l' empire à l' encan ? Pourtant tu ne peux pas
te plaindre de la docilité des peuples : ils
acceptent humblement le maître que les soldats leur
imposent, sans jamais songer à s' affranchir.
Socrate. Je vois bien, ô déesses, que pour sauver
la pauvre race humaine, il faudrait qu' un
dieu descendît sur la terre ; mais, telle est la
folie des hommes, que peut-être ils feraient périr
le juste venu pour leur enseigner la vérité.
Les Euménides. Le dieu est descendu, Socrate,
et ce n' est pas le peuple qui l' a fait mourir, ce
sont les savants et les prêtres. Puis ses
disciples, qui l' ont abandonné au jour du supplice,
répandent sa doctrine dans l' ombre, opposant aux
traditions de la Grèce une tradition étrangère, et
minant sourdement la religion de l' empire, déjà
frappée par les coups des philosophes, tes
successeurs. Après trois siècles de travail
souterrain, ta mort est vengée, Socrate : les dieux
d' Homère sont chassés de leurs temples, et, sur le
piédestal de leurs statues renversées, on place un
philosophe, sauvant le monde par sa doctrine. Les
prêtres du dieu nouveau vivent dans la contemplation
des choses saintes, sans patrie et sans
famille, étrangers aux soucis de la vie. Ils dirigent
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la conscience des autres hommes qui, s' agenouillant
devant eux, confessent leurs fautes et
en implorent le pardon. N' est-ce pas là ce règne
de l' intelligence rêvé par tous les philosophes,
ce gouvernement des meilleurs, dont tu aurais
pu faire partie ? Regarde-la maintenant à l' oeuvre,
cette assemblée auguste, cette aristocratie
de la pensée, et juge l' arbre par ses fruits.
Socrate. Hélas ! Je vois l' oppression s' étendre
sur la sphère libre de l' intelligence. Les anciens
tyrans n' enchaînaient que les corps, ceux-ci
enchaînent les âmes. L' éternelle raison, cette
lumière qui éclaire tout homme en ce monde, ils
l' adorent dans le ciel et ils la proscrivent sur la
terre. Autrefois chaque peuple, chaque homme
priait à sa manière, et de cette diversité des hymnes
naissait une immense harmonie qui réjouissait
le ciel ; mais à ceux-ci toute voix libre paraît
une dissonance, et la prière du peuple n' est
plus que l' écho monotone des paroles du prêtre.
Et si la raison repousse des chaînes contraires à
sa nature, les champs pacifiques de la pensée
deviennent une arène sanglante, où luttent les
factions religieuses inconnues aux peuples