans tourner la tête, tu le revis tout ce
jour-là, et le lendemain, et le jour d' après
encore, tu te dis en toi-même : qui est-il ?
Rachel.
" priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à
" l' heure de notre mort. "
Le Choeur.
Qui est-il ? Celui qui fit ciel et roe le saura
bien. De tous les hommes, il n' en est pas un qui
soit comme lui.
p215
Pour ermite, il est trop jeune ; pour fils de
prince, il est trop triste ; trop pâle, pour
maître templier ; trop fier, pour pèlerin d' amour.
Rachel.
" je me confesse à Dieu tout-puissant, à la
" bienheureuse vierge Marie. "
Le Choeur.
Il n' est pas de ces jeunes hommes qui ne songent
qu' à tromper, jamais on ne le vit avec eux. Ce
qu' il dit, on sent qu' il le croit, il prend tout
au sérieux. Entre vous je jurerais qu' il y a
mille ressemblances ; et, sans peur, tu lui
confierais, je suis sûr, ton coeur et ta pensée ;
pensée de jeune fille qui monte dans son âme,
qui roule, qui murmure, après le jour, avant la
nuit, comme un fuseau tout endormi qui vient
gronder à son oreille.
Rachel, en se relevant.
oh ! Cela est sûr. Je suis trop distraite à présent.
Il n' y a que mes lèvres qui prient, mais mon
esprit est ailleurs. Ma bouche prononce des mots ;
mon coeur en dit d' autres. Cela ne peut pas
durer ainsi.
Le Choeur.
Sur un sable d' or, va, poursuis ton rêve. Sans
t' inquiéter, va te mène ta blonde esrance.
Ne vois-tu pas déjà des joursgers qui dansent
en cercle autour de toi ? Ne sens-tu pas ta peine
qui s' évapore avec la fleur de lilas et d' amandier.
Dans l' amertume de son lac, si ton âme a trem
son aile brisée, c' est pour remonter plus agile
dans son ciel. Si déjà ton coeur qui se gonfle
te pèse dans ton sein, cette douleur est de miel,
elle ne fait point de mal. Tremblante, si une
larme, sans le vouloir, mouille tes cils,
d' elle-même elle s' effacera à la tiède soie.
Rachel.
Cette odeur de lilas porte à la tête, et le bruit
de cette
p216
fontaine me rend triste. Mille idées me
tourmentent que je ne puis dire à personne, et,
quand me je le voudrais, je ne sais point
de mots pour cela. Mon front brûle. J' aurais
envie de pleurer sans savoir pourquoi. Au lieu
de rester ici, je ferai mieux d' aller prendre
l' air dans le jardin de Berthe.
(elle sort.)
Le Choeur.
Oui, sors d' ici ; partout avec toi, ton âme
harmonieuse murmurera à voix basse : te
souviens-tu du firmament ? On y respirait
sans douleur me fleur éternelle. Te
souviens-tu du bord du ciel ? On y entendait,
sans tristesse, me bruit d' une eau qui
tombe. Songes d' été, assoupis s l' aube sur
les nues diaphanes, sirs ailés, soupirs qui
valent l' univers, regards qui voient dans
l' ombre, pensées qui en une heure font mille
lieues, tout reviendrait si quelqu' un ici
seulement, sans te tromper, t' aimait d' amour entier.
Ix
jardin de Berthe. Rachel et Ahasvérus s' y
promènent ensemble.
Le Choeur.
D' amour entier ? Est-ce là ce que j' ai dit ? Voici
l' endroit où l' on en trouve, quand le rossignol
s' écrie au bois dès la matinée, quand les jours
sont longs en mai, quand la feuille s' épaissit
dans les vergers, quand l' herbe est verte et la
bruyère fleurie. Rachel, parle donc sans
trembler. C' est l' heure du soir, où
l' arc-en-ciel tout luisant sur les Vosges
porte joie et paix aux hommes de bonne volonté.
C' est l' heure encore plus douce où la fleur
p217
se lève pour dire au Rhin, et le Rhin à son
bord, et le bord à sa barque, et la barque au
ciel, et le ciel au jour, et le jour à la nuit :
dormez-vous ou veillez-vous ? Moi, je me tais.
Rachel, en cueillant des fleurs.
oui, les fleurs savent des secrets que nous ne
savons pas ; je veux consulter cette marguerite.
(elle effeuille une marguerite.)
La Marguerite.
Dormez-vous ou veillez-vous ? Moi, je me tais.
Rachel.
Elle était fanée, cette autre encore.
La Marguerite.
Moi, je ne sais dire rien que deux mots : terre,
ciel ; terre, ciel ; terre...
Rachel.
Plus que celle-ci, c' est la plus grande.
La marguerite.
Et moi, je ne sais qu' une syllabe : Christ, Christ,
Christ.
Ahasrus.
C' est vous, Rachel, qui parlez, n' est-ce pas ?
Ah ! Laissez ces fleurs. Elles répètent tout ce
que le vent leur fait dire. Revenez. Nous serons
mieux là pour causer sous ce berceau de
chèvrefeuille.
Rachel.
Mon Dieu ! Est-ce possible ? Croyez-vous ? Mais
quand vous parlez, il me semble toujours vous
avoir entendu quelque part, dans un autre endroit
qu' ici, et dont je ne sais plus le nom.
Ahasrus.
Et moi, si j' arrête mes yeux sur les vôtres, il me
semble
p218
revoir des jours qui ne sont plus et qui ne peuvent
plus être. C' est ce qui arrive toutes les fois
qu' on se ressemble.
Rachel.
C' est un souvenir qui est bien loin. Il y avait là
dans cet endroit une odeur de fleur qui jamais
ne se fanait, et que je n' ai plus respirée.
Ahasrus.
Les fleurs que j' ai vues se sont toujours fanées.
Rachel.
On y entendait chanter un air que je n' ai plus
entendu. Vous le rappelez-vous ?
Ahasrus.
Je ne me rappelle rien que le chant du désert.
Rachel.
les rayons du soleil éclairaient sans brûler.
Ahasrus.
Les rayons du jour ont partout brûlé mon front.
Rachel.
Là, l' air était plus léger à respirer. On n' y
connaissait ni pleurs ni soupirs.
Ahasrus.
Jamais, croyez-moi, je n' ai passé par ce pays.
était-ce une île, une plaine, un sommet de
montagne ?
Rachel.
Je n' en sais plus ni la place ni le chemin.
Ahasrus.
Ce sera une illusion.
Rachel.
Oh ! Je suis sûre que je ne me trompe pas. Vous
m' aviez tant promis de me raconter votre histoire
quand la fauvette se tairait. Voici l' heure.
Ahasrus.
Non pas, quand la cigale aussi sera rentrée.
p219
Rachel.
à psent, voici la cigale qui rentre.
Ahasrus.
Encore un peu, quand l' étoile paraîtra.
Rachel.
Voilà l' étoile qui paraît.
Ahasrus.
Encore un jour. Demain vous la saurez. Montrez-moi
seulement que je ne suis plus un étranger pour vous.
Rachel.
Que faut-il faire ?
Ahasrus.
En nous quittant, une seule fois, à l' heure
d' adieu, quand rien ne nous entend, ange d' amour,
dis-moi : tu.
Rachel.
Moi ! Vous me mépriseriez.
Ahasrus.
Plus bas, si tu veux, que l' étoile qui cherche son
miel d' or, plus bas que la fauvette qui plie
son col pour dormir, plus bas que la cigale qui
ferme son aile.
Rachel.
Je ne pourrai plus lever les yeux de terre.
Ahasrus.
Une seule fois, la première et la dernière.
Rachel.
Non, je n' oserai jamais.
(elle sort.)
x
Ahasrus, seul.
i
ne marche pas plus loin, Ahasvérus. Va, ton
voyage
p220
est fini. L' heure qui vient de passer est une
éternité. Sous ces frais lilas, voilà ton ciel.
quelque chose t' a dit : je t' aime. Non pas
la tempête sur ta tête, non pas l' hysope dans
la broussaille, non pas la poussière de ton
chemin à midi, mais deux lèvres de femme avec une
voix humaine, avec des mots des hommes que ta
langue peut murmurer si tu veux.
ii
ah ! C' est là, c' est là ce qu' ils appelaient amour,
quand toutes choses vous regardent en soupirant,
quand votre haleine rafraîchit vos lèvres,
quand l' aubépine vous donne un parfum pour
votre route, quand l' étoile ouvre sur vous sa
paupière souriante, et aussi quand la source
vous renvoie votre ombre plus légère, et comme
un limier qui rentre le soir du bois, quand la
brise haletante lèche votre porte sans injures.
iii
dans ce vallon ombragé de noyers, mes pieds
s' arrêteront à jamais. à jamais je ferai le
tour de sa ville sans la perdre des yeux ; sans
m' éloigner de plus d' un pas, éternellement
j' errerai nuit et jour sur la cime de la
montagne qui l' abrite. Que me fait à psent,
sur ma tête, cette fourmilière de soleils qui
m' ont maudit ! Un enfant m' a dit malgré eux :
je t' aime. Tous ensemble quand vaudront-ils
une tresse de ses cheveux ? Et les siècles de
siècles qui sont à vivre, que sont ils à côté
d' un seul souffle de son coeur ?
iv
oui, tout est attaché pour moi à la possession
de cet être licieux ; le reste du monde est
vide. Je le sais, je le connais ; les mers,
les lacs, les forêts, je les ai visités ;
p221
mais il me manquait une place dans ce coeur, et
c' est là qu' est l' univers.
v
l' univers ! Tu as oublié, peut-être, qu' il va
s' éteindre à chaque souffle. Cette goutte d' eau
sur tes lèvres se dessèche. Aujourd' hui ou
demain, Rachel va mourir. De l' éternité qui
brûle ton sein, tu voudras lui donner la moitié,
et tu n' auras pas une heure à lui prêter. Elle ne
pourra t' entraîner dans sa mort ; toi, tu ne
pourras l' entraîner dans ta vie. Plus seul,
plus maudit, tu marcheras ton sentier sans
issue. Quand tu repasseras dans sa ville, la
bruyère te barrera le chemin, l' épine du buisson
te demandera : où est donc allée celle qui te
faisait aimer, et qui valait mieux que les
siècles et que les empires qui t' ont honni ?
Xi
Mob.
Pardonnez, si j' entre sans frapper, j' ai cru vous
entendre sangloter ; je vous ai fait une boisson
qui vous calmera.
Ahasrus.
Vous prenez trop de soin de moi, vraiment ; je suis
confus de vos bontés.
Mob.
Est-ce encore cette même angoisse au coeur ? Deux
grains de digitale vous guériront ; ce spécifique
est immanquable, je le connais par expérience.
Ahasrus.
Tant d' hospitalité ne se trouve qu' ici ; mais
p222
rassurez-vous, les sanglots que vous avez entendus
venaient d' un excès de joie.
Mob.
Joie, douleur, il est pardonnable, n' est-ce pas ?
De les confondre. Aussi, pourquoi ont-elles le
me cri ? Déjà je m' y suis trompée, et j' ai
donné souvent, pour ces deux syncopes, le même
rede.
Ahasrus.
Ce que vous dites, ma chère, est plus vrai que
vous ne pensez ; mais, sans le vouloir, vous
renouvelez toute ma peine.
Mob.
Excusez-moi, mon intention était bonne.las !
Tous les hommes de ce temps-ci sont faits comme
vous. Que sont devenus l' armure de fer et les
brassards de leurs pères ? Dans leur sein, ils
ont tous une plaie : on ne peut les toucher sans
leur arracher un cri ; les lèvres les blessent,
un mot les tue.
Ahasrus.
Soyez sûre que ma peine, à moi, est sinre, et que
vous en prendriez pitié, si vous la connaissiez.
Mob.
Mon Dieu ! Je la partage d' avance. Ma tête se
che pour vous trouver un remède. çà, que
n' essayez-vous de voyager ? Le changement d' air
dissiperait votre mélancolie. C' était ma grande
ressource à moi. Quand j' étais jeune : pour
chaque peine du coeur, un climat nouveau ; rien
que la poussière de mon chemin me faisait dé
du bien.
Ahasrus.
Il y a quelquefois, au fond de l' âme, un vide que
la poussière de tous les mondes ne suffirait pas
à combler ; je l' ai éprouvé. Et puis encore,
irais-je ?
p223
Mob.
L' orient est fort beau, l' occident ne l' est pas
moins : le soleil réchauffe le coeur, mais la
lune le refroidit. En vérité, je ne sais plus
lequel vous conseiller.
Ahasrus.
J' avais cru, d' abord, trouver quelques
consolations en m' adonnant à la poésie.
Mob.
Bravo ! C' est l' art que j' aurais voulu cultiver,
si on m' eût laissée libre. Darder, en plein
soleil, des paroles huppées ; habiller de phrases
une ombre, un squelette, moins que cela, un rien ;
le coiffer de rimes, le chausser d' adverbes,
le panacher d' adjectifs, le farder de virgules ;
quelle faculté dans l' homme, monsieur ! Et
songer que tout lui obéit, premièrement, ce qui
n' est pas ! Se plonger dans l' oan transparent
des choses pour y cher le ciel, et rapporter au
rivage une douzaine de mots polis, luisants,
ruisselants. Ah ! Voilà de ces vies d' émotion
dont je serai éternellement jalouse.
Ahasrus.
Je ne sais, mais j' aurais besoin de quelque chose
de plusel. Un vague désolant m' entoure ; je
suis devenu l' écho de toutes les mélancolies
des lieux où je passe. L' herbe fauve, le vent
d' hiver, la feuille tombée, tout retentit, tout
crie avec désespoir dans mon coeur.
Mob.
Si ce que vous dites là est exact, l' inconvénient
est vraiment grave d' entendre de si ps ce
pêle-mêle dans la boîte osseuse de son cerveau.
Au lieu de ves, que ne vous occupez-vous du
positif des choses ? La science est faite pour
des hommes comme vous : à votre âge, vous
pouvez encore pénétrer dans les secrets de la
nature. Par exemple, faites-vous alchimiste.
Allons ! à l' oeuvre ! Soufflez
p224
la forge, broyez le diamant, fondez l' or, remuez
le creuset ; bien ! C' est cela. Encore une
heure ! à la fin une petite fumée s' évapore,
et voilà la vie passée. Est-ce vrai ?
Ahasrus.
Non, la science ainsi réduite est trop sèche ;
j' ai essayé ; jamais elle n' a pu remplir mon
coeur.
Mob.
Oh ! Pour le coeur, voyez-vous, n' en parlons
pas ; le mien est aussi vide que le tre, et
j' aurais plus à me plaindre que personne. Vous
êtes malheureusement organisée ; le réel vous
déplaît, l' idéal ne vous convient pas ; pourtant,
de deux choses l' une, il faut choisir.
Ahasrus.
Cette nécessité est un de mes plus grands tourments.
Mob.
écoutez ; si vous en croyez le conseil d' une amie,
laissez là l' exaltation : la jeunesse s' en va,
l' illusion aussi. à votre âge, le monde vous
tend les bras, toutes les carrières vous sont
ouvertes ; prenez un état solide et une situation
dans le monde. Le métier le plus honorable est
celui de la guerre ; rien que d' y songer, la tête
se monte. L' épée sied à un gentilhomme : voyez !
Le soleil dore sa cuirasse ; haches, vouges,
gants de fer, becs de faucons reluisent à son
té, il a froncé les lèvres : il a dit un
mot : bataille ; et l' écho a répondu : bataille ;
et le sabre aussi, dans le fourreau : bataille.
Que de lances briséesjà ! Et ne cessera
l' ée de cliqueter, que tout ne soit moulu,
matté et tailladé et maillé. Les chevaux
hument le sang, la dague, qui a soif, se
désaltère, et le vautour boit ses restes. Le
soir vient, on rentre chez soi, et l' on a t
le temps.
Ahasrus.
Plus d' un dard s' est déjà émoussur mon écu ;
plus
p225
d' une épée à deux lames s' est déjà brisée sur mon
cimier ; à travers maintes bandières, j' ai
chevauché. Je sais comment l' étendard flotte au
bout de la hallebarde, comment la corde de l' arc
sonne, comment le cavalier désarçonné gémit
sous le haubert. Maints javelots empoisonnés
ont cherché mon sein en sifflant ; maintes
flèches panachées ont crié sur ma tête : çà,
que la mieux empene aille lever la visière
de son cheval !
Mob.
Terrible moment ! Mes dents claquent ; que
va-t-il arriver ?
Ahasrus.
Mains contre mains, dents contre dents, le combat
piétinait, écumait, haletait ; en avant, en
arrière, en amont, en aval, au loin, auprès,
la hache d' armes écorçait l' arbre des batailles.
L' aigle, qui passait, fermait sa jaune paupière,
pour ne pas voir de si près la rosée si
empourprée.
Mob.
Vous me faites fmir pour vous.
Ahasrus.
Moi ! Partout un cavalier me suivait et parait les
coups. Depuis l' aube du jour, dans lalée, il
était mon frère d' armes : mille traits me
cherchaient, et pas un ne m' atteignait.
Mob.
Le brave compagnon ! La terre en prenne soin !
Quelles armoiries avait-il ?
Ahasrus.
Sur son écu, il portait une tête de mort ; son
cheval pâle ne hennissait ni jour ni nuit ;
jamais il ne laçait son heaume ; jamais son
bras le soir, n' était las.
p226
Mob.
Grâce à Dieu, cette fois, votre mérite est donc
compensé.
Ahasrus.
Jusqu' au milieu de la mêlée, un souvenir, un
jour, ah ! Une heure rapide, passée dans un
autre climat, couvrait pour moi le fracas de
deux ares ; les chariots de guerre passaient
furieux, et je n' entendais gronder que ma voix
dans mon sein. La lance retentissait sur la
lance, et mes yeux, sous ma visière, ne voyaient
rien que moi, rien qu' une image, je vous dis,
une ombre de moi-même, rien de plus, qui a été,
qui n' est plus, qui ne peut plus être, et qui
luttait une lutte géante dans mon âme ; oui,
une bataille dans une bataille ! Quels soupirs
qu' on n' entend pas ! Quelles blessures qu' on ne
voit pas ! Souvenirs plus tranchants que les
espadons à deux mains ; rêves plus échevelés
que la flèche emplumée de l' arbalète : vie,
mort, néant, regrets, doutes plus déchaînés,
plus pesants, plus rapides, plus flamboyants
que des cavaliers penchés, hors d' haleine, sur
leurs brides !
Mob.
Sur ma parole, cette seconde guerre est plus
cruelle que la première. Je n' en avais aucune
idée. Si, décidément, la guerre ne vous convient
plus, vous pouvez vous lancer dans la politique
d' état. L' intérêt, bien entendu, sera votre
guide infaillible. L' équilibre des pouvoirs est
d' abord la doctrine que je vous conseille. La
monarchie a du bon. L' aristocrate sent son aïeul.
Le démocrate est tout nerf et tout os. Le
lange est mon fait. Du positif, point de
pathos. Le chiffre seul, nu, décharné, chaussé,
désossé,hanché, entendez-vous ? Tous les
droits sont reconnus. D' un trait de plume, vous
enterrez deux ou trois peuples, et cela fait
toujours honneur.
p227
Ahasrus.
N' achevez pas ; j' en suis déjà rassasié.
Mob.
Que vous êtes bien terriblement blasé pour votre
âge, et que les gens, à cette heure, vivent vite !
Monsieur. Mais il vous reste encore des ressources,
et vous auriez le plus grand tort de perdre
courage. Vous pouvez vous jeter dans les bras
de la religion.
Ahasrus.
Expliquez-vous. Je vous avoue que plus d' une fois,
en entendant les cloches d' une abbaye, j' ai
frémi par tout mon corps ; dans ce moment,
j' enviais le repos d' un ermite dans son moustier.
Mob.
Ma secte, à moi, c' est le méthodisme. La vie s' y
passe à vivoter. Je vous la ferai connaître si
vous le désirez. Imaginez-vous que nous avons
duit la vie entière à cinq ou six petites
maximes qui, bien comptées, bien supputées,
tiendraient ensemble dans une coquille d' oeuf.
Terre, ciel, eaux, nuées, tout ce qui entre
dans la coquille, voilà l' univers ; tout ce qui
n' y peut pas entrer, voilà le néant. J' esre
que la division est facile à retenir, et vous
verrez qu' il est vraiment fort commode de
posséder ainsi à chaque heure tous les secrets
de la vie, tous les mystères de l' âme et du
ciel, toute la science du coeur et de la nature,
sur un bout de papier grand au plus comme une
recette contre la migraine.
Ahasrus.
Si vous ne raillez pas, cette idée est désespérante.
Mob.
Moi, railler ? ... y songez-vous ? Une conversion
comme la tre ferait mon bonheur ; et, pour vous
ramener au pur esprit de l' évangile, mon
directeur Paulus vous enseignerait
p228
d' abord la dogmatique, la dialectique, la
diplomatique et l' hypercritique.
Ahasrus.
Laissez là, de grâce, ces mots vides. Pour me
rendre le repos, c' est une religion nouvelle qu' il
me faudrait, où personne n' aurait encore puisé.
C' est elle que je cherche. C' est là seulement
que je pourrai abreuver la soif infinie qui me
dévore.
Mob.
La nouveauté me plairait autant qu' à vous. Souvent
il arrive, en effet, qu' un dieu est mort et
enterré dans le ciel, et que nous l' adorons
encore sur la terre. Toute la difficulté est de
connaître au juste l' époque du cès, pour ne pas
perdre son temps devant un squelette qui pendille
à la voûte de l' éternité. Mais, aps tout,
dans le doute, un homme comme il faut peut
toujours, au besoin, être son dieu à lui-même
pendant une quinzaine d' années, en attendant
que le ciel seclare.
Ahasrus.
Jusqu' à présent, hélas ! Je n' ai que trop erde
lieux en lieux, d' espérance en espérance, de
cultes en cultes. éplorée, mon âme a frappé
à tous les points de l' univers, et n' a trou
nulle part d' écho. J' aurais voulu souvent,
pendant mes insomnies, embrasser dans ma pensée
les cieux roulants, m' engloutir dans le tourbillon
des mondes. Ah ! Que souvent, en voyage, au
bruit d' une eau qui tombait des Alpes, j' ai
attendu follement jusqu' au soir que mon âme
s' évaporât aussi avec l' onde ! Que de fois, en
nageant dans un golfe écarté, j' ai presavec
passion la vague sur ma poitrine ! à mon cou,
le flot pendait échevelé, l' écume baisait mes
lèvres. Autour de moi jaillissaient des
étincelles embaumées. Au loin, rives, villes,
villages, ombres de citronniers, vallées,
montagnes, tout
p229
se berçait, tout palpitait de mon souffle. à
chaque haleine, je disais, sans parler :
aimez-moi, pardonnez-moi ; et de l' abîme sans
fond il sortait à demi, en tremblant un
soupir.
Mob.
Vous faites l' océan plus pudique qu' une jeune
fille. Sa réponse est tout ce que vous pouviez
en espérer.
Ahasrus.
Je croyais, mais à tort, pouvoir noyer un jour mes
désirs dans son immensité.
Mob.
Qui trop embrasse mal étreint, vous le savez. C' est,
permettez-moi, une grande vanité de notre temps de
croire que la nature ait des sympathies ou des
antipathies pour qui que ce soit. La nature
a des atomes, et voilà tout ; vous m' avouerez
qu' elle aurait fort à faire de se mettre à la
disposition du premier venu qui voudrait la
faire confidente de ses vapeurs. C' est une
chose triste à dire, mais une chose vraie ;
et, si vous êtes de bonne foi, vous devez
reconnaître que tous vos maux sont en vous-me.
Ahasrus.
Ainsi tout me fuit, tout tombe, tout croule en
cendres autour de moi.
Mob.
Point du tout. Si, à toute force, il vous faut
une religion, l' amour, quand il est pur, en est
une à sa façon. Vous avez de la fortune, de la
naissance, vous êtes indépendant, vous pouvez
vous en passer la folie.
Ahasrus.
Le croyez-vous ! Oublier l' univers qui m' échappe,
m' abriter tout entier dans un coeur ami ; en
faire mon ciel, mon culte, mon toit, ne chercher
que lui, n' entendre que
p230
lui, ne respirer que lui, m' y plonger, m' y
anéantir vivant ; quitter, pour une voix qui
bénit, les mondes qui maudissent. Ah ! Oui, un
être obscur, vil aux yeux des hommes, s' il
avait seulement une larme pour moi !
Mob.
Ce n' est pas assez. Les sens ne doivent pas être
tout à fait sacrifiés, et vous auriez grand
tort de ne les compter pour rien.
Ahasrus.
Défier à ses pieds la colère des mondes !
Mob.
Cependant il faut tout dire ; il y a telles
convenances qu' on ne peut enfreindre, tel usage
adopté qu' on ne peut changer. On a un rang, un
nom, une position à garder, des devoirs de
fortune ; puis l' opinion, voyez-vous, veut
avant tout être respectée.
Ahasrus.
Oui, on se quitte ; mille choses vous parent,
la vie, la mort. Mais il y a eu une heure où
le secret qui ble votre sein a dépassé vos
lèvres. On ne se reverra plus jamais, non
jamais ; mais le monde est rempli ; un instant
suffit à embaumer une éternité de siècles.
Mob.
Embaumer, c' est le mot ; mais quoi ? Une momie ?
Ne vous l' exagérez donc pas. Tous les sentiments
cachent un calcul, et au fond toutes les femmes
se ressemblent. Qui dit l' une dit l' autre. Un
peu plus tôt, un peu plus tard, la meilleure
vous dupera ; d' ailleurs, vous-même, pourvu
que vous les amusiez, vous êtes parfaitement
quitte envers elles. Elles sont là pour le
plaisir des hommes, elles se le tiennent pour
dit ; et rien n' est plus facile, vous verrez,
que de s' en faire adorer.
p231
Ahasrus.
L' amour ne sera jamais un jeu pour moi ; s' il
est tel que vous le dites, il vaut mieuxtruire
en moi, dès à présent, cette dernière esrance.
Mob.
Encore de l' exaltation. Mais, au contraire, il
vous en faut de l' amour, et beaucoup. Sans cela,
que sait-on ? Que fait-on ? Qu' a-t-on vu ? Et la
vie, qu' est-elle ? Néant, néant,ant, ce mot
dit fort bien ce qu' il veut dire. On n' a goûté
que la moitié des choses, et l' intimité est la
pluslicieuse de toutes.
Ahasrus.
Vous me rendez l' âme.
Mob.
Seulement, entendons-nous, il ne faut pas en
abuser ; passé trente ans, cela est déjà si
ridicule. Les sentiments s' épuisent comme tout
le reste ; puis, une chose à laquelle je ne
songeais pas, c' est qu' il est vraiment fort
désagable de penser que ces yeux, avant
qu' ils aient lu jusqu' au fond dans lestres,
vont se remplir de terre ; qu' une toile
d' araignée va fermer cette bouche, avant
qu' elle ait pu achever son secret, et que
cette belle adorée, corps et âme, dès demain
sera un de ces je ne sais quoi effrontés
qui ricanent à tous venants dans un pilier de
catacombes.
Ahasrus.
En vous entendant, un froid de mort me saisit, ma
langue se glace sous mon palais.
Mob.
J' ignorais, mon cher, que votre mal fût si sérieux.
Je croyais que la raison aurait plus d' empire
sur vous, et vos amis avaient droit d' espérer
que vous ne vous entêteriez pas à ce point. Au
reste, dans votre situation d' esprit,
p232
on peut toujours se dire que la mort n' est pas
loin. Si vous saviez, la mort, comme elle est
le remède de toutes douleurs ! Non, vous vous
en laissez trop distraire. Vous ne pensez pas
assez à elle ; vous ne la sirez pas assez ;
vous ne l' aimez pas assez : elle, une femme
aussi pourtant, si lére, si profonde, si
rieuse, si vieille, si jeune, si ailée, si
prévenante, si changeante, un ange, une reine,
une grande dame, une bohémienne, tout ce qu' on
veut, de tous les états, de tous les rangs,
facile à vivre, se prêtant à tout, habile à
tout, à la guitare, au tambourin, à l' harmonica
et au tam-tam, bonne voisine, bonne ménagère,
point prude, point monotone, travailleuse, un
peu moqueuse, mais fort heureuse, pourvu qu' il
lui reste un charbon pour écrire : ci-gît qui
fut... votre nom, s' il vous plaît ?
Ahasrus.
Qu' importe le nom ? Elle est si lente à arriver.
Mob.
Il y a, en définitif, des positions extraordinaires
l' on est excusable de la devancer par le
suicide. La morale vous condamne, mais le ciel
vous absout. C' est une chose qui vous reste à
essayer. Un brin de paille vous suffira, et le
néant vous amusera.
Ahasrus.
Et quand cela aussi est impossible, il ne reste
donc que le désespoir sans fin ?
Mob.
Je le sais comme vous, et mieux que personne, on
ne tient souvent qu' à un fil, mais ce fil est
sacré. On a des devoirs à remplir, une carrière
à parcourir, une famille à élever, des amis
qui vous sont chers. Alors il faut patienter
et prendre la vie comme elle est faite. Elle
est courte ; pas assez, je l' avoue ; mais une
cinquantaine
p233
d' années au plus, ce n' est pas non plus
exorbitant. à psent, tout dépend de vous,
pensez-y, réfléchissez-y, et prenez un parti.
Ahasrus.
Que faire, ou que ne pas faire ? Je n' en sais
rien. Un chaos pèse sur ma poitrine.
Mob.
Déplorable conclusion !
Ahasrus.
Tout mon coeur est une plaie. C' est que la moindre
peine nouvelle réveille en moi chacune de mes
douleurs passées. J' ai peine à me soutenir ;
attendez, c' est une faiblesse qui passera.
Mob.
Ne m' en voulez pas, au moins. La vérité, quand elle
vient d' un ami, doit toujours produire cet effet.
Regardez donc. Mes yeux clignotent. Je ne vois
plus que des ténèbres.
Mob.
Tant mieux, la nuit porte conseil. Sur ce, je me
retire. Minuit sonne. C' est mon heure d' habitude.
Mon devoir m' appelle ailleurs. Votre
très-humble, monseigneur.
écoutez une prière.
Mob.
Un ordre, vous voulez dire.
Ahasrus.
Encore un mot.
Mob.
Désolée de vous refuser. Mes moments sont réglés.
p234
Rien qu' un instant.
Mob.
Impossible ! Ma santé en souffrirait.
Xii
Mob, seule.
i
ah ! Ah ! Mob, si ton rire fou te prend, te
voilà perdue, ma chère, ma favorite, ma mignonne,
l' os de mes os. Quelle fadeur que tous ces
beaux esprits immortels ! Le conçoit-on ? Et
pourtant, sans eux, quelle contenance prendre ?
Quel vide ! Quel ennui ! Quelle sécheresse !
Quel froid tête-à-tête, avec qui, je vous le
demande ? Répondez. -avec moins que rien, avec
soi-même... puisque tu n' en peux rien faire de
mieux, qu' au moins ils te divertissent. Les
larmes en viennent aux yeux... les larmes,
ai-je dit ? Dieu merci, c' est déjà trop de
n' en avoir rien que la place.
ii
çà, la comédie est jouée. à présent, la tragédie.
L' heure avance ; quelle tâche jusqu' à demain !
Un empire est debout ; il faut qu' avant le jour
sa tête soit à bas, que ses membres soient jetés
à mon gré, un bras dans l' orient, un autre dans
l' occident, son coeur dans la mer. Partez donc,
il est temps, bel ange. Déployez vos grandes
ailes noires sous votre manteau. Prenez vos
habits de cour, vos souliers de soie, votre
robe traînante ; votre chiffre bro sur votre
écharpe vous sera fort utile. Votre blason
aussi vous est indispensable. Il
p235
y a des grandeurs, voyez-vous, de rois et de
royaumes qu' il faut disséquer avec dignité.
iii
mes ailes fidèles m' ont emportée... bien... les
villes tremblent sous mon vol... pauvres petites,
mon ombre, qui passe, est plus lourde, n' est-ce
pas, que vos murailles. Encore un battement
d' aile, et je serai sur la nue. D' ici, ma foi,
le coup d' oeil est divin. L' océan est comme une
coquille qui blanchit, la terre est comme un
jeu d' osselets. Mais c' est plus haut qu' est le
ritable point de vue : le ciel noir, l' horreur
du vide et une goutte d' eau qui s' évapore.
iv
à cette distance, heureux qui entend le silence des
astres. De trop près, l' harmonie m' agace les
nerfs. Plus heureux qui écoute la lyre de
l' infini, quand elle a cassé ses trois cordes.
La pensée s' élève au secret des cieux. Tout
est compté par poids et mesure. Pourtant, dans
chaque lieu, le rien surabonde. Le ro est le
nombre sac. C' est sur lui que tout repose. Sa
forme est mystérieuse. Il n' a ni commencement
ni fin. Il étreint sans saisir. Sans être, il
part ; et la sphère des mondes est un grand
ro qui se trace vide dans le vide espace.
v
du néant faire quelque chose, c' est une
difficulté ; mais de toutes choses faire un
néant, ci-gît le ritable probme. D' un
souvenir tirer une ombre, d' une ombre une
pensée, d' une pensée un rêve, d' un rêve moins
qu' un rien, dans un rien qui s' ignore, ci-gît
la vie. Seulement d' y songer, la tête se fend.
à cette profondeur, les idées se brouillent.
Vos raisonnements s' en vont en cendre, et
le coeur aussi me manquerait, si, heureusement,
une fausse relique n' en remplissait fort bien
la place.
p236
Xiii
Rachel, Berthe, amie de Rachel.
Rachel chante.
" ne pleurez pas, Dieu de la terre,
si maints autans,
maints ouragans,
contre vous sifflent en colère. "
Berthe.
Rachel, où as-tu appris ce cantique ? Personne
ici ne le connaît que toi.
Rachel.
Je l' ai toujours su, et je ne me rappelle pas
je l' ai appris ; de temps en temps il m' en
revient quelques mots, je cherche les autres,
mais je ne peux pas les retrouver.
Berthe.
Encore une autre chose. Dis-moi donc, Rachel,
ton fiancé t' a-t-il demandé de tes cheveux ?
Rachel.
Oh ! Oui.
Berthe.
Et toi, lui en as-tu donné ?
Rachel.
Il y a longtemps.
Berthe.
Alors je me couperai aussi, pour Albert, cette
longue tresse, et je lui en ferai une à trois
brins, car je l' aime de toute mon âme, et
certainement je donnerais ma vie pour lui ;
mais je ne voudrais pourtant pas agir autrement
que tout le monde.
p237
Rachel.
C' est ce que tu m' as toujours dit.
Berthe.
Si tu voulais, nos noces se feraient le même jour ;
c' est hier qu' Albert a été nom professeur de
gymnastique. Depuis cinq ans, nous attendions
ce moment sans espérer qu' il arrivât jamais.
Rachel.
Ainsi, toi, tu n' as plus rien à désirer ?
Berthe.
Non, plus rien au monde. Si tu savais comme tout
me plaît dans notre maison, à cause de lui !
Comme dans toute chose c' est lui que je
retrouve ! Sur le toit, une cigogne a fait
son nid autour de la cheminée, et cela porte
bonheur. Je suis attace au petit jardin et
aux roses qu' il y a plantées, autant qu' à des
êtres vivants. Ses vieux meubles semblent tous
avoir quelque chose de lui à me raconter ;
quand je serai seule, je parlerai de lui avec
eux, sans rien dire. Tu sais la belle gravure
de la cathédrale de Strasbourg qu' il m' a
donnée ; je l' ai clouée au mur, en face de ma
table à ouvrage ; toutes les fois que jeve
les yeux, c' est elle que je rencontre. Mon
crucifix est de l' autre côté, et ma chambre,
à psent, ressemble à une petite chapelle,
ma vie se passera à penser à Dieu et à
lui. Au bas de ma fenêtre, il y a un berceau
de chèvrefeuille qui ferme la cour. Jamais mon
coeur n' ira plus loin ; sans me lever, je verrai,
à travers les vitres, tout mon univers.
Rachel.
Tu méritais bien ce bonheur.
Berthe.
Oh ! C' est qu' il est si facile d' être heureuse.
Rachel, si tu savais ! Un jour d' été sortir
ensemble de la ville, se regarder
p238
tous deux, à travers le pont, dans l' eau du Rhin : ;
cueillir, dans la haie, des roses sauvages, puis
après en faire des guirlandes qu' on pend aux
murs de sa chambre ; chanter, en faisant son
ouvrage ; écouter l' orgue de l' église, et, le
soir, la trompe du veilleur ; passer des heures
entières sans se rien dire ; voir l' hirondelle
bâtir son nid à votre fenêtre ; tout préparer
dans la maison quand un voisin vous visite ; y
veiller sur chaque chose, tous les jours refaire
ce qu' on a jà fait la veille : cela est le
bonheur, et tu le connaîtrais si tu voulais.
Rachel.
Nous ne demandons, pour nous, pas autre chose.
Berthe.
Quand vous êtes si longtemps ensemble, ton fiancé
et toi, de quoi parlez-vous donc ?
Rachel.
Il me raconte ses voyages ; il me dit le nom des
îles où il a passé, comme son coeur y était
triste ; les bords des lacs, les forêts, les
bruyères, les batailles, les tempêtes sur mer,
les nuits dans les déserts. Moi, je reste
suspendue à ses paroles, comme sur des ailes
enchantées ; quand il a fini, il me semble que la
musique des anges vient de se taire ; je ne
peux m' emcher de pleurer, et c' est lui qui
essuie mes larmes.
Berthe.
Ses sentiments semblent fort honnêtes, et il n' a,
je crois, que de bonnes intentions. Il est
cependant étonnant qu' il ne te parle pas de
t' épouser.
Rachel.
Depuis le jour il m' a rencontrée avec toi, je
sais bien que rien au monde ne peut plus nous
parer. Nous nous sommes pluscessaires tous
deux que l' air que nous
p239
respirons. Dès que mes yeux ne le voient plus, je
souffre, mon coeur me pèse, ma tête est vide.
Berthe.
Il devrait pourtant agir autrement qu' il ne fait :
mille bruits, dans la ville, courent sur son
compte ; il ne fait rien pour les démentir.
Cela te compromet ; si j' en croyais Albert,
je ne devraisjà plus sortir dans la rue
avec toi ni avec lui.
Rachel.
Ma bonne Berthe, ne m' ôte pas tout à la fois.
Qu' étais-je sans lui ? Avant lui ? Dis-moi.
Le ciel, je le regardais sans amour, et la
terre sans désir. En entendant le bruit des
cloches, jevais que j' étais tombée de je ne
sais quel séjour que je regrettais sans le
connaître. Quand je passais près d' un ruisseau,
son eau me disait : vois-tu, Rachel, je vais,
je vais vers un pays d' amour toi jamais
tu ne retourneras. Si je levais les yeux, je
trouvais toujours un nuage qui me disait tout
bas : vois-tu, Rachel, je vole, je vole dans
le ciel, plus haut que jamais toi tu ne remonteras.
Si j' entrais dans l' église, j' oubliais sur
la porte ma prière. Du bout des lèvres, je
murmurais des mots vides, et ma tête s' épuisait
à chercher des noms que je ne trouvais plus.
à psent, au contraire, je prie avec délice
pour lui ; il y a des moments, pendant que
l' orgue joue, où c' est le ciel qui m' environne.
Berthe.
Vois-tu ? Ce qui ne me plaît pas en lui, c' est
qu' on ne le voit jamais à l' église. Il passe
pour un grand hérétique.
Rachel.
Et moi, je l' ai vu cacher ses yeux dans ses deux
mains, sangloter le jour nous nous promenions,
par hasard, vers le grand crucifix qui est à
l' ente de la ville. Sa peine
p240
fut si grande, qu' il fut obligé de s' appuyer sur moi,
et il ne me dit plus rien ce soir-là.
Berthe.
Pense aussi que sa condition est au-dessus de la
tienne. Bien souvent, ces fils de prince
s' amusent de nous avec de belles paroles qui
nous font pleurer ; ils jouent, eux ; mais
nous, c' est la mort.
Rachel.
Lui, il ne joue pas, sois-en sûre. Si tu entendais,
dans un seul mot, comme il met toute sa vie.
Mon dieu ! Il me semble que je l' ai toujours
connu ; il est si facile de distinguer les
voix de celui qui nous aime et de celui qui nous
trompe. Non, il ne joue pas. Lui qui a vu tant
de choses, il semble, quand il est avec moi,
qu' il n' a vu que moi au monde ; un enfant ne
serait pas plus soumis ni plus facile à contenter.
Berthe.
Quel homme inconcevable ! Certainement, je crois
qu' il t' aime ; mais son amour ne ressemble à
celui de personne. Quand il te parle, il y a
dans ce qu' il dit autant de peine que de
bonheur. Il est trop ardent, trop violent, trop
passionné pour la vie ordinaire. Il ne dit rien,
il ne fait rien comme un autre. Va ! J' ai bien
peur qu' il ne te rende pas heureuse, et je
n' entrevois rien de bon pour votre avenir.
Xiv
chambre de Rachel.
Ahasrus, Rachel.
Ahasrus.
Oui, mon ange, c' est dans cette chambre qu' est mon
ciel. Je n' en demande point d' autre.
p241
Rachel.
Appelle-moi de tous les noms que tu voudras, mais
ne m' appelle pas ton ange.
Ahasrus.
Tout me fait du bien à voir ici. Tout est enchan
pour moi dans cette humble retraite. C' est là
que je voudrais passer des milliers d' années.
à cette fetre, que de fois tu as soupiré le
soir ! Que de fois, sous ces rideaux transparents
comme ton âme, tu as rêvé la nuit ! Voilà la
lampe qui éclaire tes pas quand tu abrites du
vent sa lumière sous ta main. Voilà ta mandoline
que j' ai entendue avant de connaître le son de
ta voix, en marchant dans la rue. L' acacia, qui
est planté vis-à-vis, a jeté ses fleurs sur le
planchr, et on respire ici un parfum de
printemps dans toutes choses. On dirait que
des voix de fées sonnent dans l' air, et que
les rayons des étoiles entrent en tremblant
d' amour pour demander si tu veilles.
Rachel.
Il n' y a point d' autre enchantement ici que ta
voix quand tu parles.
Ahasrus.
Laisse, mon amour, tes cheveux noués sur tes
épaules, comme ils étaient quand je suis ent.
Dans chaque anneau, jusqu' à terre, j' ai mis
une pensée de mon coeur, une année de ma vie.
C' est mon âme qui s' évapore quand tu secoues
leur parfum sur tes pieds.
Rachel.
Bien souvent, avant toi, ils ont servi à essuyer
mes larmes.
Ahasrus.
Maintenant, ils t' enveloppent, comme deux ailes
qui se ferment.
p242
Rachel.
Mon dieu ! Que nous sommes bien ensemble !
N' est-ce pas ? Qu' une seule heure passée ainsi
peut faire oublier de maux ! Je ne désire plus
rien au monde. Et toi ?
Ahasrus.
Ni moi, depuis que ton ombre rafraîchit mon front.
Mes yeux se noient dans les tiens. Tout est
silence, tout est bonheur. Je voudrais t' adorer
ici, sans faire un pas, pendant l' éternité.
Rachel.
Dans les premiers temps, je me faisais scrupule
de t' aimer autant que Dieu. J' ai longtemps
souffert ce combat. Je m' en voulais de ne plus
trouver que toi dans mon coeur, à l' église, ici,
partout. Mille voix me criaient dans la journée :
tu vas te perdre. Mais à présent, au contraire,
je suis bien sûre que mon amour est saint et que
le ciel le bénit.
Ahasrus.
Ne t' inquiète pas, ma cre âme. Le véritable ciel
est en toi : il est dans tes yeux, quand ils
sourient ; il est dans ton nom, quand c' est toi
qui le prononces. Sur ta tête, il n' y a que la
nuée qui se penche, il n' y a que l' abîme qui
ouvre sa paupière bleuâtre pour te voir ; il n' y
a que l' éternel vide qui t' écoute, pour répéter
à jamais le mot qu' il aura entendu de ta bouche.
Tu es toute chose, et tout ce qui n' est pas
toi n' est rien. C' est sur tes lèvres que les
roses sauvages ont pris leur parfum. C' est
pour toi que l' étoile du soir se lève. à une
seule pensée palpitante dans ton sein, tout
l' univers est suspendu.
Rachel.
Autrefois, Joseph, tu me disais la même chose,
et je trouvais cela impie. Aujourd' hui, je vois
que c' était moi qui ne te comprenais pas assez.
Tu avais au fond plus de
p243
religion que moi, et tu te faisais une idée bien
plus grande de l' amour.
Ahasrus.
Tu verras que tes autres doutes se dissiperont
aussi avec le temps.
Rachel.
Il y a une chose à laquelle je ne m' accoutumerai
jamais, c' est de penser à ta mort.
Ahasrus.
Chasse cette idée, ma chérie.
Rachel.
Mourir avec toi, ici, à la même heure, je le
comprends ; mais toi, mourir seul, ah ! Peux-tu
le concevoir ?
Ahasrus.
Si tu cesses de m' aimer, voilà la mort dès cette
heure ; jusque-là, dans un de tes regards, il y
aura toujours pour moi une éternité de vie.
Rachel.
Cette idée me revient sans cesse, et fait mon
tourment ; au moins, dis-moi, ne crois-tu pas
que tu ressusciteras, et que nous nous reverrons
pour jamais dans le paradis ?
Ahasrus.
Qui peut jurer, mon âme, que la mort ne refroidira
pas son sein après mille ans, et qu' il n' aura
qu' à essuyer la terre de ses yeux pour revoir,
à ses côtés, l' image qu' il adorait ! Qui peut
jurer qu' un si long ve n' engourdira pas sa
langue, et que des fantômes ne l' amuseront pas
dans la tombe, après le moment du veil ? Vie,
mort, néant, qui en sait la difrence ? Et
sans le battement de nos coeurs, qui répondrait
à l' univers, quand il demande tout haletant :
quelle heure est-il ? Hier, sans toi, c' était
la mort, aujourd' hui, c' est la vie ; dans un
souffle de ton sein respirent des scles de
siècles ; dans une larme de tes
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yeux, dans un soupir de tes lèvres, dans un mot
à moitié achevé, dans la trace de tes pieds que
la bise a effacée, voilà toute l' immortalité.
Sentir autre chose que toi, te désirer, t' attendre,
ne pas te voir venir, à présent et toujours ne
pas rêver de toi, ne pas penser à toi, ne pas
vivre de toi, c' est là l' horrible enfer plein
de vipères brûlantes. Le paradis, c' est toi,
c' est le chemin où tu as marché, c' est la fleur
que tu as touchée, c' est la rougeur qui passe
sur tes joues, c' est ici, où tu es.
Rachel.
Certainement, je suis heureuse avec toi, quand je
t' écoute ; mais le paradis doit être quelque
chose de plus parfait., je te comprendrai
en toutes choses : ici il arrive bien souvent
que je ne pense pas comme toi : cela me trouble,
et la tête me tourne.
Ahasrus.
Ne t' arrête pas aux mots, vois toujours au fond
mon coeur qui te parle.
Rachel.
Je n' ai peur que d' une chose ; c' est que tu ne
m' aimes pas assez à cause de mon âme.
Ahasrus.
Ton âme, Rachel, n' est-ce pas toi dans tout ce
que tu es ? Malheur au jour je pourrai dire :
ceci est elle, et ceci est sa cendre ! Crois-tu
qu' il n' y a pas un esprit invisible dans tes
cheveux, qui les fait luire au soleil ? Crois-tu
qu' il n' y en a pas un qui baisse lui-même ta
paupière, et qui, à présent, arrête tes larmes
dans tes cils ? Crois-tu que ce ne soit pas un
souffle divin qui fait trembler tes lèvres et
qui courbe ta tête sous un fardeau d' amour ?
Toi-même, qui sait si tu es autre chose qu' un
esprit dont mon esprit a soif, qu' une ombre
pour rafrchir une
p245
ombre, qu' une pensée pour engloutir ma pensée
dans un néant entrecoude parfums et de
soupirs ?
Rachel.
Mon dieu, les oreilles me tintent ; la tête me
fait mal ; tout tourne autour de moi... il me
semble, pendant que tu me parles, que mon
crucifix pleure à mon cou. Regarde donc ;
est-ce du sang ?
Ahasrus.
Non pas, non pas.
Rachel.
Si, c' est du sang ! Je le vois.
Ahasrus.
C' est une larme tombée de tes yeux. Laisse-moi
l' essuyer.
Rachel.
Miséricorde ! Plus tu l' essuies, plus la tache
part !
Ahasrus.
Va ! Mes baisers l' effaceront bien.
Rachel.
Tes baisers sont amers plus que de l' absinthe.
Ah ! Anges du ciel, la tache grandit sous tes
lèvres. Laisse-moi.
Ahasrus.
Mon haleine la boira.
Rachel.
Non. Ton haleine est une flamme qui la ternit
encore. Seigneur du ciel, ayez pitié de moi !
Ahasrus.
Christ ! Christ ! Je te reconnais. Oui, c' est
toi ; que me veux-tu ? Jusque sur le coeur qui
bat pour moi, tu me poursuis. Tu me défies,
n' est-ce pas ? Tu te ris de moi-même à ma
barbe ; tu me terrasses ; tu m' écrases ; tu
t' amuses, beau maître, de ce longve, que
tu appelles ma vie ; toi, un rêve s' il en fut,
un songe devenu dieu pour
p246
un monde de songes. Eh bien, pour mieux te faire
fête, vois donc de plus près mon bonheur ;
sois-en jaloux à en mourir encore. Pleurs,
désespoir délirant, sirs,lices envenimées,
angoisses palpitantes, doutes, remords noyés
dans une larme, adultère de la terre et du
ciel, que la vie, que la mort, que tout
t' entraîne avec elle, avec moi, dans ma joie
de dam!
Rachel.
Que dis-tu ? Mes genoux tremblent. Je n' en puis
plus. Ouvre la fenêtre, que je respire.
Ahasrus.
Christ ! C' est toi qui l' as voulu.
Rachel.
Je suis à tes pieds ; j' embrasse tes genoux. Aie
donc pitié de moi.
Ahasrus.
Et lui, a-t-il pitié ?
Rachel.
Christ ! Christ ! à mon secours !
Ahasrus.
N' appelle pas le Christ. Tout son sang coulerait
jusqu' à terre, que jamais mes lèvres ne
quitteraient plus tesvres.
Xv
Choeur De Fées.
i
dis, Sodome ou Gomorrhe,
trouverai-je encore,
au val, avant ce soir,
du bitume assez noir,
de la suie et du soufre,
p247
pour refermer ton gouffre
avant ce soir ?
ii
beau prince deses,
parmi les nes,
qui haut sieds, plus haut vois,
n' entends-tu pas la voix,
qui bien me désage,
de Rachel l' éplorée ?
(le choeur s' éloigne.)
iii
adieu, monde qui t' empires chaque jour. Adieu,
rosée des bois, maintenant trop impure pour y
baigner nos cavales invisibles. Adieu, femmes,
nos rivales, au corps léger, à présent trop
dépensières de votre coeur dolent, pour puiser
sur vos lèvres notre boisson du ciel. Vous
avez trop pleuré. Ah ! Vos beaux yeux en sont
las. Vos joues sont plus pâles que pâles fleurs
de lis cueillies au val de Clarençon. Adieu
aussi, étoiles de David et du berger, qui,
sans clore jamais vos paupières, demi-cachées
sous vos nues, trop curieuses, trop avez vu
d' adultères tricheries. Dans ce grand univers,
il n' y a plus, par Dieu l' omnipotent, un coin
de terre où mon char, pour une nuit, ne
s' embourbe jusqu' à l' essieu. Honni soit-il !
Frappons-le d' un coup de pied au départir.
iv
au départir, soeur Brigitte, savez-vous comment
est fait l' amour que j' aime ? C' est celui d' un
long regard, le front clair, la tête encline,
qui jamais ni soir, ni matinée, n' a dit : assez ;
qu' une goutte de pluie de mai désaltère pour
une année, qu' un baiser d' un doux ami tuerait.
C' est à la prée, sous la lune luisante, un
propos qu' on voudrait retenir, et puis deux,
et puis trois, et puis quatre, tous plus secrets,
et meilleurs, et plus bas et plus longs, qui
p248
oublient, en s' écoutant, que le jour se meurt,
et que-bas la cloche sonne l' ave. c' est,
quand l' aube s' est un peu éclaircie, la
marguerite de prairie qu' une reine à marier
vient consulter en soupirant dans son jardin,
sur un songe d' amoureuse, qu' elle a fait. C' est
encore, si vous le voulez savoir, un prince
de Thulé, beau, bien fait, de grand renom,
qui courtise, à deux genoux, une fée sur son
sopha de corail, dans une rose de verger.
v
-pour une rose de verger, ah ! Morgande, la
terre est trop vieille. Dans sa chaumine, rien
ne germe, que des épis qui font mourir. L' oeil
trompe, la bouche aussi. Pour ternir deux
lèvres, il ne faut rien qu' une haleine. Déjà,
dans ce laid univers, le pan de ma robe s' est
sali. Je veux aller laver mes souvenirs dans un
lac tout de lumre. çà, partons et promptement.
D' aventure, en tardant trop, si nous perdions en
cet endroit notre blanche innocence, que
ferions-nous ? Chaque étoile nous montrerait
du doigt : voyez ! Voilà la fée mal famée, qu' un
gnome, son ami, a séduite et délaissée sur un
roc d' émeraudes dans une île de la mer.
vi
dans les îles de la mer, femmes, femmes, au front
clair et à la fraîche couleur, seul miel que je
regrette dans votre val ténébreux, pensez à moi.
Ah ! Qu' il m' en coûte pour vous quitter plus d' un
soupir ! Donc je ne nouerai plus vos tresses sur
votre cou plus blanc que neige ni cristal. Pour
m' amuser tout un jour, je ne me bercerai plus
sur un de vos cheveux d' or, en écoutant le vent
qui chante : qu' elle est belle, ta maîtresse !
à psent, vos chagrins sont trop grands pour
que mon baume vous guérisse. Les hommes sont
trop durs : vers impurs qui
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vous rongent le coeur, une fois ils vous demandent
un rien ; et puis après, un souffle ; et puis
après, toute la vie ; et puis après, pour
votre noce, ils vous habillent d' une robe de
soucis. Allez ! Pleurez ! Pleurez ! Une larme
que vous cachez entre vos doigts sera toujours
plus belle que turquoise d' anneaux ni d' annelets,
et plus rare et plus précieuse et plus chérie
du ciel que ces colosses de poussière où ces
beaux nains vont se pavaner.
vii
d' ailleurs, en partant, sur vos blanches mains
je lis ceci : tout ira mieux à l' avenir. D' ici,
en me tenant debout sur mon char, je vois d' autres
cieux plus bleus qui fourmillent ; de ce côté,
une mer nouvelle qui n' a point encore baisé
son sable m' attend pour la fiancer avec sa
rive. Là, jamais, le mât ne faudra en pleine
eau à la barque, et mon haleine gonflera,
jusqu' à son arrivée, la voile des désirs trop
inquiets. Les regrets n' y dureront qu' une
heure au plus, ou deux. Pour reines, vous le
serez, et tous vos amants seront rois. Sur un
pont fait d' un cheveu, lére, votre âme,
sans l' ébranler, passera ; en regardant
au-dessous d' elle, appuyée sur le bord, sa
dernière larme tombera et se noiera dans le grand
fleuve où toute larme arrive.
Xvi
chambre de Rachel.
Rachel, les yeux égarés à Ahasvérus.
horreur ! Horreur ! Laisse-moi, démon d' enfer ! Tu
n' es pas lui ! Tu n' es pas celui que j' aime ;
tu as pris sa figure pour tromper une pauvre
fille... oh ! Va-t' en, va-t' en, je
p250
t' en conjure. Je lui dirai tout à lui, il ne
m' aimera plus ; oh ! Non ; c' est sûr. Mais
va-t' en donc, toi, esprit des morts ! Va,
prends tes ailes noires de serpent. Que me
veux-tu ? Je ne suis pas morte ; oh ! Non ;
le coeur seulement me fait mal, et la tête
aussi, là : mais je vis encore, regarde.
Ahasrus.
Ma chère vie, ne m' effraye pas plus longtemps.
Ne m' entends-tu pas ?
Rachel, en éclatant de rire.
oui, je t' entends, va. Ferme la fetre. Oh !
Nous, nous sommes heureux, n' est-ce pas ? Bien
heureux, autant que Berthe ? Tu ne me quitteras
plus jamais, puisque nous sommes mariés ; jamais,
entends-tu ? Nous ne sortirons plus de cette
chambre. (après un moment de réflexion.)
mon dieu ! Tu contrefais la voix du ciel. Une
fois, sais-tu ? J' aicu dans le ciel ; mais
aujourd' hui le ciel est loin, et l' enfer est
près. Tes yeux brillent, mais c' est de la
flamme des damnés. Tu as beau faire, tu ne me
tromperas pas. Lui, ses cheveux se bouclaient
sous mes doigts, et les tiens se hérissent sous
une couronne de ténèbres. Tu dis les mes
choses que lui ; mais sa voix était douce, et
la tienne ressemble aux ricanements des esprits
dans la nuit. Si tu es le roi desmons, au
nom du re, du fils et du saint-esprit,
quitte-moi.
Ahasrus.
Que faire, si tu ne me connais plus ? J' ai cherché
le ciel, et j' ai trouvé l' enfer.
Rachel.
Qu' as-tu dit de l' enfer ? Y sommes-nous dé?
Ah ! Oui, c' est ici ; là où on étouffe. Et lui,
mon fiancé, où est-il ? Est-il parmi les
vivants ? Est-il mort aussi ? Dis-le-moi ;
p251
donne-m' en des nouvelles. Est-il bien vrai que
je ne le reverrai jamais ?
Ahasrus.
Ne sens-tu donc pas cette eau froide que je verse
sur tes tempes ? L' air du soir rafraîchit ton
haleine ; ne le reconnais-tu pas ? Si tu
m' aimes, de grâce, ne promène pas tes yeux
égarés comme tu fais, autour de toi ;
arrête-les sur les miens ; encore, encore.
Rachel.
Mes pieds ne veulent plus me porter.
Ahasrus.
Essaye de marcher, mon amour, toute seule
jusqu' à moi. (il lui tend les bras et recule
à mesure qu' elle avance.) encore un pas,
encore un pas.
Rachel.
Oui, à psent c' est toi. Ta main, ah ! Qu' elle
est brûlante ! Mais tout à l' heure, qui était
ici ? L' as-tu vu ? écoute, je veux te raconter
un songe.
Xvii
Mob entr' ouvre la porte avec un éclat de rire.
elle n' esttue que d' un pan de manteau qui
laisse voir son squelette.
vous, monseigneur, à cette heure, dans la chambre
de cet ange ! à merveille ! Mille pardons de vous
importuner. C' est votre faute si vous me voyez
cette fois en shabillé.
Ahasrus.
Quoi ! Mort affreuse, ricaneuse, que j' ai tant
cherchée, c' est toi. Insecte, nain, colosse !
Boiteuse, ailée, rampante, aux pas muets, c' est
toi ! Laisse-moi voir à mon aise comme te
voilà faite.
p252
Mob.
Allez ! Ne dites pas trop de mal de moi, en ce
moment ; c' est moi qui donne un sens à l' homme,
et qui, souvent, l' oblige de se faire éternel
en une minute.
Ahasrus.
Comment faut-il donc t' appeler ?
Mob.
Choisissez. J' ai tant de noms, qu' on en ferait
une litanie :
si l' on parle du ciel,
je m' appelle le vide ;
de la mer, la tempête ;
de la terre, l' abîme :
si des arbres, je suis le cyprès ;
des oiseaux, le vautour ;
du feu, la cendre ;
de la coupe, la lie ;
de l' église, le caveau :
si de la lance, je suis la pointe ;
de l' épée, le tranchant ;
de l' amour, l' heure d' adieu ;
de l' espérance, la fumée ;
du désir, le regret ;
de la couronne, l' épine ;
de la cloche, le glas :
si des couleurs, je suis le noir :
si d' Arabie, le désert ;
la ruine, si l' on parle d' empire,
si du fruit, je suis le ver ;
si du monde, le néant ;
si des rois, la poussière ;
si de l' homme, le soupir ;
et finalement, en toutes choses, je suis le rien.
Ahasrus.
Que ne venais-tu, quand je te cherchais dans les
vieux troncs d' arbres des forêts ? Souvent j' ai
cru te voir me faire signe de ton doigt, à
travers la fenêtre d' une basilique : je montais
dans la tour, et je ne trouvais qu' un aveugle
qui sonnait un glas d' agonie.
p253
Mob.
à cette heure, j' étais dans le monde. C' est là
que je me trouve à mon aise, et que je m' entends
le mieux avec tout ce qui m' entoure. Non, il y
a là un instant, à la lueur des lampes, que
rien ne peut remplacer, après ner, dans un
cercle, chacun sur son sge, quand l' horloge
sonne mon heure ; quand les mains, en se
serrant, se glacent, quand les coeurs, en se
touchant, se brisent ; quand chaque femme,
sur sa chaise, tisse autour d' elle, de sa
navette d' ivoire, le désespoir en fil de soie ;
et quand leant, qui me fait vivre, circule
emmiellé dans un verre de cristal, que porte
mon page galon ; d' ailleurs, en cet endroit,
un seul air, de tête, un mot appris par coeur,
et un manteau fourré de martre zibeline me
déguisent à merveille.
Ahasrus.
Une autre fois, il m' a semblé te rencontrer dans
la brume du matin, sur une cime chauve ; tu
luttais corps à corps avec le porte-croix de
Nazareth. Son épée brandie d' acier flamboyait
sur ton écu ; et toi, ta masse d' armes tombait
sans retentir sur son auréole. Quand j' approchai,
je ne vis que la rosée foulée par les pieds de
deux jouteurs.
Mob.
Vos sens vous ont encore trom. Jamais je ne
frappe plus d' un coup ; puis, s' il m' en
souvient, ce jour-là je m' amusais à attacher
une couronne sur la tête d' un roi, en murmurant
à son oreille la liturgie du sacre : rex in
aeternum.
Ahasrus.
Ce qui a été a été. à présent emporte-nous où tu
voudras. Cache-nous, traîne-nous, enfouis-nous
dans un de
p254
tes tombeaux. Mais scelle bien la pierre sur ma
tête, que je n' en sorte jamais.
Mob.
Tout beau, mon maître. Si vous étiez un limon
que la pluie trouve en chemin loin de son gîte,
ou une vire dans la broussaille, ou un
pauvre dans la rue, je pourrais vous traîner
sans façon vous dites. Mais vous, en ce
moment, y songez-vous ? Vraiment je m' en
ferais scrupule. Cette jeune fille s' intéresse
à vous. Vous avez l' air d' avoir été créés
l' un pour l' autre. Une pareille union me
touche, et certainement ce n' est pas moi
qui la romprai. Tout ce que la morale demande,
c' est que cela finisse par le mariage, et c' est
moi qui ferai les fiaailles.
Rachel.
Elle, les fiançailles ! Ah ! Fuis ! Fuis ! Tout
est perdu, et pour l' éternité.
Mob.
Ma chère, l' exaltation vous rend injuste. Je ne
vous connaissais pas ce faux accent de chérubin.
Rachel, à Ahasvérus.
viens dans mes bras, que je te couvre de mon
corps. Elle ne pourra rien contre toi.
Mob.
La passion vous embellit vraiment, Rachel, et ce
genre de coquetterie vous va à merveille.
Cependant vous savez que j' ai les nerfs
très-irritables, et vous devriez me nager.
Rachel.
Oh ! Ne le tue pas, Mob, au nom du ciel, laisse-le
vivre autant que moi. Si je t' ai offensée,
pardonne-moi. Tout ce que tu commanderas, je
le ferai. Dis, que veux-tu ?
p255
Pourquoi ne sais-tu pas ce que c' est que dire :
je l' aime. Tu ne voudrais pas me torturer plus
que les damnés.
Mob, à Ahasvérus.
cette petite a de la physionomie, savez-vous ?
Et je vous félicite du choix que vous avez fait.
Beaucoup de religion et de poésie. Il me tarde
extrêmement de vous voir ennage.
Ahasrus.
Pitié pour elle ; la voilà qui s' évanouit.
Mob.
Comme cela lui sied à ravir ! Ses cheveux blonds
qui se dénouent sur ses lèvres pâlies ! Avouez-le,
elle est presque aussi belle que morte, et je
comprends on ne peut mieux votre inclination.
Ahasrus.
Maudite ! La laisseras-tu mourir ?
Mob.
J' en serais assez tentée. Pourtant ne craignez
rien ; je vous réponds d' elle sur mon honneur.
Ahasrus.
Tu le jures ?
Mob.
Oui. Tenez, prenez en gage cette pincée de
poussière.
Ahasrus.
Donc, qu' entends-tu faire ?
Mob.
Le voici. Je ne doute pas que votre amour n' ait
été aussi pur que le jour. Cependant mes
scrupules exigent que Rachel et vous, vous
receviez au plus tôt lanédiction nuptiale ;
autrement, je ne dormirais pas tranquille.
p256
Ahasrus.
Tu railles quand tu commandes ; mais cette fois,
quel qu' il soit, ton ordre n' est pas dur.
Mob.
C' est un véritable ange que je vais vous donner,
entendez-vous ? Cependant, si j' ai un conseil
à vous offrir, c' est quand elle sera en votre
possession et que vous aurez la loi pour vous,
de la traiter comme une simple esclave.
Ahasrus.
Tu peux la tuer, mais tu ne peux pas désenchanter
cet être tout céleste.
Mob.
Laissez-moi faire. Depuis longtemps votre situation
me touchait. Il serait, en effet, infiniment à
regretter que votre nom vînt à périr, et qu' il
ne restât pas de vous un rejeton pour recueillir
les avantages que la vie vous a faits. Votre
isolement me peinait, et je ne le sentais que
trop par moi-même. Car vous voyez devant vos
yeux une pauvre veuve.
Ahasrus.
Veuve de qui ?
Mob.
Du néant. Il vous fallait une compagne. Sans cela
le sens de votre vie était incomplet. à l' avenir,
toutes vos impressions seront doubles. Quand
vous, vous rêverez du ciel, votre compagne
filera vos chausses et comptera ses mailles ;
c' est ainsi que vous arriverez à ce miroir de
réalité où je ne puis me lasser de regarder ma
figure.
Ahasrus.
Seras-tu à nos noces ?
Mob.
Presque toujours, à présent, je m' arrange pour me
trouver entre les deux époux dans la couche
nuptiale.
p257
Ahasrus.
Et quand veux-tu partir ?
Mob.
J' en meurs d' impatience. De tous les sacrements des
vivants, un mariage de raison est celui qui me
convient le plus.
Ahasrus.
Ta puissance lie ma langue. Je ne sens plus ni
joie ni douleur.
Mob.
Nous n' invitons personne, n' est-ce pas ? Et
pourtant il ne manquera pas de témoins.
Ahasrus.
Tu m' entraînes, je te suivrai partout.
Mob.
Entends mon cheval qui piaffe dans la cour ?
Allons, sus ! Bel épousé ! C' est l' heure de la
danse des morts. Va lui sangler sa selle. Charge
ta fiancée sur sa croupe, et tiens-toi ferme
avec elle sur les aons.
Ahasrus.
Je t' obéis, mais je ne puis m' empêcher de frémir.
Mob.
C' est bien. Tiens-lui la bride haut et ferme ;
autrement il irait lécher la rosée de sang de
Pharsale ou de Roncevaux.
Ahasrus.
Je suis prêt.
Mob.
Une seule minute encore, j' oubliais mon sablier.
çà, partons ensemble.
Ahasrus.
De quel té ?
p258
Mob.
Par ici.
Ahasrus.
Qu' il fait noir !
Mob.
C' est l' ombre de mes ailes.
Rachel, évanouie.
ah ! Qu' il fait froid !
Mob.
C' est le nuage qui me porte.
Rachel.
suis-je ? D' où vient ce bruit qui me réveille ?
Mob.
De la grosse cloche de Strasbourg.
Xviii
l' orgue et les cloches de la catdrale de
Strasbourg retentissent et se répondent
alternativement.
La Cathédrale.
i
ma voix, entendez-vous ma voix qui gronde, ma voix
qui bourdonne ? Je dormais accroupie sous mon
manteau de pierre. Orgue aux tuyaux faits dans
le ciel, bel orgue, que me veux-tu ? Pourquoi
m' enivres-tu de tes cris comme d' une coupe du
vin du Rhin ? Mes cloches et mes clochetons
tremblotent, mes vitres frissonnent, mes pieds
chancellent sous la grêle et le vent de tes
chants. Allons, mes saints de pierre ; allons,
mes saints de vermillon assoupis sur mes
vitraux, debout ! Entendez-vous ? Allons,
mes vierges de granit, chantez dans vos niches
en tournant
p259
vos fuseaux. Allons aussi, mes griffons qui
portez mes piliers sur vos têtes, ouvrez vos
gueules. Allons, mes serpents, mes colombes
de marbre qui vous pendez aux branches de mes
voûtes ! Allons, mes rois chevelus, qui rêvez le
long de mes galeries sur vos chevaux
caparonnés dans un roc des Vosges !
Taillez, navrez, éperonnez leurs flancs,
déchiquetez leurs croupes, brisez vos
sceptres de granit sur leurs poitrails et leurs
crinières de granit, tant que la pierre
hennisse, tant qu' au loin, à l' entour, les
cavales des Vosges demandent à leurs maîtres
dans l' étable : maître, maître, vont les
chevaux de pierre qui hennissent ? vont les
cavaliers de pierre qui montent à cette heure
au galop, dans les tours, jusqu' au bord des
nuages ? Allons, nains, anges, dragons
aspidiques, salamandres, gorgones, incrustés
dans les plis de mes piliers, gonflez vos joues,
ouvrez vos bouches, criez, chantez avec vos
langues et vos voix de porphyre ; hurlez dans
l' arceau de la voûte, dans la dalle du pavé,
dans la pointe de la flèche, dans la poussière
du caveau, dans la niche de la nef, dans le
creux de la cloche. Donnez-moi tous vos chants
dans le pli de mon manteau, à moi qui monte au
ciel avec ma plus haute tour. Encore ! Encore !
Oh ! Je veux monter plus haut. Encore un deg,
encore un pan de mur, encore une tourelle,
encore un fût rongé qui me grandisse assez
pour que je jette leurs voix avec ma voix sur
le plus haut nuage où le seigneur est assis !
ii
qui a tracé, il y a mille ans, sur un rouleau de
parchemin, le plan de mes tours à dentelles, de
ma nef doe ? Est-ce un maître de Cologne,
ou bien est-ce un maître de Reims ? Qui a
tracé en vermillon le plan de mes colonnettes
agiles, de mes portes rugissantes ? Est-ce un
maître
p260
de Vienne, ou bien est-ce un mtre de Rouen ?
Non pas, non pas. C' est le diable qui l' a
vendu à l' ouvrier pour le prix de son âme ;
monte donc, ma tourelle, échevelée, habillée
en pleureuse, glisse-toi, roule-toi dans le
nuage comme une âme qui frappe de son aile de
soie à la voûte du ciel, sans pouvoir
l' entr' ouvrir.
iii
ma tête, ah ! Ma tête a per le nuage d' automne.
Elle a percé le plus haut des nuages. Pourquoi
les arbres ne veulent-ils pas monter plus haut
que les fougères ? Pourquoi les éperviers ne
veulent-ils pas monter plus haut que ma
ceinture ? C' est que l' aile des éperviers est
lasse ; c' est que l' oeil des éperviers se
trouble. Déjà mes tours ont le vertige. Comment
feront-elles pour redescendre leurs degrés ?
iv
voyez ! Mes petites chapelles noires se couchent
autour de moi comme des génisses noires au pied
de la montagne. Ne craignez rien, mes petites
chapelles. Des trèfles et des ceps de pierre
croissent dans mon vallon ; le faucheur ne
les fauchera pas, le vigneron ne les arrachera
pas dans ma vigne. Des troncs et des branches de
sapin germent sur mes sommets. Le bûcheron ne
coupera pas de sapin dans ma fot ; la
cheronne n' abattra ni troncs ni branches
sur mes coteaux.
v
des rois et des papes trônent dans mes vallées ;
ils ont pour château une niche ciselée par un
bon ouvrier. Si la pluie en tombant les
découronne goutte à goutte, après mille ans,
ils ont sur leur tête un dais de rochers
festonné en trois jours par l' aiguille d' une
fée. Le rayon du soleil les salue dès qu' il
luit ; l' épervier fait son nid sur leurs
p261
diames ; le lierre leur refait leur manteau
chaque automne. Jour et nuit, depuis mille ans,
ils tiennent leurs sceptres levés sur les frimas
et sur les orages entassés qui s' agenouillent
à leurs pieds.
vi
écoutez ! écoutez ! Sans mentir, je vais vous dire
mon secret pour ne pas crouler. Les nombres
me sont sacrés : sur leur harmonie je m' appuie
sans peur. Mes deux tours et ma nef font le
nombre trois et la trinité. Mes sept chapelles,
liées à mon côté, sont mes sept mystères qui me
serrent les flancs. Ah ! Que leur ombre est
noire et muette et profonde ! Mes douze
colonnes dans le choeur de pierre d' Afrique
sont mes douze apôtres, qui m' aident à porter
ma croix ; et moi, je suis un grand chiffre
lapidaire que l' éternité trace, de sa main
ridée, sur sa muraille, pour compter son âge.
vii
courage, mes saints, mes dragons, mes vierges
incrustées dans mes piliers ! Vous m' avez
pondu dans la poussière du caveau, dans la
niche de la nef, dans le creux de la cloche.
Vos voix grossissent, mes portes hurlent, mes
tours résonnent comme l' ouragan ; mes colonnes
et mes colonnettes vibrent comme la corde d' une
viole.
viii
les montagnes à pic n' ont point de voix pour dire
leurs secrets ; les rochers n' en ont point dans
leurs grottes, ni les fots de sapin sur leurs
cimes qui grisonnent. Moi, je parle pour eux ;
de mon sommet, j' écoute nuit et jour leurs
génies égarés, leurs esprits muets, pour leur
prêter ma voix d' airain, et pour rouler dans
les nuages d' hiver leur âme paresseuse sur mes
paroles bondissantes et sur mes chants aux
roues de bronze.
p262
ix
quand les jeunes ouvriers avec leurs truelles
furent montés en chantant jusqu' au pied de ma
tour, ils dirent au maître : maître, aurons-nous
bientôt fini ? L' ouvrage est long, la vie est
courte. Le maître ne pondit rien. Quand les
jeunes ouvriers devenus hommes furent montés
avec leurs truelles jusqu' à la fenêtre de ma
tour, ils dirent au maître : maître, aurons-nous
bientôt fini ? Voyez ! Nos cheveux blanchissent,
nos mains sont trop vieilles ; nous allons
mourir demain. Le maître répondit : demain,
vos fils viendront, puis vos petits-fils,
après eux dans cent ans, avec des truelles
toutes neuves ; puis vos petits-neveux ; et
personne, ni mtre ni ouvrier, ne verra jamais
la tour se clore sous le ciel, ni sa dernière
pierre. C' est le secret de Dieu.
x
dans les plis de ma robe je traîne des peuples
éternels ; dans ma ceinture je noue autour de
mes reins, pour me faire plus belle, des scles
ciselés. Pendant mille ans, j' ai cherché dans
la ville une place pour m' asseoir. Qui sait,
qui sait où est dans la ville le carrefour le
plus fréquenté à toute heure, pour que j' y
voie de mes fenêtres où vont avec leurs pieds
boueux les rois, les peuples, les années, les
empires, les générations de ribauds, de moines,
de fileurs et de peigneurs de lin qui passent
jour et nuit sur les dalles de mon pa, sans
jamais revenir ; ainsi la louve se blottit
avec ses louveteaux pour regarder fondre la
neige dans son creux de rocher.
xi
savez-vous qui est mon maître ? Ah ! Savez-vous
comme il se nomme ? Il a rougi mes vitraux
du sang de sa tunique. C' est lui qui a attac
par un lien de pierre ma nef
p263
au rivage du ciel, comme une barque de Galilée
à un tronc de figuier, pour naviguer, quand
il lui plaît. Allons, vogue, vogue, ma nef,
avec tes cordages, avec ton mât de granit sur
la brume. Vogue avec ton beau pilote, avec tes
voiles de marbre repliées en fuseau, en haut,
en bas, sur la mer des siècles, jusqu' à la
ville des anges.
Le Christ, sur un des vitraux de la
cathédrale.
ma cathédrale, c' est assez.
La Cathédrale.
Seigneur, je me suis tue.
Saint Marc, sur un des vitraux.
et moi, seigneur, je vous en prie, laissez-moi
dans mon vitrail écarter de mes yeux mon manteau
de cristal pour regarder, à travers mes
paupières azurées, ceux qui entrent dans l' église.
C' est l' heure de la danse des morts. Tous les
morts ont entendu la voix de la cathédrale.
Les voilà. Ils viennent, ils viennent pour la
danse. Ils viennent à pas légers, sans bruit
dans les galeries, sans bruit dans les
chapelles, sans bruit dans le jubé, comme la
neige qui tombe par flocons dans un verger par
une nuit de noël. Les voyez-vous ? Ils ont tous
pris leurs habits de fête ; à présent ils se
penchent sur les balcons comme des cascatelles
sur leurs rochers. Oh ! Qu' ils ont l' air triste
pour venir à la danse ! Quand les feuilles de
chêne tourbillonnent sous le vent dans les
carrefours de bruyère, elles ne regrettent pas
davantage la cime de l' arbre, ni le creux de
la grotte. Mes larmes pleuvent l' une après
l' autre sous mon auréole. Mais que pensent-ils
de tourner leurs yeux vides du côté de
l' horloge ? à présent ils se pendent avec
les dents aux grilles du choeur ; ils se
cramponnent avec leurs ongles aux dragons des
piliers ; ils s' accoudent dans les niches ;
ils se heurtent, ils se broient sous les voûtes,
p264
sur les degrés du maître-autel. à psent, les
portes sont fermées, l' église est pleine. Que
font les papes et les archevêques ? Ils
gardent leurs mitres sur leurs chefs ; après
eux viennent les rois qui portent leurs
couronnes sur leurs fronts de squelettes ;
après les rois, six mille comtes qui couvrent
leurs nuques de leurs manteaux. Voyez-les !
Les rangs se serrent pour leur faire place. Les
voilà maintenant qui se donnent la main. Ils
font une grande ronde dans la nef, et ils
vont commencer à chanter. Que vont-ils dire ?
Leurs pieds nus sonnent sur les dalles. Leurs
épées claquent à leurs côtés dans le fourreau.
Leurs têtes branlantes s' entrechoquent ; la
cathédrale bondit avec eux comme une barque
par la tempête sur la mer de Galilée.
Choeur Des Rois Morts.
Rentrons dans nos caveaux. Nos paupières sont
trop pesantes ; nos cheveux secouent autour de
nous une poussre trop humide ; nos mains, qui
pendillent, sont trop froides... ô Christ !
ô Christ ! Pourquoi nous as-tu trompés ?
ô Christ ! Pourquoi nous as-tu menti ? Depuis
mille ans, nous nous roulons dans nos caveaux,
sous nos dalles ciselées, pour chercher la
porte de ton ciel. Nous ne trouvons que la toile
que l' araignée tend sur nos têtes. Où sont donc
les sons des violes de tes anges ? Nous
n' entendons que la scie aiguë du ver qui ronge
nos tombeaux. Où est le pain qui devait nous
nourrir ? Nous n' avons à boire que nos larmes
qui ont creusé nos joues. Où est la maison de
ton père ? Où est son dais étoilé ? Est-ce la
source tarie que nous creusons de nos ongles ?
Est-ce la dalle polie que nous frappons de nos
têtes, jour et nuit ? Où est la fleur de ta
vigne, qui devait guérir la plaie de nos
coeurs ? Nous n' avons trouvé que des vipères
qui rampent sur nos dalles ; nous n' avons vu
que des couleuvres
p265
qui vomissent leur venin sur nos lèvres. ô Christ !
Pourquoi nous as-tu trompés ?
Choeur Des femmes.
ô vierge Marie ! Pourquoi nous avez-vous trompées ?
En nous réveillant, nous avons cherché à nos
tés nos enfants, nos petits-enfants et nos
bien-aimés, qui devaient nous sourire au
matin dans des niches d' azur. Nous n' avons
trouvé que des ronces, des mauves passées,
et des orties qui enfonçaient leurs racines
sur nos têtes.
Choeur Des Enfants.
Ah ! Qu' il fait noir dans mon berceau de pierre !
Ah ! Que mon berceau est dur ! Où est ma mère
pour me lever ? Où est mon père pour me bercer ?
sont les anges pour me donner ma robe, ma
belle robe de lumière ? Monre, mare,
êtes-vous ? J' ai peur, j' ai peur dans mon
berceau de pierre.
La Cathédrale, au bruit des cloches et de
l' orgue.
dansez, dansez, rois et reines, enfants et
femmes ; ce n' est pas le temps de pleurer.
L' éternité se rit de vous, comme le vent, quand
il s' amuse, à travers les carrefours, avec l' herbe
des faneurs qu' il a ramassée dans les clairières.
Le Roi Attila.
Est-ce là mon royaume ? Il a six pieds de long
pour y coucher son roi. Maudites soient mes
amulettes ! Maudits soient les tons des
sorciers ! Ma jument s' est égarée dans la
forêt du Christ. Voyez ! Elle a renversé son
cavalier sous son poitrail noir. Dites-moi
donc, mes amulettes, où sont passés les
vautours couronnés avec les corneilles
grises qui les suivaient ? Dis-moi, ma belle
cavale noire, où sont passés mes peuples qui
croissaient sous la corne de tes pieds
d' éne, comme les ombres du soir en
automne ? Les ombres sont restées. Mes frères
sont partis.
p266
Ma tente, couleur de tes cheveux, pend sur ma
tête à la branche de l' arbre des combats par
l' anneau de la mort. Rane-moi vers eux dans
les steppes du ciel, ma belle cavale noire.
Je te baignerai tout un jour, jusqu' à ta
croupe haletante, dans la source où boivent
les étoiles.
Le Roi sigefroy.
Est-ce là le Walhalla ? Non, ce n' est pas là le
Walhalla. Est-ce le frêne des ases qui verdoie
sur le monde ? Est-ce le coursier des mers qui
hennit sur la vague avec les hommes des
combats ? Et cette voix qui hurle, est-ce le
corbeau qui prophétise sur l' épaule de Révil ?
Louves attelées de vires ; cornes magiques
que le bouvier remplit pour enivrer les lèvres
des héros ; rameaux des cerfs qui distillent
les fleuves goutte à goutte ; runes gravées
sur le tranchant de l' épée, sur le plat de la
rame, sur le bord du bouclier, sur la proue du
vaisseau, sur la roue du chariot, sur la pointe
des nuages ; tout le ciel orageux de Révil,
comment s' est-il changé sur ma tête en voûtes
de rochers ? Pourquoi les valkiries ont-elles
des lits de pierre ? Et pourquoi les nornes
nébuleuses ont-elles mis à leurs reins des
ceintures de granit ? Malheur ! Malheur ! Les
dieux sont morts ; leur soir est arrivé.
Chantons le chant des furailles.
Le Roi Arthus, à sa cour.
non pas, non pas, Lancelot, Tristan, Parceval,
mes prud' hommes, ne dites pas que voici la forêt
de Brocéliande. Depuis plus de cent ans
j' écoute, l' oreille contre terre, le cor
enchanté de Clingsor. Depuis plus de cent
ans, je n' ai pas entendu seulement le char
d' unee heurter de son essieu ma couronne.
Pourquoi avons-nous laissé nos coupes à demi
pleines sur notre table ronde ? Les nains
de Bretagne, si nous étions restés chacun à
notre place, nous les auraient remplies
jusqu' à la fin du monde.
p267
Mais le Christ n' a rien à nous donner. Il n' a ni
pain, ni vin, ni panetier, ni échanson, ni
écuyer courtois. Regardez ! Sa table est vide
et creuse. Il n' y tient qu' un convive à la
fois. Sa coupe n' est jamais pleine que des
gouttes de pluie qui suintent des dalles, une
à une, tous les ans.
L' Empereur Charlemagne.
Arthus, parlez bas. Si vous faites un pas de plus
sur mes dalles, avec vos éperons résonnants,
ma barbe blanche qui reluit, ma bulle imriale,
mon pourpoint d' écarlate, mes douze pairs à
mes côtés, mon coeur d' aigle des Alpes, mon
sceptre à fleurs de lis coupé dans une futaie
de Roncevaux, s' en vont choir en poussière
sur un pan de votre manteau royal ; et vous
direz en secouant à terre le pan de votre
manteau terni : mes gendres, où donc est
Charlemagne ? Par où est-il passé, sans
hérauts ni pages, notre empereur, qui tenait
tout à l' heure son globe dans sa main, comme
un faucon qui dort ? (en se mêlant à la
ronde.) Christ ! Christ ! Puisque vous
m' avez trompé, rendez-moi mes cent monastères
cachés dans les Ardennes ; rendez-moi mes cloches
dorées, baptisées de mon nom, mes châsses et
mes chapelles, mes bannières filées par le
rouet de Berthe, mes ciboires de vermeil, et
mes peuples agenouillés de Roncevaux jusqu' à
la forêt Noire.
La Cathédrale.
Dans la vallée ombreuse qui mène en Italie, je
connais une grotte plus cachée que tes cent
monastères ; je connais sur les monts un pic
plus haut que tes clochers ; les nuages, en été,
flottent mieux que tes bannières filées par
le rouet de Berthe ; la rosée est plus
fraîche sur une marguerite de Linange que
dans tes ciboires de vermeil, et les flots
de l' océan sont mieux courbés vers terre que
tes peuples de Roncevaux jusqu' à la forêt Noire.
p268
Choeur Des Femmes.
Rendez-nous nos soupirs et nos larmes !
La Cathédrale.
Les vents aussi ont des soupirs quand c' est le
soir : demandez vos soupirs aux vents. Les
grottes ont des larmes qu' elles distillent
goutte à goutte : demandez vos larmes aux
grottes.
Choeur Des Enfants.
Rendez-nous, à nous, nos couronnes de fleurs ;
rendez-nous nos corbeilles de roses que nous
avons jetées à la fête-Dieu sur le chemin des
prêtres !
La Cathédrale.
Il y a des roses de pierre sur ma tige ; il y a
des guirlandes de pierre autour de ma tête.
Enfants, si vous pouvez, découronnez ma tête
et reprenez vos roses sur ma tige.
Le Pape Grégoire.
Et moi, qu' ai-je à faire désormais de ma double
croix et de ma triple couronne ? Les morts
s' assemblent autour de moi pour que je donne
à chacun la portion de néant qui lui revient...
malheur ! Le paradis, l' enfer, le purgatoire,
n' étaient que dans mon âme ; la poignée et la
lame de l' épée des archanges ne flamboyaient
que dans mon sein ; il n' y avait de cieux
infinis que ceux que monnie pliait et dépliait
lui-même pour s' abriter dans sonsert...
mais peut-être l' heure va sonner où la porte
du Christ roulera sur ses gonds... non, non !
Grégoire De Soana, tu as assez attendu !
Tes pieds se sont sécs à frapper les dalles ;
tes yeux se sont fondus dans leurs orbites à
regarder dans la poussière de ton caveau ; ta
langue s' est usée dans ta bouche à appeler :
Christ ! Christ ! Et tes mains sont restées
vides ; oui, elles sont encore vides, toujours
vides comme tout à l' heure ! Regardez, regardez,
mes
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bons seigneurs ; c' est la vérité : voyez ! Que
tous les morts me cachent leur blessure ! Que
tous les martyrs mettent leur plaie dans
l' ombre ! Je n' en peux guérir aucune. J' apporte
en retour une toile filée par l' araignée à
ceux qui ont donné leur couronne au Christ ;
j' apporte, dans le creux de ma main, une
pincée de cendre à ceux qui attendaient un
royaume d' étoiles dans l' océan du firmament.
Choeur De Tous Les Rois Morts.
Malheur ! Malheur ! Qu' allons-nous devenir ?
La Cathédrale.
çà, que feriez-vous donc tous d' un royaume
éternel, si je vous en donnais un ? Croyez-moi !
Vos bras sont trop maigres, vos mains sont
trop froides, pour porter de nouveau ni
sceptre, ni bulle, ni couronne. Deux ou trois
jours de vie, debout sous le soleil, ont séché
la moelle dans vos os. Que diriez-vous, s' il
fallait porter comme moi, été, hiver, sur votre
tête, sans fléchir, un diame de rocher sous
la neige et sous la pluie ? Allez ! Quand
l' horloge a sonné sous mes arceaux, l' heure
qui tremble ne dit pas à l' éternité : arrête-moi
sur le bord de la cloche ; je veux durer, je
veux vibrer toujours ! Et moi, je suis
l' éternité visible sur la terre. Vous êtes,
vous, l' heure errante qui s' est vêtue dans le
monde, en courant, de son manteau retentissant.
Maintenant, que je me joue de vous, s' il vous
plaît, mes heures couronnées, oh ! Si fragiles,
est-ce possible ? Oh ! Si fantasques ! Oh !
Si bruyantes ! Allons ! Amusez-moi, égayez-moi,
déridez-moi, mes belles heures empourprées !
Faites sonner en carillon, faites vibrer dans
l' air, les uns contre les autres, comme ferait
un sonneur qui marquerait ma journée, vos
mitres de papes, vos crosses d' évêques, vos
sceptres de rois, vos têtes branlantes, vos
mains pendantes, vos épées de capitaines, vos
chapelets d' ermites, vos éperons de cavaliers,
vos blasons,
p270
vos noms et vos couronnes ! Je suis triste, vous
êtes tout mon jouet ; dansez et dansez, rois et
reines, enfants et femmes, jusqu' au matin !
Xix
on entend frapper trois coups à la porte de la
cathédrale.
La Cathédrale.
Qui frappe à la porte ?
Mob.
Une vieille connaissance. Ouvrez.
La Cathédrale.
Votre nom ?
Mob.
Mob.
(les portes de la cathédrale s' ouvrent et
roulent d' elles-mêmes sur leurs gonds. Entre
Mob, qui donne le bras à Ahasvérus et la
main à Rachel.)
Choeur des Morts.
Voilà notre reine ! Salut à notre reine !
Courbons-nous, si nous pouvons, jusqu' à terre,
et semons de nos mains notre cendre sur ses
pas. Son cheval s' abreuve sous le porche dans
le baptistère de porphyre. Elle ricane en
s' appuyant sur le bras de ses deux compagnons.
à sa robe, elle a attaché un bouquet de veuves
nouvelles. Mais jamais son cheval n' a été si
pâle sous le porche ; jamais son front à elle
n' a été si chenu ; jamais la plante de ses
pieds n' a cliqueté si haut sur les dalles.
Comment va finir la fête ?
Mob, à Ahasvérus.
nous arrivons un peu tard, vous voyez. La
p271
compagnie est brillante et nombreuse. Mon beau
seigneur, lons-nous à la foule, et allons
rendre le salut des mains à ceux qui nous le
donnent. Allons, Rachel, mon bras se lasse à
te traîner. (elle s' avance vers un cercle
des morts.) eh ! Bonjour, reine Berthe !
Bonjour, Yseult la blonde, ma belle reine
d' amour ! Mon dieu ! Comme vous voilà faite,
depuis le jour j' ai agrafé votre couronne
sur votre tête ! Enveloppez-vous mieux de votre
mantelet incarnadin d' Espagne, ma chérie ! Si
votre amant de Cornouailles vous voyait !
Qu' avez-vous fait de vos tresses d' or aplaties
sur les tempes, qui vous allaient si bien, de
votre long regard, de votre teint vermeil, de
vos bracelets et de vos gantelets ? Allez voir
si vous ne les avez point oubliés à la vesprée
dans le fond de votre cassolette... votre
servante, mon saint père le pape. Votre sainteté
me reconnaît, j' espère. C' est moi qui lui ai
porté, avec mon baudrier de héraut, en boitant,
sa mitre d' or, sur l' escalier du conclave. Si
votre tête papale ne branle pas trop, allons,
ouvrez avec moi la danse ; vos indulgences ne
vous en dispensent pas. Entre mes dents, je
sifflerai mon vieil air, que j' apprends, par
la bise, aux crevasses de vos tours d' Italie...
vous aussi, mon noble roi Robert ! Si nu, si
chenu, si barbu ! Qui a coupé, dans la forêt
Noire, votre sceptre de bois de noisetier,
si ce n' est moi ? Qui a taillé dans votre cour,
avec le tranchant de sa hache, votre trône de
bois de cognassier, si ce n' est moi ? à présent
le noisetier est émondé, le cognassier a
secoses nids de rossignols. gnez, mon
noble vassal, les yeux creux, late vide,
dans mon comté sans nom, sans bannière, sans
pont-levis, que je vous ai éternellement
inféo. Mais, si vous m' aimez, messeigneurs,
ne vous heurtez pas, je vous prie, au pommeau
de l' épée de mon cavalier. Si vous tombiez en
poussière, songez-y !
p272
Comment ferais-je, en jetant à poignée votre
cendre à la face du seigneur, pour dire, sans
me tromper ni de siècle, ni de climat : seigneur,
ceci qui poudroie dans ma main, c' est l' armée
d' Attila ou d' Alexandre Le Grand ; ceci,
c' est trente siècles des rois de Syrie et de
Chaldée ; ceci, c' est Rome avec ses empereurs
et ses papes ; ceci, c' est mille années du
royaume de Bretagne, avec ses pairs, avec ses
écuyers, qui ternissent en retombant l' agrafe
d' or de vos souliers, comme ferait un de vos
pas en cheminant devant la porte de votre
éternelle cité.
Ahasrus.
Oh ! Mes bons seigneurs, dites-moi, par pitié,
si pas un de vous n' a vu passer le Christ avec
sa croix sur vos dalles.
Choeur Des Morts.
Non, non, nous ne l' avons pas entendu.
Ahasrus.
Dites-moi, oh ! Sans mentir, si vous ne l' avez pas
vu, Jésus de Nazareth, avec des yeux
flamboyants, à travers les toiles d' araignée
qui voilent vos paupières.
Choeur Des Morts.
Non, non, nous ne l' avons pas vu.
Ahasrus.
Dites-moi, mes bons seigneurs, je vous prie, s' il
ne vous a pas demandé par où a pasun
voyageur qui vient de terre-sainte.
Choeur Des Morts.
Non, non, il ne nous a rien demandé ; c' est nous
qui l' avons cherc sans le trouver. Ne le
savez-vous pas ? Il n' y a point de Christ,
ni de sus de Nazareth. Passant, allez, si
vous voulez, vous railler des vivants. Ni le
grillon ni le ver ne nous ont annoncé pour
aujourd' hui la venue d' un voyageur ou d' un hôte
de terre-sainte. Notre table
p273
est remplie. Allez ailleurs ; plus loin, plus
loin, jusqu' au néant.
Ahasrus.
Redites ce que vous avez dit, et, quand vous
l' aurez dit, rétez-le encore. Vos bouches ne
se sont-elles pas ouvertes une fois pour dire :
il n' y a point de Christ ? Vos langues ne se
sont-elles pas déliées une fois pour dire : il
n' y a point de sus de Nazareth ? Oh ! Si je
mens, messeigneurs, si mes oreilles mentent, si
mes yeux mentent, faites-moi un signe seulement.
Est-ce que j' ai blasphémé ? Pardonnez-moi : je
suis un pauvre voyageur qui ne pense pas à
injurier ses hôtes.
Choeur Des Morts.
Croyez-nous, si vous voulez ; mais le Christ
n' est pas ressuscité ; il n' est pas non plus
avec nous : encore une fois, passant,
laissez-nous ; il n' y a point de Christ.
Ahasrus.
Et plus d' enfer pour moi, n' est-ce pas,
messeigneurs ? Plus de sentier de deuil que mes
pieds, comme le tisserand, noueront et dénoueront
sans fin autour de son royaume. Rachel, les
as-tu entendus ? Secoue de ton haleine les
siècles amassés sur mes cheveux, comme la rosée
d' une branche nouvelle d' amandier. Mon jour de
fête est arrivé. Partons, attachons à nos pieds
nos éperons de fer. Sellons nos chevaux noirs.
Maintenant, je serai le bon messager de ville
en ville. En me penchant sur mon arçon, je dirai
à l' herbe d' Arabie : herbe flétrie, pourquoi
t' es-tu séchée sur ton pied ? Reprends autour
de toi ta feuille de printemps et tes couleurs
de joie ; au ruisseau de Palestine : pourquoi
t' es-tu tari ? Reprends ta source dans ton lit,
et ta robe d' écume sur ta rive ; aux montagnes
de Judée et à la cime du Golgotha : pourquoi
vous êtes-vous déchirées jusqu' au roc ? Pourquoi
vous êtes-vous
p274
ensemencées, sur vos flancs, de ronces, d' hysope
et de votre éternelle douleur ? Reprenez vos
ceps et foulez vos grappes sur vos coteaux ;
à l' orient : pourquoi t' es-tu brûlé la face
sous le soleil ? Pourquoi as-tu déraciné tes
champs ? Pourquoi as-tu pris dans tes ruines ta
tunique de cendre ? Baigne-toi de nouveau dans
la rosée du premier jour du monde, et assieds-toi,
en riant, sur sa porte, pour que le soleil redore
tes cheveux. Ne sais-tu pas la nouvelle que mon
cheval apporte, quand il frappe si vite ton
seuil de ses ongles ? Je dirai à Rome, en
passant sur son chemin : la belle, la belle !
Pourquoi pleurez-vous et criez-vous soir et
matin : César ! César ! Pourquoi descendez-vous,
chaque année, d' un degré dans vos catacombes,
comme une fille qui va, en pliant la tête,
chercher dans son caveau une coupe de vin
écumant pour son hôte ? Remontez votre escalier ;
à votre plus haute fetre remontez pour voir
passer le joyeux messager qui n' a plus soif de
vin ni d' eau de source. Aux cathédrales, aux
chapes et aux chapelles d' Allemagne et de
Brabant, je dirai : holà ! Pourquoi vous
êtes-vous voilées, depuis la tour jusqu' au
pied, de dentelles noires, de crêpes de granit
et de manteaux de veuves ? Reprenez dans vos
cassolettes vos habits de vierges, vos fuseaux
couleur de marbre et vos tourelles dorées. Ne
savez-vous donc pas que vous n' avez été ni
fiancées ni épousées, et que votre nuit de noces,
vous l' avez pase debout dans le carrefour à
attendre mille ans vos épousailles, sous la
pluie ? à tout ce que mes yeux verront, je
dirai : pourquoi es-tu triste ? Herbe fauchée,
pluie de printemps, étoile qui tombes, feuille
qui trembles, nuée épaisse, vent qui gémis,
cloche qui hurles, ne savez-vous pas qu' il
n' y a point de Christ ? L' entendez-vous ? Il
n' y a point de sus de Nazareth ; il n' y a
point de seigneur du jugement dernier. Plus de
p275
deuil, il n' est pas mort ; plus d' épouvante, il ne
vit pas. Réjouissez-vous dans la pointe de l' épi,
dans le rayon de l' étoile, dans la goutte de
rosée, dans la cime de l' arbre, comme vous
faisiez au premier jour du monde, avant d' avoir
appris son nom.
Rachel.
Joseph ! Dis, si tu veux, que le ciel est ici, je
le croirai ; dis encore que ces dalles froides
sont les tapis de lumre du firmament, je le
croirai ; mais ne dis pas qu' il faut se réjouir.
Ahasrus.
Va, mon amour, laisse là ton seigneur ; qu' en
ferais-tu ? Tes yeux sont plus bleus que sa
tunique : ton regard brille mieux que son
auréole.
Rachel.
Ne crois pas le choeur des morts. Leur voix est si
froide, quand ils parlent ; on ne sait pas s' ils
se moquent ou s' ils se plaignent. Leur coeur
ne bat pas dans leur poitrine. Quand ils vous
regardent, il semble que rien de vous ne les
intéresse, et que vous êtes mort comme eux. Ne
les crois pas ; ils te trompent, j' en suis sûre,
et tu vas perdre ton âme. Viens, retournons à
Worms ; je te chanterai mes chansons qui te
plaisent le mieux ; je t' attendrai tout le jour
à ma fenêtre : oh ! Tu seras heureux, tu verras.
Ahasrus.
Je le suis à présent, mon amour. Allons tu
voudras ; ma chaîne est rompue.
Rachel.
Chaque mot de ta bouche brise mon coeur. Qu' as-tu
donc fait pour que tu aies si peur du Christ !
p276
Ahasrus.
Rien, rien, je te jure. Une de ces fautes légères
que le matin on commet, et que le soir on oublie.
Rachel.
Tes yeux me brûlent. Dieu ! Qu' as-tu fait ?
Dis-le moi.
Ahasrus.
Encore une fois, presque rien, mon enfant ; ne
pense plus à cela ; quel est l' homme qui pourrait
dire à sa vie, quand elle est pleine : il n' y
a pas une goutte de trop dans ta coupe ?
Rachel.
Tesvres pâlissent. Il semble qu' elles disent
une chose et ton coeur une autre. Est-ce que tu
as été maudit ? Avoue-le ; dis-le moi.
J' embrasserai tes pieds.
Ahasrus.
Mon amour, y a-t-il un homme qui n' ait pas é
maudit, au moins une fois, avant de naître ?
Maudit dans son coeur, ou maudit dans sa tête ?
Maudit sur sa porte, ou maudit sur son banc ?
Maudit dans son amour, ou maudit dans sa haine ?
Maudit dans son désir, ou maudit dans son regret ?
Y a-t-il une fleur sur sa tige qui n' ait été
maudite, avant d' éclore, par un passant ? Une
ronce, par un bélier ? Une rame par la mer ?
Une bride, par une cavale ? Une rive, par le
fleuve ? Une étoile, par le ciel ? Maudit !
Y a-t-il, dis-moi, un épi qui ne l' ait été par
le vent ? Un terrier par un aigle ? Un sentier,
par un voyageur ? Un seuil, par la bise ? Un toit,
par la pluie ? Un caillou, par le torrent ? Que
fait à psent la malédiction au caillou dans le
sable, au seuil, au terrier, à l' épi dans le
champ, puisqu' il n' y a point de seigneur pour
juger ? Ne t' en inquiète pas plus qu' eux, mon
amour !
p277
Rachel.
Mais, mon dieu ! S' il n' y a point de Christ, qui
donc nous bénira ? Qui nous mariera ? Qui nous
sauvera ?
Mob, à Rachel
n' en soyez pas en peine non plus. La nédiction est
toujours facile ; le ciel en fait ensuite ce
qu' il veut. Les évêques ni les cardinaux ne nous
manqueront pas, et le pape Grégoire a déjà mis
sur sa tête sa triple couronne ; il vous attend
au maître-autel. N' est-ce pas ? Monseigneur.
Le Pape Grégoire.
Je le veux bien. Faites approcher vos deux fiancés.
C' est vous qui tiendrez sur eux l' étole de lin.
à psent, qu' ils me disent leurs noms.
Rachel.
Rachel.
Le Pape Grégoire, à Ahasvérus.
et vous ?
Ahasrus.
Mon nom ? Je ne peux le dire. Ma langue ne veut pas
le prononcer.
(les morts font une grande ronde autour
d' Ahasvérus, en se tenant par la main.)
Choeur Des Morts.
Votre nom ? Votre nom ? Pour que chacun le voie,
faisons tourner notre ronde autour de lui, comme
un serpent d' eau qui se balance dans la source
d' un pré. Regardez ! Qu' il est pâle ! Son front
a l' air de se courber sous un poids invisible.
Qui est-il donc ?
Un Roi.
C' est un roi qui a laissé sa couronne dans sa tente.
Un évêque.
C' est un faux dieu qui a perdu son ciel.
p278
Un Soldat.
C' est un bon écuyer à qui on a pris son écu enchanté.
La Cathédrale, à Ahasvérus.
votre nom, que je le jette sur le nuage qui passe.
Ahasrus.
Le souffle me manque pour le dire.
Mob.
Qu' est-ce donc qu' un nom pour vous tous,
messeigneurs ? Vous en avez assez cueilli de ces
feuilles sur mon arbre ; vous en avez assez
foulé en marchant dans mes forêts. Que
feriez-vous d' un nom de plus ?
Le Pape Grégoire, à Ahasvérus.
j' y consens. Dis-moi seulement d' où tu viens.
Choeur Des Morts.
Oui, d' où viens-tu ? Qui es-tu ? Il ne répond rien,
ou les vitres, qui frissonnent, couvrent son
murmure. Encore une fois ; qui es-tu ? Parle
plus haut, si tu parles.
Le Christ, sur un des vitraux.
c' est Ahasvérus, le juif-errant ; et moi, je suis
le Christ que vous avez cherché dans vos tombes.
Toute la nuit, je vous ai vus par les vitraux
de mon église. Allez, rentrez sous vos dalles
jusqu' au jour du jugement dernier.
Saint Marc, sur un des vitraux.
seigneur, je vous supplie, n' ajoutez pas un mot
de plus ; votre voix a fait déjà tomber de mon
vitrail, en éclat, le pan de ma tunique de
cristal. Les morts s' en vont en fumée comme
un grain d' encens qu' un enfant fait brûler
dans la nef ; la cathédrale bondit comme un
cheval sous l' éperon ; Ahasvérus a roulé sur
les degrés du maître-autel ; et les mons,
taillés sur les piliers, sont descendus de leurs
colonnes pour déchirer de lanières la jeune
fiancée.
p279
Voix Des Morts qui s' évanouissent.
sois maudit, Ahasrus !
La Cathédrale.
Sois maudit, Ahasrus !
Rachel.
Sois béni, Ahasvérus ! Grâce pour lui, seigneur !
Ouvrez-lui votre ciel. (lesmons la fouettent
de lanières de flamme.) sont-ce les anges
qui veillent à la porte du paradis ? Anges,
anges, ouvrez-moi la porte ; il y aura aussi une
place pour Ahasvérus, n' est-ce pas ? Oh ! Que
vos épées sont flamboyantes ! Oh ! Que vos
verrous sont pesants ! Viens, viens, Ahasvérus :
les étoiles du paradis se lèvent de l' autre
té du seuil.
Mob.
Pauvre folle ! C' est le matin qui commence à
poindre. Je t' envelopperai cette nuit de mes
ailes royales, n' aie pas peur. Viens ; la
porte crie sur ses gonds. Partons. Notre
cheval foulera, en passant, de la corne de son
pied, ton Ahasvérus sur les dalles.
La Cathédrale.
" et vous, mes saints de vermillon, mes vierges
dans vos niches de pierre, mes dragons
incrustés dans mes piliers ; allons, criez,
chantez, hurlez, dans l' arceau de la voûte,
dans la stalle de la nef, dans la poussière
du caveau, dans le creux de la cloche ; jetez
à hauts cris, pendant la nuit, cette histoire,
avec ma voix, sur le nuage de printemps, sur
l' aile de l' épervier, sur la branche du pin,
sur le chevet du baron qui sommeille, sur le
cimier du cavalier attar dans la brume, sur
la trompe du veilleur, sur l' écume du Rhin. "
INTERMEDE DE LA 3E JOURNEE
p280
Le Choeur.
i
depuis que le soleil luit sur ma tête, j' ai vu
plus d' une église. J' ai vu Saint-Marc avec
ses cinq coupoles comme les voiles gonflées d' un
vaisseau qui revient de Palestine, dans le
port de Venise. J' ai vu le dôme de Cologne
qui sort du Rhin comme une fleur des eaux qui
chaque siècle pousse un nouveau feuillage.
J' ai vu dans le pays d' Andalousie, où
croissent les citrons, des cathédrales pour
monseigneur comme un manteau de laine blanche
suspendu au clou de son hôtellerie. J' ai vu
ta nef, petite chapelle de Brou, comme une
agrafe de buis ciselée par les bergers des
Alpes pour le berger du ciel.
ii
en France, en Allemagne, et dans le pays
viennent les citrons, quand l' église est
achevée, quand les ouvriers sont partis avec
leur salaire, le maître qui l' a bâtie se
creuse, dans un coin, une niche de jaspe. De
là, il veille jour et nuit sur son oeuvre ;
jusqu' à l' éternité, il la regarde
p281
pour voir ce qui y manque. Et si, un soir, par
aventure, le vent de mars, ou la grêle, ou la
pluie, ou la neige, ou un soldat qui passe,
ou quelque esprit ressuscité de son tombeau,
y brise une tuile, ternit un vitrail, effeuille
une rosace, il descend de sa place pour refaire,
avec sa truelle de pierre, la colonnette qui
croule ou la fenêtre qui chancelle.
iii
et toi, pte, déjà ton toit croule, ta
colonnette branle, ta porte avec ses gonds sont
usés ; et nulle part je ne te trouve sous les
arceaux rompus de ta parole. Plus d' un pas manque
encore à ton oeuvre ; déjà les boucs en passant
rongent les piliers de ta prose d' argile. Sur
mes lèvres ta voix est tarie ; sur ma rive j' ai
dépensé le dernier flot qui est sorti de ta
source. J' ai pété le dernier mot que tu
m' avais appris. Bouche close, avant une heure,
si tu ne viens pas, il faut qu' avec les ronces
je me retire de ta ruine résonnante. Dans son
chaos, tout est mêlé. Le cèdre y pousse sans se
courber. Et toi, brin d' herbe, où es-tu donc ?
Le Poète.
Me voici.
Le Choeur.
De quel té ?
Le Poète.
De la nef de Brou, où Marguerite de Savoie
dort dans son lit de noce sur son chevet de
pierre fine, sans plus jamais tourner la tête
vers l' époux coucà son côté, un chemin
conduit à la forêt. Dans la fot (si tu y
entres), les couleuvres de mes broussailles
iront jusqu' au carrefour à ta rencontre. Les
hérons t' attendront sur la margelle des étangs.
Mes cavales sauvages soulèveront des marais
leurs tresses ruisselantes pour regarder qui
passe, et les
p282
sangliers qui labourent mon champ diront de loin :
allons-nous en, c' est notre maître qui vient.
Au loin, auprès, la terre est nue, ue comme
un manteau de mendiante, sans sel ni rosée ;
et à l' heure où le soleil emporte dans le bois
des Dombes, sur son épaule, sa gerbe d' épis
blonds, la fièvre en été y est froide autant que
dans la Maremme. Sous un cerisier fleuri tu
trouveras mon toit qui a abrité maintes douleurs.
Sur le perron ma mère lit la bible de Luther ;
ma soeur, que j' aime, est allée cueillir, pour
son enfant, des mûres sauvages dans les buissons.
Ma maison est petite, mon chevet est dur et souvent
trempé de larmes. Il y a place à ma table pour
un voyageur égaré et pour un rouge-gorge que le
givre a emché à noël de glaner dans sa clairière.
Le Choeur.
Que fais-tu là ?
Le Poète.
i
partout mon coeur dans mon sein m' a aiguillonné
comme mon éperon mon cheval. Partout j' ai dévoré
dans mon sentier la roe que j' ai trouvée. J' ai
bu mes larmes plus que du vin dans ma vallée
de Bourgogne. J' ai mangé miette à miette le
pain de mes regrets plus que mon seigle dans
mon sillon de Bresse. à cette heure, je venais
un moment puiser une goutte d' eau dans mon
puits d' héritage pour laver la sueur de mon âme.
ii
ici, ma vie est une tour que je tis dans le
mystère. J' ai monté jusqu' à moitié les degrés
de mes jours. Je ne vois rien paraître que
l' ombre de ma ruine qui s' allonge dans mes
ronces, que des écorces rejetées de ma nappe,
que des années entassées qui ne peuvent me
suivre, que ma source qui n' a plus d' eau pour
pétrir le limon du
p283
lendemain. Un peu plus haut, que verrais-je autre
chose ? Va, laisse-moi redescendre, sur mon
seuil, vers mes jeunes années, pour les prendre
dans mes bras, comme un chevreau des Alpes
qui frappe la porte de sa corne, et ne peut pas
monter l' échelle.
Le Choeur.
Le ciel n' est pas si loin que la porte de ta vie ;
et la douleur, si tu y es entré, est un chemin
qui monte et qui ne redescend jamais. Noie ta
peine, comme une feuille de saule, dans
l' éternelle poésie, où toute peine afflue, et
qui te rendra en retour, pour t' endormir, une
plainte de sa rive.
Le Poète.
i
maintes fois j' ai ouvert la bouche pour parler ;
mais la parole me manque. Ma voix était dans
mon coeur ; mon coeur s' est brisé. Quand une
larme, en tombant dans mon sein, s' y est creusé
peu à peu sa demeure, ma pensée, pour mieux
guérir cette plaie, souvent s' en est allée
errante par le monde, mendier un peu de son
eau à la mer, un de ses rayons à l' étoile, un
lambeau de sa voile au vaisseau qui sort du
golfe : à la barque, donne-moi l' or de ton
sillon ; au rivage, le murmure de tes herbes ;
au filet du pêcheur, ta maille rompue ; au
désert, le lac de tes sables embrasés. Ah !
Que serait l' océan, que serait l' étoile, que
serait l' herbe du rivage, que serait le désert
de Syrie, pour combler ce soir l' abîme et
l' ennui de mon âme ?
ii
au lieu de faire bruire plus longtemps à mon
oreille des mots sonores, je voudrais bien
plutôt désormais nourrir ma pensée de têtes de
pavots, si bien qu' à mon réveil, en la cherchant
dans mon sein, je ne l' y trouverais plus. Je
voudrais que la bise de mon chemin, en courant,
p284
la prît sur mesvres, ou qu' elle restât glacée,
le soir, avec mon haleine sur les vitres de ma
fenêtre. Car il est une heure que je hais ; et
toujours, hiver, été, ma pensée est debout sur
mon chevet pour broyer en secret cette heure de
poison, et la ler à tous mes jours dans le
creuset de mes années.
Le Choeur.
Si tu le peux sans pleurer, car tes larmes, en
tombant sur terre, deviendraient de la boue,
dis-moi donc, il le faut, quelle heure ce fut
que celle qui fit ton mal, et comment cela est
arrivé.
Le Poète.
i
j' aurais voulu le cacher toujours ; et, si la
force ne m' eût manq une fois, personne n' en
eût rien su de ma bouche. à toi, pourtant, je le
dirai, quoique ce souvenir me pèse, et que
chaque matin il me réveille trop tôt sur mon
chevet. Il est un mot que jamais ma bouche ne
veut prononcer, que jamais ma main ne veut
écrire dans mon livre ; c' est celui que toutes
choses prononcent en soupirant, que les reines
envient sous leurs dais, que deux âmes
balbutient en se voyant, que les femmes savent
dire, que les étoiles palpitantes écrivent dans
leurs veillées d' été, avec leur encre d' or,
et qui a brisé mon coeur s le matin du jour
de mai où je l' ai lu.
ii
ce jour-là, sur le chemin, celle dont ma bouche
est trop rude pour prononcer le nom de miel m' a
dit : va ! Prends cette fleur de mai ; avant
qu' elle soit fae, nous nous reverrons demain.
Mais la fleur s' est fanée, le lendemain a passé,
et le jour d' après aussi ; et après le jour la
nuit encore : et nos yeux ne nous ont plus
nulle part revus, ni au loin, ni auprès, ni
dans la plaine, ni sur le
p285
mont. Nous avons fait mille détours, sans jamais
nous retrouver ; nous avons monmille degrés
sans jamais nous rencontrer ; nous avons frappé
à mille seuils, et toujours un étranger nous a
ouvert. La vie nous a divisés, et la mort fera
comme elle. Un dur destin ne voudra pas donner
à nos os me terre. éternellement nous nous
retournerons sur le côté dans nos tombes moitié
vides, moitié remplies, en criant chacun :
est-ce toi ? éternellement nous nous chercherons
à l' endroit où toute chose renaît, sans jamais
nous reconnaître.
iii
pour me sennuyer, j' ai vu plus d' un ciel, plus
d' une source, et plus d' une ville remplie
d' hommes. Pas un ciel n' est si pur que ses
yeux ; pas une source n' est si profonde que
son coeur ; pas une ville, dans un jour de
fête, n' est si remplie que l' escalier où elle
monte chaque jour.
iv
il y a sept ans que cette larme a coulé ; et, si
tu veux le savoir, un monde impur, pour qui rien
n' est sacré, en fut la cause. Jamais il n' a
pu croire que j' adorais une pensée, comme lui
adore son limon ; ni que mes yeux, sur la
colline où les vignes mûrissent, ne cherchaient
qu' une image du ciel. Eh bien, es-tu content,
monde que j' ignorais ? Ah ! Que t' ai-je donc
fait pour me tuer si vite ? Calomnie, calomnie
noire, qui germais autour de moi, mes
pieds marchaient ; mensonge de damné, qui as
cu dans mon ombre, es-tu content ? Ni larmes
dans mes yeux, ni souffle dans mon âme, ni
chimère à nourrir, ni pensée à bercer, ni cieux,
ni terre, ni moi, ni elle, je n' ai plus rien,
rien ! Et ce mot, tu l' as écrit de ton venin
partout où je regarde.
p286
v
poésie, poésie, beau mot qui retentit bien fort !
Quand je fouillerais de ma pensée la mer
entière, jusqu' son flot roule ses perles,
à psent, je ne trouverais plus que sable
et qu' herbes de marécages. Elle, elle était
poésie, à toute heure, en tout lieu, et ses
lèvres, sans parler, vous racontaient le ciel,
quand elle cherchait de sa terrasse, après le
jour, l' étoile du berger pour la faire voir à
son enfant ; et quand elle entendait, dans son
jardin, son grand peuplier trembler, et qu' elle
disait : voici le soir ; et aussi le long du
canal, quand elle voyait l' eau s' arrêter et
frissonner ; et quand elle ouvrait sa porte à
l' odeur des vignes en avril et en mai ; et dans
sa cour, quand le rossignol, sur un groseillier,
lui chantait, jusqu' à minuit, pour l' amuser
comme à ses petits ; et quand assise, sans rien
dire, sur son banc, elle tenait tout le jour
mon âme dans sa main, comme un livre entr' ouvert
qu' on feuillette, et qui ne finit pas.
vi
ah ! Le livre est fini, et plus d' une page y
manque. Le vent les lui a arrachées une à une
des mains et ne les lui rendra pas. L' herbe de
son jardin la verra à toute heure : il n' y a que
moi qui ne la verrai plus. L' oiseau sous son
toit la peut entendre, s' il veut ; il n' y a que
moi qui ne l' entendrai plus. La feuille
errante peut demander de ses nouvelles à sa
porte ; et moi, il n' y a que la mort qui m' en
dira. Trop grande pour le monde, le monde ne la
connaîtra pas ; son pur secret, le plus beau
de la terre, périra sur ses lèvres, sans que
personne le sache, -hors celui qui n' en peut
rien dire.
vii
nonchalante, au milieu de son ouvrage, son doux
génie
p287
montait, montait, sans le savoir, jusqu' les
étoiles ne vont pas. Comme d' autres, sans se
lasser, nuit et jour, filent le coton ou la
soie sur leur seuil, elle, dans sa maison, en
faisant toutes choses, pour sa tâche, sans le
vouloir, laissait tomber, du plus loin de son
âme, la laine et la soie de ses pensées trempées
de larmes de quoitir un monde. à la ville et
dans la fête, au premier souffle, son coeur, sans
effort, s' en allait, dans le ciel, comme une
barque à la voile latine, au premier vent, sans
bruit, ni rameurs, ni adieux, quitte la côte et
le môle, et les lourds vaisseaux du port, et les
rues des marchands, pour aller toute seule
ver et se baigner dans le grand oan. Puis
après, elle disait que le bruit de la terre ne
vaut pas un soupir, et que rien ne peut dire
jusqu' au bout ce qu' une âme voudrait dire. Et moi,
je croyais à son Dieu ; et je restais muet,
et je baissais les yeux ; et je ne pensais pas
redescendre jamais de ce pme vivant au vil
ouvrage que ma main à regret fait à cette heure.
viii
c' en est fait. Il n' y a point eu d' adieu, il n' y
aura point de retour. Pourquoi écrire ? Pourquoi
parler ? Pourquoi se taire ? Pourquoi toucher
des mots qui n' ont plus que l' aiguillon ? Celle
qui m' apprenait le ciel ne conduira pas ma plume,
et ne me reprendra pas à l' endroit de ma faute.
Tout est fini. Il n' y a plus ici de poésie, il
n' y a plus de poëte ; il n' y a plus que la
corde qui vibre encore à l' arc de la calomnie.
ix
pour qui regarde et passe, la plaie se cicatrise ;
mais le ver, pour se cacher, rampe chaque jour
plus avant. Chaque soir, il dit : encore un pas ;
et le fruit de votre vie tombe de votre branche,
par un beau jour d' été, à l' heure où l' on croit
qu' il mûrit. Voilà ce qui fait ma peine, et
p288
comment j' ai appris quelle chose dure c' est de
pleurer les larmes que tu vois. Je n' en puis
dire davantage.
Le Choeur.
Malgré toi, ta peine m' a fait pencher la tête
vers terre, et m' a tiré un de ces pleurs amers.
Si celle qui en eut sa part, au temps des cruels
soupirs, l' a oublié, je ne te le demanderai pas,
ni comment cette fleur d' azur a pu naître dans
l' impur sillon de nos jours. Mais tes lèvres se
sont trop vite feres ; plutôt que de mourir
vivant, comme toi, j' aurais voulu pétrir mon
sang et ma douleur dans un poëme ; et les
étoiles en me voyant, et le bruit de l' eau,
le bruit des hommes, le bruit des cloches, le
ciel changeant, tout aurait murmu le soir
autour de moi, pour assoupir mon coeur, comme
une femme, à demi-voix, endort son enfant sur la
route.
Le Poète.
i
oui, si ma plume était d' un oiseau du ciel qui
n' a jamais nic sur terre, si mon encre était
d' or, si mon livre était de parchemin ! Alors,
peut-être, oui, sans parler, je voudrais,
encore à psent, écrire le nom de toutes les
choses que j' aime, pour faire durer leur vie
jusqu' à ce soir. Pays de Bourgogne, qui m' as
donné, au lieu de ton vin, mes larmes à boire
sous ton pressoir, je gorgerais ta cuve,
jusqu' au bord, des grappes de Chypre et de
Candie, si bien que tu crierais à la fin :
j' en ai assez. Petite ville de Charles Le
raire, où ma soeur demeure, et qui
m' as coupé mon pain sur la table quand j' étais
enfant, sise sur tes deux rivières, proche
de Cluny et de celui qui fit si bien parler
Elvire ; toi qui te caches des passants et
des bergers dans ton creux de vallon, toute
honteuse de te voir si hâlée par le temps sous
ta vieille poterne, au lieu
p289
de tes murs et de ta tour caduque, je te ferais
trois murailles peintes d' azur, trois tours
ciselées, trois toits d' ivoire pour abriter,
avec tes nids de sansonnets, le souvenir de
mes jeunes années. Et toi, village sans
beffroi ni clocher, qui m' as banni, veille,
veille nuit et jour sans t' enivrer de ton
raisin, sur celle que tu m' as ravie. Ah ! Je
t' aurais don pour elle toutes les mosquées de
Syrie, avec leurs blancs minarets, leurs
fraîches citernes, tous les palais à ogives
de Venise, avec les gondoles amarrées sur
leurs degrés, tous les vieux châteaux
d' Allemagne, avec leurs balcons sur le Rhin.
me à présent, si tu m' apprends seulement
que tu l' as vue passer, qu' elle allait à la fête,
que sa bouche souriait, et que tu as planté dans
ta haie un baume pour sa douleur, j' irai
chercher, au fond de ma pensée, dans un autre
climat, du sable d' or pour ton ruisseau.
Je dirai, quand je repasserai, à la vague
de la baie de Zéa, et aux citronniers de la
villa que j' aime, d' envoyer leurs brises sans
se lasser, chacune par un sentier, jusqu' à la croix de
ton chemin.
ii
mais toi, pays d' Allemagne, je dirais sans
mentir comme tu m' as rendu mon amour pour
toi en fiel, en noires insomnies, en
douloureuses journées. T' en souviens-tu
seulement quand je gisais sur le bord de ton
chemin, évanoui dans ma douleur ? Au fond de ta
science, ah ! Que la nuit alors était noire ?
Dans ton église blanchie, qu' il faisait froid
seul, sur les dalles, le soir, sans prêtre
et sans Dieu ! Surtout que tes femmes sont
dures, bien plus dures mille fois que ton
ciel ! Leur sourire est fait de fleurs
d' hiver ; pourquoi ai-je goûté de son miel ?
Le Danube s' arrête pour regarder leurs tresses
blondes ; un mystère clôt leurs bouches.
Plus blanches que l' amandier en fleur,
timides elles naissent, timides elles meurent ;
p290
une pensée apportée une fois par le vent, sans
douleur murmure, toute leur vie, à leur
oreille ; comme une source dans la forêt
Noire, leurs pas ondoient languissants. Mais
leur sang trop pâle a peine à teindre leurs
joues d' un souvenir. Pour qui revient du pays
l' olive et l' orange mûrissent, leur coeur
bat trop lentement ; sous le ciel des passions,
en un jour il fond comme neige ; leur silence
est doux, et plus douce leur parole ; mais le
sens en est dur. Pour guérir les plaies qu' elles
ont faites, leursvres sont trop froides.
Dans leurs seins leurs larmes restent figées ;
et le coeur qu' elles ont brisé une fois ne
guérira plus jamais.
iii
non ! Je n' aime plus en Allemagne, ni partout
la brume s' épaissit au nord de ce côté des
Alpes, les sentiers sous les sapins qui tous
nent à un regret, ni les grands tilleuls trop
pleins d' ombres et de souvenirs, ni la ruine
gothique que l' on voit à Linange, trop
semblable à un sir sur son penchant, ni les
longs flots du Rhin, vers Bade, qui me font
trop rêver et soupirer comme eux, ni ses îles
de vapeurs, ni ses cathédrales sourcilleuses,
ni son ambre, ni sa vallée trop profonde, ni sa
vague trop dolente, qui me dit, quand je passe :
souviens-toi de moi.
iv
j' aime à psent l' endroit, vers Salerne, en
Calabre, ou encore plus loin, vers le vieux
Navarin et Tinos, où le soleil qui vient
d' Asie, dès qu' il seve, scintille dans
ma nuit et rend plus courte de moitié mon
insomnie. Soir et matin, j' aime à boire, à
chaque haleine, pour mon remède, ses rayons
qui sentent la myrrhe. Il fait froid et sombre
à cette heure dans mon coeur. J' aime à sécher
la plaie qu' un autre m' a faite aussi trop are,
à la lumière d' août, quand le pêcheur de Capri
étend, à
p291
midi, sur la grande marine, son filet tout
démaillé, comme moi mon souvenir ; quand la
mouette, toute seule dans le golfe depante,
cherche son ombre sous son aile, ou quand
l' éclair du rivage d' Albanie vous dit : je
veux luire, et regarder, jusqu' au fond de votre
sein, comment est faite votre peine.
Le Choeur.
Va ! Tout tortueux qu' il est, le sentier de ton
poëme vaut encore mieux que la vie. Là, ta
blessure sera ton baume ; et, sans aller si
loin que l' Albanie, le soleil qui meurt sur
ta colline aspirera tes larmes dans ton sein
comme rosée. Assez aimé ! Assez souffert ! Trop
espéré ! N' attends plus que ton désir trop
éconduit s' achève avant la mort, ni que de
l' océan tu gardes dans ta main plus qu' une
goutte. à l' univers ne demande plus rien, que
deux rayons du jour pour voir, pour voir encore,
sous les voûtes, les peintures dorées des vieux
maîtres florentins, et le menu sentier que ta
pensée laisse en marchant. Après l' amour, après
la foi, l' art est beau, l' art est saint. Ce n' est
pas le ciel, mais ce n' est plus la terre.
Le Poète.
i
si tu le peux, je le veux bien ; ramène-moi dans
ma pensée vers l' endroit où mes pas m' ont égaré ;
et je ferai comme celui dont les pieds suivent
son guide, et dont le coeur trop lourd reste
avec son poids en arrière. Pour toi, monde, en
te quittant, je te connais ; tu m' as brisé, tu
ne m' as pas vaincu ; c' est toi qui m' as tué,
c' est moi qui te méprise. çà, tu railles donc,
beau masque ? Une heure avant la mort, je m' en
suis aperçu : une heure ! Oh ! C' est assez !
ii
ah ! Que le coeur me bat ! Aps m' être tu plus
qu' avant
p292
de parler. Tout m' ennuie, tout me gêne ; j' ai
fini trop tôt ce que je voulais dire.
iii
ah ! Que le coeur me pèse ! Je ne sais comment
faire pour écrire ce soir mache. Mon encre
n' est pas d' or, elle est faite de larmes. Ma
plume n' est point d' un oiseau du ciel ; elle
est arrace de l' aile de mes rêves. Mon livre
n' est pas de parchemin ; il est fait de mon
âme, oui, de mon âme et de mon désespoir.
iv
ah ! Que le coeur me serre ! Ah ! Que le coeur
me saigne ! Je ne sais plus rien que ce mot ;
et il en faut, pour achever mon livre, plus de
mille. Puisque mon sein est tout sanglant, que
ne suis-je le bouvreuil ? Soir et matin, en
gémissant, dans le jardin, je redirais toujours
le même mot sur une branche de groseillier.
Puisque ma voix sanglote, que ne suis-je le
ruisseau ? Sans avancer, sans reculer, en
serpentant, je baignerais toute ma vie le seuil
ma pensée, trop mal guérie, veut demeurer
nuit et jour assise.
4E JOURNEE, LE JUGEMENT DERNIER
p293
I
L' Oan, à Ahasvérus.
Ahasrus, arrête-toi, je t' en prie, jusqu' à ce
soir sur ma gve. Autrefois des foules d' hommes
passaient avec le bruit de leurs villes sur le
sable de mes rivages. En m' approchant de leurs
murailles, la nuit, sous la brume, j' entendais
leurs secrets échappés à demi-voix, flots
d' amour, de colère, de soupirs, d' hymnes de
prêtres, de chants de noce que j' allais mêler
avec mes flots. Souvent j' arrivais jusque sous
leurs balcons, triste, lassé de ma journée,
n' ayant trouvé dans mon chemin que joncs et
qu' algues déracinés ; et je remportais une
heure après une couronne d' or, une mitre de
diamant ou quelque vieil empire ruiné qu' un
passant me jetait à pleines mains, de son char
triomphal, pour m' amuser la nuit dans mon
abîme. Leurs tours grimpaient sur la cime de
mes rochers pour me voir de plus loin ; l' escalier
de leurs palais descendait sous mes vagues
pour m' aider à monter
p294
quand j' en avais besoin. Pour courtiser mon onde
trop amoureuse, les vaisseaux et les frégates à
banderoles se penchaient sur mon lit en écoutant
mon haleine. Seulement pour me toucher du bout
de l' aile, ils allaient sans se lasser porter
mes messages à mes caps hurlants, à mes golfes,
à mes îles égarées. L' ombre des villes et des
clochers qui roulaient leurs voix humides dans
le fond de mes flots me servait d' abri sous les
voûtes d' écume. Souvent une âme qui regardait
par hasard mes cieux fmissants m' a tenu
suspendu pour respirer son secret, ou sa peine,
ou sa joie, mieux qu' un myrte de ma baie de
Gaëte, ou qu' un arbre d' encens de mon golfe
d' Arabie. J' aimais ces foules d' hommes, ces
cris, ces langues résonnantes, cet éternel
soupir qui sortait du genre humain, comme mon
souffle de mes naseaux, quand j' arrive à la
plage. Dis-moi, où est-il ? Que fait-il ?
Qu' est-il devenu, ce monstre aux mille pieds
de marbre et de granit, qui avait des murailles
dorées pour écailles, des tours à créneaux pour
marcher dans le sable, des villes pour mamelles,
et qui me ceignait tous mes rivages de peuples
et d' empires comme un serpent-géant qui s' endort
à mon soleil ?
Ahasrus.
Je le cherche comme toi. Les fleurs des bois ne se
souviennent pas qu' il ait été jamais, et la
poussière du chemin n' a pas gardé la trace de
ses pieds. Les marguerites des prés ont mieux
sufendre leurs couronnes sur leurs têtes
que les rois vêtus de fer. Les joncs que tu
as ses ont plus duré sur leurs tiges que les
tours à bastions qui grimpaient à leurs
sommets pour t' appeler de plus loin. J' ai vu
la foule se dissiper peu à peu autour de moi,
comme en un jour de fête, quand vient le soir.
Les hommes s' asseyaient sur les bornes, et se
cherchaient dans
p295
les brures un baume pour leur coeur qui avait
cessé de battre. Leur âme était morte dans leur
sein ; et ils attendaient encore debout qu' une
pensée, une espérance, quelque nom, quelque
dieu oublié vînt ranimer leur vie dans leur
poitrine. Les enfants regardaient dans les
yeux de leurs mères ; et, les trouvant vides,
sans larmes et sans pensée, ils criaient tout
effrayés : ma mère, laissez-moi. Rendez-moi à
la vierge inconnue qui me berçait, avant de
naître, en soupirant mieux que vous. Ses yeux
étaient plus doux, son voile était plus long,
les histoires qu' elle savait me réjouissaient
mieux que les vôtres. Les peuples s' en allaient
aussi, les yeux vides, chercher en tâtonnant
sur les fleurs, sur les pierres, un nom qu' ils
ne pouvaient plus lire. S' ils me rencontraient
par hasard, je les entendais qui disaient, les
mains jointes : Ahasvérus, bon Ahasvérus, toi
dont les yeux voient encore, dis-nous-le, ce
nom que nous cherchons, que nous avons perdu,
qui nous aurait sauvés. Et quand je pondais :
est-ce le Christ ? Ou bien : est-ce son père ?
Ils reprenaient en ricanant : le Christ ? Ah !
Oui, vraiment, Jésus de Nazareth, n' est-ce
pas ? Il est trop vieux pour nous. La terre ne
produit plus dans son sillon de dieux nouveaux
pour notre faim. Jéhovah, le Christ, Mahomet,
nous avons semé depuis longtemps leurs cendres
dans nos champs. Nous glanons à présent le
néant. Notre âme s' est tarie dans notre sein,
comme la citerne à qui manque l' eau du ciel.
Que nous ferait la pluie du firmament ? La soif
de nos coeurs ne peut plus se grir. Toi,
demeure pour chanter, après nous, notre chant
des funérailles. Nous te laissons en héritage
les pleurs qui nous restaient à verser, et tout
le fiel que nous n' avons pas bu.
L' Oan.
Ainsi, jour et nuit, quand je suppliais ma rive de
p296
m' envoyer, du milieu des carrefours, les chants
d' amour qui me berçaient hier, il aurait mieux
valu me cacher dans mon lit. Ainsi les rois ne
me jetteront plus leurs coupes d' or pleines de
vin de Chypre ; et le doge de Venise, que
j' avais pour fiancé, ne viendra plus passer à
mon cou son collier de perles.
Ahasrus.
Non. N' attends pas davantage. Le bucentaure n' ira
plus, avec sa quille dorée, se bercer dans tes
flots. La cloche de Venise ne sonnera plus ton
mariage. Le doge, avec son manteau d' hermine
brodé, n' ira plus sur la poupe te passer à ton
doigt ta bague d' épousée.
Oh ! Va-t' en à présent, si tu veux, sur ta route,
donner tes soupirs à tes grottes d' azur, tes
baisers au sable du Lido, et tes caresses
d' amoureuse à tes golfes endormis. Balance
dans tes bras une vieille barque échoe,
toute chargée de ton limon. Couronne, si tu
veux, de tes fleurs des lagunes, l' ancre
rouile d' une galère mise en poussière. Lave,
comme une femme à ton lavoir, une voile
souillée, troe par la temte et que ta
brise maintenant craint de toucher. Va
demander, soir et matin, en murmurant sous
les balcons de la ville, comme un pauvre
quêtait dans la rue, tes sérénades embaumées
dont tes vagues sont avides, ta part de fleurs
et de parfums dans le festin des rois, tes
voiles de femmes, ta madone avec sa lampe
allumée, les banderoles qui jouaient sur
ton sein, et l' épéenite que ceignait ton
fiancé à ton côté. à présent, va chercher tes
rivages. Tu n' y trouveras plus pour ta soif
que du sable et des joncs. Tu ne monteras plus
pour ta noce sur les dalles de ton palais ducal.
Tu n' auras pour amant que l' étoile fatiguée
qui se repose le soir, que l' anneau de fer
suspendu au rocher, que la rame brisée, que
la maille ue d' un reste de filet, que
p297
la mousse de l' écueil, que l' herbe arrachée de
ta vase, et que mon âme naufrae dans l' océan
de ma douleur.
L' Oan.
S' il n' y a plus pour moi de banderoles de fêtes,
si les villes n' ont plus à me jeter ni ombre,
ni encens, ni chants d' amour ; si les barques
que j' aimais ont toutes plié leurs ailes sous
le vent de la mort, qu' ai-je à faire désormais
d' appeler de ma voix de tempête les bords qui
ne me répondent plus ? Qu' ai-je à faire de bondir
avec ma croupe ruisselante, si je n' ai plus à
porter ni vaisseau à la housse brodée, ni
frégate à la voile de soie ? Je voudrais, s' il
n' y a plus pour moi ni époux ni fiancé, être
une source obscure, cachée dans la forêt
d' Ardennes, connue dans l' univers seulement du
bouvreuil qui vient y baigner en secret, sur le
bord, sa gorge de corail.
Ahasrus.
Ne crains-tu pas au contraire que tes vagues,
l' une après l' autre, ne tarissent dans ton lit,
comme les âmes des peuples ont tari dans leur
sein ?
L' Oan.
Depuis longtemps, vraiment, les fleuves ne
descendent plus jusqu' à ma vallée ; ils
s' endorment dans leurs lacs, sans plus songer
à leur ouvrage. J' ai beau grossir ma voix ;
ils s' amusent en chemin sur leurs sables d' or.
Sans doute, ils se sont égarés dans quelque
bois touffu, depuis que le guide qui leur
montrait chaque jour le chemin ne monte plus
avec sa torche l' escalier du phare allumé sur
mon promontoire.
Ahasrus.
à psent que tes môles sont détruits, que tes
ports sont comblés, où vas-tu aborder ?
L' Oan.
Au néant.
p298
Rachel, à l' océan.
et vous aussi, ne croyez-vous pas que votre maître
puisse vous rendre avec son urne tous vos flots,
quand vous les lui demanderez ?
L' Oan.
Oui, quand mon écume naissait avec le monde,
quand l' herbe de mes rives effleurait mes
épaules pour la première fois, oui, alors,
je croyais. Sans tourner la tête en arrière,
je marchais devant mon maître, et chacun de
mes flots s' écriait : seigneur ! Seigneur !
Mais vous, Rachel, vous êtes plus jeune que
la plus jeune de mes vagues. Mon herbe, que j' ai
arrachée ce matin, a plus vécu que vous ; et
mon écume toute blanche est plus souillée par
les anes que votre coeur dans votre sein. Si
vous aviez comme moi sondé tous mes abîmes,
si vous aviez attendu comme moi, dans le creux
du rocher, pendant la grêle et la tempête, si
vous aviez usé vos jours, comme moi le sable
de mes grèves, vous diriez comme moi : Dieu est
mort ; allons lui faire ses funérailles.
Rachel.
Prenez garde que ce ne soient les tres.
Ii
Ahasrus, à Rachel.
ange qui me suis, va, retourne à ta demeure, si
tu la peux retrouver. Plus le soir du monde
approche, plus l' angoisse de mon coeur augmente.
Quand les hommes vivaient, je marchais avec eux,
le soir, dans leur foule. Je frappais aux portes
des villes, et les gardiens m' ouvraient. à présent
que les villes sont closes, et que les
p299
gardiens ne peuvent plus se lever pour ôter les
verrous, voici aussi que l' océan va se cacher
dans le creux de son lit. N' as-tu pas vu, sous
mes pieds, tarir la source j' avais bu,
l' étoile pâlir où j' avais arrêté mes yeux,
la forêt se flétrir, qui m' avait pté son
ombre ? Fuis, fuis, si tu ne veux pas finir
comme elles. Bientôt je n' aurai plus pour
compagnon dans l' univers une seule herbe de
bruyère debout sur sa tige. La terre sera
vide autour de moi, que je marcherai encore
par mon sentier ; mon ombre même me quittera ;
et la dernière nuit, l' immense nuit va venir,
sans que j' aie trouvé encore avec mon bâton
fer un pan de muraille pour m' asseoir, ni
un hôte pour me prêter sa lampe.
Rachel.
Laisse mourir les fleurs sur leurs tiges, si leur
jour est arrivé ; laisse l' étoilelir ; laisse
la bruyère se dessécher sur son rocher ; je
trouverai toujours une source dans la montagne
pour t' apporter à boire, et un sentier pour te
conduire. Ah ! Que me font les villes et les
portes des hommes où nous frappions ? Leur
voix était si dure quand nous passions ! Leur
escalier était si triste à monter ! Toujours,
quand ils nous regardaient, ils avaient l' air
de maudire. J' aime mieux gravir ce dur sentier que
de repasser les degrés de leur seuil.
Ahasrus.
Mais leur trace s' efface et notre chemin se perd.
Rachel.
Ne crains rien. Marche toujours. Plus leur trace
s' efface, mieux je peux reconnaître dans les
vallées les pas de mon seigneur, avec ses larges
sandales, avant que les villes et les tours et
les pans de murailles les eussent comblés.
p300
Ahasrus.
N' as-tu pas entendu l' océan ? Il n' y a plus que
toi qui croie à ton seigneur. Veux-tu le connaître
mieux que le bord des fleuves et que le sable
de la mer ?
Rachel.
Plus l' oan se baisse pour chercher sa goutte
d' eau, plus la forêt se dessèche sur ma tête,
plus l' étoile se cache, et mieux je vois briller
ses yeux dans la forêt, et son manteau au
firmament.
Ahasrus.
Pour moi la nuit ne fait que s' entasser.
Rachel.
Ne te souviens tu pas, quand tu l' as vu sur le
vitrail de la cathédrale, et qu' il a dit :
c' est Ahasvérus ?
Ahasrus.
Que d' années écoulées !
Rachel.
Elles ne nous ont pas faits plus vieux d' un jour.
Ahasrus.
Regarde. Ce soleil qui lit, n' est-ce pas son
auréole qui s' est éteinte sur sa tête ? Cet
azur du ciel sous le nuage, n' est-ce pas le
reste de sa tunique que la tempête déchire ?
Ce lit que la mer vient de quitter, n' est-ce
pas son sépulcre qu' elle lui a taillé dans
le roc ?
Rachel.
Ahasrus, toi qui vivras toujours, ne parle pas
comme parlent les morts.
Ahasrus.
Si j' étais né aux premiers jours du monde, quand
l' étoile en se levant, la source en voyant le
sable de son lit, la fleur en regardant le ciel
pour la première fois, l' oiseau en secouant son
duvet sur l' abîme, disaient : maître, nous
voici ; qu' avons-nous à faire pour gagner notre
salaire
p301
chaque jour ? Et moi aussi, mon âme dans mon sein
aurait chanté avec eux. Je me serais assis
pour répéter en moi-même leurs cantiques
commencés. Mais tout ce que mes yeux voient,
la grotte, l' étoile, la fleur sur sa tige,
n' ont plus ni voix, ni soupirs. Il n' y a plus
que toi qui pries.
Rachel.
Laisse-moi m' arrêter pour prier encore pour toi.
Ahasrus.
Oui, prie encore. Ah ! Si je pouvais croire !
i
tout meurt, tout s' efface. étoiles et cieux, tout
se fait ; îles, caps, mers lointaines, tout
disparaît, hors cette plainte dans mon sein,
hors cette larme dans mes yeux, hors cette
coupe sur mes lèvres. Le jour baisse. Comme
une haleine du néant, le firmament s' évapore.
Comme des sarcelles de voyage, les mondes
passent rapides dans la brume, et ne reviennent
pas. Après eux, dans leur ombre, rien ne reste
que la douleur.
ii
douleur sans nom, douleur sans voix, douleur sans
forme, que l' infini exhale, comme l' encensoir
l' encens, qu' attends-tu aussi pour disparaître ?
La dernière étoile a lui, les cieux s' éteignent ;
éteins donc avec toi ce rayon dans mon coeur, et
n' oublie pas ce soir de dissiper d' un souffle
cette vapeur de ma pensée.
iii
lampe d' agonisant, que ferais-je de luire, seul
dans la nuit, près du chevet du genre humain ?
Puisqu' il est mort là dans son lit, jamais sa
grande paupière ne se rouvrira pour pleurer,
ni sa bouche pour dire : veillez-vous ?
Donnez-moi sur mon front de moribond l' huile
du Christ.
p302
iv
plus loin ! Avançons ! Quand le monde est pas, il
reste encore dans son verre un goût amer ;
quand il s' est tu, on entend après lui
frissonner à sa place un mot qui s' appelle
désespoir. De sa branche sont tombés ses noms,
ses jours de fête, ses calomnies, ses fleurs
sanglantes ; comme feuilles mortes en novembre,
mes pas les balayent. à mon tour, quand viendra
pour moi ma saison de novembre ?
v
plus loin ! Plus loin ! Ici peut-être je serai
mieux. Plus de chemin, plus de broussaille ;
point d' eau qui sourdit, point d' herbe qui
verdoie ; ni plaine, ni vallée. Ni chaume, ni
bruyère : c' est le carrefour où tout se perd.
Sur sa porte est écrit :ant. Holà ! Sans
frapper ; entrons ici, comme chez l' hôte.
Ma douleur, ni mon âme ne m' y suivront pas.
vi
ah ! Plus loin ! Encore plus loin ! Plus loin !
Jusqu' au bout, l' éternité s' amusera-t-elle ?
Sous son poids les cieux ont croulé, et dans mon
sein un souvenir reste debout sans chanceler.
L' univers s' est dissipé, et mon coeur tout
navré n' est pas encore usé. L' orage a empor
un monde ; sur mes lèvres il m' a laissé mon
âme et mon souffle et un nom plus léger qu' une
feuille.
Tout est tari, tout est vide, hors mon calice qui
s' est encore rempli de lie.
Rachel.
Donnez-le-moi. J' en vais boire la moitié.
(elle prend le calice et boit.)
p303
iii
les quatre évangélistes au haut du ciel. à leurs
pieds, le lion de saint Marc et l' aigle de
saint Jean.
Saint Marc.
Si j' étais à cette heure sur le lac de Nazareth,
mes deux rames attachées à ma barque ne me
sauveraient pas. Voyez ! Aux quatre vents,
quelle tempête s' amasse sur le lac du genre
humain ! N' est-ce pas la cation sans foi
qui se détache brin à brin des mains du créateur,
et tombe dans l' abîme, comme le chapelet d' un
prêtre d' Arménie tombe à ses pieds, grains
à grains, sur le seuil de l' église, quand
l' agrafe et le noeud de cuivre sont rompus ?
La pluie arrive jusqu' à nous ; elle ternit
nos auréoles. Le vent s' engouffre dans ma
niche ; et la brume du néant a mouillé cette nuit
les vitraux de ma fetre. Depuis plus de mille
ans, j' ai lu, sans lever les yeux, mon livre
d' or jusqu' au bout. Puisqu' il est fini et que
son agrafe est close, prends-le dans ta griffe,
mon lion ; garde-le sous mes pieds, sans
en user les bords, pour que je puisse regarder
là-bas, sous ces nuages, passe Ahasrus.
Le Lion.
Grand saint, je vous en prie, laissez-moi
retourner dans mon pays de Nubie. Mes griffes
sont fatiguées de porter votre livre et de
frapper l' air du plat de votre glaive. Les
siècles ont rongé ma crinière. Que m' a servi,
dites-moi, de tenir jour et nuit sur ma tête,
hiver, été, vos écussons de bronze, votre
bible de pierre, vos trophées de victoire,
vos foudres, vos nuages et ce globe du monde
que les empereurs m' ont donné ? Si j' eusse
seulement, au lieu de vos
p304
trésors, porté un jour, entre mes griffes, un peu
de sable du désert, un brin d' herbe arrachée
par la bise, à psent j' aurais au moins des
feuilles mortes, j' aurais un peu de la poussière
de mon chemin pour me faire ma litière.
Saint Marc.
Eh bien, va, si tu veux, pendant une heure, sur la
terre. En trois bonds tu l' auras visitée.
Regarde ton caveau de Palestine et les os
blancs que tu y avais entassés ; tu viendras
après cela nous dire ce que tu auras trouvé.
Saint Jean.
Saint Marc, entendez-vous mon aigle qui glapit
sur mon épaule ? Son bec a dévoré mes rayons
d' or autour de ma tête ; son aile secoue sur
mes reins les boucles de mes cheveux ; sa langue
altérée lappe le bord de ma coupe qu' il a vidée.
Aigle du Christ, pourquoi glapir si fort sur
mon épaule ?
L' Aigle.
Maître, je vous en prie, laissez-moi retourner
dans le creux de mon ravin sur ma montagne de
Syrie. Ne verrai-je plus jamais, de ma
paupière de diamant, la mer battre de l' aile
dans son aire, sur sa couvée de flots qu' elle
a suspendus sous mon rocher ? Ne verrai-je
plus de ma paupière jaunissante, le soleil
qui se bâtissait son nid àcouvert sur ma tête,
pour me faire une proie de feu dans ma
vieillesse ? tachez l' anneau de mes pieds.
Mes yeux sont las d' épeler l' avenir sur votre
rouleau de parchemin ; mes serres se sont
usées à soutenir votre âme à la cime du ciel.
Prenez un autre que moi pour boire goutte à
goutte dans votre coupe votre boisson de flamme,
et pour déchiqueter de ses ongles son lambeau
saignant d' éternité. Que m' a servi, dites-moi,
de porter sur ma tête un diadème d' émeraudes et
d' or de sequins ? Que m' a servi d' embrasser dans
mes serres des sceptres d' empereurs,
p305
des couronnes de rois, des mitres de papes, des
drapeaux de pachas et des colliers de reines ?
Si j' avais une fois becqueté le nid d' une
fauvette, le chaume des bruyères, l' écaille
blanchie sur le rivage, ou la verveine d' un
rocher, maintenant j' aurais au moins une
feuille d' écorce, une coquille vide et un
jonc de marécage pour faire une aire pour mes
petits.
Saint Jean.
Prends tes ailes, si tu veux, et rase, en passant,
le sommet de la terre. Va t' asseoir un moment
sur le sable de mon île de Pathmos ; quand
tu en auras fait deux fois le tour, tu
reviendras nous raconter ce que tu auras vu.
Le Lion.
Maître, ai-je passé l' heure ? Me voici revenu
de la source de l' Euphrate.
Saint Marc.
Non. Qu' as-tu trouvé dans ton voyage ?
Le Lion.
J' ai balayé de ma queue la poussière de cent villes.
Ma crinière est toute souillée de la cendre
des rois et des toiles d' araignée des tombeaux
de leurs peuples. J' ai humé dans mes naseaux
des bruits sauvages. Quand je passais, les
fleurs dans la haie, les ruisseaux dans leurs
lits, les montagnes sur leurs cimes, disaient :
non, non, il n' est point de Dieu. Voyez ! Le
lion de saint Marc a perdu son maître. Ses
flancs sont amaigris. Dans tout son ciel, il ne
s' est pas trouvé de quoi étancher la soif de son
palais. Il n' a point eu de salaire pour son
éternel servage. Que nous servirait, à nous,
d' attendre, comme lui, notre maître ? Il ne
viendra pas sur nos sommets, ni sur nos rives,
regarder si nos fleurs sont écloses en leurs
saisons ; si nous puisons nos flots à pleins
bords dans nos urnes ; si nous nous levons
à son heure dans le ciel, et si nous tenons
p306
allumé, pour son arrivée, l' âtre de nos volcans.
C' est assez de parfums dans l' air qui les
prodigue ; c' est assez de vagues sur nos rives ;
c' est assez de rayons versés de nos nuages.
Reposons-nous sans plus rien faire, puisque
notre maître ne viendra pas inspecter notre
ouvrage.
Grand saint, c' est ainsi qu' ils parlaient, je le
jure ; et plus leur foi s' en allait dans leur
coeur, plus la vie leur manquait sous les pas.
J' ai vu des fleuves qui, doutant en chemin si
la vallée les attendait encore pour les prendre
dans son lac, s' arrêtaient dans leur route, et
tarissaient leurs flots ; j' ai vu des mers qui,
ne sachant plus quel nom prononcer dans la brise
des nuits, se creusaient d' elles-mêmes un
silence mortel, et dispersaient leurs ondes en
secret ; j' ai vu de belles étoiles vagabondes
qui, doutant du lendemain, s' artaient dans
la nuit et se noyaient dans l' océan ; j' ai vu
de grandsserts secouer autour d' eux sur le
monde leurs crinières de sable, las d' attendre,
accroupis à la porte des temples, que les
temples s' ouvrissent. Les fleurs ne croyaient
plus au lever du matin, et les fleurs fanées
ne se levaient plus pour boire la rosée ;
l' ombre ne croyait plus au corps, ni le flot
à sa source, ni le vin à sa coupe, ni le banc
à son seuil, ni la barque à sa rame, ni la
vallée à son sommet, ni l' univers à son
seigneur. Les forêts toutes jeunes, qui
doutaient de leur sève, flétrissaient leurs lianes
sur mon front ; et la terre, au hasard,
roulait vide sous ma griffe, sans plus
s' inquter de son chemin, comme la bulle
de cuivre que les rois m' avaient donnée pour
m' amuser sur leurs blasons lampassés d' or.
Saint Mathieu.
As-tu trouencore mon pays de Galilée et son
bois de figuier ?
p307
Saint Luc.
Et mon jardin d' olivier où je descendais chaque
matin pour prier ?
Le Lion.
Je n' ai plus reconnu le chemin de la Jue.
Toutes les villes étaient désertes. Le vent
du soir arrachait leurs portes sur les gonds,
et je les entendais qui chantaient : " puisque
nos habitants ne reviendront plus de late,
qu' avons-nous à faire de nos lourdes murailles ?
Puisque Dieu est mort dans le ciel, et que les
saints ont fait ses furailles, qu' avons-nous
à faire de nos clochers de basiliques, et de nos
nefs sur nos têtes ? Puisqu' il n' y a plus dans
nos rues à voir passer ni rois, ni fians
d' amour, jetons bas nos terrasses et nos
balcons. " à chaque mot qu' elles chantaient,
une pierre tombait. En ricanant, les villes
d' Orient s' asseyaient sur la terre humide.
Sur un flot tout bourbeux, j' ai vu passer
Venise dans sa noire gondole, à demi submergée ;
ce n' était plus Venise qui me donnait son
drapeau à porter en descendant l' escalier de
son palais ducal. C' était Venise morte, sur
son coussin de soie, qu' un gondolier menait
à Josaphat à travers la tempête. Des buffles
démuselés broutaient leur herbe sur la tombe
de Rome, et des cavales sauvages fouillaient,
avec leurs pieds, la terre : holà ! Nos cavaliers,
êtes-vous ? Venez peigner nos longs cheveux
qui tombent sur nos fronts comme des joncs
des marécages du Tibre amassés sur le flot
qui les a arrachés de ses bords. Mais ce qui
fit ma plus dure peine, le voici : à Saint-Paul,
hors les murs, sur le chemin qui va à la
Maremme, la grande église était rompue.
çà et là, sa colonne était couchée ; elle
avait pris son t pour chevet, ne voulant
plus se relever. Serpents de masures, couleuvres,
vipères, venaient lécher le ciboire, et
emportaient avec leurs aiguillons, pour leurs
petits, la
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blanche hostie. Dans l' enclos du monastère, un
seul fre était agenouillé tout pleurant.
C' était le Christ-géant qui comptait les
brins d' herbe sur l' autel. De ses grands yeux
ruisselaient jour et nuit deux larmes sur la
dalle, qu' elles usaient. Courbé jusqu' à terre
pour soutenir sur son épaule la nef qui croulait,
plus pesante que sa croix, il soupirait : je
n' en puis plus. Si bien que la moitié de ma
crinière a blanchi sur mes reins, et que ma
langue, avec ses dardillons, a rugi plus qu' au
désert : maître, laissez-la choir, je lécherai
votre blessure.
L' Italie était assise comme Sodome sur sa
grève. Les vagues de son volcan étaient une
are qui montait en rugissant à l' assaut de
ses créneaux. Et, ne trouvant personne, elles
cherchaient leur chemin par les soupiraux,
par les carrefours, par les rampes de marbre ;
elles se couchaient dans son lit encore tiède
et lui muraient sa porte : ah ! Mon golfe,
prends-moi dans ton abîme. Ma grotte, cache-moi
dans ton creux de rochers de Pausilippe. Ma
barque d' Ischia, apporte-moi dans ta voile un
soupir de mes îles, pour rafraîchir mon sein que
dévore le bitume du ciel. Maître, j' ai aussi
traversé la mer salée, sans me mouiller les
griffes ; sous les algues qui l' embarrassent,
j' ai trouvé avec mes ongles Albion échouée
sur le flanc comme un vieux vaisseau à la triple
carène que son pilote a quitté. Vers le pays
que le Rhin désaltère, et que le Danube, qui
s' ennuie de ronger son champ de houblon,
laisse derrière son flot pour aller demander
au Bosphore sa part de soleil et de sable,
les cathédrales hurlaient : " Martin Luther
de Wittemberg, qu' as-tu fait ? Pourquoi nous
as-tu emchées d' élever nos tourelles jusqu' au
firmament ? à présent nous y monterions sans
peur, en faisant fi de notre ruine. Plus loin,
là où la Seine qui sanglote retourne en
arrière sur ses pas, et fait plus d' un détour
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pour chercher dans son limon la ville qu' elle
abreuvait et qui lui faisait compagnie encore
hier, le rivage pleurait, le flot disait, en
bravant, à la mer, du plus loin qu' il la voyait :
mer, rends-moi, rends-moi, pour m' aider à me
sauver, ce qui te reste de mon empereur de
Sainte-Hélène. Au me endroit, un peuple
avait décapité un fils de roi d' ancienne race.
Ce tronc de géant qui gisait sans sépulture se
relevait toujours sur ses genoux, et se cherchait
une tête en gémissant. Mais à peine ceux qui
étaient alentour, et qui pleuraient, lui en
avaient-ils donune autre, qu' il la laissait
choir à ses pieds, comme un poids qu' un homme
ne peut plus porter. Trois fois cela arriva,
trois fois la tête tomba, trois fois ce vieux
tronc redemanda un chef royal, de quoi
couronner sa plaie qui saignait sur ses
épaules. Cette vue était dure, et elle tira
de mes paupières des pleurs de lion.
Saint Marc.
N' as-tu trourien que cela, en France l' honorée ?
Le Lion.
J' ai remué le sable de l' ame ; j' ai balayé la
plage. La France n' a laissé ni or, ni vases,
ni bracelets de prix, ni beaux pendants
d' oreilles, ni mosaïques peintes, ni escaliers
de marbre. Je n' ai trouvé d' elle rien que cette
branche de chêne foue dans les combats,
rien que ce bec d' aigle de bronze, rien que
cette poignée d' épée sans tache que je vous
rapporte pour la garder avec votre écusson.
Partout alentour, dans la bruyère du genre
humain, comme des levriers à travers monts,
quand le cor a retenti, et qu' ils suivent,
gueule béante, le sanglier sous la rae,
l' un se tait et écoute, l' autre flaire une
broussaille, l' autre aboie, et la meute le
suit, après lui le chasseur cour sur son
cheval, puis après le silence revient encore ;
ainsi une meute d' empires que le néant menait en
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laisse s' en allaient par mille et mille sentiers,
l' oreille basse, le chef enclin, chercher leur
Dieu qui fuit plus loin ; et toujours
dévoyés, l' un fouille l' abîme, l' autre passe,
et puis regarde, qui se dépite, qui retourne
en arrière, qui pousse un cri dont la terre
tremble ; et chacun se remet en quête, et veut
hurler à son tour, etvorer avant le soir
sa part d' une ombre.
Saint Marc.
Depuis la terre-sainte, dis-moi quels passants
tu as rencontrés.
Le Lion.
Quand je suis revenu, tous les empires étaient
finis, toutes les villes étaient désertes. Je
n' ai rencontré que le temps qui descendait sur
la grève pour remplir son sablier de la cendre
des morts, et Mob, sur son cheval pâle, qui
demandait dans les bruyères s' il restait encore
un brin d' herbe vivant. Je n' ai entendu
qu' Ahasvérus qui soupirait quand j' ai passé,
et qui buvait ses larmes dans le creux de sa
main.
Saint Marc.
C' en est assez. Retourne à psent, si tu veux,
dans ton pays de Nubie.
Le Lion.
Maître, que ferais-je à présent dans la Nubie ou
dans la Palestine ? Les sentiers sont effacés.
Pas un voyageur n' y passe dans la nuit.
Laissez-moi me coucher ici pour toujours à vos
pieds. Mieux que le ciel vide qui pendait
sur mon front, j' aime ici mon dais d' or de
sequins. Mieux que cette mer immense qui n' a
plus de pilote et murmure sans Dieu, j' aime
le pan de votre manteau ni. Mieux que ce
soleil qui s' éteint à la voûte des hommes,
j' aime votre lampe pleine d' huile ; mieux que
cette âme désolée qui se traînait sur mon
chemin, j' aime le lambeau
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de ma bannière, et votre niche vermoulue. Mieux
que ce sanglot de l' univers qui monte jusqu' ici,
j' aime votre écusson de bronze, votre bible
de pierre, vos foudres, vos nuages, et ce globe
du monde, que les empereurs m' ont don.
Saint Marc.
à psent, saint Jean, voici votre aigle.
Saint Jean, à l' aigle.
d' où viens-tu ?
L' Aigle.
Du sommet du Golgotha.
Saint Jean.
Pourquoi si tard ?
L' Aigle.
Les oiseaux du néant qui, du bord de leurs nids,
s' abattent avec leurs cous de vautours sur le
cadavre du monde, me fermaient le passage. La
terre était pareille à l' aire d' un aigle du
Taurus, quand un homme a emporté ses aiglons
pour amuser ses enfants. L' ombre de mon
envergure ensanglantait les cimes où je passais.
Déjà les morts ressuscités germaient partout
à travers le gazon. Les rois, comme un épi
de blé, perçaient, en se relevant, les touffes
d' herbes de leurs tombes, avec les pointes de
leurs couronnes. Leur barbe tombait jusqu' à
leurs pieds, et faisait sept fois le tour de
leurs tables de pierre. Ils chantaient sans
avoir peur : " nous avons ger pendant l' hiver
dans notre sillon. Voici que notre été va
commencer. Nous avons trouvé, en voyant la
lumière, nos diadèmes tout éclos sur nos têtes,
et nos sceptres qui verdissaient sur notre
tige. Nous n' avons plus qu' à attendre la
rosée du matin pour boire notre bonheur dans
nos coupes de printemps. " au bord des chemins,
les peuples s' asseyaient sur leurant, la
tête sur leurs coudes. Les larmes
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qu' ils pleuraient roulaient la terre de leurs
linceuls dans le creux de leurs yeux. Sur leurs
pieds de squelettes, ils étendaient leurs
manteaux que le ver achevait de ronger. Leurs
cheveux avaient continué de croître dans leurs
tombes, et les couvraient à demi. Quand je
passais, leurs langues, engourdies par le
sable, disaient en balbutiant : " si j' avais
les ailes d' airain de cet aigle qui passe, si
j' avais ses serres et son bec de diamant, je
quitterais pour jamais la glèbe de mon champ
et la porte d' osier de ma cabane. Sur la cime
du ciel, je m' en irais pour ne plus voir le
dur sillon j' ai mêlé ma sueur avec l' eau
de ma cruche. Mais mes bras sont fatigs, j' ai
déjà peine à tendre la main sur le chemin
du seigneur pour mendier, jour à jour comme
une obole, ma vie nouvelle. "
sur le sommet du monde étaient assis, tout
pleurants, trois enfants qui criaient : nous n' avons
plus ni re, ni mère ; prenez-nous sous vos ailes.
De loin, je dis au premier : qui es-tu ? Et lui
sans se relever et sans essuyer ses joues :
" qui je suis ? Il s' en souvient peut-être,
celui qui m' a si souvent réveillé dans la nuit
sur mon chevet, qu' à cette heure j' ai encore
sommeil et que mes yeux ne peuvent plus se
rouvrir. Je suis Louis Capet. J' ai pleuré
bien des larmes, je suis né sur un trône et
mort dans une dure prison. Mes mains, qui
devaient nouer sur ma tête ma couronne, ont
no plus d' une fois aux passants les cordons
de leurs souliers. Comme mon maître dans son
échoppe, l' éternité m' a dit trop tôt dans mon
tombeau : Louis Capet, dors-tu ? Moi je
veille. Et à présent je pleure, parce que mon
père et ma mère sont déjà à demi ressuscités,
et qu' il leur manque à tous deux encore la
tête sur les épaules. " et je dis au second :
qui es-tu ? Et lui : " j' étais, quand je vivais,
Henri de France, neveu de cent rois, prince de
Navarre, héritier de Sicile
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et de Naples, duc de Bordeaux. à présent je n' ai
plus de nom. Dans mon verre, on m' a donné d' abord
le miel ; mais l' amer est au fond ; je ne veux
pas le boire. Le pain de l' exil est de cendre ;
je n' en veux pas manger. Voilà pourquoi je
pleure. "
le troisième tenait sa tête penchée vers le sable,
comme un aiglon ; et je lui demandai : que
cherches-tu ? -" monritage. Je suis celui
qu' on appelait le roi de Rome, et qui n' a
jamais porté de couronne. Plus tard, j' eus
un autre nom, mais ma peine fut toujours la
me. La France a eu mon coeur, l' Allemagne
a eu mes os, le monde connaît monre ; il ne
m' a tenu qu' un soir sur ses genoux, pour
m' apprendre à épeler son nom de géant. Va le
chercher pour qu' il me mène dans mon royaume. "
un bond, et je franchis la terre ; un bond, et
je franchis l' oan. Dans une île de la mer,
sous un saule, était debout, comme un aigle,
un empereur. Je lui dis : quel est ton nom ? Et
lui : -l' univers le sait bien. -l' univers ne
sait qu' un nom. Es-tu celui qui s' appelle
Napoléon ? Et quand, sans parler, il eut dit :
oui, j' eus peur plus que d' une flèche lancée ;
et je voulais me sauver. Mais lui, en souriant :
ne crains rien ; les aigles me connaissent. Si
tu viens de France, donne-moi des nouvelles.
-mes soldats, que font-ils ?
-ils ressuscitent.
-et mon fils ?
-il crie : où est mon père ?
-et mes maréchaux ? Et Kléber ? Et Desaix ? Et
Lannes ? Et Duroc ? Et Ney ? Et Murat ? Et
Rapp ? Et Bertrand ? Et Montholon ?
-ils vous attendent.
-et mon trône ?
-il est brisé.
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-et ma colonne ?
-elle est debout.
-et ma gloire ?
-elle use ma paupière. Laissez-moi repartir.
Maître, voilà ce que j' ai vu. Quand je suis
remonté, les anges avaient mis déjà leurs trompes
sur leur bouche.
Les Quatre évangélistes.
Nous les entendons d' ici. Tous nos corps frémissent.
Nos dais vont s' écrouler.
L' Aigle.
Regardez ! Tout à l' heure, le cheval d' Ahasvérus
s' est cabré quand les trompes se sont tournées
vers lui.
Les Quatre évangélistes.
Maintenant, elles résonnent du côté des ruines des
villes pour les éveiller plus vite. écoutons !
Iv
Choeur Des Anges Du Jugement Dernier.
i
sanctus, sanctus, sanctus, dominus, deus sabaoth.
C' est l' heure, c' est l' heure. Monde, si tu dors,
lève-toi ! Que la fleurchée ramasse autour
d' elle sa couronne dans le limon, et la renoue
sur sa tête ! Que l' océan passe tremblant, comme
un ruisseau, pour que son juge compte ses vagues !
Que les étoiles éteintes, une à une, jaillissent
du néant, comme une procession de candélabres,
pour que leur maître regarde, sous le pourpris
du ciel, si leur front nelit pas !
ii
homme aussi, lève-toi ! Ramasse autour de toi, dans
p315
ton néant, tes souvenirs, tes désirs, tes
espérances, tes regrets et tes longues douleurs,
pour refaire toi-même ton argile. Pétris-la
dans tes pleurs, revêts-toi de désespoir. Dans
le Campo-Santo, et là où maintes nefs épanchent
à pleines mains la nuit sur leurs dalles, et
dans les cimetières où les bouvreuils sifflent
sous la haie, et là où les comtes sommeillent
dans le marbre africain, et là, sur la grève
la mer manie entre ses doigts, comme fait
un enfant, le limon qui fut un peuple, lève-toi,
lève-toi, lève-toi ! Si ton âme, qui se
ressouvient de sa douleur, se rendort à moitié
en murmurant : c' est trop tôt, mon cri qui
redouble la réveillera.
iii
villes aussi du levant et du ponent, de marbre ou
de briques cuites au feu, remontez vos escaliers.
Ramassez vos grands ossements qui blanchissent
dans la campagne. Insectes-géants, renouez à vos
reins vos longs aqueducs qui vous servent
d' antennes pour boire dans les sources lointaines.
Sur vos fronts, coiffez-vous de vos coupoles ;
sur vos épaules, peignez d' un peigne d' or votre
chevelure de blondes colonnes. En haut, en bas,
jusqu' au faîte, comme autrefois,jà vous êtes
pleines de soupirs et de vagissements. Vous
branlez vos lourdes têtes en sanglotant. Dans
vos rues, votre foule ressuscite. Encore une
heure, vous n' aurez plus qu' à monter sur vos
toits pour voir venir votre Christ.
Athènes.
Je suis prête, seigneur ; le soleil m' a filé
chaque année ma tunique dorée autour de ma
colonne, et m' a vêtue chaque matin de mon
marbre ciselé. Je n' ai qu' à me baisser pour
ramasser sur mes degrés la robe que mon
sculpteur m' a faite. Allons, beaux pallichares,
apportez-moi
p316
dans ma corbeille les beaux cadeaux de noce que
le maître m' a donnés ; mes acanthes cueillies
dans le coeur du rocher, mes urnes funéraires
qui s' entassaient si vite dans la maison du
potier, mes siècles de génie, et mon histoire
entière toute vidée d' une fois dans ma coupe
d' albâtre. Pour me faire plus belle que les
autres, ramassez dans mon buisson trois
anémones, et mettez-les à mes cheveux. à présent,
déliez mon vaisseau ; levez l' ancre à mes
montagnes flottantes, à mes sommets de marbre,
à mes îles qui se balancent au vent, à mes
champs de batailles, à mes bois de citronniers,
à mes rives enflames, à mes sentiers usés
par mon chariot, à tous mes souvenirs pour que
j' aborde avec eux dans la vallée de Josaphat.
à cette heure, amenez, amenez la voile ! Ma
barque est si petite, et la mer est si grande !
L' Ange Du Jugement.
Réveillez-vous, réveillez-vous.
Rome.
Encore un jour, je vous prie. Je cherche dans ma
poussière mes habits pour m' habiller, sans les
pouvoir trouver. Bel ange, dites-moi, quelle
robe mettrai-je pour mieux plaire au seigneur ?
Sera-ce ma tunique de Sabine quand j' étais
jeune fille, et que je filais sur ma porte
le lin de mes jours à venir ? Faut-il prendre
à ma main mon livre de prêtresse, mon manteau
d' étrurienne, ou ma couronne sanglante quand
j' étais reine assise sur une gerbe de blé mûr ?
Faut-il tirer mon épée rouillée pendant dix ans
dans mon lac de Trasyne, ou renouer à mes
reins ma ceinture d' affranchie, ou faire sécher
à ma fenêtre mon manteau empourpré jusqu' à la
lisière dans le sang de mes empereurs ?
L' Ange.
N' as-tu pas une meilleure parure pour la fête ?
p317
Rome.
Aimez-vous mieux ma crosse et ma mitre de
vieillard, et la coupole nie dont ils ont
chargé ma tête ? Aimez-vous mieux mes cent
cloches qui bourdonnent, ma chasuble de marbre
que le monde m' a faite de tout l' or de la terre,
et les débris de mon passé qui ornent mon
manteau, comme un pèlerin de Latran emporte
sur ses épaules les coquilles de son naufrage ?
Ne vaut-il pas mieux, pour rentrer dans la
foule et n' être pas reconnue, garder dans ma
main ma faucille de moissonneuse que je
rapporte aujourd' hui, chaque été, de mes
montagnes des Abruzzes ? à présent, mes pieds
sont nus. Voyez-les ! Mes yeux sont noirs, ma
robe est de lin blanc. J' ai dans mes cheveux
deux aiguilles d' acier ; j' apporte dans mon
panier, au voyageur qui passe, des figues de
Velletri, des fraises de l' Ombrie. Si je
tiens à ma main mon panier et ma faucille,
l' éternel lui-même ne connaîtra plus Rome.
Au lieu de mon pas, de mes cent empereurs,
de mes peuples roulés dans mon chemin, de mes
gigantesques anes, il ne mettra dans sa
balance que les jours d' une fille hâlée de
Pérouge ou de Terni, ses épis moissonnés,
son chapelet béni, ses chansons de printemps,
et sa madone suspendue à son collier de verre.
L' Ange.
Partout il te reconnaîtra à la tache de sang que
tu n' as pu laver dans l' aiguière d' or de Pilate.
Rome.
Si, pour me sauver, je montais dans mon tombeau
qui est ma forteresse, et si je mettais mon
verrou, vous ne me verriez plus.
L' Ange.
L' éternel a une échelle qu' il appuierait sur ta
muraille :
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il te prendrait, sous tes créneaux, comme un
aiglon de Terracine dans son nid.
Rome.
Si, pour me cacher, je m' asseyais par terre, dans
l' ombre de mon colysée, il croirait que je suis
une mendiante qui mendie mon pain d' avoine du
gardeur de chevaux.
L' Ange.
Il te donnerait dans ta main son pain de vengeance
pour ta faim.
Rome.
Si je descendais dans les volcans éteints de ma
campagne, il croirait que je suis une lave
refroidie, une écume calcie, un peu de cendre
vomie de son cratère.
Il te ramasserait dans son tablier, comme le
laboureur, pour te semer dans son champ de core.
Rome.
Es-tu donc sûr que tous mes siècles de vie ont
pasdéjà, chacun l' un après l' autre, par ma
porte triomphale, et qu' il ne reste pas quelqu' un
de mes peuples en arrière, ou seulement une de
mes années égarées qui, en arrivant ce soir à
mon secours, pourrait encore me sauver ?
L' Ange.
Toutes tes années sont pases, tous tes peuples
sont rentrés en leur temps, quand leur soleil
s' est couché. Va porter à psent la clef de ta
poterne au maître qui te l' a prêtée.
Rome.
Alors, dis à mes peuples qui chevauchent en marbre,
le long de ma colonne imriale, qu' ils tournent
bride à leurs triomphes, et qu' il est temps de
descendre, avec leurs habits de pierre, pour
marcher devant moi ; dis à
p319
mes sept collines à demi effacées sous mes pas,
à mes murailles renversées, à mes cirques que
j' ai arrondis avec ma truelle, à mes armes
rouiles qui boivent ma rivière depuis mille
ans, qu' ils me fassent ensemble une vaste
cuirasse contre la colère de mon juge.
L' Ange.
Viens donc. Tu auras, pour te défendre, les cigales
qui chantent dans tes chardons et les longs
roseaux du Tibre.
Rome.
Quoi ! Pas une heure de plus ? Deux fois vivante,
deux fois morte, et voilà tout ! Quoi ! Pas une
heure seulement pour boire encore une fois l' eau
jaillissante de mes fontaines de cornaline, pour
peigner la crinière de mes étalons après la
course, pour jeter la curée à mes chiens
hurlant pendant la nuit ? Quoi ! Pas une heure
pour déterrer avec ma pelle la moitié de mes
jours ensevelis sous mes degrés, pour mener
paître mes troupeaux de chèvres dans les cours
de mes palais, pour allumer ma lampe dans le
caveau de mes papes, pour tirer le rideau sur
mes vierges que j' abandonne toutes seules endormies
sur leurs toiles, pour prendre mon pain et mon
sel de voyage sur ma table sans convive ?
L' Ange.
Non ! Pas une heure !
Rome.
Eh bien, je pars, mon Dieu. Mes tours sont dé
loin. Je ne vois plus sur mon coteau mes cyprès
de Monte-Mario, ni mes pins qui me servaient
de dais, ni mon chêne de Saint-Onuphre qui
étendait son ombre sur mon banc. Mon soleil,
en se couchant, se tresse pour jamais une
couronne des joncs et des herbes fauchées de
ma campagne, comme un convive qui s' en va
emporte à sa main
p320
les fleurs de grenade et les roses qui gisent
sur la nappe. Mon chemin est bien rude. Là-bas,
sur mon sentier, qui voyage devant moi ? Les
aigles noirs des Abruzzes, les vautours des
Apennins avec leurs cols meurtris, les louves
de Calabre avec leurs langues altérées.
Allez-vous-en de mon chemin, mes aigles noirs,
mes vautours et mes louves, je n' ai plus rien
à vous donner à boire. Mes ruisseaux n' ont plus
de sang, mon épée n' est plus tranchante.
Cherchez un autre compagnon pour le voyage.
Qui est-ce qui vient après moi ? Les papes,
les enfants que j' ai nourris dans mon église,
mes jeunes vierges qui descendent de leurs
toiles pour regarder je vais. Allez-vous-en,
mes papes ; je n' ai plus à vous donner ni mitres
ni encensoirs. Mes petits enfants, retournez
chacun sur vos pas ; je n' ai plus à vous donner
ni oranges, ni figues, ni citrons. Mes belles
vierges, retournez sur vos toiles bénies vous
endormir le long de mes murailles : ma palette
est épuisée ; je ne peux plus vous peindre
chaque jour votre robe en indigo ni en vermillon
de Foligno. Laissez-moi descendre toute seule
au dernier fond de la vallée qui mène à
Josaphat.
L' Ange, tourné du côté de l' orient.
oh ! Que vous êtes lents dans la Chaldée, dans
l' Arabie et dans l' orient ! Faut-il que j' aille
mettre la selle à vos cavales, et que j' attache
vos outres sur vos chameaux ?
Babylone, à l' Euphrate.
mon fleuve, ne murmure pas si haut. C' est toi qui
m' as réveillée en sursaut. Je vais de banquets
et de fêtes dans ma vallée.
Le Fleuve.
Plût au ciel que ce fût moi qui aie parlé !
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L' Ange.
Es-tu pte, Babylone ? Ou faut-il descendre
pour frapper à ta fenêtre ?
Babylone.
Mon songe était si beau ! Ma licorne, mon lion
couronné et mon sphinx, pourquoi parlez-vous
si haut sur ma terrasse ?
Le Sphinx.
Ce n' est pas moi qui ai parlé.
La Licorne.
Ni moi non plus.
Le Lion.
Ni moi.
Babylone.
Quelle heure est-il ?
L' Ange.
La dernière heure du monde.
Babylone.
Si tu veux que je te croie, viens t' asseoir à mon
chevet.
L' Ange.
M' y voi! Me connais-tu ?
Babylone, à l' ange.
oh ! Oui, tu es si beau ! Tes ailes se sont tant
de fois baignées pendant la nuit dans mes
sources de naphte ! Comme la sueur coule de
ton front ! Viens, je l' essuierai de ma main,
et je te donnerai mon vin dans ma coupe
d' Alexandre. Laisse sur mon lit ton épée qui
te fatigue. Tu es si jeune ! Reste avec moi.
Je t' aime, je fermerai ma porte ; personne
ne te verra ; tu auras mes bracelets et mes
fioles de parfums. Tu auras tous mes baisers ;
tu boiras goutte à goutte les larmes de mes
yeux ; et j' étendrai mon rideau sur ton sommeil
pendant que l' univers
p322
vide roulera autour de nous, comme une feuille de
palmier sous le vent de son désert.
L' Ange.
Que me font tes bracelets ? Ils sont rouillés
depuis plus de mille ans ; tes fioles sont
fêlées ; elles ont perdu leur odeur. Maintenant
il est trop tard ; j' ai trouvé déjà dans une
chapelle de rouge la madone que j' aime et
qui est plus belle que toi.
Babylone.
Mes soeurs viendront-elles aussi à votre fête ?
Faut-il mander un messager à Bactres mon aînée,
à Ninive qui est assise dans son jardin, à
Thèbes qui demeure au désert, à Memphis qui
s' est fiancée par delà la montagne, et, pour
nous servir d' esclave, à Jérusalem qui remplira
nos calumets de senteurs d' Arabie, qui étendra
sur le sable nos coussins pour nous asseoir et
nos dais de toile contre notre soleil. J' enverrai
en avant mes sphinx, mes griffons d' albâtre et
mes lions de granit pour qu' ils balayent le
sentier par où nous passerons. Les griffons
porteront sur leur dos nos outres de vin de
l' Idumée, les sphinx nos tentes, les lions nos
couronnes qui nous pèsent en chemin.
L' Ange.
Votre table est déjà mise.
Babylone.
Nous n' avons donc rien à emporter que nos dieux ?
L' Ange.
Ils vous attendent.
Babylone.
En quel endroit ?
L' Ange.
Là, dans ta vallée ombreuse.
p323
Babylone.
Et notre hôte, quel est-il ?
L' Ange.
Lève-toi sur ton séant, tu le verras sur sa porte.
(il se tourne du côté de l' occident.)
et toi aussi, ville du soir, qui te caches la
tête dans la brume, entends-moi.
Paris.
trouver à présent mon toit d' osier et de houx et
de ramée que m' avait fait, contre les flèches et
les dards, en filant mes langes de roi,
Geneviève, la bergère, tout habillée d' aube
et de rosée, sur ma montagne plantureuse ?
Pas uncheron pour me montrer la pierre
je me suis assis tant de siècles. C' était là
sur cette plage de craie. Mes passions l' ont
rongée comme la mer ronge ses dunes ; mes flots
n' y ont jeté ni coquilles ni algues. Tant
j' y retrouve le bec de bronze de mon aigle qui
s' est noyé dans ma tempête, tantôt un sabre de
soldat à la poignée de cuivre, tantôt une
couronne d' or, tantôt une bague d' amour. Autour
de moi, je ne vois, pour me secourir, qu' un
oiseau des fées couleur du temps, qui baigne ses
ailes, avant de partir, dans le flot que j' ai
tari en y lavant chaque jour les arches de mes
ponts, les câbles de mes bateaux, et l' ombre de
ma cathédrale.
L' Oiseau Des Fées.
N' est-ce pas vous, dites-moi, pauvre ville sans
murailles, qui avez bâti autrefois, dans ce val
aride, des tours si hautes à cneaux, pour que
les petits oiseaux des fées de Normandie y
viennent nicher sans crainte ? N' est-ce pas
vous qui avez élevé, ici, dans ce bois feuillu,
des arcs de triomphe et une colonne de bronze,
pour que les sansonnets et les bergeronnettes
s' y aillent reposer quand ils sont fatigués ?
N' est-ce pas vous,
p324
dites-moi, qui avez jeté au vent, dans cette
chènevière de fleurs et de menthe tant de
froment doré, tant de poussières de ruines,
tant de festins de rois, et si bien secoué
votre van, que le blé s' en est allé avec l' ivraie,
pour mieux nourrir nos coues autour de vous ?
Paris.
Oui, c' est moi.
L' Oiseau Des Fées.
Eh bien, ne craignez rien, venez avec nous vers
notre juge.
Paris.
Mais lui aussi, j' ai balayé son nom ; et je l' ai
jeté à vos petits.
L' Oiseau Des Fées.
Il ne s' est pas perdu ; nous l' avons ramassé et
emporté sur nos ailes dans le bois du ciel.
Paris.
Mais le juge s' en souvient.
L' Oiseau Des Fées.
N' ayez pas peur, nous parlerons pour vous.
Paris.
Donc, terre de France, levons-nous ! La trompette
de l' ange ressemble aux clairons des combats.
Levez-vous tous, mes soldats, avec vos habits
rongés par les vers ! Je ne vous ai donné, pour
vous couvrir, que la poussière des batailles,
pour que votre tombeau fût plusger et que le
sommeil de vos paupières fût plus facile à secouer.
Holà ! Ramassez vos restes de hallebardes et vos
flèches émouses, serfs de Bovines et
d' Azincourt. Ma pucelle d' Orléans, lacez votre
corset d' acier que la pluie a rouillé, poussez
devant vous vos archers qui ressuscitent, comme
vos blancs troupeaux de Vaucouleurs. Cavaliers
et fantassins, déterrez vos tronçons de fusils, et
p325
la lame de vos sabres ébchés ; attachez à vos
pieds vos souliers de Marengo ; etployez,
avant que le soleil périsse, votre drapeau que
l' araignée vient de tisser. Mon empereur, qui
est venu de Sainte-Hélène, est démon
sur son cheval, et il court au galop. La mort
n' a pas changé son épée à son té, ni souillé
ses éperons, ni fait tomber son chapeau de sa
tête. à sa main, il porte le nom de toutes nos
années ; et c' est lui qui rangera sur la colline
tous nos siècles en bataille. Allons voir, avec
lui, si nous nous sommes trompés quand nous
buvions notre sang comme l' eau, quand nous
poussions la roue de notre chariot de guerre,
et quand nous faisions depuis mille ans la
sentinelle sur le bord de la haute tour que le
genre humain s' était bâtie.
V
Le Docteur Albertus-Magnus,
enfermé dans son laboratoire et paraissant sortir
d' une profonde verie pendant laquelle il ne
s' est pas aperçu que le monde passait. Des
livres ouverts et des instruments de sciences
sont entassés pêle-mêle devant lui.
i
oui, dans mon sein qui palpite, la lumière incée
pompe ma vie. J' en ai le pressentiment. C' est
l' heure où la vérité va se révéler à moi. Le
mystère des choses commence à poindre, et, dans
mon abîme, mon oeil va voir clair jusqu' au fond.
Le dernier jour de la science est arrivé ; ma
ditation portera son fruit. La logique est
re, la critique aussi. La métaphysique a enjambé
à priori son cercle de diamants ; et dans sa
forêt enchantée la dogmatique s' est réveillée
en peignant ses
p326
cheveux d' or. Tout est prêt. Six mille ans pour la
préface de la science humaine, ce n' est pas trop.
Des éléments dépendait la conclusion ; un seul
échelon brisé de cette échelle qui monte au ciel,
et jegringolais éternellement dans mon
éternel problème. D' hier la méthode est trouvée :
commençons.
ii
que suis-je ? Corps et âme ? Le tout ensemble, ou
plutôt l' un sans l' autre ? Suis-je un rêve ?
Une bulle de savon ? Un mot ? Ou bien un Dieu ?
Ou bien un rien ? Fatale question ! Quand vous
croyez passer devant elle, pieds nus, sans
l' éveiller, toujours elle se met à hurler à vos
oreilles, comme Cerbère à la porte de l' élysée.
Et il faut s' arrêter devant sa triple gueule,
et rester là jusqu' au soir dans sa région
désolée. Allons ! C' en est fait ! Voilà encore
une journée perdue. Cela est sûr ; je ne ferai
plus rien de cette semaine.
iii
à qui la faute ? Tout à moi ! La formule était
claire. C' est par le ciel qu' il fallait commencer.
Les lettres y sont plus larges et hautes pour
épeler le nom de l' infini, et dans cette équation
d' étoiles, le grand inconnu se dégage mieux.
(il lève la te au ciel.) horreur ! ant !
Le ciel est vide. Un zéro infini plane sur ma
tête. Les mondes sont passés. Quand mon génie
allait les suivre, comme des oiseaux effarés
devant un bon oiseleur, ils se précipitent sous
leurs ailes. J' arrive un jour trop tard pour
tout connaître.
iv
insensé, j' ai eu tort tout à l' heure ; le premier
chemin était le meilleur ; reprenons cette voie.
Que les mondes s' éteignent, leur foyer est vraiment
en moi-me. Dans
p327
mon âme est écrite la raison de l' univers, et dans
le ciel de mon coeur les étoiles qui se lèvent ne
se couchent pas. Second Prométe, si la vie
succombe, en puisant là dans mon sein, que trop
d' amour nuit et jour attise, je la rallumerai.
Voyons. La chose en vaut la peine. Sans trembler,
cette fois, redescendons plus loin dans ma
pensée, par la voie de l' analyse.
v
m' y voici. J' en touche le fond. Déjà, dans ma
nuit, je sens là une plaie, et puis là une autre,
et puis là une source de pleurs qui n' ont pas
encore coulé ! Holà ! En cet endroit, voici
encore, in fundo cogitationis, un souvenir
qui saigne. Sur ma foi, je suis comme un vieil
arsenal plein de haillons envenimés, d' épées
ébréchées contre mon seuil, de cuirasses meurtries
sur mes dalles, d' armes qui blessent quand on
les touche, et de dards suspendus à ma muraille
qui font mourir ceux qui les remuent. Sous ces
débris qui sanglotent, sous ces regrets
gémissants, quelque chose brille là. Oui. -
non. -un Dieu peut-être ? -point. C' est une
larme qui tombe de ma voûte.
vi
au bruit que ma pensée fait en marchant sur ma
ruine, mille images ressuscitent tout debout dans
mon âme. Le front pâle sous leur linceul, mille
espérances à demi mortes, à demi vives, se
redressent dans mon coeur. Rendormez-vous,
mes espérances. Ah ! Tous mes sirs, rendormez-vous
d' un long dormir. Dans ma cendre que je remue,
il n' est point d' or. Tout est poussière qui
s' attiédit.
vii
la chose est certaine. Je débute mal. Un coeur
d' homme tout seul ne vaut rien pour y puiser
la science. Trop de
p328
dards bien aiguisés l' ont percé et troué comme un
crible. La vérité y passe, elle ne s' y arrête pas.
Le genre humain ferait certainement mieux mon
affaire.
viii
par le prendre aussi ? Son bruit est déjà
effacé. Dans son livre, le ver a ronson
image ; et la page qui portait son nom tombe
en poudre sous ma froide haleine. Aujourd' hui
il est trop tard pour déchiffrer comment ses
empires et ses peuples s' appelaient. Ma lampe
s' use ; elle pâlit. Ah ! Qu' il fait noir dans
ma science !
ix
monde qui clos ta paupière sur mon âme sans
pleurer, vide infini, noir néant, dis-moi donc
au moins, toi, qui tu es. à ton dernier moment,
exhale comme un soupir un mot de vérité. Avant
de s' engouffrer dans l' océan, le fleuve se
retourne et donne son secret au brin d' avoine
qu' il désaltère. Mystérieux torrent, veux-tu
t' engloutir sans jeter seulement ton nom au
roseau que tu déracines ?
Le Serviteur Du Docteur.
Seigneur docteur, un étranger qui vient de loin
demande à vous parler.
Le Docteur.
Si c' est mon respectable mtre de dogmatique,
le docteur Thomasius de Heidelberg, ou mon
doux ami Sylvio, faites-les entrer.
(entre l' ange du jugement dernier.)
L' Ange.
Jette là à tes pieds tes livres et ta renome,
suis-moi.
Le Docteur.
Laissez-moi ; il ne me faut plus qu' un jour pour
découvrir le secret de la vie.
p329
L' Ange.
Viens apprendre le secret de la mort.
Le Docteur.
Dans une heure, avant ce soir, j' aurai troule
dernier mot de la science.
L' Ange.
Il n' y a plus ni heures, ni journées. C' est là son
premier mot. Demande-le à cet enfant qui
ressuscite.
Vi
Le Poète, dans son cercueil et à demi
ressuscité.
i
mon coeur seul se ranime dans mes os. Il bat déjà
dans ma poitrine, et ma poitrine est encore
froide ; mes yeux voient jà celle que j' adorais,
quand j' étais quelque chose ; et mes yeux sont
encore pleins de la terre du cimetière. Pourquoi,
mon coeur, es-tu ressuscité si vite, sans
seulement attendre que la lumière ait réchauf
ma place ? Oh ! Que ferais-tu maintenant, si
j' allais retourner d' un pas dans l' éternelle
mort ?
ii
mille images que j' ai rêvées, quand je vivais sur
terre, reparaissent autour de moi. Pourtant, il
n' y en a qu' une qui me ferait encore, tout mort
que je suis, palpiter et pleurer.
Choeur Des Femmes Ressuscitées.
i
celle que tu cherches, comment la reconnaîtrais-tu ?
Toutes, nous portons au coeur la même plaie :
c' est, si tu le connais, le mal que rien ne
guérit, ni les simples,
p330
ni le baume, ni la plaine, ni le mont, ni lesir,
ni le regret, et qui croît encore dans la mort,
comme une fleur dans son vase.
ii
nos histoires sont différentes ; nos paroles le
sont aussi ; mais toutes elles ont le même sens.
Dans maints endroits, nous avons vécu loin les
unes des autres. Par la douleur, nous nous
touchions, sans le savoir. Dans nos pleurs,
dans nos chants, dans nos soupirs, nous sommes,
l' une après l' autre, l' écho toujours répété du
grand amour qui fit les cieux si beaux pour
durer, et le monde si triste pour mourir.
Le Poète.
Passez seulement et pleurez. à ses larmes plus
divines, je saurai bien connaître celle qui me
peut ressusciter.
(l' une après l' autre, les âmes des ressuscitées
sortent de terre et passent.)
Sapho.
J' étais Sapho de Lesbos, quand Phaon était sur
terre.
La mer, la vaste mer, où je me suis précipitée,
n' a pas noyé dans son abîme monsir. Avec ma
lyre, l' oan m' a bercée pendant l' éternité sur
ses meilleures rives. Rien qu' une larme, sur
son sein, de celui qui m' en fit tant verser,
m' aurait plus rassasiée que tous les flots de
Leucade et d' Asie qui ont baisé mes lèvres,
et qui s' en sont lassés sans m' avoir désaltérée.
Héloïse.
J' étais Héloïse, quand lui s' appelait Abailard.
Les cieux, les vastes cieux, plus grands que la
mer d' Asie, ne sont pas assez grands pour
l' amour de mon âme. Les piliers du cloître
n' ont pas refroidi mon sein ; mon espérance
a couvé sous la mort. Plus d' une fois, sous
mes dalles, je me suis relevée sur mon séant, pour
p331
embrasser mon Abailard. Dans son coeur, mes sept
cieux rayonnent. Lui, c' est mon Dieu ; il est
ma foi ; il est mon Christ. Je suis sa mystique
fiancée ; et notre tombe est notre paradis.
N' en sortons pas. Nos os sont mêlés, notre
cendre aussi ; non, je ne veux pas ressusciter.
La Reine Berthe La Blonde.
Sur un trône tout pavoisé d' oriflammes, souvent
j' ai pleuré quand je devais sourire. Dix nations
baisaient ma robe, si je passais sur mon cheval
amblant ; si je filais ma quenouille, un grand
empire faisait : chut ! Pour entendre gronder
mon fuseau. Mais, sous le dais et dans ma
chambre dorée, et dans mes peuples innombrables,
il me manquait plus qu' un empire. Sans
marchander, j' aurais don tout mon trône
empanaché pour moins qu' un soupir, mes villes
et mes comtés pour une douce haleine, et
mes trois royaumes, remplis de barons, et
d' écuyers, et de carrousels, et de longs cris
de guerre, pour ces trois mots : je vous aime,
dits et écoutés et rétés le soir, tout bas,
à la forêt, sur un banc, dans une chambre de ramée.
Gabrielle De Vergy.
écoutez-moi, reine d' amour, et dites-moi si j' ai
raison de détourner ma bouche du pain de la vie,
et de n' en vouloir ni la mie, ni le levain. Le
dernier repas que j' ai fait sur terre est encore
amer à mon palais. C' était dans la tour de Vergy.
Le jour brillait en mai ; le bouvreuil chantait
dans le buisson. Celui que je ne sais comment
nommer était à table avec moi ; si bien que son
éperon toucha maintes fois ma robe, et que j' en
tremble encore jusqu' au mourir. Nous étions seuls,
sans parler. Après le bénédicité, mes yeux
regardaient la nappe ; mais mon coeur était
loin, sur le chemin de terre-sainte, dans
l' attente d' une peine nouvelle. Le cruel seigneur
me dit : que songez-vous, ma mie ? Vous ne
mangez point ; prenez
p332
ceci. Et, quand j' eus approché mes lèvres : ah !
Sire ! Que c' est amer ! J' en mourrai, je le vois.
Qu' ai-je mangé ? -vous avez mangé, madame, le
coeur de votre amant, le sire de Coucy.
Voilà comment je fis mon dernier repas, et pourquoi
le gt de mon poison est encore dans ma bouche,
si bien que tout le pain des anges ne me l' ôtera
jamais.
Béatrix.
Sur mes lèvres, la vie ne m' a laisni doux, ni
amer. Son goût est passé ; je ne sais plus ce
qu' il était. Celui qui mit en vers le paradis,
et l' enfer, et le purgatoire, et qui m' a rencontrée
près de Florence, en montant à San Miniato,
le sait à ma place. Sans le voir, j' ai suivi
mon chemin. étais-je un rêve de son coeur ?
Fus-je un soupir de sa bouche ? Ou un fantôme
dans sa nuit ? Ou une fleur trop tôt cueillie ?
Ou une florentine trop tôt fiancée ? Ou un flot
de l' Arno gémissant ? Ou rien qu' un nom ? Ou
rien qu' une ombre qu' il a vêtue jusqu' aux pieds
de son longsir ? Ce n' est pas moi qui le
dirai. Soupir ou songe, onde qui passe, fleur
qui s' effeuille, ou ombre, ou jeune fille, ce
que je veux s' appelle éternité d' amour avec celui
qui m' a rêvée.
Mademoiselle Aïssé.
Et moi, je me souviens trop bien que c' est sur
terre que j' ai vécu ; si je l' oubliais jamais,
cette blessure au coeur, que voilà, me le
rappellerait. Dans le monde j' ai aimé, dans le
monde j' ai souffert. Autour de moi brillait
la fête, et dans le bal je jouais. Pour m' amuser,
comme les autres j' effeuillais ma couronne.
Ma bouche encore souriait, que le ver avait
rongé ma joie. Pendant le jour, je vivais de
désirs ; pendant la nuit, de remords. Une fois,
seulement, en tremblant, le mot qui m' était le plus
p333
doux à dire a passé mes lèvres ; et ce mot, trop
bien entendu, m' a conduite où je suis.
La Comtesse Guiccioli.
Celui pour qui j' ai quitté le comte, après mon
mariage, tous les autres l' appelaient Byron,
quand seule je l' appelais Noël. Lui, que
n' avaient pu sennuyer la Tamise, ni le Rhin,
ni le Tage, ni Venise, ni tous les minarets
au delà des Dardanelles, restait tous les
longs mois d' été, assis près de moi, à compter
mes cheveux d' or. Pour un jour d' absence, ses
larmes recommençaient à couler dans le jardin
de Ravenne, et sesvres à pâlir. à la Mira,
à Bologne, à Gênes, mais surtout à Pise,
près de l' Arno et de la Strada-Longa, dans
le palais Lanfranchi, que d' heures, mon dieu !
Toutes à se voir, à s' écouter, puis à se taire, et
à se revoir toujours, qui jamais ne reviendront
au ciel, ni si belles, ni si tièdes de doux
soupirs ! Sous un pin d' Italie, j' ai guéri
d' un sourire la plaie de Lara, du corsaire,
de Manfred, d' Harold. Avec l' étoile de
Toscane, toujours vermeille, avec l' haleine
de la mer, toujours à moitié assoupie ; avec
le baume des villas, j' ai apai, moi aussi,
pour un soir, la dure peine d' un esprit immortel.
C' est là ce que j' ai fait sur terre ; et je ne
m' en repens pas, quandme le comte le saurait.
Choeur De Desmone, Juliette, Clarisse
Harlowe, Mignon, Julie De Woldemar,
Virginie, Atala.
Entre la terre et le ciel, toujours nous flottons
sans nous reposer une heure. Jamais nous n' avons
eu ni figure, ni forme, ni sens, ni abri, hormis
dans le songe qui nous a faites. Nous sommes
des images d' en haut, des larmes vivantes,
d' éternels pleurs sans paupières, d' infinis
soupirs sans voix, d' impalpables caresses,
des pensées toutes nues, des âmes qui nous
cherchons un corps aussi pur que nous, sans
pouvoir le trouver dans ce noir limon de l' univers.
p334
Répondez, mort, dans votre cercueil ; est-ce nous
que vous attendez pour vous ressusciter ?
Le Poète.
Non, ce n' est pas vous. Celle que j' attends a la
voix encore plus douce. Son air est aussi plus
leste. D' un regard elle m' aurait déjà, comme
Lazare, tiré du fond de ma poussière. Passez
toujours, et dites-moi ce qui vous a fait mourir.
Une Voix.
Mon front était pur comme le front d' un ange, mais
mon coeur était vide. Mes yeux étaient profonds
comme le ciel, mais comme le ciel sans une
étoile. Le monde m' appelait sa divinité ; moi,
je ne croyais à aucun Dieu. Je n' ai rien aimé.
-voilà pourquoi je suis morte.
Deuxième Voix.
i
sur un tilleul mon nom est écrit à l' endroit d' où
les Vosges regardent Spire. Quand le Rhin
coulait, c' est lui que je voyais, les jours
de fête, en sortant de ma ville. Il y a dans
les vignes, là, au pied du Mont-Tonnerre,
sous les noyers, en face de l' église, un sentier
mon coeur s' est brisé de lui-même. Je
croyais cueillir un baume dans la mort ; mais,
en me réveillant, ma peine trop tôt recommence.
L' espérance me fatigue autant qu' un brin
d' herbe à soutenir. Ah ! Mon père, êtes-vous
pour m' apporter à boire ? J' ai la fièvre.
êtes-vous, mon petit frère, pour relever
mon chevet ? Si vous voulez que je revive,
allez dire au seigneur d' effacer dans mon
âme, avec son doigt, la vigne, la montagne,
le noyer, le sentier, et mon nom aussi, comme
sans peine il les a effas de la terre.
ii
ni demain, ni après, celui qui sait qui je suis
ne reviendra
p335
plus jamais. Ce n' est pas dans ses bras que je me
suis jetée, mais c' est son coeur que j' ai navré.
Ce n' est pas sa voix que j' ai suivie, mais c' est
son sein que j' ai meurtri. Ce n' est pas à sa
porte que j' ai frap, mais c' est son espoir que
j' ai fou. J' ai voulu tout aimer. -voilà
pourquoi, moi, je suis morte.
Troisième Voix.
i
mon nom veut dire sagesse et il sonne comme amour.
Dans le pays où croule la tour de Gabrielle De
Vergy, j' ai demeuré sans compter les mois ni
les anes. La ville ou la campagne, tout m' était
indifférent. Je ne désirais rien, ni soir, ni
matinée, ni lendemain. Assise à ma fenêtre à
demi close, à peine si mes yeux se levaient pour
regarder dans ma cour qui montait par mon perron.
Mais un mot que j' ai entendu m' a veillée par
un sanglot. Depuis cette heure, cieux et
douleurs me sont ouverts. -voilà pourquoi je
suis e.
ii
pendant sept ans, en faisant mon ouvrage, j' ai
attendu sur mon balcon, tout proche du canal,
que celui qui avait un jour baisé la fleur qui
tomba de ma main à ma fête de mai vînt à passer.
J' ai retenu, dans mon coeur, tant que j' ai pu,
mon souffle pour entendre seulement son cheval
hennir sous ma fenêtre. Mais le vent a empor
le bruit. Le monde a passé à sa place. Dans mon
foyer, j' ai couvert, matin et soir, mon souvenir
sous ma cendre. Sans pleurer, j' ai fait ma
tâche comme autrefois. Comme autrefois j' ai
souri. -voilà pourquoi je suis morte.
iii
dans mon sein, j' ai garen silence, la foi
des temps
p336
qui n' étaient plus. Quand tout disait : c' est un
ve, j' ai cru seule au long espoir. Une pensée,
un songe, une chimère m' étaient sacrés. Sous
mes larmes aveuglantes j' entrevoyais des cieux
meilleurs. J' ai vécu dans un rêve que personne
n' a eu. Pour mate, je me parais ; et ma
fête était au delà de la terre. Le monde
m' appelait, et, sans rien dire, jepondais
tout bas au ciel : me voici. -voilà pourquoi
je revis.
Le Poète.
i
une voix, une voix a percé mes os. Deux larmes en
tombant sur ma cendre ont refait l' argile de mon
coeur ; je suis ressuscité.
ii
par ce sentier, laissez-moi suivre celle qui m' a
fait renaître. Mes jours, quand j' étais sur
terre, ont été trop courts pour verser à loisir
sur ses pas, comme une huile de parfum, ma vie
tout entière. Maints secrets inachevés qu' elle
devait connaître, maintes paroles à moitié
prononcées sont restées sur mesvres. C' est
bien le moins, mon dieu ! Que je voie passer
ici cette âme sans son corps, comme un aveugle
voit une fleur dans son parfum.
iii
de tout un monde, il m' est resté cet anneau à mon
doigt ; et sur mon coeur cette lettre que la
mort n' efface pas, à peine lue, à peine close,
d' une encre plusle que des larmes, et dont
la réponse doit se trouver au ciel. Ciel,
rends-moi-la, celle qui l' écrivit. Une heure
seulement, que sa lumière m' éclaire ! Et puis
je redeviendrai poussière ; ah ! Oui, poussière,
pour sécher dans mon livre ces derniers mots
que tu lui montreras.
p337
Vii
une contréeserte. Au loin, la mer vide,
et une ruine, qui figure celle du monde.
Ahasrus, Rachel.
Rachel.
Oui, si tu le veux, Joseph, je le veux ; nous
resterons ici dans cette vallée sans nom ; ce
jasmin fera notre berceau. Pendant que les mondes
achèveront de mourir, toi et moi, ici, sans nous
quitter une heure, nous recommencerons à vivre,
comme nous faisions à Linange. Tout l' amour
de la terre sera renfermé entre ces deux rochers.
Avec toi, sans Dieu, sans Christ, sans soleil,
je te le jure, je n' ai besoin de rien. Les âmes
remonteront au ciel ; et nous, nous ne
dépasserons jamais cette bruyère fleurie. Je
ne verrai que toi ; tu ne verras que moi. Pas
une étoile ne me dira plus : c' est le soir,
quand je voudrais que ce fût encore le jour.
Ma main toute dans ta main, mes yeux dans tes
yeux, nous passerons ici, sous ce tilleul,
l' éternité.
Ahasrus.
Nous pourrions être heureux ainsi, je le crois.
Mais ce bonheur est trop facile ; demain ou
après, nous le retrouverons, quand nous voudrons.
Allons encore plus loin ; jusqu' au bout du
monde ; c' est là, c' est là que je voudrais être.
Rachel.
Nous y sommes ; après cela vient le ciel.
p338
Ahasrus.
Quoi ! Voilà tout ? C' est là déjà notre barrière !
Elle est trop près. Je m' ennuie de la terre ;
au ciel, je crois, je serais mieux.
Rachel.
Autrefois, quand je te donnais une fleur, tu ne
désirais plus rien. à psent, que je suis toute
à toi, je ne suis plus rien pour toi ; dis la
rité ?
Ahasrus.
Pardonne-moi, mon coeur. Ce ne sont que des
moments qui passent. Il y en a, tu le sais,
un brin d' herbe me ferait pleurer de joie,
et d' autres tout un ciel ne me suffirait pas.
Rachel.
Ce monde, qui s' en va, ne me fait pas pleurer, moi.
Mais je ne suis plus pour toi ce que j' ai été ;
c' est là ce qui me fait mourir.
Ahasrus.
Le mal ne vient pas de moi, sois-en sûre ; mais,
ici, je ne peux pas guérir. Quand je suis le
plus à toi, et que je sens mon coeur respirer
dans ton coeur, c' est précisément alors que
mes oreilles tintent, et qu' il y a une voix
qui me crie : plus loin ! Plus loin ! Va-t' en
jusqu' à ma mer d' amour.
Rachel.
Quoi ! Aussi, lorsque je te serre dans mes bras,
je ne te suffis pas ?
Ahasrus.
C' est là la maladie de mon âme. Quand mes lèvres
ont bu ton haleine, j' ai encore soif, et la même
voix me crie : plus loin ! Plus loin ! Va-t' en
jusqu' à ma source ; et, quand je te presse sur
mon sein, mon sein me dit : pourquoi n' est-ce
pas la vierge infinie qui demeure au ciel ?
p339
Rachel.
Oh ! Ahasvérus ! Ne me rends pas jalouse de Marie.
Pour un sourire de toi, je me perdrais encore
mille fois.
Ahasrus.
Je ne t' en aurais jamais parlé le premier ; mais,
dans toutes mes joies, il y a une peine au fond ;
et cette peine est si amère, si amère, que tes
baisers jamais ne m' en ont ôté le goût : j' ai
cru que cela passerait, et cela ne fait que
s' accroître !
Rachel.
Tes désirs sont trop immenses ; c' est ma faute de
ne les avoir pas su remplir.
Ahasrus.
Non, ce n' est pas ta faute. Pour me faire illusion,
j' ai voulu t' adorer dans toutes choses. Si
j' entendais le ruisseau passer, je me disais :
c' est son soupir ; si je voyais l' abîme sans
fond, je pensais : c' est son coeur. De la
vapeur des îles, et des nues, et de l' étoile,
et du souffle haletant du soir, je me faisais
une Rachel éternelle qui était toi, et toi
encore, et toujours toi, et toi partout, toi
mille fois répétée. Pardonne-moi : je te dis
la vérité ; c' est là mon désespoir. Tout ce
monde a passé ; il s' est sécsur mon coeur.
Rachel.
Je ne peux donc plus rien pour toi ? Oui ! Le
voilà, l' enfer ! Moi qui voulais être tout ton
ciel et tout ton paradis !
Ahasrus.
écoute-moi ! Si, seulement une heure, je savais
ce que c' est que d' être aimé du ciel, je serais
plus tranquille, j' en suis certain. Je me fais
mille chires sur l' amour divin : si je pouvais
le gter, sûrement elles se dissiperaient ;
car c' est une folie plus forte que moi qui me
pousse à aimer plus que d' amour, et à adorer je
ne sais
p340
quoi dont je ne connais pas me le nom. Ce soir,
pour en finir, je voudrais me noyer dans cette
mer d' infini que je n' ai jamais vue. Avec toi
m' y plonger ! Avec toi y mourir ! Oui, c' est
là ce que je veux. Conduis-moi sur son rivage.
Rachel.
Mais mon Christ est cette mer ; viens, viens
t' y perdre avec moi.
Ahasrus.
Sa roche est-elle haute ? Sa grève escarpée ?
Son eau est-elle assez profonde pour noyer
deux âmes ?
Rachel.
Oui, et tous leurs souvenirs aussi.
Ahasrus.
Es-tu bien sûre, dis-moi, que je ne sentirai plus
là ce dégoût, ni ce désir non plus que tout
attise ? Et que mon coeur à la fin s' arrêtera ?
Rachel.
J' en suis sûre.
Ahasrus.
Et que ton Dieu, dans cet abîme, me suffira
toujours, et qu' il ne m' en faudra pas demain
un plus grand pour un plus grand sir ?
Rachel.
Non, viens ; tu n' en voudras plus jamais d' autre.
Ahasrus.
Plus jamais d' autre ? C' est la seule chose dont
je doute.
Rachel.
Eh bien, viens donc ! Mon dieu ! La terre n' a plus
d' eau ; mais mes larmes te baptiseront. Mets-toi
là, à genoux, comme au temps où tu m' adorais.
p341
Ahasrus, à genoux, pendant que Rachel le
baptise avec ses larmes.
encore des larmes ! Les tiennes sont trop tièdes.
Pleure donc sur mon coeur ; là ; oui, là ; c' est
là que j' ai soif.
Rachel, en elle-même.
et moi, c' est là aussi, sans le vouloir, que tu me
fais mourir pour ne plus jamais ressusciter.
Viii
on entend dans l' éloignement Mob qui poursuit
les morts sortis de terre.
Mob.
i
ressusciter ! La chose est usée et le mot aussi.
Qui vient là de le redire si bas ? L' écho, je
crois. Les morts l' ont entendu ; les morts le
pètent. Là ils vont, là ils viennent ; là ils
passent, là ils courent. Mais surtout ils
bâillent et chuchotent : j' ai encore sommeil.
ii
courage, bravo ! Dressez-vous sur vos membres,
messeigneurs, comme si mon cheval ne vous avait
pas fous aussi bien que le vigneron fait son
vin dans sa cuve. Courage, maudits ! Germez
dans mon sillon, comme si je ne vous avais pas
moissonnés avec ma faucille et battus dans
mon aire. Sans rire, rois et reines, remettez
sur votre chef votre couronne que j' avais
emportée sous mon toit. à mon trousseau pendait
et carillonnait la clef des tombeaux et des
caveaux ; qui me l' a prise pour ouvrir la
serrure ? J' avais moi-même couché sous sa dalle
chaque homme en lui sifflant mon air pour
l' endormir ; qui est venu les éveiller à ma
porte ? çà, maudit troupeau, entends-tu
p342
ma cornemuse ? Retourne dans mon enclos avant que
le maître te voie. Que ferais-je à présent pour
remplir toutes mes tombes vides, si, par hasard,
il les heurtait du pied, en passant ?
Ahasrus, à Rachel.
entends ce berger.
Rachel.
Ce n' est pas un berger ; c' est Mob qui poursuit
les morts avec son fouet. La voilà qui descend
par notre sentier.
Mob, à Ahasvérus.
toi encore ici, Ahasvérus ! Toujours errant ! Je te
croyais assoupi sous quelque tombe. Veux-tu
aujourd' hui que je te fasse ton lit, comme à un
roi sculpté dans la pierre ? Je te donnerai,
si tu le veux, le mausolée d' un empereur ou le
caveau d' un doge en beau marbre de Candie. Si
tu le veux, j' entasserai pour toi, en un seul
tombeau, tous les tombeaux que les rois m' ont
laiss. Ils monteront plus haut que la plus
haute colline. Tu dormiras à ton aise sur leur
penchant.
Ahasrus.
De sommeil, je n' en ai plus.
Mob.
Et qui te l' a ôté ?
Ahasrus.
L' espérance.
Mob.
Bah ! C' est le mot que je donne aux morts à presser
entre leurs lèvres, avec leur poussière, pour
les amuser ; mot doucereux et vide, et qui n' est
fait que pour eux : laisse-leur ce jouet.
Qu' espères-tu ?
Ahasrus.
Une autre vie.
p343
C' est trop modeste, mon cher. Et quoi encore ?
Ahasrus.
Mon pardon.
Mob.
Je te le donne.
Ahasrus.
Non pas de toi, mais de ton maître.
S' il te poursuit, je te cacherai dans mon ombre.
Ahasrus.
Et mon âme, la cacheras-tu ?
Mob.
âme, esprit, vie, amour, esrance, grands mots
que j' ai taillés moi-même, je te dis, comme mes
cinq grandes pyramides du désert, où je n' ai
fait entrer que trois grains de sable et un
banc pour m' asseoir.
Ahasrus.
Tu me rends le fardeau que j' avais sur la poitrine.
Mob.
Jusqu' au dernier jour, continueras-tu à te prendre
au sérieux ? La vie n' est pas possible avec ces
folles rêveries. Tu as encore une minute, et il
n' y a que le positif qui dure.
Ahasrus.
Ce que tu appelles le positif, est-ce ce que je
vois de mes yeux ?
Mob.
Sans doute.
Ahasrus.
Mais regarde ; le soleil pâlit, l' océan se retire,
la forêt se dessèche ; ils ne seront plus ce soir.
p344
Mob.
Et moi je serai toujours. Vraiment que
deviendrais-je si je faisais comme vous ?
Heureusement, mes ailes sont assez grandes pour
couvrir l' univers, et mes idées ne dépassent
jamais le manche de ma faux.
Ahasrus.
Le jugement approche ; tes genoux ne tremblent-ils
pas en y pensant ?
Mob.
L' imagination frape exagère toutes choses, mon
cher. Ce sera une journée comme une autre, un
peu de fue, surtout de cendre, et puis ce sera
tout.
Ahasrus.
à chaque mot de ta bouche, mon coeur devient plus
pesant.
Mob.
C' est un organe en effet fort incommode dans les
chemins montants. J' en ai souffert beaucoup dans
ma jeunesse ; et j' en ai encore, à cette heure,
le hoquet, comme vous voyez.
Ahasrus.
Laisse-moi ; tu me glaces, et tu ne peux pas me
tuer.
Mob.
Eh bien, garde-les donc, les songes que cet ange
t' a apportés en dot. Beau couple, qu' ils vous
suivent à Josaphat ; vous verrez là comment
ils vous seront payés. Mais prenez le plus
court. -par ici, toujours à gauche. Du haut
en bas, le firmament est lézardé. Avant une
heure, il va crouler. J' entends déjà l' éternel
essaim de mes chauves-souris qui bruissent à la
voûte des cieux, et là-bas, la dernière goutte
d' eau qui pleure et glousse et se lamente
en s' abîmant pour la dernière fois dans la
mare du monde.
p345
Ix
la vallée de Josaphat se remplit peu à peu de
morts pendant les choeurs qui suivent. Les
saints chantent les litanies et les prières
de la vierge.
La Vierge Marie.
Les fleurs flétries sur les tombeaux sont les
premières ressuscitées ; je les vois d' ici qui
se rhabillent sur leurs tiges.
Choeur Des Fleurs.
Si c' est le jour du jugement, nous nous levons
au plus haut de nos tiges, pour que notre
jardinier nous cueille. Nous n' avons rien à
craindre du jardinier de Golgotha. Nous avons
fait la tâche qu' il nous avait donnée. Chaque
matin nous avons lanos écharpes et notre
tunique dans la roe, pour que le baiser de
l' abeille n' y laissât point de traces. Chaque
soir, nous avons filé, sur notre quenouille,
notre fuseau parfumé dans nos doigts. Pas une
fois le soleil, en se levant, tout éclos au plus
haut du feuillage du ciel, ne nous a trouvées
endormies sur notre chevet. Pas une fois, la
mer, en se couchant dans sa corolle de rocher,
ne nous a appelées à demi-voix de son dernier
murmure, sans que nous n' ayons laissé tomber
sur elle notre corbeille pleine de feuilles de
citronniers et de roses sauvages. En hiver,
nous avons mis sur nos épaules notre manteau
de neige. En été, nous avons pris dans notre
coffre notre ceinture qu' un rayon des étoiles
nous tissait. Si une larme d' une femme tombait
par hasard sur la terre, toujours nous l' avons
recueillie sur le bord de notre calice. Si
Ahasrus passait par notre
p346
chemin, toujours nous avons baigné notre couronne
dans le sang de Golgotha.
Rosa Mystica.
J' ai mis tous vos parfums dans ma cassolette ;
n' ayez pas peur, ils ne sont pas perdus ; je vous
les rendrai pour l' éternité.
Choeur Des Fleurs.
Sans jamais nous lasser, nous avons grimpé par les
sentiers des chamois jusqu' au sommet des Alpes,
pour voir notre seigneur de plus près. Sans
jamais plier sur nos genoux, nous sommes
descendues fraîches et matinales jusqu' au
fond des grottes, pour demander si notre maître
ne s' y était point endormi. De nos sommets
nous avons vu, sans avoir peur, la lave des
volcans frapper à la porte des villes et
s' asseoir, comme une foule, au seuil des
maisons et sur le banc des théâtres. Du bord
de nos cavernes, nous avons vu en souriant les
ares, les chariots de guerre, les chevaux
à la croupe bondissante, se baigner dans leur
rosée de sang, les cimiers se dresser, les
écus flamboyer et les épées cueillir leurs
fruits mûrs sur la branche de l' arbre des
batailles. Quand les sceptres des rois se
deschaient entre leurs mains, quand les
peuples, l' un aps l' autre, se fanaient
dans leur automne, nous venions à leur place
germer dans leurs vallées, et oindre nos
couronnes dans la pluie de leurs caveaux.
De notre passé nous ne regrettons pas une
heure ; à présent qu' allons-nous devenir ?
Mater Sanctissima.
Ne craignez rien, je vous cueillerai dans votre
haie pour me faire une guirlande, comme une
jeune jardinière.
Choeur Des Oiseaux.
Et nous aussi, nous avons fait ce que notre
oiseleur
p347
nous avait commandé ; nous avons trem au fond
des bois les plumes de nos ailes dans des
ruisseaux d' argent qui coulaient goutte à
goutte, et que personne autre que nous ne
connaissait. Nous avons aiguisé nos becs d' aigle
sur le bord des nuages enflammés, et rougi nos
gorges de fauvette au feu de brure des
laboureurs. Oh ! Que les villes étaient petites
quand nous passions avec la nue, le cou tendu,
sur leurs broussailles ! Avec leurs ponts et
leurs murailles à sept enceintes, avec leurs
vaisseaux dans le port, avec leurs clochers qui
chantaient dès le jour, que de fois nous avons
dit en les voyant sous l' ombre de nos ailes :
allons ! Fondons sur elles ; c' est la couvée
d' une fauvette qui se penche sur son nid pour
prendre sa becquée. Sans jamais nous inquiéter,
dans nos voyages, nous avons été, chaque année,
chercher le grain d' or que notre oiseleur nous
tendait, dans le creux de sa main, à travers
l' océan et le désert. à présent, nos ailes
sont lassées ; nous allons tomber dans l' abîme,
si un doigt ne nous retient. Tous les mâts sont
rentrés dans le port ; toutes les villes sont
fermées. Nous avons mendié chez les rois de la
terre : " donnez-nous, rois de la terre, un brin
d' herbe pour nous y reposer. Donnez-nous dans
vos royaumes une branche de bois sèche pour nous
y asseoir une heure. " pas un d' eux n' a pu
trouver, chez lui, ni brin d' herbe, ni branche
che. Les vallées tremblent, les sommets
frémissent comme un feuillage d' automne.
Mater Castissima.
Ne craignez rien non plus : dans la tour du ciel,
je vous ferai un nid de soie, au coin de ma
fenêtre.
Choeur Des Montagnes.
Comme un troupeau de cavales sauvages qui
s' éveillent au jour et soulèvent leurs cheveux
de leur front, si un
p348
bruit leur arrive, ainsi nos croupes et nos
flancs se sont dressés sous le fouet des
tempêtes. Notre crinière est faite de forêts,
la corne de nos pieds est faite de marbre
blanc ; l' arçon de notre selle et le mors de
notre bouche sont de nuage doré ; notre écume
est un fleuve qui blanchit notre frein ; et nos
naseaux, quand l' aiguillon nous éperonne,
vomissent leur lave dans l' océan. Tous les
dieux, l' un aps l' autre, ont passé sur nos
sommets. De leurs trésors nous n' avons gar,
seigneur, que votre croix pour couvrir notre
cime dans l' orage. Par nos petits sentiers,
nous avons monté jour et nuit pour prendre
dans nos coupes les fleuves et les fontaines.
Chaque soir, nous avons enfer dans le fond de
nos grottes les brises embaumées et les parfums
d' été que nous recueillions le jour. Pour
vous plaire, chaque hiver, nous avons roulé
sur nos têtes nos neiges entassées ; et nous
avons gémi, au fond de nos volcans, comme un
homme qui s' endort oppressé, dans son lit, sous
le poids de votre nom.
Voix Du Mont Blanc.
J' ai mené paître devant moi mes génisses
blanches : les montagnes des Alpes sont mes
blanches génisses ; leurs cornes sont de neige ;
elles secouent sur leurs têtes les nuages
d' hiver, comme une touffe d' herbe fauchée.
Pour taches sur leurs flancs, elles ont trois
forêts de sapins noirs ; leurs mamelles sont
de cristal ; leur queue balaye mon chemin.
En mugissant sous le vent et sous la bise,
elles lavent la corne de leurs pieds dans le
lavoir des lacs. à leurs cous sont pendus des
villes et des villages, des voix de peuples
et des états croulants, comme des clochettes
d' acier fin, pour être entendues de loin dans
le pâturage du seigneur.
p349
Choeur Des Alpes.
Cherchez vous voudrez vosnisses blanches :
nous ne connaissons plus votre cornemuse. Nous
sommes, nous, une ronde de filles à marier qui
nous donnons la main. Seigneur, changez, de
grâce, pour un habit de fête, notre ancienne
robe de vapeurs. Pour amoureux, jamais nous
n' avons eu à notre porte que l' aigle qui nous
baisait de son aile noire ; pour fiancé, que
le chamois, et pour époux, que le torrent qui
roule sous nos pieds. Sans faute, chaque jour
nous avons porles fleuves dans nos jattes,
comme la laitière qui descend du chalet. Mais
l' été est fini ; l' hiver du monde approche...
laissez-nous aussi, nous, descendre de nos
cimes pour voir, à notre tour, dans la vallée,
passer sur notre seuil ouvert les voyageurs,
les marchands, les moines et les joueurs de
chalumeaux.
Le Père éternel.
Vous avez douté une heure dans le fond de vos
grottes. Allez, je me ferai de tous vos sommets
ensemble, l' un sur l' autre, un banc de pierre
pour m' asseoir sur ma porte.
L' Oan.
Souvenez-vous, seigneur, du jour où vous me meniez
paître pour la première fois ; souvenez-vous de
l' heure où j' étais seul, sous vos yeux, dans
votre immensité. Alors votre main me caressait
comme son chien fidèle ; alors vous me preniez
vous-même dans vos bras pour m' apprendre à
bondir sur mon roc, comme un petit chamois
que son père mène pour la première fois dans la
prairie des Alpes. Vous m' aimiez dans ce
temps-là ; ma brise était si frche ! Mon
sable était si neuf ! Je me voyais moi-même
azuré et mes membres limpides jusqu' au fond
de mon lit, comme une jeune fille sous ses
rideaux de fiane. Maintenant qu' ai-je donc
fait,
p350
seigneur ? J' ai baisé mes rivages ; est-ce d' eux
que vous êtes jaloux ? J' ai bercé dans mes
vagues des ombres qui passaient. Quand vous
m' avez quitté pour une autre, plus belle que
moi, j' ai jeté mes soupirs sur le vent qui
m' éveillait, sur la dalle du môle, sur la
grève du rocher, dans la nasse du pêcheur,
dans la voile qui m' habillait de lin. êtes-vous
jaloux de la voile, ou de la nasse du pêcheur,
ou de la gve du rocher, ou de la dalle du
le ? Je ne vois plus dans mon abîme que des
carcasses de barques naufragées ; mon flot
ne roule plus que des algues arrachées de ma
rive ; mon sable est fait de la poussière des
morts, tant de couronnes et de sceptres
rompus, tant de proues de vaisseaux, tant de
villes englouties, tant de boucliers et de
sabres rouillés, s' entrechoquent dans mes
flots, qu' ils empêchent ma voix d' arriver
jusqu' à vous !
Le Père éternel.
Tu as douté jusqu' au fond de tes vagues. Va ! Je
prendrai toute ton eau dans le creux de ma main
pour en laver la plaie et le calice de mon fils.
Choeur Des étoiles.
Comme un lerin de Palestine emporte sur son
habit les coquillages de la rive, ainsi vous
nous aviez attachées au bord du manteau du
matin. Comme les mules d' un évêque qui s' en
va à Tolède secouent sous leurs crinières
des clochettes dorées, ainsi nos voix argentines
pendaient et résonnaient sous la crinière des
mules de la nuit. Pour abger notre voyage,
il ne fallait qu' une goutte de rosée nous
nous mirions en passant. Jusqu' à ce que le jour
vînt à luire, nous nous contions nos rêves ; et,
si quelque nuage mouillait notre chevelure,
nous lui demandions en souriant notre chemin
dans le désert. Mais,
p351
à cette heure, l' orage nous chasse avec les
feuilles dans la fot de Josaphat.
Stella Matutina.
Vous n' avez pas assez pleudans la nuit d' orient
de la passion, quand je tenais mon fils mort
dans mes bras sur le Calvaire, et vous avez
souri dès le lendemain !
Choeur Des étoiles.
Pardonnez-nous, Marie ! ... quel crime encore
avons-nous fait ? Est-ce d' avoir effleuré dans
la nuit lesvres closes et la paupière
d' une femme de Turquie, d' avoir baisé son
turban, son poignard avec ses tresses, et encore
sa ceinturenouée sous sa tente ? Est-ce
d' avoir été trop lente à me lever dans le
golfe de Naples, ou trop paresseuse à me
bercer aux vignes grimpantes de ses îles ?
Est-ce d' avoir oublié l' heure dans les gondoles
de Venise, à la porte des palais déserts, ou
d' avoir pris tant de fois le message du pte,
sur sa fenêtre, pour le porter au bout de l' infini ?
Le Père éternel.
C' est assez ! Vous aussi vous avez douté, à votre
heure, sous votre tente de lumière. Rendez-moi
tous vos brillants pour m' en faire un pendant
d' oreille. De l' aurore jusqu' au couchant, au
loin, alentour, des plis du firmament, du
sommet de la vague, de la cime de l' arbre, où
vous vous éveillez, rendez-moi tous vos joyaux,
qui étincellent, pour m' en faire une bague
à mon doigt.
Choeur Des Femmes.
i
le chemin de la terre que nous suivons en pleurant
est trop rude pour nos pieds. On s' y blesse
sans épines, sans pierres on s' y meurtrit.
Quand elle s' est lase, la fleur s' est penchée
sur sa tige. L' étoile fatiguée s' est reposée
p352
sur un nuage. Mais notre coeur hors d' haleine n' a
plus pour s' appuyer ni nuage ni tige.
ii
maints soupirs, que personne n' a entendus, ont
consumé notre souffle sur nosvres ; un mal de
chaque jour, sans nom, sans cicatrice, a usé
comme une lime l' espérance dans notre sein.
J' aimerais mieux compter les cheveux de ma tête
que les larmes invisibles qui ont coulé dans
mon âme. Sans me plaindre, dans ma maison, j' ai
fait mon ouvrage, j' ai filé mon rouet, j' ai
soufflé dans mes cendres ; mes cendres sont
éteintes. Trop de pleurs y sont tombés l' un
sur l' autre ; et le fuseau, messirs
murmurants roulaient et déroulaient leur lin
à la veillée, s' est brisé entre mes doigts.
Mater Dolorosa.
Pitié ! Pitié ! miserere !
Choeur Des Femmes.
i
je n' étais rien que soupir et que rêve. Avant que
mon coeurt rempli, tous mes jours ont coulé !
Ma vie s' est ue entre mes doigts ; et mon âme
est restée au milieu de sa tâche d' amour, comme
un ouvrage, qu' on laisse à peine commen,
retombe sur vos genoux, quand l' aiguille et le
fil sont rompus. Je voudrais une autre vie, et
la donner dès demain à celui qui m' a rendu
pour la première tout un regard.
ii
oui, tout un regard ! Rien qu' un regard ! Et point
de ciel, s' il le faut, point d' étoiles ! Point
de Dieu ! Point de Christ ! Rien qu' un soupir,
rien qu' une haleine, rien qu' une fleur qu' il a
touchée. Et puis après l' abîme, la nuit sans
lendemain, sur ma tête le vide, sous mes pas le
néant.
p353
Le Père éternel.
Dans cet amour si long, vous seules avez gar
sans le savoir mon souvenir. La terre a été
votre temps de fiançailles. Vos noces seront
aux cieux. Voici pour votre dot la bague que
j' ai faite de tout l' or des étoiles.
X
la vallée de Josaphat. Tous les morts y sont
rassemblés.
Le Temps, au père éternel.
seigneur, j' ai ménagé, tant que j' ai pu, mon
sablier. Grains à grains, lentement, j' ai laissé
retomber ma poussière sur les pas du genre
humain. Si quelque année plus rapide, et que le
bonheur faisait légère, s' échappait par hasard
de mes doigts, je rendais après cela toutes les
autres plus pesantes qu' un siècle. Heure à heure,
j' ai versé sa vie au misérable dans son coeur
ulcéré, comme la goutte d' huile dans sa lampe
de plomb qui n' éclaire plus sa table. Comme une
larme dévorante qui brûle le regard et qui ne
peut pas couler, j' ai suspendu dans la pensée
du poëte, sous sa paupière sans sommeil, ses
souvenirs et la sueur de ses années. J' ai
donné, goutte à goutte, à Ahasvérus le venin
de ses jours innombrables partout où il s' arrêtait.
Et pourtant, à la fin, mon sablier s' est épuisé.
Pardonnez-moi : je n' ai pu épargner mon sable
ni mon huile si bien qu' une âme fait sa vie,
et un esprit son souffle.
Mob.
Voici ma faux, seigneur. Quand vous me l' avez
donnée, elle brillait au soleil, et je pouvais
y mirer ma figure ;
p354
mais il m' a fallu faucher dans votre pâturage
tant de villes crénelées, tant de tours et de
poternes, tant de phares sur les grèves, tant
de pyramides dans le sable, que son tranchant
est ébréché. Donnez-m' en une autre, je vous prie.
Le Père éternel.
Ma prairie est fauchée, et les faneurs ont porté
dans leurs bras mon foin pour mes cavales sous
le toit de mon étable. Maintenant, pends ta
faux à l' entrée. Fais passer devant moi tous
tes morts, pour que je sache tes journées et
quel salaire t' est dû.
Mob.
Comme une procession àques sort des portes de
Saint-Marc de Venise ou de Saint-Pierre de
Rome, essaim mitré qui bourdonne votre nom en
quittant sa ruche ; ainsi, de ma noire
cathédrale, par ma porte entrebâillée, vont
sortir à la lumière mes peuples et mes essaims
d' empires. Ente, je porterai la bannière ;
le néant, qui se plasse, se tiendra sous le
dais. De leurs corbeilles, les nations
laisseront tomber, en passant, maintes fleurs
fanées, maintes esrances trop tard cueillies.
Dans leurs mains l' encensoir ne jettera que
cendre, et ma clochelée dans ma tour
hurlera pour appeler leur nom. -mes meilleurs
morts sont les dieux, c' est par leurs
éternités que je commence, en entonnant avec
eux le psaume xcix, verset 3, page 13.
Choeur Des Dieux Morts.
Amen.
i
pour des hommes, il est dur de mourir ; mais pour
des dieux, cent fois pire est l' agonie. Le glas
tinte pendant mille ans ; notre haleine, en
s' éteignant, fait soupirer tout
p355
un monde. Sur notre invisible tombe, la lampe,
sans le savoir, illumine notre néant ; et le ver
qui a ronnotre éternité tne et sibyllise
à notre place, habillé de notre nom.
ii
nos furailles sont plus tristes que funérailles
de rois, ou de doges ; notre vie est partout,
notre mort aussi ; notre cadavre gît dans tout
ce qu' on respire, dans l' air, dans la nuit, dans
l' étoile, dans la fleur, et dans le son,
et dans la haine, et dans l' amour, et dans le
coeur qui nous a faits. Pour nous creuser
notre fosse, il ne faut rien qu' un nom plus
grand que le nôtre. Ce nom tombe sur nous
comme la terre qu' on jette aux trépassés ; et
le grand fossoyeur, qui nous brouette dans
l' ame, écrit sur nos têtes : ci-gît un dieu ;
et c' est fini.
iii
qui sommes-nous ? Ou tout ou rien ; ou l' univers
ou moins qu' un mot ; peut-être une ombre ;
ombre de quoi ? De l' infini qui va, et vient,
et monte, et descend tout le jour dans sa tour ?
Dites-le nous : fumée ou cendre, que sommes-nous
dans l' encensoir ?
Le Père éternel.
Vous avez été poussière et vous êtes poussière.
Titans et géants de cent coudées, Brama,
Jupiter, Mahomet, éternités d' une semaine,
vous serez mes écuyers, mes cavaliers, mes fous
de cour et mes nains couronnés, pour m' amuser,
quand je voudrai, dans ma vide infinité.
Mob.
Approchez, villes, tours et colosses d' orient.
Babylone, avec les villes d' orient.
malheur ! Nous sommes les premiers.
Le Père éternel.
Qui es-tu ?
p356
Babylone.
Babylone.
Le Père éternel.
Et ces peuples qui se pressent dans ton chemin,
plus nombreux que les flocons de ma barbe sur
ma poitrine ?
Babylone.
Ils sont tous de l' orient. C' est Ninive, c' est
Bactres, c' est Thèbes.
Le Père éternel.
Qu' avez-vous fait ?
Toutes Les Villes D' Orient.
Seigneur, Babylone est notre soeur aînée. Quand
nous étions toutes petites, assises sur nos
seuils, c' est elle qui nous apprenait à monter
par nos degrés au plus haut de nos tours ; c' est
elle qui parlera pour nous.
Je le veux bien.
Babylone.
Le désert que vous aviez fait autour de nous
était nu et sans voix. Pour le peupler, nous
avons envoyé paître dans le sable nos sphinx,
nos boucs de porphyre et nos griffons aux
ailes d' or, fondues dans nos creusets. Pas un
oiseau n' y faisait sa couvée ; nous y avons
engraissé, de nos mains, sur nos obélisques,
des éperviers à la poitrine d' homme, des ibis
ciselés dans le roc et des cigognes de granit.
Montées chaque soir sur nos terrasses, nous
regardions à la vte du ciel si vous écriviez
quelque ligne nouvelle sur votre table, avec
l' or des étoiles. Quand le désert, dans la
nuit, se levait en sursaut, éveillé par le
vent du sirocco, et disait sur son séant :
est allé mon maître ? Nous répondions : il
est là, sur la nue. Quand la mer, en secouant
son rivage, disait à la tempête : savez-vous
p357
est allé mon pilote ? Nouspondions : voyez,
il est là, sur le sable érythré. Quand les
cavales d' Arabie disaient en hennissant :
holà ! est notre divin cavalier, avec son
frein de diamant et ses éperons d' azur ? -voyez !
Il est là, sur la cime d' Oreb, qui noue à son
fouet les aiguillons des orages. C' est nous
qui vous chantions des cantiques, s le matin
du monde, en nous agenouillant sur nos degrés ;
c' est nous qui portions sur nos têtes des
mitres de rochers crénelés, et qui prenions
sur nos épaules, comme un prêtre, notre aube
de murailles ; c' est nous qui, depuis quarante
siècles, sans relever nos fronts, baisons
sous nos portes écroulées le sable et la
poussière de nos ruines, comme un esclave de
Chaldée, quand il a donné à son maître sa
coupe pleine et ses sandales brodées. Et nous,
maître, nous vous avons donné nos cultes
et notre foi ; l' Inde sous sa montagne secouait
son encensoir ; la Perse allumait son
candélabre dans le feu dusert ; Memphis
penchait sur le Nil pour y laver le plat
du sacrifice ; la Judée buvait, sans prendre
haleine, le calice de sang, au plus haut de
l' autel ; et nous toutes, les mains jointes,
perdues dans la foule, Ninive, Thèbes aux
dents d' ivoire, Bactres aux prunelles
d' antilope, Ecbatane à la ceinture d' or,
Tyr aux mamelles gonflées d' amour, nous
marchions vers l' autel, en faisant un pas
tous les mille ans, sous la nef du firmament
que vous aviez tie de belles briques d' azur.
Le Père éternel.
Je m' en souviens. Mais pourquoi avez-vous élevé
si haut votre tour de Babel, qu' il m' a fallu,
avec mes anges, descendre sur le perron pour
renvoyer les ouvriers et pour briser leurs
truelles ?
Babylone.
Seigneur, tout en orient passait nos têtes de
plus de
p358
dix coudées. La montagne de Cachemire était
un mur qui nous fermait le ciel ; les palmiers
que vous aviez plantés étaient montés jusqu' à
toucher les nuages ; les fleuves couraient si
vite le soir du jour vous avez rempli
leurs urnes, que nous ne pouvions enjamber leurs
rivages ; la mer était si large, que nous ne
pouvions suivre des yeux son cours jusqu' à
sa source. Quand nous élevions nos tours plus
que vous vos palmiers et que votre mont de
Cachemire, nous voulions monter ainsi, par
l' art de nos mains, plus haut que votre création,
pour vous voir passer au delà de votre oeuvre,
comme un homme que des enfants regardent dans
sa cour derrre l' enclos de son champ
d' héritage. Maintenant laissez-nous renaître ;
laissez-nous retourner en arrière, vers la
citerne où nous buvions. Si vous voulez, nous
chargerons de nouveau nos chameaux pour
repasser, en caravanes, le sert de la mort.
Cette fois, seigneur, nos vases seront d' un or
plus pur ; nos murailles seront mieux peintes ;
et nous polirons nous-mêmes, de nos mains, nos
nouvelles pyramides.
Toutes Les Villes D' Orient.
Oui, seigneur, laissez-nous revivre ; nous vous
ferons encore des obélisques de porphyre et des
temples souterrains pour y rester à l' ombre
encore plus de mille ans. Cavaliers, archers,
fantassins, nous renverrons nos ares en
messagers par le même chemin ; nous compterons
les mes siècles sur nos doigts, sans ennui,
comme une femme compte à son cou les perles de
son collier, après qu' elle a fini ; nous jetterons
les mes noms, je vous jure, dans notre sable
et nos tombeaux, comme le bouc de l' Iran, qui
revient sur ses pas, jette après lui même
poussière. Nous savons encore nos vieilles
hymnes et nos poëmes dont vous étiez leros ;
en suspendant nos harpes aux mêmes saules,
nous les redirons à la même heure ;
p359
et, quand nous nous pencherons sur le puits de nos
déserts, le crocodile, en nous revoyant, croira
que nous sommes allées, dans notre absence,
porter l' eau de nos cruches pour abreuver nos
troupeaux sur nos places.
Le Père éternel.
Moi-même, je ne peux pas retourner en arrière dans
mon jardin d' éden. Comment feriez-vous, pour
repasser votre seuil et votre porte que j' ai
fermée ? Mon fils et moi nous marchons en
avant dans notre infinité, en poussant devant
nous notre troupeau d' étoiles et de mondes.
Et vous, vous croiriez retrouver toutes seules,
dans la nuit qui se fait après nous, votre
banc pour vous asseoir ? Ce que vous avez été,
vous ne le serez plus. Je connais vos
obélisques et ce que pèsent vos temples.
J' ai tenu dans ma main vos murailles et vos
tours crénelées, avec les marguerites et les
fougères des prairies. Pour remplir mon
éternité, il me faut à psent des noms qui
n' aient jamais été, des bruits qui n' aient
jamais retenti, des épées qui n' aient jamais
brillé hors du fourreau. Pour tir la ville
que je fais, il me faut des tours qui n' aient
jamais réson sous les pas. Rendez-moi vos
murailles empourprées et l' or du soleil que je
vous avais donné. Allez, si vous voulez vous
asseoir, à la porte de ma cité nouvelle,
comme des reines mendiantes, pour montrer le
chemin à ceux qui le demanderont. Pour vos
peuples ressuscités, j' ai planté hors de mes
murailles, mille tentes dans cet endroit de
mon ciel, là, sur le bord de ma voie lactée,
qui blanchit sous mes pas, plus que le chemin
de l' Assyrie. Les rois en auront d' émeraudes ;
les princes, d' argent, et les esclaves de lin
fin, que mes anges ont filées.
Athènes.
De mon rivage, maître, j' entendais en naissant le
bruit qu' elles faisaient en orient sur le bord
de leurs murs.
p360
Pour les écouter, je me penchai sur la mer ; et,
pour me faire plus belle, je me mirai dans son
flot, à son miroir. Leurs bandelettes de
prêtresses lesnaient ; je déliai sur mon
front de marbre mes longs cheveux qui secouaient
de ma colline l' aurore sur le monde. De mon
ciseau, j' ai sculpté, dans mon rocher de
Pentélique, les blocs que vous aviez ébauchés
de votre main dans l' atelier de l' univers.
Si une idée errante, une image, une pensée,
était restée par mégarde inachevée sous vos
mains, ou sur les flots, ou sur les monts,
ou dans l' air qui m' entourait, c' est moi qui
finissais de la créer avec mon ciseau, et qui
l' envoyais, légère, sous le marbre, demander
sans crainte à votre porte sa vie de chaque
jour avec l' étoile, avec la source, avec la mer,
à qui vous donniez, sans refuser jamais, leur
existence matin et soir. Si vous faites,
seigneur, un nouveau monde, prenez-moi à votre
service. Je pétrirai dans mes doigts, avec
mon argile de Corinthe, des urnes pour y
mettre les larmes du nouveau genre humain.
Dans votre cour, je taillerai d' avance des
tombeaux de cornaline pour y verser la cendre
des peuples à venir ; et j' élèverai, si vous
voulez, une colonne funéraire du beau marbre
de mes îles sur le monde qui se meurt.
Le Père éternel.
Tu n' as jamais songé qu' à ta beauté. La vie n' a
été pour toi qu' une grâce de plus, une parure
à ton néant, une écharpe luisante qui te voilait
mon astre. Encore à présent, avec la poussre
d' albâtre que tu foules à tes pieds, avec les
acanthes de marbre rongé dont tu couronnes ta
tête, avec l' odeur de jacinthe que tu sèmes
après toi, avec tes dalles qu' ont usées les
chevaux des vayvodes, avec tes colonnes
étendues dans les blés comme de blanches
moissonneuses qui se reposent à l' ombre, tes
charmes sont plus grands que dans tes fêtes
païennes.
p361
Athènes.
Rappelez-vous, seigneur, l' ouvrage de vos mains :
vos montagnes étaient de marbre. Si je levais les
yeux, les étoiles germaient dans mes nuits de
printemps. Leurs fleurs embaues se retournaient
vers moi sur leurs tiges d' azur, pour me dire :
vois-tu, pauvre ville de roseaux ? Je suis plus
belle que toi. Si je les baissais vers la mer,
vos îles, sous leur brume bleuâtre, naviguaient
comme un troupeau de cygnes, et semblaient dire :
vois-tu ? Nos ailes de rochers qui rasent tes
rivages sont plus blanches que tes murailles,
et ton golfe d' amour nous aime mieux que toi,
dans ton vaisseau de misère. Seigneur, j' étais
jalouse des étoiles et des îles, de l' ombre de
vos bois d' oliviers, des larmes de cristal de
vos grottes. Pour vous plaire autant qu' elles,
j' ai cueilli dans le marbre mes guirlandes
d' acanthe ; j' ai versé à pleine main ma gloire
rapide et mes jours impatients. Jusque sur les
sommets où les bois d' oliviers s' arrêtent, où
le chamois n' arrive pas, où l' épervier a le
vertige, où la bruyère a peur de monter, j' ai
porté sur mes épaules ma charge de colonnes pour
vous voir, toute seule, sans rivale, auprès de
moi.
Le Père éternel.
Va ! Laisse à présent à tes pieds ta charge de
colonnes païennes. Leur fût est trop brisé pour
servir à mon oeuvre. Prends ton nouvel habit
de Klephte que Botzaris et ton évêque t' ont
donné. Attache à ta ceinture ton sabre de pacha
et tes pistolets d' argent ; prends à ton col
ton amulette. Je te ferai, dans ma cité nouvelle,
aux pieds de mes murs de diamant, une cabane de
roseaux pour y chanter, sur ta guzla, tes chants
de guerre mieux qu' un oiseau de Romélie aux
ailes d' or.
Mob.
Voici Rome, seigneur !
p362
Tous Les Morts à La Fois.
Condamnez-la ! Maudissez-la ! C' est elle qui nous
a menés les mains liées derrière le dos, pour nous
donner dans son cirque à ses lions d' Abyssinie.
C' est elle qui nous a fait cette froide blessure
à la poitrine avec l' épée de son gladiateur.
Les Vautours, au sommet de la vallée.
pardonnez-lui !nissez-la ! C' est elle qui a
engraissé nos petits chaque matin, sur sa table,
des restes de ses champs de bataille.
Rome.
Ne les croyez pas, seigneur ; je labourais
tranquillement mon champ sur ma colline. Appue
sur le front de mes boeufs, je regardais mon
blé pousser et mûrir mes raisins sur ma treille,
quand tous vos peuples, échappés de vos mains,
comme des chevaux sauvages qui ont brisé leur
enclos, passèrent près de moi, dispersés au
hasard par le monde, en ruant contre votre fouet.
Chacun montait par un sentier difrent ;
chacun suivait l' aiguillon d' un autre dieu que
vous. L' orient avait rompu son anneau ; la
Grèce, échevelée, s' en allait en criant dans
son île : le dieu Pan est mort cette nuit.
Alors je pris sur mon sillon mon épée dans ma
main, comme un berger d' Albano prend son bâton
noueux pour ramener ses buffles dans le chemin
de mes marais. Dans l' Asie, dans l' Afrique,
et là le Rhin se retourne dans son lit,
j' allai chercher leur troupeau. Jusque dans
l' enclos de mes murailles, je poussai leur
foule, devant moi, hennissante, furieuse.
Pendant trois siècles, je muselai à mon aise
leur colère ; et, quand mon cirque les enferma
tous, assis par terre sur leur séant, qui
n' avaient plus que leurs larmes, et qui criaient
avec des voix d' enfants : merci, merci ! J' allai
moi-même
p363
vous chercher dedans Byzance, avec mon empereur,
pour vous donner la clef de votre étable.
Oh ! Qu' il m' eût été plus facile de mener sur
mon sillon mes deux boeufs obéissants, de
courber ma vigne sur ma treille, et de faire
un sentier pour mes chèvres, au lieu de ma
route triomphale !
Le Père éternel.
C' est toi qui as tué mon fils à Golgotha.
Choeur Des Saints, Sainte Berthe, Saint
Hubert, Saint Bonaventure.
" qu' elle soit châtiée et condamnée, et que sa
tour s' écroule avec son créneau ! Si vous nous
voulez croire, seigneur, point de pardon ! Sa
faute est trop grande ;s demain, elle la
referait. Ite, maledicti. "
Rome.
Le Vatican expie le Golgotha. Pour effacer mon
crime, c' est moi qui, la première, ai crié dans
mes murailles : le Christ est mon roi. Pour
payer la tunique que mes soldats ontchirée,
c' est moi qui ai donà votre fils la maison
de mes empereurs avec leurritage ; et, pour
essuyer son sang à son côté, c' est moi qui lui
ai tendu au bout de mon épée le linceul du
vieux monde. Dans mes murailles, il y a deux
Romes : l' une agenouillée sur les places,
parmi l' encens et les soupirs, vous supplie,
jour et nuit, de pardonner à l' autre. Le pape
rachète l' empereur, le Vatican le Capitole ;
l' église prie pour le temple, la croix prie
pour l' épée, la mitre pour la couronne, la
bure pour la pourpre, la ruine pour le triomphe,
la lampe des madones pour la torche des dieux.
Et, chaque soir, la cloche que les saints m' ont
donnée s' en va, en foulant de son pied argentin
les degrés du Colye, et les dalles de mes
portes, et les créneaux de mon mur delisaire,
chercher au loin dans ma campagne quelque reste
p364
de voûte résonnante, pour y pleurer, comme un
oiseau de nuit, sur mes fautes écroulées.
Choeur Des Saints, Sainte Berthe, Saint
Hubert, Saint Bonaventure.
" sa parole me touche, je suis tout ébranlé de ce
qu' elle vient de dire, et ne sais plus que
conseiller. Elle, autrefois si grande, à présent
si petite ! Mon coeur en veut pleurer. Ayez
pitié, ayez pitié de Rome ! Mettez-lui un
peu de miel sur ses lèvres amères : moi je lui
pardonnerais. Miserere ! Miserere. "
Le Père éternel, à Rome.
donne-moi ton ée, tes javelots, ta cuirasse
d' airain, ta croix d' or, ta mitre. J' en ferai
un trophée que j' attacherai à la rampe de l' escalier
de ma cité nouvelle. J' emporterai tes murs et
ton histoire entière, comme un tableau gravé
sur mon bouclier, que je pendrai, durant mon
éternelle nuit, au-dessus de mon chevet. Dès
ce soir, quatre comètes sanglantes s' attelleront
pour traîner jour et nuit, dans mon cirque,
tes âmes qui pleurent sur ton char triomphal ;
et le monde tremblera quand elles secoueront
sur leurs épaules leurs chevelures souillées
dans ta poudre.
Peuples Du Moyen âge.
Comme un enfant penche sa tête vers la terre,
quand son maître l' appelle pour épeler son
livre, ainsi, sous nos arceaux, sous nos
créneaux, nous tremblons à cette heure. Pour
nous faire une boisson de héros, nous avons
lé dans notre creuset de sorcier les ongles
des griffons de la Perse, la myrrhe de
l' Arabie, les coquilles des golfes de la
Grèce, le miel des abeilles d' or de nos rois
chevelus, tous les noms, tous les dieux, toutes
les larmes à la fois. Sur la poussière du genre
humain, nous sommes montés comme sur notre
colline. à ce sommet du pas, nous avons bâti
p365
notre tour pour voir venir de plus loin le
messager du dernier jugement. Si un bouleau
tremblait dans notre cour, si la visière d' un
casque se baissait, si Ahasvérus frappait à
notre porte nous pensions en nous-mes :
voilà le messager qui vient avec ses souliers
de fer ; il faut partir. Nos pâles années ont
ger à l' ombre de nos vitraux, sans que nous
ayons pensé à nous baisser pour en cueillir
le fruit. Sous le monde el, nous avons
cherché en tâtonnant votre esprit invisible,
comme au défaut de la cuirasse on fouille avec
sa lance le coeur chaud d' un chevalier. Nous
n' avions fait, seigneur, sur nos fenêtres, nos
colonnettes si fles, que pour durer jusqu' au
soir. Aujourd' hui, Babylone a les débris de
ses terrasses ; Rome a les degrés de son cirque
pour s' y asseoir ; Athènes a son banc de marbre
sur sa porte. Mais moi, mes degrés sont
vermoulus ; mes tours, mes tourelles, et mes
cellules fragiles, sont cachées sous les ronces.
Que vais-je devenir ? Pauvre âme nue que la
foi vêtissait, peuple d' esprits sans corps,
foule sans ville et sans murailles, qui n' ai
songé à me faire d' autre abri que mon coeur
contre la nuit et la tempête de votre éternité.
Le Père éternel.
Les songes de vos coeurs qui vous couvrent de
leurs ailes valent mieux que les terrasses en
briques de Babylone et que le cirque de Rome.
Entrez dans ma ville. Tous vos rêves y sont
bâtis en pierres de diamant. Enluminez de vos
âmes diaphanes, que j' ai pétries de vermillon
et d' or, les vitraux de mon porche ; et, si le
vent du matin frappe jamais vos paupières
retentissantes, remplissez la ville et les
carrefours de soupirs et de mystères, comme
du murmure d' un monde qui n' est plus et qui
redemande la vie. Voyez ! Je vous ai fait votre
demeure dans ce carrefour de l' empyrée, là-haut
mes étoiles du soir amassées l' une
p366
sur l' autre, et mes soleils, comme des briques
encore ardentes, se bâtissent en tourelles et en
donjons blasonnés, en ogives reluisantes d' onyx
et d' opales, et en cathédrales de lumière.
Mob.)
de ce côté, qui sont ces peuples que je ne
connais pas ?
Mob.
Ils viennent du pays où l' encens croît sur les
arbres.
Choeur Des Arabes.
Un sabre ciselé à Damas, quand on le tire de son
fourreau, brille mieux qu' une torche dans la
nuit : et moi, mon maître m' a tiré de ma nuit,
comme un sabre ciselé, pour me faire étinceler
à l' arçon de sa selle à l' heure des batailles.
Mon tranchant s' est aiguisé sur la pierre du
pulcre du Calvaire, et ma lame a retenti sur
la cuirasse de Cordoue et de Grenade la belle.
Quand votre fils est mort et que le Carmel a
tremblé, je suis parti pour semer devant moi
le sable et le sel, partout me menait mon
propte de core. Sur mon écu enluminé, je
portais pour devise : feu et sang. J' ai éle
mes minarets dans le désert, comme des phares
sur la mer. Et, si quelque ville égarée, se
croyant seule, se relevait sur son séant pour
regarder duté du Golgotha, je la capitais ;
et j' enterrais dans mes citernes sa lourde tête,
avec sa chevelure de colonnes que je dénouais
sur ses épaules. J' ai conduit par la bride et
éperonné dans le chemin le vent de l' Arabie
jusque dans la vallée de Roncevaux, sous la
bannière de Charlemagne. J' ai noué dans
l' Alhambra, par mon anneau de fer, deux
rivages qui se cherchaient en murmurant tout
haut, l' Atlas et les Espagnes, l' orient et
le couchant, que vous aviez oublié d' attacher
l' un à l' autre. Quand mon désert se fut ainsi
accru à l' entour du tombeau de votre fils, je
m' assis pour veiller sur son
p367
roc, de peur qu' une gazelle, ou une cigogne, ou
un chamois sauvage ne vînt s' y abriter. à psent
que j' ai fini ma journée, où sont les vierges
que le prophète m' a promises ? Quel vaisseau
vous les a pu apporter sans que sa voile se
soit penchée pour prendre leur haleine ? Dans
quelle étoile vous les a-t-on vendues, sans
que l' étoile ait songé à les baiser de ses
rayons ? Avez-vous peint vous-même leurs
sourcils avec le pinceau dont vous faites les
nuits d' hiver ? Avez-vous roulé sur leurs têtes
un turban de lumière comme aux femmes d' émirs ?
Avez-vous blanchi leurs épaules, comme à la
source du Guadalquivir son écume ? Et leur
avez-vous appris déjà à filer leur coton
sur leurs nattes, jusqu' à ce que leur maître,
en arrivant, secoue de ses pieds, à leur porte,
le sable de la mort ?
Peuples Du Moyen âge.
Arrière, maures et sarrasins ! En entendant leur
voix, l' épée claque dans le fourreau ; la
bouche de fer du haubert crie sous le cimier ;
et Babiéça, le bon cheval du Cid, Don
Rodrigue De Bivar, pleure sous ses
caparons de fer que Valence lui a faits.
Nos casques sont bridés. Si vous voulez,
seigneur, nous allons retourner tous, avec notre
targe dorée, avec notre épée d' acier fourbi,
avec nos haumets de couleur, avec nos rondaches,
pour vous aider à les mieuxsarçonner.
Choeur Des Arabes.
Nous sommes prêts à la joute, nos chevaux alezans
aussi ; nos flèches sont sur la corde.
Choeur Des Saints.
Encore un combat ! Que va-t-il arriver ? ils
courent ; là ils crient. Le levant et le
couchant qui croisent la lance ! Deux mondes
ars ! Deux tombeaux ouverts ! Lequel sera
rempli ? Dans son carquois chacun porte autant
de flèches emplumées. Je tremble qu' un dard
empoison
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ne monte jusqu' ici pour faire, sans le savoir, à
un esprit divin, une éternelle plaie.
Saint Christophe.
Je suis le plus fort : sur mon épaule, loin de la
lée, j' emporterai, l' un après l' autre, le
Christ, et la Vierge, sa mère, et son père
aussi, comme des voyageurs pressés qui passent
sans payer de péage.
Saint Michel.
Le père est trop vieux pour quitter désormais
ses cieux accoutumés. Devant lui, dans la
bataille, j' étendrai mon aile, comme un bouclier.
Saint George.
Sous mon écu azuré, j' abriterai le firmament,
comme une poule sa couvée, et les cieux sous mon
fer de lance.
Les Cieux.
L' arc est tendu. Devant la flèche, moi aussi je
veux m' enfuir.
Le Père éternel.
Cieux, ne tremblez pas, ne fuyez pas ; restez ici.
Saints, repliez ma bannière. Sans sourciller
j' ai vu assez longtemps jouter entre eux l' orient
et le couchant. De la tour du Bosphore
jusqu' au môle où se baignent les citronniers
d' Andalousie, chaque jour ces deux mondes se
sont levés avec leurs rivages, pour s' aborder
et se heurter l' un contre l' autre. Toujours
leurs promontoires ont étendu leurs bras,
ars de villes et de créneaux, comme de
gantelets, pour se chercher et s' assaillir
dans leur lutte éternelle. Dépouillez là vos
gantelets sur le chemin, maures et sarrasins ;
je vous ai fait d' avance des éperons d' azur ;
sellez vos chevaux d' Arabie ; loin d' ici, en
avant, courez, pendant mille ans, à toute
bride dans mon désert, pour savoir commence
le bord de mon immensité. Dites au
p369
néant, en passant : lève-toi, sors de ta tente :
voici mon maître qui me suit.
à ma gauche, j' entends bourdonner d' autres
peuples. Leurs rois n' ont plus ni sceptres, ni
noms, ni couronnes ; on ne les reconnaît qu' au
bandeau que j' ai attaché sur leurs yeux. Point
de coeur ne bat dans leur poitrine ; ils s' en
vont pieds nus, devant la foule, comme une
femme qu' on lapide.
Mob.
Ce sont vos peuples de France, d' Allemagne,
d' Angleterre. Je les ai si bien blessés à l' âme,
qu' ils ne vous reconnaissent pas, et qu' ils
passent sans vous voir. écoutez leurs chansons.
Choeur Des Saints.
i
ne les écoutez pas. Leurs chants sont enivrés,
vos yeux en pleureraient de dures larmes de
géant. Sur votre barbe de mille ans, seigneur,
ce pleur éternel coulerait ; et demain, et
toujours, il ferait une mer, oui, une mer
sans fond, où se noierait toute nacelle, avec
son mât, avec sa voile gonflée d' amour, avec
son ancre d' espérance.
ii
fermez, fermez votre grande paupière pour ne plus
voir l' univers passer tout debout sur vos dalles,
sans plier le genou. Comme l' oiselet qui, trop
matin dans son nid, s' est réveillé, et, sans
rien dire, à demi emplumé, a quitté l' aile de
son père ou de sa mère, qu' il aille, lui, pour
sa faute, se prendre dans la maille de votre
oiseleur, et nicher dans le néant. Plus douces,
sans lui, nos voix chanteront ; n' écoutez que
nos choeurs.
Le Père éternel.
Rien ne me fait pleurer ; et il me faut tout
connaître.
p370
Peuples Modernes.
" sous le vent et la tempête, dans la bruyère et
" sous les ronces, nous allons cherchant notre
" Dieu que nous avons perdu. Il n' était pas dans
" la vie ; fouillons tous les recoins de la mort.
" (au père éternel.) holà ! Vieillard, qui
" nous regardes du haut de ta muraille, que
" fais-tu là ? Ne vois-tu pas que nos pieds sont
" meurtris, et que nos lèvres se dessèchent
" sous notre souffle ? Dis-nous donc, si tu le
" sais, par quel chemin notre Dieu a passé. "
Le Père éternel.
Jusqu' au bout, sans détourner la tête, poursuivez
votre route qui descend dans l' abîme ; quand
vous serez au fond, vous trouverez un sentier
que j' ai fait pour remonter vers lui.
Les Peuples.
Adieu, vieillard ! Bon sommeil ! La nuit s' entasse ;
nous ne voyons plus que ta barbe, qui blanchit
sur ton sein, comme un torrent des Alpes.
Le Père éternel.
Marche, marche !
Les Peuples.
à psent, nous ne voyons plus que la ceinture de
ta robe, qui brille autour de toi, comme un
fleuve de lave autour des reins de la montagne.
Le Père éternel.
Marche, marche !
Les Peuples.
à psent, nous ne voyons plus que l' écriteau de
ta croix qui flamboie dans tes mains, comme une
châsse d' étoiles dans la nuit. Oh ! Lève-la
sur nous.
Le Père éternel.
Marche, marche !
p371
Les Peuples.
à psent, je ne vois plus que le tranchant de ton
glaive à ton côté ; oh ! Lève-le sur nos rois.
Choeur Des Rois.
Seigneur, c' est nous qui, jusqu' au bout, avons
rempli votre lampe d' huile. Montrez-nous le
chemin de nos trônes futurs.
Le Père éternel.
L' huile que je voulais s' allume dans les âmes et
non pas dans la lampe.
Choeur Des Rois.
C' est nous qui avons écrit en lettres d' or votre
nom sur notre couronne de laiton.
Le Père éternel.
Arrière, loin d' ici ! Vous avez assez longtemps
rongé, comme le comte Ugolin, le crâne de mes
peuples. Maudits, disparaissez ! Je ne veux
point de vous dans ma nouvelle cité.
Le Néant.
Maître, donnez-moi leurs manteaux pour m' habiller,
et pour pâture leur pleur amer.
Le Père éternel.
Prends aussi à ta main leurs sceptres fleurdelisés.
Mob.) maintenant, ai-je tout vu ? Le
monde est-il fini ?
Mob.
Pas encore, mon Dieu ! Voici l' Amérique qui
sort de sa pirogue.
L' Arique.
Quoi, déjà, seigneur ! à peine si l' eau du déluge
était essuyée de mes épaules. Je ne connais pas
encore mes rivages, ni les sentiers de mes
forêts, ni les sources de mes pampas. Je ne me
suis regardée qu' une fois en passant dans les
lacs de mes savanes. En un jour, j' ai
p372
amarré mes îles dans mes golfes, comme des
pirogues toutes neuves. Sur mes torrents, j' ai
jeté mes ponts de lianes où je n' ai point encore
pas. Pourquoi aviez-vous fait dans ma vallée
l' ombre si épaisse pour ne m' y laisser reposer
qu' un soir ? Comme un enfant que sa mère berce
sur une branche de palmite, l' océan me beait
sur son flot ; et j' écoutais avec la brise la
plainte du vieux monde qui mourait. Ah ! Lui,
s' il est las de ses longues années et de ses
souvenirs, si ses tours et ses lourdes murailles
lui pèsent à garder, emportez-le sur votre
sommet, comme le vautour royal emporte dans ses
serres le serpent à sonnettes qu' il trouve
mort sur la plage. Mais moi, seigneur, mes
tours sontgères, et la liane de mes forêts
n' est pas plus facile à porter que la mémoire
de toutes mes années. Une fleur du Mexique
éclose le matin contient dans son calice toutes
mes larmes. Mes rois sont de jeunes dattiers qui
sont debout sur leurs montagnes ; mes nations
sont des ananas sauvages qui se penchent sous
leur ombre, et que personne n' a cueillis.
Seigneur, quand le condor a fait son nid sur
mon sommet, avec l' écaille du crocodile, avec
la laine du cotonnier, avec la canne des
roseaux, il y pose sa couvée ; et vous, votre
aire est faite des flancs de mes montagnes,
des troncs de mes forêts, de la goutte d' eau
de mon lac, des brins d' herbe de mon champ,
et des rives de mes îles. Pourquoi n' y
voulez-vous pas aussi couver à loisir vos
peuples sous votre poitrail, jusqu' à ce qu' ils
puissent vous suivre, les ailes étendues,
dans votre éternité ?
Le Père éternel.
Je t' avais fait moi-même, en creusant ta profonde
vallée, un moule pour y jeter ta pensée et ton
âme. J' avais envoyé tes fleuves en avant pour
montrer le chemin à tes villes. Comme un maître
épelle à son enfant le mot qu' il
p373
doit redire, j' avais rempli tes forêts et tes
rivages des voix de mes cataractes, pour que
tu apprisses de bonne heure à retentir dans
la voix de tes cités, à gronder dans tes foules
de peuples, aussi haut qu' elles avec leurs
ondes. J' avais bâti pierre à pierre le sommet
de tes Cordillères, pour que tu visses
jusqu' où devaient monter ton orgueil et tes
tours. Mais, quand mes peuples travaillaient
depuis plus de mille ans, toi, nonchalante,
sur ton coude, en jouant avec tes coquillages,
tu n' avais pas encore tourné la tête vers ce
mondeant qui t' envoyait tant de soupirs.
Maintenant qu' il se repose, élève autour de
moi ton génie aussi haut que les Andes.
Donne-moi, pour les effeuiller dans mes
doigts, plus de noms en un jour qu' un palmier
n' a de fleurs au printemps. Déroule à mon
oreille le poëme de tes anes mieux qu' une
liane des forêts ne court d' un tronc à l' autre
tronc, et d' une rive à l' autre rive. Comme le
cotonnier tisse son coton sur sa branche,
désormais, tisse pour moi l' avenir chaque
jour. Si tu me fais une bannière, je veux
qu' elle soit brodée mieux que la ceinture de
tes rivages ; si tu me fais une église, je veux
que, sous ses voûtes, les arceaux soient plus
touffus que ne le sont mes forêts vierges, et
que les piliers s' y épanouissent au sommet,
mieux qu' un aloès sur sa tige ; je veux que
l' orgue y ait plus de tuyaux que n' ont de voix
dans la joure le balancement des dattiers,
le sifflement des herbes des pampas, la sonnette
du serpent, le mugissement du buffle, la
choire du caïman, et l' oan qui te fouettait
de ses verges sans t' éveiller.
îles De La Mer Pacifique.
Et nous, que vous avez menées si loin, au bout de
l' univers, pour en fermer la chaîne à votre cou,
nous avons appris à polir nos fleurs de
diamant. Nous vous
p374
ferons, si vous voulez, une Babylone avec des
tours de bois d' ébène, et une autre ville de
Bethléem, avec une crèche de saphir pour un
Christ nouveau s' il doit jamais renaître.
Le Père éternel.
J' y consens. Travaillez. Voilà dix scles que je
vous donne dans votre sablier. -à psent,
dans la terre, dans l' écume du flot, dans le
nuage du ciel, ne reste-t-il plus un secret
qu' une voix n' ait prononcé ?
Mob.
Plus un seul. Si quelque fleur trop timide dans
sa haie, si quelque source trop pudibonde sur
son sable, n' ont pas osé vous dire leur
mystère, les grandes voix des villes et des
peuples vous l' ont dit à leur place à son de
trompes.
Le Père éternel.
i
à psent, ma cité est achevée, et peuplée et
pleine d' âmes jusqu' aux combles. Tous les mondes
ne font qu' une ville close de cneaux et de
murailles d' azur. Chaque étoile est la maison
une âme demeure. De sa terrasse, elle
regarde en souriant, sous sa paupière peinte,
mes rues remplies de gens, mes ponts tout dorés
sur l' abîme sans fond, mes palais bâtis des
pierres du firmament, l' escalier luisant,
monte et descend, sans peur, mon écuyer, et les
astres qui jaillissent sous la corne du pied
de mon cheval. Mes faubourgs vont jusqu' au
bout de l' univers, sans craindre de se perdre ;
et rien ne frappe à ma porte que le flot du
ciel quand il est en colère.
ii
flot du ciel, entends-moi. Ne brise plus ma
barque. Elle est remplie, à cette heure,
d' esprits ressuscités que ton écume salirait.
Cavales aux cheveux d' or, ne bronchez
p375
plus sur mon seuil. Vous traînez, tout maintenant,
dans votre char, des penes immortelles que
votre salive souillerait.
iii
dans ma cité des âmes, partout une même langue se
parlera, qu' on appelle psie. Faite, sans
lettres et sans paroles, de soupirs de l' eau
qui baisse, de la dernière plainte de l' oiseau
qui s' endort, et de la voix de la fleur
primeraine dans sa cloche argentine, du
murmure du coquillage sur sa rive et dusir
sur son clin, chacun l' entendra sans l' avoir
apprise. Toute lasse de la veille, quand une
étoile arrivée le matin, à la maison du
Sagittaire ou des jumeaux, voudra s' arrêter,
qu' elle dise seulement : ouvre-moi, beau
Sagittaire ; ouvrez-moi pour m' abriter. Et
les cieux la comprendront.
iv
mieux rassemblés dans ma main, désormais mes
peuples m' écouteront mieux. De cent royaumes,
je ne fais plus rien qu' un royaume, plus grand,
et plus beau, et plus puissant. De mille lois,
j' en fais une seule, plus facile à obéir.
écrite à ma voûte chaque jour, avec un rayon
de soleil, pour la voir, il ne faudra que lever
la tête. En suivant dans leurs ornières
profondes leurs orbites d' or, mes empires
vont circuler chaque année autour de moi, dans
mon carrousel, sur leurs roues embrasées.
Voyez ! Ils sont repartis. Derrière eux le
firmament chancelle. Courage ! Plus vite !
Allons ! Plus vite ! Je les attends pour les
regarder passer. échevelés, hors d' haleine,
qu' ils se penchent en avant sur leurs
constellations, avec leurs fouets qui flambent.
Le premier qui touchera, sans tomber, ma
barrière, je le couronnerai.
v
comme à Rome la sainte, quand c' était l' heure de
p376
l' ave, les clochers byzantins frémissaient et
s' écriaient : kyrie eleison, et les clochetons
pondaient plus bas, en foule, eleison ; et
chaque homme sortait de sa maison et entrait
à l' église ; et le bruit montait jusqu' à moi
sur ses roues de bronze ; ainsi bondissent,
ainsi tressaillent, ainsi bourdonnent les
mondes dans ma campanille d' azur. Pour ma
fête, ils tintent d' aise comme un oiseau qui
bat de l' aile. Si je veux, c' est un glas ; si
j' aime mieux, c' est le baptême d' un nouvel
univers. Sous leurs marteaux d' or, en vibrant,
les soleils mugissent et grondent éternellement.
Pour le jour qui se meurt, les étoiles du soir
ont des plaintes argentines ; celles du matin
ont une aubade et un chant cristallin pour le
jour qui reluit. La terre a un murmure qui
jamais ne s' arrête, ni jour ni nuit ; et
toutes ces voix de mondes font une voix, tous
ces soupirs font un soupir d' airain qui
appelle du ant pour s' agenouiller, pieds nus,
sous ma nef, les jours à venir, les empires
futurs, les espérances à demi nées, et les regrets
qui déjà recommencent.
vi
il se fait tard ; de mon tertre je vois, comme un
berger, mon troupeau qui rentre dans l' étable.
Sur l' herbe de ma colline, mon taureau, qui a
creusé, tout seul, sous mon aiguillon, le sillon
de mon zodiaque, s' est couc ; et il pense
en ruminant : j' ai fait mon ouvrage. Dès l' aube,
mon bélier a lais, en marchant à l' aventure,
sa laine floconneuse pendre en vapeur à la haie
du firmament. En bondissant, mon Capricorne, qui
broute la bruyère des nues, frappejà du
front le seuil pourpré du lendemain. Dans son
carquois bleu, couleur du temps, mon Sagittaire
a remis sa flèche emplumée ; et là mon Scorpion,
avec ses cent pattes d' étoiles, s' est traî,
hideux, sur son ventre d' or, dans la ruine du
vieux monde.
p377
vii
c' est assez. La terre a écouté, la terre en a
pleuré, la terre a poussé un soupir vers les
cieux lointains. Comme un écho, sa plainte
venimeuse, les cieux l' ont entendue, les cieux
l' ont rejetée ; oui, les cieux dans leur vide
abîme. Et à cette heure tout se tait. N' ai-je
plus rien à pardonner ?
L' Univers.
Non, seigneur.
Le Père éternel.
Ni plus rien à maudire ?
Mob.
Il y a encore un homme qui marche jour et nuit. Sa
barbe tombe jusqu' à ses pieds. Il reste dans mon
ombre pour que vos yeux ne le voient pas. Il
plie la tête sur ses genoux pour que vous
n' entendiez pas son souffle. Il s' appelle
Ahasrus.
Le Père éternel.
est-il ?
Mob.
Là, au fond de ma vallée. Pour monter, il traversera
tous les morts.
Le Père éternel.
Saint Michel, faites-le approcher.
Xi
Rome, à Ahasvérus.
va-t' en ! Je ne te connais pas. Ne monte pas par
mes degrés.
Babylone, à Ahasvérus.
maudit ! Plus loin ! Ne passe pas par mon seuil.
p378
Athènes, à Ahasvérus.
plus loin ! Plus loin ! Ne touche pas mon marbre.
Le Sentier.
Marche ailleurs que sur ma trace.
La Montagne.
Si j' étais ton seigneur, Ahasvérus, je te ferais
ton calvaire au sommet de tous mes mondes, pour
que tu eusses plus longtemps à gravir.
Les Forêts.
Et moi, pour ta croix à porter, je choisirais dans
un bois du Carmel tous les dres les plus
lourds que je pourrais trouver.
Les Fleuves.
Et moi, je changerais, pour te donner à boire,
tous mes flots en hysope.
Mob, à Ahasvérus.
laissez-les dire ; je vous suis. Ils vous envient
ma compagnie. Voyez ici, dans la foule, vos vieux
parents qui vous regardent, et vos frères qui
vous parlent. écoutez.
Joel, frère d' Ahasvérus.
ô mon frère ! D' où venez-vous ? Sans tribu, tout
seul, aps les morts ? Oh ! Que votre barbe est
longue et que vos sandales sont ues ! Une
femme vous suit, comme un esprit suit pas à
pas chaque homme dans sa vie. Qu' avez-vous fait ?
La forêt du Carmel était grande et touffue ;
est-ce là que vous vous êtes perdu ? La grotte
du Calvaire était sombre, le roc était taillé
pour le sépulcre de Jésus ; est-ce là que vous
vous êtes endormi dans votre ve ? Nous n' avons
rien rapporde notre vie que nos cruches du
désert. Prenez et buvez pour vous donner courage.
Ahasrus.
Merci, mes fres. Dites-moi ; quel est ce
vieillard endormi
p379
sur ce banc de pierre que j' ai dépassé et vers
lequel je ne puis plus redescendre.
Joel.
Sur ce banc de pierre ? C' est notrere Nathan
qui dort. Tous les cent ans, il se réveille une
fois pour demander où vous êtes ; puis il referme
les yeux, et il appuie la tête sur son coude.
Les anges du jugement n' ont pas pu le réveiller.
Mais regardez, voici qu' il va lever la tête.
Nathan, en secouant late.
Ahasrus est-il venu ?
Rome.
Vieillard, rendors-toi ; pourquoi l' as-tu envo
ce matin au Calvaire ?
Nathan.
Ahasrus est-il venu ? Dites-moi où il est.
Athènes.
Vieillard, êtes-vous fou ? Pourquoi ne l' avez-vous
pas mieux gardé dans votre maison ?
Nathan.
Et vous, savez-vous quand il viendra ?
Peuples Du Moyen âge.
Vieil aveugle, lève-toi, si tu veux ; tu vas le
voir juger.
Ahasrus, à Rachel.
nous avonspassé tous les morts ; il ne nous
reste que la montagne nue à gravir. Ah ! Que
leur voix était dure à écouter ! Reste avec
eux. Ils ne te connaissent pas ; tu trouveras
quelque reste de mur pour te cacher.
Rachel.
Oui, c' est sous ton manteau que je veux me cacher.
Ahasrus.
On voit encore d' ici leurs yeux qui nous maudissent.
p380
Rachel.
Ne regarde pas en bas ; lève tes yeux plus haut,
toujours plus haut ! Vois-tu les anges qui
pleurent ? Ils ont pitié de nous !
Ahasrus.
En relevant la tête, j' ai vu le bord d' une tunique
bleue, pareille à celle que les soldats ont
déchirée sur ma porte. Je ne puis plus monter ;
laisse-moi redescendre.
Rachel.
Encore ! Encore ! Appuie-toi sur mon épaule. Oh !
Regarde plus haut ! Ne vois-tu pas des esprits
et des anges qui battent de l' aile ? Dis-le,
dis-le, mon dieu ! Ne les vois-tu pas ?
Ahasrus.
Non ! Je ne vois rien sur le sommet qu' une croix de
bois avec des clous de bronze qui attendent un
dam. S' il y a ici un sentier, prenons-le pour
retourner sur nos pas.
Rachel.
Les larmes t' ont-elles aveuglé pour toujours que
tu ne reconnaisses pas sur la cime les patriarches
qui nous montrentjà du doigt ? Et la
vierge Marie qui demande notre pardon à mains
jointes, ne vois-tu pas sa robe sous le nuage ?
Ahasrus.
Un fardeau pèse sur ma tête ; mon coeur est trop
lourd dans ma poitrine ; il me courbe vers la
terre.
Rachel.
Laisse-moi essuyer tes pleurs de sang avec le voile
de sainte ronique, encore humide des pleurs
du Christ. Tu approches de la cime. Petits
anges, que j' ai autrefois menés par la main
dans la ville du ciel, ne me connaissez-vous
plus ? étoiles que j' ai semées, rayons de
lumière que
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je filais, dragons que je nourrissais chaque matin
sur vos nuages, n' avez-vous rien à dire pour lui ?
Vous ne l' avez pas rencontré comme moi : oh !
Vous en auriez pitié, vous crieriez avec moi :
pardonnez ! Pardonnez !
Xii
Le Ciel Et L' Enfer.
L' Enfer, au ciel.
ciel, abaisse-toi. Je n' en puis plus. Un moment
pour respirer, conversons ensemble.
Le Ciel.
Je touche à ton gouffre ; je t' entends.
L' Enfer.
Au moment de ma sentence, regarde dans ta plaine.
Qui vois-tu paraître pour me secourir ?
Le Ciel.
Je vois mes soleils qui reluisent ; je vois mon
abîme qui se creuse.
L' Enfer.
Et à cette heure ?
Le Ciel.
Je vois mes flots qui s' entassent et une étoile
qui se noie.
L' Enfer.
Et à présent ? Ne tarde pas.
Le Ciel.
Je vois, comme un cavalier, la poussière qui
poudroie sur le chemin de l' infini.
L' Enfer.
C' est un nouveau Dieu qui vient.
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Le Ciel.
Je le crois comme toi.
L' Enfer.
Je suis sauvé. Plus tard, le jugement dernier sera
refait, et le juge sera jugé.
Xiii
Le Christ, juge.
Ahasrus, m' entends-tu ?
Ahasrus.
J' ai déjà entendu cette voix.
Le Christ.
Regarde, si tu me reconnais.
Ahasrus.
J' ai déjà vu ces yeux qui flamboyaient, et ces
lèvres qui me disaient : sois maudit !
Le Christ.
m' as-tu rencontré ?
Ahasrus.
Sur le Calvaire, à côté de mon banc, devant ma
porte.
Le Christ.
Et qui suis-je ?
Ahasrus.
Vous êtes mon seigneur.
Le Christ.
Qui te l' a dit ?
Ahasrus.
Mon banc devant ma porte, ma langue sous mon
palais, mes pleurs sur ma natte, et Rachel à
mon côté.
Le Christ.
Qu' as-tu fait depuis que tu as quitté ta maison ?
p383
Ahasrus.
J' ai cherché le repos, et j' ai trouvé l' orage ;
j' ai cherché l' ombre, et j' ai trouvé le soleil ;
j' ai cherché le chemin de mes jeunes années, et
j' ai trouvé le chemin de l' éternelle douleur.
Le Christ.
Quand tu rencontrais un passant, que lui
disais-tu ?
Si je rencontrais un passant, je lui disais, en
marchant par mon sentier : je suis un voyageur
qui marche jour et nuit dans la ville du genre
humain, sans trouver ni banc ni table pour
m' asseoir. Les peuples sont à leur fenêtre ;
les rois sont sur leurs balcons ; la rue
s' allonge sous mes pas. Sur son fleuve de
larmes, des bateliers emportent les années
dans des gondoles noires. Ses lions blasonnés
rugissent le soir dans les carrefours ; ses
aigles couronnés glapissent sur leur écusson.
Son Dieu ne luit plus dans sa lampe pendue
sous sa muraille. Je me suis égaré. Dites-moi
mon chemin, et la meilleure hôtellerie, pour y
trouver une table pour ma faim, un lit de soie
pour m' endormir.
Le Christ.
Et quand tu trouvais une ville, que disais-tu ?
Ahasrus.
Je disais à ses gardes sur les tours : j' ai trop
vu de tours et de châteaux et de balcons
suspendus aux fenêtres. Je sais trop, en entrant,
comme le pain y est amer, comme le chevet est
dur, et comme mon coeur y boira dans mon verre
son vin de larmes et de fiel. Ouvrez-moi dé la
porte, si le verrou est mis ; si le pont est levé
baissez-le, je vous en prie. Ce n' est pas là la
ville que je cherche. La ville où je veux demeurer
a des murs éternels. Les roues des chariots y
tracent des cercles infinis. Les forgerons
p384
sur leurs enclumes y font jaillir des étoiles
immortelles, les anges y sont penchés sur leurs
créneaux d' or. Les ponts y sont faits de nuages.
Non, ce n' est là ni son pont, ni son veilleur,
ni ses tourelles. Encore une journée pour
arriver avant la nuit au bas de ses murailles.
Le Christ.
Et quand tu entrais dans une hôtellerie, que
disais-tu à l' hôtelier ?
Ahasrus.
Je lui disais : mon hôtelier ; ah ! Remportez votre
vin dans votre cellier. Il est salé à mon palais
comme si je buvais mes larmes. Le vin que je
demande ne tarit pas dans son outre et son verre
est sans bords ; cherchez plus loin au fond de
votre caveau. Reprenez aussi votre chevet et
vos beaux rideaux de soie. On n' y peut pas dormir.
Sur le chevet que je demande dans mon hôtellerie,
tous les rêves sont vrais, les songes sont la
vie ; et les rideaux qu' il me faut dans mon lit
m' habilleront de leurs ténèbres, jusqu' au nouveau
matin du monde.
Le Christ.
Je t' avais envoyé du Calvaire pour cueillir après
moi dans chaque lieu ce qui restait de douleur
dans le monde. Es-tu bien sûr de l' avoir toute
bue ?
Ahasrus.
D' un regard, vous aviez rempli mes yeux de larmes
éternelles. J' ai vertous mes pleurs
pendant la nuit que j' ai vécu. Vous m' aviez
laissé en héritage une coupe toujours pleine
de fiel. Rachel, en buvant sa part, l' a vidée
avec moi ce matin. Si vous voulez que je
recommence mon chemin, ah ! Donnez-moi d' autres
larmes dans mes yeux et d' autre fiel dans ma
coupe. De vos mains vous aviez attaché à mon front
une auréole, non pas de lumière
p385
ou d' amour, mais de deuil, de ténèbres et d' obscurs
soucis. C' est là pour moi mon diadème. Quand les
rois me rencontraient, ils m' ouvraient le
passage, et ils murmuraient entre eux :
l' avez-vous vu ? Vraiment notre couronne, à nous,
de diamant et de saphir, n' est pas encore
si pesante ni si bien nouée sur notre tête
que sa noire couronne. Quand le flot me
maudissait dans ma barque, l' orage dans mon
sentier, l' ée dans son fourreau, la foudre
sur ma tête, ils se disaient tout bas : prenons
garde de le toucher, puisque les doigts du
Christ l' ont touché avant nous.
Le Christ.
Le monde me dira si tu as laissé quelque peine en
arrière. Vallées, peuples, montagnes, est-il
vrai qu' il n' est pas resté dans l' abîme une
douleur qui n' ait été cueillie ?
L' Univers.
Tout ce que vous aviez se de douleur dans mon
sillon a été moissonné en son temps. Toujours
il s' est trouvé quelqu' un auprès de moi pour
boire ma ciguë. Toujours, si mon flot était
livide, si mon ciel se voilait, si mes fleurs
se fanaient, il s' est trouvé alentour une âme
qui se fanait, qui se voilait, mieux que mes
fleurs, mieux que mon ciel. Le matin, je
trempais mon éponge de fiel et de vinaigre ;
toujours quelqu' un la pressait sur ses lèvres
dans la nuit jusqu' à la dessécher. Quand mon
soir a approché, j' ai rempli ma table de fruits
empoisons, de trompeuses écorces, et mon
verre de larmes, jusqu' au bord. En voyant le
festin, les dieux s' en sont allés ; puis les
rois, et les peuples après eux. Ahasvérus
seul est resté au bout de ma table vide,
comme un compagnon insatiable qui ne se retire
qu' au matin.
p386
Le Christ.
Puisque tu as fini la tâche que je t' avais
donnée, je te rendrai ta maison en Orient.
Y veux-tu retourner ?
Ahasrus.
Oh ! Non, seigneur.
Le Christ.
Que voudrais-tu ?
Ahasrus.
Ni ici, ni là, je ne peux plus m' asseoir. Je
demande la vie, non pas le repos. Au lieu des
degrés de ma maison du Calvaire, je voudrais
sans m' arrêter monter jusqu' à vous les degrés
de l' univers. Sans prendre haleine, je voudrais
blanchir mes souliers de la poussière des
étoiles, monter, monter toujours, de mondes en
mondes, de cieux en cieux, sans jamais
redescendre, pour voir la source d' où vous
faites jaillir les siècles et les années. Je
voudrais, comme je frappais au seuil des
hôtelleries d' Espagne et d' Allemagne, aller
frapper toujours à des étoiles inconnues, à
une vie nouvelle, à des seuils entr' ouverts
au bout de l' infini et à des cieux meilleurs.
Le Christ.
N' es-tu pas fatigué de ton premier voyage ?
Ahasrus.
Votre main, en se levant sur moi, a déché ma
sueur.nissez-moi, et je partirai ce soir
vers ces mondes futurs que vous habitez déjà.
Le Christ.
Mais qui voudrait te suivre ?
Voix Dans L' Univers.
Non pas nous. Si vous voulez, nous retournerons
sur nos pas ; mais nous ne pouvons pas monter
plus haut. Nos flots, nos cavales sauvages, nos
tempêtes sont lassés.
p387
Rachel.
Et moi, je le suivrai ; mon coeur n' est pas lassé.
L' Univers.
Une femme m' a perdu, une femme m' a sauvé.
Le Christ.
Oui, cette voix t' a sauvé, Ahasvérus. Je te
bénis, lelerin des mondes à venir et le second
Adam. Rends-moi le faix des douleurs de la
terre. Que ton pied soit léger ; les cieux te
béniront, si la terre t' a maudit. Porte à ta
main, au lieu de ton bâton de voyage, une
palme d' étoiles. La rosée du firmament te
nourrira mieux que la citerne du désert. Tu
frayeras le chemin à l' univers qui te suit.
L' ange qui t' accompagne ne te quittera pas.
Si tu es fatigué, tu t' assiéras sur mes nuages.
Va-t' en de vie en vie, de monde en monde, d' une
cité divine à une autre cité ; et quand, après
l' éternité, tu seras arrivé de cercle en cercle
à la cime infinie où s' en vont toutes choses,
gravissent les âmes, les années, les peuples
et les étoiles, tu crieras à l' étoile, au
peuple, à l' univers, s' ils voulaient s' arrêter :
monte, monte toujours, c' est ici.
Mob.
Et moi, seigneur, faut-il aussi le suivre ?
Qu' aurai-je pour salaire ?
Le Christ.
Tu n' as plus ni faux ni aiguillon pour presser ton
cheval. D' un bond, redescends sur la terre.
étreins-la de tes ailes, et couve ton néant
pendant l' éternité.
Les Peuples.
écoutez le chant d' Ahasvérus, qui continue de
marcher.
Ahasrus.
i
adieu, monre ; adieu, mes fres. Entendez-vous ?
Le seigneur m' a pardonné. Mon voyage
recommence. Que
p388
votre paradis estjà loin de moi ! La route
est pavée de nuages. Oh ! Ne viendrez-vous
jamais ici ? Les étoiles qui s' épanouissent
sur leurs tiges y sont plus belles que dans
votre nouvelle cité. Ici croît la fleur, qui,
toute seule, embaume leur chemin. Sur sa feuille
est écrit : avenir. N' y viendrez-vous jamais
la cueillir après moi ? Quand je serai à la
cime du monde, je me ferai un ermitage pour
vous voir arriver. Ma chapelle sera teinte de la
couleur du soleil. Son toit sera d' azur ; et je
ferai résonner ma cloche, comme la foudre, pour
vous appeler de plus loin, si vous êtes égarés.
ii
comme une flèche d' une nef, quand l' église est
achevée, mon chant monte, s' aiguise, lèche les
cieux. Un délire éternel me flagelle le coeur.
Je veux voir ce qu' aucun oeil ne voit ; je veux
toucher ce qu' aucune main ne touche ; jusqu' au
mourir je veux aimer ce qui n' a point de nom.
Sous la voûte surbaissée des nues, tout me gêne,
tout m' embarrasse. Contre un passant, contre un
mot, un souvenir, moins qu' un soupir, ma pensée
se meurtrit à chaque pas. Par delà l' univers,
je vais cherchant un sentier pour respirer dans
mon abîme.
iii
sur ma route les soleils poudroient ; en courant,
ils vont prendre haleine dans la grande ombre
du lendemain qui fuit toujours. L' univers
haletant est un soupir de l' infini ; c' est
un instant qui va et vient et qui chancelle
entre deux éternités. Chaque empire remplit
un monde. Les cieux s' entassent ; leurs flots
débordent dans l' immensité comme le vin dans
sa coupe. Tout néant déshabité est repeuplé ;
et tout vide est comblé, hors un seul endroit,
là dans mon coeur, étroit, obscur, imperceptible,
à peine grand pour y cacher une larme. Ni
Dieu, ni fils de Dieu,
p389
ni Christ, ni ange, ni créateur, ni mondes ne
l' ont pas encore rempli. Demain peut-être ! C' est
là tout le mystère.
iv
tout est fini, tout recommence. Des cieux nouveaux
se roulent. L' arbre de mai de l' univers a
refleuri sous une haleine printanière qui
jamais n' a baisé ni côte ni rivage. Montés sur
des chars qui n' ont point usé leurs timons ni
les pieds de l' attelage, mes espérances et mes
désirs me devancent partout d' un jour. Sous
leurs pas le chemin s' accroît : plus loin, plus
loin il faut aller. L' hôte qui leur a ppa
la table pleine et le banquet demeure par delà
l' éternité.
v
un monde errant sur mes pasjà me crie : " maître,
ma ceinture de voyage est usée. Le firmament no
à mon côté s' est dénoué, et le néant qui
m' habillait s' est déchiré. Attendez-moi. "
plus loin, plus loin ! J' ai hâte. Rien ne
m' arrête. Rien ne m' amuse. Où une étoile a
rompu son essieu, une autre a dressé pour moi
son chariot. Où ma cavale trop rapide vient
à mourir, une autre plus rapide a mis dé
pour moi son mors et sa selle de lumière. Les
temps passent, le lendemain n' arrive pas ; et
mes pieds ne se reposeront, croisés l' un sur
l' autre, que sur le banc de l' infini.
Le Père éternel, au Christ.
Ahasrus est l' homme éternel. Tous les autres lui
ressemblent. Ton jugement sur lui nous servira
pour eux tous. Maintenant, notre ouvrage est
fini, et le mystère aussi. Notre cité est close.
Demain, nous créerons d' autres mondes. Jusqu' à
cette heure, allons nous reposer tous deux sous
l' arbre de notre fot dans notre éternité.
p390
Xiv
Concert et Harmonies Des Archanges,
assis en cercle sur les nues.
Les Archanges.
En enflant nos joues, finissons cette journée par
l' universelle harmonie de nos violes, de nos
clairons, de l' orgue, de la lyre et de tous
nos instruments. En haut, en bas, grande,
petite, chaque étoile qui scintille est une
note de la divine symphonie ; et le monde est
une gamme qui commence par terre et pleur et qui
finit par ciel et joie. Entonnons avec les
trompes.
Les Trompes.
Avec ma forte haleine, ma tâche est la plus belle
et la plus aisée. Toujours la même note, toujours
le même son, toujours le me mot : sanctus,
sanctus, sanctus. Rien qu' en le répétant comme
il est écrit, je fais tant de bruit, que le ant
frissonne et rebondit ; et les cieux m' aiment
mieux que les violes, et les mandores et les
clairons.
Les Violes.
i
sous un archet d' or qui me harcelle, et
m' aiguillonne et mechire, je palpite, je
frémis, jemis. Comme la vierge sous son voile,
je sanglote. Ma voix roule des larmes. Je
voudrais chanter ; et mes pleurs vibrants
ruissellent sur ma corde déjà détendue. Toujours
rampante au pied de notre édifice de bruit,
je m' épuise à monter par ses degrés retentissants
jusqu' à sa cime, d' où le vertige me fait
descendre. Douleur ! Douleur ! Douleur !
p391
Voilà le mot que je sais le mieux, et amour
celui qui me plaît le plus, et infini celui
qui me fait tant soupirer.
ii
seule je chante, seule je m' écoute, seule je
descends jusqu' au fond dans mon puits d' harmonie.
Dans les cieux lointains, personne ne me
comprend, personne ne me répond, personne ne
m' aime. Ah ! Que mon âme est triste ! Je suis
poëte et je n' ai point de paroles. Je n' ai que
mes sanglots. Et à présent, archet d' or,
laisse-moi ; c' est aux clairons à résonner.
Les Clairons.
Sur vos âmes vibrantes, sur vos murmures, sur vos
soupirs filés d' argent luisant, j' étendrai,
comme un manteau de prince, mes chants d' or
et de pourpre. Mieux que le cheval, je hennis.
Ma voix resplendit mieux qu' un glaive au soleil.
Dans la bataille, j' ai réson. Sur les lèvres
du héraut d' armes j' ai publié, dans les tournois,
les volontés des rois et des reines. Tout
maintenant, je publie, sur les lèvres des
anges, des cieux nouveaux.
L' Orgue.
Beaux clairons d' or, taisez-vous. J' ai gonflé
d' air mes poumons. C' est à mon tour de chanter.
Ouragans, grêles, tempêtes sont amassés dans
mon outre de géant. C' est moi qui fais le
tonnerre. Tout ce qui résonne sous la vte
du ciel, forêts qui grondent, nations qui
tombent, villes qui bourdonnent, noms qui
retentissent, sort de mes mille tuyaux divins.
Je suis la voix qui parle et qui crie dans les
royaumes et dans les ruines. Quand je lève
ma touche de diamant, un peuple se lève et
retentit ; quand je la laisse retomber, lui
retombe et se tait. Et la plainte des empires,
en croulant l' un après l' autre, est le chant
dont je m' amuse avec mes notes mugissantes,
dans mon buffet d' or.
p392
à cette heure, voici un mot que je ne puis pas
dire. Ma voix n' est pas encore assez mêlée
d' encens. La lyre le saura mieux que moi.
La Lyre.
i
avenir ! Avenir ! Avenir ! Est-ce le mot ailé qui
manque à vos mille tuyaux ? Seulement l' haleine
du matin, en me touchant, le fait résonner. De
lui-même, sans archet, il vibre. Pour l' écouter,
les cieux s' arrêtent. Comme une fleur, ils
ouvrent leur calice pour recevoir sa rosée.
ii
pendues à la voûte, mes trois cordes sont aussi
grandes que le monde. Sous le doigt de mon
joueur de lyre, qui va, qui vient, qui jamais
ne se lasse, la première, toute filée des
cheveux des étoiles, est la voix de l' univers.
La seconde, toute d' or, est la voix d' un
empire. La troisième, que j' aime le mieux,
la plus petite, la plus douce, toujours tiède
de soupirs, est la voix d' une jeune fille
virginale comme moi ; et le mot qu' elles
savent toutes ensemble sans se tromper s' appelle
harmonie.
iii
vous qui passez par ce carrefour de l' infini,
arrêtez-vous ; faites cercle autour de moi.
Quoique vieille, ma mélodie est toujours
nouvelle. Celui qui l' a faite est le maître
à qui j' appartiens. Sous ses doigts durcis,
depuis mille siècles je l' ai apprise pour
faire tourner et balancer autour de lui la
ronde des étoiles, et des mondes, et des cieux,
et des peuples, et des heures qui se donnent
la main. Encore, encore ! Que la ronde
recommence ! Que les soleils tournent plus
vite ! Que la valse des sphères avec leurs
satellites passe, repasse, tourbillonne,
jusqu' au vertige, si bien qu' elles disent en
p393
chancelant : nos satellites, où sommes-nous ?
Que les étoiles amoureuses, en soulevant leurs
voiles, laissent tomber leurs bouquets de leur
sein. Pendant que je joue plus doucement, en
hochant la tête, l' éternité dit sa chanson :
iv
" quand je suis née, en quel endroit, je n' en sais
" rien. Sans m' inquiéter, dans ma tour, je filais,
" filais à mon rouet des cieux et des astres
" nouveaux pour en broder ma robe. "
v
" maints dieux l' un après l' autre sont venus à ma
" porte pour m' épouser sans demeurée, tous habillés de
" rubis, tous portés sur des nues, tous avec des
" globes d' or qu' ils tenaient dans leurs mains :
" choisissez-moi pour votre fiancé ; je vivrai
" bien mille ans. "
vi
" mais celui qui me plaisait n' avait ni rubis,
" ni or. Sa tunique était déchirée. J' ai voulu
" la lui recoudre. à son côté, saignait une
" plaie de lance, j' ai voulu la grir. Sa
" couronne était d' épines de Judée ; j' ai
" voulu la porter. "
vii
" son re était trop pauvre pour l' habiller de
" gloire ; j' étais riche pour deux. De mon
" manteau jechais ses dures larmes. Mais
" mille ans et mille ans ont changé ma fantaisie.
" mes messagers, cherchez-moi un autre dieu
" plus jeune, que j' aime davantage. Sans
" tromperie, cette fois je lui serai fidèle. "
Les Violes.
Assez ; je n' en puis plus. S' il faut gémir, comme
des soeurs échevelées, ensemble nous pleurerons
nos pleurs filés de soie vierge et d' argent.
p394
Les Trompes.
Je m' ennuie trop de mon silence. Les morts sont
morts. S' il faut les réveiller, je retentis
mieux que la lyre.
Les Clairons.
S' il faut combattre, je vais hennir avec ma
bouche d' airain.
La Lyre.
i
alléluia ! Alléluia ! Plus de mort ! Plus de
guerre ! Plus de larmes ! Toute douleur est
consolée, quand je sonne.
ii
voyez ! Deux âmes amoureuses qui ont longtemps
pleuré, et dont un pte m' a parlé, vivent ici
dans unme sein, dans un même coeur, et ne
font plus qu' un ange. Comme la couvée d' une
hirondelle de printemps, tous deux ils se
voient rassemblés en un seul être, sous une
me aile transparente. Dans une seule
poitrine tressaillent deux bonheurs, deux
souvenirs, deux mondes. Moitié homme, moitié
femme, pour deux vies ils n' ont qu' un souffle.
Et, quand ils effleurent mes cordes, ils n' ont
tous deux qu' une bouche pour dire : est-ce ta
voix ? Est-ce la mienne ? Je n' en sais rien.
iii
ainsi, désormais, cieux et terre sont fiancés.
C' est au bout de l' univers qu' ils se doivent
marier. Ensemble ils seront un archange infini,
qui sous son vol cachera toute vallée amère. La
terre sera le corps plus vil, et plus pesant
pour ramper. Les cieux seront les ailes azurées,
déployées et plus sublimes pour planer. Le
cortège qui les suivra sera riche et populeux.
Ce sont les étoiles du matin, les plus diligentes,
puis celles du soir
p395
les plus vermeilles, puis celles de la nuit, les
mieux parées. Allons les voir sur le chemin,
avant qu' elles soient toutes passées.
Choeur Final.
Tout finit par un accord. Le mystère est clos. En
emportant leurs sièges, les dieux déjà s' en
sont allés. Spectateurs, rentrez aussi, sans
bruit, comme auparavant, chacun dans votre
peine commencée, où votre vie doit s' user.
à travers monts et vaux, en haut, en bas, ainsi
qu' un cavalier chargé de messages, notre harmonie,
sans peur, a monté, est descendue, a passé,
a rebondi. Du front, elle a heurté l' abîme ;
l' ame la te ; et puis le ciel ; et plus
bas l' étoile ; et plus bas la terre, sur sa
corde qui se brise. En rentrant chez vous,
écoutez encore ce murmure de l' infini qui
gronde après nous, -et ce soupir, -et ce
silence, -et ce son qui surnage ; -et, à cette
heure, plus rien ; -non, rien, ai-je dit ;
-et, dans ce rien sonore, un mot encore,
là-bas, qui vibre éternellement, -et
éternellement s' évanouit.
EPILOGUE
p397
Le Christ, seul, à la voûte du firmament.
i
depuis l' heure où Ahasvérus m' a rendu mon calice,
ma plaie s' est rouverte à mon côté ; mes larmes
pleuvent dans l' abîme. Les quatre vents se
partagent au sort ma tunique de nuages. Le
souffle de ma poitrine fait vaciller la lampe
du monde qui s' éteint. Autour de mes degrés,
mes pas se traînent comme autrefois les
couleuvres sur les pierres du Golgotha ;
et mes longs cheveux s' amassent sur mon coeur,
comme un orage tout gonflé des pleurs de la terre.
ii
univers, basilique ruinée, qui avais un escalier
d' étoiles pour monter à ta tour infinie, et qui
m' as attaché à ta voûte, pourquoi as-tu lais
l' heure s' arrêter sur ton horloge ? Pourquoi
as-tu laissé tomber à moitié sur ton pata
nef du firmament ? Pourquoi as-tu brisé, en
colère, tes vitraux d' azur du ciel à ta
fenêtre ? Pourquoi as-tu dit aux orties de
monter jusqu' à ma place, au ver de scier mon
banc par le pied, et aux étoiles d' argent de
sonner leur glas dans le ciel, comme le soir de
la fête des morts ?
iii
ah ! C' est que le ciel est vide ; c' est que je
suis seul au
p398
firmament. L' un après l' autre, tous les anges ont
plié leurs ailes, comme l' aigle quand il est
devenu vieux. Mare Marie est morte ; et mon
père hovah m' a dit sur son chevet : Christ,
mon âge est venu. J' aicu assez de siècles de
siècles ; les mondes me pèsent à soulever. Ma
paupière de diamants s' est usée à regarder mes
soleils allumés. Ma tête chauve a été trop
battue par l' inexorable tempête. J' ai froid.
Mes pieds ont fait trop souvent jusqu' au bout
leur course éternelle. Je suis las. Ma langue
dans ma bouche a appelé du néant l' un après
l' autre trop de mondes. J' ai soif. Ma vieillesse
est trop grande ; je ne vois plus luire ton
auréole. Va ! Ton père est mort.
iv
le firmament a seco son dieu de sa branche
comme le figuier ses feuilles. Mon toit a é
enlevé et la mort pleut sur ma figure. Si loin
que les mondes fourmillent, je n' entends plus
que mon coeur qui bat ; si loin que mes yeux
puissent voir, je ne vois plus que mon sang qui
dégoutte de ma plaie. Oui, coule, mon sang ;
coule du plus loin de mon coeur : cette fois
le lin de Judée ne t' étanchera plus, le baume
de Syrie ne te sèchera plus, et l' eau de
source ne te lavera plus.
v
sont mes nasses et mes filets de cheur dans
ma maison de Nazareth ? sont les cadeaux
que m' ont donnés les rois mages dans mon
berceau ? Où est mon agonie dans le jardin
des oliviers ? Alors, le soleil me faisait mon
auréole, les lions dusert et les griffons
léchaient ma blessure en pleurant. à psent,
les soleils me regardent et nechauffent plus
mon sein ; le vent passe sans demander qui je
suis ; le néant sur sa porte coud mon linceul,
et, pour mon auréole, il met sur mate sa
vide couronne.
p399
vi
adieu, mondes, étoiles, rosée du matin et du soir
qui m' avez salué par mon nom, quand j' étais
petit enfant. Adieu, lacs de montagnes dont je
remplissais la coupe, nuées que je portais sur
mes épaules, comme une palme bénite. Mer, oh !
Qui prendra soin demain de tous tes flots
quand tu seras endormie ? Oiseau des bois,
qui fera à ton petit son habit de duvet, pendant
que tu iras par les champs ? Désert d' Arabie,
qui te donnera à boire sur le bord de ta
citerne, quand tu auras soif ? Pauvre étoile
voyageuse, qui te réchauffera dans ses mains,
quand tu seras égarée dans la nuit froide ?
Flot de soleils, vague infinie, qui te dira
demain, à toute heure, dans toute langue, en
tout lieu : je t' aime, quand tu soupireras si
tristement enchant tes rives ?
vii
mondes, étoiles, rosée du matin et du soir,
est-il donc vrai ? Dans la nuit, dans le jour,
au loin, à l' alentour, n' y a-t-il donc plus
personne ?
L' écho.
Personne.
Le Christ.
i
plus noir que le fiel de Pilate, le doute
remplit ma coupe et mouille mes lèvres. Si je ne
mettais pas le doigt dans ma plaie, ma bouche ne
saurait plus dire mon nom, et le Christ ne
croirait plus au Christ.
ii
qui ai-je été ? Qui suis-je ? Qui serai-je demain ?
Verbe sans vie ? Ou vie sans verbe ? Monde sans
Dieu ? Ou Dieu sans monde ? Même ant.
iii
mon père, ma mère, mon église avec l' encens de tant
p400
d' âmes, était-ce donc un rêve ? Ah ! Un rêve de
Dieu dans ma couche éternelle ? Et ce cri de
l' univers, entrecoupé d' un soupir si long,
était-ce ma voix qui, toute seule, sans ma
pensée, balbutiait dans mon sommeil ?
iv
ma bannière du ciel, n' était-ce rien que mon
suaire ? Et ce pleur infini que pleurait toute
chose, étaient-ce donc mes larmes qui tombaient
de ma paupière trop lassée pour les sentir
couler ?
v
vie,rité, mensonge, amour, haine, fiel et
vinaigre mêlés ensemble dans mon ciboire, oui,
l' univers, c' était moi. Et moi, je suis une
ombre ; je suis l' ombre qui toujours passe ;
je suis le pleur qui toujours coule ; je suis le
soupir qui toujours recommence ; je suis la mort
qui toujours agonise ; je suis le rien qui toujours
doute de son doute, et le néant qui toujours se
renie.
Quoi ! Personne après moi dans la nuit ? Personne
dans le jour ? Personne dans le puits de l' abîme ?
L' éternité.
Moi, je suis encore dans le puits de l' abîme. Mon
sein est celui d' une femme, mais je ne suis pas
ta mère Marie ; mon front est celui d' un devin,
mais je ne suis pas ton père Jéhovah.
Le Christ.
Aidez-moi à pleurer.
L' éternité.
Je n' ai point de larmes pour pleurer dans ma
grande paupière.
Le Christ.
les avez-vous versées ?
L' éternité.
Mes yeux sont secs.
p401
Le Christ.
Les mondes sont orphelins. Aimez-les à ma place,
quand je ne serai plus.
L' éternité.
Dans mon sein, je n' ai ni amour, ni haine.
Le Christ.
Est-ce une vierge qui vous a nourrie comme moi ?
L' éternité.
Personne ne m' a nourrie. Je n' ai ni re, ni mère.
Le Christ.
Qui donc vous ensevelira, quand, vous aussi, vous
monterez votre calvaire ?
L' éternité.
Je ne monte, ni ne descends ; je n' ai ni sommet,
ni vallée, ni joie, ni douleur.
Le Christ.
C' est moi qui ai tari votre douleur dans votre
puits ; c' est moi qui me suis levé avant vous
pour me rassasier des larmes de toutes choses ;
c' est moi qui ai bu toute amertume dans la coupe
du jour, dans la coupe de la nuit ; c' est moi
qui ai crié, dès le matin : donne-moi ta
tristesse, au vent qui passe, au jour qui baisse,
au flot qui coule, au soleil qui se noie, au
firmament qui se retourne sur le côté pour
soupirer. Mon calice s' est creusé lentement
dans ma main, aussi profond que le monde ;
prenez-le à ma place.
L' éternité.
Voilà qu' il s' est bridans mes doigts d' airain ;
il est tomdans le gouffre.
Le Christ.
Et moi aussi, tu m' as brisé ; ma vie était dans
mon calice ; tu l' as vidé trop tôt.
p402
L' éternité.
i
non ; c' était l' heure. Sur le Golgotha du ciel,
recommence ta passion. Dans le champ du potier
je fais sécher l' argile de mes vases,
ressème-toi une seconde fois dans le tombeau,
comme un épi que toi-même tu moissonneras. Le
firmament, désormais, sera ta croix ; les
étoiles d' or seront tes clous à tes pieds ;
maints nuages, qui passeront, te donneront
leur absinthe. Les temps sont épuisés.
Redescends dans la mort, comme un hôte dans
son caveau, pour en rapporter la vie ; et va
chercher encore un peu de ta poussière dans
ton nouveau sépulcre, pour pétrir un nouveau
monde, un nouveau ciel et un nouvel Adam.
ii
autour de ton sépulcre, taillé dans le roc,
gisent là, sur leurs coudes, les peuples
endormis, comme tes gardes sur ton Calvaire,
dans la nuit de ta passion. L' un a délacé son
haubert, l' autre sa cuirasse, l' autre sa cotte
de maille luisante ; et le glaive de leur foi,
qui pend sur leur cuisse, leur est tom,
à tous, des mains. Rien ne visite plus ta cime
que l' aigle affamé qui cherche sur ta croix
sa cue et sa pâture de Dieu. Tout dort.
Soulève donc ta pierre trop pesante ; ressuscite
une seconde fois. Grandi par la mort, de plus
de vingt coudées, viens marcher côte à te,
leste revenant, avec l' univers, ton disciple
égaré, qui s' en va dans son chemin d' Emmaüs,
sans te reconnaître ; romps avec lui, sur sa
table, un second pain d' un blé plus doré. Avec
ta plaie plus profonde à ton côté, les pieds
dans l' enfer et la tête au firmament, reparais,
ah ! Reparais sous mon toit dans l' assemblée des
mondes, un doigt sur ta bouche, comme tu fis à
l' assemblée de tes apôtres, dans la maison de
Madeleine.
p403
iii
pour te transfigurer une deuxième fois, va-t' en
dans une nouvelle Béthanie, sur un nouveau
Thabor, fait de tous les sommets entassés l' un
sur l' autre. Comme tes apôtres, dans la poudre,
pendant que l' univers se me au pied de ta
colline, Dieu-géant, monte, monte plus
haut de tout un ciel. Les bras étendus pour
étreindre toutes choses, emporte avec toi les
sphères et les nues jusqu' à ma dernière cime
encore shabitée.
Le Christ.
Tout est fini. étends-moi dans le sépulcre de mon
père. Ainsi soit-il.
L' éternité.
Au père et au fils j' ai creusé de ma main une
fosse dans une étoile glacée qui roule sans
compagne et sans lumière. La nuit, en la voyant
si pâle, dira : c' est le tombeau de quelque
dieu.
Et, à cette heure, je suis seule pour la seconde
fois. Non, pas encore assez seule. Je m' ennuie
de ces mondes qui, chaque jour, me réveillent
d' un soupir. Mondes, croulez ! Cachez-vous !
Les Mondes.
En quel endroit ?
L' éternité.
Là, sous ce pli de ma robe.
Le Firmament.
Faut-il emporter toutes mes étoiles, comme un
faucheur l' herbe fleurie qu' il a semée ?
L' éternité.
Oui, je les veux toutes cueillir ; c' est leur
saison.
Le Sphinx.
Quand vous avez sifflé pour m' appeler en messager,
je vous ai suivie en tous lieux ; et j' ai
creusé de ma
p404
griffe votre noir ame ; laissez-moi encore me
coucher à vos pieds.
L' éternité.
Va-t' en comme eux. J' ai déjà jeté dans l' ame
mon serpent qui se mord la queue de désespoir.
Le Néant.
Au moins, moi, vous me garderez ; je tiens peu de
place.
L' éternité.
Mais tu fais trop de bruit. Ni être, ni néant ;
je ne veux plus que moi.
Le Néant.
Qui donc vous gardera dans votre désert ?
L' éternité.
Moi !
Le Néant.
Et, si ce n' est moi, qui portera à votre place
votre couronne ?
L' éternité.
Moi !
ici finit le mystère d' Ahasvérus.
priez pour celui qui l' écrivit.
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