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Langue Française (InaLF)
Rêveries d'un païen mystique [Document électronique] : édition définitive... /
Louisnard ; [éd.] par Rioux de Maillou
PREFACE RIOUX DE MAILLOU
p1
Durant sa vie, Louis Ménard n' a eu qu' un
nombre restreint de lecteurs. Il disait en tant
qu' érudit : " je n' écris que pour une dizaine
de personnes. " en tant que versificateur, il
aimait à se qualifier de " pte inconnu " . Une
élite de lettrés l' appréciait. Des bruits de ce
que pensaient et disaient entre eux savants ou
fins critiques épris d' art circulaient bien parfois
dans le grand public ; mais cela ne dépassait
pas la louange banale, mal documentée
et ne cherchant nullement à l' être un peu plus.
Des jeunes se rendaient cependant aussi place
de la Sorbonne, entre autres le libertaire écrivain
des porteurs de torches , Bernard Lazare,
l' enthousiaste poète Quillard et surtout l' égotiste
raffiné, l' ami de la petite Bérénice, un
p2
des maîtres d' aujourd' hui de la jeunesse française,
Maurice Barrès.
Quelques érudits, et des plus forts ; quelques
littérateurs, et des plus exquis ; quelques jeunes
enfin : je ne vois personne autre autour de
Louis Ménard jusqu' au jour de sa mort.
Cette mort, comme il était arrivé déjà à d' autres
que la postérité s' est plu à mettre en
lumière, cette mort a tout changé. Actuellement,
on s' occupe de Louis Ménard, on écrit
sur Louisnard, onimprime Louisnard.
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Puisque l' éditeur Crès va faire reparaître les
veries d' un païen mystique et qu' il me demande
une préface pour cette réédition, pourquoi
n' imiterais-je pas ceux qui me donnent
l' exemple d' un peu de justice enfin rendue à
un penseur profondément original, doublé d' un
écrivain de premier ordre ? Je manque peut-être
d' autorité pour cette tâche ; mais, en
échange, j' ai une excuse à faire valoir : c' est
que j' ai été très mêlé à la vie de Louis nard,
que je l' ai beaucoup et intimement vu.
J' ai une opinion, en quelque sorte expérimentale
p3
sur lui, et c' est cette opinion que je
voudrais mettre en présence de celles que l' on
a émises de droite et de gauche, et qui ne me
paraissent paspondre à la réalité.
On a admiré dans Louis Ménard l' helléniste
pénétré par l' hellénisme jusqu' à en sembler un
fils de l' antique Grèce n' ayant revécu parmi
nous que pour y chanter les louanges de... de
" sa mère " , comme il aimait à s' exprimer
tendrement lui-même.
Certes, on a eu raison de louer, et on ne
saurait trop louer, sans une restriction dans les
louanges. Seulement, on ne fait ici que la part
de l' érudit : l' homme était un français de la
première moitié du Xixe siècle, un bien marqué
à l' empreinte de cette jeune moitié de
Xixe siècle français, c' est-à-dire, avant tout, un
romantique.
Quoi ! Ce classique !
Un classique qui, à son entrée dans la vie de
la pensée, avait lu Byron, et qui, jusqu' à sa
dernière heure a senti le " poison de Byron
circuler dans ses veines " .
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Je n' oublierai jamais la lecture par lui du
Caïn place de la Sorbonne, dans la tombée
du crépuscule d' abord, ensuite à la vacillante
clarté d' une petite lampe à essence posée de
travers sur un monceau de livres et de papiers
couvrant la table. Il y avait des sanglots dans
la voix de Louis.
à un moment, pris de suffocation, il s' écria,
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assénant un coup de poing d' énervement passionné
sur le livre qui l' hypnotisait :
" on meurt de cela ! Mais que c' est beau !
Que c' est beau ! "
et après un silence, il ajouta, revoyant le
passé, tout son passé de romantique :
" nous nous sommes nourris de cela ! ... "
sa voix tremblait et ses prunelles fixaient,
sondant dans l' espace mélancolisé par l' envahissant
du nocturne encore comme flottant :
" que c' est beau ! Que c' est beau ! " tout à
coup, il ferma le volume : " veux-tu ? ... causons
d' autre chose ? "
oh ! Alors, il me parla des grecs et des grecs
et des grecs ! Il se réfugiait parmi les grecs ;
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mais préoccupé, agité, très ému, ne parvenant
pas à échapper à Byron.
Mais, dans ce cas, qu' était donc la terre
d' Hellas pour l' auteur de la morale avant les
philosophes et du polythéisme hellénique ?
C' était une patrie d' adoption, une seconde
patrie si l' on veut, mais une patrie tout idéale.
Il y avait acquis droit de cité par la magique
et sympathique puissance d' évocation,
allant jusqu' à la résurrection artiste de sa
marmoréenne beauté, faisant songer involontairement
à la frise des panathénées attribuée
au ciseau de Phidias et qui semble faire circuler
processionnellement la vie d' Athènes sur
les murs du Parthénon.
Mais, si droit de cité il y a, -et je crois la
chose incontestable, -ce droit, je le répète,
est acquis. Il résulte non de la naissance, mais
d' une culture d' esprit jusqu' à un certain point
transformante, ayant eu la morphologisante
action d' imprégnation que les anthropologistes
reconnaissent aux milieux géographiques.
p6
Louis Ménard est devenu grec, ce qui est le
contraire de l' avoir été tout naturellement.
Par exemple, après l' être devenu, il l' est demeuré
pieusement, sans une seconde d' hésitation
ni de doute, jusqu' à son dernier soupir.
Une fois devenu grec, il n' a plus cessé de vivre
dans son rêve de grec, de vivre ce rêve, en
imposant au présent plein de tristesse, de
désillusions, de rapetissants contacts, larénité
olympienne, la mâle noblesse, la lumineuse et
harmonique conception à la fois mythique et
publicainement sociale faite de " vrai par le
beau " et de " moral se confondant avec la justice " .
C' est le démocrate déçu qui a poussé Louis
nard à chercher en Grèce un divin d' où devait
découler la liberté comme de sa source
logique : des dieux lois vivantes , enme
temps lois de la nature et lois de la conscience.
Il en a appelé des démentis du présent au tribunal
de l' histoire, à la preuve de la possibilité
d' un peuple libre fournie par l' existence de la
Grèce.
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Quoi ! Le païen Louis Ménard ? Le " dernier
des païens " Louisnard ?
" païen mystique " , comme il est dit en tête
de ces rêveries . N' était-il donc point
convaincu ? Si, il était un sincère. Mais ce
sincère voyait, dans les religions, l' expression
idéale des sociétés, et, de plus, pour lui, le fond
se confondait avec la forme. Il " parlait la langue
des mythes " , comme M Jourdain faisait de la
prose, tout naturellement.
Un second souvenir caractéristique :
un après-midi, toujours place de la Sorbonne,
je trouvai Louis en train de lire un recueil
de nouvelles que l' auteur, Bernard Lazare,
lui avait apporté le matin même.
-écoute-moi ceci... c' est très, très bien !
Il s' agissait de celle intitulée le disciple .
C' étaient les derniers moments, c' était l' agonie
d' un affirmateur du divin qui, comme
Jésus sur la croix, sentait s' effarer en lui la
désespérance à béant d' abîme du Golgotha : " mon
père, pourquoi m' avez-vous abandonné ! " et
qui, le glaçant frisson passé, se raidissait, gardait
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sa suprême pensée en lui, orgueil ou pitié
pour le besoin de croire de la faiblesse
humaine, se condamnait à un silence qui laissait
intacte sa doctrine.
Lorsque Louis eut fini de lire, il me demanda
-eh bien ?
-et toi ? Que penses-tu de ce sublime mensonge ?
-qu' il a bien fait.
-tu en aurais fait autant, à sa place.
-je te répondrai dans la langue qui m' est
familière que les dieux...
-ce qui, traduit dans la mienne, plus abstraite...
-tu as donc peur des mots ?
Avec ce merveilleux manieur de verbe qu' était
Louis Ménard, il fallait toujours craindre d' être
emporté dans le domaine des symboles. Il
vous éblouissait d' un terme, vous troublait et
vous imposait à sa suite tout un ordre d' idées,
vous entraînant malgré vous en sa sphère de
mythologue.
Sterne et Balzac prétendaient que le nom
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d' un individu avait une influence sur sa destinée.
Louis Ménard souriait de cette superstition ;
mais il n' en attachait pas moins à certains
noms une importance esthétique suffisante
pour en faire changer quelqu' un à l' occasion.
Ce fut ainsi qu' il débaptisa un de ses frères
appelé Joseph, et qu' il fit prévaloir le nom de
René sur le premier. René, en souvenir du
héros de Chateaubriand, ce qui nous ramène
au romantisme.
On connaît le déjeuner donné par l' éditeur
Charpentier en l' honneur des trois païens :
Chenavard, Théophile Gautier et Louis Ménard,
déjeuner durant lequel ils ne furent pas une
minute d' accord sur ce qui leur tenait au coeur,
Chenavard voyant dans les philosophes de
l' antiquité les précepteurs de la morale, Louis
nard les accusant d' en être les destructeurs,
et Théophile Gautier ne voulant pas de morale
du tout pour sa Grèce de prédilection.
C' est que ces trois grecs venaient de trois
points de l' horizon. Comment venir ensemble
de la Grèce, venant ainsi ? Chenavard était un
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grec de la renaissance, Théophile Gautier un
grec bien près d' être un turc, un turc qui
avait figuré parmi les chevelus , en pourpoint
rouge, à la première d' Hernani, et Louis Ménard...
ah ! Il fallait lui entendre lire cet Hernani ou
quelques drames de Shakespeare ! Il ne lisait
pas, il mimait, il jouait sur une scène, se
drapant-pas à l' antique, mais dans le manteau
du bandit qui est un banni. Il était sombre,
amère, fatal, maudit, damné, funèbrement passion
et passionnément funèbre ! Il lisait Victor
Hugo et Shakespeare comme il lisait Byron,
en le vivant pour son compte, pour son
compte de romantique.
La sereine beauté de sa Grèce c' était pour
lui " ce qui devrait être " ; mais dans ce qui
était, il apercevait et signalait partout la trace
d' Erinnyes. Il revenait fréquemment dans la
conversation sur les acharnées poursuites de
la hurlante meute.
Dans son oeuvre capitale de la morale avant
les philosophes , il se montre disciple de
Jean-Jacques
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Rousseau, ce précurseur des romantiques.
Son plus de morale après les philosophes
n' est-il pas de la lignée du plus rien
de bon avec les sciences, les lettres, les arts,
du prôneur de l' état de nature, de l' éducateur
d' émile ?
Pourquoi tant insister ?
D' abord, je le répète, parce que j' essaye
d' esquisser ici un Louisnard vrai à opposer
à certain Louisnard de convention ;
ensuite, parce que ce Louis Ménard peut seul
expliquer le petit chef-d' oeuvre des veries
d' un païen mystique pour lequel m' a é
demandée cette préface.
Est-ce donc à dédaigner que pouvoir être
dit romantique érudit dans la voie à la fois
critique et poétique à laquelle on doit le
génie des religions d' Edgar Quinet et la
bible de l' humanide Michelet ? Eh bien, le
polythéisme hellénique de Louis nard a sa
place à côté de ces deux ouvrages. Il a droit
au même rang et appartient à la même époque.
Quant aux veries d' un païen mystique , elles
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sont du Louis Ménard po goutte à goutte,
vivant en un généralisé d' art sa quotidienne
existence. Là, il s' est mis tout entier, mais dans
sa langue, dans la langue des symboles, en
mythologue et en platonicien... beaucoup
d' Alexandrie.
L' étude qui précède sa traduction des livres
hermétiques prouve à quel point Louis nard
avait respiré l' air métaphysiquement
exaltant, dans son subtil de la gnostique cité.
Le désert de l' égypte chrétienne ne se trouvant
pas loin, il était allé de là rendre visite aux
nobites et aux anachorètes. Dans l' élargissante
solitude, ceux-ci avaient trouvé un cadre
de sans bornes où l' infini mystique nostalgiquement
débordant d' eux pouvait s' épandre
et planer à l' aise. Louis Ménard y a fait la
connaissance de Saint-Hilarion, dont les
veries ont emprunté poétiquement la légende
pour rythmer une angoisse du coeur et de l' esprit
impersonnalisée dans un merveilleux moule
à coulée d' or pur ayant un timbre d' or pur.
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Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ;
las de l' illusion et des métempsycoses,
j' implore ton sommeil sans rêve ; absorbe-moi.
Ces trois vers, d' un lyrisme devant son élan
à l' exhalé d' une désespérance que l' oubli de
tout peut seul apaiser, sinon satisfaire,
appartiennent à un sonnet des rêveries d' un païen
mystique ayant pour titre : nirvana .
Ce n' est qu' un cri ; mais le ciel en est dépeuplé.
L' olympe disparaît comme un décor de
théâtre au coup de sifflet du machiniste, mais
le coup de sifflet de nirvana, en le faisant
disparaître, siffle la pièce.
Avec Saint-Hilarion, restait la prière ;
nirvana, c' est l' attirance vertigineuse de l' abîme
voulu ami. Le nihil vainqueur, n' est-ce pas
la faillite du divin enregistrée dédaigneusement,
mais cette fin du règne des dieux n' avait-elle
pas été prédite dans le Prométhée déliv ,
premier pme de Louis Ménard ?
Quel culte nous est-il encore permis ? Le
culte intérieur de " ceux des nôtres qui ne sont
plus " . Lisez jour des morts dans les rêveries .
p14
Lisez aussi de Louisnard son catéchisme
religieux des libre-penseurs , cette brochure,
devenue très rare, qu' il y aura à réimprimer
elle aussi un jour ou l' autre. Louis Ménard y
est présent-on pourrait écrire palpitant-
jusque dans chaque point, chaque virgule.
" quand on sort des cimetières le jour des
morts, on en rapporte une sérénité grave : tous
ces gens-là ont des regrets ; pour quelques-uns
peut-être ces regrets sont déjà une espérance,
et peut-être que pour une génération nouvelle,
plus heureuse que nous, l' espérance deviendra
la foi. "
telles sont les dernières lignes du jour des
morts : une espérance semée comme une
graine, confiée au terrain, souhaité fécond, de
l' avenir.
Les pages finales des rêveries disent la pensée
intime de Louis Ménard en ce qui concerne le
passé.
la dernière nuit de Julien n' est-elle pas une
nuit d' insomnie du poète qui fait dire à cet
empereur :
p15
j' ai relevé l' autel des dieux de la patrie,
et j' aperçoisjà le temps qui foule aux pieds
les vieux temples déserts de mes dieux oubliés.
Au culte du pasj' ai dévoué ma vie.
Bientôt sous sa ruine il va m' ensevelir.
Le passé meurt en moi, victoire à l' avenir !
Et le nie de l' empire, qui dialogue avec
cet ultime païen, s' avoue vaincu, lui aussi ;
" dons, nos dieux sont morts. "
il a dit à Julien qu' il ne devait pas se repentir
de sa tentative de restauration polythéistiquement
religieuse ; mais il en constate l' avortement
par cette raison des raisons, cette raison
qui tranche la question comme la hache tranche,
en tombant d' aplomb, une existence condamnée
sans appel : " nos dieux sont morts. "
Louis Ménard n' a pas reculé devant le " ne
touchez pas à la hache " menaçant à la façon
du fantôme de la fatalité. Il a avancé la main
et il a touché.
En rendant les derniers devoirs à ses morts
dépouillés par le temps de leur divine immortalité,
il a touché à la hache. Ce qui jadis était
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un autel s' est alors montré à lui sous la forme
d' un échafaud. Il a continué à rendre les derniers
devoirs, il n' a pas laisles morts ensevelir
leurs morts comme le veut l' évangile ; mais il
a écrit sur leur tombeau, en attristé, respectueux
que ses regrets n' empêchent pas d' aller
jusqu' au bout de son devoir d' ensevelisseur :
ci-gît.
il n' eut jamais pu tracer : " ci-gît la Grèce " ,
c' est Rome qu' il a couchée dans son suaire. Mais
avec la Rome d' alors n' était-ce pas tout le
panthéon païen qui tombait en poussière ? La
Grèce ne s' était-elle pas absorbée dans l' empire ?
L' empire n' était-il pas l' univers ?
C' est que le théologien Louis nard avait
en lui l' étoffe d' un nétrant philosophe qui
savait redescendre des hauteurs de l' hymne
pour prendre pied sur le sol et y marcher du
pas de la raison.
Le dialogue intitulé : le diable au café, nous
permet de juger de ce qu' était et valait l' escrime
de ce logicien que Diderot et Satan suffisent
à peine à incarner.
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Ce dialogue, paru d' abord sous le nom dudit
Denis Diderot, trompa les malins qui le crurent
réellement de cet encyclopédiste. Cela amusait
beaucoup Louis Ménard de penser qu' il avait
failli paraître dans les oeuvres complètes de
Diderot en tant que Diderot. Je l' entends encore
péter :
" dire que sans Anatole France, ça y était ! "
il vaut mieux que le diable au café ouvre
les rêveries d' un païen mystique comme il les
ouvre. Tout ce qui suit en est éclairé pour qui
sait voir. Le Satan du diable au cadevait
finir par tuer tous les dieux, quels qu' ils fussent.
C' est lui leur impitoyable assassin.
Il avait verde son café à Louis nard
chez Procope, et quand on a une fois pris de
ce café-là ! ... où cela peut vous mener, le délicieux
morceau ayant pour titre : l' origine des
insectes, le dit éloquemment. Là, le diable ne
se contente plus d' embarrasser l' homme par
sa dialectique serrée, il s' attaque à Dieu lui-même,
et Dieu perd la partie, ce n' est pas
douteux. Il la perd même piteusement : " tu
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le vois, maître, dans l' humble création que j' ai
produite pour t' obéir, j' ai pris le contrepied de
ton oeuvre. C' est à toi de décider si j' ai ussi. "
et Dieu se contente depondre : " parlons
d' autre chose. "
mais pourquoi Louis Ménard revenait-il toujours
à ces dieux finis ? Lisez alliance de la
philosophie et de la religion et sacra privata .
Il voulait qu' un homme et une femme ne vécussent
plus simplement attelés par le mariage,
mais pussent avancer ensemble dans la vie unis
d' esprit et de coeur, unis complètement de coeur
parce que aussi d' esprit. Il ne voulait pas non
plus qu' une vieille grand' mère t mourir
privée d' espérance, et il savait l' espérance sur
le chemin de la foi. Il croyait devoir conserver
pour les faibles et les humbles la poésie du
divin.
Il ne se contentait pas de " dieux pour le
peuple " , il voulait en ce monde sa place à
l' idéal. Or, on ne saurait trop insister là-dessus,
les religions étaient pour lui " l' expression
idéale des sociétés " . Sur ses dieux, " forces libres,
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lois vivantes " , il basait la morale que,
comme les grecs, il " ne distinguait pas de la
politique " . Ces dieux symbolisaient à ses yeux
la liberté, la liberté sur la terre comme au
ciel, à l' exemple du ciel. L' abstrait impératif
catégorique de Kant lui paraissait trop froid
et trop sec pour les besoins de l' imagination,
cette folle du logis de Malebranche, mais aussi
cette source de l' inspiration. Sa bible était les
poèmes d' Hore, l' aède inspiré.
Louis Ménard situait les dieux dans la nature
parce que la nature est le milieu où se meut
l' homme et que ses dieux sont à sa ressemblance,
ne sont que de l' homme à la dernière
puissance, comme on dit en mathématiques ;
mais cette nature, il la tenait à distance au
nom de son stoïcisme. Il disait à la douleur née
d' elle : " tu n' existes pas. " et du coup, confisquant
le dieu force de la nature , il le
tamorphosait en dieu du for intérieur, en loi de
la conscience .
Il sauvait ainsi du naufrage la poésie, l' art,
la justice reposant sur le droit. C' était une
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formule politiquement sociale qu' il reflétait en
l' admirable azur du ciel d' Hellas.
Renan, dans son histoire du peuple d' Israël ,
montre les juifs élargissant et dressant plus
haut l' idée messianique à mesure qu' ils sont
plus vaincus, plus abaissés, plus trompés dans
leurs espoirs présents. Ils en appellent d' abord
à un avenir prochain, puis à un avenir plus
éloigné, puis à un avenir qui ne tient pas
compte du temps, y mêle l' infini. C' est ainsi
que le suscité de la maison de David, l' oint du
seigneur, le sauveur de Juda a pu devenir
chrétiennement le sauveur du monde, le fils
de Dieu, Dieu lui-même, personne de la trinité.
Les dieux de Louis Ménard sont d' un ordre
analogue. Eux aussi sont fils de Dieu et fils de
l' homme . L' aspiration les fait descendre vers
nous, pour nous de l' olympe ; mais l' apothéose
du héros nous y fait monter pour siéger à côté
d' eux, devenus égaux à eux.
Qu' aime avant tout de son ciel Louis Ménard ?
La forme républicaine qui y fait prévaloir
sa divine harmonie.
p21
Les grecs " prient debout " ; c' est ainsi que
prie Louisnard. Le tort que l' on a eu, ç' a
été de se le figurer agenouillé, à la catholique.
Cela a empêché de s' apercevoir que sa
langue des mythes était conforme à son attitude.
Sa religiosité, surtout plastique, se borne à
pétrir de l' abstrait pour en faire du concret.
Il imagine des images parce qu' il cherche le
" vrai dans le beau " et qu' il ne voit que la
forme pour manifester le beau. Ses dieux,
comme les productions supérieures de la statuaire
hellénique, ne sont en somme que les
types de Platon. Il n' y a que la différence du
taillé dans le marbre au modelé dans la lumière.
Voyez-vous maintenant comment le païen
peut être mystique et comment le mystique
peut être païen ?
Il prend mystique dans son sens étymologique,
qui est : initié . Il vous initie au mystère
dont il est l' hiérophante. Le mysticisme demande
l' allégorie : Louis s' est fait mythologue.
p22
Les mythes du polythéisme ont fourni au
païen, ce que ses tendances d' artiste réclamaient
impérieusement. Plus tard il a fait entrer
Jésus-Christ et la Vierge dans son panthéon
en les retouchant quelque peu, les costumant,
les esthétisant à la grecque.
Sa vierge n' est ni la vierge céleste de Fra
Angelico de Fiesole, ni la vierge extatique de
Murillo, mais l' épouse chaste, la suavement
tendre mère des saintes familles de Raphaël.
Il ne dit pas avec son camarade de collège et
son ami, Charles Baudelaire :
Saint Pierre a renié Jésus, il a bien fait.
Il n' eût pas plus renié le fils du charpentier
s' il avait été Barjone, qu' il ne niait sa divinité
mythiquement interprétée. Jésus-Christ, pour
lui, c' était " l' humanité s' offrant en sacrifice et
s' adorant dans sa souffrance et dans sa mort " .
Il n' avait quelque éloignement que pour Dieu
le père, pour Iahweh, parce qu' il le trouvait
trop un , et par là trop autoritaire, trop despote
asiatique. Il se vengeait de ce despotisme
p23
en en faisant la personnification du simoun, du
vent blant du sert. La colère d' Iahweh
n' est-elle pas " comme un feu dévorant " ?
C' est à ce démiurge jaloux que le diable joue
le mauvais tour du fabriqué d' un insecte.
On a maintenant, je crois, la manière d' être
théologique de Louis Ménard. On a également
sa façon de se montrer stoïcien : un stoïcien
d' une sensibilité de poète lyrique comme on
l' était en 1830.
Au total, c' était un grec ayant envié la mort
en Grèce pour la cause grecque, de Lord Byron,
un grec philhellène.
Il nous a servi littérairement les grecs en
exemple un peu comme Tacite a servi les germains
à la Rome de son temps, comme Xénophon,
dans sa cyropédie , a servi les perses aux
grecs du sien. Il ne peut pas ne point y avoir
un léger mirage à redouter dans de telles thèses
tendantiellement historiques. Les types
dans le goût de Platon risquent de s' y glisser,
substituant un plus beau que nature de bas-relief
au train-train normal des choses.
p24
Pour employer un expressif terme d' atelier
à utiliser, puisqu' il y a effet d' art, ce n' est
pas chiq, mais c' est sûrement embelli. Ce
n' est pas de la Grèce vue en Grèce, à l' époque
de l' antique Grèce, mais de la Grèce
vue dans un auréolant éloignement au sein
du passé, vue de la romantique période
de 1830.
Quoi qu' on fasse, on est toujours de son
temps. Louis Ménard a été profondément du
nôtre. C' est ce qui fait qu' il a été un poète
érudit et non un pédant. Il nous tient parce
qu' il est nous . Nous n' avons pas besoin d' aller
à lui : en dépit de certaines apparences, nous
sentons son coeur battre, tout contre notre
coeur, à l' unisson de notre coeur. Il vit, il
vibre, et nous vibrons de sa vibration. Sa langue
des mythes devient facilement nôtre parce
que sa pensée est tre.
rien de ce qui est nous ne lui est étranger.
vous voyez en lui un historien et lui se voudrait
journaliste pour entrer plus avant dans
notre vie, pour en remuer de sa plume le quotidien,
p25
agir sur le quotidien dont il sent, si vivants,
tant d' échos en lui.
Ceci me fournit l' occasion d' offrir de l' inédit
de Louis nard. Il m' écrivait, vers 1896,
à propos d' un article intitulé : graminées, que
je venais de faire paraître dans le journal la
justice :
" tu as joliment raison de lâcher le roman,
qui est la littérature d' hier, pour la littérature
de demain, la polémique des journaux. Quant
à la poésie, c' est une langue morte comme le
grec et le latin.
Cependant il faut travailler pour les graminées,
et je n' ai pas d' aptitude pour le journal ;
j' écris, le plus brièvement possible, mes cours
de l' hôtel de ville dont je prépare une édition
posthume, ce sera mon testament littéraire. "
voilà l' attention de l' éditeur bien attirée sur
le projet de cette édition posthume.
Conformément à l' opinion de Louis Ménard
sur la littérature de demain, où la polémique a
sa place marqe, et, pourtant, ne voulant pas
renoncer à l' admirable forme artiste du roman,
p26
je tâchai de faire entrer un peu de cette polémique
dans son moule. De là une nouvelle
intitulée : une sôlution difficile, la
question, modernement effarante au point de vue de
l' action de la justice, d' un dédoublement de
conscience était posée.
Louis Ménard m' avoua que ce problème mis
à l' ordre du jour le troublait profondément.
Sa conception de la Nésis incarnant le droit
au châtiment prononcé dans l' intérêt même
du coupable, imposé sans une hésitation comme
de nécessité absolue, recula un moment devant
la fatalité du crime dramatisé par moi d' après
des documents scientifiques. Enfin, son besoin
de l' affirmé d' un sentiment du bien et du mal
l' emportant, il m' adressa cette protestation,
qui sent un peu l' énervement :
" ton roman est très bien, très bien, excessivement
bien-mais ce compliment est purement
littéraire, et je réserve entièrement la
question scientifique. Tu as fait un roman
scientifique, comme la morte amoureuse de
Théophile Gautier ou l' homme à l' oreille cassée
p27
d' Edmond About, c' était ton droit ; mais pour
avoir une opinion sur un cas de pathologie et
surtout pour en tirer des conclusions juridiques,
il faut des faits réels et non imaginaires.
Si ce que tu racontes était arrivé, et si j' étais
juré, je dirais : il faut une consultation de
decins aliénistes. Si l' accusée est folle, qu' on
l' enferme à Sainte-Anne. Si elle n' est pas folle,
qu' on lui coupe le cou. "
il avait tort en m' accusant d' avoir écrit une
nouvelle romanesque dans le genre de la morte
amoureuse : j' avais emprunté les données de
mon étude à une série de constatations médicales
tirées d' ouvrages scientifiques. La douche
pouvait être d' un utile effet ; mais comment
couper le cou à une créature parfaitement
innocente durant un temps et coupable jusqu' au
crime durant un autre. Comment guillotiner
la criminelle sans faire tomber dume coup
la tête de qui n' avait jamais eume une mauvaise
pensée ?
Je termine par une citation en partie inédite,
par une lettre que Louisnard m' écrivit
p28
alors que j' étais dans ma vingtième année.
Cette fois, il avait archiraison de fustiger mon
aplomb d' inexpérimenté qui parle sur ce dont
il ne saurait avoir la moindre idée :
" décidément ton article sur les femmes et
l' amour ne me va pas. Quand les jeunes gens
veulent écrire sur ces choses-là, ils ne cherchent
pas la vérité, ils veulent être galants, ils
font de la littérature au lieu de faire de la
physiologie. Moi qui n' ai plus d' arrière-pensées
de conquêtes, je vais te dire ce que c' est que
l' amour et les femmes.
" l' amour, c' est un enfant qui veut naître. Les
anciens l' appelaient de son vrai nom, le sir,
(éros, Cupido), parce qu' en effet c' est le désir
qui fait entrer tous les êtres dans la vie. Voilà
pourquoi les peintres et les sculpteurs représentent
des enfants ailés qui voltigent autour
des amants : ce sont des âmes qui voudraient
s' incarner, des germes qui demandent à naître ;
pour cela, ils se changent en désirs, et sollicitent
les vivants à leur donner un corps.
" ils les poussent vers leurs complémentaires ;
p29
les bruns aiment les blondes, les blonds
aiment les brunes, parce qu' il faut que les
tempéraments se complètent et s' équilibrent pour
fournir à la génération qui va naître de bonnes
conditions d' existence. Les romanciers
s' imaginent que l' amour a été inventé pour faire
le bonheur d' un monsieur et d' une dame : cela
est bien égal à la grande Isis que vous vous
amusiez ; ce qui l' intéresse uniquement c' est
l' amélioration de l' espèce. Vous avez bien vos
haras et vos concours d' animaux reproducteurs :
pourquoi donc la nature n' aurait-elle
pas les siens ?
" on s' étonne qu' il y ait tant de passions
absurdes, que les hommes se battent en duel
ou se brûlent la cervelle pour des créatures
sans esprit et sans coeur qui les grugent, les
trompent et les déshonorent, que les femmes
se laissent séduire par une paire de moustaches
gomes ou par un bel uniforme qui les
plantera là le lendemain. Mais ce n' est pas
avec de l' esprit et du talent qu' on fabrique des
enfants robustes et bien constitués. L' histoire
p30
de Mars et Vénus est éternelle. Tant pis pour
les gens de lettres s' ils sont plus chétifs que
les sous-lieutenants. L' amour n' est pas chargé
d' être raisonnable ; il n' est sublime que parce
qu' il est absurde. C' est une puissance supérieure
à nous, qui dompte la raison et la volonté,
comme dit Hésiode. S' il était toujours
d' accord avec le bonheur, il ne serait plus qu' un
calcul, il n' y aurait plus ni drame ni roman,
et les littérateurs ne pourraient plus gagner
leur vie : tu vois bien que tout est compensé.
" la beauté est mère du désir, disait la mythologie
grecque. Qu' est-ce que la beauté ?
C' est une pondération de formes qui annonce
l' aptitude au développement des germes et au
perfectionnement de la race. L' ampleur des
hanches, la fermeté de la gorge sont des garanties
pour l' enfant qui ntra. La volupté
est un piège des puissances cosmiques, pour
nous faire travailler à l' oeuvre de la création.
Les âmes qui nous demandent de les faire entrer
dans la vie choisissent sans nous consulter
la maison elles veulent s' établir. Si leur choix
p31
n' est pas toujours d' accord avec les convenances
sociales, ce n' est pas leur faute, elles ne
connaissent que les convenances physiologiques.
" Napoléon disait à Mme De Staël que la
femme qu' il estimait le plus était celle qui faisait
le plus d' enfants ; il ne s' occupait que de
la quantité, parce que les hommes n' étaient
pour lui que de la chair à canon. Mais s' il
avait tenu compte de la qualité, son appréciation
serait juste. Le rôle de la femme est de
former desnérations saines et fortes, mens
sana in corpore sano . Comme l' homme est un
animal social, selon la définition d' Aristote,
la vraie femme doit posséder non seulement
l' aptitude à la génération, mais l' aptitude à
l' éducation des enfants. Si nos choix en amour
sont souvent mauvais, c' est que les âmes qui
gravitent autour de nous sont viciées d' avance,
une génération étiolée naîtra d' une race décrépite.
Il n' y a pas à s' apitoyer sur ceux ou
celles qui ont mal placé leurs affections, ils
n' ont que ce qu' ils méritent : c' étaient des êtres
mal bâtis au moral, tant pis pour eux.
p32
" la femme est faite pour être mère, c' est
sa fonction dans la nature et la société. S' il y
a quelque chose en elle qui ne serve pas à
cette fonction, c' est un hors-d' oeuvre. Il ne lui
faut pas trop d' esprit, cela fait des Célimènes.
L' éternelle Circé qui change l' homme en bête,
n' a pas besoin de tant de finesse pour nous
enchaîner. à quoi bon la coquetterie ? Les
ductions naturelles de la femme lui suffisent.
Qu' a-t-elle besoin de briller au dehors ? Qu' elle
règne dans la maison pendant que l' homme
travaille, qu' elle l' accueille à son retour et
l' encourage dans les luttes qu' il doit soutenir pour
elle et pour leurs enfants. La chasteté pour
la femme, comme la probité pour l' homme, est
synonyme de vertu, parce que la chasteté est
la garantie de la pureté des races, comme la
probité est la garantie des relations sociales.
Or le milieu de la femme est la famille, comme
le milieu de l' homme est la cité.
" l' enfant a besoin d' unere pour l' allaiter
et l' élever comme il a besoin d' un père
pour le guider dans les luttes de la vie. La famille
p33
est la raison et la moralité de l' amour.
Donc les femmes galantes sont des monstres.
Quant aux femmes de génie, ce sont des déclases,
qui aspirent secrètement à devenir
des hommes après la métempsycose et qui
s' exercent à porter des culottes en attendant.
" L. M.
" ne va pas publier ma lettre dans ton journal,
les femmes me déchireraient avec leurs
griffes roses, comme elles ont déchiautrefois
ce pauvre Orphée, qui leur avait dit leur
fait, à ce qu' il paraît. Il n' en avait trou
qu' une à son goût, et quand elle est morte, il
est allé la chercher aux enfers ; cela humiliait
les autres, elles se sont vengées. Il paraît que
je suis encore plus difficile que lui, puisque je
n' ai jamais trouvé mon affaire. Il faudrait pouvoir
fabriquer sa femme soi-même comme
Pygmalion. "
quoique des passages de cette lettre aient été
repris par Louis Ménard pour s' en armer dans
les rêveries , j' ai cru devoir la publier sans y
rien
p34
retrancher. Elle montre son auteur, en quelque
sorte, dans le déshabillé de la pensée se donnant
carrière sans préparation littéraire, jaillissant
avec la fougue d' une improvisation d' une magistrale
improvisation, sous la dictée des faits
accumulés en soi-même et le coup de fouet d' une
circonstance en provoquant la formulation.
On y voit Louis Ménard partant de la pure
physiologie pour aboutir à la mythologie, en
passant par la politique. On y voit les germes
devenir des âmes et en cette qualité acquérir
des ailes de papillons. Cette âme, c' est Psyché,
que le désir Héros reconnaît sa compagne.
Mais ce qui nous fait redescendre de l' idéalisé
du mythe, c' est qu' il faut à cet Héros, pour
ussir, des moustaches de sous-lieutenant :
deux flèches de poils goms .
N' importe, la genèse des ies et surtout
de l' exprimé des idées, chez Louisnard,
en sa langue d' artiste éminemment original,
est ici saisissable pour qui prête la moindre
attention à son jeu très particulier. Eh bien,
ne trouvez-vous pas que le rare écrivain des
veries d' un païen mystique se peint dans sa
p35
lettre, comme je me suis efforcé moi-même de
le peindre dans cette préface ?
Il termine en disant qu' il faudrait " pouvoir
fabriquer sa statue " . Sa statue, il l' a fabriquée
et refabriquée merveilleusement dans tous ses
ouvrages. Sous sa plume comme sous le ciseau
de Phidias sont nés des types divins, des dieux.
Quand on demandait à ce Phidias il avait
puisé son inspiration, il répondait : " dans
Homère. "
Louis Ménard, à la me question,t fait
la même réponse. Soit ! Mais il y a entre eux
la différence des dates de naissance.
En terminant ces lignes, je me retourne et
vois, pendue au mur de mon cabinet de travail,
la photographie du portrait de Louis Ménard
par son neveu émile-René Ménard-portrait
que l' on peut aller examiner au musée du
Luxembourg, que j' engage à aller y étudier,
car il est ressemblant de la ressemblance des
oeuvres d' art vraiment dignes de ce nom, de la
ressemblance morale.
p36
Louis est là, sa pipe, un instant oubliée pour
la méditation, se refroidissant entre ses doigts,
découronnée des cercles de fumée s' y succédant
ordinairement sans presque d' interruption. La
bouche mâchonne une phrase non encore arrêtée,
non encore frappée au coin qui la fera médaille.
Sur le front, haut, large et bombé, la
che de cheveux que le peintre eût eu à faire
flotter au vent, au besoin dans la tempête, s' il
avait exécuté sa toile à l' époque de la jeunesse
romantique de son modèle. Elle est fatiguée
par l' âge cette mèche ; mais il faudrait bien peu
pour qu' elle reprît son allure à la Byron
d' autrefois. Quant aux yeux, deux courtes flammes
de vision intérieure en expliquent la fixité.
C' est en lui que Louis nard regarde, qu' il
regarde et cherche, ce qui met le sceau à la
ressemblance du portrait.
Louis Ménard n' a-t-il pas été lui parce que,
toute sa vie, il a regardé, cherché, vu, su
trouver en lui... quoi ? Lui, humainement lui.
Rioux De Maillou.
LE DIABLE AU CAFE
p37
Je ne sais pas s' il existe, mais je crois bien
l' avoir rencontré au café Procope. Il y vient
souvent et ne parle à personne ; seulement,
quand il y a une conversation animée, il est toujours
de ceux qui font le cercle pour écouter.
Sa figure n' a rien d' extraordinaire ; il ressemble
à tout le monde, et je n' aurais pas fait attention
à lui, si je ne l' avais vu tenant à la main
un petit écrit que j' avais publié le matin même.
Je suis toujours bien disposé pour quiconque lit
mes oeuvres, fût-ce l' ennemi du genre humain.
Le diable prend souvent les auteurs et les femmes
par la vanité.
p38
Vous croyez donc au diable ?
-je crois à tout, il ne faut que s' entendre
sur les termes ; il y a fagots et fagots.
Pensant qu' il ne me connaissait pas, je cédai,
comme le sultan des mille et une nuits , au désir
d' entendre incognito un jugement sur mon
compte, et, m' asseyant à sa table :
ah ! Ah ! Lui dis-je, voilà une brochure nouvelle ;
est-ce bon ?
-ce n' est pas ce que vous avez fait de
mieux, pliqua-t-il ; il y a quelques idées justes,
mais elles sont bien clair-semées.
Je fus piqué de cette critique, et surtout
d' avoir manq mon but, mais il ne me restait
qu' à en prendre mon parti :
vous me connaissez donc ? Lui dis-je.
Il n' eut pas la politesse de faire allusion à
ma célébrité, il pondit simplement :
je connais tout le monde.
Je cherchai quelque temps une réponse philosophique,
puis je lui dis :
c' est beaucoup trop ; je me contenterais de
me connaître moi-même.
Lui. Vous parlez comme les sept sages et vous
n' êtes pas plus avancé qu' eux ; ce qui ne vous empêche
p39
pas de croire au progrès de l' esprit humain.
Moi. Comment n' y croirais-je pas ? Sans être
plus habiles que les anciens, nous devons les
dépasser, puisqu' à leurs travaux dans chaque
science nous avons ajouté les nôtres.
Lui. Et vous regardez la philosophie comme
une science ?
Moi. Assurément ; elle est même la première
de toutes, puisque les autres lui empruntent leurs
principes ; elle est aussi la plus certaine, car elle
s' appuie à la fois sur des faits, comme les sciences
d' observation, et sur des axiomes, comme les
sciences de déduction.
Lui. Les axiomes me suffiraient, et même, je
me contenterais d' un seul.
Moi. Eh bien, vous avez celui de Descartes :
je pense, donc je suis .
Lui. Il n' y a plus qu' à définir je ; or, vous
vous plaigniez tout à l' heure de ne pas vous
connaître vous-même.
Moi. Mais vous, qui connaissez tout le monde,
y compris vous-même apparemment, vous n' avez
pas le droit d' être sceptique.
Lui. Que vous importe ce que je suis, pourvu
que je vousponde ?
p40
Moi. Je ne puis discuter sans savoir au nom
de quoi on m' attaque ; vous me connaissez, et je
ne vous connais pas ; la partie n' est pas égale ;
prenez une étiquette.
Lui. Mon cher monsieur, il n' y a dans le monde
que des rapports, et tout pend du point de
vue. Pour mon père, je suis un fils ; pour mon
fils, je suis un re ; pour mon domestique, je
suis un maître ; pour le roi, je suis un sujet, qui
paye l' impôt sans l' avoir voté ; pour mon ennemi,
je suis un scélérat ; pour mon ami, je suis
un homme avec lequel on ne sene pas ; pour
vous, qui me faites l' honneur de discuter avec
moi, je suis un adversaire ; appelez moi donc
l' adversaire : voilà l' étiquette demane.
Moi. Cela ne se dit-il pas Satan, en hébreu ?
Lui. L' hébreu est une langue morte, soyons
de notre temps ; vous voyez bien que je n' ai pas
le pied fourchu.
Moi. Les costumes changent, mais les moeurs
ne changent guère, et vous êtes toujours ergoteur.
Vous contestez l' axiome de Descartes, je
veux le défendre contre vous. Je sais parfaitement
qu' il y a en nous plusieurs aspects, mais
je n' ai pas besoin de les embrasser tous
p41
pour définir le moi : c' est un être pensant.
Lui. Pourquoi ne dites-vous pas plutôt : c' est
la pensée de l' être ? Votre raison est-elle distincte
de la mienne, ou une même lumière éclaire-t-elle
les esprits comme une vie unique anime
tous les corps ? L' intelligence vous est prêtée
pour un temps, comme la force et la jeunesse,
comme l' air et le soleil. Prenez-en votre part ;
ce qui pense aujourd' hui en vous, pensera demain
dans d' autres. Rien n' est à vous et vous
n' êtes rien, que des formes changeantes et
passagères, comme les vagues de l' oan, qui ont
sur vous l' avantage de ne pas se croire quelque
chose.
Moi. Ainsi pour vous l' individu n' existe pas ;
il n' y a que le genre humain, qui est la nature,
se connaissant elle-même, la conscience de Dieu ?
Lui. Ne prononcez pas ce nom, je vous prie.
Moi. Diable ! C' est vrai, j' oubliais votre
étiquette, elle m' explique vos répugnances.
Lui. Non, vous vous trompez ; seulement, je
n' aime pas les mots qui ne sont pas clairs ;
dites-moi ce que vous entendez par celui-là ?
Moi. Nous ne sommes pas d' accord sur
l' homme, je n' espère guère que ma façon de concevoir
p42
Dieu puisse vous satisfaire davantage. Si
je vous dis que c' est le créateur de toutes choses,
vous soutiendrez peut-être l' éternité du monde ;
si je l' appelle la cause première, vous
me demanderez ce que c' est qu' une cause, et où
nous arrêterons-nous ? Je vous dirai donc simplement
que Dieu est l' être parfait.
Lui. Vous voulez dire l' idée de la perfection,
car son existence est à démontrer.
Moi. Mais la perfection implique l' existence.
Lui. Encore un sophisme de Descartes ; l' antiquité
avait des philosophes plus hardis et plus
forts que vous. Pour eux, le bien, le parfait, est
supérieur à l' être ; il est cause de tout ce qui
est, mais lui-même dédaigne d' exister.
Moi. Comment peut-il donner l' existence sans
la posséder ?
Lui. L' air qui vous fait vivre n' est pas vivant.
Moi. Non, mais c' est un être ; la vie n' est
qu' une des formes de l' existence ; les éléments
existent quoiqu' ils ne vivent pas.
p43
Lui. Mais les types n' existent pas, et tout
existe en eux et par eux.
Moi. Qu' est-ce qu' un type ?
Lui. La forme génératrice, le moule sont
coulés tous les individus d' un me genre.
Moi. Si vous n' avez rien de mieux à m' offrir
que cette scolastique platonicienne, je persisterai
à croire à l' existence de Dieu.
Lui. La foi est une belle chose, mais quand
on croit sans preuve, on est un mystique et non
un philosophe.
Moi. Je ne crois pas sans preuve ; toute oeuvre
suppose un ouvrier ; l' admirable ordonnance
de l' univers...
Lui. Prenez garde de vous enferrer : vous parlez
maintenant de l' ordre et de la beauté du
monde, et tout à l' heure vous allez être obligé
d' en imaginer un autre où il n' y aura ni tigres
ni vipères, ni vieillesse ni maladies ; un monde
revu et corrigé, le créateur réparera les erreurs
qu' il a commises dans celui-ci.
Moi. N' anticipons pas, s' il vous plaît, et
laissez-moi m' enferrer à mon aise. Vous avez une
singulière façon de discuter : vous enjambez
toutes les questions, vous éludez toutes les
difficultés.
p44
Mais vous avez trop beau jeu à battre en
brèche mes croyances ; je ne puis vous rendre la
pareille puisque je ne connais pas les vôtres.
Lui. Si je vous scandalise, jetez-moi quelques
gouttes d' eau bénite, et je me tairai ; c' est une
formule d' exorcisme à la portée des simples.
Moi un peu honteux de ma sortie . Je ne crains
pas la discussion, mais je crains la Bastille ;
nous sommes ici dans un lieu public, et la police
a des oreilles partout.
Lui. Et vous vous prétendez débarrasdu
moyen âge ?
Moi. Vous devez bien vous apercevoir vous-même
d' un petit progrès : on ne brûle plus que
rarement vos amis les sorciers.
Lui. Mais on empêche de parler ceux qui ne
pensent pas comme tout le monde.
Moi. Ce n' est pas ma faute, je vous prie de
le croire : continuons, car je ne veux pas vous
laisser maître du champ de bataille ; seulement
parlons plus bas. Je soutiens que la création
suppose une intelligence souveraine, qu' avez-vous
à répondre ?
Lui. Rien : l' ouvrier s' appellera Dieu si son
oeuvre est bonne ; si elle est mauvaise, nous le
p45
nommerons le diable ; s' il y a du mal et du bien,
nous soupçonnerons une collaboration.
Moi. J' aurais dû me douter que vous étiez manichéen.
Mais après avoir nié mon existence et
celle de Dieu, vous n' espérez pas me faire croire
à la vôtre ?
Lui. Je ne vous y force pas, mais je vous prie
de m' expliquer le mal.
Moi. La douleur est une conséquence nécessaire
de la sensibilité physique, le vice est une
conséquence nécessaire de la liberté morale.
Lui. Vous voilà revenu à cette nécessité que
les anciens plaçaient au-dessus de tous les dieux.
Que devient alors la toute-puissance divine ?
Moi. Elle n' est limitée que par l' absurde : il
n' y a d' impossible à Dieu que ce qui est
contradictoire. Je ne suis pas assez cartésien pour
croire que deux et deux feraient cinq s' il l' avait
voulu. Puisque lui seul est parfait, son oeuvre ne
peut être sans défauts, elle serait son égale ; mais le
mal est seulement l' absence du bien, vous n' êtes
qu' une négation, vous n' existez pas.
Lui. Il me semble, au contraire, que c' est le
bien qui n' existe pas, et que le mal seul est
possible et réel. La vie ne s' entretient que par une
p46
rie de meurtres, et l' hymne universel est un
long cri de douleur de toutes les espèces vivantes
qui s' entre-dévorent. L' homme, leur roi, les
détruit toutes ; il faut des millions d' existences
pour entretenir la vôtre. Quand vous ne tuez pas
pour manger, vous tuez par passe-temps ou par
habitude, et votre empire n' est qu' un immense
charnier. Y êtes-vous heureux, du moins, y
régnez-vous en paix ? Non, vous ne songez qu' à
vous déchirer les uns et les autres ; la guerre,
l' oppression et la violence, toutes les injustices
et toutes les tyrannies remplissent l' histoire, et
ce sera ainsi jusqu' à la fin. Le mal moral, qui
est votre oeuvre,passe en horreur le mal physique
qui vous écrase. Contre l' un et contre l' autre, vous
n' avez trouvé d' autre remède que de
lâches prières, qui montent inutilement vers les
indifférentes étoiles. Vous tenez à la vie que vous
savez mauvaise ; vous voudriez la prolonger au
delà de la tombe, et vousvez là-haut un monde
fantastique et rempli de contradictions. Vous en
retranchez la mort, condition nécessaire de la
vie, et la lutte éternelle contre le mal, sans
laquelle il n' y a pas de vertu.
Moi. Toujours blasphémateur et ennemi des
p47
hommes ! Mais qu' est-ce que vous concluez de
tout cela ?
Lui. Que le mal étant réel et le bien impossible,
vous avez tort de m' appeler une négation.
Moi. Eh bien, après la description que vous
venez de faire du monde, si vous prétendez y
avoir travaillé, je ne vous en fais pas mon
compliment.
Lui. Je ne vous demande pas de compliments,
c' est vous qui m' en demandiez tout à l' heure,
quand vous m' avez vu en train de lire votre ouvrage.
Moi. Si vous blessez mon amour-propre, je
me vengerai sur le vôtre. Avouez que votre importance
a bien diminué, depuis le temps où
vous luttiez contre les anges et où vous tentiez
les saints.
Lui. Je taquine encore les philosophes, et cela
m' amuse bien autant.
Moi. Vous me rappelez ce tyran à la retraite,
qu' une férule consolait de son sceptre perdu.
Lui. Vous avez donc la modestie de comparer
les philosophes à des enfants ?
Moi. L' enfance a l' avenir.
Lui. L' avenir est le royaume des chimères ;
p48
est votre dernier château de cartes, que je
souffle dessus ?
Moi. Ce sera une forteresse contre laquelle
s' useront les vieilles griffes du mal : on la
nommera le temple de la justice et de la liberté.
Nous ne la bâtirons pas dans les nuages ; nous
n' imiterons pas nos pères, qui reléguaient au
ciel leurs espérances : c' est la terre qui nous est
confiée, nous construirons sur ses bases solides.
Nous ne pourrons achever notre oeuvre, mais
nos fils y travailleront après nous. Notre pensée
vivra en eux ; et, s' il y a une autre immortalité
plus active, peut-être nous sera-t-elle donnée
par surcroît, car le paradis de nos rêves n' est
pas une oisive béatitude ; comme les héros
scandinaves, nous ne voulons renaître que pour
l' éternité du combat. Que notre sang serve d' engrais
à la moisson future : il faut que la guerre se
poursuive tant qu' il y aura des tyrans et des
esclaves, et bienheureux ceux qui pourront briser
les dernières chaînes et brûler le dernier trône !
Lui. Vous ne ferez pasme grâce au trône
pontifical ?
Moi. Je n' aurais pas cru que vous dussiez
regretter celui-là ; est-ce générosité pour un vieil
p49
ennemi, ou bien êtes-vous comme les femmes qui
aiment mieux ceux qui les battent que ceux qui
ne s' occupent pas d' elles ?
Lui. Je n' ai pas dit que je regrettais, mais je
crois qu' il pourrait convenir à un représentant
de la philosophie sur la terre.
Moi. Je ne veux pas plus des rois philosophes
que des autres ; ils ont des successeurs, et
Commode me dégoûterait de Marc-Aurèle.
Lui. Je ne vous parle pas d' un roi, mais d' une
papauté philosophique.
Moi. Voilà qui est contradictoire et impossible.
Lui. Pas tant que vous croyez. En Galilée, il
y a dix-huit cents ans, quelqu' un annonçait aux
déshérités de la terre tout ce que vous leur
promettez aujourd' hui. Allez à Rome, vous y verrez
son vicaire, le serviteur des serviteurs de
Dieu, et il vous fera baiser sa pantoufle. êtes-vous
r de ne pas travailler pour une nouvelle
aristocratie de cardinaux ou de mandarins ?
Moi. Diable ! Diable !
Lui. Je suis là, soyez tranquille. Si quelque
futur grand lama de la philosophie veut s' installer
dans votre forteresse, vos enfants trouveront
pour la démolir le secours de mes vieilles
griffes. Heureusement pour vous, je ne suis pas
aussi usé que vous voulez bien le dire ; dans plus
d' une occasion vous ne serez pas fâché de me
trouver.
Moi. Est-ce que vous êtes toujours le roi des
trésors cachés ?
Lui. Auriez-vous envie de m' emprunter de
l' argent ?
Moi. Vous me demanderiez mon âme en
échange.
Lui. Je n' ai pas à vous la demander ; du moment
que vous formez un souhait égoïste, vous
êtes sujet du diable ; s' il accomplit vos voeux,
c' est pure largesse de souverain.
Moi. Eh bien, gardez vos gros sous, il ne
manque pas de pauvres gens qui en ont plus
besoin que moi ; je continuerai de philosopher à
jeun. Votre serviteur... non, je me trompe, je
veux dire : adieu.
Lui. Au revoir, s' il vous plaît ; j' espère bien
que nous nous retrouverons.
Moi. Pourvu que ce ne soit pas dans l' éternité.
Lui. Vous voudriez bien me faire avouer qu' il
p51
y a une vie future, mais vous n' obtiendrez pas
de moi une affirmation ; cherchez. Moi, je suis
l' adversaire, mon rôle est de contredire. Chaque
fois que vous croirez tenir une solution, je serai
là pour y jeter du noir. Je vous empêcherai bien
de vous endormir dans la certitude, qui est l' inertie
de l' intelligence. Cherchez toujours, je viendrai
vous secouer de temps en temps. La vérité
est une asymptote ; pour vous en rapprocher
vous avez besoin de moi. Il ne faut pas médire
du vieux serpent, vous lui devez la science du
bien et du mal, et, sans la chute, il n' y aurait
pas de rédemption.
Moi. Oui, le mal que vous faites tourne au
bien, mais on dit que c' est malgré vous.
Lui. Croyez-le si vous voulez, cela vous dispensera
de la reconnaissance en vous laissant
jouir du bienfait. Ne faut-il pas que le diable
soit toujours bafoué à la fin de la pièce ?
Heureusement, je suis habitué depuis longtemps à
ce rôle-là.
SOCRATE DEVANT MINOS
p52
Minos. Sois le bienvenu parmi les ombres,
Socrate, toi qui, sur la terre, as toujours cherc
la vérité.
Socrate. Salut à toi, Minos. Ceux qui ont été
injustement condamnés par les vivants se présentent
avec confiance devant ton tribunal, juge
des morts.
Minos. Je ne suis pas ton juge, Socrate, ni
celui des autres hommes. La conscience humaine
se juge elle-même selon ses actes.
Socrate. Qu' a donc voulu dire Homère ?
Minos. Toi et tes contemporains avez mal
compris ses paroles. Il a dit que je rendais la
justice aux morts. J' écoute ceux qui s' accusent
et je cherche à réconcilier ceux qui se sont haïs
p53
pendant la vie ; telle est la fonction qui m' est
attribuée pour avoir reconnu, aux siècles anciens,
que les sociétés humaines doivent être fondées,
non sur la force, mais sur la loi. Quand tes
accusateurs viendront ici, tu pourras les accuser à
ton tour. Celui qui reconnaîtra ses torts ira se
livrer aux Eunides pour être purifié.
Socrate. Crois-tu donc, Minos, qu' Anytos et
litos avoueront qu' ils ont été injustes ?
Minos. Je leur montrerai les conséquences
de leur action, Socrate. Ils entendront les siècles
futurs les condamner à leur tour. Ils verront
dans l' avenir des races serviles qui, après
avoir inondé la terre de sang innocent, reprocheront
encore ta mort à la mocratie d' Athènes.
Alors ces hommes qui, en t' accusant, ont
cru servir la patrie, seront épouvantés de leur
oeuvre et appelleront l' expiation.
Socrate. Comment se peut-il, Minos, qu' en
accusant un innocent quelqu' un s' imagine qu' il
sert la patrie ?
Minos. Tu leur adresseras cette question à
eux-mêmes, Socrate, et je sais ce qu' ils te
pondront. Ils te montreront les fruits de tes
leçons : ton disciple chéri, Alkibiade, donnant
l' exemple
p54
de toutes les trahisons et de toutes les débauches,
les trente tyrans sortis presque tous de ton
école, et parmi eux Critias, le plus cruel de tous
et le plus impie, celui qui a écrit dans ses vers
que la religion avait été inventée par les chefs
des peuples pour dompter la multitude. Ils te
montreront nophon servant comme mercenaire
un prince étranger, puis combattant avec Sparte
contre les athéniens, et dans ses écrits, préférant
la monarchie asiatique au gouvernement
populaire. Ils te montreront enfin Platon, le plus
illustre philosophe formé par tes leçons, proposant
pour modèle, dans sa république, un état
règne la communauté des femmes.
Socrate. Il me semble, Minos, que, si tu avais
siégé parmi les héliastes, tu m' aurais condam
comme eux à boire de la cig.
Minos. Non, car ils ont ouvert une voie funeste
qui ne sera que trop suivie après eux. Si
du moins ils s' étaient contentés de l' ostracisme,
tu aurais passé quelques années au milieu de la
communauté oligarchique de Sparte ou de la
monarchie des mèdes, et tu en serais revenu plus
juste pour le gouvernement de ton pays. Mais je
ne suis pas ton juge, j' ai voulu seulement t' indiquer
p55
les raisons qu' Anytos et Mélitos ont pu
avoir pour t' accuser, et je n' ai dit que ce qu' ils
te diront eux-mêmes. Quant aux effets de ton
enseignement dans les siècles à venir, je les vois
par ma science prophétique et je pourrais te les
faire connaître, mais peut-être cette révélation
serait-elle au-dessus de tes forces.
Socrate. Tu m' as dit que tu rélerais l' avenir
à mes accusateurs. Me crois-tu donc plus faible
qu' eux ? Moi aussi j' ai cru faire le bien, et si
mon intelligence s' est trompée, j' aime trop la
rité, tu l' as dit toi-même, pour rester
volontairement dans l' erreur.
Minos. Ainsi, Socrate, tu vas toi-même au-devant
de l' expiation ?
Socrate. Tu l' as dit, Minos, j' appelle les
euménides. ô graves déesses, gardiennes des lois
saintes, vous êtes la voix du sangpandu, et
on vous nomme les imprécations. Vous êtes les
remords qui flottent dans les nuits adultères, et
l' on vous nomme les érinnyes. Vous réveillez la
conscience endormie, vos serpents rongent la gangrène
des coeurs, vos torches éclairent les âmes
ténébreuses. Vous leur montrez ce qu' elles sont
et ce qu' elles auraient dû être ; l' horreur qu' elles
p56
ont d' elles-mêmes les pousse dans le rude chemin
de la régénération, et c' est pourquoi on vous
nomme les bienveillantes. Si vous redressez aussi
les erreurs de l' intelligence, corrigez-moi,
purifiez-moi, ô vénérables, en me découvrant l' avenir.
Les Euménides. Tes erreurs, Socrate, sont
celles de la plupart des philosophes qui t' ont devancé
ou qui te succéderont. Chacun de vous
n' a qu' une part dans la faute, et pourtant chacun
doit accepter toute la punition. Pour avoir
ébranlé la religion de vos pères, pour avoir pféré
la théocratie de l' égypte, la monarchie de
la Perse à l' égalité sacrée des libres citoyens de
la Grècepublicaine, contemplez le tableau d' une
société selon vosves. Elle vivra dans l' avenir,
cette société, après l' asservissement des cités
helléniques et l' invasion rapide des religions
barbares dans l' occident. Voyez les républiques tomber
l' une après l' autre dans la servitude, les
nations s' engloutir dans l' unité d' un immense
empire et marcher comme des troupeaux dociles
sous le sceptre des pasteurs. L' oreille des
philosophes n' est plus troublée par les luttes de
la place publique, mais la loi n' est plus l' accord
des volontés unies ; elle descend d' en haut sur
p57
les multitudes agenouillées, et le glaive
maintient l' obéissance. Le monde se précipite
volontairement dans l' esclavage, et sans doute le
prince est digne de gouverner les hommes, car,
tu le vois, on lui élève des autels.
Socrate. L' horreur m' enveloppe, ô Euménides.
Le sang des proscriptions rougit la terre,
et quand le maître n' a plus d' ennemis à tuer, on
bénit sa clémence. Les tyrans succèdent aux tyrans,
au milieu de l' abaissement universel des
âmes, et on les met au rang des dieux. En voici un
qui tue sa mère, et on le remercie d' avoir sauvé
la patrie. Jamais pareille accumulation de crimes
et de honte n' avait souillé l' histoire. écartez ce
tableau lugubre, ô esses. Les hommes ne peuvent
être heureux que si les rois deviennent philosophes
ou si les philosophes deviennent rois.
Les Euménides. Tes voeux seront exaucés,
Socrate : voici un sage sur le trône du monde, mais
il n' en retardera pas d' un jour la décadence. Regarde
son fils, l' égal de ces tyrans dont tu voudrais
écarter les fantômes ; les rois philosophes
ont, comme les autres, des héritiers. Tu redoutais
les dissensions populaires dans les républiques,
que dis-tu des factions militaires qui mettent
p58
l' empire à l' encan ? Pourtant tu ne peux pas
te plaindre de la docilité des peuples : ils
acceptent humblement le maître que les soldats leur
imposent, sans jamais songer à s' affranchir.
Socrate. Je vois bien, ôesses, que pour sauver
la pauvre race humaine, il faudrait qu' un
dieu descendît sur la terre ; mais, telle est la
folie des hommes, que peut-être ils feraient périr
le juste venu pour leur enseigner la vérité.
Les Euménides. Le dieu est descendu, Socrate,
et ce n' est pas le peuple qui l' a fait mourir, ce
sont les savants et les prêtres. Puis ses
disciples, qui l' ont abandonné au jour du supplice,
pandent sa doctrine dans l' ombre, opposant aux
traditions de la Grèce une tradition étrangère, et
minant sourdement la religion de l' empire, déjà
frappée par les coups des philosophes, tes
successeurs. Après trois siècles de travail
souterrain, ta mort est vengée, Socrate : les dieux
d' Homère sont chassés de leurs temples, et, sur le
piédestal de leurs statues renversées, on place un
philosophe, sauvant le monde par sa doctrine. Les
prêtres du dieu nouveau vivent dans la contemplation
des choses saintes, sans patrie et sans
famille, étrangers aux soucis de la vie. Ils dirigent
p59
la conscience des autres hommes qui, s' agenouillant
devant eux, confessent leurs fautes et
en implorent le pardon. N' est-ce pas là ce règne
de l' intelligence rêvé par tous les philosophes,
ce gouvernement des meilleurs, dont tu aurais
pu faire partie ? Regarde-la maintenant à l' oeuvre,
cette assemblée auguste, cette aristocratie
de la pensée, et juge l' arbre par ses fruits.
Socrate. Hélas ! Je vois l' oppression s' étendre
sur la sphère libre de l' intelligence. Les anciens
tyrans n' enchaînaient que les corps, ceux-ci
enchaînent les âmes. L' éternelle raison, cette
lumière qui éclaire tout homme en ce monde, ils
l' adorent dans le ciel et ils la proscrivent sur la
terre. Autrefois chaque peuple, chaque homme
priait à sa manière, et de cette diversité des hymnes
naissait une immense harmonie qui réjouissait
le ciel ; mais à ceux-ci toute voix libre paraît
une dissonance, et la prière du peuple n' est
plus que l' écho monotone des paroles du prêtre.
Et si la raison repousse des chaînes contraires à
sa nature, les champs pacifiques de la pensée
deviennent une arène sanglante, où luttent les
factions religieuses inconnues aux peuples
d' autrefois. épargnez-moi, redoutables déesses ; si
p60
j' ai préparé, sans le vouloir, cette oeuvre mauvaise,
ce que vous m' avez fait voir doit suffire à
ma punition.
Les Euménides. Non, Socrate, ce n' est pas
assez. Souviens-toi et regarde : vois le sort
servé à la sculpture, l' art de ta jeunesse. On
pète après les philosophes qu' il est insensé
d' enfermer le divin dans la pierre et le bronze,
et l' on détruit, avec une fureur de bête fauve,
ses chefs-d' oeuvre de Polyklète, de Phidias, de
Praxitèle. Pour un peuple qui a renié ses dieux,
les témoignages du génie et de la piété des ancêtres
sont des remords visibles dont la présence
importune. On fond les statues de métal, on brise
les statues de marbre. La science et la poésie
sont ensevelies aussi sous les ruines des temples.
On brûle les bibliothèques, on disperse et on
gratte les livres. Il ne restera rien à faire aux
barbares. On les entend gronder dans les plaines
du nord, prêts à fondre sur le grand empire,
mais personne ne songe à lasistance. On répète
après les philosophes que l' homme n' a d' autre
patrie que le ciel, et on livre la terre aux
plus forts. Les anciens dieux avaient saula
Grèce de l' invasion des mèdes, mais les vertus
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viriles sont mortes avec l' antique religion. Le
monde s' enveloppe dans son linceul, les lumières
du ciel s' éteignent une à une et tout rentre dans
la grande nuit.
Socrate. Grâce, ô Euménides, assez de maux
amoncelés, je n' en pourrais supporter davantage.
Les Euménides. Qu' il soit fait selon ton désir,
Socrate. Nous éteignons nos torches funèbres et
nous t' épargnons le spectacle des longs siècles
de douleur, d' esclavage et de honte qui vont
s' ouvrir pour la mirable humanité.
Socrate. ô Minos, tu me l' avais bien dit,
cette révélation était au-dessus de mes forces. Il
est trop dur de voir le mal qu' on ne peut réparer.
Mais dis-moi pourquoi les erreurs de l' intelligence
sont punies si cruellement puisqu' elles
sont involontaires.
Minos. La peine est le premier degré de l' ascension.
La douleur épure et sanctifie. dite
sur ce que tu viens de voir, et quand tu seras
monté dans la sphère lumineuse l' âme contemple
les derniers mystères, tu comprendras les
secrets de la haute justice des dieux.
NIRVANA
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L' universel désir guette comme une proie
le troupeau des vivants ; tous viennent tour à tour
à sa flamme brûler leurs ailes, comme, autour
d' une lampe, l' essaim des phalènes tournoie.
Heureux qui sans regret, sans espoir, sans amour,
tranquille et connaissant le fond de toute joie,
marche en paix dans la droite et véritable voie,
dédaigneux de la vie et des plaisirs d' un jour !
Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ;
las de l' illusion et des métempsycoses,
j' implore ton sommeil sans rêve ; absorbe-moi,
lieu des trois mondes, source et fin des existences
seul vrai, seul immobile au sein des apparences ;
tout est dans toi, tout sort de toi, tout rentre
en toi !
INITIATION
p63
Du haut du ciel profond, vers le monde agité,
s' abaissent les regards des âmes éternelles :
elles sentent monter de la terre vers elles
l' ivresse de la vie et de la volupté ;
les effluves d' en bas leur dessèchent les ailes,
et, tombant de l' éther et du cercle lacté,
elles boivent, avec l' oubli du ciel quitté,
le poison du désir dans les coupes mortelles.
Pourtant, dans leur exil, un reflet du ciel bleu
les remplit du dégoût des choses passagères ;
mais c' est par la douleur qu' on franchit les sept
sphères ;
l' initiation, qui fait de l' homme un dieu,
la mort en tient les clefs ; le sacrifice épure,
et le sang rédempteur lave toute souillure.
LE BANQUET D'ALEXANDRIE
p64
Nouménios, Porphyre, Chérémon, Tat, Origène,
Valentin.
Nouménios. Tous les convives attendus sont
arrivés. Je savais qu' Origène et Porphyre
conservaient religieusement la mémoire de celui qui
fut leur maître et le mien, et qu' ils ne manqueraient
pas à l' appel, mais je remercie Tat, Valentin et
Chérémon, qui n' ont pas connu Ammonios, d' être
venus prendre part à ce repas fubre. Sans
doute Plotin célèbre en ce moment à Rome,
comme nous à Alexandrie, l' anniversaire de la
mort d' Ammonios, ou plutôt de sa délivrance ;
car le corps est la prison de l' âme, et nous, les
initiés de la philosophie, nous savons bien qu' il
n' y a pas de séparations éternelles. Que l' âme
bienheureuse de notre ami préside à notre banquet,
qu' elle conduise au milieu de nous tous
ceux de nos amis qui sont partis jà pour le
p65
grand voyage, et parmi eux le second maître
d' Origène, Cment D' Alexandrie.
Origène. Je te remercie de ce souvenir, Nouménios ;
c' est là ce que nous appelons la communion
des saints.
Chérémon. Au milieu de chaque demeure
s' élève la pierre sacrée du foyer, l' autel
domestique. Elle est le centre de la famille, image de
ce centre immobile du monde que nos pères ont
appelé histiè. Homère nous enseigne qu' elle doit
recevoir la première libation. Sans associer Origène
et Valentin à des rites qui ne sont pas les
leurs, je répands les prémices du banquet sur la
flamme qui va les porter vers le divin éther. Il
est la source de la vie, et n' ayant rien à lui offrir
qui nous appartienne, nous lui rendons une part
de ses bienfaits.
Origène. Nous ne pouvons prendre part à ton
sacrifice, Chérémon, mais rien ne nous empêche
de reconnaître avec toi le caractère sacré de la
flamme ; nos prophètes appellent l' éternel un feu
dévorant, et c' est dans le buisson ardent qu' il
s' est révélé à Moïse.
Valentin. Nous savons aussi que la lumière a
été la première émanation de la pensée divine
p66
et elle est pour nos sens la plus pure image de
l' invisible.
Tat. Cette flamme, que les grecs appellent
Héphaistos, mes ancêtres l' ont adorée sous le
nom de Phta, et l' ont placée à la tête de la sainte
trinité de Memphis.
Porphyre. Je remplis cette coupe de vin de
Grèce. Dans la peinture représentée sur les
flancs du vase, je vois Dionysos ramenant
Héphaistos dans l' olympe. C' est le symbole de la
libation répandue sur la flamme et montant
avec elle vers les dieux.
Nouménios. Puisque tu as fait allusion à
cette fable antique, je te prie, Porphyre, pendant
que le vin sera verdans les coupes, d' expliquer
à ceux de nos hôtes qui l' ignorent, pourquoi
nos pères ont rattaché le sacrifice au culte
du feu et à celui du vin.
Porphyre. Je le ferais volontiers, mais peut-être
Chérémon trouverait-il mes explications
trop subtiles. Qu' il propose d' abord les siennes,
et si elles me paraissent insuffisantes, je chercherai
à les compléter.
Chérémon. J' ai dit, il est vrai, Porphyre, que
dans ton antre des nymphes , tu avais attribué
p67
à Homère des intentions auxquelles je le crois
étranger. Nous pouvons bien nous séparer l' un
de l' autre sur quelques points de l' hellénisme,
comme Valentin et Origène diffèrent quelquefois
d' opinion sur les symboles chrétiens.
Tat. De même que bien peu d' égyptiens
comprennent aujourd' hui l' écriture sacrée des
anciens prêtres, le sens de la mythologie, qui
est la langue religieuse des premiers âges, a
se perdre à travers les siècles. Mais son obscurité
me réveille la curiosité de l' esprit, et plus
les fables répugnent à la raison, plus on désire
en pénétrer le sens.
Chérémon. Tu dis vrai, Tat ; nous ne devons
pas supposer que les anciens, qui nous ont laissé
tant de belles oeuvres, nous aient été inférieurs
en sagesse ; mais les images dont ils enveloppent
leurs pensées nous semblent souvent des
énigmes. Ainsi la mythologie du feu est difficile
à comprendre à cause de sa haute antiquité, car
l' invention du feu se rattache aux origines des
sociétés humaines. Peut-être y avait-il auparavant
des animaux à deux pieds, sans plumes,
comme les appelle Platon, mais l' animal social
n' existe que par la prévoyance et l' industrie ;
p68
c' est pourquoi Prométhée est regardé comme le
créateur des hommes. Les athéniens l' ont assoc
avec Athénê et Héphaistos et célèbrent en
leur honneur la fête des lampes. Athénê est la
clarté du ciel qui se révèle dans l' éclair, ce que
les anciens ont exprimé en disant qu' elle naît de
la tête de Zeus frappée par la hache d' Héphaistos
ou de Prométhée. Héphaistos, c' est la flamme
qui brûle sur le foyer ; Prométhée, c' est le feu
qui éclaire devant lui, le prévoyant. Les récits
d' Homère sur Héphaistos, d' Hésiode sur Prométhée,
se rapportent également à la nature du
feu. Le dieu aux jambes torses, précipité de
l' olympe, c' est la foudre qui tombe du ciel en
lignes sinueuses. Le titan enchaîné à une colonne
l' aigle de Zeus dévore ses entrailles
sans cesse renaissantes, c' est le feu captif sur
l' autel et toujours dévoré par les vents du ciel.
Quant à la partie du récit d' Hésiode qui concerne
Pandore, c' est une allégorie morale. Sans
l' industrie, l' homme aurait sa femelle comme les
autres animaux, mais c' est la civilisation qui a
créé la femme ; aussi le poète les confond-il l' une
avec l' autre dans cette vierge charmante, parée
de tous les dons des dieux, et condamnant
p69
l' homme au travail, parce qu' elle aime le luxe
et déteste la pauvreté. Sa curiosité ouvre le vase
d' où s' échappent tous les maux de la vie polie,
inconnus aux peuples barbares. C' est ainsi
que Zeus envoie aux hommes un mal pour un
bien, car la naissance de Pandore est une punition
de la conquête du feu. La raison de cette
punition et du supplice de Prométhée, c' est que
l' industrie est une lutte contre les puissances
cosmiques, et il n' y a pas pour l' homme de lutte
sans douleur. Il doit conquérir par le travail la
nourriture que la terre fournit gratuitement aux
autres êtres, car les dieux ont caché les sources
de la vie depuis que Prométhée a dérobé le feu
du ciel.
Porphure. Il me semble, Chémon, que non
seulement la fable de Pandore, mais toute celle
de Prométhée, contient une allégorie morale, et
se rapporte à la descente et à l' ascension des
âmes ; aussi est-elle souvent représentée sur les
sarcophages. On y voit d' unté Prométhée modelant
des corps humains, et c' est Athénê, l' intelligence
divine, qui les anime en leur posant
un papillon sur la tête. Au milieu, on voit le
supplice de Prométhée, symbole de la vie terrestre,
p70
et de l' autre côté sa délivrance par Héraklès.
L' homme est une étincelle du feuleste
dans une lampe d' argile, un dieu exilé du ciel,
enchaîné par les liens de la nécessité sur le
caucase de la vie, où il est dévoré de soucis toujours
renaissants. Mais l' effort des vertus héroïques
brise ses chaînes et le délivre du bec et des
ongles des vautours ; Héraklès rane Prométhée
dans l' olympe et réconcilie la terre et le
ciel.
Origène. La plupart de ces idées sont exprimées
dans le récit de Moïse sous une forme plus
simple, parce qu' elle est plus ancienne. On y
trouve l' homme formé du limon de la terre, et
la fatale curiosité d' une femme vouant le genre
humain au travail et à la mort.
Nouménios. Ne pourrais-tu pas, Origène, nous
expliquer toute cette fable du paradis, du serpent
et de la pomme, car je sais qu' au lieu de
t' arrêter à la lettre, comme la plupart des chrétiens,
tu cherches dans la mythologie hébrque
un sens caché.
Origène. La lettre tue, l' esprit vivifie ; que
celui qui a des oreilles entende. Le jardin d' éden,
c' est l' état des âmes avant leur incarnation ; ève
p71
et le fruit défendu, c' est la volupté ; le serpent,
c' est l' attrait pernicieux du désir et des passions
terrestres. L' âme, tome par la naissance dans
la prison du corps, est soumise à l' esclavage du
péché et ne peut en êtrelivrée que par la vertu
du rédempteur mort sur la croix pour le salut
du genre humain.
Chérémon. L' affranchissement de l' âme par
la douleur et le sacrifice a toujours été admis
par les grecs ; on ne dira pas, sans doute, que
le Christ est plus ancien que Prothée, Héraklès
et Dionysos.
Valentin. On peut du moins voir dans la religion
des grecs, comme dans celle des juifs,
une préparation à la vérité chrétienne. On peut
regarder le caucase comme une image du calvaire
et les travaux d' Héraklès comme une vague
prophétie de la passion. Quant à la fable de
Dionysos, je la trouve fort obscure. Nounios
t' avait demandé l' explication de la mythologie du
feu et de celle du vin ; tu nous as montré le sens
de la première, nous voudrions comprendre également
la seconde.
Chérémon. La langue religieuse paraîtrait plus
claire si l' on se souvenait davantage que toutes
p72
les parties de l' univers sont animées d' une vie
divine. Là les hommes de nos jours ne voient
que des choses inertes, les anciens reconnaissaient
des énergies vivantes, et ce sont ces puissances
cachées qu' ils ont appelées les dieux. La
force active et vivifiante qui se révèle au printemps
parmi les éclairs de l' orage, qui bouillonne
dans la sève de la vigne et s' épanouit à l' automne
en grappes dorées, nous la nommons Dionysos,
c' est-à-dire, à mon avis, la liqueur divine.
Bientôt la grappe est arrace aux branches,
ses nourrices, déchirée, foulée aux pieds, mais
la sève ardente renaît sous une forme nouvelle
dans la liqueur sacrée des libations ; tel me paraît
le sens des deux naissances du Dieu. Sa
mort est pour nous une source de vie. Ce feu
liquide réchauffe les membres engourdis et transporte
l' esprit dans un monde enchanté. Répandu
sur l' autel, il s' offre pour nous en sacrifice et
porte aux dieux les prières des hommes. Je
sais qu' il y a d' autres manières d' expliquer ces
fables, mais Porphyre, qui est initié aux orgies
orphiques et aux mystères de Samothrace, pourrait
en parler mieux que moi, sans dévoiler ce
qui doit rester caché.
p73
Porphyre. Le sens des symboles est multiple,
ô Chérémon. Je reconnais avec toi que Dionysos
est la libation divine qui sepand et se
consume sur l' autel et devient le type du sacrifice.
Mais cette flamme invisible, qui circule
dans les veines des plantes et fermente dans le
vin, a sa source dans le soleil, et comme son
action est mystérieuse et cachée, on reconnaît
une forme surieure de Dionysos dans le soleil
de l' hémispre nocturne, qui éclaire les morts,
et c' est pourquoi on l' appelle le chorège des astres,
le berger des blanches étoiles. Comme la
chaleur et la vie qu' il répand dans la nature
disparaissent en hiver pour renaître au printemps,
il est le symbole de la surrection des âmes.
Elles aussi sont des lumières qui ne s' éteignent
ici que pour renaître ailleurs. L' ivresse dusir
les a fait descendre de la voie lactée, à travers
les sept sphères. Quand elles arrivent à celle de
la lune, elles tombent dans la naissance et le
devenir, car le monde sublunaire est soumis à la
loi de croissance et de décroissance, comme la
lune elle-même, qui tient la clef de la vie et
préside, quoique vierge, aux enfantements et à
l' éducation. Tant que l' âme reste enchaînée dans
p74
les liens du désir, elle ne peut s' élever au-dessus
de la terre, mais si elle dompte le désir, elle
peut l' enchaîner à son tour et lui emprunter ses
ailes pour remonter vers le monde supérieur. La
volupté l' en a fait descendre, la douleur l' y ramène.
Dionysos lui tend la coupe de l' initiation
elle boit l' ivresse mystique de l' extase, et
elle rentre purifiée au séjour de la lumière, dans
la sphère immobile des dieux.
Tat. La doctrine que tu viens d' exposer, Porphyre,
est empruntée en grande partie à la religion
égyptienne. Mes ancêtres ont appelé osiris
le soleil des régions inférieures, le juge et le roi
des morts. Les grecs ayant reconnu, dès le temps
d'rodote, que Dionysos était le même dieu
qu' Osiris, ont attribué à l' un ce que les égyptiens
leur ont appris de l' autre. Les récits des
phéniciens sur la mort d' Adonis, sa descente aux
enfers et sa résurrection, sont également des
emprunts faits à l' égypte, et les chrétiens me
paraissent avoir puisé aux mêmes sources plusieurs
des dogmes de leur philosophie, comme
lorsqu' ils parlent de cette lumière qui luit dans
les ténèbres et que les ténèbres n' ont pu contenir.
L' égypte est la mère antique des religions ;
p75
les grecs avouent que leurs plus anciens philosophes
sont venus s' instruire chez nos prêtres.
C' est d' eux que Pythagore a appris ce qu' il a
enseigné sur la transmigration et l' épuration
successive des âmes.
Il est difficile de croire que leur incarnation
ait été volontaire. Comment auraient-elles été
assez folles pour préférer cet esclavage au libre
jour de la lumière dans la grande république
des dieux ? Il est plus conforme à la raison de
regarder la vie terrestre comme le châtiment
d' une faute antérieure à la naissance. Si quelqu' un
de vous lit les livres de Thoth, mon maître,
que les grecs appellent Hermès Trismégiste, il
y trouvera le récit de cette punition. Après que
les âmes eurent été formées de la portion la plus
pure de la matière, l' ouvrier leur en livra le
sidu pour qu' elles formassent à leur tour le
monde visible. Mais, fières de leur oeuvre, elles
s' écartèrent des limites qu' il leur avait fixées. Il
les exila sur la terre et les enferma dans les corps,
mettant pour seule condition à leur retour qu' elles
ne s' attacheraient pas à leur prison. Les
âmes, irritées de cet exil et ne pouvant rien
contre les dieux, se livrèrent à des guerres
p76
mutuelles ; la terre et les autres éléments furent
souillés par le sang répandu et se plaignirent au
créateur, le priant d' envoyer une émanation de
lui-même pour régérer le monde. Il envoya
Osiris, qui enseigna aux hommes la religion, la
justice et la science, et, sa mission accomplie,
devint le juge des morts. Tel est le cit fait par
Isis à son filsros.
Valentin. Pourquoi toutes les allégories par
lesquelles on a cherché à expliquer l' existence
du mal en attribuent-elles l' origine à la volonté
perverse de l' homme, avant ou après sa naissance ?
C' est confondre le mal avec le péché.
Chérémon. Ne crois-tu donc pas, Valentin,
que ce soit en effet le plus grand des maux pour
l' homme ? Quant à moi, je pense, comme tous
les stoïciens, que c' est le seul mal véritable, car
il n' y a de mauvais pour un être que ce qui est
contraire à sa nature.
Valentin. Sans doute, mais le mal existe dans
le monde en dehors de l' homme. La douleur et
la mort sont contraires à la nature des animaux,
puisqu' ils font tant d' efforts pour y échapper.
Les plantes même cherchent à entretenir leur
vie en buvant l' humidité par leurs racines, la
p77
lumière par leurs feuilles. Cependant tous les
êtres terrestres sont corruptibles et mortels, et
la vie ne s' entretient que par la destruction. Qui
dira que cela est un bien ? Si l' on prétend que
cela était nécessaire, on met la nécessité au-dessus
de la force créatrice. Si l' on soutient que la
matière, par son inertie, résiste aux intentions
de l' ouvrier, on suppose à l' ouvrier bien peu de
prudence, puisqu' il n' a pas connu d' avance la
matière qu' il avait à employer. Si, au contraire,
il la connaissait, il devait prévoir que son oeuvre
serait mauvaise, et il aurait mieux fait de rester
dans son repos.
Origène. De semblables paroles, Valentin, se
pètent, je le sais, dans vos écoles de la gnose,
et elles suffisent pour faire accuser les chrétiens
d' impiété.
Valentin. Comment admettre qu' un même
principe ait produit deux effets opposés, le bien
et le mal, l' esprit et la matière ? Puisque le
monde est mauvais, le prince de ce monde ne
peut être bon.
Tat. La terre est le séjour du mal, Valentin,
mais non pas le monde. Les corps célestes ne
sont-ils pas incorruptibles et immortels ?
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Valentin. Au-dessus des sept plates est la
sphère des étoiles ; plus haut encore, dans le
ciel intelligible, est le monde des idées pures,
des types absolus, des lois éternelles. Voilà l' oeuvre
du dieu souverain, elle est digne de sa sagesse
et de sa puissance. Mais les vertus qui
émanent de lui s' écartent de plus en plus de sa
perfection, comme la lumière s' affaiblit à mesure
qu' elle s' éloigne de sa source. Les puissances
démiurgiques, les démons qui résident dans
l' entre-ciel ont voulu imiter, en l' appliquant à
la matière, l' ordre merveilleux du monde idéal.
Mais le mal devait être le fruit de leur imprudence
et de leur orgueil, car la matière est corruptible,
et la mort seule pouvait sortir de cette
pourriture. Aussi la vie terrestre n' est-elle qu' une
mort perpétuelle ; toutes les espèces vivantes
sont condamnées à se dévorer les unes les autres.
L' homme lui-même, quoique la sagesse divine
ait déposé en lui un rayon des lumières d' en
haut, est soumis par sa chair à l' esclavage du
péché, à la corruption et à la mort. Mais le
Christ est venu combattre les puissances du
monde, sa victoire les précipitera dans l' abîme,
la matière rentrera au néant dont elle n' aurait
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passortir, et les âmes purifiées monteront
avec leur sauveur vers le père inconnu.
Origène. Je t' avoue, Valentin, que toi et ceux
de la communion de Basilide, et les autres
gnostiques, qui se séparent de la grande assemblée,
vous me paraissez moins des chrétiens que des
disciples d' Héraclite, d' Empédocle ou de quelque
autre philosophe grec.
Nouménios. Est-ce donc un mal, Origène, de
s' appuyer sur la sagesse de nos pères ?
Origène. Cette sagesse, quand elle ne s' égare
pas, est empruntée aux saints livres des juifs.
Tu l' as reconnu toi-me, Nouménios, puisque
tu as dit que Platon n' était qu' un Mse attique.
Nouménios. Quand j' ai dit cela, je ne connaissais
Moïse que par les livres de Philon.
Depuis lors, j' ai lu la genèse, et il m' a été
impossible d' y trouver rien qui s' y rapporte au
monde spirituel, à l' âme et à son immortalité.
Vous avez reçu cette doctrine d' Homère et de la
philosophie grecque, comme vous avez emprun
à nos gigantomachies la fable de la chute des
anges, dont les livres juifs ne parlent pas. Tu
as pu reconnaître par ce que nous ont dit Porphyre
et Chérémon que la rédemption par la
p80
mort d' un dieu n' est pas un dogme particulier
aux chrétiens. Les grecs eux-mêmes l' ont pris
des égyptiens, comme Tat nous l' a montré, et
il importe peu de savoir si vous l' avez emprunté
des uns ou des autres.
Origène. Cela importerait peu en effet s' il y
avait eu un emprunt. Mais quel rapport trouves-tu
entre la passion du Christ et ces fables mystiques
auxquelles vous-mêmes n' attribuez qu' un
sens physique ? Je ne puis être touché par les
saventures du raisin foulé dans le pressoir,
ni par la descente du soleil dans les signes
inférieurs du zodiaque. Mais le Crist est un
homme qui souffre et qui meurt, et sa passion
est le résumé de toutes les douleurs humaines,
angoisses de l' âme et tortures du corps, l' abandon
de tous ses amis, le reniement de son
apôtre, l' ingratitude du peuple, les lâches insultes
des soldats, la dérision du manteau de pourpre
et de la couronne d' épines, et les soufflets,
et les crachats, et le fouet au poteau des esclaves,
et la croix portée dans la voie douloureuse,
et le gibet dressé sous les yeux de sa mère, et
les clous, et la lance, et l' éponge de fiel, et le
supplice entre deux voleurs.
p81
Chérémon. Tu as raison, Origène, tout cela
est grand et nouveau dans le monde, et si vous
n' avez voulu que faire l' apothéose du juste mourant
pour la vérité, qu' il soit accueilli parmi les
héros, mais à la condition qu' il n' ait été qu' un
homme. Tu n' es pas toucpar la mort du soleil,
crois-tu que je puisse m' intéresser au supplice
d' un dieu revêtu de la forme humaine, qui sait
parfaitement que sa mort n' est qu' une comédie
et qu' il ressuscitera dans trois jours pour s' asseoir
à la droite dure ? L' homme peut donner
sa vie en sacrifice, les dieux ne le peuvent pas,
et c' est en quoi l' homme est surieur aux dieux.
Si notre âme est immortelle, eux seuls le savent,
et ils nous ont caché ce mystère par respect
pour les vertus humaines, qui perdraient
tout leur mérite si elles attendaient une autre
compense que la paix divine du devoir accompli.
Nouménios. Il me semble, Chérémon, que
si les chrétiens regardaient le Christ comme un
homme divinisé pour sa vertu, ils feraient ce que
nous reprochons à évhémère, qui a confondu les
dieux avec les ros. Il est de l' essence du
divin d' être éternel, mais il se manifeste dans le
p82
temps, et si un homme par sa doctrine et par sa
vie a révélé un dieu aux autres hommes, il en
est vraiment l' incarnation. Quand les chrétiens
nous disent que le Christ est dieu et homme à
la fois, ils font l' apothéose de la vertu de l' homme,
ils traduisent la morale stoïcienne dans la langue
mythologique, qui est la langue naturelle des
religions, et comme je ne connais rien de plus
divin que le sacrifice de soi-même, le Christ a sa
place dans mon panthéon.
Porphyre. N' espère pas, Nounios, que
cette concession satisfasse les chrétiens. Ils ne te
regarderont comme un des leurs que si tu renies
tous les autres dieux.
Nouménios. Ce n' est pas une concession et je
m' inquiète peu de satisfaire qui que ce soit. Je
cherche la vérité et la prends partout où je la
trouve. Je vois le divin dans la nature et j' adore,
sous leurs révélations visibles, les lois multiples
de l' univers. La loi morale est aussi une loi divine,
et j' adore la conscience, le dieu intérieur
que chacun porte en soi. Comme la vertu de
l' homme ne se manifeste que par la lutte contre
les puissances cosmiques, il est naturel que les
chrétiens renient les anciens dieux ; la religion
p83
de l' âme doit réagir contre les religions du monde.
Mais pour l' intelligence qui embrasse dans leur
harmonie les révélations successives du divin,
toutes les religions sont vraies, car chaque forme
de l' idéal, chaque affirmation de la conscience du
genre humain est un des rayons de l' éternelle
rité, une des faces du prisme universel.
Porphyre. Nouménios, le soleil a disparu sous
l' horizon. Homère nous dit que la dernière libation
de chaque banquet doit être répandue sur
l' autel en honneur d' Hermès.
Nouménios. Reçois donc le vin de cette coupe,
dieu crépusculaire, dont la baguette d' or s' étend
sur l' horizon du couchant, messager céleste qui
portes aux dieux les prières des hommes, aux
hommes les bienfaits des dieux. Parole divine,
lien des intelligences, conduis toujours nos discours,
afin que la diversité des croyances n' altère
jamais l' amitié des coeurs. Divin conducteur des
âmes, comme tu as amené à notre banquet les
amis qui ont accompli avant nous leur destinée
terrestre, viens nous recevoir à l' heure de la
délivrance et conduis-nous près d' eux au séjour de
la lumière et de la paix.
ICARE
p84
J' ai souvent pété les paroles des sages,
que tout bonheur humain se paye et qu' il vaut mieux,
libre et fort, dans la paix immobile des dieux,
voir la vie à ses pieds, du bord calme des plages.
Mais maintenant, l' abîme a fasciné mes yeux ;
je voudrais, comme Icare, au-dessus des nuages,
vers la zone de flamme où germent les orages
m' élancer, et mourir quand j' aurai vu les cieux.
Je sais, je sais déjà tout ce que vous me dites,
mais la vision sainte est là ; je veux saisir
mon rêve et, sous le ciel embrasé du désir,
braver la soif ardente et les fièvres maudites
et les remords sans fin, pour ce bonheur d' un jour,
le divin, l' infini, l' insatiable amour.
THEBAÏDE
p85
Quand notre dernier rêve est à jamais parti,
il est une heure dure à traverser ; c' est l' heure
ceux pour qui la vie est mauvaise ont senti
qu' il faut bien qu' à son tour chaque illusion meure.
Ils se disent alors que la part la meilleure
est celle de l' aste au coeur anéanti,
ils cherchent ausert la paix intérieure,
mais cette fois encor l' espérance a menti.
J' ai voulu vivre ainsi sans amour et sans haine,
et j' ai fermé mon âme au désir, qui n' amène
que le regret, souvent le remords, après lui.
Mais je ne trouve, au lieu de la béatitude,
au lieu du cieldans l' âpre solitude,
que la morne impuissance et l' incurable ennui.
LA LEGENDE DE SAINT HILARION
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L' ermitage de Saint Hilarion était situé ps
de la grande oasis de Thèbes, dans la haute
égypte, à l' endroit où s' éleva plus tard, sous
son invocation, un couvent qui subsiste encore
aujourd' hui. Des moines coptes habitent la partie
la moins ruinée de l' ancien monastère et cultivent
quelques champs arrosés par un petit
ruisseau dont la source est à la limite du désert,
sur l' emplacement d' une ancienne chapelle consacrée
à Sainte Ondine. Le nom de cette sainte
est évidemment latin et sa légende, que les récits
des moines rattachent à celle de Saint Hilarion,
doit remonter au temps des premiers empereurs
chrétiens. Ces récits complètent la narration
un peuche de Sulpice-Sévère.
éros était le nom que portait Hilarion avant
sa conversion au christianisme ; ce nom était souvent
donné à des esclaves à l' époque romaine.
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La légende se tait sur sa famille et sur ses
premières années, et raconte seulement qu' il avait
étudié toutes les sciences profanes, et qu' il avait
suivi les leçons des derniers philosophes païens,
notamment de lalèbre Hypatie, fille de Théon
D' Alexandrie, qui fut massacrée par les chrétiens
à l' instigation de Saint Cyrille. Cette vierge
austère, une des saintes du paganisme, produisit
sur Hilarion une impression profonde qui
survécut à sa conversion. Les idées nouvelles se
greffaient plus facilement qu' on ne le croit sur
les croyances antiques. Avec une liberté d' esprit
assez commune chez les chtiens de cette
époque, où l' orthodoxie n' avait pas encore établi
son inflexible niveau sur les intelligences, Hilarion
soutenait qu' Hypatie était sauvée, quoiqu' elle
n' eût pas reçu la foi chrétienne. Il disait
qu' il avait trouvé une préparation aux vertus
ascétiques dans les graves enseignements que
cette belle et chaste fille savait tirer des poètes
et des philosophes grecs. Il gardait encore
d' autres traces de son éducation païenne, car
dans la solitude où il s' était retiré, à côté
d' un crucifix et d' une tête de mort, il y avait
les poèmes d' Homère, les dialogues de Platon
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et les livres sacrés d' Hermès Trismégiste.
Un jour, vers les premiers temps de sa vie
monastique, Hilarion était arrivé, dans une promenade
solitaire, près de la source qui porta
plus tard le nom de Sainte-Ondine. Il s' y reposait
à l' ombre des palmiers, et le gazouillement
de l' eau l' avait plongé dans une sorte de demi-sommeil.
Tout à coup il vit devant lui une vieille
femme tenant dans ses bras un enfant. C' était
cette femme qui avait initié Hilarion à la foi
chrétienne ; elle habitait un monastère qu' elle
avait fondé de l' autre té du Nil, dans le désert
qui s' étend aux pieds de la chaîne arabique. Elle
était vénérée comme une sainte ; c' est elle que
l' église honore sous le nom de Marie l' égyptienne.
Elle fit signe à Hilarion de se lever et
lui tendit l' enfant qu' il prit dans ses bras ; c' était
une petite fille ; elle fixait sur lui ses deux
grands yeux noirs, profonds comme la nuit, clairs
comme des étoiles.
Il faut, dit la sainte, que cette enfant soit
consacrée au Christ. Ici on la nomme Ondine,
mais je veux lui donner mon nom, qui est
celui de la mère de Dieu. Tu vas jurer pour elle
de renoncer au monde, afin qu' elle échappe
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aux emches de l' ennemi du genre humain.
Hilarion prononça le serment. La sainte ramassa
deux tiges de roseau et en fit une croix
qu' elle planta en terre ; elle puisa de l' eau à la
source et la versa sur les cheveux noirs de l' enfant.
Alors tout s' effaça comme une vision ;
Hilarion se trouva seul près de la source, qui
chantait gaiement sur son lit de coquillages
et dansait avec des éclairs d' argent parmi les
roseaux.
Des années se passèrent. Hilarion vieillissait
dans la solitude, méditant sur la vie éternelle,
et associant toujours la lecture des livres profanes
à ses méditations sur l' évangile, sans voir
qu' il y avait là un grand danger. Il aimait à se
rappeler les leçons d' Hypatie et les allégories
ingénieuses qu' elle savait découvrir dans la
mythologie des poètes, transformant ainsi les fables
les plus absurdes en graves paraboles, d' un sens
profond et d' une haute moralité. Sa sérénité
radieuse dissipait les orages de l' âme ; les coeurs
troublés s' apaisaient en contemplant sa beau
calme, en écoutant sa parole austère. On comprenait
que les passions sont faites pour être
domptées. La fille du soleil, Cir, l' enchanteresse
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qui change les hommes en bêtes, c' est la
puissance redoutable et sinistre qui dégrade et
asservit les âmes par l' attrait magique de la
volupté. Les passions humaines sont d' irrésistibles
sirènes, dont les chants mélodieux retentissent
comme une caresse des flots. Si le voyageur
imprudent s' approche pour les entendre, sa
barque se brise sur les écueils de la vie ; au lieu
des embrassements rêvés, il sent des griffes d' oiseaux
qui s' enfoncent dans sa chair ; ce qu' il
prenait de loin pour des fleurs éclatantes sur une
rive enchantée, c' étaient des lambeaux saignants
et des ossements épars.
Dans l' arène éternelle du monde, l' homme
doit lutter contre les attractions dangereuses et
repousser l' humiliante servitude dusir. Heureux
qui sort la couronne au front de cette lutte
sans trêve, dont l' immortalité est le prix ! Heureux
les martyrs qui ont conquis la palme d' or
sous la dent des lions ! Mais qui peut être sûr
de la victoire ? Seigneur, épargne-nous les épreuves,
ne nous induis pas en tentation ! Pour celui
qui sent sa faiblesse, le plusr est de se retirer
au désert. Si ton oeil droit te scandalise,
arrache-le : il vaut mieux entrer borgne dans
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le paradis que de descendre avec tes deux yeux
dans la géhenne de l' enfer.
La vie des ascètes se partageait entre le travail
de la terre et les méditations pieuses. Des
dattes et quelques racines suffisaient à leur
nourriture. Pour arroser le petit jardin qui entourait
sa cabane, Hilarion allait puiser de l' eau du
ruisseau qui coulait à quelque distance, dans la
partie la plus verte de l' oasis. De petites fleurs
bleues parfumaient la rive, il y avait une musique
dans les roseaux et çà et là un bruit joyeux
de cascades dansantes, de fraîches rosées qui
humectaient le gazon, et des perles mobiles sur
les larges feuilles de nénuphar. Ailleurs, l' eau
plus profonde prenait, sous les branches inclinées,
une transparence noire qui ressemblait à
un regard humain. Hilarion se sentait quelquefois
troublé devant l' intimité de ce regard, et il
s' éloignait sans oser se retourner. N' y aurait-il
pas, sous les formes multiples de la vie universelle,
des âmes, différentes des nôtres, mais ayant
comme nous une intelligence qui les éclaire,
avec des douleurs et des joies, et des passions
qui les entraînent et une force pour résister ?
Un jour, Hilarion avait suivi le cours du
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ruisseau jusqu' à la source. L' air était lourd, le
soleil du solstice avait brûlé les feuilles des
buissons, le vent du sud avait desséché le gazon
de la prairie, le murmure de l' eau ressemblait
à une plainte, et au lieu de musique joyeuse
dans les hautes herbes, on entendait une lugubre
harmonie de soupirs étouffés. Il y a des
larmes dans les choses, mais nous, toujours
occupés de notre égoïste misère, nous ne les
entendons pas. Hilarion se rappelait avoir entendu
raconter que le patron des anachorètes,
Saint Antoine, en traversant le désert, avait
rencontré des centaures qui lui indiquaient sa
route, et des satyres qui s' approchaient de lui
d' un air craintif et doux, en lui offrant des herbes
et en lui demandant ses prières. Pour
l' homme, la douleur est une épreuve ; s' il y
retrempe son courage, elle est pour lui la voie
du salut. Mais la nature, pourquoi souffre-t-elle ?
Elle est comme nous l' oeuvre de Dieu ; pourquoi
serait-elle maudite pendant l' éternité ? Ce
long cri d' agonie des créatures vivantes qui
s' entre-dévorent montera-t-il toujours inutilement
jusqu' au trône de Dieu ? Est-cel' hymne
qui convient à sa bonté et à sa justice ? La supme
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perfection n' a pu créer le mal ; si tous
les êtres vivants souffrent comme nous, c' est
qu' ils ont eu leur part dans la chute ; mais alors,
pourquoi n' auraient-ils pas aussi leur part dans
la rédemption.
Hilarion s' assit près de la fontaine, la tête
dans ses deux mains. Il entendit une voix de
cristal qui disait : éros, tu es fatigué ; veux-tu
boire de l' eau de ma source ?
à ce nom d' éros qu' il portait dans sa jeunesse,
il tressaillit et leva la tête. Il vit, debout
devant lui, une belle jeune fille, rose dans le
reflet du soir, et couronnée de fleurs de nénuphar.
De ses grands yeux noirs jaillissaient de
pâles étincelles. Il reconnut ce regard : il l' avait
vu une fois, quand il était jeune et qu' elle était
une enfant.
Qui es-tu, demanda-t-il ?
-je m' appelle Ondine : tu me connais bien,
c' est toi qui m' as donné une âme. Hélas ! Qu' en
ai-je fait ?
Elle baissa les yeux, et à travers ses longs
cils deux larmes tombèrent dans la fontaine. Alors
elle prit de l' eau dans ses mains qu' elle arrondit
en forme de coupe, et elle présenta à boire à
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Hilarion ; l' eau tombait de ses doigts en perles
lumineuses, au soleil couchant. Elle approcha
ses mains des lèvres de l' ascète, et il but trop
avidement sans doute, car il sentit monter vers
son front une ivresse inconnue. Il ne pensait à
rien, qu' à la regarder.
Pourquoi m' as-tu quittée ? Disait-elle ; n' étais-je
pas ton enfant ? J' ai eu peur quand j' ai vu
venir les grandes eaux. J' étais dans la barque ;
il a pris la rame, et j' ai bien vu qu' il m' entraînait
vers les écueils.
-qui ? De qui parles-tu ?
-de celui qui a pris l' âme que tu m' avais
donnée.
Hilarion sentit un nuage noir qui lui descendait
sur les yeux. Elle continua :
j' ai appelé au secours : tu étais donc bien loin
que tu ne m' as pas entendue ? Lui, m' a regardée
avec colère et m' a demandé si j' avais de quoi
payer mon passage. J' ai rougi sans répondre.
Alors, s' élançant vers la rive, il repoussa la barque
du pied. Je fermai les yeux, et le courant
me jeta sur le rivage opposé : que Dieu lui pardonne,
comme je lui ai pardonné.
-tu es bien prompte au pardon, jeune fille,
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dit Hilarion d' une voix sourde. Quand une femme
s' est trompée si tristement, elle devrait au moins
s' essuyer le coeur.
Elle répondit : je l' aimais.
Alors il y eut un serpent qui s' élança sur
Hilarion et lui déchira la poitrine. Il fit le signe
de la croix, et tout disparut ; mais la morsure
du serpent il la sentait toujours.
Il était seul dans la nuit, près de la source,
et la voix plaintive de l' eau était comme le cri
d' une âme déchirée. Il retourna à grands pas vers
son ermitage. Quand il passait près du ruisseau,
se miraient les étoiles, il croyait voir un de
ces regards qui lui avaient brûlé le coeur. Il comprit
qu' il y avait entre la source et la jeune fille
une relation mystérieuse. Sans doute c' était une
naïade. Mais pourquoi l' avait-elle appelé de ce
nom d' éros, qu' il ne portait déjà plus quand
elle était née ? Ce nom, qui signifie le désir, il
l' avait quitté en renonçant au monde ; comment
aurait-elle pu l' apprendre, si tout cela n' était
pas un piège de l' ennemi ? Ah ! Créature funeste,
née pour la perdition des saints, que me veux-tu ?
Il essayait de prier et ne le pouvait pas. Il ne
sentait dans son âme qu' une violente colère, contre
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elle, contre lui-même, et surtout contre l' autre,
qu' il aurait voulu broyer.
Il vit bien qu' il était puni pour son orgueil :
je me croyais bien fort, à l' abri des tempêtes.
Avec quelle pitié dédaigneuse je regardais du
rivage ceux qui sont encore ballottés par le flot
troublé de la vie ! Et maintenant ! -eh bien,
quoi ? C' est fini, maintenant ; le mauvais rêve
est évanoui ; me voici rentré dans le calme et la
paix. Elle m' a jeté ce nom d' éros, qui n' est plus
le mien, comme si elle voulait ranimer une
flamme éteinte, mais il y a longtemps que j' ai
tué le désir. J' ai mon âme à sauver. Que me
fait l' âme de cette naïade ? Si elle l' a perdue,
qu' elle la redemande à celui qui l' a prise, et
qu' elle en fasse ce qu' elle voudra. Qui l' empêche
de faire son salut, en se retirant au désert ?
Et d' ailleurs que m' importe ? Je n' y pense même
plus, et je rougis d' y avoir pensé.
Il était rentré dans sa cellule, et il essayait
d' évoquer l' image d' Hypatie. Il se rappelait sa
chaste beauté, inondant les âmes d' une paix divine.
C' était un lac tranquille et bleu, qui réfléchissait
le ciel. Mais l' autre, la nymphe, oh ! Ce
regard humide et sombre, qu' on ne peut pas
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oublier : c' est un cratère. Je sentais déjà le vertige
de l' abîme. Enfin me voici sauvé : sans doute
il y avait un ange qui veillait sur moi. -mais
quoi ? Qu' y a-t-il ? Ah ! Toi ici, ah ! Mon dieu !
La porte s' était ouverte, et elle était là, debout
sur le seuil, blanche comme un rayon de
lune, et ses yeux avaient des lueurs d' éclair :
me voici, éros, cache-moi, protège-moi, sauve-moi.
Elle se jeta dans ses bras : vite, fuyons,
ils me poursuivent. J' ai couru sans regarder en
arrière. Je crois toujours entendre leurs pas.
Il marchait avec elle dans le chemin du Nil,
à travers le désert. Elle lui parlait, haletante et
fiévreuse ; elle lui contait sa vie, ses douleurs
passées, ses angoisses présentes, et ses dangers
et ses terreurs. On voulait l' enchaîner, la retenir
captive, on la condamnait au silence. Est-ce
qu' on empêche l' eau des sources de courir et de
chanter ! Et sa voix pleine de sanglots ressemblait
à la mélodie des cascades. Lui, au lieu de
l' écouter, il la contemplait, et il trouvait qu' elle
ne pouvait pas avoir tort. Il comprenait seulement
qu' elle était malheureuse, et il lui disait :
n' aie pas peur, pauvre enfant, je suis là.
-tout le monde est contre moi, disait-elle,
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partout et toujours, depuis le commencement.
Qu' est-ce que j' ai donc fait ? Tous ils m' accusent,
ils me maudissent, mais toi, éros, est-ce que tu
les crois ?
-non, je ne les crois pas, tu es trop belle
pour être mauvaise. Quand on te regarde, c' est un
éblouissement ; tu es pleine d' orages et d' éclairs.
Voilà pourquoi tu fais germer sous tes pas les
passions et les haines. Ce n' est pas ta faute, je
le sais bien, pauvre chère enfant, mais c' est ta
destinée. Si tu entrais au paradis, les anges se
feraient la guerre à cause de toi. Et il ajoutait
en lui-même : oh ! Je sens bien qu' elle me tuera.
Il la fit entrer dans le bateau qui remontait
le Nil. Elle lui dit : merci, éros ; maintenant,
ils ne pourront plus suivre ma trace ; je suis sauvée,
merci. Et elle lui serra convulsivement
les deux mains.
Elle s' assit à côté de lui, ps de la proue. Je
suis bien fatiguée, dit-elle, et elle s' endormit,
la tête appuyée contre sa poitrine. Il sentit courir
dans toutes ses veines un frisson d' angoisse
et de bonheur. Il la regardait dormir, il aurait
voulu la boire. Elle rêvait ; son sommeil était
agité de spasmes fébriles. S' il avait pu savoir
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dans quel inconnu s' égaraient ses songes ! à
quoi pense-t-elle ? à qui ? à celui qu' elle aime
peut-être encore. Oh ! La tuer sans la faire souffrir,
pendant qu' elle dort, et mourir près d' elle !
Boire son âme dans son dernier souffle, pour
êtrer qu' elle ne sera jamais à un autre !
Le chant monotone des rameurs se mêlait à
la cadence des rames dans l' eau du fleuve. Le
ciel était plein d' étoiles. Il regardait la voie
lactée qui est le chemin des âmes. C' est de
qu' elles sont descendues, à l' appel du désir.
L' ivresse de la vie alourdissait leurs ailes, et elles
sont tombées captives dans la prison du corps.
Mais celles qui s' aimaient là-haut se rencontrent
toujours et se reconnaissent. Hélas ! Pourquoi
faut-il qu' elles se rencontrent quelquefois trop
tard ? Si l' on pouvait, par la seule puissance du
désir, s' envoler vers la patrie, éternellement seuls
dans les bras l' un de l' autre, là-haut, dans le
bleu, l' emportant sous mon aile loin des hommes
et des anges, plus loin encore, au delà des dernières
étoiles, au delà du regard de Dieu !
Elle ouvrit les yeux aux premières clartés de
l' aube ; il respira son tiède regard chargé
d' effluves et de sourires. Les rayons du soleil levant
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éclairaient le monastère fondé sur la rive du Nil
par Marie l' égyptienne. Ils descendirent du bateau,
s' arrêtèrent devant la porte, et elle s' ouvrit.
La vieille abbesse parut, suivie d' une troupe
de religieuses en voiles blancs.
Je t' attendais, mon fils, dit-elle à Hilarion.
C' est bien, je suis contente de toi : tu as sau
une âme.
Et, prenant Ondine par la main, elle lui dit :
Marie, viens avec moi, mon enfant, prends ta
place au milieu de tes soeurs.
Les spectres blancs entourèrent la jeune fille,
et leur cercle se referma. Il voulut la suivre ;
l' abbesse lui dit : tu ne peux franchir le seuil
de l' asile des vierges. Retourne dans ta solitude ;
remercie Dieu qui t' a conduit jusqu' ici, et prie-le
de ne jamais t' abandonner.
La porte du couvent se referma. Hilarion sentit ses
genoux fléchir ; il entendait le sang battre
dans ses artères, et il lui semblait qu' une main
lui tordait le coeur. Il comprit que tout était
fini et qu' il ne la reverrait jamais en ce monde :
était-il bien, bienr de la retrouver dans l' autre ?
Il se prosterna devant la porte pour baiser
le sol qu' elle avait foulé de ses pas, et des larmes
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chaudes tombaient sur ses mains en larges
gouttes.
Il fallait revenir seul par la route qu' ils avaient
suivie ensemble, et partout, sur son passage, il
y avait des mauvais anges qui riaient d' un rire
moqueur. Quand il arriva près de la source, il
entendit une plainte navrante : ah ! Malheureux,
qu' as-tu fait ?
Il rentra dans sa cellule et se mit à genoux
devant son crucifix. Le Christ le regardait d' un
air irrité :
ah ! Tu as voulu associer mon culte à celui de
mon éternelle ennemie, la reine du monde périssable,
la vie que j' ai condamnée, la nature que
j' ai maudite. Tu vois ce qu' elle a fait de toi, ta
grande Isis, la magicienne qui t' a séduit par ses
incantations. Moi, je reprends ce qui m' appartient,
l' offrande que tu m' avais consacrée autrefois :
c' est la brebis perdue et retrouvée, je
l' emporte dans mes bras. Mais pour racheter son
âme, il faut le sang du sacrifice : sois la victime ;
pands ta douleur comme une libation pour son
salut éternel, brûle ton coeur en holocauste sur
l' autel de la rédemption !
L' ange blanc et l' ange noir se tenaient des
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deux côtés de la cellule. Le premier disait :
de quoi te plains-tu ? Pour la rançon de son
âme, ne consens-tu pas à souffrir ? Si l' on t' avait
dit : veux-tu acheter le salut de cette créature
au prix d' une douleur muette qu' elle ne soupçonnera
me pas ? Si l' on t' avait dit cela, tu
aurais accepté : de quoi donc te plains-tu
maintenant ? Serait-ce d' avoir été sauvé toi-même,
et malgré toi ?
-elle est venue frapper à ta porte, disait
l' autre, elle t' a demandé ta protection : pourquoi
lui as-tu cherc un autre asyle, pourquoi l' as-tu
confiée à des mains étrangères ? Te voilà rentré
dans le vide et le silence ; un éclair a traversé
ta nuit, il t' en reste un souvenir que rien
n' effacera, et le devoir accompli te laisse des
regrets qui ressemblent singulièrement à des
remords.
Il se releva et cacha sa tête dans ses deux
mains : on ne m' a pasme permis de lui dire
adieu ! On m' a retranché de sa vie ; on voulait
la sauver ; mais moi, est-ce que je voulais la
perdre ? Est-ce que je suis son mauvais ange ?
Oh ! Lui ouvrir les routes de l' idéal, lui faire
aspirer l' air des hauteurs, l' emporter dans mon
p103
ciel ? Pourquoi ne l' ai-je pas fait ? Un mot
suffisait pour éterniser les heures de cette nuit
pleurée, et ce mot, je ne l' ai pas dit. J' ai tenu
mon rêve dans ma main et je l' ai laissé s' envoler ;
ah ! Malheureux que je suis ! Qu' ai-je besoin
de vivre encore ? Si un danger la menace je ne
serai pas là, si elle crie au secours je ne pourrai
pas l' entendre, ce n' est pas vers moi qu' elle
tournera son regard, je ne verrai plus s' allumer
ces lueurs d' étoiles ! Mon dieu, mon dieu, mon
dieu, ayez pitié de moi !
Sa prière fut exaucée : ses yeux se fermèrent
et il tomba. Il est vaincu, dit l' ange noir, il est
à nous.
L' ange blanc écouta quelques instants et dit :
silence, on prie pour lui : il est sauvé !
ERINNYES
p104
Je sais que toute joie est une illusion,
qu' il faut que tout se paye et que tout se compense,
et je devrais bénir la dure providence
qui m' impose l' épreuve ou l' expiation.
Les stériles regrets, la menteuse espérance
n' atteignent pas la pure et calme région
le sage s' endort, libre de passion,
dans la sereine paix de son intelligence,
je le sais, mais je garde au coeur le souvenir
d' un rêve éblouissant, qui ne peut revenir
ni dans ce monde-ci, ni dans l' autre : personne,
ange, démon ou Dieu, n' y peut rien ; j' ai perdu
un bonheur bien plus grand que ce que le ciel donne,
et ce bonheur jamais ne me sera rendu.
LE SOIR
p105
Plus fraîche qu' un parfum d' avril après l' hiver,
l' espérance bénie arrive et nous enlace,
la menteuse éternelle, avec son rire clair
et ses folles chansons qui s' égrènent dans l' air.
Mais comme on voit, la nuit, sous le flot noir qui
passe
glisser les pâles feux des étoiles de mer,
tous nos rêves ailés, dans le lugubre espace
disparaissent, à l' heure l' espérance est lasse.
En vain on les rappelle, on tend les bras vers eux ;
les fantômes chéris s' en vont, silencieux,
par le chemin perdu des paradis qu' on pleure :
ah ! Mon ciel était là, je m' en suis aperçu
trop tard, l' ange est parti, j' ai laissé passer
l' heure,
et maintenant tout est fini : si j' avais su !
LETTRE MYTHOLOGUE A NATURALISTE
p106
Je cueille une branche chargée de feuilles, de
fleurs et de fruits ; j' en détache une graine et je
la pèse. Dans l' autre plateau de la balance je
mets le même poids d' une autre partie de la
plante : feuille, fleur ou tige. Voilà deux masses
égales de matière organisée ; elles sont formées
desmes éléments : carbone, hydrogène, oxygène
et azote, avec un peu de chaux et de silice.
La proportion de ces éléments est la même, et
ils semblent groupés d' une manière identique.
Pourtant, si je mets en terre ces deux poids
égaux de la me substance, l' un va se résoudre,
par une décomposition successive, en molécules
plus simples : eau, acide carbonique, ammoniaque ;
l' autre, la graine, va tirer du sol et
de l' atmosphère les mes produits : eau, ammoniaque,
p107
acide carbonique, pour les grouper
en molécules complexes, malgré leurs affinités,
et les faire servir à la germination d' un végétal
nouveau. Il y a là une énergie opposée aux forces
chimiques et insaisissables à tous nos moyens
d' analyse, c' est la vie.
La vie n' est pas une résultante, c' est un principe.
De tous ses attributs, le plus caractéristique
est sa puissance d' individuation . Chaque
germe, que ce soit la graine d' une plante ou
l' oeuf d' un animal, contient une énergie individuelle
et indivisible, qui se taille, dans le vague
domaine de la matière, une petite principauté
circonscrite, mais parfaitement autonome. On
est arrivé à fabriquer de toutes pièces des produits
organiques, mais tant qu' on n' aura pas créé
une cellule germinative, on n' expliquera pas la
génération spontanée des mores au sein du
protoplasma.
L' individuation est une donnée primordiale.
La vie est un terme abstrait représentant le
mode d' activité de ces énergies particulières qui
sident au sein des germes. Elles seules sont
réelles et observables, non en elles-mêmes, mais
dans leurs manifestations, objet immédiat de la
p108
science. Ce sont des centres d' action et de réaction,
d' attraction et de répulsion, de véritables
causes premières ; du moins nous sommes obligés
de les considérer comme telles, puisque nous
n' en connaissons pas la source et que nous ne
pouvons remonter au delà de leur apparition.
Voulez-vous me permettre de les appeler des
âmes ? Je suppose que vous n' avez pas peur d' un
mot. L' âme, c' est ce qui anime le corps, c' est le
principe de la vie individuelle des animaux. Ne
m' objectez pas que j' ai pris d' abord pour exemple
la graine d' un végétal ; vous savez que la philosophie
grecque distinguait trois sortes d' âmes :
l' âme végétale, placée dans le bas du corps, ps
de la terre ; l' âme passionnelle ayant son siège
dans la poitrine, et l' âme raisonnable, qui réside
dans la tête, la partie de notre corps la plus
voisine du ciel. Ces trois âmes sont associées
dans l' unité de la personne humaine comme le
système nerveux et le système nutritif dans
l' unité de la vie organique ; il n' y a là qu' une
distinction créée pour les besoins de l' analyse
et qui n' exprime que les formes multiples de
notre activité.
On s' est habitué à réserver le nom d' âme à
p109
la faculté directrice de nous-mes, et il faut
remonter à l' étymologie pour oser parler de
l' âme des animaux et des plantes. Mais ne soyons
pas trop aristocrates : l' intelligence est partout,
me dans le règne inorganique. En voyant la
régularité des formes cristallines, j' ai peine à
croire que les minéraux soient aussi bêtes qu' on
le dit. Quant à l' intelligence des plantes et des
animaux, elle est prouvée par l' adaptation
merveilleuse des organes à leurs fonctions : il y a
là une finalité, c' est-à-dire un but poursuivi et
atteint.
La transformation incessante des milieux entraîne
la variation des espèces ; les générations
successives des êtres vivants sont obligées à des
efforts toujours nouveaux pour soutenir la concurrence
vitale. Il faut que les âmes forment
leurs corps dans des conditions suffisantes pour
triompher dans la bataille de la vie. Comme il
n' y a pas de place pour tous les germes qui veulent
naître, la victoire doit rester aux plus forts
et aux plus intelligents.
On ne peut expliquer la sélection naturelle
par le hasard, car un mot n' explique pas un
fait. S' il y a choix, il y a discernement ; toute
p110
énergie suppose une volonté. Mais est-ce la
nôtre ? Non, c' est une force étrangère ; l' amour
n' est pas une action, c' est une passion. Les
puissances cosmiques nous l' envoient pour nous
employer à leur oeuvre créatrice en faisant
descendre les âmes dans la naissance. L' amour, c' est
un enfant qui veut naître ; les anciens l' appelaient
de son vrai nom, le désir (éros, Cupido), parce
qu' en effet c' est le désir qui appelle les germes
à l' existence. Il y a autour de nous des âmes
qui veulent s' incarner : pour cela elles se changent
en désirs et sollicitent les vivants à leur
donner un corps. L' art grec les représente par
des enfants ailés : ce sont les désirs qui voltigent
autour des amants.
La beauté est mère du désir, d' après la mythologie.
Qu' est-ce que la beauté ? C' est une
harmonie de lignes, une pondération de formes
qui annonce l' aptitude à l' éclosion des germes
et au perfectionnement de la race. L' ampleur
des hanches, la fermeté de la gorge sont des
garanties pour l' enfant qui naîtra. Les âmes
errantes nous poussent vers nos complémentaires ;
elles choisissent, pour entrer dans la vie,
les conditions organiques dont elles ont besoin,
p111
et elles nous imposent leur choix sans nous
consulter. Ce choix est rarement d' accord avec
nos convenances sociales : ce n' est pas leur faute,
elles ne connaissent que les convenances
physiologiques.
Les romanciers ont tort de croire que l' amour
a été inventé pour le bonheur ou le désespoir
des amants : qu' importent nos peines et nos
joies à la grande Isis ? Elle ne s' intéresse qu' à
l' espèce, et ne s' inquiète pas des individus.
Pourquoi n' aurait-elle pas comme nous ses haras
et ses concours d' animaux reproducteurs ? La
volupté est un hameçon qu' elle nous jette ; c' est
un but pour nous, c' est un moyen pour elle.
Le poisson saisit l' appât et croit travailler pour
son compte ; il ne comprend que quand il est
dans la poêle à frire. Alors, il dit : si j' avais
su ! Il ment : il aurait beau savoir, il recommencerait.
La sélection ne se raisonne pas : c' est électrique.
Il y a des femmes qu' on estime, d' autres
pour qui on se brûle la cervelle. L' implacable
désir nous traîne par les cheveux ; nous nous
roulons aux pieds de quelque odieuse idole, et,
quand elle nous a brole coeur, nous lui demandons
p112
pardon. On s' étonne que nous soyons
si facilement domptés par des créatures inférieures :
c' est qu' elles sont plus vivantes que
nous. On peut vivre sans cerveau ni coeur,
comme l' amphioxus, l' ancêtre des vertébrés. Il
a légué son caractère à un grand nombre de ses
descendants, et surtout de ses descendantes. Il
y en a de charmantes, malgré cette lacune :
voyez les hérnes des romans de Victor Hugo :
Esralda, Cosette, Déruchette ; c' est toujours
la même : une divine créature sans coeur et
sans cervelle, un véritable amphioxus. C' est un
des cas d' atavisme les plus fréquents.
La femme n' est pas moins spontanée que
l' homme dans ses affinités électives. Elle sent
sa faiblesse, il lui faut un maître, et celui qui
a pu la dompter pourra la protéger au besoin.
L' histoire de Mars et de Vénus est éternelle ;
ce n' est pas avec l' intelligence qu' on améliore
les races : tant pis pour les philosophes s' ils
sont plus chétifs que les sous-lieutenants. La
femme est faite pour être mère : c' est sa fonction
dans la nature et dans la société ; tout ce
qui ne sert pas à cette fonction est un hors-d' oeuvre.
Il ne faut pas trop d' esprit, cela fait des
p113
Célimènes, aussi inutiles que les fleurs doubles.
L' éternelle Circé, qui change l' homme en bête,
n' a pas besoin de tant de finesse pour nous
enchaîner. Napoléon disait à Mme De Staël que la
femme qu' il admirait le plus était celle qui avait
le plus d' enfants : il ne s' occupait que de la
quantité, car les hommes n' étaient pour lui que
de la chair à canon ; mais s' il avait tenu compte
de la qualité, son appréciation serait juste. La
femme est chargée de former pour l' avenir des
générations saines et fortes.
L' homme étant un animal social, selon la définition
d' Aristote, la vraie femme doit posder
l' aptitude à l' éducation des enfants. C' est là son
intelligence. Elle sait d' instinct la langue enfant,
elle en devine les secrets, le zézaiement, les
consonnes liquides prodiguées, le redoublement des
syllabes. Quant à la moralité de la femme, elle
se résume dans la chasteté, garantie de la pureté
des races. La chasteté, pour la femme, est synonyme
de vertu, comme pour l' homme la justice
et le courage, car le milieu de l' homme est la
cité, le milieu de la femme est la famille. L' enfant
ayant besoin d' une mère pour l' allaiter et
l' élever, d' unre pour le protéger et le guider
p114
dans la vie, la famille est la raison d' être et la
finalité de l' amour.
L' immense importance de l' élément intellectuel
et moral dans la vie de l' homme et des sociétés
est la principale pierre d' achoppement de
la théorie de Darwin. Un des premiers atres
de cette théorie, M Wallace, n' a pas craint
d' aborder de front la difficulté. Entre l' homme et
les autres primates, la distance est physiologiquement
bien faible ; mais la faculté de concevoir
les idées générales du vrai, du beau, du juste,
et de les exprimer par le langage articulé,
l' aptitude à découvrir la loi des choses, à créer des
oeuvres d' art, à choisir librement le bien ou le
mal, établissent entre le plus élevé des singes
anthropoïdes et la plus infime des races humaines
une différence si profonde qu' on n' imagine
me pas la possibilité d' une transition.
M Wallace trouve dans l' organisation physique
de l' homme, et surtout dans la constitution
de son cerveau, un certain nombre de particularités
qui ne peuvent s' expliquer par la sélection
naturelle et qui rappelleraient plutôt les faits de
lection artificielle que l' homme lui-même parvient
à diriger ou à produire dans les plantes
p115
usuelles et les animaux domestiques. On pourrait
donc supposer que des intelligences supérieures
à la nôtre ont conduit notre évolution
organique, en vue de fournir à la vie intellectuelle
et morale qui devait naître l' instrument
matériel dont elle avait besoin. Il est curieux de
voir la science moderne reproduire, comme dernière
conclusion, la fable juive de la création
d' Adam ou la fable grecque de Prométhée modelant
les hommes avec de l' argile,
quam satus etc.
Les questions d' origine échappent à l' observation
et à la science ; cependant l' esprit humain
ne peut pas se désintéresser de ces grands
problèmes : il faut donc qu' il se contente des
solutions mythologiques, puisqu' il ne s' en présente
pas d' autres. Malheureusement ce sont des hiéroglyphes
écrits dans une langue qu' on ne comprend
plus. Les mythologies nous offrent sous
diverses formes l' idée d' une intervention divine
dans les origines de l' humanité. D' après le
polythéisme grec, la race des héros naît de l' union
des dieux avec les femmes mortelles. La mythologie
p116
hébraïque a une tradition analogue, indiquée
dans quelques versets de la genèse et développée
dans cet étrange livre d' Hénoch, d' où
Thomas Moore a tiré son poème des amours
des anges et Byron un de ses deux drames
bibliques, le ciel et la terre .
Il est difficile de concevoir ce que pouvait
être, avant la conquête du feu et la création du
langage, une humanité dans les limbes de la
morale et de la pensée. Il se peut cependant que
quelque race de singes anthropoïdes soit arrivée,
comme tant d' espèces d' animaux, à une grande
pureté de formes. Peut-être y avait-il déjà, comme
aujourd' hui, des créatures d' une beauté à séduire
les anges, et n' ayant pas plus de conscience et
de raison qu' une fleur. Alors, s' il existe des êtres
au-dessus de nous, -et pourquoi l' échelle
serait-elle interrompue ? -ils ont bien pu vouloir
descendre jusqu' à l' humanité pour l' élever jusqu' à
eux.
Les dieux de l' Inde se sont incarnés plusieurs
fois dans la forme humaine et me dans des
formes animales, pour la rédemption du monde.
D' après les livres hermétiques, le dieu suprême
de l' égypte, pour régénérer les hommes et les
p117
instruire, leur envoie Osiris. On trouve une idée
analogue dans les grandes eées d' Hésiode, à
propos de la naissance d' Hèraklès, le type des
héros demi-dieux : Zeus, voulant donner un sauveur
aux hommes, cherche une femme qui soit
digne d' en être la mère, et il n' en voit pas de
plus accomplie qu' Alkmène, femme d' Amphitryon :
jamais femme n' aima autant son époux.
C' est sous la forme de cet époux que le dieu se
présente à elle. Deux jumeaux naissent le même
jour et sont déposés dans le même bouclier.
On ajoutait, pour compléter la légende, que des
serpents étouffés par Hèraklès avaient fait connaître
lequel des deux frères était de la race
des dieux.
La poésie a bien le droit d' attribuer aux héros
une origine divine : ceux qui sont l' image des
dieux sur la terre méritent d' être appelés leurs
enfants. Le symbole de la naissance du Christ,
dans la mythologie chrétienne, présente la même
idée sous une forme plus chaste : une vierge,
épouse d' un juste, est choisie pour enfanter le
dempteur. Jésus passe pour fils de Joseph et
l' évangile expose la généalogie qui le rattache
à David, mais en réalité il est fils de Dieu ; de
p118
me Hèraklès est appelé tantôt le fils de Zeus,
tantôt le fils d' Amphitryon.
Dans les fables ptiques sur l' origine des
héros, il est à remarquer que jamais les femmes
mortelles n' acceptent de bonne grâce l' amour
d' un dieu. Zeus est obligé de se changer en cygne,
en aigle, en taureau, il ne peut réussir qu' en
prenant la forme d' une bête ; si la femme savait
que c' est un dieu, elle n' en voudrait pas. Apollon,
le plus beau des immortels, n' a aucun succès
en amour : Daphnè se sauve à son approche,
Coronis le trompe indignement, on ne sait pour
qui, pour le premier venu : il suffit que ce ne
soit pas un poète. Le féminin, qui est la matière
et la vie, a une répugnance instinctive pour
l' intelligence et l' idéal.
Jeune fille, dit l' ange Ithuriel, je t' ai aperçue
de là-haut, quand tu te baignais dans l' eau
transparente, sous les cèdres du mont Hermon, et
j' ai quitté le ciel pour toi. Laisse-moi contempler
tes yeux noirs, mes étoiles. Tu es trop belle
pour la terre, Dieu s' est trompé en te faisant
naître ici. Mais il ne t' a donque la vie, moi,
je veux te donner une âme. Dans cette forme
divine j' allumerai une flamme leste, je serai
p119
ton créateur et ton amant. Viens, nous voyagerons
parmi les astres d' or, au-dessus des nuées ;
je te porterai sur mes ailes puissantes, je
t' enseignerai les lois éternelles.
-tais-toi, égrégore : tu vois bien qu' elle ne
comprend pas. Les éclairs de son regard, tu
as cru que c' était l' intelligence, ce n' était que
la vie. Est-ce qu' elle a des ailes pour te suivre ?
Tu lui parles une langue inconnue, elle a peur
et elle se sauve. Ah ! La guenon du pays de Nod,
elle va retrouver son grand singe anthropoïde,
là-bas, dans les marais. Elle a raison, il faut des
couples assortis. Mais toi, que fais-tu ici, dieu
tombé ? Va, retire-toi au désert et attends la fin
de ton exil.
Les effluves du ciel peuvent descendre sur la
terre, mais l' inerte matière ne peut monter vers
l' esprit. Les âmes sont des étincelles du feu
leste, tombées des calmes régions de l' éther dans
la sphère agitée de la vie. Vaincues par la
toute-puissante fascination de la beauté, courbées sous
le joug humiliant du désir, écrasées par les lourdes
chaînes du corps, elles savent bien que la
naissance est une chute et la conception une
souillure. La pudeur leur rappelle le souvenir
p120
de la tache originelle ; sous ce voile mystique
elles cachent la honte de leur incarnation. Pourquoi
ces rougeurs involontaires au seul nom de
la volupté ? N' est-ce pas une loi divine, cette
irrésistible attraction qui enchaîne l' esprit dans
la matière ? C' est la source de la vie, la base de
la famille, la grande communion des êtres, et on
n' ose pas en parler. Il y a là un mystère profond
que devraient bien expliquer vos théories
modernes de réhabilitation de la chair.
La mort aussi est un mystère, entouré comme
l' autre d' un inexplicable mélange de respect et
de dégoût. Lever les chastes voiles, révéler ce
qui s' enveloppe de silence et d' ombre, serait
aussi impur et aussi impie que de violer un
tombeau. Devant les deux portes de la vie, il y
a une horreur sacrée. La lumière souillerait ce
qui appartient à la nuit. L' origine et la fin des
choses sont les secrets des dieux.
REPONSE DU NATURALISTE A MYTHOLOGU
p121
Vous avez raison, mais soyons justes et pas tant de
colère contre le féminin qui fait son métier
d' érinnyes ; n' oubliez pas que les dieux perçoivent
les rayons Roentgen. Quand l' ange Ithuriel a regar
cette fille se baigner, il a voir sous la
transparence des chairs un tube digestif et ce qu' il
y avait dedans. Si les anges quittent le paradis
pour cette boîte à ordures, leur chute est ridicule et
honteuse ; elle prouve que malgré toutes leurs
protestations d' idéalisme ils sont plus sensuels qu' ils
n' en ont l' air, et que l' amour céleste les ennuie.
Saint Paul a raison d' ordonner aux femmes de se
voiler à cause des anges car la beauté des filles de
Caïn a séduit les égrégores et causé leur damnation
éternelle. De là est née la race meurtrière et
carnivore des géants, et pour laver
la souillure du sang répandu, il a fallu noyer la
terre sous les eaux du déluge.
Puisque vous aimez la mythologie chrétienne, demandez
à la gnose de vous expliquer le mystère de la
génération des êtres.duites par le serpent du
désir, les âmes goûtent le fruit défendu de la
volupté qui les fait tomber dans les bas-fonds de la
matière, loin du jardin virginal de pureté
inconsciente où elles dormaient dans une communion
angélique
p122
avant leur incarnation. Les vêtements de peau faits
par Iahveh sont une allégorie du corps terrestre, la
pudeur est le stigmate d' une origine impure. Après
l' ivresse de la chair, la honte et le remords :
" pourquoi te caches-tu ? Comment sais-tu que tu es
nu ? " c' est que la conception est un grand mystère,
le secret des elohim et le silence est la loi de
toute initiation ; l' ée flamboyante du kéroub garde
le chemin de l' arbre de vie.
L' incarnation est une chute volontaire et humiliante,
la tache originelle un juste châtiment non de quelque
faute antérieure à la naissance comme l' ont cru
Empédocle et Hermès Trismégiste, mais de la
naissance elle-même. Les âmes ont mal fait de vouloir
naître et se parer de l' unité primordiale.
L' individuation implique l' égoïsme, la lutte pour
l' existence, le droit de se fendre et d' attaquer.
La vie est un combat de chacun contre tous. La douleur
et la mort sont l' expiation de la naissance.
L' inflexible nécessité condamne tous les êtres
vivants à s' entretuer jusqu' à la fin du monde. Il faut
que la vie des uns se nourrisse de la mort des autres
jusqu' à l' heure bénie où Brahma rentrera dans son
sommeil, d'il aurait dû ne jamais sortir.
Et pourtant, il est écrit sur les tables du Sinaï :
" tu ne tueras point " . Le bouddha qui maudit la vie
étend sa charité sur nos humbles frères les animaux,
et défend de les sacrifier. Mais si la vie est
mauvaise, pourquoi condamner le suicide et le
meurtre ? Si nous avons eu tort de naître, pourquoi
maudire la mort qui répare notre erreur ? Comment
justifier le désaccord du symbole et de la loi ? Les
religions qui rendent des oracles contradictoires
peuvent-elles reprocher à la science de ne pas vouloir
aborder les problèmes insolubles ?
CIRCE
p123
Douce comme un rayon de lune, un son de lyre,
pour dompter les plus forts, elle n' a qu' à sourire.
Les magiques lueurs de ses yeux caressants
versent l' ardente extase à tout ce qui respire.
Les grands ours, les lions fauves et rugissants
lèchent ses pieds d' ivoire ; un nuage d' encens
l' enveloppe ; elle chante, elle enchaîne, elle attire,
la volupté sinistre, aux philtres tout-puissants.
Sous le joug du désir, elle traîne à sa suite,
l' innombrable troupeau des êtres, les charmant
par son regard de vierge et sa bouche qui ment,
tranquille, irrésistible. Ah ! Maudite, maudite !
Puisque tu changes l' homme ente, au moins endors
dans nos coeurs pleins de toi la honte et le remords.
LA SIRENE
p124
La vie appelle à soi la foule haletante
des germes animés ; sous le clair firmament
ils se pressent, et tous boivent avidement
à la coupe magique où le désir fermente.
Ils savent que l' ivresse est courte ; à tout moment
retentissent des cris d' horreur et d' épouvante,
mais la molle sirène, à la voix caressante,
les attire comme un irrésistible aimant.
Puisqu' ils ont soif de vivre, ils ont leur raison
d' être :
qu' ils se baignent, joyeux, dans le rayon vermeil
que leur dispense à tous l' impartial soleil ;
mais moi, je ne sais pas pourquoi j' ai voulu naître ;
j' ai mal fait, je me suis trompé, je devrais bien
m' en aller de ce monde où je n' espère rien.
LE VOILE D'ISIS
p125
Hermès. Dépose la lampe à terre, Asclèpios ;
toi seul et moi connaissons le passage souterrain
qui conduit à ce sanctuaire, nous sommes
en sûreté.
Asclèpios. Pourquoi, ô trismégiste, m' as-tu
amené, au milieu de la nuit, dans les caveaux
du temple de Philae ? Vas-tu me révéler les derniers
mystères, et suis-je parvenu au terme de
l' initiation ?
Hermès. Tu es mon disciple file, Asclèpios,
et le seul ami qui me reste sur la terre, depuis
que Tat et Ammon ont été massacrés par les
moines de Syène. Le pressentiment d' un danger
qui, je l' espère, ne menace que moi, m' a
averti qu' il était temps de te transmettre mes
fonctions d' hiérophante. Tu t' appelleras
Hermès, et tes disciples, quand tu les auras trouvés
p126
s' appelleront Tat, Asclèpios et Ammon. Puisse
se compléter bientôt la tétrade hiératique qui
doit transmettre, d' une génération à l' autre, le
dépôt de la science sacrée.
Asclèpios. Je crains que ce souhait ne puisse
s' accomplir, ô Trismégiste. à moins de recueillir
un enfant abandonné, comme tu m' as recueilli
moi-même, comment trouverai-je un disciple
au milieu de l' égypte chrétienne ?
Hermès. Je le sais, Asclèpios, nous vivons
dans les jours mauvais annoncés par nos livres
prophétiques. L' égypte, cette terre sainte, aimée
des dieux pour sa dévotion à leur culte,
est devenue une école d' impiété ; les enfants
foulent aux pieds la religion de leurs pères.
Depuis le fatal édit de Théodose, si facilement
accepté par la lâcheté du peuple, les statues des
dieux sont brisées, et sur les murs des temples
changés en églises, leurs images sont martelées
et couvertes de chaux. Seule, l' île sainte de
Philae abritait encore la sagesse antique, mais
j' ai lieu de craindre que nous, ses deux derniers
fidèles, ne soyons forcés bientôt de quitter ce
suprême asile. C' est pourquoi j' ai voulu te confier
un trésor sacré, que tu porteras plus loin,
p127
vers les sources du Nil, dans des déserts où
l' impiété ne puisse l' atteindre. Je t' ai souvent
parlé du voile d' Isis ?
Asclèpios. Plus d' une fois, en effet, tu m' as
parlé de ce voile merveilleux, que ne souleva
jamais la main d' un mortel, où toutes les fleurs
de la terre sont brodées en couleurs éclatantes,
toutes les étoiles du ciel en paillettes d' or. Mais
je n' ai jamais vu ce voile splendide, ou plutôt,
je pense que tes paroles étaient une énigme
dont je n' ai pas su pénétrer le sens.
Hermès. Ouvre ce grand coffre d' ébène, dont
voici la clef. Celui qui fut mon initiateur et mon
maître, l' Hermès qui m' a précédé, parvint à le
soustraire aux flammes qui consumèrent la bibliothèque
d' Alexandrie, lors de la destruction
du grand temple de Sarapis. Il contient les livres
sacrés de tous les peuples, et avant tous
les autres, ceux de nos ancêtres, le livre des
manifestations à la lumière, avec les additions
du roi Menkera, les pmes de Pentaour sur les
guerres du grand Ramsès, les livres de Thoth
Trismégiste, non des traductions infidèles ou
falsifiées, mais le texte primitif, tel qu' il fut
gravé sur les colonnes de Thoth en caractères
p128
sacrés. à côté est la collection des plus anciens
poètes de la Grèce, Homère et tout le cycle
épique, Hésiode, Parnide et Empédocle, le
premier recueil des hymnes d' Orphée, les poésies
devenues si rares d' Alcée, de Stésichore et
des autres lyriques, l' exemplaire original des
tragiques, emprunté par les Ptolémées aux athéniens.
Plus loin sont les livres de la Chaldée
et de la Phénicie, consultés ou copiés parroze
et Sanchoniaton, la loi et les prophètes
des juifs, et même les livres du juste et des
guerres de Iaô, qui ont servi aux prêtres de
Jérusalem pour composer leur bible et que les
juifs ne possèdent plus aujourd' hui. Enfin,
voici les livres sacrés des brahmanes et des mages,
le véda et l' avesta, apportés à Alexandrie
par le premier des Lagides, après l' expédition
d' Alexandre.
Asclèpios. Ce coffre contient un trésor inestimable,
ô Trismégiste, mais quel rapport y a-t-il
entre ces livres et le voile d' Isis ?
Hermès. Ces livres renferment les formes
primitives de la révélation religieuse. Là,
l' intelligence humaine, dans le libre essor de sa
virginité, a traduit par des symboles multiples
p129
ses premières intuitions de la nature des choses.
Chaque peuple a tressé avec amour un pan
de ce riche manteau semé de fleurs et d' étoiles.
Comme la parole traduit la pensée, l' immuable
rité se manifeste par le spectacle changeant
des apparences ; c' est là le voile mystique de
la grande Isis. Il était transparent pour le clair
regard de l' humanité naissante ; la mère universelle
n' avait pas de secrets pour l' enfant
qu' elle berçait dans ses bras. Il devient impénétrable
pour les races vieillies, et aucun oeil
mortel ne peut le soulever. Les lumières du ciel
s' éteignent dans l' ombre du soir, la nature
s' enveloppe de silence, ses oracles sont muets pour
nous. Nous disséquons une à une toutes les
fleurs de sa robe, mais la vie échappe à l' analyse,
l' origine et la fin des choses se dérobent à
l' oeil de la science, et nous ne pouvons entrevoir
le secret de notre destinée qu' en interrogeant
la langue des symboles, cette langue mystérieuse
que parlaient nos pères et que nous
ne comprenons plus. Conservons donc, ô Asclèpios,
ce dépôt sacré des traditions religieuses ;
c' est l' héritage du passé qui doit être transmis
à l' avenir. Puisse-t-il traverser les siècles
p130
ténébreux qui s' ouvrent pour le monde et aparaître
intact aux premiers rayons d' une nouvelle
aurore !
Asclèpios. Prévois-tu donc, ô Trismégiste,
une renaissance de la lumière, au delà de cette
sombre nuit dans laquelle nous entrons ?
Hermès. Tout ce quigète ou rampe sur la
terre, ô Asclèpios, tout ce qui nage dans l' eau
ou vole dans l' air, suit dans son développement
la révolution périodique du soleil. Il est la source
du mouvement dans les intelligences comme
dans les corps. La vie de l' homme, entre la naissance
et la mort, imite les alternatives du jour
et de la nuit, la succession des saisons de l' année.
L' histoire des peuples reproduit la marche
ascendante et descendante de la vie humaine,
car le tout est l' image agrandie de chacune de
ses parties, comme on voit, en brisant un cube
de sel, qu' il est ford' une infinité de cubes
élémentaires. Il est donc naturel que les peuples,
comme tout ce qui est vivant, aient leurs périodes
de croissance et de clin, miroir des saisons
et des heures. La jeunesse répond au matin
et au printemps, la maturité de l' âge à l' été et
au milieu du jour, la vieillesse au soir et à
l' automne.
p131
Ces phases successives sont suivies par
la mort, qui ressemble à la nuit et à l' hiver. On
doit donc croire aussi que, dans l' histoire comme
dans la nature, le printemps succédera à l' hiver
et l' aurore à la nuit.
Asclèpios. Qu' entends-tu par la mort d' un
peuple, ô Trismégiste ? Si tu veux parler de sa
soumission à des étrangers, l' égypte est morte
depuis le temps de Cambyse.
Hermès. La conquête, Asclèpios, peut se comparer,
non à la mort, mais à la servitude. Il faut
me distinguer, parmi les peuples conquis,
ceux qui avaient toujours obéi à des rois et ceux
qui avaient l' habitude de se gouverner eux-mêmes.
Quand lespubliques de la Grèce ont
été soumises par les romains, on a pu leur appliquer
le mot d' Homère : l' homme réduit à l' esclavage
perd la moitié de son âme ; tandis que
pour l' égypte, il importe peu que son maître
s' appelle Ramsès ou Cambyse, Ptolémée ou César.
Il en est autrement de la mort des peuples ;
elle ressemble à la mort de l' homme et se reconnaît
auxmes signes. La vie cesse pour l' homme
quand l' âme a quitté le corps qu' elle aimait :
l' âme des peuples c' est leur religion ; un peuple
p132
qui a renié ses dieux est un peuple mort. C' est
ce qui est arrivé, depuis la victoire du
christianisme, non seulement à l' égypte, mais à toutes
les nations qui composaient l' empire de Rome.
Des peuples nouveaux prendront leur place.
L' empire établi par Constantin à Byzance n' est
plus l' empire romain, quoiqu' il en garde le nom ;
c' est un nouvel empire, qui suivra ses destinées.
La Gaule, l' Espagne, l' Italie, sont occupées dé
par des races barbares, le même sort attend
l' égypte, car la prophétie de Thoth ne peut tarder
à s' accomplir.
Asclèpios. Mais tu m' as dit souvent, ô Trisgiste,
que la mort n' était qu' un des modes
de l' existence. Nos pères ont cru à l' immortalité
de l' âme et à ses transmigrations. Les peuples
aussi doivent retrouver au delà de la mort une
vie nouvelle dans leurs descendants, et toi-même
as parlé tout à l' heure d' une renaissance.
Hermès. L' égypte renaîtra, mais elle ne sera
plus comme dans le passé le grand foyer de
l' intelligence, car ce foyer seplace à travers le
temps et va de l' orient au couchant, comme le
soleil dans le ciel. Une race nouvelle régnera
en égypte et bâtira des temples pour un culte
p133
nouveau ; mais par la révolution des âges, ces
temples tomberont en poussière et les monuments
élevés par nos ancêtres subsisteront, quoique
mutilés moins par l' injure du temps que par
l' impiété des hommes. Les empires nouveaux
rentreront dans la nuit, et au milieu de leurs
décombres et des sables du désert, se dresseront,
impérissables, les pylônes de Thèbes et les
pyramides de Memphis.
Asclèpios. Et que deviendra, dans ces siècles
lointains, l' âme de la vieille égypte ?
Hermès. Les âmes, tu le sais, résident dans
l' éther, entre la région des nuages et celle des
étoiles. C' est dequ' elles répandent sur nous
leurs influencesnies. Mais, comme le soleil
ne peut verser la chaleur et la lumière sur ceux
qui évitent ses rayons en se cachant dans les
cavernes, ainsi les morts oubliés par les vivants
les oublient à leur tour ; ils ne sont présents
qu' au milieu de ceux qui pensent à eux et qui
les prient. La pensée des peuples anciens rayonnerait
comme un phare sur l' avenir, si l' avenir
recueillait les leçons du passé avec le respect
d' un fils pour la mémoire de son père ; mais le
temps est venu où, selon la parole de Thoth, on
p134
préférera les ténèbres au jour et la mort à la vie.
L' antique égypte peut dormir au fond de ses
nécropoles ; à l' heure où la science l' en évoquera,
elle saura bien révéler le secret de sa langue
mystérieuse à ceux qui l' interrogeront avec ferveur.
Asclèpios. Un bruit confus arrive jusqu' ici,
Trismégiste, je crains qu' on ne découvre notre
retraite ; je vais ouvrir les écluses, s' il en est
encore temps.
Hermès. à quoi bon, Asclèpios ? Laisse la destinée
s' accomplir, il vaut mieux mourir ensemble...
il est parti et ne m' entend plus. Le bruit se
rapproche, un cliquetis d' armes, des pas pcipités
et des cris de mort. Allons le rejoindre. Mais
le voici qui revient. -tu es blessé, mon enfant ?
Asclèpios. Je meurs, monre. Il était trop
tard pour leur fermer la route, ils sont maintenant
dans le souterrain, ils suivent les traces
de mon sang.
il meurt ; l' évêque Théodore entre suivi
d' une troupe de soldats et de moines.
Théodore. Saisissez ce vieillard et liez-lui les
mains, mais respectez sa vie, notre dieu défend
de verser le sang.
p135
Hermès. Pourquoi donc avez-vous versé celui
de cet enfant ?
Un Centurion. La rébellion et l' impiété sont
des crimes. Il y a plus de soixante ans qu' un édit
impérial a ordonné de fermer les temples des idoles ;
c' est une honte pour l' égypte que le démon
conserve encore à Philae un dernier repaire.
Un Moine. Livre-nous le trésor que tu gardes
caché quelque part dans ces caves, et on te fera
grâce de la punition que tu mérites.
Hermès. Je l' aurais livré pour racheter la vie
de ce jeune homme ; puisque vous l' avez tué,
mon secret mourra avec moi.
Un Soldat. Meurs donc, et que ta fausse religion
disparaisse de la terre.
Hermès. J' attendais cette réponse et je remercie
la main qui m' a frappé.
Le Centurion. Qu' on brise ce coffre d' ébène,
le trésor doit être là.
Hermès. Il vous appartient, mais il ne peut
vous servir, gardez-le pour vos enfants.
Théodore. Quoi, ce sont des rouleaux de papyrus ?
Des livres de magie, sans doute : qu' on
les brûle ; nos enfants ont l' évangile et n' ont
pas besoin d' autre lecture. Dès demain ce
p136
temple sera purifié et consacré au vrai dieu.
Hermès. La prophétie de Thoth est accomplie,
la grande nuit enveloppe le monde. Vous
blasphémez les dieux de vos pères, vous détruisez
l' oeuvre des siècles, vous ne laissez rien à
faire aux barbares. Ils viendront cependant,
pour nous venger ; ils proscriront votre religion
comme vous proscrivez la nôtre. L' égypte offrira
ses mains aux chaînes des esclaves, et, dans
l' avenir, quand des voyageurs viendront des
terres lointaines de l' occident pour admirer les
ruines de nos temples, s' ils cherchent les
descendants de cette forte race qui fut l' aïeule et
l' institutrice des nations, ils verront grouiller
sur le limon du Nil un mirable peuple de chacals,
fouillant la terre où reposent les morts et
violant les tombes pour vendre les cercueils de
leurs ancêtres. Moi, je meurs, et je bénis les
dieux de me réunir à celui qui fut mon disciple
fidèle et mon dernier ami. Aucune main
pieuse ne viendra ensevelir selon les rites consacrés
les deux derniers prêtres d' une religion
morte, mais nos âmes délivrées s' envoleront
ensemble vers les sphères lumineuses sont
les âmes de nosres.
RESIGNATION
p137
C' est une pauvre vieille, humble, le dos voûté.
Autrefois on l' aimait, on s' est tué pour elle.
Qui sait ? Peut-être un jour tu seras regretté
de celle qui dit non, maintenant qu' elle est belle.
Elle aussi vieillira, puis l' ombre universelle
la noîra, comme toi, dans son immensité.
Il faut que les grands dieux, pour leur oeuvre
éternelle,
reprennent le bonheur qu' ils nous avaient prêté.
Nous sommes trop petits dans l' ensemble des choses ;
la nature mûrit ses blés, fleurit ses roses
et dédaigne nos voeux, nos regrets, nos efforts.
Attendons,signés, la fin des heures lentes ;
les étoiles, là-haut, roulent indifférentes ;
qu' elles versent l' oubli sur nous ; heureux les morts !
THERAPEUTIQUE
p138
J' ai lu, je ne sais où, la légende amoureuse
de Raymond Lulle : on dit qu' un jour il rencontra
une femme fort belle, et l' amour pénétra
dans son coeur calme, et vint troubler sa vie heureuse.
Il quitta, comme Faust, la route ténébreuse
de l' austère science, et son amour dura
jusqu' au jourl' objet qu' il aimait lui montra
son sein, que dévorait une lèpre hideuse.
Miroirs de volupté, beaux lacs aux flots d' azur
se cache toujours quelque reptile impur,
anges d' illusion, démons au corps de femmes,
sirènes et Circès, qu' il est triste le jour
, pour guérir nos coeurs du poison de l' amour,
vous nous montrez à nu la lèpre de vos âmes !
L'ORIGINE DES INSECTES
p139
(tradition rabbinique.)
quand Dieu eut achevé la création, et au moment
il s' applaudissait de son oeuvre, il entendit
derrière lui un rire moqueur. C' était Satan,
qui se trouvait, comme d' habitude, au milieu de
l' armée du ciel. " tu aurais peut-être mieux
fait ? Lui dit Iahveh. -peut-être, répondit
l' adversaire. -eh bien, mets-toi à l' oeuvre, nous
verrons ce que tu produiras. "
Satan prit le reste du limon démiurgique d'
Dieu avait tiré les bêtes à quatre pieds, les
poissons des eaux, les oiseaux du ciel et l' homme
lui-même. Il le trouva presque entièrement sec,
et lorsqu' il essaya de le modeler, tout se duisit
en poussière. " cela pourra nuire aux dimensions
de mes créatures, se dit-il ; cependant je
n' ose puiser de l' eau génératrice, sur laquelle
flotte encore l' esprit de Dieu. "
p140
il prit un rayon de soleil et anima cette poussière,
puis il présenta, comme échantillons de
ses oeuvres, une mouche, un scarabée, une fourmi,
une abeille, une sauterelle et un papillon. Les
anges se mirent à rire.
" ce sont ces petits êtres, dit le Seigneur, que
tu prétends opposer à ma création ?
-la grosseur ne signifie rien, dit le diable ;
tu es plus fier de l' homme que de la baleine.
Ceux-ci sont petits parce qu' ils n' ont presque
rien de terrestre, juste assez pour envelopper,
sans l' appesantir, l' étincelle de flamme qui les
fait vivre. Vois à quelles hauteurs ils s' élèvent,
par le saut ou par le vol, tandis que l' homme
reste enchaîné à la terre, d' où il est sorti. Permets
qu' une nuée de sauterelles s' abatte sur un
champ, et elles montreront que le nombre supplée
à la force. L' homme est nu et désarmé ;
moi, j' ai protégé la vie de mes enfants. Ils ont
de solides boucliers pour se défendre, de robustes
choires pour attaquer. Leurs os sont extérieurs
et protègent les parties faibles, au lieu de les
laisser exposées à toutes les menaces du dehors.
S' ils tombent, à défaut de leurs ailes, leur cuirasse
amortit la chute ; une feuille leur suffit
p141
pour s' abriter, leur rapidité les sauve de leurs
ennemis. Ils ne sont pas difficiles à nourrir : les
uns vivent de la pourriture et font sortir la vie
de la mort, les autres boivent le suc des fleurs
sans les souiller ni les flétrir.
" l' homme, à son entrée dans le monde, ne
peut vivre que de la substance de sa re, et
que deviendrait-il, si elle le quittait un instant ?
Mes créatures ne connaissent pas leursres,
mais ma providence leur en tient lieu. à chaque
automne, les oeufs sont déposés en lieu sûr,
pour éclore au premier réveil du printemps.
Pour l' homme, la jeunesse est le meilleur temps
de la vie ; la seconde moitié de son existence se
passe en stériles regrets. Moi j' ai placé le bonheur
au terme de la vie, pour en faire le prix
du travail ; quand la chenille est devenue papillon,
elle s' envole dans un rayon de soleil,
sans autre souci que de jouir et d' aimer. Et je
n' ai pas borné le plaisir à un instant rapide, je
ne l' ai pas mesuré d' une main avare, comme
tu l' as fait pour l' homme...
-n' insiste pas sur ce sujet, dit Dieu, tu
pourrais offenser la chasteté des anges.
-je n' en suis pas bien sûr, répliqua Satan ;
p142
il me semble voir Azaziel sourire et Samiaza
prêter l' oreille. Les filles des hommes feront
bien de se voiler de leurs longs cheveux et de
ne pas s' égarer dans les sentiers du mont Hermon.
-assez, dit Dieu ; l' avenir ne te regarde
pas : je me suis réservé la prescience.
-alors tu sais, répondit le prince de ce
monde, quel usage fera l' homme de l' intelligence
que tu lui as donnée. Peut-être un jour te
repentiras-tu de l' avoir fait, quand les cris de
mort monteront vers toi, quand la terre sera
rouge du sang répandu, et que pour la laver il
faudra déchaîner la mer et ouvrir les cataractes
du ciel.
-j' ai donà l' homme l' intelligence et la
liberté, dit Dieu ; il récoltera ce qu' il aura semé.
-l' intelligence se trompe, la liberté s' égare,
dit Satan ; moi, j' ai don à mes créatures un
instinct infaillible. La monarchie des abeilles et
la république des fourmis pourront servir de
modèles aux sociétés humaines, mais je ne crois
pas que ces exemples trouvent beaucoup d' imitateurs.
Tu le vois, maître, dans l' humble création
p144
que j' ai produite pour t' obéir, j' ai pris le
contrepied de ton oeuvre. C' est à toi decider si
j' ai réussi. "
Iahveh se contenta de sourire et dit : " parlons
d' autre chose. "
LE RISHI
dans la sphère du nombre et de la différence,
enchaînés à la vie, il faut que nous montions,
par l' échelle sans fin des transmigrations,
tous les degrés de l' être et de l' intelligence.
Grâce, ô vie infinie, assez d' illusions !
Depuis l' éternité ce rêve recommence.
Quand donc viendra la paix, la mort sans renaissance ?
N' est-il pas bientôt temps que nous nous reposions ?
Le silence, l' oubli, leant qui délivre,
voilà ce qu' il me faut ; je voudrais m' affranchir
du mouvement, du lieu, du temps, du devenir ;
je suis las, rien ne vaut la fatigue de vivre,
et pas un paradis n' a de bonheur pareil,
nuit calme, nuit bénie, à ton divin sommeil.
L'ATHLETE
p145
Je suis initié, je connais le mystère
de la vie : une arène où l' immortalité
est le prix de la lutte, et je m' y suis jeté
librement, voulant ntre et vivre sur la terre.
Les héros demi-dieux ont souffert et lutté
pour conquérir au ciel leur place héréditaire :
que la lutte virile et la douleur austère
trempent comme l' airain ma libre volonté.
Suivons sans peur le cours de nos metempsycoses,
et de l' ascension montons le dur chemin,
sous les yeux de nos morts qui nous tendent la main.
Ils recevront, du haut de leurs apothéoses,
dans l' olympe étoilé conquis par leur vertu,
l' âme qui combattra comme ils ont combattu.
ESCHATOLOGIE
p146
L' Homme. Je connais les limites de la science ;
elle les a fixées elle-même ; ce qui m' intéresse
le plus est hors de sa sphère. Il est inutile de
l' interroger sur la destinée de l' homme, elle ne
la connaît pas. S' il y avait encore des oracles,
j' irais les consulter. Sans doute les dieux supérieurs
sont trop grands pour m' entendre : ils
s' occupent des espèces, et je ne suis qu' un individu.
Mais il y a peut-être autour de moi des
intelligences invisibles, des amis connus ou inconnus :
n' y aura-t-il pas une voix qui me réponde ?
Le Dieu. Tu m' as appelé, me voici : interroge-moi,
je te répondrai.
L' Homme. Qui es-tu ?
Le Dieu. Ton démon, ton ange gardien,
donne-moi le nom que tu voudras. Je sais ce
que tu ignores ; ce que tu pourras comprendre,
p147
je te l' expliquerai ; ce qu' il m' est permis de
t' apprendre, je te l' apprendrai.
L' Homme. Ainsi, il y a des choses que tu
pourrais me dire et que je ne pourrais pas
comprendre ? Soit, ma raison a des bornes, je le sais.
Mais il y a des choses qu' il t' est défendu de me
dire : pourquoi ? Si la vérité est bonne, le bien
n' a pas à se cacher ; si elle est mauvaise, je suis
de force à l' entendre, et si j' avais eu peur de la
connaître, je ne t' aurais pas évoqué.
Le Dieu. Est-ce bien la rité que tu cherches,
et la trouverais-tu meilleure que l' incertitude,
si elle était contraire à tes espérances ?
Prends garde : tu veux savoir si l' âme est
immortelle ? Ne me demande pas une réponse trop
prompte : laisse-moi t' y préparer.
L' Homme. Ces réticences me disent assez qu' il
n' y a rien à attendre pour moi au delà de cette
vie : c' est bien ; je m' en doutais.
Le Dieu. Ne cherche pas dans mes paroles
un sens qui n' y est pas : un artifice de langage
ne serait digne ni d' un homme ni d' un dieu. Je
te répondrai sans réticence, si, après réflexion, tu
persistes à m' interroger ; mais réfléchis d' abord.
Tu reconnaîtras peut-être que les dieux ont eu
p148
raison de cacher à l' homme sa destinée. Examine
successivement toutes les réponses que je pourrais
te faire, et tu me diras quelle est celle que
tu voudrais être la vérité.
Suppose d' abord que je te dise : rien ne meurt,
tout se transforme ; les éléments qui composent
ton corps ne sont pas anéantis quand la mort
les sépare : pourquoi disparaîtrait-elle plus qu' eux,
cette force invisible qui les tenait groupés, et
que tu appelles ton âme ?
L' Homme. Oui, cela a été dit autrefois, l' âme
est une parcelle de l' éther, une flamme captive
dans une lampe d' argile, et la mort est pour
elle une délivrance. Mais alors elle peut rentrer
dans le réservoir commun des âmes, comme une
goutte d' eau dans la mer ; elle peut aussi animer
des combinaisons nouvelles, à commencer
par les plus humbles, les vers du tombeau, par
exemple, car eux aussi ont une étincelle de feu
qui les fait vivre. Mais que me font ces
tamorphoses, si ma raison et ma conscience
remontent à leur source divine ? Sans doute
l' équilibre des forces ne sera pas troublé, mais que
reste-t-il de l' homme, s' il perd ce dieu intérieur
que chacun porte en soi ?
p149
Le Dieu. Ton orgueil est légitime ; il lui répugne
de croire que l' âme humaine, fût-elle dégradée
par le crime, puisse perdre entièrement
la conscience et la raison. Pourtant ces deux
lumières, tu le sais, peuvent singulièrement
s' obscurcir par un mauvais emploi de ta libre volonté.
Suppose donc maintenant que tu renaîtras dans
la condition humaine, en apportant dans tes existences
futures le germe des énergies que tu auras
développées dans celles-ci. Suppose que les
familles sont des groupes d' âmes associées,
comme les branches du corail, dans une vie
collective, et seveloppant à travers le temps.
Chacun de vous renaîtrait dans ses petits-fils,
et par ces renaissances alternées, chaque génération
recueillerait ce qu' elle aurait semé autrefois.
L' Homme. J' ai souvent pensé qu' il en devait
être ainsi : j' ai cru trouver là l' explication des
sympathies spontanées et des ressemblances de
famille ; j' y ai cherché surtout la raison des
souffrances imméritées. Je sais que la douleur est
une épreuve, qui nous grandit et nous épure, si
nous savons la supporter ; mais il y a quelque
chose qui accuse votre providence, c' est la douleur
des enfants. J' ai tâché d' y voir l' acquittement
p150
nécessaire d' une dette ancienne, contractée
dans des existences antérieures. Cependant,
ô démon, pour qu' un châtiment soit juste, ne
faut-il pas qu' il soit compris par celui qui le
supporte ? Les voies de votre justice restent bien
obscures, si chaque fois que nous rentrons dans
la naissance nous perdons la mémoire qui nous
rattachait au passé.
Le Dieu. Ainsi, c' est la mémoire que tu regrettes ?
Prends garde : remonte la chaîne de
tes souvenirs. Ce n' est pas une confession que
je te demande, et tu n' as pas à t' excuser comme
devant un juge ; la conscience humaine n' a pas à
chercher d' autre juge qu' elle-même : elle n' en
saurait trouver de plusvère et de plus clairvoyant.
Je sais que tu n' es ni des plus mauvais
ni des meilleurs ; mais souviens-toi : n' y a-t-il
pas un jour, une heure, que tu voudrais retrancher
de ta vie ? Cette heure, nous pouvons l' effacer
de ta mémoire, mais aucun dieu ne peut
faire que ce qui a été n' ait pas été. L' homme
demande à ses religions des eaux lustrales pour
laver les souillures ; mais, si le repentir efface
la faute, peut-il étendre le pardon à d' autres
âmes qu' un mauvais exemple a perverties et qui,
p151
sans cela, auraient peut-être tourné au bien ?
Elles en corrompront d' autres à leur tour, et la
chaîne du mal se prolongera, d' anneaux en anneaux,
dans l' indéfini des temps. Quand le coupable
sera devenu un saint, quand il croira entrer
au paradis de sa conscience régénérée, il
entendra la voix des mauvais souvenirs, et il
verra passer des ombres qui l' accuseront devant
l' éternelle justice. Trouvera-t-il alors l' immortali
si désirable, et te semble-t-il toujours que
les dieux ont eu tort de garder leur secret ?
L' Homme. Ne parlons plus de moi : les dieux
savent ce qu' ils ont à faire. Que l' espoir du
néant reste comme un refuge contre l' éternité
du remords. Mais j' ai connu des âmes immaculées,
qui brillaient dans notre ciel noir comme
des étoiles. Si vous permettez à la mort de les
éteindre, le regret ne sera pas seulement pour
ceux qui les pleurent, mais pour vous-mêmes,
dieux impassibles, car il y aura une lacune dans
votre oeuvre, et il manquera quelque chose à sa
beauté.
Le Dieu. Suppose donc alors que celles-là
seules seront immortelles ; mais n' oublie pas que
leur lumière, dégagée des liens du corps, lira
p152
dans toutes vos consciences. Ces âmes pures ne
voyaient pas le mal : elles cherchaient pour vous
des excuses, et croyaient toujours les trouver.
Maintenant leurs regards attristés vous verront
tels que vous êtes, et leurs chères illusions ne
peuvent plus revenir. Si parmi ceux qu' elles
aimaient il y en a qui demandent auant,
comme tu l' as dit tout à l' heure, un refuge contre
le remords, quel vide va se faire autour des
justes, et qu' ont-ils besoin d' une immortalité
bienheureuse s' ils ne la partagent pas avec ceux
qu' ils ont aimés ? Plutôt que de briser à jamais
des liens indissolubles, eux aussi demanderont
au néant la paix de l' éternel oubli.
L' Homme. Alors, ômon, il n' y a place ni
pour l' espérance ni pour la prière. Nous avons
raison de pleurer nos morts ; ils ne peuvent plus
nous entendre, et nous ne les reverrons jamais.
Qui donc nous conduira dans les carrefours ténébreux
de la vie, qui nous tendra la main dans
les rudes sentiers de l' ascension ? Nous les invoquions
avec confiance, ces amis indulgents qui
pardonnent toujours, parce qu' ils ont souffert
comme nous. Il nous semblait qu' eux seuls pouvaient
adoucir les immuables décrets des grands
p153
dieux supérieurs. J' aurais cru que toi-même tu
étais un de ceux-là, ô ange gardien, puisque tu
as eu pitié de ma raison indécise, et que tu as
pondu à mon évocation. Mais tu avais raison,
les secrets des dieux ne sont pas bons à connaître,
et j' aurais mieux fait de ne pas t' interroger.
Le Dieu. Tu oublies que je t' ai laissé le choix
entre plusieurs réponses, mais je ne t' ai pas dit
encore où était la rité.
L' Homme. Sans doute, mais de quelque cô
que je me tourne, tu ne me fais voir que des
abîmes. Et pourtant, vous le savez, nos angoisses
ne viennent pas d' un égoïste amour de la
vie, et nous ne craignons que les séparations
éternelles. Mais je le vois maintenant, ceux que
la mort a séparés ne se retrouveront ni dans ce
monde ni dans l' autre.
Le Dieu. Ce n' est pas la mort qui pare les
âmes, c' est le péché, et le pécest votre oeuvre.
Quand vous pensez aux morts ils sont près de
vous : ils n' abandonnent pas ceux qui s' unissent
à eux dans la communion des saints. Mais quand
vous les oubliez, ils peuvent bien vous oublier à
leur tour et boire de l' eau du Lét. Ils sont libres
p154
de s' endormir dans le silence et la paix ou de
rentrer pour des luttes nouvelles dans l' arène de
la vie. Tu doutes trop de la puissance de la
volonté. C' est le désir qui a créé les mondes ;
toi-même c' est librement que tu es descendu
dans la naissance. Aujourd' hui comme hier, demain
comme aujourd' hui, tout ce qui veut être
sera.
L' Homme. Comment le possible peut-il vouloir
avant d' exister ?
Le Dieu. C' est la loi du devenir.
L' Homme. Je ne comprends pas : tes réponses,
comme tu me l' avais énoncé, dépassent les
bornes de ma raison. Quel plaisir trouvent donc
les dieux à torturer notre intelligence par
d' insolubles énigmes ?
Le Dieu. Est-ce la faute du soleil si tu ne
peux le regarder ? Il te suffit de savoir quel est
le but que tu dois atteindre. La justice est la
loi spéciale de l' homme. Tu as un guide pour t' y
conduire, ta conscience, qui ne t' a jamais trompé.
Chacun de vous est toujours et partout l' unique
artisan de sa destinée. Le juste sait qu' il travaille
pour sa part à l' oeuvre magnifique des dieux.
L' Homme. Ne t' en va pas encore : écoute une
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dernière question, une dernière prière. Tu ne
m' as pas demandé ma confession, je te la ferai,
cependant. Oui, il y a une heure que je voudrais
retrancher de ma vie, l' heure , dans le carrefour
du doute, j' ai pris la route gauche. Elle
menait à des fondrières. J' ai vu le péril et j' ai
pu m' arrêter ; mais je voudrais revenir à l' angle
des deux routes et pouvoir encore choisir. La
prière est-elle inutile devant l' irparable, et
aucun de vous ne peut-il nous rendre une heure
du passé ?
Le Dieu. Tu as voulu évoquer ce souvenir, il
faut le regarder en face. Tu ne parles que de tes
regrets : es-tu sûr qu' il ne s' y mêle pas un
remords ? Il y a quelqu' un que tu accuses, mais
il y a quelqu' un qui a droit de t' accuser. Deux
âmes, qui n' étaient pas du même ciel, ont traversé
ta vie : l' une des deux a vengé l' autre. Le
mal lui-même a sa place dans l' équilibre universel.
L' Homme. J' accepterais l' expiation, et je bénirais
votre dure providence, si elle me montrait,
au terme de l' épreuve, le pardon et l' oubli.
Le Dieu. Regarde ces deux ombres, dont tu
sais bien les noms. Les vois-tu, l' une à ta droite,
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l' autre à ta gauche ? Pardonne à la seconde, et
la première te pardonnera.
L' Homme. Et comment pourrais-je oublier ?
Le Dieu. Tout à l' heure tu regrettais la mémoire ;
maintenant tu voudrais faire un choix
dans tes souvenirs. Mais si l' homme oubliait ses
fautes, travaillerait-il à les réparer ? N' est-ce pas
le regret de la chute qui le conduit à lademption ?
Confie-toi à la sagesse des dieux : ils
savent mieux que vous ce qui vous convient. Ils
ont laissé planer une horreur sacrée sur les derniers
mystères ; ils les ont enveloppés dans la
nuit, mais c' est par respect pour la vertu de
l' homme. Elle perdrait tout son rite si elle
attendait une autre récompense que la paix divine
du devoir accompli.
ALASTOR
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Le découragement, la fatigue et l' ennui
me saisissent, devant l' implacable puissance
des choses ; loi, destin, hasard ou providence,
quelqu' un m' écrase, et moi, je ne puis rien sur lui.
Peut-être les démons de ceux à qui j' ai nui
autrefois, quelque part, dans une autre existence,
invisibles dans l' air, m' entourent en silence,
et du mal que j' ai fait se vengent aujourd' hui.
Quelle que soit leur force et quel que soit leur
nombre,
je voudrais bien les voir face à face ; il est temps
que mon mauvais destin prenne un corps, je l' attends ;
mais je ne puis toujours lutter ainsi dans l' ombre,
et s' il faut que j' expie, au moins je veux, pareil
au fier Ajax, combattre et mourir au soleil.
STCISME
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Sois fort, tu seras libre ; accepte la souffrance
qui grandit ton courage et t' épure ; sois roi
du monde intérieur, et suis ta conscience,
cet infaillible dieu que chacun porte en soi.
Espères-tu que ceux qui, par leur providence
guident les sphères d' or, vont violer pour toi
l' ordre de l' univers ? Allons, souffre en silence,
et tâche d' être un homme et d' accomplir ta loi.
Les grands dieux savent seuls si l' âme est immortelle ;
mais le juste travaille à leur oeuvre éternelle,
fût-ce un jour, leur laissant le soin de l' avenir,
sans rien leur envier, car lui, pour la justice
il offre librement sa vie en sacrifice,
tandis qu' un dieu ne peut ni souffrir ni mourir.
REPUBLICAIN, ORAISON DOMINICALE
p159
Athalie
j' ai mon dieu que je sers, vous servirez le vôtre,
ce sont deux puissants dieux.
Joas
il faut craindre le mien ;
lui seul est dieu, madame, et le vôtre n' est rien
dont tu n' oses pas me prononcer le nom, tu
l' appelles Adonaï, c' est-à-dire mon maître ; vous,
madame la reine, vous préférez l' appeler Baal,
c' est-à-dire seigneur. C' est bien la peine de se
quereller pour deux synonymes ! Voilà pourtant
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l' histoire de toutes les guerres religieuses. Quand
la commune de 1793 voulut remplacer le christianisme
par le culte de la raison, il ne s' est
trouvé personne pour lui dire : mais relisez donc
le début de l' évangile de Saint Jean. Cette lumière
qui éclaire tout homme en ce monde, il y
a plus de quinze siècles qu' elle est adorée dans
toutes les églises. En remplaçant un dieu par
une déesse, vous croyez avoir fait du nouveau
et les chrétiens le croient aussi, puisqu' ils crient
au scandale : comme si les idées avaient un sexe !
Malheureusement, les mots empêchent de voir
les idées. Le christianisme et la démocratie, qui
faisaient bonnage à Florence au moyen âge,
se considèrent aujourd' hui en France comme
irréconciliables. Est-ce seulement une lutte
d' intérêts ? Mais on doit supposer qu' il y a des gens
désintéressés de part et d' autre. Est-ce une
opposition de principes ? Cela ferait croire que
la conscience n' est pas lame chez tous les
hommes, et alors il n' y aurait plus de morale.
Je soutiens que c' est seulement une question de mots,
et je veux le montrer en traduisant la prière
des chrétiens dans la langue des rationalistes.
-il est inutile de l' essayer ; les rationalistes
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n' admettent pas même le principe de la prière.
Tandis que les religions supposent, au-dessus
du monde, des volontés libres, dont l' homme
peut chercher à modifier les décisions, la science
ne voit dans l' ordre des choses qu' une combinaison
de lois nécessaires, et par conséquent
immuables. Si l' homme se borne à demander la
signation aux maux de la vie et la force de
faire le bien, la morale luipond qu' il a sa
conscience pour se diriger et sa volonté pour
agir. Quiconque ne croit pas aux dieux personnels
des religions ne peut voir dans la prière
qu' un monologue.
-c' est aussi à ce point de vue que je veux
me placer. Prenons la prière comme une méditation,
ou, ce qui revient aume, comme le
dialogue de l' homme avec la loi intérieure, qu' il
appelle son dieu.
-pourquoi employer cette expression mythologique
que l' esprit moderne refuse d' accepter ?
-je disais bien qu' il n' y avait là qu' une
question de mots. La mythologie est la langue
des religions ; si nous ne voulons plus la parler,
cherchons ce que les mots veulent dire.
Notre intelligence découvre les lois de la nature,
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notre conscience nous révèle la loi morale.
Ces lois d' ordre et d' harmonie qui produisent,
dans le monde physique la beauté, dans le monde
social la justice, sont précisément ce que les grecs
ont appelé les dieux, et la véritable étymologie
de ce mot est donnée par Hérodote. La morale
est la loi spéciale des hommes, ou, comme dit le
christianisme, le seul dieu qu' ils doivent adorer.
Elle est leur religion, c' est-à-dire le lien qui les
unit dans la mutualité des droits et des devoirs.
Elle fait de l' humanité une seule famille, et il est
bien indifférent de dire avec les républicains que
tous les hommes sont frères ou avec les chrétiens
qu' ils sont fils d' un père commun, qui est l' idée
du bien et du juste : passez-moi cette métaphore,
puisqu' il est convenu que les idées n' ont pas de
sexe. Ce n' est pas nous qui créons la conscience,
c' est elle au contraire qui fait de nous ce que
nous sommes, des êtres moraux et pensants. Si
nous pouvions oublier la loi morale ou la méconnaître,
elle n' en serait pas moins absolue et
éternelle, car elle réside au-dessus des réalités
changeantes, en dehors du temps et de l' espace,
dans les profondeurs idéales que les religions
appellent le ciel. Qui donc nous empêche de lui
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dire : notre père qui es dans les cieux ?
C' est à elle que nous en appelons de toutes les
tyrannies qui nous écrasent ; nous voudrions la
voir partout honorée et toujours oie, et nous
lui disons : que ton nom soit sanctifié, que ton
règne arrive, ô sainte justice ! Nous t' aimons
par-dessus toutes choses, nous donnerions notre
vie pour ton triomphe, et dût la mort nous venir
de ceux mêmes que nous voulons affranchir,
nous te confesserions jusque sous les bombes
lanes contre nous par nos frères. Pardonne-leur,
ils ne savent pas ce qu' ils font.
Cette société idéale que les chrétiens appellent
le règne de Dieu sur la terre, cette publique
fraternelle que nous voulons fonder sur la
liberté qui est le droit, sur l' égalité qui est la
justice, n' est-ce qu' unve de notre conscience ?
Quand les lois de l' univers ne sont jamais violées,
pourquoi la loi morale, qui est la nôtre,
est-elle la seule qui ne soit jamais accomplie ?
Associons enfin une note humaine à la musique
des sphères, au rythme sacdes saisons et des
heures. Que ton règne arrive, loi d' universelle
harmonie, que ta volonté soit faite sur la terre
comme au ciel .
p164
Eh bien, cela est en notre pouvoir, comme
disaient les stoïciens. Pour faire régner la justice
débarrassons la ruche sociale des frelons
inutiles qui dévorent le miel des abeilles, et
que chacun ait sa part de vie au soleil, car la
vie est un droit et non un privilège. Vivre en
travaillant, c' est le cri du peuple dans toutes ses
légitimes révoltes, c' est la protestation du droit
contre la violence, c' est l' appel du pauvre à
l' éternelle justice : donne-nous aujourd' hui notre
pain de chaque jour .
Pour que cet appel soit entendu, il faut que
chacun respecte et fasse respecter son droit dans
le droit des autres hommes, ses semblables et
ses égaux. Mais dans une société mauvaise, toutes
les lâchetés se liguent avec toutes les violences
pour étouffer le droit. Les uns font le
mal, d' autres en profitent, les plus nombreux
le laissent faire. La justice vient à son heure,
apportant à chacun sa part d' expiation, car personne
n' est innocent. Sois clémente, ô justice,
puisque tu es éternelle. Si tu observes les
iniquités, qui soutiendra ton regard ? remets-nous
nos dettes comme nous remettons celles de nos
débiteurs, pardonne-nous comme nous pardonnons.
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Ne nous soumets pas aux épreuves ; le fort
s' y retrempe, mais le faible y succombe, et qui
de nous est sûr d' en sortir victorieux ? Les uns
ont déserté ta cause en la voyant vaincue ; les
autres, après avoir conquis leur droit, ont refusé
de reconnaître le droit de leurs frères. L' adversité
abaisse et rétrécit les coeurs, le bonheur
les dessèche et les ferme à la pitié. épargne-nous
les épreuves au-dessus de nos forces, ne
nous induis pas en tentation, mais délivre-nous
du mal, de celui qui nous vient des autres et
de celui qui est en nous-même. Que ta pene
toujours présente nous élève et nous purifie, que
nous soyons saints comme tu es sainte, ô justice,
pour être dignes de marcher sous ton drapeau,
et si nous devons mourir sans avoir vu ta
victoire, que nous ayons du moins la joie suprême
d' avoir travaillé à ton oeuvre et combattu
pour toi.
-c' est fort bien, mais qu' est-ce que vous
concluez de tout cela ?
-j' en conclus, monsieur l' abbé, qu' au lieu
de détester les républicains, vous devriez reconnaître
que vous étiez d' accord avec eux, sans
vous en douter.
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-eh bien, en attendant que vous ayez réussi
à réconcilier l' église et lapublique, convenez
que celui qui, de votre aveu a enseigné la
vraie formule de la prière, méritait bien le culte
que lui rend l' humanité depuis dix-huit cents
ans.
-il faut que vous conveniez d' abord que
ceux qui suivent aujourd' hui la voie qu' il a tracée,
non pas en lui disant : Seigneur, Seigneur,
et en répétant ses paroles, mais en donnant leur
sang pour le salut du monde, ont leur place
marquée à sa droite dans la communion des
saints.
LE GOUVERNEMENT GRATUIT
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Je connais, dans un très beau pays, un cultivateur
nommé Jacques Bonhomme. Il devrait
être très riche, car il est honnête et laborieux :
mais il s' est toujours laissé gruger par ses
intendants. Il y a quelques années, il eut une
querelle avec un de ses voisins et ne fut pas le
plus fort. Il lui fallut céder une partie de son
champ et payer une très forte somme. Il fut
obligé de redoubler de travail, car ses intendants,
qui fixent eux-mes le chiffre de leurs gages,
ne voulurent pas en retrancher un centime.
Jacques a pour marraine une bonne fée nommée
la révolution. Comme elle était détestée
d' un tas de gens, à qui elle reprochait leurs
vices, elle s' est retirée dans le pays des fées.
Jacques va quelquefois la consulter, et elle lui
donne de bons conseils qu' il ne suit jamais. Elle
est très bonne pour lui, quoique un peu sévère.
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Plus d' une fois, ne sachant donner de la
tête, il l' a appelée à son secours, mais à peine
l' avait-elle tiré d' embarras qu' il la priait de s' en
retourner, car il en a toujours eu peur.
Ces jours derniers, elle le vit entrer chez elle :
-qu' y a-t-il encore ? Toujours des plaintes
contre tes domestiques, j' en suis sûr ; conte-moi
ton affaire.
-ma chère marraine, dit Jacques, j' ai dans
ce moment deux espèces de serviteurs. Les uns,
que j' appelle mes conseillers, n' ont pas de gages,
et font d' assez bonne besogne, je n' en suis pas
content. Les autres, auxquels j' ai donné beaucoup
plus d' autorité, et que je paye très cher,
ne s' occupent que de leurs intérêts, au lieu de
songer aux miens. Si parfois ils mettent la main
à mes affaires, le sultat est tel que j' aurais
encore économie à leur offrir une somme double
pour ne s' en pas mêler.
La Fée. J' entends ; et quelle est l' opinion de
tes amis les journalistes et les philosophes ?
Jacques. Ils disent que toute peine mérite
salaire, et que je dois payer mes conseillers.
La Fée. Afin qu' ils fassent d' aussi bonne
besogne que les autres, que tu payes si cher,
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n' est-ce pas ? à quoi te servent donc les leçons
de l' expérience ? Il ne te serait pas venu l' idée
de faire exactement le contraire, je veux dire,
d' améliorer tes mauvais serviteurs en supprimant
leurs gages, puisque tu reconnais toi-même
que ceux que tu ne payes pas sont ceux
qui travaillent le mieux ? Faut-il que tu aies la
tête dure ! Et combien te coûtera le traitement
de tes conseillers ?
Jacques. Cinq cent trente-trois millions quatre
cent mille francs, au bas prix ; un journal
que je n' aime guère a fait le compte, et il n' y
a rien à opposer à son calcul. Cependant un
philosophe de mes amis assure que cette
somme, étant payée en détail au lieu de l' être
en bloc, se réduira presque àro. Il ajoute que
si l' on ne paye pas ses domestiques, ils font
danser l' anse du panier.
La Fée. Ils ne feront toujours pas pis que
ceux que tu payes.
Jacques. Mais mon philosophe m' assure que
mes conseillers gratuits trouveront moyen de
faire avoir des places lucratives à leurs fils, à
leurs neveux et à leurs gendres.
p170
La Fée. Tes députés, tes ministres et tes préfets
n' ont donc pas de famille à caser ?
Jacques. Oh ! L' honneur les empêchera toujours
de favoriser leurs parents.
La Fée. Il paraît que ton philosophe ne compte
guère sur ces beaux sentiments-là, puisqu' il ne
veut plus de serviteurs gratuits.
Jacques. C' est qu' il dit que ce serait réserver
les fonctions aux riches, et un journal de
mes amis, le rappel, est tout à fait de cet avis ;
il soutient qu' en ne payant pas mes fonctionnaires,
j' exclus les pauvres des emplois qu' ils
seraient capables de remplir.
La Fée. Ton rappel a-t-il vu beaucoup de
fils de chiffonniers nommés ambassadeurs ? Il ne
sait donc pas que les gros appointements vont
naturellement aux riches comme l' eau va à la
rivière ?
Jacques. Mais tout le monde me dit que la
gratuité des fonctions est tout à fait contraire
aux principes de la démocratie, et il paraît que
c' était l' opinion de M De Tocqueville.
La Fée. Mon cher garçon, je t' avais conseillé
d' étudier l' histoire, dont les leçons valent mieux
que la rhétorique des journaux et les raisonnements
p171
à priori des philosophes. On te parle à
tout propos de mocratie, il serait bon de savoir
ce qu' entendaient par là ceux qui ont inventé
le mot et la chose. Les grandes monarchies
de l' Europe doivent la civilisation dont elles
sont si fières à la petite république d' Athènes,
imperceptible sur la carte du monde. Or, les
citoyens de cette petite commune souriraient de
pitié en vous entendant parler de votre démocratie.
Ils ne se seraient pas crus libres pour
avoir mis tous les cinq ou six ans dans une boîte
le nom d' un des députés chargés d' approuver
l' imt. Ils n' auraient pas vu là une entrave
suffisante à l' autorité du pouvoir exécutif ; ils
auraient exigé de plus que tous les dépositaires
de ce pouvoir, depuis le premier ministre jusqu' au
dernier sous-préfet, fussent soumis à l' élection,
toujours révocables et pécuniairement responsables.
Dans ce pays-là, les pauvres votaient
l' imt, les riches le payaient...
Jacques. Alors, c' était la tyrannie de la multitude,
le despotisme par en bas.
La Fée. Un peu de patience, tout à l' heure tu
vas les trouver trop aristocrates pour toi. Chez
ces gens-là, les fonctions publiques, loin d' être
p172
lucratives, étaient des charges, souvent fort onéreuses,
celle des chorèges, par exemple, qui
étaient obligés de donner des fêtes au peuple à
leurs frais...
Jacques. Mais alors, il n' y avait que les riches
qui pouvaient occuper les emplois ?
La Fée. Je te disais bien que tu allais traiter
les athéniens d' aristocrates. Le peuple avait ses
nobles pour le servir comme Louis Xiv a eu les
siens, mais la dignité des Eupatrides n' avait pas
à souffrir de cette soumission à la patrie, et le
peuple pouvait dire sans métaphore : l' état c' est moi.
Jacques. Vous aurez beau dire, c' était faire
du gouvernement le privilège des classes riches.
La Fée. Du gouvernement, non ; de l' exécutif,
ce qui est loin d' être la même chose dans une
vraie démocratie. à Athènes, le souverain était
le peuple, puisqu' il votait l' impôt et faisait les
lois ; les magistrats chargés de les exécuter
n' étaient pas ses maîtres, mais ses commis.
Jacques. Il n' en est pas moins vrai que pour
servir l' état gratuitement, il faut avoir son temps
à soi, et que dès lors les fonctions publiques
sont réservées aux oisifs.
La Fée. Ils ne seront plus oisifs s' ils remplissent
p173
ces fonctions. Il faut que tout le monde
travaille. " chez nous, disait Périclès, il n' est
pas honteux d' être pauvre, mais il est honteux
de ne pas chasser la pauvreté par le travail. "
les athéniens avaient fait une loi contre l' oisiveté.
Pendant que les pauvres travaillent pour
leurs familles, il est bon que les riches travaillent
pour la patrie.
Jacques. Et s' ils sont incapables ?
La Fée. On en prend d' autres.
Jacques. Et s' ils me volent ?
La Fée. Tu les condamnes : si tu crois que
les pauvres te voleront moins, pourquoi disais-tu
tout à l' heure que les domestiques sans gages
faisaient danser l' anse du panier ?
Jacques. Mais avec ce système-là, je me priverais
des services d' un pauvre qui pourrait être
très capable de me servir.
La Fée. Si ces capacités ne lui ont pas suffi
pour s' assurer une vieillesse indépendante, il ne
conduira pas mieux tes affaires qu' il n' a su diriger
les siennes.
Jacques. Mais il faut des années pour conquérir
cette indépendance ; vous voulez donc exclure
les jeunes gens du pouvoir ?
p174
La Fée. Je t' ai déjà dit que le pouvoir c' était
l' assemblée du peuple ; les jeunes gens ont droit
d' y prendre place dès qu' ils ont servi la patrie.
Quant aux fonctions exécutives, elles demandent
de l' expérience et il n' y a pas de mal à les
confier aux vieillards ; de cette manière tout le
monde est occu, riches et pauvres, jeunes et
vieux.
Jacques. Mais comment, à Athènes, les citoyens
pauvres pouvaient-ils passer leur temps
à l' assembe, puisqu' ils étaient obligés de
travailler pour gagner leur vie ?
La Fée. On les indemnisait de leur journée
avec trois oboles. Tu n' as jamais vu d' obole ?
Cela n' est pas bien gros : je t' en montrerai, j' en
ai dans ma collection de médailles.
Jacques. Ah ! Marraine, je vous prends en
flagrant délit de contradiction : vous m' avez dit
qu' à Athènes les fonctions étaient gratuites ;
je me rappelais bien avoir lu le contraire dans
l' histoire d' Alcibiade d' Henry Houssaye,
pourtant je n' ai rien dit ; mais maintenant voilà que
vous me parlez d' une indemnité de trois oboles.
La Fée. Henry Houssaye a confondu les fonctions
exécutives avec les fonctions législatives
p175
et judiciaires. Ce qui l' excuse, c' est que les
auteurs anciens n' ont pas expliqué nettement la
distinction, et, en effet, ils n' avaient pas besoin
de le faire, puisque pour eux le vrai, le seul
gouvernement, c' était le peuple assemblé, soit
pour faire les lois, soit pour rendre des jugements.
C' est dans ces deux circonstances que
chaque citoyen avait droit à une indemnité de
trois oboles, mais les fonctions exécutives étaient
gratuites. Je n' ai jamais vu dans aucun auteur
ancien une allusion au traitement d' un ministre
ou d' un général. S' il y a quelque passage qui
m' ait échappé, indique-le-moi, j' accueillerai la
rectification.
Jacques. Bah ! Les anciens étaient les anciens
et nous sommes les gens d' à présent. Tout cela
est bien loin de nous.
La Fée. Hélas ! Je ne le sais que trop ; parlons
donc d' une histoire moins vieille. Celle-ci
n' est que d' hier. Ton père et le père de ton père
étaient écrasés sous la triple tyrannie du roi, de
la noblesse et du clergé. J' ai voulu t' en affranchir :
à qui a profité ma victoire ? Uniquement
à l' exécutif ; au lieu d' une noblesse héréditaire,
tu as une aristocratie de fonctionnaires nommés
p176
par le pouvoir. Tu n' es pas plus libre et tu payes
encore plus cher.
Jacques. Mais j' ai une chambre élective qui
contrôle les actes du gouvernement.
La Fée. Ici tu as raison de donner à l' exécutif
le nom de gouvernement, car le véritable maître,
c' est celui qui tient la clef de la caisse. Grâce
à cette précieuse clef, celui qui distribue les
faveurs étend l' inextricable réseau de sa hiérarchie
sur toutes les classes, depuis les ministres, les
préfets et les sous-préfets jusqu' aux gardes
champêtres, aux balayeurs et aux cantonniers.
Jacques. Vous oubliez toujours que mesputés
sont là qui veillent.
La Fée. Quel bien ont-ils fait, quel mal ont-ils
empêché ? J' en connais, et toi aussi, qui n' ont
pas résisté à l' offre d' une ambassade ; leurs
vingt-cinq francs par jour ne leur suffisaient pas :
qu' auraient fait de pis des conseillers gratuits ?
Jacques. On ne peut cependant pas changer
les moeurs d' une époque et adopter d' emblée la
constitution des athéniens.
La Fée. Non, je ne t' en demande pas tant. Je
me bornerais à réduire à six mille francs le maximum
du traitement des fonctionnaires. J' ai lu un
p177
jour dans l' officiel un décret dans ce sens-là ;
quand le mettras-tu à exécution ?
Jacques. Oh ! Je sais ce que vous voulez dire ;
ne me parlez pas de ces gens-là, ils m' ont fait
trop peur.
La Fée. Soit, n' en parlons plus, on ne discute
pas avec la peur. Cependant il est sage de profiter
d' un bon avis, même quand il vient de
quelqu' un qu' on n' aime pas. Quand j' ai lu ce
décret, je me suis dit : bon, voilà le vrai moyen
de mettre tous les partis d' accord, et en effet cela
n' a pas manq ; il s' est élevé une tempête de
malédictions. Comme tous les gens respectables
demandent des places pour eux, leurs fils ou
leurs gendres, il n' est pas étonnant qu' un décret
qui brisait dans l' oeuf tant d' espérances ait
déchaîné la meute des aspirants sous-préfets.
Aussi a-t-on vu pour la première fois un accord
touchant s' établir entre les conservateurs et
l' opposition, c' est-à-dire entre ceux qui ont les
places et ceux qui voudraient les avoir.
Jacques. Ainsi, marraine, vous n' avez pas
d' autre solution à me proposer que votre décret
sur le maximum des traitements ?
La Fée. Non, mais cela suffit ; c' est le seul
p178
moyen de ne plus être le très humble serviteur
de l' exécutif et de son innombrable are de
fonctionnaires émargeant au budget.
Jacques. Comment, pour vous toute la question
sociale est ?
La Fée. à peu près : et tant que tu n' auras
pas suivi mon conseil, il est inutile que tu
m' appelles à ton aide ; mes secours ne te serviraient
pas plus qu' ils ne t' ont servi jusqu' à présent.
ALLIANCE RELIGION PHILOSOPHIE
p179
I
l' objection.
Mon cher enfant,
vous me demandez la permission de faire célébrer
votre mariage avec ma fille dans un temple
protestant. Si cela pendait de moi, je n' ai
pas besoin de vous dire que cette permission
vous serait accordée. Je suis libre penseur, et
j' aurais préféré un mariage purement civil ; mais,
si ma fille veut se faire protestante, cette
conversion ne sera qu' un retour à la religion de ses
ancêtres. Mon trisaïeul est mort dans la persécution
qui suivit la révocation de l' édit de Nantes,
p180
et ses enfants ont été convertis au catholicisme
par autorité du roi.
Mais vous savez que ma femme était une
fervente catholique. J' ai toujours respecté ses
croyances, et c' est pour me conformer à ses dernières
volontés que j' ai fait élever mes deux filles
dans un couvent. Depuis que l' aînée est mariée,
elle va rarement à confesse, par égard pour
son mari : je suis sûr qu' il en sera de même de
sa soeur. Mais vous me paraissez attribuer à
cette question plus d' importance qu' elle n' en a.
Il faut aux femmes des superstitions, comme il
faut des joujoux aux enfants. Elles craignent
par-dessus tout de n' être pas comme les autres,
et elles savent que leurs amies ne les croiraient
pas bien mariées si le prêtre ne s' en mêlait pas.
Je me suis conformé à l' usage, parce qu' on ne
m' acceptait qu' à cette condition, et je n' en ai pas
moins été fort heureux en ménage. Je crois bien
que vous serez obligé aussi d' en passer par là.
Au reste, je vous réte que cela ne dépend
pas de moi. C' est à ma fille qu' il faut vous
adresser ; mais je doute fort du succès. Pour convertir
quelqu' un à une religion, il faut commencer
par y croire soi-même, et vous êtes libre penseur
p181
comme moi. Vos convictions sontme plus
raisonnées que les miennes. Comment pourriez-vous
prendre aurieux le rôle d' apôtre ? Vous
vous exposez à voir repousser votre première demande,
ce qui est un fâcheux précédent. Croyez-moi,
il est bien plus simple de faire comme tout
le monde : on achète un billet de confession, on
entend une messe, et quand on a payé les frais
de la cérémonie, on n' y pense plus.
Ii
la réponse.
Vous vous étonnez, mon vieil ami, de l' importance
que j' attache au mariage religieux.
Pour vous, comme pour la plupart des libres
penseurs, c' est une simple formalité, une concession
qu' on est oblide faire à l' esprit routinier
des femmes, et qui n' engage pas l' avenir.
Je pense tout autrement, et je vais essayer de
vous donner mes raisons.
Une des causes de la faiblesse du lien moral
p182
en France est que, dans presque toutes les familles,
la femme est catholique et le mari libre
penseur, ou plutôt indifférent. Je sais bien qu' il
y a malgré cela des mariages heureux, et vous
me citez le vôtre. Convenez cependant que l' intimité
de la famille ne peut être complète quand
on ne parle pas la même langue, quand on n' a
pas la même manière de comprendre le devoir,
de distinguer le bien du mal. On en vient bientôt,
pour éviter les discussions irritantes, à s' abstenir
de parler des pratiques religieuses, que la
femme juge obligatoires, et que le mari trouve
inutiles ou mauvaises. La religion est un lien
entre les consciences ; ce lien n' existe plus chez
nous, et voilà pourquoi notre société est si malade.
L' opposition entre les hommes et les femmes
devient de plus en plus profonde, parce que le
catholicisme prend de plus en plus le caractère
d' un parti politique. Connaissez-vous beaucoup
de femmes républicaines ? Quand on appartient,
comme moi, à la nuance la plus avancée du parti
radical, on est exposé à se trouver en face de
la prison ou de l' exil. Quel appui et quel
encouragement un homme peut-il trouver chez une
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femme qui ne partage pas ses croyances ? Au
nom de la liberté, un libre penseur respecte la
religion de sa femme ; mais les femmes ne se
croient pas tenues de nous rendre la pareille,
car elles n' admettent pas qu' une conviction politique
soit l' équivalent d' une religion. Elles ne
renoncent jamais à l' espoir de nous convertir,
fût-ce au dernier moment. Vous recevez la lettre
qui vous annonce la mort d' un ami, et vous êtes
surpris d' y trouver la formule : " muni des sacrements
de l' église. " vous dites : " sans doute,
il n' avait plus sa tête à lui, autrement il n' aurait
pas renié les opinions de toute sa vie. " eh
bien, non, ce n' est pas cela ; le malheureux avait
toute sa raison ; mais il a vu près de son lit de
mort une femme en pleurs qui lui disait : " je
ne te reverrai donc plus, ni dans ce monde ni
dans l' autre ! " il n' a pu lui refuser une dernière
concession ; il a laissé entrer le prêtre, et on a
fait de lui ce qu' on a voulu.
Vous me citerez telle femme qui va rarement
à confesse par égard pour son mari. Ce rarement-là
est encore trop pour moi. Il ne me plairait
pas que ma femme se mît à genoux devant un
homme pour lui avouer ses fautes et lui demander
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pardon : je trouve cela immoral. L' homme
qui dirige la conscience d' une femme est son
ritable époux : le mari n' a que le corps, c' est
le prêtre qui a l' âme.
Les difficultés sont encore plus graves s' il y
a un enfant. Le père et la mère, responsables au
me titre de son éducation morale, ne s' entendent
pas sur le principe de cette éducation.
Ils ont beau éviter de parler des questions qui
les divisent, l' enfant voit bien que sa mère va
à la messe et à confesse, et que son père n' y va
pas. L' un des deux a tort, évidemment, mais
lequel ? L' enfant hésite, sa conscience est troublée,
il perd le sentiment du respect. S' il interroge
son père, celui-ci n' ose paspondre, de peur
de contredire l' enseignement du catéchisme ; car
presque toujours l' enfant est abandonné à la
femme, qui le livre au prêtre. Ce qui lui est dit
dans le silence du confessionnal, le père n' en
sait rien. Eh bien, je trouve cela monstrueux :
c' est la dissolution de la famille, qui est la base
de toute société. Je ne conteste pas le droit de
la femme sur l' éducation de l' enfant, mais à la
condition qu' elle exerce ce droit elle-même, et
ne le délègue pas à un étranger. Celui qui dirige
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la conscience de l' enfant est son véritable père.
Le mari ne sert qu' à subvenir aux dépenses ;
c' est le seul droit qui ne lui soit pas contesté.
Vous voyez le mal aussi bien que moi, mais
vous le croyez incurable. Vous dites : il faut
des superstitions aux femmes, comme il faut
des joujoux aux enfants. On a dit aussi : il faut
une religion pour le peuple. Pourquoi ne pas
avouer que la religion répond à une aspiration
de l' âme ou, si vous aimez mieux, à une bosse
du cerveau ? Quand même la religiosité serait
particulière aux femmes, il faudrait bien en tenir
compte, car elles sont la moitié du genre humain,
et c' est cette moitié-là qui mène l' autre.
On dit que les chinois sont arrivés à se passer
de religion ; si cet exemple avait de quoi nous
tenter, ce n' est pas les pieds des femmes qu' il
faudrait enfermer dans des boîtes, c' est leur
cerveau qu' il faudrait pétrir pour les besoins du
positivisme. Autrement elles convertiront leurs
maris plutôt que d' accepter une philosophie qui
ne leur offre que des négations. Une mère veille
au chevet de son enfant malade ; le médecin n' a
plus d' espoir, mais la mère espère toujours. Lui
prouverez-vous que les lois de la physiologie
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sont inflexibles, et qu' il n' y a personne là-haut
pour faire un miracle en sa faveur ? Si son enfant
meurt, et si elle espère le revoir au ciel, lui
direz-vous d' écarter cette hypothèse, que la
science ne peut pas vérifier ? Non, vous lui
laisserez cette espérance qui la console, peut-être
me tâcherez-vous de la partager.
Au lieu de se retrancher obstinément dans
des camps ennemis, les hommes et les femmes
auraient un intérêt égal à vivre en paix sur un
terrain commun. En réalité, ce n' est pas la religion
qui nous gêne, c' est le clergé. La plupart
des croyances et même des superstitions, sans
nous paraître plus raisonnables, deviendraient
inoffensives, s' il n' y avait pas de prêtres pour
les exploiter. Que nos femmes admettent autant
de personnes qu' elles voudront dans la trinité,
qu' elles se couvrent de scapulaires et de dailles
miraculeuses, qu' elles boivent de l' eau de
Lourdes quand elles sont malades, pourvu qu' elles
n' aillent pas à confesse. Il me semble qu' elles
peuvent bien nous accorder cela. Des gens plus
religieux que nous, les anglais, les américains,
les hollandais, les sdois, vivent et meurent
sans confession, et ils nous valent bien. Vous avez
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tort de mettre toutes les religions dans le même
sac. Le protestantisme n' est pas une théocratie ;
un pasteur protestant ne confesse pas les femmes
des autres. Il prêche les vertus de famille,
et il tâche de les pratiquer.
Vous me dites que, pour convertir quelqu' un
à une religion, il faut commencer par y croire.
Vous ne voyez dans la religion qu' un ensemble
de dogmes plus ou moins inacceptables pour la
raison d' un philosophe. J' y vois quelque chose
de bien plus important que cela : une règle idéale
pour la conduite de la vie. Ceux qui ont accep
cette règle forment un groupe social, une assemblée,
-c' est le sens du mot église, -et se
sentent reliés les uns aux autres dans une aspiration
commune : c' est le sens du mot religion.
Vous me direz peut-être que la conduite de la
vie regarde la morale, et que la morale est la
me pour tous les hommes, à quelque religion
qu' ils appartiennent, et même en dehors de toute
religion : c' est une erreur. Examinez par exemple
les principes moraux des deux grands systèmes
de philosophie sociale qui se sont produits
dans notre siècle, celui de Saint-Simon
et celui de Fourier. Le saint-simonisme prêche
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la réhabilitation de la chair, et fonde une
hiérarchie de castes sur la différence des
capacis : tout pour l' intelligence, rien pour la
vertu. Le fouriérisme proclame les attractions
proportionnelles aux destinées ; toutes les passions
lui semblent légitimes : il suffit de les distribuer
en groupes pour produire l' harmonie. Ni d' un
té ni de l' autre il n' y a place pour l' énergie
virile de la lutte contre soi-même, pour l' héroïque
effort de la volonté. Le christianisme, au
contraire, héritier de la morale grecque, établit
la supmatie de l' âme sur les attractions du
dehors. Pour lui, la vie est un combat sans
trêve, et le prix de la victoire, c' est la paix
divine de la vertu. Quiconque admet cette grande
morale de la lutte intérieure, poussée jusqu' au
sacrifice de soi-même, a le droit de se dire chrétien.
Les sectes chrétiennes sont nombreuses, et
pourraient l' être plus encore sans inconvénient.
Leurs différences ne portent pas sur l' idéal moral,
qui est seul du domaine de la foi, mais sur
des questions de dogme ou d' histoire que chacun
peut résoudre comme il l' entend. Dans l' exégèse
comme dans toute autre science, les opinions
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les plus diverses peuvent se produire. Je
ne me fais, pour ma part, aucun scrupule de
chercher les sources de la tradition chrétienne
dans le polythéisme hellénique, dont le christianisme
est le complément naturel et la légitime
conclusion. Entre les lois éternelles dont l' accord
produit l' ordre de l' univers, et que l' antiquité
appelle les dieux, l' homme a sa loi propre, qui
est la morale. Le devoir est sa religion ; car, en
faisant ce qu' il doit, l' homme se relie à l' ensemble
des choses. Ce qui doit être étant la règle
de ce qui est, les chrétiens ont eu raison de
dire, après les philosophes, que la loi de justice
qui règne au delà du monde visible, le dieu intérieur
que chacun porte en soi, est le seul dieu
que l' homme doive adorer. Subordonner toutes
ses actions à cette loi, qui se révèle dans la
conscience, c' est ce qu' on appelle aimer Dieu
par-dessus toute chose.
Le culte de la justice implique la lutte incessante
contre soi-même, le sacrifice de toutes nos
passions égoïstes au bonheur d' autrui. Par cette
abnégation sans réserve, l' homme s' unit à Dieu,
c' est-à-dire au bien absolu. Le type de cette
vertu suprême s' appelle l' homme-dieu. C' est
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le modèle que se proposent ceux qui prennent
le nom de chrétiens ; c' est en s' élevant par un
effort continu vers cette perfection idéale qu' ils
entrent dans la communion des saints, et se reposent
après la lutte dans la béatitude intérieure
qu' on nomme le ciel.
En passant en revue les dogmes fondamentaux
du christianisme et en les traduisant sous
une forme abstraite, il me serait facile de montrer
qu' ils sont parfaitement acceptables pour
un libre penseur. Qu' importe que la pensée soit
enveloppée de symboles mythologiques ? La mythologie
est la langue des religions, et les symboles
sont toujours transparents pour qui veut
les comprendre. Ils sont l' incarnation vivante
de la conscience humaine, et il n' est pas de
poète ou d' artiste qui puisse en créer de plus
beaux. Qu' on cherche par exemple une expression
visible et plastique du dogme républicain
de la fraternité : pourrait-on trouver une
légende plus saisissante que celle du juste mourant
volontairement pour le salut des hommes ?
Ce drame sublime de la passion restera le type
de toutes les condamnations injustes et de toutes
les douleurs volontairement acceptées. Devant
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toutes les proscriptions politiques ou religieuses,
devant les autodafés, les échafauds et
les fusillades, on se rappellera toujours les détails
profondément humains de l' agonie divine. Quand
toutes les haines et toutes les lâchetés s' acharnent
sur une insurrection vaincue, on pense à
la trahison de Judas et au reniement de Saint
Pierre, aux insultes des soldats et des juges,
aux soufflets, aux crachats, à l' éponge de fiel ;
et quand on voit les victimes de nos réactions
sanglantes porter les chaînes des forçats, on se
souvient que le dieu du sacrifice fut crucifié
entre deux voleurs.
Je vous assure, mon ami, que je serais moins
embarrassé que vous paraissez le croire pour
prendre aurieux le rôle d' apôtre ; seulement
je ne puis être chrétien qu' à la condition d' être
protestant, car je tiens absolument à garder
mon droit illimi de libre examen et
d' interprétation. Vous supposez peut-être qu' à un
mariage protestant je préférerais, au fond, un
mariage purement civil ; détrompez-vous. Je
ne crois pas comme vous qu' il soit inutile de
donner une consécration religieuse à chacun des
grands actes de la vie. Le mariage est un engagement
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ciproque contracté devant la socié
politique à la mairie, en psence du maire,
représentant de la commune, et devant la société
religieuse au temple, en présence du pasteur,
représentant de l' église. Si j' ai des enfants, ils
entreront dans la société politique par la déclaration
à la mairie, dans la société religieuse par
le baptême au temple protestant. L' acte de naissance,
inscrit sur les registres de la commune,
constatera leurs droits de citoyens ; l' acte de
baptême, signé par le pasteur, empêchera qu' ils
ne soient comptés officiellement au nombre de
mes ennemis politiques.
Le baptême est le premier acte de l' initiation
chrétienne. Si l' enfant a reçu avec le sang quelque
instinct mauvais, héritage de ses parents
ou de ses ancêtres, que cette tache originelle
soit lavée. Une éducation religieuse et morale
triomphera de l' atavisme : c' est ce qu' exprime
symboliquement l' eau lustrale versée sur la tête
de l' enfant. Quand il aura l' âge de raison, il
formera lui-même ses convictions religieuses selon
le caractère et le degré de son intelligence, car
la religion ne relève que de la conscience
individuelle. Il appartient aure et à la mère
p193
d' éclairer ce choix ; mais ils doivent respecter
dans leurs enfants le droit de libre examen qu' ils
clament pour eux-mes, et proposer leurs
croyances sans jamais les imposer.
Vous doutez, mon vieil ami, du succès de ma
tentative : eh bien, montrez ma lettre à votre
fille. J' ai plus de confiance que vous dans la
rectitude de son jugement, et je crois pouvoir
compter sur son adhésion.
SACRA PRIVATA
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La pauvre femme était couchée sur son lit,
maigre et pâle, les yeux entous d' un creux
noir. Le médecin n' avait donné aucune espérance
et ne devait pas revenir. Elle voulut revoir
son enfant une dernière fois, mais elle ne
pouvait plus lui parler. Puis la vieille grand' mère
emmena l' enfant pour lui épargner le
spectacle de l' agonie, et le père resta seul près
du lit pour fermer les yeux de la morte.
La maladie avait été si longue, que l' enfant
s' était habitué à voir souffrir sa mère ; mais,
devant les sanglots, qu' on étouffait avec peine,
il eut peur, sans savoir de quoi. " tu pleures,
grand' mère, dit-il ; est-ce que mère est plus
malade aujourd' hui ?
-non, mon pauvre petit, cela va mieux,
et bientôt elle ne souffrira plus du tout. Elle
p195
va partir pour un pays où personne n' est malade,
et où elle se guérira tout à fait.
-est-ce que nous partirons avec elle, grand' mère ?
-non, pas encore ; mais plus tard nous irons
tous la rejoindre, et pour moi j' espère que ce
sera bientôt.
-je veux partir tout de suite, dit l' enfant.
-et ton pauvre père, mon petit, tu veux
donc le laisser seul ? Tiens, le voilà qui descend,
va l' embrasser. "
l' enfant s' aperçut bien que son père aussi
avait des larmes dans les yeux. " pourquoi pleures-tu,
père, puisque nous irons tous la revoir
dans un beau pays l' on n' est jamais malade,
jamais, jamais ? "
les sourcils de l' homme se contractèrent malg
lui.
" ne te fâche pas, Pierre, dit la vieille femme.
Je n' ai pas eu la force de voir pleurer cet enfant,
mais c' est à toi seul de diriger sa conscience.
Réfléchis à ce que tu dois répondre à
ton fils quand il t' interrogera et, quelle que soit
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ta réponse, sois tranquille, je n' y opposerai pas
ce que tu appelles mes superstitions.
-l' éducation de l' enfant appartient à la
re, répondit-il ; maintenant que vous remplacez
la sienne, dites-lui ce que vous voudrez.
Quant à moi, je ne saurais lui enseigner ce que
je ne crois pas moi-me ; on ne doit tromper
personne, pas même un enfant.
-Pierre, il ne faut pas qu' il puisse opposer
ma croyance à la tienne ; cela troublerait sa
conscience à peine éveillée. "
elle se tourna vers l' enfant : " va jouer dans
le jardin, mon petit, lui dit-elle ; tu reviendras
tout à l' heure, nous avons à parler sérieusement,
ton père et moi. "
elle conduisit l' enfant jusqu' à la porte, qu' elle
referma.
" maintenant, Pierre, dit-elle, parle, et pas
de ménagements avec moi ; je suis forte, et je
tâcherai de tepondre. Nous finirons peut-être
par tomber d' accord sur ce qu' il convient de lui
dire quand il nous parlera de sare, qu' il ne
verra plus.
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-à quoi bon, mère ? Gardez vos espérances,
si elles adoucissent vos regrets. Quant à moi,
vous le savez, je ne crois qu' aux lois inflexibles
de la nature, et malheureusement la mort est
une de ces lois. Ne me forcez pas à souffler sur
vos rêves ; il a pu m' arriver quelquefois d' opposer
les graves arguments de la raison à cette
consolante mythologie, mais ce n' est pas en
présence de la mort qu' on discute la douce chimère
de l' immortalité.
-et de quoi parlerions-nous, Pierre, si ce
n' est de notre douleur commune ? Ni toi ni moi
ne pouvons penser à autre chose qu' à celle qui
vient de nous quitter. Si, comme je le crois
sincèrement, elle est là qui nous écoute, elle voit
combien nous l' aimions l' un et l' autre, et peut-être,
par des voies inconnues, m' inspirera-t-elle
la force de te persuader.
-ah ! Pauvre bonnere, si nos morts
pouvaient nous répondre, il y a longtemps
qu' ils auraient dissipé nos angoisses, car ce n' est
pas pour nous que nous essayons de croire à
une autre vie. Sans notre ardent désir de les
revoir, qui voudrait recommencer au delà du
tombeau ? C' est bien assez d' une fois. Pour moi,
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je suis las, j' ai soif du sommeil éternel, et sans
me croire plus mauvais qu' un autre, je sais
bien que je ne vaux pas la peine d' être conservé.
-et ton enfant, Pierre ?
-vous resterez près de lui, et s' il pleure son
père et sa mère, vous lui persuaderez qu' il les
retrouvera.
-je suis bien vieille, et quand je serai partie
à mon tour, qui sera là pour lui dire : " chaque
fois que tu fais quelque chose de mal, il y
a quelqu' un qui te voit et qui pleure ; quelqu' un
que tu aimais bien, et qui t' aimait bien. " dis-moi,
Pierre, n' est-ce pas la pensée des morts
qui nous conduit, qui nous pserve, qui nous
éclaire ? Sans leur souvenir et leurs exemples,
qui donc nous soutiendrait dans les luttes de la
vie ? Il y a bien des précipices et des fondrières,
le long de ce rude sentier de l' ascension. Mais
nous évoquons nos morts, et ils nous tendent
la main. Tu sais, Pierre, que personne n' est sûr
d' être toujours au-dessus de toutes les épreuves ;
s' il te vient un jour la tentation de faire
une chose que tu regretterais plus tard d' avoir
faite, tu te diras : " que me conseillerait-elle,
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si elle était ici près de moi ? " et en effet, alors,
elle y sera.
-hélas ! C' est de la psie, cela, bonne
re. Les morts n' existent plus que dans notre
moire, et nous avons raison de les pleurer.
-est-ce que tu sais ce que c' est que l' existence ?
On ne le dirait pas, car tu parais la confondre
avec la vie, cette chose mobile, fugitive
et changeante que, dans la langue de tes philosophes,
on appelle, je crois, le devenir. Qu' y
a-t-il de commun entre l' enfant que tu étais
autrefois, l' homme que tu es aujourd' hui et le
vieillard que tu seras demain ? Les éléments de
ton corps se renouvellent, les traits de ton visage
changent avec les anes ; tes sentiments
et tes idées, tes craintes et tes espérances ne
sont plus les mêmes, et sans la mémoire, si tu
revoyais ton passé, tu ne te reconnaîtrais pas.
Mais quand la vie s' est envolée, la mort nous
fait entrer dans l' existence immobile ; elle la
compose de toutes nos actions, bonnes ou mauvaises.
Ce que nous avons été dans la vie,
nous le serons à jamais dans le souvenir des
vivants.
-mon fils est si jeune, qu' il oubliera bien
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vite. Je ne me souviens plus de mon aïeul, qui
est mort quand j' avais cet âge-là. Le pauvre petit
n' a pas eu le temps de connaître sa mère ;
il n' aura pas cette protection bienfaisante du
souvenir.
-celle qui aurait veillé sur lui si elle avait
cu se servira de nous pour le guider dans la
vie. N' est-ce pas à elle que tu penseras chaque
fois que tu donneras un conseil à cet enfant ?
Quant à moi... voyons, Pierre, laisse-moi le bercer
avec ce que tu appelles mes contes de vieille
femme. Ce que je lui dirai, elle le lui aurait dit,
j' en suisre, si tu étais parti le premier. Les
femmes savent parler aux enfants la seule langue
qu' ils puissent comprendre. Plus tard, tu
lui expliqueras la loi austère du devoir, et il
recevra tes leçons sans rejeter les miennes. Les
premières fleurs qui ont germé sur le sol vierge
de la conscience laissent un parfum qui ne
s' évapore jamais. Tu sais que tous les hommes,
me les meilleurs, peuvent être arrêtés par
le doute dans les carrefours de la vie. La nuit
est si noire qu' on cherche au ciel une étoile.
Ton fils traversera comme les autres ces heures
mauvaises tout nous abandonne. Ne veux-tu
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pas qu' il puisse dire : " ô ma bonne re, viens
à mon secours ? "
-à quoi bon ces prières à qui ne peut plus
nous entendre ?
-en es-tu bien sûr ? Au delà des horizons
de la science, il n' est pas plus sage de nier que
d' affirmer. On doute, quelquefois on espère, puis
la foi entre dans l' âme sans qu' on sache pourquoi
ni comment ; l' esprit souffle où il veut. Je
ne te parlerai que pour l' enfant, et je n' espère
pas changer tes ies. Si ce miracle arrive, ce
sera l' oeuvre de celle qui va devenir notre ange
gardien. Es-tu bienr qu' elle ne peut pas faire
éclore dans ton cerveau des idées qui n' y auraient
pas germé sans elle ? La mort ne brise pas les
liens formés pendant la vie, et ce n' est pas toujours
en vain que l' amour prodigue les serments
d' éternité.
-avez-vous toujours eu ces croyances, bonne
re ?
-non, Pierre ; c' est la douleur qui me les a
vélées ; hier encore, je t' aurais dit : la plus
grande douleur que j' aie connu dans ma vie ;
aujourd' hui, je ne peux plus dire cela. Ma mère
allait mourir : je la suppliai de ne pas me quitter.
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Elle qui avait toujoursà mes prières,
comment aurait-elle résisté à la plus ardente de
toutes ? Ma fille naquit, et je compris que j' étais
exaucée. à mesure qu' elle grandissait, elle
ressemblait de plus en plus à ma mère : je voyais
bien que c' était elle qui était revenue. Dans quelque
temps, quand ton fils n' aura plus besoin des
soins d' une femme, elle m' appellera près d' elle
comme je l' ai appelée près de moi.
-je ne partage pas vos illusions, mais je
vous les envie ; les rêves de la poésie valent
mieux que laalité.
-la science a aussi ses rêves ; elle rejette
au réveil ceux qu' elle reconnaît pour des erreurs ;
les autres la guident dans sa marche progressive,
et elle les nomme des intuitions. Rappelle-toi
ce que nous disait dernièrement le docteur
sur ces étranges ressemblances constatées dans
les familles où l' on conserve des portraits
d' ancêtres. C' est ce qu' il appelait l' atavisme, et
cela lui semblait très mystérieux. Cela devient bien
simple si on regarde les familles comme des unités
vivantes, analogues à ces madrépores que tu
as vus dans les mers du sud. Les corps sont une
création des âmes ; celles qui veulent rentrer
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dans la naissance reprennent la forme de leur
première incarnation.
-je ne puis vous suivre jusque-là. Vous
prenez vos regrets et vos espérances pour des
vélations, comme tous ceux qui ont imagi
une vie future, mais les fantômes chéris
s' évanouissent quand on veut les embrasser. Un
infaillible instinct a toujours comparé la mort à
un sommeil sansves. Ni crainte ni désirs : cela
vaut mieux que les tristes agitations de la vie ;
laissons les morts dormir en paix.
-c' est vrai, la mort est le sommeil du désir,
et l' art antique a eu raison de la représenter ainsi
sur les sarcophages : éros endormi ou éteignant
son flambeau. C' est que le désir est égoïste et
rapporte tout à lui-même, mais eux, nos protecteurs
et nos amis, ils ne vivent plus qu' en nous
et pour nous. Oui, tu as raison, qu' ils dorment
en paix, mais près de ceux qu' ils ont aimés,
pandant sur nous leurs influences bénies, et toujours
pleins de pardon, car ils ont souffert comme nous.
-et que deviennent, selon vous, les familles
qui s' éteignent et les morts qu' on oublie ?
-ceux que nous oublions nous oublient à
leur tour : c' est le fleuve Léthé. Il y a sur l' autre
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rive des routes ouvertes vers des destinées
inconnues ; mais, tant que nous pensons à eux,
comment pourraient-ils briser la chaîne de nos
prières et de leurs bienfaits ?
-et ceux qui ont fait le mal ?
-ils nous demandent de leparer. S' il y a
dans les familles une vie collective, il faut bien
que les plus forts soutiennent les plus faibles,
relèvent ceux qui tombent et les aident à porter
un fardeau trop lourd. J' ai connu une jeune fille
riche et belle qui, pour expier un crime qu' elle
savait avoir été commis par son père, s' est
condamnée à une vie d' austérités ascétiques et
d' active charité. Tu peux blâmer, comme une
erreur, cette expiation volontaire d' une faute qui
n' est pas la sienne ; moi, j' admire cette âme pure
abritant une âme souillée dans un pan de sa robe
blanche. Ceux qui prient pour leurs morts sont
plus malheureux que nous qui pouvons prier les
nôtres. La sainte qui veille sur nous maintenant
n' a pas une action de sa vie à se reprocher.
Qu' elle soit notre phare et notre étoile, qu' elle
nous épure et nous attire vers les hauteurs,
qu' elle plane, avec ses ailes d' ange, sur le berceau
de son enfant.
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-oui, c' est vous qui avez raison, bonne mère ;
le culte des morts est la religion de la famille,
et cette religion-là n' a pas besoin de prêtres.
Que l' enfant vous écoute, je ne contredirai pas
vos paroles ; elles peuvent être pour lui une
source de consolations maintenant et plus tard.
Je voudrais pouvoir m' y associer, mais, pour
enseigner une religion, il faut y croire ; je ne
sais si cela viendra : cela n' est pas encore venu.
Tâchez de donner à mon fils votre foi et votre
espérance et il sera plus heureux que moi.
-merci, Pierre, je vois que j' ai gagné ma
cause : tu peux rappeler l' enfant. "
il ouvrit la porte, et l' enfant accourut en demandant
sa re. Il lui dit : " elle dort toujours ;
ne fais pas de bruit. Elle avait bien besoin
de repos. Je veillerai près d' elle. Demain, nous
la porterons, sans la réveiller, dans un jardin
plein d' ombre, où elle sera bien tranquille, sous
des arbres toujours verts. "
PANTHEON
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le temple idéal où vont mes prres
renferme tous les dieux que le monde a connus.
évoqués à la fois de tous les sanctuaires,
anciens et nouveaux, tous ils sont venus ;
les dieux qu' enfanta la nuit primitive
avant le premier jour de la création,
ceux qu' adore, en ses jours de vieillesse tardive,
la terre, attendant sa rédemption ;
ceux qui, s' entourant d' ombre et de silence,
contemplent, à travers l' éternité sans fin,
le monde, qui toujours finit et recommence
dans l' illusion du rêve divin ;
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et les dieux de l' ordre et de l' harmonie,
qui, dans les profondeurs du multiple univers,
font ruisseler les flots bouillonnants de la vie,
et des spres d' or règlent les concerts ;
et les dieux guerriers, les vertus vivantes
qui marchent dans leur force et leur mâle beauté,
guidant les peuples fiers et les races puissantes
vers les saints combats de la liberté ;
tous sont là : pour eux l' encens fume encore,
la voix des hymnes monte ainsi qu' aux jours de foi ;
à l' entour de l' autel, un peuple immense adore
le dernier mystère et la grande loi.
Car c' est là qu' un dieu s' offre en sacrifice :
il faut le bec sanglant du vautour éternel
ou l' infâme gibet de l' éternel supplice,
pour faire monter l' âme humaine au ciel.
Tous les grands héros, les saints en prière,
veulent avoir leur part des divines douleurs ;
le bûcher sur l' Oeta, la croix sur le Calvaire,
et le ciel, au prix du sang et des pleurs.
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Mais au fond du temple est une chapelle
discrète et recueillie, où, des cieux entr' ouverts,
la colombe divine ombrage de son aile
un lis pur, éclos sous les palmiers verts.
Fleur du paradis, vierge immaculée,
puisque ton chaste sein conçut le dernier dieu,
règne auprès de ton fils, rayonnante, étoilée,
les pieds sur la lune, au fond du ciel bleu.
LETTRE D'UN MANDARIN
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Au directeur de la critique philosophique .
Monsieur,
l' Europe est très fière de sa civilisation. Les
peuples de l' Extrême-Orient, fraps des avantages
matériels que vous donnent les applications
de vos sciences, envoient, depuis quelques
années, leurs enfants étudier dans les écoles de
l' occident. Ces jeunes gens ont pu comparer
votre état moral à celui de leurs compatriotes,
et permettez-moi de vous dire que cette comparaison
n' est pas toujours à votre avantage.
Voulez-vous permettre à un étudiant bouddhiste
de répondre quelques mots à un article publié
dans votre dernier nuro sur les bienfaits de
la vivisection ?
L' auteur de cet article parle avec un suprême
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dédain de la ligue anti-vivisectionniste, dont
les adrents ne sont, suivant lui, que " des natures
toutes de sentiment et de passion, chez
lesquelles le raisonnement n' a point de part au
conseil. " M Le Docteur P se trompe : la ligue
anti-vivisectionniste, dont je m' honore de faire
partie, ne repose pas, comme il le croit, sur une
nervosité maladive, mais sur un principe de raison,
ou ce qui vaut mieux encore, sur un principe
de conscience. Lors même que les exriences
de M Pasteur seraient utiles, ce qui est
contesté, cela ne prouverait pas qu' elles soient
justes.
donc ai-je lu cette phrase : " il est avantageux
qu' un seul homme périsse pour la nation ? "
je crois que c' est dans l' évangile, qui
condamne évidemment la politique utilitaire, car
il met ce mot dans la bouche de Caïphe, un des
meurtriers de votre dieu. Il est vrai que le texte
parle d' un homme, et non d' un autre mammifère ;
mais la morale n' est-elle impérative qu' entre
des êtres de me espèce ? Si, comme l' espère
M Renan, le darwinisme produisait, par
lection, une race d' animaux surieure à l' espèce
humaine, cette race aurait-elle le droit de
p211
nous soumettre, dans son intérêt, à des expériences
de vivisection ? Je suis étonné de trouver
dans la critique philosophique le point de
vue de la justice absolue subordon à celui
d' une utilité supérieure ; cela conduit aux arguments
tirés de la raison d' état.
La veuve de Claude Bernard, pour réparer les
crimes de la physiologie expérimentale, a ouvert
un asile de chiens. Au jugement dernier, cette
offrande expiatoire d' une humble conscience de
femme sera plus, dans l' infaillible balance,
que toutes les découvertes de son mari.
Il n' y a pas de conquête scientifique qui vaille
le sacrifice d' un sentiment moral. Or le premier
de tous, celui qui nous révèle la loi de justice,
c' est le sentiment de la pitié. On voit un être
qui souffre, on se dit : " comme je souffrirais
si j' étais à sa place ! " et on souffre avec lui,
comme l' indique l' étymologie même du mot sympathie,
(...), compatir ; ce sentiment est
plus vif à l' égard des êtres qui se rapprochent
de nous par leur organisme : on s' apitoie sur un
vertébré plus que sur un insecte, parce que l' insecte
nous paraît moins susceptible de douleur.
La compassion est fone sur l' analogie des systèmes
p212
nerveux, et non sur la hiérarchie intellectuelle,
et personne n' admet que, pour épargner
une souffrance à un homme d' esprit, on puisse
l' imposer à un imbécile. S' il s' agit d' une hiérarchie
morale, c' est bien autre chose encore :
prétendra-t-on qu' aux yeux de l' éternelle justice,
ron est plus élevé dans l' échelle des êtres que
mon bon chien qui me défend et donnerait sa
vie pour moi ? Dans le ciel bleu de l' idéal, la
bonté est bien au-dessus de l' intelligence. Le
diable est très intelligent : voudriez-vous lui
ressembler ?
En infligeant aux animaux des tortures imméritées,
vos savants, qui ne croient pas à la
tempsycose, n' ont pas l' excuse de dire qu' elles
sont l' expiation de fautes commises dans une
existence antérieure. Toute souffrance injuste
est un crime de Dieu : par la vivisection, l' homme
s' associe à ce crime. Ce n' est pas le péché qui
accuse la providence, puisqu' il est notre oeuvre ;
ce n' est même pas la douleur de l' homme,
qui n' est qu' une épreuve pour son courage, comme
l' ont si bien dit les stoïciens : c' est la douleur
des êtres inconscients et impeccables, des animaux
et des enfants. Avant qu' il y eût des hommes
p213
sur la terre, la vie s' entretenait comme aujourd' hui
par une série de meurtres. Il y avait
des dents aiguës et des griffes acérées qui
s' enfonçaient dans les chairs saignantes. Qui osera
dire que cela est un bien ? Si le créateur n' a pas
voulu ou pas pu épargner à ses créatures, je ne
dis pas la mort, mais la douleur, son oeuvre est
mauvaise, et il aurait mieux fait de rester dans
son repos. Voilà pourquoi nous refusons de
l' adorer ; les images qu' on voit dans nos pagodes
ne sont pas de celles du dieu qui a fabriqué,
avec une férocité ingénieuse, les griffes rétractiles
du tigre, les crochets venimeux de la
vipère et les âmes sans pitié des savants
vivisecteurs, ce sont les images d' un homme qui n' a
jamais fait souffrir volontairement aucune des
créatures vivantes, et qui les embrassait toutes,
sans distinction, dans son inépuisable et universelle
charité.
Cette charité bouddhique, qui s' étend aux animaux,
vous paraît très ridicule, car vous n' admettez
pas que l' homme ait des devoirs envers
ses frères inférieurs. Peut-être la conscience
n' est-elle pas la même en orient et en occident.
Bien des choses me le font craindre. Vous êtes
p214
implacables pour les vaincus dans les luttes
civiles, mais vous êtes pleins de tendresse pour
les criminels de droit commun ; la peine de mort
vous répugne, excepté en matière politique, et
alors l' adoucissement des moeurs vous suggère
des euphémismes : les assassinats de prisonniers
ne sont plus que des exécutions sommaires, et
le progrès des sciences vous permet de remplacer
la guillotine par une mitrailleuse. Votre jury
trouve toujours des circonstances atténuantes
pour les parricides. Vous avez des trésors d' indulgence
pour les parents qui torturent leurs
enfants : ils en sont quittes pour quelques mois
de prison. Il ne se passe guère de semaine sans
que les journaux racontent quelque horrible
histoire d' enfants martyrs et ils ne manquent
pas d' ajouter que la police a eu toutes les peines
du monde à empêcher le peuple de lyncher ces
scélérats, coupables du plusche de tous les
crimes. On ne prendrait pas tant de précautions
pour protéger un insurgé contre les fureurs
bourgeoises, les coups d' ombrelle des belles
dames, les coups de canne des jolis messieurs.
Il est vrai que si l' insurrection réussit, les
rebelles deviennent des héros de juillet, et vous
p215
gravez leurs noms sur une colonne de bronze.
Car vos jugements se modifient dans un sens
ou dans l' autre, quand vos intérêts sont en jeu :
vous vous indignez contre Orsini, mais vous
glorifiez Charlotte Corday, et un de vos poètes
l' appelle l' ange de l' assassinat.
Toutes ces choses, et bien d' autres encore,
me font croire que les occidentaux, plus civilisés
que nous sous le rapport matériel, n' ont pas
des idées très nettes sur la morale. Et pourtant
si on n' avait pas cette pauvre petite lumière
tremblotante de l' impératif catégorique, il ne
resterait plus qu' à dire avec Cakya-Mouni et
M De Hartmann : " que le monde finisse, puisque
rien ne peut le corriger ! "
Lou-Y
mandarin à bouton de cristal.
LE JOUR DES MORTS
p216
Il y a dix-huit cents ans, les chrétiens passaient
pour des impies, parce qu' ils refusaient
de sacrifier aux dieux de l' empire. Il en sera
toujours ainsi pour ceux qui ne reconnaîtront
pas la religion officielle. Aujourd' hui, le peuple
de Paris passe pour irréligieux. Les prêtres lui
déplaisent parce qu' il les a toujours vus du côté
de ses ennemis politiques. Il n' aime pas la monarchie,
et il ne voit pas pourquoi on en laisserait
une dans le ciel. Il dit volontiers avec Blanqui :
" ni dieu, ni maître. " eh bien, malgré
cela, le peuple de Paris est le plus religieux de
tous les peuples. Sa religion c' est le culte des
morts. C' est à Paris que s' est établi l' usage de
se découvrir devant un cercueil. Tous les ans,
au commencement de ce triste et brumeux novembre,
bien choisi pour une fête fubre, la
foule envahit les cimetières, spontanément, sans
p217
convocation, sans ptres, sans solennités. On se
disperse dans le dédale des pierres funéraires,
et chacun cherche ses tombes pour y déposer
l' offrande de pensées et de chrysanthèmes, les
dernières fleurs de l' automne.
C' est la religion des familles. Bien souvent,
l' intérêt a divisé les frères ; on ne se parlait plus :
chacun est venu de son côté apporter sa couronne,
et devant la tombe des vieux parents on
se rencontre et on se tend la main. C' est la religion
des orphelins : " viens porter un petit bouquet
à ton pauvre père, qui t' aimait tant, pour
lui montrer que tu ne l' as pas oublié. -mais
est-il, re, je ne le vois pas ? -tu ne peux
pas le voir, il est dispersé dans l' air que tu
respires, mais il est toujours près de toi quand tu
penses à lui. Si tu fais quelque chose de mal et
si personne ne le sait, lui, il t' a vu. Il ne te
grondera pas, mais tu lui as fait de la peine. Si tu
es sage, il est content, il te sourit comme
autrefois, te rappelles-tu ? "
-mais ceux qui n' ont pas de tombeaux de
famille, les pauvres qui ont vu enterrer leurs
morts dans la fosse commune, iront-ils porter
leur offrande ? -c' est pour ceux-là qu' on
p218
a mis au milieu du cimetière une stèle où on a
écrit : monument du souvenir . Sur le piédestal
s' accumulent les humbles couronnes et les petits
bouquets d' immortelles et de pensées. -mais
les parias, les enfants trouvés, qu' ont-ils à faire
de cette religion des familles ? Et tous ceux que
leurs parents ont torturés dans leur enfance,
quel souvenir d' amour et de respect peuvent-ils
porter à ceux qui les faisaient mourir à petit
feu et que vos lois ne punissent que d' une façon
dérisoire ?
-eh bien ! Non, il n' y a pas de parias, la
religion des morts n' exclut personne. à ceux
que leur famille a repoussés, il reste la grande
famille humaine. Cet enfant abandonné par sa
re, d' autres ont eu pitié de lui. Quelqu' un l' a
trouvé au coin d' une rue et l' a porté à l' hôpital
on lui a donune nourrice pour l' allaiter,
undecin pour le soigner. Il se souvient surtout
de la soeur de charité qui faisait la classe,
soyez sûr qu' il portera une fleur pour elle au
monument du souvenir. " elle nous apprenait
à lire dans le catéchisme. Il y avait là un tas de
choses que je ne comprenais guère, ni elle non
plus, probablement, mais sa conclusion était toujours
p219
qu' il faut être charitable pour les autres
comme on l' a été pour nous. J' ai été quelquefois
bien près de prendre la route gauche ; mais quand
on me donne de mauvais conseils, je pense à
cette bonne créature : que me dirait-elle si elle
était là ? Et je n' ai pas de peine à deviner sa
ponse, il me semble que je l' entends. Où est-elle
maintenant, cette pauvre soeur Marthe ? Je
ne sais pas s' il existe, ce paradis dont elle parlait
toujours, mais si quelqu' un a mérité d' y
entrer, c' est bien elle. On dit qu' elle aurait dû
se marier, avoir une famille : elle a mieux ai
soigner les enfants trouvés. S' il n' y en avait
pas quelques-unes comme cela de temps en temps,
que serions-nous devenus moi et les autres ?
Adieu, bonne soeur Marthe, voici une petite fleur
pour toi. "
les philosophes et les lettrés se perdent en
conjectures pour deviner comment les religions
commencent, et quand ils pourraient assister à
cette genèse, ils ne veulent pas ouvrir les yeux.
Voyez dans Tacite l' opinion des romains de ce
temps-là sur le christianisme naissant : c' est un
lange d' horreur et de dédain. N' est-ce pas
exactement ce qu' éprouvent aujourd' hui les classes
p220
dirigeantes quand, à de funèbres anniversaires,
il y a des couronnes d' immortelles rouges
déposées au Père-Lachaise, le long du mur des
fédérés ? Rappelez-vous qu' il y a quinze ans,
dans la critique philosophique , j' avais prédit
ces pèlerinages : étais-je prophète ? C' est que je
savais que Paris n' oublie pas ses morts : gloria
victis ! la religion de la cité, c' est le
souvenir de ceux qui sont morts pour elle, plebeiae
deciorum animae ! culte proscrit, confiné dans les
cimetières, comme celui des chrétiens dans les
catacombes. Quand le corps de Caius Gracchus
eut été jeté dans le Tibre, on fendit à sa veuve
de porter le deuil. Ce n' est que d' hier qu' étienne
Marcel et Coligny ont leur statue. La justice
peut choisir son heure, puisqu' elle est éternelle.
Mais je vous le dis, si vous voulez savoir comment
une religion commence, ce n' est pas les
philosophes qu' il faut interroger. Regardez dans
la profondeur des couches sociales, vous y lirez
les deux mots qui sont gravés sur la grosse cloche
de Notre-Dame : defunctos ploro .
Les religions, même quand elles semblent nouvelles,
ont des racines dans le plus lointain passé.
Les aînés de notre race, les aryas, offraient des
p221
libations aux ancêtres sur les plateaux de la
haute Asie. Le Rig Véda nous a conservé un
écho des hymnes qui se chantaient aux furailles :
" pars, va par ces antiques chemins qu' ont
suivis nos pères ; tu verras les dieux Yama et
Varouna qui se plaisent aux libations. Rends-toi
auprès des pères, demeure avec Yama dans ce
ciel suprême que tu as bien mérité. Ceux qui
ont lutté dans les combats, ceux qui sont morts
en héros, ceux qui ont offert mille sacrifices,
rends-toi auprès d' eux tous ! Ceux qui ont pratiq
le bien, aimé le bien, fait prospérer le bien,
rends-toi auprès d' eux tous ! Les poètes inspirés
aux mille chants, les gardiens du soleil, ô Yama,
les rishis aux pieuses austérités, rends-toi auprès
d' eux tous ! "
le silence des livres juifs sur la vie future est
aussi triste qu' unegation ; c' est une boule
noire dans l' urne : " tu es poussière et tu
retourneras poussière. " n' avez-vous rien de plus à
nous dire ? Pas un mot, pas une vague promesse,
pas une espérance ? Alors nous pèserons
les suffrages au lieu de les compter, et la voix
des peuples initiateurs couvrira celle des races
infécondes. Dans la longue nuit de l' histoire, la
p222
Grèce rayonne comme un phare, c' est elle qu' il
faut interroger. Eh bien ! On peut le dire à l' éternel
honneur de l' hellénisme, il n' y a pas de
religion qui ait proclamé si haut ni si clairement
la perpétuité de la personne humaine, croyance
très différente des doctrines monothéistes ou
panthéistes de résurrection des corps ou de
transmigration des âmes. Les plus anciennes prières
des grecs contiennent un témoignage formel de
l' immortalité personnelle et de la punition des
crimes dans une autre vie (Iliade, Iii, 276 ;
Xix, 258). Les grecs tenaient pour vrai ce qui
est conforme aux lois éternelles du beau et du
juste ; trouvant la beauté dans l' univers, ils y
supposaient la justice. Ils croyaient au libre
arbitre et à l' immortalité de l' âme, quoique ces
deux affirmations de la foi religieuse ne puissent
êtremontrées ; mais l' une est la condition,
l' autre la sanction de la morale, et laalité ne
peut contredire la loi : cela est, puisque cela
doit être ; il ne saurait y avoir ni erreur ni lacune
dans l' oeuvre magnifique des dieux.
Les héros grecs ne s' endorment pas comme
les patriarches bibliques à côté de leurs pères ;
ils conservent au delà du bûcher une vie indépendante.
p223
Le peuple les invoque comme des
dieux et honore leurs tombeaux comme des temples.
Les âmes saintes des ancêtres, des hommes
de la race d' or, sont devenues les bons démons,
qui parcourent la terre dans leur vêtement de
brouillard, observant les actions justes ou coupables
et distribuant les bienfaits (Hésiode, opera
et dies, 122). Peut-être les dieux supérieurs
sont-ils trop grands pour nous entendre ; occupés
de l' ensemble des choses, ils ne peuvent
écouter chaque prière ; mais les médiateurs sont
là qui comprennent nos misères, parce qu' ils ont
souffert comme nous. Dans ce grand concert de
plaintes, ils distingueront des voix amies et sauront
adoucir, sans les violer, les grandes lois
éternelles. Nous invoquons avec confiance ceux qui
nous ont protégés pendant leur vie. Ils nous
détournent du mal et nous inspirent les hautes
pensées. Les prières montent, les secours descendent,
et sur tous les degrés du rude chemin
de l' ascension, il y a des vertus vivantes qui
nous tendent la main.
Lares protecteurs des familles, héros protecteurs
des cités, dieuxnes, esprits des ancêtres,
âmes des saints, ô morts, êtes-vous ?
p224
En nous laissant l' ritage de vos bienfaits et
de vos exemples, qu' avez-vous conservé ? Cette
immortalité à laquelle les plus sceptiques d' entre
nous voudraient croire, dont les plus croyants
voudraient avoir la preuve, est-elle autre part
que dans le souvenir de ceux qui vous aimaient ?
Je ne dis pas, comme M Renan, que je suis à
peu près sûr du contraire, je dis que je n' en
sais rien, que jamais je ne le saurai. Mais je sais
ce qui devrait être, ce qu' il serait bon de croire,
ce que je voudrais être cru par les autres. Quand
on sort des cimetières le jour des morts, on en
rapporte une sérénité grave : tous ces gens-là
ont des regrets ; pour quelques-uns peut-être
ces regrets sont déjà une espérance, et peut-être
que pour une génération nouvelle, plus heureuse
que nous, l' espérance deviendra la foi.
LA DERNIERE NUIT DE JULIEN
p225
Julien
par-dessus tous les dieux du ciel et de la terre
j' adore ton pouvoir immuable indompté,
déesse des vieux jours, morne fatalité.
Ce pouvoir implacable, aveugle et solitaire
écrase mon orgueil et ma force, et je vois
que l' oncline en vain tes inflexibles lois.
Les peuples adoraient le joug qui les enchaîne,
Rome dormait en paix sur son char triomphal,
des oracles veillaient sur son sommeil royal.
Maintenant, du destin la force souveraine
brise le sceptre d' or de Rome dans mes mains,
et Sapor va venger les francs et les germains.
J' ai relevé l' autel des dieux de la patrie,
et j' aperçoisjà le temps qui foule aux pieds
les vieux temples déserts de mes dieux oubliés.
Au culte du pasj' ai dévoué ma vie.
Bientôt sous sa ruine il va m' ensevelir.
Le passé meurt en moi, victoire à l' avenir !
p226
Le génie de l' empire.
Ne crains pas l' avenir, toi dont les mains sont pures,
ô dernierfenseur d' un culte déserté,
qui voulus porter seul toutes les flétrissures
du vieux monde romain, et couvrir ses souillures
du manteau de ta gloire et de ta pureté.
En vain tes ennemis ont voué ta mémoire
à l' exécration des siècles à venir ;
le glaive est dans tes mains : l' incorruptible histoire
dira ce qu' il fallut à l' amant de la gloire
de force et de vertu pour ne s' en pas servir.
La fortune rendra blessure pour blessure
à ces peuples nouveaux, aujourd' hui ses élus,
quand leurs crimes aussi combleront la mesure.
Mais mille ans passeront sans laver son injure,
car Némésis est lente à venger les vaincus.
ô César, tu mourras sous une arme romaine.
La tardive justice un jour effacera
ce surnom d' apostat que te donne la haine ;
mais le monde ébranlé dans sa chute t' entraîne,
et ton culte proscrit avec toi périra.
p227
Et moi, je te suivrai, car je suis lenie
de Rome et de l' empire ; unissant leurs efforts,
tes ennemis, les miens, las de mon agonie,
veulent voir le dernier soleil de la patrie.
Cédons-leur, le destin le veut, nos dieux sont morts.
p50
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