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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
Scènes de la vie de jeunesse [Document électronique] / Henry Murger
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le souper des funérailles :
i
c' était sous le dernier règne. Au sortir du bal de
l' ora, dans un salon du café de Foy, venaient
d' entrer quatre jeunes gens accompagnés de quatre
femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes
portaient de ces noms qui, prononcés dans un lieu
public ou dans un salon du monde, font relever
toutes les têtes. Ils s' appelaient le comte
De Chabannes-Malaurie, le comte De Puyrassieux,
le marquis De Sylvers, -et Tristan-Tristan
tout court. Tous quatre étaient jeunes,
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riches, menant une belle vie semée d' aventures dont
le récit défrayait hebdomadairement les courriers
de Paris, et n' avaient à peu près d' autre
profession que d' être heureux ou de le paraître.
Quant aux femmes, qui étaient presque jeunes, elles
n' avaient d' autre profession que d' être belles, et
elles faisaient laborieusement leur métier.
La carte, commandée d' avance, aurait reçu
l' approbation de tous les maîtres de la gourmandise.
En entrant dans le salon, les quatre femmes
s' étaient démasquées. C' étaient à vrai dire de
magnifiques créatures, formant un quatuor qui
semblait chanter la symphonie de la forme et de la
grâce.
-avant de nous mettre à table, messieurs, dit
Tristan, permettez-moi de faire dresser un couvert
de plus.
-vous attendez une femme ? Dirent les jeunes gens.
-un homme ? Reprirent les femmes.
-j' attends ici un de mes amis qui fut de son
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vivant un charmant jeune homme, dit Tristan.
Comment ? De son vivant ! Exclama M De Puyrassieux.
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-que voulez-vous dire ? Ajouta M De Sylvers.
-je veux dire que mon ami est mort.
-mort ? Firent en choeur les trois hommes.
-mort ? Reprirent les femmes en dressant la tête.
-quel conte de fées !
-mort et enterré, messieurs.
-comme Marlboroug ?
-absolument.
-ah çà, mais que signifie cela ? Vous êtes
hiéroglyphique comme une inscription louqsorienne,
ce soir, mon cher Tristan, dit le comte
De Chabannes.
-écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La
personne que j' attends ne viendra pas avant une
heure ; j' aurai donc le temps de vous conter
l' aventure, qui est assez curieuse, et qui vous
intéressera d' autant plus que vous allez en voir
le héros tout à l' heure.
-une histoire ! C' est charmant. Contez ! Contez !
S' écria-t-on de toutes parts, à l' exception d' une
des femmes, qui était restée silencieuse depuis
son entrée.
-avant de commencer, dit Tristan, je crois qu' il
serait bon d' absorber le premier service. Je fais
cette
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proposition à cause de mon amour-propre de narrateur.
Vous savez le proverbe...
-non ! Non ! Dit Chabannes, l' histoire.
-si ! Si ! Mangeons, cria-t-on d' un autre côté.
-aux voix ! -l' histoire ! -le déjeuner ! -
l' histoire !
-il n' y a qu' un moyen de sortir de là, dit Tristan,
c' est de voter.
-eh bien, votons.
-que ceux qui sont d' avis d' écouter l' histoire
veuillent bien se lever, dit Tristan.
Les trois hommes se levèrent.
-très-bien, fit Tristan ; que ceux qui sont d' avis
de déjeuner d' abord veuillent bien se lever.
Trois des femmes se levèrent, et parurent fort
étonnées de voir leur compagne rester assise.
-tiens, dit l' une d' elles, Fanny s' abstient.
-pourquoi donc ? Dit une autre.
-je n' ai pas faim,pondit Fanny.
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-eh bien, il fallait voter pour l' histoire, alors.
Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec
indifférence.
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-en attendant, reprit Tristan, l' épreuve n' a pas
de résultat, et nous voilà aussi embarrassés
qu' auparavant. Pour sortir de là et pour contenter
tout le monde, je vais vous faire une proposition ;
c' est de raconter en mangeant.
-adopté ! Adopté !
-d' abord, dit le comte De Chabannes, le nom de
votre ami ?
-feu mon ami s' appelle Ulric-Stanislas De
Rouvres.
-Ulric De Rouvres, dirent les convives, mais il
est mort !
-puisque je vous dis feu mon ami, répliqua
tranquillement Tristan.
-ah çà, demanda M De Sylvers, -ce n' était donc
pas une plaisanterie, ce que vous disiez ?
-en aucune façon. -mais laissez-moi raconter
maintenant, dit Tristan ; et il commença.
-en ce temps là, -il y a environ un an, -Ulric
De Rouvres tomba subitement dans une grande
tristesse et résolut d' en finir avec la vie.
-il y a un an, je me rappelle parfaitement,
interrompit
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le comte De Puyrassieux, -il avait déjà l' air
d' un fantôme.
-mais quelle était donc la cause de cette tristesse ?
Demanda M De Chabannes. Ulric avait dans le
monde une position magnifique ; il était jeune, bien
fait, assez riche pour satisfaire toutes ses
fantaisies, quelles qu' elles fussent. Il n' avait
aucune raison raisonnable pour se tuer.
-la raison qui vous faire une folie n' est jamais
raisonnable, -dit entre ses dents M De Sylvers.
-folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à
mourir est la seule chose que je doive taire,
continua Tristan. -Ulric s' était donc décidé à
mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à
ses jours.
-pourquoi en Angleterre ? Demanda un des convives.
-parce que c' est la patrie du spleen, et que mon
ami espérait qu' une fois atteint de cette maladie, il
n' oserait plus hésiter au bord de sa résolution. Ulric
passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à
Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit
village du comté De Sussex. Là, il recueillit tous
ses
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souvenirs ; il passa en revue tous ses jours passés,
toutes ses heures de soleil et d' ombre. Il se répéta
qu' il n' avait plus rien à faire dans la vie ; et
après avoir mis ses affaires en ordre, il prit un
pistolet et s' aventura dans la campagne, où il
chercha longtemps un endroit convenable pour rendre
son âme à Dieu. Au bout d' une heure de marche il
trouva un lieu qui réalisait parfaitement la mise
en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de
sa poche son pistolet, qu' il arma résolûment, et
dont il posa le canon glacé sur son front brûlant.
Il avait déjà le doigt appuyé sur la détente et
s' apprêtait à la lâcher, quand il s' aperçut qu' il
n' était pas seul, et qu' à dix pas de lui il avait
un compagnon s' apprêtant également à passer dans
l' autre monde.
Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le
cou engagé dans le noeud d' une corde attachée à un
arbre.
-que faites-vous ? Lui demanda Ulric.
-vous le voyez, dit l' autre, je vais me pendre.
Seriez-vous assez bon pour m' aider un peu ; je crains
de me manquer tout seul, n' ayant pas ici les
commodités nécessaires.
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-que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous
être utile, monsieur ? Demanda Ulric.
-je vous serais infiniment obligé, répondit l' autre,
si vous vouliez me tirer de dessous les pieds ce
tronc d' arbre, que je n' aurai peut-être pas la force
de rouler loin de moi quand je serai suspendu en
l' air. Je vous prierai aussi de vouloir bien ne pas
quitter ces lieux avant d' être bien sûr que l' opération
a complétement réussi.
Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait
ainsi tranquillement au moment de mourir.
C' était un homme de vingt-huit à trente ans, et dans
les traits, le costume, le langage attestaient une
personne appartenant aux classes distinguées de la
société.
-pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement
à vos ordres, prêt à vous rendre les petits services
que vous réclamez de moi : il faut bien s' entr' aider
dans ce monde ; mais pourrais-je savoir le motif qui
vous détermine à mourir si jeune ? Vous pouvez me le
confier sans craindre d' indiscrétion de ma part,
attendu que moi-même je me propose de
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me tuer sous l' ombrage de ce petit bois. Et Ulric
montra son pistolet à l' anglais.
-ah ! Ah ! Dit celui-ci, -vous voulez vous brûler
la cervelle, -c' est un bon moyen. On me l' avait
recommandé ; -mais je préfère la corde, -c' est
plus national.
-serait-ce à cause d' un chagrin d' amour ? Demanda
Ulric en revenant à son interrogatoire.
-oh ! Non, dit l' anglais, je ne suis pas amoureux.
-une perte de fortune ?
-ah ! Non, je suis millionnaire.
-peut-être quelques espérances d' ambition
détruites ?
-je ne suis pas ambitieux,
-ah ! J' y suis, continua Ulric, -c' est à cause du
spleen, l' ennui...
-ah ! Non, j' étais très-heureux, très-joyeux de
vivre.
-mais alors...
-voici, monsieur, puisque cette confidence paraît
vous intéresser, le motif de ma mort. -il y a deux
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ans, au milieu d' un souper, j' ai parié avec un de
mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée
est très-considérable, et le pari est connu dans
les trois royaumes. Et comme la mort n' a pas voulu
venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à
elle dans une heure, j' aurai perdu mon pari... et je
veux le gagner... voilà pourquoi...
Ulric resta stupéfait.
-maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma
confidence, je vous rappellerai la promesse que vous
m' avez faite, dit l' anglais, qui, monté sur le tronc
d' arbre, venait de se remettre la corde au cou.
-un instant, monsieur, de grâce, je n' aurai jamais
le courage :
-eh ! Monsieur, dit l' autre, pourquoi donc m' avoir
interrompu alors. Je n' ai pas de temps à perdre
si je veux gagner mon pari. Il est minuit moins dix
minutes, et à minuit il faut absolument que je sois
mort. En disant ces mots, voyant que l' aide d' Ulric
allait lui faire défaut, l' anglais chassa d' un coup
de pied le tronc d' arbre qui l' attachait encore à la
terre et se trouva suspendu.
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L' agonie commença sur-le-champ. Ulric ne put
assister de sang froid à cet horrible spectacle, et
se sauva dans un champ voisin.
Au bout d' une demi-heure il revint près de l' arbre
changé en gibet, et trouva l' anglais roide, immobile,
parfaitement mort. Cette vue donna à penser à mon
jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renonça
soudainement à aller lui demander la consolation des
maux que lui faisait souffrir la vie. Seulement il
se trouvait dans une situation fort embarrassée ; car
il avait écrit la veille à un de ses amis qu' il avait
mis fin à ses jours, et il considérait comme une
lâcheté un retour sur cette résolution. Il s' effrayait
du ridicule qui allait rejaillir sur lui quand on
apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable
à ses yeux qu' un duel sans résultat.
Il en était là de ses hésitations quand il aperçut à
terre le portefeuille de l' anglais pendu. Ulric
l' ouvrit et y trouva une foule de papiers, et entre
autres un passe-port d' une date récente et pris au
nom de Sir Arthur Sydney. Ces papiers étaient
ceux du défunt ; et ce nom d' Arthur était également
le sien ; et voici
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l' idée qui vint à l' esprit d' Ulric : il prit son
portefeuille, qui contenait les papiers attestant son
identité à lui, et les glissa dans le portefeuille
du mort, après en avoir retiré le passe-port et les
autres papiers, qu' il mit dans sa poche.
Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort. Son
suicide, annonpar les feuilles anglaises, fut
pété par les journaux français. Ulric assista à
son convoi funèbre ; et après s' être rendu lui-même
les derniers honneurs, il partit pour le Mexique
sous le nom de Sir Arthur Sydney. Revenu à Londres
il y a environ six semaines, il m' écrivait les détails
que je viens de vous raconter.
-tout cela est, en vérité, très-merveilleux, dit
Chabannes ; mais si M Ulric De Rouvres revient à
Paris, sa position y sera au moins singulière. Sous
quel nom prétend-il exister maintenant ?
Reprendra-t-il le sien, ou conservera-t-il celui de
Sydney ?
-je crois qu' il prendra un autre nom, répondit
Tristan.
-mais, fit observer M De Chabannes, ce sera
inutile. Il ne tardera pas à être reconnu dans le
monde.
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-il n' ira pas dans le monde, dit Tristan ; je veux
dire par là qu' il ne fréquentera pas cette partie de
la société parisienne qu' on appelle le monde.
-il aura tort, fit le comte De Puyrassieux. Dans
les premiers jours son aventure pourra lui attirer
quelques regards, on chuchotera peut-être sur son
passage ; mais au bout d' une semaine on n' y pensera
pas, et on parlera d' autre chose. Sa position sera au
contraire fort avantageuse. Toutes les femmes vont se
l' arracher.
-Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs,
dit Tristan.
-mais pourquoi ? Demandèrent les jeunes gens.
-pourquoi ? Dit tout à coup l' indifférente Fanny,
en chassant du bout de ses doigts effilés les boucles
de cheveux qui semblaient par instant faire à son
visage un voile tramé de fils d' or : -pourquoi ?
C' est bien simple. M Ulric ne peut plus reparaître
dans le monde, parce qu' il est ruiné.
-ruiné ! Dirent les jeunes gens.
-nécessairement, continua Fanny. Il n' est pas
mort, c' est vrai ; mais on l' a cru tel pendant six
mois.
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Il y a eu un acte de décès ; et comme M Ulric De
Rouvres n' avait d' autre parent que son oncle, le
chevalier De Neuil, toute la fortune de son neveu
a dû retourner entre les mains de celui-ci.
-eh bien, dit M De Puyrassieux, l' oncle fera une
restitution d' héritage.
-il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny
avec la même tranquillité. à l' heure où nous sommes,
m le chevalier De Neuil est aussi pauvre que les
vieillards qui sont aux petits-ménages.
-ah ! La bonne plaisanterie, dit M De Chabannes ;
mais songez donc, ma belle enfant, que ce vieillard,
qui aurait remontré des ruses à tous les avares de
la comédie classique, avait en main propre au moins
vingt mille livres de rente ; et si, comme on peut le
supposer, il a rité de son neveu, celui-ci ayant
cinquante mille livres de rente, M De Neuil, qui
joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est
plus mal vêtu que son portier, est actuellement plus
que millionnaire.
-j' ai dit ce que j' ai dit, répéta Fanny. M le
chevalier De Neuil n' a plus le sou.
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-ah çà ! Mais il avait donc un vice secret, ce
vieillard ? Demanda Chabannes.
-il était l' ami de Madame De Villerey, répondit
Fanny ; et, puisque vous paraissez l' ignorer,
messieurs, je vous dirai que Madame De Villerey
avait pour habitude d' imposer à ses favoris
l' obligation d' être les clients de son mari.
-eh bien, la maison de banque De Villerey est
une bonne maison, dit M De Puyrassieux.
-la maison De Villerey a perdu dix-sept millions
à la bourse dans la quinzaine dernière, dit Fanny ;
si l' un de vous a des fonds dans cette maison, je
lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille :
M De Villerey est en fuite.
-il emporte vos regrets, n' est-il pas vrai, ma
chère ? Fit M De Puyrassieux avec un sourire qui
était une allusion.
-il m' emporte aussi soixante-quinze mille francs,
c' est ce qui me rend un peu maussade ce soir ; mais
c' est une leçon, cela m' apprendra à faire des
économies, ajouta la jeune femme.
En ce moment un garçon du restaurant vint avertir
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Tristan qu' un monsieur le faisait demander.
-c' est Ulric sans doute, dit Tristan ; et, se
retournant vers Fanny, il lui dit tout bas à
l' oreille :
-ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon
ami Ulric n' est pas ruiné.
-eh bien, qu' est-ce que cela me fait, à moi ? Dit
Fanny.
-remettez votre masque un instant, continua Tristan.
-mais... pourquoi ? Demanda la jeune femme, en
rattachant néanmoins son loup de velours.
-qui sait ? Dit Tristan, peut-être pour regagner
les soixante-quinze mille francs que vous avez perdus.
Ii
trois jours auparavant Ulric De Rouvres était à
Plymouth, et, sous le nom d' Arthur Sydney,
s' apprêtait à partir pour l' Inde anglaise, où il
voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de
sa majesté britannique. Au moment de s' embarquer il
reçut de France
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une lettre dont la lecture changea soudainement ses
projets ; car il alla sur-le-champ faire une visite
à l' amirauté, et il en sortit pour prendre ses
passe-ports pour la France, il était arrivé aussi
promptement que si le paquebot et la chaise de poste
qui l' avaient amené eussent eu des ailes.
Voici quel était le contenu de la lettre qui avait
motivé cette arrivée si prompte :
" mon cher Ulric,
" vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en
avoir dondes preuves en maintes circonstances. Je
vous ai vu, il y a un an, brisé par le coup de
tonnerre d' un grand malheur. C' était votre première
passionrieuse. Vous avez faibli sous les coups de
ces violents ouragans qui éclatent aubut de la
jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet abîme où
le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans
de noirs tourbillons. Selon l' usage, vous avez voulu
mourir, et pour accomplir ce projet vous êtes allé
en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez
mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant
convenablement
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enterré dans un cimetière du comté De Sussex.
Selon vos voeux, on a mis sur votre tombe un saule
en larmes, et on a planté de ces petites fleurs
bleues qui étoilent les rives des fleuves allemands.
Vous êtes on ne peut plus mort, et vos amis ne vous
attendent plus qu' au jugement dernier. Ayez donc
l' obligeance de ne point reparaître avant l' époque
les fanfares de l' apocalypse convoqueront le
monde à une résurrection officielle. Vous pouvez,
du reste, dormir en paix. J' ai scrupuleusement
accompli les ordres divers que vous avez bien voulu
me donner dans votre testament. Je dois, pour votre
satisfaction, vous déclarer que vous avez été
généralement regretté. Votre décès a fait couler des
larmes des plus beaux yeux du monde. Vous étiez
certainement le meilleur valseur qui ait jamais
glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon
circulaire que dirige l' archet de Strauss. En
apprenant votre décès, ce grand artiste a ressenti
un chagrin profond ; et au dernier bal qui a eu lieu
au jardin d' hiver, il avait mis, pour témoigner sa
douleur, un crêpe à son bâton de chef d' orchestre.
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" ah ! Mon ami, si vous n' aviez pas eu d' aussi bonnes
raisons, combien vous auriez eu tort de mourir ! Si
vous ne vous étiez pas tant pressé, peut-être
seriez-vous resté parmi nous ; car je sais plusieurs
mains blanches qui se fussent tendues pour vous
retenir dans la vie. Enfin, comme on dit, ce qui est
fait est fait : vous êtes mort, et vous avez eu
l' agrément d' assister à votre convoi, car je présume
que vous vous étiez adressé une lettre d' invitation ;
vous avez répandu des larmes sur votre tombe, et vous
vous êtes regretté sincèrement. à ce propos, mon
cher ami, puisque vous êtes un citoyen de l' autre
monde, ne pourriez-vous pas me donner quelques détails
sur la façon dont on s' y comporte ? La mort est-elle
une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son
règne ? Dans quelle zone souterraine est situé son
royaume ? Y a-t-il quatre saisons et diffèrent-elles
destres ? Quels sont, je vous prie, les agréments
dont jouissent les trépassés ? Quel est le mode de
gouvernement ? Quel est le code des lois d' outre-vie ?
Vous qui devez être, à l' heure qu' il est, instruit de
toutes ces choses, vous devriez bien me les
communiquer. Au cas où je
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m' ennuierais par trop sous le vieux soleil, j' irais
peut-être vous rejoindre là-bas, et je l' aurais
fait si je ne craignais de quitter le mal pour le
pire.
" vous avez eu l' obligeance de vous inquiéter de
moi et de la façon dont je menais l' existence depuis
que vous m' aviez quitté. Je suis resté le même, mon
ami ; ce qu' on appelle un excentrique, je crois. Mes
goûts et mes habitudes n' ont aucunement varié : je
dors le jour et je veille la nuit. à force de volonté
et de persévérance, je suis parvenu à arrêter
complétement le mouvement intellectuel de mon être,
et je me trouve on ne peut mieux de cette inertie qui
me permet d' entendre un sot parler trois heures, sans
avoir comme autrefois le méchantsir de le jeter
par la fenêtre. J' assiste avec indifférence au
spectacle de la vie, qui a ses quarts d' heure
d' agrément. J' ai été, il y a quelques jours, forcé
de recourir à ma plume pour conserver mon cheval,
attendu qu' une dépêche télégraphique, arrivée je ne
sais d' où, avait ruiné mon banquier, qui m' avait fait
collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le
lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans
un duel
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sans témoins, avec un pâté de faisan ; et comme, peu
soigneux de son caractère, il avait oublié de me
déshériter, la loi naturelle m' a forcé à recueillir
son bien, qui égalait au moins la perte que m' avait
causée la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au
reste, rencontrer cet excellent homme, qui avait pour
maxime que la vie est un festin.
" maintenant que je vous ai, trop longuement
peut-être, parlé de moi, je vais vous entretenir
d' une circonstance très-bizarre qui est, à vrai dire,
le motif sérieux de cette lettre.
" il y a environ huit jours, dans un souper de
jeunes gens où j' avais été convié, je suis res
foudroyé par l' étonnement en me trouvant en face
d' une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette
pauvre Rosette, morte il y a un an à l' hôpital, et
que vous avez voulu suivre dans la mort. Cette
ressemblance était si merveilleusement frappante, si
complète en tous points ; cette créature enfin est
tellement le sosie de votre pauvre amie, qu' un
instant je suis resté tout étourdi, presque effrayé,
et point éloigné de croire aux revenants. Mais le
doute ne m' était
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pas permis : j' avais vu, comme vous, la pauvre
Rosette étendue sur le lit de marbre de
l' amphithéâtre ; avec vous, je l' avais vue clouer
dans le cercueil et descendre dans cette fosse que
vous avez fait ombrager de rosiers blancs, comme
pour faire à l' âme de la morte une oasis parfue.
J' ai alors interrogé cette créature, qu' un caprice
de la nature a faite la jumelle de votre bien-aimée
défunte ; et supposant un instant qu' elle était
peut-être la soeur de Rosette, je lui ai deman
si elle l' avait connue. Avec une voix qui avait les
douces notes de la voix de votre amie, Fanny m' a
pondu qu' elle ne l' avait point connue, et que
d' ailleurs elle n' avait point de soeur. J' ai cau
quelque temps avec cette fille, qui est fort
recherchée dans le monde de la galanterie officielle,
et je me suis convaincu que sa ressemblance avec
Rosette s' arrêtait à la forme.
" Fanny est un être de perdition, une créature
vierge de toute vertu. Appliquant à faire le mal une
intelligence vraiment supérieure, cette fille, rouée
comme un congrès de diplomates, grâce à ses
relations, qui sont nombreuses, exerce dans la
société
p23
elle vit une influence qui la rend presque redoutable,
et depuis qu' elle règne avec toute l' omnipotence de
ses fatales perfections, elle ajà causé la ruine de
bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses
sans qu' une simple fois son coeur, immobilisé dans sa
poitrine comme un glaçon dans une mer du pôle, ait
fait une infidélité à sa raison. C' est parce que je
sais de quel amour profond vous aimiez Rosette ;
c' est parce que moi, sceptique et railleur à l' endroit
des choses de sentiment, je suis convaincu que le
souvenir de cette pauvre fille, qui s' est presque
immolée pour vous, comme Marguerite pour Faust,
vivra autant que vous vivrez, que je vous ai instruit
de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J' ai
pensé que votre nature de poëte trouverait peut-être
un certain charme mystérieux à revoir, ne fût-ce
qu' un instant, parée de toutes les grâces de la vie
et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la
douce figure qu' il y a un an nous avons pu voir
ensemble disparaître sous le vêtement des trépassés.
Au cas où, comme je le présume, les détails que je
viens de vous raconter exciteraient votre curiosité
et vous amèneraient à
p24
Paris, je vous ai d' avance préparé une entrevue avec
Fanny. Vous nous trouverez samedi prochain,
c' est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du
bal de l' ora, au café de Foy, vous rencontrerez
d' anciennes connaissances.
" pour ne pas effrayer l' assemblée, il serait
peut-être convenable que vous ne vinssiez pas avec
votre linceul. Quitté donc ce négligé mortuaire et
mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions
du genre de celle où je vous convie, on s' habille
volontiers de noir, avec des gants et un gilet blancs.
Je vous rappelle ces détails au cas vous les
auriez oubliés dans l' autre monde, les usages ne
sont peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,
" tout à vous,
" Tristan. "
iii
pendant qu' Ulric De Rouvres se rend au rendez-vous
que lui avait assigné Tristan, nous donnerons aux
lecteurs quelques explications sur les événements
p25
qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement
avorté.
Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été
mis en possession de sa fortune avant d' avoir atteint
sa majorité, Ulric, ébloui d' abord par le soleil
levant de sa vingtième année, et étourdi par le
bruit que faisait ce monde où il était appelé à vivre,
hésita un moment ; et, comme un voyageur qui, mettant
pour la première fois le pied sur un sol inconnu,
craint de s' y égarer, il demanda un guide.
Il s' en présenta cinquante pour un ; car, ainsi
qu' aux barrières des villes qui renferment des
curiosités, on trouve aux portes du monde une foule
de cicerone qui viennent bruyamment vous offrir leurs
services.
Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout
savoir ; nature ardente, curieuse et impatiente, il
aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe et d' un
seul coup, boire toutes les jouissances et tous les
plaisirs.
Il vit et il apprit rapidement ; et, à vingt-quatre
ans l' expérience lui avait signé son diplôme d' homme.
L' esprit plein d' une science amère, le coeur changé
p26
en un cercueil qui renfermait les cendres de sa
jeunesse, et l' âme encore tourmentée par d' insatiables
désirs, il quitta ce monde , quatre années
auparavant, il était entré l' oeil souriant et le
front levé, en lui jetant la malédictionsolée des
fils d' Obermann et de René ; et sinistre et
lamentable, il s' en retourna grossir le nombre de
ceux qui épanchent sur toutes choses leurs doutes
amers ou leurs audacieuses négations.
La brutale disparition d' Ulric fut accueillie dans
la société par une banale accusation de misanthropie ;
-et au bout de huit jours, on n' en parlait plus.
De toutes ses anciennes connaissances d' autrefois,
Tristan fut le seul avec qui Ulric conserva
quelques relations. Un jour il vint le voir, et lui
tint des discours qui ne laissèrent point de doute
à Tristan sur les idées de suicide qui germaient
déjà dans son esprit.
-à vingt-quatre ans, c' est bien tôt, répondit
Tristan ; en tout cas vous me permettrez de ne pas
vous accompagner. -ah ! C' est donc vrai ce qu' on
m' avait dit sur vous ? Vous êtes atteint du mal du
siècle, vous
p27
aurez trop lu Faust et les esprits chagrins qui
sont venus à sa suite. C' est plutôt l' influence de
ces gens-là que tout le reste qui vous amène au bord
de ce moyen extrême. Vous vous croyez mort, vous
n' êtes qu' engourdi, mon cher ! Quand on a trop couru
on est fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans une
époque de repos ; mais, demain ou après, vous
jetterez par la fenêtre votresolution funeste et
vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau à un
pauvre diable de poëte incompris, qui n' aura pour se
guérir des misères de ce monde que le moyen extrême
de s' en aller dans l' autre.
J' ai été comme vous ; -plus d' une fois j' ai mis
la clef dans la serrure de cette porte qui donne sur
l' inconnu ; mais je suis revenu sur mes pas, et
j' espère que vous ferez comme moi. Vous me répondrez
que vous n' avez plus ni coeur ni âme, et qu' il vous
est impossible de croire à rien. D' abord, on a
toujours un coeur ; et pourvu qu' il accomplisse sa
fonction de balancier, on n' a pas besoin de lui en
demander davantage. Quant à ce qui est de l' âme, c' est
un mot pour l' explication duquel on a écrit dans toutes
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les langues un million de volumes, ce qui fait qu' on
est moins fixé que jamais sur son existence et sa
signification. -l' âme est une rime à flamme,
voilà ce qu' il y a de plus évident jusqu' ici.
Pour ce qui touche les croyances, il en est de
tellement naturelles qu' on ne peut jamais les perdre ;
on ne peut nier ce qu' on voit, ce qu' on touche et ce
qu' on entend. à défaut de sentiments, on a toujours
des sensations ; et c' est n' être point mort que de
posséder de bons yeux pour voir le soleil, des
oreilles pour entendre la musique, et des mains pour
les passer amoureusement dans la chevelure parfumée
d' une femme, qui, àfaut de ces vertus idéales que
clament les jeunes gens de l' école romantique
allemande, a au moins les qualités positives et
plastiques de sa beauté. Vous avez fini votre temps
de poésie et perdu les ailes qui vous emportaient
dans les olympes de l' imagination ; mais il vous
reste des pieds pour marcher encore un bon bout de
temps dans une prose substancielle et nourrissante ;
et ce qui vous reste à faire est le meilleur du
chemin.
Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient
p29
familières, à lui poëte du matérialisme et apôtre du
scepticisme, semblaient provoquer Ulric au lieu de
le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu' il
avait pris d' abord, et le sermonna avec une éloquence
onctueuse, persuasive et presque paternelle, qui eut,
du moins un instant, pour résultat de le faire
renoncer à son dessein de suicide.
Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint
plus voir Tristan, qui, malgré tous les soins qu' il
prit pour le découvrir, fut longtemps sans savoir
ce qu' il était devenu.
Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques
amis, une partie de cheval dans une campagne des
environs de Paris. Ce fut là que le hasard lui fit
rencontrer Ulric, après six mois de disparition.
Ulric n' était pas seul ; il donnait le bras à une
jeune fille de dix-huit à vingt ans, ayant le
costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui
jadis avait donné dans le monde l' initiative de
l' élégance ; Ulric, qui avait été pendant un temps
le thermomètre des variations de la mode et dont les
innovations, si audacieuses qu' elles fussent, étaient
toujours acceptées ; qui, s' il lui avait
p30
pris un jour l' idée de mettre des gants rouges, en
aurait fait porter à tout le jockey club, Ulric
était vêtu d' habits coupés sur les modèles trouvés
sans doute dans les herculanums de mauvais goût. Il
était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut
au premier regard et allait s' approcher de lui pour
lui parler, quand Ulric lui fit signe de ne pas
l' aborder.
-quel est ce mystère ? Murmura Tristan en
s' éloignant.
En voici l' explication :
dans les naïfs récits des romanciers et des poëtes
du moyen âge, on rencontre beaucoup d' aventures
de princes et de chevalierslancoliques qui, fuyant
les cours et les châteaux, se mettent un jour à
courir le pays, cachant leur naissance et leur
fortune, et, déguisés en pauvres trouvères, s' en
vont, la guitare en main, chanter l' amour, et,
parmi toutes les femmes, en cherchent une qui
les aime pour eux-mêmes. ils donnent un soupir
pour un sourire, et s' arrêtent aussi volontiers sous
l' humble fetre des vassales que sous le balcon
armorié des châtelaines.
Enfant de ce siècle, -Ulric De Rouvres, qui
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comptait peut-être des aïeux parmi ces héros,
demi-poëtes, demi-paladins, dont sont peuplées les
vieilles légendes, semblait vouloir continuer la
tradition de ces temps barbares au milieu des moeurs
civilisées de notre époque.
Voici ce qu' Ulric avait fait pour rompre
complétement avec un mondependant quatre années
les délicatesses trop exagérées de sa nature avaient
été constamment froissées.
Après avoiralisé toute sa fortune en rentes sur
l' état, il en déposa l' inscription entre les mains
d' un notaire qui fut chargé d' utiliser les intérêts
comme il l' entendrait. Son mobilier, qui était le
dernier mot du luxe et de l' élégance modernes, ses
équipages et ses chevaux, dont quelques-uns étaient
cités dans l' aristocratie hippique, furent vendus
aux enchères, et les sommes que produisirent ces
ventes diverses déposées chez le notaire qui avait
la gestion de sa fortune. Ulric garda deux cents
francs seulement.
Huit jours après, les personnes qui vinrent le
demander à son logement de la chaussée d' Antin
apprirent qu' il était parti sans laisser d' adresse.
p32
Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se
loger dans une des plus sombres rues du quartier
saint-Marceau. La maison où il habitait était une
espèce de caserne populaire où du matin au soir
retentissait le bruit de trois cents métiers.
Habitué au confortable recherché au milieu duquel
il avait toujours vécu, Ulric passa sans transition de
l' extrême opulence au dénûment extrême. Sa chambre
était un de ces taudis humides et obscurs dans
lesquels le soleil n' ose pas aventurer un rayon,
comme s' il craignait de rester prisonnier dans ces
cachots aériens. Le mobilier qui garnissait cette
chambre était celui du plus pauvre artisan.
Ce fut là qu' Ulric vint se réfugier, ce fut là qu' il
essaya de se retremper dans une autre existence. En
voyant ses voisins, les ouvriers, partir le matin
pour l' atelier la chanson aux lèvres, en les voyant
rentrer le soir ployés en deux par la fatigue du
labeur, mais ayant sur le visage encore trempé de
sueur ce reflet de contentement pacifique qu' imprime
l' accomplissement d' un devoir, Ulric s' était dit :
-ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui
p33
travaille et pétrit de sa main laborieuse le pain
qu' il mange le soir. C' est là, ou jamais, que je
trouverai l' homme avec ses bons instincts. C' est là,
ou jamais, que je pourrai guérir cette invincible
tristesse qui m' a suivi dans cette mansarde, où j' ai
retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon
lit.
Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ
à exécution. Huit jours après, Ulric, sous le nom
de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau plébéien,
et entrait comme apprenti dans un grand atelier du
voisinage. Au bout de six mois, il savait assez son
tier pour être employé comme ouvrier. à dessein il
avait choisi dans l' industrie une des professions les
plus fatigantes et exigeant plutôt la force que
l' intelligence. Il s' était fait mécanique vivante,
outil de chair et d' os. Et, en voyant ses doigts
glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du
travail, c' est à peine s' il se reconnaissait
lui-même dans le robuste Marc Gilbert, lui,
l' élégant Ulric De Rouvres, dont la main
aristocratique aurait jadis pu mettre, sans le
rompre, le gant de la princesse Borghèse.
Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel
p34
il s' était voué, au milieu même de son atelier, et si
bruyantes qu' elles fussent, les clameurs qui
l' environnaient ne pouvaient assourdir le choeur de
voix désolées qui parlaient incessamment à son esprit.
Lorsqu' il rentrait le soir dans sa chambre, après
une laborieuse journée, Ulric ne pouvait même pas
trouver ce lourd sommeil qui habite les grabats des
prolétaires. L' insomnie s' asseyait à son chevet ; et,
quoi qu' il fît pour l' en détourner, son esprit
descendait au fond d' une rêverie dont l' abîme se
creusait chaque jour plus profondément, et d' où il
ressortait toujours avec une amertume de plus et une
espérance de moins.
Ulric avait au coeur cette lèpre mortelle qui est
l' amour du bien et du bon, la haine du faux et de
l' injuste ; mais une étrange fatalité, qui semblait
marcher dans ses pas, avait toujours donné un
démenti à ses instincts et raillé la poésie de ses
aspirations. Tout ce qu' il avait touché lui avait
laissé quelque fange aux mains, tout ce qu' il avait
connu lui avait graunpris ou un dégoût dans
l' esprit, et, comme ces soldats qui comptent chaque
combat par
p35
une blessure, chacun de ses amours se comptait par
une trahison.
Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il
déroulait devant sa pensée le panorama de sa vie
passée, ne pouvait-il s' empêcher de pousser des
plaintes sinistres.
On est majeur à tout âge pour les passions ; mais le
plus grand malheur qui puisse arriver à un homme
est sans contredit une majorité précoce. Celui qui
vit trop jeune vit généralement trop vite ; et les
privilégiés sont ceux-là qui, pareils aux écoliers,
peuvent prendre le long chemin et n' arriver que le
plus tard possible au but la raison enseigne la
science de la vie. Mais chacun porte en soi son
destin. Il est des êtres chez qui les facultés se
développent avant l' heure, et qui, se hâtant d' aller
demander à la réalité ses logiquesmentis,
toujours pleins de senchantements, se déchirent
aux épines de la vérité, à l' âge où l' on commence à
peine à respirer l' enivrant parfum des mensonges.
Lorsqu' on rencontre quelques-uns de ces malheureux
mutilés par l' expérience, il faut les accueillir
p36
avec une pitié secourable ; on ne peut interdire la
plainte aux blessés, et l' ironie et le blasphème d' un
sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le
râle de sa dernière illusion.
Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde
pour venir se réfugier dans la vie des prolétaires
était moins une excentricité romanesque qu' une
tentative très-rieusement méditée, et sans doute
inspirée par une espèce de philosophie mystique
particulière aux esprits tourmentés par les fièvres
de l' inconnu.
Spectateur épouvanté et victime souffrante de la
corruption et de la fausseté qui règnent dans les
relations du monde ; trompé à chaque pas qu' il y
faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une
contrée maudite, sentait se transformer sous sa dent,
en cendre infecte ou en fiel amer, les fruits
magnifiques qui avaient tenté son regard et excité
son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et
cette fausseté même, un fait providentiel.
-il est juste, pensait-il, que ceux qui, en
arrivant dans la vie, y sont accueillis par le
sourire doré de
p37
la fortune et trouvent dans leurs langes, brodés
par la main des fées protectrices, les talismans
enchantés qui leur assurent d' avance toutes les
jouissances et toutes les félicités qu' on peut
échanger contre l' or ; il est peut-être juste que
ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir,
soient déshérités du bonheur, la seule chose qui
ne s' achète pas et ne soit point héréditaire.
" leur destin leur a dit en naissant : toi ; tu vivras
parmi les puissants, dans cette moitié du monde qui
fait l' éternelle envie de l' autre moitié. Tu auras
la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices
seront des lois ; jeune homme, tous les plaisirs
feront cortège à ta jeunesse, et chacune de tes
fantaisies viendra s' épanouir en fleur au premier
appel de ton désir ; homme, toutes les routes seront
ouvertes à ton ambition. Tu seras enfin ce qu' on
appelle un heureux du monde. -mais ton bonheur
n' aura que des apparences, et chacune de tes joies
sera doublée d' une déception ; car tu vas vivre dans
une société où la corruption est presque une nécessité
d' existence, et la perfidie une arme de défense
personnelle qu' on
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doit toujours avoir à la main comme un soldat son
épée. "
c' est ainsi qu' Ulric avait raisonné intérieurement,
et cette singulière philosophie l' avait conduit à
ver cette singulière espérance.
" en revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent
abandonnés de la fortune, les malheureux qui n' ont
d' autre protection qu' eux-mêmes et traversent la vie
attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au
milieu de la dure existence que leur impose leur
destin, doivent conserver les bons instincts dont ils
sont dos nativement. La bonne foi, la reconnaissance,
toutes les nobles qualités humaines doivent croître
dans les sillons qu' arrose la sueur du travail.
L' ouvrier doit pratiquer avec la rudesse de ses
moeurs la fraternité ; ne possédant rien, il ne
connaît point les haines que déterminent les rivalités
d' intérêt ; ses sympathies et ses amitiés sont
spontanées et sinres, et comme celles du monde,
n' ont pas seulement la durée d' une paire de gants ou
d' un bouquet de bal. Ses amours ignorent les
honteux alliages dont sont composés les amours du
monde, amours faits d' ambition,
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d' orgueil, de haine me quelquefois, mais jamais
d' amour. L' ignorance du peuple est une sauvegarde
contre le mal, car le mal est un résultat du savoir.
On fait le bien avec le coeur seulement ; le mal
exige la collaboration de l' esprit et de la raison. "
mais cette suprême esrance, à laquelle Ulric
s' était obstinément attaché, ne survécut pas à sa
tentative. Après avoir pendant six moiscu au
milieu des hommes de labeur, l' étude et le contact
des moeurs de ce monde nouveau pour lui laissa Ulric
encore plus désolé ; et son expérience l' amena à
cette conclusion absolue que le bien et le bon
n' existaient pas, ou n' existaient qu' à l' état
d' instincts dont l' application et le développement
n' étaient pas possibles.
Dans les classes élevées de la société, parmi le
monde des cravates blanches et des habits noirs, il
avait rencontré toute la hideuse famille des vices
humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus,
parlaient le beau langage promulgué par décrets
académiques, et n' agissaient point une seule fois sans
consulter le code des convenances. Il avait souvent,
dans un salon, serré avec joie la main droite d' un
p40
homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette
main était irréprochablement gantée. Souvent il avait
cru au sourire de ces trahisons vivantes qu' on
appelle des femmes ; il s' était laissé émouvoir par
les solo de sensibilité qu' elles exécutent en public
après les avoir longuement étudiés, comme on fait
d' une sonate de piano ou d' un air d' opéra, et il
avait été dupe ; mais, du moins, ces femmes qui le
trompaient étaient vêtues de soie et de velours ;
les perles et les diamants, arracs au mystérieux
écrin de la nature, luttaient de feux et d' éclairs
avec les flammes de leurs regards et resplendissaient
sur leur front comme une constellation d' étoiles
terrestres. Ces femmes étaient les reines du monde ;
elles portaient des noms qui avaient eu déjà
l' apothéose de l' histoire, et quand elles
traversaient un bal, laissant derrière elles un
sillage de parfums et de grâces, tous les hommes
faisaient sur leur passage une haie d' admirations
génuflexes. -Ulric ne tarda pas à se convaincre
que les moeurs de l' atelier ne valaient pas mieux
que celles du salon.
En venant pour la première fois à son travail,
l' apparence
p41
chétive de sa personne, la pâleur distinguée de son
visage, la blancheur de ses mains, jusque-là
restées oisives, lui valurent, de la part de ses
nouveaux compagnons, un accueil plein d' ironie et
d' insultes. Résigné d' abord aux humbles fonctions
d' apprenti, Ulric subit patiemment sans y pondre
toutes les oppressions et toutes les injures dont
on l' accablait à cause de sa faiblesse apparente, à
cause de sa façon de parler, qui n' avait rien de
commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard,
lorsque la pratique de son état eut dévelop sa
force, quand la rouille du travail eut rendu ses
mains calleuses et bruni son visage empreint d' un
cachet de mâle virilité, ceux qui, en d' autres temps,
avaient abusé de leur force pour l' opprimer,
changèrent subitement de langage et de manières avec
lui dès qu' ils s' aperçurent que son bras frêle
soulevait les plus lourds fardeaux aussi facilement
que le souffle d' orage enlève une plume du sol.
Au bout d' un an dejour dans l' atelier, Ulric,
dont l' intelligence avait été remarquée par ses
chefs, fut nommé contre-maître. Cette nomination
excita parmi tous ses compagnons un concert de
criminations
p42
honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se
présenta pour la première fois à l' atelier avec son
nouveau titre, la conspiration éclata d' une façon
assez menaçante pour nécessiter l' intervention des
chefs.
-qu' y a-t-il ? Demanda l' un d' eux en s' avançant
au milieu des ouvriers en révolte.
-il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons
pas de monsieur pour contre-maître, et il désignait
Ulric.
-pourquoi n' en voulez-vous pas ? Dit le patron.
-parce que c' est humiliant pour nous d' être
commandés par quelqu' un qui, il y a un an, était
encore notre apprenti.
-eh bien, répondit le maître, qu' est-ce que cela
prouve ?
-ça prouve, continua l' ouvrier, qui commençait à
balbutier, ça prouve que nous sommes tous égaux et
qu' on ne doit pas faire d' injustice. Il y a des gens
qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ça
les vexe de voir entrer un étranger comme ça
tout de go dans la première bonne place qui se
trouve vacante.
p43
-oui, c' est injuste ! Murmurèrent tous les ouvriers,
comme pour encourager l' orateur qui discutait leurs
intérêts.
-à bas Marc Gilbert ! S' écrièrent quelques voix, à
bas le monsieur !
-d' ailleurs, continua l' ouvrier qui avait déjà
parlé, pourquoi avez-vous renvoyé Pierre ? C' était
un brave homme... qui faisait vivre sa femme et ses
enfants avec sa place.
-silence ! Dit le maître d' une voix impérative, et
qu' on n' ajoute plus un mot. Je n' ai pas de compte à
vous rendre, et je fais ce que je veux. Si Pierre
a perdu sa place, il est d' autant plus coupable de
s' être exposé à la perdre qu' il a une femme et des
enfants. Pierre était un paresseux qui encourageait
la paresse ; c' était un brave homme pour vous, un
bon enfant, et vous le regrettez parce qu' il vous
comptait des heures de travail que vous passiez au
cabaret. Pour moi, Pierre était un voleur...
un murmure, aussitôt comprimé par un geste du
maître, s' éleva parmi les ouvriers.
-j' ai dit un voleur, et je le répète, et tous ceux
p44
qui reçoivent de l' argent qu' ils n' ont pas gagné sont
de malhonnêtes gens. Pierre a abusé de ma confiance ;
pourtant j' ai été patient, j' ai eu égard à sa
position de père de famille. Mais plus j' étais
indulgent, et plus il s' est montré incorrigible.
à mon tour, j' eusse été coupable envers mes associés
en conservant chez moi un homme qui compromettait
leurs intérêts. L' honnêteté est dans le devoir ; j' ai
fait le mien, donc j' ai été juste en renvoyant Pierre,
et juste encore en le remplaçant par un homme honnête,
laborieux, intelligent. Est-ce ma faute si, parmi
tous les ouvriers qui travaillent ici depuis dix ans,
je n' en ai pas trouvé un réunissant les qualités et
les capacités nécessaires pour remplir l' emploi
vacant ? Est-ce ma faute si c' est justement l' apprenti
à qui tout l' atelier commandait il y a un an qui
se trouve être le seul aujourd' hui digne de
commander à tout l' atelier ? Vous parliez d' égalité
tout à l' heure ; eh bien, non, vous tous qui parlez,
vous n' êtes pas les égaux de Marc Gilbert. Vous
n' êtes pas égaux les uns aux autres, puisqu' il y en
a parmi vous dont le salaire est différent, et
ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont des
fous ; et vous
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savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir
votre paye, que celui qui travaille le plus et
le mieux doit être payé davantage que ceux dont le
travail et l' habileté sont moindres.
Ainsi donc, à compter d' aujourd' hui, Marc Gilbert
est votre contre-maître. C' est un autre moi-même, et
j' entends qu' on le respecte et qu' on lui obéisse
comme à moi-même. Et maintenant, ceux qui ne sont pas
contents peuvent s' en aller.
Pendant ce discours, tous les ouvriers étaient
silencieusement retournés à leur travail.
-cet homme est juste, pensa Ulric en regardant
son patron.
-Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y
a un an vous êtes entré dans la maison en quali
d' apprenti ; aujourd' hui, après moi, vous allez y
occuper la première place. Ce n' est pas une faveur
que je vous accorde, comme je le disais tout à
l' heure, c' est une justice. J' esre que vous êtes
content, et qu' en une année vous aurez fait du
chemin. Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et
que vous n' auriez pas peut-être toute l' expérience
nécessaire, nous ne
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vous donnerons d' abord que les deux tiers des
appointements que nous donnions à votre prédécesseur.
Néanmoins la part est encore belle, avouez-le.
Ulric resta profondément étonné par cette
contradiction.
-singulière justice, murmura-t-il quand il fut
seul. On remplace un homme paresseux, sans
intelligence et sans probité, par un homme qu' on sait
être intelligent, probe et dévoué, et sans tenir
compte dunéfice que sa gestion loyale procurera
à la maison, on paye l' honnête homme moins cher qu' on
ne payait le voleur !
Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et
l' autorité dont elles investissaient Ulric lui
avaient attiré déjà une foule de courtisans, et
ceux-là qui se montraient les plus humbles et les
plus empressés autour de lui étaient les mêmes qui
jadis s' étaient montrés les plus durs et les moins
indulgents à son égard, les mêmes qui s' étaient le
plus ouvertement déclarés hostiles à sa nomination.
Il expérimenta alors sur le vif ces nobles
qualités qui, disait-il autrefois, devaient
croître dans les sillons arrosés par les sueurs du
travail,
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et son coeur s' emplit d' un nouveau dégoût en voyant
ces hommes qui, devant être pourtant liés par une
commune solidarité, essayaient de se nuire les uns
aux autres en venant dénoncer les infractions qui se
commettaient dans l' atelier, espérant sans doute
qu' Ulric leur payerait, en tolérant les leurs, la
dénonciation des fautes commises par ceux de leurs
compagnons dont ils se faisaient les espions.
fraternité ! Murmurait Ulric, fantôme
chimérique, mot sonore qu' on fait retentir comme un
tocsin pour ameuter les révoltes. On peut facilement
t' inscrire sur les étendards et sur le fronton des
monuments ; mais les siècles futurs ajoutés aux
siècles passés auront bien de la peine à te graver
dans le coeur de l' homme.
Ainsi donc, dans les classes inrieures de la
société, dans le monde des blouses, Ulric avait
retrouvé la même corruption, le même esprit de
mensonge, la même fureur d' oppression du fort contre
le faible. Là, comme ailleurs, tous les vices
régnaient sous la présidence de l' égoïsme, maître
souverain ; tous les nobles instincts étaient
crucifiés sur les croix de l' intérêt ;
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là aussi, toute vertu avait son Judas et son Pilate.
aussi, comme ailleurs et plus qu' ailleurs, Ulric
put se convaincre par sa propre expérience que
l' ingratitude, celle qui de toutes les plantes
humaines a le moins besoin de culture, croissait en
plein coeur.
En haut, il avait trouvé le mal hypocrite, rusé,
mais intelligent et presque séducteur.
En bas, il le trouva de même, mais cynique, brutal,
et presque repoussant.
Un soir Ulric était seul dans sa chambre ; plongé
dans une misanthropie qui devenait chaque jour plus
aiguë, la tête posée entre ses mains, ses yeux
erraient machinalement sur un livre ouvert qui se
trouvait sur une table : c' était l' émile de
Rousseau, et un signe marginal semblait annoter
ce passage :
" il faut être heureux ! C' est la fin de tout être
sensible ; c' est le premier désir que nous imprima
la nature et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais
est le bonheur ? Chacun le cherche et nul ne le
trouve ; on use sa vie à le poursuivre et on meurt
sans l' avoir atteint. "
pour la millième fois au moins Ulric faisait en
p49
flexion le tour de cette phrase, dont la conclusion
est si désespérée, lorsque des cris perçants qui
retentissaient au dehors vinrent brusquement
l' arracher à sa rêverie.
Ulric courut à sa fenêtre.
Des cris : au secours ! Au secours ! Continuaient
plus pressés et plus inquiets. Ils paraissaient
sortir d' une croisée faisant face au corps de logis
habité par Ulric, qui reconnut la voix d' une femme.
Il descendit en toute hâte l' escalier, et en quelques
secondes il était arrivé sur le palier de l' étage
supérieur, les cris avaient atteint le diapason
de l' épouvante.
-qu' y a-t-il donc ? Demanda Ulric à quelques
voisins assemblés sur le carré.
-ah ! Dit une commère avec un accent de fausse
pitié, c' est la mère Durand qui vient de trépasser,
et c' est sa petite qui crie.
Que c' est un enfer dans la maison depuis quinze
jours, que la vieille tousse son âme par petits
morceaux du matin au soir ; qu' on ne peut pas fermer
l' oeil ; que c' est bien malheureux pour de pauvres
gens
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qui ont si besoin de repos ; que la vieille n' a pas
voulu aller à l' hôpital, qu' elle était trop fière ;
qu' elle a mieux aimé voir sa pauvre enfant s' abîmer
le tempérament à la veiller ; qu' elle lui disait
encore des sottises par-dessus le marché ; qu' enfin
nous en voilà débarrassés, et que nous allons pouvoir
dormir.
Ce speach avait été prononcé d' un seul trait par
une horrible femme, dont la figure ignoble et la voix
enrouée étaient ravagées par l' ivrognerie.
Ulric entra dans la chambre, où les sanglots avaient
succédé aux cris. C' était un taudis sinistre,
désolé, obscur, humide, et dont l' atmosphère
étreignait la gorge. Dans un coin, sur un grabat
mal cacpar de misérables loques servant de
rideaux, était étendue la morte, cadavre jaune et
long, dont les membres roidis paraissaient encore
lutter contre les attaques de l' agonie, et dont la
bouche horriblement ouverte semblait vomir des
blasphèmes posthumes.
Au pied du lit, tenant dans ses mains une des mains
de la trépassée, une jeune fille en désordre était
accroupie dans l' abrutissement de la douleur et du
désespoir. Une femme du voisinage essayait de lui
donner
p51
de banales consolations. à l' entrée d' Ulric la
jeune fille avait à peine levé la tête, et était
aussitôt retombée dans son insensibilité.
-madame, dit Ulric à la voisine, vous devriez
emmener cette jeune fille de cette chambre, ce
spectacle la tue.
-c' est ce que je lui disais, mon cher monsieur,
mais elle ne m' entend pas.
-il faudrait pourtant prendre auprès d' elle
quelques informations, dit Ulric, pour savoir le
nom de ses parents, de ses amis, afin de les avertir.
-ah ! La pauvre fille ! Je la crois bien
abandonnée, répondit la voisine en essayant de faire
revenir l' orpheline au sentiment de la réalité. Enfin
elle rouvrit les yeux, qu' elle baissa aussitôt en
apercevant un étranger, et murmura quelques paroles
confuses. Puis les sanglots la reprirent, et elle
tomba de nouveau à genoux au pied du lit.
-allons, ma petite, dit la voisine, ne vous désolez
donc pas comme ça ! à quoi que ça sert ? -nous
sommes tous mortels, d' ailleurs ; et puis, après tout,
c' est un bien pour un mal. Elle n' était pas bonne, la
p52
défunte ; méchante, hargneuse et pensière ; on ne
pouvait pas la souffrir dans la maison, d' abord :
demandez un peu aux voisins, vous verrez ce qu' ils
vous diront.
-madame ! ... dit Ulric en jetant à la voisine un
regard sévère.
-eh ! C' est la vérité du bon Dieu, ce que je dis
là, reprit-elle. Vous ne vous figurez pas, mon cher
monsieur, quelle méchante créature c' était que la
re Durand, et combien elle a fait souffrir la
pauvre Rosette, qui est bien un véritable ange de
patience ; qu' elle la battait comme plâtre, et lui
prenait tout l' argent qu' elle gagnait pour aller
boire toute seule des liqueurs qui l' ont conduite
insensiblement au tombeau ; que le médecin l' avait
bien dit,! Aussi, moi je dis que ça ne vaut pas
la peine de tant se chagriner, et que c' est un bon
débarras, comme dit cet autre...
-silence ! Madame ! S' écria, Ulric indigné de
pareils propos. Dans un tel moment, devant ce lit,
c' est odieux.
Et comme la voisine continuait, Ulric, ne pouvant
davantage contenir sa colère, la prit par le bras
et la mit dehors.
p53
Peu à peu Rosette sortit de son abattement, et
lorsque, revenue presque entièrement à elle, elle
aperçut un jeune homme dans cette chambre elle
se croyait seule, elle ne put retenir un cri
d' étonnement.
-pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric
très-doucement, si j' ai pris la liberté d' entrer
chez vous...
-je... ne... vous connais pas... je ne sais,
monsieur... répondit la jeune fille en balbutiant.
-tout à l' heure, reprit Ulric, j' ai entendu appeler
au secours, et je suis monté ; voilà comment vous me
trouvez ici. Veuillez m' excuser si j' ai pris la
liberté de rester ; dans les circonstances
douloureuses vous vous trouvez, et vous voyant
seule, j' ai cru devoir rester pour me mettre à votre
disposition...
-merci, monsieur, dit Rosette. Je...
-la mort de votre mère nécessite des démarches à
faire ; il y a une foule de détails dont vous ne
pouvez vous occuper vous-même. Il faut prévenir vos
parents, vos amis, pour qu' ils viennent vous assister...
toutes ces courses, je les ferai. Ce sont là de
légers services qui se proposent et qui s' acceptent
entre voisins, car je suis le vôtre ; je m' appelle
Marc Gilbert ; je suis
p54
ouvrier et je travaille dans la fabrique de
M Vincent...
-je n' ai ni parents ni amis ; je n' avais que ma
re. -ah ! Mon Dieu ! Comment faire ? Qu' est-ce
que je vais devenir ? S' écria Rosette en pleurant.
Ce cri, qui révélait un abandon et une misère si
profonds, émut Ulric.
-s' il en est ainsi, mademoiselle, dit-il à Rosette,
par amour même pour votre mère, vous devriez accepter
mes propositions, et me laisser le soin de veiller
aux tristes devoirs qu' il reste à accomplir.
Après une longue hésitation, Rosette se laissa
convaincre et accepta les offres de service que lui
faisait Ulric.
Le lendemain un modeste corbillard emmenait à
l' église le corps de la mère Durand, et de là au
cimetière, où Ulric avait acquis une fosse
particulière pour que l' orpheline t y agenouiller
son souvenir filial.
Deux jours après l' enterrement de sa mère, Rosette
vint chez Ulric pour le remercier de ce qu' il avait
fait pour elle. Elle exprima sa reconnaissance avec
p55
une franchise et une sincérité telles qu' Ulric
resta encore plus ému après cette seconde entrevue
qu' il ne l' avait été lors de sa première rencontre
avec la jeune fille.
Quelque temps après, comme il rentrait chez lui le
soir, son portier lui remit une lettre. Ulric,
inquiet de savoir qui pouvait lui écrire, courut
d' abord à la signature : il y trouva celle de
Rosette. La lettre contenait ces mots :
" Monsieur Marc,
" excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire ;
c' est que j' ai de mauvaises nouvelles à vous
apprendre, et je ne puis pas aller chez vous pour
vous les dire. Il y a des méchantes gens dans la
maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux
à cause du service que vous m' avez rendu. J' ai
beaucoup de chagrin, et je voudrais vous voir un
moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je
passerai par la grande allée du jardin des plantes.
" votre servante bien reconnaissante,
" Rosette Durand. "
p56
Ulric courut au rendez-vous que lui donnait
l' orpheline. Elle venait seulement d' arriver. Sans
parler, elle prit le bras d' Ulric, et le jeune
homme s' aperçut que son coeur battait avec violence.
Son visage était pâle, fatigué, et laissait voir
des traces d' une rosée de larmes. -il la conduisit
dans une allée peu fréquentée, et la fit asseoir
auprès de lui sur un banc désert.
-qu' est-il arrivé, Rosette ? Demanda Ulric.
-ne l' avez-vous pas deviné en lisant ma lettre ?
Répondit la jeune fille en baissant les yeux. Oh !
C' est horrible, ce qu' on a dit ! Ajouta-t-elle
précipitamment, et une rougeur d' indignation
empourpra son visage.
-et bien, dit Ulric, -qu' a-t-on pu dire ? -que
j' étais votre amant, -n' est-ce pas ?
-si on n' avait dit que cela, je ne souffrirais pas
tant, continua Rosette, -car se serait seulement
ma vertu qu' on attaquerait ; -mais c' est plus
horrible. On a dit que nous avions jo tous les
deux une comédie, le jourme où ma re est morte.
Ce service que vous m' avez si généreusement rendu
sans
p57
me connaître, on a dit que c' était une spéculation,
un marché... conclu et payé... devant le corps de
ma mère...
-c' est odieux ! On a dit cela ? Fit Ulric.
-et depuis quelques jours tout le monde le répète
dans la maison, dit Rosette.
-eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y
faire ? Ce que vous m' apprenez ne m' étonne pas. Je
comprends que vous vous soyez indignée de cette
monstrueuse calomnie ; mais, à vrai dire, j' eusse été
surpris davantage si elle n' avait pas été faite. Il
y a des gens qui ne peuvent pas comprendre qu' on
fasse le bien seulement pour le bien ; nous avons
affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions,
quoi que nous fassions, l' honnêteté de nos relations
sera toujours criminelle à leurs yeux.
En ce moment une ombre passa rapidement devant le
banc sur lequel ils étaient assis, et une voix leur
jeta ces mots en passant : bonsoir, les amoureux !
Rosette tressaillit et se serra auprès d' Ulric.
Tous deux venaient de reconnaître la voix d' une de
leurs voisines.
p58
Iv
peu de jours après leur entrevue au jardin des
plantes, Ulric et Rosette quittaient ensemble la
maisonils s' étaient connus, et emménageaient
dans un logement commun, situé dans une des rues
désertes et tranquilles qui avoisinent le Luxembourg.
Sa liaison avec Rosette n' avait été dans le principe
pour Ulric que le résultat d' une affection
tranquille et presque protectrice que la jeune
orpheline lui avait tout d' abord inspirée. Mais peu
à peu, à sa grande surprise et à sa grande joie,
comme un homme qui recouvre tout à coup un sens
perdu, il comprit qu' il aimait Rosette.
Alors une nouvelle existence commença pour lui.
Cette misanthropie are, ce dégoût obstiné des
hommes et des choses qui auparavant se trahissaient
dans toutes ses réflexions et dans ses moindres
paroles, s' adoucirent graduellement, et son esprit
retrouva le chemin qui conduit aux bonnes pensées.
p59
Cependant quelquefois, par une brusque transition,
il lui arrivait de retomber dans les ombres de
l' incertitude, un souvenir importun des jours passés
apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale
prophétie de l' avenir. Il voyait alors se dresser
devant lui le fantôme jaloux des femmes qu' il avait
aimées jadis, et toutes lui criaient : souviens-toi
de nos leçons ! Comme toutes celles qui ont ten
de faire battre ton coeur si bien pétrifié, ta
nouvelle idole te prépare une déception : fuis-la
donc aussi, celle-là qui est notre soeur à nous
toutes, qui t' avons trompé. D' ailleurs, tu te
trompes toi-même en croyant l' aimer :
-les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe ;
-tu as pris un tressaillement de ton coeur pour une
surrection, ton coeur est bien mort...
mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant
lui Rosette, heureuse et belle, Rosette, dont le
coeur, gonflé d' amour et de juvénile gaieté, semblait,
comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en
flots de sourires. Alors, en regardant ce doux
visage, en écoutant cette voix vibrante d' une douceur
sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la fée
souriante
p60
de sa vingtième année, et il l' entendait lui dire :
-c' est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont
tu t' es si mal servi. Tu m' as renvoyée avant l' heure,
et pourtant je reviens vers toi. J' ai de grands
trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés,
j' en aurai encore d' autres. Laisse-toi conduire où
je veux te mener : c' est à l' amour. Tu t' es trompé,
et l' on t' a trompé, toutes les fois que tu as cru
aimer ; cette fois ne repousse pas l' amour sincère.
Celle qui te l' apporte a les mains pleines de
bonheur, et elle veut partager avec toi. Laisse-toi
rendre heureux ; il est bien temps.
Alors Ulric, couvrant de baisers insensés le visage
et les mains de sa petite Rosette, entrait dans une
exaltation dont la jeune fille s' étonnait et
s' effrayait presque. Il lui parlait avec un langage
dont le lyrisme, souvent incompréhensible pour elle,
faisait craindre à Rosette que son amant ne fût
devenu fou.
-merci ! Mon dieu ! S' écriait Ulric, vous êtes bon !
La vie a longtemps été pour moi un lourd fardeau,
-vous le savez. Il est arrivé un moment où nulle
force humaine n' aurait pu le supporter ; j' ai failli
fléchir et m' en débarrasser par un crime. -vous
l' avez
p61
vu. J' ai douté un instant de votre justice
souveraine ; puis au bord de l' abîme j' étais
penché déjà, j' ai crié vers vous du fond de mon âme :
ayez pitié de moi ! Vous m' avez entendu, vous avez
envoyé cette femme à mon côté, et vous m' avez sauvé
par elle. -merci ! Mon dieu ! Vous êtes bon !
-comme tu m' as aià temps, ma pauvre Rosette !
Et comme tu as bien fait de m' aimer ! Si tu savais...
maintenant, je ne suis plus le même qu' autrefois.
Le bain de jouvence de ton amour m' a métamorphosé.
Dans moi, hors moi, tout est changé. J' ai laissé au
fond de mon passé ténébreux tout ce que j' avais de
flétri : passions mauvaises, instincts haineux,
pris des hommes. Je renais à la lumière du jour,
pur comme un enfant ; je salue la vie comme une
bonne chose que j' ai longtemps maudite, dédaignée ;
et cela, je le dis en vérité, parce que je t' aime,
et parce que tu m' aimes.
Rosette, dont l' esprit n' avait pas fréquenté le
dictionnaire familier aux passions exaltées, comme
l' était devenue celle d' Ulric, ne comprenait
peut-être pas bien les mots dont il se servait, mais
sous l' obscurité
p62
du langage elle devinait le sens, et, à défaut de
paroles, elle répondait par des caresses.
Pendant près d' un an ce fut une belle vie.
Ulric et Rosette continuaient à travailler chacun
de son côté ; et comme ils menaient l' existence
régulière et tranquille des ménages d' ouvriers
laborieux et honnêtes, on les croyait mariés, et
plus d' une fois leurs voisins leur firent des avances
pour établir entre eux des relations de voisinage.
Mais l' un et l' autre avaient préféré rester dans la
solitude de leur amour, et s' étaient obstinément
efforcés à vivre en dehors de toute relation avec les
étrangers.
Un jour, pendant l' absence de Rosette, Ulric reçut
la visite d' un jeune homme qui lui apportait une
lettre.
Cette lettre était adressée à m le comte Ulric De
Rouvres.
En lisant cette suscription, Ulric ne put s' empêcher
de pâlir.
-vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui
avait apporté le billet ; cette lettre n' est pas pour
moi... je m' appelle Marc Gilbert.
p63
-pardon, monsieur le comte, répondit le jeune
homme en souriant. Ne craignez point d' indiscrétion
de ma part. Je suis envoyé par Me Morin, votre
notaire. Des motifs très-sérieux l' ont mis dans
l' obligation de vous rechercher, et ce n' est qu' après
bien des peines et des démarches que nous avons pu
parvenir à vous découvrir... cette lettre, qui est
bien pour vous, car, ayant eu l' honneur de vous voir
dans l' étude de mon patron, je puis vous reconnaître,
cette lettre vous apprendra, monsieur le comte, les
raisons qui ont forMe Morin à troubler votre
incognito.
Ulric comprit qu' il était inutile de feindre plus
longtemps, et prit lecture du billet que lui
adressait son notaire.
Il ne contenait que ces quelques lignes :
" monsieur le comte,
" étant sur le point de vendre mon étude, je
désirerais vivement avoir avec vous un entretien
pour vous rendre compte des fonds dont vous avez
bien voulu me confier lepôt il y a dix-huit mois.
Depuis cette époque, les neuf cent mille francs
déposés par vous
p64
entre mes mains se sont presque augmentés d' un
tiers, gce à des placements avantageux et dont je
puis garantir la sûreté pour l' avenir ; toute cette
comptabilité est parfaitement en ordre, et je
voudrais vous la soumettre avant de résigner mes
fonctions. C' est pourquoi je vous prie, monsieur le
comte, de vouloir bien m' assigner un rendez-vous.
Selon qu' il vous plaira le mieux, j' aurai l' honneur
de recevoir chez moi m le comte Ulric De Rouvres,
ou je me rendrai chez M Marc Gilbert.
" recevez, etc.
Morin. "
-veuillez répondre à M Morin que j' irai le voir
demain, dit Ulric au clerc de son notaire quand il
eut achevé la lettre dont le contenu venait
brutalement lui rappeler un passé, une fortune et
un nom qu' il avait complétement oubliés. Aussi la
lecture de cette lettre le jeta-t-elle dans un
courant d' idées qui amenèrent sur son front un nuage
de tristesse et d' inquiétude dont Rosette s' aperçut
le soir en rentrant.
Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit
par un banal prétexte d' indisposition. Le lendemain
p65
il alla voir son notaire ; et, après avoir écouté
très-indifféremment les explications que M Morin
lui donna sur l' administration de sa fortune, Ulric
le pria de transmettre à son successeur tous les
pouvoirs qu' il lui avait donnés ; il insista surtout
pour qu' à l' avenir, et sous aucun prétexte, on ne
vînt déranger son incognito, qu' il voulait encore
conserver.
-ne désirez-vous pas que je vous remette quelque
argent ? Demanda M Morin à son client singulier.
-de l' argent ? Dit Ulric ; non, j' en gagne...
il rentra chez lui l' esprit plus libre, le front
rasséréné, et retrouva auprès de Rosette la
tranquille et charmante familiarité que l' incident
de la veille avait vaguement refroidie. Mais le
malheur avait fait brèche dans le ménage.
Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric
était employé comme contre-maître fut ruinée par
un incendie. Ulric chercha de l' occupation dans
d' autres établissements ; il essaya de se placer
seulement en qualité d' ouvrier ; mais on était alors
au milieu d' une
p66
crise commerciale, et un grand relâche s' était
opéré dans les travaux de son industrie. Les patrons
avaient été dans la nécessité de mettre à pied une
partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras
libres, -la sinistre liberté de la misère ; et lui,
ult-millionnaire, il comprit l' épouvante du
père de famille, pour qui la saison du chômage est
aussi l' époque de la famine.
-pourtant, pensait-il au retour de ses courses
infructueuses, je n' aurais qu' un mot à dire...
quant à Rosette, jamais peut-être elle n' avait été
plus gaie, jamais ses dix-huit ans en fleur n' avaient
embaumé la maison d' un plus doux parfum de jeunesse
et d' amour. Seulement elle travaillait deux heures
de plus soir et matin ; -et le petit ménage vécut
heureux encore un mois, malgré les privations
imposées par la nécessité.
à la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le
soir, à la nuit tombante, choisissant les rues
désertes, Rosette s' aventura dans ces comptoirs
d' usure patentés vers lesquels les premiers vents
de l' hiver poussent une foule de misères frissonnantes,
qui viennent,
p67
timides et honteuses, demander au prêt le maigre
repas du soir ou le petit cotret de bois vert qui
doit pour une heure enfumer la mansarde humide.
Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les
magasins du mont-de-piété. Et cependant, durant cette
lutte avec la misère, Ulric éprouvait la volupté
singulière qui, chez quelques natures,sulte d' un
sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son
amour souffrait en voyant la pauvre Rosette sortir
le matin, par le brouillard et le froid, vêtue d' une
pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée
jadis pour cause de vétusté et devenue maintenant
son uniquetement. Mais l' esprit d' analyse
l' emportait sur le coeur. La manie de l' expérience
étouffait la voix de l' humanité, -et il voulait
savoir jusqu' à combien de degrés pourrait atteindre
le dévouement de Rosette.
Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu' il
allait chercher tous les soirs dans la maison
elle travaillait, Ulric entendit deux femmes
marchant derrière lui, mises avec le somptueux
mauvais goût des lorettes bourgeoises, railler la
toilette de Rosette, qui faisait
p68
effectivement une antithèse avec la rigueur de la
saison.
-tiens, vois donc, disait l' une, une robe
d' indienne ; c' est original.
-et un chapeau de paille, ajoutait l' autre, en
novembre ; c' est un peu tôt ou un peu tard.
Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point
paraître. Quant à Ulric, il lança aux deux femmes
un coup d' oeil chargé de colère et depris.
Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris
d' une crise violente dont l' exaltation effraya
Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions
d' amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et
embrassant à pleines lèvres la petite robe bleue
dont elle était vêtue, il s' écria :
-ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu
souffres ; hier et aujourd' hui tu as eu froid,
demain tu auras faim peut-être. Si tu voulais, ta
jeunesse pourrait s' épanouir au milieu d' une
existence de joie et de plaisir, au lieu de rester
emprisonnée dans la misère. Mais patience, les bons
jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante,
parée, tu auras de la
p69
soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu
voudras, ma cre. -ah ! Quels trésors pourraient
payer ton sourire ? -tu ne travailleras plus... tes
pauvres mains, mordues tout le jour par l' aiguille,
elles ne feront plus rien que se laisser embrasser
par mes lèvres. Oh ! Ma chère Rosette, ma pauvre
fille ! ... patience, tu verras.
En cet instant Ulric était bien déci à aller le
lendemain chercher de l' argent chez son notaire.
Le lendemain, en effet, il se présenta chez le
successeur de M Morin, qui, prévenu d' avance sur les
excentricités de son client, ne parut point surpris
du costumelabré sous lequel il voyait le comte
De Rouvres.
-monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me
remettre quelque argent.
-je suis à votre disposition : quelle somme
désirez-vous, monsieur le comte ? Demanda le notaire.
-j' ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric.
Le notaire entendit cinq mille francs. -il ouvrit
sa caisse et en tira cinq billets de banque, qu' il
posa sur son bureau en face d' Ulric.
p70
-pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez
trop ; c' est seulement cinq cents francs que j' ai
eu l' honneur de vous demander.
Le notaire resserra les billets, et compta
vingt-cinq louis à Ulric, qui les mit dans sa poche
après avoir signé la quittance.
Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait
joyeusement, Ulric fut pris de réflexions qui lui
firent regretter la démarche qu' il venait de faire.
Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette
la possession de cette somme, qui aurait, pour la
pauvre fille, l' apparence d' une fortune ? Ulric lui
avait trop souvent répété qu' il n' avait aucune
connaissance, aucun ami, aucune protection, pour
qu' il pût prétexter un emprunt fait à quelque
personne. Mais ce n' était pas encore là le vrai
motif qui inquiétait Ulric : le motif réel avait
sa cause dans l' égoïsme dont était pétri l' amour
violent qu' il éprouvait pour Rosette. Ulric se
savait, plus que tout autre, habile à se créer des
tourments imaginaires. Enclin à faire ce qu' on
pourrait appeler de la chimie morale, il ne pouvait
s' empêcher de soumettre tous ses sentiments, toutes
p71
ses sensations aux expérimentations d' une logique
impitoyable. Il avait remarqué que son amour pour
Rosette, amour né d' ailleurs dans des conditions
particulières, avait acquis une violence nouvelle
depuis qu' une misère, chaque jour plus agressive,
avait assailli le ménage.
à ce dénûment Rosette avait toujours opposé non
unesignation muette, tristement placide et faisant
la moue, mais au contraire une indifférence en
apparence si vraie, un oubli si complet, un si
profond dédain du lendemain, qu' Ulric éprouvait
un charme étrange à voir cette créature si insolente
avec le malheur.
Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur
maladive qui peu à peu avait envahi le visage
amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix
dont la fraîche sérénité était souvent altérée par
des éclats métalliques, Ulric se demandait avec
inquiétude si ces fanfares de gaieté immodérée, ces
fusées de rires fous qui s' échappaient sans motifs
des lèvres de sa maîtresse, n' était point semblables
aux lumières fantastiques des lampes mourantes dont
les flammes,
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qui s' élancent par bonds capricieux et inégaux, ne
pandent jamais une clarté plus vive que lorsqu' elles
vont s' éteindre.
Alors son coeur se fendait de pitié. Il s' épouvantait
lui-même de ce déplorable égoïsme qui s' obstinait à
prolonger une situation misérable uniquement à
cause d' un sentiment qui caressait son amour-propre
plus encore que son amour.
Dans ces instants où il était sous l' impression d' un
esprit de justice, il s' emportait contre lui-même en
de violentes accusations.
-ce que je fais est lâche, pensait-il, je joue avec
cette malheureuse fille une comédie d' autant plus
horrible qu' elle court le danger d' en rester victime.
J' en fais froidement un holocauste à ma vanité. Pour
moi, sa jeunesse s' épuise, sa santé s' altère.
J' assiste tranquillement à ce martyre quotidien, et
tandis qu' elle tremble sous les frissons de la
fièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire.
-qu' ai-je besoin d' attendre plus longtemps ?
Ajoutait Ulric ; ne suis-je pasr qu' elle m' aime
comme je voulais être aimé ? Cet amour n' a-t-il pas
subi le contrôle de toutes
p73
les expériences, et de toutes les épreuves n' a-t-il
pas traversé sans s' altérer la plus dangereuse, -la
misère ? Que me faut-il de plus ? -et si Marc
Gilbert a trouvé sa perle, pourquoi Ulric De
Rouvres ne s' en parerait-il pas ? -comme Lindor,
errant sous le manteau d' un pauvre bachelier, j' ai
rencontré ma Rosine ; pourquoi ne ferais-je pas
comme lui ? Pourquoi, à la fin de la comédie,
n' écarterais-je pas le manteau qui cache le comte
Almaviva ? Rosette n' en sera-t-elle pas moins
Rosette ? Non, sans doute... et pourtant j' hésite ;
pourtant je perpétue volontairement une existence
dangereuse et presque mortelle pour cette pauvre
fille... et pour mon châtiment, si Dieu voulait
qu' elle mourût, je l' aurais tuée moi-même avec
préméditation ! Et pourtant j'site... -pourquoi ? ...
alors une voix qui sortait de lui-même lui
pondait :
-tu hésites, parce que tu sais bien qu' aussitôt
après avoir révélé qui tu es réellement à ta
maîtresse, ton amour sera empoisonné par les
chantes pensées que te soufflera l' esprit de
doute. Ton coeur n' a pas pu se soustraire à la
tutelle de ta raison, et ta raison
p74
trouvera une éloquence pleine de sophismes cruels
pour te prouver que Rosette ne t' aime plus qu' à
cause de ton nom, de ta fortune ; tu te laisseras
persuader qu' elle était lasse de toi, et qu' elle
t' aurait quitté si tu ne t' étais pas fait connaître ;
bien plus, tu arriveras à croire qu' elle ne t' a
jamais aimé, qu' elle jouait la comédie de l' amour,
comme tu jouais la comédie de la misère, parce qu' elle
savait qui tu étais avant même que tu la connusses.
Voilà pourquoi tu hésites.
En écoutant cette voix qui l' expliquait si bien
lui-même, Ulric ne pouvait s' empêcher de répondre :
-c' est vrai !
Alors il concluait de cette façon laconiquement
égoïste :
-l' amour de Rosette est la seule chose qui me
rattache à la vie ; je l' aime, et je crois à son
amour, parce que je ne suis pour elle qu' un ouvrier,
-que son dévouement me paraît sincère. -mais si
je lui révèle mon nom, mon amour sera frappé de mort,
parce que je ne croirai plus à celui de Rosette.
-et je ne veux pas que mon amour meure ; -car c' est
mon amour que j' aime.
p75
Telles étaient les réflexions d' Ulric en revenant
de chez son notaire.
Comme il passait sur un pont, une neige épaisse
commença à tomber, dispersée par un vent glacé.
Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la main
en disant :
-mon bon monsieur, la charité ; j' ai ma fille
malade, elle a froid, et j' ai faim.
-pauvre Rosette ! Murmura Ulric, elle aussi elle
a froid...
et il mit dans la main de la mendiante le rouleau
qui contenait les vingt-cinq louis.
Deux jours après les craintes d' Ulric se trouvaient
réalisées. Rosette tomba sérieusement malade. Aux
premières atteintes du mal, Ulric la fit conduire
dans un pital.
Quand il revint à la maison et qu' il se trouva seul
dans la chambre déserte, Ulric tomba dans une
prostration dans laquelle son être tout entier
demeura anéanti.
Ce fut son coeur qui sortit le premier de cet
anéantissement.
p76
Au milieu de cette chambre qui avait pendant si
longtemps été un paradis, il entendit s' éveiller le
choeur des souvenirs qui chantaient la joie des jours
passés. Comme un tableau fantasmagorique, il vit
bientôt se dérouler devant lui tous les épisodes du
poëme de son amour. Il vit Rosette, pétulante et
gaie, tournant, chantant dans la chambre, donnant ses
soins au nage, ou préparant le repas du soir qu' on
prenait en commun, assis au coin du feu, l' un auprès
de l' autre, et toujours à portée de lèvres.
Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler
la grande fête domestique dont son acquisition avait
été la cause. Toutes ces choses muettes semblaient
prendre une voix pour parler et lui dire avec un
doux accent de reproche :
-où donc est-elle-celle-là qui avait un si grand
soin de nous ? Et qu' as-tu fait de ta jeune amie ?
-ne reviendra-t-elle plus ? -disait la petite
glace entourée d' un humble cadre de bois de sapin
verni, ne reviendra-t-elle plus celle-là qui, coquette
pour toi seul, venait me demander des conseils ?
J' étais l' innocent complice de sa beauté modeste, et
p77
quand elle ondulait devant moi ses cheveux blonds,
j' aimais à lui dire : -tu es belle, ma pauvre fille
du peuple ; le printemps de la jeunesse sourit dans
tes yeux bleus comme le ciel d' une aube de mai, et
l' amour qui bat dans ton coeur fait monter à ton
front une pourpre charmante. Tu regardes tes mains,
et tu fais une petite moue en voyant tes doigts
mutilés par l' aiguille et les travaux du ménage. Ah !
Ne les cache pas ces marques de ton labeur diligent,
sois-en fière et montre-les ; pour celui qui t' aime
elles te parent plus que les bijoux les plus chers.
-hélas ! Ne reviendra-t-elle pas, et ne
fléchirai-je plus son image ?
-où donc est-elle, demandait la commode, où donc
est-elle l' enfant soigneuse et économe, qui jadis
était si heureuse en rangeant les frêles trésors de
sa coquetterie ? Il fut un temps où mes tiroirs
étaient pleins, et sa joie était grande à cette
époque de prospérité et d' abondance elle avait
peine à me faire contenir toutes ces petites choses
qui la rendaient si heureuse. Mais tour à tour sont
partis et le beau châle d' hiver, et la chaude robe
de laine, et l' écharpe
p78
aux couleurs vives qui semblait un arc-en-ciel
flottant, et les petits peignoirs d' été qu' elle
mettait le dimanche pour aller cueillir les roses
dans les plaines fleuries de Fontenay. Puis un jour
mes tiroirs se sont trouvés vides, et ne contenaient
plus que les papiers gris du mont-de-piété, contre
lesquels toutes ces pauvres richesses avaient été
échangées. Hélas ! Où donc est-elle, et ne
reviendra-t-elle plus, la fille sage et économe qui
avait si soin de nous ?
Et comme Ulric, pour fuir ces voix qui l' emplissaient
de tristesse, s' était réfugié sur la terrasse, il
aperçut, au milieu du petit jardin planté par son
amie, un oranger en caisse dont il lui avait fait
cadeau le jour de sa fête, et il entendit le frêle
arbuste qui disait : -où donc est-elle, celle à qui
tu m' as donné par un beau jour de fête ? Il faut
qu' elle soit malade ou morte, pour m' avoir oublié
tout une nuit sur cette terrasse, où la neige
glaciale m' a vêtu de blanc comme d' un linceul. Hier
au matin je l' ai vue encore ; elle m' avait mis là
parce qu' il faisait un peu de soleil, et que j' avais
froid dans la chambre l' on ne faisait plus de feu.
donc est-elle, pour m' avoir
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oublié, elle qui m' aimait tant et que j' ai rendue si
heureuse à l' époque de ma floraison ?las ! Le
froid de la nuit m' a tué et je ne refleurirai plus,
et quand reviendra le printemps, ses premières
brises trouveront mes rameaux morts et mes feuilles
fanées. Hélas ! donc est-elle celle, à qui tu m' as
donné par un beau jour de fête ?
Sous l' impression des sentiments qu' il éprouvait
en ce moment, Ulric s' épouvanta lui-même en voyant
dégagé de tout raisonnement sophistique, le
monstrueux égoïsme qui lui servait de mobile.
-je suis fou, s' écria-t-il ; ma conduite avec cette
pauvre fille est plus que stupide, elle est odieuse...
je vais la perdre, et avec elle tout le bonheur,
toute la jeunesse qu' elle avait su me rendre par cet
amour dévoué qui ne s' est pas démenti jusqu' au
dernier moment. Oh ! Non ! Non ! Ma pauvre Rosette,
tu ne mourras pas !
Ulric courut tout d' une haleine chez son notaire,
et le rencontra au moment même où celui-ci se
disposait à aller en soirée.
-monsieur, lui dit Ulric, les raisons, pour
lesquelles
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j' avais quitté le monde n' existent plus ; je quitte
mon incognito et je rentre dans la société ; je
reprends possession de ma fortune ; je vous prie donc,
dans le plus court délai qui vous sera possible, de
unir les fonds que j' ai déposés chez vous. En
attendant, et pour l' heure présente, de quelle
somme pouvez-vous disposer ?
-monsieur le comte,pondit le notaire, je puis
sur-le-champ vous remettre vingt-cinq mille francs.
-c' est bien, dit Ulric : je vais vous en signer
la quittance. Mais ce n' est pas tout, j' ai un autre
service à vous demander.
-je suis entièrement à vos ordres.
-il faut, dit Ulric, que d' ici à deux jours vous
m' ayez procuré un appartement habitable pour deux
personnes. Comme je n' ai pas le temps de m' occuper
de tous ces détails, je vous prierai également de
me trouver un homme d' affaires intelligent, qui
s' occupera de l' ameublement. Je veux que tout y soit
sur le pied le plus confortable, qu' on n' épargne rien.
Je ne puis pas accorder plus de deux jours.
-je prends l' engagement de ne point dépasser
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ce délai d' une heure, répondit le notaire ; dans deux
jours, j' aurai l' honneur de vous faire prévenir.
Le lendemain matin Ulric courut à l' pital pour
voir sa maîtresse, et lui avouer qui il était. Elle
était hors d' état de le comprendre ; la fièvre
rébrale s' était déclarée pendant la nuit, et elle
avait le délire.
Ulric voulait l' emmener, mais les decins
s' opposèrent au transport ; néanmoins ils donnèrent
quelque espérance.
Au jour fixé, l' appartement du comte Ulric De
Rouvres était préparé. Ulric y donna rendez-vous
pour le soir même à trois des plus célèbres médecins
de Paris. Puis il courut chercher Rosette.
Elle venait de mourir depuis une heure.
Ulric revint à son nouveau logement, où il trouva
son ancien ami Tristan, qu' il avait fait appeler, et
qui l' attendait avec les trois médecins.
-vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric à
ceux-ci. La personne pour laquelle je désirais vous
consulter n' existe plus.
Tristan, resté seul avec le comte Ulric, n' essaya
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pas de calmer sa douleur, mais il s' y associa
fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les
splendides obsèques qu' on fit à Rosette, au grand
étonnement de tout l' pital. Il racheta les objets
que la jeune fille avait emportés avec elle, et qui,
après sa mort, étaient devenus la propriété de
l' administration. Parmi ces objets se trouvait la
petite robe bleue, la seule qui restât à la pauvre
défunte. Par ses soins aussi, l' ancien mobilier
d' Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut
transporté dans une pièce de son nouvel appartement.
Ce fut peu de jours après qu' Ulric, décidé à
mourir, partait pour l' Angleterre.
Tels étaient les antécédents de ce personnage au
moment où il entrait dans les salons du café de Foy.
L' arrivée d' Ulric causa un grand mouvement dans
l' assemblée. Les hommes se levèrent et lui
adressèrent le salut courtois des gens du monde.
Quant aux femmes, elles tinrent effrontément pendant
cinq minutes le comte De Rouvres presque embarrassé
sous la batterie de leurs regards, curieux jusqu' à
l' indiscrétion.
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-allons, mon cher trépassé, dit Tristan en faisant
asseoir Ulric à la place qui lui avait été réservée
auprès de Fanny, signalez par un toast votre rentrée
dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan
en désignant Fanny, immobile sous son masque,
madame vous fera raison. Et vous, dit-il tout bas à
l' oreille de la jeune femme, n' oubliez pas ce que je
vous ai recommandé.
Ulric prit un grand verre rempli jusqu' au bord et
s' écria :
-je bois...
-n' oubliez pas que les toasts politiques sont
interdits, lui cria Tristan.
-je bois à la mort, dit Ulric en portant le verre
à ses lèvres, après avoir salué sa voisine masquée.
-et moi, répondit Fanny en buvant à son tour...
je bois à la jeunesse, à l' amour.
Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire
de flamme s' alluma sous son masque de velours.
En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa
chaise, et, prenant dans sa main la main que Fanny
lui abandonna, il lui dit :
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-répétez, répétez, madame...
Fanny reprit son verre, qu' elle n' avait achevé qu' à
demi, et répéta avec un accent d' enthousiasme
juvénile :
-je bois à la jeunesse, je bois à l' amour !
-c' est impossible... cette voix, d' où vient-elle ?
Ce n' est pas cette femme qui a parlé. De quelle
tombe est sortie cette voix ? Quelle est cette
femme ? Murmura Ulric en interrogeant du regard
Tristan, qui se borna à lui répondre : -vous
avais-je menti ?
Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny
laissa tomber le capuchon de son domino en même
temps qu' elle détachait son masque, et avec une grâce
adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit
en lui parlant de si près qu' il sentit la fraîcheur
de son haleine :
-me ferez-vous raison, monsieur le comte ?
En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet,
foudroyé, presque épouvanté.
Fanny était admirablement belle ce soir-là.
Une couronne de petites roses naturelles était posée
sur son front comme une auréole printanière, et les
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brins de son feuillage faisaient une alliance
charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les
crêpelures avaient l' éclat lumineux de l' or en
fusion. C' était, comme idéalisée par un poëte
mystique, une de ces adorables figures qui sourient
si doucement dans les toiles de Greuze.
-Rosette ! Ma Rosette ! ... c' est Rosette ! ...
s' écria Ulric à demi fou.
-pour tout le monde je m' appelle Fanny, dit la
jeune femme en inoculant à Ulric une exaltation qui
croissait à chaque coup de son regard bleu, -je
m' appelle Fanny ; j' ai dix-huit ans, et je suis une
des dix femmes de Paris pour qui les hommes les
plus considérables marcheraient à deux pieds sur tous
les articles du code pénal. La porte par l' on sort
de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le
cimetière, et pour y pénétrer, il y a des pères qui
ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont
ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher
pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et
pendant une lieue sur un chemin pavé d' or ; pour
l' instant je vous parle, je suis presque ruinée
à cause d' un accès de confiance
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que j' ai eu dans un moment d' ennui. Aussi, pendant
un mois, vais-je coûter très-cher. Voilà quelle
femme je suis, monsieur le comte, ajouta Fanny en
terminant son cynique programme, et, par un dernier
coup d' oeil provocateur, elle sembla dire à Ulric :
-maintenant, monsieur, que désirez-vous de moi ?
Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu' elle avait
dit ; il n' avait entendu que le son de la voix sans
prêter d' attention aux paroles ; il regardait
fixement Fanny, comme on regarde un phénomène, et
n' interrompait sa contemplation que pour murmurer de
temps en temps :
-Rosette ! Rosette !
-eh bien ! Vint lui demander tout bas son ami
Tristan, -ce que vous avez vu ne vaut-il pas la
peine du voyage que je vous ai fait faire ?
-mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai
plus repartir, dit Ulric en montrant Fanny, qui
feignait d' être indifférente à la conversation des
deux hommes, bien qu' elle n' en perdît pas un mot.
-enfin, dit Tristan en tirant Ulric à l' écart,
que voulez-vous faire ?
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Ulric parla longuement, en baissant la voix, à
l' oreille de Tristan, et quand il eut achevé,
Fanny, qui redoublait d' attention, entendit Tristan
qui répondait à son ami :
-je vous assure qu' elle acceptera.
-que d' affaires pour une chose si simple ! Murmura
la créature en elle-même ; mais elle ne put
dissimuler une certaine inquiétude en voyant que le
comte De Rouvres se disposait à se retirer. En
effet, Ulric ne pouvant pas contenir l' émotion qu' il
avait éprouvée en se trouvant en face du fantôme
vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué
tous les convives et venait de sortir, reconduit
jusqu' au dehors par son ami Tristan.
-eh bien ! Ma chère, dirent les autres femmes en
voyant la mine dépitée de Fanny, voilà une conquête
manquée !
-je sais bien pourquoi, répondit celle-ci. Je l' ai
mis au pied du mur. Il est ruiné.
-encore une fois, vous êtes dans l' erreur, ma
belle, dit Tristan qui venait de rentrer dans le
salon.
-eh bien ! Alors, je ne vous fait pas compliment,
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mon cher, répliqua Fanny. Malgré toute la mise en
scène et la bonne volonté que j' y ai mise pour ma
part, votre plan me paraît complétement manqué. Votre
ami ne m' a pas même fait l' honneur de demander à être
reçu chez moi.
-mon ami est un homme bien élevé et un homme de
sens ! Il ne s' amuse pas à faire des demandes
inutiles. Vous n' êtes pour lui qu' une curiosité, un
objet d' art, un portrait, et rien de plus, ma chère,
pondit insolemment Tristan. Il m' a chargé d' être
son homme d' affaires, et voilà ce qu' il vous propose
par mon entremise.
-ah ! Voyons un peu.
-je vous préviens d' avance qu' on ne vous a jamais
fait de proposition semblable.
-mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes
sur le gril de l' impatience.
-nous y voici. écoutez, dit Tristan en s' adressant
particulièrement à Fanny. Le comte Ulric De
Rouvres renouvelle votre mobilier.
-le mien a six mois. Soit, dit Fanny.
-c' est presque séculaire, ajouta un des hommes.
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-le comte Ulric vous loue, dans une rue qu' il a
choisie lui-même, une chambre de 160 francs. -ne
m' interrompez pas. -dans cette chambre il fait
disposer un charmant nage d' occasion, qu' il tient
caché en quelque endroit. Les meubles seront garnis
de tous les objets de toilette qui vous seront
nécessaires ; mais je vous préviens que toute cette
garde-robe est d' occasion comme les meubles, et la
robe la plus chère ne vaut pas vingt francs.
-après ? Dit Fanny.
-après, continua Tristan, le comte Ulric vous
trouvera, dans une maison à lui connue, une
occupation qui vous rapportera quarante sous par
jour.
-quelle occupation ? Demanda Fanny.
-je n' en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez
qu' autant que cela pourra vous amuser ; seulement
vous aurez soin de vous faire sur le bout des doigts
des piqûres d' aiguille. Vous irez dans cette maison
depuis le matin jusqu' au soir. Mon ami, m le comte
De Rouvres, ira vous chercher pour vous reconduire
au sortir de votre besogne et vous ramènera à votre
chambre, où vous passerez la soirée avec lui. à dix
p90
heures vous serez libre de votre personne ; mais le
lendemain, dès sept heures, vous serez à la
disposition de M De Rouvres, qui vous conduira à
votre travail. Le dimanche, quand le temps sera beau,
vous irez avec lui à la campagne manger du lait et
cueillir des fraises. En outre, vous appellerez
M De Rouvres Marc, et vous apprendrez, pour
les lui chanter, quelques chansons qu' il aime à
entendre. Vous lui préparerez aussi vous-même certaine
cuisine dont il vous indiquera le menu.
-est-ce tout ? Demanda Fanny qui ne savait pas
si Tristan se moquait d' elle.
-ce n' est pas tout, reprit celui-ci. -pendant
deux mois de l' hiver vous irez travailler, -ou du
moins dans la maison où vous serez censée travailler,
-vêtue seulement d' une vieille petite robe
d' indienne bleue semée de pois blancs.
-mais j' aurai froid.
-certainement, d' autant plus que pendant ces
deux mois d' hiver vous ne ferez pas de feu dans votre
chambre.
-ah ! Dit Fanny, j' ai connu des gens singuliers,
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mais votre ami les surpasse ; le comte De Rouvres
me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me
propose-t-il pas tout de suite de me couper la tête
pour la faire encadrer comme étant le portrait de
sa maîtresse ?
-il y a pensé, dit tranquillement Tristan.
-et après ? Reprit Fanny. Est-ce là tout ?
-c' est tout, dit Tristan.
-voilà ce qu' il exige ? Et moi, que puis-je exiger
en échange de cette comédie, si je consens à la
jouer ?
-le comte De Rouvres vous offre le traitement
d' un ministre : cent mille francs par an !
-c' est sérieux ? S' écria Fanny.
-très-sérieux. -on passera, si vous l' exigez, un
acte notarié.
-mais il est donc décidément bien riche ?
-il a plus d' un million de fortune.
-et combien de temps durera cette fantaisie ?
-tant que vous le voudrez. Ah ! J' oubliais de vous
dire qu' en acceptant ces conditions, vous changez de
nom, comme mon ami. Il s' appellera Marc Gilbert,
et vous vous nommerez Rosette.
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-eh bien ! Fanny, demanda à celle-ci une de ses
compagnes, qu' en dis-tu ?
-mesdames, répondit Fanny, je ne vous connais
plus. Je m' appelle Rosette, et je suis la maîtresse
vertueuse de M Marc Gilbert.
Le lendemain soir, dans l' ancienne chambre de la
rue de l' ouest, où Ulric avait habité pendant un an
avec Rosette, Fanny, vêtue de la petite robe bleue
à pois blancs, attendait la première visite du comte
De Rouvres, qui ne tarda pas à arriver, revêtu de
son ancien costume d' ouvrier.
Pendant la première heure, et pour mieux faire
comprendre à Fanny l' esprit du personnage dont elle
devait jouer le rôle, Ulric raconta à Fanny ses
amours avec Rosette.
-ce que je vous demande avant tout, dit-il, c' est
de ne jamais me parler de ma fortune, et, le plus que
vous pourrez feindre de l' ignorer vous-même sera le
mieux.
-alors, monsieur, répondit Fanny en tirant de la
poche de sa petite robe bleue un papier qu' elle
présenta à Ulric, reprenez cette lettre qui vous
appartient ;
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car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais
pas m' empêcher de me rappeler que vous n' êtes pas
M Marc Gilbert, mais bien m le comte De Rouvres.
Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit la lettre
et l' ouvrit.
C' était la lettre qu' il avait reçue de son ancien
notaire, M Morin, quand celui-ci, prêt à vendre son
étude, lui demandait s' il voulait rentrer dans la
possession de sa fortune, dont les chiffres se
trouvaient établis dans cette lettre.
-vous avez trouvé cette lettre dans la poche de
cette robe ? Demanda Ulric en pâlissant.
-oui, répondit-elle, et voyant qu' elle vous était
adressée, j' ai cru devoir vous la remettre.
-mais, continua Ulric, cette robe appartenait à
Rosette, et pour que ma lettre s' y trouvât, il fallait
bien qu' elle en eût pris connaissance.
Fanny répondit par un sourire.
-alors, continua Ulric, Rosette savait qui j' étais,
-elle savait que j' étais riche, -et son amour...
ah ! Malheureux !
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Et il tomba anéanti sur le carreau...
environ un mois après, comme Fanny, revenue
dans son appartement, s' apprêtait à aller au bal
masqué, elle vit entrer chez elle Tristan, qui
tenait à la main un petit paquet.
-que m' apportez-vous là, -un cadeau ?
-c' est un legs que vous a fait avant de mourir
mon ami le comte De Rouvres.
-voyons, dit Fanny.
Mais elle devint furieuse en apercevant la petite
robe bleue.
-votre ami est un être ridicule, mort ou vivant ;
il m' a fait banqueroute de cent mille francs.
-ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan ;
et il tira de la poche de la robe un portefeuille qui
contenait cent billets de banque.
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la maîtresse aux mains rouges :
depuis quelque temps Théodore était beaucoup plus
assidu chez sa tante la lingère qu' aux cours de
l' école de médecine ; on ne le voyait plus au café et
il n' allait plus au bal.
Quel était ce mystère ?
Théodore était tout simplement amoureux d' une
ouvrière entrée depuis peu dans l' atelier de sa
tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant point
d' un certain esprit naturel, -telle était Clémence.
Elle arrivait de sa province, elle avait été
élevée fort rigoureusement par une parente vieille
et dévote. -et la première fois qu' il vit cette
jeune fille, Théodore, qui en amour était un garçon
très-improvisateur, en était tomsubitement épris.
Mais Clémence
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n' était pas une fille à ranger au nombre des
conquêtes faciles, comme il s' en fait tant les soirs
de bal, à l' aide de deux ou trois lieux communs
madrigalisés et d' une bouteille d' aï frappée. Aussi
Théodore comprit qu' il devait cette fois laisser de
té la devise veni, vidi, vici, qu' il avait
coutume d' arborer dans ses campagnes galantes.
Voici donc notre amoureux forcé d' étudier la
géographie du pays de Tendre, qu' il avait jusque-là
fort peu parcouru. Néanmoins Théodore ne se
désespéra pas... et tous les jours il venait passer
de longues heures chez sa tante, et, de ses yeux
chargés d' une mitraille d' amour, il assiégeait le
coeur de la petite provinciale... qui tâchait de se
défendre de son mieux.
Cependant la situation commençait à devenir critique.
Clémence avait dix-huit ans, âge où les rêves des
jeunes filles ont ordinairement des moustaches,
-brunes ou blondes. Clémence jura de se défendre.
Mais d' avance elle sentait qu' elle était vaincue. Elle
avait beau baisser les yeux devant Théodore, elle le
voyait mieux, et le jeune homme de se dire tout bas :
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voici qui va bien, à bientôt l' assaut définitif ! En
effet, le moment était venu où il ne pouvait être
tenté qu' avec succès.
Malgré toutes les précautions qu' elle prenait pour
le fermer, Clémence oublia un jour la clef sur la
porte de son coeur, -et l' amour entra.
Quelque temps plus loin, Clémence oubliait une
autre clef sur une porte, -celle de sa chambre, et
un matin on en vit sortir Théodore.
Théodore fut pendant trois mois très-enthousias
de sa maîtresse ; mais au bout de ce temps, son
amour tomba à quelques degrés au-dessous de l' estime
sincère, -point qui, au thermomètre de la passion,
équivaut à l' indifférence.
Pourtant, Clémence était toujours la me, soumise,
aimante, fidèle et coquette, juste ce qu' il fallait
pour plaire à Todore, qui, de son côté, devenait
de plus en plus insensible à ses coquetteries.
Enfin, résolu d' en finir avec cet amour, Théodore
fit un soir à sa maîtresse un de ces outrages que
toute autre femme n' t jamais pardonné. Au milieu
d' une conversation paradoxale d' art et d' amour
comparés,
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et devant une nombreuse compagnie, Théodore déclara
qu' il lui était impossible d' aimer une femme qui
n' aurait pas les mains blanches et les ongles opalis.
Cette brutale épigramme adressée aux mains rouges
et meurtries de la pauvre Clémence lui entra plus
avant et plus douloureusement dans le coeur que ne
l' eût fait un coup de poignard ; car cette méchanceté
aiguë atteignait plus encore son amour que son
amour-propre.
Cependant, comme elle avait beaucoup d' orgueil, son
parti fut pris sur-le-champ. Elle résolut de quitter
l' étudiant avant qu' il lui eût fait comprendre d' une
manière plus significative que leur liaison devait
avoir une fin.
Le lendemain, pendant que Théodore était au cours,
Clémence réunit en un paquet tous les objets qui
lui appartenaient et les fit transporter dans un
hôtel des environs, où elle avait choisi une chambre.
Cependant, comme elle ne se sentait pas le courage
de quitter Théodore avant de l' avoir revu, la jeune
fille attendit son retour. Peut-être espérait-elle
qu' il essayerait de lui faire oublier l' offense de
la veille ; et,
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si banale qu' eût été l' excuse, la pauvre enfant était
toute prête à l' accueillir par un pardon.
à minuit Théodore fit prévenir qu' il ne rentrerait
pas. -il voulait en effet éviter d' avoir avec sa
maîtresse une de ces explications qui, sans qu' on le
veuille, vous acheminent si souvent à un
raccommodement.
Clémence comprit que tout était fini. Elle écrivit
à la hâte un mot d' adieu, et sortit de sa chambre en
jetant au portrait de Théodore, qui au moins avait
l' air de lui sourire, un long regard humide de larmes.
Le matin, en rentrant, Todore trouva le billet de
sa maîtresse.
-vive la liberté ! S' écria-t-il quand il l' eut
achevé ; et il courut dans un café rejoindre ses
amis et leur raconter de quelle façon ferme et
brillante il venait de rompre sa chaîne.
Cependant, les premiers jours qui suivirent sa
paration d' avec Clémence Théodore trouva que sa
petite chambre était bien grande, et les premières
nuits il lui sembla que son lit était bien large.
Mais au bout de deux semaines la lacune était comblée.
p100
Cependant Clémence n' avait pas de nouvel amour et
se souvenait encore de Théodore. Elle avait du
reste conservé l' espérance que son amant reviendrait
à elle ; et pour un pas qu' il eût fait, elle était
toute disposée à en faire dix. Dans cet espoir d' un
rapprochement prochain, la pauvre délaissée s' était
surtout attachée à corriger, autant qu' il lui serait
possible, le défaut physique que Théodore lui avait
si brutalement reproché. Elle tenait à montrer à
l' ingrat qu' elle pouvait avoir les mains aussi
blanches que n' importe quelle lionne de n' importe
quelle aristocratie. Elle commença donc à prendre des
soins qu' elle avait négligés jusqu' alors. Elle eut des
savons, des poudres, des eaux qui lui coûtaient le
plus clair de son gain modique. Enfin elle alla me
jusqu' à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait
à peine le jour.
Chaque matin, en se levant, elle regardait avec
inquiétude le progrès de ses remèdes. hélas ! Ils
n' oraient pas vite ! Les soins du nage, qu' elle
tenait sur un point de propreté flamande ; les
travaux de couture surtout, tout cela neutralisait
l' action de ses soins coquets ; et si ses mains
avaient gagné quelque
p101
délicatesse comme forme, elles étaient restées, comme
devant, -rouges, ainsi que des cerises.
La pauvre Clémence ignorait que la meilleure pâte
pour blanchir les mains s' appelle l' oisiveté, et
l' eût-elle su d' ailleurs, elle n' eût point pu en
faire usage. C' était là un remède qui lui eût c
trop cher.
Elle resta donc avec ses mains rouges.
Un soir Clémence se rappela que, dans le beau
temps de leur amour, elle avait promis à Théodore de
lui broder une bourse pour le jour de sa fête, -et
ce jour n' était pas éloigné. -ah ! Pensa la jeune
fille en recueillant avec bonheur ce souvenir, j' aurai
encore le temps ; en recevant mon cadeau, il verra
que je ne l' ai pas oublié, et il reviendra peut-être.
Dès le lendemain elle se mit à l' oeuvre.
Il lui restait presque toute une semaine devant elle
pour ce travail ; c' était plus qu' il ne fallait, si
elle avait pu disposer de tout son temps. Mais comme
ses journées ne lui appartenaient point, huit jours
devaient à peine suffire. Clémence travailla la nuit.
On était dans l' hiver, -il faisait grand froid, -et
le budget de la jeune ouvrière ne lui permettait pas
de
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faire grand feu ; souvent même n' en faisait-elle
point du tout. C' est alors que ses pauvres mains
devenaient rouges, grand dieu ! Mais quand au matin
elle avait avancé sa bourse de quelques mailles, elle
oubliait froid et fatigue, et trouvait dans
l' espérance qu' elle avait d' une réconciliation
prochaine de nouvelles forces pour aller à son
travail du jour. Cependant ses veilles prolongées,
dans une chambre humide et mal close, les émotions
qui l' avaient agitée depuis quelque temps, altéraient
visiblement la santé de la jeune fille, qui n' y
apportait aucune attention.
Enfin le petit chef-d' oeuvre de patience et de bon
goût sortit achevé de ses mains, hélas ! Toujours aussi
rouges que les mains de l' aurore quand elle ouvre les
portes d' un ciel d' hiver. En admirant cette bourse,
dans laquelle elle avait mis tant de superstitieuses
espérances, Clémence eut un bon moment de joie. Elle
jeta un coup d' oeil sur les murs tristes de cette
chambre elle vivait dolente et solitaire, et elle
ne put s' empêcher de dire :
-avant peu, je n' y serai plus-ou je n' y serai
pas seule !
p103
La veille de la saint-Théodore, Clémence enveloppa
soigneusement sa bourse dans une boîte garnie de
coton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet
elle fit entrer toutes les fleurs qu' elle savait
préférées par Théodore ; elle fit ajouter aussi
toutes celles dont le langage emblématique pouvait
éveiller le souvenir. -hélas ! Réveille-t-on les
morts ?
Au coin d' une rue, Clémence confia son cadeau à
un commissionnaire.
-y a-t-il une réponse ? Demanda celui-ci.
-non, répondit la jeune fille. -Théodore viendra
lui-même, pensait-elle.
Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en
chemin un jeune homme qu' elle avait vu quelquefois
chez son amant.
-tiens, vous voilà, Clémence, lui dit l' étudiant ;
que devenez-vous donc ?
-vous savez bien ce qui est arrivé,pondit-elle.
-ah oui, c' est vrai ! Vous êtes fâchée avec
Théodore.
-fâchée ! Dit Clémence, oh ! Fâchée !
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-ah ! C' est égal... il vous regrette, allez.
-il me regrette ? Fit la jeune fille, en rougissant
de plaisir : il vous l' a dit ?
-non, pas précisément, -mais je le devine. -nous
allons ce soir au bal de l' ora, ajouta l' étudiant.
-Théodore y sera. -viendrez-vous ?
-oh ! Dit Clémence. Je ne crois pas... adieu.
-adieu, dit l' étudiant, qui continua son chemin
en sifflant.
-il me regrette ! Murmura Clémence quand elle fut
rentrée, j' en étais bien sûre, moi ! -quand il
verra que je me souviens encore de lui, il reviendra ;
-c' est l' amour-propre qui l' aura empêché de revenir
plus tôt... il ne voulait point faire le premier
pas... tous les hommes sont orgueilleux... et
Clémence se mit à chanter d' une voix souvent
interrompue par une toux douloureuse la jolie
chanson :
" Rosine à moi revient fidèle. "
seulement, sans s' inquiéter de la mutilation qu' elle
faisait subir au vers, elle y substitua le nom de
Théodore.
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-vers le milieu de la joure, -heure à laquelle
elle savait l' étudiant libre, -Clémence fit une
jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains, qu' elle
avait du moins su préserver des engelures.
-ah ! Disait-elle en les regardant, -elles ne
sont pas trop rouges aujourd' hui.
Et elle attendit.
Or, pendant qu' elle attendait, la nouvelle maîtresse
de Théodore, qui en ce moment était seule chez
l' étudiant, recevait l' envoi de Clémence.
Mademoiselle Coralie, qui était une personne rusée,
devina de suite que ces cadeaux venaient d' une
femme, et en voyant le C qui était brodé sur la
bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait
être Clémence, -qu' elle avait du reste connue.
-elle veut revenir. C' est bon, dit Coralie. Je sais
ce que j' ai à faire. -et elle se mit à machiner
tout bas une de ces vengeances doublées de fourberie,
-comme savent en trouver les femmes qui ont une
rivale en face de leur amour ou de leur vanité.
Une heure après Théodore entra.
En l' entendant monter, Coralie s' était cachée
derrière
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les rideaux de l' alcôve, après avoir eu soin de
laisser en évidence le bouquet et la bourse, pour
qu' ils tombassent d' abord sous les yeux de
Théodore, -ce qui arriva. -tiens, fit le jeune
homme étonné, qu' est-ce que c' est que ça ?
-quoi, tu ne le devines pas ? S' écria Coralie en
venant lui sauter au cou ; -quel jour sommes-nous
aujourd' hui ?
Théodore songea à sa fête.
-comment, c' est toi ? ... tu t' es souvenue, dit-il
en regardant sa maîtresse, qui ne baissa pas les
yeux.
-et qui donc veux-tu que ce soit ? Fit-elle.
-allons, se dit Théodore en lui-même, je ne
pouvais pas manquer d' avoir une bourse, -cette
pauvre Clémence m' en avait promis une. Mais,
demanda-t-il à Coralie, quand donc as-tu fait cela ?
-eh bien donc, et ma surprise ? Répondit Coralie.
-j' ai fait la bourse pendant la nuit-quand tu
dormais. J' ai eu joliment froid va... regarde donc...
il y a un C et un T... nos deux noms...
-pauvre chérie... dit Théodore... elle est
charmante,
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ta bourse... je veux que tu l' étrennes ce soir au
bal... tiens, voilà pour la garnir... et comme il
venait de recevoir sa pension, Théodore donna à
Coralie une belle pièce d' or...
-ah ! Pensa celle-ci en prenant les vingt francs,
j' ai une fière idée... en effet, le cerveau de cette
fille, qui était une fine mécanique à perfidie,
venait d' inventer quelque chose de bien noir sans
doute, car les yeux de Coralie brillèrent d' un éclat
extraordinaire... oh ! La bonne idée, fit-elle encore
tout bas. -la vipère se réjouissait de son
abondance de venin.
Cependant Clémence attendait toujours... à minuit
elle attendait encore... à une heure du matin, n' y
pouvant plus tenir, elle se décida à aller au bal de
l' opéra. -où on lui avait dit qu' elle trouverait
Théodore. Elle voulait le voir... il fallait qu' elle
le vît...
elle prit un peu d' argent-le reste de ses
économies-et sortit pour aller louer un domino.
Comme elle passait devant la loge du portier,
celui-ci l' appela.
-mademoiselle, j' ai quelque chose à vous remettre.
-Clémence était déjà dans la rue.
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à deux heures elle entrait au bal de l' opéra, le
visage soigneusement caché par un loup de velours.
Comme elle traversait la salle, elle aperçut d' abord
à quelques pas d' elle deux masques qui s' apprêtaient
à se mêler à un quadrille... c' étaient Théodore et
Coralie, et Clémence avait reconnu son amant. Elle
poussa un cri sourd et s' appuya contre une banquette
pour ne point tomber. Mais elle fit tant d' efforts
qu' elle parvint à comprimer la souffrance atroce qui
venait de se mettre à crier au fond de son coeur, et
seule elle en entendit le bruit...
Théodore avait donné la bourse et le bouquet qu' elle
lui avait envoyés à sa maîtresse nouvelle... en effet,
la bourse pendait à la ceinture de Coralie, et le
bouquet fleurissait sa main gantée de blanc.
Clémence resta cinq minutes à regarder Coralie et
Théodore danser devant elle.chaque figure du
quadrille ils s' embrassaient. -au moment de
s' élancer pour le galop, Coralie laissa tomber le
bouquet à terre. Elle voulut se baisser pour le
ramasser, mais Théodore l' enleva dans ses bras.
-il était tout fané, lui dit-il, je t' en achèterai
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un plus beau... et ils s' envolèrent dans le
tourbillon.
Clémence vit son bouquet foulé sous les mille pieds
du gigantesque galop.
Elle sortit du bal avec pcipitation-la tête
perdue, le coeur brisé, ne sachant pas d' elle
sortait, ignorant où elle allait... au bout de deux
heures de marche par une neige abondante et glacée,
le hasard ramena Clémence dans sa rue et devant sa
porte.
-tiens ! Vous voilà, mademoiselle, lui dit le
portier ; j' ai quelque chose pour vous depuis hier.
Je voulais vous le remettre quand vous êtes partie
pour le bal, mais vous ne m' avez pas répondu... c' est
un commissionnaire qui m' a apporté cela de la part
de M Théodore.
-Théodore ! Dit Clémence ; donnez vite, et elle
arracha une petite bte des mains du portier.
à peine arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la
boîte et y trouva un papier dans lequel était
enveloppée une pièce d' or toute neuve, qui s' en alla
rouler à terre avec un bruit sonore. -sur le papier
ces mots
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avaient été écrits au crayon : -j' ai reçu votre
bourse, -voici pour vos peines.
c' était la belle idée de Mademoiselle Coralie.
Clémence tomba à terre en poussant un gémissement.
Une voisine l' entendit et vint lui porter secours.
Elle eut toutes les peines du monde à retenir la
jeune fille, qui, prise du délire, voulait se jeter
par la fenêtre.
Le soir un decin fut appelé. -en voyant Clémence
il secoua la tête : -ceci est grave, dit-il, mais
il est encore temps.
Le lendemain Clémence se réveillait dans un hôpital.
Pendant huit jours, on eut des espérances. Mais le
matin du neuvième, en faisant sa visite, le médecin
se pencha à l' oreille de la soeur de charité, qui
s' approcha tristement du lit de Clémence.
-je sais ce que vous voulez me dire, ma soeur...
murmura la malade. Et elle demanda les sacrements.
Le soir, comme la religieuse s' apprêtait à quitter
la salle, Clémence la fit appeler.
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-tenez, ma soeur, lui dit-elle en lui mettant dans
la main une pièce d' or qui était cachée sous son
oreiller, vous mettrez ceci dans le tronc des pauvres
malades. -c' est toute ma fortune. Adieu !
-couvrez-vous, mon enfant, lui dit la soeur, en
voyant qu' elle gardait ses bras hors du lit. Vous
allez avoir froid.
-oh ! Qu' est-ce que cela fait maintenant ? Dit
Clémence. Et elle se prit à sourire en regardant
ses mains que la maladie avait rendues pâles et
transparentes. -si Théodore me voyait !
Murmura-t-elle. Puis elle s' endormit et fit son
dernierve.
Vers le milieu de la nuit elle se réveilla pour
mourir. L' agonie fut brève. On avait, comme
d' habitude, envoyé chercher l' interne de garde pour
y assister. Quand l' infirmier vint le demander, il
achevait une partie avec un de ses camarades.
-qu' est-ce qu' il y a ? Demanda-t-il.
-c' est la jeune fille du numéro 15 qui se meurt.
-c' est bon, j' y vais... Théodore, prends donc ma
partie.
Dix minutes après, l' interne remontait.
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-eh bien, lui dit Théodore, qui était venu passer
cette nuit avec ses amis les carabins, et le
numéro 15 ?
-la petite est morte, dit l' interne en reprenant
son jeu : le roi ! ... c' est dommage, elle était
bien jolie ; - valet... dix-huit ans ;
- passe trèfle... ; des yeux noirs et des mains
blanches,.. oh ! Mais blanches... tiens, à propos,
elle s' appelait Clémence, comme ton ancienne
maîtresse, je crois, Théodore.
-ah ! Reprit celui-ci, Clémence ! Celle qui avait
les mains rouges. Je ne sais pas ce qu' elle est
devenue. -atout, atout et atout. mon petit,
ça me fait la vole et le point.
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le bonhomme jadis :
à l' époque du terme d' avril, un jeune homme appelé
Octave vint prendre possession d' une chambre qu' il
avait quelques jours auparavant arrêtée dans une
maison de la rue de la tour d' Auvergne. Il avait
l' air si honnête, que le portier n' avait point voulu
se ranger pour aller aux renseignements, comme c' est
l' usage, et lui avait lode confiance.
Le logement d' Octave était situé au quatrième et
dernier étage. C' était une petite chambre si basse de
plafond, qu' un homme d' une taille un peu élevée
n' aurait pas pu y garder son chapeau. Elle était
éclairée d' un côté par une petite fenêtre donnant sur
la cour, et d' où l' on apercevait les hauteurs de
Montmartre.
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Un autre jour était pratiqué au fond, c' était un
châssis mobile ouvrant sur les jardins d' un
pensionnat de jeunes demoiselles. De là on apercevait
une partie du panorama de Paris.
Octave passa la journée à mettre ses affaires en
ordre. Ce n' était pourtant pas une longue besogne,
car il n' avait bien juste que le nécessaire, et à
la vue de son mobilier de modeste apparence, le
portier de la maison avait fait une grimace, et
s' était presque repenti de lui avoir loué sans aller
aux informations.
Son installation terminée, Octave se mit
machinalement à sa fenêtre pour juger ce que serait
la vue. En levant les yeux, il aperçut à la croisée
qui faisait face à la sienne un petit vieillard,
occupé à couper les branches mortes de quelques
arbustes plantés dans des caisses et formant un
jardin suspendu. Le vieux voisin, qui venait
d' apercevoir Octave, s' interrompit dans sa besogne ;
puis, après l' avoir examiné quelques instants, il
souleva le bonnet de laine qui couvrait ses cheveux
déjà blancs, et faisant au jeune homme un geste amical,
il lui dit en souriant :
-monsieur, j' ai l' honneur de vous saluer.
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Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans
cette maison.
Octave, un peu étonné, salua le vieillard et
pondit à sa politesse. Puis, comme le voisin s' était
remis à son jardinage, Octave ferma sa fenêtre et
descendit pour aller dîner.
Comme il déposait sa clef chez le portier, celui-ci
le prévint qu' il était d' habitude dans la maison de
ne point rentrer après minuit, et que, pascette
heure, on payait une amende.
Octave répondit qu' il ne se trouverait jamais dans
ce cas-là, et que d' ailleurs il sortait fort
rarement le soir.
Avec une foule de précautions oratoires, qui
rendirent son avertissement très-difficile à
comprendre, le portier informa en outre Gustave qu' il
était libre de recevoir des femmes chez lui, à la
condition que ce seraient des personnes décentes qui
ne troubleraient jamais la tranquillité de la maison,
habitée par des petits rentiers et des ouvriers en
famille.
Octave répondit qu' il recevrait peu de visites ;
mais que sûrement il ne recevrait jamais de femmes
chez lui.
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Le portier conclut en lui demandant s' il désirait
que son épouse prît soin de sonnage, comme elle
faisait pour quelques célibataires. Mais Octave le
remercia en disant que son ménage était trop peu de
chose, et qu' il avait l' habitude de le faire
lui-même.
Octave rentra de très-bonne-heure. -il lut toute
la soirée et se coucha à minuit. Le lendemain il
sortit à dix heures le matin, rentra à quatre,
ressortit à six heures et revint à sept. Il lut toute
la soirée, comme il avait fait la veille, et se
coucha à la même heure.
Tous les jours il faisait ainsi de me, avec la plus
parfaite régularité. Chaque matin il apercevait son
vieux voisin qui jardinait à la fenêtre ; ils se
saluaient et échangeaient quelques paroles sur l' état
du temps.
Depuis un mois Octave habitait la maison, et on
n' avait pu remarquer aucun changement dans son
existence. Non-seulement il ne s' était présen
aucune visite pour lui, mais encore il n' avait reçu
aucune lettre. On causait de lui quelquefois dans la
p117
loge du portier, et on s' étonnait un peu de
l' isolement dans lequel il vivait.
Octave avait vingt ans. Son histoire était fort
courte. Son père était un petit négociant qu' une
mauvaise spéculation avait ruiné. Il était mort
foudroyé par cesastre. La mère d' Octave, ne
pouvant plus payer sa pension au collège, l' en retira
avant qu' il eût achevé ses études. -ils vécurent
dans un grand dénûment l' un et l' autre pendant une
année. Au bout de ce temps la re, qui traînait en
langueur depuis la mort de son mari, tomba malade,
et mourut elle-même après quinze jours de maladie.
Quand Octave eut fait enterrer sa mère avec le
produit de la rente qu' il possédait, à peine lui
restait-il assez pour entourer son chapeau d' un crêpe.
-il était orphelin à seize ans, et n' avait au monde
aucun parent, aucun ami qui pût le secourir, même d' un
conseil. Il alla au hasard chez un notaire qui jadis
avait fait les affaires de son père. -c' était un
homme honnête et charitable. Il eut compassion
d' Octave, lui prêta un peu d' argent et promit de
s' intéresser à lui. En effet, il ne tarda pas à le
placer en qualité de
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secrétaire chez un de ses clients. -depuis quatre
ans Octave occupait cette place, qui lui rapportait
douze cents francs par an. C' était peu ; mais Octave
était sobre, économe, et sut encore mettre de côté
quelques centaines de francs, qui devaient lui servir
quand il commencerait l' étude du droit, -car il
voulait réaliser le désir que son père avait eu de le
destiner au barreau. En attendant, il se préparait à
passer son examen de bachelier, et travaillait dans
ce but avec une grande assiduité. Depuis la mort de
sa re il n' avait fait aucune connaissance. Il
n' allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni au
café. Ses distractions se bornaient à quelques
promenades faites le dimanche dans les environs de
Paris.
Un dimanche soir-Octave lisait auprès de sa
fenêtre, quand il aperçut son vieux voisin, dont la
tête blanche s' encadrait dans un berceau de
chèvrefeuille et de plantes grimpantes. -ils se
saluèrent l' un l' autre par une inclination de tête.
C' était au commencement de mai. La soirée était
magnifique ; l' air doux promenait des odeurs de
feuilles vertes et de lilas, et des refrains joyeux
que chantaient des
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ouvriers se rendant par bandes aux barrières. De
temps en temps, et suivant les variations du vent, on
entendait, tantôt distinctement, et tantôt comme des
rumeurs confuses, les orchestres des guinguettes qui
peuplent les boulevards extérieurs.
-eh ! Jeune homme, -s' écria tout à coup le vieux
voisin, dont le visage venait de se fendre par
un large sourire, -entendez-vous ?
Octave leva les yeux de dessus son livre et regarda
le vieillard.
-entendez-vous, continua celui-ci, entendez-vous
les violons ? Et en avant deux, allez donc !
Ajouta-t-il en se dandinant.
Et comme une bouffée de musique, apportée par le
vent, venait précisément de lui secouer une gamme
dans les oreilles, Octave répondit qu' il entendait
en effet.
-eh bien, -continua le voisin, -est-ce que cela
ne vous donne pas envie de fermer votre livre ?
Octave sourit, et détourna la tête en signe gatif.
à cetteponse, le sourire du vieillard s' éteignit
sur sa figure.
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-vraiment, reprit-il, ça ne vous fait rien ?
-rien ! Dit Octave.
-quel âge avez-vous donc ?
-j' ai vingt ans...
-vingt ans... et ça ne vous fait rien ? -
prodigieux ! -ah ! Jeune homme, si vous pouviez me
prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou
pour courir où sont les violons. -et vous avez vingt
ans ? Dit le voisin avec un accent étonné.
-je les ai eus précisément aujourd' hui, répondit
Octave, -qui se rappelait que ce jour était son
anniversaire de naissance.
-aujourd' hui ! Dit le vieillard en frappant dans
ses deux mains. -aujourd' hui ! -prodigieux ! -
étrange en vérité ! -vingt ans ; eh bien, moi, jeune
homme, moi qui vous parle, -aujourd' hui, -ce
matin, -j' ai eu soixante-cinq ans.
-on ne vous les donnerait pas, dit Octave, -pour
pondre.
-oui, mais le bon dieu me les a donnés, lui, -et
je ne le tiens pas quitte. -il voudrait m' en donner
encore autant, que ça ne serait pas de refus. -
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au reste, quand il lui plaira d' arrêter les frais, je
suis tout prêt ; -au moins je n' aurai pas loin à
aller. Montmartre est à deux pas, -ce sera commode,
-j' entendrai les violons de plus près.
Octave avait fermé son livre et regardait son
voisin avec plus de curiosité qu' il ne l' avait fait
jusque-là. C' était un petit homme d' une physionomie
à la fois douce et fière. Son front, à demi couvert
de cheveux parfaitement blancs, n' avait pas une seule
ride ; sa bouche était spirituelle et fine, et l' éclat
de ses yeux vifs jetait sur tout son visage une
clarté gaie qui lui enlevait, à première vue, au
moins un tiers de son âge.
-monsieur, dit-il tout à coup pendant qu' Octave
l' examinait, -permettez-moi de vous faire une
proposition ; -vous la trouverez peut-être indiscrète,
mais je me risque ; -après cela vous êtes libre de
ne la point accepter... ce qui me ferait de la peine,
je vous l' avoue... voilà, monsieur, ce que je voulais
vous proposer, -fit le vieillard avec un charmant
sourire. -vous m' avez dit tout à l' heure que vous
aviez vingt ans aujourd' hui même. -par un singulier
p122
rapport, il se trouve que ce jour est l' anniversaire
de ma naissance ; -ordinairement, à cette occasion,
j' ai toujours eu un convive ou deux, -des jeunes gens
toujours. -ah ! La jeunesse ! Dit le vieillard en se
frappant le front avec un geste et un accent
indescriptibles, la jeunesse ! -enfin, monsieur,
toutes les autres années, j' ai eu un visage ami à ma
table. -on riait, on causait ; -au dessert on
chantait des chansons, les nouvelles et celles de
jadis, et on arrosait les chansons avec un vieux vin
qui est de mon âge et que j' ai goûté, quand il était
raisin, dans un petit clos bourguignon. On l' a mis
en bouteille le jour on m' a mis une culotte. J' en
ai encore une quarantaine de flacons dans ma cave,
et je n' en bois qu' aux jours de fête, comme
aujourd' hui par exemple. -eh bien, dit le bonhomme,
je suisr que j' userai la provision. Mais je reviens
à ma proposition, monsieur, car je vous ennuie en
bavardant là : -c' était pour vous dire qu' aujourd' hui
je suis tout seul à dîner, tout à fait seul. L' année
dernière j' avais un voisin, un jeune homme qui
logeait précisément dans la chambre où vous êtes, et
sa femme, jolie
p123
fille ; quand je dis sa femme, non, ce ne l' était pas,
le pauvre garçon, puisqu' il s' est marié avec une
autre. La petite était drôle, gaie comme un pinson,
et chantait du matin au soir. Je passais ma vie à
regarder ce joli ménage. Le jeune homme est parti,
comme je vous le disais, et la petite s' est mariée
d' un autre côté. -elle doit être par là-bas à danser,
ajouta le vieillard en étendant la main duté d' où
venait la musique du bal. -enfin, monsieur, j' ai été
tout triste quand j' ai vu la chambre vide. -qu' est-ce
qui va venir loger là ? Me demandais-je tous les
jours avec inquiétude. -une vieille femme peut-être ?
-ah, voyez-vous, cette idée-là me faisait trembler.
Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui me
ressemble. C' est prodigieux, monsieur ; mais les
vieilles femmes et les enterrements, je ne peux pas
voir ça. -ça m' empêche de boire pendant huit jours.
C' est pourquoi je me suis logé sur le derrière. Sur
le devant, j' aurais trop été exposé à voir les
corbillards qui passent dans cette rue du matin au
soir, parce que c' est le chemin pour aller au
cimetière. -je n' aurais pu me mettre à la fenêtre.
à chaque voiture
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qui serait passée, j' aurais eu peur d' entendre le
cocher m' appeler pour m' emmener. -merci, je ne
suis pas pressé, -c' est moi qui enterrerai les
autres. -enfin, monsieur, quand vous êtes emménagé,
j' ai été ravi. -un jeune homme ! Bon, voilà un jeune
homme, me suis-je dit ; je ferai sa connaissance, et
je me suis intéressé à vous du premier jour je
vous ai vu. -c' est pourquoi, monsieur, je vous
invite à dîner avec moi-pourlébrer mon jour de
naissance, qui est aussi le vôtre, -à moins que vous
n' ayez disposé de votre temps.
Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de ce
bavardage plein de franchise, de bonne humeur et de
gaieté. Le vieux bonhomme paraissait attendre avec
anxiété sa réponse, -et il poussa un véritable cri
de joie quand Octave lui eut répondu qu' il acceptait.
Octave descendit de chez lui et monta chez son
voisin, qui lui avait indiqué par où il devait passer.
Le portier ayant aperçu Octave qui montait l' escalier
du devant, lui demanda où il allait.
-je vais chez mon voisin d' en face, dit Octave.
-c' est drôle, fit le portier à sa femme, voilà
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M Octave qui va chez le bonhomme jadis. Et cet
événement fut toute la soirée un thème de causerie
dans la loge.
Quand Octave entra chez le vieillard, celui-ci
l' accueillit avec une cordialité toute junile, qui
semblait vouloir abréger tout préambule de politesse
et les mettre sur-le-champ dans l' intimité.
-attendez-moi un instant, dit le voisin en faisant
asseoir Octave, je vais faire un bout de toilette.
-je vous en supplie, monsieur, dit Octave en se
levant, ne faites point de cérémonies à cause de
moi.
-eh ! Monsieur, s' écria le vieillard avec un sourire,
c' est aujourd' hui fête ; on sort la croix et la
bannière, comme on dit ; je ne puis point rester
comme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en
cuisinier ? Ajouta-t-il en montrant un tablier qui
était serautour de son corps ; depuis ce matin je
suis auprès de mes fourneaux à préparer ma petite
noce ; nous avons un joli petit dîner ; je suis
gourmand, fils de gueulards, comme nous disions
dans le temps jadis. Enfin, vous verrez. J' avais
bien peur de le manger tout seul, mon pauvre dîner ;
mais j' ai eu la bonne
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idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous
dans un instant ; je vous ménage une surprise ; je
parie que vous ne me reconnaîtrez pas tout à l' heure.
-ah ! Bah ! -vous direz que je suis un vieux fou ;
mais c' est égal, je n' ai pas de perruque et je ne
porte pas lunettes. Mon vin est bon, mes verres sont
grands, et nous allons rire.
Et il passa dans une chambre voisine, laissant
Octave tout stupéfait.
En attendant le retour de son hôte, Octave examina
la pièce où il se trouvait. C' était un petit salon
tendu de papier de couleur gaie et garni de meubles
d' un autre âge. Les fauteuils, dont les housses
étaient enlevées, racontaient de galantes histoires
et des bergeries dans le style de Boucher et de
Watteau : bergers et bergères, chaumières fleuries,
troupeaux enrubanés, Colins et Colettes, tout le
monde charmant de la pastorale. Au-dessus d' une petite
glace au cadre historié qui se trouvait posée sur la
cheminée, on voyait dans un autre cadre un parchemin
jauni sur lequel était apposé le grand sceau de
l' empire : c' était un brevet de chevalier de la
légion d' honneur. Au-dessous
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étincelait la croix, attachée à un bout de ruban. à
té de la croix, des épaulettes de laine noircies
par la fumée de la poudre, et, pour compléter ce
trophée, un sabre d' honneur dont la lame avait brillé
au soleil des grandes batailles impériales. Aux
murailles étaient accrochés quelques tableaux, ou
plutôt de simples lithographies coloriées, dont les
sujets étaient empruntés à des histoires d' amour d' une
littérature qui florissait jadis au bruit du canon.
Le parquet de ce petit salon était recouvert d' une
assez belle tapisserie représentant l' enlèvement
d'lène.
Au bout d' un quart d' heure d' absence, -et comme
Octave avait achevé son examen, -le vieux voisin
entra dans le salon. -comme il en avait prévenu
Octave, celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ,
-tant il était changé.
Le vieux voisin avait un costume d' il y a soixante
ans : c' était un habit complet de paysan endimanché.
La veste en surcot marron, culotte en velours olive,
gilet de basin, -laissant voir une chemise à petits
plis, agrafée au col par un anneau d' argent ;
cravate à pointes brodées, des breloques en graines
d' Arique
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battant sur le ventre, des bas chinés et des
souliers à boucles ; -un gros bouquet comme en ont
les mariés de campagne était attaché à la veste.
Il s' avança en souriant et d' un air leste vers
Octave, qui était au comble de l' étonnement.
-ah ! Ah ! Fit-il, vous ne me reconnaissez pas. Je
vous l' avais bien dit ; ça me fait plaisir tout de
me. C' est l' habit de ma jeunesse, voyez-vous. -je
ne le mets plus qu' une fois par an, -au jour de ma
naissance. -ça vous fait rire ! ... ah ! Jeune
homme... quand je mets cet habit-là, voyez-vous, il
me semble que je change de peau... et que mes
cheveux redeviennent blonds.
Et comme il disait ces paroles, ses gestes, son
accent, son regard, -tout cela n' avait que vingt ans.
Octave ne comprenait rien à cette métamorphose
subite.
-allons, dit le vieillard... passons dans la salle à
manger ; -tout est prêt, -la table est mise, et
nous n' aurons point à nousranger. -je me sers
moi-même, mon jeune ami. -autrefois j' avais une
servante-jeune et jolie ; c' était la fille d' une
pauvre
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femme ; -mais on jasait dans la maison, et quand
on rencontrait ma domestique, on lui chantait sur
l' escalier :
" allons, Babet, un peu de complaisance. "
j' ai entendu ça un jour-et ça m' a fâché. -la
pauvre fille était innocente. -je lui ai payé un an
de gages et je l' ai renvoyée ; j' ai préféré rester
seul plutôt que d' avoir une servante vieille.
-allons, dit le vieux voisin en faisant entrer
Octave dans une petite salle à manger-où un
appétissant dîner était préparé, -allons, jeune
homme, asseyez-vous là, -en face de moi, et pour
commencer, buvons, -buvons à nos vingt ans !
Et, faisant sauter le bouchon d' une bouteille de
vieux vin, contemporain de son enfance, le voisin en
versa deux verres et trinqua avec Octave, qui se
plaça en face de lui.
-comment vous nommez-vous ? Demanda tout à coup
le voisin.
-je m' appelle Octave, dit celui-ci.
-et moi... dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en
riant, appelez-moi comme tout le monde... le
bonhomme
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jadis... et votre maîtresse, comment se nomme-t-elle ?
-dites, -que nous buvions à sa santé.
-je n' ai pas de maîtresse, dit Octave en rougissant
presque.
-ah ! Ciel ! -fit le bonhomme jadis. Vous êtes
r...
ordinairement l' approche de la jeunesse a toutes
les douceurs souriantes d' une aube d' été, et, comme
l' oiseau qui va tenter sa première volée et se penche
au bord du nid pour saluer d' un chant joyeux le
rayon matinal, le coeur de ceux qui arrivent à l' âge
juvénile s' emplit de murmures : mille voix pleines
de charmantes promesses s' éveillent dans leur âme,
et leurs lèvres, où fleurit un beau sourire, saluent
d' un cri d' espérance le soleil levant de leur
vingtième année.
Il n' en était pas de même pour Octave, qui avait
trouvé le malheur assis au seuil de son adolescence.
Aussi la jeunesse lui apparaissait-elle à travers une
brumeuse tristesse, et il aurait voulu pouvoir
franchir d' un seul pas, et dans un seul jour, cet
âge qui sépare l' époque où l' on rêve de l' époque où
l' on se souvient.
p131
à vingt ans, il ne savait donc rien d' exact et de
précis sur les choses de la vie. C' était une de ces
natures tardives qui atteignent quelquefois le
milieu de la jeunesse sans que rien ait tressailli
dans leur coeur, recouvert d' une cuirasse de placidité.
Aussi avait-il paru étonné et presque effrayé quand
son vieux voisin lui avait demandé le nom de sa
maîtresse.
Mais le vieillard parut encore surpris davantage
lorsque Octave lui répondit qu' il n' était pas
amoureux. -un sourire d' incdulité courut sur ses
lèvres, et il fit un petit geste qui voulait dire :
-allons donc !
Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelques
mots, raconta son passé et sa situation présente.
Le vieillard l' avait écouté, les coudes sur la table
et la tête appuyée dans ses mains.
-pas de maîtresse ! C' est prodigieux ! Murmurait-il.
-mais alors, jeune homme, qu' est-ce que vous faites
donc de vos vingt ans ?
-je suis pauvre, j' ai mon avenir à assurer, et
pour moi le travail est un devoir, dit Octave.
p132
-le premier devoir de la jeunesse, c' est le plaisir,
et l' amour en est la première vertu, dit le
bonhomme jadis en vidant son verre. Moi, j' ai été
vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec
un large rire.
Ces maximes d' une philosophie avancée, inconnue à
Octave, l' effarouchèrent au point qu' il se leva de
dessus sa chaise, comme s' il s' apprêtait à sortir.
-eh ! Là là, dit en souriant le bonhomme jadis,
n' ayez point peur, mon jeune ami, je ne suis point
le diable, rassurez-vous. -ah ! Dit le vieillard,
voilà qui est certainement bien étrange. D' après ce
que vous m' avez dit, vous vivez dans l' isolement,
fuyant exprès toute société, dans la crainte qu' elle
ne vous induise à mal. Je suis sans doute la seule
personne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des
relations, et c' est probablement mon âge qui m' a valu
cette préférence. Vous m' aurez pris pour un marchand
de morale, un bon père sermon bien radoteur, et
vous vous serez dit : voilà mon affaire. Deme que
moi, lorsque je vous ai vu arriver ici pour la
première fois, je me suis dit de mon côté : mon
nouveau voisin
p133
est jeune, ça doit faire un gaillard ; il amènera un
régiment de colombes dans son pigeonnier, ajouta le
bonhomme en indiquant du doigt la chambre d' Octave,
ça mejouira la vue ; et ce soir, quand je vous
ai vu à votre fenêtre et que j' ai eu l' idée de vous
inviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble
notre jour de naissance, je me suis dit encore : bon,
ça va être gai, nous nous conterons nos fredaines. Et
puis... pas du tout, voilà que nous sommes troms
tous deux : c' est moi qui suis le jeune homme, et
c' est vous qui avez des cheveux blancs. C' est
prodigieux, n' est-ce pas ? Acheva le vieux bonhomme en
regardant Octave, qui ne put s' empêcher de sourire.
-voyons, dit le bonhomme jadis en frappant sur
l' épaule d' Octave, avouez que je vous fais peur, que
vous me prenez pour un libertin, pour un fou tout au
moins. Ah ! Fit le vieillard avec un autre accent et
en levant les yeux vers le ciel, fou... oui, je le
suis peut-être, et Dieu me la conserve, cette chère
et douce folie qui ne fait de mal à personne et qui
me fait du bien à moi. Eh ! Mais, dit-il en relevant
la tête après un court silence, nous boudons les
bouteilles, à ce que
p134
je crois, jeune homme. -et débouchant un second
flacon, il versa du vin dans les verres.
Octave avait d' abord eu l' idée de chercher une
excuse pour se retirer ; mais un vague instinct de
curiosité le retint ps de ce singulier vieillard :
il but le verre que le bonhomme venait de remplir.
-ah ! Bon vin de mon pays, disait celui-ci en
buvant lentement, tu as baptisé mon premier amour ;
et quand tu coules dans ma poitrine, il me semble
que mon coeur prend un bain de jeunesse, bon vin
de mon pays ! Comme ça, dit tout à coup le vieillard
en regardant son convive dans les yeux, vous n' aurez
rien à me conter ? Au fait, qu' est-ce que vous me
pourriez dire ? Vous ne savez rien, puisque vous
vivez dans un trou.
Ah ! C' est bien triste, autant vaudrait avoir pour
voisin unminariste. Quel funèbre compagnon vous
faites ! Dieu vous punira, jeune homme.
Octave releva la tête et regarda son hôte, dont le
visage s' animait de plus en plus.
-Dieu me punira ! Dit Octave, qu' est-ce que je fais
donc de mal ? Pourquoi ?
p135
-à quoi bon vous le dire ? Reprit le vieillard, vous
ne me comprendriez pas. Vous ne croyez pas à mon
évangile ; c' est pourtant un livre honnête, car il
conseille le bonheur, qui est la santé de l' âme. Après
tout, continua le bonhomme, vous n' avez que vingt
ans ; vous êtes en retard, c' est vrai, mais vous
pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu
le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager ; cette
maison m' attriste maintenant. Je ne peux plus mettre
le nez à la fenêtre sans apercevoir une vieille
figure. Je comptais sur votre voisinage ; mais...
bah ! N' en parlons plus. J' irai loger de l' autre
té de l' eau, dans le quartier latin, c' est plein
de jeunes gens ; quelquefois je vais m' y promener.
Je monte dans les maisons, sous le prétexte de louer
un logement, j' entre partout, je regarde, j' écoute.
Quelles jolies filles, quelle bonne humeur ! Comme
tout ce monde-là est heureux ! Seulement ils ont le
tort de boire trop de bière ; c' est mauvais, ça glace
le sang. Parlez-moi du vin, à la bonne heure. Et il
se versa une nouvelle rasade.
En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de
Montmartre secouait à la fenêtre de la salle à
manger
p136
les lambeaux d' une vieille ronde populaire
nouvellement arrangée en quadrille ; et un musicien
d' alentour, qui faisait à sa croisée des exercices
de hautbois, se mit à répéter comme un écho l' air
exécuté par l' orchestre de la barrière.
Le bonhomme jadis, qui s' était subitement tu quand
il avait entendu les sons lointains de cette musique,
tressaillit et se leva précipitamment lorsque le
hautbois du voisinage répéta l' air, dont pas une note
n' était perdue.
Comme Octave faisait quelque bruit en se remuant
sur sa chaise, le vieillard, qui avait l' oreille
tendue dans la direction où l' on entendait
l' instrument, se retourna vers le jeune homme et lui
dit presque brutalement :
-chut ! Taisez-vous donc. Mais le hautbois avait
cessé. Il s' était mis à jouer des fragments de
musique empruntés aux opéras nouveaux.
-il faudra que je découvre ce musicien, dit le
bonhomme jadis ; et il allait verser à boire, quand
le hautbois capricieux laissa de côté la musique
moderne et recommença le vieil air populaire.
p137
-ah ! Le bon musicien, fit le bonhomme jadis en
se levant tout à fait et en se mettant à danser dans
la chambre ; le bon musicien ! Comme c' est bien ça. -
ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui
paraissait de plus en plus surpris.
-je vais vous dire, j' ai beaucoup aimé sur cet
air-là autrefois, au temps cette culotte, que vous
me voyez, était neuve, l' habit aussi et mes mollets
aussi, dit en riant le bonhomme en frappant sur ses
jambes grêles. Ah ! Les pauvres quilles ; elles se
sont joliment trémoussées sur cet air-là. Et pourtant,
si j' avais ma pauvre Jacqueline et que nous fussions
sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur un
tonneau et raclant sur son violon ce vieil air, je ne
m' en tirerais pas encore trop mal. Ah ! Jacqueline,
voilà une fille ; on l' appelait la belle aux cent
amoureux. et ce n' était pas assez dire, tout le
pays en tenait pour elle ; il y avait à l' armée une
compagnie de gens qui s' étaient faits soldats à cause
d' elle ; j' en ai fait partie à mon tour.
Pour cette fois, Octave ne douta plus que son vieux
voisin ne fût fou.
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Une nouvelle bouffée de vent apporta les sons de
l' orchestre de la guinguette, où l' on dansait encore
le vieux quadrille dont le principal motif avait été
pété par le hautbois.
Le bonhomme jadis ne put pas y résister cette fois.
-encore un coup, dit-il en vidant la bouteille,
buvons et en route !
-en route ! Dit Octave, pendant que son voisin
mettait son chapeau.allons-nous ?
-eh ! Parbleu, -nous allons à la danse. -ces
diables de violons qui s' avisent de jouer cet air-là
justement aujourd' hui, -quand je suis dans mes idées.
-il me semble que c' est Jacqueline qui m' appelle.
-allons, jeune homme, en avant !
Octave hésitait, mais la curiosité l' emporta. -je
vous accompagnerai, dit-il.
-encore un coup, fit le vieillard en montrant les
verres, -ça donnera des jambes.
-encore un coup, donc, -dit Octave en trinquant
avec le bonhomme jadis.
-et en route ! Fit celui-ci. -vous voyez que je
marche droit et sans canne, dit-il à Octave.
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Au bout d' une demi-heure, le vieillard et le jeune
homme couraient toutes les guinguettes de la
barrière.
Dans chaque bal où il entrait suivi de son compagnon,
le costume singulier du bonhomme jadis lui attirait
de bruyantes ovationslées de rires et de
quolibets ; mais le vieillard ne se fâchait pas et
savait toujours répondre à ceux qui l' agaçaient,
quelque repartie qui mettait les rieurs de sonté.
-c' est bien fâcheux, disait le bonhomme à Octave,
-je n' entends plus mon air, j' aurais volontiers
dansé.
-vous oseriez... devant le monde ! Fit Octave avec
inquiétude.
-et pourquoi non ? J' ai bien osé d' autres choses
sur cet air-là. -tenez, quand je me suis fait soldat,
à cause de Jacqueline, vous savez, j' avais à peu
près votre âge, et je n' étais certainement pas la
valeur en personne. -la première fois que je me suis
trouvé en face des autrichiens, dans les plaines de
la Lombardie, j' ai joliment regretté ma Bourgogne
et le violon du gros Blaise ; et si on m' avait offert
mon congé,
p140
je l' aurais bien accepté. Quand j' ai entendu le
premier coup de canon, -c' était un tapage horrible,
de la fumée, des cris de mort ! -je n' étais pas à
mon aise. -notre commandant nous crie : braves
soldats, c' est notre tour ! -en avant ! En avant !
C' était justement du côté des canons. -tous mes
camarades partent comme s' ils couraient à la fête ;
moi, je manquais d' enthousiasme. -mais voilà que la
musique d' un régiment qui était en position s' avise
justement de jouer mon air... tra deri dera, deri
dera ; moi, si doux et si paisible, j' avais à
peine entendu la ritournelle, que je me métamorphosai
en héros, je devins un vrai lion, -il me poussait
une crinière, et me voilà en avant de mon escadron,
engagé dans une charge avec les cuirassiers
autrichiens. -le sabre au poing, jurant, tapant
comme un sourd, et fredonnant mon petit air
tra deri dera, deri dera, la la, -j' allais
comme le diable. -tout à coup je rencontre sur mon
chemin un grand gaillard tout doré, qui tenait un
drapeau. tra deri, ça ferait une jolie robe pour
Jacqueline, que je me dis, et je lui tombe dessus,
deri dera. -je le coupe en deux, - tra
deri ; -je lui
p141
enlève son drapeau, deri deri. -le général
m' embrasse, on met mon nom à l' ordre du jour de
l' armée... et la république me fait cadeau d' un
sabre d' honneur. tra deri dera, la la deri.
-en 1812 un aide de camp de Murat vient nous prier
très-poliment de nous donner la peine d' entrer dans
la redoute de la Moskowa. -notre colonel salue
l' aide de camp et lui répond : on y va. -en
arrivant sous les murs de la redoute, nous n' étions
plus que quarante de notre escadron, et le canon
tonnait... l' on aurait dit un tremblement de terre.
-c' est pour le coup que je regrettais le violon du
gros Blaise. -mes camarades et moi, nous hésitions
un peu, et je me disais à moi-même en regardant la
terrible redoute : -bien sûr, c' est imprudent
d' entrer là-dedans. Mais voilà-t-il pas qu' une
musique éloignée se met à jouer mon air, tra
deri... je pars en avant, les miens me suivent,
et nous tombons dans la redoute, terribles et rapides
comme des boulets vivants... un régiment presque
entier nous suit, puis deux, puis trois. -on fait
un hachis de russes, et j' attrape la croix d' honneur,
toujours sur mon air tra deri deri dera, -et
après
p142
ça, comment diable voulez-vous que j' aie peur de
danser dans un bal ?
Comme le bonhomme achevait son récit, l' orchestre
commença précisément le quadrille en vogue dans
lequel se trouvait l' air sur lequel le vieux soldat
avait accompli ses exploits guerriers.
-ah ! Enfin, dit le vieillard, nous y voilà... et,
quittant le bras d' Octave, qui ne put le retenir, il
fit le tour du bal pour aller inviter une danseuse.
Il s' arrêta devant une jeune fille de dix-huit ou
vingt ans, vêtue d' une toilette de couleur claire.
Elle avait de jolis yeux gris bleu, des cheveux
cendrés chastement arrangés en bandeaux et un grand
air d' honnêteté sur son visage.
-elle est charmante, dit le vieillard. Et,
s' approchant de la jeune fille, qui paraissait être
venue seule au bal, le bonhomme jadis ôta son petit
chapeau rond, se ploya en deux comme un arc, et
enchâssa son invitation dans un compliment qui avait
une tournure tout à fait galante.
La jeune fille leva les yeux sur ce cavalier
singulier, et ne put s' empêcher de sourire en voyant
le
p143
costume du vieux bonhomme, qui ressemblait à un
Colin d' opéra-comique.
-mais, monsieur, répondit-elle d' une voix douce,
je ne sais pas danser.
-vous ne savez pas danser ! ... fit le bonhomme. Ah !
Ciel ! C' est prodigieux... mais moi, j' ai su danser
avant de savoir lire.
-du moins, je ne sais pas danser comme on danse
aujourd' hui, répondit la jeune fille.
-oh ! Ni moi... répliqua le vieillard, ni moi... on
va un peu plus loin, en effet, aujourd' hui... ce sont
presque des tours de force... cependant je n' ai pas
oublié les figures... dit-il ; et sur cet air qu' on
joue en ce moment, je suis sûr de me tirer d' affaire...
si vous voulez que nous essayions... fit le
bonhomme jadis en revenant à la charge.
-oh ! Non merci, monsieur... dit la demoiselle. Je
ne suis pas venue dans l' intention de danser. Je
suis entrée ici par curiosité... un moment...
parce que c' était sur mon chemin... je n' ai pas
l' habitude d' aller au bal... merci...
-cependant... fit le bonhomme en insistant, sur
p144
cet air-là, qui est si joli... écoutez-donc...
tra deri, deri dera. hein ! Comme c' est gai...
deri, dera... ça ne vous donne pas envie ?
Ajouta-t-il en battant fort prestement un entrechat.
-merci, monsieur, merci, répondit la jeune fille
en se cachant la figure pour ne pas rire. -d' ailleurs
il va pleuvoir, dit-elle. -en effet, le ciel s' était
chargé, l' air était lourd, le ciel se coupait d' éclairs
par intervalles ; et le quadrille était à peine
commencé, qu' une grosse pluie vint disperser les
danseurs, qui se réfugièrent dans le café, où il n' y
eut bientôt plus assez de place.
Pendant le dialogue de son vieux voisin avec la
jeune fille, Octave s' était tenu à quelque distance.
Mais quand l' orage avait éclaté, il s' approcha du
bonhomme jadis et lui dit :
-il faut nous retirer. Il est tard, d' ailleurs.
-où diable voulez-vous que nous allions, dit le
vieillard, par ce temps affreux ? Un vrai déluge ! Il
faut entrer quelque part... prendre quelque chose.
Nous ne pouvons pas rester là. Voilà déjà que je
ressemble à une éponge... -ah ! Mon dieu ! Fit-il en
p145
se retournant vers la jeune fille... mais vous,
mademoiselle, vous ne pouvez pas rester dehors... vous
allez gâter votre jolie toilette. -venez avec nous
vous mettre un instant à l' abri.
-merci, monsieur, dit-elle, je vais m' en aller...
je prendrai une voiture... je ne demeure pas loin
d' ailleurs, -rue Rochechouart... c' est à côté...
et, mal abritée sous un petit acacia faisant dôme,
elle regardait tristement la pluie qui commençait
à mouiller sa robe.
-rue Rochechouart, dit le bonhomme jadis, -mais
alors nous sommes voisins, mademoiselle. -monsieur,
fit-il en montrant Octave, qui ne levait pas les
yeux, -et moi, nous habitons rue de la
tour-d' Auvergne, numéro...
-tiens, fit la jeune fille, nos maisons se
touchent... moi j' habite le pensionnat de demoiselles...
-ah ! Fit Octave en levant les yeux. -j' ai une
fenêtre qui donne sur le jardin.
-eh bien, c' est ça ! -fit le bonhomme jadis, -nous
sommes tous voisins... alors mademoiselle n' a plus
de raisons pour refuser de se mettre avec nous
p146
à l' abri ; nous attendrons la fin du mauvais temps,
-et nous reconduirons mademoiselle ; -il sera un
peu tard... comme elle est seule...
-en effet... ce serait plus prudent... dit Octave.
La jeune fille garda le silence. Le bonhomme jadis
regarda les deux jeunes gens ; un sourire courut sur
ses lèvres, et il chantonna tout bas le refrain de
son vieil ami : tra deri, dera, dera.
-allons, dit-il, voilà qui est entendu... entrons
là-dedans.
Et il se dirigea vers le café du jardin champêtre,
laissant derrière lui la jeune fille et Octave,
très-embarrassés tous les deux.
-eh bien, venez-vous ? -s' écria le vieillard, sur
la porte du café.
-nous voici, dit Octave, qui, après une courte
hésitation se décida à offrir la main à sa compagne
pour l' aider à franchir une petite mare d' eau.
Ce fut seulement bien après minuit que l' on put
songer à se retirer. L' orage n' avait point cessé, et
il avait plu à torrents.
-nous allons être à l' amende, -disait le
bonhomme
p147
jadis à Octave, en entendant sonner une heure du
matin comme ils passaient à la barrière.
-une heure... déjà... mon dieu ! Fit la jeune fille
avec épouvante. -si on n' allait pas m' ouvrir...
-hi ! Hi ! Hi ! -fit le bonhomme jadis en
lui-même. -ça serait drôle... tra deri,
-très-drôle... deri dera...
-rassurez-vous, mademoiselle, -disait Octave
à sa compagne, dont il sentait le coeur battre sous
son bras, -nous voici arrivés ; dans un moment
nous serons à votre porte...
et il pressait le pas, tandis que le vieux voisin
ralentissait exprès sa marche, en murmurant des mots
décousus, -comme :
-il sera trop tard... pauvre fille... rester à la
porte... à la belle étoile... -ah ! Bah !
tra deri... si mon jeune ami savait s' y prendre...
l' hospitalité... de mon temps... deri dera...
je sais bien ce que j' aurais fait... pas de
maîtresse... à vingt ans... tra deri... c' est
prodigieux, deri dera...
-tiens ! Tiens ! On n' ouvre pas, dit-il en
s' arrêtant tout à fait à quelque distance des deux
jeunes
p148
gens, qui étaient arrêtés devant une maison de la rue
Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de
la tour d' Auvergne.
Trois ou quatre coups de marteau retentirent
violemment dans le silence et furentpétés par tous
les échos de la rue déserte.
-c' est qu' on n' ouvre pas... tout de me, continuait
le bonhomme jadis en se rapprochant. Comment vont-ils
se tirer de là ?
Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, qui
resta close.
-eh bien, fit le vieillard en s' approchant, ils
sont donc sourds ?
-ah ! Mon dieu, disait la jeune fille, qui
paraissait en proie à une grande agitation, qu' est-ce
que madame va dire ? Et le portier qui n' entend pas !
-madame ? Qui ça, madame ? Demanda le bonhomme.
-la directrice de la pension je suis
sous-maîtresse ; je devais être de retour à dix
heures. Mon dieu ! Je vous en prie, ajouta-t-elle en
parlant à Octave, frappez plus fort, on entendra
peut-être.
p149
Octave frappa, mais plus doucement qu' il n' avait
fait, et tout en frappant il regardait la jeune fille,
dont l' inquiétude était à son comble, et il aperçut
une larme qui roulait sur sa joue. Ces pleurs dans
ses yeux bleus causèrent au jeune homme une telle
impression qu' il n' avait plus la force de frapper.
-on n' entend pas, dit-il, c' est inutile. Comment
faire ? Et il regarda sa compagne.
-ah ! Mon dieu, reprit le bonhomme jadis d' une
voix ironiquement dolente, comment faire ?
-comment faire ? Dit doucement la jeune fille.
-ah ! S' écria-t-elle en relevant la tête, j' entends
du bruit... on a entendu.
-c' est impossible, s' écria Octave, tout le monde
dort.
-mais on s' est réveillé... vous avez frappé trop
fort, jeune homme, lui dit à l' oreille le bonhomme
jadis. C' est égal, la partie est bien engagée, mes
compliments.
-je ne vous comprends pas, fit Octave.
- tra deri dera, chantonna le vieillard.
Pendant ce temps-là une petite fenêtre en
oeil-de-boeuf
p150
venait de s' ouvrir au-dessus de la porte cochère.
-qui est là ? Dit une voix.
-c' est moi, répondit presque à voix basse la
jeune fille.
-qui, vous ? Demanda la voix ; ça n' est pas un
nom ça.
-Mademoiselle Clarisse, de chez Madame Hubert,
la maîtresse de pension ; ouvrez.
-ah ! C' est vous, répliqua la voix. C' est vous
qui rentrez à des heures pareilles... c' est du joli !
Excusez...
-mais ouvrez donc, s' écria Octave avec vivacité ;
voilà une heure que nous sommes à la porte.
-chut ! Dit doucement Clarisse en mettant sa
main sur la bouche du jeune homme, ne le fâchez
pas, il est méchant et serait capable de ne pas
m' ouvrir.
-ouvrirez-vous, à la fin ? Cria Octave d' une voix
de tonnerre.
Le bonhomme jadis avait entendu la recommandation
faite tout bas par la jeune fille ; et voyant de
p151
quelle façon le jeune homme lui avait oi, il
s' approcha d' Octave et lui glissa à l' oreille :
-très-bien ! Je vous les réitère, mes compliments.
-puisque c' est comme ça qu' on me parle, reprit
la voix du portier, je n' ouvrirai pas ; à cette
heure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n' y a
que les vagabonds qui sont dehors.
-vous voyez, fit Clarisse à Octave... je vous
l' avais bien dit, il est fâché ; j' en étais bien
re, on va me laisser à la porte, et demain Madame
Hubert ne voudra plus me recevoir. Qu' est-ce que je
deviendrai ? Et elle se mit à fondre en larmes.
-voyons, mon brave homme, dit le bonhomme jadis
au portier... vous ne laisserez pas cette pauvre
petite à la porte. Vous avez la voix grosse... mais
vous êtes sensible, le coeur est bon... allons !
Ajouta le bonhomme, le cordon, s' il vous plaît.
Le portier crut qu' on se raillait de lui ; et il
s' apprêtait à refermer la fenêtre, quand il entendit
les pas d' une patrouille qui s' avançait dans la rue ;
il craignit qu' on ne l' appelât, et, sans répondre, il
tira le cordon.
p152
Au momentelle s' y attendait le moins, Clarisse,
qui était appuyée contre la porte, la sentit fléchir
sous elle...
-il a ouvert ! Il a ouvert. Merci, messieurs, je
rentre bien vite... ah ! J' ai eu bien peur,
ajouta-t-elle en regardant Octave, qui paraissait
tout stupéfait. Adieu ! Dit-elle ; et elle disparut,
fermant la porte derrière elle.
-eh bien, dit le bonhomme jadis à Octave, qui
ne bougeait pas, est-ce que nous allons coucher là,
mon jeune ami ?
-non, non,pondit machinalement Octave en
regardant toujours la porte ; le portier avait
pourtant dit qu' il n' ouvrirait pas, ajouta-t-il.
-oui, mais il a ouvert ; c' est égal, dit le
vieillard, vous êtes en bon chemin maintenant. C' est
toujours tout droit ; et comme vous allez d' un assez
bon pas, à ce que j' ai pu voir, vous arriverez. Et
maintenant, allons nous coucher.
Arrivés à leur porte, Octave et le bonhomme jadis
recommencèrent le même manége qu' ils venaient de
faire à la porte de Mademoiselle Clarisse. Ce ne fut
p153
qu' au bout d' un grand quart d' heure que le portier
consentit à leur ouvrir.
Octave se jeta sur son lit et ne dormit presque pas.
Le lendemain, dès le matin, -il était installé à la
petite fenêtre donnant sur le jardin de l' institution
de demoiselles.
à l' heure de la récréation des élèves, Octave
aperçut enfin Mademoiselle Clarisse. Elle était
assise sur un petit banc appuyé au mur, et justement
situé dans une perpendiculaire directe au-dessous de
la fenêtre du jeune homme.
Tout à coup un petit papier attaché à un petit
morceau de bois tomba sur le livre qu' elle tenait à
la main.
La jeune fille releva la tête et aperçut Octave ; -
elle lui sourit en mettant un doigt sur sa bouche,
ramassa le petit papier et le mit dans sa poche ;
puis, la cloche ayant sonné pour la rentrée en classe,
elle disparut avec ses élèves.
Octave sauta en bas de la fenêtre et exécuta une
danse folle.
-bravo ! ... bravo ! Cria une voix qui venait d' une
fenêtre de la cour.
p154
Octave courut à sa croisée-qui était res
ouverte-et il aperçut le bonhomme jadis qui
jardinait comme de coutume.
-eh bien, nous savons donc danser maintenant ?
Dit le vieillard.
Octave luipondit par un sourire accompagné
par un geste amical.
Le soir du me jour, le portier monta tout
essoufflé et tout effaré...
-Monsieur Octave, dit-il... c' est extraordinaire...
ce qui arrive...
-quoi donc ? Demanda le jeune homme avec
inquiétude.
-une lettre... une lettre pour vous ! ... c' est une
dame qui l' a apportée... nous en avons été saisis,
ma femme et moi...
-donnez donc vite, s' écria Octave en prenant la
lettre des mains du portier, sur qui il referma sa
porte.
Quelques jours après, -le matin, -comme le
bonhomme jadis arrosait ses fleurs, il entendit un
p155
duo d' éclats de rire qui s' échappait de la chambre
d' Octave.
-ah ! Dit le bonhomme en se frottant les mains,
je n' ai plus besoin de déménager ; -j' ai mon affaire
en face de moi, -ça me rappellera Jacqueline. -
vingt ans ! Et pas d' amourettes ! -c' était trop fort
aussi... à la bonne heure, maintenant. -il faut bien
se ranger. -tra deri, deri dera.
p156
les amours d' Olivier :
i
Olivier avait vingt ans. La poésie n' avait d' abord
été chez lui qu' une maladie de la première jeunesse,
qu' un premier amour avait fort envenimée, et que
plus tard la fréquentation de jeunes gens voués à
l' art avait rendue chronique. Le re d' Olivier,
homme très-rigide et très-positif, voulait faire
suivre à son fils la carrière du commerce, et dans
cette intention il avait envoyé Olivier prendre des
leçons de tenue de livres chez un professeur du
quartier. C' était un homme jà vieux, ayant mené
longtemps la vie des joueurs et des débauchés, et
le moins habile physionomiste aurait lu facilement
sur sa figure la carte de tous les mauvais penchants.
à quarante-cinq ans
p157
cet homme, qui s' appelait M Duchampy, avait épou
une jeune fille qu' il avait séduite. à l' époque
Olivier vint prendre des leçons chez lui,
M Duchampy était marié depuis quelques années ;
sa femme avait vingt-quatre ans. C' était une femme
de cette race frêle et maladive, les poëtes de
l' école poitrinaire vont ordinairement chercher leur
idéal. Madame Duchampy possédait toutes les grâces
langoureuses et attractives de ces sortes de
tempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous
une apparence de faiblesse, cachent de grandes
provisions de force et d' ardeur. Ses yeux d' un bleu
indécis s' allumaient parfois d' un éclair fugace aux
lueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle,
s' animait et se colorait à la fois. Mais ce n' étaient
là que de rares accidents, de passagères éruptions
de vie, résultant peut-être d' un flux de jeunesse
et de passion comprimées. Sans être précisément un
appel à la pitié, son sourire excitait l' intérêt, et
paraissait accuser confusément une vie de
souffrances ignorées dont la confidence, faite de sa
voix lente et douce, pouvait être souhaitée par
un jeune homme enclin à l' élégie. Madame Duchampy
p158
restait souvent le soir dans la salle d' étude où
Olivier venait prendre sa leçon quotidienne. Elle
travaillait à quelque ouvrage de tapisserie ou
donnait ses soins à une petite fille de deux ans, qui,
dans les bras de sa re, semblait une fleur mourante
attachée à un arbrisseau malade. Pendant que son
professeur s' occupait auprès de ses autres élèves,
Oliviertournait les yeux de ses cahiers noirs
de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui
s' arrangeait toujours de façon à être surprise dans
quelque attitude de coquetterie maternelle.
Il arriva une chose bien simple : -c' est qu' Olivier
n' apprit aucunement la tenue des livres, et qu' il
devint parfaitement amoureux de la femme de son
professeur. Un soir Madame Duchampy se trouvant
seule avec Olivier, elle lui fit ses confidences.
C' était quelques jours après la mort de sa petite
fille. -Olivier tomba à ses genoux et laissa couler
sur ses mains ces larmes toutes chaudes de sincérité
qui gonflent les coeurs naïfs. Il eut toute
l' éloquence de l' inexpérience. -il exprima la passion
réelle avec l' accent vrai, et il fut écouté d' autant
plus qu' il était
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attendu. à compter de ce jour-là Madame Duchampy
s' appela Marie pour Olivier.
Cependant, quoi qu' il eût fait pour enrayer ses
progrès, -afin d' avoir un prétexte pour venir dans
la maison, au bout de six mois de leçons Olivier en
savait assez pour entrer dans n' importe quel comptoir
commercial. -son professeur le lui déclara un jour ;
mais il ajouta : -j' espère néanmoins que cela ne
vous empêchera pas de venir nous voir, et le plus
souvent sera le mieux. -Olivier vint hardiment tous
les jours.
Le professeur ne paraissait aucunement s' inquiéter
de cette assiduité. -il en connaissait parfaitement
le motif ; mais il savait à quoi s' en tenir sur les
relations de ce jeune homme avec sa femme, et se
tenait rassuré sur l' innocence de cette passion, qui
vivait dans l' outre-mer du platonisme le plus pur.
Un jour M Duchampy surprit une lettre que le poëte
écrivait à Marie. Cette épître, que le pudique
Joseph lui-même aurait signée sans difficulté,
commençait par ces mots : " ma soeur ! " -M Duchampy
poussa un grossier éclat de rire.
p160
-et vous, demanda-t-il à sa femme, -le
nommez-vous mon frère ? Cela serait curieux. Mais en
vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne
savez-vous point que vous semez tout simplement de la
graine d' inceste dans le terrain de l' adultère ?
-Olivier est un enfant, dit Marie ; -c' est de
l' amitié qu' il a pour moi, c' est de la pitié que j' ai
pour lui. -voilà tout, vraiment ; -mais, si vous le
désirez, -je le renverrai.
-non pas ! Répliqua le mari. -à moins qu' il ne
vous ennuie trop avec son amour bleu de ciel.
-gardez-le, cela m' est égal.
Au fond, M Duchampy était réellement fort
indifférent. -il n' aimait sa femme que comme un être
docile et silencieux-sur lequel il pouvait à loisir
épancher ses colères-quand il avait perdu au jeu.
-d' un autre côté, l' assiduité d' Olivier lui servait
de prétexte pour s' échapper de son ménage et courir
de honteux guilledous.
Les amours de Marie avec Olivier durèrent dix-huit
mois, pendant lesquels ils ne s' écartèrent point des
pures régions du sentiment. Au bout de ce temps,
p161
des pertes successives faites au jeu engagèrent
M Duchampy dans d' assez méchantes affaires,
compliquées de faux. Il fut forcé de fuir en
Angleterre pour éviter des poursuites. Sa femme
resta à Paris, sans ressources. Olivier, qui
jusqu' alors n' était resté avec Marie que du matin
jusqu' au soir, y resta une fois du soir jusqu' au
matin : -c' était une nuit d' hiver, -une de ces
longues nuits, si longues et si dures pour les
pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les
passent les bras au cou d' une femme aimée. -mais
le réveil de cette nuit fut terrible. Madame
Duchampy était avertie qu' elle allait être
poursuivie comme complice de son mari, affilié à
une société de gens suspects. -voyant la liberté
de sa maîtresse menacée, -et sans réfléchir un seul
moment qu' il pouvait se compromettre en larobant
aux poursuites dont elle était l' objet, Olivier
voulut sauver celle qui n' avait désormais d' autre
appui que lui. -comme il ne pouvait l' emmener dans
la maison de son père, où il logeait, Olivier pensa
à un jeune peintre de ses amis-qui, outre l' atelier
il travaillait, possédait dans un quartier voisin
une chambre qui lui servait seulement
p162
pour coucher. -Urbain consentit àder cette
chambre à Olivier, qui vint y cacher sa maîtresse. -
Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les
deux jeunes gens à qui il donnait l' hospitalité. -
après plusieurs visites il revint un jour pendant
l' absence d' Olivier, et passa beaucoup de temps avec
Marie ; -le lendemain il revint de nouveau, et aussi
le surlendemain. -le troisième jour, en rentrant le
soir, Olivier ne trouva plus personne dans la
chambre : -Marie était partie, laissant pour
Olivier une lettre très-laconique.
Elle lui apprenait qu' ayant reçu avis qu' on avait
découvert son refuge, elle avait dû en chercher un
autre chez une parente. -Olivier ne lui en
connaissait pas. -dans sa lettre Marie conseillait
à son amant de ne point compromettre sa sûreté en
cherchant à la voir, et lui ajournait à huit jours
de là une entrevue, le soir, place saint-sulpice.
Olivier courut à l' atelier d' Urbain, pour lui
apprendre ce qui lui arrivait.
Le peintre le reçut avec un air embarrassé.
-j' étais allé dans ma chambre tantôt pour prendre
p163
quelque chose dont j' avais besoin, dit Urbain. J' ai
trouvé Marie en émoi : elle venait de recevoir l' avis
dont elle parle dans la lettre ; -elle est partie
sur-le-champ... -je l' ai accompagnée, ajouta-t-il
maladroitement.
-alors, tu sais où elle est ? Dit Olivier avec
vivacité.
-à peu près, répondit le peintre, -mais ce secret
n' est point le mien, et je ne puis rien te dire.
-qu' il te suffise de savoir que Marie est en sûreté ;
et comprends bien que, pour un certain temps, toi,
qui es peut-être surveillé aussi, suivi sans doute, il
importe, et la prudence l' exige, que tu cesses de voir
Marie. -au reste, ajouta Urbain, je suis tout à
toi, -et je ferai auprès de ta maîtresse toutes les
commissions dont tu me chargeras.
Olivier n' eut aucun souon. -au jour que lui
avait indiqué Marie, il se trouva le soir place
saint-sulpice ; -l' heure désignée avait déjà sonné et
Marie n' était pas encore arrivée. Au moment où il
commençait à perdre patience-il aperçut venir
Urbain.
-Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le
peintre.
p164
-malade ! Fit Olivier, pâle d' angoisse.
-conduis-moi vers elle.
-non, reprit Urbain, -elle me l' a défendu.
Olivier regarda son ami, -qui, malgré lui, baissa
les yeux.
-je veux voir Marie absolument, dit Olivier,
entends-tu cela ? -ce soir, tout de suite, sans
retard. -arrange-toi comme tu voudras ; qu' elle
vienne ou que j' aille la trouver. -choisis, il faut
que je la voie.
-c' est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. -je
vais aller dire à Marie, -malade, brûlée par la
fièvre, qu' elle quitte son lit-pour courir la rue,
sous les frissons d' un ciel noir ; -je lui dirai que,
dût-elle arriver en rampant sur le pavé et tomber
morte sur cette place, il faut qu' elle vienne.
-pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle ?
-dit Olivier doucement.
-parce qu' elle ne peut point te recevoir là où elle
est ; -ce n' est pas chez elle.
-mais elle te reçoit bien, toi.
-je ne suis pas son amant, moi, -je ne suis que
p165
son ami à peine, et le tien ; -le trait d' union qui
vous unit, -voilà tout ce que je suis. -que
décides-tu ? -demain... après... dans quelques jours
Marie pourra sortir sans danger pour sa santé et
pour sa liberté. -attends.
-je n' attendrai pas une minute, -dit Olivier ; -
va chercher Marie.
-c' est bien, -répondit Urbain, -j' y vais.
Une idée terrible traversa l' esprit d' Olivier. -
Marie est chez Urbain, -lui cria un instinct
prophétique ; et il s' élança sur les traces du
peintre, -le rejoignit, et sans avoir été aperçu,
le vit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un
angle obscur du voisinage pour surprendre Urbain
au moment où il sortirait. -au bout de quelques
instants le peintre sortit de la maison où était
son atelier ; -il n' était point seul, -quelqu' un
l' accompagnait, -c' était un jeune homme.
Olivier respira plus librement, -seulement son
inquiétude n' avait pas cessé.
Comment Urbain, qui l' avait quitté pour aller
chercher Marie, revenait-il avec un jeune homme et
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non avec Marie ? -et si ç' avait été elle, comment
et pourquoi se serait-elle trouvée chez Urbain ?
Olivier se posait toutes ces questions en rejoignant
à la hâte la place saint-sulpice par un chemin plus
abrégé que celui pris par Urbain. -aussi arriva-t-il
quelques secondes avant lui.
-et Marie ? Cria Olivier en voyant Urbain
s' avancer sur la place, -où est-elle, Marie ?
-me voilà, répondit une voix, -la voix du
compagnon d' Urbain, qui n' était autre que Marie sous
des habits d' homme.
-ah ! Fit Olivier... c' était donc toi, tout à
l' heure ! -mais le cri de sa maîtresse, la révélation
subite de la trahison d' Urbain, avaient frappé
Olivier au coeur ; -il chancela comme un homme qui
vient de recevoir une balle, et sans l' appui d' un
arbre qui se trouvait derrière lui, il serait tom
sur le pavé.
-le malheureux ! S' écria Marie, en se précipitant
vers Olivier.
-allons, bon ! Dit Urbain avec impatience,
allons-nous faire des scènes en public, à présent ? -
pourquoi êtes-vous venue ? -laissez-moi seul avec
p167
Olivier, -nous nous expliquerons, -c' est
impossible devant vous ; allez... retournez à la
maison.
Jamais les plus orageuses colères de son mari
n' avaient autant épouvanté la jeune femme que cette
brutalité froide. -l' attitude cruelle d' Urbain la
trouva sans résistance, -et sous son regard
impératif elle ploya comme un saule sous l' ouragan. -
après une courte hésitation elle se retira
lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur
la place déjà déserte.
La fraîcheur de l' air tira un instant Olivier de
son presque évanouissement. -il regarda autour de
lui.
-où est Marie ? Demanda-t-il.
-elle est retournée chez elle, -chez moi, pondit
Urbain brièvement.
-chez elle... chez toi... murmura machinalement
Olivier... c' est donc vrai... chez elle... chez
toi ? ...
-eh bien, oui, -puisque nous demeurons ensemble.
-après ? ... est-ce tout ce que tu as à me dire ?
Olivier parut chercher une réponse, -mais sa
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pensée était pour ainsi dire asphyxiée par sa douleur,
et sa parole, noyée dans les larmes, n' arrivait pas
jusqu' à sa bouche.
-que dire à cela ? Murmura Urbain, -j' aimerais
mieux une querelle. Mais des pleurs ici, -des
pleurs là-bas sans doute ; -que le diable les
emporte tous les deux ! -si ce qui arrive est
arrivé, c' est autant la faute de Marie que la
mienne ; -d' ailleurs- c' était dans ma chambre.
voyons, dit-il en secouant Olivier, parle-moi,
accuse-moi... je me défendrai si je veux... Marie
est ma maîtresse, eh bien, oui ! -c' est vrai... -elle
était bien la tienne !
Olivier n' entendait pas, -il avait un millier de
cloches dans la tête, qui toutes lui donnaient ce
nom, -Marie. Sa bouche se contractait horriblement,
et il paraissait souffrir comme s' il eût mâché des
charbons ardents. -c' était une espèce d' apoplexie
du désespoir.
-mais parle-moi donc ! S' écria Urbain.
-oh ! Oh ! Fit Olivier... en tombant aux genoux du
peintre... je t' en supplie... mène-moi voir Marie ; -
et il retomba dans son insensibilité.
p169
-allons, dit Urbain, il n' y a rien à faire.
Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui
paya sa course d' avance, lui donna l' adresse
d' Olivier, qui sanglotait comme une fille, et fit
monter celui-ci dans la voiture.
-il est malade, le bourgeois, -dit le cocher, -
il pleure.
-il est ivre, dit Urbain.
-ah ! Oui, -il sue son boire par les yeux, -moi
j' ai pas le vin tendre. -hue, la blonde ! -ajouta
le cocher, en allongeant un coup de fouet à sa rosse.
Ii
pendant la course Olivier retrouva graduellement
un peu de calme. En arrivant chez lui il alla dire
bonsoir à son père, qui le reçut fort mal. Puis il
monta dans sa chambre. Sans même songer à fermer la
fenêtre, par soufflait une bise aiguë dont les
baisers, qui pouvaient être des caresses mortelles,
glissaient sur son front humide d' une sueur brûlante,
Olivier
p170
s' assit près d' une table, la tête posée entre ses
mains.
Avez-vous vu dans un hôpital faire à un homme
l' amputation d' un membre ? On étend le malade sur
une haute table recouverte d' un drap blanc. Tout
autour se rangent le chirurgien et les élèves, qui, en
les tirant de la trousse, font cliqueter l' arsenal
des instruments de chirurgie. à ce bruit sinistre le
sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf qui
entend l' aboi des chiens prêts à le déchirer. -sur le
seuil de la salle, les autres malades de l' hôpital
viennent voir comme cela se joue. le chirurgien
retrousse le parement de son habit, choisit un joli
instrument à manche d' ivoire ou de nacre, et, s' il
est habile, fend d' un seul coup l' épiderme. -une
rosée pourpre vient tacher le drap. -l' opération est
commencée. -le patient crie ; -ce n' est rien
encore. -voici tous les bistouris, tous les
couteaux et les scalpels, toute la meute de fer et
d' acier qui se précipite à la curée-et ouvre dans
la chair une brèche sanglante au passage de la scie
qui s' en va mordre l' os. -le chirurgien continue
son exécution ; et, si c' est un jour de clinique,
tâche de se distinguer, comme un
p171
musicien qui joue un solo dans un concert à son
bénéfice. -le patient hurle plus fort, -la scie a
entamé l' os. Pendant ce temps-là, et tout en
préparant les ligatures et les tampons pour étancher
le sang, -les élèves rient et causent entre eux de
l' actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant
le patient pousse un cri suprême : -la scie a donné
son dernier coup de dent ; et le membre, détaché du
tronc, tombe dans une mare de sang.
Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains,
rabat les manches de son habit, et dit au malade :
-adieu, mon brave homme. -vous n' aurez plus la
goutte à cette jambe-là ; -ou-vous n' aurez plus
d' engelures à cette main-là, si c' est un bras qu' on
vient de couper, -car il y a une plaisanterie
spéciale et appropriée à chaque genre d' opération.
Quant au malade, on le transporte dans son lit : -il
meurt ou il guérit. Mais, dans ce dernier cas, il est
bien sûr que sa jambe ou son bras coupé ne lui
repousseront pas-et qu' il n' aura plus à subir le
martyre d' une nouvelle amputation.
Mais si, au lieu d' un membre, -il s' agit d' un
sentiment,
p172
-d' une passion, d' une amitié rompue, d' un amour
trahi ; si c' est surtout la première de nos illusions
qu' il s' agit d' amputer, c' est autre chose de bien
plus terrible, ma foi ! -d' ailleurs tout n' est pas
fini-et l' oration n' a pas le résultat brutal de
l' acier du chirurgien, -qui coupe et retranche à
jamais. à cette amitié rompue succédera une amitié
nouvelle ; -à cet amour trahi-un amour nouveau,
qui doivent, l' une se rompre encore et l' autre être
encore trahi. Et de nouveau l' expérience viendra vous
dire : -je t' avais pourtant prévenu : pourquoi
n' es-tu pas encore guéri ? Et elle recommencera ses
terribles opérations ; mais à peine partie, -arrivera
derrière elle-l' esrance, cette éternelle
persécutrice, qui déchirera l' appareil posé par
l' expérience et détruira son ouvrage ; -et ainsi
toujours, -jusqu' à la fin-de la fin.
Il est des natures qui ne survivent pas à la mort de
leur première illusion : -ce sont les natures
privilégiées. -il en est d' autres chez qui
l' espérance perpétue la douleur.
Olivier avait dix-huit ans. -son premier amour
p173
et sa première amitié gisaient flétris sur le champ
de sa jeunesse. Un peu plus tôt, un peu plus tard, -
qu' importe ! Son heure était venue. -subissant le
sort commun, il allait à son tour s' étendre sur le
sinistre chevalet de torture où, venant lui porter
son premier coup de griffe et lui donner sa première
leçon, l' expérience allait le mutiler avec tous ses
scalpels et tous ses couteaux.
à cette heure même, dans une chambre voisine de
la sienne, une compagnie de jeunes gens et de jeunes
femmes, buvant à plein verre le vin, qui est le jus
du plaisir, chantaient ce refrain connu :
" dans un grenier qu' on est bien à vingt ans. "
chant mensonge qu' on croirait écrit par un
propriétaire pour faire une réclame à ses mansardes !
Triste paradoxe qui montre les coudes comme un habit
usé ! Mauvais vers au milieu des vers de ce poëte
qui, pour avoir trop consommé de lauriers pendant sa
vie, n' en aura peut-être plus assez pour indiquer sa
tombe.
Toute la moitié de la nuit Olivier resta immobile à
p174
la même place, se crucifiant sur la croix des
souvenirs et buvant la douleur à pleine coupe jusqu' à
ce que son coeur lui criât : assez !
Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres,
-les sinistres pensées qui rôdent autour du
désespoir-voltigeaient autour d' Olivier, et lui
soufflaient au coeur la haine de la vie et l' amour
de cette haine ; son cerveau ébranlé battait sous
son crâne comme le marteau d' une cloche : -c' était
le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa
jeunesse.
On chantait toujours dans la chambre voisine, -et
chaque vers de ces joyeux couplets, comme une flèche
de gaieté acérée, s' enfonçait dans le coeur moribond
du jeune homme.
Enfin, sortant de cette muette immobilité, il prit
du papier et écrivit rapidement jusqu' au jour levant.
Il écrivit deux longues lettres, l' une à Urbain,
l' autre à Marie. -ces lettres terminées, il réunit
dans un seul paquet toutes les petites choses que sa
maîtresse lui avait données au temps de
l' autrefois. -il ferma ce paquet en répétant
une strophe d' un des poëmes les plus lamentables,
d' Alfred De Musset :
p175
je rassemblais des lettres de la veille
des cheveux, des débris d' amour ;
tout ce passé me criait à l' oreille
ses éternels serments d' un jour,
je contemplais ces reliques sacrées
qui me faisaient trembler la main,
larmes du coeur par le coeur dévorées,
et que les yeux qui les avaient pleurées,
ne reconnaîtront plus demain.
au matin, la servante de sonre monta pour
faire lenage.
-où est mon père ? Demanda Olivier.
-il est sorti pour toute la journée, répondit la
bonne femme.
Olivier profita de cette absence pour envoyer la
servante chez le pharmacien de la maison avec une
ordonnance qu' il avait faite lui-même. -il la chargea
aussi de mettre à la poste les deux lettres pour
Urbain et Marie.
-monsieur, dit la servante en rapportant un
demi-rouleau de sirop de pavots, vous prendrez bien
garde : -le pharmacien m' a bien recommandé de vous
dire de ne boire ça-que par cuillerées, -de deux
heures
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en deux heures. Il paraît que c' est de la poison
tout de me. -c' est pour faire dormir, pas vrai ?
-oui, dit Olivier, -pour faire dormir, -et il
renvoya sa bonne.
En moins d' une heure il avait bu entièrement le
sirop de pavots.
Iii
depuis près de deux jours le père d' Olivier ne
l' avait pas vu. Pris de quelque inquiétude, il monta
à la chambre de son fils pour savoir ce que celui-ci
pouvait faire. Ne trouvant point, comme d' habitude, la
clef sur la porte, qui était intérieurement fermée au
double tour, il frappa violemment et appela plusieurs
fois à haute voix. On ne lui répondit pas. -ce
silence obstiné augmenta son inquiétude et l' effraya
presque. Il alla chercher de l' aide dans la maison et
revint enfoncer la porte, qui céda à la fin. Suivi de
deux ou trois voisins, il se précipita dans la
chambre. -Olivier se réveilla à tout ce bruit ; il
avait dormi trente
p177
heures. L' énorme dose de soporifique qu' il avait
prise, mortelle pour des natures moins robustes que
la sienne-ne l' avait point tué, -et le premier mot
qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom
de Marie.
En apercevant son père, -Olivier avait essayé de
se lever du lit où il s' était couché tout habillé,
-mais il ne put faire un pas.
Sa tête était de plomb, -et il avait un enfer dans
l' estomac.
-qu' est-ce que tu as ? Lui demanda son père, resté
seul avec lui.
-j' ai mal à la tête, -dit Olivier. -et comme
ses yeux venaient de rencontrer le rouleau de sirop,
-il murmura : -il n' y en avait pas assez ! -il y
en avait trop, au contraire, -et c' était cela qui
l' avait sauvé.
Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père
d' Olivier comprit sa tentative de suicide. Il allait
commencer un interrogatoire-lorsqu' on entendit
marcher dans le corridor. -Olivier tressaillit : il
avait reconnu le pas qui s' approchait.
p178
-mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la
personne qui va entrer.
-mais tu souffres, lui dit son père ; -il faut
envoyer chercher un médecin.
-non, fit Olivier avec vivacité. -n' ayez point
de crainte ; -je me suis bien manqué. Et d' ailleurs
j' ai l' idée que la personne qui vient m' apporte le
meilleur des contre-poisons. -je vous en prie,
laissez-moi seul... après, tantôt... plus tard, nous
causerons... je vous dirai tout ce que vous voudrez.
-en ce moment on frappa à la porte.
-entrez, dit Olivier. -la porte s' ouvrit. -Urbain
entra. -le re d' Olivier sortit. -les deux
rivaux restèrent seuls.
-et Marie ? S' écria Olivier, en essayant de se
soulever sur son lit.
-et toi ? Répondit Urbain.
-ne me parle pas de moi, -répliqua Olivier, -
parle-moi de Marie. -lui as-tu remis ma lettre
seulement ? -tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole
de sirop, -je ne mentais pas, va... j' ai bu... puis
il répéta
p179
encore... mais il n' y en avait pas assez. -qu' a-t-elle
dit, Marie ?
-Marie n' a point reçu ta lettre ; -mais au moment
tu lui écrivais elle nous écrivait aussi ; -au
moment où tu voulais mourir, -comme toi-elle
tentait le suicide... et comme toi-elle n' est point
morte, ajouta Urbain avec vivacité.
-oh ! Dit Olivier dans un mouvement de joie
égoïste, -Marie a voulu mourir-parce qu' elle me
croyait mort... elle n' avait pas cessé de m' aimer
alors... et tu as menti. -ô Marie ! Ma pauvre
Marie ! Je lui pardonne... je l' embrasserai encore...
je la reverrai... je l' entendrai. As-tu remarqué,
Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle dit
certains mots... mon ami, par exemple... et
vois-tu ? ... c' est bien peu de chose, ces deux
mots-là... pourtant, mon ami, vois-tu ! ... ô
douce musique de la voix aimée ! ... ô Marie ! Ma
pauvre Marie ! ...
-je t' ai dit, reprit tranquillement Urbain, que
Marie n' avait point reçu ta lettre.
-mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi ? ...
-parce que je n' ai point revu Marie depuis le
p180
moment où je t' ai quitté, avant-hier soir, place
saint-sulpice.
-comment cela ? Demanda Olivier. -elle n' est
donc point rentrée chez toi ?
-elle y est rentrée, dit Urbain. -j' avais lo
sur le même carré où était mon atelier une chambre
toute meublée, -c' est là qu' elle habitait.
-seule ? Dit Olivier.
-c' est là qu' elle habitait, continua Urbain. -c' est
là qu' on est venu l' arrêter au moment où elle
rentrait après nous avoir quittés tous les deux sur la
place saint-sulpice. Je te disais bien, Olivier,
qu' il était dangereux pour elle de sortir... malg
la précaution que j' avais eue de la vêtir en homme,
elle a été reconnue sans doute par les gens qui
l' épiaient.
Enfin, quand je suis rentré, j' ai trouvé la chambre
vide-et sur la table cette lettre qu' on lui avait
permis d' écrire avant de l' emmener. -la voici.
-et Urbain tendit à Olivier la lettre de Marie. -
elle était écrite sur du papier et avec du crayon à
dessin.
" Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bontés
p181
pour moi ; votre hospitalité a prolongé ma liberté de
quelques jours. Au moment je vous écris, on vient
m' arrêter sur un mandat du juge d' instruction. -je
ne sais pas de quoi l' on peut m' accuser, je vous
assure. -j' ignorais les affaires de mon mari. -mais,
quoi qu' il arrive, j' ai pris mes précautions pour ne
point paraître devant la justice... -dans la crainte
d' être arrêtée un jour ou l' autre, j' avais sur moi un
petit flacon plein de cette eau bleue qui vous servait
pour graver... "
-de l' acide sulfurique, dit Urbain. -heureusement
il était éventé.
Olivier continua à lire la lettre de Marie : " je
boirai cette eau, qui est du poison, et ça sera fini.
-je n' ai pas eu le temps de vous aimer, Urbain,
parce que je n' avais pas eu le temps d' oublier
Olivier. " -en cet endroit de la lettre, il y avait
quelques mots raturés avec de l' encre et non point
du crayon, comme l' écriture de la lettre. Cette
suppression avait été faite par Urbain ; -mais
Olivier n' en déchiffra pas moins l' alinéa supprimé.
Il continua : -" que j' ai aimé pendant si longtemps.
-vous lui donnerez mes cheveux, que
p182
j' ai coupés le jour vous m' aviez fait déguiser en
homme. -Marie. "
-Urbain, resta confondu en voyant son ami lire
presque couramment ce passage, malgré la rature qui
le recouvrait.
-pourquoi as-tu rayé cela ? Demanda Olivier.
-je voulais garder les cheveux de Marie, répondit
Urbain ; -je te les donnerai.
-écoute, dit Olivier, si tu veux me donner cette
lettre, -nous partagerons les cheveux.
-oui, répondit Urbain.coute le reste... le
lendemain du jour où Marie a été arrêtée, j' ai couru
au palais de justice, -où je connais quelqu' un ; -
c' est là que j' ai appris que Marie avait en effet
tenté de se suicider. -mais, comme je te l' ai dit,
l' acide qu' elle avait employé était éventé : elle ne
mourra pas... maintenant je vais te dire adieu ;
après ce qui est arrivé, il est probable que nous ne
pouvons plus avoir de relations. J' ai aimé Marie
malgré moi, -et pour une maîtresse de huit jours,
-je perds un ami de longue date ; j' ai du malheur.
-pourquoi ne plus nous revoir ? -dit Olivier
p183
avec un sourire mélancolique ; et, tendant la main à
Urbain, il ajouta : il faut bien que je te revoie...
à qui donc veux-tu que je parle d' elle ?
Comme Urbain sortait de chez Olivier, le père de
celui-ci y rentrait. Resté sur le carré, l' oreille
collée à la porte, il avait entendu tout l' entretien
des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la
tentative de suicide faite par son fils avait sa
source dans quelque amourette contrariée. Mais en
apprenant que sa maîtresse était en état d' arrestation,
il craignit que les relations d' Olivier avec cette
femme n' eussent des suites compromettantes. Sans
aucun préambule conciliateur, il aborda la discussion
avec une violente colère, que le calme d' Olivier ne
fit qu' irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et
plus impitoyable encore pour la maîtresse de celui-ci,
qu' il traita de femme perdue.
Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frappé
aux portes de la mort, Olivier ne put l' entendre
injurier par son père ; -celui-ci avait été sans
pitié, Olivier fut sans respect. -cette sne
horrible se prolongea deux heures. Elle se termina
par cette
p184
épouvantable accusation que le fils en délire jeta
au visage dure en courroux :
-vous avez été le bourreau de ma mère, morte
lentement sous vos colères.
-malheureux ! S' écria son père, -en levant sa
main, -qu' il laissa aussitôt retomber.
-si je suis sacrilége, que Dieu vous venge !
Répondit Olivier.
-retire les affreuses paroles que tu viens de dire,
reprit son père.
-retirez les injures que vous avez jetées à Marie,
à une femme malheureuse, mourante peut-être en ce
moment.
-cette femme est une misérable, -elle te perdra.
-mare est morte de chagrin, dit Olivier-avec
un regard sinistre. Encore une fois, -si j' ai menti,
qu' elle me maudisse, -et si je dis vrai qu' elle
vous pardonne !
Le père était blanc de fureur ; et comme il venait
d' apercevoir sur la cheminée, parmi les souvenirs que
Marie avait donnés à Olivier, -un portrait d' elle
au daguerréotype, -il le prit et s' écria :
p185
-la voilà donc la créature pour qui tu m' insultes,
-malheureux !
Et jetant le portrait à terre, il l' écrasa sous son
pied.
-mon père, dit Olivier en se dressant sur son lit
et en étendant sa main vers la porte, -pas un mot
de plus... sortez.
-pourquoi n' est-ce pas elle que j' ai là sous mon
pied ? Continuait le père en écrasant les morceaux
déjà brisés du portrait.
Il n' avait pas achevé, que son fils était debout
devant lui, terrible, l' oeil hagard, la voix étranglée.
-mon père, murmura-t-il en paroles hachées par le
claquement de ses dents... vous voyez bien cette
arme... et il montrait un petit pistolet, dit
coup de poing, qu' il venait de décrocher du mur,
-vous voyez cette arme... je n' ai pas om' en
servir hier quand je voulais mourir... j' ai préféré
le poison, qui ne fait pas de bruit...
-après ? Lui dit son re froidement, en portant
la main sur les autres souvenirs de Marie.
p186
-après ? Continua Olivier... qui armait son
pistolet...
si vous dites un mot de plus sur Marie... si vous
touchez à ces choses qui lui ont appartenu, -eh bien,
mon père, je me brûle la cervelle devant vous... et
ceux qui vous connaissent diront ceci : -il avait mis
vingt ans à tuer la mère... mais il a tué le fils d' un
seul coup.
Son père le regarda un moment... et saisissant
rapidement parmi les souvenirs-un petit bouquet de
fleurs fanées, il le jeta à terre...
comme il mettait le pied dessus, -Olivier porta le
pistolet à son front et lâcha la détente.
On entendit le bruit sec caupar la chute du chien
sur la cheminée.
-oh ! Malheur ! S' écria Olivier-en retombant sur
son lit la tête entre ses mains... la mort ne veut pas
de moi !
Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre
huit jours auparavant, le pistolet avait été trou
par son père, qui l' avait déchargé.
Olivier était resté seul. Cinq minutes après sa
sortie,
p187
son père lui envoyait la servante avec une lettre et
un petit rouleau d' argent.
La lettre contenait seulement ces mots " voilà cent
francs. -sois parti demain. "
-dites à monre que je serai parti ce soir,
pondit Olivier, et allez me chercher une voiture.
Il jeta-au hasard-dans une malle ses habits,
son linge, tous ses papiers ; il ramassa tous les
souvenirs de Marie, éparpillés par l' ouragan de la
colère paternelle, les enveloppa soigneusement, et
ayant fait monter le cocher, il lui fit transporter sa
malle dans la voiture.
En descendant l' escalier bien lentement, car il était
faible et brisé par toutes ces émotions, il rencontra
son père.
Ils s' arrêtèrent en face l' un de l' autre, et
échanrent cet adieu plein de voeux qui durent
épouvanter le ciel :
-va-t' en, dit le père... je t' abandonne et te laisse
à la honte, à la misère.
-je sors encore vivant de cette maison, d' ma
p188
re est sortie morte. Adieu, mon père, dit Olivier,
je vous laisse à vos remords.
Olivier monta dans la voiture et se fit conduire
chez Urbain. Il était onze heures du soir. Le peintre
était seul dans son atelier.
Qu' y a-t-il donc ? S' écria-t-il en voyant Olivier,
suivi du cocher qui portait sa malle.
-il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls,
que mon père m' a chassé, -et pour la seconde fois
je viens te demander l' hospitalité.
Urbain n' avait plus cette chambre du voisinage
qu' autrefois il avait prêtée à Olivier pour cacher
Marie. -le lendemain du jour la maîtresse du
poëte était devenue la sienne, il avait quitté son
second logement et vendu les meubles pour faire vivre
Marie.
-mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu
donc ? Je ne vois pas de lit.
-je suis pauvre, répondit Urbain : -et montrant
derrière une grande toile qui séparait l' atelier en
deux, -une paillasse jetée à terre, et recouverte
d' un
p189
lambeau de laine, il ajouta : -je couche là-dessus
et j' y dors.
-j' ai des meubles chez moi. -si tu veux que je
demeure avec toi, -je les ferai transporter ici, dit
Olivier. -et si monre me les refuse, nous
achèterons un lit, au moins. -j' ai cent francs.
-pourquoi faire acheter un lit ? Pour le revendre
dans huit jours la moitié de ce qu' il nous aura
coûté ? ô mon ami ! Ne sois pas si fier pour une pile
d' écus que tu as dans ta poche... cent francs... c' est
bien joli, mais ce n' est pas éternel, et ton pauvre
magot sera bien vite fondu, quoiqu' il ne fasse pas
chaud ici, ajouta Urbain. -au reste, ton argent est
à toi ; -et si tu es si délicat qu' un grabat de
paille t' effraye, -il y a la chambre d' en face, la
chambre garnie où logeait Marie... le lit est doux ;
-mais moi je n' aime pas les douceurs, et c' est
seulement à cause de Marie que j' avais loué cette
chambre... tu peux la prendre si tu la veux ; j' ai
encore la clef. Demain, tu t' arrangeras avec le
propriétaire, qui la loue.
-je la prendrai, dit Olivier ; viens m' y conduire.
Urbain le mena dans une petite chambre assez
p190
propre, et qui n' avait pas été rangée. -tout y était
dans le même état où Marie l' avait laissé.
-bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. -
les regards du jeune homme tombèrent d' abord sur
le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur l' un
d' eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié
sans doute par Marie.
Sur l' autre, une sorte de calotte, de forme dite
grecque, qu' Olivier avait vue plusieurs fois sur
la tête d' Urbain. Cette vue porta un coup terrible
au coeur d' Olivier : son dernier doute venait de
s' évanouir.
Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus
voir.
Iv
autant Olivier avait d' abord souhaité être dans cette
chambre Marie avait habité, autant il souhaita en
être dehors lorsqu' au premier regard qu' il y jeta, ce
lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse.
Mais où aller à une heure du matin-par cette froide
nuit d' hiver ? D' ailleurs Olivier était dans un
p191
état horrible. -la terrible journée qu' il avait
passée, succédant à la lutte terrible qu' il avait
soutenue contre le poison, avait anéanti toutes ses
forces. Chauffé à outrance par la fièvre ardente à
laquelle il était en proie depuis deux jours, son sang
était presque en ébullition et grondait dans ses
veines, tellement gonflées, que celles du front
s' accusaient en relief comme des coutures bleuâtres.
Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de
larmes, son coeur assassiné par la souffrance se
débattait en criant au secours.
Espérant qu' à défaut de l' oubli il trouverait
peut-être, pour une heure ou deux, l' inertie du
sommeil, qui est encore l' oubli, il se jeta sur une
chaise après avoir éteint la lumière. Mais le
sommeil ne vint pas. Les ténèbres appelées par Olivier
se mirent à flamboyer ; il eut beau mettre ses mains
sur ses yeux, -et sur ses yeux abattre ses paupières,
-il voyait comme en plein jour. -les rideaux du lit
qu' il venait de fermer s' entr' ouvrirent d' eux-mêmes ;
et sur les deux oreillers il aperçut deux têtes,
toutes deux jeunes, belles, souriantes, -toutes deux
les regards humides, éblouis, perdus, et les lèvres
unies par un incessant
p192
baiser ; -c' étaient les deux têtes d' Urbain et de
Marie.
Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et
ralluma la chandelle. La clarté chassa les fantômes.
-Olivier se rassit sur la chaise ; mais, ô terreur !
-voici que derrière les rideaux de ce lit, qui
étaient pourtant bien fermés, Olivier entendit deux
voix qui parlaient, deux voix jeunes, tremblantes,
enivrées, murmurant le dialogue éternel que l' humanité
pète depuis sa création, et dont le moindre mot est
unelodie,me dans les langues les plus barbares.
Les échos de la chambre redisaient l' un après l' autre
ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel.
-ces deux jeunes voix jumelles étaient la voix de
Marie et la voix d' Urbain.
Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare
le mal d' amour au mal de dents. La comparaison est
peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du moins par
beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les
bonnes gens appellent des peines de coeur, -agit
sur la partie morale de l' être avec une violence
insupportable, comme l' affection à laquelle on la
compare agit sur la partie physique. L' un et l' autre
de ces maux,
p193
si différents et pourtant si semblables, vous
plongent dans les braises d' un enfer l' on se
rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui forment
le répertoire des damnés. On se roule par terre avec
des torsions d' enragé, on s' ouvre le front aux angles
des murs, -et si l' une et l' autre de ces douleurs
n' avaient point leurs intermittences et se
prolongeaient trop longtemps, -elles achemineraient
à la folie.
Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre
ces deux affections, -de nature si opposée, -c' est
l' indifférent intérêt, les consolations banales que
rencontrent et recueillent ceux-là qui les éprouvent.
On s' inquiétera beaucoup autour d' un homme qui aura
une fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur
de perdre son père ou sa mère ; -mais s' il a perdu
sa maîtresse, ou s' il a mal aux dents, on haussera les
épaules en disant : " bon, ce n' est que cela, -on
n' en meurt pas ! "la comparaison cesse d' être
possible, -c' est à l' application du rede. -le
mal de dents mène chez le dentiste, -qui vous arrache
quelquefois la douleur avec la dent. -mais le mal
d' amour ? -on n' a pas encore inventé de chirurgie
p194
morale pour arracher la douleur ; et c' est tant pis.
Ce serait une industrie très-productive, car celui
qui la pratiquerait aurait toute l' humanité pour
clientèle.
-ce qu' on a trouvé de mieux jusqu' à présent pour
guérir des peines d' amour-et bien longtemps avant
l' homoeopathie, -c' est l' amour lui-même. -il y a
bien encore la poésie. -mais alors le remède est
pire que le mal, car c' est le mal lui-même devenu
chronique, -passé dans le sang, -passé dans l' âme ;
-on meurt avec.
Comme il s' était bouché les yeux pour ne point voir,
-Olivier se boucha les oreilles pour ne point
entendre. -mais le son des voix lui arrivait
toujours, comme si elles eussent parlé en lui-même.
Il se roula sur le carreau froid, en se mordant les
poings, et il entendait toujours cesmes mots, dont
les syllabes lui perçaient le coeur comme les dards
d' une couvée de serpents. -il se heurta le front au
mur... et il entendit encore. -alors il se précipita
vers la fenêtre de la chambre, -l' ouvrit, et se jeta
la tête dans la neige épaissie qui couvrait le
rebord. -sous le poids
p195
de son front-la neige fondit et fuma, ainsi que
l' eau dans laquelle on plonge un fer rouge.
C' était là de quoi mourir. -pourtant ce bain glacial
eut pour un moment un sultat salutaire. Il
détermina une réaction dans la crise désespérée
qu' Olivier venait de subir. L' hallucination cessa
subitement, -les fantômes s' envolèrent, les bruits
de voix s' éteignirent. -il était seul, dans
l' isolement de la nuit, -accoudé au bord de la
fenêtre, -et regardant autour de lui la ville
silencieuse endormie sous la neige, qui tombait
toujours lente et molle comme le duvet des colombes.
Aucun bruit ne troublait le calme de cette nuit
polaire, -ni le pas assourdi d' un passant attardé,
ni l' aboi vague et lointain d' un chien errant,
indéfiniment pété par de lamentables échos ; le vol
des bises, paralysé par le froid, ne tourmentait pas
les girouettes des toits voisins, recouverts d' une
fourrure d' hermine, et aucune lumière ne brillait aux
fenêtres des maisons. Après avoir contemplé quelques
instants ce repos de toutes choses, qui avait autant
l' aspect de la mort que celui du sommeil, -Olivier
referma sa croisée, -aux carreaux de laquelle le
givre
p196
avait buriné les étranges caprices d' une mosaïque
irisée.
-tout dort, murmura-t-il avec l' accent de regret
et d' envie dont Macbeth s' écrie : " j' ai perdu le
sommeil, le doux baume ! " puis, l' esprit traver
soudainement par une idée singulière, -il sortit
de sa chambre sans faire de bruit, et, se collant
l' oreille à la porte de l' atelier d' Urbain, -il
écouta attentivement. -il ne put rien entendre
d' abord ; -mais peu à peu-il distingua une
respiration lente et régulière. -Urbain dormait
sur sa paille.
-il dort, -dit Olivier avec un sourire ironique.
ô Marie, il dort, et il dit qu' il t' a aimée !
Olivier rentra dans sa chambre : -il se sentait si
fatigué, -il avait la tête si lourde, les yeux si
brûlants, qu' il espéra de nouveau pouvoir, lui aussi,
dormir un instant. -après avoir encore une fois
éteint la chandelle, -il entr' ouvrit les rideaux du
lit, et se jeta dessus tout habillé. -mais sa tête
n' était point depuis deux minutes sur l' oreiller, -
qu' un vague parfum vint l' étourdir, -et il sentit
son coeur, un moment immobilisé, qui se remettait à
trembler
p197
-ce parfum était celui que Marie employait
ordinairement pour ses cheveux, -un vague arome était
resté sur cet oreillerelle avait dormi, et sur
lequel Olivier venait de poser sa tête.
V
-je ne puis rester ici, s' écria Olivier ; et se
jetant hors du lit, il s' enveloppa dans un manteau,
descendit l' escalier d' un seul trait, et se trouva
dans la rue. -sans savoir il allait, il marcha
au hasard devant lui. Il s' asseyait sur les bornes,
-comptait les becs de gaz, -et pétrissait des boules
de neige qu' il lançait contre les murs. Après ces
grandes crises, les distractions les plus puériles
suffisent quelquefois pour détourner l' esprit de la
pensée qui alimente la douleur, et pour amener, au
moins momentanément, une trêve durant laquelle l' être
tout entier se plonge pour ainsi dire dans un bain
d' insensibilité. -ce n' est point l' absence de la
douleur, -c' en est le sommeil, -mais un sommeil
furtif qui s' enfuit dès
p198
que le moindre accident effleure l' esprit engourdi et
le remet en face de la pensée qui fait son tourment. -
alors tout est fini. -l' esprit réveillé s' en va
veiller le coeur, -et la souffrance renaît plus
active et plus aiguë.
Olivier était donc dans cet état de quasi-idiotisme
qui suit les prostrations. -il était parvenu à
s' isoler de lui-même, et au bout d' une heure sa course
sans but l' avait conduit à la halle : trois heures du
matin sonnaient à l' église saint-Eustache.
Comme il était arrêté sur la place des innocents,
examinant l' aspect fantastique de la fontaine de
Jean Goujon, -que la neige amoncelée avait revêtue
d' une housse blanche, -Olivier fut distrait de son
attention par un grand bruit de voix qui s' élevait
auprès de lui ; -il détourna la tête, et voyant à
deux pas un groupe d' où s' élevaient des cris et des
rires, il s' en approcha : -un incident bien vulgaire
était la cause de toutes ces rumeurs, c' était un
grand chien de chasse, à robe noire et aux pattes
blanches, qui venait d' engager un duel terrible avec
un énorme matou-appartenant à une marchande dont
l' étalage
p199
était voisin. -l' objet de la querelle était un
morceau de viande avariée. -aux miaulements de
son chat, la marchande était arrivée, -tombant à
coups de balai sur le chien, qui ne voulait pas
lâcher prise.
-gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours
le même, criait la marchande, en faisant pleuvoir
une grêle de coups sur le chien, qui ne s' émouvait
non plus que si on l' eût caressé avec des marabouts.
-qu' est-ce qu' il y a là-bas ? Dit une voix-en
dehors du groupe qui faisait galerie.
à cette voix Olivier, -qui examinait le chien,
comme s' il eût cherché à le reconnaître, leva les
yeux pour voir qui avait parlé.
-c' est encore votre bête féroce de chien qui veut
meurtrir mon pauvre mouton, dit la marchande.
-allons, -ici, Diane, dit le jeune homme ; ici
tout de suite. -à l' appel de son maître, le chien
lâcha prise et reçut un dernier coup de balai de la
marchande, qui l' appela Lacenaire !
-je ne me trompe pas, murmura Olivier à lui-même,
en regardant plus attentivement le maître du
p200
chien, -c' est Lazare, -et s' approchant du jeune
homme au moment où il allait se retirer, il lui
frappa sur l' épaule.
-Olivier ! Dit Lazare en se retournant et en
rougissant beaucoup ; vous ici, la nuit, par cet
horrible temps, -continua-t-il avec un accent
embarrassé ; -quel singulier hasard ! ... est-ce
qu' il y a longtemps... que vous m' avez vu... ici,
acheva-t-il avec une certaine inquiétude.
-à l' instant même, -répondit Olivier. Mais,
vous-même, comment se fait-il que je vous rencontre
ici ?
-oh ! Moi, répondit Lazare, -qui paraissait plus
rassuré... c' est par curiosité. Vous savez mon
tableau de Samson, dont je vous ai parlé, -je
l' achève pour le prochain salon, et parmi les gens
qui travaillent ici le matin, -les forts, j' ai
pensé que je trouverais peut-être mon type. -mais
vous, reprit Lazare, -vous qui êtes si délicat, -
qu' est-ce que vous faites ici ? Ne seriez-vous pas
en aventure galante ? ... et comme Olivier, en
mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner
une pile d' écus, Lazare ajouta en riant :
p201
-diable... vous avez de la pluie-pour les Danaés...
mais, dit-il, je vous croyais en nage... à ce que
nous avait conté Urbain...
comme Lazare disait ces mots, -une marchande de
marée, qui préparait son étalage, regardait Olivier
avec admiration.
-regarde donc s' écria-t-elle en parlant à une
commère, sa voisine, à qui elle désignait Olivier
du doigt, -regarde donc ce joli chérubin, Marie...
-ah ! Quel amour ! ... répondit sa voisine en
élevant sa lanterne...
dans tout ce dialogue dont il était l' objet, Olivier
ne distingua qu' un mot : -Marie ! Et ce nom seul,
arrivant juste au même instant où Lazare lui parlait
de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.
-eh bien, dit Lazare... en le voyant tressaillir,
-qu' est-ce qui vous prend ?
-il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande
de poisson... -eh ! La barbiche, ajouta-t-elle, en
faisant signe à Lazare, qu' elle voulait désigner...
amène-le un peu ici, -ton ami... sa mère est donc
folle, à ce pauvre coeur, de le laisser courir comme
p202
ça la nuit, -ça fait pitié, quoi... amène-le,
Barbiche... Marie... va lui donner un peu de
bouillon, ça le réchauffera. -pauvre petit, va !
Il a une figure de cire... eh ! Marie, fais chauffer
un bol.
-oh ! ... murmurait Olivier, Marie... elle est donc
ici, -Lazare, mon ami... je vous en prie...
laissez-moi la chercher... on vient de l' appeler.., je
la trouverai bien... laissez-moi...
-bon, murmura Lazare... en lui-même et dans son
langage pittoresque, je comprends, j' ai fait un
beaucoup, j' aurai marché sur ses cors.
-eh bien, viens-tu donc ? -s' écria la marchande,
-qui tenait à la main une tasse de bouillon tout
fumant.
-merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier,
c' est autre chose qu' il lui faut.
-c' est de bon coeur, tout de même, fit la brave
femme... il a tort s' il fait le fier... pas vrai,
Marie !
-eh ! Oui donc, répondit la voisine-et du bouillon
que le roi n' en a pas de meilleur, encore !
Cinq minutes après, Olivier était assis en face de
Lazare, dans le cabinet d' un petit cabaret. Entre
eux,
p203
sur la table, se trouvait une bouteille à demi pleine
d' eau-de-vie.
-voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins.
Dire à un amoureux de raconter ses amours, c' est
inviter un auteur tragique à vous lire sa tragédie.
-Olivier raconta toute son histoire à Lazare...
lorsqu' il arriva à la trahison d' Urbain, Lazare
frappa sur la table et fit une grimace de dégoût.
-toujours le même ! Murmura-t-il. -à la fin de
l' histoire... la bouteille d' eau-de-vie était vide,
Olivier était ivre-et récitait des lambeaux de
vers qu' il avait jadis faits pour Marie.
-en ce moment trois ou quatre déchargeurs
entrèrent dans le cabinet et échangèrent des poignées
de mains avec Lazare.
-tiens ! Barbiche, dit l' un d' eux, -voilà ta
paye que tu m' as dit de prendre pour toi, et tirant
une grande bourse de cuir, il en sortit quatre pièces
de cent sous qu' il remit à Lazare...
Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule,
-s' était fait déchargeur à la halle au beurre, afin
de
p204
gagner quelque argent pour procurer aux membres d' une
société d' artistes dont il faisait partie-la
société des buveurs d' eau. - (voir les scènes
de la Bohème) -les moyens de travailler pour
la prochaine exposition. -seulement, comme il n' avait
pas de daille, il travaillait en remplaçant, -quand
un des forts du marché était malade. On l' appelait
Barbiche, à cause d' un bouquet de poils roux qui lui
cachait le menton. Olivier l' avait rencontré
plusieurs fois à l' atelier de son ami Urbain, qu' on
n' avait pas voulu admettre dans la société dont
Lazare était le président.
à six heures du matin Lazare fit monter Olivier
dans un fiacre et le reconduisit à l' adresse d' Urbain,
que le poëte avait su lui indiquer au milieu de son
ivresse.
En rentrant dans la chambre où Lazare l' avait
accompagné, car il n' était pas en état de se soutenir
lui-même, Olivier, abruti par l' ivresse, tomba sur le
lit comme une masse inerte, et cette fois s' endormit
profondément.
-hélas ! Murmurait Lazare en fermant les rideaux,
p205
-moi aussi j' ai eu ma Marie, et mon coeur, si
pétrifié qu' il soit, garde encore la trace des clous
qui l' ont crucifié... ah bah ! Ajouta-t-il en faisant
claquer ses doigts, -tout ça, c' est l' histoire
ancienne d' un beau temps tombé dans le puits. -et
après cette oraison funèbre et philosophique de sa
jeunesse, Lazare sortit de la chambre. -trouvant
la clef sur la porte de l' atelier d' Urbain, il y
entra.
-qu' est-ce qui t' amène si matin, dit le peintre à
moitié endormi en voyant Lazare ? Est-ce qu' il y a
quelque chose de nouveau ?
-non, -répondit Lazare brutalement, les mauvais
temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non
plus. Et, sans laisser à Urbain le temps de
l' interrompre, -il ajouta : -je connais ton histoire
avec Olivier et Marie, -ça ne m' étonne pas de ta
part, tu as une triste et incorrigible nature.
-qui est-ce qui t' a dit ? ... fit Urbain.
-c' est Olivier, -ou plutôt c' est son ivresse,
pondit Lazare, -et il raconta à Urbain sa
rencontre nocturne avec le poëte.
Comme Urbain cherchait à s' excuser à propos de
p206
l' aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche
par cette rude sortie :
-mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain.
Je ne mourrai pas d' une indigestion de vertu, -mais
il y a des choses qui me soulèvent le coeur. -bien
que j' y sois personnellement étranger, il y a des
actes qui m' indignent jusqu' à la colère, et me
donnent des envies de me laver les mains si elles
ont touché la main de ceux qui les ont commis. -ton
cas est du nombre.
-mais au moins, interrompit Urbain, -laisse-moi
me justifier ; -tu ne sais pas comment les choses
se sont passées.
-si tu avais pour toi l' excuse d' une passion
sincère, -j' aurais pu, jusqu' à un certain point,
comprendre que dans un moment d' oubli, d' exaltation,
-tu aies pu tenter d' enlever Marie à Olivier ; -
mais la lui prendre chez toi, en abusant de
l' hospitalité que tu lui avais offerte, pour
satisfaire une méchante fantaisie, -c' est là un acte
qui ne peut pas se justifier. -ça s' appelle lâcheté
dans toutes les langues d' honnêtes gens. Si tu m' avais
joué un tour
p207
semblable, je t' aurais simplement cassé les reins avec
la première chose venue : voilà mon opinion.
Maintenant, ça ne m' étonne pas qu' Olivier ait passé
là-dessus aussi tranquillement : -c' est une de ces
natures faibles et pacifiques qui n' ont ni haine, ni
colère, ni aucun des sentiments virils de résistance
à l' oppression, -des élégies et non des hommes. -
je l' ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle,
pleurant comme une fontaine, -c' était pitoyable. -
j' ai cautérisé son désespoir avec l' ivresse. Il dort
maintenant, -mais quand il va se réveiller, ça sera
pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire de le
surveiller ; -j' ai peur qu' il ne fasse un mauvais
coup.
-il a déjà essayé, -mais il s' est manqué, dit
Urbain.
-j' ignorais cela, reprit Lazare... il s' est manqué,
-tant pis. -si la mort n' en a pas voulu, c' est que
le malheur a des vues sur lui. -il est mûr de bonne
heure.
-Marie aussi a tenté le suicide, -fit Urbain, que
le dur langage de Lazarenétrait malgré lui, -
mais elle s' est manquée aussi.
p208
-qu' est-ce que tu aurais fait entre ces deux
tombes-là ? Dit Lazare en regardant Urbain en face.
-qui sait ? Répondit celui-ci ; -j' aurais creusé
la mienne, peut-être.
-ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec
ironie. -ta mauvaise nature n' a pas même la
franchise, qui est la vertu de certains vices. -ce
n' est pas toi qu' un remords empêcherait de digérer
la vie. -allons donc ! -entre ces deux tombes de
deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit
chaud de nouvelles amours. à la bonne heure, -dis-moi
cela, -et je te croirai. -maintenant, bonjour, je
n' ai plus rien à te dire. -et Lazare sortit sans
tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.
-ah bah ! Fit celui-ci, quand il se trouva seul, -
il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormit
tranquillement-pour ne se lever qu' à deux heures
de l' après-midi.
Olivier dormit toute la journée et s' éveilla
seulement le soir. D' abord il ne put se rendre un
compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à peu
cependant les souvenirs lui revinrent ; il se
rappela son
p209
horrible nuit d' angoisses, sa rencontre avec Lazare,
et le moyen employé par celui-ci pour le faire
oublier ; -Olivier se leva, -la tête encore
lourde, et alla trouver Urbain, qui s' apprêtait à
venir chez lui.
-où vas-tu ? Lui demanda-t-il.
-il est six heures-c' est l' angelus de
l' appétit ; -je vais dîner, répondit le peintre.
-où cela ?
-par là, -à droite ou à gauche ; je te le dirai en
revenant. -à propos, tu as vu Lazare ?
-oui, en effet, pondit Olivier, je l' ai rencontré
à la halle-cette nuit.
-qu' est-ce que tu allais faire à la halle cette
nuit ?
-je ne sais pas. -j' étais sorti parce que je me
trouvais malade... je ne pouvais pas dormir dans cette
chambre... tu comprends... malgré moi. -je pensais...
-oui, je comprends en effet, dit Urbain. -c' est
pourquoi je te répéterai encore qu' il faut cesser de
nous voir, pour ton repos, pour le mien. -nous
avons à oublier l' un et l' autre, et ce n' est point
en demeurant
p210
ensemble que nous pourrions y parvenir.
parons-nous. Va-t' en !
-mais où veux-tu que j' aille ? Répondit Olivier
avec une vivacité croissante.
-c' est dans cette chambre que Marie a vécu avec
moi pendant une semaine. -en y restant, -tu te
rappelleras toujours que Marie a été ma maîtresse,
continua Urbain.
-je le sais bien, -s' écria Olivier, -mais
n' importe, je veux rester dans cette chambre, toute
peuplée de souvenirs. -je la préfère à une autre
dont les murs seraient muets et ne me comprendraient
pas, quand je parlerai d' elle. -si cette chambre
t' ennuie, tu n' y viendras pas, toi, -ce ne sera pas
difficile de n' y pas venir... oh ! L' isolement ! -la
solitude... mais je deviendrais fou, -et la folie,
c' est l' oubli. -elle a été ta maîtresse, c' est vrai...
mais quand cela est arrivé, elle avait perdu la tête.
Son coeur dormait quand elle m' a trompé ; -tu sais
bien ce qu' elle écrivait : " je n' ai pas eu le temps
de vous aimer, -parce que je n' avais pas eu le temps
d' oublier Olivier ; " et puis elle a voulu mourir
pour moi... -
p211
qu' est-ce que cela me fait ; une infidélité ? Elle a
été ta maîtresse huit jours, -mais auparavant,
pendant les dix-huit mois que je l' ai aimée, -elle
était bien la femme de son mari. -ah ! Vois-tu, la
jalousie-ne sert à rien, -quand elle ne tue pas
l' amour ; -et le plus souvent c' est une blessure
qui le rend éternel. -ah ! Ma pauvre Marie... non,
Urbain, je ne m' en irai pas, -je resterai dans cette
chambre.
Malgré l' égoïsme dont il était cuiras, Urbain fut
ému un moment par l' explosion de cette passion
exaltée. -mais, dit-il, en pressant dans ses mains
celles d' Olivier, -c' est absurde de rester ici,
encore une fois, songes-y, c' est perpétuer ton
chagrin.
-mais je ne veux pas oublier, -encore une fois !
S' écria Olivier. Comprends donc cela, je veux me
souvenir, et longtemps, et toujours.
-alors, si tu te décides à rester ici, c' est moi qui
m' en irai, reprit Urbain.
-je te gêne donc, pourquoi veux-tu t' en aller ?
-parce que je ne veux pas rester avec toi. -cette
malheureuse affaire-va fournir des cancans sur
mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis ne
p212
m' aiment guère. -je les crois jaloux de moi, parce
que j' ai eu plus de chance qu' eux. Lazare m' a dé
fait une scène terrible ce matin. -si tu restais avec
moi, comme ils savent que tu as un peu d' argent, ils
diront et feront redire que je t' exploite après
t' avoir trompé. -je ne veux pas. J' en ai assez de
ces amitiés-là. D' ailleurs, malgré toi, tu finirais
par penser comme eux.
-je leur dirai qu' ils se trompent, -reprit Olivier,
qui tremblait à la seule idée de voir Urbain le
laisser seul ; -ne t' en va pas. -qu' est-ce que cela
te fait de rester ? Je ne t' en veux pas, moi,
ajouta-t-il en prenant les mains d' Urbain. Reste,
nous parlerons de Marie, -je te dirai les choses
qu' elle me disait. -je n' ai pas pu tout te dire
encore... car elle m' aimait bien, va. -toi aussi,
tu me raconteras ce qu' elle te disait, et tu verras
que ce n' étaient plus lesmes choses qu' à moi.
-ah ! Je serais trop malheureux tout seul. Je n' avais
au monde qu' elle et toi.
-c' est bien, -dit Urbain. -puisque tu le veux,
je resterai.
p213
-ah ! Merci ! Fit Olivier. -et il força le peintre
à venir dîner avec lui.
Vi
ils allèrent dans un restaurant du quartier latin,
ils firent un robuste repas largement arrosé.
Olivier, qui n' avait presque rien pris depuis trois
jours, -mangea non pas comme un amant désolé, -mais
comme un portefaix mis à la diète. -quant à Urbain,
qui, dans l' état normal, avait toujours l' appétit
d' un moine à la fin du carême, -il mangea de façon
à se faire faire des compliments par Gargantua.
-seulement lorsqu' on apporta la carte, qui montait
à une quinzaine de francs, il poussa un cri terrible,
-et recommença plusieurs fois l' addition, ne
pouvant jamais croire qu' il fût possible d' atteindre
ce chiffre fabuleux-pour un seul repas.
Les deux amis quittèrent la table dans la position
de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.
En mettant le pied dans la rue, bien qu' il fût
soigneusement
p214
enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit
du froid ; Urbain le sentait en effet frissonner
sous son bras, et de temps en temps il entendait
claquer ses dents :
-es-tu malade ? Demanda le peintre ; il faudrait
rentrer et te coucher.
-non, non, dit Olivier... pas encore... je voudrais
que tu vinsses avec moi.
-où cela ? Fit Urbain.
-c' est un peu loin, -dit Olivier, mais il fait
beau temps, cela nous pronera.
-allons où tu voudras. -et il se laissa guider
par le poëte, qui le mena jusqu' à la barrière de
l' étoile.
-mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent
au bout des champs-élysées, -où diable me mènes-tu,
-chez qui allons-nous, si loin, à la campagne ?
-tu vas voir ; nous arrivons, ce n' est plus bien
loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus en
plus.
En ce moment ils avaient laissé l' arc de triomphe
derrière eux, et s' engageaient dans l' avenue de
Saint-Cloud,
p215
qui conduit au bois de Boulogne. -la neige glacée
criait sous leurs pas, et un vent glacial courait
des bordées dans ces lieuxserts etgarnis de
maisons.
-ah ! ça, dit Urbain un peu inquiet, -où
allons-nous, encore une fois ? -nous allons nous
faire égorger par ici ; -chez qui me mènes-tu ? ...
je ne vois pas de maison...
et le peintre s' arrêta un instant, comme s' il
hésitait à aller plus loin.
Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où
viennent aboutir l' avenue de Saint-Cloud, celles
de Passy, -de Chaillot et deux ou trois autres
routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une
petite fontaine entourée d' un grillage circulaire
en bois, et en face, une habitation de fantaisie,
moitié renaissance et moitié gothique.
-est-ce que c' est là que nous allons ? -dit
Urbain, en montrant la maison, -dont la lune
éclairait tous les détails : -qui diable peut loger
dans ce joujou ? -n' importe, entrons, -j' ai hâte
de voir du feu, -il me semble que je nage dans la
rézina.
p216
-je ne connais personne dans cette maison, fit
Olivier tranquillement.
-mais alors, fit Urbain-impatienté, -où me
nes-tu ? -il n' y a point d' autres maisons. -cette
fois je ne vais pas plus loin.
-c' est inutile, dit Olivier, -nous sommes arrivés.
-arrivés... où ?
-à la fontaine, dit le poëte, tu vas l' entendre
chanter...
-sacrebleu ! Dit Urbain, -te moques-tu de moi ?
-me faire faire deux lieues, à dix heures du soir,
-pour me montrer une fontaine gelée, au risque de
me faire assassiner avec toi ! ...
-c' est ici que je venais avec Marie, dit doucement
Olivier, -dans les beaux jours. Et, étendant sa
main vers un immense espace, il ajouta : voilà les
champs et les arbres ! -vois-tu, dit-il à Urbain,
j' ai regardé de cette place de très-beaux soleils
couchants ; -le ciel était en feu derrière le
calvaire, -on eût dit une copie de Marilhat.
-souvent nous allions jusqu' au bois de Boulogne
en prenant par ce chemin bordé d' une haie ; -il y
a aussi des acacias blancs,
p217
le chemin était tout blanc de fleurs tombées des
arbres. C' était pendant l' été alors, -maintenant
c' est la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre
plaine ! Je l' ai vue si gaie au mois d' août dernier,
-il n' y a pas très-longtemps, tu vois. -c' était
un dimanche, un jour de fête aux environs, -j' étais
couché dans l' herbe, -près de ces peupliers, -les
blés venaient d' être fauchés, -on entendait les
cigales, -et au loin les tambours et les violons de
la fête, -la fontaine coulait en chantant, et de
bonnes odeurs couraient dans l' air comme des fumées
d' encens. Marie est venue par ce chemin où il y a
un grand noyer, -je l' ai aperçue de loin ; elle
avait une robe blanche et une ombrelle bleue, et son
voile flottait au vent ; quand elle est arrivée, ses
cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe
aux buissons. Nous sommes restés ensemble jusqu' au
soir. Ah ! La belle journée ! J' ai été bien heureux
ce jour-là. -pourquoi me l' as-tu prise ? -acheva
Olivier, qui, pendant ses ressouvenirs, avait
oublié Urbain et le trouvait tout à coup devant lui.
-non, -reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, -ne
parlons plus de cela... je ne veux me
p218
rappeler du passé que les bonnes choses. -j' ai
voulu revoir cet endroit. -c' est bien triste, -c' est
comme un linceul, -les cigales sont mortes-et la
fontaine est gelée. -mais c' est égal... je suis
content d' être venu. -maintenant nous nous en irons
si tu veux.
-si tu veux est joli, pensa Urbain, -qui n' eut
cependant pas le courage de railler tout haut.
Ils rentrèrent chez eux fort tard. -le tremblement
d' Olivier avait redoublé. -Urbain fit grand feu
dans la cheminée, et comme son ami ne parvenait pas à
se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un
peu de punch chaud.
-ah ! Oui, -dit Olivier... oui, je veux bien. -
fais vite ! -comme cela je dormirai cette nuit,
ajouta-t-il, pendant qu' Urbain était allé chercher
de l' eau-de-vie.
Ainsi qu' il l' avait espéré, -Olivier dormit cette
nuit-là. Mais le lendemain il se réveillait avec une
fièvre cérébrale. Urbain, effrayé, alla chez le
père d' Olivier, qui le reçut très-froidement et se
borna à lui donner l' adresse de son médecin. Urbain
y courut
p219
aussitôt, -et, l' ayant heureusement trouvé, le
ramena auprès d' Olivier. -le médecin fit un
mauvais signe de tête, écrivit une prescription,
ordonna les plus grands soins, -et alla redire au
père d' Olivier que son fils était en péril.
-laissez-moi son adresse, dit le père au médecin ;
-j' irai le voir. -il se mit en route en effet, -mais
à moitié du chemin il revint sur ses pas, -et
envoya seulement savoir de ses nouvelles par la
bonne.
-M Olivier est très-mal, vint lui redire la
servante. -on a été obligé de l' attacher sur son
lit ; -il passe son temps à mordre une grosse
poignée de cheveux-et crie à faire peur : -Marie !
-Marie ! ...
-ah ! Dit le père, -Marie, -c' est le nom de
cette femme. -mal d' amour... ça n' est pas mortel.
-qu' est-ce qui le soigne ?
-un de ses amis, -répondit la servante, -celui
qui est venu ici, -il est très-inquiet...
au bout de huit jours Olivier n' allait pas mieux.
-Urbain vint trouver le père et lui demanda de
l' argent. -celui-ci lui en remit un peu, mais avec
p220
un air si maussade, qu' Urbain lui dit
très-chement :
-le médecin ne répond pas de votre fils. -en cas
de malheur, devrai-je vous prévenir pour
l' enterrement, monsieur ?
-sans doute, répondit tranquillement le père.
Lazare et les autres artistes ayant appris la
maladie d' Olivier étaient accourus, et se relayaient
pour venir auprès de lui la nuit. Urbain était
désespéré ; il avait raconté au médecin l' histoire
d' Olivier et de Marie, la part qu' il y avait eue,
et le long désespoir dont son ami avait été atteint
quand il s' était trouvé sépade sa maîtresse.
-dès qu' il sera un peu mieux, dit le médecin, il
faudra le retirer de cette chambre et l' éloigner de
tout ce qui pourrait lui rappeler cette femme. Au
bout d' une dizaine de jours le délire devint moins
fréquent. On transporta Olivier au logement de
Lazare, situé près de la maison d' Urbain. Les
buveurs d' eau mirent leur habitation sens dessus
dessous pour laisser une chambre libre au malade.
Enfin le médecin commença à donner des espérances.
D' après les conseils
p221
de Lazare, Urbain avait cessé de venir dès
l' époque où Olivier avait commencé à retrouver un
peu de raison. Quand Olivier, hors de danger,
demanda après lui, Lazare répondit qu' Urbain était
en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de
Marie commençait à renaître dans le coeur d' Olivier ;
mais ce souvenir n' était déjà plus la douleur ni le
désespoir, c' était la mélancolie, muse rêveuse et
caressante. La convalescence d' Olivier, hâtée par
les soins fraternels de ses amis, fut entourée de
toutes les distractions qui pouvaient éloigner son
coeur d' une rechute. Enfin le jour de la première
sortie arriva. C' était au commencement de mars ;
Lazare et Valentin conduisirent Olivier dans le
jardin du Luxembourg. Des choeurs d' oiseaux, perchés
dans les arbres verdissants, récitaient le prologue
de la saison nouvelle, dont ce beau jour était comme
le premier sourire.
En ce moment, à quelques pas du bancils étaient
assis, un jeune homme passait avec une jeune femme,
se tenant par le bras et riant tout haut. -leurs
éclats de rire firent tourner la tête à Olivier.
Avant que Lazare et Valentin eussent eu le temps de
p222
le retenir, il s' était levé de son banc et avait
couru après Urbain.
-Olivier ! S' écria Urbain en reconnaissant son
ancien ami ; -et sur un signe que lui fit Lazare
-il ajouta : je suis arride voyage seulement
hier : -je devais aller te voir... mais je savais
de tes nouvelles.
La compagne d' Urbain s' était retirée un peu à
l' écart.
-et Marie ? Demanda Olivier, -dont le coeur
avait tout d' abord tremblé en rencontrant le peintre
son ami avec une femme.
-mais, dit Urbain, j' ai été absent de Paris.
D' ailleurs je ne m' en suis point inquiété. J' ai
l' oubli prompt. -voici qui doit te le prouver,
ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme
qui était avec lui.
-oh ! Fit Olivier avec un éclair de regard qui
trahissait la joie intérieure, j' étais bien sûr que
tu ne l' aimais pas.
-celle-là aussi s' appelle Marie, -dit Urbain en
indiquant sa nouvelle maîtresse, et je l' aime
beaucoup
p223
depuis hier. -Marie est morte, -vive Marie !
-j' irai vous voir, -dit Olivier en quittant
Urbain.
Cette rencontre le laissa calme, et il rentra à la
maison presque gai. Le lendemain, accompagné de
Lazare, Olivier alla pour voir sonre et lui
demander de l' argent qui lui revenait. -son re
était absent, mais il trouva la servante.
-ah ! Monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente
de vous revoir. -voici une lettre pour vous. C' est
une dame qui l' a apportée pendant que votre père
n' y était pas, heureusement ! Car il l' aurait
déchirée comme il a fait des autres. -il était bien
en colère après cette dame, et il m' a menacé de me
renvoyer si je lui donnais votre adresse.
Olivier avait déjà ouvert la lettre. -elle était de
Marie et ne contenait que ces mots :
" depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai
écrit trois fois : -vous ne m' avez pas répondu,
Olivier ! -vous avez cru comme tant d' autres, sans
doute, en me voyant arrêtée, -que j' étais coupable.
-pourtant on ne voulait de moi que des renseignements
p224
sur mon mari. -je ne savais rien, je n' ai pu rien
dire. -on m' a remise en liberté. Voilà quinze jours
que je vous attends. -vous ne m' avez pas pardonné
sans doute. -je vous attendrai encore deux jours-à
mon ancien logement. -si je ne vous vois pas je
quitterai Paris. Mon départ est arrêté : j' ai vendu
mes meubles. -je voudrais seulement vous dire
adieu, -et après vous resterez libre. Je vous jure
que je n' ai pas revu Urbain-et que je ne l' ai
jamais aimé. -j' ai souvent attendu, bien avant dans
la nuit, devant la maison de votre père, comptant
vous voir rentrer... mais vous ne rentriez pas...
c' est la dernière fois que je vous écris, et dans
deux jours je serai partie. -au revoir, -ou pour
toujours, adieu.
-quand vous a-t-on remis cette lettre ? Demanda
Olivier à la servante.
-il y a cinq ou six jours,pondit celle-ci.
-il est trop tard ! S' écria Olivier. -oh ! Mon
père ! -cependant il força Lazare à l' accompagner à
l' ancienne demeure de Marie.
p225
-Madame Duchampy est partie depuis quatre jours,
dit le portier.
-j' aime mieux ça ! -murmura Lazare ; et il
emmena Olivier.
-au moins Urbain ne l' a pas revue, -pensa
Olivier, dont l' amour commençait à tourner à la
poésie.
p226
un poëte de gouttières :
il y a maintenant à Paris plus de poëtes que de
becs de gaz. Et si la police n' y met ordre, le
nombre ira encore en croissant de jour en jour. Peu
de maisons de la capitale sont privées d' un vates
quelconque. Perché dans les mansardes, il empêche
ses voisins de dormir par les convulsions et les
coliques d' un lyrisme nocturne. C' est dans le nid
d' un de ces oiseaux de gouttière qui pondent, bon
an, mal an, deux ou trois milliers de vers, que nous
introduirons le lecteur.
Melchior (il s' appelait Melchior) habitait rue de
la tour-d' Auvergne une chambre de cent francs dans
laquelle il faisait de la poésie lyrique. Cette
chambre
p227
était meublée d' un de ces mobiliers qui sont la
terreur des propriétaires, -aux approches du terme
surtout. Melchior avait dans un bureau une place qui
lui rapportait quarante francs par mois, et ne lui
prenait que trois heures par jour. Ce fut à la suite
d' un premier amour très-fécond en orages qu' il
s' était décidé à prendre la lyre.
Ses amis encouragèrent saplorable manie en le
comparant à Lamartine, et, dans le tête-à-tête, avec
sa modestie qui, comme celle de tant d' autres, n' était
que l' hypocrisie de l' orgueil, Melchior s' avouait, à
part lui, qu' il pourrait bien un jour justifier la
comparaison. Il avait, du reste, une foi inébranlable
en lui-même, et croyait entièrement au nascuntur
poetae de l' orateur romain. Si parfois il lui
venait quelques doutes sur sa vocation, il se hâtait
de les dissiper par la lecture d' un de ses poëmes,
et devant cette oeuvre de son coeur il entrait en
des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait,
il battait des mains, il allait se regarder dans la
glace pour voir s' il n' avait pas une auréole au front,
et il en voyait une. Dans ces moments-là, Melchior
aurait voulu pouvoir se doubler,
p228
afin qu' une moitié de lui-même s' inclinât devant
l' autre. Et tout cela de bonne foi, sincèrement,
réellement, croyant bien qu' il ne se rendait pas la
moitié des honneurs qui lui étaient dus.
Au reste, ces ridicules n' étaient pas inhérents à la
nature de Melchior. Ils lui avaient été inoculés par
les amis au milieu desquels il vivait, et qui lui
assuraient chaque jour qu' il était appelé à de hautes
destinées poétiques. Si les personnes sensées qui
s' intéressaient à lui essayaient de lui montrer dans
quelle voie fausse il s' engageait aussi gratuitement,
Melchior se récriait. Il répondait qu' il avait une
mission à remplir, que les poëtes sont les prêtres
de l' humanité, et que, dût-il mourir en route, il ne
renierait pas son culte, etc. Melchior avait
d' ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à la
moire de son premier amour un superbe monument
poétique au front duquel il placerait le nom de sa
maîtresse, pour le faire passer à la postérité à
té des noms de Laure et de Béatrix. Depuis deux
ans il travaillait à ce poëme, et n' écrivait pas une
strophe il ne plantât deux saules et n' allumât
une auréole. Chaque fois qu' il
p229
avait ajouté une centaine de nouveaux vers à son
poëme d' amour, il unissait ses amis dans des
soirées où l' on buvait de l' eau non filtrée, et il
leur lisait ses nouvelles élégies qu' on applaudissait
avec fureur.
Ces lectures étaient ordinairement accompagnées
d' une mise en scène dont les ridicules étaient
peut-être excusables à cause du sentiment profond
et sincère où ils avaient leur source. Ainsi,
Melchior lisait les fragments de son poëme d' amour
sur une table où il avait d' avance dispo
symétriquement toutes les reliques qui lui étaient
restées de cette grande passion. Des vieux gants
blancs, des rubans sales, un masque de bal, des
bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimental
était ordinairement accroché au fond de son alcôve.
Au milieu se détachait son masque à lui, moulé en
plâtre et entouré d' un lambeau d' étoffe noire qui
le mettait plus en saillie. Ces puérilités étaient
du reste gravement acceptées par les amis de
Melchior, qui, pendant plus de deux ans, pratiqua
avec une scrupuleuse fidélité la religion du
souvenir. Une des autres manies de ce singulier
garçon était
p230
celle-ci : il achetait tous les volumes de vers à
couvertures multicolores qui, deux fois l' an, au
printemps et à l' automne, viennent s' abattre sur les
rampes des quais. -il ne se publiait pas un seul
hémistiche qu' il n' ent connaissance ; un de ses
amis, garçon de bon sens, qui appelait ce genre de
recueil les punaises de la librairie, lui ayant
demanpourquoi il dépensait son argent à d' aussi
bêtes acquisitions, Melchior lui répondit qu' il
fallait bien se tenir au courant des progrès de l' art.
Le fait est qu' il voulait simplement juger s' il était
de la force des auteurs des soupirs nocturnes,
matutina et autres brises de mai. chaque fois
qu' il paraissait un de ces abominables recueils,
Melchior se le procurait et assemblait tout le clan
des poëtereaux de sa connaissance pour leur donner
lecture du poëme nouveau, et lorsque de son avis et
de celui de ses admirateurs la comparaison tournait
à son avantage, il était content et acceptait sans
conteste la supériorité qu' on lui accordait. C' était
un spectacle vraiment bien curieux que ces unions
un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni,
jouaient sans rire avec les plus graves
p231
questions d' art et se drapaient prétentieusement dans
le manteau de leur sainte misère : ces soirées se
terminaient ordinairement par une lecture à haute
voix du chatterton de M Alfred De Vigny.
-c' est avec ce livre que Melchior avait achevé de
se griser l' esprit ; et combien de jeunes gens comme
lui ont bu le poison de l' amour-propre dans ces pages
brûlantes !
Le drame de chatterton est certainement une belle
oeuvre, -mais son succès a dû souvent peser lourd
comme un remords sur la conscience de son auteur, qui
aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence
que ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles
et les vanités ambitieuses. chatterton est une
de ces créations qui ont tout l' attrait de l' abîme,
et cette pièce, qui n' est après tout, sous forme
dramatique, que l' apothéose de l' orgueil et de la
diocrité, avec le suicide pour conclusion, a
peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coupr
les représentations de chatterton ont cé cette
lamentable école de poëtes pleurards et fatalistes,
contre laquelle la critique n' a pas sévi avec assez
de violence. Je l' ai dit déjà, Melchior
p232
et ses amis faisaient partie de cette bande, et
ils avaient inventé pour leur usage cette maxime
singulière " que la misère est l' engrais du talent. "
bien que plusieurs occasions se fussent psentées
qui auraient aidé Melchior à sortir de sa mauvaise
situation, il s' obstinait à y demeurer ; cette
misère, disait-il, était une ombre rayonnaient
mieux ces deux pures étoiles : la psie et le
souvenir de son premier amour. Et puis la misère !
La misère, cela prête si bien à l' élégie et au
dithyrambe ! Cela fournit naturellement de si
glorieux parallèles ! -Melchior, lui, ne trouvait
me pas la sienne assez complète. Martyr, à sa
couronne il manquait une épine, comme il le chantait
quelquefois, en implorant la fatalité qui se montrait
si clémente à son égard, après avoir été si
rigoureuse pour ses frères. -enfin, le croirait-on,
Melchior ambitionnait l' hôpital, et ne désirait rien
tant qu' une bonne maladie qui lui permettrait d' aller
à son tour chanter un hymne à la douleur sur un
grabat de l' hôtel-dieu. Mais cette satisfaction lui
était refusée par le sort, et malgré les privations
de toute nature qu' il subissait, et s' imposait même
parfois, sa
p233
robuste santé donnait un rubicond menti à ses
allures de poëte élégiaque. Mais Melchior était
obstiné, et voyant que le sort lui refusait la
gloire d' aller souffrir dans le lit de Gilbert,
il imagina une combinaison aussi ridicule que
périlleuse pour s' ouvrir la porte de l' asile des
douleurs. il se mit pendant quinze jours à un
régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant
pris un livre de decine, il étudia, pour les
simuler autant que possible, les symptômes d' une
maladie qui, à son début, ne se manifeste que par
un affaiblissement général accompagné d' une toux
légère et fréquente. Lorsqu' il crut savoir assez
convenablement son rôle de phthisique pour affronter
l' examen de la science, Melchiorsolut d' aller
se présenter à la consultation de l' hôtel-dieu. La
veille du jour qu' il avait choisi, il fit par un
temps affreux une course d' environ dix lieues dans
les environs de Paris, et lorsqu' il arriva à
l' hôpital, la fatigue l' avait si bien grimé et le
froid l' avait si bien enrhumé, qu' il avait l' air
d' un poitrinaire authentique... quand son tour fut
venu de passer à la visite, Melchior aurait bien
donné cent de ses plus beaux
p234
vers pour cracher un peu le sang. Mais il avait une
mine si épouvantable, et la peur de voir sa ruse
découverte lui avait procuré une si belle fièvre, que
le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin
d' admission.
-quelle est votre profession ? Lui demanda-t-il à
titre de renseignement.
-je suis poëte, monsieur, répondit Melchior en
prenant une pose fatale ; c' est-à-dire un de ces
malheureux que la brutalité du siècle abandonne sans
pitié à toutes les misères, et que...
-c' est bon ! C' est bon ! Allez vous coucher, mon
ami ; vous n' en mourrez pas cette fois-ci.
Un candidat acamique qui vient d' être élu n' est
pas plus heureux, en s' asseyant pour la première fois
dans son fauteuil, que ne le fut Melchior lorsqu' il
entra dans la salle de l' hôpital.
-enfin, se disait-il en se couchant dans un lit
bien blanc, me voilà donc sur cet affreux grabat des
misères humaines, et sur-le-champ il commença une
ode à l' hôpital. voici quel était son but : une
fois cette ode achevée, -et il était bien convenu
qu' elle
p235
serait sublime, -Melchior la datait du lieu des
douleurs, et il l' adressait à la revue des
deux-mondes, qui s' empressait de l' imprimer,
-cela était encore convenu. L' ode imprimée excitait
l' admiration générale. La presse, le public, tout
le monde s' inquiétait de ce poëte martyr, de cet
autre Gilbert, de ce frère de Moreau, qui agonisait
sur un infâme grabat, etc., etc. Et alors, -cela
était toujours bien convenu, on venait voir Melchior
sur son lit de souffrance. les femmes du monde
arrivaient en équipage et voulaient jeter sur les
blessures de son âme le baume de leurs consolations.
La chambre des députés elle-même s' émouvait ; le
ministre était interpellé et donnait une pension à
Melchior pour faire taire les criailleries des
journaux libéraux qui hurleraient : encore un grand
poëte qui se meurt de misère ! les éditeurs
accouraient en foule et se disputaient l' honneur
d' imprimer les vers de Melchior. La célébrité
chantait son nom dans tous les carrefours de l' univers,
et il faisait renchérir le laurier. Tel était
rieusement le plan combiné par Melchior. Pendant
huit jours il travailla donc à son ode, qui,
lorsqu' elle fut terminée
p236
ne comptait pas moins de trois cents vers. C' était un
ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie
dithyrambique encadrée dans une forme poncive et
écrite dans un style médiocre. Le poëte l' adressa à
une grande revue, -et s' endormit, sûr de son affaire.
Mais les choses ne se passèrent point comme le poëte
l' avait espéré. La grande revue n' imprima point son
ode ; l' univers entier ignora qu' il était à
l' hôpital ; les femmes du monde allèrent au bois, à
l' opéra et au bal ; les journaux ne publièrent aucun
premier-Paris sur le nouveau Gilbert, et le
ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement,
comme on était alors en hiver, époque où les malades
sont plus nombreux et les lits d' hôpitaux plus
recherchés, le médecin, voyant que la maladie de
Melchior n' avait rien de sérieux, lui donna à
entendre qu' il eût à demander son exeat, s' il ne
préférait pas qu' on le lui offrît. Il retourna donc
chez lui ; mais, durant son séjour à l' hôpital,
l' ennui, les drogues et les tisanes qu' il avait été
forcé de prendre pour faire croire à cette fausse
maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette
leçon
p237
le fit un peu revenir sur le bonheur qu' on éprouve
à souffrir dans le lit de Gilbert. lorsqu' il
fut guéri il alla à la revue savoir ce qu' on
pensait de son ode et à quelle époque on l' imprimerait.
On lui répondit qu' on ne l' imprimerait pas, et il
parut étonné.
Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer
Melchior à son système : il commença de nouveau à
se monter des coups, comme on dit, et il ne se
passait guère de jours il ne s' ouvrît en rêve de
radieux chemins qui le conduisaient aux astres, et
plus que jamais surtout il caressait son idée fixe,
qui était, comme on le sait, d' élever un monument
poétique à celle qui avait eu les pmices de son
coeur. Il ne lui manquait plus que cinq cents francs
pour réaliser ce beau rêve, en faisant imprimer son
volume d' élégies. Un beau matin il ne lui manqua plus
rien : un oncle qu' il avait en Bourgogne mourut
subitement, -et une somme de douze cents francs
dégringola avec un grand fracas du testament de
l' oncle jusqu' au milieu de la misère du neveu, qui,
sans faire ni une ni deux, courut chez un imprimeur
s' entendre pour l' impression de son livre.
p238
Le jour il devait recevoir l' épreuve de la
première feuille de son livre, Melchior convoqua ses
amis à une grande soirée littéraire et les pria
d' amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il,
besoin surtout d' un auditoire de femmes. Les amis
ne se firent pas prier, et au jour et à l' heure
convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune.
Melchior était en habit noir et en cravate blanche
à noeud mélancolique ; il allait commencer, après
une petite allocution aux dames, la lecture du poëme,
déjà lu tant de fois, lorsqu' un nouveau couple
retardataire entra subitement au milieu de
l' assemblée. C' était un ami de Melchior, accompag
de sa maîtresse de la veille.
En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri :
-il venait de reconnaître son idole, sa première
maîtresse, qu' il croyait morte depuis deux ans en
Angleterre, où l' avait entraînée un mari barbare
et jaloux. La dame, en réalité, avait bien été en
Angleterre ; mais elle n' avait point tardé à jeter
son contrat de mariage par-dessus les moulins, et
après deux années de jour parmi les brouillards
de Londres, elle était depuis trois mois revenue
faire de la
p239
bohème galante sous le soleil de Paris. Pour le
moment elle n' était pas très-heureuse, et donna
clairement à entendre à son ancien amant, avec qui
elle était restée seule, qu' elle préférait une robe
et des bottines à tous les poëmes du monde.
Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit
de chez l' imprimeur...
-comment, mon pauvre cri, tu as écrit tout cela
pour moi... pendant... que... ah ! Ah ! C' est bien
drôle, fit la dame.
-oui, dit Melchior, -je t' ai aimée en vers
pendant deux ans ; maintenant je vais t' aimer en
prose. -il l' aima ainsi pendant six semaines, après
quoi il employa le reste de son argent à apprendre
la tenue des livres, afin de pouvoir entrer comme
commis chez un agent de change, -où il est
actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres
qu' il le fut jadis de la fièvre des rimes.
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