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Langue Française (InaLF)
Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe [Document
électronique] / par le comte de Montalembert
INTRODUCTION
p111
Le 19 novembre 18.., un voyageur arriva à Marbourg,
ville de la Hesse électorale, située sur les
bords charmans de la Lahn ; il s' y arrêta pour
étudier l' église gothique qu' elle renferme, célèbre
à la fois par sa pure et parfaite beauté, et
parce qu' elle fut la premre de l' Allemagne où
l' ogive triompha du plein-cintre dans la grande
novation de l' art au treizième siècle. Cette
basilique porte le nom de sainte-élisabeth, et il
se trouva que ce jour-là était le jourme de sa
fête. Dans l' église, aujourd' hui luthérienne,
comme tout ce pays, on ne voyait aucune marque
de solennité ; seulement, en l' honneur de ce jour,
et contre l' habitude protestante, elle était
ouverte, et de petits enfans y jouaient en sautant
sur des tombes. L' étranger parcourut ses vastes
nefs désertes et dévastées, mais encore jeunes de
légèreté et d' élégance. Il vit adossée à un pilier
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la statue d' une jeune femme en habits de veuve, au
visage doux et résigné, qui d' une main tenait le
modèle d' une église et de l' autre donnait une
aumône à un malheureux estropié ; plus loin, sur
des autels nus, et dont nulle main sacerdotale ne
vient jamais essuyer la poussière, il examina
curieusement d' anciennes peintures sur bois à
demi effacées, des sculptures en relief mutilées,
mais les unes comme les autres profondément
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empreintes du charme naïf et tendre de l' art
chrétien. Il y distingua une jeune femme effrayée,
qui faisait voir à un guerrier couronné son
manteau rempli de roses ; plus loin, ceme
guerrier, découvrant avec violence son lit, y
trouvait le Christ couché sur la croix ; plus
loin encore, tous deux s' arrachaient avec une
grande douleur des bras l' un de l' autre ; puis on
voyait la jeune femme, plus belle que dans tous
les autres sujets, étendue sur son lit de mort au
milieu de prêtres et de religieuses qui pleuraient :
en dernier lieu, des évêques déterraient un
cercueil sur lequel un empereur déposait sa
couronne. On dit au voyageur que c' étaient là
des traits de la vie de sainte élisabeth,
souveraine de ce pays, morte, il y avait six
siècles à pareil jour, dans cette même ville de
Marbourg, et enterrée dans cette même église.
Dans une obscure sacristie on lui montra la
châsse d' argent couverte de sculptures qui avait
renfer ses reliques jusqu' au momentl' un de
ses descendans, devenu protestant, les en avait
arrachées et jetées au vent. Sous le baldaquin en
pierre qui couvrait autrefois cette châsse, il vit
que chaque marche était profondément creusée, et
on lui dit que c' était la trace deslerins
innombrables qui étaient venus s' y agenouiller
autrefois, mais qui depuis trois siècles n' y
venaient plus. Il sut qu' il y avait bien dans
cette ville quelques fidèles et un prêtre
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catholique, mais ni messe ni souvenir quelconque
pour la sainte dont c' était ce jour-là même
l' anniversaire. La foi qui avait laissé son
empreinte profonde sur la froide pierre, n' en
avait laissé aucune dans les coeurs.
L' étranger baisa cette pierre creusée par les
générations fidèles, et reprit sa course
solitaire ; mais un doux et triste souvenir de
cette sainte délaissée, dont il était venu,
pélerin involontaire, célébrer la fête oubliée,
ne le quitta plus. Il entreprit d' étudier sa vie ;
il fouilla tour à tour dans ces riches pôts
d' antique science que la docte Allemagne offre
en si grand nombre. Séduit et charmé chaque jour
davantage par ce qu' il y apprenait sur elle, cette
pensée devint peu à peu l' étoile directrice de sa
marche. Après avoir épuisé les livres et les
chroniques, et consulté les manuscrits les plus
négligés, il voulut, comme l' avait fait le premier
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des anciens historiens de la sainte, interroger
les lieux et les traditions populaires. Il alla
donc de ville en ville, de château en château,
d' église en église, chercher partout les traces de
celle qui a été de tout temps nommée dans
l' Allemagne catholique la chère sainte
élisabeth . Il essaya en vain de visiter son
berceau à Presbourg, dans la lointaine Hongrie ;
mais du moins il put séjourner dans ce célèbre
château de Wartbourg, où elle vint tout enfant,
elle vécut jeune fille, et puis mariée avec
un époux tendre et pieux comme elle ; il put gravir
les rudes sentiers par où elle allait distribuer
aux pauvres, ses plus chers amis, d' inépuisables
aumônes. Il la suivit à
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Creuzburg, où elle fut mère pour la première fois ;
au monastère de Reinhartsbrunn, où il lui fallut
quitter à vingt ans son époux bien-aimé qui allait
mourir pour le tombeau du Christ ; à Bamberg,
elle trouva un asile contre de cruelles
persécutions ; sur la sainte montagne d' Andechs,
berceau de sa famille, où elle apporta en offrande
sa robe de noces, lorsque d' épouse tendrement
chérie elle fut devenue veuve errante et exilée.
à Erfurth, il approcha de ses lèvres le pauvre
verre qu' elle a laissé en souvenir d' elle à
d' humbles religieuses. Enfin à Marbourg,elle
consacra les derniers jours de sa vie à des oeuvres
d' une héroïque charité, et où elle mourut à
vingt-quatre ans, il revint prier sur sa tombe
profanée et recueillir péniblement quelques
souvenirs de la bouche d' un peuple qui a renié avec
la foi de ses pères le culte de sa bienfaitrice.
Ce sont les fruits de ces longues recherches, de
ces pieux pélerinages, que renferme ce livre.
Souvent, en errant dans nos villes récrépies, ou dans
nos campagnes dépeuplées de leurs anciens ornemens,
et d' où s' effacent chaque jour les monumens de la
vie des aïeux, la vue d' un débris qui a échappé aux
dévastateurs, d' une statue couchée dans l' herbe,
d' une porte cintrée, d' une rose défoncée, vient
éveiller l' imagination ; la pensée en est frappée,
non moins que les regards ; on s' émeut, on se
demande quel rôle ce fragment a pu jouer dans
l' ensemble ; on se laisse entraîner involontairement
à la réflexion, à l' étude : peu à peu l' édifice
entier se relève aux yeux de l' âme, et quand cette
oeuvre de reconstruction intérieure s' est accomplie,
on voit l' abbaye, l' église, la cathédrale se
redresser dans toute sa noblesse, toute sa beauté ;
on croit errer sous ses voûtes majestueuses, mê
aux flots du peuple fidèle, au milieu des pompes
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symboliques et des ineffables harmonies du culte
antique.
C' est ainsi que celui qui a écrit ce livre, ayant
voyagé long-temps dans les contrées étrangères et
les siècles passés, a ramassé cebris, et qu' il
l' offre à ceux qui ont la même foi et les mêmes
affections que lui, pour les aider à reconstruire
dans leur pensée le sublime édifice des âges
catholiques.
Grâce aux monumens nombreux et vraiment précieux
qui nous sont restés sur la vie de sainte élisabeth,
dans les grandes collections historiques de
l' Allemagne comme dans les manuscrits de ses
bibliothèques ; grâce aux détails innombrables et
tout-à-fait intimes qui nous ont été transmis sur
elle par des narrateurs, les uns contemporains,
les autres dominés par le charme que son caractère
et sa destinée sont si bien faits pour exercer sur
toute âme catholique ; grâce à cette réunion
tout-à-fait rare de circonstances heureuses, on
peut se proposer un double but en racontant cette
vie. Tout en restant fidèle à l' idée fondamentale
d' un pareil travail, qui doit être de donner une
vie de sainte, une légende des siècles de
foi, on peut en outre espérer de fournir un tableau
fidèle des habitudes et des moeurs de la société
d' une époque, l' empire de l' église et de la
chevalerie était à son apogée. On a senti depuis
long-temps que l' histoire même purement profane
d' une ère si importante dans les destinées de
l' humanité, ne pouvait que gagner en profondeur et
en exactitude par les recherches particulières qui
porteraient sur les objets des plus ferventes
croyances et des plus chères affections des hommes
de ce temps. Nous osons dire que dans l' histoire
du moyen âge il y a peu de biographies qui prêtent
mieux que celle de sainte élisabeth à une étude
semblable.
D' un autre côté, avant de parler plus au long de
cette
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sainte et des idées qu' elle représente, il nous
semble qu' il convient de tracer une esquisse de
l' état de la chrétienté au temps elle vécut, car
tout serait inexplicable dans sa vie, pour qui ne
connaîtrait et n' apprécierait pas son siècle : non
seulement son nom, sa destinée, sa famille se
trouvent liés de loin ou de près à une foule
d' événemens de son époque, mais son caractère
offre de trop nombreuses analogies avec tout ce
que le monde voyait alors sur une plus grande
échelle, pour qu' il ne soit pas indispensable de
rappeler à ceux qui nous liront les principaux
traits de l' ensemble social où son nom occupe une
place si vénérée. Qu' il nous soit donc d' abord
permis de détourner d' elle leur attention pour la
concentrer sur ses contemporains et son époque.
Née en 1207, morte en 1231, sa rapide carrière se
place au milieu de cette première moitié du
treizième siècle, qui est peut-être la période la
plus importante, la plus complète, la plus
resplendissante de l' histoire de la société
catholique. Il serait, du moins à ce qu' il nous
semble, difficile de trouver, en parcourant les
glorieuses annales de l' église, une époque où son
influence sur le monde et sur la race humaine dans
tous ses développemens fût plus vaste, plus
féconde, plus incontestée. Jamais peut-être
l' épouse du Christ n' avait régné avec un empire
si absolu sur la pensée et sur le coeur des
peuples ; elle voyait tous les élémens anciens,
contre lesquels elle avait eu à se débattre si
long-temps, enfin vaincus et transformés à ses
pieds ; l' occident tout entier ployait avec un
respectueux amour sous sa sainte loi. Dans la
longue lutte qu' il lui a fallu soutenir depuis sa
divine origine contre les passions et les
pugnances de l' humanité déchue, jamais elle
ne les a plus victorieusement combattues, plus
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fréquemment domptées. Certes, sa victoire était loin
d' être complète, et ne pouvait pas l' être,
puisqu' elle est ici-bas pour combattre, et qu' elle
attend le ciel pour triompher ; mais au moins
alors, plus qu' à aucun autre moment de ce rude
combat, l' amour de ses enfans, leur dévouement
sans bornes, leur nombre et leur courage chaque
jour croissans, les saints que chaque jour elle
voyait éclore parmi eux, offraient à cette mère
immortelle des forces et des consolations dont elle
n' a été depuis que trop cruellement privée.
Le treizième siècle est d' autant plus remarquable
sous ce rapport, que la fin du douzième était loin
de faire bien augurer du siècle suivant. En effet,
l' écho de cette grande voix de saint Bernard, qui
semble l' avoir rempli tout entier, s' était
affaibli vers sa fin, et avec lui la force
extérieure de la pensée catholique. La funeste
bataille de Tiberiade, la perte de la vraie
croix et la prise de Jérusalem par Saladin
(1187), avaient montré l' occident vaincu par
l' orient sur le sol sacré que les croisades
avaient racheté. Les débauches et la tyrannie
de Henri Ii d' Angleterre, l' assassinat de saint
Thomas Becket, la captivité de Richard
Coeur-De-Lion, les violences de
Philippe-Auguste contre sa femme Ingerburge,
les atroces cruautés de l' empereur Henri Vi en
Sicile ; tous ces triomphes de la force brutale
n' indiquaient que trop une certaine diminution de
la force catholique, tandis que les progrès des
hérésies vaudoise et albigeoise, et les plaintes
universelles sur le relâchement des clercs et des
ordres religieux dévoilaient un mal dangereux au
sein même de l' église. Mais une glorieuse réaction
ne devait pas tarder à éclater. Avec les dernières
années de ce siècle (1198), on voit monter sur la
chaire de saint Pierre un homme dans la force de
l' âge, qui
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devait, sous le nom d' Innocent Iii, lutter avec un
invincible courage contre tous les adversaires de la
justice et de l' église, et donner au monde
peut-être le modèle le plus accompli d' un souverain
pontife, le type par excellence du vicaire de Dieu.
Comme cette grande figure domine tout le siècle
qu' il avait inauguré, on nous pardonnera d' en
retracer quelques détails. Gracieux et bienveillant
dans ses manières, doué d' une beauté physique peu
commune, plein de confiance et de tendresse dans
ses amitiés, généreux à l' excès dans ses aumônes
et ses fondations ; orateur éloquent et fécond ;
écrivain ascétique et savant ; poète même, comme le
démontre cette belle prose (...), et cette sublime
élégie (...), dont il fut l' auteur ; grand et
profond jurisconsulte, comme il convenait de l' être
au juge en dernier ressort de toute la chrétienté ;
protecteurlé des sciences et des études
religieuses ; veillant avec sévérité au maintien
des lois de l' église et de sa discipline ; il avait
ainsi toutes les qualités qui eussent pu illustrer
sa moire, s' il avait été chargé du gouvernement
de l' église dans une époque paisible et facile,
ou si ce gouvernement s' était alors borné au seul
soin des choses spirituelles. Mais une autre
mission lui était réservée. Avant de monter sur le
trône sacerdotal, il avait compris et même publié
dans ses oeuvres le but et la destinée du
pontificat suprême, non pas seulement pour le
salut des âmes et la conservation de la vérité
catholique, mais pour le bon gouvernement de la
société chrétienne : toutefois plein de défiance
en lui-même, à peine est-il élu qu' il demande avec
instance à
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tous les prêtres de l' univers catholique des prières
spéciales pour que Dieu l' éclaire et le fortifie ;
et Dieu exauce cette prière universelle en lui
donnant la force de poursuivre et d' accomplir la
grande oeuvre de saint Grégoire Vii. Jeune
encore, et pendant qu' il étudiait à l' université de
Paris, il avait été en pélerinage à Cantorbéry,
au tombeau de saint Thomas le martyr ; et l' on
comprend tout ce qu' il dut puiser d' amour, auprès
de ces reliques sacrées, pour la liberté de
l' église, dont il fut désormais le victorieux
champion. Mais en défendant cette liberté suprême,
la constitution de l' Europe à cette époque lui
conférait la glorieuse fonction de veiller en même
temps à tous les intérêts des peuples, au maintien
de tous leurs droits, à l' accomplissement de tous
leurs devoirs. Il fut, pendant tout son règne de
dix-huit années, à la hauteur de cette colossale
mission. Quoique sans cesse menacé et attaqué par
ses propres sujets, les turbulens habitans de
Rome, il planait sur l' église et le monde chrétien
avec un calme imperturbable, avec une sollicitude
permanente et minutieuse, portant partout un regard
de père et de juge. De l' Islande à la Sicile,
du Portugal jusqu' en Arménie, pas une loi de
l' église n' est transgressée qu' il ne la relève,
pas une injure n' est infligée au faible qu' il n' en
demande réparation, pas une garantie légitime n' est
attaquée qu' il ne la protège. Pour lui, la
chrétienté tout entière n' est qu' une majestueuse
unité, qu' un seul royaume sans frontières
intérieures, sans distinction de races, dont il est
le défenseur intrépide au dehors, et le juge
inébranlable et incorruptible au dedans. Pour la
mettre à l' abri de ses ennemis extérieurs, il
veille l' ardeur défaillante des croisades ; il
se montrevoré plus que personne de cette
sainte ardeur de combats pour la croix, dont saint
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Grégoire Vii avait ressenti les premières
atteintes, et qui enflamma tous les pontifes
romains jusqu' à ce Pie Ii qui mourut croisé : le
coeur des papes était alors comme le foyer d'
cette ardeur rayonnait sur toutes les nations
chrétiennes : leurs yeux étaient sans cesse
ouverts sur les dangers qui menaçaient l' Europe,
et tandis qu' Innocent s' efforçait, chaque année,
de lancer contre les sarrazins vainqueurs à
l' orient quelque armée chrétienne, au nord il
propageait la foi parmi les peuples slaves et
sarmates, et à l' occident, en prêchant aux rois
d' Espagne la concorde et un effort décisif contre
les maures, il présidait à leurs victoires
miraculeuses. Il ramène à l' unité catholique, par
la seule force de la persuasion et l' autorité de
son grand caractère, les royaumes les plus éloignés,
comme l' Arménie et la Bulgarie, qui, victorieuses
des armées latines, n' hésitent pas à s' incliner
devant la seule parole d' Innocent. à un zèle
exalté, infatigable pour la vérité, il savait
joindre la plus haute tolérance pour les personnes :
il protégeait les juifs contre les exactions de
leurs princes et les aveugles fureurs de leurs
concitoyens, comme les vivans témoins de la vérité
chrétienne, imitant du reste en cela tous ses
prédécesseurs sans exception : il correspondait
me avec les princes musulmans, dans l' intérêt de
la paix et de leur salut : tout en luttant avec une
rare perspicacité et une infatigable constance
contre les innombrables hérésies qui éclataients
lors et menaçaient les fondemens de tout l' ordre
social et moral de l' univers, il ne cessait de
prêcher aux catholiques vainqueurs et irrités,
aux évêques mêmes la modération et la clémence : il
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cherche long-temps à réunir l' église séparée
d' orient à celle d' occident par des voies de
douceur et de conciliation : et lorsque le succès
inespéré de la quatrième croisade, en renversant
l' empire de Byzance, eut soumis de force à son
autori cette moitié égarée du monde chrétien, et
doublé ainsi sa puissance, il recommande la
douceur envers l' église vaincue, et loin d' exprimer
un seul sentiment de joie ou d' orgueil en
apprenant cette conquête, il refuse de s' associer
à la gloire et au triomphe des vainqueurs, il
repousse toutes leurs excuses, tous leurs
prétextes religieux, parce qu' ils avaient méconnu
dans leur entreprise les lois de la justice, et
oublié le tombeau du Christ ! C' est que pour lui
la religion et la justice étaient tout, et qu' il
avait identifié sa vie avec la leur. Son âme était
enflammée d' un amour passionné de la justice
qu' aucune acception de personnes, aucun obstacle,
aucun échec ne pouvait diminuer ni arrêter ; ne
comptant pour rien les succès ni les défaites,
dès que le droit était intéressé à une cause ;
doux et miséricordieux envers les faibles et les
vaincus ; inflexible pour les puissans et les
orgueilleux ; partout et toujours protecteur de
l' opprimé, de la faiblesse et de l' équité contre
la force triomphante et injuste. C' est ainsi qu' on
le voit fendre avec une sorte de noble
acharnement la sainteté du lien conjugal, comme la
clef de voûte de la société et de la vie
chrétienne. Aucune épouse outragée n' implorait en
vain son intervention puissante. Le monde le vit
avec admiration lutter pendant quinze années
contre son ami et son allié Philippe-Auguste,
pour défendre les droits de cette infortunée
Ingerburge, venue du fond du Danemarck pour
être l' objet des mépris de ce prince, seule,
emprisonnée, abandonnée de tous au milieu de la
terre étrangère, excepté par le pontife qui enfin
sut la faire
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rétablir sur le trône de son époux, au milieu des
applaudissemens du peuple, heureux de voir qu' il y
avait dès ce monde une justice également sévère pour
tous.
C' était dans le même esprit qu' il veillait avec une
sollicitude paternelle, et jusque dans les pays les
plus lointains, sur le sort des orphelins royaux,
des légitimes héritiers des couronnes ; qu' il sut
maintenir dans leur droit et leur héritage les
princes de Norwège, de Pologne et d' Arnie
(1199), les infantes de Portugal, le jeune roi
Ladislas de Hongrie, et jusqu' aux fils des
ennemis de l' église, tels que Jacques d' Aragon,
dont le re avait été tué en combattant pour les
hérétiques, et qui, captif lui-même de l' armée
catholique, fut libéré par ordre d' Innocent ;
tels encore que Frédéric Ii, l' unique héritier
de la race impériale de Hohenstaufen, le rival le
plus redoutable du saint siége ; mais qui, laissé
orphelin à la garde d' Innocent, est élevé, instruit,
défendu par lui, et maintenu dans son patrimoine
avec une affection et un dévouement, non plus
de tuteur, mais de père. Il nous paraît surtout
admirable, alors qu' il offre un asile, au pied de
son trône, au vieux Raymond de Toulouse, l' ancien
et opiniâtre ennemi du catholicisme, et à son
jeune fils ; lorsqu' il plaide lui-même leur cause
contre les prélats et les croisés victorieux ;
lorsqu' après avoir prodigué les plus tendres
conseils à ce jeune prince, après avoir essayé en
vain de fléchir ses vainqueurs, il lui assigne,
malgré leurs murmures, le Comtat et la Provence,
pour que le fils innocent du coupable dépouillé ne
soit pas sans patrimoine. Comment s' étonner
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si, à une époque où la foi était regardée comme la
base de tous les trônes, et lorsque la justice
ainsi personnifiée était assise sur la chaire de
Pierre, les rois cherchaient à s' y rattacher par
les liens les plus forts ; si le vaillant Pierre
d' Aragon ne croit pas pouvoir mieux garantir la
jeune indépendance de sa couronne, qu' en
traversant les mers pour la déposer aux pieds
d' Innocent, et la recevoir comme vassal de sa
main ; si Jean d' Angleterre, poursuivi par la
juste indignation de son peuple, se proclame, lui
aussi, vassal de cette église qu' il avait si
cruellement persécutée, sûr d' y trouver un refuge
et un pardon que les hommes lui refusaient ; si,
outre ces deux royaumes, ceux de Navarre, de
Portugal, d' écosse, de Hongrie et de Danemarck,
s' honoraient d' appartenir, en quelque sorte, au
saint siége, par un lien de protection tout spécial.
Tous savaient qu' Innocent respectait autant
les droits des rois à l' égard de l' église, que
ceux de l' église elle-même contre les rois. Comme
ses illustres prédécesseurs, une haute et
prévoyante politique se mêlait à son culte pour
l' équité ; comme eux, en s' opposant à l' hérédité
de l' empire dans la maison de Souabe, en soutenant
la liberté des élections en Allemagne, il a
sauvé cette noble contrée de la centralisation
monarchique, qui aurait altéré sa nature et étouffé
tous les germes de cette prodigieuse fécondité
intellectuelle dont elle s' enorgueillit à juste
titre ; comme eux, en rétablissant et enfendant
avec une inébranlable constance l' autorité
temporelle du saint siége, il a garanti
l' indépendance de l' Italie, non moins que celle
de l' église. Il forme, par son exemple et ses
préceptes, tout une génération de pontifes
également dévoués à cette indépendance, et dignes
d' être ses auxiliaires, comme le furent étienne
Langton en Angleterre, Henri De Gnesen
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en Pologne, Roderic de Tolède en Espagne,
Foulquet de Toulouse au milieu des hérétiques ;
oume de mourir martyrs de cette cause sainte,
comme s Pierre Parentice et Pierre De Castelnau.
Sa glorieuse vie se termine par ce concile célèbre
de Latran (1215), qu' il convoqua et présida,
furent resserrés tous les liens de l' église,
les jugemens de Dieu , dégénérés en abus de
la force, furent finitivement abolis, où la
communion pascale fut prescrite, où fut établie
cette procédure criminelle qui a servi de modèle
à celle de tous les tribunaux séculiers,
furent enfin présentés, pour ainsi dire, au monde
chrétien, ces deux grands ordres de saint Dominique
et de saint François, qui devaient l' animer d' une
vie nouvelle, et qu' Innocent Iii eut la gloire
de voir tous deux naître sous son pontificat.
Les successeurs de ce grand pape ne dérogèrent pas,
et offrent, pendant près d' un demi-siècle, le
spectacle sublime d' une lutte soutenue avec les
seules forces de la foi et de la justice, contre
toutes les ressources du génie et de la puissance
humaine, concentrées dans l' empereur Frédéric Ii,
et employées pour amener le triomphe de l' ordre
matériel. Honorius Iii a le premier à lutter avec
ce pupille ingrat du saint siége. Doux et patient,
il semble placé entre deux combattans impérieux et
inflexibles, Innocent Iii et Grégoire Ix,
comme pour montrer jusqu' où pouvait aller la
longanimité apostolique. Il prêchait
pXV11
aux rois sa propre mansuétude ; il épuisait son
trésor pour fournir aux frais de la croisade. Il
eut le bonheur de confirmer solennellement les
trois grands ordres qui devaient, en quelque sorte,
allumer un nouveau foyer de charité et de foi dans
le coeur des peuples chrétiens ; les dominicains
(1226), les franciscains (1223), et les carmes
(1226). Malgré sa douceur, il se vit forcé de
mettre, une première fois, au ban de l' église,
Frédéric, en laissant à Grégoire Ix le soin de
continuer le combat. Celui-ci, octogénaire au
moment où il ceignit la tiare (1227), montra
pendant ses quinze ans de règne la plus
indomptable énergie, comme s' il avait rajeuni en
devenantpositaire de cette puissance déléguée
par l' éternel. Ce fut lui qui fut le protecteur
et l' ami de cette sainte élisabeth qui nous a
amenés à l' étude de ce siècle ; il la rapprocha de
saint François D' Assise, dont elle sut imiter
les roïques vertus ; il la protégea dans son
veuvage et son abandon ; et quand Dieu l' eut
appelée à lui, il proclama ses droits à la
perpétuelle vénération des fidèles, en l' inscrivant
parmi les saints. Mais c' est dans tous les rangs
qu' il était le protecteur universel des faibles et
des opprimés ; et tandis qu' il promettait son
appui à la royale veuve de Thuringe, il étendait
sa paternelle sollicitude sur les plus pauvres
serfs des contrées les plus éloignées de la
chrétienté, comme on le voit par sa lettre aux
seigneurs polonais, il leur reproche, comme
un détestable forfait, d' user la vie de leurs
vassaux, rachetés et anoblis par le sang de
Jésus-Christ, à veiller sur des faucons ou des
oiseaux de proie. Ami zélé de la
vraie science, il fonde l' université de Toulouse,
et fait rétablir celle de Paris par saint Louis,
non sans avoir sagement protesté contre
l' envahissement de la philosophie profane dans la
théologie. Dans la collection des décrétales, il
a la gloire de donner à l' église son code, qui était
alors aussi celui de la société tout entière.
Digne neveu d' Innocent Iii, il sut unir toujours
la justice et la fermeté : réconcilié avec
Frédéric Ii, après l' avoir excommunié d' abord, il
le soutient avec une noble impartialité contre la
volte de son fils Henri (1235), et de même
contre les exigences trop grandes des villes
lombardes, qui étaient cependant les meilleures
alliées de l' église (1237). Quand plus tard cet
empereur manque à ses plus solennelles promesses,
et qu' il faut une seconde fois l' excommunier, qu' il
est beau de voir ce vieillard, presque centenaire,
s' engager hardiment dans une lutte désespérée,
tout en recommandant à l' armée de Jean De
Brienne, qui marchait contre le perfide empereur,
la clémence, la douceur, le soin des prisonniers.
Puis vaincu et abandonné de tous, assiégé dans
Rome par Frédéric ligué contre lui avec les
romains eux-mêmes, il retrouve dans ce moment
terrible et au sein de la faiblesse humaine, cette
force qui n' appartient qu' aux choses divines : il
fait tirer les reliques des saints atres, les
promène en procession à travers la ville, et
demande aux romains s' ils veulent voir périr ce
sacré pôt qu' il ne peut plusfendre sans eux :
aussitôt leur coeur est touché, ils jurent de
mourir pour lui, l' empereur est repoussé, et l' église
délivrée.
Après lui, Innocent Iv (1242), jusqu' à son
élection ami et partisan de Frédéric, à peine élu,
sacrifie ses liaisons antérieures à l' auguste
mission qui lui est confiée et
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à cette admirable unité de vues qui avait pénétré
tous ses prédécesseurs depuis deux siècles.
Poursuivi et menacé, enfer entre les serres
impériales qui, du nord et du midi, et d' Allemagne
et de Sicile, font pour lui de Rome une prison,
il faut bien qu' il s' échappe. Où trouvera-t-il
un asile ? Tous les rois, même saint Louis, le lui
refusent : mais heureusement Lyon est libre et
n' appartient qu' à un archevêque indépendant :
Innocent y rassemble autour de lui en concile
général tous les évêques qui peuvent échapper au
tyran, et ses frères les cardinaux ; il donne à
ceux-ci le chapeau rouge pour leur montrer qu' ils
doivent toujours être prêts à verser leur sang
pour l' église : et puis, du sein de ce tribunal
suprême, que Frédéric avait lui-même invoqué et
reconnu, et devant lequel ses avocats vinrent
plaider solennellement sa cause, le pontife fugitif
fulmine, contre le plus puissant souverain du
monde, la sentence de déposition, comme oppresseur
de la liberté religieuse, spoliateur de l' église,
hérétique et tyran. Triomphe à jamais mémorable du
droit sur la force, de la foi sur l' intérêt
matériel : troisième acte de ce grand drame,
saint Grégoire Vii et Alexandre Iii avaient
déjà foulé aux pieds l' élément rebelle aux
acclamations des saints et des hommes. On sait
assez comment la providence se chargea de ratifier
cette sentence ; on connaît la chute et les
dernières années de Frédéric, la mort prématurée
de son fils, et la ruine totale de cette race
redoutable. Par une admirable marque de la
confiance absolue qu' inspirait la droiture du
saint siége, comme autrefois Frédéric lui-même,
orphelin au berceau, avait été légué à la
protection d' Innocent Iii, les proches et les
alliés de son petit-fils Conradin, dernier et
infortuné rejeton de la maison de Souabe, ne
voulurent point confier sa tutelle à
pXX
d' autres qu' au pontife même qui avait déposé son
aïeul, et qui la géra loyalement jusqu' à ce qu' elle
lui fût trop tôt arrachée par le perfide Mainfroy.
La lutte se continue contre celui-ci et contre tous
les autres ennemis de l' église, avec la même
intrépidité, la même persévérance, sous
Alexandre Iv (1254), digne rejeton de cette
famille des Conti, qui avait déjà donné au monde
Innocent Iii et Grégoire Ix, et après lui,
sous Urbain Iv (1261), ce fils de cordonnier qui,
loin de rougir de son origine, fit peindre son
père exerçant son métier sur les vitraux de
Troyes ; qui eut la gloire de trouver un nouvel
aliment à la piété catholique en instituant la
fête du saint-sacrement (1264) ; et qui,
inébranlable au milieu des plus grands dangers,
meurt sans savoir où reposer sa tête, mais en
léguant à l' église la protection du frère de
Saint Louis et une royauté française dans les
Siciles. Cette conquête s' achève sous Clément
Iv, qui réclame en vain la vie de Conradin,
victime innocente et expiatoire de sa coupable
famille. Et ainsi se termine pour un temps cette
noble guerre de l' église contre l' oppression
laïque, qui devait recommencer avec un bien autre
succès, mais non avec moins de gloire, sous
Boniface Viii.
Il ne faut pas oublier que pendant que ces grands
pontifes livraient cette guerre à outrance, loin
d' être absorbés par elle, ils donnaient à
l' organisation intérieure de l' église et de la
société tous les soins qu' aurait pu comporter un
état de paix profonde. Ils continuaient l' un après
l' autre avec une invincible persévérance l' oeuvre
gigantesque dont ils étaient chargés depuis la
chute de l' empire romain, l' oeuvre de mouler et de
pétrir tous les divers élémens de ces races
germaniques et septentrionales qui avaient conquis
et ravivé l' Europe, d' y distinguer tout ce qui
était
pXX1
bon, pur et salutaire, pour le sanctifier et le
civiliser, et de rejeter tout ce qui était vraiment
barbare. Enme temps et avec la même constance,
ils propageaient la science et les études ; ils les
mettaient à la portée de tous ; ils consacraient
l' égalité naturelle de la race humaine, en appelant
aux plus hautes dignités de l' église des hommes
nés dans les dernières classes, pour peu qu' ils
eussent la vertu et le savoir ; ils élaboraient et
promulguaient le magnifique ensemble de la
législation ecclésiastique, et enracinaient cette
juridiction cléricale dont les bienfaits étaient
d' autant mieux sentis, que seule alors, elle ne
connaissait ni la torture ni aucune peine cruelle,
et que seule elle ne faisait aucune acception de
personnes parmi les chrétiens.
Assurément, dans le sein de l' église qui avait de
pareils chefs, bien des misères humaines se
trouvaient mêlées à tant de grandeur et de
sainteté : il en sera toujours ainsi tant que les
choses divines seront déposées entre les mains
des hommes ; mais on peut, ce nous semble, douter
si à aucune autre époque il y en eut moins, et si
jamais les droits de Dieu et ceux de l' humanité
furent défendus avec un plus noble courage et par
de plus illustres champions.
En face de cette majestueuse église s' élevait la
seconde majesté devant laquelle les hommes de
ce temps s' inclinaient ; ce saint empire romain,
dont semblaient découler toutes les royautés
secondaires. Malheureusement, depuis la fin de la
maison de Saxe, au onzième siècle, il était
devenu l' apanage de deux familles où le grand
et pieux esprit de Charlemagne s' était
graduellement éteint, celles de Franconie et de
Souabe. Il s' y en était substitué un autre,
impatient de tout joug spirituel, superbe et fier
de la seule force des armes et du lienodal,
tendant sans
pXX11
cesse à confondre les deux puissances, à absorber
l' église dans l' empire. Cette funeste tendance,
vaincue par saint Grégoire Vii dans la personne
d' Henri Iv, et par Alexandre Iii dans celle
de Frédéric Barberousse, tenta un nouvel effort
dans Frédéric Ii ; mais lui aussi trouva ses
vainqueurs sur le saint siége. Ce Frédéric Ii
domine tout ce demi-siècle que son règne embrasse
presque en entier. Il nous paraît impossible,
me pour les yeux les plus prévenus, de n' être
pas frappé d' une immense différence entre les
commencemens de son règne, alors qu' il était fidèle
à cette église de Rome qui avait si
scrupuleusement veillé sur sa minorité, et ses
vingt dernières années, qui virent se flétrir
toutes les gloires diverses qui avaient environ
sa jeunesse. Rien de plus éclatant, de plus
poétique, de plus grandiose que cette cour
impériale à laquelle présidait un prince tout
jeune, doué de toutes les qualités du corps et
de l' esprit, enthousiaste des arts, de la poésie,
de l' instruction ; sachant lui-même six langues,
et versé dans une foule de sciences ; octroyant,
pendant que le pape le couronnait à Rome (1220),
au royaume de Sicile des codes sages, savans et
remarquables par leur ensemble ; et plus tard,
après sa première réconciliation avec le saint
siége, publiant à Mayence les premières lois de
l' Allemagne dans sa langue nationale ; réunissant
autour de lui l' élite de la chevalerie de ses
vastes états, leur donnant l' exemple de la
valeur et du talent poétique, dans ses beaux
palais de Sicile, où se trouvaient rapprochés les
divers élémens de la civilisation germanique,
italienne et orientale. Ce fut ce mélange qui le
perdit : il eût été, dit un chroniqueur, sans
rival sur la terre, s' il avait aimé son âme ;
mais un penchant fatal l' entraînait vers les moeurs
de l' orient. Celui que l' on songea un moment à
marier à sainte élisabeth, lorsqu' elle fut
devenue veuve, et qui brigua lui-même la main
de sainte Agnès de Bohême, se renferma bientôt
dans un honteuxrail, entouré de gardes
sarrasines. à côté de ce sensualisme moral, il
proclame bientôt une sorte de matérialisme
politique, qui était au moins prématuré au
treizième siècle : il renverse toutes les idées
de la chrétienté, en allant au saint sépulcre
comme l' allié des princes musulmans, et non plus
comme le conquérant de la terre-sainte. De retour
en Europe, peu satisfait de cette magnifique
position d' empereur chrétien, le premier entre les
puissans et les forts, et non pas le maître d' une
foule d' esclaves, l' avocat de l' église, et
non pas son oppresseur, ilpose dans la société
les germes des funestes doctrines qui n' ont que
trop fructifié depuis. Comme plus tard Louis
Xiv et Napoléon, enivré par sa puissance,
l' intervention de toute force spirituelle lui
pugne ; et il fait publier par son chancelier,
Pierre Desvignes, que le droit de disposer de
toutes choses divines et humaines appartient à
l' empereur. Ce siècle était encore trop chrétien
pour supporter un pareil envahissement sur la
force vitale du christianisme. Pour régner alors
sur les convictions et les imaginations, il
fallait, même dans la puissance laïque, un autre
esprit : il se trouva dans Saint Louis. Aussi
voit-on ce Frédéric qui, selon la parole de ce
saint roi, avait guerroyé Dieu de ses dons ,
frappé par les foudres de l' église, faire
pXX1V
chaque jour de nouveaux progrès dans la cruauté, la
perfidie, la duplicité ; accabler ses peuples
d' impôts et de pénalités ; faire douter de sa foi
par l' excès de sesbauches, et mourir enfin
retià l' extrémité de l' Italie, étouffé par
son propre fils, au milieu de ses sarrasins, dont
l' attachement ne le rendait que plus suspect aux
chrétiens. Sous son règne, comme sous celui de ses
prédécesseurs, l' Allemagne, qui du reste le vit
peu, était dans un état florissant : elle voyait
grandir la puissance des Wittelsbach, en
Bavière ; elle admirait l' éclat des princes
d' Autriche, de Frédéric-le-victorieux, de
Léopold-le-glorieux, que l' on disait être brave
comme un lion et pudique comme une jeune
fille ; elle célébrait les vertus de la
maison de Thuringe, sous le beau-père et le mari
de sainte élisabeth ; elle voyait dans
l' archevêque Engelbert de Cologne un martyr
de la justice et de la sûreté publique, que
l' église se hâta de mettre au nombre des saints.
Ses villes, comme celles des Pays-Bas, se
développaient avec une puissante et féconde
individualité : Cologne et Lubeck étaient au
faîte de leur influence ; et la célèbre Hanse
commençait à se former. Sa législation se
développait avec grandeur dans les deux miroirs
de Saxe et de Souabe, et dans une foule d' autres
codes locaux, tous basés sur le respect des
droits et des idées établies, et qui respiraient
un si noble mélange de la pensée chrétienne avec
les élémens de l' antique droit germanique, non
encore terni par l' importation gibeline du droit
romain. Enfin elle comptaitjà parmi ses preux
un véritable monarque chrétien : car il croissait
en silence, à l' ombre du trône des Hohenstaufen,
ce Rodolphe
pXXV
De Habsbourg, digne d' être le fondateur d' une
race impériale, puisqu' il sauva son pays de
l' anarchie, et qu' il montra au monde un véritable
représentant de Charlemagne. On put deviner son
règne, lorsqu' à son sacre, ne trouvant pas son
sceptre, il saisit le crucifix sur l' autel, et
s' écria : " voilà mon sceptre ! Je n' en veux pas
d' autre. "
si l' empire semblait sorti de ses voies naturelles,
en revanche la France le remplaçait en quelque
sorte, et lui dérobait ce caractère de sainteté et
de grandeur qui devait donner tant de lustre à la
royauté très chrétienne. Mais elle-même renfermait
dans son sein une plaie profonde qu' il fallait
cicatriser à tout prix, pour que son unité et ses
grandes destinées ne fussent pas à jamais
compromises : c' était ce foyer d' hérésies à la
fois anti-sociales et anti-religieuses qui
souillaient le midi, et qui étaient enracinées
dans les masses corrompues qu' on a désignées sous
le nom d' Albigeois. On sait aujourd' hui à quoi
s' en tenir sur les moeurs et les doctrines de ces
hommes qui avaient pour dignes représentans des
princes dont les affreusesbauches font frémir,
et que des historiens prévaricateurs ont si
long-temps fait valoir aux pens de la vérité et
de la religion. On sait qu' ils furent au moins
autant persécuteurs que persécutés ; on sait
qu' après tout ils étaient les agresseurs contre
la loi commune de la société à cette époque. Non
seulement la France, mais encore l' Espagne et
l' Italie, eussent été dès lors perdues pour la
foi et la vraie civilisation, si la croisade n' avait
pas été victorieusement prêchée contre cet impur
foyer de doctrines païennes et orientales. Sans
doute pour dompter cette rébellion contre le
christianisme on employa trop souvent des moyens
pXXV1
déplorables, dont la charité chrétienne a horreur,
et que le saint siége réprouva toujours, même au
plus fort de la lutte. Mais il est reconnu
aujourd' hui que ces cruautés étaient au moins
ciproques ; et l' on n' a pas encore, que nous
sachions, troule moyen de faire la guerre, et
surtout une guerre de religion, avec aménité et
douceur. Celui qui fut dans cette lutte terrible le
champion du catholicisme, Simon De Montfort,
a sans doute terni une partie de sa gloire par
une trop grande ambition et par une rigueur que
la bonne foi ne saurait excuser ; mais il lui en
reste assez pour que les catholiques ne rougissent
plus de la proclamer hautement. L' histoire offre
assurément bien peu de caractères aussi grands que
le sien par la volonté, la persévérance, le courage,
le mépris de la mort ; et quand on songe à la
ferveur et à l' humilité de sa piété, à la pure
inviolable de ses moeurs, à cet inflexible
dévoûment à l' autorité ecclésiastique, qui l' avait
fait se retirer tout seul du camp des croisés
devant Zara, parce que le pape lui avait défendu
de guerroyer contre les chrétiens, on conçoit tous
les excès de son indignation contre ceux qui
troublaient la paix des consciences et renversaient
toutes les barrières de la morale. Son caractère
et son époque se peignent à la fois dans ce mot
qu' il prononça au moment d' entreprendre une lutte
inégale : " toute l' église prie pour moi, je ne
saurais succomber. " et encore, lorsque poursuivi
par l' ennemi, et ayant passé avec sa cavalerie
une rivière que les gens à pied ne pouvaient
franchir, il la repasse avec cinq hommes seulement,
en s' écriant : " les pauvres du Christ sont
exposés à la mort, et moi je resterais en sûreté !
Advienne de moi la volonté du seigneur, j' irai
certainement avec eux ! "
la bataille décisive de Muret (1212) qui assura la
victoire de la foi, peint aussi par le contraste
de ses deux principaux personnages, la nature de
cette lutte : l' un, Montfort, à la tête d' une
poignée de combattans, cherchant dans la prière
et les sacremens le droit de demander une victoire
qui ne pouvait être qu' un miracle ; l' autre,
Pierre D' Aragon, venant affaibli par la
débauche se faire battre et tuer au sein de sa
nombreuse armée.
Pendant que cette lutte s' achevait, et préparait la
union directe de ces provinces reconquises avec
la couronne de France, un roi digne de son
surnom, Philippe-Auguste, entourait cette
couronne des premiers rayons de cette gloire et de
cette influence morale fondées sur la religion,
qu' elle devait si long-temps conserver. Jeune
encore, lorsqu' on lui demandait à quoi il songeait
pendant ses longues et fréquentes rêveries :
" je songe, répondait-il, au moyen de rendre à la
France l' éclat et la force qu' elle avait sous
Charlemagne " . Et pendant son long et glorieux
règne, il ne cessa de se montrer fidèle à cette
grande pensée. La réunion de la Normandie et des
provinces enlevées à l' assassin Jean-Sans-Terre,
jette les véritables fondemens de la puissance des
monarques français. Après avoir fait ses preuves
pour la cause du Christ à la croisade, il se
montra pendant toute sa vie l' ami et le plus
ferme appui de l' église ; et il le prouva par le
plusnible sacrifice, en triomphant de sa
pugnance enracinée pour l' épouse que Rome
lui imposait. Réconcilié avec son peuple, par
sa réconciliation avec elle, il reçut bientôt du
ciel sa récompense dans la grande victoire de
Bouvines
(1215) ; victoire aussi religieuse que nationale,
remportée sur les ennemis de l' église aussi bien
que sur ceux de la France. Cela est suffisamment
établi par tout ce que les historiens nous ont
transmis sur les projets si hostiles au clergé
des confédérés qui étaient tous excommuniés, par
les ardentes prières des prêtres pendant le combat,
par les belles paroles de Philippe à ses
guerriers : " l' église prie pour nous : je vais
combattre pour elle, pour la France et pour
vous. " autour de lui combattent tous les ros
de la chevalerie française, Matthieu De
Montmorency, Enguerrand De Coucy, Guillaume
Des Barres, et Grin de Senlis, pontife,
ministre et guerrier à la fois. L' ennemifait,
ils s' associent à leur roi pour fonder, en
l' honneur de la sainte vierge, cette abbaye de
notre-dame-de-la-victoire, destinée à consacrer
par le nom de Marie la mémoire d' un triomphe qui
avait sauvé l' inpendance de la France.
La grandeur de la royauté française et sa
domination sur les provinces méridionales qu' elle
devait finir par absorber ne firent que croître
sous le règne court mais prospère de ce Louis
Viii, mort victime de sa chasteté, ainsi que
sous la brillante régence de cette Blanche De
Castille, aussi tendre mère que souveraine
courageuse et sage, qui disait mieux aimer voir
tous ses enfans mourir que commettre un péc
mortel, et qui n' en sut pas moins bien veiller à
leur grandeur temporelle ; Blanche, objet bien
naturel du romanesque amour du poète-roi Thibaut
De Champagne, et qui portait à notre sainte
élisabeth une si tendre dévotion. Cette régence
annonce dignement le règne de Saint Louis, ce
modèle des rois, sur qui la pensée de l' historien
se reporte comme sur le personnage peut-être le
plus accompli des temps modernes, tandis que le
pXX1X
culte du chrétien honore en lui la réunion de toutes
les vertus qui peuvent mériter le ciel. En lisant
l' histoire de cette vie si sublime et si
touchante à la fois, on se demande si jamais le
roi du ciel a eu sur la terre un serviteur
plus fidèle que cet ange, couronné pour un temps
d' une couronne mortelle, afin de montrer au monde
comment l' homme pouvait se transfigurer par la
foi et l' amour. Quel coeur chrétien pourrait ne
pas tressaillir d' admiration en songeant à tout
ce qu' il y a eu dans cette âme de Saint Louis ;
à ce sentiment si violent et si pur du devoir, à
ce culte exalté et scrupuleux de la justice, à cette
exquise délicatesse de conscience, qui l' engageait
à renoncer aux acquisitions illégitimes de ses
prédécesseurs, aux dépens même de la reté
publique et de l' affection de ses sujets ; à cet
amour immense du prochain qui débordait de son
coeur, qui, après avoir inondé son épouse chérie,
sa re, et ses frères dont il pleurait si
amèrement la mort, allait chercher le dernier de
ses sujets, lui inspirait une si tendre
sollicitude pour les âmes d' autrui, et le dirigeait
pendant ses heures de délassement vers la
chaumière des pauvres qu' il soulageait lui-même !
Et cependant, à toutes ces vertus de saint, il
savait unir la plus téméraire bravoure ; c' était
à la fois le meilleur chevalier et le meilleur
chrétien de France : on le vit à Taillebourg et
à la Massoure. C' est qu' il pouvait combattre et
mourir sans crainte, celui qui avait fait avec la
justice de Dieu et des hommes un pacte
inviolable ; qui savait, pour lui rester fidèle,
êtrevère contre son propre frère ; qui n' avait
pas rougi, avant de s' embarquer pour la croisade,
d' envoyer par tout son royaume des moines mendians,
chargés de s' informer auprès des plus pauvres
gens s' il leur avait été fait quelque tort au
nom du roi, et de le réparer aussitôt à ses dépens.
pXXX
Aussi, comme s' il eût été une sorte d' incarnation de
l' équité suprême, il est choisi pour arbitre dans
tous les grands procès de son temps, entre le
pape et l' empereur, entre les barons de
l' Angleterre et leur roi : captif et enchaîné
par les infiles, c' est encore lui qu' ils
prennent pour juge. Poussé deux fois par l' amour
du Christ sur la plage barbare, après la
captivité il y trouve la mort ; c' était une
sorte de martyre, le seul qui fût à sa portée
et le seul trépas digne de lui. Sur son lit de
mort, il dicte à son fils ses morables
instructions, les plus belles paroles qui soient
jamais sorties de la bouche d' un roi. Avant de
rendre le dernier soupir, on l' entend murmurer
à voix basse : " ôrusalem, Jérusalem ! "
était-ce à celle du ciel ou à celle de la terre
qu' il adressait ce regret ou cet espoir
sublime ? Il n' avait pas voulu entrer dans
celle-ci par traité et sans son armée, de peur que
son exemple n' autorisât les autres rois chrétiens
à faire de même. Ils firent mieux : pas un n' y
alla après lui. Il fut le dernier des rois
croisés, des rois vraiment chrétiens, des rois
pontifes : il en avait été le plus grand. Il nous
a laissé deux monumens immortels, son oratoire
et son tombeau, la sainte-chapelle et saint-Denis,
tous deux, purs, simples, élancés vers le ciel
comme lui-même. Il en a laissé un plus beau et
plus immortel encore dans la mémoire des peuples, le
chêne de Vincennes.
En Angleterre, cette race perverse de rois
normands, tous oppresseurs de leur peuple, et tous
persécuteurs acharnés de l' église, n' avait pu
opposer à Philippe-Auguste que l' infâme
Jean-Sans-Terre, et à saint Louis que le
pâle et faible Henri Iii. Mais si la royauté y
est scandaleuse, l' église y brille de tout son
éclat, et la nation y défend avec succès les plus
importantes garanties. L' église surtout avait
été heureusement dotée en Angleterre d' une
suite de
pXXX1
grands hommes sur le siége primatial de Cantorbéry,
qui est peut-être sans pareille dans ses annales.
étienne Langton fut, sous le règne de Jean, le
digne successeur de saint Dunstan, de Lanfranc,
de saint Anselme, de saint Thomas Becket, et le
digne représentant d' Innocent Iii. Après avoir
défendu avec une invincible intrépidité les
franchises ecclésiastiques, il se place à la tête
des barons révoltés et réunis en armée de Dieu
et de la sainte église qui arrachèrent au roi
la célèbre grande charte , base de cette
constitution anglaise que les modernes ont tant
admirée, oubliant sans doute qu' elle n' était que
le produit de l' organisation féodale, et que cette
charte même, loin d' être une innovation, n' était
qu' une réhabilitation des lois de saint édouard,
une confirmation du droit public de toute
l' Europe de cette époque, fondé sur le respect de
tous les droits anciens et individuels. Sous
Henri Iii, que le saint siége maintint seul
sur son trône chancelant, en empêchant la réunion
avec la France par la conquête du fils de
Philippe-Auguste, l' église eut aussi ses
défenseurs courageux et ses nobles victimes dans
saint Edmond de Cantorry, mort dans l' exil en
1242, et dans saint Richard de Winchester ; et
la nation acheva de stabiliser ses libertés, sous
la conduite du noble fils de Simon De Montfort,
brave et pieux comme son père, vaincu et tué à la
fin de sa carrière, mais non avant d' avoir fait
de cette guerre populaire une croisade, et introduit
les putés du peuple dans la première assemblée
politique qui ait porté le nom, depuis si fameux, de
parlement britannique (1258).
Vers le même temps, en écosse, on voit le pieux roi
Guillaume, allié d' Innocent Iii, afin de donner
une preuve de son amour pour l' église et la sainte
vierge, ordonner que le pauvre peuple se reposerait
de ses travaux tous les
samedis depuis midi (1202). Dans les royaumes
scandinaves le treizième siècle commence sous le
grand archevêque Absalon de Lund (1201), à la
fois guerrier intrépide et saint pontife,
bienfaiteur et civilisateur de ces peuples. La
Suède grandissait sous le petit-fils de saint
éric, et la Norwége, où s' était conservé le plus
de traces de l' ancienne constitution germanique,
goûtait sous Haquin V (1217-1263), son législateur
principal, un repos inaccoutumé.
Waldemar-le-victorieux (1202-1252), le plus illustre
des rois de Danemarck, étendait son empire sur
toutes les terres méridionales de la Baltique,
et pludant à l' union de Calmar, concevait et
était à la veille d' exécuter le projet grandiose
de réunir sous un seul chef tous les pays riverains
de la Baltique, jusqu' à ce que la bataille de
Bornhoveden (1227) vînt donner le dessus aux
races germaniques sur les races scandinaves. Mais
dans tout le cours de ses conquêtes, il ne perdait
jamais de vue la conversion des peuples païens à
laquelle le saint siége l' exhortait sans cesse ;
ses efforts pour la propagation de la foi en
Livonie, se rencontraient avec ceux de l' ordre
des porte glaives, fondé dans ce seul but (1203),
et plus tard avec l' ordre teutonique. La translation
des principales forces de ce dernier ordre en
Prusse, pour y implanter le christianisme (1234),
est un fait immense dans l' histoire de la religion
et de la civilisation du nord de l' Europe : et si
les passions humaines vinrent trop tôt se mêler à
cette croisade qui dura deux siècles, il n' en
faut pas moins reconnaître que le christianisme ne
pénétra que gce à elle dans ces populations
obstinées, et admirer tout ce que firent les papes
pour adoucir le régime de la conquête. Sur la même
ligne, la Pologne offrait déjà les bases du
royaume orthodoxe : l' archevêque Henri De
Gnesen, légat d' Innocent Iii, y rétablissait la
discipline et la liberté ecclésiastique contre
les attaques du duc Ladislas : sainte Hedwige,
tante de notre élisabeth, y donnait sur le trône
l' exemple des plus austères vertus, et offrait à
Dieu, comme un holocauste, son fils, mort martyr
de la foi en combattant les tartares. La Pologne,
en opposant à ces hordes terribles qui avaient
asservi la Russie et inondé la Hongrie, un
boulevard qu' elles ne purent jamais franchir,
versa pendant tout ce siècle des flots de son
sang, et apprenait ainsi à devenir ce qu' elle a
toujours été depuis, la glorieuse victime de la
chrétienté.
En redescendant vers le midi de l' Europe, et en
contemplant cette Italie qui était la plus animée
et la plus brillante des nations chrétiennes, l' âme
s' afflige d' abord au spectacle de ces cruelles et
interminables luttes des guelfes et des gibelins,
et de cet immense empire de la haine qui se
propageait à la faveur de la guerre de principes
dont ces partis tiraient leur origine. C' est ce
funeste élément de la haine qui semble dominer
l' histoire d' Italie à toutes ses époques ; il se
liait à je ne sais quelle politique païenne et
égoïste, reste des souvenirs de la république
romaine, qui l' emporta pendant tout le moyen âge,
dans les âmes italiennes, sur l' idée de l' église ou
de l' empire, et qui ne les dérobait que trop à
cette salutaire influence du saint siége dont ils
auraient dû être les premiers objets, et dont
ils avaient pu apprécier la puissance et le
dévouement pendant toute la lutte des cités
lombardes contre l' empereur. Mais quelque rebuté
qu' on soit par ces discordes qui déchiraient le
sein de l' Italie, comment ne pas céder à
l' admiration qu' excite le spectacle de l' immense
énergie morale
et physique, de l' ardeur du patriotisme, de la
profondeur des convictions, qui est empreinte dans
l' histoire de chacune des innombrables républiques
qui couvraient son sol ? On est stupéfait de cette
incroyable fécondité de monumens, d' institutions,
de fondations, de grands hommes en tout genre,
guerriers, poètes, artistes, qu' on voyait éclore
dans chacune de ces cités d' Italie, aujourd' hui
si désertes, si dépeuplées. Jamais assurément,
depuis les beaux siècles de la Grèce antique, on
n' avait vu un si puissant développement de la
volonté humaine, une si merveilleuse valeur donnée
à l' homme et à ses oeuvres, tant de vie dans un si
petit espace ! Mais quand on songe aux prodiges de
sainteté que le treizième siècle vit naître en
Italie, on comprend quel était le lien qui tenait
ensemble tous ces coeurs impétueux ; on se souvient
de ce fleuve de charité chrétienne qui coulait,
profond et incommensurable, sous ces orages et ces
vagues furieuses. Au milieu de cette mêlée
universelle, les villes se fondent et s' enrichissent,
leur population est souvent décuple de ce qu' elle
est de nos jours, les chefs-d' oeuvre des arts s' y
produisent, le commerce et surtout la science y
grandissent chaque jour. à l' inverse des pays
germaniques, toute l' existence politique et sociale
se concentre avec la noblesse dans les villes, dont
aucune cependant n' était alors assez prédominante
pour absorber la vie des autres : et cette libre
concurrence entre elles peut expliquer en partie la
force inouie dont elles purent disposer. La ligue
des villes lombardes, triomphante depuis la paix
de Constance, bravait victorieusement tous les
efforts de la puissance impériale. Les croisades
avaient donné un incalculable essor au commerce
pXXXV
et à la prosrité des républiques maritimes de
nes et de Venise ; celle-ci surtout, sous son
doge Henri Dandolo, héros octogénaire et aveugle,
devenait une puissance de premier ordre par la
conquête de Constantinople et de ce quart et
demi de l' empire d' orient, dont elle fut
si long-temps fière. La ligue des villes toscanes,
sanctionnée par Innocent Iii, assurait une
nouvelle garantie à l' existence de ces cités dont
l' histoire vaut celle des plus grands empires,
telles que Pise, Lucques, Sienne qui se donnait
solennellement à la sainte vierge avant la victoire
glorieuse de l' Arbia ; Florence surtout,
peut-être la plus intéressante unité des temps
modernes. à chaque page des annales de toutes ces
villes, on trouve des traits de la plus touchante
pié comme du plus généreux dévouement à la
patrie. Pour n' en citer qu' un entre mille, quand
on voit un peuple se plaindre, comme celui de
Ferrare, qu' on ne l' impose pas assez pour les
besoins de la patrie, on ne se sent guère le
courage d' être sévère envers des institutions
qui comportaient un tel degré de désintéressement
et de patriotisme. à côté de ce mouvement purement
italien, on sait que la grande lutte entre la
puissance spirituelle et temporelle y était plus
flagrante que partout ailleurs ; et certes, celle-ci,
duite à se faire représenter par l' atroce
Eccelin, lieutenant de Frédéric Ii, rend
suffisamment hommage à la cause de l' église. Le
midi de l' Italie, sous le sceptre de la maison
de Souabe, dut à Frédéric Ii et à son chancelier
Pierre Desvignes, le bienfait d' une législation
sage et compte, et tout l' éclat de la poésie et
des arts ; mais en même temps il fut inondé par
cet empereur et son fils Mainfroy, de colonies
sarrasines, jusqu' à ce que Rome
y eût appelé une nouvelle race française, la
maison d' Anjou, qui vint, comme autrefois les
preux normands, garantir l' indépendance de l' église,
et fermer aux infidèles cette porte de l' Europe.
Mais si l' historien catholique est forcé de lutter
contre une certaine tristesse dans son jugement sur
l' Italie, il ne trouve dans l' Espagne du
treizième siècle que l' objet d' une admiration sans
lange. C' étaient alors sous tous les rapports
les temps héroïques de cette noble nation, les
temps où elle méritait de conquérir, en même temps
que son sol et son indépendance, le glorieux titre
de monarchie catholique . Des deux grandes
divisions de la péninsule, l' Aragon nous montre
d' abord, après ce roi Pierre Iii que nous avons
vu tenir volontairement sa couronne d' Innocent
Iii, et cependant mourir en combattant l' église à
Muret, son fils, don Jacques-Le-Conquérant, qui
avait pour reine une soeur de sainte élisabeth,
qui mérita son surnom en enlevant aux maures
Majorque et Valence, qui écrivit comme sar
sa propre chronique, et qui, pendant
soixante-quatre ans de règne et de combats ; ne
fut jamais vaincu, gagna trente victoires, et fonda
deux mille églises. En Castille, le siècle s' ouvre
sous le règne d' Alphonse-Le-Bref, fondateur de
l' ordre de saint-Jacques et de l' université de
Salamanque, ces deux gloires de l' Espagne ;
appuyé sur cet illustre Roderic Ximenès,
archevêque de Tolède (1208-1215), digne précurseur
de celui qui devait, deux siècles plus tard,
immortaliser ce me nom ; il était à la fois,
comme tant d' autres prélats de ce temps, guerrier
intrépide, profond politique, prédicateur éloquent,
historien exact et aumônier prodigue. Ce roi
et ce primat furent les héros de la sublime journée
de Las Navas De Tolosa (16 juillet 1212),
l' Espagne fit pour l' Europe ce que la France
avait fait sous Charles Martel, ce que fit plus
tard la Pologne sous Sobieski, où elle la sauva
de l' irruption de quatre cent mille musulmans qui
la prenaient à revers. L' empire du croissant fut
brisé à dater de cette glorieuse journée, véritable
type d' une bataille chrétienne, consacrée dans la
moire du peuple par des traditions miraculeuses,
et que le grand Innocent Iii ne crut pouvoir
dignement lébrer qu' en instituant la fête du
triomphe de la croix qui s' observe encore
aujourd' hui à pareil jour en Espagne. à Alphonse
succède saint Ferdinand, contemporain et
cousin-germain de Saint Louis, et qui ne dérogea
point à cette illustre parenté, puisque comme
Louis ilunit toutes les gloires du guerrier
chrétien à toutes les vertus du saint, et le plus
tendre amour de son peuple au plus ardent amour de
Dieu. Il ne voulut jamais consentir à grever ses
sujets de nouveaux impôts : " Dieu pourvoira,
disait-il, par d' autres manières à notre défense ;
je crains plus la malédiction d' une seule pauvre
femme que toute l' armée des maures ! " et cependant
il poursuit avec un bonheur sans pareil l' oeuvre
de l' affranchissement national ; il prend Cordoue,
le siége du califat d' occident, et après avoir
dédié la principale mosquée à la sainte vierge,
il fait reporter à Compostelle, sur les épaules
des maures, les cloches que le calife Almanzor
en avait enlevées sur celles des chrétiens.
Conquérant du royaume de Murcie en 1240, de celui
de Jaën en 1246, de Séville enfin en 1248, il
ne laissa plus aux arabes que Grenade ; mais
humble au milieu de tant de gloire, et étendu
sur son lit de mort, il s' écriait avec larmes :
" ô mon seigneur ! Vous avez tant souffert pour
l' amour de
moi ! Et moi malheureux qu' ai-je fait pour l' amour
de vous ? "
l' Espagne avait sa croisade permanente sur son
propre sol ; le reste de l' Europe allait au loin
la chercher, soit au nord contre les barbares, soit
au midi contre les hérétiques, soit à l' orient
contre les profanateurs du saint-sépulcre. Cette
grande pensée venait de temps à autre se jeter à
travers toutes les agitations locales, toutes les
passions personnelles, pour les absorber toutes en
une seule. Elle ne descendit au tombeau qu' avec
Saint Louis ; elle était encore dans toute sa
force pendant la première moitié du treizième
siècle. Dès ses premières années, Foulques de
Neuilly, rival par l' éloquence et l' enthousiasme
qu' il inspire, de Pierre L' Hermite et de saint
Bernard, allant de tournois en tournois, fait
prendre la croix à toute la chevalerie française :
une armée de barons s' embarque à Venise, et va
renverser l' empire de Byzance comme un
acheminement à Jérusalem. Malgl' improbation
qu' une sévère équité fit prononcer à Innocent Iii
contre cette étonnante conquête, on ne saurait
disconvenir de sa grandeur et même du sentiment
chrétien qui l' inspirait. On voit toujours les
chevaliers français poser comme première base de
leurs négociations la réunion de l' église grecque
avec Rome, et en faire le premiersultat de leur
victoire. Cette conquête n' était d' ailleurs qu' un
juste châtiment infligé à la perfidie des empereurs
grecs qui avaient toujours trahi la cause des
croisés, et à leur peuple dégénéré et sanguinaire,
toujours esclave ou assassin de ses princes. Bien
que l' idée de la croisade, en se portant sur
différentes directions, dût nécessairement perdre
de sa force,
pXXX1
cependant cette force nous est révélée par tous ces
princes généreux qui ne croyaient pas leur vie
complète avant d' avoir vu la terre sainte ; tels
étaient Thibaut De Champagne, à qui cette
expédition a inspiré de si beaux vers ; le saint
et pieux Louis, mari de notre élisabeth, que
nous verrons mourir en chemin ; Léopold
d' Autriche, et jusqu' au roi lointain de
Norwège, qui voulut être le compagnon de Saint
Louis. Les femmes de ces preux n' hésitaient pas
à les accompagner à ces dangereux pélerinages, et
l' on comptait presque autant de princesses que de
princes dans les camps des croisés ; les enfans
mes subissaient l' entraînement général, et sur
tous les points de l' Europe on vit avec surprise
cette croisade d' enfans en 1212, dont l' issue fut
si funeste, puisqu' ils y périrent tous ; mais qui
était une preuve suprême de cet amour du sacrifice,
de ce dévouement exclusif aux croyances et aux
convictions qui animait l' homme de ces temps-là,
depuis le berceau jusqu' à la tombe. Ce que ces
petits enfans avaient tenté de faire avant l' âge,
des vieillards usés par les années ne se lassaient
pas de l' entreprendre, témoin ce Jean De Brienne,
roi de Jérusalem, qui, après une vie tout entière
consacrée aux combats de la foi et de l' église,
me contre son propre gendre Frédéric Ii, va,
déjà plus qu' octogénaire, se charger defendre
le nouvel empire latin d' orient ; et qui, après
des sucs presque miraculeux, expire à
quatre-vingt-neuf ans, épuisé par la victoire plus
encore que par la vieillesse, et ayant dépouillé la
pourpre impériale et sa glorieuse armure pour se
revêtir de l' habit de saint François et mourir sous
ces insignes d' un dernier triomphe (1237).
à côté de ces manifestations individuelles de zèle,
l' Europe voyait encore fleurir comme milice
permanente de la
pXL
croix les trois grands ordres militaires, les
fraternités belliqueuses du temple, de saint-Jean
de Jérusalem et de sainte-Marie des allemands.
Ces derniers avaient pour grand-maître, pendant
les premières années du treizième siècle, Hermann
de Saltza, illustre par ses nobles et infatigables
efforts pour concilier l' église et l' empire, et
sous le règne de qui eut lieu la première
expédition des chevaliers teutoniques en Prusse,
tandis que l' un des foyers principaux de l' ordre,
et plus tard sa capitale, étaient auprès du
tombeau de sainte élisabeth à Marbourg.
Ainsi donc à l' orient la prise de Constantinople et
la ruine de l' empire grec par une poignée de
francs ; en Espagne, Las Navas De Tolosa et
saint Ferdinand ; en France, Bouvines et
Saint Louis ; en Allemagne, la gloire et la
ruine des Hohenstaufen ; en Angleterre, la grande
charte ; au sommet du monde chrétien le grand
Innocent Iii et ses héroïques successeurs : en
voilà assez, ce nous semble, pour assigner à
l' époque de sainte élisabeth une place mémorable
dans l' histoire de l' humanité : et si nous en
cherchons les idées fondamentales, il sera facile
de les trouver, d' une part, dans cette magnifique
unité de l' église qui était en même temps une
universalité à laquelle rien n' échappait, qui
proclamait dans ses plus augustes mystères comme
dans ses moindres détails la suprématie définitive
de l' esprit sur la matière, qui consacrait plus
qu' elle ne l' avait jamais été la loi de l' égali
parmi les hommes, et qui, en garantissant au plus
pauvre serf la liberté du mariage et la sainteté de
la famille, en lui assignant dans ses temples une
place à côté de ses maîtres, surtout en lui
ouvrant l' accès de toutes ses propres dignités,
creusait un abîme entre sa condition et celle de
l' esclave le plus favorisé de l' antiquité. En
face d' elle le
pXL1
pouvoir laïc, l' empire, la royauté, souvent profa
par les passions de ceux qui en étaient dépositaires,
mais retenu par mille liens dans la voie de la
charité, trouvant partout dans ses écarts les
barrières élevées par la foi de l' église ; n' ayant
pas encore appris à selecter dans ces
législatures générales qui trop souvent écrasent
le génie des nations sous le niveau d' une
uniformité stérile ; chargé au contraire de veiller
au maintien de tous les droits individuels et des
coutumes saintes des ancêtres, au développement
régulier des besoins locaux et des inclinations
particulières ; enfin présidant à cette grande
organisation féodale qui était fondée tout entière
sur le sentiment du devoir comme entraînant le
droit à sa suite, et qui donnait à l' obéissance
toute la dignité d' une vertu et tout le dévouement
d' une affection. Les horreurs commises par
Jean-Sans-Terre pendant sa longue lutte contre
l' église, la misérable décrépitude de l' empire
byzantin, montrent assez ce qu' eût été la puissance
laïque livrée à elle-même à cette époque, tandis
que son alliance avec l' église donnait au monde
des saints couronnés comme Saint Louis et saint
Ferdinand : c' est ce qu' on n' a jamais vu
depuis.
Voilà pour la vie politique et sociale de ce siècle.
La vie de l' âme et des croyances, la vie
intérieure, en tant qu' on peut la distinguer de
celle qui précède, nous offre un spectacle plus
grand et plus merveilleux encore, et qui se
rattache bien plus intimement à la vie de la
sainte dont nous avons écrit l' histoire. à côté de
ces grands événemens qui changent la face des
empires, nous verrons des révolutions plus
complètes et plus durables encore dans le royaume
des esprits ; à té de ces illustres guerriers,
de ces saints assis sur le trône, nous verrons
l' église
pXL11
enfanter et envoyer à la recherche des âmes
d' invincibles conqrans et des armées de saints
recrutés dans tous les rangs de la société
chrétienne.
En effet, une grande corruption de moeurs s' était à
la longue introduite dans cette société ; formulée
en hérésies de diverses natures, elle la menaçait
de toute part ; la ferveur et la piété s' étaient
ralenties ; les grandes fondations des siècles
précédens, Cîteaux, Prémontré, les chartreux,
ne suffisaient plus pour la vivifier, tandis que
dans les écoles une aride logique en desséchait
trop souvent les sources. Il fallait à la
chrétienté malade quelque remède nouveau et
souverain ; il fallait à ses membres engourdis
une secousse violente ; il fallait à sa tête,
à l' église de Rome, des bras nouveaux et plus
puissans. Dieu, qui n' a jamais manqué à son
épouse, qui a juré de ne lui manquer jamais, lui
envoya le secours désiré et nécessaire.
C' étaient des visions bien prophétiques que ces
ves où Innocent Iii et Honorius Iii virent
la basilique de Latran, la mère et la cathédrale
de toutes les églises chrétiennes, au moment de
s' écrouler, et soutenue, soit par un mendiant
italien, soit par un pauvre prêtre d' Espagne.
Le voilà ! Ce prêtre qui descend des Pyrénées
dans le midi de la France envahi par les
hérétiques, qui va nu-pieds à travers les ronces
et les épines pour les prêcher. C' est ce grand
saint Dominique De Gusman, que sa re, pendant
qu' elle le portait dans son sein, vit sous la
forme d' un chien ayant une torche enflammée dans
sa gueule,
emblême prophétique de sa vigilance et de son zèle
brûlant pour l' église : une étoile resplendit sur
son front quand on le présente au baptême : il
grandit dans la pureté et la piété, n' ayant d' autre
amour que cette vierge divine dont le manteau lui
semblait envelopper toute la céleste patrie : ses
mains exhalent un parfum qui inspire la chasteté
à tous ceux qui en approchent : il est doux,
aimable, humble envers tous : il a le don des
larmes en grande abondance : il vend jusqu' aux
livres de sa bibliothèque pour soulager les pauvres ;
il veut se vendre lui-même pour racheter une
âme captive des hérétiques. Mais, pour sauver
toutes les âmes qui périclitaient au milieu de tant
de dangers, il conçoit l' idée d' un ordre de moines,
non plus reclus et sédentaires, mais qui
erreraient de par le monde pour chercher partout
l' impiété et la confondre, qui seraient les
prêcheurs de la foi. Il va à Rome pour y
faire confirmer son salutaire projet ; et dès la
première nuit il voit en songe le Christ qui
s' apprête à frapper le monde coupable ; mais
Marie intervient et présente à son fils, pour
l' apaiser, Dominique lui-même avec un autre qu' il
n' avait jamais vu. Le lendemain, en entrant dans
une église, il y voit un homme en haillons, qu' il
reconnaît pour être le compagnon que la mère du
dempteur lui avait donné ; aussitôt il se
précipite dans ses bras : " tu es mon frère,
dit-il, tu cours dans la même lice que moi :
soyons ensemble, et nul ne prévaudra contre nous. "
et dès ce moment, ils n' eurent plus qu' un coeur
et qu' une âme. Ce
pXL1V
mendiant était saint François D' Assise, le
glorieux pauvre du Christ. Lui aussi avait cou
le projet de reconqrir le monde par l' humilité
et l' amour, en devenant le mineur , le moindre
de tous les hommes. Il entreprend de rendre un
époux à cette divine pauvreté, restée veuve
depuis la mort du Christ. à vingt-cinq ans, il
brise tous les liens de la famille, de l' honneur,
de la bienséance, et descend nu de sa montagne
d' Assise pour offrir au monde l' exemple le plus
complet de la folie de la croix qui lui eût été
donné depuis que cette croix avait été plantée sur
le calvaire. Mais loin de révolter le monde par
cette folie, il le subjugue. Plus ce sublime
insensé s' avilit à dessein pour se rendre plus
digne par son humilité et lepris des hommes
d' être le vaisseau de l' amour, et plus sa grandeur
éclate et rayonne au loin, plus les hommes se
précipitent sur ses pas ; les uns ambitieux de se
dépouiller de tout comme lui, les autres avides au
moins de recueillir sa parole inspirée. C' est en
vain qu' il va chercher en égypte le martyre :
l' orient le renvoie à l' occident, qu' il lui faut
féconder, non pas de son sang, mais de ce fleuve
d' amour qui s' échappait de son coeur, et de ces
cinq plaies dont il avait reçu la glorieuse
communication de celui qui avait aimé le monde
jusqu' à la mort. Lui aussi, c' était le monde
entier qu' il embrassait dans son amour : tous les
hommes d' abord et avec un abandon sans bornes :
" si je ne donnais pas, dit-il en se dépouillant
de son seul vêtement pour en couvrir un pauvre,
ce que je porte à celui qui en a plus besoin que
moi, je serais accusé de vol par
pXLV
le grand aunier qui est dans le ciel. " puis toute
la nature, animée et inanimée : il n' y a point
de créature qui ne soit son frère ou sa soeur,
à qui il ne prêche la parole du père commun,
qu' il ne veuille délivrer de l' oppression de
l' homme, et dont il ne soit prêt à racheter les
douleurs. " pourquoi, dit-il à un boucher, pourquoi
suspendez-vous et torturez-vous ainsi mes frères
les agneaux ? " et à des oiseaux captifs :
" tourterelles, mes chères petites soeurs, simples,
innocentes et chastes, pourquoi vous êtes-vous
laissé prendre ainsi ? " il savait, dit son
biographe, saint comme lui, que toutes ces
créatures avaient la même origine que la sienne,
et il a montré par cette tendresse envers elles,
comme par leur miraculeuse obéissance envers lui,
ce que l' homme victorieux du ché, et qui a
rétabli en lui-me les rapports naturels avec
Dieu, peut être pour cette nature qui n' est
déchue qu' à cause de lui, et qui attend de lui
sa habilitation. Jésus et Marie lui ouvrent
eux-mêmes tous les trésors de l' église dans
cette chétive chapelle de la Portiuncule, qui nous
est restée comme une relique précieuse de cette
pauvreté dont il était, selon Bossuet, l' amateur
désespéré ; le pape confirme ces faveurs célestes
à la vue des roses blanches et rouges que François
lui présente au milieu de l' hiver.
pXLV1
Puis il monte sur les rochers de l' Alverne pour y
recevoir ces stigmates triomphans qui devaient
achever sa conformité avec le sauveur, et faire de
lui, aux yeux du peuple chrétien, le véritable
porte-croix, le gonfalonnier du Christ, tandis que
le saint siége le nommerait, trois siècles plus
tard, l' ange venu d' orient, marqué du signe du Dieu
vivant.
à la vue de ces deux hommes, le siècle comprit qu' il
était sauvé, que du sang nouveau allait être
instillé dans ses veines : d' innombrables disciples
se rangent sous ces entraînantes bannières ; il
s' élève un long cri d' enthousiasme et de sympathie,
qui se prolonge à travers les siècles, qui
retentit partout, dans les constitutions des
souverains pontifes, comme dans les chants des
poètes. " quand l' empereur qui règne toujours, dit
Dante, voulut sauver son armée compromise, il
envoya au secours de son épouse ces deux champions :
leurs actes, leurs paroles ramenèrent le peuple
égaré. " " ces deux ordres, " dit Sixte Iv en
1479, après deux siècles et demi d' expérience,
" comme les deux premiers fleuves du paradis des
délices, ont arrosé la terre de l' église universelle
par leur doctrine, leurs vertus et leurs mérites,
et la rendent chaque jour plus fertile ; ce sont
les deux séraphins qui, élevés
sur les ailes d' une contemplation sublime et d' un
angélique amour, au dessus de toutes les choses de
la terre, par le chant assidu des louanges
divines, par la manifestation des bienfaits
immenses qu' a conférés au genre humain l' ouvrier
suprême qui est Dieu, rapportent sans cesse
dans les greniers de la sainte église les gerbes
abondantes de la pure moisson des âmes rachetées
par le précieux sang de Jésus-Christ. Ce sont
les deux trompettes dont se sert le seigneur Dieu
pour appeler les peuples au banquet de son saint
évangile ! "
à peine les ordres qui devaient mériter de si
magnifiques éloges sont-ils nés, que déjà leur
propagation et leur puissance deviennent un des
faits historiques les plus importans de l' époque.
L' église se trouve tout-à-coup maîtresse de deux
armées nombreuses, mobiles et toujours disponibles,
qui se mettent incontinent à envahir le monde.
En 1277, un demi-siècle après la mort de saint
Dominique, son ordre avait déjà quatre cent
dix-sept couvens dans toute l' Europe. Saint
François, de son vivant, rassemble un jour cinq
mille de ses moines à Assise ; et trente-cinq
ans plus tard, à Narbonne, on trouve, en
dénombrant les forces de l' ordre séraphique,
qu' il y avait déjà, en trente-trois provinces,
huit cents monastères et au moins vingt mille
religieux. Un siècle plus tard, il y en avait cent
cinquante mille. La prédication des nations
païennes recommence : des franciscains, envoyés par
Innocent Iv et Saint Louis, pénètrent dans le
Maroc, à Damas, jusque chez les mongols ; mais
ils s' occupent surtout de vaincre les passions du
paganisme dans le coeur des nations chrétiennes :
ils se répandent sur l' Italie déchirée par tant de
discordes, essayant deconcilier partout les
partis, de déraciner les erreurs, se posant comme
les arbitres suprêmes, ne jugeant que d' après la
seule loi de l' amour. On les voit, en 1233,
parcourir toute la péninsule avec des croix, de
l' encens, des branches d' olivier, chantant et
prêchant la paix, reprochant aux villes, aux
princes, aux chefs mêmes de l' église leurs fautes
et leurs ressentimens. Les peuples, au moins pour
un temps, s' inclinent devant cette médiation
sublime : la noblesse et le peuple de Plaisance se
concilient à la voix d' un franciscain ; Pise
et les Visconti à celle d' un dominicain ; et dans
la plaine derone on voit deux cent mille âmes
se presser autour du bienheureux Jean de Vicence,
frère prêcheur, chargé par le pape d' apaiser toutes
les discordes de la Toscane, de la Romagne,
de la Marche trévisane. Dans cette occasion
solennelle, il prend pour texte ces paroles :
je vous donne ma paix ; je vous laisse ma paix ;
et avant qu' il ait fini, une explosion de sanglots
et de larmes lui montre que tous ces coeurs sont
touchés, et les chefs des maisons rivales d' Este
et de Romano donnent, en s' embrassant, le signal
de la réconciliation universelle. De si heureux
sultats ne duraient pas long-temps, il est vrai :
mais le mal était au moins vigoureusement combattu,
la sève du christianisme était ravivée dans les
âmes, une immense lutte se livrait
pXL1X
chaque jour et partout au nom de l' équité contre la
lettre morte de la loi, au nom de la charité contre
les mauvais penchans de l' homme, au nom de la
grâce et de la foi contre la sécheresse et la
pauvreté des raisonnemens scientifiques. Rien ne se
dérobait à cette influence nouvelle, qui agitait
les paysans épars dans les campagnes, qui partageait
l' empire des universités, qui allait chercher
jusqu' aux rois sur leurs trônes. Joinville nous
apprend comment, au premier lieu où il barqua en
revenant de la croisade, Saint Louis fut accueilli
par un franciscain qui lui dit, que " oncques
royaume ne se perdit, sinon par défaut de justice,
et qu' il eût à prendre garde de faire bon droit
et hâtif à son peuple. Et oncques ne l' oublia le
roi. " on sait comment il tenta de se dérober à son
épouse si tendrement aimée, à ses proches, à ses
conseillers, pour renoncer à la couronne qu' il
portait si glorieusement, et aller lui-même mendier,
comme saint François. Mais il lui fallut se borner
à devenir pénitent du tiers-ordre : car dans
leur armée conquérante ils avaient place pour tout
le monde. àté des bataillons de moines, de
nombreux monastères s' ouvraient pour les vierges
qui aspiraient à l' honneur de s' immoler au Christ,
et les vastes affiliations connues sous le nom de
tiers-ordre, offraient une place aux princes, aux
guerriers, aux époux, aux res de famille, en
un mot à tous les fidèles des deux sexes qui
voulaient s' associer, au moins indirectement, à
la grande oeuvre de la régénération de la
chrétienté.
La tradition raconte que les deux glorieux
patriarches de cette régénération avaient eu un
moment le projet de réunir leurs efforts et leurs
ordres, en apparence si
pL
semblables ; mais l' inspiration céleste qui les
guidait leur révéla qu' il y avait place pour deux
forces différentes, pour deux genres de guerre
contre les envahissemens du mal. Ils semblent s' être
partagé leur sublime mission, en me temps que le
monde moral, de manière à ramener au sein de
l' église et à y concilier l' amour et la science,
ces deux grandes rivales qui ne sauraient cependant
exister l' une sans l' autre : et cette conciliation
fut opérée par eux comme elle ne l' avait jamais été
auparavant. Tandis que l' amour quivorait et
absorbait l' âme de saint François lui a valu de
tout temps dans l' église le nom de raphin
d' Assise, il ne serait peut-être pas téméraire
d' attribuer avec le Dante, à saint Dominique,
la force et la lumière des chérubins. Leurs enfans
se montrèrent fidèles à cette tendance distincte,
qui aboutissait à la même éternelle unité, et tout
en tenant compte de quelques exceptions éclatantes,
on peut dire que dans toute l' histoire de l' église,
le rôle plus spécialement échu à l' ordre
raphique a été de distiller et de répandre à
grands flots les trésors de l' amour, les
mystérieuses joies du sacrifice ; tandis que
celui des prêcheurs était, comme leur nom même
l' indique, de propager la science de la vérité,
de la défendre et de l' enraciner. Ni l' un ni
l' autre ne manqua à sa mission ; et tous deux
dès leur adolescence, et dans le cours de ce
demi-siècle dont nous parlons, enfantèrent à
l' église plus de saints et de docteurs qu' elle
n' en avait possédé dans un aussi court intervalle,
depuis les premiers siècles de son existence.
Sur les pas de saint Dominique, de ce saint
athlète de la foi, de ce coadjuteur du laboureur
éternel,
pL1
se précipite tout d' abord le b Jourdain, digne
d' être son premier successeur, comme général de son
ordre, puis saint Pierre De Vérone, décodu
titre de martyr comme par excellence, et qui,
assassiné par les hérétiques, écrivait sur la
terre avec le sang de ses plaies les premiers
mots du symbole dont il proclamait la vérité au
prix de sa vie : puis saint Hyacinthe et Ceslas
son frère, ces jeunes et puissans polonais, que la
rencontre de saint Dominique à Rome suffit pour
faire renoncer à toutes les grandeurs terrestres,
afin de porter cette nouvelle lumière dans leur
patrie, d'elle devait s' étendre avec rapidité
dans la Lithuanie, la Moscovie et la Prusse :
puis, saint Raymond de Penafort, que Grégoire
Ix choisit pour coordonner la législation de
l' église, auteur des crétales et successeur
de saint Dominique ; enfin ce Théobald Visconti,
qui devait présider aux destinées de l' église, sous
le nom de Grégoire X, sur la terre, avant d' avoir
droit éternellement à ses prières, comme bienheureux
dans le ciel. à côté de ces hommes dont l' église a
consacré la sainteté, une foule d' autres lui
apportaient le tribut de leurs talens et de leurs
études : Albert-Le-Grand, ce colosse de savoir,
propagateur d' Aristote et maître de saint Thomas :
Vincent De Beauvais, auteur de la grande
encyclopédie du moyen âge : le cardinal Hugues
de saint-Cher, qui fit la première concordance des
écritures ; le cardinal Henri de Suze, auteur
de la somme dorée , et au dessus de tous par la
sainteté comme par la
pL11
science, ce grand saint Thomas D' Aquin, le
docteur angélique , penseur gigantesque, en qui
semble se résumer toute la science des siècles de
foi, et dont la grandiose synthèse n' a pu être
égalée par aucune tentative postérieure ; qui,
tout absordans l' abstraction, n' en est pas
moins un admirable poète, et mérite d' être choisi
par saint Louis pour conseiller intime dans les
affaires les plus épineuses de son royaume. " tu
as bien écrit sur moi, " lui dit un jour le Christ,
" quel prix m' en demandes-tu ? " " vous-même, " répond
le saint. Toute sa vie, tout son siècle est dans ce
mot.
L' armée de saint François ne marchait pas au
combat sous des chefs moins glorieux : de son
vivant, douze de ses premiers enfans avaient é
cueillir les palmes du martyre chez les infidèles.
Le b Bernard, le b égidius, le b Gui de Cortone,
toute cette compagnie de bienheureux, compagnons
et disciples du saint fondateur, lui survivent
et conservent le dépôt inviolable de cet esprit
d' amour et d' humilité dont il avait été transporté.
à peine le séraphin a-t-il été prendre son rang
devant le trône de Dieu, que sa place dans la
nération et l' enthousiasme des peuples est
occupée par celui que tous proclamaient son
premier né ; saint Antoine De Padoue, célèbre
comme sonre par cet empire sur la nature qui lui
valut le surnom de thaumaturge ; celui que le pape
Grégoire Ix nomma l' arche des deux testamens ,
qui avait le don des langues, comme les apôtres ;
qui, après avoir édifié la France et la Sicile,
passe ses dernières années à prêcher
pL111
la paix et l' union aux villes lombardes, obtient des
padouans le privilége de la cession de biens pour
les biteurs malheureux, ose seul reprocher au
farouche Ezzelin sa tyrannie, de son propre aveu
le fait trembler, et meurt à trente-six ans, la
me année que sainte élisabeth. Plus tard,
Roger Bacon réhabilite et sanctifie l' étude de la
nature, classifie toutes les sciences et prévoit,
s' il n' a pas accompli, les plus grandes
découvertes des temps modernes. Duns Scotus
dispute à saint Thomas l' empire des écoles ; et
ce grand génie trouve un rival et un ami dans
saint Bonaventure, le docteur séraphique , qui,
lorsque son illustre rival, le docteur angélique,
lui demandait de quelle bibliothèque il tirait son
étonnante science, montrait silencieusement son
crucifix, et qui lavait la vaisselle de son
couvent lorsqu' on lui apporta le chapeau de
cardinal.
Mais c' est surtout par les femmes que l' ordre de
saint François jette dans ce siècle un éclat sans
pareil. Ce sexe, affranchi par le christianisme,
et qui s' élevait graduellement dans l' amour et
l' estime des peuples chrétiens, à proportion des
progrès que faisait chaque jour le culte de la
sainte-vierge, ne pouvait manquer de prendre une
part puissante aux nouveaux développemens de la
force qui l' avait émancipé. Aussi, saint Dominique
avait-il introduit une réforme féconde dans la
règle des épouses du Christ, et ouvert une
nouvelle carrière à leurs vertus. Mais ce n' était
que plus tard, dans Marguerite de Hongrie, dans
Ags de Monte-Pulciano, dans Catherine De
Sienne, que cette branche de l' arbre dominicain
devait produire les
pL1V
prodiges de sainteté qui y ont été depuis si
nombreux. François, plus heureux, trouve dès son
début une soeur, une alliée digne de lui ; pendant
que lui, pauvre fils de marchand, commençait son
oeuvre avec quelques autres humbles bourgeois
d' Assise, dans cette même ville, Clara Sciffi,
fille d' un comte puissant, se sent saisie d' un
le semblable. Un jour, à dix-huit ans, un
dimanche des rameaux, tandis que les palmes que
portent tous les autres fidèles sont desséchées
et fanées, celle que tient sa jeune main reverdit
et refleurit tout-à-coup. C' est pour elle un
précepte et un avertissement d' en haut. La nuit
me, elle fuit de la maison paternelle, pénètre
dans la porziuncula , s' agenouille aux pieds
de François, reçoit de ses mains la corde, la
robe de grosse laine, et se condamne avec lui à
la pauvreté évangélique. En vain ses parens la
persécutent ; sa soeur et d' innombrables vierges
viennent la rejoindre et rivaliser avec elle de
privations et d' austérités. En vain les souverains
pontifes la supplient de modérer son zèle, de
daigner posséder quelque chose de fixe,
puisqu' une sévère clôture lui interdit d' aller,
comme les frères mineurs, implorer la charité des
fidèles et la réduit à l' attendre du hasard. Elle
siste opiniâtrement, et Innocent Iv lui
accorde enfin le privilége de la pauvreté
perpétuelle , le seul, disait-il, que personne
ne lui eût jamais demandé : " mais celui,
ajoutait-il, qui nourrit les petits oiseaux, qui
a vêtu la terre de verdure et de fleurs, saura
bien vous nourrir et vous vêtir jusqu' au jour où
il se donnera lui-même à vous pour aliment éternel,
quand de sa droite victorieuse il vous embrassera
dans sa gloire et sa béatitude. " trois papes et
une foule d' autres
pLV
saints et nobles personnages viennent chercher auprès
de cette humble vierge des lumières et des
consolations. En peu d' années elle voit tout une
armée de femmes pieuses, avec des reines et des
princesses à sa tête, se lever et se camper en
Europe sous la règle de François D' Assise, et
sous sa direction et son nom à elle, sous celui de
pauvres clarisses . Mais au milieu de cet
empire des âmes, sa modestie est si grande qu' on
ne la vit qu' une seule fois dans sa vie lever sa
paupière pour demander au pape sa bénédiction, et
qu' alors seulement on put connaître la couleur de
ses yeux. Les sarrasins viennent assiéger son
monastère : malade et alitée, elle se lève, prend
en main l' ostensoir, marche au devant d' eux, et les
met en fuite. Après quartorze ans d' une sainte
union avec saint François, elle le perd ; puis,
livrée elle-même aux plus cruelles infirmités,
elle meurt après avoir dicté un testament
sublime ; et le souverain pontife qui l' avait
vue mourir, la propose à la vénération des fidèles,
en la proclamant Claire entre toutes clartés,
lumière resplendissante du temple de Dieu,
princesse des pauvres, duchesse des
humbles.
Saint Antoine De Padoue eut dans la bienheureuse
Hélène Ensimelli une amie et une soeur comme saint
François dans sainte Claire ; mais par un
merveilleux effet de la grâce divine, c' est
surtout parmi les filles de rois que se recrute
de saintes l' ordre de ce mendiant qui avait
recherché tous les excès de la pauvreté ; soit
qu' elles entrent dans la stricte observance des
pauvres clarisses, soit que retenues dans le lien
du mariage elles ne puissent adopter
pLV1
que la règle du tiers-ordre. La première en date
et en renommée est cette élisabeth de Hongrie,
dont nous avons écrit la vie ; ce ne fut pas en
vain, comme nous verrons, que le pape Grégoire Ix
obligea saint François à lui envoyer son pauvre
manteau : comme autrefois élisée en recevant celui
d' élie, elle devait y trouver la force de devenir
son héritière. Enflammée par son exemple, sa
cousine germaine, Agnès de Bohême, repousse la
main de l' empereur des romains et du roi
d' Angleterre, et écrit à sainte Claire, qu' elle
aussi a juré de vivre dans l' absolue pauvreté ;
sainte Claire lui répond par une lettre
admirable qui nous a été conservée, et envoie en
me temps à sa royale néophyte une corde pour
serrer ses reins, une écuelle de terre et un
crucifix. Comme elle, Isabelle De France, soeur
de Saint Louis, refuse de devenir l' épouse de
l' empereur Conrad Iv, pour se faire clarisse et
mourir sainte comme son frère. La veuve de ce
saint roi, Marguerite, les deux filles de saint
Ferdinand de Castille, Hélène soeur du roi de
Portugal, suivent cet exemple. Mais comme si la
providence avait voulu bénir le tendre lien qui
unissait notre élisabeth à saint François et à
sainte Claire qu' elle avait pris pour modèles, c' est
principalement sa famille qui offre à l' ordre
raphique comme une pépinière de saintes : après
sa cousine Agnès, c' est sa belle-soeur, la
bienheureuse Salome, reine de Gallicie, sa
nièce, sainte Cunégonde, duchesse de Pologne ;
et tandis qu' une autre de ses nièces, la
bienheureuse Marguerite de Hongrie, préfère
l' ordre de saint Dominique, où elle meurt à
vingt huit ans ; la petite fille de sa soeur,
nommée d' après elle élisabeth, et reine de
Portugal, embrasse comme
pLV11
elle le tiers-ordre de saint François, et comme
elle y mérite les palmes éternelles.
à côté de ces saintes franciscaines de naissance
royale, il ne faut pas oublier celles que la grâce
de Dieu faisait surgir des derniers rangs du
peuple ; comme sainte Marguerite de Cortone, qui
de courtisane devint le modèle des pénitentes ;
comme surtout cette sainte Rose de Viterbe,
illustre et poétique héroïne de la foi, qui à
peine âgée de dix ans, au moment où le pape
fugitif n' avait plus un coin de terre à lui en
Italie, descendit sur la place publique de sa
ville natale, pour y prêcher les droits du saint
siége contre l' autorité impériale qu' elle sut
ébranler, mérita d' être exilée à quinze ans, par
ordre de Frédéric Ii, et revint triomphante avec
l' église, pour mourir à dix-sept ans, au milieu de
l' admiration de cette Italie où son nom est encore
aujourd' hui si populaire.
Ces deux grands ordres qui peuplaient le ciel en
remuant la terre, se rencontraient, malgré la
diversité de leurs caractères et de leurs moyens
d' action, dans une tendance commune, dans l' amour
et le culte de Marie. Il était impossible que
l' influence de cette sublime croyance à la
vierge-mère, qui avait exercé un empire toujours
croissant sur les coeurs, depuis la proclamation
de sa maternité divine au concile d' éphèse, ne
fût pas comprise dans l' immense mouvement des âmes
chrétiennes au treizième siècle ; aussi peut-on
dire que si, dès le siècle précédent, saint Bernard,
si tendrement dévoué à la sainte vierge, avait
donné à la dévotion du peuple pour elle leme
élan qu' il avait imprià toute la chrétienté ; ce
furent les deux grands ordres mendians qui
portèrent ce culte à l' apogée d' éclat et de
puissance dont il ne devait
plus descendre. Saint Dominique, par l' établissement
du rosaire, et les franciscains par la prédication
du dogme de l' immaculée conception, lui élevèrent
comme deux majestueuses colonnes, l' une de pratique,
l' autre de théorie, du haut desquelles la douce
majesté de la reine des anges présidait à la pié
et à la science catholiques. Saint Bonaventure,
le grand et docte théologien, devient poète pour
la chanter, et ne craint pas de paraphraser deux
fois le psautier tout entier en son honneur.
Toutes les oeuvres et toutes les institutions de
cette époque, surtout toutes les inspirations de
l' art telles qu' elles nous ont été conservées
dans ses grandes cathédrales et dans les chants de
ses poètes, nous montrent un développement immense,
dans le coeur du peuple chrétien, de sa tendresse et
de sa vénération pour Marie.
Dans le sein de l' église même, et en dehors des deux
familles de saint Dominique et de saint François,
le culte de la sainte vierge enfantait des
créations aussi précieuses pour le salut des âmes
quenérables par leur durée. Trois ordres
nouveaux se consacraient en naissant à elle,
et se plaçaient à l' ombre de son nom sacré.
Celui du mont-Carmel, venu de la terre-sainte
comme un dernier rejeton de ce sol si fécond en
prodiges, donnait, par l' introduction
pL1X
du scapulaire, une sorte d' étendard nouveau aux
fidèles de Marie. Sept marchands de Florence
fondaient en me temps cet ordre dont le nom seul
exprime tout l' orgueil qu' on éprouvait dans ces
temps de dévouement chevaleresque, à se courber
sous le joug si doux à porter de la reine du
ciel ; l' ordre des servites ou serfs de Marie,
qui donna aussitôt à l' église saint Philippe
Benizzi, auteur de la touchante dévotion des
sept-douleurs de la vierge. Enfin ce nom chéri
était attaché à une institution digne de son
coeur maternel, à l' ordre de notre-dame-de-la-merci,
destiné à racheter les chrétiens tombés dans
l' esclavage des infidèles : elle avait elle-même
paru, disait-on, dans une même nuit, au roi
Jacques d' Aragon, à saint Raymond de Penafort,
et à saint Pierre Nolasque, en leur enjoignant
de veiller pour l' amour d' elle au sort de leurs
frères captifs. Tous trois lui obéirent, et Pierre
devint le chef de l' ordre nouveau, qui fit de
rapides progrès et qui produisit bientôt ce saint
Raymond Nonnat, qui se vendit lui-même pour
racheter un esclave, et à qui les infidèles
mirent un cadenas aux lèvres, tant sa parole
leur semblait invincible. Déjà ce même but de
compassion et de propagation à la fois avait fait
naître, à la fin du siècle précédent et sous les
auspices d' Innocent Iii, l' ordre des trinitaires,
par les efforts réunis de deux saints dont une
partie de la vie au moins appartient au treizième
siècle, saint Jean De Matha et saint Félix de
Valois, qui était aussi l' adorateur spécial de
Marie. Pendant six cents ans et jusqu' à nos
jours, ces deux congrégations ont continué leur
croisade pacifique mais pleine de périls pour eux.
pLX
Voilà déjà cinq ordres nouveaux, tous nés dans les
trente premières années de ce siècle ; et ce n' est
pas tout : le besoin de mettre en commun toutes
ses forces pour le bien, qui avait son principe
dans cette charité pour Dieu et le prochain que
tout concourait alors à développer, n' en était
pas satisfait ; d' autres religions , comme on
les appela désormais, se formaient chaque jour au
sein de la religion-mère. Les humiliés reçurent
leur règle définitive d' Innocent Iii, en 1201 ;
les augustins, sous Alexandre Iv, devinrent le
quatrième membre de cette grande famille des
mendians, où les carmes avaient déjà été se placer,
à côté des frères mineurs et prêcheurs. Les
lestins, fondés par Pierre de Mouron, qui
devait être plus tard pape et canonisé sous ce
me nom de Célestin, furent confirmés par
Urbain Iv. Dans une sphère plus restreinte et
plus locale, saint Eugène de Strigonie
établissait les ermites de saint Paul, en Hongrie ;
et de pieux professeurs de l' université de Paris,
celui du val des écoliers, en France. En outre,
à côté de ces nombreuses et diverses carrières
offertes au zèle et au dévouement des âmes qui
voulaient se consacrer à Dieu ; à té des grands
ordres militaires d' orient et d' Espagne, qui
jetaient alors leur plus vif éclat, les chtiens
que leurs devoirs ou leur inclination retenaient
dans la vie ordinaire et profane, ne pouvaient,
ce semble, sesigner à n' avoir point de part à
cette vie de prières et de sacrifices qui excitait
sans cesse leur envie et leur admiration : ils
s' organisaient autant qu' ils le pouvaient sous
une forme analogue. Ainsi s' explique l' apparition
des (...), ou chevaliers de la vierge, qui, sans
renoncer au monde, s' occupaient à rétablir en
pLX1
l' honneur de Marie la paix et la concorde en
Italie ; celle des béguines, encore si nombreuses
en Flandre, et qui ont pris sainte élisabeth
pour leur patronne ; enfin l' immense population
des tiers-ordres de saint Dominique et de saint
François, pouvaient entrer toutes les personnes
mariées et engagées dans le siècle qui voulaient
se rapprocher de Dieu : c' était la vie monastique
introduite dans la famille et la société.
En outre, comme si cette immense richesse de
sainteté due aux ordres nouveaux n' avait pas suffi
à cette glorieuse époque, des saints illustres
sortirent en me temps des anciens ordres, de la
hiérarchie, et de tous les rangs des fidèles. Nous
avons déjà nommé saint Edmond, archevêque de
Cantorbéry, et sainte Hedwige de Pologne, qui
se fit cistercienne. à leurs côtés, il convient
de placer saint Guillaume, archeque de Bourges,
lui aussi défenseur redoutable de la liberté
ecclésiastique, et prédicateur de la croisade ;
l' évêque de Die, étienne de Châtillon (1208), et
l' archevêque de Bourges, Ph Berruyer (1266),
tous deux béatifiés ; un autre saint Guillaume,
abbé du paraclet en Danemarck, où il avait porté
la piété et la science des moines de sainte
Geneviève de Paris dont il était ; dans l' ordre
de saint Benoît, saint Sylvestre d' Osimo
(1267), auteur d' une réforme qui a conservé son
nom jusqu' à nos jours ; dans celui de Cîteaux,
saint Thibault de Montmorency (1247) ; dans
celui de Prémontré, le b Hermann Joseph (1236),
si célèbre par son ardent dévouement à la mère
de Dieu, et les grâces éclatantes qu' il en
reçut : enfin saint Nicolas de Tolentino, qui,
après soixante-dix ans d' une sainte vie, entendait
chaque nuit les chants des anges dans le ciel,
qui l' enivraient tellement, qu' il ne savait plus
comment vaincre
pLX11
son impatience de mourir. Parmi les saintes femmes,
la b Mafalda, fille du roi de Portugal ; la
b Marie d' Oignies (1213), et cette douce sainte
humilité, abbesse de Valombreuse, dont le nom
seul peint toute la vie. Parmi les vierges, sainte
Verdiane, l' austère recluse de Florence, qui
étendait jusqu' aux serpens sa charité invincible ;
sainte Zita, qui vécut et mourut humble servante
à Lucques, et que cette république puissante ne
dédaigna point de prendre pour sa patronne ; puis
en Allemagne, sainte Gertrude et sa soeur sainte
Mecthilde, qui ont occupé au treizième siècle la
me place que sainte Hildegarde au douzième, et
sainte Catherine De Sienne au quatorzième, entre
ces vierges sages à qui le seigneur a révélé les
plus intimes lumières de sa loi.
Enfin comment oublier parmi les merveilles du siècle
d' élisabeth, cet ouvrage que tous les siècles ont
reconnu sans rival, l' imitation de
Jésus-Christ , dont le glorieux anonyme n' a
point été complétement levé, mais dont l' auteur
présumé, Jean Gersen, abbé de Verceil, vivait
à cette époque, avec laquelle du reste l' esprit de
ce divin volume se trouve parfaitement d' accord.
C' est la formule la plus complète et la plus
sublime de l' ardente piété envers le Christ,
d' une période qui avait déjà enfanté le rosaire et
le scapulaire en l' honneur de Marie, et qui se
clôt magnifiquement par l' institution de la fête
du saint-sacrement, qui eut pour premier auteur
une pauvre soeur de charité (sainte Julienne de
Liége), pour confirmation le miracle de Bolsène,
et pour chantre saint Thomas D' Aquin.
Nous ne craignons pas qu' on nous reproche d' insister
trop longuement sur cette énumération des saints et
des institutions religieuses d' une époque dont nous
aspirons à donner une idée ; car tout homme qui
aura étudié avec la moindre attention le moyen
âge, saura parfaitement que ce sont là les
ritables pivots de la société d' alors ; que la
création d' un ordre nouveau était alors pour tous
les esprits un événement bien plus important que la
formation d' un nouveau royaume ou la promulgation
d' une législation savante ; que les saints étaient
alors les véritables héros du peuple, et qu' ils
absorbaient à peu près toute la popularité de
l' époque. Ce n' est qu' après avoir apprécié le rôle
que jouaient dans l' opinion publique la piété et
les miracles, ce n' est qu' après avoir étudié et
compris la carrière de saint François et de saint
Dominique, qu' on peut se rendre compte de la
présence et de l' action d' un Innocent Iii et d' un
Saint Louis.
Mais ce n' était pas seulement sur le monde politique
que s' exerçait l' empire de la foi et de la pensée
catholique : dans sa majestueuse unité, elle
embrassait tout l' esprit humain, et l' associait ou
l' employait à tous ses développemens. Ainsi sa
puissance et sa gloire sont profondément empreintes
sur toutes les productions de l' art et de la poésie
de cette époque, tandis qu' elle sanctifiait et
consacrait, loin de les arrêter, tous les progrès
de la science. Et ce treizième siècle, si fécond
pour la foi, ne fut pas non plus stérile pour la
science. Déjà nous avons nommé Roger Bacon et
Vincent De Beauvais : c' est indiquer l' étude
de la nature purifiée et ennoblie par la religion,
en même temps que l' introduction de l' esprit de
classification et de
pLX1V
généralisation dans la direction des richesses
intellectuelles de l' homme. Nous avons nommé saint
Thomas et ses contemporains dans les ordres
mendians : c' est rappeler les plus belles gloires
de la théologie, la première des sciences. Il ne
faut pas en exclure ce fameux Pierre Lombard, le
maître des sentences , qui régna si long-temps
sur les écoles, etrita d' être commenté à la
fois par le docteur angélique et le docteur
raphique ; ni Alain de Lille, le docteur
universel , qui vivait encore dans les
premières années du siècle ; ni Guillaume Durand,
qui en illustra la fin, et qui donna le code le
plus complet de la liturgique dans son
rationale . La plupart de ces grands hommes
embrassaient à la fois la théologie, la philosophie
et le droit, et leur nom appartient également à
l' histoire de ces trois sciences. Raymond Lulle,
que sa sainte vie fit honorer comme bienheureux,
appartient plus spécialement à la philosophie. La
traduction des oeuvres d' Aristote, entreprise
par les soins de Frédéric Ii, et devenue si
rapidement populaire, ouvrit à cette dernière
science des voies nouvelles dont nous ne devons
constater que le commencement à l' époque qui nous
occupe. La législation n' eut peut-être jamais de
plus belle période. D' un côté, les papes, organes
suprêmes en même temps de la foi et du droit,
donnaient au droit canonique tous les développemens
que comportait cette magnifique garantie de la
civilisation chrétienne, siégeaient eux-mêmes comme
juges avec une assiduité exemplaire, publiaient
des collections immenses, fondaient des écoles
nombreuses. De l' autre,
pLXV
on voyait naître la plupart des législations
nationales de l' Europe, les grands miroirs de
Souabe et de Saxe, les premières lois publiées
en allemand par Frédéric Ii à la diète de
Mayence, le code donné par lui à la Sicile ; en
France, les établissemens de Saint Louis,
accompagnés du droit coutumier de
Pierre-Des-Fontaines, et de la coutume de
Beauvoisis de Philippe De Beaumanoir ;
enfin la version française des assises de
Jérusalem , où se trouve le résumé le plus
complet qui nous soit resté du droit chrétien et
chevaleresque. Tous ces précieux monumens de la
vieille organisation chrétienne du monde, nous
sont restés dans les langues mêmes des divers
peuples, et se distinguaient moins encore à ce
titre, que par leur esprit généreux et pieux, de
ce funeste droit romain, dont les progrès allaient
bientôt en altérer tous les principes. à té de
ces sciences intellectuelles, la médecine fleurissait
dans ses métropoles de Montpellier et de Salerne,
toujours sous l' influence et avec l' alliance de
l' église : et le pape Jean Xxi, avant de monter
sur le trône pontifical, trouvait le loisir de
composer le trésor des pauvres , ou manuel de
l' art de guérir . L' introduction de l' algèbre,
des chiffres arabes, l' invention, ou du moins
l' admissionnérale de la boussole, signalent
encore cette époque comme une des plus importantes
pour les destinées de l' humanité.
Mais c' est bien plus encore dans l' art que se
manifeste le génie créateur de ce siècle : car c' est
lui qui voit éclore cette douce et majestueuse
puissance de l' art chrétien, dont l' éclat ne devait
pâlir que sous lesdicis, lors de ce qu' on
appelle la renaissance , et qui fut en effet la
pLXV1
renaissance de l' idolâtrie païenne dans les lettres
et les arts ; c' est le treizième siècle qui
commence avec Cimabuë et la cathédrale de Cologne
cette longue série de splendeurs qui ne finit qu' à
Raphaël et au dôme de Milan. L' architecture, le
premier des arts pour la durée, la popularité et
la sanction religieuse, devait être aussi le premier
à subir la nouvelle influence qui s' était développée
chez les peuples chrétiens, le premier
s' épanouiraient leurs grandes et saintes pensées.
Il semble que cet immense mouvement des âmes que
représentent saint Dominique, saint François et
Saint Louis, ne pouvait avoir d' autre expression
que ces gigantesques cathédrales qui paraissent
vouloir porter jusqu' au ciel, au sommet de leurs
tours et de leurs flèches, l' hommage universel de
l' amour et de la foi victorieuse des chrétiens.
Les vastes basiliques des siècles précédens leur
paraissent trop nues, trop lourdes, trop vides,
pour les nouvelles émotions de leur piété, pour
l' élan rajeuni de leur foi. Il faut à cette vive
flamme de la foi le moyen de se transformer en
pierre et de se léguer ainsi à la postérité. Il
faut aux pontifes et aux architectes quelque
combinaison nouvelle qui se prête et s' adapte à
toutes les nouvelles richesses de l' esprit
catholique : ils la trouvent en suivant ces
colonnes qui s' élèvent vis-à-vis l' une de l' autre
dans la basilique chrétienne, comme des prières
qui, en se rencontrant devant Dieu, s' inclinent
et s' embrassent comme des soeurs : dans cet
embrassement, ils trouvent l' ogive. Par son
apparition, qui ne devient un fait général qu' au
treizième siècle, tout est modifié, non pas dans le
sens intime et mystérieux des édifices religieux,
mais dans leur forme extérieure. Au lieu de
s' étendre sur la terre comme de vastes toits
destinés à abriter les fidèles, il faut que tout
jaillisse et s' élance vers le très-haut. La ligne
horizontale disparaît peu à peu, tant l' idée de
l' élévation, de la tendance au ciel domine. à dater
de ce moment, plus de cryptes, plus d' églises
souterraines ; la pensée chrétienne, qui n' a plus
rien à craindre, se produira tout entière au grand
jour. " Dieu ne veut plus, " dit le titurel ,
le plus grand poème de l' époque, et où se trouve
formulé l' idéal de l' architecture chrétienne,
" Dieu ne veut plus que son cher peuple se
rassemble d' une manière timide et honteuse dans
des trous et des cavernes. " comme il a voulu donner
tout son sang pour Dieu dans les croisades, ce
cher peuple veut maintenant donner toutes ses
fatigues, toute son imagination, toute sa poésie,
pour qu' on fasse à ce me Dieu des palais dignes
de lui. D' innombrables beautés fleurissent de
toutes parts dans cette germination de la terre
fécondée par le catholicisme, et qui semble
reproduite dans chaque église par la merveilleuse
gétation des chapiteaux, des clochetons et des
fenestrages. Nous serions entraînés mille fois
trop loin si nous entrions dans le tail de tout
ce que cette transformation de l' architecture au
treizième siècle a valu au monde de grandeur et de
poésie. Il faut nous borner à constater que la
première et la plus complète production, au moins
en Allemagne, de l' architecture dite gothique
ou ogivale, a été l' église bâtie sur le tombeau de
la chère sainte élisabeth ,
avec le produit des offrandes de la foule de
pélerins qui y affluait. Il nous faut aussi
rappeler au moins les noms de quelques unes des
immortelles cathédrales qui s' élevaient en même
temps sur tous les points de l' Europe chrétienne,
et qui, si elles ne furent pas toutes achevées
alors, eurent leur plan tracé par la main d' hommes
de génie qui ont dédaigné de nous laisser leur
nom ; ils aimaient trop Dieu et leurs frères pour
aimer la gloire. C' étaient en Allemagne, après
Marbourg, Cologne (1246), l' église-modèle, où
l' espérance de la foi se montre plus longue que sa
durée, mais qui, restée suspendue dans sa gloire,
est comme un défi jeté à l' impuissance moderne ;
Cologne, qui forme, avec Strasbourg et Fribourg,
la magnifique trilogie gothique des bords du Rhin.
En France, Chartres, dédiée en 1260, après un
siècle et demi de persévérance ; Reims (1232),
la cathédrale de la monarchie ; Amiens (1228),
Beauvais (1250), la sainte-chapelle et
saint-Denis ; la façade de notre-dame (1223) :
en Belgique, sainte-Gudule de Bruxelles (1226) ;
et l' église des dunes, bâtie par quatre cents
moines en cinquante ans (1214-62) : en Angleterre,
Salisbury, la plus belle de toutes (1220) ;
une moitié de York (1227-60) ; le choeur d' ély
(1235) ; la nef de Durham (1212), et l' abbaye
nationale de Westminster (1247) : en Espagne,
Burgos et Tolède, fondées par saint Ferdinand
(1228) : et presque toutes ces oeuvres colossales,
entreprises et menées à fin par une seule ville
ou un seul chapitre, tandis que les plus puissans
royaumes d' aujourd' hui seraient hors d' état avec
toute leur fiscali
pLX1X
d' en achever une seule. Victoire majestueuse et
consolante de la foi et de l' humilité sur l' orgueil
incrédule, victoire qui étonnait dès ce temps-là
me les âmes simples, et arrachait à un moine ce
cri de naïve surprise : " comment se fait-il que
dans des coeurs si humbles il y ait un si fier
génie ? "
la sculpture chrétienne ne pouvait que suivre les
progrès de l' architecture, et commençait dès lors
à porter ses plus beaux fruits. Ces belles rangées
de saints et d' anges qui peuplent les façades des
cathédrales, sortent alors de la pierre. On voit
s' introduire l' usage de ces tombes où apparaissent,
dormant du sommeil des justes, l' époux à côté de
l' épouse, leurs mains quelquefois entrelacées dans
la mort comme elles l' avaient été dans la vie ; ou
encore la mère couchée au milieu de ses enfans :
ces statues si graves, si pieuses, si touchantes,
empreintes de toute la placidité du trépas
chrétien ; la tête soutenue par de petits anges,
qui semblent avoir recueilli le dernier soupir ;
les jambes croisées, quand on avait été à la
croisade. Les reliques des saints que l' on avait
rapportées en si grand nombre de Byzance conquise,
ou que fournissait sans cesse la gloire des élus
contemporains, était une occasion perpétuelle de
travail pour la sculpture catholique. La châsse
si richement décorée de sainte élisabeth, est un
monument de ce qu' elle pouvait déjà produire en son
enfance, quand la piété fervente l' inspirait. Celle
de sainte Geneviève valut à son auteur, Raoul
l' orfèvre, les premières lettres de noblesse qui
furent données en France : et c' est ainsi que dans
la société chrétienne l' art a triomphé avant la
richesse de l' inégalité de la naissance.
Quant à la peinture, quoiqu' elle ne fît que de
naître, déjà elle annonçait son glorieux avenir.
Les vitraux, qui devenaient d' un usage universel,
lui offraient un champ nouveau, en versant sur
toutes lesrémonies du culte une nouvelle et
mystérieuse lumière. Les miniatures du missel
de Saint Louis et des miracles de la
sainte-vierge , par Gautier De Coinsy, qu' on
voit à la bibliothèque royale, montrent ce que
pouvait déproduire l' inspiration chrétienne.
En Allemagne commençait déjà à poindre cette
école si pure, si mystique du bas-Rhin, qui devait
plus que toute autre unir le charme et l' innocence
de l' expression à l' éclat du coloris. Et déjà la
popularité de cet art naissant était si grande,
que l' on ne cherchait plus l' idéal de la beauté
dans la nature déchue, mais bien dans ces types
mystérieux et profonds dont d' humbles artistes
avaient puisé le secret au sein de leurs
contemplations religieuses.
Nous n' avons pas encore nommé l' Italie ; c' est
qu' elle rite une place à part dans cette trop
rapide énumération. En effet, cette patrie éternelle
de la beauté devançait et surpassait déjà le reste
du monde dans le culte de l' art chrétien ; Pise et
Sienne, encore aujourd' hui si belles dans leur
lancolie et leur abandon, servaient de berceau
à cet art, et préparaient les voies à Florence, qui
devait en être la première capitale. Quoique dé
peuplées depuis un siècle d' admirables édifices,
Pise ciselait le délicieux
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bijou de santa-Maria della Spina (1230), et
préparait le campo santo, monument unique de la foi,
de la gloire et dunie d' une cité chrétienne ;
Sienne voulait bâtir une nouvelle cathédrale
(1225) qui devait tout surpasser si elle avait pu
être achevée. Dans ces deux villes, Nicolas
Pisan et son illustre famille fondaient cette
sculpture si vivante et si pure qui donnait du
coeur à la pierre, et ne devait finir qu' avec la
chaire de santa-croce à Florence. Giunta de Pise
et Guido de Sienne annoncent en même temps dans
la peinture l' école grave et inspirée qui devait
si tôt grandir sous Cimab et Giotto, et toucher
au ciel avec le bienheureux moine de Fiesole.
Florence accueillait une oeuvre de Cimabuë comme
un triomphe, et croyait qu' un ange était venu du
ciel pour peindre cette tête vraiment angélique
de Marie dans l' annonciation, que l' on y vénère
encore. Orvieto voyait s' élever une cathédrale
digne de figurer au milieu de celles du nord
(1206-1214) : Naples avait sous Frédéric Ii
son premier peintre et son premier sculpteur ;
enfin Assise élevait dans sa triple et pyramidale
église, au dessus du tombeau de saint François,
le sanctuaire des arts enme temps que d' une
irrésistible ardeur pour la foi. Plus d' un
franciscain se distinguait déjà dans la peinture ;
mais l' influence de saint François sur les
artistes laïcs fut désormais immense : ils
semblaient avoir troule secret de toute leur
inspiration dans le développement prodigieux qu' il
avait
donné à l' élément de l' amour ; ils placèrent
désormais sa vie et celle de sainte Claire à côté
de celle du Christ et de sa mère, dans le choix
de leurs sujets ; et l' on vit tous les peintres
lèbres de ce siècle et du suivant aller lui payer
leur tribut, en ornant de leurs peintures la
basilique d' Assise. C' était près de là aussi que
devait naître l' école mystique de l' Ombrie, qui,
dans le Pérugin et dans Raphaël avant sa chute,
a atteint le dernier terme de la perfection de
l' art chrétien. On eût dit que, par une douce et
merveilleuse justice, Dieu avait voulu accorder la
couronne de l' art, la plus belle parure du monde,
au lieu de la terre d' où s' étaient élevées vers lui
les plus ferventes prières et les plus nobles
sacrifices.
Si l' art était déjà si riche au temps dont nous
parlons, et répondait si bien au mouvement des
âmes, que ne dirons-nous pas de la poésie, sa
soeur ? Jamais, certes, elle n' a joué un rôle
aussi populaire et aussi universel qu' alors.
L' Europe semblait un vaste atelier de poésie,
d' où sortait chaque jour quelque oeuvre, quelque
cycle nouveau. C' est qu' à part l' abondance des
inspirations, les peuples commençaient à user d' un
instrument qui devait prêter une force immense au
développement de leur imagination. En effet, cette
première moitié du treizième siècle, que nous
avons déjà vu tant produire, fut aussi l' époque
de la floraison, de l' expansion de toutes les
langues vivantes de l' Europe, celle où elles
commencèrent à la fois à produire des monumens qui
nous sont restés. Des traductions de la
bible, des recueils de législation, faits pour la
première fois dans des idiômes modernes, prouvent
leur importance croissante. Chaque peuple se trouva
ainsi avoir à sa disposition une sphère d' activité
toute fraîche pour sa pensée, où le génie national
put se dégager à l' aise. La prose se forma pour
l' histoire, et l' on vit bientôt des chroniques
faites pour le peuple, et souvent par lui, prendre
place à côté de ces chroniques latines, si
long-temps méprisées, et qui renferment cependant
tant d' éloquence, tant de beautés tout-à-fait
inconnues au latin classique. Cependant la poésie
conserva long-temps la suprématie que lui donnait
son droit de primogéniture. On la voit dès-lors
dans presque tous les pays de l' Europe se revêtir
de toutes les formes que l' on s' est long-temps
figuré comme servées à la civilisation païenne
ou moderne. L' épopée, l' ode, l' élégie, la satire,
le drame lui-même, ont été aussi familiers aux
poètes de cette période, qu' à ceux des siècles
d' Auguste et de Louis Xiv. Et quand on lit leurs
oeuvres avec la sympathie qu' entraîne une foi
religieuse identique avec la leur, avec
l' appréciation impartiale d' une société où l' âme
dominait à un si haut point la matière, avec une
indifférence assez facile à concevoir pour les
règles de la versification moderne, on se demande
ce qui a donc été inventé de nouveau par les
écrivains des siècles plus récens ; on cherche
ce que la pensée et l' imagination ont gagné en
échange
des purs trésors qu' elles ont perdus. Car, il faut le
savoir, tous les sujets dignes d' un culte littéraire
ont été chantés par cesnies méconnus, et
glorifiés par eux devant leurs contemporains ;
Dieu et le ciel, la nature, l' amour, la gloire,
la patrie, les grands hommes, rien ne leur a
échappé. Il n' est pas un secret de l' âme qu' ils
n' aient découvert, pas une mine de sentiment qu' ils
n' aient exploitée, pas une fibre du coeur humain
qu' ils n' aient remuée, pas une corde de cette lyre
immortelle dont ils n' aient tiré des accords
délicieux.
Pour commencer par la France, non seulement sa
langue, formée par les trouvères du siècle précédent
et les sermons de saint Bernard, était devenue une
richesse nationale, mais sous Saint Louis elle
prit cet ascendant européen qu' elle n' a jamais
perdu depuis. Tandis que le maître du Dante,
Brunetto Latini, écrivait son tesoro ,
espèce d' encyclopédie, en français, parce que
c' était, selon lui, la langue la plus répandue
en occident, saint François chantait le long des
routes des cantiques en français. La prose
française, qui devait être l' instrument de saint
Bernard et de Bossuet, ouvrait avec
Villehardouin et Joinville la série de ces
grands modèles qu' aucune nation n' a surpassés ;
mais la poésie, comme partout alors, était bien
plus féconde et plus goûtée. Nous ne dirons rien
de la littérature provençale des troubadours,
quoique la critique moderne ait daigné lui laisser
sa putation, et quoiqu' elle fût encore dans tout
son éclat au treizième siècle ; parce que nous
croyons qu' elle ne renferme aucun élément
catholique, qu' elle s' est bien rarement élevée au
dessus du culte de la beauté matérielle, et qu' elle
représente, sauf
pLXXV
quelques exceptions, la tendance matérialiste et
immorale des hérésies méridionales de cette époque.
Tout au contraire, dans la France du nord, à côté
des fabliaux et de certaines oeuvres lyriques qui
se rapprochaient trop du caractère licencieux des
troubadours, l' épopée nationale et catholique y
apparaissait dans toute sa splendeur. Les deux
grands cycles où se concentre la plus haute poésie
des siècles catholiques, celui des épopées
carlovingiennes, et celui de la table ronde et du
saint-Graal, inaugurés au siècle précédent par
Chrestien De Troyes, se peuplèrent alors de ces
romans dont la popularité était immense. Le
roman de Roncevaux , dans la forme où nous le
possédons aujourd' hui, ceux de Gerard de
Nevers , de Partenopex de Blois , de
Berthe aux grands pieds , de Renaud de
Montauban , des quatre fils d' Aymon , ces
transfigurations des traditions françaises sont
toutes de cette époque ; comme aussi ceux du
renart et de la rose , qui ont conser
plus long-temps une certaine vogue. Plus de deux
cents poètes, dont les oeuvres nous sont restées,
fleurissaient dans ce siècle : un jour peut-être,
les catholiques s' aviseront d' aller chercher dans
leurs oeuvres quelques unes des plus charmantes
productions de la muse chrétienne, au lieu de
croire, comme Boileau, que la poésie ne vint en
France qu' avec Malherbe. Il nous faut bien
nommer parmi eux Thibaut, roi de Navarre, qui a
chanté la croisade et la sainte vierge avec un si
pur enthousiasme, qui a mérité les éloges du Dante,
et qui léguait son coeur en mourant aux pauvres
clarisses qu' il avait fondées à Provins ; son ami
Auboin de Sézanne ; Raoul de Coucy, dont le
nom au moins est resté populaire, tué à la Massoure,
sous les yeux de Saint Louis ; le prieur
Gauthier De Coinsy, qui a élevé à la gloire de
Marie un si beau monument dans ses miracles ;
puis cette femme d' origine inconnue, mais à qui
son talent et le succès national qu' elle obtint
ont valu le beau nom de Marie De France ; enfin
Rutebeuf, qui ne crut pas pouvoir trouver
d' héroïne plus illustre à chanter que notre
élisabeth. Enme temps étienne Langton, que
nous avons déjà vu primat d' Angleterre et auteur
de la grande charte, entremêlait de vers ses
sermons, et écrivait le premier drame connu des
modernes, dont la scène est dans le ciel, où la
justice, la vérité, la miricorde et la paix
discutent le sort d' Adam après sa chute, où
J-C seul peut les réconcilier. Nous ne faisons
ici que jeter un regard fugitif sur une époque où
la poésie jouait un rôle si populaire dans les
moeurs françaises, que Saint Louis nedaignait
pas d' admettre desnétriers ou poètes ambulans
à sa table royale, et que cesmes hommes avaient
le droit de s' affranchir de tout age moyennant une
chanson.
En Allemagne, le treizième siècle est le moment le
plus brillant de cette admirable poésie du moyen
âge. C' est l' aveu unanime des nombreux savans qui
ont réussi à la rendre de nouveau populaire dans
ce pays. Et nous le disons avec une conviction
profonde, nulle poésie n' est plus belle, nulle n' est
empreinte d' une telle jeunesse de coeur et de
pensée, d' un enthousiasme si ardent, d' une pure
si sincère : nulle part enfin les nouveaux élémens
que le christianisme a déposés dans l' imagination
humaine,
n' ont remporté un plus noble triomphe. Que ne
pouvons-nous rendre un hommage plus éclatant aux
délicieuses émotions que son étude nous a values,
lorsque pour connaître sous toutes ses faces le
siècle d' élisabeth, nous avons ouvert les volumes
dort cette merveilleuse beauté ! Avec quelle
surprise, quelle admiration avons-nous vu tout ce
que la grâce, la finesse, la mélancolie semblent
server à la maturité du monde, réuni à la
naïveté, à la simplicité, à l' ardente et ferme
grave piété des premiers âges ! Tandis que la
famille des épopées de race purement germanique et
scandinave s' yveloppe à la suite des
Niebelungen, de cette magnifique iliade des races
germaines, le double cycle français et breton dont
nous avons parlé plus haut, y trouve des
interprètes sublimes dans des poètes qui savaient,
tout en conservant le fond de traditions
étrangères, marquer leurs oeuvres d' une nationalité
incontestable. Leurs noms sont encore presque
inconnus en France, comme l' étaient il y a trente
ans ceux de Schiller et de Goethe, mais ils ne
le seront peut-être pas toujours. Le plus grand
d' entre eux, Wolfram D' Eschenbach, a donné
à son pays une admirable version du parceval ,
et la seule que le monde possède du titurel ,
ce chef-d' oeuvre du génie catholique qu' il ne faut
pas craindre de placer, dans l' énumération de ses
gloires, aussitôt après la divine comédie .
à côté de lui, Godefroi de Strasbourg publie le
Tristan , où sesume tout l' amour des siècles
chevaleresques, ainsi que les plus belles légendes
de la table ronde ; et Hartmann De L' Aue,
l' iwain , en même temps que la légende exquise
du pauvre Henri , où ce poète chevalier
prend pour héroïne une pauvre fille de paysan et se
plaît à réunir en elle tout ce que la foi et les
moeurs de son temps pouvaient donner d' inspirations
sur le dévouement et le sacrifice, le mépris de la
vie et de ses biens, l' amour du ciel. Combien
d' autres épopées religieuses et nationales, qu' il
serait maintenant inutile même de nommer ! Mais le
génie lyrique n' était pas moins abondant sur ce
riche sol de l' Allemagne que le génie épique. La
pédante et ignorante critique des siècles
incrédules n' a pas réussi à effacer les souvenirs
nationaux de cette brillante et nombreuse phalange
de chantres d' amour minnesoenger qui sortit de
1180 à 1250 des rangs de la chevalerie allemande,
ayant à sa tête par la naissance, l' empereur
Henri Vi, mais par lenie, Walther De
Vogelweide, dont les écrits sont comme le miroir
de toutes les émotions de son temps, et le résumé
le plus complet de cette ravissante poésie. Aucun
de ses rivaux et de ses contemporains n' a réuni à
un plus haut degré aux affections de la terre, à
un patriotisme zélé et jaloux, l' enthousiasme des
choses saintes, l' enthousiasme pour la croisade où
il avait été combattre, et par dessus tout pour la
vierge mère, dont il a chanté la miséricorde et les
douleurs mortelles avec une tendresse sans égale.
On voit bien chez lui que ce n' était pas seulement
l' amour humain, mais encore l' amour céleste et
toutes ses richesses dont la science lui
pLXX1
avait mérité, à lui et à ses pareils, leur titre de
chantres d' amour . Marie, partout reine de la
poésie chrétienne, l' était surtout en Allemagne :
et nous ne pouvons nous empêcher de nommer parmi
ceux qui lui ont offert dans leurs vers le plus pur
encens, Conrad de Wurtzbourg, qui dans sa
forge dorée , semble avoir voulu concentrer tous
les rayons de tendresse et de beauté dont elle
avait été entourée par la vénération du monde
chrétien. Et comme pour nous rappeler que tout dans
ce siècle doit nous rattacher à sainte élisabeth,
nous voyons les sept chefs de ces poètes épiques
et de ces chantres d' amour s' assembler en concours
solennel à la cour de Thuringe, chez leur
protecteur spécial le landgrave Hermann,
beau-père de notre sainte, au moment même de sa
naissance : les chants qui furent le produit de la
rencontre de cette brillante pléiade forment, sous
le nom de guerre de la Wartbourg , une des
manifestations les plus éclatantes du génie
germanique, et un des trésors les plus abondans du
mysticisme légendaire du moyen âge, en même temps
qu' une couronne de poésie pour le berceau
d' élisabeth.
On voit partout des têtes couronnées parmi les
poètes de cet âge, mais dans la péninsule Ibérique,
ce sont les rois qui guident les premiers pas de
la poésie. Pierre d' Aragon est le plus ancien
troubadour d' Espagne. Alphonse Le Sage, fils
de saint Ferdinand, et qui mérita avant François
Ier le titre de père des lettres , historien et
philosophe, fut aussi poète ; on n' a guère de vers
espagnols plus anciens que ses cantiques à la
vierge et le touchant récit qu' il fit de la
guérison miraculeuse de son père en langue
galicienne. Denis Ier, roi de Portugal, est le
premier poète connu de son royaume. En Espagne
commençait
pLXXX
avec le plus vif éclat cette admirable effusion de
splendeur chrétienne qui s' y est prolongée bien
plus long-temps qu' en aucune autre contrée, et ne
s' éclipsa qu' après Calderon. Tandis que la poésie
légendaire y jetait une douce lumière dans les
oeuvres du bénédictin Gonzales de Berceo, chantre
vraiment inspiré de Marie et des saints de sa
patrie, on voit surgir l' épopée espagnole dans ces
fameuses romances , qui forment pour l' Espagne
une gloire à part, qu' aucune autre nation ne
saurait lui disputer ; sont enregistrées toutes
les luttes et les beautés de son histoire, qui
ont doté le peuple de souvenirs immortels, et
qui ont réfléchi tout ce qu' il y avait d' éclat
et de prestige dans l' élégance et la galanterie
des maures, sans jamais perdre cevère caractère
catholique qui consacrait en Espagne plus que
partout la dignité de l' homme, la féaulté du vassal
et la foi du chrétien.
L' Italie ne vit naître le Dante qu' à la fin de la
période que nous envisageons, mais elle l' annonçait
noblement. La poésie, moins précoce qu' en France
et en Allemagne, ne commença qu' alors à jaillir de
son sein, mais ce fut avec une abondance prodigieuse.
Sur tous les points de cette noble et féconde terre,
s' élèvent des écoles de poètes, comme bientôt
devaient s' élever des écoles d' artistes. En
Sicile, la muse italienne a son premier berceau ;
elle y paraît pure, animée, amoureuse de la nature,
délicate,
sympathisant vivement avec le génie français qui
devait deux fois faire de la Sicile son apanage,
mais toujours profondément catholique. à Pise et
à Sienne, elle est plus grave, plus solennelle,
comme les beaux monumens que ces villes ont
conservés. à Florence et dans les villes
environnantes, elle est tendre, abondante, pieuse,
en tout digne de sa patrie. C' était une véritable
légion de poètes, qui avait pour chefs l' empereur
Frédéric Ii, les rois Enzio et Mainfroy ses
fils, son chancelier Pierre Desvignes ; puis ce
Guittone d' Arezzo, poète si fécond, et quelquefois
si éloquent et si touchant, loavec ardeur par
Pétrarque et imité par lui ; enfin Guido
Guinicelli, que le Dante n' a pas hésité à
proclamer son maître. Mais tous avaient été
devancés et surpassés par saint François
D' Assise : son influence devait vivifier l' art,
son exemple devait enflammer les poètes. Tout en
formant le monde, Dieu lui permet d' user le
premier de cette poésie qui allait produire le
Dante et Pétrarque. Comme c' était son âme seule
qui lui inspirait ses vers, et qu' il ne suivait
aucune règle, il les faisait corriger par le fre
Pacifique, qui était devenu son disciple, après
avoir été le pte lauréat de Frédéric Ii ; et
puis tous deux s' en allaient le long des chemins,
chantant au peuple ces hymnes nouveaux, et leur
disant qu' ils étaient les musiciens de Dieu, qui
ne voulaient d' autre salaire que la pénitence des
pécheurs. Nous les avons encore
ces chants radieux où le pauvre mendiant célébrait
les merveilles de l' amour d' en haut, dans la
langue du peuple, et avec une passion qu' il
craignait lui-même de voir accuser de
folie.
(...)
non, jamais cet amour qui était, comme nous l' avons
vu, toute sa vie, n' a poussé un cri si enthousiaste,
si vraimentleste, si pleinement détaché de la
terre : il l' était tellement, que non seulement les
siècles suivans n' ont jamais pu l' égaler, mais
qu' ils n' ont pasme su le comprendre. On connaît
mieux ce célèbre cantique à son frère le soleil,
composé après une extase où il avait reçu la
certitude de son salut. à peine échappé de son
coeur, il va le
chanter sur la place publique d' Assise, où l' évêque
et le podestat allaient en venir aux mains. Mais
aux accens de cette lyre divine, la haine s' éteint
dans les coeurs, les ennemis s' embrassent en
pleurant, et la concorde renaît ramenée par la
poésie et la sainteté.
Enfin, la plus haute et la plus belle des poésies,
la liturgie, produit en ce siècle quelques uns de
ses chefs-d' oeuvre les plus populaires, et si saint
Thomas D' Aquin lui donne le (...), et l' office
admirable du saint-sacrement, c' est un disciple de
saint François, Thomas De Celano, qui nous
lègue (...), ce cri de sublime terreur, et un
autre, le b Jacopone, qui dispute à Innocent
Iii la gloire d' avoir composé, dans le (...), le
plus beau chant qu' ait inspiré la plus pure et la
plus touchante des douleurs.
Nous voici revenus à saint François, et on peut
dire que cette époque, dont nous avons entrepris
d' esquisser les traits les plus saillans, peut se
sumer tout entière dans les deux grandes figures
de saint François D' Assise et de Saint Louis de
France.
L' un, homme du peuple, et qui fit pour le peuple plus
que n' avait encore fait personne, en élevant la
pauvreté à la dignité suprême, en la prenant pour
condition et pour sauve-garde d' une influence
toute nouvelle sur les choses du ciel et de la
terre ; investi de cette vie surnaturelle du
christianisme, qui a si souvent conféré la
souveraineté spirituelle aux derniers de ses
enfans ; jugé par ses contemporains comme l' homme
qui avait marc le plus près des traces du Christ ;
enivré pendant toute sa vie d' amour
divin ; et par la toute-puissante vertu de cet amour,
orateur, poète, législateur, conquérant.
L' autre, laïc, chevalier, pélerin, croisé, roi ceint
de la première couronne chrétienne, brave jusqu' à
la témérité, n' hésitant pas plus à exposer sa vie
qu' à courber sa tête devant Dieu ; amoureux du
danger, de l' humiliation, de la pénitence ;
champion infatigable de la justice, de l' opprimé,
du faible ; personnification sublime de la
chevalerie chrétienne dans toute sa pureté, et de
la véritable royauté dans toute son auguste grandeur.
Tous deux dévorés de la soif du sacrifice, du
martyre ; tous deux perpétuellement poccupés du
salut de leur prochain ; tous deux marqués de la
croix du Christ, François dans les glorieuses
plaies qui lui sont communes avec le crucifié, et
Louis dans ce milieu du coeur où gît l' amour .
Ces deux âmes si identiques dans leur nature et leur
tendance, si bien faites pour se comprendre et se
chérir, ne se rencontrèrent jamais sur la terre.
Mais une pieuse et touchante tradition veut que
Saint Louis soit allé en pélerinage au tombeau
de son glorieux contemporain, et qu' il y ait
trouvé un digne successeur de saint François
dans un de ses disciples les plus vénés, le
b Aegidius. L' histoire de leur rencontre donne
trop bien la mesure du siècle dont nous traitons,
pour qu' on ne nous pardonne pas de la rapporter.
Saint Louis étant donc venu d' Assise au couvent
de Pérouse, demeurait Aegidius, le fait
prévenir qu' un pauvre pélerin demandait à lui
parler. Mais une vision intérieurevéla aussitôt
au frère que ce pélerin n' était autre que le saint
roi de France. Il court au devant de lui, et dès
qu' ils se voient, quoique ce soit pour la première
fois, ils se jettent à genoux tous deux aume
moment, et s' embrassant tendrement, ils demeurent
long-temps appuyés sur le coeur l' un de l' autre,
et confondus dans ce baiser d' amour et d' effusion
intime, sans échanger une seule parole. Après être
restés ainsi embrass pendant très long-temps,
toujours à genoux et dans un profond silence, ils
se détachent l' un de l' autre, se lèvent et s' en
retournent, le roi à son royaume, le moine à sa
cellule. Mais les autres frères du couvent ayant
découvert que c' était le roi, allèrent faire de
grands reproches à Aegidius. " comment, lui
dirent-ils, peux-tu être si grossier, lorsqu' un si
saint roi vient de France exprès pour te voir,
que de ne pas lui dire une seule parole ? "
" ah ! Mes frères bien-aimés... etc. " touchant et
admirable symbole de cette
intelligence secrète, de cette victorieuse harmonie
qui unissait alors les âmes supérieures, les âmes
saintes, comme un pacte éternel et sublime.
On peut dire aussi que ces deux âmes se sont
complétement rencontrées et unies dans une âme de
femme, dans celle de cette sainte élisabeth, dont
le nom s' est déjà trouvé tant de fois sous notre
plume. Ce brûlant amour de la pauvreté qui enflammait
le séraphin d' Assise, cette volupté de la
souffrance et de l' humiliation, ce culte suprême
de l' obéissance se rallume tout-à-coup dans le
coeur d' une jeune princesse qui, du sein de
l' Allemagne, reconnaît en lui son modèle et son
père. Cette immense sympathie pour la passion d' un
Dieu fait homme, qui envoyait Saint Louis,
pieds nus, à vingt-quatre ans, au devant de la
sainte couronne d' épines, qui le forçait d' aller
deux fois sous la bannière de la croix chercher en
Afrique la captivité et la mort ; cette soif
d' une vie meilleure qui le faisait se débattre contre
sa famille et ses amis pour abdiquer la couronne
et se cacher sous le froc d' un moine ; ce respect
de la pauvreté qui lui faisait baiser la main de
tous ceux à qui il donnait des aunes ; ses larmes
si abondantes, sa douce familiarité avec Joinville,
et jusqu' à sa vive tendresse conjugale : tout cela
se retrouve dans la vie d' élisabeth, qui ne fut
pas moins sa soeur par toutes les émotions et toutes
les sympathies intimes de sa vie, que par leur
engagement commun sous la règle de saint François.
Il a été établi de nos jours que le treizième siècle
a été remarquable par l' influence croissante des
femmes sur le monde social et politique, qu' elles
y dirigèrent souverainement les affaires de
plusieurs vastes états, et que chaque jour on leur
rendait dans la vie publique et la vie privée plus
d' hommages. C' était la suite inévitable de ce culte
de la sainte vierge, dont nous avons plus haut
constaté les progrès. Il faut tenir compte, dit un
poète du temps, à toutes les femmes de ce que la
re de Dieu a été femme. En effet, comment les
rois et les peuples auraient-ils pu la prendre
chaque jour pour médiatrice entre son fils et eux,
mettre sous sa sanction toutes leurs oeuvres, la
choisir pour objet spécial de leur plus ardente
dévotion, sans reporter une partie de cette
nération sur le sexe dont elle était la
représentante auprès de Dieu, et le type
régénéré ? Puisque la femme était si puissante au
ciel, il fallait bien qu' elle le fût aussi sur la
terre. Mais tandis que d' autres princesses
apprenaient à partager avec les rois les droits du
commandement suprême, la fille du roi de Hongrie,
issue d' une race de saintes, et dont l' exemple
devait en tant produire, montrait qu' il y avait
encore pour les femmes une royauté des âmes qui
était au dessus de toutes les pompes de la terre,
et c' est en l' exerçant sans le vouloir et à son
insu qu' elle a conquis sa place dans l' histoire.
Sa vie, si courte qu' elle fût, offre une réunion
peut-être unique des phases les plus diverses, des
traits les plus attrayans et les plus graves à la
fois que peut renfermer la vie d' une chrétienne,
d' une princesse et d' une sainte. Mais dans les
vingt années qui s' écoulent depuis le jour
on l' apporte dans un berceau d' argent à son fiancé,
jusqu' à celui où elle expire sur le grabat d' hôpital
qu' elle a choisi pour lit de mort, il y a deux
parties bien distinctes, sinon dans son caractère,
du moins dans sa vie extérieure. La première est
toute chevaleresque, toute poétique, faite pour
enchanter l' imagination autant que pour inspirer la
piété. Du fond de la Hongrie, de cette terre à
moitié inconnue, à moitié orientale, frontière de la
chrétienté, qui se présentait sous un aspect
mystérieux et grandiose aux imaginations du moyen
âge, elle arrive au sein de la cour de Thuringe,
la plus brillante et la plus poétique de toute
l' Allemagne. Pendant son enfance sa vertu précoce
est méconnue, sa piété méprisée ; on veut la
renvoyer ignominieusement à son re ; mais son
fiancé lui garde une inébranlable fidélité, la
console des persécutions des méchans, et dès qu' il
est maître de ses états se hâte de l' épouser. Le
saint amour d' une soeur se mêle dans son coeur à
l' ardente tendresse de l' épouse pour celui avec
qui elle a passé son enfance avant de partager sa
couche, et qui rivalise de piété et de ferveur avec
elle : un abandon plein de charme, une naïve et
délicieuse confiance président à leur union.
Pendant tout le temps de leur vie conjugale ils
offrent certainement l' exemple le plus touchant et
le plus édifiant d' un
mariage chrétien : et l' on peut affirmer que dans les
annales des saintes, aucune n' a offert, au même
degré qu' élisabeth, le type de l' épouse chrétienne.
Mais au milieu du bonheur de cette vie, des joies
de la maternité, des hommages et de l' éclat d' une
cour chevaleresque, son âme s' élance déjà vers la
source éternelle de l' amour, par la mortification,
l' humilité et la plus fervente dévotion ; et les
germes de cette vie supérieure, déposés en elle,
se développent et s' épanouissent dans une charité
sans limites, dans une sollicitude infatigable
pour toutes les misères des pauvres. Cependant
l' irrésistible appel de la croisade, le devoir
suprême de délivrer le tombeau de Jésus entraîne
loin d' elle son jeune époux après sept ans de la
plus tendre union : il n' ose lui révéler ce projet
secret encore, mais elle le couvre dans un
épanchement de familiarité intime. Elle ne sait
comment se résigner à ce dur destin : elle le suit
et l' accompagne bien au delà des frontières de son
pays ; elle ne peut s' arracher de ses bras. Au
désespoir qui chire son âme lors de ces adieux
si touchans, et lorsqu' elle apprend la mort
prématurée de son époux bien-aimé, on reconnaît
tout ce que ce jeune coeur renfermait d' énergie et
de tendresse ; précieuse et invincible énergie,
digne d' être consacrée à la conquête du ciel ;
tendresse profonde et insatiable dont Dieu seul
pouvait être le remède et le prix.
Aussi cette séparation une fois consommée, tout
change dans sa vie, et Dieu prend la place de tout
dans son âme. Le malheur se plaît à l' accabler :
elle est brutalement chassée de sa résidence
souveraine ; elle erre dans la rue avec ses petits
enfans en proie à la faim et au froid, elle qui
avait nourri et soulagé tant de pauvres ; nulle
part elle ne trouve un asile, elle qui en avait
tant donné. Mais quand ses injures sont réparées,
elle n' en est pas plus réconciliée
pXC
avec la vie. Restée veuve à vingt ans, elle méprise
la main des plus puissans princes : le monde lui
fait mal ; les liens de l' amour mortel une fois
brisés, elle se sent blessée d' un amour divin ;
son coeur, comme l' encensoir sacré, se ferme à
tout ce qui vient de la terre et ne reste ouvert
que vers le ciel. Elle contracte avec le Christ
une seconde et indissoluble union : elle le
recherche et le sert dans la personne des
malheureux : après leur avoir distribué tous ses
trésors, toutes ses possessions, quand il ne lui
reste plus rien, elle se donne elle-même à eux ;
elle se fait pauvre pour mieux comprendre et mieux
soulager la misère des pauvres ; elle consacre sa
vie à leur rendre les plus rebutans services. C' est
en vain que son père, le roi de Hongrie, envoie
un ambassadeur pour la ramener auprès de lui ; ce
seigneur la trouve à son rouet, décidée à prer
le royaume du ciel à toutes les splendeurs royales
de sa patrie. En échange de ses austérités, de sa
pauvreté volontaire, du joug de l' obéissance sous
lequel elle brise chaque jour tout son être, son
divin époux lui accorde une joie et une puissance
surnaturelles. Au milieu des calomnies, des
privations, des mortifications les plus cruelles,
elle ne connaît pas une ombre de tristesse ; un
regard, une prière d' elle suffisent pour guérir
les maux de ses frères. à la fleur de son âge elle
est mûre pour l' éternité, et elle meurt en chantant
un cantique de triomphe qu' on entend répéter aux
anges dans les cieux.
pXC1
Ainsi, dans les vingt-quatre années de sa vie, nous
la voyons tour à tour orpheline étrangère et
persécutée, fiancée modeste et touchante, femme
sans rivale pour la tendresse et la confiance,
re féconde et dévouée, souveraine puissante bien
plus par ses bienfaits que par son rang ; puis
veuve cruellement opprimée, pénitente sanschés,
recluse austère, soeur de charité, épouse fervente
et favorisée du Dieu qui la glorifie par des
miracles avant de l' appeler à lui ; et, dans toutes
les vicissitudes de la vie, toujours fidèle à son
caractère fondamental, à cette parfaite simplicité
qui est le plus doux fruit de la foi et le plus
fragrant parfum de l' amour, et qui a transformé
sa vie tout entière en cette céleste enfance à
laquelle Jésus-Christ a promis le royaume du
ciel.
Tant de charme, tant d' intérêt dans la brève
existence mortelle de cette jeune femme, ne sont
pas la création d' un poète ou le fruit d' une pié
exagérée par la distance : ils sont tout au contraire
garantis par toute l' autorité de l' histoire. La
profonde impression que la destinée et les
héroïques vertus d' élisabeth ont faite sur son
siècle, s' est manifestée par le soin tendre et
scrupuleux avec lequel on a recueilli et répété
de génération en génération les moindres actions
de sa vie, les moindres paroles qui lui
échappaient, et mille traits qui portent la lumière
jusque dans les derniers replis de cette âme si
naïve et si pure. Il nous est ainsi donné, à six
siècles de distance, de rendre compte de cette
bienheureuse vie avec tous les détails familiers et
intimes qu' on ne s' attend guère à trouver que dans
desmoires écrits d' hier, et avec des
circonstances si poétiques, nous dirons presque si
romanesques, qu' on a de la peine à ne pas y voir
d' abord les résultats d' une imagination exaltée
et qui s' est plue à
pXC11
embellir de tous ses attraits une héroïne de roman.
Et cependant leur authenticité historique ne
saurait être soupçonnée ; car la plupart de ces
détails, recueillis en même temps que ses miracles
et vérifiés par de solennelles enquêtes aussitôt
après sa mort, ont été enregistrés par de graves
historiens, dans les chroniques nationales et
contemporaines qui font foi pour tous les autres
événemens du temps. Aux yeux de ces pieux narrateurs
qui écrivaient comme agissait la société où ils
vivaient, sous l' empire exclusif de la foi, une si
belle victoire du Christ, tant de charité et de
sollicitude pour le pauvre peuple, et des
manifestations si éclatantes de la puissance de
Dieu, opérées par un être si faible et si jeune,
apparaissaient comme un doux champ de repos au
milieu des batailles, des guerres et des révolutions
politiques.
Et non seulement cette vie si poétique et en me
temps si édifiante est certifiée par l' histoire,
mais elle a reçu une sanction bien autrement
haute ; elle a été environnée d' un éclat qui fait
pâlir et les prestiges de l' imagination, et la
renommée du monde, et toute la popularité que
peuvent donner les historiens et les rhéteurs ;
elle a été ornée de la plus belle couronne qui
soit connue des hommes, de la couronne de sainte !
Elle a été glorifiée par le culte du monde
chrétien ! Elle a été dotée de cette popularité
de la prière, la seule éternelle, la seule
universelle, la seule qui soitcernée à la fois
par les savans et les riches, et par les pauvres,
les malheureux, les ignorans, par cette immense
masse d' hommes qui n' ont ni le temps ni l' esprit
de s' occuper des gloires humaines. Et pour ceux
chez qui l' imagination
domine, quel bonheur de sentir que tant de poésie,
tant de traits charmans où se peignent tout ce que
le coeur humain saurait éprouver de plus frais et
de plus tendre, peuvent être rappelés, glorifiés,
non plus dans les pages de quelque roman, ou sur
les planches d' un théâtre, mais sous les voûtes
de nos églises, au pied des saints autels, dans
l' effusion de l' âme chrétienne aux pieds de son
Dieu.
Peut-être, égaré comme on l' est souvent par cette
partialité involontaire qu' on éprouve pour ce qui a
été le but d' une étude et d' un attachement de
plusieurs années, nous sommes-nous exagéré la
beauté et l' importance de notre sujet. Nous ne
doutons pas queme à part toute l' imperfection
de notre mise en oeuvre, plusieurs ne trouvent
que ce siècle si reculé n' a rien de commun avec
le nôtre ; que cette biographie sitaillée, que
cette peinture de moeurs depuis si long-temps
surannées, n' offre aucun résultat profitable et
positif aux idées religieuses de nos jours : les
âmes simples et pieuses pour qui seules nous
écrivons en jugeront. L' auteur de ce livre s' est
fait à lui-même une objection plus grave : séduit
d' abord par le caractère poétique, légendaire,
presque romanesque, qu' offre au premier aspect la
vie d' élisabeth, il s' est trouvé comme à son
insu, à mesure qu' il avançait, aux prises avec
l' étude d' un admirable développement de la force
ascétique qu' engendre la foi, avec la révélation
des plus profonds mystères de l' initiation
chrétienne : il a dû se demander alors s' il
avait bien le droit d' entreprendre une oeuvre
pareille, si le récit des sublimes triomphes de la
religion ne devait pas être réserà des plumes
dont cette religion puisse s' honorer ou qui du
moins lui soient exclusivement vouées. Il lui a
bien fallu reconnaître qu' il n' avait
pXC1V
pour cela aucune mission, et ce n' a plus été qu' en
tremblant qu' il a achevé un travail qui semble ne
s' accorder ni avec sa faiblesse, ni avec son âge,
ni avec son caractère laïc.
Et cependant, après de longues hésitations, il s' est
laissé entraîner par le besoin de donner quelque
suite à des études prolongées et consciencieuses,
et par le désir de présenter aux amis de la
religion comme à ceux de la vérité historique,
le tableau fidèle et complet de la vie d' une sainte
des anciens jours, d' un de ces êtres qui résumaient
en eux toutes les croyances et les plus pures
affections des siècles chrétiens ; de les peindre
autant que possible avec les couleurs de leur
époque, et de les montrer dans tout l' éclat de
cette complète beauté avec laquelle ils se
présentaient à l' esprit des peuples du moyen
âge.
Nous n' ignorons pas que pour reproduire une vie
pareille dans toute son intégrité, il faut aborder
de front tout un ordre de faits et d' idées qui est
depuis long-temps frappé de réprobation par la
vague religiosité des derniers temps, et qu' une
pié sincère mais craintive a trop souvent écarté
de l' histoire religieuse : nous voulons parler
des phénomènes surnaturels qui sont si abondans
dans la vie des saints, qui ont été consacrés par
la foi sous le nom de miracles, et flétris par
la sagesse mondaine, sous le nom de légendes, de
superstitions populaires, de traditions fabuleuses.
Il s' en trouve un grand nombre dans l' histoire
d' élisabeth. Nous avons cherché à les reproduire
avec la même scrupuleuse exactitude que nous avons
mise dans le récit de tout le reste de sa vie.
La seule pensée de les omettre, oume de les
pallier, de les interpréter avec une adroite
modération, nous eût révolté. C' eût été à nos
yeux un sacrilége, que de voiler ce que nous
croyons la
pXCV
rité pour complaire à l' orgueilleuse raison de
notre siècle : c' eût été une inexactitude coupable,
car ces miracles sont racontés par les mêmes
auteurs, constatés par la me autorité que tous
les autres événemens de notre récit ; et nous
n' aurions vraiment pas su quelle règle suivre pour
admettre leur véracité dans certains cas et la
rejeter dans d' autres. C' eût été enfin une
hypocrisie, car nous avouons sans détour que nous
croyons de la meilleure foi du monde à tout ce qui
a jamais été raconté de plus miraculeux sur
les saints de Dieu en général, et sur sainte
élisabeth en particulier. Ce n' est pas même une
victoire sur notre faible raison qu' il nous a
fallu remporter pour cela : car rien ne nous
paraît plus raisonnable, plus simple pour un
chrétien, que de s' incliner avec reconnaissance
devant la miséricorde du seigneur, quand il la
voit suspendre ou modifier les lois naturelles
dont elle a été seule créatrice, pour assurer et
glorifier le triomphe des lois bien autrement hautes
de l' ordre moral et religieux. N' est-il pas doux
et facile de concevoir combien des âmes de la
trempe de celles d' élisabeth et de ses
contemporains, exaltées par la foi et l' humilité
bien au dessus des froids raisonnemens de la
terre, épurées par tous les sacrifices et toutes
les vertus, habituées à vivre d' avance dans le
ciel, offraient à la bonté de Dieu un théâtre
toujours préparé ; combien aussi la foi ardente
et simple du peuple appelait, et si on l' ose dire,
justifiait l' intervention fréquente et familière de
cette force toute-puissante que nie en la repoussant
l' orgueil insensé de nos jours !
Aussi est-ce avec un mélange de respect et d' amour
que nous avons long-temps étudié ces traditions
innombrables des générations fidèles, la foi et
la poésie chrétienne, où les plus hautes leçons de
la religion et les plus délicieuses
pXCV1
créations de l' imagination se confondaient dans une
union si intime qu' on ne saurait comment les
décomposer. Quandme nous n' aurions pas le
bonheur de croire avec une entière simplicité
aux merveilles de la puissance divine qu' elles
racontent, jamais nous ne nous sentirions le
courage de priser les innocentes croyances qui
ont ému et charmé des millions de nos frères
pendant tant de siècles : tout ce qu' elles peuvent
renfermer même de puéril s' exalte et se sanctifie
à nos yeux, pour avoir été l' objet de la foi
de nos pères, de ceux qui étaient plus près du
Christ que nous ; et nous n' avons pas le coeur
de dédaigner ce qu' ils ont cru avec tant de ferveur,
aimé avec tant de constance. Loin de là, nous
confesserons hautement que nous y avons mainte
fois trouvé secours et consolation ; et nous ne
sommes pas les seuls : car si partout les gens qui
se disent éclairés et savans les méprisent, il y a
encore des refuges où ces douces croyances sont
restées chères aux pauvres et aux simples. Nous
avons trouvé leur culte chez les habitans de
l' Irlande, du Tyrol, de l' Italie surtout, et
me souvent de plus d' une province française ;
nous les avons recueillies sur leurs lèvres et
dans les larmes qui coulaient de leurs yeux : elles
ont encore un autel dans le plus beau des temples,
dans le coeur du peuple. Nous oserons même le
dire : il manque quelque chose à la gloire humaine
des saints qui n' ont pas été entourés de cette
popularité touchante, qui n' ont pas reçu, en même
temps que les hommages de l' église, ce tribut
d' humble amour et d' intime confiance qui se paie
sous le chaume, au coin du feu de la veillée, de
la bouche et du coeur des simples et des pauvres.
élisabeth, dotée par le ciel d' une simplicité si
absolue, qui, au milieu des splendeurs de son rang,
préférait à toute autre société celle des gens
malheureux et méprisés
du monde ; élisabeth, l' amie, la mère, la servante
des pauvres, ne pouvait être oubliée par eux ; et
c' est ce doux souvenir qui explique quelques uns
des plus charmans récits que nous aurons à répéter
sur elle.
Mais ce n' est pas ici le lieu d' approfondir cette
grave question de la foi due aux miracles de
l' histoire des saints ; il nous suffit d' avoir
énoncé notre point de vue personnel : t-il même
été tout différent, il n' aurait pu nous dispenser,
en écrivant la vie d' élisabeth, d' exposer tout ce
que les catholiques ont cru sur elle, et de lui
tenir compte de la gloire et de l' influence que
ses miracles lui ont valu dans l' âme des fidèles.
Dans toute étude du moyen âge, la foi implicite du
peuple, l' adhésion unanime de l' opinion publique,
donnent à toutes les traditions populaires
inspirées par la religion, une force qu' il est
impossible à l' historien de ne pas apprécier.
De sorte qu' en laissant même de côté leur valeur
théologique, on ne saurait méconnaître, sans
aveuglement, le rôle qu' elles ont joué de tout
temps dans la poésie et dans l' histoire.
Quant à la poésie, il serait difficile de nier
qu' elles n' en renferment une mine inépuisable ;
c' est ce qu' on reconnaîtra chaque jour davantage
à mesure qu' on reviendra aux sources de la
ritable beauté. Quand même il faudrait se
signer à ne regarder la légende que comme la
mythologie chrétienne , selon l' expression
prisante des grands philosophes de nos jours,
encore nous paraîtrait-elle une source de poésie
bien autrement pure, abondante et originale que la
mythologie usée de l' Olympe. Mais il ne faut
pas s' étonner si on lui a long-temps refutout
droit à une influence poétique. Les générations
idolâtres qui avaient concentré tout leur
enthousiasme sur les monumens et les inspirations
du paganisme, et les générations impies qui
ont décoré du nom de poésie les muses souillées du
dernier siècle, ne pouvaient certes donner le même
nom à ce fruit exquis de la foi catholique ; elles
ne pouvaient lui rendre qu' un genre d' hommages,
c' était de l' insulter et d' en rire, comme elles
l' ont fait.
Sous le point de vue purement historique, les
traditions populaires, et notamment celles qui se
rattachent à la religion, si elles n' ont pas une
certitude mathématique, si ce ne sont pas ce qu' on
appelle des faits positifs, en ont eu du moins
toute la puissance, et ont exercé sur les passions
et les moeurs des peuples une influence bien
autrement grande que les faits les plus
incontestables pour la raison humaine. à ce titre
elles méritent assurément l' attention et le respect
de tout historien sérieux et solidement
critique.
Il doit en être de même pour tout homme qui
s' intéresse à la suprématie du spiritualisme dans
la marche de la race humaine, qui élève le culte
de la beauté morale au dessus de la domination
exclusive des intérêts et des penchans matériels ;
car il ne faut pas l' oublier, au fond des
croyances les plus priles, des superstitions les
plus risibles qui ont pu régner quelque temps chez
des populations chrétiennes, il y avait toujours
une reconnaissance formelle d' une force surnaturelle,
une protestation généreuse en faveur de la dignité
de l' homme déchu mais non pas sans retour. Partout
et toujours elles gravaient dans les convictions
populaires la victoire de l' esprit sur la matière,
de l' invisible sur le visible, de la gloire
innocente de l' homme sur son malheur, de la pure
primitive de la nature sur sa corruption. La
moindre petite légende catholique a gagné plus
de coeurs à ces immortelles vérités que toutes les
dissertations des philosophes. C' est toujours le
sentiment de cette glorieuse sympathie entre le
créateur et la créature, entre
pXC1X
le ciel et la terre, qui se fait jour à travers les
siècles ; mais tandis que l' antiquité païenne l' avait
balbutié, en donnant à ses dieux tous les vices de
l' humanité, les âges chrétiens l' ont proclamé en
élevant l' humanité et le mondegénérés par la foi
à la hauteur du ciel.
Dans les siècles dont nous parlons, de pareilles
apologies eussent été bien mal placées. Alors
personne dans la société chrétienne ne doutait de la
rité et de la douceur ineffable de ces pieuses
traditions. Les hommes vivaient dans une sorte de
tendre et intime familiarité avec ceux d' entre
leurs pères que Dieu avait manifestement appelés
à lui, et dont l' église avait proclamé la sainteté.
Cette église, qui les avait placés sur ses autels,
ne pouvait certes pas s' offenser de ce que ses
enfans vinssent en foule et avec une infatigable
tendresse, apporter toutes les fleurs de leur
pensée et de leur imagination à ces témoins de
l' éternelle vérité. Ils avaient déjà reçu la palme
de la victoire ; ceux qui combattaient encore ne se
lassaient pas de les féliciter, d' apprendre d' eux
la science du vainqueur. D' ineffables affections,
de salutaires patronages se formaient ainsi entre
les saints de l' église triomphante et les humbles
combattans de l' église militante. On choisissait
à son gré dans ce peuple glorifié un père, un ami,
une amie ; et sous son aile on marchait avec plus
de confiance et de sécurité vers l' éternelle
lumière. Depuis le roi et le pontife jusqu' au plus
pauvre artisan, chacun avait une pensée spéciale
dans le ciel : au sein des combats, dans les
dangers et les douleurs de la vie, ces saintes
amitiés exerçaient toute leur influence consolatrice
et fortifiante. Saint Louis mourant au delà des
mers pour la croix, invoquait avec ferveur l' humble
bergère qui était la protectrice de sa capitale. Les
preux espagnols, accablés par les maures, voyaient
saint Jacques se mêler à
pC
leurs rangs, et retournant à la charge, changeaient
aussitôt leur défaite en victoire. Les chevaliers
et les nobles seigneurs avaient pour modèles et pour
patrons saint Michel et saint Georges : pour
dames de leur pieuse pensée, sainte Catherine et
sainte Marguerite ; et s' il leur arrivait de
mourir prisonniers et martyrs pour la foi, ils
songeaient à sainte Agnès, à la jeune fille qui
avait aussi ployé sa tête sous le fer du bourreau.
Le laboureur voyait dans les églises l' image de
saint Isidore avec sa charrue, et de sainte
Nothburge, la pauvre servante tyrolienne, avec sa
faucille. Le pauvre en général, l' homme livré aux
durs travaux rencontrait à chaque pas ce colossal
saint Christophe succombant sous le poids de
l' enfant sus, et retrouvait en lui le symbole
de ces rudes labeurs de la vie dont le ciel est la
moisson. L' Allemagne surtout était fertile en ce
genre de croyances ; et on le cooit sans peine
encore aujourd' hui, en étudiant son esprit si naïf
et si pur, en y trouvant cette ignorance du
sarcasme, du rire moqueur qui flétrit toute poésie,
en sondant sa langue si riche, si expressive. Nous
ne finirions jamais si nous essayions de spécifier
les innombrables liens qui attachaient ainsi le
ciel à la terre, si nous pénétrions dans cette
vaste sphère, toutes les affections et tous les
devoirs de la vie mortelle se trouvaientlés et
entrelacés à d' immortelles protections ; où les
âmes même les plus délaissées et les plus solitaires
trouvaient tout un monde de consolations et
d' intérêts à l' abri de tous les mécomptes
d' ici-bas. On s' exerçait ainsi à aimers ce
monde ceux qu' on devait aimer dans l' autre : on
comptait retrouver au delà de la tombe les saints
protecteurs du
pC1
berceau, les douces amies de l' enfance, les fidèles
patrons de l' existence tout entière ; on n' avait
qu' un vaste amour qui réunissait les deux vies de
l' homme, et qui, commencé au sein des orages du
temps, se prolongeait à travers les gloires de
l' éternité.
Mais toutes ces croyances et toutes ces tendres
affections qui s' élançaient du coeur de l' homme
de ces temps-là vers le ciel, se rencontraient et
se fixaient toutes sur une image suprême. Toutes
ces pieuses traditions, les unes locales, les autres
personnelles, s' éclipsaient et se confondaient dans
celles que le monde entier pétait sur Marie.
Reine de la terre autant que reine du ciel, pendant
que tous les fronts et tous les coeurs étaient
inclinés devant elle, tous les esprits étaient
inspirés par sa gloire ; tandis que le monde se
couvrait de sanctuaires, de cathédrales en son
honneur, l' imagination de ces générations poétiques
ne tarissait pas dans la découverte de quelque
nouvelle perfection, de quelque nouvelle beauté,
au sein de cette beauté suprême. Chaque jour voyait
éclore quelque légende plus merveilleuse, quelque
nouvelle parure que la reconnaissance du monde
offrait à celle qui lui avait rouvert les portes
du ciel, qui avait repeuplé les rangs des anges,
qui avait ôté aux hommes le droit de se plaindre du
péché d' ève ; à l' humble ancelle couronnée par
Dieu de la couronne que Michel avait arrachée
à Lucifer, en le jetant dans les enfers. " il faut
bien, " lui disait-on avec une délicieuse
simplicité, " il faut bien que tu nous exauces,
nous avons tant de bonheur à t' honorer. " " ah !
S' écrie
pC11
Walther, chantons toujours cette douce vierge à qui
son fils ne sait rien refuser. Voinotre
consolation suprême ; c' est que dans le ciel on
fait tout ce qu' elle veut ! " et pleine d' une
inébranlable confiance en l' objet de tant d' amour,
convaincue de sa vigilance maternelle, la
chrétienté s' en remettait à elle de toutes ses
peines et de tous ses dangers, et se reposait dans
cette confiance, selon la belle image d' un poète
contemporain de sainte élisabeth :
endormie est la périllée... etc.
Dans l' esprit de ces siècles, où il y avait une si
grande surabondance de foi et d' amour, deux
fleuves avaient inondé le monde ; il n' avait pas
seulement été racheté par le sang de Jésus, il
avait aussi été purifié par le lait de Marie, par
ce lait qui avait été la première nourriture de
Dieu sur la terre et qui lui avait rappelé le
ciel ; il avait sans cesse besoin de l' un et de
l' autre ; et comme le dit un pieux religieux qui
a écrit avant nous la vie d' élisabeth : " tous ont
le droit d' entrer dans la famille desus-Christ,
quand ils
pC111
font un excellent usage du sang de leur rédempteur
et de leur père, et du laict de la sace vierge,
leur mère ; oui, de ce sang adorable qui encourage
les martyrs, qui enchante leurs douleurs... et de
ce laict virginal qui adoucit nos amertumes en
appaisant la colère de Dieu. " et encore, il faut
le dire, l' enthousiasme de cette filiale tendresse
ne suffisait pas à ces âmes si pieuses envers la
vierge-mère. Il leur fallait un sentiment plus
tendre, s' il était possible, plus intime, plus
encourageant, le plus doux et le plus pur que
l' homme puisse concevoir. Après tout, Marie
n' avait-elle pas été une simple mortelle, une
faible femme qui avait connu toutes les misères de
la vie, qui avait passé par la calomnie, et l' exil,
et le froid, et la faim ? Ah ! C' était plus qu' une
re, c' était une soeur que chérissait en elle
le peuple chrétien ! Aussi la conjurait-on sans
cesse de se rappeler cette fraternité si glorieuse
pour la race exilée : aussi un grand saint, le plus
passionné de ses serviteurs, n' hésitait pas à
l' invoquer ainsi. " ô Marie, lui disait-il... etc. "
pC1V
c' est ainsi qu' ils aimaient Marie, ces chrétiens
d' autrefois. Mais quand leur amour avait embras
le ciel et sa reine, et tous ses bienheureux
habitans, il redescendait sur la terre pour la
peupler et l' animer à son tour. La terre qui leur
avait été assignée pour séjour, cette belle
créature de Dieu, devenait aussi l' objet de leur
féconde sollicitude, de leur affection ingénue.
Des hommes qu' on nommait alors, et peut-être à bon
droit, savans, étudiaient la nature avec le soin
scrupuleux que des chrétiens devaient mettre à
l' étude des oeuvres de Dieu ; mais ils ne
pouvaient se résoudre à en faire un corps sans vie
supérieure ; ils y cherchaient toujours des
relations mystérieuses avec les devoirs et les
croyances de l' homme racheté par son Dieu ; ils
voyaient dans les moeurs des animaux, dans
les phénones des plantes, dans le chant des
oiseaux, dans les vertus des pierres précieuses,
autant de symboles des vérités consacrées par la
foi. De pédantes nomenclatures n' avaient point
encore fermé l' accès de la science de la nature
au peuple et aux poètes ; les souvenirs de
l' idolâtrie païenne n' avaient pas encore envahi
et profané le monde reconquis au vrai Dieu par le
christianisme. Quand, dans la nuit, le pauvre
levait les yeux au ciel, il y voyait, au
pCV
lieu de la voie lactée de Junon, le chemin qui
guidait ses frères au pélerinage de Compostelle,
ou celui que suivaient les bienheureux pour aller
au ciel. Les fleurs surtout offraient un monde
peuplé des plus charmantes images ; un langage
muet qui exprimait les sentimens les plus tendres
et les plus vifs. Le peuple se rencontrait avec les
docteurs pour donner à ces doux objets de son
attention journalière les noms de ceux qu' il aimait
le plus, les noms des apôtres, de ses saints
favoris, ou des saintes dont l' innocence et la
pureté semblaient se réfléchir dans la pure beau
des fleurs. Notre élisabeth eut aussi sa fleur,
humble et cachée, comme elle voulut toujours être.
Mais Marie surtout, cette fleur des fleurs, cette
rose sans épines, ce lys sans tache, avait une
innombrable quantité de fleurs que son doux nom
rendait d' autant plus belles et plus chères à son
peuple. Chaque détail des vêtemens qu' elle avait
portés sur la terre était représenté par quelque
fleur plus gracieuse que les autres : c' étaient
comme des reliques partout éparses et sans cesse
renouvelées : les grands savans de nos jours ont
cru mieux faire de substituer à son souvenir celui
de Vénus. La sympathie était censée réciproque ;
la terre devait de la reconnaissance pour cette
association à la religion de l' homme. On allait,
dans la nuit de noël, annoncer aux arbres des forêts
pCV1
que le Christ allait venir : (...). Mais en
revanche elle devait donner des roses et des
anémones au lieu l' homme versait son sang, et
des lys là où il laissait tomber des larmes.
Quand une sainte mourait, toutes les fleurs des
environs devaient se faner en me temps, ou
s' incliner sur le passage de son cercueil. On
conçoit cette ardente fraternité qui unissait saint
François à la nature entière animée et inanimée,
et qui lui arrachait des cris si plaintifs et si
admirables. Tous les chrétiens avaient alors plus
ou moins le même sentiment ; car la terre,
aujourd' hui si dépeuplée, si stérilisée pour l' âme,
était alors imprégnée d' une beauté immortelle.
Les oiseaux, les plantes, tout ce que l' homme
rencontrait sur son passage, tout ce qui avait
vie, avait été marqué par lui de sa foi et de son
espérance. C' était un vaste royaume d' amour,
et de science aussi ; car tout avait sa raison,
et sa raison dans la foi. Comme ces rayons blans
qui, partis des plaies du Christ, avaient impri
les sacrés stygmates sur les membres de François,
ainsi des rayons partis du coeur de la race
chrétienne, de l' homme simple et fidèle, avaient
été imprimer sur chaque particule de la nature le
souvenir du ciel, l' empreinte du Christ, le sceau
de l' amour.
Oui, il y a eu dans le monde comme un immense
volume, où cinquante générations ont écrit pendant
douze siècles leurs croyances, leurs émotions, leurs
ves, avec une tendresse et une patience infinies :
non seulement chaque mystère de la foi, chaque
triomphe de la croix y avait sa page, mais encore
chaque fleur, chaque fruit, chaquete des champs
y figurait à son tour. Comme dans les
pCV11
anciens missels, comme dans les grands antiphonaires
des vieilles cathédrales, à côté des brillantes
peintures sont tracées avec une inspiration
si chaleureuse et si profonde à la fois les
grandes scènes de la vie du Christ et de ses
saints, on y voyait le texte des lois de Dieu et
de sa divine parole, encadré au milieu des beautés
de la nature ; tous les êtres animés s' y
retrouvaient pour chanter les louanges du seigneur,
et des anges sortaient à cette fin du calice
de chaque fleur. C' était là la légende , la
lecture des pauvres et des simples, l' évangile
paré à leur usage, (...) ! Leurs yeux innocens y
lisaient mille beautés dont le sens est aujourd' hui
à jamais perdu ; le ciel et la terre leur y
apparaissaient peuplés de la plus douce science ;
ils pouvaient bien chanter d' une voix sincère :
(...).
Qui pourrait calculer combien la vie s' est appauvrie
depuis lors ? Qui songe aujourd' hui à l' imagination
des pauvres, au coeur des ignorans ?
Oui, le monde était alors enveloppé par la foi comme
d' un voile bienfaisant qui cachait les plaies de la
terre, qui devenait transparent pour les splendeurs
du ciel. Aujourd' hui, c' est autre chose : tout est
à nu sur la terre, tout est voilé dans le ciel.
Il fallait, pour vêtir le monde de cette parure
consolante, l' union complète et sans réserve des
deux principes qui s' alliaient si merveilleusement
dans élisabeth et dans son siècle, la simplicité
et la foi. Aujourd' hui, comme chacun le sait et le
dit, elles ont disparu de la société en masse :
la première surtout a été extirpée complétement,
non seulement
de la vie publique, mais aussi de la psie, de la
vie privée et domestique, des rares asiles l' autre
est restée. Ce n' a pas été sans une profonde
habileté que la science athée et la philosophie
irréligieuse des siècles modernes ont prononcé
leur divorce avant de les condamner à mourir.
Lorsque leur sainte et délicieuse alliance eut été
brisée, ces deux célestes soeurs n' ont pu que
s' embrasser encore dans quelques âmes méconnues,
dans quelques populations éparses et oubliées ;
et puis elles ont marché séparément à la mort.
Cette mort, il n' est pas besoin de le dire, n' a été
qu' apparente, n' a été qu' un exil. Elles ont trou
au sein de l' église impérissable le berceau d'
elles étaient sorties pour peupler et décorer le
monde : tout homme peut les y retrouver ; tout
homme peut aussi ramasser sur leur route les
immortels débris qu' elles y ont ses, et qu' on
n' a pas encore pu anéantir. Le nombre en est si
grand, la beauté si éclatante, qu' on serait tenté
de croire que Dieu ait permis à dessein que tous
les charmes extérieurs du catholicisme tombassent
un moment dans l' oubli, afin que ceux qui lui
demeureraient fidèles au milieu des épreuves
modernes, eussent l' ineffable bonheur de les
découvrir eux-mêmes et de les révéler de
nouveau.
Il y a là tout un monde à reconquérir, pour
l' histoire, pour la poésie : la piété même y
retrouvera des trésors. Qu' on ne nous reproche
point de remuer des cendres à jamais éteintes, de
fouiller d' irréparables ruines : ce qui serait vrai
des institutions humaines, ne saurait l' être des
objets de notre étude, au moins à des yeux
catholiques ; car s' il est vrai que l' église ne
meurt pas, rien aussi de ce qu' elle a une fois
touché de sa main, inspiré de son esprit, ne saurait
mourir pour toujours. Il suffit qu' elle y ait
pC1X
déposé un germe de son propre principe, un rayon de
l' invariable et immobile beauté qu' elle a reçue
avec la vie : s' il en a une fois été ainsi, c' est
en vain que les temps s' obscurcissent, que la neige
des hivers s' amoncèle : il est toujours temps de
déterrer la racine, de secouer quelque poussière
moderne, de briser quelques liens factices, de la
replanter dans quelque bonne terre, pour rendre
à la fleur, au moins dans quelques âmes, le parfum
et la fraîcheur des anciens jours.
Il nous serait pénible qu' on t croire, par suite
des idées que nous venons d' exposer, que nous
sommes d' aveugles enthousiastes du moyen âge, que
tout nous y semble admirable, digne d' envie et
sans reproche, et que dans le siècle nous
sommes destinés à vivre, les nations ne soient
plus guérissables comme autrefois. Loin de nous la
pensée de nous consumer en de stériles regrets,
et de perdre la vue à force de verser des larmes
sur le sépulcre des générations dont nous avons
hérité. Loin de nous la pensée de ramener des temps
à jamais passés. Nous savons que le fils de Dieu
est mort sur la croix pour sauver l' humanité, non
pas pendant toute la durée du monde. Nous ne
pensons pas que la parole de Dieu ait reculé ni
que son bras soit raccourci. La mission de l' homme
pur est restée la même ; le chrétien a toujours
son salut à faire et son prochain à servir. Nous
ne regrettons donc, tout en les admirant, aucune
des institutions humaines qui ont péri selon la
destinée des choses humaines, mais nous regrettons
amèrement l' âme, le souffle divin
pCX
qui les animait et qui s' est retiré des institutions
qui les ont remplacées. Ce n' est donc pas la
stérile contemplation du passé, ce n' est pas le
dédain ni le lâche abandon du psent que nous
prêchons : encore une fois loin de nous cette
triste pensée. Mais comme l' exilé, banni de ses
foyers pour être resté fidèle aux lois éternelles,
envoie souvent une pensée d' amour à ceux qui l' ont
aimé et qui l' attendent dans la patrie ; comme le
soldat, combattant sur des plages lointaines,
s' enflamme au récit des batailles que ses aïeux
y ont gagnées ; ainsi qu' il nous soit permis à
nous, que notre foi rend comme des exilés au
milieu de la société moderne, d' élever nos coeurs
et nos regards vers les bienheureux habitans de la
leste patrie ; et humbles soldats de la cause
qui les a glorifiés, de nous enflammer aussi au
cit de leurs luttes et de leurs victoires.
Nous ne savons que trop tout ce qu' il y avait de
souffrances, de crimes, de plaintes dans les
siècles que nous avons étudiés ; comme il y en a
toujours eu, comme il y en aura toujours, tant que
la terre sera peuplée d' hommes déchus et pécheurs.
Mais nous croyons qu' il y a entre les maux de ces
siècles et ceux du nôtre, deux incalculables
différences. D' abord l' énergie du mal rencontrait
partout une énergie du bien qu' elle semblait
augmenter en la provoquant au combat, et par qui
elle était sans cesse vaincue avec éclat. Cette
glorieuse résistance avait son principe dans la
force des convictions qu' on reconnaissait, dans
leur influence sur la vie entière : dire que cette
force n' a pas diminué à mesure que la foi et la
pratique religieuse se sont retirées des âmes, ce
serait assurément contredire l' expérience de
l' histoire et les souvenirs du monde. Nous sommes
loin de contester d' éclatans progrès sous certains
rapports, mais nous dirons avec un éloquent
écrivain de
pCX1
nos jours, dont les paroles montrent assez que sa
partialité pour les temps anciens ne doit pas être
suspecte : " certainement la moralité est plus
éclairée aujourd' hui ; est-elle plus forte ? ...
qui ne tressaille de joie en voyant la victoire
de l' égalité ? ... je crains seulement qu' en prenant
un si juste sentiment de ses droits, l' homme n' ait
perdu quelque chose du sentiment de ses devoirs. Le
coeur se serre quand on voit que, dans ce progrès
de toute chose, la force morale n' a point
augmenté. "
puis, ces maux dont le monde souffrait et se plaignait
alors avec raison, étaient tous physiques, tous
matériels. Le corps, la propriété, la liberté
matérielle, étaient exposés, blessés, foulés plus
qu' ils ne le sont aujourd' hui en certains pays,
nous le voulons bien. Mais l' âme, mais le
coeur, mais la conscience étaient sains, purs,
hors d' atteinte, libres de cette affreuse maladie
intérieure qui les ronge de nos jours. Chacun
savait ce qu' il avait à croire, ce qu' il pouvait
savoir, ce qu' il devait penser de tous ces
problèmes de la vie et de la destinée humaine qui
sont aujourd' hui autant de supplices pour les âmes
qu' on a réussi à paganiser de nouveau. Le malheur,
la pauvreté, l' oppression, qui ne sont pas plus
extirpés aujourd' hui qu' ils ne l' étaient alors, ne
se dressaient pas devant l' homme de ces temps-là
comme une affreuse fatalité dont il était
l' innocente victime. Il en souffrait, mais il les
comprenait : il en pouvait être écrasé, mais non
pas désespéré ; car il lui restait le ciel, et
l' on n' avait encore intercepté aucune des voies
qui conduisaient de la prison de son corps à la
patrie de son âme. Il y avait une immense san
morale qui neutralisait toutes les maladies du
corps social, qui leur opposait
pCX11
un antidote tout-puissant, une consolation positive,
universelle, perpétuelle dans la foi. Cette foi
qui avait pénétré le monde, qui réclamait tous les
hommes sans exception, qui s' était infiltrée dans
tous les pores de la société comme une sève
bienfaisante, offrait à toutes les infirmités
un remède sûr, simple, le me pour tous, à la
portée de tous, compris par tous, accepté par
tous.
Aujourd' hui le mal est encore là ; il est non
seulement présent, mais connu, étudié, analysé
avec un soin extrême : la dissection serait parfaite,
l' autopsie exacte ; mais avant que ce vaste corps
ne devienne un cadavre, sont les remèdes ?
Ses nouveaux médecins ont usé quatre siècles à le
dessécher, à en exprimer cette sève divine et
salutaire qui faisait sa vie. Que va-t-on y
substituer ?
C' est qu' il est temps maintenant de juger le chemin
qu' on a fait faire à l' humanité et les voies par
on l' a menée. Les nations chrétiennes ont laissé
détner leur mère ; ces mains tendres et puissantes
qui avaient un glaive pour venger toutes leurs
injures, un baume pour guérir toutes leurs plaies,
elles les ont vues chargées de chaînes : sa
couronne de fleurs lui a été arrachée, et on l' a
trempée dans l' acide du raisonnement jusqu' à ce
que chaque feuille en soit tombée, flétrie et
perdue. Le philosophisme, le despotisme et
l' anarchie l' ont promenée captive devant les
hommes en l' abreuvant d' insultes et d' ignominie ;
puis ils l' ont enfermée dans un cachot qu' ils
appellent son tombeau, et à la porte duquel ils
veillent tous trois.
Et cependant elle a laissé dans le monde un vide
que rien ne saurait combler ; ce ne sont pas
seulement les âmes restées fidèles qui pleurent ses
malheurs, ce sont toutes les âmes non encore
souillées qui demandent à respirer un autre air
que celui qui est devenu mortel par son absence ;
ce sont toutes celles qui n' ont pas perdu le
sentiment de leur dignité et de leur immortelle
origine, qui demandent à y être ramenées ; ce sont
surtout les âmes tristes qui cherchent partout en
vain un remède à leur tristesse, une explication
de leur désenchantement, qui ne trouvent partout
que la place vide et saignante des anciennes
croyances, et qui ne veulent et ne peuvent pas
être consolées, quia non sunt !
eh bien ! Nous le croyons fermement, un jour viendra
l' humanité demandera à sortir du désert qu' on
lui a fait ; elle demandera qu' on lui répète les
chants de son berceau ; elle voudra respirer les
parfums de sa jeunesse, approcher ses lèvres
altérées du sein de sa mère, afin de goûter encore
avant de mourir ce lait si doux et si pur dont son
enfance a été abreuvée. Et les portes de la prison
de cette mère seront brisées par le choc de tant
d' âmes souffrantes ; elle en sortira plus belle,
plus forte, plus clémente que jamais : ce ne sera
plus la naïve et fraîche beauté de ses jeunes
années, après le sanglant enfantement des premiers
siècles ; ce sera la grave et sainte beauté de la
femme forte, qui a relu l' histoire des martyrs et
des confesseurs, et qui y a ajouté sa page. On
verra dans ses yeux la trace des larmes, et sur
son front la ride des souffrances ; elle n' en
paraîtra que plus digne d' hommages et d' adoration
à ceux qui auront souffert comme elle.
Elle reprendra sa course glorieuse, course nouvelle,
dont la route n' est connue que de Dieu ; mais en
attendant que le monde lui redemande de présider
à ses destinées, ses enfans fidèles savent qu' ils
peuvent recevoir d' elle chaque jour des secours
et des consolations infinies. Aussi, fils de la
lumière, ils ne trembleront pas devant ce qu' un
monde sans foi appelle sa décadence ; au milieu des
pCX1V
ténèbres qu' il accumule autour d' eux, ils ne se
laisseront ni éblouir ni entraîner par aucun des
téores trompeurs de la nuit orageuse. Calmes et
confians, ils resteront les regards fixés avec un
inébranlable espoir sur cet éternel orient qui ne
cesse jamais de briller pour eux, et où les
générations assises dans l' ombre de la mort,
découvriront aussi un jour l' unique et sacré
soleil prêt à inonder de ses victorieuses clartés
l' ingratitude des hommes.
Du reste, loin de nous l' ambition de résoudre ce
qu' on appelle le problème du siècle, de donner la
clef de toutes les contradictions de l' intelligence
de nos jours. Ces grandes pensées sont loin de notre
faible coeur. Nous osons même croire que tous les
projets qu' elles ont motis sont frappés d' une
stérilité radicale. Tous les systèmes les plus
vastes, les plus progressifs que la sagesse
humaine a mis au jour, et qu' elle a voulu
substituer à la religion, n' ont jamais pu
intéresser que les savans, ou les ambitieux, ou
tout au plus les heureux du monde. Mais la grande
majori du genre humain ne sera jamais dans ces
catégories. La grande majorité des hommes est
souffrante, souffrante de douleurs morales autant
que de maux physiques. Le premier pain de l' homme
est la douleur, et son premier besoin est d' en
être consolé. Or, lequel de ces systèmes a jamais
consolé un coeur affligé, peuplé un coeur désert ?
Lequel de ces docteurs a jamais enseigné à essuyer
une larme ? Seul, depuis l' origine des temps, le
christianisme a promis de consoler l' homme des
inévitables afflictions de la vie, en purifiant
les penchans de son coeur : et seul il a tenu sa
promesse. Aussi pensons-nous qu' avant de songer
à le remplacer, il faudrait commencer par pouvoir
chasser la douleur de la terre.
pCXV
Telles sont les pensées qui nous ont animé en
écrivant la vie d' élisabeth de Hongrie, qui a
beaucoup aimé et beaucoup souffert, mais dont la
religion a épuré toutes les affections et conso
toutes les souffrances. Nous offrons à nos frères
dans la foi, ce livre étranger autant par son
sujet que par sa forme à l' esprit du temps où nous
vivons. Mais la simplicité, l' humilité, la charité,
dont nous voulons raconter les merveilles, sont,
comme le Dieu qui les inspire, au dessus des temps
et des lieux. Puisse seulement cette oeuvre
porter dans quelques âmes simples ou tristes un
reflet des douces émotions que nous avons
éprouvées en l' écrivant : puisse-t-elle monter
vers le trône éternel comme une humble et timide
étincelle de cette vieille flamme catholique qui
n' est pas morte dans tous les coeurs !
1 mai 1836, anniversaire de la translation de
sainte élisabeth.
CHAPITRE PREMIER
p1
Comment le duc Hermann régnait en Thuringe, et le
roi André en Hongrie, et comment la chère sainte
élisabeth naquit à Presbourg et fut transportée
à Eisenach.
Parmi les princes qui régnaient en Allemagne au
commencement du treizième siècle, il n' y en avait
point de plus puissant ni de plus renomque
Hermann, landgrave ou duc de Thuringe et de
Hesse, et comte palatin de Saxe. Le courage et
les talens qu' il avait reçus avec l' héritage de
son illustre père, Louis le ferré , l' un des
princes les plus remarquables du moyen âge ; la
protection spéciale du pape Innocent Iii, sa
proche parenté avec l' empereur
p2
Frédéric Barberousse dont il était neveu, avec le
roi Ottocar de Bohême, et les maisons de Saxe,
de Bavière et d' Autriche, la position de ses
vastes états au centre de l' Allemagne, qui
s' étendaient depuis la Lahn jusqu' à l' Elbe, tout
lui assignait un grand rôle politique. Bien qu' il
ne fût pas au nombre des sept électeurs du
saint-empire romain, c' était cependant son
influence qui déterminait leur choix, et son
alliance était regardée comme décisive pour le
succès des divers prétendans à la couronne
impériale. Il fut ainsi plus d' une fois l' arbitre
des destinées de l' empire. " quand il se trouve
un roi trop court ou trop long, dit un poème
contemporain, ou peu fait pour réjouir le pays
et tout le monde, le seigneur de Thuringe lui
ôte sa couronne et la donne à qui il veut " . C' était
principalement à lui que le célèbre empereur
Frédéric Ii avait dû son élection en 1211.
Ce n' était pas seulement sa puissance qui lui
attirait le respect de l' Allemagne : il se
distinguait encore par sa générosité sans bornes,
son instruction et sa piété. Il ne se couchait
jamais sans avoir entendu ou fait lui-même une
lecture tirée de l' écriture-sainte. Il avait étud
dans sa jeunesse à Paris, qui était alors le
sanctuaire suprême de la science sacrée et profane.
Il en avait rapporté un amour très vif pour la
poésie : pendant tout son règne il fit recueillir
avec soin les poèmes héroïques des anciens germains,
et entretenait à cette fin plusieurs écrivains
occupés à transcrire les chants des vieux maîtres.
Vivant à l' époque où la poésie catholique et
chevaleresque jetait en Allemagne son plus pur
éclat, il en comprit toute l' immortelle beauté ;
s' il ne put, comme l' empereur Henri Vi et une
foule de princes et seigneurs de son temps, prendre
place parmi les chantres d' amour minnesaenger ,
et entendre comme eux répéter ses vers dans les
châteaux et les chaumières, nul d' entre eux du
moins ne le surpassa en admiration du gai
p3
savoir , en munificence et en affection envers les
poètes ; ils formaient sa société habituelle et
étaient l' objet de sa plus vive sollicitude. Sa
cour était en quelque sorte leur patrie à tous, et
pendant toute sa vie orageuse, il ne démentit
jamais cette prédilection de ses jeunes années.
Aussi ont-ils célébré à l' envi sa gloire et ses
qualités, car son nom se trouve dans le titurel ,
le parcifal , et tous les monumens les plus
populaires de la poésie nationale : aussi Walther
Von Der Vogalweide, le plus grand poète de cette
période, a-t-il dit de lui : " les autres princes
sont tous très clémens, mais nul n' est aussi
généreux que lui ; il l' était autrefois et l' est
encore... nul ne souffre de ses caprices... la
fleur de Thuringe brille à travers la neige ; son
été et l' hiver de sa gloire sont doux et beaux
comme son printemps. "
il arriva en l' an 1206 que le duc Hermann se
trouvant à son château de Wartbourg, au-dessus
de la ville d' Eisenach, réunit à sa cour six des
poètes les plus renommés de l' Allemagne, savoir :
Henri Schreiber, Walther Von Der Vogelweide,
Wolfram D' Eschenbach, Reinhart de Zwetzen,
qui étaient tous quatre des chevaliers d' ancienne
lignée ; Bitterolf, officier de sa maison, et
enfin Henri d' Ofterdingen, simple bourgeois
d' Eisenach. Une rivalité violente seclara
bientôt entre les cinq poètes de noble naissance,
et le pauvre Henri qui était au moins leur égal
en talent et en popularité. La tradition les accuse
d' avoir voulu même attenter à sa vie, et raconte
qu' un jour qu' ils fondirent tous ensemble sur lui,
il ne put leur échapper qu' en se réfugiant auprès
de la duchesse Sophie (car le duc lui-même était
en course), et en se cachant dans les plis de son
manteau. Pour vider leur différend, ils convinrent
de se livrer un combat public et définitif, en
présence du duc et de sa cour, et avec l' assistance
du bourreau, la corde à la main, qui devait pendre
ance tenante celui dont les chants seraient
reconnus inférieurs à ceux
p4
de ses rivaux ; montrant ainsi que la gloire et la
vie étaient à leurs yeux inséparables. Le duc
consentit à cette condition et présida à cette
lutte solennelle qui retentit dans toute
l' Allemagne, et à laquelle vinrent assister une
foule de seigneurs et de chevaliers. Ils chantèrent
tour à tour et sous les formes les plus variées,
l' éloge de leurs princes favoris, les plus grands
mystères de la religion, le mariage légitime de
l' âme avec le corps après la résurrection,
l' inépuisable clémence de Dieu, la puissance du
repentir, l' empire de la croix, et surtout les
gloires de Marie, la bien aimée de Dieu, neuf
fois plus belle que la miséricorde, qui est
elle-même plus belle que le soleil. Ces chants
recueillis par l' auditoire, se sont conservés
jusqu' à nos jours, sous le titre de la guerre de
la Wartbourg . Leur collection forme encore
aujourd' hui un des monumens les plus importans de
la littérature germanique, à la fois comme trésor
des croyances anciennes et populaires, et comme
irrécusable témoignage du rôle immense que jouait
la poésie dans la société, la science et la foi
de ce siècle. Il fut impossible de décider des
rites des ménestrels rivaux, et il fut convenu
que Henri d' Ofterdingen irait chercher en
Transylvanie le célèbre maître Klingsohr,
tellement expert dans les sept arts libéraux et
surtout en astronomie et en nécromancie, que les
esprits même étaient obligés, disait-on, d' obéir
à sa science, et que le roi de Hongrie lui faisait
une pension de trois mille marcs d' argent pour
prix de ses services. Un délai d' un an fut accordé
à Henri pour faire ce voyage ; et au jour fixe il
se trouva aux portes d' Eisenach avec le grand
savant.
Tandis que toute la chevalerie allemande avait les
yeux fixés sur
p5
cette lutte dont la mémoire devait se perpétuer
jusqu' à la postérité la plus éloignée, le seigneur,
toujours jaloux de la gloire de ses élus, l' avait
destinée surtout à entourer d' une auréole de poésie
et de gloire populaire, le berceau d' une de ses
plus humbles servantes.
En effet, Klingsohr, s' étant logé à Eisenach chez
l' aubergiste Henri Hellgref, à gauche de la
porte saint-George, descendit le soirme de
son arrivée dans le jardin de son hôte, se
trouvaient plusieurs seigneurs de Hesse et de
Thuringe, venus exprès pour le voir, ainsi que
des officiers de la cour du prince, et beaucoup
d' honnêtes bourgeois de la ville, qui, selon la
coutume encore existante de la bonne Allemagne,
y buvaient le coup du soir. Ces braves gens
l' entourèrent et lui demandèrent de leur apprendre
quelque chose de nouveau : sur quoi il se leva et
se mit à contempler les astres avec attention
pendant long-temps. Puis il leur dit : " je vous
apprendrai quelque chose de nouveau et de joyeux
aussi ; je vois une belle étoile qui se lève en
Hongrie, et qui rayonne de là à Marbourg, et de
Marbourg dans le monde entier. Sachez que cette
nuit même, il est né à monseigneur le roi de
Hongrie une fille qui sera nommée élisabeth, qui
sera donnée en mariage au fils du prince d' ici,
qui sera sainte, et dont la sainteté réjouira et
consolera toute la chrétienté. " les assistans
entendirent ces paroles avec une grande joie : et
le lendemain de grand matin les chevaliers
montèrent à la Wartbourg pour les redire au
landgrave, qu' ils rencontrèrent comme il allait à
la messe. Ils ne voulurent pas le retenir et
l' entendirent avec lui ; mais aussitôt qu' elle fut
finie, ils lui racontèrent ce qui s' était pas
la veille. Le prince en fut surpris ainsi que
toute sa cour, et ayant
p6
demandé aussitôt son cheval, alla lui-me, avec
une nombreuse escorte, chercher maître Klingsohr,
et le mena avec lui à la Wartbourg. On lui rendit
les plus grands honneurs, surtout les prêtres qui
le traitèrent en évêque, dit un contemporain. Le
landgrave le fit ner à sa table ; et après le
repas, ils parlèrent long-temps ensemble. Le prince,
chez qui l' anxiété paternelle était déjà éveillée,
lui demanda comment allaient les affaires de
Hongrie, ce qu' entreprenait le roi, s' il était
encore en paix avec les infidèles, ou si la guerre
avait recommencé. Klingsohr satisfit en détail à
sa curiosité : après quoi il s' occupa du grand
procès qui l' avait amené à Eisenach. Il présida
au nouveau combat qui s' engagea, et réussit à
calmer la haine des rivaux de Henri son client,
et à faire reconnaître publiquement sonrite.
Il retourna ensuite en Hongrie, comme il était
venu, c' est-à-dire, selon la tradition populaire,
en une seule nuit.
Or, la Hongrie était alors gouvernée par le roi
André Ii, dont le règne était aussi agréable à
Dieu qu' à ses peuples. Illustre par ses guerres
contre les nations païennes qui entouraient les
frontières de son royaume, il l' était plus encore
par sa profonde piété et par sa générosité envers
l' église et les pauvres. Quelques unes de ces
vastes mines d' or qui enrichissent encore
aujourd' hui la Hongrie, furentcouvertes sous
son règne, et le peuple fidèle ne manqua pas d' y
voir une récompense accordée par Dieu à ses
vertus. Ses mineurs vinrent lui raconter un jour
qu' en fouillant les flancs d' une montagne, ils
avaient entendu une voix leur crier de prendre
courage, parce que ce roc renfermait une masse d' or
p7
inépuisable que Dieu destinait au roi André, pour
le récompenser de sa piété et de sa charité. Le
roi se réjouit grandement de la faveur divine, et
profita de sa nouvelle richesse pour fonder des
églises et des couvents, et pour augmenter ses
aumônes.
Il avait pour épouse Gertrude de Méranie, ou
d' Andechs, de la maison peut-être la plus illustre
de l' empire à cette époque. Elle descendait en
droite ligne de Charlemagne, et possédait les plus
belles provinces du midi de l' Allemagne. Le père
de Gertrude, Berchtold Iii, était duc deran
et de Carinthie, margrave d' Istrie et souverain
du Tyrol. Son frère Berchtold Iv avait refusé,
en 1198, la couronne impériale que les princes lui
offraient unanimement. Une de ses soeurs, Hedwige,
depuis canonisée, était duchesse de Silésie et de
Pologne ; et une autre, Agnès, fut l' épouse,
lèbre par sa beauté et ses malheurs, de
Philippe-Auguste, roi de France. Gertrude ne le
dait pas à son époux en piété. Les historiens
vantent son courage et son âme virile. Le plus
tendre amour unissait ces deux nobles époux.
En l' an 1207, au jour et à l' heure annoncée par
Klingsohr à Eisenach, la reine Gertrude se
trouvant à Presbourg, donna le jour à une fille,
qui reçut sur les fonts le nom d' élisabeth. La
rémonie de son baptême se fit avec une très
grande magnificence : on la porta à l' église sous
un dais qui était ce qu' on avait pu trouver de plus
beau à Bude, où était alors un des principaux
entrepôts du luxe oriental.
Dès le berceau, cette enfant prédestinée donna des
gages de la destinée sublime que Dieu lui
servait : les noms consacrés par la religion
furent les premiers mots qui frappèrent son
attention, les
p8
premiers aussi qu' elle voulut bégayer à mesure que
sa langue se déliait ; et lorsqu' elle put parler,
ce ne fut long-temps que pour réciter des oraisons.
Elle prêtait une attention surprenante aux premiers
enseignemens de la foi qu' on lui donnait, bien
qu' assurément une lumière intérieure éclairât déjà
pour elle ces saintes vérités. à l' âge de trois
ans, à ce qu' assurent les historiens, elle exprimait
sa compassion pour les pauvres et s' efforçait de
subvenir à leurs misères par des dons. Toute sa
vie était ainsi déjà en germe dans cette vie du
berceau, dont le premier acte était une aumône,
et la première parole une prière : aussi
semble-t-elle avoir été dès lors admise par Dieu
à posséder ces grâces qu' elle devait plus tard si
abondamment distribuer sur la terre. à peine eut-elle
vu le jour que les guerres était engagée la
Hongrie cessèrent : les dissensions intérieures
me se calmèrent. Cette tranquillité passa bientôt
de la vie publique à la vie privée ; les violations
de la loi de Dieu, les excès, les blasphèmes
devinrent moins fréquens ; et le roi André vit se
combler tous les désirs que pouvait former un roi
chrétien. Les âmes simples et pieuses ne manquèrent
pas dès lors de remarquer la coïncidence de cette
paix et de cette prospérité subite avec la naissance
d' un enfant chez qui la piété était si précoce :
et lorsqu' on vit plus tard se réaliser d' une manière
si éclatante les promesses de ses premières années,
les hongrois aimaient à se rappeler que jamais
enfant royal n' avait apporté plus de grâces à sa
patrie.
Cependant le duc Hermann n' avait riengligé pour
savoir si la prédiction de Klingsohr s' était
accomplie, et si une princesse était née en
Hongrie au jour qu' il avait indiqué. Et lorsqu' il
eut appris non seulement sa naissance mais encore
les marques devotion qu' elle donnait déjà, et le
bonheur qu' elle semblait avoir apporté
p9
du ciel à son pays, il conçut le plus vif désir de
voir la pdiction s' accomplir tout entière, et
son jeune fils devenir l' époux d' élisabeth. Les
voyageurs qui arrivaient de temps à autre de cette
contrée, qui n' était guère plus isolée qu' aujourd' hui
du reste de l' Europe, lui apportaient souvent
des détails sur la fille du roi André. Un jour
surtout un moine, qui venait de Hongrie, lui
raconta qu' étant aveugle depuis quatre ans, il
avait été subitement guéri par l' attouchement de
la jeune princesse. -" toute la Hongrie " , dit-il
au duc, se réjouit de cette enfant, car elle a
apporté la paix avec elle ! "
c' en fut assez pour décider Hermann à envoyer
auprès du roi de Hongrie une ambassade composée
de seigneurs et de nobles dames, pour lui demander
la main d' élisabeth, au nom de son fils Louis,
et pour l' amener avec eux, s' il était possible, en
Thuringe. Il choisit pour cette mission le comte
Reinhard De Muhlberg, Gauthier de Varila,
son échanson, et Madame Berthe, veuve d' égilolf
de Beindeliben, qui était, au dire des chroniqueurs,
connue pour sa sagesse et sa modestie, et en outre
belle, pieuse et honorable en tout. Elle eut pour
compagnes deux nobles et belles demoiselles, et
deux écuyers. Les ambassadeurs avaient une suite
d' au moins trente chevaux. Tout le long de leur
route ils furent rus par les princes et les
prélats dont ils traversaient les terres, avec la
distinction que méritait leur propre rang et celui
de leur seigneur. Parvenus heureusement à Presbourg,
ils y trouvèrent une hospitalité royale, et dès
le lendemain de leur arrivée, des messes en grand
nombre.
Lorsqu' ils eurent expoau roi l' objet de leur
mission, celui-ci assembla un conseil pour
délibérer sur la demande du duc de Thuringe.
Klingsohr l' appuya avec chaleur : dans un discours
qui peut servir de tableau de l' état de la
Thuringe à cette époque, il fit longuement valoir
les richesses et la puissance de Hermann ; il
p10
énura les douze comtes qui étaient ses vassaux,
sans compter les barons et les chevaliers ; les
bonnes forteresses qui défendaient son pays ; il
raconta combien ce pays lui avait paru fertile,
bien cultivé, entouré de belles forêts, garni
d' étangs poissonneux ; combien aussi le peuple
était aisé, buvant force bière et mangeant du
bon pain blanc. Il fit ensuite le plus grand éloge
du caractère personnel du duc, et ajouta que son
fils lui avait paru réunir toutes les qualités
qu' on pouvait demander à son âge. La reine Gertrude
se prononça également en faveur de la demande du
duc, et le roi, cédant à son influence, consentit
à se séparer de sa fille chérie. Mais avant de la
laisser partir, il voulut célébrer une fête en son
honneur ; et ayant convoqué tous les chevaliers
de sa cour et leurs dames, il ordonna des
jouissances brillantes : les jeux, les danses,
la musique surtout et les chants desnestrels
durèrent trois jours, au bout desquels les
ambassadeurs thuringiens demandèrent congé au roi.
On apporta la petite élisabeth, qui n' avait que
quatre ans, enveloppée d' une robe de soie brodée
d' or et d' argent : on la coucha dans un berceau
d' argent massif, et on la remit ainsi aux
thuringiens. Le roi dit au sire de Varila :
" je confie à ton honneur de chevalier ma
consolation suprême. " la reine vint aussi en
pleurant lui recommander son enfant : à quoi le
chevalier répondit : " je la tiendrai volontiers en
ma garde et lui serai fidèle à toujours. " il tint
parole, comme nous verrons.
Avant de quitter Presbourg, les ambassadeurs
reçurent du roi et de la reine des présens d' une
richesse infinie, tant pour eux-mêmes, que pour
être transmis au duc Hermann, comme dot de la
princesse. Les narrations contemporaines énumèrent
avec détail ces présens, en disant expressément
que jamais on n' avait rien vu d' aussi précieux ni
d' aussi beau en Thuringe. D' l' on peut conclure
que ce mariage a signalé l' introduction en
Allemagne d' un nouveau développement de l' industrie
et du luxe de l' orient, qui,
p11
à une époque aussi reculée, ne saurait être sans
importance pour l' histoire de l' art et de l' industrie
germanique. La reine ajouta mille marcs d' argent,
en promettant que si elle vivait, elle doublerait
cette somme de son trésor privé.
Les ambassadeurs partirent enfin ; ils étaient
venus avec deux voitures, ils s' en retournaient
avec treize, tant leur bagage s' était accru. Le
roi leur avait confié treize nobles demoiselles
de Hongrie pour servir de compagnes à sa fille,
et qui furent toutes dotées et mariées en Thuringe
par le duc Hermann.
Leur voyage de retour se fit sans encombre. Dès que
le duc Hermann et la duchesse Sophie eurent reçu
la nouvelle de leur approche et du succès de leur
mission, ils se mirent à genoux et bénirent Dieu
de ce qu' il avait exaucé leurs voeux. Puis ils
descendirent aussitôt de la Wartbourg à Eisenach
pour y recevoir leurs envoyés que Dieu avait si
bien conseillés. La joie d' avoir obtenu une jeune
duchesse leur avait à peu près fait perdre la
tête, à ce que dit un des chroniqueurs officiels
de leur cour. Ils conduisirent tout le cortége
dans l' auberge d' Hellgref, ou Klingsohr avait
fait sa prédiction, et qui était la meilleure du
temps. Là, le landgrave prit la petite élisabeth
entre ses bras, et la serrant contre sa poitrine,
il remercia encore Dieu de la lui avoir accordée.
Puis il remonta à la Wartbourg pour y préparer les
logemens ; mais la duchesse Sophie passa toute
la nuit auprès de l' enfant. Le lendemain matin elle
la conduisit au château, où le duc avait rassemblé
toute sa cour, et où il fit inviter les principaux
bourgeois d' Eisenach et leurs femmes, afin qu' ils
pussent voir l' enfant que Dieu et le roi de
Hongrie lui
p12
avaient envoyé. On célébra solennellement les
fiançailles de la princesse, âgée de quatre ans,
avec le jeune duc Louis, qui en avait onze, et
on les coucha, l' un à côté de l' autre, dans le
me lit. Puis il y eut, comme à Presbourg, des
banquets et des fêtes somptueuses, où la poésie,
qui était la principale magnificence de la cour de
Thuringe, brilla de son éclat accoutumé.
à dater de cette époque élisabeth ne quitta plus
celui qui devait être plus tard son époux, et
qu' elle nomma dès lors son frère. Touchante et
salutaire coutume des âges et des familles
catholiques, que cette commune éducation donnée
à ceux dont la vie devait être toujours commune ;
inspiration bienfaisante qui confondait dans le
coeur de l' homme le pur nom de soeur avec le nom
sacré d' épouse ; qui faisait que rien n' était
perdu dans la vie ; qui utilisait toutes les
fraîches et fugitives émotions de la fraternité
au profit des graves et longs devoirs du mariage ;
qui s' emparait tout d' abord de ce qu' il y a
d' impétueux et d' ardent dans le coeur humain
pour le calmer et le sanctifier ; enveloppant
ainsi dans les liens d' un seul et même amour ce que
la vie a de plus pur et ce qu' elle a de plus
intime, ses souvenirs les plus doux et ses
affections les plus saintes.
CHAPITRE 2
p13
Comment la chère sainte élisabeth honorait Dieu
dans son enfance.
Du sein même de la famille dont la providence
éloignait ainsi la petite élisabeth, deux causes
vinrent contribuer à développer de bonne heure dans
son âme les précieuses dispositions que l' on y
avait reconnues s le berceau. Elle avait en
premier lieu un exemple illustre de l' union de
toutes les vertus chrétiennes avec la majesté
souveraine dans sa tante maternelle, Hedwige,
duchesse de Pologne, qui devait mériter plus
tard le culte des fidèles, et dont la piété
austère et fervente était dès lors un titre de
gloire pour sa famille, et un sujet d' édification
qu' élisabeth sut comprendre et imiter.
Mais outre l' influence de cet exemple, Dieu permit
qu' un malheur imprévu vînt jeter comme une ombre
de tristesse sur les premiers jours de sa vie,
et lui faire comprendre tout d' abord la fragilité
des grandeurs mondaines. Deux ans après qu' elle
eut été transportée de Hongrie en Thuringe, sa
re, la reine Gertrude, périt de la mort la
p14
plus cruelle, assassinée à la fleur de l' âge par les
sujets de son époux. On est incertain sur la cause
de sa mort : selon les uns, elle fut immolée par le
banus de Croatie et de Dalmatie, qui voulut
venger ainsi l' honneur de sa femme outragée par le
patriarche Berchtold, frère de la reine : selon
d' autres elle fut victime d' une conspiration
dirigée contre les jours de son mari, et pour lui
donner le temps de fuir, elle se livra aux coups
des conjurés. Cette funeste nouvelle parvint
bientôt aux oreilles d' élisabeth, et tous les
historiens s' accordent à regarder l' impression
qu' elle en reçut comme une des principales sources
des graves pensées et de la profonde piété qui
se faisait jour dans toutes les actions de cette
enfant.
Dès son arrivée, le landgrave avait choisi sept
demoiselles des plus nobles familles de sa cour
et à peu près du même âge que sa future belle-fille,
parmi lesquelles était sa propre fille Agnès, pour
les faire élever avec elle. Une d' elles, Guta,
qui n' avait alors que cinq ans, un an de plus
qu' élisabeth, resta à son service jusqu' à peu de
temps avant sa mort ; et lorsque Dieu l' eut
rappelée à lui, et que le bruit de sa sainteté eut
attiré l' attention des autorités ecclésiastiques,
cette même Guta, interrogée publiquement, raconta
les souvenirs de son enfance. C' est à sa déposition,
soigneusement conservée et transmise au saint
siége, que nous devons la connaissance des détails
que nous allons donner sur l' emploi des premières
années de notre élisabeth.
Dès cet âge si tendre toutes ses pensées, toutes
ses émotions paraissent s' être concentrées dans le
désir de servir Dieu et deriter le ciel. Toutes
les fois qu' elle le pouvait, elle entrait dans la
chapelle du château, et là, en se couchant au
pied de l' autel, elle faisait ouvrir devant elle
un grand psautier, bien qu' elle ne sût pas encore
lire, puis pliant ses petites mains et levant les
yeux vers le
p15
ciel, elle se livrait avec un recueillement précoce
à la méditation et à la prière.
En jouant avec ses compagnes, et par exemple, en
sautant sur un pied, elle faisait en sorte que
toutes fussent obligées de se diriger vers la
chapelle ; et quand elle la trouvait fermée, elle
en baisait avec ferveur la serrure, la porte et
les murs extérieurs, par amour pour le Dieu
voilé qui y reposait. Dans tous ses jeux, c' était
toujours la pensée de Dieu qui la dominait : elle
espérait gagner pour lui, car elle donnait tout ce
qu' elle gagnait à de pauvres filles, en leur
imposant le devoir de réciter un certain nombre de
pater et d' ave . Elle y cherchait sans
cesse des occasions de se rapprocher de Dieu :
et lorsqu' elle avait éprouvé quelque obstacle à
faire autant de prières ou de génuflexions qu' elle
aurait voulu, elle disait à ses petites
compagnes : " couchons-nous par terre pour voir
qui de nous est la plus grande. " puis s' étendant
successivement à côté de chacune des petites
filles, elle profitait de ce moment pour
s' humilier devant Dieu et réciter un ave .
Devenue épouse et mère, elle se plaisait à
raconter ces innocentes ruses de son
enfance.
Souvent aussi elle conduisait ses amies au
cimetière, et leur disait : " souvenez-vous que nous
ne serons un jour rien que de la poussière. " puis
arrivant devant le charnier, elle disait : " voici
les os des morts : ces gens ont été vivans comme
nous le sommes et sont maintenant morts comme nous
le serons ; c' est pourquoi il faut aimer Dieu :
mettons-nous à genoux, et dites avec moi :
seigneur, par votre mort cruelle et par votre chère
re Marie, délivrez ces pauvres âmes de leur
peine ; seigneur, par vos cinq plaies sacrées,
faites-nous sauves. " c' étaient là, dit un auteur,
ses danses et ses jeux. Ces enfans citaient ces
prières aps elle, et
p16
bientôt éblouis par l' ascendant qu' elle prenait sur
eux, ils racontèrent que l' enfantsus venait
souvent la trouver, la saluait tendrement et jouait
avec elle. Mais elle leur défendit sévèrement de
dire pareilles choses.
Hors de ses récréations elle cherchait à apprendre le
plus de prières qu' elle pouvait. Tous ceux qui
voulaient lui parler de Dieu et de sa sainte loi,
lui devenaient chers par cela seul. Elle s' était
assigné un certain nombre d' oraisons à réciter par
jour ; et lorsqu' elle avait été empêchée de
remplir cet engagement volontaire avant la nuit,
et que ses suivantes l' obligeaient de se mettre
au lit, elle ne manquait jamais de s' en acquitter
tandis qu' on la croyait endormie, se souvenant
comme David, du seigneur sur sa couche. Elle
sentait déjà le prix de la modestie qui est
ordonnée aux vierges chrétiennes, et arrangeait
toujours son voile de manière à ce qu' on vît le
moins possible de ses traits enfantins.
La charité sans bornes qui devait plus tard
s' identifier avec sa vie me, enflammait déjà son
âme prédestinée. Elle distribuait aux pauvres tout
l' argent qu' elle recevait de ses parens adoptifs,
ou qu' elle pouvait leur dérober sous un prétexte
quelconque. Elle allait sans cesse dans les offices
et dans les cuisines du château pour y ramasser
quelques restes qu' elle portait avec soin aux
pauvres affas, ce qui ne laissait pas que
d' éveiller déjà contre elle le mécontentement des
officiers de la maison ducale.
Plus elle grandissait, et plus elle croissait en
vertu et en piété, plus elle vivait en elle même,
recueillie en la présence de Dieu qui se plaisait
dès-lors à la parer de ses grâces les plus précieuses
et les plus rares.
L' usage voulait à cette époque que les princesses
et les jeunes
p17
filles de haut parage tirassent au sort parmi les
saints apôtres un patron spécial. élisabeth qui
avait déjà choisi la sainte vierge pour sa
protectrice et son avocate suprême, avait aussi
unenération et, comme le dit un manuscrit, une
amitié toute particulière pour saint Jean
l' évangéliste, à cause de la pureté virginale dont
cet apôtre était le type. Elle se mit donc à prier
avec chaleur notre-seigneur de faire en sorte que le
sort lui assignât saint Jean : après quoi elle
alla humblement avec ses compagnes à l' élection. On
se servait à cette fin de douze cierges, sur chacun
desquels était écrit le nom d' un apôtre, et que l' on
lait ensemble sur l' autel où chaque postulante
allait en choisir un au hasard. Le cierge qui
portait le nom de saint Jean échut tout d' abord à
élisabeth ; mais ne se contentant pas de ce
premier accomplissement de ses voeux, elle fit
renouveler deux fois l' épreuve, et toujours avec le
me résultat. Se voyant ainsi comme recommandée
à son apôtre bien-aimé par une manifestation
spéciale de la providence, elle sentit accroître
sa dévotion envers lui, et fut fidèle à ce culte
pendant toute sa vie : jamais elle ne refusait ce
qu' on lui demandait au nom de saint Jean, qu' il
s' agît ou de pardonner une injure ou de conférer un
bienfait.
Placée sous ce patronage sacré, la pieuse enfant y
vit un nouveau motif de se rendre digne du ciel,
et de redoubler par conséquent de pratiques
chrétiennes et de privations volontaires. Elle ne
négligeait jamais de sanctifier le nom du seigneur
par une grande réserve dans ses paroles. Les
dimanches et fêtes elle laissait de côté quelque
partie de ses ornemens, préférant honorer Dieu par
l' humilité de son esprit que par l' éclat de sa
parure. Guta nous apprend qu' en ces occasions elle
ne mettait pas de gants, ni de manchettes lacées
comme on en portait alors, si ce n' était après la
fin de la messe.
p18
Tous les jours elle cherchait quelque moyen de briser
sa volonté dans les petites choses, pour s' habituer
aux grands sacrifices. Dans ses jeux, quand elle
gagnait et que le succès la rendait toute joyeuse,
elle cessait tout-à-coup, en disant : " maintenant
que je suis en veine de bonheur je vais m' arrêter
pour l' amour de Dieu. " elle aimait à danser selon
la coutume universelle du pays où elle était née,
et de celui où elle était élevée ; mais lorsqu' elle
avait fait un tour, elle disait : " c' est assez d' un
tour pour le monde, je me priverai des autres en
l' honneur de Jésus-Christ. "
cependant le jeune Louis, son fiancé, était sans
cesse auprès d' elle, et élisabeth se trouvait avec
plaisir auprès de lui : elle l' appelait mon cher
frère ; et lui l' appelait ma mie et aussi
ma chère soeur .
Telle fut la première enfance de cette jeune fille :
le seigneur, qui lui réservait une destinée si pure
et si éclatante devant lui, mais qui avait compté
le nombre de ses jours, et qui voulait bientôt
l' appeler à prendre place dans le ciel, daigna lui
ouvrir tout d' abord le trésor de ses grâces. Sa
vie devait être trop courte pour laisser place à
ces grandes révolutions intérieures qui ont signalé
la vie et la conversion de quelques uns des saints
les plus illustres. Aucun orage du coeur ne vint
obscurcir le rayon céleste qui la conduisit du
berceau à la tombe. Tout devait sepondre et se
suivre dans sa carrièrenie. Ce n' est pas la seule
des servantes du seigneur qui ait rendu un
témoignage précoce à sa miséricorde et à sa
puissance : et certes il n' y a point pour des yeux
chrétiens de clarté plus douce que l' aube de ces
grandes lumières dont la destinée est d' éclairer le
ciel et la terre.
CHAPITRE 3
p19
Comment la chère sainte élisabeth eut à souffrir
pour Dieu.
élisabeth avait à peine atteint sa neuvième année,
lorsqu' elle vit mourir le père de son fiancé, le
landgrave Hermann (1216). Une nuit, il avait vu
en songe que les cadavres des suppliciés exposés
au lieu des exécutions hors la porte d' Eisenach,
s' étaient tout-à-coup transformés en vierges
blanches, et que ces vierges s' étaient dirigées
vers son lit, ayant à leur tête notre-dame et sainte
Catherine qu' il chérissait particulièrement,
lesquelles lui avaient dit : " il faut que sur ce
site me tu nous bâtisses une maison et que tu
y mettes des vierges qui nous appartiendront, et
alors nous te réunirons à nous sous peu. " le duc
exécuta fidèlement ce mandat. Il fonda au lieu
indiqué un couvent de femmes sous l' invocation
de sainte Catherine, y installa pour première
abbesse une jeune veuve, Imagina, duchesse de
Brabant, et désigna ce sanctuaire pour être le
lieu de sa propre sépulture et de celle de ses
p20
descendans. Après quoi il mourut et fut enterré
comme il l' avait ordonné. Le jeune Louis, à peine
âgé de seize ans, hérita de son père dont il était
le fils aîné ; ses deux frères puinés, Henri
Raspon et Conrad reçurent chacun un apanage, le
titre de comte, et le gouvernement d' une partie
des états du landgrave, selon l' usage de la maison
de Thuringe.
La mort de Hermann fut un malheur pour élisabeth.
Ce prince illustre et pieux avait continà l' aimer
avec tendresse à cause de sa piété précoce : il
l' avait toujours traitée comme sa propre fille,
et personne de son vivant n' eût osé mettre obstacle
à ses pratiques religieuses. Mais après sa mort il
n' en fut plus de me. Bien que Louis, qu' elle
regardait comme son fiancé et son seigneur, fût
devenu souverain du pays, sa jeunesse le laissait
encore en quelque sorte sous la dépendance de sa
re, la duchesse Sophie, fille dulèbre Otton
de Wittelsbach, duc de Bavière. Cette princesse
voyait avec déplaisir l' extrême dévotion d' élisabeth,
et lui en témoignait souvent son mécontentement.
La jeune Agnès, soeur de Louis, qui était élevée
avec sa future belle-soeur, et que son éclatante
beauté avait rendue plus facile à séduire par les
vanités du monde, lui reprochait sans cesse avec
amertume ses habitudes humbles et retirées. Elle
lui disait sans détour qu' elle n' était faite que
pour devenir une femme de chambre ou une servante.
Les autres jeunes filles de grande maison, qui
étaient les compagnes des deux princesses, voyant
qu' élisabeth prenait chaque jour moins de part à
leurs jeux, à leurs danses et à leur vie gaie et
frivole, répétaient ce qu' elles entendaient dire
à Agnès et se moquaient ouvertement d' elle. Enfin
les officiers les plus influens de la cour ducale,
sans égard pour sa royale naissance, son sexe et son
extrême jeunesse, ne rougissaient pas de la
poursuivre par des dérisions et des injures publiques.
p21
Tous s' accordaient à dire qu' il n' y avait rien en
elle qui ressemblât à une princesse.
En effet, élisabeth montrait une sorte d' éloignement
pour la société des jeunes comtesses et des nobles
demoiselles qu' on lui avait données pour compagnes :
elle recherchait beaucoup plus celle des humbles
filles de quelques bourgeois d' Eisenach, et même
celle des filles attachées à son service. Elle
aimait surtout à s' entourer des enfans des femmes
à qui elle distribuait ses aunes. Les injures
dont elle était l' objet ne servirent qu' à lui
rendre plus douce et plus chère cette société ;
et elle ne laissa surnager dans son coeur aucun
sentiment d' orgueil ou d' amour-propre blessé, ni
me d' impatience. Ce premier essai de l' injustice
des hommes et des mires du monde devint comme un
nouveau lien entre Dieu et elle : elle y puisa de
nouvelles forces pour le servir et l' aimer. Comme le
lis entre les épines, dit un de ses historiens,
l' innocente élisabeth fleurissait et germait au
milieu des amertumes, et répandait autour d' elle
le doux et fragrant parfum de la patience et de
l' humilité.
Elle donna vers ce temps un exemple de cette
humilité, que tous les narrateurs de sa vie ont
soigneusement rapporté. C' était le jour de
l' assomption, jour il y avait de grandes
indulgences dans les églises consacrées à la
sainte vierge, et où on lui faisait l' offrande
des fruits et des grains de l' année. La duchesse
Sophie dit à Agnès et à élisabeth : " descendons
dans la ville, à Eisenach ; allons à l' église
de notre cre dame, entendre la belle messe des
chevaliers teutoniques qui l' honorent spécialement.
Peut-être y entendrons-nous prêcher sur elle.
Mettez vos plus beaux habits
p22
et vos couronnes d' or. " les deux jeunes princesses,
s' étant parées comme elle l' avait ordonné,
descendirent avec elle à la ville et étant entrées
dans l' église, allèrent s' agenouiller sur un
prie-dieu en face d' un grand crucifix. à la vue
de cette image du sauveur mourant, élisabeth
ôta sa couronne et la posant sur son banc, elle se
prosterna par terre sans autre ornement de tête que
ses cheveux. La duchesse en la voyant ainsi, lui
dit brusquement : " qu' avez-vous donc, Mademoiselle
élisabeth ? Qu' allez-vous nous faire de nouveau ?
Voulez-vous encore faire rire tout le monde de vous.
Les demoiselles doivent se tenir droites et ne pas
se jeter par terre comme des folles, ou comme de
vieilles nonnes qui se laissent tomber à la manière
des rosses fatiguées. Ne pouvez-vous pas faire
comme nous, au lieu de faire comme les enfans mal
élevés. Est-ce que votre couronne est trop lourde ?
à quoi sert de rester ainsi ployée en deux comme
un paysan ? " élisabeth se releva et répondit
humblement à sa belle-mère : " chère dame, ne m' en
voulez pas. Voici devant mes yeux mon Dieu et mon
roi, ce doux et miséricordieux Jésus, qui est
couronné d' épines aiguës, et moi qui ne suis
qu' une vile créature je resterais devant lui
couronnée de perles, d' or et de pierreries ! Ma
couronne serait une dérision de la sienne. " et
aussitôt elle se mit à pleurer amèrement, car l' amour
p23
du Christ avait déjà blessé son tendre coeur. Elle
se recoucha sur son banc comme auparavant, laissa
parler Sophie et Agnès tant qu' elles voulurent,
et continua à prier avec tant de ferveur, qu' ayant
mis un pan de son manteau devant ses yeux, elle le
trempa de ses larmes. Les deux autres princesses,
pour éviter aux yeux du peuple un contraste fâcheux,
se virent obligées de faire comme elle, et de se
tirer le manteau devant les yeux : ce qu' il leur
aurait été tout aussi agréable de ne pas faire,
ajoute le chroniqueur.
De pareils traits ne pouvaient servir qu' à
envenimer la haine qu' elle inspiraitjà aux âmes
profanes. Cette haine semble s' être propagée de
plus en plus, à mesure qu' elle grandissait ; et
lorsqu' enfin elle eut atteint l' âge nubile, ce fut
comme une explosion générale de persécutions et
d' injures dans toute la cour de Thuringe. Les
parens du landgrave, ses conseillers, ses principaux
vassaux, tous se déclarèrent contre elle. Ils
disaient hautement qu' il fallait la renvoyer à son
père et reprendre la parole donnée ; qu' une
pareille béguine n' était pas faite pour leur
prince ; qu' il lui fallait une épouse bien alliée,
riche, et de moeurs vraiment royales ; qu' il
ferait beaucoup mieux de se marier à la fille d' un
prince voisin qui pourrait lui donner des secours
en cas de besoin, tandis que le père d' élisabeth
était trop éloigné pour cela, de me que pour
venger l' injure faite à sa fille, s' il la ressentait :
mais que, du reste, il paraissait déjà l' avoir
oubliée, et ne lui avait point envoyé le
p24
supplément de dot que sa mère avait promis. Les
compagnons intimes du jeune duc profitaient de
toutes les occasions pour l' exciter à laisser
élisabeth, à la renvoyer dans sa Hongrie, parce
qu' elle était trop timide et réservée. La duchesse
re faisait tous ses efforts pour qu' elle fût
obligée de prendre le voile dans quelque couvent
de femmes. Agnès surtout la poursuivait de ses
pris et de ses injures : elle luipétait sans
cesse qu' elle avait manqué sa vocation en ne
devenant pas servante. " Mademoiselle élisabeth, "
lui dit-elle un jour, " si vous vous figurez que
monseigneur mon frère vous épousera, vous vous
trompez fort : ou bien il faudra que vous deveniez
tout autre que vous n' êtes. "
c' étaient de pareils propos qu' il lui fallait
entendre chaque jour. Elle sentit profondément
toute l' amertume de sa position ; elle se voyait
à peine sortie de l' enfance et déjà sans soutien,
sans amis, sans consolation humaine, exilée en
quelque sorte de sa patrie, privée de la protection
paternelle, au milieu d' une cour étrangère, exposée
sans défense aux insolences et aux persécutions des
ennemis de Dieu et des siens. Elle en reconnut
d' autant mieux que sa vie ne devait être qu' un
pélerinage dans ce monde instable. Elle eut recours
à son Dieu : elle lui confiait sa douleur en
silence et lui ouvrait tout son coeur. Elle
cherchait à confondre sa propre volonté avec celle
de ce père céleste, et le suppliait d' accomplir
cette très aimable volonté en elle par toutes les
épreuves qu' il jugerait convenables. Puis quand
elle avait retrouvé sa paix et sa
p25
signation aux pieds du crucifix, elle venait
rejoindre ses femmes de chambre et les pauvres
filles qu' elle s' était choisies pour compagnes, et
redoublait de caresses envers elles, ce qui, d' un
autre côté, faisait redoubler les invectives et les
moqueries des deux princesses et des courtisans.
Ici, un de ses biographes interrompt son récit pour
adresser à la sainte cette prière :
" ô très chère sainte élisabeth ! J' honore ta
vertueuse jeunesse, et je m' afflige avec toi de
tes mépris et de tes persécutions. Que n' ai-je
passé aussi saintement que toi mes premières
années ! Que n' ai-je souffert aussi patiemment
que toi toutes mes contrariétés ! Je te supplie,
par ton enfance bienheureuse, d' anéantir ma malice
enfantine ; et par ton roïque patience de
m' obtenir le pardon de mon impatience et de toutes
mes fautes. "
CHAPITRE 4
p26
comment le jeune duc Louis fut fidèle à la chère
sainte élisabeth, et comment il l' épousa.
Le Dieu juste qui avait accueilli les prières et
les larmes de sa fille élisabeth, ne tarda pas
à la récompenser de sa soumission et de sa patience.
Seul, au milieu de toute sa cour, le jeune duc
Louis ne s' était pas laissé prévenir contre elle ;
et, trompant l' espoir et l' attente de tous, il
resta fidèle à celle qu' il avait regardée, dès
son enfance, comme sa fiancée. Son amour pour elle
augmentait chaque jour ; et bien que, probablement
par égard pour sa mère, il ne jugeât point à
propos de le manifester publiquement, cette pure
et sainte affection n' en jetait pas moins les plus
profondes racines dans son coeur. Les sarcasmes
et les exhortations de sa mère le trouvèrent aussi
sourd que les conseils de ses faux amis et la voix
des passions. Il voyait avec joie et admiration ce
qui attirait à élisabeth les injures du monde, sa
modestie extrême, l' absence de toute pompe dans
ses vêtemens, sa piété, sa charité : il pensait
en lui-même qu' il serait heureux d' apprendre d' elle
ces vertus. Son chapelain Berthold, qui a écrit
sa vie, ne doute pas que Dieu, par une inspiration
p27
secrète, n' eût tourné son coeur vers la royale
exilée. Car ce n' était pas seulement comme son
épouse et d' un amour humain et conjugal qu' il
l' aimait, mais comme une soeur en Jésus-Christ
et avec une affection qui semblait versée dans son
coeur par la main du très-haut. Plus les méchans
l' obsédaient de conseils perfides, et plus il se
sentait l' âme pénétrée de fidélité et de tendresse
pour cette innocente étrangère ; plus il la voyait
haïe par les autres à cause de sa vertu et de sa
piété, et plus il éprouvait le besoin de l' aimer et
de la défendre. Bientôt il profita de toutes les
occasions qui s' offraient à lui pour pouvoir, sans
offenser sa mère, aller la consoler secrètement
dans ses momens de tristesse. Dans cette solitude,
sans autre témoin que Dieu, qui avait déjà béni
cette sainte union, ils se parlaient de leur secret
et mutuel amour, et le prince cherchait, par ses
paroles tendres et encourageantes, à adoucir les
blessures que d' autres avaient faites à cette jeune
âme. Aussi, trouvait-elle dans ces douces relations
un inexprimable soulagement. Toutes les fois qu' il
faisait des courses un peu lointaines et qu' il
passait par des villes marchandes, il y achetait
quelque objet qui lui paraissait rare ou précieux,
pour en faire présent à sa fiancée. Jamais il ne
revenait les mains vides : c' était, ou un chapelet
de corail, ou un petit crucifix, ou une image pieuse,
ou bien un couteau, une bourse, des gants, des
bijoux pour orner la poitrine, des chaînes ou des
épingles d' or, quelque chose enfin qu' elle n' avait
point encore. à son retour, elle allait joyeusement
au devant de lui pour le saluer ; il l' embrassait
p28
avec tendresse, et puis lui donnait ce qu' il lui
avait rapporté comme un gage de son amour et un
signe qu' il avait pensé à elle en route.
Une fois cependant que le duc avait été accompagné
dans sa course par plusieurs seigneurs étrangers,
qui ne le quittèrent pas jusqu' à son retour, il
oublia d' apporter à élisabeth son présent
accoutumé. La princesse, rendue défiante par la
persécution et l' injustice, ressentit vivement cet
oubli que ses ennemis remarquèrent aussi avec joie,
et dont ils se vantèrent comme d' un symptôme
de changement dans les dispositions de Louis.
Ayant rencontré le sire Gaultier De Varila,
grand échanson, qui l' avait ramenée de Hongrie,
à qui le roi son père l' avait spécialement confiée,
et qui avait toujours combattu de son mieux les
intrigues des autres courtisans, elle ne put
s' empêcher de découvrir sa peine à ce vieil ami.
Le bon chevalier se montra touché de son affliction
et lui promit d' en parler à son seigneur. Il en eut
bientôt l' occasion, le duc l' ayant pris avec lui
à une partie de chasse dans les environs de la
Wartbourg. Comme ils se reposaient ensemble couchés
sur l' herbe dans un certain bois d'l' on voyait
devant soi l' Inselberg, la plus haute montagne de
Thuringe, le sire Gaultier dit au duc : " vous
plaît-il, monseigneur, de répondre à une question
que je vais vous faire ? " à quoi le bon prince
pondit : " parle en toute confiance et je te dirai
tout ce que tu voudras. " " or donc, " reprit le
chevalier, " que pensez-vous faire de Mademoiselle
élisabeth que je vous ai amenée ? La prendrez-vous
pour épouse, ou bien vous dégagerez-vous de votre
parole et la renverrez-vous à son re ? " alors
Louis se leva aussitôt, et étendant la main vers
l' Inselberg : " vois-tu, " dit-il, " cette montagne
qui est devant nous ? Eh bien ! Si elle était d' or
pur depuis la base jusqu' au sommet et que tout cela
p29
dût m' appartenir, à condition de renvoyer mon
élisabeth, jamais je ne le ferais. Qu' on pense et
qu' on dise d' elle tout ce qu' on voudra, moi je dis
ceci : je l' aime et je n' aime rien plus ici-bas. Je
veux avoir mon élisabeth. Elle m' est plus chère par
sa vertu et sa piété que toutes les terres et toutes
les richesses du monde. " " je vous supplie, monseigneur, "
dit alors Gaultier, " de me permettre de lui
redire ces paroles. " " dis-les lui, " répondit le
duc, " dis-lui que jamais je n' écouterai ce qu' on me
conseillera contre elle, et donne lui ceci comme
un nouveau gage de ma foi. " ce disant, il fouilla
dans son aunière et en tira un petit miroir à
double fond monté en argent, où se trouvait au
dessous de la glace une image de n-s crucifié. Le
chevalier se hâta d' aller retrouver élisabeth, lui
péta ce qu' il avait entendu et lui remit le
miroir. Elle se mit à sourire avec une grande joie,
et remercia beaucoup le sire Gaultier de ce qu' il
lui servait ainsi de père et d' ami ; puis elle
ouvrit le miroir, et ayant vu l' image de
Jésus-Christ, elle le baisa avec amour et le pressa
contre son coeur.
Le moment allait du reste bientôt arriver où Louis
tiendrait sa parole de chrétien et de prince, et
élisabeth serait récompensée de sa patience et
consolée de ses épreuves. En 1218, le jour de
saint-Kilian, le duc ayant accompli sa
dix-huitième année se fit armer chevalier dans
l' église de saint-Georges d' Eisenach avec
plusieurs autres jeunes seigneurs ; l' éque de
Naumbourg vint y nir leurs épées. L' année
suivante fut occupée en partie par une guerre
qu' il eut à soutenir contre l' archevêque Sigefroi
de Mayence,
p30
qui, par suite de certains démêlés avec le duc
Hermann, avait excommunié son fils. Mais celui-ci
étant entré inopinément en Hesse, y ravagea les
possessions du prélat et de ses amis, et l' obligea
à demander la paix. Une conférence eut lieu à
Fulde le jour de saint-Boniface de l' ane 1219 ;
le landgrave y fut formellement absous et une
conciliation complète eut lieu. De retour de
cette première campagne, Louis proclama son
intention d' épouser sa fiancée et imposa enme
temps silence à toutes les injures et à tous les
conseils pervers dont elle avait été victime. Nul
n' osa plus combattre une volonté aussi décidée, et
l' astuce des hommes se trouva désormais impuissante
pour séparer plus long-temps deux âmes que Dieu
avait unies dans ses conseils éternels. Admirez,
dit leur historien, admirez comment cet heureux
jeune homme et ce chaste époux, en se mariant, reste
sourd aux conseils des impies et étranger à la soif
de l' or, sachant que c' est une bonne épouse qui
est cette bonne part promise par le seigneur à
l' homme qui a fait le bien sur la terre.
Ce fut en 1220 que le mariage fut célébau château
de Wartbourg avec beaucoup de pompe. Le duc y
invita tous ses comtes de Hesse et de Thuringe
et une foule de chevaliers et d' écuyers. Tous les
convives furent logés à ses frais dans la ville
d' Eisenach. D' un commun accord, les seigneurs
remirent l' honneur de conduire la mariée à l' église
au comte Meinhard de Mühlberg et au sire de
Varila, qui l' avaient été chercher neuf ans
auparavant en Hongrie, et qui devaient maintenant
mettre en quelque sorte le sceau à leur voyage.
Elle fut en outre accompagnée par toutes les nobles
dames et demoiselles du pays. Les chroniqueurs ne
parlent pas des sentimens avec lesquels toute cette
noblesse vit le triomphe de celle qui avait été
si long-temps l' objet de ses dédains et de ses
persécutions. Ils nous vantent en revanche
l' harmonieuse musique de la messe, le luxe des
festins et des danses, et l' éclat du tournoi qui
p31
dura trois jours, et se distinguèrent plusieurs
jeunes chevaliers. Après ces trois jours de fête,
les seigneurs et leurs dames reprirent
successivement la route de leurs châteaux, et
l' ordre habituel recommença à régner dans le vaste
manoir de Wartbourg. Les deux jeunes époux se
retrouvèrent appartenant désormais l' un à l' autre.
Louis avait vingt ans, élisabeth n' en avait que
treize ; tous deux innocens par le coeur encore
plus que par l' âge, tous deux unis par l' esprit
et la foi encore plus que par la chair, ils
s' aimèrent en Dieu, nous dit-on, d' un incroyable
amour, et c' est pourquoi les saints anges demeuraient
autour d' eux.
CHAPITRE 5
p32
Comment le duc Louis, mari de la chère sainte
élisabeth, était agréable à Dieu et aux hommes.
L' époux que Dieu avait destiné dans sa miséricorde
à sa pieuse servante, et qu' elle aimait avec une
tendresse si profonde et si réservée à la fois,
était assurément digne d' elle et de son amour. Tous
les historiens de Thuringe et de notre sainte sont
d' accord pour tracer de lui le portrait le plus
attrayant ; et, à l' exception de son glorieux
homonyme Saint Louis de France, l' histoire de
son siècle n' offre pas un prince qui, si jeune
encore, ait possédé à un si haut point toutes les
vertus du chrétien et du souverain.
La noblesse et la pureté de son âme se manifestaient
à tous dans son extérieur. Sale beauté était
lèbre parmi ses contemporains. Tous les auteurs
vantent la parfaite proportion de sa taille, la
fraîcheur de son teint, ses blonds et longs cheveux,
l' expression sereine et bienveillante de son
visage. Plusieurs croyaient voir en lui une
ressemblance frappante avec le portrait que la
tradition avait conser
p33
du fils de Dieu fait homme. Le charme de son
sourire était irrésistible. Sa démarche était noble
et digne ; sa voix d' une extrême douceur. Nul ne
pouvait le voir sans l' aimer. Ce qui le distingua
surtout dès ses plus jeunes années, ce fut une
pureté d' âme et de corps à laquelle il ne laissa
jamais porter la plus légère atteinte. Il était
modeste et pudique comme une jeune fille ; il
rougissait facilement ; il observait dans ses
paroles la plus grande réserve. Ce ne fut pas
seulement dans ses premières et innocentes années
qu' il sut préserver le trésor de cette pureté ; elle
n' était pas chez lui le fruit d' une jeunesse
dérobée à tout danger, ou bien d' émotions
fugitives, de résolutions sincères, mais destinées
à s' évanouir devant le premier orage des sens ;
c' était une volonté ferme et enracinée qui devint
la règle de sa vie entière ; c' était une
sistance inflexible aux tentations les plus
fréquentes et les plus dangereuses. Livré à
lui-même au moment d' entrer dans l' adolescence,
maître à seize ans d' une des principautés les plus
riches et les plus puissantes de l' Allemagne,
entouré de tous les prestiges du pouvoir, du luxe,
de la vie agitée de cette époque, entouré surtout de
perfides conseillers, de flatteurs avides de voir
périr sa vertu, jamais il ne fléchit, jamais
il ne ternit de l' ombre la plus légère la fidélité
qu' il avait promise à Dieu, à lui-même et à celle
qu' il aimait en Dieu. Qu' il nous soit permis à ce
propos de reproduire ici deux traits que les
écrivains contemporains ont racontés avec détail
et qui nous semblent de nature à édifier les âmes
simples.
Peu de temps après la mort de son père, comme il
était un jour avec sa mère, la duchesse Sophie,
au château d' Ebersberg, un certain seigneur voulut
mettre à l' épreuve sa jeune innocence. Ayant
trouvé, dans le village voisin d' Auerbach, une
jeune fille d' une beauté remarquable, il la fit
venir au château et la conduisit à la
p34
chambre du prince. Il fallait pour cela traverser
une cour où la petite élisabeth jouait en ce
moment avec ses compagnes. à la vue de cette
étrangère qu' on menait chez son fiancé elle se mit
à pleurer ; et lorsqu' on lui demanda la cause de
ses larmes, elle répondit : " parce qu' ils veulent
prendre l' âme précieuse de mon frère et la perdre. "
cependant le jeune duc reposait sur son lit pendant
la chaleur du jour, quand il entendit frapper à sa
porte ; aussitôt sautant à bas de sa couche et nus
pieds, il alla ouvrir. La jeune fille entra avec le
chevalier ; après qu' ils se furent assis :
" damoiselle, " dit Louis " que venez vous faire
ici ? " " je n' en sais rien, monseigneur, "
pondit-elle. Alors le chevalier lui dit : " je
vous l' ai menée pour que vous en fassiez votre
plaisir. " à ces mots, le pieux et prudent prince
appela un de ses chambellans et lui dit d' apporter
trois marcs d' argent pur. Dès qu' il les eut reçus,
il les donna à la jeune fille en lui disant :
" baissez votre voile, belle jeune fille, et prenez
ce faible présent en guise de bénédiction, afin
que vous puissiez retourner avec joie dans votre
famille. " puis prenant à part l' indigne chevalier,
il lui ordonna de reconduire cette jeune fille à
ses parens en la préservant de toute atteinte.
" s' il lui arrive la moindre chose, " ajouta-t-il,
" je te promets que je te ferai pendre. " le narrateur
dit qu' il taira le nom de ce malheureux chevalier
pour éviter le scandale. élisabeth voyant partir
sitôt l' étrangère essuya ses larmes et s' en réjouit
en remerciant Dieu.
Une autre fois, comme il regardait par une fenêtre
à Eisenach sur une place où l' on dansait, un des
assistans lui montra la femme
p35
d' un bourgeois de la ville qui se faisait remarquer
par sa beauté et sa grâce ; il ajouta que si elle
lui plaisait, il se chargeait de la rendre
favorable à ses voeux. Le prince se retourna vers
lui vivement irrité : " tais-toi, " dit-il ; " si
jamais tu oses souiller mes oreilles par un pareil
langage, je te chasserai de ma cour. Comment
oses-tu me proposer de devenir complice d' un crime
que je puis être appelé à juger et à punir tous les
jours ? "
une vertu si rare et si courageuse ne pouvait avoir
pour fondement que la foi la plus active et la
pratique de tous les devoirs imposés par l' église.
On célébrait chaque jour, en sa présence, les
saints mystères, et il y assistait avec une dévotion
exemplaire. Il était le défenseur le pluslé des
droits de l' église et des monastères ; bien qu' il
t parfaitement distinguer ces droits de l' intérêt
personnel de quelques prélats, comme on l' a vu par
la guerre qu' il soutint contre l' archevêque de
Mayence. Mais quand c' était l' injustice brutale ou
l' avidité de ses vassaux laïcs qui troublaient la
vie paisible et bienfaisante des ministres du
seigneur, il montait aussitôt à cheval pour aller
défendre, la lance au poing, la cause de Dieu et du
pauvre peuple. La société dans laquelle il semblait
le plus se plaire était celle des religieux ; et le
but ordinaire de ses courses, en temps de paix,
était l' abbaye des bénédictins de Reinhartsbrunn,
il avait choisi sa sépulture. Sa première visite,
en y arrivant, était à l' hospice des pauvres et des
pélerins, qui était une partie essentielle de
chaque monastère. Il cherchait à consoler les
malades et les infirmes par sa présence et ses
douces paroles, et leur laissait toujours, comme
aumône, quelque partie de son riche costume ou
d' autres petits objets. De retour dans son château,
il cherchait à reproduire dans sa vie quelques unes
des privations dont la vie religieuse lui avait
donné l' exemple. Par esprit denitence, jamais
il ne mangeait de mets salés ou épicés, et, ce qui
contrastait étrangement avec les
p36
usages des princes allemands de cette époque, il ne
buvait jamais de bière, et du vin seulement quand
il était malade.
Cette fidélité simple et naïve aux devoirs les plus
rigoureux de la vie chrétienne ne servait qu' à
rendre plus éclatantes en lui les qualités d' un
preux chevalier et d' un prince sage et aimable.
Aucun prince de son temps ne le surpassait en
courage, ni me en force physique et en adresse
dans les exercices du corps. Il déploya ce courage
dans une occasion que les historiens de l' époque
ont commorée avec soin. L' empereur lui avait fait
présent d' un lion, et un matin que le duc, à peine
tu et sans armes ni défense quelconque, se
promenait dans sa cour, il vit ce lion, qui s' était
échappé de sa cage, courir sur lui en rugissant.
Sans s' effrayer, il l' attendit de pied ferme, lui
montra le poing et le menaça de la voix en se fiant
à Dieu. Le lion vint aussitôt se coucher à ses
pieds en agitant la queue. Une sentinelle qui était
sur le rempart, attirée par le rugissement du lion,
aperçut le danger de son maître et appela du
secours. Le lion se laissa enchaîner sans
sistance, et bien des gens virent, dans cet
empire exercé sur les animauxroces, un gage
évident de la faveur céleste,ritée par la piété
du prince et la sainteté de la jeune élisabeth.
à ce courage, dont la suite de ce récit offrira bien
d' autres preuves, il joignait, au suprême degré,
cette noble courtoisie que saint François
D' Assise, son sublime contemporain, a nommée
la soeur de la charité . Il portait à toutes les
femmes un respect plein de pudeur. Il était
envers tout le monde, et surtout envers ses
inférieurs, d' une bienveillance, d' une affabilité
qui ne se démentaient jamais. Il aimait à faire
plaisir aux autres. Jamais il ne blessait ni ne
repoussait personne par son orgueil ou sa froideur.
Une gaîté douce et franche, une familiarité aimable
présidaient à toutes ses relations
p37
intimes et domestiques. Ses chevaliers et ses
écuyers se louaient de sa grande générosité ; les
comtes et les seigneurs qui venaient à sa cour y
étaient traités par lui avec les plus grands égards
et tous les honneurs dus à leur rang.
à ces vertus chevaleresques il ajoutait toutes
celles d' un souverain chrétien. La seule passion
hémente que tous ses historiens lui
reconnaissent était celle de la justice. Il
l' aimait avec énergie etvoûment ; et cet amour
lui donnait toute la sévérité nécessaire pour
punir les violateurs de ses lois. Il éloigna de sa
cour et priva sansmission de leurs charges ou
emplois tous ceux qui opprimaient leurs
subordonnés, ou même qui étaient orgueilleux
envers les pauvres, ainsi que ceux qui se
laissaient emporter à des actes de violence
et ceux qui lui adressaient des dénonciations
fausses ou malicieuses. Les blasphémateurs et les
hommes qui ne rougissaient pas de faire entendre
en sa présence des paroles impures, étaient aussitôt
condamnés à porter pendant un certain temps un
signe public d' ignominie. Inflexible envers ceux
qui outrageaient la loi de Dieu, il était
indulgent et patient envers tous ceux qui lui
manquaient à lui-même. Quand quelques uns de ses
serviteurs s' oubliaient avec lui, il se bornait à
leur dire : " chers enfans, ne le faites plus, car
vous affligez mon coeur. " dans toutes ses
délibérations il apportait une prudence éprouvée ;
ses expéditions militaires, ses actes politiques
montraient une habileté et une prévoyance qu' on
n' aurait pas cru pouvoir s' unir facilement avec sa
grande jeunesse et la simplicité de son caractère.
Il s' occupait avec zèle et assiduité de tous les
travaux que lui imposait le gouvernement de ses
états. Sa véracité était à toute épreuve, et sa
moindre parole inspirait la même sécurité
p38
que le serment le plus solennel. On pouvait bâtir
sur cette parole comme sur un rocher. Plein de
miséricorde et de générosité envers les pauvres,
il témoignait une extrême sollicitude pour toutes
les classes de son peuple. Tous ceux qui se
trouvaient lésés par qui que ce fût recouraient
à lui en toute confiance, et ce n' était jamais
en vain. Nous le verrons plus d' une fois se mettre
en campagne pour venger les torts faits à ses plus
humbles sujets. Sous un prince pareil, la
prospérité morale et matérielle de la Thuringe ne
pouvait que s' accroître, aussi les chroniques du
pays ont-elles célébré avec enthousiasme le
bonheur dont il jouit pendant ce règne trop court,
et les fruits féconds que porta l' exemple des
vertus du souverain. La noblesse imita son chef,
et l' on n' entendait plus les vassaux se plaindre
des habitudes oppressives et belliqueuses
auxquelles quelques seigneurs s' étaient livrés.
Le peuple se montrait soumis et tranquille.
L' union, la paix, la sécurité régnaient partout.
Ce n' était au dedans comme au dehors du pays qu' une
commune voix pour vanter et envier le bonheur que
devait la Thuringe aux vertus du duc Louis.
En un mot, tout son caractère et toute sa vie
peuvent se résumer dans la noble devise qu' il
s' était choisie dès ses premières années :
piété, chasteté, justice. il a justifié plus
que personne la glorieuse croyance des siècles
catholiques, qui établissait une analogie
fondamentale entre la chevalerie et le sacerdoce ;
pour qui les véritables chevaliers étaient les
prêtres armés de la justice et de la foi, comme
les prêtres étaient les chevaliers de la parole et
de la prière.
CHAPITRE 6
p39
Comment le duc Louis et la chère sainte élisabeth
vivaient ensemble devant Dieu dans le saint
sacrement du mariage.
Un prince qui offrait un si parfait modèle du preux
chrétien ne pouvait recevoir ici-bas de récompense
plus douce et plus belle que l' amour d' une sainte.
On a vu comment notre élisabeth n' avait conservé
de lien avec la vie de ce monde que cet amour qu' elle
associait à de si religieuses pensées. Louis de son
té nementit jamais la tendre fidélité de ses
premières années.
Elle avait du reste tout ce qui peut toucher et
duire un jeune coeur. Parée devant Dieu de sa
pié et de son humilité, elle était encore parée
devant les hommes de tous les attraits corporels.
Les historiens qui ont conservé son portrait la
représentent comme une beauté régulière et
parfaite : sa personne toute entière ne laissait
rien à désirer ; son teint était brun et pur, ses
cheveux noirs, sa
p40
taille d' une élégance et d' une grâce sans rivale,
sa marche grave et pleine de noblesse et de
majesté. Ses yeux surtout semblaient un foyer de
tendresse, de charité et de miséricorde. Il est
facile de voir que dans cette beauté terrestre il
se peignait un reflet éclatant de l' immortelle beauté
de son âme.
Mais ce n' était pas sur les sentimens éphémères
d' une admiration et d' un attrait purement humains
que ces deux jeunes époux avaient éle
l' inaltérable union de leurs coeurs. C' était sur
une foi commune et sur lare pratique de
toutes les vertus que cette foi enseigne, de tous
les devoirs qu' elle impose. Malgré sa grande
jeunesse et la vivacité presque enfantine de son
amour pour son mari, élisabeth n' oubliait jamais
qu' il était son chef, comme Jésus-Christ est le
chef de l' église, et qu' elle devait lui être
soumise en tout comme l' église à Jésus-Christ.
Elle joignait donc à son ardente affection pour lui
un grand respect ; elle obéissait avec
empressement au moindre signe, au moindre mot venu
de lui ; elle mettait un soin scrupuleux à ce
qu' aucune de ses actions, de ses paroles les plus
insignifiantes ne pût le blesser oume
l' impatienter. Le joug auquel elle se soumettait
était du reste comme le veut l' église, un joug
d' amour et de paix, car Louis lui accordait
pleine liberté dans l' exercice des oeuvres de
pié et de miséricorde qui seules l' intéressaient.
Il l' encourageait et la soutenaitme dans ces
salutaires exercices avec une pieuse sollicitude,
se bornant à l' arrêter quand son zèle lui semblait
l' entraîner trop loin, en lui adressant des
avertissemens toujours dictés par une affectueuse
prudence et toujours reçus avec docilité.
p41
Toutes les nuits la jeune épouse profitant du
sommeil vrai ou feint de son mari, sortait du lit
conjugal et s' agenouillant à côté, priait
longuement en pensant à la sainte crèche, et
remerciait Dieu de ce qu' il avait daignaître
à minuit, dans le froid et la misère, pour
la sauver, elle et tout le genre humain. Souvent
son mari s' éveillait, et craignant qu' elle ne fût
trop délicate pour se livrer impunément à de telles
pénitences il la priait de cesser. " chère soeur,
lui disait-il, ménage-toi, et prends ton repos. "
puis il lui prenait la main, et la tenait ainsi
jusqu' à ce qu' elle set recouchée ou que lui-même
se fût endormi en laissant sa main dans celle de sa
femme ; et alors elle mouillait souvent des larmes
de sa pieuse ferveur cette main chérie qui semblait
vouloir la retenir sur la terre. Cependant jamais il
n' employa la contrainte pour l' obliger de cesser ces
oeuvres de piété dont il se félicitait et se
jouissait au fond du coeur. Ysentrude, la
suivante la plus confidentielle d' élisabeth, a
raconté aux juges ecclésiastiques un trait qui
prouve l' indulgence de Louis. La duchesse pour
ne pas s' oublier dans le sommeil, et en même temps
pour ne pas troubler celui de son mari, avait
chargé une de ses filles d' honneur de l' éveiller
à une certaine heure, en la tirant par le pied.
Il arriva une fois qu' Ysentrude se trompa et tira
le pied du duc qui se réveilla subitement, mais qui
devinant la cause de cette interruption, se
recoucha sans donner le moindre signe
d' impatience.
Il voyait bien, dit son historien, qu' elle aimait
Dieu de tout son coeur, et cette pensée le
rassurait : et elle de son côté, se confiait en la
pié et la sagesse de son époux, et ne lui cachait
aucune de
p42
ses mortifications, sachant que jamais il
n' interviendrait entre elle et son sauveur. Aux
témoignages si fréquens qu' ils se donnaient de
leur mutuelle tendresse, tous deux mêlaient de
douces exhortations à avancer ensemble sur le
chemin de la perfection : cette sainte émulation les
fortifiait et les maintenait dans le service de
Dieu : ils savaient ainsi puiser, au sein de
l' ardent amour qui les unissait, le sentiment et le
charme de l' amour suprême.
Le caractère grave et pur de leur affection se
vélait surtout par la touchante habitude qu' ils
conservèrent toujours de s' appeler frère et
soeur , même après leur mariage, comme pour
perpétuer le souvenir de leur enfance passée
ensemble, et pour confondre leur vie toute entière
dans un seul attachement.
Le bonheur d' être ensemble était pour eux si
indispensable, le chaste attrait qui les portait
l' un vers l' autre si puissant, l' alliance de leurs
âmes si intime, qu' ils ne pouvaient souffrir de
rester séparés l' un de l' autre, même pendant
l' espace de temps le plus court. Aussi quand le
duc faisait des courses qui ne fussent pas trop
lointaines, il prenait toujours sa chère
élisabeth avec lui, et elle l' accompagnait avec
bonheur, bien qu' elle eût souvent à parcourir
ainsi des chemins âpres et dangereux, à franchir
des distances considérables, à braver de violens
orages. Mais ni les gelées, ni la neige, ni
l' excessive chaleur, ni les inondations ne
pouvaient l' arrêter, tant elle tenait à n' être pas
éloignée de celui qui jamais ne l' éloignait de
Dieu. Il arrivait cependant quelquefois que Louis
était obligé par ses devoirs de souverain
d' entreprendre des voyages au loin, de sortir de
ses états, et de ne pas emmener sa femme : alors
aussitôt qu' il était parti elle se dépouillait de
ses vêtemens de princesse, et se revêtait du
costume des veuves, en se voilant la tête comme
p43
elles. Elle restait ainsi pendant toute la durée de
son absence, attendant son retour dans la prière,
les veilles et les plus sévères mortifications.
Mais dès qu' on venait lui annoncer l' approche de
son époux, elle s' empressait de se parer avec tout
le soin et l' éclat que pouvait exiger son rang.
" ce n' est pas, " disait-elle à ses suivantes, " par
complaisance charnelle ou par vanité que je me pare
ainsi, Dieu m' en est témoin ; mais seulement par
charité chrétienne, afin d' ôter à mon frère toute
occasion de mécontentement ou même de péché, si
quelque chose lui déplaisait en moi ; afin qu' il
n' aime que moi dans le seigneur, et que Dieu qui
a consacré notre union sur la terre, nous donne
à tous deux l' union de la vie éternelle. "
puis elle allait au devant de lui avec la joie naïve
d' un enfant, et tant qu' ils étaient ensemble, elle
faisait tous ses efforts pour plaire à ses yeux
et à son coeur. Aux repas elle ne pouvait se
soudre à prendre une place loin de son époux,
et allait toujours s' asseoir à ses côtés, ce qui
était déjà alors expressément contraire à l' usage
observé par les dames de haut parage. En cela elle
ne satisfaisait pas au besoin d' être le moins
possible éloignée de lui, mais elle sentait que
par sa présence elle mettait un frein aux discours
légers des jeunes chevaliers. Rien ne pouvait en
effet être plus propre à imposer aux âmes mondaines
que la vue de tant de vertu dans deux êtres si
jeunes. Unis ainsi par une concorde sainte, pleins
d' humilité et de pureté devant Dieu, pleins de
charité et de bonne volonté envers les hommes,
pleins d' amour l' un envers l' autre, mais d' un
amour qui les entraînait tous deux vers Dieu, ils
offraient au ciel et à la terre le plus doux et le
plus édifiant spectacle,
p45
et d' avance ils réalisaient le charmant tableau que
le plus grand poète catholique a tracé d' un mariage
leste :
(...)
CHAPITRE 7
comment la chère sainte élisabeth mortifiait son
corps.
Voilà donc notre jeune princesse en possession de ce
bonheur des premiers ans, de ces douces joies du
matin de nos jours, qu' aucune joie plus tardive ne
peut remplacer, qu' aucune douleur aussi ne peut
faire oublier. Pour des yeux humains leur absence
obscurcit toute la vie : leur mémoire suffit pour
adoucir les plus cruelles misères. Aussi Dieu
donne-t-il le plus souvent à sa créature cette
rosée matinale pour qu' elle sache résister ensuite
au poids et à la chaleur du jour. Mais élisabeth
dont les yeux intérieurs étaient fixés sur le ciel,
tout en acceptant ce bonheur avec un tendre
abandon, en comprenait le danger ; et pour cette
âme d' élite, c' était une sorte d' épreuve dont il lui
fallait triompher.
Elle sentait que la grâce que Dieu lui avait
accordée en l' unissant à celui qu' elle avait tant
aimé ici bas, l' obligeait à une fidélité d' autant
pluslée, à une reconnaissance d' autant plus
ardente envers son bienfaiteur céleste. Bien
qu' assurément sa jeune conscience ne dût pas être
chargée de très graves reproches, elle ne se
rappelait pas moins que devant la stricte justice
de Dieu, les âmes les plus
p46
fidèles ne sont encore que des serviteurs inutiles,
et qu' on ne peut jamais s' imposer assez de
sacrifices pour mériter le salut. Dès lors elle
commença dans l' humilité de son âme à amasser cette
surabondance de grâces et de mérites qui est, selon
la douce et consolante doctrine de l' église, pour
les saints de Dieu une gloire si éclatante, et pour
les fidèles un trésor si riche et un refuge si
r.
Elle chercha d' abord à dompter sa chair par les
veilles. Nous avons vu avec quelle sévérité
persévérante elle savait se mortifier sur ce point,
et avec quel mélange de sollicitude et d' indulgence,
son pieux époux la voyait se lever d' aups de lui
pour se rapprocher de Dieu. Mais souvent malg
sa bonne volonté, élisabeth au milieu de ses
prières ne pouvait résister au sommeil, et s' endormait
sur le tapis à côté du lit, sa main dans la main
de son mari ; ses femmes, en la trouvant ainsi
étendue lorsqu' elles entraient le matin lui en
faisaient des reproches, et lui demandaient si elle
ne ferait pas tout aussi bien de dormir dans son
lit qu' au pied de son lit : " non, " disait-elle ;
" si je ne puis pas prier toujours, je puis du
moins me mortifier en m' éloignant de mon bien
aimé. Je veux que ma chair soit domptée ; elle ne
peut que gagner à faire ce que l' âme veut. "
quand son mari était absent, elle veillait toute la
nuit avec Jésus, l' époux de son ame. Mais, ce
n' étaient pas seulement des pénitences de ce genre
que s' infligeait la jeune et innocente princesse.
Sous ses plus beaux habits, elle portait toujours
contre sa peau un cilice. Tous les vendredis, en
moire de la passion douloureuse de notre seigneur,
et pendant le carême tous les jours, elle se
faisait donner en secret la discipline avec
vérité, afin, dit un historien, " de rendre
à nostre seigneur, qui fut flagellé, aulcune
recompensation, " et reparaissait ensuite devant
sa cour avec un visage joyeux et serein. Plus tard
me ce fut la nuit que, se levant d' auprès de son
époux,
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elle entrait dans une chambre voisine ses
suivantes étaient obligées de la frapper durement ;
puis, rassurée contre elle-même et sa propre
faiblesse par ses austèresnitences, elle revenait
auprès de son mari avec qui elle redoublait de
gaîté et d' amabilité. C' est ainsi, dit un poème
contemporain, qu' elle cherchait à s' approcher de
Dieu et à briser les liens de sa prison de chair,
comme une valeureuse guerrière de l' amour du
seigneur. Mais elle avait pour règle de ne pas
souffrir que ces secrètes austérités exerçassent
une influence fâcheuse sur ses relations habituelles,
ou la rendissent triste et morose. Elle ne faisait
me nulle difficulté de prendre part aux fêtes
et aux unions mondaines où sa position lui
assignait en quelque sorte un le ; et comme l' a
dit d' elle un grand et aimable saint, digne à tous
égards de la juger et de la comprendre, " elle jouait
et dansait parfois, se trouvant ès assemblées de
passe-temps, sans intérêt de sa dévotion, laquelle
était bien enracinée dedans son ame ; si que comme
les rochers qui sont autour du lac de Riette,
croissent étant battus des vagues, ainsi sa dévotion
croissait parmi les pompes et vanités auxquelles
sa condition l' exposait. " elle détestait toute
espèce d' exagération extérieure dans les oeuvres
de piété, toute affectation de douleur, et disait
de ceux qui prenaient en priant un visage triste ou
vère : " ils ont l' air de vouloir épouvanter le
bon Dieu ; qu' ils lui donnent donc ce qu' ils
peuvent gaîment et de bon coeur. "
elle ne gligeait du reste aucun moyen d' offrir à
ce Dieu le tribut de son humilité et de son
obéissance. Elle avait pour confesseur maître
Conrad de Marburg, dont nous parlerons plus
tard, et envers qui son mari lui avait permis de
contracter un voeu d' obéissance en tout ce qui ne
serait pas contraire à l' autorité maritale : or
Conrad, qui s' était élevé contre la perception de
certains impôts, dont le produit
p48
était destiné à couvrir les dépenses de la table
royale, avait prescrit à sa pénitente de ne se
nourrir que des mets qu' elle saurait positivement
provenir des biens propres de son mari, et non pas
des redevances de ses pauvres vassaux, qu' il
regardait comme étant trop souvent le produit
d' extorsions injustes et contraires à la volon
de Dieu. Le coeur compatissant de la jeune duchesse
adopta avec empressement cette pensée qu' elle mit
à exécution avec la sévérité la plus scrupuleuse ;
elle en était quelquefois embarrassée, puisque,
comme nous l' avons dit, elle tenait à rester assise
auprès de son mari pendant ses repas. Ce pieux
prince ne mit du reste aucun obstacle à ses
désirs ; et lorsque trois des filles d' honneur de
la duchesse lui demandèrent la permission de suivre
l' exemple de leur maîtresse, il la leur accorda
sur-le-champ en ajoutant : " je ferais bien volontiers
comme vous, si je ne craignais les médisances et le
scandale ; mais avec l' aide de Dieu, moi aussi je
changerai bientôt de genre de vie. " plein d' un
tendre respect pour la conscience de sa femme, il
l' avertissait lui-même avec un doux et affectueux
empressement quand il y avait des mets qui
n' entraient pas dans sa règle ; comme aussi,
lorsqu' il savait que tout provenait de son propre
bien, il la pressait de manger. Mais élisabeth
osait à peine toucher à quoi que ce fût, craignant
toujours que ce ne fût le fruit des amères sueurs
du pauvre. Elle avait cependant soin de dérober aux
yeux du monde ce qu' elle faisait pour l' amour de
Dieu, et lorsqu' elle était assise à la table du
duc, au milieu de ses chevaliers et des officiers
de sa cour, elle avait recours à mille petits
manèges pour qu' on ne pût s' apercevoir de ses
privations. Elle feignait de surveiller le service
avec une grande sollicitude, donnait des ordres
fréquens aux domestiques, parlait à chaque
convive, lui offrait à boire ; quelquefois même
elle coupait en petits morceaux le pain ou les
autres mets
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qu' on plaçait devant elle, et les disposait par-ci
par-là pour leur donner l' air de restes. Elle se
levait ainsi souvent affamée et altérée de la table
la plus abondante ; ses demoiselles d' honneur,
compagnes de sa pénitence, racontent que quelquefois
elle était réduite, pour toute nourriture, à du
pain sec ou à quelques petits gâteaux qu' elle
recouvrait de miel : un jour, à un très grand
festin, elle ne put se réserver que cinq tout
petits oiseaux qu' elle abandonna, presque en
entier, à ses suivantes, car leurs privations la
préoccupaient beaucoup plus que les siennes propres.
Une autre fois, comme elle allait rejoindre son
mari à la diète de l' empire, elle ne trouva rien
dont elle pût manger en conscience, qu' un morceau
de gros pain noir et si dur, qu' elle fut obligée
de le faire ramollir dans de l' eau chaude ; mais
comme c' était jour de jeûne, elle s' en contenta,
et fit, en ce même jour, avec ce seul repas, seize
lieues à cheval.
Une tradition touchante et gracieuse montre combien
Dieu adoucissait pour elle, et même d' une manière
matérielle et sensible, ce que ces privations
pouvaient avoir de rude et de rebutant. Un jour,
pendant l' absence de son mari, elle mangeait seule
chez elle son pauvre repas composé de pain sec et
d' eau. Le duc étant survenu à l' improviste voulut,
en signe d' amitié, boire dans son verre ; il y
trouva, à sa grande surprise, une liqueur qui lui
sembla être le meilleur vin qu' on pût boire au
monde. Il demanda aussitôt à l' échanson d' il
l' avait pris, et celui-cipondit qu' on n' avait
servi à la duchesse que de l' eau. Louis ne dit
plus rien ; mais, selon l' expression aussi pieuse
que juste d' un narrateur, il eut assez d' esprit
pour y voir une marque de la faveur divine et une
compense des sacrifices que s' imposait sa
femme.
p50
Souvent elle parcourait les offices du château avec
ses suivantes, et s' informait avec le plus grand
soin de l' origine de tous les mets et de toutes
les boissons. Quand elle avait trouvé quelque
viande permise, elle disait à ses demoiselles :
" vous ne mangerez que cela ; " ou bien quand c' était
une boisson licite, comme du vin des vignes de
son mari, elle disait : " ne buvez que cela. " mais
quand elle trouvait qu' il n' y avait rien qui pût
l' inquiéter, elle se mettait à battre des mains
avec une joie enfantine, en s' écriant : " aujourd' hui
cela va bien, nous pouvons manger et boire. "
elle pouvait avoir alors quinze ans, et avait
conserl' enfance de l' esprit et du coeur tout
en se rendant digne du ciel par des vertus bien au
dessus de son âge.
Un genre de vie si rigoureux et si contraire à tous
les usages de son rang et de son époque attira sur
la duchesse l' improbation et les reproches publics
de toute sa cour ; le duc lui même n' était pas
épargné, à cause de sa tolérance pour ce qu' on
regardait comme les extravagances de sa femme.
Tous deux se résignaient avec patience et indulgence
à ces jugemens profanes, aimant mieux plaire à Dieu
qu' aux hommes.
Cependant la jeune princesse trouva bientôt un
nouveau champ pour exercer son zèle et son amour
de la mortification. Un jour de grande fête, elle
descendit, selon l' usage de la Wartbourg, à
Eisenach, revêtue d' un costume somptueux, couverte
de bijoux et la tête ceinte de sa couronne ducale,
accompagnée de sa belle-mère et d' une suite
nombreuse, et se rendit à une des églises de la
ville. Elle avait coutume, toutes les fois qu' elle
entrait dans une église, de porter sur-le-champ
ses regards vers le crucifix ; c' est ce qu' elle
fit encore cette fois, et ayant vu l' image de son
sauveur, nu, couronné d' épines, les mains et les
pieds percés de clous, elle se sentit pénétrée de
componction, comme autrefois dans son enfance, et
p51
rentrant en elle-même, elle se dit : " voilà ton
Dieu nu et suspendu à une croix, et toi, créature
inutile, tu es couverte de vêtemens précieux. Sa
tête est couronnée d' épines, et toi, tu as une
couronne d' or. " et aume moment, vaincue par sa
pieuse compassion, elle s' évanouit et tomba à terre.
Les assistans effrayés la relevèrent et la portèrent
à l' entrée de l' église pour lui donner de l' air,
et lui jetèrent de l' eau bénite sur le visage. Elle
revint bientôt à elle ; mais à partir de ce moment,
elle prit la résolution de renoncer à toute parure
quelconque, hormis les cas l' exigeraient les
obligations de son rang ou la volonté de son mari.
Dans les dépositions de ses suivantes, on trouve le
détail de plusieurs des objets qui faisaient alors
partie de la toilette d' une princesse, et qu' elle
ne voulut plus porter. Elle renonça par exemple aux
étoffes teintes, aux voiles de couleur éclatante
pour la tête, aux manches étroites et plissées
qui paraissent avoir été un grand luxe de cette
époque, aux bandeaux de soie qui retenaient les
cheveux, enfin aux robes trop longues et traînantes.
Lorsqu' elle se trouvait dans la nécessité de
revêtir ses habits de cérémonie, elle conservait
sous l' or et la pourpre des vêtemens de simple laine,
et son cilice qu' elle ne quittait jamais ; et
dans les solennités publiques, elle offrait toujours
l' union de la dignité et de la modestie d' une
princesse chrétienne. Elle recommandait cette
modestie chrétienne aux nobles dames qui venaient
lui rendre visite ; les exhortait instamment à
renoncer au moins en cela aux vanités du siècle,
et leur envoyait même des modèles de vêtemens
qu' elle croyait leur convenir. Ses efforts ne
furent pas sans fruit ; plusieurs de ces dames,
touchées par l' exemple de cette jeune
p52
femme à peine mariée, renoncèrent aux superfluités
mondaines, et quelques unes d' entre elles firent
me le voeu de continence perpétuelle.
ô sainte simplicité ! Candeur des premiers âges,
tendresse naïve et pure des anciens jours, ne
revivrez-vous jamais ? Faut-il croire que vous
soyez éteintes et mortes pour toujours ? Et s' il
est vrai que les siècles ne sont dans la vie du
monde que comme les années dans celle des hommes,
ne reviendrez-vous pas, aps un si long et si
sombre hiver, ô doux printemps de la foi, rajeunir
le monde et nos coeurs !
CHAPITRE 8
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De la grande charité de la chère sainte élisabeth,
et de son amour pour la pauvreté.
Tandis qu' élisabeth imposait un joug si rigoureux à
ses sens, et se traitait elle-me avec une
vérité si soutenue, son coeur débordait de
charité et de miséricorde envers ses frères
malheureux. La tendre pitié qui l' avait toujours
animée dès son enfance prenait chaque jour le
nouveau développement qui devait en si peu de
temps la conduire à mériter ce glorieux et doux
surnom de patronne des pauvres , sous lequel
la chrétienté la vénère aujourd' hui. La générosité
envers les pauvres était un des traits les plus
distinctifs de l' époque elle vivait, notamment
chez les princes ; mais on remarquait que chez
elle la charité ne provenait pas de l' influence de
sa naissance, et moins encore du désir deriter
des éloges ou une reconnaissance purement humaine,
mais bien d' une inspiration céleste et intérieure.
Dès le berceau, elle n' avait jamais pu supporter
p54
la vue d' un pauvre sans que son coeur en fût comme
percé de douleur ; et maintenant que son époux lui
avait accordé la liberté la plus entière pour tout
ce qui touchait à l' honneur de Dieu et au bien du
prochain, elle s' abandonnait sans réserve à son
penchant naturel pour soulager les membres souffrans
du Christ. C' était sa pensée de chaque jour, de
chaque moment ; c' était aux pauvres qu' elle
consacrait tout ce superflu qu' elle refusait aux
habitudes de son sexe et de son rang ; et malg
les ressources que la charité de son mari mettait
à sa disposition, elle donnait si rapidement tout ce
qu' elle avait, qu' il lui arriva souvent d' être
duite à se dépouiller elle-même de ses vêtemens
pour avoir de quoi soulager les malheureux.
Une si touchante abnégation de soi ne pouvait manquer
de frapper le coeur et l' imagination du peuple ;
aussi raconte-t-on dans les anciennes chroniques
qu' un jour de jeudi que la duchesse descendait en
ville, richement habillée et couronnée, elle
rencontra une foule de pauvres sur son passage,
et leur distribua tout ce qu' elle avait d' argent
avec elle ; puis quand elle eut tout donné, elle
en vit un qui lui demanda l' aune d' un ton
plaintif ; elle gémit de n' avoir plus rien à lui
donner ; mais pour ne pas le contrister, elle ôta
un de ses gants qui était richement brodé et or
de bijoux, et le lui donna. Un jeune chevalier qui
la suivait, ayant vu cela, alla aussitôt rejoindre
le pauvre et lui acheta le gant de la duchesse,
qu' il attacha sur son casque en guise de cimier,
comme un gage de la protection divine. Et il eut
raison ; car à dater de ce moment il s' aperçut
que dans tous les combats, dans tous les tournois,
il renversait toujours ses adversaires et n' était
jamais vaincu lui-même. Il alla plus tard à la
croisade, où ses exploits lui acquirent un grand
renom. De retour dans sa patrie et sur son lit de
mort, il déclara qu' il attribuait toute sa gloire
et tous ses succès au bonheur
p55
qu' il avait eu de porter pendant toute sa vie un
souvenir de la chère sainte élisabeth.
Mais ce n' était pas par des présens ni avec de
l' argent que la jeune princesse pouvait satisfaire à
son amour pour les pauvres du Christ ; c' était
bien plus par ce dévouement personnel, par ces
soins tendres et patiens qui sont assurément aux
yeux de Dieu comme à ceux des malheureux la plus
sainte et la plus précieuse aumône. Elle se
livrait à ces soins avec la simplicité et la
gaîté extérieure qui ne la quittaient jamais.
Quand des malades venaient invoquer sa charité,
après qu' elle leur avait donné ce qu' elle pouvait,
elle s' informait de leur demeure afin d' aller les
y voir. Et alors aucune distance, aucune
difficulté du chemin ne l' arrêtait ; elle savait
que rien ne fortifie le sentiment de la charité
comme d' approfondir les mires humaines dans ce
qu' elles ont de plus matériel et de plus positif.
Elle pénétrait dans les huttes les plus éloignées
de son château, les plus repoussantes par la
saleté, le mauvais air ; elle entrait dans ces
asiles de la pauvreté avec une sorte de dévotion
et de familiarité à la fois ; elle y apportait
elle-même ce qu' elle croyait être nécessaire à
leurs tristes habitans ; elle les consolait bien
moins encore par ses dons généreux que par ses
douces et affectueuses paroles. Quand elle trouvait
qu' ils étaient endettés et sans moyen de s' acquitter,
elle se chargeait de payer leurs dettes avec ses
propres deniers. Les pauvres femmes en couche
étaient surtout l' objet de sa compassion ; toutes
les fois qu' elle le pouvait elle allait se mettre
à côté de leurs misérables lits, les assistait et
les encourageait. Elle prenait
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leurs nouveaux nés entre ses bras avec un amour de
re, les couvrait d' habits qu' elle avait faits
elle-même, et les tenait souvent sur les fonts de
baptême, afin que cette maternité spirituelle pût
lui fournir un motif de plus pour les aimer et les
soigner pendant toute leur vie. Quand un de ses
pauvres mourait, elle venait, dès qu' elle le
pouvait, veiller auprès du corps, l' ensevelissait
de ses propres mains, souvent avec les draps de
son propre lit, assistait à ses obsèques ; et l' on
voyait avec admiration cette puissante souveraine
suivre avec humilité et recueillement le pauvre
cercueil du dernier de ses sujets.
Rentrée chez elle, elle employait ses loisirs, non
pas auxlassemens délicats de la richesse, mais
comme la femme forte de l' écriture, à des travaux
pénibles et utiles ; elle filait de la laine avec
ses demoiselles d' honneur, et en faisait ensuite de
ses propres mains des vêtemens pour ses pauvres ou
pour les religieux mendians qui vinrent à cette
époque s' établir dans ses états. Elle se faisait
souvent accommoder pour tout repas des légumes à
dessein mal cuits, sans sel, sans assaisonnement
quelconque, afin de savoir par expérience comment
les pauvres étaient nourris, et elle les mangeait
avec une grande joie.
On a vu plus haut comment elle souffrait sans cesse
la faim pour ne pas user de la nourriture qu' elle
croyait être le fruit du travail injustement exigé
des pauvres sujets ; mais elle ne bornait pas à ces
scrupules purement personnels, son zèle pour la
justice et sa tendre sollicitude pour les
malheureux. Lorsque, dans l' exercice des soins
domestiques de sa maison, elle découvrait la trace
de quelque violence, de quelque tort commis à
l' égard des pauvres gens de la campagne, elle allait
sur-le-champ le dénoncer à son mari, et cherchait
elle-même à le compenser autant que le permettaient
ses
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moyens. Comme si ces touchantes vertus étaient
l' apanage imprescriptible de la maison de Hongrie,
on les retrouve presque deux siècles plus tard,
dans une jeune et illustre souveraine, fille, comme
notre élisabeth, d' un roi de Hongrie, dans
Hedwige, élue à treize ans reine de Pologne,
qui effectua par son mariage avec Jagellon
l' union de la Pologne et de la Lithuanie, et qui
mourut à vingt-huit ans en odeur de sainteté
(1399), après avoir été renommée comme la plus
belle et la plus courageuse princesse de son
temps. Digne d' être de la race d' élisabeth par
l' immense pitié de son coeur, elle a lais
dans les annales de son pays une des plus
délicieuses paroles qui aient jamais échappé à
l' âme d' une chrétienne. De pauvres paysans étant
venus tout en pleurs se plaindre à elle que les
domestiques du roi leur avaient enlevé tous leurs
bestiaux, elle courut chez son époux et en obtint
la restitution imdiate ; après quoi elle dit : " le
bétail leur est rendu, mais qui leur rendra leurs
larmes ? "
élisabeth aimait à porter elle-même aux pauvres, à
la dérobée, non seulement l' argent, mais encore les
vivres et les autres objets qu' elle leur destinait.
Elle cheminait ainsi chargée par les sentiers
escarpés et détournés qui conduisaient de son
château à la ville et aux chaumières des vallées
voisines. Un jour qu' elle descendait, accompagnée
d' une de ses suivantes favorites, par un petit
chemin très rude que l' on montre encore, portant
dans les pans de son manteau du pain, de la viande,
des oeufs et d' autres mets, pour les distribuer aux
pauvres, elle se trouva tout-à-coup en face de son
mari qui revenait de la chasse. étonné de la voir
ainsi ployant sous le poids de son fardeau, il lui
dit : " voyons ce que vous portez ; " et en même
temps ouvrit malgré elle le manteau qu' elle serrait
toute effrayée contre sa poitrine ; mais il n' y
avait plus que des roses blanches et rouges, les
plus belles qu' il eût vues de sa vie ; cela le
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surprit d' autant plus que ce n' était plus la saison
des fleurs. Voyant le trouble d' élisabeth, il
voulut la rassurer par ses caresses ; mais
s' arrêta tout-à-coup en voyant apparaître sur sa
tête une image lumineuse en forme de crucifix.
Il lui dit alors de continuer son chemin sans
s' inquiéter de lui, et remonta lui-même à la
Wartbourg, en méditant avec recueillement sur ce
que Dieu faisait d' elle, et emportant avec lui
une de ces roses merveilleuses qu' il garda toute
sa vie. à l' endroit mêmecette rencontre eut
lieu, à côté d' un vieil arbre qui fut bientôt abattu,
il fit élever une colonne surmontée d' une croix,
pour consacrer à jamais le souvenir de celle qu' il
avait vue planer sur la tête de sa femme.
Parmi tous les malheureux qui attiraient sa
compassion, ceux qui occupaient la plus large place
dans son coeur, étaient lespreux, que le
caractère spécial et mystérieux de leur infortune,
rendit pendant tout le moyen âge l' objet d' une
sollicitude mêlée d' affection et de frayeur.
élisabeth, à l' instar de plusieurs saints et
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princes illustres de son temps, se plaisait à
triompher de ce dernier sentiment, et à mépriser
toutes les précautions qui séparaient
extérieurement de la société chrétienne, ces êtres
marqués de la main de Dieu. Partout elle en
voyait, elle allait les trouver, comme s' il n' y
avait aucune contagion à craindre, s' asseyait à
leurs côtés, leur tenait des discours tendres et
consolans, les exhortait à la patience et à la
confiance en Dieu, et ne les quittait qu' après
leur avoir distribd' abondantes aumônes.
" vous devez, leur disait-elle, à bonne chère
souffrir ce martyre ; vous ne devez en avoir ni
deuil ni colère. Quant à moi, je suis certaine
que si vous prenez en patience cet enfer que Dieu
vous envoie en ce siècle, vous serez sauvés et
quittes de l' autre enfer. Or, sachez que c' est un
grand mérite. " ayant rencontré un jour un de ces
infortus qui souffrait en outre d' une maladie
à la tête, et dont l' aspect était repoussant au
plus haut degré, elle le fit venir en secret dans
un endroit retiré de son verger, et lui coupa
elle-même ses affreux cheveux, lava et pansa sa
tête qu' elle tenait sur ses genoux : ses demoiselles
d' honneur l' ayant surprise dans cette étrange
occupation, elle leur sourit sans rien dire.
Un jour de jeudi-saint, elle rassembla un grand
nombre de lépreux, leur lava les pieds et les mains,
puis se prosternant devant eux, elle baisa
humblement leurs plaies et leurs ulcères.
Une autre fois, le landgrave étant allé passer
quelques jours à son château de Naumbourg, qui
était au centre de ses possessions septentrionales
et voisines de la Saxe, élisabeth resta à la
Wartbourg, et employa le temps que son mari devait
être absent, à soigner avec un redoublement de
le les pauvres et les malades, à les laver
elle-même, à les vêtir des habits qu' elle leur
avait faits, malgré le
p60
contentement qu' en témoignait hautement la
duchesse-mère Sophie qui était restée avec son
fils depuis la mort de son mari. Mais la jeune
duchesse ne tenait que fort peu de compte des
plaintes de sa belle-mère. Parmi ces malades, il
y avait alors un pauvre petit lépreux, nommé
Hélias ou élie, dont l' état était si déplorable,
que personne ne voulait plus le soigner. élisabeth
seule, le voyant abandonné de tous, se crut obligée
de faire plus pour lui que pour tout autre ; elle
le prit, le baigna elle-même, l' oignit d' un
onguent salutaire, et puis le coucha dans le lit
me qu' elle partageait avec son mari. Or il
arriva justement que le duc revint au château
pendant qu' élisabeth était ainsi occupée. Aussitôt
sa re courut au devant de lui, et, comme il
mettait pied à terre, elle lui dit : " cher fils,
viens avec moi, je veux te montrer une belle
merveille de ton élisabeth " . -" qu' est-ce que
cela veut dire ? " dit le duc. " viens seulement
voir, " reprit-elle, " tu verras quelqu' un qu' elle
aime bien mieux que toi. " puis le prenant par la
main, elle le conduisit à sa chambre et à son lit,
et lui dit : " maintenant regarde, cher fils, ta
femme met des lépreux dans ton propre lit, sans
que je puisse l' en empêcher : elle veut te donner
la lèpre ; tu le vois toi-même. " en entendant ces
paroles, le duc ne put se défendre d' une certaine
irritation, et enleva brusquement la couverture
de son lit. Mais au même moment, selon la belle
expression de l' historien, le tout-puissant lui
ouvrit les yeux de l' âme, et au lieu du lépreux, il
vit la figure de Jésus-Christ crucifié, étendu
dans son lit. à cette vue, il resta stupéfait ainsi
que sa re, et se mit à verser des larmes
abondantes sans pouvoir d' abord
p61
proférer une parole. Puis se retournant, il vit sa
femme qui l' avait suivi tout doucement pour calmer
sa colère contre le lépreux : " élisabeth, "
dit-il aussitôt, " ma bonne chère soeur, je te prie
de donner bien souvent mon lit à de pareils hôtes :
je t' en saurai toujours bien bon gré ; ne te laisse
arrêter par personne dans l' exercice de tes vertus. "
ensuite il se mit à genoux et dit à Dieu cette
prière : " seigneur, ayez pitié de moi, pauvre
pécheur ; je ne suis pas digne de voir toutes ces
merveilles ; je ne le reconnais que trop : mais
aidez-moi à devenir un homme selon votre coeur et
votre divine volonté. "
élisabeth profita de la profonde impression qu' avait
fait cette scène sur le duc, pour obtenir de lui
la permission de construire un hospice à
mi-côte du rocher que domine le château de
Wartbourg, sur le site occupé depuis par un
couvent de franciscains. Elle y entretint, à dater
de ce moment, vingt-huit pauvres malades ou
infirmes, choisis parmi ceux qui étaient trop
faibles pour grimper jusqu' au châteaume. Tous
les jours elle allait les visiter et leur portait
elle-même à manger et à boire.
Vivant ainsi avec les pauvres et pour eux, il n' est
pas étonnant que Dieu lui ait inspiré ce saint
amour de la pauvreté qui a illustré les âmes les
plus riches de ses grâces. Tandis que, sorti du
peuple, François D' Assise ouvrait au monde
comme une nouvelle porte du sanctuaire par où se
précipitaient avec ardeur toutes les âmes avides
d' abnégation et de sacrifices, Dieu suscitait au
milieu de la chevalerie allemande cette fille de
roi, qui, à quinze ans, sentaitjà le désir de
la pauvreté évangélique lui bler le coeur, et qui
confondait l' orgueil et la magnificence de ses
pairs par un profond et souverain mépris de tous
les biens terrestres. Il semblait lui marquer ainsi
la
p62
place qu' elle se hâta de prendre dans le culte de
l' église et l' amour du peuple chrétien, à côté du
raphin d' Assise. Au milieu de la fleur de sa
jeunesse et de sa beauté, elle avait su descher
dans son coeur jusqu' aux dernières racines des
gloires mondaines. " elle, " dit un ancien écrivain,
" elle qui estoit en souveraine gloire, qtoit
l' estat de povreté afin que le monde n' eust rien
propre en elle, et qu' elle fust povre comme
Jésus-Christ l' avoit été. "
elle ne pouvait se défendre d' associer son époux
bien-aimé à toutes ses secrètes et saintes rêveries,
à tous les élans de son imagination enfantine vers
une vie à la fois plus simple et plus conforme à
la perfection évangélique. Une nuit qu' étant
couchés ils ne dormaient pas, elle lui dit :
" sire, si cela ne vous ennuie pas, je vous dirai une
pensée que j' ai sur le genre de vie que nous
pourrions mener pour mieux servir Dieu. "
" dites-le donc, douce amie, " répondit son mari
" quelle est votre pensée à ce sujet ? " " je
voudrais, " dit-elle " que nous n' eussions qu' une
seule charruée de terre, qui nous fournirait de
quoi vivre, et environ deux cents brebis, et alors
vous pourriez labourer la terre, mener les chevaux,
et souffrir pour Dieu ces travaux ; et moi j' aurais
soin des brebis et je les tondrais. " le landgrave
sourit de cette simplicité de sa femme et lui
pliqua : " eh ! Douce soeur, si nous avions tant
de terre et tant de brebis, il me semble que nous
ne serions guère pauvres ; et bien des gens nous
trouveraient encore trop riches. "
d' autres fois c' était avec ses suivantes, qui
étaient aussi ses amies, qu' elle parlait longuement
des joies de la pauvreté ; et
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souvent, dans ses épanchemens familiers avec elles,
la jeune princesse, aussi enfant par le coeur que
par l' âge, cherchait à réaliser, au moins en
image, ses pieuxsirs.pouillant ses habits
royaux, elle se revêtait d' un misérable manteau de
couleur grise, réservée aux pauvres et aux vilains,
couvrait sa tête d' un voile déchiré, et marchait
devant ses compagnes comme une pauvresse, en
feignant de mendier son pain ; et, comme avertie
par une inspiration céleste du sort que Dieu lui
servait, elle leur disait ces paroles
prophétiques : " c' est ainsi que je marcherai
lorsque je serai pauvre et dans la misère pour
l' amour de mon Dieu. "
" ô mon Dieu ! " s' écrie saint François De Sales,
en racontant ce trait à sa chère Philotée, " que
cette princesse était pauvre en sa richesse, et
qu' elle était riche en sa pauvreté ! "
nous l' avouons de bon coeur, dans la vie de cette
sainte que nous avons étudiée avec tant d' amour,
rien ne nous semble plus touchant, plus digne
d' admiration et d' envie que cette simplicité
enfantine qui pourra appeler sur quelques lèvres
le sourire du dédain. à nos yeux, ce naïf abandon
à toutes ses impressions, ces sourires, ces pleurs
si fréquens, ces joies et ces inquiétudes de petite
fille, ces jeux innocens de l' ame qui se repose au
sein de son père céleste, mêlés à des sacrifices si
pénibles, à des pensées si graves, à une si
fervente piété, à une charité si active, si dévouée,
si ardente, offrent le charme le plus doux et le
plus puissant. C' est surtout dans un temps comme
le nôtre, où toutes les fleurs sont flétries sans
que les fruits aient mûri, où la simplicité est
morte dans les coeurs et dans la vie privée tout
autant que dans la vie sociale et publique, qu' un
chrétien ne saurait étudier sans émotion et sans
envie comment s' est développée et s' est manifestée
l' âme de cette élisabeth, dont la courte vie n' a
été qu' une longue et céleste enfance, qu' une
perpétuelle obéissance à la parole dite par le
seigneur, lorsque prenant un petit enfant et
p65
l' ayant placé au milieu de ses disciples, il leur
dit : en vérité je vous le dis, si vous ne
devenez comme ces petits enfans, vous n' entrerez
pas dans le royaume des cieux.
CHAPITRE 9
de la grande dévotion et humilité de la chère sainte
élisabeth.
Il était impossible qu' élisabeth pût se livrer à
l' amour du prochain avec un si merveilleux
dévoûment sans que l' amour de Dieu eût inondé et
maîtrisé son coeur. Pour aimer ses fres autant et
plus qu' elle-même, il fallait bien qu' elle aimât
Dieu par dessus toutes choses. Aussi la
voyons-nous chaque jour faire de nouveaux progrès
dans cette science sublime ; chaque jour l' humilité,
qui avait été la première compagne de son enfance,
croissait dans son âme et remplissait cette sainte
demeure ; car elle s' y trouvait à merveille, selon
l' expression d' un de ses poétiques biographes.
p66
Chaque jour, aidée par cette divine amie, elle
apprenait mieux à dompter tout ce qu' il lui restait
de terrestre dans le coeur ; de sorte que malgré
son extrême jeunesse, malgré les devoirs de son
état et les distractions de sa position, elle était
parvenue à un degré de repos et de confiance en
Dieu que les plus grands saints auraient pu
envier.
Pour y arriver comme pour s' y maintenir elle n' avait
point eu de secours plus efficace et plus constant
que la pratique fidèle des commandemens de l' église,
et la fréquentation des sacremens que cette mère
inépuisable en bienfaits offre à tous ses enfans.
élisabeth comprenait avec toute l' intelligence de
la foi le prix ineffable de ces trésors. Elle
assistait aux offices divins avec un respect
lé de crainte et d' amour, et avec un empressement
sans égal. à peine entendait-elle sonner la cloche
qui annonçait l' office, qu' elle volait en quelque
sorte à l' église, et cherchait toujours à y arriver
avant ses suivantes ; aussitôt arrivée, elle
faisait à la dérobée plusieurs génuflexions
accompagnées de prières ferventes, comme des
confidences secrètes à son père céleste.
Pendant la messe elle cherchait à témoigner par des
actes d' humilité extérieure la tendre
reconnaissance que lui inspirait le sacrifice
toujours renouvelé de la victime innocente et
suprême. Obligée, par égard pour la présence de
son époux, et pour ne point scandaliser les
fidèles, de se revêtir d' un costume conforme à son
rang, elle manifestait l' humilité de son coeur
par la modestie et la réserve de sa tenue ; comme
aussi en se dépouillant, en présence des autels,
de tous les ornemens qu' elle pouvait déposer et
reprendre sans gêne, comme par exemple sa couronne
ducale, ses colliers, ses bracelets, ses bagues et
ses gants. C' est ce qu' elle faisait surtout
pendant la lecture de l' évangile et au moment de la
consécration
p67
et de la communion. Or il arriva un jour que
pendant le canon de la messe, comme elle priait
avec ferveur, les mains modestement jointes et
cachées sous son manteau, et son voile relevé
afin de pouvoir contempler la sainte hostie, une
lumière céleste vint l' entourer. Le prêtre qui
était à l' autel, homme d' une vie et d' une
renommée très saintes, vit au moment de la
consécration le visage de la duchesse fléchir
une splendeur si grande, qu' il en fut tout ébloui ;
et jusqu' à la communion il se trouva entouré des
rayons qui jaillissaient d' autour d' elle, comme
s' il avait été en plein soleil. Pénétré de surprise,
il rendit gloire à Dieu de ce qu' il avait
manifesté par une lumière visible et merveilleuse
la lumière intérieure de cette âme sainte, et
raconta plus tard ce qu' il avait vu.
Elle mettait la plus grande sollicitude à observer
les préceptes de l' église sur les fêtes. Elle
consacrait le saint temps de carême par le jeûne
habituel, quoique son âge l' en dispensât, ainsi
que par des prières et des aumônes plus nombreuses.
Mais rien ne saurait exprimer la ferveur, l' amour,
la vénération pieuse avec laquelle elle célébrait
ces jours sacrés où l' église rappelle aux fidèles
par des cérémonies si touchantes et si expressives,
le mystère douloureux et ineffable de notre
demption. Le jeudi-saint, imitant le roi des
rois, qui à pareil jour s' étant levé de table,
déposa ses vêtemens, la fille des rois de Hongrie
ôtant tout ce qui pouvait lui rappeler les pompes
mondaines, se revêtait de l' habit ordinaire des
pauvres mendians, et allait visiter les églises
chaussée d' une sorte de brodequins qui paraît avoir
été réservée alors aux malheureux. Ceme jour elle
lavait humblement les pieds de douze
p68
pauvres, quelquefois de lépreux, et leur donnait à
chacun douze pièces d' argent, un habit de drap et
un pain blanc.
Elle passait toute la nuit du jeudi au vendredi-saint
en prières et dans la contemplation de la passion
de notre seigneur. Dès l' aurore du jour de la
consommation du sacrifice divin, elle disait à ses
suivantes : " c' est aujourd' hui un jour d' humiliation
pour tous ; je veux qu' aucune de vous ne me
témoigne le moindre respect. " vêtue du même
costume que la veille, et se conformant en tout
à la coutume des pauvres femmes du pays, elle
mettait dans un pan de sa robe quelques petits
paquets de linge grossier, un peu d' encens et de
tout petits cierges ; puis se rendait nu-pieds,
au milieu de la foule, dans toutes les églises ;
et s' agenouillant devant chaque autel, elle y
déposait un paquet de linge, de l' encens et un
cierge ; après quoi elle se prosternait humblement
et passait au prochain autel. Quand elle avait
ainsi achevé le tour d' une église, elle sortait
sur la place et distribuait de larges aumônes aux
pauvres ; mais comme on ne la reconnaissait pas,
on la foulait impitoyablement dans la presse comme
toute autre femme du peuple.
Des personnes de sa cour lui reprochaient de ce
qu' elle faisait à l' église, en cette occasion
solennelle, des offrandes si mesquines, elle qui
comme princesse et souveraine devait donner
l' exemple de la munificence ; mais l' instinct
leste de son coeur lui disait qu' un pareil jour
était mieux fêté par l' humilité que par toute
autre vertu. Elle faisait violence à la générosité
excessive de sa nature, pour pouvoir d' autant
plus complétement se confondre avec les petits et
les humbles, et offrir à Dieu ce sacrifice d' un
coeur contrit et humilié, qu' il a déclaré lui être
le plus agréable de tous.
à la fête des rogations, qui était à cette époque
lébrée par
p69
des réjouissances mondaines, et surtout par un
grand luxe de parure, la jeune duchesse s' adjoignait
toujours à la procession, vêtue de grosse bure
et nu-pieds. Pendant les sermons des prédicateurs
elle prenait toujours place parmi les plus pauvres
mendiantes, et suivait ainsi en toute humilité,
à travers les champs, les reliques des saints et
la croix du sauveur. Car, dit un de ses contemporains,
toute sa gloire était dans la croix et la passion
du Christ ; le monde était crucifié pour elle, et
elle était crucifiée au monde.
Aussi le Dieu qui s' est lui-me nom le Dieu
jaloux, ne pouvait souffrir que le coeur de sa
fidèle servante fût envahi même pour un moment,
par une pensée ou par une affection purement
humaine, quelque légitime qu' en pût être l' objet.
Un trait remarquable rapporté par le chapelain
Berthold, et répété par tous les historiens,
nous montre jusqu' élisabeth et son époux
portaient ces saints et licats scrupules qui
sont comme le parfum qui s' exhale des âmes élues.
Une fois tous les deux s' étaient fait saigner en
me temps, et selon la coutume d' alors, le duc
avait réuni à cette occasion les chevaliers des
environs, pour se réjouir avec eux, et leur donner
des fêtes pendant plusieurs jours. Un de ces jours,
comme ils assistaient tous à une messe solennelle
dans l' église saint-Georges d' Eisenach, la
duchesse, oubliant la sainteté du sacrifice, fixa
ses regards et sa pensée sur son époux bien-aimé
qui était auprès d' elle, et resta long-temps à le
contempler, en se laissant entraîner avec abandon
à l' admiration de cette beauté et de cette amabilité
qui le rendaient si cher à tous. Mais revenue à
elle-même au moment
p70
de la consécration, le divin époux de son âme lui
manifesta combien cette préoccupation purement
humaine l' avait offensé ; car lorsque le prêtre
éleva l' hostie consacrée pour la faire adorer au
peuple, elle crut voir entre ses mains le seigneur
crucifié et ses plaies toutes saignantes. Consternée
par cette vision, elle reconnut aussitôt sa faute,
et tomba le visage contre terre, et baignée de
larmes, devant l' autel, pour en demander pardon
à Dieu. La messe étant finie, le landgrave,
habitué sans doute à la voir ensevelie dans ses
ditations, sortit avec toute sa cour ; et elle
resta seule et ainsi prosternée jusqu' à l' heure du
ner. Cependant le repas préparé pour les
nombreux convives étant prêt, et personne n' osant
troubler la duchesse dans sa prière, le duc
lui-même vint la trouver et lui dit avec une
grande douceur : " chère soeur, pourquoi ne viens-tu
pas à table, et pourquoi nous fais-tu attendre si
long-temps ? " à sa voix elle leva la tête et le
regarda sans rien dire, et lui, voyant ses yeux
rouges comme le sang à cause de l' abondance et de
la violence de ses larmes, lui dit tout troublé :
" chère soeur, pourquoi as-tu tant pleuré et si
amèrement ? " et aussitôt s' agenouillant à côté
d' elle, et ayant écouté son récit, il se mit à
pleurer et à prier avec elle. Après un certain
temps il se leva et dit à élisabeth : " ayons
confiance en Dieu ; je t' aiderai à faire pénitence
et à devenir meilleure encore que tu n' es. " mais
comme il vit qu' elle était trop accablée de
tristesse pour pouvoir paraître au milieu de la
cour, il essuya ses propres yeux, et alla
rejoindre ses convives, tandis que la duchesse
continuait à pleurer sa faute.
p71
Cette jeune et pieuse princesse avait donc reçu du
ciel le don des larmes , de ces larmes douces
et rafraîchissantes qui révèlent au fond de l' âme
la présence d' un trésor inépuisable de grâces et de
consolations d' en haut. Les compagnes de sa vie
racontent que ses larmes, quelqu' abondantes qu' elles
fussent, n' altéraient en rien la beauté et la
rénité de son visage. Ce n' était pas du reste
une grâce qui lui fût spéciale ; c' était tout son
siècle, tout le peuple catholique de ces temps
heureux, qui la posdait, en même temps que sa
foi ardente et simple. Elles en connaissaient la
précieuse vertu, ces ferventes générations qui
honoraient d' un culte si touchant la divine larme
que Jésus avait laissé tomber sur le sépulcre de
son ami. Il y avait des larmes au fond de toute la
poésie et de toute la piété des hommes du moyen
âge. Ce sang de l' âme , comme disait saint
Augustin, cette eau du coeur , comme l' appellent
nos vieux romans, coulait à grands flots de leurs
yeux ; c' était pour les âmes simples et pieuses en
quelque sorte une formule de prières, un culte
à la fois intime et expressif, une tendre et
silencieuse offrande qui les associait à toutes les
douleurs et à tous les mérites desus-Christ
et de ses saints, à tous les hommages de l' église.
Comme la b Dominique du paradis, on lavait avec
ses larmes les souillures de son âme ; comme
sainte Odile, on rachetait avec elles les péchés
de
p72
ceux que l' on avait chéris en ce monde ; recueillies
par les anges qui les portaient aux pieds du re
des miséricordes, elles étaient comptées par lui
comme un don précieux de repentir et de saint
amour.
Et ce n' étaient pas seulement les faibles femmes,
ce n' était pas seulement le peuple ignorant qui
ressentaient ainsi la douceur et la puissance des
larmes ; il suffit d' ouvrir au hasard un historien
de ces siècles, pour voir à chaque page comment
les princes, les rois, les chevaliers, les armées
entières s' épanchaient en pleurs sincères et
involontaires. Tous ces hommes de fer, tous ces
preux invincibles portaient dans leur poitrine un
coeur tendre et naïf comme celui des enfans. On
ne leur avait point encore appris à flétrir
l' innocence naturelle de leurs sentimens, ou à en
rougir. Ils n' avaient point encore desséché et glacé
dans leurs âmes la source des émotions simples,
pures et fortes, de cette rosée divine qui féconde
et embellit la vie. Qui ne se souvient des
sanglots et des larmes immortelles de Godefroi
et des premiers croisés, à la vue de ce tombeau
du Christ qu' ils avaient conquis après de si
merveilleux exploits et de si dures épreuves ?
Plus tard, Richard Coeur-De-Lion pleurait
amèrement à la vue de Jérusalem qu' il ne pouvait
sauver ; et le confesseur de Saint Louis raconte
de son pénitent, que " quand l' on disoit... etc. "
CHAPITRE 10
p74
comment la chère sainte élisabeth fut connue et
chérie du glorieux saint François, et comment elle
eut pour directeur maître Conrad de Marbourg.
Ce que nous avons déjà raconté sur élisabeth suffit,
ce semble, pour faire comprendre la sorte de
parenté qu' il y avait entre son âme et celle de ce
glorieux pauvre du Christ qui illuminait alors
l' Italie des rayons de sa miraculeuse puissance.
Dieu ne voulait pas que cette alliance intérieure
restât stérile ou ignorée ; elle devait au
contraire être féconde en consolations pour sa
fidèle servante, et ennédictions pour toute la
chère Allemagne. Une remarquable analogie existait
déjà dans leur vie extérieure. L' année 1207,
celle-là même qui avait vu naître élisabeth au
sein des grandeurs souveraines
p75
à Presbourg, avait vu renaître à Dieu saint
François ; au moment où elle, fille d' un roi
puissant et petite fille de Charlemagne, venait
au monde environnée de tout l' éclat de la royauté,
lui, fils du marchand Bernardone, renonçait à
son pauvre avoir, à sa famille, à son honneur pour
l' amour de Dieu ; et battu, emprisonpar son
père, délivde ses liens par l' amour de sa mère,
couvert de boue et de huées par ses concitoyens,
il se dépouillait de son dernier vêtement pour
aller seul et nu à la conquête du monde. élisabeth
n' avait pas eu besoin de cette seconde naissance ;
elle s' était trouvée tout d' abord préparée pour le
ciel, et dès le berceau, son coeur innocent avait
pu offrir un champ fertile et pur à ces semences de
force et de vie que la main de François allait
pandre sur l' univers chrétien, et dont Dieu lui
servait le privilége d' être une des premières et
des plus illustres dépositaires.
Il ne nous appartient pas de raconter ici la
merveilleuse histoire des triomphes de saint François
en Italie, à dater du moment où il commença ses
prédications ; il faut nous borner aux faits qui
se lient directement à la destinée d' élisabeth.
Au bout de quelques années, la commotion imprimée
par la parole du nouvel apôtre aux âmes endormies
et attiédies devint si générale, le bouleversement
qu' elle opérait dans toutes les relations sociales
et privées si violent, qu' il lui fallut aviser aux
moyens de régulariser et de modérer la force dont
Dieu lui permettait de disposer. à chaque pas,
il rencontrait une foule de maris qui voulaient
abandonner leurs femmes et leurs enfants pour se
consacrer avec lui à la pauvreté et à la
prédication évangélique ; des femmes qui se
montraient prêtes à renoncer à leurs devoirs
d' épouses et de mères, pour peupler les monastères
Claire, sa rivale et sa soeur, présidait aux
austérités des pauvres clarisses. Placé dans la
pénible alternative ou d' étouffer ces germes
salutaires qui se développaient dans tous ces
coeurs, ou d' entretenir une révolte dangereuse contre
des liens consacrés par Dieu même, il eut recours
à un moyen terme que le ciel devaitnir
p76
comme toutes ses autres oeuvres ; il promit à cette
foule avide de lui obéir, une règle de vie sciale
qui associerait à ses religieux les chrétiens
engagés dans la vie domestique par une communauté
de prières, de bonnes oeuvres et de pénitence,
sans rompre des liens consacrés par Dieu même.
Il donna d' abord cette règle de vive voix à
plusieurs fidèles des deux sexes qui s' empressèrent
de la mettre en pratique, surtout à Florence et
dans les villes voisines. Chaque jour ils se
félicitaient d' avoir trouvé le moyen de renoncer,
me hors de l' enceinte des monastères, aux joies
dangereuses et aux superfluités du monde. François
voyant la ferveur et le nombre toujours croissant
des membres de cette association, leur donna le
nom de pénitens du tiers ordre , comme formant la
troisième branche de sa famille, où figuraient dé
les moines dont il était le chef direct, et les
religieuses de sainte Claire ; et en 1221 il
écrivit et publia la règle qu' il leur avait
prescrite. D' après ses principales dispositions,
il fallait, pour être admis dans l' ordre, si l' on
était marié, le consentement de l' époux conjoint ;
il fallait en outre avoir réparé les torts de
toute nature qu' on avait pu commettre, et s' être
concilié publiquement avec tous ses ennemis.
Tout en ne quittant ni sa famille ni sa position
sociale, on ne devait se vêtir que d' habits d' une
couleur grise et obscure, et ne point porter
d' armes, si ce n' était pour la défense de la
patrie ou de l' église. On devait s' abstenir
d' assister aux fêtes, aux danses, à toute
jouissance profane ; outre les abstinences et les
jeûnes prescrits par l' église, ne pas manger de
chair le lundi ni le mercredi, et jeûner depuis
la saint-Martin jusqu' à noël, ainsi que tous les
mercredis et vendredis de l' année ; entendre la
messe tous les jours ; communier aux trois grandes
fêtes de pâques, de pentecôte et noël ; réciter
chaque soir quelques prières spéciales, visiter
les frères et les soeurs de l' ordre dans leurs
maladies et assister à leurs obques. Cette
règle, comme on le voit, n' établissait qu' une
sorte d' association ou de confraternité pieuse,
et nullement un ordre monastique. Ce
p77
ne fut que plus tard que le tiers ordre, en
adoptant l' usage des voeux solennels, prit cette
dernière forme qu' il conserve encore aujourd' hui
dans les paysil existe.
L' immense et rapide propagation de l' ordre de saint
François est un des faits les plus remarquables,
les mieux constatés de cette époque ; et l' on
peut croire que l' église fut surtout redevable de
ces progrès à l' association du tiers ordre. Un
nombre infini de chrétiens des deux sexes s' y
affilièrent chaque jour ; l' Italie, la France
et l' Allemagne furent successivement envahies par
cette armée nouvelle. Il fallut en tenir compte
dans les affaires du siècle, car les ennemis de
l' église s' aperçurent bientôt des puissans
obstacles qu' ils allaient rencontrer dans une
organisation qui embrassait des fidèles de tout
âge, de tout rang et de toute profession, le guerrier
comme le marchand, le prêtre comme le juriste, le
prince comme le paysan ; et où l' obligation d' une
pratique sére et minutieuse des devoirs de la
religion resserrait nécessairement le lien
d' affection et d' obéissance qui les unissait à
l' immortelle épouse du Christ, tout en les
laissant au milieu de la vie sociale et mondaine
pour y développer à leur aise ce dévouement et cet
amour fraîchement rallumés dans leurs coeurs. Aussi
entendit-on l' empereur Frédéric Ii se plaindre
publiquement qu' il trouvait dans ce tiers ordre une
entrave à l' exécution de ses projets contre le
saint-siége ; et son chancelier Pierre Des
Vignes raconte dans ses lettres que la chrétienté
tout entière semblait y être entrée, et que,
grâce à cette institution et à ses progrès, le
pouvoir du ciel était devenu dès ce monde plus
redoutable et plus avantageux que celui de la
terre.
Ce fut en 1221, l' année me où saint François
publiait la règle du tiers ordre, que ses religieux
s' établirent définitivement en Allemagne. Ils ne
pouvaient certes trouver nulle part plus de
p78
sympathie et d' encouragemens que chez la jeune et
pieuse duchesse de Thuringe. Aussi leur
donna-t-elle bientôt toutes les marques d' un
dévouement zélé et tout l' appui qui était en son
pouvoir. Elle commença par fonder un couvent de
fransciscains avec son église au sein même de sa
capitale, à Eisenach, dès les premiers temps de
leur introduction en Allemagne. Elle choisit
ensuite pour confesseur le frère Rodinger, l' un
des premiers allemands qui eût embrassé la règle
raphique, religieux distingué par son zèle, et
qui lui conserva pendant toute sa vie un
attachement sincère. Par suite de ces relations
nouvelles, tout ce qu' elle entendait raconter sur
François lui-même enflamma son jeune coeur d' une
ardente affection pour lui, et une sorte
d' entraînement irrésistible l' excitait à marcher
sur les traces de ce modèle suprême de toutes les
vertus qu' elle estimait le plus. Elle le choisit
dès lors pour son patron et son père spirituel.
Ayant connu par ses nouveaux hôtes l' existence du
tiers ordre en Italie et dans les autres pays
la famille de saint François s' était déjà étendue,
elle fut frape à son tour des avantages qu' offrait
à une chrétienne fervente cette affiliation. Elle
pouvait y voir une sorte de consécration spéciale
donnée aux mortifications et aux pieuses pratiques
qu' elle s' était imposées de son propre mouvement ;
elle demanda donc humblement à son mari la
permission de s' y faire
p79
agréger, et l' ayant obtenue sans peine, elle
s' empressa de contracter ce premier lien avec le
saint qui devait bientôt la voir venir régner à
té de lui dans le ciel. Elle fut la première en
Allemagne qui s' associa au tiers ordre ; elle en
observa la règle avec une scrupuleuse fidélité ;
et l' on peut croire que l' exemple d' une souveraine
si haut placée par son rang et si renommée par sa
pié ne fut pas sans influence sur la rapide
extension de cette institution.
François fut bientôt informé de la précieuse
conquête que ses missionnaires avaient faite en la
personne d' élisabeth. Il apprit en même temps et
son affiliation à son ordre, et son attachement
pour sa personne, et les touchantes vertus par
lesquelles elle édifiait et bénissait la Thuringe.
Il en fut pénétré de reconnaissance et d' admiration,
et en parlait souvent avec le cardinal protecteur
de son ordre, Hugolin, neveu d' Innocent Iii, et
depuis pape sous le nom de Grégoire Ix. Celui-ci,
qui devait plus tard veiller à la sécuri
d' élisabeth sur la terre et consacrer sa gloire
dans le ciel, lui portait déjà un affectueux
intérêt ; et ce sentiment ne pouvait qu' être
augmenté par la sympathie qu' il trouvait chez la
jeune princesse pour cet apôtre, dont il était
lui-même le principal soutien ainsi que l' intime
et tendre ami. Il ne put donc que fortifier
François dans ses sentimens affectueux envers
elle. L' humilité exemplaire dont cette princesse
si jeune encore offrait le modèle, son austère et
fervente piété, son amour de la pauvreté,
formaient souvent le sujet de leurs conversations
familières. Un jour le cardinal recommanda au saint
de faire passer à la duchesse un gage de son
affection et de son souvenir ; et en même temps il
lui enleva des épaules le pauvre vieux manteau dont
il était couvert, en lui enjoignant de l' envoyer
sur-le-champ à sa fille d' Allemagne, à l' humble
élisabeth, comme un tribut dû à l' humilité et à la
pauvreté volontaire
p80
dont elle faisait profession, et en même temps
comme un témoignage de reconnaissance pour les
services qu' elle avait déjà rendus à l' ordre.
" je veux, " dit-il, " que puisqu' elle est pleine de
votre esprit, vous lui laissiez un pareil héritage
qu' élie à son disciple élisée. " le saint obéit
à son ami et envoya à celle qu' il pouvait nommer
à si bon droit sa fille ce modeste présent,
accompagné d' une lettre où il se réjouissait avec
elle de toutes les grâces que Dieu lui avait
conférées, et du bon usage qu' elle en faisait.
Il est facile de concevoir la reconnaissance avec
laquelle élisabeth reçut ce don si précieux à ses
yeux ; elle le prouva par le prix qu' elle attacha
toujours à sa possession ; elle s' en revêtait
toutes les fois qu' elle se mettait en prières pour
obtenir du seigneur quelque grâce spéciale ; et
lorsque plus tard elle renonça sans réserve à
posséder quoi que ce fût en propre, elle trouva
moyen de conserver le cher manteau de son pauvre
père jusqu' à sa mort. Elle le légua alors, comme
son plus précieux bijou, à une amie. Il fut depuis
conseravec le plus grand soin comme une relique
doublement sainte par les chevaliers teutoniques à
Weissenfels, au diocèse de Spire ; et le fre
Berthold, célèbre prédicateur de ce siècle,
raconta aux juges du procès d' élisabeth qu' il
l' avait souvent vu et touché avec vénération,
comme la glorieuse bannière de cette pauvreté qui
avait vaincu le monde et toutes ses pompes dans
tant de coeurs.
C' est à l' ombre de cette bannière qu' élisabeth va
recueillir dans le secret de son âme les forces
requises pour remporter plus tard sur le monde
et sur son propre coeur les victoires éclatantes
que Dieu lui réserve ; ce sera désormais unie par
un lien intime et filial à l' hommeraphique qu' elle
va faire de nouveaux pas dans cette
p81
voie étroite et épineuse qui conduit à l' éternelle
gloire, et qu' il lui faudra franchir en si peu
d' années.
Cependant, à peine âgée de dix-sept ans, elle vit
s' éloigner son confesseur franciscain, le père
Rodinger, qui avait guidé ses premiers pas sur la
trace de saint Fraois.
Il fallut songer à le remplacer, et le duc,
qu' élisabeth consulta dans cet embarras, et qui
était affligé de ce qu' elle ne lui paraissait
pas assez instruite dans l' écriture sainte et la
science de la religion, écrivit au pape et lui
demanda un guide savant et éclairé pour sa femme.
Le souverain pontife lui répondit qu' il ne
connaissait nul prêtre plus pieux et plus docte que
maître Conrad de Marburg, qui avait étudié à
Paris, et qui exerçait alors les fonctions de
commissaire apostolique en Allemagne. En effet,
maître Conrad jouissait alors de la plus haute
estime parmi le clergé et les fidèles. Il brillait
en Allemagne, disent les contemporains, comme un
astre éclatant. Il joignait à une vaste science des
moeurs d' une pureté exemplaire, et une pratique
constante de la pauvreté évangélique. Il avait
renoncé non seulement à tous les biens temporels
auxquels sa noble naissance lui donnait des droits,
mais encore à toute dignité et à tout bénéfice
ecclésiastique, ce qui l' a fait ranger par plusieurs
historiens dans l' un des ordres mendians qui se
propageaient alors dans le monde chrétien, mais il
paraît plus probable qu' il resta toujours prêtre
culier. Son extérieur était simple, modeste et
me austère ; son costume strictement clérical ;
son éloquence exerçait une puissante influence sur
les âmes, et une foule immense de prêtres et de
laïcs le suivait partout il portait ses pas,
pour recueillir de sa bouche le pain de la divine
parole. Il inspirait partout
p82
l' amour ou la crainte, selon qu' il s' adressait à
des chrétiens fervens, ou à des populations déjà
infestées par l'résie. Le grand Innocent Iii
lui avait confié les fonctions de commissaire du
saint office en Allemagne avec la mission spéciale
de combattre les progrès menaçans de l'résie des
vaudois, des pauvres de Lyon et autres analogues
qui s' étaient introduites dans les pays d' outre
Rhin et promettaient à l' église lesmes malheurs
que dans la France méridionale. Il était en me
temps chargé de prêcher la croisade, et sut plus
d' une fois réchauffer la tiédeur germanique pour
ces expéditions sacrées, avec une ardeur et une
constance dignes d' Innocent lui-même. Les deux
successeurs de ce pontife, Honorius Iii et
Grégoire Ix, lui continuèrent ces fonctions,
et il se rendit digne de toute leur confiance par
la persévérance, le le et l' indomptable courage
qui présidèrent à sa carrière. Pendant les vingt
années qu' elle dura, il ne recula devant aucun
obstacle, devant aucune opposition, quelque
redoutable qu' elle pût être ; les princes et
les évêques eux-mêmes n' échappèrent pas plus que
les plus pauvres laïcs à sa sévère justice,
lorsqu' ils lui parurent le mériter, et l' on peut
attribuer à cette impartialité absolue la grande
popularité qu' il sut acquérir dans l' exercice de
ses pénibles fonctions. Il finit par être victime,
comme nous le verrons, de savérité sans doute
poussée à l' excès, puisque la mort violente qui lui
fut infligée par ceux qu' il avait poursuivis, ne
lui valut pas les honneurs suprêmes décernés par
le saint siége à saint Pierre Parentice et à
saint Pierre Derone, morts comme lui vers la
me époque, martyrs de la foi.
Conrad, qui était sans doute déjà connu du duc
Louis avant de lui avoir été spécialement
recommandé par le pape, lui inspira bientôt tant
de confiance et de vénération, qu' il investit,
par un acte solennel scellé par lui et ses frères,
ce simple prêtre du soin
p83
de conrer aux sujets les plus dignes tous les
bénéfices ecclésiastiques sur lesquels il exerçait
les droits de patronat ou de collation. C' était
la meilleure réponse qu' il pût faire aux
exhortations que Conrad lui avait adressées sur
la sollicitude scrupuleuse qu' il devait mettre à
l' exercice d' un droit si important pour le salut
des âmes : " vous faites un plus grand péché, " lui
avait dit le zélé prédicateur, " quand vous
conférez une église ou un autel (c' est-à-dire un
bénéfice attaché à la desserte d' un autel) à un
prêtre ignorant ou indigne, que si dans un combat
vous tuiez cinquante ou soixante hommes de vos
propres mains. " Louis le pria ensuite de se charger
de la direction spirituelle de sa femme, et Conrad
y consentit autant par égard pour la piété du
prince que pour la recommandation du souverain
pontife.
Quand la jeune duchesse, qui n' avait encore, comme
nous l' avons dit, que dix-sept ans, sut qu' un
homme si renommé par sa sainteté et sa science
allait lui consacrer ses soins spéciaux, elle en
fut pénéte d' humilité et de reconnaissance. Elle
se prépara à ce qu' elle regardait comme une faveur
leste par des jeûnes et des mortifications
nouvelles. Elle disait souvent : " pauvre femme
pécheresse que je suis ; je ne suis pas digne que
ce saint homme ait soin de moi. Mon Dieu !
Combien je vous remercie de vos grâces ! "
lorsqu' on l' avertit de l' approche de Conrad, elle
alla au devant de lui et se jeta à ses genoux, en
disant : " monre spirituel, daignez me recevoir
pour votre fille en Dieu. Je suis indigne de vous ;
mais je me recommande à vous pour l' amour de mon
frère. " Conrad voyant dans cette humilité si
précoce et si profonde chez une jeune et puissante
princesse le présage de la gloire future de son
âme, ne put s' empêcher de s' écrier : " ô seigneur
Jésus, que de merveilles vous faites dans les
âmes qui sont à vous ! " et il témoigna à plusieurs
reprises la joie que lui faisait éprouver
p84
cette rencontre. Il devint son confesseur à dater
de cette époque, et se dévoua avec son zèle
accoutumé à la culture de cette plante précieuse
qu' il était chargé de faire croître pour le ciel.
Bientôt l' instinct de la vie spirituelle se
développa avec tant de force dans l' âme
d' élisabeth, ses élans vers la perfection de la
vie chrétienne devinrent si fréquens et si vifs,
que Conrad la trouva un jour, à ce qu' il écrivit
lui-même au pape, tout en larmes et se plaignant
amèrement de ce que ses parens l' avaient destinée
à l' état du mariage, et de ce qu' elle n' avait pu
traverser cette vie mortelle en conservant la fleur
de sa virginité pour l' offrir à Dieu. Cependant,
a remarqué un de ses historiens, malgré ces regrets
inspirés par sa ferveur, elle n' en témoignait pas
un amour moins tendre et moins ardent à son mari.
Celui-ci, en revanche, bien loin de gêner ses
progrès dans la voie où Conrad l' engageait, y
coopérait de son mieux. Il n' hésita pas à lui
permettre de faire un voeu d' obéissance complète
à tout ce que son confesseur lui prescrirait, et
qui ne serait pas contraire aux droits et à la
juste autorité du mariage. Elle y ajouta le voeu
de continence absolue dans le cas elle
deviendrait veuve. Elle fit ces deux voeux en
1225, étant âgée de dix-huit ans, avec une
certaine solennité, entre les mains de maître
Conrad, dans l' église des religieuses de
sainte-Catherine à Eisenach, qu' elle affectionnait
particulièrement. Elle mettait dans l' observation
de ce voeu d' obéissance la plus stricte fidélité,
et cette humilité sans réserve qu' elle ne
démentait jamais, en offrant à Dieu tous les
sacrifices qui pouvaient le plus lui coûter. Nous
avons vu plus haut avec quelle délicatesse et
quelle scrupuleuse exactitude elle se conformait à la
p85
prohibition que Conrad lui avait faite
relativement à l' usage des mets de la table
ducale, dont l' origine lui paraissait entachée
d' injustice envers le pauvre peuple. Fidèle à
l' inflexible rigidité de son caractère, et ne
voyant en elle qu' une simple chrétienne, il ne
tempérait par aucun ménagement le joug volontaire
qu' elle s' était imposé, et la traitait dès lors
avec une sévérité qui ne pouvait qu' augmenter
ses mérites devant Dieu. Un jour il la fit appeler
pour l' entendre prêcher ; mais elle se trouva en
ce moment retenue par sa belle-soeur, la
margravine de Misnie, qui était venue lui faire
visite, et ne se rendit pas à son invitation.
Irrité de sa désobéissance, et de ce qu' elle
avait ainsi manqué de gagner l' indulgence de vingt
jours que le pape avait accordée à tous ceux qui
assisteraient à ses sermons, il lui fit dire que
désormais il renonçait à avoir soin de son âme.
Mais le lendemain matin elle courut auprès de lui,
et le conjura avec les plus vives instances de
revenir sur cette cruelle résolution et de lui
pardonner sa faute. Il la refusa d' abord avec
dureté ; enfin elle se prosterna à ses pieds, et
après l' avoir long-temps supplié dans cette
posture, elle obtint enfin sa grâce, moyennant une
vère pénitence qui lui fut imposée ainsi qu' à
ses filles d' honneur, à qui Conrad imputa une
portion de sa désobéissance.
Il nous est resté un monument précieux de la
direction spirituelle que Conrad exerçait sur son
illustre pénitente, dans les douze maximes qu' il
lui avait données comme résumé de sa règle de
conduite, et que les chroniqueurs ont
soigneusement conservées. Nous les transcrirons
textuellement, à la fois comme expression fidèle
de la tendance qui dominait dès lors sa vie et
comme l' annonce du but glorieux qu' elle sut si
rapidement et si complétement atteindre.
p86
1 souffrez patiemment les mépris au sein de la
pauvreté volontaire.
2 donnez à l' humilité la première place dans votre
coeur.
3 renoncez aux consolations humaines et aux
voluptés de la chair.
4 soyez miséricordieuse en tout envers le prochain.
5 ayez toujours la mémoire de Dieu au fond de votre
coeur.
6 rendez grâces à Dieu de ce que par sa mort il
vous a racheté de l' enfer et de la mort éternelle.
7 puisque Dieu a tant souffert pour vous, portez
aussi patiemment la croix.
8 consacrez-vous tout entière, corps et âme, à Dieu.
9 rappelez-vous souvent que vous êtes l' oeuvre des
mains de Dieu, et agissez par conséquent de
manière à être éternellement avec lui.
10 pardonnez et remettez à votre prochain tout ce que
vous désirez qu' il vous remette ou pardonne ;
faites pour lui tout ce que vous désirez qu' il
fasse pour vous.
11 pensez toujours combien la vie est courte, et que
les jeunes meurent comme les vieux ; aspirez donc
toujours à la vie éternelle.
12 déplorez sans cesse vos péchés et priez Dieu de
vous les pardonner.
CHAPITRE 11
p87
Comment le seigneur se plut à manifester ses grâces
en la personne de la chère sainte élisabeth.
Après avoir ainsi tracé les traits généraux de la
vie d' élisabeth pendant toute la durée de son union
avec le duc Louis, il nous faut retourner aux
premiers temps de son mariage pour raconter quelques
uns des incidens qui ont varié l' uniformité de
cette vie, et qui ont été en même temps des preuves
touchantes de la faveur de Dieu envers son humble
servante.
En 1221, peu de temps après ses noces, le roi And
son père, qui s' était croisé quelques années
auparavant et qui revenait d' une expédition
glorieuse en égypte, apprit de bonne source que le
mariage de sa fille s' était accompli, et qu' elle
était devenue réellement duchesse de Thuringe.
Pour mieux s' assurer du fait, il chargea quatre
magnats de sa cour, qui allaient en pélerinage à
Aix-La-Chapelle, de passer à leur retour par la
Thuringe et de lui apporter des renseignemens
précis sur sa fille, sur son genre de vie, sur
l' état de sa cour et du pays qu' elle habitait, et
pour l' inviter en même
p88
temps à venir accompagnée de son mari en Hongrie,
pour jouir les vieux jours de son père, car il
avait grande envie de les voir tous deux. Les
magnats, après avoir accompli leur pélerinage au
sanctuaire de notre-dame d' Aix-La-Chapelle,
prirent en effet pour revenir la route de Thuringe
au lieu de celle de Franconie, et arrivèrent un
jour à la Wartbourg. Le landgrave les reçut avec
empressement, mais il lui vint aussitôt à l' esprit
que sa femme n' avait pas de vêtemens convenables
pour paraître devant ses convives, qu' elle avait
déjà coupé ses habits de noces pour leur donner
une forme mieux adaptée à sa modestie, et qu' il
n' y avait plus le temps d' en commander de nouveaux.
Plein de sollicitude à cet égard, il l' alla trouver
dans sa chambre et lui dit : " ah ! Chère soeur,
voilà des gens de la cour de ton père qui arrivent ;
je suisr qu' ils viennent pour savoir quel genre
de vie tunes avec moi, et pour voir si tu as
vraiment un train de duchesse. Mais toi, comment
vas-tu paraître devant eux ? Tu t' occupes tant de
tes pauvres que tu t' oublies toi-même ; tu ne veux
jamais porter que de ces misérables habits qui nous
font honte à tous deux. Quel déshonneur pour moi
quand ils iront dire en Hongrie que je te laisse
manquer d' habits et qu' ils t' ont trouvée dans un
état si pitoyable ! Et voilà que je n' ai plus le
temps de t' en faire faire d' autres qui
conviendraient à ton rang et au mien. " mais elle lui
pondit doucement : " mon cher seigneur et frère,
que cela ne t' inquiète pas, car je suis bien
solue à ne jamais mettre ma gloire dans mes
p89
temens ; je saurai bien m' excuser envers ces
seigneurs, et je m' efforcerai de les traiter avec
tant de gaîté et d' affabilité que je leur plairai
tout autant que si j' avais les plus beaux habits. "
et aussitôt elle se mit en prières et demanda à
Dieu de la rendre agréable à ses amis ; puis
s' étant habillée le mieux qu' elle pouvait, elle
alla rejoindre son mari et les envos de sonre.
Non seulement elle les enchanta par la cordiali
de son accueil, par la douceur et l' aménité de ses
manières, par sa beauté qui brillait d' un éclat et
d' une fraîcheur toute spéciale, mais à la grande
surprise du duc et à la grande admiration des
étrangers, elle leur parut vêtue d' habits de soie
magnifiques et enveloppée d' un manteau de velours
d' azur tout parsemé de perles du plus grand prix.
Les hongrois dirent que la reine de France n' aurait
pas pu être aussi richement parée. Après un brillant
festin, le duc fit beaucoup d' instances pour
engager ses convives à rester plus long-temps avec
lui ; mais comme ils s' excusèrent sur ce que leurs
compagnons de pélerinage ne voudraient pas les
attendre, il descendit avec eux à la ville, y
défraya toute la dépense que leur suite y avait
faite, et les accompagna jusqu' à une certaine
distance. Puis il revint en toute hâte auprès de sa
femme et lui demanda avec anxiété comment elle
avait fait pour se vêtir ainsi. élisabeth lui
pondit avec un doux et pieux sourire : " voilà ce
que sait faire le seigneur quand cela lui plaît. "
p90
plusieurs auteurs rapportent une version différente
de ce miracle. Ils disent que comme le bruit des
vertus d' élisabeth se répandait partout, un puissant
seigneur (selon quelques uns c' était l' empereur
lui-même) vint à traverser les états du landgrave.
Celui-ci alla au devant de lui et voulut le recevoir
dans son château. Mais l' étranger refusa d' accepter
son invitation à moins que le duc ne lui promît en
me temps de lui faire voir la duchesse et de le
laisser parler avec elle. Louis y consentit
volontiers et emmena le seigneur à la Wartbourg.
Après un grand festin, le seigneur rappela au duc
sa promesse ; celui-ci envoya dire à élisabeth qui
était dans sa chambre à prier, de venir lui parler.
Mais elle avait, selon sa coutume, donné aux pauvres
tous ses habits et toutes ses parures, de sorte
qu' elle fit répondre en secret à son mari qu' elle
le priait humblement de l' excuser pour cette fois
parce qu' elle n' avait pas de costume convenable
pour paraître devant ses hôtes. Mais le seigneur
insistant toujours, Louis se leva de table et alla
la supplier lui-même de venir, en lui faisant
quelques doux reproches de ce qu' elle ne lui avait
pas obéi tout d' abord. Elle répondit qu' elle le
suivrait sur-le-champ. " beau doux sire, "
ajouta-t-elle, " j' irai et je ferai votre volonté,
car ce serait une grande folie à moi que de vous
contredire en rien. Je suistre, sire, je vous
suis donnée, je vous ai toujours loyalement obéie,
et dorénavant je ferai aussi toute votre volonté ;
car vous êtes après Dieu mon seigneur. "
puis quand il fut sorti, elle se mit à genoux et
dit : " seigneur Jésus-Christ, père très clément
et très fidèle, doux consolateur des pauvres et de
tous ceux qui sont en peine, ami et auxiliaire
fidèle de tous ceux qui se confient en toi, viens
à l' aide de ta pauvre servante, qui s' est dépouillée
de toute sa parure pour
p91
l' amour de toi. " aussitôt un ange lui apparut et lui
dit : " ô noble épouse du roi des cieux, voici ce que
Dieu t' envoie du ciel en te saluant avec une
tendre amitié ; tu te vêtiras de ce manteau et
tu te couronneras de cette couronne comme un signe
de ta gloire éternelle. " elle remercia Dieu, mit
la couronne et le manteau, et se rendit à la salle
du festin. En la voyant si richement habillée
et si belle, tous les convives furent effrayés, car
son visage brillait comme celui d' un ange. Elle
s' assit au milieu d' eux et les salua avec
cordialité et gaîté ; puis elle leur tint des
discours plus doux que le miel ; tellement qu' ils se
trouvèrent plus nourris de ce qu' elle leur disait,
que par tous les mets du festin. Le seigneur,
enchanté d' avoir vu cette élisabeth qu' il désirait
tant connaître, prit congé ; le duc l' accompagna
pendant un certain temps, puis revint en toute
hâte auprès de sa femme et lui demanda d' elle
avait eu cette parure. Elle ne put le lui cacher.
Alors le pieux prince s' écria : " en vérité, c' est
un bien bon Dieu que le nôtre ! Il y a du plaisir
à servir un maître si bon qui vient si fidèlement
au secours des siens. Moi aussi je veux dès à
présent être à toujours et de plus en plus son
varlet. "
l' année suivante, en 1222, conformément à
l' invitation que les envoyés du roi André leur
avait faite en son nom, le duc Louis conduisit
élisabeth en Hongrie. Il confia la garde de ses
états, pendant son absence, aux comtes de
Muhlberg, de Gleichen et autres, et se fit
accompagner des comtes de Stolberg, de
Schwartzbourg, de Besenbourg, de Beichlingen et
d' une foule de seigneurs, parmi lesquels on
remarquait Rodolphe de Varila, fils du sire
Gauthier qui avait été chercher élisabeth en
Hongrie onze ans auparavant, et qui avait succédé
à sonre, non seulement dans ses fonctions de
grand échanson, mais surtout dans son féal
dévouement à la duchesse. Celle-ci avait pour
compagnes dans ce voyage les épouses des comtes
p92
que nous venons de nommer, et un grand nombre de
nobles dames et demoiselles. Le roi André reçut sa
fille et son gendre avec une vive joie ; ils
restèrent assez long-temps à sa cour et assistèrent
à beaucoup detes et de tournois qui furent
donnés en leur honneur, et les chevaliers
thuringiens se distinguèrent particulièrement.
Ils assistèrent aussi aux secondes noces du roi qui
se remaria avec Yolande De Courtenay, fille de
l' empereur français de Constantinople. André à
cette occasion les combla de présens et leur donna
surtout des pierres précieuses de la plus grande
valeur. Tous les chevaliers, toutes les dames de
leur suite et jusqu' aux moindres domestiques,
reçurent du roi des dons très riches. Il fit même
construire une voiture d' une forme particulière pour
contenir tout l' or et les bijoux que sa fille devait
emporter avec elle. Quand le moment du départ fut
arrivé, le roi les mena à une grande chasse, car le
duc Louis était grand chasseur. Puis ils se
parèrent, et le duc ramena heureusement en
Thuringe sa femme, sa suite et ses nouvelles
richesses.
Quelque temps après son retour, le duc maria sa
soeur, la belle Agnès, compagne d' enfance
d' élisabeth, à Henri duc d' Autriche ; et soit
à cette occasion, soit pour fêter son retour dans
ses états, il donna à la Wartbourg un grand festin
auquel il convia tous les comtes et les principaux
seigneurs de son duché avec leurs dames. Comme on
allait se mettre à table, on remarqua l' absence de
la duchesse qui n' était point venue, selon la
coutume, prendre de l' eau pour se laver les mains
avec les hôtes de son mari. Ils déclarèrent tous
qu' ils ne voulaient point commencer jusqu' à ce que
la duchesse fût arrivée. Cependant élisabeth, en
venant de l' église à la salle du festin, avait vu
couché sur les marches de l' escalier un pauvre
malheureux presque nu, et d' un air si malade et si
faible, qu' elle s' étonna de ce qu' il avait pu, dans
un pareil état, monter de la ville
p93
au château. Dès qu' il l' aperçut, il la conjura de
lui donner quelque aune en l' honneur du Christ.
Elle lui répondit qu' elle n' en avait pas le temps,
qu' elle n' avait du reste plus rien à donner, mais
qu' elle lui enverrait à manger du festin. Mais le
pauvre insistait toujours avec de grands cris pour
qu' elle lui donnât quelque chose sur-le-champ,
jusqu' à ce que la duchesse se laissant vaincre par
la pitié, ôta le précieux manteau de soie dont elle
était couverte, et le jeta au mendiant. Celui-ci
l' ayant pris, le roula à la hâte et disparut
subitement. élisabeth n' ayant plus que sa robe
sans manteau, ce qui était tout-à-fait contraire
à l' usage du temps, n' osa plus entrer dans la salle
du festin et retourna dans sa chambre, où elle se
recommanda à Dieu. Mais le sénéchal, qui avait vu
tout ce qui s' était passé, alla aussitôt le
raconter au duc devant tous les convives en lui
disant : " voyez, monseigneur, si ce que notre très
chère dame la duchesse vient de faire est
raisonnable ; tandis que tant de nobles seigneurs
sont ici à l' attendre, elle s' occupe d' habiller les
pauvres et vient de donner son manteau à un
mendiant. " le bon landgrave dit en riant : " je vais
voir ce qui en est ; elle nous viendra tout de
suite. " quittant pour un moment ses hôtes, il monta
chez elle et lui dit : " soeur bien aimée, ne
viens-tu pas dîner avec nous ? Nous serions depuis
long-temps à table si nous ne t' avions attendue. "
" je suis toute prête à faire ce que tu veux, mon
frère chéri, " répondit-elle. " mais où est donc, "
reprit le duc, " le manteau que tu avais en allant
à l' église ? " " je l' ai donné, mon bon frère, "
dit-elle ; " mais si cela t' est égal, je viendrai
comme je suis. " à ces mots, une de ses femmes de
chambre lui dit : " madame, en venant ici j' ai vu
votre manteau pendu à son clou dans l' armoire, je
vais
p94
vous le chercher. " et aussitôt elle revint avec le
me manteau que le pauvre venait d' emporter.
élisabeth se mit un instant à genoux et remercia
Dieu à la hâte. Puis elle alla au festin avec son
mari. Tandis que tous les chevaliers et notamment
le duc d' Autriche et sa jeune épouse se livraient
à la joie, le landgrave Louis était sérieux et
recueilli, car il pensait en lui-même à toutes ces
grâces si nombreuses que Dieu conférait à son
élisabeth. " qui pourrait douter " , ajoute un de ses
pieux et naïfs historiens, " que ce ne fût un ange du
ciel qui rapporta le manteau, et le Christ
lui-même qui prit la figure d' un mendiant nu, pour
éprouver sa bien aimée élisabeth, comme autrefois
le glorieux saint Martin. Il avait ainsi paré sa
chère fleur élisabeth, ce lis de pureté et de foi,
comme n' avait pu l' être Salomon dans toute sa
gloire. "
mais Dieu réservait à ce noble et pieux couple une
grâce encore plus douce et plus chère à leurs
coeurs. La plus précieuse bénédiction du mariage ne
pouvait être refusée par le tout-puissant à ces
deux époux qui offraient à tous les yeux le modèle
d' une union chrétienne. Il donna donc à sa fidèle
servante la grâce de la fécondité, comme pour la
compenser dès ici-bas de la pureté de son âme et
de son corps.
En 1223, élisabeth, étant âgée de seize ans, devint
re pour la première fois. à l' approche de ses
couches, elle s' était fait transporter au château
de Creuzburg, sur la Werra, à quelques lieues
d' Eisenach. Elle y était bien plus tranquille qu' à
la Wartbourg, centre du mouvement politique et
administratif du pays, et s' y trouvait
p95
encore plus rapproce de son mari qui était allé
tenir les états de la Hesse à Marbourg. Beaucoup
de nobles dames vinrent pour l' assister, et la
veillèrent nuit et jour. Le 28 mars, trois jours
après l' annonciation de notre dame, elle mit au
monde son premier. Le duc n' avait pas pu quitter
à temps Marbourg ; ce fut là qu' on vint lui
annoncer qu' il lui était né un fils. Louis au
comble de la joie récompensa richement le messager
et partit sur-le-champ pour aller rejoindre la
jeune mère. Il arriva assez à temps pour voir
baptiser l' enfant, et lui donna le nom de Hermann,
en mémoire de son père. Pour manifester la
satisfaction que lui causait la naissance de ce fils,
il fit construire en pierre le pont de bois qui
conduisait à la ville de Creuzburg. Ce pont existe
encore avec une belle chapelle gothique consacrée à
saint Liborius.
Un an après (1224), la duchesse étant à la Wartbourg,
d' où le duc n' avait pas voulu lui permettre de
s' éloigner, afin qu' il pût être toujours près d' elle,
accoucha d' une fille qui fut nommée Sophie, comme
la duchesse-mère. Cette princesse épousa depuis le
duc de Brabant et fut la tige de la maison actuelle
de Hesse.
élisabeth eut encore deux autres filles ; la
seconde fut également nommée Sophie, et la
troisième, née après la mort de son père, Gertrude ;
toutes deux furent consacrées à Dieu s le
berceau, et prirent le voile des épouses du
seigneur.
Fidèle en tout à l' humilité et à la modestie qu' elle
s' était prescrites, élisabeth conserva
scrupuleusement ces vertus au milieu des joies de
la maternité, comme elle l' avait fait au milieu des
magnificences souveraines. Après chacune de ses
couches, quand le moment de ses relevailles était
arrivé, au lieu d' en faire, comme c' était l' usage,
l' occasion de fêtes et de réjouissances mondaines,
elle prenait son nouveau-né entre ses bras, sortait
secrètement du château, vêtue d' une robe de simple
laine et nu-pieds, et se dirigeait vers
p96
une église éloignée, celle de sainte-Catherine,
située hors des murs d' Eisenach. La descente était
longue et rude, le chemin rempli de pierres aiguës
qui déchiraient et ensanglantaient ses pieds
délicats. Elle portait elle-même, pendant le trajet,
son enfant, comme l' avait fait la vierge sans
tache ; et arrivée à l' église, elle le posait
sur l' autel avec un cierge et un agneau en disant :
" seigneur Jésus-Christ, je vous offre ainsi qu' à
votre chère mère Marie ce fruit chéri de mon sein.
Voici, mon Dieu et mon seigneur, que je vous
le rends de tout mon coeur, tel que vous me l' avez
donné, à vous qui êtes le souverain et le père très
aimable de la mère et de l' enfant. La seule prière
que je vous fais aujourd' hui et la seule grâce que
j' ose vous demander, c' est qu' il vous plaise
recevoir ce petit enfant, tout baigné de mes larmes,
au nombre de vos serviteurs et de vos amis, et lui
donner votre sainte bénédiction. "
CHAPITRE 12
p97
comment le bon duc Louis protégeait son pauvre
peuple.
Dans la vie de ces deux saints époux, tout démontre
la profonde sympathie qui les unissait, et à quel
point ils étaient dignes l' un de l' autre. Nous avons
vu la duchesse employer toute l' énergie et
l' ingénieuse tendresse de son âme au soulagement des
malheureux qui se trouvaient à sa portée ; il nous
reste à montrer comment le duc Louis consacrait son
courage et ses talens militaires à lafense des
intérêts du peuple que Dieu lui avait confié. Cet
amour inné de la justice que nous avons signalé
déjà comme sa principale vertu, lui donnait un
sentiment si profond des droits de ses sujets, et
une sympathie si généreuse pour leurs injures, que
ces motifs seuls le déterminaient à des expéditions
lointaines et coûteuses dont la cause étonnait
profondément ses voisins et ses vassaux.
p98
Ainsi, en 1225, le duc apprit que quelques uns de ses
sujets, qui trafiquaient avec la Pologne et les
autres pays slaves, avaient été volés et dépouillés
auprès du château de Lubantsk ou Lubitz, en
Pologne. Il demanda au duc de Pologne une
paration pour ces infortunés, qui lui fut refusée.
Alors il convoqua, pour le jour de la dispersion
des apôtres, une armée considérable de hessois, de
thuringiens et de franconiens, sans oublier les
chevaliers de l' Osterland. Il la conduisit
secrètement jusque sur les bords de l' Elbe, sans
annoncer le but de sa marche. Arrivé à Leipzig, il
s' y adjoignit les chevaliers saxons de son
palatinat, et beaucoup d' hommes d' armes de la
Misnie, car il était tuteur du jeune margrave de
cette province, son neveu. Alors seulement il
déclara qu' il comptait aller jusqu' en Pologne pour
assiéger le château de Lubantsk, et venger l' injure
faite à ses pauvres sujets. Ce fut un étonnement
général parmi les chevaliers, qui ne pouvaient
concevoir qu' il voulût aller si loin pour une
simple affaire de négocians. Comme il ne se laissait
ébranler par aucune de leurs remontrances, beaucoup
d' entre eux eurent envie de se retirer ; mais la
honte, et peut-être la crainte de sa sévérité, les
retint. Force leur fut donc de le suivre jusqu' en
Pologne, où il entra à la tête de son armée, et
précédé d' une avant-garde de trois mille cinq cents
hommes d' élite qui arrivèrent trois jours avant
lui devant Lubantsk. Ils brûlèrent la ville, et
investirent le château en l' attendant. Le duc de
Pologne fut extrêmement surpris d' apprendre qu' un
landgrave de Thuringe était venu de si loin
envahir son pays, à la tête d' une si puissante
armée, et lui envoya des offres de satisfaction
pécuniaire ; mais Louis les repoussa en lui disant
qu' il aurait dû les faire lorsqu' il lui en écrivit
à l' amiable, avant de se mettre en campagne, et qu' il
ne voulait pas avoir fait une si longue route pour
p99
rien. Puis étant arrivé devant Lubantsk, il en
pressa vivement le siége. Le prince polonais lui
envoya alors un évêque pour lui adresser de nouvelles
et plus fortes représentations. Cet évêque lui dit
qu' il ne devait pas oublier que les polonais étaient
aussi de fameux guerriers, et que, s' il ne s' en
retournait pas sans délai, le duc de Pologne
viendrait le lundi d' ensuite avec toute son armée,
et exterminerait tous ces allemands. à quoi le
landgrave reprit qu' il serait charmé de faire la
connaissance du duc, et qu' il resterait huit jours
après le lundi fixé, afin de voir un peu quelle
sorte de gens c' était que les polonais. Mais ni le
duc ni ses polonais ne parurent. Après quelques
assauts, le cteau se rendit, et Louis, après
l' avoir rasé, s' en retourna chez lui, en laissant
dans toute l' Allemagne orientale l' opinion la plus
favorable sur sa justice, son courage et son amour
du pauvre peuple.
Quelque temps après, le duc se mit en campagne pour
une cause qui parut encore plus insignifiante ; mais
cet incident donne une idée si juste de la bonté
et de la popularité de son caractère, ainsi que
des moeurs de cette époque, que nous le raconterons
en détail. Deux ou trois ans auparavant, à la foire
annuelle d' Eisenach, comme le duc était descendu
dans la ville, et s' amusait à regarder les boutiques
et les étalages, il vit un pauvre colporteur qui
n' avait qu' une fort petite pacotille, qui vendait
des dés, des aiguilles, des cuillers, des images
de plomb, et des petits bijoux de femmes. Le duc
lui demanda s' il avait de quoi se nourrir avec ce
petit négoce. " eh ! Monseigneur, " répondit le
colporteur, " j' ai honte de mendier, et je ne suis
pas assez fort pour travailler à la journée ; mais
si je pouvais seulement aller en sûreté d' une ville
à l' autre, je pourrais, avec la grâce de Dieu,
gagner ma vie avec ce petit magot, et même faire
en sorte qu' au bout de l' année il vaudrait une fois
plus qu' au commencement. " le bon duc, touché de
compassion,
p100
lui dit : " eh bien ! Je te donnerai mon sauf-conduit
pendant un an ; tu ne paieras ni octrois ni péages
dans toute l' étendue de mon domaine. Combien
estimes-tu ton paquet ? " -" vingt schellings, "
pondit le colporteur. " donnez-lui dix schellings, "
dit le prince à son trésorier qui l' accompagnait,
" et faites-lui expédier un sauf-conduit avec mon
sceau. " puis se retournant vers le colporteur :
" je veux me mettre de moitié dans ton commerce ;
promets-moi que tu seras fidèle compagnon, et moi je
te tiendrai quitte de tout dommage. " le pauvre
colporteur fut au comble de la joie, et se remit en
course avec confiance et succès. Au nouvel an, il
revint trouver son noble associé à la Wartbourg,
et lui montra tout son paquet qui s' était beaucoup
accru. Le landgrave y prit quelques petits objets
qu' il donna à ses domestiques. à chaque premier
jour de l' an le colporteur revenait à la Wartbourg
pour faire part au prince des accroissemens de son
petit fonds, qui devint bientôt si considérable qu' il
ne put plus le porter sur le dos. Aussi acheta-t-il
un âne, fit deux ballots de sa marchandise, et se
mit à faire des tournées de plus en plus longues et
productives.
Or, il arriva que, vers la fin de l' année 1225, le
colporteur avait été à Venise, où il avait acheté
une foule d' objets étrangers et précieux, force
bagues, bracelets et broches pour la poitrine des
femmes, des couronnes et des diames en pierres
précieuses, des coupes et des miroirs en ivoire, des
couteaux, des langues de couleuvre, des chapelets
de corail, etc. Et comme il se disposait à regagner
la Thuringe, afin de se trouver à la Wartbourg
pour la nouvelle année, selon sa coutume, il arriva
à Wurtzbourg en Franconie, où il exposa en vente
sa marchandise. Certains franconiens qui vinrent la
voir y trouvèrent plusieurs bijoux fort à leur gré,
et qu' ils auraient bien voulu donner à leurs femmes
ou à leurs amies, mais sans les payer cependant.
C' est pourquoi ils firent guetter le départ
du colporteur, et se mirent en embuscade pour
l' attendre à quelque
p101
distance de la ville, puis fondirent sur lui comme il
passait, et lui enlevèrent son âne et toute sa
marchandise. Il eut beau leur montrer le
sauf-conduit du landgrave de Thuringe, ils s' en
moquèrent, et voulurent me le lier et l' emmener
avec eux. Ce ne fut qu' avec peine qu' il s' échappa
de leurs mains. Il s' en vint tout tristement à
Eisenach trouver son seigneur et associé, et lui
raconta son malheur. " mon cher comre, " lui dit en
riant le bon prince, " ne te mets pas tant en peine
de la perte de notre marchandise ; prends un peu
patience, et laisse-moi le soin de la chercher. "
aussitôt il convoqua les comtes, les chevaliers et
les écuyers des environs, et me les paysans qui
combattaient à pied, se mit à leur tête, entra sans
délai en Franconie, et dévasta tout le pays
jusqu' aux portes de Wurtzbourg en s' enquérant
partout de son âne. à la nouvelle de cette invasion,
le prince-évêque de Wurtzbourg lui envoya demander
ce que voulait dire une semblable conduite. à quoi
le duc répondit qu' il cherchait un certain âne à
lui, que les hommes de l' évêque lui avaient volé.
L' évêque fit aussitôt restituer l' âne et son
bagage, et le bon duc s' en retourna tout triomphant
chez lui, à la grande admiration du pauvre peuple
dont il prenait ainsi la défense.
Mais, pendant qu' il était ainsi occupé, il reçut de
l' empereur Frédéric Ii l' invitation de venir le
rejoindre en Italie. Il partit aussitôt, et
franchit les Alpes avant la fin de l' hiver. Il fit
avec l' empereur toute la campagne contre les
bolonais et les autres villes insurgées, et se
trouva à la grande diète de Crémone, à pâques
1226. L' empereur fut si satisfait de son courage
et de son dévouement qu' il lui accorda
l' investiture du margraviat de Misnie, dans le cas
la postérité de sa soeur Judith, veuve du
dernier margrave, s' éteindrait, et en même temps
celle de tout le pays qu' il pourrait
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conquérir en Prusse et en Lithuanie, où il
nourrissait le projet d' aller porter la foi
chrétienne.
CHAPITRE 13
Comment une grande disette dévasta la Thuringe, et
comment la chère sainte élisabeth pratiqua toutes
les oeuvres de miséricorde.
à peine le duc fut-il parti pour aller se ranger sous
la bannière impériale, qu' une affreuse disette se
déclara dans toute l' Allemagne, et ravagea surtout
la Thuringe. Le peuple affamé fut réduit aux plus
dures extrémités : on voyait les pauvres se
pandre dans les campagnes, dans les bois et sur
les chemins pour arracher les racines et les fruits
sauvages qui servaient ordinairement à la
nourriture des animaux. Ils dévoraient les chevaux
et les ânes morts et les bêtes les plus immondes.
Mais, malgré ces tristes ressources, un grand
nombre de ces malheureux moururent de faim, et les
routes étaient jonchées de leurs cadavres.
à la vue de tant de misères, le coeur d' élisabeth
s' émut d' une pitié immense. Désormais son unique
pensée, son unique occupation nuit et jour fut le
soulagement de ses infortunés sujets. Le château
p104
de Wartbourg, où son mari l' avait laissée, devint
comme le foyer d' une charité sans bornes, d'
découlaient sans cesse d' inépuisables bienfaits
sur les populations voisines. Elle commença par
distribuer aux indigens du duché tout ce qu' il y
avait d' argent comptant dans le trésor ducal, ce qui
se montait à la somme énorme, pour cette époque,
de soixante-quatre mille florins d' or, lesquels
provenaient de la vente récente de certains
domaines. Puis elle fit ouvrir tous les greniers
de son mari, et malgré l' opposition des officiers
de sa maison, elle en fit distribuer tout le contenu
au pauvre peuple, sans en rien réserver. Il y en
avait tant que, selon les récits contemporains, pour
racheter seulement le blé qu' elle abandonna aux
pauvres, il aurait fallu mettre en gage les deux
plus grands châteaux du duché et plusieurs villes.
Elle sut cependant unir la prudence à cette générosité
sans bornes. Au lieu de donner le blé par grandes
quantités, qui auraient pu être inconsidérément
employées, elle faisait distribuer chaque jour à
chaque pauvre la portion qui pouvait lui être
nécessaire. Pour leur éviter toute dépense
quelconque, elle faisait cuire dans les fours du
château autant de farine qu' ils pouvaient contenir,
et servait elle-même le pain tout chaud aux
malheureux. Neuf cents pauvres venaient ainsi
chaque jour lui demander leur nourriture, et s' en
retournaient chargés de ses bienfaits.
Mais il y en avait encore un plus grand nombre que
la faiblesse, la maladie ou les infirmités
empêchaient de gravir la montagne où était située
la résidence ducale ; et ce fut surtout pour
ceux-ci qu' élisabeth redoubla de sollicitude et de
compassion pendant cette crise douloureuse. Elle
portait elle-même au bas de la montagne, à quelques
uns qu' elle avait choisis parmi les plus infirmes,
les restes
p105
de ses repas et de celui de ses suivantes, auxquels
elles n' osaient presque plus toucher, de peur de
diminuer la part des pauvres. Dans l' pital de
vingt-huit lits dont nous avons déjà parlé, qu' elle
avait fondé à mi-côte de la montée du château, elle
plaça les malades qui réclamaient des secours
particuliers, et elle l' organisa de telle sorte que,
à peine un des malades était-il mort, son lit était
sur-le-champ occupé par un autre venu du dehors.
Elle institua ensuite deux nouveaux hospices dans
la ville me d' Eisenach, l' un sous l' invocation
du saint-esprit, près la porte saint-Georges, pour
les pauvres femmes, et l' autre, sous celle de
sainte -Anne, pour tous les malades en général.
Ce dernier existe encore. Tous les jours sans
exception, et deux fois, le matin et le soir, la
jeune duchesse descendait et remontait la longue
et rude côte qui conduit de la Wartbourg à ces
hospices, malgré la fatigue qu' elle en ressentait,
pour y visiter ses pauvres et leur apporter ce qui
leur était nécessaire ou agréable. Arrivée dans ces
asiles de la misère, elle allait de lit en lit,
demandait aux malades ce qu' ils désiraient, et leur
rendait les services les plus rebutans avec un zèle
et une tendresse que l' amour de Dieu et sa grâce
spéciale pouvaient seuls lui inspirer. Elle
nourrissait de ses propres mains ceux dont les
maladies étaient les plus dégoûtantes, faisait
elle-même leurs lits, les soulevait et les portait
sur le dos ou entre les bras sur d' autres lits,
essuyait leur visage, leur nez et leur bouche avec
le voile qu' elle portait sur la tête, et tout cela
avec une gaîté et une aménité que rien ne pouvait
altérer. Bien qu' elle eût une répugnance naturelle
p106
pour le mauvais air, et qu' il lui fût ordinairement
impossible de l' endurer, elle restait cependant au
milieu de l' atmosphère méphitique des salles de
malades, par les plus grandes chaleurs de l' été,
sans exprimer la moindre pugnance, tandis que ses
suivantes en étaient accablées, et murmuraient
hautement.
Elle avait fondé dans un de ces hospices un asile
particulier pour les pauvres enfans malades,
abandonnés ou orphelins ; ils étaient l' objet spécial
de sa tendresse, elle les entourait des soins les
plus doux et les plus affectueux. Leurs petits
coeurs comprirent bientôt quelle douce mère le
seigneur avait daigné leur donner dans leur misère.
Toutes les fois qu' elle venait au milieu d' eux,
tous couraient au devant d' elle et s' attachaient
à ses vêtemens en criant maman, maman . Elle
les faisait asseoir autour d' elle, leur distribuait
de petits présens, examinait l' état de chacun
d' eux ; elle témoignait surtout son affection et sa
pitié à ceux d' entre eux dont les maux faisaient le
plus horreur, en les prenant sur ses genoux et en les
comblant de caresses.
Elle était non seulement la bienfaitrice de tous ces
infortus, mais encore leur amie et leur confidente.
Un pauvre malade lui ayant un jour raconté
secrètement qu' il avait la conscience chargée du
souvenir d' une dette qu' il n' avait point acquittée,
elle le tranquillisa en lui promettant de s' en
charger en son lieu, et accomplit aussitôt sa
promesse.
Le temps qu' elle pouvait dérober à la surveillance
des hospices elle le consacrait à parcourir les
environs de la Wartbourg, à distribuer des vivres
et des secours aux pauvres qui ne pouvaient monter
jusqu' au château, à visiter les moindres chaumières,
à y rendre les services les plus bas et les plus
étrangers à son rang. Un
p107
jour qu' elle entra dans la cabane d' un pauvre malade
qui y était tout seul, il lui demanda plaintivement
du lait, en disant qu' il n' avait pas la force
d' aller traire sa vache : aussitôt l' humble
princesse entra dans l' étable et se mit en devoir
de traire de ses propres mains la vache du pauvre ;
mais l' animal, peu habitué à être manié par des
mains aussi délicates, ne lui permit pas d' accomplir
sa bienfaisante intention.
Elle s' efforçait de se trouver auprès du lit de mort
des agonisans, afin d' adoucir leur dernière lutte,
recueillait leur dernier soupir dans un baiser de
fraternelle charité, et priait Dieu avec ferveur
et pendant des heures entières, de sanctifier la fin
de ces infortunés et de les recevoir dans sa gloire.
Plus que jamais elle était fidèle à son habitude de
veiller aux obsèques des pauvres, et malgré
l' accroissement de la mortalité, on la voyait
toujours accompagner leur dépouille au tombeau ;
après les avoir ensevelis de ses propres mains dans
la toile qu' elle avait elle-me tissue à cet effet,
ou bien qu' elle prenait parmi ses vêtemens. Elle
découpa pour cet usage un grand voile blanc qu' elle
portait habituellement. Mais elle ne pouvait
souffrir qu' on employât à ensevelir les riches des
étoffes neuves ou précieuses, et exigeait qu' on y
en substituât de vieilles, en donnant aux pauvres la
valeur des étoffes neuves.
Les pauvres prisonniers n' échappèrent pas non plus
à sa sollicitude : elle allait les visiter partout
elle savait qu' il y en eût, délivrait à prix
d' argent autant qu' elle pouvait de ceux qui étaient
détenus pour dettes, pensait et oignait les
blessures que leurs chaînes avaient produites, puis
se mettait à genoux à leur côté, et demandait avec
eux à Dieu de veiller sur eux et de les préserver
de toute peine ou de tout châtiment futur.
Toutes ces occupations si propres à faire naître
dans l' âme humaine
p108
la fatigue, le dégoût et l' impatience, produisaient
en elle une paix et une joie céleste. Tandis qu' elle
pandait sur tant de ses pauvres frères les trésors
de sa charité, elle avait le coeur et la pensée
toujours élevés vers le seigneur, et interrompait
souvent ses bienfaisantes occupations pour lui dire
à haute voix : " ô seigneur, je ne peux pas assez
vous remercier de ce que vous me donnez l' occasion
de recueillir ces pauvres gens qui sont vos plus
chers amis, et de ce que vous me permettez de les
servir ainsi moi-même. " et un jour comme elle faisait
dans l' hôpital cette oraison jaculatoire, les
pauvres crurent voir un ange qui lui apparaissait et
qui lui disait : " jouis-toi, élisabeth, car toi
aussi tu es l' amie du Dieu tout-puissant, et tu
brilles devant ses yeux comme la lune. "
d' autres signes merveilleux semblèrent prouver aux
âmes simples et fidèles combien étaient agréables à
Dieu la charité et l' humilité de cette princesse.
Un jour qu' elle avait été acheter à la ville
quelques vases en poterie et plusieurs sortes
d' anneaux et de jouets en verre pour les petits
enfans pauvres qu' elle avait recueillis, comme elle
rentrait au château dans un chariot, tenant dans un
pan de son manteau ces divers objets, la maladresse
du conducteur fit verser la voiture qui tomba du
haut d' un rocher sur un amas de pierres : cependant
élisabeth ne fut pas blessée, et même aucun des
jouets qu' elle portait ne fut brisé ; elle alla
aussitôt les distribuer à ses petits pauvres pour
les réjouir.
Une autre fois comme elle portait dans son tablier
des vivres à un groupe de malheureux, elle vit avec
inquiétude qu' elle n' en avait pas une quanti
suffisante pour en donner à chacun ; car il
survenait à tout instant d' autres mendians. Elle
se mit alors à prier intérieurement, tout en
distribuant ce qu' elle avait dans sa robe, et à
mesure qu' elle en retirait des morceaux, elle les
trouvait toujours
p109
remplacés par d' autres, et il lui en restait encore
après avoir donné à chaque pauvre sa portion. Elle
s' en retourna au château en chantant avec ses
compagnes les louanges du Dieu qui avait daigné lui
communiquer sa vertu toute puissante, conforment
à sa promesse formelle : en vérité, je vous le
dis, celui qui croit en moi, fera les oeuvres
que je fais, et en fera encore de plus
grandes.
ce n' était pas seulement aux populations voisines de
sa résidence qu' elle réservait ses soins et son
amour. Les habitans de toutes les parties, même les
plus éloignées, des états de son mari, furent
également l' objet de sa souveraine et maternelle
sollicitude. Elle donna des ordres exprès pour que
tous les revenus des quatre principautés que
possédait le duc Louis fussent exclusivement
consacrés au soulagement et à l' entretien des pauvres
habitans que la disette laissait sans ressources, et
veilla strictement à l' exécution de cet ordre,
malgré l' opposition de la plupart des officiers du
duc. De plus, et comme pour tenir lieu des secours
et des soins personnels que l' éloignement
l' empêchait de donner elle-même à cette portion de
ses sujets, elle fit vendre toutes ses pierreries,
ses bijoux et autres objets précieux, et leur en fit
distribuer le prix.
Ces dispositions furent continuées jusqu' à la
moisson de 1226 ; alors la duchesse unit tous les
pauvres en état de travailler, hommes et femmes,
leur donna des faux, des chemises neuves, des
souliers pour que leurs pieds ne fussent pas
meurtris ou déchirés par le chaume resté dans les
champs, et les envoya à l' ouvrage. à tous ceux qui
n' étaient pas assez forts pour travailler, elle
distribua destemens qu' elle avait fait fabriquer
ou acheter au marché à cet effet. Elle faisait
toutes ces distributions de ses propres mains.
à chaque pauvre qui s' en allait elle faisait des
adieux pleins d' affection en lui donnant une
petite somme ; et lorsque l' argent lui manqua,
elle prit ses voiles et ses robes de soie et les
partagea entre les
p110
pauvres femmes en leur disant : " je ne veux pas que
vous vous serviez de ces objets comme d' une parure,
mais que vous les fassiez vendre pour subvenir à vos
besoins, et que vous travailliez selon vos forces,
car il est écrit : que celui qui ne travaille point
ne mange point. " une pauvre vieille femme à qui la
duchesse avait donné des chemises, des souliers
et un manteau, en eut un tel saisissement de joie,
qu' après s' être écriée qu' elle n' avait jamais de sa
vie éprouvé un tel bonheur, elle tomba par terre
comme une morte. La bonne élisabeth tout effrayée
s' empressa de la relever et se reprocha comme un
péché d' avoir compromis par son imprudence la vie
de cette femme.
Nous avons visité avec un tendre respect et un soin
scrupuleux les lieux qui furent le théâtre d' une
charité si inépuisable, d' un dévouement si céleste.
Nous avons suivi tous ces sentiers escarpés que
foulait le pied de l' infatigable amie des pauvres ;
long-temps nous avons promené nos regards sur le
magnifique paysage que l' on contemple du haut de la
Wartbourg, en songeant que les yeux bénis
d' élisabeth avaient aussi, pendant la plus grande
partie de sa vie, contemplé cette vaste étendue
de pays et l' avaient embrassé tout entier d' un seul
regard de cet amour qui n' a ni sa source ni sa
compense sur la terre.las ! Les monumens fondés
par la royale aumônière ont tous péri ; le peuple
l' a oubliée en même temps que la foi de ses pères ;
quelques noms seuls ont résisté et conservent
pour le pélerin catholique la trace de la sainte
bien-aimée. Au château même de la Wartbourg, le
souvenir de Luther, de l' orgueil révolté et
victorieux, a détrôné celui de l' humilité et de la
charité d' élisabeth ; dans l' antique chapelle où
elle a si souvent prié, c' est la chaire du superbe
hérésiarque que l' on montre aux voyageurs. Mais
le site de cet hôpital qu' elle avait élevé à la
porte de sa résidence
p111
ducale, comme pour ne jamais perdre de vue le comble
des misères humaines au milieu des splendeurs de son
rang, ce site modeste et caché lui a été laissé et a
conserson nom. Cent ans après sa mort, en 1331,
l' hôpital fut remplacé par un couvent de
franciscains fondé en son honneur par le landgrave
Frédéric le sérieux. à la réformation il fut
supprimé, alors que dix-sept autres couvens et
églises, dans la seule ville d' Eisenach, furent
ruinés et pillés en un seul jour, et que les moines
et les prêtres s' en allèrent deux à deux en
chantant le te deum au milieu des huées de la
populace. Le monument de la bienfaitrice du pays ne
fut pas plus respecté que les autres, et les pierres
en furent employées à réparer les fortifications
du château. Mais il y est resté une fontaine, une
source d' eau pure et fraîche qui s' écoule dans un
simple bassin de pierre voûté, sans ornement
quelconque, si ce n' est les fleurs nombreuses et
l' herbe verdoyante qui l' entourent. C' était là
la duchesse lavait elle-même le linge des pauvres,
et cela s' appelle encore la fontaine
d' élisabeth . Tout autour se trouve une
plantation touffue qui cache ce lieu à la plupart
des passans, et quelques faibles débris d' un mur
d' enceinte ; c' est ce que le peuple a nomle
jardin d' élisabeth .
Plus loin, à l' orient, au bas de la montagne que
domine la Wartbourg, et entre cette montagne et
l' ancienne chartreuse consacrée à la sainte en
1394, on voit se déployer une vallée charmante
arrosée par un paisible ruisseau qui coule au
milieu de prairies pleines de roses et de lis ;
les flancs en sont ombragés par de vénérables
chênes, débris des antiques fots de la Germanie.
Dans un de ses détours, cette vallée forme une
gorge secrète et solitaire où s' élève une pauvre
chaumière qui était autrefois une chapelle. C' était
là qu' élisabeth donnait rendez-vous à ses pauvres,
les amis de Dieu et les siens ;
p112
c' était là qu' elle descendait, tendre, ingénieuse
et infatigable, par des sentiers cachés, à travers
les bois, chargée de vivres et d' autres secours,
pour leur éviter la montée pénible du château, et
aussi pour échapper aux regards des autres hommes.
Cette gorge solitaire s' appelle encore aujourd' hui
le champ des lis , cette humble chaumière, le
repos des pauvres , et toute la vallée portait
naguère encore le doux nom de vallée d' élisabeth .
CHAPITRE 14
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Comment le duc Louis revint auprès de sa femme, et
comment il rendit bonne justice à ses chers moines
de Reynhartsbrunn.
Cependant le duc Louis, informé sans doute des
maux qui affligeaient son pays, demanda congé à
l' empereur pour retourner chez lui et l' obtint.
Il partit le 22 juin 1226 et s' en vint coucher à
Crémone, la veille de la saint-Jean, comme on
allumait des feux sur toutes les hauteurs. Après
avoir heureusement franchi les Alpes, il vint
prendre gîte chez un prince que les historiens ne
nomment pas, mais qui était son proche parent et
son ami. Il y fut reçu avec empressement et
magnificence ; et après un festin abondant, embelli
par la musique et le chant, on le conduisit à sa
chambre à coucher, le prince, curieux d' éprouver
la vertu de son hôte, avait fait placer une jeune
femme d' une grande beauté. Mais le jeune duc dit
aussitôt
p114
à son fidèle échanson, le sire de Varila :
" éloigne tranquillement cette jeune femme et
donne-lui un marc d' argent pour s' acheter un manteau
neuf, afin que le besoin ne la fasse plus s' exposer
au péché. Je te dis en toute sincérité que quand
me l' adultère ne serait pas un péché contre Dieu
ni un scandale aux yeux de mes frères, moi je n' y
songerais jamais, uniquement par amour de ma chère
élisabeth, et pour ne pas la contrister ou troubler
son âme. " le lendemain matin, comme le prince
commençait à plaisanter à ce sujet, Louis lui
pondit : " sachez, mon cousin, que pour avoir
l' empire romain tout entier, je ne commettrais pas
un tel péché. " puis ayant continué sa route, il
arriva le 2 juillet à Augsbourg, il resta
quinze jours pour recommander la cause du jeune
Henri, fils de l' empereur, auprès du duc de
Bavière, et pour obtenir de lui qu' il consentît
à recevoir ce jeune prince à sa cour. Ayant réussi
dans cette négociation, il repartit pour sa
Thuringe, et passa le Mein à Schweinfürt, où
il fut reçu avec de grands honneurs par la
bourgeoisie ; mais après souper on vint l' avertir
que le comte Poppon de Henneberg, son plus mortel
ennemi, projetait de l' attaquer et de le surprendre
pendant la nuit. Pour éviter ce danger, il repartit
aussitôt, voyagea toute la nuit et arriva à la
Wartbourg le lendemain, qui était un vendredi, vers
l' heure de none.
Cependant la nouvelle de l' approche du prince bien
aimé avait répandu dans toute la Thuringe une
immense joie. Tous ces pauvres affamés voyaient
dans le retour de leur père et de leur généreux
protecteur comme le signal de la fin de leurs maux.
Sa mère, ses jeunes frères se réjouirent aussi
vivement, mais la joie d' élisabeth surpassait
celle de tous les autres. C' était la première
absence prolongée qu' avait faite cet époux qui lui
était si cher, et qui seul la comprenait et
sympathisait avec tous les élans de son âme vers
Dieu
p115
et une vie meilleure. Elle seule aussi, avec ce
merveilleux instinct que Dieu donne aux âmes
saintes, avait sondé toute la richesse de l' âme de
son époux, tandis que le reste des hommes lui
attribuait toujours des sentimens et des passions
semblables à celles des autres princes de son temps.
Les principaux officiers de la maison ducale, et
notamment le sénéchal et le maréchal, craignant la
colère de leur seigneur quand il apprendrait l' emploi
qui avait été fait de ses trésors et de ses
provisions, allèrent au devant de lui et lui
dénonrent les folles largesses de la duchesse,
en lui racontant comment elle avait vitous les
greniers de la Wartbourg et dissipé tout l' argent
qu' il avait laissé à leur garde, malgré tous leurs
efforts. Ces plaintes, dans un pareil moment, ne
firent qu' irriter le duc qui leur répondit : " ma
chère femme se porte-t-elle bien ? Voilà tout ce
que je veux savoir ; que m' importe le reste ! " puis
il ajouta : " je veux que vous laissiez ma bonne
petite élisabeth faire autant d' aunes qu' il lui
plaît, et que vous l' aidiez plutôt que de la
contrarier ; laissez-lui donner tout ce qu' elle
veut pour Dieu, pourvu seulement qu' elle me
laisse Eisenach, la Wartbourg et Naumbourg.
Dieu nous rendra tout le reste quand il le
trouvera bon. Ce n' est pas l' aumône qui nous
ruinera jamais. " et aussitôt il se hâta d' aller
rejoindre sa cre élisabeth. Quand elle le
revit, sa joie ne connut plus de bornes ; elle se
jeta dans ses bras et le baisa mille fois de
bouche et de coeur. " chère soeur, " lui dit-il
aussitôt, tandis qu' il la tenait embrassée,
" que sont devenus tes pauvres gens pendant cette
mauvaise année ? " elle répondit doucement : " j' ai
donné à Dieu ce qui était à lui, et Dieu nous a
gardé ce qui est à toi et à moi. "
p116
une tradition ajoute que, comme le duc se promenait
en long et en large avec elle dans sa grande salle,
il vit entrer le blé de toutes parts, sous les
portes, tellement qu' on marchait dessus. Ayant
demandé au sénéchal d' aller voir d' où cela venait,
celui-ci répondit que les coffres étaient tellement
pleins de blé, que le grain enbordait et
ruisselait sur le plancher. Alors il remercia
Dieu avec sa femme. Puis le sire de Varila
raconta à la duchesse ce qui s' était passé chez le
prince où la fidélité de son époux avait été mise
à l' épreuve ; et aussitôt elle se mit à genoux et
dit : " seigneur, je ne suis pas digne d' avoir un
si bon mari ; mais aidez-nous tous deux à observer
la sainteté du mariage, afin que nous puissions
vivre éternellement ensemble auprès de vous. "
à peine revenu dans ses foyers, ce noble et pieux
prince recommença à s' occuper des intérêts de ses
sujets. Pendant qu' il veillait avec prudence et
intelligence aux importantes négociations que
l' empereur lui avait confiées, malgré son extrême
jeunesse, il avait toujours l' épée à la main pour
défendre les moines et les pauvres. Ainsi tout en
servant de diateur entre l' empereur et le roi
Ottocar de Bohême, et en traitant du mariage de
la fille de ce souverain avec le jeune roi des
romains Henri, il se mit à parcourir ses états
pour découvrir et réparer tous les dommages qui
avaient pu être commis envers le pauvre peuple
pendant son absence. Plusieurs chevaliers de
l' Osterland, qui avaient oppressé leurs vassaux
et troublé la sécurité publique, prirent la fuite
en apprenant son arrivée ; il fit occuper leurs
châteaux, et fit détruire de fond en comble ceux
de Sultz et de Kalbenrück.
Il alla aussi le plus tôt possible visiter son cher
couvent de Reynhartsbrunn. L' abbé se plaignit à
lui de ce qu' un seigneur voisin, celui de Saltza,
avait profité de son absence pour usurper un
terrain appartenant aux religieux, sur la montagne
dite Aldenberg, qui domine la vallée où le
monastère est situé, et qu' il y avait bâti un réduit
p117
fortifié, d' où il vexait continuellement les
religieux et leurs sujets. Ce fut un samedi soir que
le landgrave arriva et qu' il entendit cette
plainte. Il fit aussitôt écrire au bailli de la
Wartbourg et à celui d' Eisenach qu' ils eussent à
venir le trouver au couvent le lendemain matin
avant le jour, avec leurs hommes d' armes et des
échelles pour escalader. Le dimanche, dès l' aube,
il entendit une messe basse, dit à l' abbé de ne
pas faire porter la croix, ni chanter la
grand' messe jusqu' à son retour, puis monta à
cheval et alla au devant de ses soldats qu' il
conduisit sur-le-champ à l' attaque du château. La
surprise fut complète ; les murailles furent
escaladées, et le sire de Saltza lui-même fait
prisonnier. Le duc le fit enchaîner et mener à pied
à l' abbaye ; à peine arrivé, il fit sortir la
croix et se mit à la suite de la procession
habituelle de la messe, tandis que le chevalier
usurpateur et ses soldats étaient conduits enchaînés
devant la croix. Le chantre entonna le verset : (...)
et tous les religieux répondirent : (...). Après la
messe, le duc fit jurer au sire de Saltza qu' il
renoncerait à toute entreprise ultérieure contre le
monastère, et puis le relâcha après avoir don
l' ordre de raser immédiatement le château qui avait
été pris le matin.
Le bon prince redoutait par dessus tout d' être à
charge au monastère ; il y avait établi une
cuisine et une cave spéciales pour l' usage de sa
maison pendant le temps qu' il y passait, et il y
laissait toujours en s' en allant des restes si
considérables, que le couvent entier y trouvait
de quoi se nourrir pendant trois jours. Mais le
dimanche de l' expédition contre le sire de Saltza,
l' abbé le pria de prendre son repas avec lui et
lui donna un riche et abondant festin. En se levant
de table, le duc prit à part son trésorier et lui
ordonna de payer tout largement. Le trésorier alla
trouver les moines et voulut leur donner cet argent,
mais ils refusèrent opiniâtrément de le prendre,
comme
p118
il convient à des religieux bien nés, dit l' aumônier
qui nous a laissé le récit de cette scène. " cher
seigneur trésorier, " dirent-ils, " tout ce que nous
pouvons faire, pauvres moines que nous sommes, est
à la disposition de notre bon seigneur, et non
seulement aujourd' hui, mais toutes les fois qu' il
le désirera ; nous ne voulons pas de son argent. "
le trésorier n' insista pas et partit avec le duc ;
mais celui-ci, à moitié chemin d' Eisenach, se
retourna vers lui et lui demanda s' il avait bien
exécuté ses ordres. Le trésorier raconta ce qui
s' était passé ; à quoi le duc vivement irrité
pondit : " puisque tu n' as pas voulu payer de mon
argent ce que j' ai dépensé, tu le paieras du tien. "
et le pauvre homme fut obligé de retourner à
Reynhartsbrunn et de payer de sa propre bourse
jusqu' au dernier liard.
Peu de temps après, l' abbé de ce même monastère fit
savoir au duc que certaines honorables gens de
Franconie lui avaient enlevé une barique de vin
et six chevaux. Le duc leur écrivit pour les sommer
de restituer sans délai le bien volé ; et comme ils
n' eurent aucun égard à sa réclamation, il entra
aussitôt en Franconie à la tête d' une armée,
ravagea les biens des coupables et les obligea de
venir nu-pieds, en chemise et une corde au cou,
faire amende honorable au couvent. Il les relâcha
ensuite, mais après qu' ils se furent engagés à
envoyer au couvent une grande quantité de bon vin et
plusieurs bons chevaux.
à peu près vers cette époque, il y eut une grande
cour ou assemblée de princes à Merseburg, où se
unirent la plupart des seigneurs de Misnie, de
Saxe, et de la Marche brandebourgeoise. Ceux de
Hesse et de Thuringe s' y rendirent aussi, guidés
par l' exemple de leur duc Louis qui y mena son
élisabeth accompagnée d' une cour nombreuse. Un
trait qui peint bien les moeurs de l' époque signala
cette réunion. Un chevalier thuringien, très
renommé par sa valeur et sa piété, le sire Gauthier
de Settelstaedt, ami et officier de la maison du
duc
p119
Louis, y suivit son suzerain ; il conduisait avec
lui une demoiselle d' une grande beauté, montée sur
un destrier superbe, et avec un bon faucon sur le
poing. Le long de la route, il s' arrêtait de trois
en trois milles pour joûter contre tout venant, à
condition que s' il était désarçonné, son adversaire
victorieux lui enleverait son armure et ses
équipages, le palefroi et le faucon de la demoiselle,
et que la demoiselle elle-même serait obligée de se
racheter moyennant un anneau d' or. Si au contraire
le sire Gauthier avait le dessus, c' était le
vaincu qui devait offrir à la demoiselle un anneau
d' or. Il y eut de grandes contestations entre les
chevaliers, à chaque halte du sire de Settelstaedt,
pour savoir qui aurait l' honneur de joûter avec lui ;
il fallut, pour les mettre d' accord, qu' il
désignât chaque fois lui-même celui d' entre les
concurrens qui devait engager le combat. Il fit
ainsi le voyage de Merseburg et de retour sans
être jamais vaincu ; et en revenant en Thuringe,
sa demoiselle avait à chaque doigt de ses deux
mains un anneau payé par un chevalier vaincu. Le
sire Gauthier fit hommage des dix anneaux aux
dames et aux filles d' honneur de la duchesse
élisabeth, ce qui les réjouit fort ; et toutes,
ainsi que leur maîtresse, le remercièrent avec
chaleur de sa générosité.
CHAPITRE 15
p120
Comment le bon duc Louis se croisa, et de la
grande douleur avec laquelle il prit congé de ses
amis, de sa famille et de la chère sainte
élisabeth.
La Thuringe ne jouit pas long-temps de la présence
de son souverain cri après son retour d' Italie,
et élisabeth, qui avait vu revenir son époux
auprès d' elle avec une joie si vive et si tendre,
allait être bientôt condamnée à une séparation bien
autrement longue et inquiétante. En effet, tout se
préparait en Allemagne pour une croisade.
L' empereur Frédéric Ii, cédant enfin aux
sommationsitérées des souverains pontifes
Honorius Iii et Grégoire Ix, avait invité la
noblesse et les fidèles de la chrétienté à se
ranger sous la bannière
p121
de la croix et à le suivre en terre sainte, pour
l' automne de l' année 1227. L' idée et le mot seul de
croisade faisaient encore alors palpiter tous les
coeurs et remuaient de fond en comble les nations
entières. Ces grandes et saintes expéditions
exerçaient sur les âmes un attrait si puissant,
qu' aucun vaillant chevalier, aucun chrétien pieux et
fervent, ne savait comment s' y dérober. Le souvenir
des exploits presque fabuleux de
Richard-Coeur-De-Lion, quarante ans plus tôt,
vivait encore dans la mémoire de la chevalerie et
dans celle du peuple. Le succès brillant et
inespéré de la quatrième croisade avait ébloui
l' Europe. On avait vu s' écrouler ce vieil empire
de Byzance, qui n' avait jamais fait que trahir
ou abandonner les chrétiens combattant pour la foi,
mais qui occupait encore une place immense dans la
nération traditionnelle des peuples ; et sur ses
ruines s' était élevé en un jour un nouvel empire
fondé par quelques seigneurs français et quelques
marchands de Venise. C' était plus qu' il n' en
fallait pour émouvoir et ébranler toutes les
imaginations, à part même des inspirations de la
foi. Mais celles-ci n' avaient encore rien perdu
de leur force. Le treizième siècle tout entier a
été pénétré d' un ardent désir de sauver le tombeau
du Christ et de courber l' orient devant la croix ;
ce désir n' est mort qu' avec Saint Louis.
L' Allemagne, qui jusqu' alors n' avait pas toujours
été la première à se lancer dans ces nobles
dangers, se sentit subitement enflammée d' un
enthousiasme qui s' est fait jour surtout dans les
chants des nombreux poètes de cette époque.
Walther Von Der Vogelweide, celui de tous qui
a le mieux réfléchi les moeurs et les passions de
son temps, et qui fit partie de cette croisade,
a surtout compris et exprimé cet entraînement des
âmes chrétiennes vers la terre que le sang du
Christ avait arrosée. " nous savons tous, "
s' écrie-t-il avant de partir lui-même pour cette
expédition, " comme cette noble et sainte terre est
malheureuse, comme elle est abandonnée et
solitaire ! Pleure, Jérusalem, pleure ! Comme on
t' a oubliée ! La vie se passe, la mort nous
trouvera pécheurs. C' est dans les dangers et les
épreuves que se gagne la grâce ; allons guérir les
plaies du Christ, allons briser les chaînes de
son pays. ô reine de toutes les femmes, laisse-nous
voir ton secours ! C' est là où ton fils fut
assassiné ! C' est
p122
là où il s' est laissé baptiser, lui si pur, pour
nous purifier ; c' est là il s' est laissé vendre
pour nous racheter, lui si riche, pour nous
si pauvres ! C' est là où il a subi l' affreuse
mort ! Salut à vous ! Lance, croix, épines !
Malheur à vous, païens ! Dieu veut venger par le
bras des héros ses injures ! "
ce sont les mes émotions qui dictaient à la même
époque au royal poète de Navarre, Thibaut de
Champagne, quelques uns de ses plus beaux vers,
alors qu' il s' adresse à ses chevaliers et leur
dit : " sachez-le bien, seigneurs, qui ne s' en ira
pas en cette terre, Dieu fut mort et vif, qui
ne prendra pas la croix d' outre mer, n' entrera
qu' à grand' peine en paradis. Tout homme qui garde
en soi quelque pitié, quelque souvenir du haut
seigneur, doit chercher à le venger, à délivrer sa
terre et son pays. Tous les vaillans bacheliers
s' en iront ; tous ceux qui aiment Dieu et l' honneur
de ce monde, tous ceux qui veulent aller sagement à
Dieu. Il ne restera que les morveux, les cendreux
ceux qui restent dans la cendre au coin du
feu . Qu' ils sont aveugles ceux qui ne donnent
à Dieu, dans toute leur vie, aucun secours, et qui
pour si peu perdent la gloire du monde ! Dieu, qui
s' est laissé mettre à mort pour nous sur la croix,
nous dira au jour où tous viendront : vous qui
m' avez aidé à porter ma croix, vous irez là où sont
les anges ; là, vous me verrez, moi et ma mère
Marie : mais vous dont je n' eus jamais aucun
service, descendez tous au fond des enfers. Douce
dame, reine couronnée, priez pour nous, vierge bien
heureuse, et alors rien ne pourra nous nuire. "
de pareils sentimens ne pouvaient trouver nulle
part plus d' écho
p123
que chez le duc Louis de Thuringe, dont le poète
Walther avait été le vassal ; nul ne pouvait être
plus porté que lui à suivre son empereur et ses
frères d' armes au secours de la terre sainte. Son
éclatant courage, l' ardeur de sa foi et de sa
piété, tout ce qu' il y avait dans cette jeune âme
de généreux, de fervent, de désintéressé, de
chrétien en un mot, devait se unir pour
l' entraîner à prendre la croix, ou, comme on disait
alors en Allemagne, à se parer de la fleur du
Christ . à ces motifs personnels venaient se
joindre les nobles exemples qu' il trouvait dans
ses souvenirs de famille. Le frère et le
prédécesseur de son père, Louis-Le-Pieux, avait
accompagné Richard-Coeur-De-Lion et
Philippe-Auguste en Palestine, et s' y était
couvert de gloire. Son beau-frère, le roi And
de Hongrie, avait passé plusieurs années de sa
vie, sous le ciel de l' orient, à combattre les
infidèles. C' eût été déroger à sa noblesse que de
rester dans ses foyers ; aussi ne balança-t-il
pas long-temps. S' étant rencontré, dans une de ses
courses, avec le vénérable évêque Conrad de
Hildesheim, il lui confia son dessein, et ayant
reçu son approbation, il fit voeu de s' adjoindre
à l' expédition qui se préparait et prit la croix des
mains de ce prélat.
Cependant, en revenant à la Wartbourg, il lui vint
à l' esprit la pensée de la douleur et de la cruelle
anxiété que sa bien aimée élisabeth ressentirait
en apprenant sasolution ; et comme elle était
d' ailleurs grosse de son quatrième enfant, il ne se
sentit pas le courage de lui en parler. Il se
décida à cacher son projet jusqu' au moment même
de son départ, pour ne pas affliger d' avance celle
qui l' aimait si ardemment et ne pas compromettre
sa santé ; et au lieu d' attacher à découvert sur
ses vêtemens la croix qu' il avait prise, il
p124
se borna à la porter secrètement sur lui, tant qu' il
lui fut possible de ne point publier son prochain
départ.
Mais un soir qu' il se trouvait seul avec la duchesse
et qu' ils étaient assis tout à côté l' un de l' autre,
dans un moment de cette tendre et intime
familiarité qui régnait entre eux, élisabeth
s' avisa de détacher le ceinturon de son mari et se
mit à fouiller dans l' aumônière qui y était
attachée. Tout-à-coup elle en retira la croix que
l' on fixait habituellement sur les habits des
croisés ; à cette seule vue, elle comprit le
malheur qui la menaçait, et saisie de douleur et
d' effroi, elle tomba par terre sans connaissance.
Le duc désolé la releva et chercha à la rappeler
à elle et à calmer sa douleur par les paroles
les plus douces et les plus affectueuses ; puis lui
parla longuement en empruntant la voix de la
religion et les expressions mêmes des saintes
écritures, qui ne la trouvaient jamais insensible.
" c' est pour l' amour de notre seigneur Jésus-Christ, "
lui dit-il, " que je le fais ; tu ne voudras pas
m' empêcher de faire pour Dieu ce que je serais
bien obligé de faire pour un prince temporel, pour
l' empereur et l' empire, s' ils le voulaient. Après
un long silence et beaucoup de larmes, elle lui
dit : " cher frère, si ce n' est pas malgré Dieu,
reste avec moi. " mais il luipondit : " chère
soeur, permets-moi de partir, car c' est un voeu que
j' ai fait à Dieu. " alors, rentrée en elle-même,
elle immola sa volonté à celle de Dieu et lui
dit : " contre le gré de Dieu, je ne veux pas te
garder. Que Dieu t' accorde la grâce de faire en
tout sa volonté ; je lui ai fait le sacrifice de
toi et de moi-même. Que sa bonté veille sur toi ;
que tout bonheur soit avec toi à jamais ; ce sera
ma prière de chaque instant. Pars donc au nom de
Dieu. " après un
p125
nouveau silence, ils parlèrent de l' enfant dont elle
était enceinte, et ils résolurent tous deux de le
consacrer à Dieus sa naissance. Dans le cas
ce serait un fils, ils convinrent qu' on le ferait
entrer à l' abbaye de Ramersdorf ; mais si c' était
une fille, dans le monastère des prémontrées
d' Aldenburg près Wetzlar.
Le duc n' ayant plus de motif pour faire un secret
de sa décision, la fit connaître à tous ses sujets.
Il annonça en même temps que cette expédition
aurait lieu entièrement à ses propres frais, et
qu' il ne ferait aucune levée extraordinaire
d' argent sur son peuple, heureux de pouvoir
restituer ainsi au seigneur une partie des bienfaits
qu' il en avait reçus. Après avoir pourvu aux
préparatifs militaires qu' exigeait son projet, il
convoqua les états du pays à une assemblée
solennelle qui se tint à Creutzburg. Il leur y
exposa en détail son projet et prit avec eux les
mesures nécessaires pour la bonne administration
du pays en son absence. Il exhorta vivement les
seigneurs à gouverner le peuple avec douceur et
équité, et à faire régner la justice et la paix
entre eux et leurs vassaux. Avant de quitter
l' assemblée, il lui adressa les paroles suivantes,
qu' il prononça d' une voix très douce : " chers et
féaux frères d' armes, barons, seigneurs et nobles
chevaliers, et vous, tout mon peuple fidèle, vous
savez que du vivant de mon seigneurre, de pieuse
moire, notre pays a eu des guerres cruelles et
de longs troubles à subir. Vous savez tous combien
mon seigneur re a enduré de peines, de traverses
et de fatigues, pour se fendre contre les
ennemis puissans qu' il s' était faits, et pour
préserver ses états d' une entière ruine. Il y a
ussi à force de courage et de générosité, et son
nom est devenu redoutable à tous. Mais à moi, Dieu
m' a accordé, comme à Salomon, fils de David, la
paix et des jours tranquilles.
p126
Je ne vois autour de moi aucun voisin que j' aie à
craindre, comme aussi aucun d' eux n' a à redouter de
ma part des violences illégitimes. Si j' ai eu
quelques mêlés par le passé, je suis maintenant
en paix avec tout le monde, grâce au seigneur qui
donne la paix. Vous devez tous reconnaître ce
bienfait et en remercier Dieu ; quant à moi, par
amour de ce Dieu qui m' a comblé de ses grâces,
pour lui en témoigner toute ma gratitude et pour le
salut de mon âme, je veux maintenant aller dans le
pays d' orient pour y consoler la chère chrétienté qui
y est opprimée, et pour la défendre contre les
ennemis du nom et du sang de Dieu. Je ferai cette
expédition lointaine à mes propres dépens et sans
vous imposer à vous, mes chers sujets, aucune
charge nouvelle. Je recommande à la protection du
très haut ma bonne et bien aimée épouse, mes
petits enfans, mes chers frères, mes amis, mon
peuple et mon pays, tout ce que je quitte enfin
de bon coeur pour l' honneur de son saint nom. Je
vous recommande fortement de garder la paix entre
vous pendant mon absence ; je veux surtout que les
seigneurs se conduisent chrétiennement envers mon
pauvre peuple. Enfin, je vous demande en grâce de
prier beaucoup Dieu pour moi, pour qu' il me
défende de tout malheur pendant ce voyage et qu' il
me ramène sain et sauf au milieu de vous, si
toutefois telle est sa très clémente volonté, car
avant tout, je me soumets, moi et vous, et tout ce
que j' ai, à la volonté de sa divine majesté. " dans
ces touchantes paroles se révèlent à nous toutes les
profondeurs de ce qu' on nommait alors le mystère
de la croisade , mystère de foi, devouement
et d' amour, qui sera toujours impénétrable pour les
froides intelligences des siècles sans foi. En
entendant cette harangue,
p127
si digne d' un prince chrétien, toute l' assemblée
fut profondément émue ; l' on vit les plus robustes
chevaliers accablés de douleur ; des pleurs et des
soupirs nombreux exprimèrent l' anxiété que causait
le départ du jeune et bien aimé souverain.
Le duc choisit ensuite avec une grande prudence les
divers officiers qu' il voulait mettre à la tête de
ses provinces, et désigna les magistrats de ses
villes parmi les bourgeois les plus sages et les
plusrs. Il mit ordre à toutes les affaires
particulières de sa maison, et recommanda
spécialement sa cre élisabeth à la sollicitude
de sa mère, de ses frères et de tous ses officiers.
" je sais bien, " lui dit alors le cellérier, " que
madame la duchesse donnera tout ce qu' elle trouvera
et qu' elle nous réduira à la misère. " à quoi Louis
pondit que cela lui était égal et que Dieu
saurait bien remplacer tout ce qu' elle donnerait.
Il alla aussi visiter tous les couvens d' Eisenach,
me ceux de religieuses, leur demanda leur
bénédiction, leur distribua de riches aunes et se
recommanda à leurs prières. Puis il partit
d' Eisenach accompagné de sa femme, de sa mère, de
ses enfans et de ses frères, et alla d' abord à
Reynhartsbrunn, au monastère qu' il chérissait par
dessus tous, et auquel il était attaché par les
liens d' une dévotion spéciale et de la plus douce
familiarité. Après y avoir assisté à l' office,
comme les moines sortaient du choeur à la fin des
complies pour recevoir selon l' usage l' eau bénite,
le bon prince se plaça à côté du prêtre qui
aspergeait, et à mesure que chaque religieux
passait, il l' embrassait affectueusement ; il n' y
eut pas jusqu' aux tout petits enfans de choeur qu' il
ne soulevât dans ses bras pour imprimer sur leurs
fronts innocens un baiser paternel. Pénétrés de
tant de bonté, les religieux fondirent en larmes,
et pendant un temps on n' entendit que le bruit
étouffé des sanglots et des soupirs
p128
que leur arrachait la pensée de l' absence de leur
protecteur. Le duc se laissa gagner par l' émotion
et versa lui-même des pleurs ; une sorte de
pressentiment funèbre vint s' emparer de lui et il
leur dit : " ce n' est pas sans raison que vous
pleurez, très chers amis ; car je sais que quand
je serai parti, des loups rapaces fondront sur vous
et que leur dent meurtrière vous tourmentera
cruellement. Quand vous serez malheureux, appauvris,
vous verrez que vous avez perdu en moi un défenseur
et un souverain comme il s' en trouve peu. Mais je
sais aussi pourr que le très haut, se souvenant
de monlerinage, vous ouvrira les entrailles de
sa miséricorde, et je le lui demande maintenant
et toujours de tout mon coeur. " puis il les quitta
et eux le suivirent de leur pieuse affection et de
leurs regards pleins de larmes.
Le duc, toujours accompagné de toute sa famille, se
rendit de Reynhartsbrunn à Schmalkalde, où il
avait donné rendez-vous aux chevaliers et autres
qui allaient le suivre en terre sainte. C' était là
il devait prendre congé de ses proches, de sa
femme, de tous ceux qu' il portait dans son coeur.
Dès qu' il y fut arrivé, il prit à part son frère
Henri et lui dit : " j' ai fait tout ce que je
pouvais, avec l' aide de Dieu, pour marcher dans les
voies du salut de mon âme, et je ne me souviens de
rien qui puisse le compromettre, si ce n' est de
n' avoir pas encore détruit, comme mon père déjà me
l' avait ordonné, le cteau d' Eyterburg, qui a é
construit au préjudice du couvent voisin. Je te
supplie donc, très doux frère, de ne pas oublier
de le renverser de fond en comble, dès que je serai
parti ; cela profitera au salut de ton âme. "
enfin le jour de la nativité de saint Jean Baptiste,
fixé pour le départ, étant arrivé, il fallut se
parer. Ce fut au milieu des chevaliers venus des
extrémités de ses états, et du peuple qui se
p129
pressait pour voir une dernière fois son prince
chéri, que Louis dut s' arracher des bras de tous
ceux qu' il aimait. Il commença par bénir
affectueusement ses deux frères, qui pleuraient
tous deux ; il leur recommanda avec ferveur sa
re, ses enfans et son élisabeth. Ses petits
enfans le tenaient par ses habits, l' embrassaient
en pleurant et lui faisaient leurs adieux en
langage enfantin : " bon soir, cher père, mille
fois bonsoir, cher bon père. " il ne pouvait
retenir ses pleurs en les embrassant ; et quand il
se retourna vers sa bien-aimée élisabeth, les
sanglots et les larmes étouffèrent tellement sa
voix, qu' il ne sut lui rien dire. Alors l' entourant
d' un de ses bras et sare de l' autre, il les
tint ainsi toutes deux contre son coeur sans
pouvoir parler, en les couvrant de ses baisers, et
en versant d' abondantes larmes pendant plus d' une
demi-heure. à la fin il dit : " ma mère chérie, il
faut que je te quitte ; je te laisse au lieu de
moi tes deux autres fils, Conrad et Henri ; je
te recommande ma femme, dont tu vois l' angoisse. "
mais ni la mère, ni l' épouse, ne voulaient se
détacher de l' objet de leur amour, et le retenaient
chacune de son côté. Ses frères et les autres
chevaliers se pressaient confument autour de ce
groupe douloureux. Tous les coeurs étaient émus,
tous les yeux humides, en voyant ce fils si pieux,
cet époux si tendre et si fidèle, cherchant à se
dérober aux derniers embrassemens des êtres qu' il
aimait le plus au monde, pour aller servir Dieu
au péril de sa vie. Le pauvre peuple mêlait sa
douleur sincère et bruyante à celle des princes et
des guerriers. Ce n' était
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pas du reste la seule famille que déchirait la
douleur de l' absence ; il y avait là, parmi la
foule des croisés qui devaient accompagner le duc,
bien des pères, des maris, des fres, qui
pleuraient et luttaient comme leur souverain pour
s' arracher à leurs familles et à leurs amis. Chacun
semblait avoir réservé pour ce lieu ce moment de
cruelle épreuve. Les thuringiens, les hessois, les
saxons, y étaient tous réunis par leur affliction
comme par l' objet de leur expédition. Tant de liens
ne pouvaient être brisés sans un effort surnaturel ;
l' on entendait de tous côtés des gémissemens et des
sanglots, des bruits confus et sourds, qui se
confondaient dans une angoisse commune.
Cependant plusieurs, plus maîtres de leurs coeurs, ou
bien qui s' étaient plus tôt éloignés des leurs, ou
enfin assez isolés dans la vie, pour n' avoir ni
famille ni liens quelconques à briser, n' étaient
dominés en ce moment solennel que par le caractère
sacré de l' entreprise qu' ils allaient commencer.
Ceux-ci, croisés et pélerins, avant tout, pendant
que les autres pleuraient et se lamentaient,
entonnèrent des hymnes pour remercier Dieu qui
daignait les faire combattre en l' honneur de son
saint nom. Le son de ces cantiques d' actions de
grâces allait se mêler aux cris de deuil et aux
gémissemens qui retentissaient partout ; et ainsi
se trouvaientunis par un contraste sublime
l' exaltation de la joie qu' inspirait l' amour du
seigneur, et l' épanchement des intimes douleurs que
ce me amour savait braver et vaincre.
Quand le duc put enfin se dégager des embrassemens
de sa mère, il se vit comme emprisonné par les
chevaliers qui restaient et par ce pauvre peuple
auquel il était, à juste titre, si cher ; chacun
voulait le retenir, l' embrasser encore, lui
prendre la main, ou au moins toucher ses vêtemens ;
mais lui, étouffé par les larmes, ne répondait à
personne. Ce ne fut qu' après maint effort qu' il put
se frayer un chemin
p131
vers l' endroit l' attendait son coursier : s' étant
jeté dessus, il se plaça au milieu des croisés, et
partit en mêlant sa voix aux chants sacrés qu' ils
pétaient en choeur.
Sa bien-aimée élisabeth était encore auprès de lui,
car elle n' avait pu se résigner à recevoir ses
adieux en même temps que tous les autres, et elle
avait obtenu de pouvoir l' accompagner jusqu' à la
frontière de Thuringe. Ils chevauchaient ainsi à
té l' un de l' autre, le coeur accablé de tristesse.
Ne sachant plus comment parler, la jeune duchesse
ne faisait que soupirer. Arrivée à la frontière du
pays, elle n' eut pas le courage de le quitter là,
et fit encore une journée de route à ses côtés,
puis une seconde, vaincue et entraînée par la
douleur et l' amour. à la fin de cette seconde
journée, elle déclara qu' elle ne savait pas si elle
pourrait le quitter jamais, ou si plutôt elle
n' irait pas avec lui jusqu' au bout. Cependant il
lui fallut enfin céder ; et cet amour divin, qui
est fort comme la mort, vainquit dans ces deux
tendres et nobles coeurs l' amour de la créature. Le
sire de Varila, grand échanson, s' approcha du duc
et lui dit : " monseigneur, il est temps ; laissez
partir madame la duchesse, il faut bien que cela
soit. " à ces mots les deux époux fondirent en larmes,
et s' embrassèrent en palpitant, avec des sanglots
et des gémissemens qui émurent tous les assistans.
Cependant le sage sire de Varila insistait et
cherchait à les séparer ; mais ces deux âmes qui
s' étaient si
p132
tendrement et si intimement aimées, adhéraient l' une
à l' autre avec une invincible force dans ce moment
suprême. à la fin Louis se surmonta et donna le
signal dupart. Il montra à la duchesse un
anneau qu' il portait au doigt, et qui lui servait
de cachet pour ses lettres secrètes : " élisabeth, "
lui dit-il, " ô la plus chère des soeurs ! Regarde
bien cet anneau que j' emporte avec moi, où est
gravé, sur un saphir, l' agneau de Dieu avec sa
bannière : que ce soit à tes yeux un signe sûr et
certain pour tout ce qui me regarde. Celui qui
t' apportera cette bague, chère et fidèle soeur, et
qui te racontera que je suis en vie ou bien mort,
crois à tout ce qu' il te dira. " puis il ajouta :
" que le seigneur te bénisse, chère petite élisabeth,
soeur bien-aimée, mon doux trésor, que le seigneur
très fidèle garde ton âme et ton courage ; qu' il
bénisse aussi l' enfant que tu portes sous ton coeur ;
nous en ferons ce dont nous sommes convenus
ensemble. Adieu ; souviens-toi toujours de notre
vie commune, de notre tendre et saint amour ; ne
m' oublie jamais dans aucune de tes prières ; adieu,
je ne puis plus rester. " et il partit, et laissa
sa bien-aimée entre les bras de ses dames ; elle
le suivit long-temps de ses regards, puis, à demi
morte, tout inondée de larmes, et au milieu des
lamentations de ses compagnes, s' en retourna vers
la Wartbourg, portant dans son coeur le
pressentiment qu' elle ne le reverrait plus.
Revenue dans ses tristes foyers, elle se dépouilla
sur-le-champ de
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son costume royal, pour prendre, avec un trop juste
désespoir, les habits de veuve qu' elle ne devait plus
quitter.
" aujourd' hui, " dit un pieux franciscain qui a écrit
la vie de sainte élisabeth, au temps de Louis
Xiv, " aujourd' hui où on trouve si peu de
ritable amitié entre les personnes mariées, entre
celles même qui paraissent avoir de la piété,...
on s' étonnera peut-être de voir en une princesse
si intérieure et si austère, tant d' attachement
pour le prince son époux. " nous ne suivrons pas ce
bon religieux dans lafense qu' il s' est cru
obligé de faire de ce trait si prononcé de la vie
d' élisabeth. Nous pourrions dire d' elle, ce que
disait saint Bernard De Marie : " ne vous
étonnez pas, mes chers frères, de ce que Marie
a été nommée martyre par le coeur ; pour s' en
étonner, il faudrait oublier que saint Paul a
regardé comme un des plus grands crimes des
gentils, qu' ils étaient sans affection. " mais il nous
suffit de constater, d' après les nombreux tails
que nous avons rapportés, que de toutes les âmes
que l' église a couronnées de sa gloire, aucune
p134
n' a offert, à un tel point qu' élisabeth, le type
de l' épouse ; aucune n' a réalisé au même
degré qu' elle l' idée qu' on peut se faire d' un
mariage vraiment chrétien ; aucune n' a ainsi
ennobli et sanctifié un amour humain, en le plaçant
si haut dans un coeur tout inondé de l' amour de
Dieu.
Ce n' était pas, du reste, un spectacle si rare dans
ces temps de fortes et pures émotions, que cette
union des affections légitimes de la terre avec la
pié la plus fervente et la plus austère. Ce serait
un doux et fécond travail, et nous nous le
revendiquerons peut-être un jour, que de montrer
combien, pendant les âges catholiques, les sentimens
les plus tendres et les plus passionnés du coeur
humain étaient en même temps sanctifiés et redoublés
par la foi, et combien, en se ployant toujours
devant la croix du sauveur, l' amourme purement
humain puisait d' exaltation et d' énergie dans cette
victoire permanente de l' humilité chrétienne sur
l' orgueil et l' égoïsme. Les sentimens, moins variés,
moins étendus, moins raffinés peut-être
qu' aujourd' hui, étaient alors bien autrement
profonds ; et lorsqu' une fois la religion leur avait
apposé le sceau de son immortalité, il s' y
manifestait on ne sait quelle force intime et
merveilleuse, et une sorte d' ineffable
transfiguration, où venaient seunir à la fois le
calme de la durée et la fraîcheur de l' innocence,
toute l' énergie de la passion avec toute la pureté
et la simplicité de la religion. Tous ceux qui
connaissent les monumens historiques et littéraires
du moyen âge, apprécieront la vérité de cette
assertion. Aussi ce qui caractérise surtout la vie
morale et intérieure de ces temps, c' est l' union
inséparable des affections les plus ardentes et les
plus vives avec leur consécration légitime ; c' est
d' y voir le devoir, l' obligation religieuse,
devenir comme un élément essentiel des épanchemens
passionnés du coeur. Ici encore, comme sous tant
d' autres rapports, élisabeth a été une
personnification admirable et complète de son
siècle. N' était-ce pas celui où Saint Louis
conservait, à travers toute sa vie, pour sa femme
Marguerite, l' ingénieuse et passionnée tendresse
de ses premières années ; où ce grand roi et ce
grand saint,
p135
montrant l' anneau qu' il portait toujours, et où il
avait fait graver ces trois mots : Dieu, France
et Marguerite, disait avec une si délicieuse
simplicité : hors cet anel n' ai point
d' amour ? n' était-ce pas encore le siècle où
édouard Ier d' Angleterre élevait ces quinze
croix admirables, dont les restes peuvent compter
parmi les merveilles de l' art chrétien, aux lieux
de repos du cercueil de sa bien-aimée épouse, la
reine éléonore, pendant son trajet de la ville où
elle mourut à Westminster ? C' est sans doute la
plus touchante et la plus magnifique pompe funèbre
qui fut jamais ; mais était-ce trop pour la femme
qui, vingt ans auparavant, était allée partager les
dangers de la croisade avec son époux, avait su
de ses propres lèvres le poison qu' un fer sarrasin
avait infligé à édouard, et lui avait ainsi sauvé
la vie au péril de la sienne ?
Mais chose vraiment remarquable, et qui n' a pas, que
nous sachions, été justement appréciée jusqu' à
présent, cette union se trouve aussi bien consacrée
par la fiction que par la réalité, et les créations
de l' imagination lui rendent un aussi éclatant
hommage que les monumens de l' histoire. Toute la
poésie contemporaine d' élisabeth, ou antérieure à
son époque, respire le même esprit. Ce ne fut que
plus tard qu' un amour illégitime, ou même non
consacré par l' église, put intéresser. Jusqu' alors
il semble qu' il fallait toujours, dans l' histoire de
deux coeurs, le mariage ou au moins les
fiançailles, pour autoriser les âmes catholiques
à s' émouvoir au récit des poètes ; l' amour et
l' intérêt, bien loin de finir avec le mariage,
comme dans les oeuvres de l' imagination moderne,
semblaient presque ne commencer qu' avec lui. La
fidélité conjugale est en quelque sorte le pivot
et le nerf de toute cette belle psie. Les scènes
les plus animées, les plus romanesques, sont celles
qui se passent entre époux. Il n' en était pas
seulement ainsi dans les légendes et les poèmes
spécialement
p136
consacrés aux sujets religieux ; les oeuvres en
apparence purement chevaleresques et profanes
portent la même empreinte de consécration du
sentiment par le devoir. C' est seulement de la
femme comme épouse fidèle et pieuse que ces poètes
chevaliers traçaient l' apothéose dans ces vers si
nombreux, où elle est presque divinisée, et où elle
semble entrer en partage de la tendre vénération
servée à Marie. Dans notre littérature nationale,
le touchant et pudique amour de Roland et de sa
fiancée Aude, dans le roman de Roncevaux ;
l' admirable histoire des malheurs partagés par
rard de Roussillon et sa femme, suffiraient pour
donner une ie du parti que nos poètes ont su tirer
de cette donnée toute chrétienne. En Allemagne,
dans la patrie adoptive de notre élisabeth, on
peut dire qu' elle a été bien plus féconde et plus
goûtée que partout ailleurs. On en voit l' exemple
le plus brillant et le plus populaire dans les
niebelungen , dans Sigefroi et Criemhilde,
ces époux si beaux de naïveté, de candeur et de
dévoûment. Cette étoile de pur amour, qui éclaire
les plus belles traditions historiques du pays,
comme celles de Henri Le Lion, de Florentin,
de Geneviève De Brabant, du comte Ulric, est
encore le foyer lumineux des grands poèmes des
cycles chevaleresques. Parseval est tellement
absorbé par la vue de trois gouttes de sang sur
la neige, qui lui rappellent le teint rose et
blanc de sa femme, qu' il méprise la gloire et les
combats, pour les contempler. L' épouse de
Lohengrin, toutes les fois que son mari s' éloigne
d' elle, tombe en faiblesse et reste évanouie
jusqu' à son retour. Dans le titurel, quand deux
fidèles époux se sont rejoints dans la mort, il
sort de leur tombe commune deux belles vignes qui
s' entrelacent et se soutiennent l' une l' autre.
Doux et nobles symboles de ces saintes affections,
qui ne donnaient à la terre que de charmantes
fleurs, mais dont les racines et les fruits étaient
ailleurs.
CHAPITRE 16
p137
Comment le bon duc Louis mourut en route pour la
terre-sainte.
Louis retrouva bientôt, en perdant de vue sa triste
et chère élisabeth, la joyeuse et confiante
énergie qui présidait à ces lointaines expéditions,
et cette sainte allégresse que puise la foi dans
le sentiment des sacrifices qu' elle s' impose et
des victoires qu' elle remporte.
Il menait avec lui l' élite de la chevalerie de ses
états ; cinq comtes, Louis de Wartberg,
nther de Kefernburg, Meinhard de Muhlberg,
Henri de Stolberg et Burkhard de Brandenberg ;
son échanson, Rodolphe, sire de Varila ; son
maréchal, Henri, sire d' Ebersberg ; son
chambellan, Henri, sire de Fahnern ; son
néchal, Hermann de Hosheim, et une foule
d' autres barons et chevaliers. Le nombre des
fantassins qui le suivaient était petit, nous dit
un chroniqueur, à cause de la grande distance qu' il
y avait à parcourir. Cinq prêtres, parmi lesquels
était son aumônier Berthold, qui a
p138
écrit la vie de Louis, étaient chargés de munir de
messes, de confessions et d' autres secours spirituels,
tous ces guerriers pendant leur expédition.
Outre ces comtes et seigneurs, qui étaient tous
vassaux immédiats du duc Louis, il était
accompagné, en sa qualité de commandant en chef
des croisés de toute l' Allemagne centrale, d' une
foule d' autres chevaliers de Souabe, de Franconie
et des bords du Rhin. On remarque parmi eux le
nom de ce comte Louis de Gleichen, si célèbre
en Allemagne par ses aventures romanesques pendant
cette croisade. Une tradition enracinée et appuyée
par de nombreuses preuves scientifiques, raconte
qu' ayant été fait prisonnier en Palestine, et
transporté en égypte, il fut délivré par la fille
du Soudan, Melechsala, à condition qu' il
l' épouserait, quoiqu' il eût laissé en Thuringe sa
femme, née comtesse d' Orlamunde ; il l' emmena
avec lui à Rome, où il obtint, à ce qu' on prétend,
l' autorisation du pape pour cette double union,
et de là à son château de Gleichen, où les deux
épouses vécurent dans la plus parfaite union.
Pourvu d' une si bonne compagnie, le duc prit route
à travers la Franconie, la Souabe et la Bavière,
franchit les Alpes du Tyrol ; et passant par la
Lombardie et la Toscane, alla rejoindre
l' empereur en Apulie. La réunion eut lieu dans la
ville de Troja, vers la fin d' août 1227. L' empereur
y avait rassemblé une puissante armée : près de
soixante mille hommes y campaient sous la bannière
de la croix. Mais une épidémie s' était dé
déclarée au sein de ces troupes, et retardait leur
embarquement. Cependant tout y était disposé : le
landgrave eut une conférence secrète avec l' empereur
dans l' île de saint-André, pour y traiter en
détail de la conduite de l' expédition ;
p139
car malgré sa jeunesse, aucun prince n' inspirait plus
de confiance à son suzerain comme à ses inférieurs.
Aussitôt après cette conférence, les deux princes
s' embarquèrent à Brindes, ayant recommandé à
Dieu leur trajet par des prières solennelles et
d' autres cérémonies religieuses. Mais dès que le
duc Louis eut mis le pied sur son navire, il se
sentit saisi d' une fièvre froide. Au bout de trois
jours, l' empereur lui-même, ne pouvant supporter
la mer, fit relâcher à Otrante, était
l' imratrice. Le duc l' y suivit, quoiqu' une
grande partie de ses hommes eussent continué leur
route vers la Palestine. Il rendit visite à
l' imratrice avec le respect accoutumé ; mais sa
fièvre redoubla de violence, et il put à peine
regagner son vaisseau, où il fut obligé de s' aliter.
Le mal fit des progrès rapides, et bientôt il
fallut renoncer à tout espoir de guérison. Le duc
fut le premier à reconnaître la gravité de son
état, dicta aussitôt son testament, et fit appeler
le patriarche de Jérusalem pour lui porter les
derniers sacremens. Ce prélat vint accompagde
l' évêque de sainte-Croix, et lui administra
l' extrême-onction. Puis s' étant confessé avec
humilité et une grande contrition de ses péchés,
il fit assembler autour de son lit ses chevaliers,
et reçut en leur présence le pain des forts avec
la plus fervente dévotion et l' expression de la foi
la plus vive.
Il ne se trouve ni dans le récit de son aunier, qui
assistait à ses derniers instans, ni dans aucun
des historiens qui les ont racontés depuis, un seul
mot qui puisse nous faire croire que ce saint et
preux chevalier ait éprouvé un seul regret en
quittant la vie. Ni sa jeunesse, dont il emportait
la fleur dans sa tombe, ni sa patrie, dont
p140
il mourait éloigné, ni le pouvoir dont il avait si
noblement et si pleinement usé, ni ses proches, ni
ses enfans, qu' il avait eu à peine le temps de
connaître, ni même cette élisabeth qu' il avait si
fidèlement, si tendrement, si uniquement aimée,
nul de tous ces biens ne paraît avoir enchaîné,
me pour un instant, son âme avide du ciel. Au
contraire, nous dit-on, il avaitte de mourir ;
et le bonheur d' avoir trouvé le trépas sous la
bannière du Christ, à son service, à sa solde pour
ainsi dire, après avoir sacrifié tout pour cela, le
dominait exclusivement, et ne laissait de place
dans son coeur à aucun souvenir, à aucun regret de
la terre. Comme il n' avait vécu que pour Dieu et
en Dieu, il lui sembla tout simple de mourir au
premier moment voulu par Dieu, et au poste qui lui
était assigné. Comme un docile et fidèle soldat, il
reçut sans murmure le signal qui le rappelait
avant la fin du combat. Celui qui avait versé tant
de pleurs en quittant, pour un temps seulement, sa
famille chérie ; celui qui s' était arraché avec
tant d' angoisse des bras d' une épouse qu' il pouvait
espérer de bientôt revoir, n' a plus en ce moment de
complète et irréparable séparation, ni un soupir ni
une larme à lui donner. C' est qu' il avait bien pu
gémir et pleurer d' être loin d' elle sur la terre ;
mais à la porte du ciel, cette cre image ne
pouvait se présenter à lui qu' au sein des joies
futures de l' éternité bienheureuse.
Il se borna à charger des chevaliers d' aller annoncer
sa mort à sa famille et à son élisabeth, en lui
apportant la bague qu' il lui avait montrée, et
certaines paroles qui ne nous ont pas été conservées.
Il supplia aussi tous ses hommes qu' il voyait là,
au nom de Dieu et de notre-dame, de penser à lui
s' ils survivaient à leur sainte entreprise ; de
rapporter ses os en Thuringe, et de les enterrer à
Reynhartsbrunn, où il avait choisi sa sépulture ;
comme aussi de ne jamais l' oublier dans leurs
prières. Quelque temps avant d' expirer, il vit une
foule de colombes blanches qui remplissaient la
chambre
p141
et voltigeaient autour de son lit. " voyez ! Voyez ! "
dit-il, " ces colombes plus blanches que la neige. "
les assistans crurent qu' il délirait ; un moment
après il dit : " il faut que je m' envole avec ces
belles colombes. " en disant ces mots, il s' endormit
dans le seigneur, quittant ce pélerinage mortel
pour rentrer dans l' éternelle patrie, et prendre
place parmi les chevaliers de Dieu, le troisième
jour après la nativité de la sainte vierge, ayant
à peine accompli sa vingt-septième année.
Dès qu' il eut rendu le dernier soupir, son aumônier
Berthold vit les colombes dont il avait parlé qui
s' envolaient vers l' orient ; il les suivit
long-temps du regard, et ne s' étonna pas de ce que
l' esprit saint, qui était descendu sur le fils de
Dieu sous la forme d' une colombe, eût envoyé des
anges sous ce blanc vêtement, pour aller chercher
et conduire au soleil de la justice éternelle cette
jeune âme qui avait conservé dans son pélerinage
mortel l' innocence et la candeur d' une colombe. Son
visage, déjà si beau pendant sa vie, parut puiser
une beauté nouvelle au sein de la mort ; et l' on ne
pouvait contempler sans admiration l' expression de
foi satisfaite, de douce paix, de joie ineffable,
qui se peignait sur ses joues pâles, avec cette
placidité du trépas dont le charme est si profond et
si pur.
Ce fut une affreuse douleur pour ceux qui l' avaient
suivi si loin, de le voir mourir entre leurs bras
dans tout l' éclat de la jeunesse et de la valeur,
et de se trouver sans chef dans une expédition si
p142
périlleuse. Elle fut encore plus vive pour ceux
d' entre ses vassaux et frères d' armes qui l' avaient
devancé, qui n' avaient pas eu le triste bonheur de
veiller à ses derniers instans et de recevoir son
dernier soupir, et à qui l' on alla annoncer en
pleine mer la perte qu' ils avaient faite. Leurs
cris de douleurs et leurs longs gémissemens
fendirent les airs et retentirent sur les flots.
" las ! Cher seigneur, " disaient-ils, " las ! Bon
chevalier, comment nous avez-vous laissés ainsi
exilés sur une terre étrangère ? Comment vous
avons-nous perdu, vous la lumière de nos yeux, le
chef de notre pélerinage, l' espoir de notre retour !
Malheur à nous ! "
ils revinrent aussitôt sur leurs pas. De concert
avec ceux qui étaient restés à terre, ils firent
tous le serment solennel d' exécuter les dernières
volontés de leur bien-aiprince, s' ils échappaient
eux-mêmes aux dangers de la croisade. En attendant,
ils célébrèrent avec solennité ses obsèques, et
ensevelirent soigneusement son corps. Puis ils se
remirent en route pour accomplir leur voeu.
CHAPITRE 17
p143
Comment la chère sainte élisabeth apprit la mort de
son mari, et de sa grande angoisse et tribulation.
Les seigneurs que le duc Louis avait chargé en
mourant d' aller annoncer sa mort en Thuringe,
avaient un long et difficile voyage à accomplir ;
et la funèbre nouvelle qu' ils avaient à rapporter
dans leur patrie, n' était pas de nature à leur
faire accélérer leur marche. Ils n' arrivèrent en
Thuringe que l' hiver décommencé. La jeune
duchesse avait pendant cet intervalle donné le jour
à son quatrième enfant, Gertrude, et ne put voir
les messagers lorsqu' ils arrivèrent. Ce fut donc
à la duchesse mère et aux jeunes princes Conrad et
Henri qu' ils apprirent la perte si cruelle et si
inattendue qui les avait frappés. Au milieu de la
consternation générale que cette nouvelle répandit
dans la famille et le peuple de l' illustre défunt,
des hommes pieux et prudens s' occupèrent de l' effet
qu' elle pourrait produire
p144
sur la jeune mère, veuve sans le savoir. Sophie
elle-même retrouva un coeur de mère pour celle que
son fils avait tant aimée : elle donna les ordres
les plus sévères pour que personne ne laissât
soupçonner à sa belle-fille le malheur qui l' avait
frappée, et prit toutes les précautions nécessaires
pour que ces ordres fussent fidèlement exécutés.
Cependant le temps nécessaire s' étant écoulé
depuis ses couches, il fallut bien apprendre à
cette tendre et fidèle épouse le malheur dont
Dieu l' avait frappée, et ce fut la duchesse
Sophie qui se chargea de cette douloureuse
mission. Accompagnée de plusieurs nobles et
discrètes dames, elle alla trouver sa belle-fille
dans son appartement. élisabeth les reçut avec
respect et affection, et les fit asseoir autour
du lit de repos sur lequel elle était couchée,
sans se douter le moins du monde de l' objet de
leur visite. Quand elles eurent toutes pris place,
la duchesse Sophie lui dit : " prenez courage, ma
fille bien-aimée, et ne vous laissez pas troubler
par ce qui est arrivé à votre mari, mon fils, par
la volonté de Dieu, à qui, comme vous savez, il
s' était entièrement abandonné. " élisabeth, voyant
le calme de sa belle-mère qui lui disait ces mots
sans pleurer, ne soupçonna pas toute l' étendue de
son malheur, et s' imaginant que son mari avait été
fait prisonnier, elle répondit : " si mon frère est
captif, avec l' aide de Dieu et de nos amis il
sera bientôt racheté. Mon père, j' en suis sûre,
viendra à notre secours, et je serai bientôt
consolée. " mais la duchesse Sophie reprit
aussitôt : " ô ma bien chère fille, soyez patiente,
et prenez cette bague qu' il vous a envoyée ;
car, pour notre malheur, il est mort. " " ah !
Madame, " s' écria
p145
la jeune duchesse, " que dites-vous ? " " il est
mort, " répéta la mère. à ces mots élisabeth
devint pâle, puis toute rouge ; laissant tomber
ses bras sur ses genoux et joignant ses mains avec
violence, elle dit d' une voix étouffée : " ah !
Seigneur mon Dieu ! Seigneur mon Dieu ! Voilà
que le monde entier est mort pour moi, le monde
et tout ce qu' il renferme de doux. " puis, se levant
éperdue, elle se mit à courir de toutes ses
forces à travers les salles et les corridors du
château, en criant : " il est mort, mort, mort ! "
elle ne s' arrêta que dans le réfectoire, où elle
trouva devant elle un mur contre lequel elle
resta collée et baignée de larmes. Elle était
comme folle. La duchesse Sophie et les autres
dames la suivirent, la détachèrent de la muraille
qu' elle tenait embrassée, la firent asseoir, et
essayèrent de la consoler. Mais aussitôt elle
commença à pleurer et à sangloter avec violence,
en prononçant des paroles entrecoupées :
" maintenant, " répétait-elle sans cesse,
" maintenant j' ai tout perdu, ô mon bien-ai
frère, ô l' ami de mon coeur, ô mon bon et pieux
mari, tu es donc mort, et tu m' as laissée dans la
misère ! Comment vivrai-je sans toi ? Ah !
Pauvre veuve abandonnée, malheureuse femme que je
suis ! Que celui-là qui n' abandonne pas les veuves
et les orphelins me console ! ô mon Dieu,
consolez-moi ! ô mon Jésus, fortifiez-moi dans ma
faiblesse ! "
p146
cependant ses femmes vinrent la prendre et voulurent
la conduire dans son appartement ; elle se laissa
entraîner en chancelant, mais arrivée dans sa
chambre, elle tomba la face contre terre sur le
parquet. Quand on l' eut relevée, elle recommença
ses pleurs et ses lamentations. à son tour la
duchesse Sophie s' abandonna à sa douleur de
re, et mêla ses larmes à celles de sa
belle-fille, comme firent aussi les nobles dames
et demoiselles qui assistaient à ce triste
spectacle. à leur exemple, toute la maison ducale,
toute la population de ce château de Wartbourg où
Louis avait passé presque toute sa courte vie,
se livra sans réserve à la douleur, qu' avaient
retenue jusqu' alors les ménagemens dus à l' état
de la pauvre veuve. Le spectacle de la profonde
angoisse de celle-ci ajoutait encore à l' impression
produite par l' irréparable perte du souverain
bien-aimé. Pendant huit jours, ce ne furent, dans
cette résidence, que larmes, gémissemens et
hurlemens de douleur. Mais ni cette abondante
sympathie, ni aucun autre adoucissement, ne
pouvaient calmer l' affliction d' élisabeth : en
vain cherchait-elle un remède à son désespoir.
Et cependant il y avait auprès d' elle, dit son
pieux historien, un consolateur tout puissant,
l' esprit saint, le père des veuves, des orphelins,
des coeurs brisés, qui mesurait ses épreuves
à sa force, et qui songeait à la combler de ses
grâces, en mettant le sceau à sa douleur.
En effet, voilà cette chère sainte, que nous avons
vue dotée, dans une union vraiment chrétienne, du
plus riche bonheur de cette vie, la voilà veuve
à vingt ans, voilà l' épouse aimante et tant aimée,
condamnéesormais à l' épreuve souveraine de la
solitude du coeur. Ce n' était point assez pour le
divin seigneur de son âme, de l' avoir initiée dès
l' enfance aux traverses de la vie, à la calomnie
et aux persécutions des méchans ; elle y avait
conserintacte sa tendre confiance en
p147
lui. Ce n' était pas assez de l' avoir tentée par
l' éclat des grandeurs royales, par les hommages
flatteurs d' une brillante chevalerie, par les
joies intimes et la pure félicité de sa vie
conjugale : au milieu de tout ce bonheur, elle
avait toujours placé au premier rang, dans son
coeur, la pensée du ciel ; dans sa vie, le
soulagement des misères de ses frères délaissés et
souffrans. Tout cela ne suffit point encore aux
exigences de l' amour divin : il faut de plus,
qu' avant d' entrer en partage des joies célestes,
celle qui a soulagé tant de misères devienne à
son tour la plus misérable et la plus délaissée
des créatures ; avant de voir s' ouvrir le trésor
de la vie éternelle, il faut qu' elle meure chaque
jour mille fois au monde et à tous les biens de
la vie mondaine. Désormais, jusqu' au dernier jour
de son existence, des orages sans fin vont
assaillir cette frêle plante ; et, par une faveur
merveilleuse, mais facilement intelligible aux
amis de Dieu, au lieu de se briser ou de se ployer
affaissée contre terre, la voilà qui se redresse,
s' épanouit de toutes parts, pour recevoir la rosée
du ciel, et refleurir avec un éclat sans pareil.
Si la perte d' un si tendre époux, si la ruine
subite d' une union si sainte, a pu plonger pour
un jour dans l' abîme du sespoir ce coeur
prédestiné, bientôt de nouvelles et cruelles
épreuves vont lui rendre toute sa force, tout
son calme et son invincible ardeur. Si elle a
succombé un instant, percée d' outre en outre par
la blessure d' un amour mortel, bientôt relevée,
elle enveloppera tout son coeur d' une chaîne d' amour
leste, qu' elle attachera au trône du très haut,
et que rien ne pourra rompre ni relâcher. à mesure
qu' elle approchera de la fin de sa carrière,
l' exaltation de la victoire remplacera en quelque
sorte dans elle le tranquille courage de ses luttes
précédentes ; elle aura le pressentiment et l' instinct
du triomphe.
CHAPITRE 18
p148
Comment la chère sainte élisabeth fut chassée de
son château avec ses petits enfans, et réduite à
une extrême misère ; et de la grande ingratitude
et cruauté des hommes envers elle.
En commençant cette seconde partie de la vie
d' élisabeth avec sa vingtième année, nous ne
pouvons nous défendre d' avertir le petit nombre
de lecteurs qui nous auront suivis jusqu' ici, qu' ils
vont voir disparaître désormais le peu d' attrait
purement humain, de semblant romanesque, qu' ils ont
peut-être trouvé dans ce qui préde. Ce ne sera
plus une jeune et naïve épouse, cherchant à
confondre dans l' innocente tendresse de son âme,
le culte de son père céleste, avec les plus douces
affections de la terre ; ce sera une pénitente
livrée à toute l' exaltation de la vie ascétique,
s' élançant hors des voies ouvertes à la piété
commune des fidèles, déracinant de sa vie et
brisant dans son coeur tout ce qui avait pu s' y
placer à côté de Dieu ; ce sera la veuve
chrétienne élevée à sa plus haute puissance, de
plus en plus dépouillée d' elle-même, et arrivée
enfin à
p149
un degré d' abnégation et de mortification
spirituelle qui répugne profondément à l' intelligence
comme au coeur, tels que la nature nous les a
donnés, et qui exige pour être goûté et compris,
à la fois toute la force et tout l' abandon d' une
foi sans mélange.
La compassion dont nous avons vu la jeune veuve
entourée pendant les premiers momens de son deuil,
ne devait être ni longue ni efficace. Peu de temps
s' écoula avant que la persécution et l' ingratitude
ne vinssent ajouter toute leur amertume à la
douleur qui remplissait son coeur. Tandis que
livrée tout entière à cette douleur, elle restait
étrangère aux soins du gouvernement qui lui était
dévolu par la mort de son mari et par la minorité
de son fils, encore enfant, d' anciennes inimitiés
se réveillèrent contre elle, et profitèrent de
cette occasion favorable pour accabler celle qui
venait d' être frappée d' en haut, et pour
envenimer la blessure que Dieu lui avait infligée.
Le duc Louis avait, comme on l' a vu, deux frères
puînés, Henri et Conrad ; ces jeunes princes
s' étaient laissé entourer d' hommes étrangers à
tout sentiment de justice et d' honneur. Ces
conseillers iniques s' attachèrent surtout à
duire le landgrave Henri, dit Raspon, et à
l' engager, au nom de ses propres intérêts, dans
une lâche conspiration contre sa pieuse
belle-soeur. Ils lui représentèrent que,
conformément à l' antique loi du pays de Thuringe,
la principauté tout entière devait rester
indivisible entre les mains de l' aîné des princes
de la famille souveraine, qui seul devait se
marier ; que si les puînés voulaient prendre
femme, ils pouvaient tout au plus obtenir en
apanage quelques domaines, et descendaient du
rang de comte, en restant toujours vassaux de leur
aîné ; que par conséquent il était de la plus
haute importance pour lui, Henri, de s' emparer
immédiatement de l' autorité souveraine et des droits
de l' aîné de la maison, en mettant de côté le fils
du duc Louis, Hermann, et de se marier lui-même,
pour que le pays restât à sa lignée. Ils
n' osèrent, à ce qu' il paraît, lui conseiller
d' attenter à la vie de l' héritier légitime, mais
ils le pressèrent d' expulser la veuve de
p150
son frère avec tous ses enfans, y compris le petit
Hermann, non seulement de la résidence souveraine
de Wartbourg, mais aussi d' Eisenach et de toutes
les autres possessions souveraines. Si par hasard,
ajoutaient-ils, cet enfant vivait, il serait trop
heureux, arrivé à l' âge d' homme, de recevoir de
son oncle un ou deux châteaux pour tout apanage.
En attendant, il fallait se hâter de l' éloigner,
et pour cela chasser sa re, la prodigue et bigote
élisabeth.
Le duc Henri eut le malheur de se laisser gagner
par ces lâches conseils. La justice et l' honneur,
dit le vieux poète, s' enfuirent de son coeur, et
il déclara la guerre à la veuve et à l' orphelin qu' il
avait ju de protéger. Son jeune frère, Conrad,
se laissa convaincre comme lui ; et munis de leur
double consentement, les félons courtisans
coururent auprès de la duchesse élisabeth, pour
lui signifier la volonté de leur nouveau maître.
Ils la trouvèrent auprès de sa belle-mère, Sophie,
qu' une douleur commune avait rapprochée d' elle. Ils
commencèrent par l' accabler d' injures ; lui
reprochèrent d' avoir ruiné le pays, prodigué et
épuisé les trésors de l' état, trompé et déshonoré
son mari, et lui annoncèrent que pour châtiment
de ses crimes, elle était dépouillée de toutes ses
possessions, et que le duc Henri, désormais
souverain, lui ordonnait de sortir à l' instant
me du château. élisabeth, étonnée de ces insultes
et de ce message, essaya de fléchir ses grossiers
ennemis, et les supplia humblement de lui accorder
au moins un délai. La duchesse Sophie, révoltée par
tant de brutalité, prit sa belle-fille entre ses
bras, et s' écria : " elle restera avec moi ;
personne ne me l' arrachera. Où sont mes fils ?
Je veux leur parler. " mais les émissaires lui
pondirent : " non, il faut qu' elle sorte d' ici
et à l' instant ; " et se mirent en devoir de
parer de force les deux princesses. Voyant
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que toute résistance était vaine, la duchesse
Sophie voulut du moins accompagner la pauvre
élisabeth jusqu' à la porte extérieure du château.
On refusa à la souveraine détrônée jusqu' à la
faculté d' emporter quoi que ce fût avec elle ; mais
elle trouva dans la cour ses petits enfans et deux
de ses filles d' honneur qui devaient être
expulsées en me temps, et qui nous ont conser
le récit de cette scène douloureuse. Arrivées à la
porte du château, la duchesse Sophie embrassa de
nouveau élisabeth en versant d' abondantes larmes,
et ne pouvait se décider à la détacher de son sein.
La vue des enfans du fils qu' elle avait perdu, de
ces orphelins condamnés à partager le sort de leur
innocente mère, redoubla l' affliction et l' indignation
de leur aïeule. Elle demanda de nouveau, et avec
les plus vives instances, à voir ses fils Henri
et Conrad, persuadée qu' ils ne résisteraient pas
à ses supplications. Mais on lui répondit qu' ils
n' étaient pas là ; et en effet, ils s' étaient
cachés pendant l' exécution de leurs ordres indignes,
et n' avaient pas osé affronter les pleurs et les
prières de leur mère, ni le spectacle des maux
auxquels ils condamnaient leur belle-soeur. Enfin,
après avoir long-tempslé ses larmes à celles
d' élisabeth, qu' elle tenait toujours embrassée,
Sophie, chez qui, dit un narrateur, la douleur de
la mort de son fils s' était tout entière
renouvelée et augmentée de la honte qu' elle
ressentait de la félonie de ses enfans qui lui
restaient, Sophie se résigna à laisser partir sa
belle-fille, en s' abandonnant aux transports de la
plus violente douleur. Les portes du château où la
jeune duchesse avait rég pendant tant d' années,
se referrent derrière elle. Dans cette cour dont
à la vérité les plus nobles chevaliers étaient
partis pour reconquérir le tombeau du Christ, il ne
se trouva personne pour remplir le premier devoir
de la chevalerie, et offrir asile ou secours à la
veuve et aux orphelins. La fille des rois descendit
seule et à pied, en pleurant, le sentier rude et
escarpé qui menait à la ville. Elle portait
elle-même entre ses bras l' enfant dont elle
venait d' accoucher : les trois autres étaient
conduits par ses filles d' honneur qui la
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suivaient. C' était en plein hiver, et le froid était
très rigoureux. Arrivée au bas de la montagne de
Wartbourg, et étant entrée dans cette ville
d' Eisenach qu' elle avait comme inondée de sa
charité, une nouvelle et plus cruelle épreuve l' y
attendait. En effet, le duc Henri avait fait
proclamer dans la ville que quiconque
accueillerait la duchesse élisabeth ou ses
enfans encourrait son très grandplaisir ; et,
par une ingratitude plusvoltante encore que la
lâche cruauté de cet ordre, tous les habitans
d' Eisenach y obéirent : le sir de complaire au
nouveau maître, peut-être aussi cette conscience
des bienfaits reçus qui pèse si lourdement sur les
âmes viles, l' emporta chez eux sur toutes les lois
de l' humanité, de la pitié, de la justice. En vain
l' infortunée princesse alla-t-elle, toujours
entourée de ses quatre petits enfans, frapper en
pleurant à toutes les portes, à celles surtout des
gens qui lui avaient auparavant témoigné le plus
d' affection : elle ne fut admise nulle part. Enfin
elle s' en vint à une misérable taverne, d' où
l' hôtelier ne put ou ne voulut pas la chasser ;
car elle déclara que cet endroit était commun à
tout le monde, et qu' elle voulait y rester :
" on m' a pris tout ce que j' avais, " disait-elle
toujours en pleurant ; " je n' ai plus qu' à prier
Dieu ! " l' hôtellier lui assigna pour asile
pendant la nuit, à elle et aux siens, une masure
qui renfermait ses ustensiles de ménage, et où
étaient aussi logés ses pourceaux. Il les fit
sortir pour donner leur place à la duchesse de
Thuringe, à la princesse royale de Hongrie. Mais,
comme si ce dernier degré d' humiliation avait
ramené subitement le calme dans son âme, à
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peine se trouva-t-elle seule dans ce réduit impur
que ses pleurschèrent, et qu' une joie
surnaturelle descendit en elle, et la nétra tout
entière. Elle resta dans cette disposition
jusqu' à minuit, lorsqu' à cette heure elle entendit
la cloche qui sonnait matines au couvent des
franciscains qu' elle avait elle-me fondé du
vivant de son mari. Elle se rendit sur-le-champ
à leur église, et après avoir assisté à l' office,
elle les pria de chanter le te deum pour rendre
grâces à Dieu des grandes tribulations qu' il lui
envoyait. Son ardente piété, sa soumission absolue
à la volonté divine, la sainte joie de l' âme
chrétienne que son père céleste daigne éprouver,
son ancien amour de la pauvreté évangélique,
reprirent alors sur elle tout leur empire pour ne
le reperdre jamais. Prosternée au pied des autels,
pendant qu' au milieu des ténèbres de cette triste
nuit ce chant d' allégresse si incompréhensible au
monde montait vers le ciel, elle édifiait ses
fidèles suivantes par la ferveur et l' humilité
des élans de son âme vers Dieu. Elle le remerciait
à haute voix de ce qu' elle était maintenant
pauvre et dépouillée de tout, comme il l' était
lui-même dans la crèche de Bethléem. " seigneur, "
disait-elle, " il faut que votre volonté soit
faite ! Hier j' étais duchesse, avec de grands et
riches châteaux ; aujourd' hui me voilà mendiante,
et personne ne veut me donner asile. Seigneur,
si je vous avais mieux servi pendant que j' étais
souveraine, si j' avais fait plus d' aumônes pour
l' amour de vous, c' est maintenant que je m' en
féliciterais ; malheureusement il n' en a pas été
ainsi ! " mais bientôt la vue de ses pauvres enfans
tourmentés par la faim et le froid éveillait de
nouvelles douleurs dans son tendre coeur : " je
l' ai mérité, " disait-elle avec une grande
humilité ; " j' ai rité de les voir souffrir ainsi,
et je m' en repens amèrement ! ... mes enfans sont
nés princes et princesses,
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et les voilà affamés, et n' ayant pas même de la
paille pour se coucher ! J' en ai le coeur percé
d' angoisses, à cause d' eux ; quant à moi, vous
savez, ô mon Dieu ! Que je suis indigne d' avoir
été élue par vous à la grâce de la pauvreté ! "
elle resta assise dans cette église, entourée des
siens, pendant tout le reste de la nuit et une
partie du jour suivant : cependant l' intensité du
froid et la faim dont se plaignaient ses enfans,
l' obligèrent d' en sortir, et d' aller de nouveau
mendier un gîte et quelques alimens. Elle erra
long-temps en vain dans cette ville, où tant
d' hommes avaient é nourris, soignés, guéris,
enrichis par elle : enfin un prêtre, très pauvre
lui-même, eut pitié de cette sainte et royale
misère, et bravant la colère du landgrave Henri,
il offrit à la veuve et aux enfans de sonfunt
souverain, de partager son humble logis :
élisabeth accepta avec reconnaissance cette
charité ; il leur prépara des lits avec de la
paille et les traita selon sa pauvreté ; mais
afin d' obtenir quelque chétive nourriture pour
ses enfans et elle-même, elle fut obligée de
mettre en gage quelques objets qu' elle avait
sans doute sur elle au moment de son expulsion de
la Wartbourg. Cependant ses persécuteurs ayant
appris qu' elle avait trouvé un asile, et
persévérant dans leur acharnement, lui intimèrent
l' ordre d' aller loger chez un des seigneurs de la
cour, qui lui avait témoigné le plus d' inimitié,
et qui possédait à Eisenach une vaste habitation
avec de grandespendances. Toutefois cet homme
ne rougit pas d' assigner à la duchesse un réduit
étroit où il la renferma avec toute sa famille,
en la traitant avec une grossièreté révoltante,
et en lui refusant toute nourriture et même de quoi
se
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chauffer : sa femme et ses serviteurs imitaient son
exemple. élisabeth passa la nuit dans cet indigne
lieu, toujours désolée par le spectacle des
souffrances de ses enfans que la faim et le froid
rigoureux tourmentaient. Le lendemain matin elle
ne voulut plus rester dans ce gîte si
inhospitalier ; en s' en allant elle dit : " je
vous remercie, ô murailles, qui m' avez protégée
pendant cette nuit autant que vous le pouviez
contre la pluie et le vent : je voudrais du fond
de mon coeur remercier vos maîtres, mais en vérité
je ne sais pas de quoi. "
elle alla regagner l' ignoble asile qu' elle avait
trouvé dans la taverne elle était entrée la
première nuit : c' était le seul que ses ennemis ne
lui enviassent point. Elle passait du reste la plus
grande partie du jour et même des nuits dans les
églises. " de là, du moins, " disait-elle,
" personne n' osera me chasser, car elles sont à
Dieu, et Dieu seul y est mon hôte. " mais la
misère à laquelle elle était réduite devait
entraîner pour elle un sacrifice nouveau et plus
dur que tous les autres pour son coeur : elle qui
avait recueilli et nourri tant d' orphelins, tant
de pauvres enfans abandonnés, qui s' était plue à
pandre sur eux encore plus que sur tous les
autres indigens, les trésors de sa miséricorde, qui
avait été pour eux une mère si tendre, elle devait
maintenant se voir forcée de se séparer de ses
propres enfans, pour ne pas les condamner à subir
avec elle dans leur jeune âge lenuement et la
misère ; il lui fallut se priver elle-même de sa
dernière consolation
p156
humaine. Des personnesres, dont l' histoire ne
nous dit pas le nom, ayant appris le sort où elle
était réduite, lui offrirent de se charger de ses
enfans, et elle dut accepter cette offre, sous
peine de les voir chaque jour exposés à manquer
des alimens qu' elle n' avait pas le moyen de leur
assurer. Mais ce qui la décida surtout à cette
paration, dit un historien contemporain, ce fut
la crainte d' être amenée à pécher contre l' amour
de Dieu, par la vue des souffrances de ces êtres
si ardemment aimés ; car, ajoute-t-il, elle
aimait ses enfans à l' excès. Ils lui furent donc
enlevés et cachés séparément dans des lieux
éloignés. Rassurée sur leur sort, elle n' en
devint que plussignée au sien. Ayant mis en
gage tout ce qu' elle avait d' objets précieux, elle
chercha à gagner le prix de sa frugale nourriture
en filant. Quoique tombée elle-me dans une si
profonde misère, elle ne pouvait s' habituer à ne
pas soulager les misères d' autrui, et retranchait
quelque chose de ses chétifs repas pour en faire
une aumône aux pauvres qu' elle rencontrait.
Une si héroïque patience, une douceur si
inébranlable, semblent avoir calmé la fureur de ses
puissans persécuteurs, mais ne suffirent pas pour
ouvrir à la pitié ou à la reconnaissance les coeurs
des habitans d' Eisenach. Aucun trait de
compassion ou de sympathie de leur part ne se fait
jour à travers les récits si détaillés qui nous
sont restés de ces circonstances touchantes. Ils
paraissent au contraire avoir montré combien il
est vrai que l' ingratitude, comme toutes les autres
basses inclinations de l' âme humaine, ne sait
imposer silence aux remords et aux souvenirs
qu' en renchérissant sur ses premiers torts par
de nouveaux excès. Il y avait entre autres dans
ce temps-là à Eisenach une vieille mendiante,
affligée de plusieurs
p157
infirmités graves, qui avait été pendant long-temps
l' objet de la générosité et des soins empressés
et minutieux de la duchesse, devenue aujourd' hui
mendiante à son tour. Un jour que celle-ci
traversait un ruisseau bourbeux qui coule encore
dans une des rues d' Eisenach, et sur lequel on
avait jeté quelques pierres étroites pour aider
aux passans à le franchir, elle y rencontra cette
me vieille qui, s' avançant en même temps qu' elle
sur ces pierres, ne voulut pas lui céder le pas,
et heurtant rudement la jeune et faible femme,
la fit tomber tout de son long dans cette eau
infecte. Puis ajoutant la dérision à cette
brutale ingratitude, la vieille lui cria :
" te voilà bien : tu n' as pas voulu vivre en
duchesse pendant que tu l' étais : te voilà
pauvre et couchée dans la boue : ce n' est pas moi
qui te ramasserai. " élisabeth, toujours patiente
et douce, se releva de son mieux et se mit à rire
aux éclats de sa propre chute, en disant : " voilà
pour l' or et les pierreries que je portais
autrefois ; " puis elle alla, dit son historien,
pleine de résignation et d' une joie sans mélange,
laver ses vêtemens souillés dans une eau voisine,
et son âme patiente dans le sang de l' agneau.
Arrivé à cet endroit de son histoire, un naïf et
pieux religieux que nous avons déjà cité, s' écrie
avec une tendre compassion : " ô ma pauvre chère
sainte élisabeth, je souffre bien plus de ta
misère que
p158
tu n' en as toi-même souffert ; et je m' indigne avec
une juste colère contre ces hommes ingrats et
impitoyables, bien autrement que tu n' en as été
indignée. Oh ! Si j' avais seulement été là,
comme je t' aurais accueillie, toi et les
tiens, du fond de mon coeur ! Avec quel amour
je t' aurais soignée et j' aurais pourvu à tous
tes besoins ! Qu' au moins ma bonne volonté te
soit agréable, et lorsque viendra ce jour
redoutable où je paraîtrai seul et abandonné du
monde entier devant Dieu, daigne venir au
devant de moi et m' accueillir dans les tabernacles
éternels. "
CHAPITRE 19
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comment le très miséricordieux Jésus consola la
chère sainte élisabeth dans sa misère et son
abandon, et comment la très douce et très clémente
vierge Marie vint l' instruire et la fortifier.
Au milieu de tant de tribulations, élisabeth
n' oublia pas un seul instant que c' était la main
de Dieu qui les lui envoyait ; et jamais son coeur
ne s' ouvrit au murmure ou à la plainte. Tout au
contraire, uniquement livrée à la prière et à
toutes les pieuses pratiques que l' église offre
avec une si maternelle générosi aux âmes
affligées, elle y cherchait sans cesse le seigneur
et ne tarda pas à le trouver. Il vint à elle avec
toute la tendresse d' unre, prêt à transformer
les épreuves qu' elle avait si noblement acceptées
en ineffables consolations. Celui qui a promis à
ses élus qu' il essuierait chacune de leurs
larmes , ne pouvait oublier son humble
servante, prosternée devant lui sous le poids de
toutes les douleurs qui peuvent
p160
accabler une âme mortelle. Non seulement il essuya
ses larmes, mais il lui ouvrit les yeux et lui
permit de plonger d' avance ses regards dans les
régions de lumière éternelle où sa place était
déjà marquée.
Pendant qu' elle priait nuit et jour au pied des
autels, des visions bienheureuses, de fréquentes
vélations de la gloire et de la miséricorde
leste, vinrent récréer et rafraîchir son âme.
Isentrude, la plus chérie de ses filles d' honneur,
qui ne la quittait jamais et qui avait voulu
partager sa misère après avoir partagé sa
splendeur, a raconté aux juges ecclésiastiques
tous les souvenirs qu' elle avait conservés de ces
merveilleuses consolations. Souvent elle remarquait
que sa maîtresse entrait dans une sorte d' extase
dont elle ne savait pas d' abord se rendre compte.
Un jour surtout, pendant le carême, la duchesse
étant allé assister à la messe, et s' étant
agenouillée dans l' église, se renversa
tout-à-coup contre le mur, et resta long-temps
comme absorbée et élevée au dessus de la vie
actuelle, dans une contemplation profonde, les
yeux immobiles et fixés sur l' autel jusqu' après
la communion. Lorsqu' elle revint à elle, sa
figure portait l' empreinte d' un bonheur extrême.
Isentrude, qui avait suivi de l' oeil tous ses
mouvemens, profita de la première occasion pour
la supplier de lui révéler la vision que sans
doute elle avait eue. élisabeth, toute joyeuse,
lui répondit : " je n' ai pas ce droit de raconter
aux hommes ce que Dieu a daigné me révéler ;
mais je ne veux pas te cacher que mon esprit a
été inondé de la plus douce joie, et que le
seigneur m' a permis de voir par les yeux de l' âme
d' admirables secrets. "
après la dernière bénédiction, rentrée dans son
chétif domicile, elle prit une très légère
collation, et, se sentant accablée de faiblesse
p161
et de lassitude, elle se coucha sur un banc en face
de sa fenêtre, et appuya sa tête sur le sein de sa
chère et fidèle Ysentrude. Celle-ci crut que la
duchesse était malade et qu' elle voulait dormir ;
mais en restant ainsi couchée, elle tenait ses
yeux ouverts et regardait fixement le ciel.
Bientôt Ysentrude vit son visage s' animer ; une
rénité céleste, une joie profonde et extrême
s' y peignaient ; un doux et tendre sourire
animait ses lèvres. Mais peu après ses yeux se
ferrent, et il en coula des ruisseaux de larmes ;
puis ils se rouvrirent ; la joie et le sourire
reparurent pour faire de nouveau place aux pleurs,
et elle resta ainsi jusqu' à l' heure de complies,
toujours la tête appuyée sur le coeur de son amie,
et plongée dans ces alternatives de joie et de
tristesse, où cependant la joie semblait l' emporter
de beaucoup. Vers la fin de cette extase
silencieuse, elle s' écria avec un accent d' ineffable
tendresse : " oui certes, seigneur, si tu veux
être avec moi, je veux être avec toi et n' être
jamais séparée de toi. " un instant après elle
revint à elle, et Ysentrude la conjura de lui
dire pourquoi elle avait ainsi ri et pleutour
à tour, et ce que signifiaient les paroles qu' elle
avait prononcées. élisabeth, toujours pleine
d' humilité, chercha encore à taire les grâces
qu' elle avait reçues de Dieu. Enfin, cédant aux
prières de celle qui l' aimait avec un si fidèle
dévouement, et qui lui était depuis long-temps si
chère : " j' ai vu, " dit-elle, " le ciel entr' ouvert,
et mon seigneur, le très miséricordieux Jésus, a
daigné s' abaisser vers moi et me consoler
p162
de toutes les tribulations dont je suis accablée.
Il m' a parlé avec une extrême douceur ; il m' a
appelée sa soeur et son amie. Il m' a fait voir sa
très chère mère Marie, et aussi son bien-aimé
apôtre saint Jean, qu' il avait avec lui. à la
vue de mon divin sauveur, j' ai dû montrer ma joie
et mon sourire : quelquefois il détournait son
visage de moi comme pour se retirer, et alors je
pleurais de ce que mes mérites étaient trop
faibles pour me permettre de le voir long-temps.
Mais lui, ayant eu pitié de moi, tourna encore une
fois ses regards célestes sur moi, et me dit :
élisabeth, si tu veux être avec moi, je veux
bien être avec toi et n' être jamais séparé de
toi. et aussitôt je lui ai répondu : " oui, oui,
seigneur, je veux être avec toi et n' être jamais
parée de toi, ni en heur ni en malheur. " et dès
lors ces paroles divines se gravèrent dans son
coeur en traits de flamme et l' éclairèrent d' une
splendeur céleste. Dans ce pacte sacré, dans cette
intime et affectueuse union avec Jésus, le Dieu
de la paix, le père des pauvres et des malheureux,
elle put voir comme la fin de son veuvage et comme
de nouvelles et
indissolubles fiançailles avec un époux immortel.
Ce ne fut pas du reste la seule fois que ce divin
époux lui manifesta d' une manière sensible sa tendre
et vigilante sollicitude. Un jour qu' elle avait été
en butte de la part de ses persécuteurs à un
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affront dont la nature nous est restée inconnue, mais
tellement cruel que son âme, ordinairement si
patiente, en fut toute bouleversée, elle chercha
un refuge dans l' oraison : elle se mit à prier
avec instance et en versant d' abondantes larmes
pour tous ceux qui l' avaient insultée, en suppliant
le seigneur de leur conférer un bienfait pour
chacune des injures qu' elle en avait reçues. Comme
elle se fatiguait à force de prier ainsi, elle
entendit une voix qui lui disait : " jamais tu n' as
fait de prières qui me fussent aussi agréables que
celles-ci ; elles ont pénétré jusqu' au fond de mon
coeur. C' est pourquoi je pardonne à tous les péchés
que tu as jamais commis de ta vie. " et la voix lui
fit alors l' énumération de tous ses péchés, en lui
disant : " je te pardonne tel et tel péché. "
élisabeth, étonnée, s' écria : " qui êtes-vous qui
me parlez ainsi ? " à quoi la même voix répondit :
" je suis celui aux pieds de qui Marie-Madeleine
est venue s' agenouiller dans la maison de Simon le
lépreux. " plus tard, comme elle se solait de ce
qu' elle n' avait pas auprès d' elle son confesseur
habituel, le seigneur lui désigna pour confesseur
le saint qu' elle avait spécialement préféré dans
son enfance, et qu' elle avait toujours si vivement
chéri, saint Jean l' évangéliste. L' apôtre de l' amour
lui apparut : elle se confessa à lui avec une
moire plus fidèle, disait-elle, et une confusion
plus grande de ses fautes, qu' elle n' en avait jamais
éprouvée aux pieds d' un prêtre : il lui imposa une
pénitence, et lui adressa des exhortations si
tendres et si efficaces, que ses maux physiques lui
en parurent soulagés aussi bien que les plaies de
son âme.
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Il lui fut encore permis de pénétrer par de vives
et fréquentes contemplations jusque dans les
moindres détails de la passion douloureuse du
sauveur. Une fois, par exemple, qu' elle priait avec
ferveur, elle vit intérieurement s' ouvrir devant elle
une main resplendissante de blancheur et de
lumière, mais extrêmement amaigrie, ayant les
doigts très longs et déliés, et au milieu de la
paume une cicatrice profonde : elle reconnut à ce
dernier signe que c' était la main du Christ, et
s' étonna de ce qu' elle était si maigre et si
décharnée. La voix qu' elle connaissait lui
pondit aussitôt : " c' est parce que j' étais
épuisé la nuit par les veilles et les prières, et
le jour par mes courses à travers les villes et les
campagnes pour prêcher le royaume de Dieu ! " elle
vit encore le sang épais et trouble qui était sorti
du flanc transpercé de Jésus crucifié, et
s' étonna de ce qu' il n' était pas plus liquide et
plus pur : la même voix lui répliqua que c' était
là l' effet du brisement de tous les membres divins
et des affreuses douleurs que le fils de Dieu
avait endurées par la suspension de son corps sur
la croix.
Toutes ces merveilleuses visions excitaient dans le
tendre coeur d' élisabeth une douleur excessive de
ses péchés, dont l' expiation avait coûté tant de
supplices à la victime souveraine ; comme elle
versait un jour à ce sujet d' abondantes larmes, son
divin consolateur lui apparut et lui dit : " ne te
tourmente plus, très chère fille, car tous tes
péchés te sont remis ; moi j' en ai été puni dans
tous les membres et toutes les parties de l' être
par tu as pu offenser ton créateur. Sache que
tu es pure de tout péché. " " si je suis ainsi
sanctifiée, " répondit alors élisabeth, " pourquoi
ne puis-je cesser de vous offenser ? " " je ne t' ai
pas sanctifiée, " lui fut-il
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pondu, " au point de ne pouvoir plus pécher, mais
je t' ai donné la grâce de m' aimer tellement que tu
aimes mieux mourir que pécher. "
cependant l' âme si délicate et si humble d' élisabeth,
loin de puiser dans ces insignes faveurs de son
Dieu une confiance profonde, semble au contraire
n' y avoir vu qu' un motif de plus pour se priser
elle-même, pour se défier de ses forces, pour
exagérer à ses propres yeux son indignité. Pendant
qu' elle foulait aux pieds les épreuves extérieures
et les persécutions si cruelles dont elle venait
d' être l' objet, elle trouvait en elle-même, dans
les scrupules et les terreurs de son humilité, une
source abondante d' amertume. Mais le Dieu à qui elle
avait fait le don exclusif de sa vie et de son
coeur, veillait toujours sur ce trésor ; et comme
s' il avait voulu lui faire goûter successivement
toutes les consolations qui sont l' apanage de ses
enfans de prédilection, comme s' il avait voulu
l' amener et l' unir à lui par les liens les plus
doux et les plus puissans à la fois, il chargea celle
que nous nommons chaque jour la santé des malades,
le refuge des pécheurs, la consolatrice des
affligés, de guérir toutes les plaies de cette
jeune âme toute languissante, malade et désolée
d' un excès d' amour, et que cet excès même entraînait
dans des fautes contre l' espérance et la foi. La
reine du ciel devint désormais l' intermédiaire de
toutes les grâces et de toutes les lumières que
son divin fils voulut répandre sur l' épouse qu' il
s' était réservée depuis le berceau. Marie eut pour
notre élisabeth la même condescendance que pour
sainte Brigitte et plusieurs autres saintes
illustres dans la mémoire des chrétiens ; elle lui
apparut mainte fois pour l' instruire, l' éclairer
et la fortifier dans les voies où Dieu l' appelait
à marcher : celle que l' église nomme toujours
mère, souveraine, guide et maîtresse de tous les
hommes, ne dédaignait pas de guider chaque pas
de cette jeune et humble
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amie de son fils. La tradition détaillée de ces
entretiens sacrés, recueillie d' après les récits
d' élisabeth elle-même, a été conservée à la
postérité catholique dans les annales de l' ordre
de s François, et surtout dans les inappréciables
documens rassemblés par les savans jésuites de
Belgique, à l' effet d' achever leur collection
des actes des saints. Grâce à ces précieux monumens,
il nous est permis d' admirer de loin la douce
familiarité et la sollicitude maternelle avec
laquelle Marie s' associait à toutes les émotions,
à toutes les crises qui agitaient l' âme si tendre,
si délicate et si scrupuleuse d' élisabeth, et
comment elle lui servait d' auxiliaire dans ces
luttes intérieures, si fréquentes chez toutes les
âmes prédestinées. Aussi ne craindrons-nous pas de
reproduire, tout en les abrégeant, ces récits
touchans, avec la confiance et la pieuse admiration
qu' ils doivent exciter dans tout coeur vraiment
catholique.
Rien ne saurait surpasser la douce clémence
qui présida à l' origine de ces célestes
communications. Un jour que la veuve affligée
cherchait intérieurement son bien-aimé avec
ferveur et anxiété, sans pouvoir le trouver,
sa pensée vint s' arrêter sur les causes de
la fuite de Jésus en égypte, et elle
conçut un vif désir d' en être instruite par
quelque saint moine. Tout-à-coup la très sainte
vierge lui apparut et lui dit : " si tu veux être
mon élève, moi je serai ta
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maîtresse ; si tu veux être ma servante, moi je
serai ta dame. " élisabeth n' osant se croire
digne de tant d' honneur, dit : " mais qui
êtes-vous, qui me demandez pour élève et pour
servante. " Marie répondit aussitôt : " je
suis la mère du Dieu vivant, et je te
dis qu' il n' y a point de moine qui puisse mieux
t' instruire là-dessus que moi. " à ces mots,
élisabeth joignit les mains et les
étendit vers la mère des miséricordes, qui les
prit entre les siennes et lui dit : " si tu veux
être ma fille, moi je veux être ta mère ; et
quand tu seras bien instruite et obéissante
comme une bonne élève, une servante fidèle et
une fille dévouée, je te remettrai entre les
mains de mon fils. évite toutes les
discussions, et ferme les oreilles à toutes les
injures qu' on dit de toi. Souviens-toi enfin
que mon fils s' est enfui de la terre d' égypte
pour échapper aux embûches d' Hérode. "
cependant une si éclatante faveur ne suffit point
pour tranquilliser complétement élisabeth ;
sa défiance d' elle-même ne fit qu' augmenter ;
mais la mère qui l' avait si généreusement adoptée
ne devait plus l' abandonner. Le jour de sainte
Agathe (5 février), comme elle pleurait amèrement
sa désobéissance aux instructions de sa divine
maîtresse, cette douce consolatrice se trouva
tout-à-coup à ses côtés, et lui dit : " ô ma fille !
Pourquoi cette violente affliction ? Je ne t' ai
pas choisie pour ma fille afin de te faire tant
de mal ; ne te désespère pas parce que tu n' as
pas pleinement observé mes préceptes ; je savais
bien d' avance que tu y manquerais. Dis une fois
ma salutation, et cette offense te sera entièrement
remise. "
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quelques jours plus tard, à la fête de sainte
Scholastique (10 février), élisabeth pleurait
encore, en sanglotant avec violence ; son
infatigable consolatrice vint à elle, accompagnée
cette fois de saint Jean l' évangéliste, l' ami
spécial et le patron d' enfance de notre élisabeth.
" tu m' as choisie, " lui dit Marie, " pour maîtresse
et pour mère, et tu t' es donnée toi-même à moi ;
mais je veux que ce choix de ta part soit
publiquement confirmé, et c' est pourquoi j' ai
amené avec moi mon bien-aimé Jean. " élisabeth
joignit alors de nouveau les mains, et les mit
entre celles de la reine du ciel, comme une
vassale fidèle entre celles de sa suzeraine, et lui
dit : " faites de moi, madame, tout ce qu' il vous
plaira, comme de votre servante. " puis elle
confirma cette donation qu' elle avait faite
d' elle-même par serment, et saint Jean en dressa
l' acte.
Une nuit, pendant qu' élisabeth citait la
salutation angélique, celle à qui elle adressait
cette prière bénie lui apparut, et lui dit entre
autres choses : " je veux t' apprendre toutes les
prières que je faisais pendant que j' étais dans le
temple... je demandais surtout à Dieu de l' aimer
lui-même et de haïr mon ennemi. Il n' y a pas de
vertu sans cet amour absolu de Dieu, par lequel
la plénitude de la grâce descend dans l' âme ;
mais après y être descendue, elle n' y reste pas,
et s' écoule comme de l' eau, à moins que l' âme ne
haïsse ses ennemis, c' est-à-dire les péchés et les
vices. Celui donc qui sait bien conserver la grâce
d' en haut doit savoir coordonner cet amour et cette
haine dans son coeur. Je veux que tu fasses tout ce
que je faisais. Je me levais au milieu de chaque nuit,
et j' allais me prosterner devant l' autel, où je
p169
demandais à Dieu d' observer tous les préceptes de
sa loi ; et je le suppliais de m' accorder les
grâces dont j' avais besoin pour lui être agréable.
Je lui demandais surtout de voir le temps où
vivrait cette vierge très sainte qui devait
enfanter son fils, afin que je pusse consacrer
tout mon être à la servir et à la vénérer. "
élisabeth l' interrompit pour lui dire : " ô très
douce dame, n' étiez-vous donc pas déjà pleine de
grâce et de vertus ! " mais la sainte vierge lui
pondit : " sois sûre que je me croyais aussi
coupable et aussi misérable que tu te crois
toi-même ; c' est pourquoi je demandais à Dieu de
m' accorder sa grâce. "
" le seigneur, " ajouta la très sainte vierge, " faisait
de moi ce que fait de sa harpe le musicien, qui en
ordonne et en dispose toutes les cordes, pour
qu' elles rendent un son agréable et harmonieux,
et qui ensuite en joue pendant qu' il chante. C' est
ainsi que Dieu avait mis d' accord avec son bon
plaisir mon âme, mon coeur, mon esprit et tous mes
sens. Ainsi réglée par sa sagesse, j' étais souvent
emportée jusque dans le sein de Dieu par les anges,
et là je goûtais tant de joie, de douceur et de
consolation, que je ne me ressouvenais plus d' avoir
jamais vu le jour dans ce monde. J' étais en outre
si familière avec Dieu et ses anges, qu' il me
semblait avoir toujours vécu avec cette cour
glorieuse. Puis quand il plaisait à Dieu le père,
les anges me reportaient au lieu je m' étais
mise en prière. Lorsque je me retrouvais sur la
terre, et que je me rappelais où j' avais été, ce
souvenir m' enflammait d' un tel amour de Dieu, que
j' embrassais la terre, les pierres, les arbres et
toutes les choses créées, par affection pour leur
p170
créateur. Je voulais être la servante de toutes les
saintes femmes qui habitaient le temple ; je
souhaitais d' être soumise à toutes les créatures,
par amour pour le père suprême, et ceci m' arrivait
sans cesse. Tu devrais faire de même. Mais toi tu
discutes toujours, en disant : pourquoi
m' arrive-t-il de telles faveurs, quand je suis
indigne de les recevoir ? et puis tu tombes
dans une sorte de désespoir, et tu ne crois pas
aux bienfaits de Dieu. Aie soin de ne plus parler
ainsi, car cela déplaît beaucoup à Dieu ; il peut
donner, comme un bon maître, ses bienfaits à qui
il veut, et comme un sage père, il sait bien à qui
ils conviennent. Enfin, " lui dit en terminant la
divine institutrice, " je suis venue à toi par une
grâce spéciale ; je te suis donnée pour cette
nuit ; interroge-moi en toute sécurité, je
pondrai à tout. " élisabeth n' osa d' abord pas
user de cette faculté ; mais Marie l' ayant une
seconde fois exhortée à la questionner, elle
hasarda cette question : " dites-moi donc, madame,
pourquoi vous aviez un si violent désir de voir la
vierge qui devait enfanter le fils de Dieu ? "
alors la sainte vierge lui raconta comment, en
cherchant à se consoler de l' absence des grâces
surnaturelles dont elle venait de parler, elle
avait été conduite par la lecture des prophètes
à cette idée ; comment elle avait résolu de
consacrer à Dieu sa virginité, afin d' être plus
digne de servir cette vierge prédestinée ; comment
enfin Dieu lui avait révélé que cette vierge n' était
autre qu' elle-me.
Quelque temps après, comme élisabeth priait avec
ferveur, sa tendre re lui apparut de nouveau et
lui dit : " ma fille, tu crois
p171
que j' ai eu toutes ces grâces sans peine, mais il
n' en est pas ainsi. En vérité je te dis que je n' ai
pas reçu de Dieu une seule de ces grâces sans
beaucoup de peine, sans une prière continuelle, un
ardent désir, une profonde dévotion, beaucoup de
larmes et d' épreuves. Sois certaine qu' aucune
grâce ne descend dans l' âme que par l' oraison et la
mortification du corps. Lorsque nous avons donné
à Dieu ce que nous pouvons par nous-même, quelque
peu que ce soit, il vient lui-même dans notre âme
en portant avec lui ces dons suprêmes qui font en
quelque sorte défaillir l' âme et lui ôtent la
moire de tout ce qu' elle a pu faire d' agable
à Dieu. Elle devient alors plus vile et plus
prisable à ses propres yeux que jamais. Et que
doit faire l' âme alors ? Rendre dévotement grâce à
Dieu de ces faveurs. Quand Dieu voit que l' âme
s' humilie et le remercie, il lui fait des promesses
si hautes qu' elles dépassent infiniment tous les
voeux secrets de l' âme. C' est ainsi qu' il en a
agi envers moi quand il m' a envoyé son archange
Gabriel. Qu' ai-je-fait alors ? Je me suis
agenouillée et en joignant les mains j' ai dit :
voici la servante du seigneur : qu' il me soit
fait selon sa parole. alors Dieu me donna
son fils et les sept dons du saint-esprit : et
sais-tu pourquoi ? Parce que j' avais cru en lui
et m' étais humiliée devant lui. Je te dis ces
choses, ma fille, parce que je veux que tu te
corriges de ton défaut de foi et d' espérance. Lorsque
le seigneur t' aura fait une promesse, dis comme
moi : voici la servante, etc., et reste dans
la ferme foi et l' attente de cette promesse,
jusqu' à ce qu' elle soit accomplie : et si elle
ne s' accomplit pas, dis-toi que tu as commis
quelque faute contre Dieu par où tu as cessé
de mériter ce qu' il t' a promis. "
p172
pendant la vigile de noël, élisabeth suppliait le
seigneur de lui donner la grâce de l' aimer de tout
son coeur : la sainte vierge lui apparut encore et
lui demanda : " qui est-ce qui aime Dieu ? Toi,
l' aimes-tu ? " l' humble élisabeth n' osa pas
l' affirmer et ne voulait pas le nier. Pendant
qu' elle hésitait à répondre, Marie continua :
" veux-tu que je te dise qui l' a aimé ? Le
bienheureux Barthélemi l' a aimé, le bienheureux
Jean, et le bienheureux Laurent l' ont aimé ;
veux-tu, comme eux, te laisser écorcher et brûler
vive ? "
élisabeth se taisait encore et Marie reprit :
" en vérité je te dis, si tu consens à être
dépouillée de tout ce qui t' est cher, précieux
ou aimable, et même de ta propre volonté, moi,
j' obtiendrai pour toi le mêmerite qu' eut
Barthélemi lorsqu' on le dépouilla de sa peau.
Si tu supportes patiemment les injures, tu auras le
me mérite que Laurent quand il fut blé ;
si tu ne réponds rien aux reproches et aux
injures, tu auras le même mérite que Jean
lorsqu' on voulut l' empoisonner : et dans tout cela
je serai là pour t' aider et te fortifier. "
un jour qu' élisabeth pensait à toutes ces prières
que la sainte vierge lui disait avoir faites dans
le temple, et qu' elle se demandait pourquoi elle
avait sollicité des grâces qui ne lui manquaient
pas, Marie vint elle-même luipondre, avec
une infinie douceur et une extrême familiarité :
" j' ai fait, " dit-elle, " comme l' homme qui veut
faire une belle fontaine. Il va au pied d' une
montagne et il examine soigneusement d'
s' élancent les sources d' eau, il creuse jusqu' à
ce qu' il les ait trouvées, et puis il les dirige
vers le lieu où il veut élever sa fontaine. Il
orne et purifie ce lieu pour que l' eau y reste
pure et claire ; il entoure sa fontaine d' un mur,
il y construit une colonne et tout autour des
canaux par où l' onde
p173
puisse s' échapper à larges flots pour la consolation
de tous. J' en ai agi de même, j' ai été à la
montagne, quand je me suis mise à étudier la loi.
J' ai trouvé la source, quand la lecture et la
prière m' ont révélé que la source de tout bien est
d' aimer Dieu du fond du coeur. J' ai préparé
l' emplacement quand j' ai conçu le désir d' aimer
tout ce qu' il aimait. J' ai voulu que l' eau fût
claire et pure quand j' ai résolu de fuir et de
haïr le péché. Je l' ai entourée de murs lorsque
j' ai inséparablement uni l' humilité, la patience
et la mansuétude par le feu de la charité, et que je
les ai conservées ainsi unies jusqu' à ma mort. J' ai
élevé la colonne et construit les canaux, quand
je me suis posée comme le refuge universel : car
je suis toujours prête à verser les consolations
et les grâces d' en haut à grands flots sur tous
ceux qui m' invoquent pour eux-mêmes ou pour
d' autres. Je t' ai révélé, " dit-elle en terminant,
" très chère fille, toutes les prières que je faisais
afin que tu apprennes par mon exemple à demander
à Dieu avec confiance et humilité tout ce qui te
manque. Sais-tu pourquoi les vertus ne sont pas
également réparties entre les hommes ? Parce que
les uns ne savent pas les demander avec autant
d' humilité, ni les conserver avec autant de soins
que d' autres : c' est pourquoi Dieu veut que celui
qui en est dépourvu soit aidé par celui qui les
possède. Et moi je veux que tu puisses prier avec
ferveur et dévotion pour ton salut et pour celui des
autres. "
ces doux entretiens terminés, élisabeth vit un jour
un superbe tombeau couvert de fleurs, d' où sortit
sa divine consolatrice pour s' élever au ciel au
milieu d' anges innombrables qui la conduisirent
p174
entre les bras de son fils ; un ange vint lui
expliquer cette vision de l' assomption, qui devait
être à la fois une faveur d' en haut pour la
soutenir dans ses malheurs actuels, et un doux
présage de la gloire que Dieu lui réservait, comme
à Marie, si elle restait jusqu' à la fin fidèle et
docile à sa volonté.
L' humble servante du Christ, en racontant toutes
ces merveilles, disait qu' elle les avait vues et
entendues avec une évidence si intime et si claire de
leur réalité, qu' elle aimerait bien mieux mourir que
nier leur existence.
C' est ainsi que Dieu commençait déjà à payer de
retour sa fidèle servante. Il se donne lui-même
pour époux à la veuve solitaire ; à la jeune femme
découragée et troublée, il donne pour maîtresse et
pour re, celle qui est à la fois lare des
douleurs et des miséricordes ; à l' âme qu' il a
dépouillée de tous les biens de la terre il
ouvre dès ici-bas les impérissables trésors du ciel.
CHAPITRE 20
p175
Comment la chère sainte élisabeth refusa de se
marier une seconde fois, et comment elle consacra
sa robe de noces à Jésus, l' époux de son âme.
La triste position à laquelle avait été réduite une
princesse d' une naissance si illustre et alliée
aux plus puissantes maisons de l' empire, ne pouvait
manquer d' exciter la compassion et l' intervention
de ses parens dès qu' elle leur serait connue. La
duchesse Sophie, après avoir fait de vains efforts
auprès de ses fils pour adoucir le sort de la
pauvre élisabeth, fit annoncer en secret ses
malheurs à sa tante, Mathilde, abbesse de Kitzingen,
soeur de la reine de Hongrie sa mère. Cette pieuse
princesse, pénétrée de douleur par ce récit,
envoya sur-le-champ des messagers affidés avec deux
voitures
p176
pour chercher sa nièce ainsi que ses enfans, et les
conduire à l' abbaye. élisabeth, heureuse surtout
de pouvoir se réunir à ses enfans qu' elle aimait
si ardemment, accepta l' offre de sa tante, que
ses persécuteurs n' osèrent sans doute pas contrarier,
et se rendit à travers les vastes forêts et les
montagnes qui séparent la Thuringe de la
Franconie à Kitzingen, sur le Mein. L' abbesse
la reçut avec une bonté maternelle et d' abondantes
larmes ; elle lui assigna un logement convenable
à son rang, et chercha à lui faire oublier les
cruelles douleurs d' âme et de corps qu' elle avait
eues à subir. Mais la jeune duchesse ne trouvait
pas de plus douce consolation que celle d' adopter
autant que possible les habitudes de la vie
monastique, et témoignait souvent le regret de ce
que le soin de ses enfans l' empêchait de
s' astreindre à la règle comme une simple religieuse.
Cependant Egbert, prince-évêque de Bamberg,
frère de l' abbesse Malthilde, de la duchesse
Hedwige de Pologne et de la reine Gertrude,
et par conséquent oncle maternel d' élisabeth,
ayant appris ses malheurs et son arrivée à
Kitzingen, crut que son séjour prolondans ce
monastère, avec sa famille, ne convenait ni à sa
position ni aux habitudes d' une maison religieuse,
et l' invita à venir dans ses états. La docile
princesse lui obéit, peut-être à regret, et en
laissant aux soins de sa tante sa seconde fille,
Sophie, à peine âgée de deux ans, laquelle prit
ensuite le voile dans l' abbaye qui avait servi
d' asile à sa mère, et qui avait été le berceau de sa
propre jeunesse. Le prélat fit à sa nièce un
accueil qui dut la convaincre et de son affection
pour elle et du respect que lui inspiraient de si
grands malheurs. Il lui proposa de la faire
conduire en Hongrie, auprès du roi son père ; mais
elle refusa, probablement à cause du triste
souvenir de la mort cruelle de sa mère Gertrude.
Il lui assigna alors pour résidence le château de
Botenstein, en lui donnant une maison montée selon
son rang, et dont elle devait disposer à son gré.
p177
Elle s' y rendit avec ses enfans et ses fidèles
suivantes, Ysentrude et Guta, qui avaient
noblement partagé avec elle toutes ses épreuves ; et
dans ce tranquille asile elles reprirent nuit et
jour leurs exercices de piété. Mais l' évêque,
voyant que la duchesse était encore toute jeune,
puisqu' elle n' avait que vingt ans, et en outre
d' une beauté remarquable, se souvenant d' ailleurs
du précepte de saint Paul, conçut le projet de la
remarier. Selon plusieurs auteurs, il espérait la
faire épouser à l' empereur Frédéric Ii, qui venait
de perdre sa seconde femme, Yolande de Jérusalem.
L' empereur lui-même, d' après un récit contemporain,
nourrissait un vif désir d' épouser élisabeth.
L' évêque se rendit auprès d' elle pour lui
communiquer ce dessein : il lui dit qu' il voulait
la marier à un seigneur bien autrement illustre
et puissant que son défunt époux. Elle lui répondit
avec une grande douceur, qu' elle préférait rester
seule pendant le reste de sa vie, et servir Dieu
seul. Le prélat lui soutint qu' elle était encore
trop jeune pour embrasser un tel genre de vie :
il lui rappela les persécutions qu' elle avait déjà
eues à souffrir, et lui fit entrevoir la possibilité
de leur renouvellement quand il viendrait à mourir ;
car bien qu' il eût résolu de lui léguer Botenstein
et ses dépendances, une fois dans la tombe, il ne
pourrait plus la protéger contre les attaques des
chans. Mais élisabeth ne se laissa pas ébranler ;
un poète français nous a conservé saponse :
" sire " , lui dit la belle et pieuse princesse,
" j' ai eu pour seigneur un mari qui m' a très
tendrement aimée, qui a toujours été mon loyal
ami ; j' ai eu part à ses honneurs et à sa puissance ;
j' ai eu beaucoup de bijoux, de richesses et de
joies de ce monde ; j' ai eu tout cela ; mais j' ai
toujours pensé ce que vous-même savez bien, que la
joie du monde ne vaut rien. C' est pourquoi je veux
quitter le siècle, et payer à Dieu ce que je lui
dois, les dettes de mon âme. Vous savez bien
p178
que toutes les aises mondaines ne produisent que
douleurs et tourmens, et la mort de l' âme. Sire, il
me tarde beaucoup d' être en la compagnie de
notre seigneur ; je ne lui demande plus qu' une
chose sur la terre : j' ai deux enfans de mon
seigneur, qui seront riches et puissans ; je serais
bien joyeuse et bien reconnaissante envers
Dieu, s' il m' aimait assez pour les amener à lui. "
il ne paraît pas que la duchesse lui eût objecté
alors le voeu de continence perpétuelle qu' elle
avait fait du vivant de son mari, pour le cas où
elle lui survivrait, mais elle s' en entretenait
souvent avec ses filles d' honneur, qui avaient fait
ce voeu en même temps qu' elle, et qui craignaient
que l' évêque n' employât sa puissance pour la leur
faire violer ; elle cherchait à leur faire prendre
courage et leur garantissait sa propre
persévérance à tout prix. " j' ai juré, " disait-elle,
à Dieu et à mon seigneur mari, quand il était
en vie, que jamais je n' appartiendrais à aucun
autre homme. Le Dieu qui lit dans les coeurs,
et qui y découvre les plus secrètes pensées, sait
que j' ai fait ce voeu avec un coeur simple et pur
et une entière bonne foi. Je me confie en sa
miséricorde ; il est impossible qu' il ne défende
pas ma chasteté contre tous les projets des hommes,
et même toutes leurs violences. Ce n' est pas un
voeu sous condition, et dans le cas seulement
cela plairait à mes parens et à mes amis, mais
bien un voeu spontané, libre et absolu, de me
consacrer tout
p179
entière après la mort de mon bien-ai, à la gloire
de mon créateur. Si l' on ose, au mépris de la
liberté du mariage, me livrer à un homme
quelconque, je protesterai devant l' autel ; et si
je ne trouve pas d' autre moyen d' échapper, je me
couperai sectement le nez, afin de devenir un
objet d' horreur à tous les hommes. " cependant elle
n' en était pas moins inquiète, et la volonté bien
arrêtée de l' évêque lui annonçait qu' elle aurait de
rudes combats à soutenir pour rester fidèle à son
Dieu et à sa conscience. Une grande tristesse
s' empara d' elle : elle eut recours au consolateur
suprême, et agenouillée à ses pieds, baignée de
larmes, elle le supplia de veiller à la conservation
du trésor qu' elle lui avait consacré. Elle
s' adressa aussi à la reine des vierges, qui lui
avait été donnée pour mère. Tous deux ne
dédaignèrent pas de la rassurer et de ramener
la paix dans son coeur. Elle se trouva bientôt
tranquillisée et animée d' une confiance sans bornes
dans la protection céleste.
C' est sans doute à cette époque de la vie d' élisabeth
qu' il faut rapporter le récit que des traditions
locales ont conserjusqu' à nos jours de quelques
voyages qu' elle entreprit, soit pour échapper aux
importunités de son oncle, soit dans un but de
dévotion et de pieuse curiosité. Ce mobile
suffisait, à une époque où les intérêts matériels
ne dominaient pas encore l' humanité, pour mettre
en mouvement, malgré la difficulté des
communications, plus d' hommes peut-être que la
cupidité ou l' ennui des voyageurs modernes. Les
pauvres, les infirmes, les femmes même, ne
sistaient pas à l' envie de prier
p180
dans un sanctuaire célèbre, de nérer les restes
d' un saint spécialement chéri, de recueillir pour
leurs vieux jours les doux souvenirs de quelque
pélerinage fait sous la protection de Dieu et des
saints anges. élisabeth alla ainsi deux fois à
Erfurth, ville célèbre par le nombre et la beauté
de ses monumens religieux, et située au centre
des états de son époux, quoique appartenant à
l' archevêché de Mayence. Elle y choisit pour
jour un couvent de filles repenties, et passa
plusieurs jours dans une retraite absolue. En
partant, elle leur laissa le simple verre dont
elle s' était servie à ses modestes repas, et que
l' on yre encore aujourd' hui comme un souvenir
de sa bonté et de son humilité.
Elle alla aussi vers cette époque visiter le
château de ses ancêtres maternels, à Andechs,
situé sur une éminence voisine des Alpes qui
parent la Bavière du Tyrol. Ce château ancien
et fameux venait d' être transformé par le
margrave Henri d' Istrie, autre oncle d' élisabeth,
en un monastère de bénédictins, illustré depuis
par la possession de quelques unes des plus
précieuses reliques de la chrétienté, et par les
nombreux miracles qui s' y rattachent. élisabeth
vint s' associer par sa présence à la pieuse
fondation qui devait à jamais honorer sa famille.
Du haut de cette sainte montagne elle put
contempler cette belle Bavière, riche alors de la
double beauté de la nature et de la religion,
toute parsee de monastères célèbres, les uns
cachés au sein des forêts antiques, les autres se
mirant dans l' onde pure et calme des lacs de cette
contrée ; tous foyers de la civilisation
chrétienne du pays, et qui devaient pendant bien
des siècles encore offrir un inviolable
sanctuaire à la science, un asile doux et sûr
aux âmes avides de repos et de prière, et une
hospitalité sans bornes aux nombreux pélerins qui
suivaient cette grande route des
p181
royaumes du nord aux tombeaux des apôtres. Que de
fois aussi les regards de notre élisabeth durent
s' arrêter sur cette majestueuse chaîne des monts
du Tyrol, derrière laquelle tout coeur catholique
devine en tressaillant Rome et l' Italie ! Elle
devait, à son insu, jeter les bases de la
nération dont ces beaux lieux ont été entourés.
Au pied du mont elle fit naître, par ses prières,
une source si abondante qu' elle ne tarit jamais,
me dans les années de la plus grande sécheresse,
et en outre douée de plusieurs qualités salutaires.
La pieuse princesse apportait encore avec elle à
ce lieu qui allait passer de la protection de sa
famille à celle du Dieu tout-puissant, un doux et
touchant souvenir de sa vie conjugale, qu' elle
venait offrir dans sa simplicité au nouvel époux
de son âme. C' était sa robe de noces, la robe
qu' elle avait portée le jour de son mariage avec
son bien-aimé Louis. Elle la déposa sur l' autel,
et donna enme temps aux religieux une petite
croix d' argent contenant des reliques des instrumens
de la passion, sa pax ou le reliquaire qu' elle
avait toujours porté sur elle, et plusieurs autres
objets qui lui étaient chers. Peu d' années
s' écouleront, et le nom de cette jeune veuve qu' on
avait vu venir en humble pélerine faire son
offrande à ce naissant sanctuaire, remplira le
monde chrétien de sa gloire, et la main du vicaire
de Dieu l' inscrira dans le ciel. Faut-il s' étonner
si dès lors les présens de cette sainte, qui
appartenait à tant de titres à ces lieux sacrés,
devinrent d' inappréciables reliques ; et si même
aujourd' hui, malgré les orages et les ténèbres
des temps, le peuple simple et fidèle vient encore
les vénérer et les baiser avec un respectueux amour.
CHAPITRE 21
p182
Comment la chère sainte élisabeth reçut les
ossemens de son époux bien-aimé, et comment ils
furent enterrés à Reinhartsbrunn.
à peine élisabeth fut-elle de retour à Botenstein,
qu' un messager de l' évêque vint l' appeler auprès
de lui, à Bamberg, afin d' y recevoir les restes
de son mari, que les chevaliers thuringiens, de
retour de la croisade, allaient y apporter. En
effet, les compagnons du duc Louis, comme nous
l' avons vu, l' avaient enseveli à Otrante, et
s' étaient ensuite mis en route pour la Syrie,
afin de remplir leur voeu. Plusieurs d' entre eux,
qui purent pénétrer jusqu' à Jérusalem, y firent
des dons et des prières à son intention, comme il
les en avait suppliés sur son lit de mort. En
revenant de leur pélerinage, ils repassèrent par
Otrante, afin d' en emporter avec eux les
dépouilles de
p183
leur souverain. Ils les déterrèrent et trouvèrent
que ses ossemens étaient blancs comme la neige, ce
qui était à cette époque un signe que l' époux
avait gardé une fidélité inviolable à son épouse.
Après avoir déposé ces restes précieux dans un
riche cercueil, ils en chargèrent un cheval, et
se mirent en route pour leur pays. Ils faisaient
précéder le cercueil d' une grande croix d' argent
ornée de pierreries, comme une marque de leur
propre piété et de leur attachement envers leur
maître. Dans toutes les villes où ils s' arrêtaient
pour passer la nuit, ilsposaient le cercueil
dans une église, ils le faisaient veiller par des
religieux ou par des personnes pieuses qui
chantaient les vigiles des morts et d' autres
oraisons pendant toute la nuit. Ils ne repartaient
le lendemain matin qu' après avoir fait célébrer
une messe, et y avoir fait leur offrande. Pour
peu que l' église fût cathédrale ou conventuelle,
ils lui laissaient la draperie de pourpre qui
recouvrait le cercueil, afin que le produit ent
appliqué à l' intention de l' âme du défunt. De
moire d' homme on n' avait vu des obsèques plus
solennelles.
Ils traversèrent ainsi toute l' Italie et
l' Allemagne méridionale. Arrivés à quelque
distance de Bamberg, ils firent prévenir de leur
approche l' évêque, qui envoya aussitôt chercher la
duchesse à Botenstein. Il ordonna en même temps
à tous les seigneurs et aux dignitaires de sa cour
de se disposer à l' accueillir avec une bienveillante
sympathie, et à l' entourer pendant la triste
rémonie du lendemain, de peur que ses forces ne
l' abandonnassent. Lui-même se rendit alors au
devant du corps, accompagné de tout son clergé,
des religieux des divers monastères de la ville,
des enfans des écoles, et suivi d' une foule immense
de peuple dont la voix se mêlait aux chants
funèbres des prêtres et au son de toutes les
p184
cloches de la cité épiscopale. Plusieurs comtes et
seigneurs des environs s' étaient joints au cortége,
qui rentra dans la ville et conduisit le corps
jusqu' à la célèbre cathédrale reposaient les
corps sacrés de l' empereur saint Henri et de
sainte Cunégonde. On célébra pendant toute la nuit
l' office des morts.
Le lendemain élisabeth, toujours accompagnée de sa
fidèle Ysentrude et de Guta, fut conduite auprès
de ces dépouilles chéries : on ouvrit le cercueil
et on lui permit de contempler les restes de
son époux. Ce qu' il y eut alors, dit un pieux
narrateur de cette scène, ce qu' il y eut alors
de douleur et d' amour dans son coeur, celui-là
seul peut le savoir, qui lit dans tous les coeurs
des enfans des hommes. Toute l' affliction des
premiers momens elle apprit son malheur se
renouvela dans son âme ; elle se précipita sur ces
ossemens, et les baisa avec transport ; ses larmes
furent si abondantes, son agitation si violente que
l' évêque et les seigneurs qui assistaient à ce
douloureux spectacle, crurent devoir la calmer et
essayer de l' en détourner. Mais elle se souvint de
Dieu, et aussitôt toute sa force lui revint.
" je vous rends grâces, seigneur, dit-elle, de ce
que vous avez daigné écouter votre servante, et
exaucer le désir immense que j' avais de contempler
les restes de mon bien-aimé qui était aussi le
tre. Je vous rends grâces d' avoir ainsi
miséricordieusement consolé mon âme affligée et
désolée. Il s' était offert lui-même, et moi aussi
je vous l' avais offert, pour la défense de votre
terre sainte ; et je ne reviens pas sur ce
sacrifice, bien que je l' aie aimé de toutes les
forces de mon coeur. Vous savez, ô mon Dieu,
combien j' ai aimé cet époux qui vous aimait tant :
vous savez que j' aurais mille fois préféré à toutes
les joies du monde, sa présence qui m' était si
délicieuse, si votre bonté me l' avait accordée :
vous savez que j' aurais voulu vivre
p185
toute ma vie avec lui dans la misère, lui pauvre et
moi pauvresse, et mendier avec lui de porte en
porte à travers le monde entier, seulement pour
avoir le bonheur d' être avec lui, si vous l' aviez
permis, ô mon Dieu ! Maintenant je l' abandonne
et je m' abandonne moi-même à votre volonté. Et je
ne voudrais pas, quandme je le pourrais,
racheter sa vie au prix d' un seul cheveu de ma
tête, à moins que ce ne fût votre volonté, ô mon
Dieu. " ce fut là le dernier cri de la nature
vaincue, le dernier soupir des affections de la
terre expirantes dans ce coeur de vingt ans, sous
le joug de l' amour du ciel.
Ayant dit ces paroles elle essuya les torrens de
larmes qui l' avaient inondée, et sortit en silence
de l' église. Elle alla s' asseoir dans un petit
cloître plan d' herbe, attenant à la cathédrale,
et fit prier les seigneurs thuringiens qui avaient
ramené le corps de son mari, de venir l' y trouver.
à leur approche, elle se leva humblement pour leur
faire honneur, et les pria de prendre place à côté
d' elle parce qu' elle ne se sentait pas assez forte
pour rester debout. Elle leur parla ensuite
longuement et avec une grande douceur, elle les
supplia au nom de Dieu et de Jésus-Christ de
p186
vouloir bien être les protecteurs de ses pauvres
enfans et leur servir de tuteurs : elle leur
raconta le cruel et indigne traitement dont ils
avaient été, ainsi qu' elle-me, l' objet de la part
des landgraves Henri et Conrad, et la misère qu' il
leur avait fallu endurer à Eisenach. L' évêque vint
à son tour confirmer le récit de sa nièce, et
s' entretint en détail avec les chevaliers des
moyens de réparer les torts faits à la veuve et aux
orphelins de leur souverain. Une vive indignation
se manifesta parmi leslerins lorsqu' ils eurent
appris les injures de la jeune duchesse. Ils
déclarèrent qu' ils la reconnaissaient toujours
pour leur dame et maîtresse, et qu' ils la
défendraient envers et contre tous. Ils avaient
à leur tête le noble et fidèle sire de Varila, le
fils de celui qui, seize ans auparavant, avait été
chercher dans le palais de son père, la princesse
qui était alors devant lui comme une veuve
opprimée et trahie ; il se rappela sans doute le
serment que son père avait prêté au roi And de
veiller sur sa fille. Ses frères d' armes et lui
engagèrent le prélat à leur confier cette noble
et malheureuse famille qu' ils raneraient en
Thuringe en me temps que les dépouilles
mortelles du duc Louis ; ils lui jurèrent qu' ils
lui feraient rendre bonne et entière justice.
Rassuré par leurs promesses et leur renome
de preux chevaliers, que leur récente croisade
n' avait pu qu' accroître, l' évêque de Bamberg
consentit à cette condition à leur confier celle
dont ils se constituaient les défenseurs ; il ne
paraît pas qu' il les ait entretenus de son projet
d' un second mariage pour elle. Après avoir célébré
lui-même en l' honneur dufunt une messe
pontificale à laquelle toute la ville voulut
assister, et avoir généreusement défrayé toutes
les penses de ses hôtes pendant leur séjour
à Bamberg, il leur donna conainsi qu' à la
duchesse et à ses enfans. Le triste cortége se
remit en route, et se dirigea vers l' abbaye de
Reinhartsbrünn, où le pieux Louis avait voulu
être enseveli.
Cependant le bruit de l' arrivée des restes du
souverain bien-aimé s' était répandu en Thuringe et
avait profondément remué toute la
p187
contrée. Ce ne furent pas seulement la duchesse
Sophie, mère de Louis, et ses frères, Henri et
Conrad, qui s' empressèrent d' aller à
Reinhartsbrünn pour le recevoir ; ce furent tous
les comtes et seigneurs, toute la noblesse du pays ;
ce fut surtout le pauvre peuple que ce prince avait
tant chéri et si énergiquement protégé. Une
immense multitude, composée de riches et de pauvres,
de bourgeois et de paysans, d' hommes et de femmes,
se rassembla à Reinhartsbrünn pour rendre les
derniers honneurs à celui qu' ils avaient vu partir
si peu de temps auparavant pour aller chercher, en
l' honneur de Dieu, sous un ciel étranger, la mort
qu' il avait trop tôt trouvée. D' autres motifs
contribuaient à grossir cette foule : le désir
bien naturel de revoir les croisés qui avaient
échappé aux dangers de la route, y conduisait tous
ceux qui avaient parmi eux des parens ou des amis ;
enfin, l' intérêt qu' on ne refusait pas partout,
comme à Eisenach, à la duchesse élisabeth, les
cits de ses malheurs et de son exil, qui avaient
couru le pays, le désir de savoir quel serait le
sort de cette femme si jeune et sans fense, y
amenait beaucoup d' âmes pieuses et compatissantes.
Plusieurs évêques et abbés y étaient aussi venus
pour honorer le noble champion de l' église et du
saint sépulcre. Ces mêmes religieux, dont il avait
pris congé avec une si tendre affection et des
pressentimens trop bien réalisés, avaient maintenant
le triste devoir de lui rendre ces sacrés honneurs
que l' église réserve à ses enfans dociles. Ils
allèrent au devant de son corps, suivis par un
nombreux clergé séculier et tout le peuple, en
chantant des psaumes et des cantiques que leurs
larmes interrompaient souvent. Les obsèques y
furent célébrés dans l' église de l' abbaye, en
présence des deux duchesses et des deux jeunes
landgraves ; devant les restes de Louis, une
douleur commune et également sincère les réunit.
Toute la magnificence des cérémonies ecclésiastiques
fut déployée et se prolongea pendant plusieurs
p188
jours : les regrets et les pleurs du peuple y furent
comme une pompe nouvelle et la plus belle de toutes.
De généreuses offrandes à l' église, d' abondantes
aumônes distribuées aux pauvres, furent un dernier
hommage rendu à celui qui avait tant aimé les
pauvres et tant respecté l' église. Ses ossemens,
renfers dans une châsse, furent placés dans une
tombe de pierre, exhaussés de manière à rester
exposés, par la suite, aux regards des fidèles. Ils
furent l' objet de nombreux pélerinages. L' amour du
peuple et la reconnaissance des religieux lui
valurent le surnom de Louis le saint , sous
lequel il est connu dans l' histoire, et que
justifiait un grand nombre de guérisons
miraculeuses qui eurent lieu à son tombeau et par
son invocation. Il en résulta qu' il fut pendant
près de trois siècles l' objet d' un culte
populaire, qui n' a cependant jamais été confirmé
par l' autorité ecclésiastique. Aujourd' hui le
voyageur catholique peut encore voir la pierre
brisée de son sépulcre, adossée à une église qui
n' est plus catholique. En contemplant ce dernier
monument d' une si noble mémoire, on ne pourra
refuser un souvenir d' émotion et d' admiration à
celui qui, si l' église ne l' a pas compté parmi ses
saints, a du moins été le digne époux d' une sainte.
CHAPITRE 22
p189
Comment les chevaliers de Thuringe firent repentir
le duc Henri de salonie, et rendre justice à
la cre sainte élisabeth.
Aussitôt la cérémonie des obsèques terminée, le sire
de Varila rappela aux chevaliers croisés, qui
entouraient la duchesse élisabeth, l' engagement
qu' ils avaient pris envers l' évêque de Bamberg à
l' égard de sa nièce. Ils se retirèrent à part pour
en délibérer : " il faut maintenant " , dit le sire
Rodolphe, " tenir la foi que nous avons jurée à
notre noble prince et à notre dame élisabeth, qui
a déjà enduré tant de misères ; autrement je
crains bien qu' elle ne nous vaille le feu éternel
de l' enfer. " tous comprirent ce langage, car
dans ce temps-là les plus braves guerriers
n' avaient pas honte de se laisser guider par la
pensée d' une autre vie dans l' accomplissement
des devoirs de leur vie d' ici-bas. Ils résolurent
donc d' une commune voix qu' ils adresseraient
sur-le-champ de vigoureuses remontrances au
landgrave Henri et à son frère, et chargèrent
spécialement de cette difficile mission quatre
chevaliers dont les noms, dit
p190
l' historien, méritent d' être consers avec une
gloire immortelle. C' était d' abord le sire de
Varila, grand échanson, qui devait porter la
parole au nom de tous, comme le plus éloquent et le
plus attaché à la duchesse par ses antécédens ;
et avec lui, Ludolphe de Berstetten, Hartwig de
Herba et Gaulthier de Varila, parent de
Rodolphe. Précédés par eux, tous les chevaliers
se rendirent auprès des jeunes princes, qu' ils
trouvèrent avec leur mère, et qu' ils entourent.
Le sire de Varila se tournant vers le duc Henri,
lui adressa les paroles suivantes, qui ont été
soigneusement et à juste titre enregistrées dans
les chroniques du pays.
" monseigneur, mes amis et vos vassaux qui sont ici
présens, m' ont prié de vous parler en leur nom.
Nous avons appris en Franconie et ici, en
Thuringe, des choses tellement blâmables sur
votre compte, que nous en avons été consternés,
et que nous avons rougir de ce que, dans notre
pays et chez nos princes, il se soit trouvé tant
d' impiété, tant d' infidélité, un tel oubli de
l' honneur. Eh ! Jeune prince, qu' avez-vous donc
fait et qui vous a donné de tels conseils ? Quoi !
Vous avez chassé ignominieusement de vos châteaux
et de vos villes, comme une femme perdue, l' épouse
de votre frère, la pauvre veuve désolée, la fille
d' un roi illustre, que vous auriez au contraire
honorer et consoler. Au pris de votre propre
renommée, vous l' avez livrée à la misère, et lais
errer dans les rues comme une mendiante. Pendant que
p191
votre frère va donner sa vie pour l' amour de Dieu,
ses petits orphelins, que vous deviez défendre
et nourrir avec l' affection et le dévoûment d' un
fidèle tuteur, sont cruellement repoussés loin
de vous, et vous les forcez de separer même
de leur mère, pour ne pas mourir de faim avec
elle ! Est-ce là votre piété fraternelle ? Est-ce
là ce que vous a appris votre frère, ce vertueux
prince, qui n' aurait pas voulu en agir ainsi avec
le dernier de ses sujets ? Non, un grossier
paysan ne serait pas aussi félon envers un de ses
pareils ; et vous, prince, vous l' avez été envers
votre frère, pendant qu' il était allé mourir pour
l' amour de Dieu ! Comment nous fierons-nous
désormais à votre fidélité et à votre honneur ?
Vous savez cependant que comme chevalier vous êtes
tenu de protéger les veuves et les orphelins,
et c' est vous-même qui outragez les orphelins et
la veuve de votre frère. Je vous le dis tout
bonnement, cela crie vengeance à Dieu. "
la duchesse Sophie, en entendant ces reproches
trop bien mérités qu' on adressait à son fils,
fondit en pleurs. Le jeune duc, troublé et honteux,
baissa la tête sans répondre. Le grand échanson
reprit aussitôt : " monseigneur, qu' aviez-vous à
craindre d' une pauvre femme malade, abandonnée et
désespérée, seule, sans amis et sans alliés dans
ce pays ? Que vous aurait fait cette sainte et
vertueuse dame, quand même elle fût restée
maîtresse de tous vos châteaux ? Que va-t-on dire
maintenant de nous dans les autres pays ? Fi !
Quelle honte ! Je rougis d' y penser. Sachez que
vous avez offensé Dieu, vous avez déshonoré tout
le pays de Thuringe, vous avez terni votre propre
renommée et celle de votre noble maison ; et je
crains, en vérité, que la colère de Dieu ne
p192
s' appesantisse sur le pays, à moins que vous ne
fassiez pénitence devant lui, que vous ne vous
conciliez avec cette pieuse dame, et que vous ne
restituiez aux fils de votre frère ce que vous leur
avez enlevé. "
tous les assistans s' étonnaient de l' extrême
hardiesse des paroles du noble chevalier ; mais
Dieu sut s' en servir pour toucher un coeur
depuis long-temps inaccessible aux inspirations
de la justice et de la pitié. Le jeune prince, qui
était resté muet jusque-là, fondit en larmes, et
pleura long-temps sans répondre ; puis il dit :
" je me repens sincèrement de ce que j' ai fait ;
je n' écouterai plus jamais ceux qui m' ont conseillé
d' agir ainsi : rendez-moi votre confiance et votre
amitié ; je ferai volontiers tout ce que ma soeur
élisabeth exigera de moi ; je vous donne plein
pouvoir de disposer pour cela de ma vie et de mes
biens. " le sire de Varila lui répondit : " c' est
bien ! C' est le seul moyen d' échapper à la colère
de Dieu. " cependant Henri ne put s' empêcher
d' ajouter à voix basse : " si ma soeur élisabeth
avait à elle toute la terre d' Allemagne, il ne lui
en resterait rien, car elle la donnerait tout
entière pour l' amour de Dieu. " mais Varila alla
aussitôt, avec ses compagnons d' armes, raconter
à la duchesse élisabeth le résultat de ses
remontrances, et lui annoncer que son beau-frère
voulait se réconcilier avec elle et lui rendre
justice à tout prix. Lorsqu' ils commencèrent à
parler des conditions qu' il fallait imposer au duc
Henri, elle s' écria : " je ne veux ni de ses
châteaux, ni de ses villes, ni de ses terres, ni
de rien de ce qui peut m' embarrasser et me
distraire ; mais je serai très reconnaissante
envers mon beau-frère s' il veut bien me donner sur
ce qui m' est dû de ma
p193
dot, de quoi pourvoir aux dépenses que je veux faire
pour le salut de mon bien-aimé qui est mort et
pour le mien. " les chevaliers allèrent alors
chercher le duc Henri, et l' amenèrent auprès
d' élisabeth. Il vint accompagné de sa mère et de
son frère Conrad. En la voyant, il la supplia de
lui pardonner tout le mal qu' il lui avait fait,
en lui disant qu' il en avait de grands remords,
et qu' il lui en ferait bonne et fidèle
compensation. Sophie et Conrad joignirent leurs
prières aux siennes. Pour toute réponse, élisabeth
se jeta dans les bras de son beau-frère, et se mit
à pleurer. Les deux frères et la duchesse Sophie
lèrent leurs larmes aux siennes, et les vaillans
guerriers ne purent non plus retenir les leurs
à la vue de ce spectacle touchant, et au souvenir
du doux et gracieux prince qui avait été le lien
commun de toute cette famille, et qu' ils avaient
perdu sans retour.
Les droits de ses enfans furent également assurés,
et notamment celui du jeune landgrave Hermann,
son premier-né, héritier légitime des duchés de
Thuringe et de Hesse, dont la régence devait
rester de droit, pendant sa minorité, entre les
mains de l' aîné de ses oncles, le landgrave Henri.
Tous ces arrangemens étant conclus, les chevaliers
croisés separèrent pour retourner dans leurs
châteaux, et élisabeth, ainsi que ses enfans, se
mit en route, accompagnée de la duchesse Sophie,
sa belle-mère, et des jeunes ducs, pour rentrer à
la Wartbourg, dont elle avait été si indignement
chassée.
CHAPITRE 23
p194
Comment la chère sainte élisabeth renonça à la vie
du siècle, et s' étant retirée à Marbourg, y prit
l' habit du glorieux saint François.
Le duc Henri fut fidèle à sa parole ; et pendant
tout le temps qu' élisabeth resta auprès de lui,
il chercha à lui faire oublier les injures qu' il
lui avait auparavant infligées, par une conduite
pleine d' affection et d' égards. Il lui fit rendre
tous les honneurs dus à son rang, et lui laissa
pleine liberté pour tous ses exercices de piété
et ses oeuvres de charité. Elle les reprit avec
son ancienne ardeur. C' est à cette époque qu' on
rapporte la fondation de l' hospice
sainte-Marie-Madeleine, à Gotha, dont elle
s' était déjà occupée du vivant de son mari, et
qu' elle accomplit lors de son retour dans ses états.
p195
Comme autrefois, son amour pour les pauvres
remplissait dans sa vie toute la place que
n' occupaient pas déjà la prière et la
contemplation. Affranchie par son veuvage de
l' obligation de paraître dans les fêtes et les
rémonies publiques, elle évitait également toutes
les occasions de se trouver dans les assemblées
des seigneurs et dans les réjouissances de la
cour, qu' elle savait être trop souvent le fruit
de l' oppression et des durs labeurs des malheureux.
Elle préférait au faste des puissans du siècle
l' humiliation du pauvre peuple de Dieu, et
cherchait à s' associer à lui autant que possible
par une pauvreté volontaire. Le spectacle d' une
vie pareille offrait aux âmes mondaines une leçon
trop vère pour ne pas rallumer bientôt
l' animosité des courtisans et de ces indignes
chevaliers qui avaient déjà rempli de tant
d' amertume son enfance et les premiers temps de son
veuvage. Pour se venger de son pris pour les
richesses et les plaisirs, qu' ils estimaient au
dessus de tout, ils affectaient de la mépriser
elle-même. Ils dédaignaient de lui rendre visite
ou de lui parler ; et si par hasard ils la
rencontraient, c' était pour eux une occasion
de l' insulter, en l' appelant à haute voix :
sotte et folle . Elle souffrait avec tant
de bonheur ces outrages, son visage peignait
si bien le calme et l' heureuse résignation de son
âme, qu' ils s' avisèrent de lui reprocher d' avoir
oublié déjà la mort de son mari, et de se livrer
à une joie inconvenante. Les malheureux ! Dit un
auteur du temps, ils ignoraient qu' elle possédait
cette joie qui n' est pas donnée aux impies. La
duchesse Sophie paraît elle-même s' être laissée
entraîner par ces calomnies, et avoir manifesté à
sa belle-fille sa surprise et son indignation ;
mais élisabeth ne s' en émut pas, car le seigneur,
qui seul était tout pour elle, lisait dans son
coeur.
p196
D' un autre côté, les âmes pieuses et vraiment
sages, dont elle était connue, appréciaient et
admiraient son humilité. Elle reçut en outre,
à cette époque, l' encouragement le plus doux pour
une âme chrétienne, la protection la plus puissante
pour une femme méconnue. Du haut de ce
saint-siége, qui était alors le refuge assuré des
faibles et des persécutés, une parole de père et
d' ami vint la soutenir et l' honorer. Ceme
cardinal Ugolin, que nous avons vu servir
d' intermédiaire entre notre princesse et saint
François D' Assise, devenu pape sous le nom de
Grégoire Ix, ayant appris ses malheurs et sa
fidélité inébranlable dans les voies de Dieu, lui
adressa une lettre où il lui prodiguait toutes les
consolations apostoliques. Il l' exhortait, par
l' exemple des saints et les promesses de la vie
éternelle, à persévérer dans la continence et la
patience ; il lui enjoignait de mettre toute sa
confiance en lui, parce qu' il ne l' abandonnerait
jamais tant qu' il vivrait ; qu' au contraire il la
regarderait toujours comme sa fille, et prenait dès
lors sa personne et ses biens sous sa protection
spéciale. Il lui accorda en me temps le privilége
d' une église et d' un cimetière pour son hôpital de
sainte-Marie-Madeleine, à Gotha. Enfin ce père
tendre et vigilant ordonna à maître Conrad de
Marbourg, qui était toujours investi des pouvoirs
apostoliques en Allemagne, et qui venait de
rentrer alors en Thuringe, de se charger
absolument, et plus spécialement encore qu' il ne
l' avait fait, de la direction spirituelle de la
duchesse élisabeth, et en même temps de sa
défense contre tous ceux qui tenteraient de la
persécuter.
Soit que ces exhortations du père commun des fidèles
aient donné à son courage une exaltation nouvelle,
soit qu' elle n' ait fait qu' obéir à l' influence
merveilleuse de la grâce divine dans son coeur,
elle cout bientôt la pensée et le violent désir
d' une vie plus parfaite et plus rapprochée de Dieu.
Bien qu' elle se t assurément détachée autant
que possible des pompes et des jouissances de son
rang, cela
p197
ne suffisait pas encore à son ardeur ; son âme
avait encore trop de points de contact avec le
monde, et ce monde lui faisait mal. Après avoir
longuement réfléchi sur tous les genres de vie
qu' on pouvait mener pour se rendre agréable à
Dieu, après avoir hésité entre les diverses règles
monastiques qui existaient à cette époque, et la
vie solitaire de recluse, le souvenir et l' exemple
du glorieux raphin d' Assise, dont elle était
déjà fille comme pénitente du tiers-ordre,
l' emporta dans son coeur ; elle se sentait leme
courage, le même amour de Dieu et de la pauvreté
que lui ; et elle se décida à embrasser sa règle
dans toute sa rigidité primitive, et à aller comme
lui et ses fervens disciples, après avoir fait
l' abandon de tous ses biens, mendier de porte en
porte ce qu' il lui faudrait pour vivre. Elle fit
part de sa décision à maître Conrad, et lui
demanda humblement son consentement. Mais ce
prudent directeur repoussa cette pensée avec
indignation, et lui fit une réprimande sévère,
persuadé que son sexe et sa faiblesse lui
interdisaient un tel genre de vie. Elle insista
avec la plus grande vivacité et en versant des
larmes abondantes ; et comme ilsistait toujours,
elle le quitta en s' écriant : " oh ! Je le ferai, je
le ferai ; vous ne m' en empêcherez pas. "
mais comme elle voyait qu' elle ne pouvait vaincre
la résistance de Conrad pour le moment, elle eut
recours à d' autres voies pour satisfaire à
l' ardeur du zèle qui la dévorait. Le régent Henri,
comme nous l' avons dit, quelque opinion qu' il pût
nourrir en lui-même sur les habitudes et les idées
de sa belle-soeur, ne lui en témoignait pas moins
extérieurement le respect et l' affection qu' il lui
avait promis devant les cendres de son frère, et
lui rendait en toute occasion des honneurs auxquels
l' humble princesse serobait de son mieux.
Comptant sur ces bonnes dispositions, et après avoir
passé environ
p198
une année au sein de sa famille, élisabeth supplia
le duc Henri de lui assigner une résidence où elle
pût être entièrement livrée à elle-me et à son
Dieu, et où rien ne pût la distraire de ses
oeuvres de piété et de charité. Henri, après
avoir pris l' avis de sa mère et de son frère, lui
da en toute propriété la ville de Marbourg, en
Hesse, avec toutes ses dépendances et les divers
revenus qui s' y rattachaient, pour servir à son
entretien. Pénétrée de reconnaissance, elle
remercia tendrement son beau-frère et sa
belle-mère, en leur disant qu' ils faisaient
beaucoup plus pour elle qu' elle ne ritait, et que
cela était plus que suffisant pour tous ses
besoins. Mais le landgrave lui promit en outre,
qu' il lui enverrait cinq cents marcs d' argent pour
ses frais de premier établissement. Maître Conrad
ne paraît pas avoir approuvé cet arrangement,
puisqu' il écrivit au pape que c' était malgré lui
que la duchesse l' avait suivi dans sa patrie. Mais
il ne s' y opposa pas absolument ; et elle profita
de son prochain départ pour quitter la Thuringe,
et pour aller se fixer avec son père spirituel
dans cette ville que son nom devait désormais
entourer d' une si douce et si pure renommée.
à son arrivée à Marbourg, et après qu' elle y eut
nommé, en se conformant aux avis de maître Conrad,
les officiers et baillis qui devaient administrer
en son nom, le peuple de la ville se montra si
empressé de rendre honneur à sa jeune souveraine,
que son humilité en fut grandement blessée, et qu' elle
se retira aussitôt dans un petit village, à une
lieue de la ville, appelé Wehrda, sur les bords
charmans de la Lahn, rivière qui coule à
Marbourg. En y entrant, elle choisit au hasard
une chaumière abandonnée et en ruines pour lui
servir d' habitation, afin de n' être à charge à
aucun des pauvres habitans du village ; car toute
sa tendre sollicitude s' était dééveillée pour
p199
ses nouveaux sujets. Pour se mettre à l' abri, il lui
fallut se blottir sous la voûte d' un escalier ou
d' une cheminée, en bouchant avec des branches
d' arbre garnies de leur feuillage les ouvertures
par le vent et le soleil venaient l' incommoder.
Elle y préparait elle-même quelques chétifs
alimens, comme elle pouvait, en rendant gces à
Dieu. Ce mirable réduit ne la protégeait ni
contre la chaleur ni contre le froid ; la fumée
surtout y incommodait gravement ses yeux. Mais
elle souffrait avec joie toutes ces mortifications,
en pensant en Dieu. Pendant ce temps, elle se
faisait construire à Marbourg, auprès du couvent
des frères mineurs, une maisonnette de bois et de
terre glaise, comme une cabane de pauvre, afin de
montrer ainsi à tous les yeux que ce n' était point
une riche princesse qui venait s' établir dans sa
capitale, mais bien une simple et patiente veuve qui
venait y servir le seigneur en toute humilité.
Dès que ce palais de l' abjection chrétienne fut
achevé, elle alla s' y installer avec ses enfans et
fidèles suivantes.
Cependant il lui fallait toujours une rupture encore
plus éclatante et plus complète avec le monde, un
lien plus intime et plus manifeste à la fois avec
Dieu. Comme son confesseur s' obstinait à lui
refuser la permission d' embrasser la règle
franciscaine dans toute son étendue, et de mendier
son pain comme les religieuses de sainte-Claire,
elle voulut du moins se rapprocher autant que
possible de cette vie qui lui semblait le type
de la perfection évangélique. On a vu que, du
vivant me de son mari, elle avait été agrégée
au tiers-ordre de saint François. Elle résolut
dès lors de donner à cette affiliation un caractère
irrévocable et solennel ; et bien que jusqu' alors
cette branche de la famille franciscaine n' eût point
été regardée comme formant un ordre régulier et à
proprement dire monastique, elle voulut faire
profession publique, comme les religieuses
p200
cloîtrées, et renouveler solennellement les voeux
de chasteté, d' obéissance et d' absolue pauvreté,
qu' elle avait tant de fois faits dans son coeur.
Elle pouvait ainsi s' associer, selon la mesure de
ses forces, à cette abnégation totale des biens
terrestres, qui a mérité pendant tant de siècles
à l' ordre séraphique l' éclatante protection de
Dieu et la tendre admiration de l' univers chrétien.
Maître Conrad approuva ce dessein, après lui
avoir fait entendre que son voeu de pauvreté ne
devait pas la priver, comme elle le voulait, de la
libre disposition des biens qui provenaient de sa
dot ou des terres que le duc Henri lui avait
dées ; mais qu' au contraire elle devait les
consacrer elle-même, graduellement, au soulagement
des pauvres, ainsi qu' au paiement de certaines dettes
que son mari avait laissées.
Elle n' en devait pas moins y renoncer en esprit,
ainsi qu' à tous les autres biens et à toutes les
autres affections du monde, même les plus
légitimes. Pour remporter ce triomphe non seulement
sur le monde, mais sur elle-même, la pieuse
élisabeth savait qu' il lui fallait plus que sa
propre volonté, plus que l' exemple de son
protecteur saint François ou des autres âmes
saintes qui avaient marché dans cette voie avant
elle ; elle savait qu' il lui fallait avant tout la
grâce d' en haut, et elle la demanda à Dieu, avec
une ferveur inaccoutumée, pendant plusieurs jours
avant sa prise d' habit. Elle racontait à son amie
Ysentrude qu' elle suppliait sans cesse le seigneur
de lui accorder trois dons : d' abord le mépris
complet de toutes les choses temporelles ; puis le
courage de dédaigner les injures et les calomnies
p201
des hommes ; enfin, et surtout, la diminution de
l' amour excessif qu' elle portait à ses enfans.
Après avoir long-temps prié dans cette intention,
elle vint un jour trouver ses compagnes,
resplendissant d' une joie qui n' était plus de cette
terre, et leur dit : " le seigneur a exaucé ma
prière ; voici que toutes les richesses et tous
les biens du monde, que j' aimais jadis, ne sont
plus que comme de la boue à mes yeux. Quant aux
calomnies des hommes, aux mensonges des méchans,
au mépris que j' inspire, je m' en sens toute fière
et heureuse. Mes petits enfans bien-aimés, les
enfans de mon sein, que j' aimais tant, que
j' embrassais avec une si grande tendresse, eh
bien ! Ces chers enfans eux-mêmes ne sont plus que
des étrangers pour moi, j' en prends Dieu à
témoin. C' est à lui que je les offre, que je les
confie ; qu' il en fasse sa sainte volonté en tout.
Je n' aime plus rien, plus aucune créature ; je
n' aime plus que mon créateur. "
enflammée de cet héroïque amour, élisabeth se crut
assez bien disposée pour faire ses voeux et prendre
l' habit consacré par ses glorieux modèles, saint
François et sainte Claire. " si je pouvais " ,
disait-elle, " trouver un habit plus pauvre que
celui de Claire, je le prendrais pour me consoler
de ce que je ne puis entrer tout-à-fait dans son
saint ordre. Mais je n' en connais pas. " elle
choisit pour cette cérémonie l' église des frères
mineurs, et le jour du vendredi-saint. C' était le
jour où Jésus, dépouillé de tout pour l' amour de
nous, fut attaché nu sur la croix, et où les
autels nus etpouillés comme lui, rappellent aux
fidèles la moire du sacrifice suprême ; c' était
aussi le jour où élisabeth voulait, à son tour, se
dépouiller de tout et briser les derniers liens qui
l' attachaient à la terre, afin de s' élancer plus
légère à la suite de l' époux de son âme dans le
p202
chemin de la pauvreté et de la charité. Ainsi donc
en ce jour sacré elle vint, en présence de ses
enfans, de ses amis, et de plusieurs religieux
franciscains, poser ses saintes mains sur la pierre
nue de l' autel, et jura de renoncer à sa propre
volonté, à ses parens, à ses enfans, à ses alliés,
à toutes les pompes et à toutes les joies de ce
monde. Le frère Burckhard, gardien des frères
mineurs de la province de Hesse, qui la regardait
comme sa fille et son amie spirituelle, lui coupa
les cheveux, la retit de la tunique grise, et la
ceignit du cordon qui était la marque distinctive
de l' ordre de saint François, pendant que maître
Conrad célébrait la messe. Elle conserva ce
costume, allant en outre toujours nus pieds
jusqu' à sa mort. à dater de ce moment, comme pour
effacer toutes les marques de sa grandeur passée,
elle fit substituer, sur le sceau dont elle se
servait, la figure d' un franciscain déchaussé, aux
armoiries de sa famille et de son époux.
Guta, sa demoiselle d' honneur, qui avait été sa
fidèle et inséparable compagne depuis l' enfance,
ne voulut point commencer maintenant à mener une
vie différente de celle de sa chère maîtresse :
elle prit en même temps l' habit du tiers-ordre,
et renouvela solennellement le voeu de chasteté
qu' elle avait fait quelques années auparavant, du
vivant du duc Louis. Cette douce communauté de
vie et d' intention assurait au moins à élisabeth
une consolation qu' elle se serait peut-être refusée,
si elle en avait eu la conscience, et qui devait
d' ailleurs ne lui être que trop tôt enlevée. Mais
il lui fallut dès
p203
lors éloigner d' elle ses enfans qu' elle se reprochait
d' aimer avec tant de passion. Son fils Hermann,
le premier, et souverain des états de son père,
déjà âgé de six à sept ans, fut conduit au château
de Creuzburg pour y rester sous bonne et sûre
garde, jusqu' au moment où il pourrait prendre les
nes du gouvernement que son oncle tenait en
attendant. Il est probable que le même lieu servit
de résidence à sa fille aînée, Sophie, dé
fiancée au jeune duc de Brabant. Sa seconde fille
Sophie retourna à l' abbaye de Kitzingen, où
elle devait prendre le voile, et où elle passa le
reste de ses jours. La plus jeune de toutes,
Gertrude, à peine âgée de deux ans, née depuis la
mort de son père, fut envoyée au couvent des
religieuses prémontrées d' Aldenberg près de
Wetzlar. Tout le monde s' étonna de ce que cette
jeune princesse était placée dans une maison si
pauvre et qui venait à peine d' être fondée, et l' on
en fit de vifs reproches à élisabeth : mais elle
pondit que cela avait été convenu entre son
mari et elle, au moment de leurs adieux, et avant
me la naissance de l' enfant : " c' est le ciel,
disait-elle, qui nous a inspiré de choisir ce
monastère ; car il veut que ma fille contribue à
l' avancement spirituel et temporel de cette sainte
maison. "
voilà donc son sacrifice accompli, son divorce avec
la vie consommé, par un de ces efforts qui vont
me au delà des prescriptions du devoir chrétien.
Il ne lui reste plus rien à abdiquer, tout est
mort pour elle dans le monde, et à vingt-deux ans,
elle peut dire comme l' apôtre : je vis, mais ce
n' est plus moi qui vis, c' est Jésus-Christ qui
vit en moi.
c' est aussi là que le monde et le prince de ce
monde qui l' avaient toujours poursuivie de leur
haine, l' attendaient pour redoubler leurs attaques
et leurs outrages. Ce ne fut plus qu' une voix chez
les grands
p204
et les sages de ce temps-là pour insulter à cette
épouse du Christ, et pour proclamer hautement sa
folie : et ils ne se trompaient pas, car elle
avait compris et embrasdans toute son étendue
la folie de la croix.
Ce qui se disait alors à la cour de Thuringe aura
sans doute été bien souvent répété par beaucoup
de ceux qui ont connu son histoire, et qui, tout
en goûtant quelques frais et poétiques détails de
ses premières années, auront été rebutés à cette
crise décisive de sa vie. Quoi ! Se sera-t-on
dit, si jeune encore, ayant tant de devoirs à
remplir, tant de bonheur légitime à goûter, aller
choisir une existence si extraordinaire !
S' imposer des douleurs si superflues ! Se dérober
au soin de ses enfans, à toutes les obligations
de la vie ! Et tant d' autres raisonnemens futiles,
dont est si riche cette sagesse profane, qui ne
sait que calomnier tout ce qui est au dessus de son
égoïsme ou de sa faiblesse.
Chrétiens, telles ne seront pas nos pensées à la
vue du triomphe de cette héroïne chrétienne :
parce que nous sommes trop faibles pour l' imiter
et la suivre, nous ne serons pas assez aveugles
pour ne pas l' admirer. Nous nous inclinerons avec
un tendre respect devant ces secrets de l' amour
divin, devant cette obéissance absolue aux
solennelles paroles du sauveur : celui qui vient
à moi et qui ne hait pas son frère, sa mère, sa
femme, ses enfans, ses frères, ses soeurs, et
même encore son âme, celui-là ne saurait être
mon disciple.
que le monde l' insulte et la méprise, il ne faut
pas s' en étonner, car, comme le Christ, elle a
vaincu le monde. Dans cette guerre qu' il déclare
dès le berceau à l' âme rachetée par le sang d' un
Dieu, elle a noblement combattu. De sa jeune
main elle a ramassans crainte le gant qu' il lui
avait jeté. Elle a engagé la lutte, non pas
retirée loin de lui et à l' abri de ses coups, mais
vivant au milieu de
p205
ses attaques et de ses innombrables piéges. à un
âge où les yeux de l' âme, à peine entr' ouverts,
rendent excusables tant de fautes, elle a déjà
confondu toutes ses fausses hontes, tous ses
préjugés, tous ses mensonges. Elle a dénié ses
droits sur elle, désobéi à ses lois, bravé ses
calomnies, méprises mépris. Elle l' a vaincu
partout et toujours ; vaincu dans l' éclat des
richesses et la pompe des cours, comme dans
l' amertume de la faim et de la misère ; vaincu
dans les plus douces et les plus légitimes
affections du coeur, comme dans ses plus dures
épreuves, dans l' abandon, la solitude, la mort.
Ni le lien conjugal, ni le sein maternel, ni la
putation, ce dernier bien terrestre, elle n' a
rien épargné en elle. Et si maintenant elle se
retire loin de son ennemi, c' est que, victorieuse,
elle a fini son combat. Descendue tout enfant dans
le champ de bataille, elle ne le quitte qu' après
avoir terrassé et immolé son rival. Maintenant
qu' elle a foulé aux pieds le serpent confondu,
qu' il lui soit donc permis de déposer les armes,
et d' aller attendre, au sein des mystérieuses joies
de la pauvreté et de l' oissance, le jour du
triomphe éternel.
CHAPITRE 24
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De la grande pauvreté où vécut la chère sainte
élisabeth ; et comment elle redoubla d' humilité
et de miséricorde envers tous les hommes.
élisabeth, restée seule avec son Dieu, voulut que
la pauvreté volontaire qu' elle s' était imposée
fût aussielle et aussi complète que possible.
Elle voulut que tout dans sa vie fût d' accord
avec la hutte de bois et de terre qu' elle avait
choisie pour demeure. Elle consacra donc tous les
revenus, sans exception, que maître Conrad
l' avait obligée de garder au moins nominalement,
au soulagement des pauvres et à des institutions
charitables. N' ayant pu obtenir de son confesseur
la permission de mendier son pain, elle résolut de
gagner sa vie par le travail de ses mains. Pour
cela, elle ne pouvait que filer ; encore ne
savait-elle pas filer le lin, mais seulement
p207
la laine. Elle se faisait envoyer du monastère
d' Altenberg, la laine qu' elle mettait en oeuvre ;
et la renvoyait toute filée aux religieuses,
qui lui remboursaient en argent la valeur de son
travail, et souvent sans une équité parfaite. Elle,
au contraire, mettait un scrupule extrême à
l' accomplissement de son travail. Un jour qu' elle
avait reçu d' avance le paiement d' une certaine
quantité de laine qu' elle devait filer, maître
Conrad lui fit dire de venir avec lui de Marburg
à Eisenach ; voyant qu' elle ne pouvait achever
entièrement sa tâche, elle renvoya au couvent le
peu de laine qu' il lui restait à filer, avec
un denier de Cologne, de peur qu' on ne l' accusât
d' avoir gagné plus qu' elle n' avait mérité. Elle
travaillait du reste avec tant d' ardeur, que même
lorsque son extrême faiblesse et ses fréquentes
maladies l' obligeaient de rester au lit, elle ne
cessait pas d' y filer. Ses compagnes lui
arrachaient la quenouille des mains, afin qu' elle
pût se ménager ; mais alors, pour ne pas rester
oisive, elle épluchait et pparait la laine pour
la prochaine fois. Elle déduisait du faible
produit de ses fatigues, de quoi faire quelques
humbles offrandes à l' église ; et avec le reste
elle pourvoyait à sa chétive nourriture. Rien de
plus grossier, de plus insipide que ses alimens.
Si on lui offrait quelque mets savoureux ou
délicat, elle s' empressait de le porter aux pauvres
de son hospice, sans en goûter jamais. Cependant
elle ne prisait pas les conseils de la prudence
chrétienne à ce sujet, et demandait à sondecin
de lui indiquer exactement la limite possible de
son abstinence, de peur qu' en l' exagérant elle
ne s' attirât des infirmités illégitimes, qui la
rendraient incapable de bien servir Dieu, et dont
il exigerait d' elle un compte sévère :
p208
elle était du reste très souvent malade. Elle ne
mangeait le plus souvent que des légumes les plus
ordinaires, cuits dans l' eau pure et sans sel.
Elle les préparait elle-même tant bien que mal.
Pendant qu' elle était ainsi livrée aux travaux
de son petit ménage, elle ne cessait d' élever son
âme et même ses yeux vers Dieu, dans la prière
ou la méditation ; et souvent, quand elle restait
seule auprès du feu où cuisaient ses modestes
alimens, ou quand elle s' en rapprochait pour se
chauffer, elle se laissait tellement absorber
par la contemplation, que des étincelles ou des
charbons tombaient sur ses pauvres vêtemens, et les
brûlaient sans qu' elle s' en aperçût, quoique ses
compagnes, en rentrant, fussent suffoquées par l' odeur
de l' étoffe brûlée.
Ses vêtemens pondaient du reste à sa nourriture :
elle portait une robe de gros drap non teint, dont
les paysans et les pauvres seuls se servaient.
Cette robe, toute déchirée, surtout aux manches,
était rapiécetée avec des morceaux de différentes
couleurs, et sere autour de sa taille par une
grosse corde. Son manteau, de la même étoffe que
sa robe, étant devenu trop court, elle le
ralongea avec une pièce d' une autre couleur.
Elle ramassait partout elle en trouvait des
morceaux de drap de toutes sortes de couleurs,
avec lesquels elle raccommodait, de ses propres
mains, les chirures et les brûlures de ses
habits, en travaillant de son mieux ; mais elle
ne savait pas bien coudre. Elle ne craignait pas
de sortir dans ce
p209
costume ; ce qui enracinait d' autant plus l' opinion
que les hommes profanes avaient conçue de sa folie ;
mais ce qui la faisait regarder par quelques âmes
pieuses comme une seconde sainte Claire. Elle
se dépouillait même sans cesse de ces grossiers
temens pour les donner aux pauvres, et restait
à peine couverte ; ce qui l' obligeait, dans les
grands froids de l' hiver, à rester près de son
petit foyer ; ou bien elle se cachait dans son
lit entre deux couvertures, sans toutefois s' en
couvrir, et disait : " me voici couchée comme dans
mon cercueil. " et cette nouvelle tribulation était
pour elle une source de joie nouvelle.
Au milieu de toutes ces privations, elle ne perdait
rien de l' aménité de son caractère, ni de
l' affabilité, de la bonté extrême et universelle
qui l' avaient toujours distinguée. Depuis sa plus
tendre enfance, elle avait toujours pféré la
société des pauvres et des humbles à toute autre ;
et maintenant, retirée dans sa pieuse solitude,
elle témoignait, non seulement pour ses demoiselles
d' honneur qui avaient voulu s' y associer, mais
encore pour les servantes que maître Conrad lui
avait assignées, une tendre et douce cordialité.
Elle ne voulut jamais qu' aucune d' elles, de
quelque basse extraction qu' elle pût être, lui
donnât aucun titre d' honneur ou l' appelât autrement
que par son nom de baptême, élisabeth tout
court, et en la tutoyant, comme si elle eût é
leur égale ou leur inférieure. Elle cherchait à
les servir elle-même plutôt qu' à en être servie.
Cette fille de roi se plaisait à laver et à
nettoyer, au lieu d' elles, la vaisselle et les
ustensiles de sonnage. Afin de pouvoir se livrer
en toute liberté à cette oeuvre servile aux yeux
des hommes, mais ennoblie aux yeux de Dieu par
une humilité sublime, elle trouvait moyen d' éloigner
ses servantes, en les chargeant de quelque
commission au dehors : quand elles rentraient, elles
trouvaient que leur
p210
maîtresse avait fait tout leur ouvrage. Après avoir
préparé son repas avec elles, comme nous l' avons
vu, elle les faisait manger à table à côté d' elle,
et souvent de sa propre assiette. L' une d' elles,
nommée Irmengarde, qui a raconté tous ces détails
aux juges ecclésiastiques, confondue par tant
d' humilité de la part d' une princesse naguère si
puissante, lui dit un jour : " il est vrai, madame,
que vous vous donnez de très grands mérites par
votre conduite envers nous, mais vous oubliez le
danger que vous nous faites courir, celui de
nous gonfler d' orgueil, en nous faisant manger
avec vous et nous asseoir à vos côtés. " à quoi la
duchesse répondit : " ah ! Puisqu' il en est ainsi,
il faut que tu viennes t' asseoir sur mes genoux ; "
et aussitôt la prit entre ses bras et la fit asseoir
comme elle l' avait dit.
Sa patience et sa charité étaient à toute épreuve :
rien ne pouvait l' irriter ni lui arracher une
marque de mécontentement. Elle parlait souvent et
longuement avec ses compagnes ; la céleste
douceur et la gaîté de son coeur débordaient dans
ces entretiens intimes, qui n' en étaient pas moins
profitables au salut de celles qui l' écoutaient.
Mais elle ne pouvait souffrir qu' on prononçât
devant elle des paroles vaines et légères, ou bien
empreintes de colère et d' impatience : elle les
interrompait toujours. " eh bien ! Disait-elle,
est donc notre seigneur, maintenant ? " et elle
reprenait les coupables avec une autorité pleine de
grâce et de douceur.
Au milieu de cette vie, en apparence si dure et si
humiliante, mais si glorieuse devant Dieu et si
féconde en ineffables jouissances pour celle qui
s' était donnée à lui tout entière, élisabeth ne
pouvait oublier ce qui était à ses yeux, après le
soin du salut de son âme, le premier et l' unique
intérêt de sa vie terrestre, le soulagement de ses
p211
frères affligés et pauvres. Ayant tout brisé, tout
sacrifié pour trouver plus rement Jésus dans le
ciel, elle ne pouvait négliger ses membres
souffrans et épars sur la terre. Non contente
d' avoir abandonné aux pauvres la jouissance
exclusive de son patrimoine, au point de ne s' être
pasmeservé de quoi subvenir aux premières
nécessités de sa propre vie, ce qui avait obligé
son directeur à imposer un frein à sa prodigalité,
il lui fallait encore, comme dans ses plus jeunes
années, s' associer en tout aux maux des malheureux,
panser elle-même les plaies de leur corps et de
leur âme. à peine arrivée à Marbourg, son premier
soin fut d' y faire construire un hôpital ; elle
le consacra à la mémoire de saint François
D' Assise, d' après l' injonction du pape Grégoire
Ix. Ce pontife, qui venait de canoniser l' homme
angélique, crut devoir, à l' occasion de la
translation de son corps, envoyer à sa royale et
intrépide imitatrice, un présent encore plus
précieux que ce pauvre manteau qu' elle avait
reçu naguère avec tant de reconnaissance : ce
furent quelques gouttes du sang qui s' était
échappé de son flanc lorsqu' il reçut du ciel
l' impression des divins stygmates. élisabeth
reçut ce don sacré avec le même esprit qui avait
inspiré au pape de le lui accorder, comme un gage
nouveau de son alliance et de son affection pour
celui de tous les hommes qui avait su,
jusqu' alors, suivre de plus près le sauveur du
monde. Elle ne crut pas pouvoir mieux honorer
cette sainte relique, qu' en la déposant dans
l' asile des humaines misères auxquelles elle
allait consacrer le reste de ses jours. Dès que
cet hôpital fut achevé, elle y plaça le plus grand
nombre possible de pauvres malades. Puis, chaque
jour, accompagnée de ses deux fidèles amies et
soeurs en religion, Guta et Ysentrude, elle y
allait passer de longues heures à les panser, à
les soigner, à leur administrer les remèdes
prescrits, surtout à les consoler par les plus
affectueuses exhortations adaptées au genre de
souffrance et à l' état spirituel de chaque
p212
malade. Ce n' était plus seulement à l' instinct
charitable de son âme, au besoin impérieux de
soulager les maux de son frère, qu' elle paraissait
obéir ; mais comme si elle avait voulu chercher
dans ces oeuvres de miséricorde un dernier moyen
d' immoler cette chair qu' elle avait déjà tant de
fois vaincue, elle les transformait en
mortifications et en austérités d' un genre
nouveau et redoutable, et on ne peut savoir ce qui
l' emportait le plus dans son coeur, ou de l' amour
de son prochain, ou de la haine de ce corps de
péché qui, seul, laparait encore de son divin
sauveur. Elle n' était pas seulement la consolatrice
des pauvres, elle devenait encore leur servante,
et aucun service ne lui semblait trop rebutant,
trop dur, trop vil ; car chacun d' eux était pour
elle la vivante image de l' époux céleste de son
âme. Ceux des malades qui étaient le plus faits pour
inspirer le dégoût, qui éloignaient et voltaient
tout le monde, devenaient aussitôt l' objet de sa
sollicitude et de sa tendresse, et recevaient de
ses royales mains les soins les plus rebutans.
Elle les caressait avec une douce familiarité ;
elle baisait leurs ulcères et leurs affreuses
plaies. De mémoire d' homme, on n' avait vu remporter
un si merveilleux triomphe sur toutes les
pugnances des sens, et unir à ce point l' ardeur
et la persévérance dans la pratique du plus humble
dévouement. Chacun restait stupéfait au spectacle
d' une vie pareille, choisie de plein gré par une
fille de roi, à peine âgée de vingt-deux ans, et
dont l' histoire des saints elle-même n' offrait
pas jusqu' alors d' exemple ; mais l' esprit d' en
haut lui avait inspiré dans toute son énergie
cette sainte violence à qui le ciel a été
promis.
De pareilles pratiques étaient loin de lui attirer
une sympathie ou une approbation universelles,
et il y avait même des personnes pieuses qui
trouvaient qu' elle allait trop loin ; mais elle
savait trop bien se
p213
vaincre elle-même pour reculer devant l' opinion des
hommes. Un jour, en allant à l' église, elle
rencontra un pauvre mendiant qu' elle ramena chez
elle, et dont elle voulut aussitôt laver les pieds
et les mains : cette fois, cependant, cette
occupation lui inspira un tel dégoût, qu' elle en
frissonna ; mais aussitôt, pour se dompter, elle se
dit à elle-même : " ah ! Vilain sac, cela te
dégoûte ; sache que c' est une boisson très
sainte. " et, en disant ces mots, elle but l' eau
dont elle venait de se servir, puis elle dit :
" ô mon seigneur ! Quand vous étiez sur votre sainte
croix, vous avez bien bu le vinaigre et le fiel :
je ne suis pas digne d' une telle boisson ;
aidez-moi à devenir meilleure. "
les lépreux, qui étaient surtout un objet d' horreur
pour la plupart des hommes, à cause de la contagion
si facile de leur affreuse maladie, étaient par
cette raisonme ceux qu' elle chérissait et
qu' elle soignait le plus. Elle les lavait et les
baignait elle-même, découpait des rideaux et d' autres
étoffes précieuses pour avoir de quoi les essuyer
et les envelopper à la sortie du bain ; elle faisait
elle-même leurs lits, les couchait et les couvrait
de son mieux. " oh ! Que nous sommes heureuses, "
disait-elle un jour à ses suivantes, " de pouvoir
ainsi laver et vêtir notre seigneur ! " à quoi
l' une d' elles répondit : " il se peut que vous,
madame, vous vous trouviez bien avec ces gens,
mais je ne sais trop si d' autres s' y trouvent
aussi bien que vous. " cependant maître Conrad
trouva que sa charité l' entraînait au delà des
bornes de la prudence chrétienne, et il lui
interdit de toucher et de baiser les ulcères des
lépreux et des autres malades, de peur qu' elle ne
gagnât elle-même
p214
leur maladie ; mais cette précaution manqua son
but, car le chagrin que lui firent éprouver cette
défense et la contrainte imposée à la compassion
impétueuse de son coeur, fut tellement violent,
qu' elle en tomba gravement malade.
Ce n' était pas du reste aux seuls maux physiques de
ses frères que cette ardente disciple du Christ
bornait sa compassion et ses bienfaits : elle ne
perdait jamais de vue la santé de leurs âmes et
les remèdes spirituels. Elle mêlait aux tendres
soins qu' elle leur rendait de pieuses et fréquentes
exhortations ; elle veillait scrupuleusement à ce
que les pauvres fissent baptiser leurs enfans le
plus tôt possible, à ce que tous ses malades
demandassent et reçussent les sacremens, non
seulement à leur dernière heure, mais dès leur
entrée à l' hospice. Quoique son exemple dût ajouter
tant de force à ses paroles, elle trouvait souvent
de la résistance dans ces âmes aigries par le
malheur, ou attiédies par un long éloignement des
secours offerts par l' église. Elle savait alors
unir l' énergie du zèle chrétien à sa douceur
habituelle. Un jour, entre autres, un aveugle
malade se présenta à l' hôpital en demandant d' y
être reçu. élisabeth se trouvait justement devant
la porte avec maître Conrad : elle consentit avec
joie à son admission, à condition qu' il commencerait
par guérir sa maladie intérieure en s' approchant du
tribunal de la pénitence. Mais l' aveugle, impatienté
par son mal et par cette exhortation, se mit à
jurer et à blasphémer, en maudissant ces coutumes
superstitieuses. élisabeth indignée le reprit avec
tant de véhémence qu' il en fut subitement touché
de contrition et que s' étant agenouillé il se
confessa sur-le-champ à maître Conrad.
Elle était loin de renfermer sa charité dans
l' enceinte de cet hôpital
p215
qui était son séjour favori : elle allait avec ses
suivantes visiter les huttes de tous les pauvres
de Marbourg et des environs, et faisait porter
en même temps de la viande, du pain, de la farine,
et d' autres objets qu' elle distribuait elle-même
aux malheureux. Elle pénétrait avec un touchant
intérêt dans tous les détails de leurs tristes
duits, et examinait soigneusement leurs habits
et leurs lits, afin de pouvoir subvenir à tout
ce qui leur manquait. Elle distribuait entre eux
le produit de tous ses bijoux, de ses bagues, de
ses voiles de soie, et de tous les ornemens mondains
qui lui étaient restés et qu' elle avait fait vendre
secrètement. Là aussi elle se montrait empressée
de leur rendre les services les plus intimes, de
prévenir jusqu' à leurs moindres désirs. Un jour
d' hiver, par une très forte gelée, une pauvre
malade eut la fantaisie d' avoir du poisson ; elle
courut aussitôt à une fontaine voisine, en invoquant
le secours de son pourvoyeur divin ; " seigneur
Jésus-Christ, dit-elle, si vous le voulez bien,
donnez-moi du poisson pour votre pauvre malade. "
ayant ensuite puisé de l' eau, elle y trouva un
gros poisson qu' elle se hâta de rapporter à son
patient.
Quand elle rencontrait dans ses courses
bienfaisantes quelques pauvres dont la misère, la
faiblesse ou les souffrances lui paraissaient
dignes d' une compassion tout-à-fait spéciale, ou
que leur dévotion rendait d' autant plus sacrés à
ses yeux, elle les faisait venir non plus
seulement à son hôpital, mais à sa propre et
chétive demeure, s' y consacrait entièrement à leur
service, et les faisait manger à sa table. Conrad
lui fit des remontrances à cet égard, mais elle
lui répondit : " oh non ! Mon cher maître,
laissez-moi-les : songez à mon ancienne vie passée
dans l' orgueil du monde ; il faut guérir le mal
par son contraire : il me faut vivre maintenant avec
p216
les humbles. Cette société me donne des grâces
nombreuses. Laissez-moi donc en jouir. "
elle prit entre autres chez elle un petit garçon,
orphelin de père et dere, paralytique de
naissance, borgne, et en outre malade d' un flux
de sang continuel. Ce pauvre être abandonné et
accablé de tant de misères trouva en elle plus
qu' une mère ; elle passait les nuits entières à
le veiller et à lui rendre les services les plus
humilians, en le comblant de caresses et en le
consolant par les plus tendres paroles. Il mourut,
et elle le remplaça aussitôt par une jeune fille
que la lèpre avait atteinte et défigurée de la
manière la plus horrible, au point que dans
l' hôpital personne n' osait l' approcher, ni même
la regarder de loin. élisabeth, au contraire, dès
qu' elle la vit, vint près d' elle avec une pieuse
nération comme si c' était le seigneur lui-même
qui se fût montré à elle sous ce voile de douleurs,
et on vit la princesse s' agenouillant devant la
lépreuse, dénouer ses souliers et se mettre en
devoir de la déchausser, malgré lasistance de
l' enfant. Après quoi elle lava et pansa ses
ulcères, lui donna tous les médicamens prescrits,
lui coupa les ongles des pieds et des mains, et
l' entoura de soins si affectueux et si bienfaisans,
que bientôt l' état de cette infortunée s' améliora.
Après l' avoir fait transporter chez elle,
élisabeth faisait elle-même son lit et passait
à ses côtés de longues heures, pendant lesquelles
elle cherchait à la distraire en jouant avec elle,
et à la consoler par des paroles pleines de
douceur et de tendresse. Cependant maître Conrad
ayant appris cette conduite de sa pénitente,
éloigna d' elle la jeune lépreuse, de peur qu' elle
ne fût atteinte de la contagion, et même lui
imposa
p217
pour cet excès de zèle, une pénitence tellement
vère, qu' il crut devoir en témoigner plus tard
son repentir au pape.
Mais élisabeth, dont rien ne pouvait décourager
l' infatigable ardeur, recueillit aussitôt après
chez elle un jeune enfant atteint d' une maladie
presque aussi révoltante que la lèpre, et qu' elle
soignait et traitait avec une adresse et une
expérience que la charité, cette science suprême,
avait seule pu lui donner. Elle le garda auprès
d' elle jusqu' à sa mort.
Toutefois, les lépreux continuaient toujours à être
l' objet de sa prédilection, et en quelque sorte de
son envie, puisque c' était, de toutes les misères
humaines, celle qui pouvait le mieux détacher ses
victimes de la vie. Frère Gérard, provincial des
franciscains d' Allemagne, qui était, après maître
Conrad, le confident le plus intime de ses pieuses
pensées, étant un jour venu lui rendre visite, elle
se mit à parler longuement avec lui de la sainte
pauvreté, et, vers la fin de leur entretien, elle
s' écria : " ah ! Monre, ce que je voudrais avant
tout et du fond de mon coeur, ce serait d' être
traitée en tout comme une lépreuse ordinaire. Je
voudrais qu' on fît pour moi comme on fait pour ces
pauvres gens, une petite hutte de paille et de
foin, et que l' on y suspendît devant la porte un
linge, pour avertir les passans, avec un tronc,
afin qu' on pût y jeter quelque aumône. " à ces
mots, elle perdit connaissance et tomba dans une
sorte d' extase, pendant laquelle le frère
provincial, qui la soulevait entre ses bras, lui
entendit chanter des hymnes sacrés ; après quoi
elle revint à elle.
Qu' il nous soit permis, pour expliquer cette
merveilleuse parole de notre sainte, d' introduire
ici, dans notre récit, quelques détails sur la
manière dont la lèpre et les infortunés qui en
étaient atteints
p218
furent envisagés pendant les siècles catholiques.
Dans ces temps de foi universelle, la religion
pouvait lutter de front avec tous les maux de la
société, dont elle était la souveraine absolue ;
et à cette misère suprême, elle avait opposé tous
les adoucissemens que la foi et la piété peuvent
enfanter dans les âmes chrétiennes. Ne pouvant
anéantir les déplorables résultats matériels de ce
mal, elle avait su au moins détruire la réprobation
morale qui pouvait s' attacher à ses malheureuses
victimes ; elles les avait revêtues d' une sorte de
consécration pieuse, et les avait constituées
comme les représentans et les pontifes de ce poids
d' humaines douleurs que Jésus-Christ était venu
soulever, et que tous les enfans de son église ont
pour premier devoir d' alléger chez leurs frères.
La lèpre avait donc, à cette époque, quelque chose
de sacré aux yeux de l' église et des fidèles :
c' était un don de Dieu, une distinction spéciale,
une marque, pour ainsi dire, de l' attention
divine. La main de Dieu, du Dieu toujours juste
et miséricordieux, avait toucun chrétien,
l' avait frappé d' une manière mystérieuse et
inaccessible à la science humaine ; dès lors il y
avait quelque chose de vénérable dans son mal. La
solitude, la réflexion, la retraite auprès de Dieu
seul, devenaient une nécessité pour le lépreux ;
mais l' amour et les prières de ses fres le
suivaient dans son isolement. L' église avait su
concilier la plus tendre sollicitude pour ces
rejetons infortunés de son sein, avec les mesures
exigées par le salut de tous, pour empêcher la
contagion de s' étendre. Peut-être n' y a-t-il rien,
dans sa liturgie, de plus touchant et de plus
solennel à la fois que le rémonial, dit
separatio leprosorum , avec lequel on procédait
à la séparation de celui que
p219
Dieu avait frappé, dans les lieux où il n' y avait
pas d' hospice spécialement consacré aux lépreux.
On célébrait en sa présence la messe des morts ;
puis après avoir béni tous les ustensiles qui
devaient lui servir dans sa solitude, et après que
chaque assistant lui eut donné son aumône, le
clergé, précédé de la croix, et accompagné de tous
les fidèles, le conduisait à une hutte isolée
qu' on lui assignait pour demeure. Sur le toit de
cette hutte le prêtre plaçait de la terre du
cimetière, en disant : (...) meurs au monde et
renais à Dieu ! Le prêtre lui adressait ensuite un
discours consolateur, où il lui faisait entrevoir
les joies du paradis et sa communauté spirituelle
avec l' église, dont les prières lui étaient
acquises dans sa solitude plus encore qu' auparavant.
Puis il plantait une croix de bois devant la porte
de la hutte, y suspendait un tronc pour recevoir
l' aumône des passans ; et tout le monde s' éloignait.
à pâques seulement, les lépreux pouvaient sortir
de leurs tombeaux, comme le Christ lui-même, et
entrer pendant quelques jours dans les villes et
villages, pour participer à la joie universelle de
la chrétienté. Quand ils mouraient ainsi isolés,
on célébrait leurs funérailles avec l' office des
confesseurs non évêques .
La pensée de l' église avait été comprise par tous
ses enfans. Les lépreux avaient ru du peuple les
noms les plus doux et les plus consolans ; on les
appelait : les malades de Dieu, les chers
pauvres de Dieu, les bonnes gens. on aimait à
se rappeler que Jésus lui-même avait été désigné
par l' esprit-saint comme un lépreux : (...) ; qu' il
avait eu un lépreux pour hôte, lorsque sainte
Marie Madeleine vint lui oindre les pieds ;
qu' il avait choisi le lépreux Lazare pour symbole
de l' âme élue ; qu' il avait souvent pris lui-même
cette forme pour apparaître à ses saints sur la
terre. En outre, c' était par suite des pélerinages
en terre sainte et des croisades, que la lèpre
s' était le pluspandue en Europe ; et cette
origine ajoutait à son caractère sacré. Un ordre
de chevalerie, celui de saint Lazare, avait été
fondé à Jérusalem,
p220
pour se consacrer exclusivement au soin des lépreux,
et avait un lépreux pour grand-maître ; et un ordre
de femmes s' était voué au même but, dans la même
ville, à l' hospice saint-Jean-l' aumônier. Parmi
les rois et les grands de la terre, notre
élisabeth ne fut pas seule à honorer le Christ
dans ces successeurs de Lazare ; des princes
illustres et puissans regardaient ce devoir comme
une des prérogatives de leurs couronnes. Robert,
roi de France, visitait sans cesse leurs hôpitaux.
Saint Louis les traitait avec une amitié toute
fraternelle, les visitait aux quatre-temps, et
baisait leurs plaies. Henri Iii, roi
d' Angleterre, faisait de même. La comtesse
Sybille de Flandre ayant accompagné son mari,
Théodoric, à Jérusalem, en 1156, alla passer le
temps que le comte employait à combattre les
infidèles, dans l' hospice de
saint-Jean-l' aunier, pour y soigner les lépreux.
Un jour qu' elle lavait les plaies de ces
infortus, elle sentit, comme notre élisabeth,
son coeur se soulever contre une si dégoûtante
occupation ; mais aussitôt, pour se ctier, elle
prit dans sa bouche de l' eau dont elle venait de
se servir, et l' avala, en disant à son coeur :
" il faut que tu apprennes à servir Dieu dans ses
pauvres ; c' est là ton métier, dusses-tu en
crever. " quand son mari quitta la Palestine, elle
lui demanda la permission d' y demeurer, pour
consacrer le reste de ses jours au service des
lépreux. Son frère, Baudouin Iii, roi de
Jérusalem, joignit ses prières à celles de cette
héroïne de la charité ; le comte résista
long-temps, et ne consentit à separer de
Sybille qu' après avoir reçu du roi son
p221
beau-frère, pour récompense de son sacrifice, une
relique inappréciable, une goutte du sang de
notre seigneur, recueillie par Joseph
D' Arimathie, lors de la position de la croix.
Il retourna donc seul dans sa patrie, emportant
avec lui ce trésor sacré qu' il alla déposer
dans sa ville de Bruges : et les pieux peuples de
Flandre apprirent avec une grande vénération
comment leur comte avait vendu sa femme au Christ
et aux pauvres, et comment il leur rapportait, pour
prix de ce marché, le sang de leur Dieu.
Mais ce sont surtout les saints du moyen âge qui
ont témoigné aux lépreux un dévoûment sublime.
Sainte Catherine De Sienne eut les mains
atteintes de la lèpre, en soignant une vieille
lépreuse qu' elle voulut elle-même ensevelir et
enterrer ; mais après avoir ainsi persévé
jusqu' au bout dans son sacrifice, elle vit ses
mains devenir blanches et pures comme celles d' un
nouveau-né, et une douce lumière sortir des
endroits qui avaient été le plus attaqués. Saint
François D' Assise et sainte Claire, sa noble
compagne ; sainte Odile d' Alsace, sainte Judith
de Pologne, saint Edmond de Cantorbéry,
et plus tard saint François Xavier et sainte
Jeanne De Chantal, se plaisaient à rendre aux
lépreux les plus humbles services. Souvent leurs
prières obtenaient une grison instantanée.
C' est au sein de cette glorieuse compagnie
qu' élisabeth avait déjà pris sa place, par les
élans invincibles de son coeur vers le Dieu
qu' elle voyait toujours dans la personne de ses
pauvres. Mais en attendant qu' elle pût goûter avec
eux les joies éternelles du ciel, rien ne suffisait
sur la terre pour calmer l' ardeur de la compassion
qui dévorait son coeur, ni pour guérir les
langueurs d' une âme malade et déchirée par les
souffrances de ses frères.
CHAPITRE 25
p222
Comment la chère sainte élisabeth refusa de
retourner dans le royaume de sonre, afin
d' entrer plus sûrement dans le royaume des cieux.
Cependant le roi de Hongrie, le père riche et
puissant de cette pauvre infirmière, avait reçu,
par les pélerins hongrois qui se rendaient à
Aix-La-Chapelle et à d' autres sanctuaires sur le
Rhin, la nouvelle de l' état de pauvreté et
d' abandon sa fille se trouvait réduite. Ils lui
racontèrent combien ils avaient été choqués
d' apprendre que leur princesse vivait sans
honneurs, sans cour, et dans un dénuement complet.
Le roi fut consterné et ému jusqu' aux larmes par
leur récit ; il se plaignit à son conseil de
l' injure qu' on faisait à sa fille, et résolut
d' envoyer un ambassadeur pour la ramener auprès de
lui. Il confia cette mission au comte Banfi. Ce
seigneur se rendit en Thuringe avec une suite très
p223
nombreuse, et s' en vint d' abord à la Wartbourg. Il
y trouva le landgrave Henri, à qui il demanda
compte de la position extraordinaire de la
duchesse. Le jeune prince lui répondit : " ma
soeur est devenue tout-à-fait folle, tout le monde
le sait : vous le verrez vous-même. " il lui
raconta ensuite comment elle s' était retirée à
Marbourg, et toutes les extravagances qu' elle y
faisait, ne vivant qu' avec des mendians et des
lépreux, et autres détails de cette sorte. Il
démontra à l' ambassadeur que la pauvre
d' élisabeth était tout-à-fait volontaire, et que
pour sa part il lui avait garanti la possession
de tout ce qu' elle pouvait désirer. Le comte
profondément étonné se mit en route pour Marbourg.
Lorsqu' il y fut arrivé il demanda à l' aubergiste
chez lequel il était descendu ce qu' il fallait
penser de la dame qu' on nommait élisabeth et qui
était venue de Hongrie dans ce pays ; pourquoi
elle vivait dans la misère ; pourquoi elle avait
quitté les princes de la famille de son mari ; s' il
y avait pour cela quelque raison qui ne fût pas à
son honneur. " c' est une dame très pieuse " , lui
pondit l' hôte, " et pleine de vertus : elle est
aussi riche qu' on peut désirer l' être, car cette
ville et tout son canton, qui n' est pas petit, lui
appartiennent en toute propriété ; et si elle
l' avait voulu, elle aurait trouvé bien des princes
pour l' épouser. Mais par sa grande humilité elle
veut vivre ainsi misérablement, elle ne veut
habiter aucune des maisons de la ville, pour
demeurer auprès de l' pital qu' elle a bâti, car
elle prise tous les biens du monde. Dieu nous
a fait une grande grâce en nous envoyant une si
pieuse dame : tous ceux qui ont affaire à elle
en profitent pour leur salut. Elle ne se repose
jamais dans ses oeuvres de charité : elle est
très chaste, très douce, très miséricordieuse,
mais surtout plus humble que qui que ce soit. " le
p224
comte se fit aussitôt conduire auprès d' elle par
l' aubergiste. Celui-ci entra d' abord et lui dit :
" madame, voilà vos amis qui sont venus vous
chercher, à ce que je crois, et qui veulent vous
parler. " l' ambassadeur étant entré dans la hutte,
et voyant la fille de son roi occupée à filer et
tenant sa quenouille à la main, fut tellement
saisi à ce spectacle qu' il fit le signe de la
croix, et fondit en larmes. Puis il s' écria :
" a-t-on jamais vu la fille d' un roi filer de la
laine ! " s' étant ensuite assis à côté d' elle, il
lui dit comment le roi son père l' avait envoyé
pour la chercher et la ramener dans le pays où
elle avait vu le jour ; il lui dit qu' elle y serait
traitée avec tout l' honneur qui lui était dû et
que le roi la regardait toujours comme sa très
chère fille. Mais elle repoussa toutes ses prières :
" pour qui me prenez-vous ? " lui dit-elle ; " je ne
suis qu' une pauvre pécheresse qui n' ai jamais
obéi à la loi de mon Dieu comme je le devais. "
" qui vous a réduit à cet état de misère ? " lui
demanda le comte : " personne, " répondit-elle, " si
ce n' est le fils infiniment riche de mon père
leste qui m' a appris par son exemple à mépriser
la richesse et à chérir la pauvreté par dessus tous
les royaumes de ce monde. " et alors elle lui
raconta toute sa vie depuis son veuvage, et ses
intentions pour le reste de sa vie, et l' assura
qu' elle n' avait à se plaindre de personne, qu' elle
ne manquait de rien, et qu' elle était parfaitement
heureuse. Cependant le comte insistait toujours :
" venez, " lui dit-il, " noble reine, venez avec
moi, aups de votre cher re, venez posséder
son royaume et votre héritage. " " j' espère bien, "
pliqua-t-elle, " que je
p225
possède déjà l' héritage de mon père, c' est-à-dire
la miséricorde éternelle de notre cher seigneur
Jésus-Christ. " enfin l' ambassadeur la supplia
de ne pas faire à son père l' injure de mener une
vie aussi méprisable, de ne pas l' affliger par une
conduite aussi indigne de sa naissance. " dites à
mon seigneur re, " luipondit élisabeth,
" que je me trouve plus heureuse dans cette vie
prisable qu' il ne peut l' être dans sa pompe
royale, et que bien loin de s' affliger à cause
de moi, il doit plutôt se réjouir de ce qu' il a un
enfant au service du grand roi des cieux et de la
terre. Je ne lui demande qu' une seule chose au
monde ; c' est de prier et de faire prier Dieu
pour moi ; et moi je prierai pour lui tant que je
vivrai. "
le comte voyant que tous ses efforts étaient
inutiles, la quitta avec une profonde douleur. Mais
elle reprit sa quenouille, heureuse de pouvoir
réaliser d' avance les sublimes paroles que l' église
consacre au culte de celles qui, comme elle, ont
renoncé à tout pour Jésus : j' ai méprisé le
royaume du monde et toute la pompe du siècle,
pour l' amour de mon seigneursus-Christ ;
c' est lui que j' ai vu, que j' ai aimé, que j' ai
cru, et que j' ai préféré.
CHAPITRE 26
p226
comment la chère sainte élisabeth distribua toute
sa dot aux pauvres.
Quelque persuadé que pût être le landgrave Henri
de la folie de sa belle-soeur, il n' en crut pas
moins devoir tenir les promesses qu' il lui avait
faites, de son propre mouvement ; la crainte du
pape qui s' était constitué le protecteur
d' élisabeth, et l' influence de Conrad de
Marbourg, qui était aussi grande sur lui qu' elle
l' avait été sur son fre Louis, purent bien
contribuer à cette fidélité. Il lui envoya donc
les cinq cents marcs d' argent qu' il lui avait
promis lors de son départ de la Wartbourg pour
servir à ses frais d' établissement dans sa nouvelle
sidence. Cet accroissement de richesses ne parut
à la charitable princesse qu' une occasion favorable
pour réaliser un projet qu' elle nourrissait depuis
long-temps, celui de se décharger
p227
définitivement du poids de tous ses biens, dont elle
avait dû conserver la propriété, tout en se privant
d' en jouir. Malgré les ordres de maître Conrad
et peut-être à son insu, elle réalisa tous les
biens dotaux que son beau-frère avait été obli
de lui restituer lors du retour des chevaliers
croisés, et qui produisirent la somme très
considérable alors de deux mille marcs. Elle
cherchait, dit un de ses pieux historiens, à
donner à ces richesses une mobilité conforme à la
courte durée de la vie mortelle, et qui pût
d' autant plusrement la conduire à l' immobile
bonheur de la vie éternelle. Elle fit de même
vendre tous les bijoux et tous les ornemens qui lui
restaient de ceux que ses parens avaient envoyés
avec elle en Hongrie, entre autres des vases
d' or et d' argent, des étoffes brodées d' or, et
divers objets garnis de pierreries du plus haut
prix. Tout l' argent qui provenait de cette vente
ainsi que de celle de ses domaines fut entièrement
distribué par elle aux pauvres en diverses fois,
mais avec une profusion qui lui valut les injures
d' un grand nombre de ceux qui n' avaient pas besoin
de ses secours : on la traitait hautement de
prodigue, de dissipatrice, et surtout de folle.
Mais elle n' était nullement émue de ces discours,
et trouvait que c' était acheter à bon compte le
salut éternel de son âme, que de lui sacrifier ces
périssables richesses. Quand elle eut reçu les cinq
cents marcs que le duc Henri lui envoyait, elle
solut de les distribuer aussitôt aux pauvres en
une seule fois et le même jour. Pour donner à sa
charité une extension proportionnée à la grandeur
de la somme dont elle voulait disposer, elle fit
publier dans tous les lieux à vingt-cinq lieues à
l' entour de Marbourg, que tous les pauvres eussent
à se réunir au jour fixé dans une plaine
p228
près de Wehrda, ce village où elle avait elle-même
passé les premiers temps de sa pauvre volontaire.
Au jour indiqué on vit paraître plusieurs milliers
de mendians, d' aveugles, d' estropiés, d' infirmes
et de pauvres des deux sexes : et en outre une
foule nombreuse avide d' assister à un spectacle
si merveilleux. Pour maintenir l' ordre au milieu
de cette multitude, ainsi que pour établir une
stricte justice dans la distribution des secours
parmi les indigens trop souvent impatiens et
désordonnés, la duchesse avait disposé un nombre
suffisant d' officiers et de serviteurs robustes,
avec ordre de faire rester chacun à la place qu' il
occupait, de peur que quelques uns ne trouvassent
moyen de recevoir deux fois l' aumône destinée à
chaque pauvre, au préjudice de leurs compagnons.
Elle ordonna que tous ceux qui transgresseraient
cette défense auraient les cheveux coupés
sur-le-champ. Une jeune fille, nommée Radegonde,
remarquable par l' extrême beauté de sa chevelure,
ayant été saisie comme elle s' éloignait du lieu
elle s' était d' abord placée, on lui coupa
les beaux cheveux qu' elle portait flottans sur
ses épaules, selon l' usage des filles de Marbourg.
En se voyant ainsi traitée, la jeune fille se mit
à pleurer et à se lamenter à haute voix. On la
mena à la duchesse, qui, après l' avoir félicitée
de ce que la perte de sa chevelure l' emcherait
de prendre part désormais aux réjouissances
profanes, lui demanda, avec l' instinct profond
des âmes saintes, si elle n' avait jamais conçu
le projet de mener une vie meilleure. " il y a
long-temps, " répondit Radegonde, " que je me
serais consacrée au seigneur en prenant l' habit
religieux, s' il ne m' avait pas trop coûté de
sacrifier la beauté de mes cheveux. " à ces mots,
élisabeth, pleine de joie, s' écria : " alors, je
suis plus
p229
heureuse de ce qu' on te les a coupés, que je ne le
serais si mon fils était élu empereur des
romains. " elle prit ensuite chez elle cette
pauvre jeune fille, qui, obéissant à l' avertissement
qu' elle avait involontairement ru en ce jour,
se consacra au service de Dieu et des pauvres
dans l' hospice de la duchesse.
Cependant la distribution des aumônes annoncées se
faisait avec une grande régularité à toute cette
multitude par l' entremise de personnes sûres et
fidèles qu' élisabeth avait pposées à cet office.
Elle-même présidait à cette répartition, passait
de rang en rang et servait tous ces pauvres, les
reins ceints d' un linge, comme J C avait servi
ses disciples. Elle errait au milieu de ce vaste
assemblage d' hommes, toute glorieuse et heureuse
de ce bonheur dont elle était la cause, le visage
serein et tranquille, la joie dans le coeur, et
sur les lèvres des paroles douces et affectueuses,
adressées surtout aux indigens étrangers qu' elle
voyait pour la première fois ; mêlant une douce
gaîté à sa compassion, une simplicité leste à
sa générosité sans bornes ; trouvant à chaque pas
qu' elle faisait de nouvelles consolations pour de
nouvelles misères. Cette fille de roi se voyait
enfin au milieu de la seule cour qui pût lui
plaire : vraiment reine en ce jour par sa
miséricorde, elle était là au milieu de son
armée de pauvres comme une puissante souveraine
sur son trône, et malgré le misérable costume
qu' elle avait adopté, aux yeux éblouis de ceux
dont elle soulageait la souffrance, elle parut
resplendissante comme le soleil et couverte de
temens blancs comme la neige.
Les cinq cents marcs étant épuisés à l' approche de
la nuit, et la lune s' étant levée avec éclat, les
pauvres valides se remirent en
p230
marche pour retourner dans leurs différens foyers ;
mais un grand nombre de ceux qui étaient faibles ou
malades ne purent repartir aussitôt, et se
disposèrent à passer la nuit dans divers recoins de
l' hôpital et des bâtimens voisins. élisabeth les
aperçut en rentrant, et, toujours domie par son
inépuisable compassion, elle dit aussitôt à ses
suivantes : " ah ! Voilà que les plus faibles sont
restés : donnons-leur encore quelque chose. "
sur cela, elle fit donner à chacun d' eux six
deniers de Cologne, et ne voulut pas que les
petits enfans qui se trouvaient parmi eux
reçussent moins que les autres. Puis elle fit
apporter du pain en grande quantité, et le distribua
entre eux. Enfin, elle dit : " je veux donner à ces
pauvres gens une fête complète ; qu' on leur fasse
donc du feu. " d' après ses ordres, on alluma de
grands feux partout ils étaient couchés, et
on vint leur laver les pieds et les parfumer. Les
pauvres, se voyant si bien traités, commencèrent
à se réjouir hautement, et se mirent à chanter.
élisabeth, ayant entendu leurs chants de chez
elle, fut émue jusqu' au fond de son coeur simple
et tendre, et s' écria, toute joyeuse : " je vous
l' avais bien dit : il faut rendre les hommes aussi
heureux que possible. " et aussitôt elle sortit pour
aller prendre part à leur joie.
Vous l' avez donc étudié et connu, âme tendre et
sainte, ce secret plein de charmes, le secret du
bonheur d' autrui : si sévère et si impitoyable
pour vous-même, vous avez été initiée à toute la
plénitude de ce doux mystère. Ce bonheur terrestre,
que vous aviez si complétement renié et exclus
de votre propre vie, vous saviez le rechercher
et le conquérir avec une généreuse persévérance
pour vos pauvres frères. Ah ! Combien nous sommes
heureux de penser que, dans le ciel où vous
recueillez maintenant le prix éternel d' une si
fervente
p231
charité, vous êtes encore fidèle à cette pieuse
sollicitude qui remplissait votre coeur sur la
terre ! Et qu' il nous est doux de savoir que les
pauvres âmes qui vous implorent dans leur tristesse
et leur indigence d' ici-bas, ne seront pas délaissées
par cette inépuisable pitié, qui n' aura certes
fait que redoubler d' énergie et d' ardeur en
participant à votre bienheureuse immortalité.
CHAPITRE 27
p232
Comment la chère sainte élisabeth apprenait de
maître Conrad à briser en tout sa volonté.
On pourrait croire qu' il ne manquait rien à notre
élisabeth pour être arrivée au but qu' elle
s' était si courageusement imposé, à l' amour
exclusif de Dieu et de ses frères en Dieu, au
pris absolu du monde et de ses biens. Et
cependant, dans ce merveilleux chemin de la
perfection chrétienne, elle avait encore de
redoutables obstacles à surmonter, de nombreuses
victoires, et les plus difficiles de toutes, à
remporter. Il ne lui suffisait pas d' avoir vaincu le
monde et tout ce qui en elle pouvait y tenir : il
lui fallait encore se vaincre elle-même dans
l' asile le plus inexpugnable de la faiblesse
humaine, dans sa volonté. Il fallait que cette
volonté, quelque pure, quelque avide du ciel,
quelque détachée qu' elle pût être des choses
terrestres, ne s' élevât plus en rien par ses
propres forces ; mais qu' elle ployât sous chaque
souffle de la volonté divine, comme un épi chargé
de ses grains, jusqu' au moment le moissonneur
leste lacolterait pour l' éternité.
Celui que le père commun des fidèles avait
spécialement chargé
p233
de la conduite de cette âme précieuse, maître
Conrad de Marbourg, qui savait apprécier tout
ce dont elle était capable pour l' amour de Dieu,
solut de la conduire vers ce but suprême de la
perfection évangélique par une voie qui certes
pugnerait à ce que de nos jours nous appelons
sagesse, et plus certainement encore à la mollesse
et à la tiédeur de nos âmes languissantes et
déshabituées de toute foi vivace et pratique ;
mais qui n' excitait ni murmures, ni même surprise
à cette époque de naïve simplicité, d' abandon
absolu, au moins dans l' intention, à tout ce qui
pouvait ramener et enchaîner l' âme à Dieu. Ce
n' est pas d' ailleurs que nous prétendions justifier
absolument tout ce que nous allons raconter sur la
conduite de Conrad envers son illustre pénitente :
la violence naturelle de son caractère, dont il
finit par être victime, a pu l' entraîner souvent au
delà des bornes de la modération chrétienne ; mais,
outre que cette conduite est autorisée par de
nombreux exemples à toutes les époques de la piété
chrétienne, par les règles de plusieurs ordres d' une
sainteté renommée, nous préférons, plutôt que de
juger témérairement un homme pareil, nous associer
simplement à la soumission toujours si entière de
cette noble princesse, ambitieuse de courber en
tout sa tête sous le joug de l' amour divin, et de
suivre les traces de celui qui s' est fait obéissant
pour nous jusqu' à la mort.
Maître Conrad, ayant donc résolu de dompter et
d' anéantir dans l' âme d' élisabeth le seul principe
de complaisance humaine qu' ilt y découvrir
encore, commença par attaquer sa volonté dans ce
qu' elle avait à la fois de plus légitime et de plus
enraciné, dans l' exercice des oeuvres de miséricorde.
Il mit un frein, bien cruel pour son coeur, à sa
générosité dont nous venons de rapporter de si
éclatantes preuves, en lui interdisant de donner à
aucun pauvre plus d' un seul denier. Avant de se
signer à une restriction si dure, élisabeth
essaya de s' y dérober par plusieurs voies
détournées, sans y
p234
désobéir positivement. Elle fit d' abord frapper des
deniers, non plus de cuivre, mais d' argent, qui
valaient chacun un schelling du pays ; elle les
distribuait en guise de deniers ordinaires.
Ensuite, comme les pauvres, habitués à ses
largesses excessives, se plaignaient de la
parcimonie de ses dons, elle leur disait : " il
m' est défendu de vous donner plus d' un denier à la
fois, mais il ne me l' est pas de vous en redonner
un chaque fois que vous reviendrez. " les mendians
ne faisaient pas faute de profiter de ce conseil ;
et après avoir reçu une première aune, ils
allaient faire une ou deux fois le tour de
l' hôpital, et venaient ensuite redemander un
second denier, que la duchesse leur donnait
toujours ; ils recommençaient à l' infini ce
manége. Au lieu d' être touché de ces ruses d' une
âme dévorée par la charité, Conrad, les ayant
découvertes, s' emporta contre elle jusqu' à lui
donner des soufflets ; mais elle souffrit cet
outrage avec joie, car il y avait long-temps
qu' elle désirait ardemment être associée en tout
aux outrages qu' avait reçus son divin sauveur avant
de mourir pour elle.
Conrad lui défendit même de donner désormais de
l' argent sous quelque forme ou quelque prétexte
que ce fût aux pauvres ; mais il lui permit de
leur distribuer du pain. Cependant, bientôt, comme
elle trouvait moyen d' être encore prodigue malgré
cette restriction, il lui prescrivit de ne plus
leur donner des pains entiers, mais seulement
par tranches. Enfin, il finit par lui défendre de
faire des aunes quelconques, et ne laissa plus
d' autre refuge à son ardente charité que le soin
des malades et des infirmes : encore eut-il, comme
nous l' avons vu, la précaution de lui interdire
tout rapport avec ceux qui lui étaient les plus
chers, avec les lépreux ; et quand
p235
sa compassion lui faisait transgresser cette
prohibition, il n' hésitait pas à la frapper
vèrement.
On peut se figurer la douleur d' élisabeth en se
voyant ainsi privée d' une liberté qui lui avait été
pendant toute sa vie si précieuse et si nécessaire,
en voyant cette barrière élevée entre son
affectueuse pitié et les besoins des malheureux.
Cependant, elle comprit le nouveau devoir qui
venait prendre la place de tous les autres ; elle
comprit que l' abnégation totale d' elle-même, dont
elle avait fait voeu, devait entraîner aussi
l' abnégation de tout ce qui lui offrait la moindre
jouissance ou la moindre consolation humaine ; et
certes il y en avait d' ineffables pour elle dans
l' aumône. Elle sut en faire le sacrifice ; elle
sut obéir sans murmure, et bientôt elle devint très
savante dans cette science suprême, qui est pour le
chrétien la science de la victoire.
Aucune fatigue, aucune peine ne lui semblait trop
rude, lorsqu' il lui fallait se conformer aux
volontés de celui qu' elle s' était habituée à
regarder comme le représentant de la volon
divine envers elle. Aucune distance ne lui
semblait trop longue à franchir pour accourir
sans délai auprès de lui dès qu' il la faisait
appeler ; et cependant il n' usait avec elle
d' aucun de ces nagemens qu' on pouvait croire
exigés par son sexe, son jeune âge, son rang :
il ne s' appliquait en quelque sorte qu' à lui
rendre dure et épineuse la voie du salut, afin
qu' elle parût devant son juge éternel revêtue de
plus de rites. " ce lui faisoit le saint homme " ,
dit un écrivain français, " pour lui froissier sa
volonté : sy que elle esdrechat toute son amour
en Dieu, affin que il ne lui souveinst de sa
première gloire. Et en toutes choses elle estoit
hastive de obéyr, et ferme à souffrir : sy que
elle possédast son ame en patience, et sa victoire
fut ennoblie par obédience. " cette obéissance était
donc aussi prompte que complète, dans les choses de
moindre importance comme dans les préceptes les
plus graves. Un jour qu' elle s' était mise en route
pour aller visiter
p236
un ermite qui demeurait dans le voisinage de
Marbourg, maître Conrad lui envoya dire de
revenir sur-le-champ ; elle s' en retourna à
l' instant me, et dit en souriant au messager :
" si nous sommes sages, nous devons faire comme la
limace, qui, dans les temps de pluie, rentre dans
sa coquille : obéissons donc et revenons sur
nos pas. " elle ne dissimulait pas la crainte que lui
inspirait son directeur, non pas par lui-même, mais
comme lieutenant de Dieu auprès d' elle. " si je
crains tellement, " disait-elle à ses suivantes,
" un homme mortel, combien plus ne faut-il pas
trembler devant Dieu, qui est le seigneur et le
juge de tous les hommes ! " cette crainte était du
reste toute spirituelle ; car elle avait abdiqué
sa volonté entre les mains de Conrad,
principalement parce qu' il était pauvre et
dépourvu de toute grandeur humaine, comme elle
voulait être elle-même : " j' ai choisi, "
remarquait-elle, " la vie des pauvres soeurs,
parce qu' elle est la plus méprisée de toutes : si
j' en avais connu une plusprisée, je l' aurais
prise. J' aurais pu faire voeu d' obéissance à un
évêque ou à un riche abbé ; mais j' ai préféré
maître Conrad, parce qu' il n' a rien, qu' il n' est
qu' un mendiant, et qu' ainsi je n' ai aucune
ressource dans cette vie. " cependant, maître
Conrad continuait à user sans pitié du pouvoir
qu' elle lui avait cédé sur sa personne. Se trouvant
au couvent d' Aldenberg, où était déjà placée sa
fille Gertrude, il eut l' idée de l' y faire entrer
elle-même, et il l' envoya chercher de Marbourg
pour qu' elle vînt en délibérer avec lui. Elle se
rendit aussitôt à ses ordres. Les religieuses du
monastère, ayant appris son arrivée, demandèrent
à Conrad la permission de la faire entrer dans la
clôture afin de la voir. Conrad, voulant mettre
son obéissance à l' épreuve,
p237
et l' ayant jà prévenue de l' excommunication qui
était encourue par les personnes des deux sexes qui
franchissaient la clôture, répondit : " qu' elle
entre si elle veut. " mais élisabeth prit ces
paroles pour une autorisation, et entra dans
l' enceinte prohibée. Conrad l' en fit bientôt
sortir, et, lui ayant montré le livre était
inscrit le serment qu' elle avait fait de lui
obéir en tout, il ordonna à un moine qui
l' accompagnait de lui infliger, en guise de
pénitence, ainsi qu' à sa suivante Irmengarde, un
certain nombre de coups avec un long bâton qui se
trouvait là. Pendant cette exécution, Conrad
chantait le miserere . La duchesse subit sans
murmure, et avec une soumission surnaturelle, cette
humiliante punition d' un si léger délit ; et peu
de temps après, comme elle en parlait avec
Irmengarde, à qui elle avait bien malgré elle
attiré ce traitement, elle lui dit : " il nous
faut endurer patiemment de pareils châtimens ; car
il en est de nous comme des roseaux qui croissent
le long des rivières : quand la rivière déborde, le
roseau s' incline et se ploie, et l' inondation
s' écoule sans le briser ; après quoi il se redresse
et se relève dans toute sa vigueur et jouit de sa
nouvelle vie. Nous aussi, nous devons quelquefois
être ployées vers la terre et humiliées, et puis
aussitôt nous redresser avec joie et confiance. "
une autre fois, Conrad prêcha sur la passion, afin
qu' élisabeth pût gagner, en assistant à son
sermon, l' indulgence que le pape avait accordée à
tous ceux qui écouteraient la parole de son
commissaire. Mais, absorbée par le soin de deux
malades nouvellement arrivés, elle se dispensa
d' aller l' entendre. Le sermon fini, il la fit
venir et lui demanda elle avait été au lieu de
venir l' écouter ; et,
p238
avant qu' elle n' eût le temps de répondre, il la
frappa avec violence, en lui disant : " voilà pour
vous apprendre à venir une autre fois quand je
vous appelle. " l' humble et patiente princesse ne
fit que sourire de cette rudesse, et voulut encore
s' excuser ; mais il la frappa de nouveau et la
blessa jusqu' au sang. Elle leva alors les yeux
au ciel et les y tint fixés quelque temps, puis
elle dit : " seigneur, je vous remercie de m' avoir
choisie pour ceci. " ses femmes vinrent ensuite la
consoler, et, en voyant le sang couler à travers
ses vêtemens, elles lui demandèrent comment elle
avait pu supporter tant de coups ; elle leur
pondit en souriant : " pour les avoir endurés
avec patience, Dieu m' a permis de voir le Christ
au milieu de ses anges ; car les coups du maître
m' ont envoyée jusque dans le troisième ciel. " on
rapporta cette parole à Conrad, qui s' écria :
" alors, je me repentirai toujours de ne pas l' avoir
envoyée jusque dans le neuvième ciel. "
nous le répétons : ce n' est point avec les idées de
notre temps qu' il faut juger de pareilles scènes.
Les habitudes de la vie ascétique, les moeurs
chrétiennes, ne sont pas les mêmes à toutes les
époques de l' église : mais à aucune époque elles
ne sauraient attirer le dédain ou le mépris des
âmes pieuses et simples ; car toujours elles
ont offert à la charité, à l' humilité, à
l' abnégation de soi, d' immortelles victoires à
remporter, une pure et sainte gloire à conqrir.
Tandis que le juge suprême pesait dans sa balance
éternelle cette sévérité de son ministre, et cette
invincible patience de son humble épouse, des hommes
profanes trouvaient dans ces relations un aliment
pour leur malignité, et préparaient à la pauvre
élisabeth l' occasion d' ajouter un nouveau sacrifice
à tous ceux qu' elle pouvait déjà offrir à son
époux céleste. Après qu' on l' eut décriée comme
prodigue et folle, et proclamé partout qu' elle avait
perdu l' esprit, on chercha à flétrir sa renommée
par d' infâmes soupçons et d' insolens propos sur la
nature de ses relations avec maître Conrad. On
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disait hautement que ce religieux avait séduit la
jeune veuve du duc Louis, et qu' il l' avait
emmenée avec lui dans son pays pour y jouir
avec elle de sa dot et de ses richesses. La
jeunesse de la duchesse, qui n' avait, comme nous
l' avons dit, que vingt-deux ans lorsqu' elle
se retira à Marbourg, pouvait donner une ombre
de prétexte à ces calomnies. Elles parurent assez
rieuses au fidèle protecteur d' élisabeth, au
sire Rodolphe de Varila, pour motiver de sa part
unemarche auprès d' elle. Le féal et prudent
chevalier se rendit donc à Marbourg, et,
s' approchant d' elle avec un grand respect, il lui
dit : " qu' il me soit permis, madame, de vous
parler sans détour et sauf votre respect ? "
élisabeth lui répondit humblement qu' elle
voulait tout entendre. " je supplie donc, " dit-il
alors, " ma chère dame de veiller à sa bonne
renommée, parce que sa familiarité avec maître
Conrad a donné lieu chez le vulgaire stupide et
ignoble à des opinions perverses et à des propos
inconvenans. " élisabeth, levant les yeux au ciel,
et sans que son visage exprimât le moindre trouble,
pondit : " béni soit en toutes choses notre très
doux seigneur Jésus-Christ, mon unique ami, qui
daigne recevoir de mes mains cette chétive offrande :
par amour pour lui, et pour me donner à lui comme
sa servante, j' ai renié la noblesse de ma
naissance, j' ai prisé mes richesses et mes
possessions, j' ai terni ma beauté et ma jeunesse ;
j' ai renoncé à monre, à mon pays, à mes enfans,
à toutes les consolations de la vie ; je me suis
faite mendiante. Je ne m' étais réserqu' un seul
petit bien, mon honneur et ma réputation de femme.
Mais voici qu' il me le demande aussi, à ce que
j' apprends, et je le lui donne de bon coeur,
puisqu' il daigne accepter comme un sacrifice
spécial celui de ma bonne renommée, et me rendre
agréable à ses yeux par l' ignominie. Je consens
à ne plus vivre que comme une femme déshonorée.
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Mais, ô mon cher sauveur ! Mes pauvres enfans, qui
sont encore innocens, daignez les préserver de
toute honte qui pourrait retomber sur eux à cause
de moi. " voulant toutefois rassurer le dévoûment
de son ancien ami, elle ajouta : " pour que vous
au moins, sire échanson, n' ayez point de soupçon
sur moi, voyez mes épaules meurtries. " elle lui
montra alors les marques récentes des coups qu' elle
avait reçus : " voilà, " dit-elle, " l' amour dont ce
saint prêtre est animé envers moi ; ou plutôt,
voilà comment il m' anime à l' amour de Dieu. "
union admirable, dit son historien, d' humilité,
de patience et de pieuse prudence, qui, tout en
rendant grâce à Dieu d' une ignominie non méritée,
sait éloigner tout scandale du coeur du prochain.
Cependant ce n' était pas seulement par ces
violences extérieures et corporelles que Conrad
exerçait sur elle l' autorité illimitée qu' elle
lui avait concédée ; il s' appliquait encore plus
à briser et à meurtrir son coeur, et à en arracher
jusqu' aux dernières racines de toute affection,
de toute préoccupation humaine, afin que l' amour
et la pensée de Dieut l' envahir et le remplir
tout entier. De toutes les jouissances de sa vie
passée, élisabeth n' avait conservé que la douce
et ancienne habitude de vivre avec les amies de sa
jeunesse, qui avaient partagé les grandeurs de son
existence de souveraine,
p241
comme ses demoiselles d' honneur, qui avaient mangé
avec elle le pain de la misère, lors de son
expulsion de la Wartbourg ; et qui enfin,
compagnes inséparables et fidèles, s' étaient
associées à toutes les privations volontaires de sa
vie religieuse, à toutes ses oeuvres de
miséricorde, à ses pénitences et à ses pratiques
de piété. à son insu, peut-être, les relations
de tendre et intime sympathie qui unissaient
élisabeth à ses fidèles amies, avaient dû adoucir
pour elle bien des amertumes, alléger souvent le
joug de tant de mortifications et d' épreuves ;
et ce jeune coeur, que nous avons toujours vu
dévoré d' amour, et comme inondé d' une charité
prête à déborder sur tous les hommes, avait dû se
livrer sans réserve à cette suave et pieuse
consolation. Il ne pouvait y avoir d' intimité
plus complète et plus affectueuse que celle qui
régnait entre la princesse et ses suivantes, comme
nous le voyons à chaque ligne de leurs récits sur
elle. C' est ce doux et dernier lien que Conrad
solut de briser. Il avaitcongédié
successivement toutes les personnes de son ancienne
maison qui étaient restées auprès d' elle, et elle
n' avait pu les voir partir sans exprimer la plus
vive douleur. Puis il en vint à ses deux amies.
Ce fut d' abord le tour d' Ysentrude, qui était
celle qu' élisabeth aimait le mieux, et pour qui
elle n' avait rien de caché ; à qui elle avait
toujours dévoilé toutes les secrètes pensées de
son âme, avant comme depuis sa retraite du monde.
" il lui fallut cependant, " raconte cette fidèle
amie, " me voir chassée, moi, Ysentrude, qu' elle
aimait par dessus toutes les autres, et qu' elle
ne laissa partir que le coeur accablé d' angoisse
et avec des larmes infinies. " enfin Guta, qui
avait été la compagne de son enfance dès l' âge de
cinq ans, qui depuis lors ne l' avait jamais
quittée, et qu' elle aimait aussi
p242
avec la plus vive tendresse, fut renvoyée la
dernière, au milieu des pleurs et des sanglots
de la pauvre élisabeth. " il lui sembla, " dit
à ce propos un pieux historien que nous nous
plaisons à citer, " il lui sembla que son coeur
était déchiré en deux, et cette fidèle servante
de Dieu en conserva la douleur jusqu' à sa mort.
C' est ce que tout coeur fidèle comprendra
facilement ; car enfin il n' y a pas sur la terre
de plus grande peine que lorsque des coeurs
fidèles sont arrachés l' un à l' autre. ô chère
sainte élisabeth ! Je rappelle à ta moire
cette séparation, et au nom de cette cruelle
douleur que tu as ressentie alors avec tes plus
chères amies, obtiens-moi la grâce de connaître
combien j' ai mal fait de m' être tant de fois
paré de mon Dieu par le péc. "
la victime, restée ainsi seule avec le Dieu auquel
elle s' était immolée, n' eut pas même la consolation
de cette solitude entière. Conrad remplaça ses
compagnes chéries par deux femmes d' un genre fort
différent. L' une était une fille du peuple, assez
dévote, nommée élisabeth, comme elle-même, mais
rude et grossière à l' excès, et si horriblement
laide, qu' elle servait d' épouvantail aux enfans.
L' autre était une veuve, âgée, sourde, d' un
caractère acariâtre et reche, toujourscontente
et en colère. élisabeth se résigna à ce
changement si pénible dans ses habitudes avec une
parfaite docilité, pour l' amour du Christ ; et
toujours défiante d' elle-même, elle s' appliquait
à avancer dans l' humilité par ses relations avec
la grossière paysanne, et dans la patience, en
subissant les invectives de la vieille femme
colère. Ces deux femmes la mettaient chaque jour
à l' épreuve, et
p243
l' accablaient de mauvais traitemens. Loin de
s' opposer à ce qu' elle se chargeât, par esprit de
pénitence, des travaux et des soins domestiques
qu' il leur appartenait d' accomplir, elles lui
laissaient au contraire l' ouvrage le plus dur,
comme de balayer la maison ; et lorsque, en veillant
au feu de la cuisine, la princesse, absorbée par
ses contemplations religieuses, négligeait les
chétifs mets qui s' y trouvaient, au point de leur
faire sentir le blé, ses servantes ne craignaient
pas de la reprendre aigrement, et lui reprochaient
de ne pas même savoir faire une soupe ; et
cependant, comme remarque le biographe que nous
citions plus haut, elle n' avait jamais apprendre
de sa vie à faire la cuisine.
Cesmes femmes la dénonçaient impitoyablement à
Conrad, toutes les fois qu' elles lui voyaient
transgresser cette prohibition de faire l' aumône,
que son âme compatissante avait tant de peine à
subir, et lui attiraient ainsi de la part de son
directeur des châtimens sévères. Mais rien ne
ussissait à la rendre infidèle, même pour un
instant, même par un mouvement involontaire
d' impatience, à l' inviolable soumission qu' elle
avait jue à celui qui lui semblait spécialement
chargé de la conduire promptement et assurément à
la patrie éternelle. Sa docilité était si
scrupuleuse, que, lorsque ses anciennes et
bien-aimées compagnes venaient quelquefois lui
rendre visite, elle n' osait leur offrir quelque
nourriture, ni même les saluer, sans en avoir
demandé la permission à Conrad.
Enfin une dernière épreuve était réservée à cette
âme à la fois si tendre et si dure contre toutes
ses tendresses ; ce devait être pour elle l' objet
d' un dernier triomphe. On a vu comment elle s' était
parée de ses enfans, pour lesquels elle
ressentait une affection dont l' amour divin avait
seul pu dompter la violence. Cependant il paraît
p244
que cette séparation n' avait pas été complète ni
absolue, que le coeur maternel avait parlé trop
haut, que si elle n' avait pas conservé avec elle
une de ses filles ou même son fils, comme on
pourrait le croire d' après certaines expressions
de ses biographes, du moins elle faisait venir
souvent un de ces chers enfans pour satisfaire,
en le voyant, en le caressant, et en imprimant
sur ce front innocent de nombreux baisers, aux
exigences de sa tendresse dere. Mais bientôt
elle s' aperçut qu' il n' y avait plus de place dans
son coeur pour deux amours, qu' elle ne pouvait
impunément le partager entre Dieu et une créature
quelconque. Elle vit que ces caresses et ces
baisers, trop prodigués au fruit de son sein,
l' empêchaient de se livrer avec son assiduité
habituelle à la prière ; elle craignit de trop
aimer un autre être que Dieu ; et, soit à
l' instigation de mtre Conrad, soit de son
propre mouvement, elle fit éloigner pour toujours
ce dernier vestige de bonheur terrestre.
Tant de victoires surnaturelles de cette grâce
divine qu' élisabeth reconnaissait pour son unique
et absolue souveraine, ne pouvaient être long-temps
connues ; ce n' était pas seulement dans le ciel
que les attendait un prix ineffable. Les hommes
eux-mêmes se préparaient enfin à rendre hommage
à cette hérne de la foi et de la charité, et à
compenser ces enfans délaissés pour l' amour de
Dieu, en reportant sur eux la tendre vénération
qu' un siècle fidèle ne pouvait refuser aux rejetons
d' une sainte. à peine quelques années se
furent-elles écoulées, qu' à la cour plénière,
tenue à Saumur par le roi Louis Ix de France,
on vit paraître un jeune prince allemand, âgé de
dix-huit ans ; il servait en me temps que le
comte de Saint-Pol et le comte de Boulogne,
à la table de la reine, de la reine de France,
qui de tout temps, pour les chevaliers du moyen
p245
âge, était le type de la beauté et de la noblesse
féminine ; et cette reine était alors Blanche
De Castille. Or les assistans se répétaient
à l' envi, en s' émerveillant, que c' était là le
fils de sainte élisabeth de Thuringe, et que la
reine Blanche l' embrassait souvent avec grande
dévotion, en cherchant sur son jeune front les
traces des baisers qu' y avait autrefois déposés
sa re. C' est ainsi que la mère d' un saint rendait
hommage au fils d' une sainte ; c' est dans ce
baiser si touchant et si pieux que se rencontrent
dans l' histoire, dans la mémoire des hommes,
comme elles s' étaient sans cesse rencontrées
devant Dieu, les deux âmes si tendres, si
ferventes et si pures de Saint Louis de France
et de sainte élisabeth de Hongrie.
CHAPITRE 28
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Comment le seigneur fit éclater sa puissance et sa
miséricorde par l' entremise de la chère sainte
élisabeth et de la vertu merveilleuse de ses
prières.
Le terme approchait où élisabeth allait trouver au
sein de son père céleste l' immortelle récompense
des épreuves de sa courte vie : mais avant de la
rappeler à lui pour lui donner part à sa gloire, il
plut au Dieu tout-puissant de l' entourers son
vivant d' une auréole de céleste majesté, de
l' investir, aux yeux des hommes qui l' avaient
persécutée et calomniée, d' une puissance émanée
de la sienne, et de déposer entre les mains de
cette faible femme qui avait su tellement dompter
en elle la nature déchue, la force surnaturelle
de vaincre et d' extirper chez ses frères toutes les
misères qui sont la suite duché.
Ce ne sera plus seulement par sa profonde compassion,
par son affectueuse sympathie, par sa générosité
sans bornes, par ses fatigues et son dévouement
qu' on la verra soulager les maux des malheureux
et porter sa part de tous leurs fardeaux : cette
divine charité, pour qui il n' y a rien d' invincible,
et qui est devenue toute sa vie, recevra mainte
fois d' en haut assez d' extension et de force pour
qu' une seule
p247
parole, une seule prière échappée de sa bouche,
dissipe et éloigne à jamais les souffrances
qu' auparavant elle ne pouvait que partager et
adoucir. Désormais, lorsque la dévotion ou la
charité la feront sortir de sa pauvre chaumière,
ce sera pour faire resplendir non plus seulement
sa propre pitié, mais souvent toute la puissance
miséricordieuse que le seigneur se plaît à déléguer
aux âmes de son choix : et les nouveaux bienfaits
qu' elle mera ainsi sur sa route, conservés avec
des détails aussi touchans que précis dans la
moire du peuple chrétien, seront pour nous le
dernier et le plus éclatant témoignage de sa
sainteté.
Il ne se passait pas de jours qu' elle n' allât deux
fois visiter ses pauvres malades dans son hôpital,
et leur porter les secours et les vivres qu' elle
leur destinait. Un matin, à l' entrée de cet
pital, elle vit couché sur le seuil de la porte
un jeune garçon estropié et difforme, étendu sans
mouvement ; c' était un pauvre enfant
sourd-muet, et dont tous les membres avaient été
tordus et contrefaits par une maladie cruelle, de
sorte qu' il ne pouvait que se traîner sur ses
pieds et ses mains comme un animal immonde. Sa
re, qui en rougissait, l' avait porté en ce lieu
et l' y avait abandondans l' espoir que la bonne
duchesse aurait pitié de lui. En effet, dès
qu' elle l' apeut, elle le regarda avec anxiété,
et se sentit pénétrée de douleur ; elle lui dit,
en se baissant vers lui : " dis-moi, cher enfant,
sont donc tes parens ? Qui t' a amené ici ? "
mais comme l' enfant n' avait pas l' air de l' entendre,
elle répéta sa question d' une voix très douce, en
le caressant et en lui disant : " mais de quoi
souffres-tu donc : ne veux-tu pas me parler ? "
l' enfant la regarda alors, mais sans répondre.
élisabeth, ne sachant pas
p248
qu' il était muet, se figura qu' il était possédé par
quelque démon, et sentant redoubler sa pitié, elle
lui dit à haute voix : " au nom de notre seigneur,
je t' ordonne, à toi et à celui qui est en toi,
de me répondre et de dire d' où tu viens ? "
aussitôt l' enfant se releva tout droit devant
elle ; la parole lui fut tout-à-coup rendue, et
il lui dit : " c' est ma mère qui m' a amené. "
il lui raconta ensuite qu' il n' avait jamais
parlé ni entendu jusqu' alors, qu' il était né tel
qu' elle l' avait vu estropié et perclus de tout
son corps : " mais voilà, " dit-il en étendant ses
membres l' un après l' autre, " voilà que Dieu m' a
donné le mouvement, la parole et l' ouïe ; je dis
des mots que je n' ai jamais appris ni entendus de
personne. " puis il se mit à pleurer et à remercier
Dieu : " je ne connaissais pas Dieu, " disait-il
" tous mes sens étaient morts : je ne savais pas ce
que c' était qu' un homme ; maintenant seulement
je sens que je ne suis plus comme une bête : je
sais maintenant parler de Dieu : bénie soit cette
question de votre bouche qui m' a obtenu de Dieu
la grâce de ne pas mourir comme j' aicu jusqu' à
présent. " à ces mots qui peignaient d' une manière
si touchante les premières émotions d' une âme
qu' une parole toute-puissante venait de rendre
au sentiment de Dieu et d' elle-même, élisabeth
vit bien que Dieu avait agi miraculeusement par
son entremise ; mais toute troublée et effrayée
de ce redoutable ministère, elle tomba aussitôt
à genoux et mêla ses pleurs en abondance à ceux
de l' enfant qu' elle avait sauvé. Après avoir
remercié Dieu avec lui de cette faveur, elle lui
p249
dit : " retourne maintenant bien vite chez tes
parens, et ne dis pas ce qui t' est arrivé :
surtout ne parle de moi à personne : dis
seulement que Dieu t' a secouru : et garde-toi
bien nuit et jour de tout péché mortel ; car
autrement tu pourrais bien retomber dans ta
maladie. Souviens-toi toujours de ce que tu as
souffert jusqu' ici, et prie Dieu toujours pour
moi, comme je le prierai pour toi. " aussitôt elle
s' échappa comme pour fuir cette gloire imprévue :
mais la mère de l' enfant survint à l' instant, et
toute stupéfaite de le voir debout et parlant,
s' écria : " qui t' a rendu la parole ? " à quoi
l' enfant répondit : " une douce dame en robe grise
m' a ordonné de lui parler au nom de Jésus-Christ :
et j' ai trouvé la parole pour lui répondre. " la
re se mit alors à courir dans la direction qu' avait
prise élisabeth, et l' ayant aperçue qui fuyait de
loin, elle la reconnut bien et publia partout ce
miracle.
Aussi, malgré la modestie d' élisabeth, le bruit de
la puissance dont Dieu l' avait rendue dépositaire
se propagea au loin, et lui attira les
supplications de l' infortune et de la douleur.
Son invincible compassion l' empêchait de se
refuser jamais aux désirs des pauvres qui
l' invoquaient ; mais jamais non plus les grâces
éclatantes que le tout-puissant répandait par ses
mains ne la firent devenir infidèle à cette
profonde et fervente humilité qui la rendait
surtout agréable devant lui. Un jour un malade
vint lui demander de le guérir, au nom du cher
apôtre saint Jean, pour qui elle avait, comme
nous l' avons vu, une dévotion toute spéciale :
après qu' elle eut prié pour lui, il se sentit
guéri, et se jeta sur-le-champ à genoux devant
elle pour la remercier : mais elle s' agenouilla
aussitôt à côté de lui, et se mit à remercier
ardemment Dieu de ce qu' il avait exaucé les
prières de son cher apôtre saint Jean : et
cependant, dit l' écrivain à qui nous empruntons
ce trait, c' étaient les siennes que
p250
Dieu avait exaucées tout aussi bien que celles de
saint Jean.
Une autre fois un malheureux estropié des mains et
des pieds lui cria : " ô brillant soleil de clar
parmi toutes les femmes, je suis de
Reinhartsbrünn, où ton mari repose : pour
l' amour de son âme, viens à mon secours et
guéris-moi. " au nom de son mari, émue par le
souvenir de son doux et saint amour, elle
s' arrêta et regarda avec une infinie tendresse
celui qui l' invoquait ainsi ; et au momentme
par ce seul regard le pauvre estropié se trouva
guéri. Elle en remercia aussitôt le seigneur.
Quelque temps après, comme elle était en marche pour
se rendre au couvent d' Aldenburg, un pauvre
homme l' appela de loin et lui dit : " voilà douze
ans que je suis posd' un malin esprit :
laisse-moi toucher le bord de ta robe, et il
faudra alors qu' il me quitte. " elle setourna
à l' instant, et alla se mettre à genoux à côté de
lui au milieu de la route, et l' embrassa en le
bénissant au nom de Jésus-Christ, et
sur-le-champ le possédé se trouva délivré.
Enfin un autre jour, elle s' était rendue à l' église
qu' elle avait fait bâtir pour son hôpital, vers
midi, qui était l' heure qu' elle préférait, parce
que c' était celle le soin des repas éloignait
tous les fidèles, et où elle pouvait se livrer
en toute liberté à sa dévotion. Elle y vit un
pauvre aveugle tout seul qui marchait à tâtons
autour de l' église : ses yeux étaient ouverts
comme ceux de tout le monde ; mais ses prunelles
étaient flétries et vides. Elle alla aussitôt à
lui et lui demanda
p251
ce qu' il faisait là tout seul, et pourquoi il
errait ainsi dans l' église. Il luipondit :
" je voulais aller à cette chère dame qui console
les pauvres gens, pour lui demander de me faire
quelque aune au nom de Dieu ; mais je suis
d' abord venu faire ma prière dans cette église,
et j' en fais le tour afin de savoir comment elle
est grande et large, puisque j' ai le malheur de
ne pas pouvoir la voir de mes yeux. "
" aimerais-tu la voir cette église ? " lui dit
alors la compatissante élisabeth. " si Dieu le
voulait, " répondit l' aveugle, " j' aimerais beaucoup
la voir, mais j' ai perdu la vue en naissant ; je
n' ai jamais vu la lumière du soleil, je suis
devenu le prisonnier de Dieu. " puis il se mit à
lui raconter toutes ses misères : " j' aurais bien
voulu pouvoir travailler comme un autre, "
disait-il, " car je ne sers de rien à personne,
ni à moi-même : les heures les plus courtes me
paraissent bien longues ; quand je suis avec les
autres hommes qui ont leurs yeux, je ne peux pas
me défendre du péché de l' envie : si je reste tout
seul, je pleure mon malheur ; car je ne peux pas
prier toujours, et même en priant je ne puis
m' empêcher d' y songer sans cesse. " " c' est pour
ton bien, " répondit élisabeth, " que Dieu t' a
envoyé ce malheur : tu aurais peut-être été
entraîné à des excès ; tu aurais plusché qu' à
présent. " " oh ! Non, " reprit l' aveugle, je me
serais bien gardé du péché ; je me serais livré
pour vivre à de durs travaux ; je n' aurais pas eu
mes tristes pensées d' aujourd' hui. " élisabeth,
vaincue par la pitié, lui dit alors : " prie
p252
Dieu de te rendre la lumière, et moi je le
prierai avec toi. " à ces mots l' aveugle comprit
tout-à-coup que c' était la sainte duchesse
élisabeth qui lui parlait, et tombant la face
contre terre devant elle, il s' écria : " ah ! Noble
et miséricordieuse dame, ayez pitié de moi ! "
mais elle lui enjoignit de nouveau de prier Dieu
avec une entière confiance, et s' agenouillant
elle-même à quelque distance, se mit aussi à prier
avec ferveur. Aussitôt la vue fut rendue à
l' aveugle, et des yeux d' une beauté céleste
vinrent remplir ses orbites creux et vides. Il se
leva, regarda autour de lui, et s' empressa
d' aller vers élisabeth : " madame, " lui dit-il,
" Dieu soit loué : sa grâce m' a favorisé : je vois
tout bien et clair : vos paroles sont vérifiées. "
mais la pieuse princesse qui savait unir toujours
la prudente sollicitude d' une mère chrétienne
à sa charité, lui dit : " maintenant que la vue
t' est rendue, songe à servir Dieu et à éviter le
péché : travaille et sois honnête homme, humble et
loyal en tout. "
la prière de cette humble servante de seigneur, si
puissante auprès de lui pour porter remède aux
maux du corps, ne devait pas l' être moins pour
assurer le salut des âmes.
Madame Gertrude De Leinbach, femme d' un noble
chevalier des environs, étant venue un jour rendre
visite à la duchesse, avait amené avec elle son
fils, nom Berthold, jeune homme de douze à
quatorze ans, qui était magnifiquementtu, et
qui paraissait se complaire beaucoup dans la
recherche et l' élégance de ses habits. élisabeth,
après s' être entretenue long-temps avec sa mère,
se retourna vers lui et lui dit : " mon cher
enfant, tu me parais t' habiller
p253
beaucoup trop mondainement et trop délicieusement,
tu tiens trop à servir le monde. Pourquoi ne
songes-tu pas plutôt à servir ton créateur ? Tu
ne t' en trouveras que mieux d' âme et de corps.
Dis-moi, cher enfant, crois-tu que ton seigneur
et le mien portât des habits de cette sorte quand
il vint en toute humilité verser son sang pour
nous ? " le jeune homme lui répondit : " ô madame,
je vous supplie de prier le seigneur pour qu' il
m' accorde la grâce de le servir ? " " veux-tu
vraiment, " lui dit-elle, " que je prie pour toi ? "
" oui certainement. " " alors il faut que tu te
disposes à recevoir cette grâce que tu désires,
et je prierai bien volontiers pour toi : allons
ensemble à l' église, et demandons-la tous deux. "
il la suivit aussitôt à l' église et se prosterna
devant l' autel, ainsi que sa mère, à quelque
distance du lieu élisabeth se mit à prier
elle-même. Après que leur prière eut duré un
certain temps, le jeune homme s' écria à haute
voix : " ô chère dame, cessez de prier. " mais
élisabeth n' en continuait pas moins à prier avec
ferveur. Alors Berthold se mit à crier plus
fort : " cessez, madame, de prier ; car je n' en
puis plus, tout mon corps est enflammé. " en effet,
une immense chaleur le pénétrait ; la fumée
semblait s' exhaler de son corps ; sa mère et deux
des suivantes de la duchesse étant accourues à ses
cris, trouvèrent ses vêtemens tout baigs de
sueur, et sa peau si blante, qu' elles pouvaient
à peine la toucher. Cependant élisabeth priait
toujours jusqu' à ce que le jeune homme désespéré
lui dit :
p254
" au nom du seigneur, je vous conjure de ne plus
prier ; car je suis consu par le feu intérieur,
et mon coeur va se briser en moi. " alors elle
cessa sa prière, et Berthold se refroidit
graduellement ; mais le feu de l' amour divin que
cette ardente charité d' élisabeth avait fait
descendre dans son jeune coeur, ne s' y éteignit
plus, et il entra aussitôt après dans l' ordre de
saint-François.
De pareils exemples attirèrent à élisabeth la
charge de prier pour une foule d' âmes souffrantes
qui avaient recours à sa puissante intervention :
elle se rendait avec une pieuse humilité à leurs
désirs, et à l' instar du jeune Berthold, plusieurs,
éclairés et calmés par suite de ses prières,
embrassèrent la vie religieuse. Cette douce et
bienfaisante influence s' étendait même au-delà
des bornes de cette vie. Ce secours si efficace
était réclamé par les âmes qui n' avaient point
encore expié toutes leurs fautes. Une nuit elle
vit en songe sa mère, la reine Gertrude, lâchement
assassinée plusieurs années auparavant, qui vint
s' agenouiller devant elle et lui dit : " ma chère
fille, bien-aimée de Dieu, je te supplie de prier
pour moi ; car j' ai encore à expier les
négligences de ma vie ; souviens-toi de la
douleur avec laquelle je t' ai mise au monde, et
aie pitié de mes souffrances actuelles ; demande
à Dieu de les abréger, et d' envisager plutôt que
mes péchés la mort ignominieuse que j' ai subie
quoique innocente : tu le peux si tu veux ; car tu
es pleine de grâce à ses yeux. " élisabeth
s' éveilla en pleurant, se leva de son lit et se
mit sur-le-champ en prière ; après avoir prié
avec ferveur
p255
pour l' âme de sa mère, elle se recoucha et se
rendormit. Sare lui apparut de nouveau, et lui
dit : "nis soient le jour et l' heure où je te
donnai la vie, ta prière m' a délivrée : demain
j' entrerai dans le bonheur éternel. Mais prie
toujours pour ceux que tu aimes ; car Dieu
soulagera tous ceux qui t' invoqueront dans leurs
peines. " élisabeth se réveilla encore le coeur
toutjoui de cette vision, et en versa des
larmes de joie : puis fatiguée elle se rendormit
d' un si profond sommeil, qu' elle n' entendit pas
la cloche des matines des frères mineurs,elle
avait coutume de se rendre, et ne s' éveilla qu' à
prime. Elle alla aussitôt confesser sa paresse, et
demanda à son directeur de lui infliger une
pénitence.
Cette voix si pressante et si efficace pour obtenir
la miséricorde du ciel, l' était aussi quelquefois
pour la justice. Dans une de ses courses,
élisabeth, qu' on nommait à juste titre la
nourrice des pauvres, avait trouvé une pauvre
femme en travail : elle la fit aussitôt transporter
à sonpital, et lui fit prodiguer tous les soins
possibles. Elle voulut être marraine de l' enfant
que cette femme mit au monde, et lui donna son
doux nom d' élisabeth. Chaque jour elle allait
visiter la mère et la bénissait, et lui apportait
toute sorte de secours. Après l' avoir gardée ainsi
un mois, jusqu' à ce qu' elle fût entièrement
rétablie, elle donna à la malheureuse un manteau et
sa chaussure qu' elle ôta de ses propres pieds,
avec des vivres et douze deniers de Cologne ; elle
fit en outre envelopper la nouvelle e dans
p256
une fourrure qu' elle ôta au manteau d' une de ses
suivantes. Mais cette mère naturée, au lieu
d' être touchée de tant de générosité, ne songea
qu' à spéculer sur sa prolongation, au mépris de
l' amour maternel, et après avoir pris congé de la
duchesse le soir, elle partit de grand matin avec
son mari, en abandonnant son enfant. Cependant
élisabeth, que la pensée de ses chers pauvres ne
quittait ni jour ni nuit, dit en entrant à l' église,
avant matines, à une suivante : " j' ai quelque
argent dans ma bourse, cela peut servir à cette
pauvre mère et à son enfant, va le lui porter. "
mais la suivante revint lui dire qu' elle était
partie en laissant son enfant : " cours vite le
chercher et apporte-moi-le " , dit la bonne
élisabeth, " afin qu' il ne soit pas négligé. "
cependant la justice fit sentir ses droits à ce
coeur si plein de pitié ; elle fit venir le juge
de la ville, et lui ordonna d' envoyer des soldats
à la recherche de la mère sur les différentes
routes. Ils revinrent sans l' avoir trouvé ;
alors élisabeth se mit en prières, et une de ses
suivantes, qui redoutait la colère de maître
Conrad quand il apprendrait cette histoire, dit
à sa maîtresse de prier pour que Dieu fît
découvrir la mère ingrate. Mais élisabeth lui
pondit : " je ne sais rien demander à Dieu, si
ce n' est que sa volonté se fasse. " quelque temps
après on vit arriver le mari et la femme, qui
vinrent se jeter aux genoux de la duchesse et
demander pardon de leur faute ; ils déclarèrent
en même temps qu' ils s' étaient sentis arrêtés
dans leur marche par une force invisible qui les
avait absolument empêchés de continuer et les
avait contraints de revenir sur leurs pas. Personne
ne douta que ce ne fût l' effet des prières de la
duchesse : on ôta à la mère
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coupable tout ce qui lui avait été donné pour le
distribuer à d' autres pauvres plus dignes : mais
élisabeth, chez qui la pitié avait rapidement
repris tout son empire, lui fit rendre d' autres
souliers et des peaux pour l' envelopper.
Cependant au milieu de tant de preuves éclatantes
de sa puissance auprès de Dieu, son extrême
humilité prenait quelquefois l' apparence d' une
sorte de défiance de la miséricorde divine. Elle
éprouvait quelquefois de ces momens de
découragement et de ténèbres intérieures où les
âmes les plus avancées dans la voie du ciel
succombent sous le poids de leur vie mortelle, et
alors son coeur, toujours dévoré d' amour, osait
douter s' il trouverait en Dieu un amour
proportionné à celui qu' elle avait concent
tout entier en lui. Son ancien confesseur, le
p Rodinger de Wurtzburg, étant venu lui rendre
visite, elle alla se promener avec lui sur les
bords de la Lahn, accompagnée de trois suivantes ;
dans ses épanchemens avec ce vieil ami, qui
sans doute lui inspirait moins de crainte que
Conrad, elle lui dit : " il y a une chose qui me
tourmente plus que tout, révérend père, c' est que
je doute un peu de l' affection de mon créateur
envers moi : non pas qu' il ne soit infiniment bon
et toujours prodigue de son amour ; mais à cause
de mes nombreux démérites qui me repoussent loin
de lui, quoique je sois tout enflammée d' amour
pour lui. " " il n' y a là rien à craindre " , lui
pondit lere, " car la bonté divine est si
grande, qu' il est impossible de douter que Dieu
n' aime infiniment plus ceux qui l' aiment qu' il
n' est aimé par eux. " " comment donc, " reprit
élisabeth, permet-il que la tristesse ou la
langueur de l' âme viennent m' éloigner même pour un
moment de lui, à qui je voudrais être toujours et
partout unie. " le religieux lui répondit que
c' était là les indices d' une âme non pas délaissée,
mais préférée, et les sûrs
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moyens d' accroître l' amour : puis lui montrant un
bel arbre qui s' élevait sur le bord opposé de la
rivière, il lui dit que cet arbre viendrait
plutôt de lui-même sur la rive où ils marchaient
ensemble, que Dieu ne céderait en amour à l' une
de ses créatures. à peine eut-il prononcé ces mots,
que les assistans stupéfaits virent l' arbre dont
il avait parlé traverser la rivière et changer de
rive. à ce signe merveilleux de l' amour divin,
élisabeth reconnut la puissance et l' éternelle
racité de celui qui avait dit à ses disciples :
si vous aviez seulement de la foi comme un grain
de sénevé, vous diriez à ce mûrier :
racine-toi, et va te planter au milieu de la
mer, et il vous obéirait. et aussitôt elle se
jeta humblement aux pieds dure Rodinger, pour
lui confesser le péché de la défiance et en obtenir
le pardon.
Pour donner d' ailleurs à sa prière une force si
invincible que celle dont nous l' avons vue revêtue,
élisabeth n' avait pas eu de meilleur moyen que
l' exercice perpétuel de cette faculté suprême ;
et malgré les nombreuses et fatigantes oeuvres de
miséricorde qui semblent avoir dû remplir ses
jours, elle trouvait de longues heures pour la
ditation et la prière. Elle savait unir avec
un rare bonheur la vie active et la vie
contemplative. Après avoir, comme Marthe, pourvu
avec une laborieuse sollicitude aux besoins de
Jésus-Christ dans la personne de ses pauvres,
elle venait s' asseoir comme Marie aux pieds de
son seigneur pour se perdre dans la contemplation
de ses grâces et de sa miséricorde. " je jure
devant Dieu, " écrivait son sévère confesseur au
souverain pontife, " que j' ai rarement vu de
femme plus contemplative. " elle restait souvent
p259
pendant plusieurs heures de suite en prières, les
yeux, les mains et le coeur élevés vers le ciel.
Elle passait souvent une partie des nuits dans
l' église, malgré les prohibitions de Conrad, qui
ne voulait point qu' elle se privât de son repos
nécessaire. Comme elle ne se trouvait pas toujours
assez seule ni assez libre dans les églises de
Marbourg, elle aimait à aller faire ses prières
dans les champs, sous la voûte du ciel, au milieu
de cette nature dont chaque détail lui rappelait
la grandeur et la clémence du créateur. La tradition
raconte que lorsqu' elle priait ainsi en plein
air, et qu' il pleuvait, elle seule n' était pas
mouillée. Elle se réfugiait de préférence dans
ces courses pieuses auprès d' une charmante
fontaine, située dans un bouquet de bois au pied
d' une montagne escarpée, peu éloignée du village
de Schroeck, à deux lieues de Marbourg. Le
chemin qui y conduisait était très roide et
dangereux ; elle fit construire une chaussée
pavée, et éleva auprès de cette source pure une
petite chapelle. Bientôt ce lieu champêtre et
solitaire prit le nom de fontaine d' élisabeth ,
qu' il porte encore aujourd' hui. Les plus mauvais
temps ne pouvaient l' empêcher de se rendre à cette
retraite chérie. Elle priait toujours en marchant ;
mais pendant toute la durée du trajet de Marbourg
à sa fontaine, elle ne récitait qu' un seul
pater , tant sa prière était mêlée deflexion
et de contemplation.
Elle assistait avec une dévotion et une exactitude
exemplaire à tous les offices divins : elle avait
pour les saints de Dieu une affectueuse
nération : elle écoutait les cits de leur vie
avec un pieux intérêt, observait scrupuleusement
leurs fêtes, et rendait à leurs reliques un culte
plein de tendresse : sans cesse elle les honorait
en faisant allumer devant elles des cierges et
brûler l' encens. Après
p260
son ami spécial saint Jean l' évangéliste, c' était
pour sainte Marie-Magdeleine qu' elle professait
le plus d' affection. La sainte vierge était
naturellement l' objet de sa fervente vénération :
elle avait toujours avec elle quatre images de
cette reine du ciel, qu' elle conserva jusqu' à sa
mort, et qu' elle légua à sa fille aînée Sophie.
Et cependant elle était loin d' attacher une trop
grande importance à ces signes de dévotion
extérieure, et savait parfaitement distinguer
le prix purement matériel qu' on pouvait y trouver
du sens intime et pur que la foi leur assigne.
Ainsi, étant allée un jour visiter un couvent de
moines, comme ces religieux réunis autour d' elle
au nombre de vingt-quatre environ lui montraient
avec une certaine complaisance des sculptures
richement dorées qui ornaient leur église, elle
leur dit : " en vérité vous auriez mieux fait
d' employer l' argent que cela vous a coûté à vous
tir et à vous nourrir, qu' à orner ces murs ; car
vous devez porter toute cette sculpture dans vos
coeurs. " elle n' était pas moins sévère pour
elle-même ; car, comme on lui vantait un jour la
beauté d' une image en l' engageant à l' acheter, elle
dit : " je n' ai nul besoin d' une telle image, car je
la porte dans mon coeur. " c' est le même sentiment
qui régnait dans l' âme d' un de ses plus illustres
contemporains, quoique d' un caractère bien
différent du sien, Simon, comte de Montfort,
de qui saint Louis racontait avec admiration à
Joinville, que lorsqu' on vint lui dire " qu' il
viensist veoir le corps de nostre seigneur, lequel
estoit
p261
devenu en char et en sang entre les mains du
prebstre, dont ils estoient fort emerveillez,
le comte leur dist : allez y vous autres qui
en doubtez. Car quant à moy, je crois parfaitement
et sans doubte... pourquoy j' espère pour le
croire ainsi en avoir une couronne en paradis
plus que les anges, qui le voient face à face,
parquoy il faut bien qu' ils le croyent. "
l' image de Dieu était sans doute trop profonment
gravée dans le coeur d' élisabeth, trop
perpétuellement présente à son amour, pour
qu' elle eût besoin de ces secours que l' église
offre avec une généreuse pitié aux âmes ordinaires.
Ravie sans cesse par la contemplation jusque
dans la présence de la divinité et de ses plus
augustes mystères, elle perdait de vue les
imparfaites figures que l' imagination humaine
pouvait lui offrir des objets de sa foi. Plus elle
avançait vers la fin de sa courte carrière, plus
ses prières se transformaient en extases et en
ravissemens, et plus ces merveilleuses
interruptions de la vie d' ici-bas se prolongeaient
chez elle, comme pour lui préparer par une douce
transition l' acs de la vie éternelle. à la fin ce
fut chaque jour et pendant plusieurs heures qu' elle
quittait ainsi ce monde de douleurs et d' ennuis
pour goûter d' avance les jouissances du ciel. Le
nombre des révélations, des visions, des entretiens
surnaturels qu' elle eut à ces occasions fut immense,
et quoiqu' elle s' attachât en général à tenir
cachées ces faveurs immortelles, elle ne pouvait
les dissimuler entièrement à celles qui vivaient
avec elle : sa joie et sa reconnaissance la
trahirent mainte fois ; et l' existence de ces
communications surnaturelles fut toujours regardée
par ses contemporains comme un fait incontestable.
Les anges du seigneur étaient les intermédiaires
habituels entre le ciel et cette âme élue : non
seulement ils lui donnaient des avertissemens et
des instructions
p262
lestes, mais encore ils venaient la consoler de
toutes ses épreuves et de tous les accidens même
passagers de sa vie temporelle ! Une fois entre
autres qu' élisabeth avait recueilli une pauvre
femme malade chez elle et l' avait soignée avec
tendresse, cette malheureuse, étant rétablie,
prit la fuite un jour de grand matin en emportant
avec elle tous les vêtemens de sa bienfaitrice,
qui n' ayant plus rien pour se couvrir, fut obligée
de rester nue au lit. Mais loin de s' impatienter
ou de se plaindre, elle se borna à dire : " mon
cher seigneur, je vous remercie de m' avoir rendue
ainsi semblable à vous, car vous êtes venu au
monde nu et dépouillé de tout, et c' est ainsi que
vous avez été cloué à la croix. " aussitôt, comme
autrefois lorsqu' elle avait donné d' elle-même tous
ses habits aux pauvres, elle vit paraître un ange
avec un beau vêtement, qu' il lui remit en disant :
" je ne t' apporte plus de couronne comme autrefois ;
car c' est Dieu lui-même qui veut te couronner
bientôt dans sa gloire. "
mais souvent aussi le divin époux de son âme, le
maître unique de sa vie, Jésus lui-même, se
montrait à elle face à face, accompagné d' une
multitude de saints. Il la consolait par ses très
douces paroles et la fortifiait par sa vue.
Au sortir de ces entretiens célestes, son visage,
au dire du grave Conrad, resplendissait d' une
clarté merveilleuse, reflet de la splendeur
divine qui avait rejailli sur elle, et ses beaux
yeux lançaient des regards brillans comme les
rayons du soleil. Ceux-là seuls pouvaient la
contempler sans être éblouis, qui n' étaient point
en péché mortel. Si ces ravissemens se prolongeaient
pendant quelques
p263
heures, elle y puisait une si grande force, qu' elle
n' avait plus ensuite besoin de nourriture, pas
me la plus restreinte, pendant un très long
espace de temps. La nourriture de l' âme qu' elle
y avait reçue suffisait à sa subsistance. Elle ne
vivait plus pendant le reste du jour qu' en celui
en qui elle s' était transformée par l' amour : elle
n' avait, pour exprimer l' état où la laissaient ses
entretiens célestes, d' autres paroles que le texte
sacré : mon âme s' est fondue quand mon bien-aimé
m' a parlé.
ainsi devait se justifier l' instinct prophétique
qui lui avait fait choisir, toute enfant, pour
patron, pour ami, et pour modèle, ce bienheureux
évangéliste qui avait reçu le privilége de
l' amour , et qui en se reposant sur le coeur
du sauveur y avait lu tous les secrets du
ciel.
Une joie divine s' était donc répandue sur toute sa
vie, tout son être : aucune tribulation, aucune
épreuve ne pouvait en troubler la paix et la
douceur. On ne la vit jamais troublée ni irritée :
elle redoublait au contraire de gaîté dans ses
contrariétés. Ceux qui la voyaient de plus près
ne purent jamais distinguer sur son visage
l' expression d' une peine quelconque : et cependant
elle pleurait sans cesse, et le don des saintes
larmes qu' elle avait reçu dès le berceau était
devenu de plus en plus abondant à mesure qu' elle
s' approchait de la tombe. Plus elle se sentait
heureuse et plus elle pleurait ; mais ses pleurs
coulaient comme d' une source tranquille et cachée,
sans jamais rider son visage, sans altérer en rien
ni la pure beauté, ni la placidité de ses traits :
ils n' y ajoutaient qu' un
p264
charme de plus : c' était le dernier épanchement d' un
coeur auquel nulle parole ne pouvait plus suffire.
Certes, comme autrefois les larmes d' angoisse
qu' un amour humain ou de cruelles persécutions
avaient arraces de ses yeux, ainsi ces larmes
de joie surnaturelle qu' elle laissait tomber dans
le calice de sa vie, étaient recueillies goutte
à goutte par sonleste époux, et devenaient les
perles de la couronne éternelle qui lui était
servée dans les cieux.
CHAPITRE 29
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Comment la chère sainte élisabeth, étant âgée de
vingt-quatre ans, fut conviée aux noces éternelles.
Deux années s' étaient à peine écoulées depuis que
l' humble élisabeth avait retu avec l' habit de
saint François la force depriser toutes les
joies de la vie et de marcher vers le ciel par un
chemin semé de tant d' épines, et déjà le seigneur
avait trouvé l' épreuve assez longue, la tâche
laborieuse qu' elle s' était imposée suffisamment
achevée. " il ordonna que celle qui avoit despité le
royaume mortel, eut le royaume des angèles. " comme
le divin époux du cantique inspiré, il vint
annoncer à sa bien-aimée que le triste hiver de sa
vie, avec tous ses orages, était passé, et que
l' aurore du printemps éternel allait se lever
pour elle. L' année 1231 tirait à sa fin, année
l' ordre de saint François avaitdé au ciel
ce glorieux saint Antoine De Padoue, l' honneur
du Portugal et de l' Italie, et où le tout-puissant,
jaloux d' augmenter encore l' armée de ses saints,
allait lui demander un nouveau sacrifice, et
cueillir sa plus belle fleur. Une nuit qu' élisabeth
était couchée, partagée entre le sommeil
p266
et la prière, le Christ lui apparut au milieu d' une
lumièrelicieuse, et lui dit d' une voix très
douce : " viens, élisabeth, ma fiancée, ma tendre
amie, ma bien-aimée, viens avec moi dans le
tabernacle que je t' ai préparé de toute éternité ;
c' est moi-même qui t' y conduirai. " dès son réveil,
toute joyeuse de cette prochaine délivrance, elle
se hâta de faire tous ses préparatifs pour cet
heureux voyage : elle disposa tout pour son
ensevelissement et son enterrement ; elle alla
visiter une dernière fois tous ses pauvres et
tous ses malades ; elle les bénit tous avec une
joie immense, et partagea entre eux et ses
suivantes tout ce qu' il lui restait à donner. Maître
Conrad était en ce moment même atteint d' une
grave maladie qui lui faisait souffrir les plus
violentes douleurs. Il fit prévenir sa docile
pénitente, et aussitôt elle courut chez lui,
fidèle jusqu' au bout à sa mission de consolatrice
et d' amie des malades. Il la reçut avec beaucoup
d' affection ; et elle se lamenta beaucoup de le
voir ainsi souffrant. " que deviendrez-vous, lui
dit-il alors, madame et chère fille, lorsque je
serai mort, comment arrangerez-vous votre vie,
qui sera votre protecteur contre les méchans, et
qui vous dirigera vers Dieu ? " mais elle lui
pondit aussitôt : " votre question est inutile ;
c' est moi qui mourrai avant
p267
vous : croyez-m' en, je n' aurai pas besoin d' un autre
protecteur que vous. "
le quatrième jour après cet entretien elle sentit
la première atteinte du mal qui devait mettre un
terme à la longue mort de son existence terrestre,
et la conduire à la vie véritable et éternelle.
Elle se vit forcée de se mettre au lit ; et elle
y languit pendant douze ou quinze jours en proie
à une fièvre ardente ; mais toujours joyeuse et
gaie, et occupée sans cesse à prier. Au bout de ce
temps, un jour qu' elle semblait dormir retournée
contre la muraille de sa chambre, une de ses
femmes, nommée comme elle élisabeth, qui était
assise à côté de son lit, entendit comme une douce
et exquise mélodie qui s' échappait du gosier de la
malade. Un moment après la duchesse changea de
place, et, se tournant vers sa compagne, elle dit :
" es-tu, ma bien-aimée ? " " me voici, " répondit la
suivante, en ajoutant : " oh ! Madame, que vous
avez délicieusement chanté ! " " quoi ! " lui dit
élisabeth, " as-tu aussi entendu quelque chose ? "
et, sur sa réponse affirmative, la malade reprit :
" je te dirai qu' un charmant petit oiseau est venu
se poser entre moi et la paroi ; et il m' a chanté
pendant long-temps d' une manière si douce et si
suave, et il a tellement réjoui mon coeur et mon
âme, qu' il m' a bien fallu chanter aussi. Il
p268
m' a révélé que je mourrai dans trois jours. " c' était,
sans doute, dit un ancien narrateur, son ange
gardien qui venait sous la forme de ce petit
oiseau lui annoncer la joie éternelle.
Dès ce moment, n' ayant devant elle que ce peu de
temps pour se pparer à sa dernière lutte, elle ne
voulut plus admettre auprès d' elle aucune personne
culière, pas même les nobles dames qui avaient
coutume de lui rendre visite. Elle congédia tous
ceux qui venaient la voir habituellement, en les
bénissant une dernière fois. Elle ne garda auprès
d' elle, outre ses femmes, que quelques religieuses
qui lui étaient spécialement attachées, son
confesseur, et le petit pauvre qui avait remplacé
dans sa sollicitude le jeune lépreux que Conrad
avait éloigné. Comme on lui demandait pourquoi elle
excluait ainsi tout le monde, elle répondit :
" je veux rester seule avec Dieu, et méditer sur le
terrible jour du jugement dernier, et sur mon
juge tout-puissant. " puis elle se mit à prier en
pleurant, et à invoquer la miséricorde de Dieu.
Le dimanche, veille de l' octave de la saint-Martin
(18 novembre 1231), après matines, elle se
confessa à Conrad, qui était suffisamment
rétabli pour l' assister. Elle prit son coeur entre
ses mains, dit un manuscrit contemporain, et y lut
tout ce qu' elle y pouvait lire ; mais il n' y
avait rien dont elle pût s' accuser, rien que la
plus sincère contrition n' eût mille fois lavé. Sa
confession achevée, Conrad lui
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demanda quelles étaient ses dernières volontés à
l' égard de ses biens et de ses meubles. " je suis
étonnée " , répondit-elle, " que vous me fassiez
une telle question ; car vous savez que lorsque
je vous ai fait voeu d' obéissance, j' ai renoncé à
toutes mes propriétés, en même temps qu' à ma
volonté, à mes chers enfans, et à tous les
plaisirs mortels : je n' ai rien garque selon
vos ordres pour payer des dettes et faire des
aumônes : j' aurais voulu, avec votre permission,
déjà renoncer à tout et vivre dans une cellule
avec la pitance quotidienne que d' autres pauvres
m' auraient donnée. Il y a long-temps que tout ce
que je paraissais posséder n' appartenait enalité
qu' aux pauvres : distribuez donc entre eux tout ce
que je laisse, excepté cette vieille robe usée que
j' ai, dans laquelle je veux qu' on m' ensevelisse.
Je ne fais point de testament ; je n' ai d' autre
héritier que Jésus-Christ. " mais comme une de
ses compagnes la suppliait de lui léguer un
souvenir d' elle, elle lui donna le pauvre manteau
de son père saint François, que le pape lui avait
envoyé. " je te lègue mon manteau, " lui dit-elle,
" ne te soucie pas de ce qu' il soit tout déchiré,
rapiéceté et misérable : c' est le plus précieux
bijou que j' aie jamais possédé. Je te déclare que
chaque fois que j' ai voulu obtenir quelque gce
spéciale de mon bien-aimé Jésus, et que je me suis
mis en prières couverte de ce manteau, il a toujours
daigné se rendre à mes voeux avec une infinie
clémence. " elle demanda ensuite à être enterrée
dans l' église me de l' hôpital
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qu' elle avait fonet dédié à saint François. Elle
n' eut point d' autre pensée à donner aux funérailles
qu' on lui ferait ici-bas, déjà tout absorbée par
l' anticipation de son entrée dans le ciel. Après
qu' elle se fut longuement entretenue avec Conrad,
et qu' on lui eut dit la messe, vers l' heure de
prime on lui apporta les derniers sacremens, qu' elle
attendait avec une pieuse impatience. Qui pourrait
savoir et juger avec quelle sincère tendresse,
quelle pureté de coeur, quel ardent désir, quelle
joie céleste elle rut ce doux repas ? Certes
celui-là seul qui daigna lui servir de guide et
de viatique dans ce dernier voyage. Mais ce qui
s' en manifestait au dehors suffisait pour révéler
aux assistans la présence de la grâce divine dont
elle était inondée. Après avoir communié, et reçu
l' extrême-onction, elle resta immobile et
silencieuse pendant toute la journée, jusqu' à
l' heure de vêpres, absorbée dans la contemplation,
et comme enivrée de ce sang de vie dont elle venait
de s' abreuver pour la dernière fois sur la terre.
Puis tout-à-coup ses lèvres s' ouvrirent pour
laisser échapper un torrent de pieuses et ferventes
paroles : " sa langue, auparavant si retenue à
parler, répandait ses lumières avec profusion ;
mais avec telle prudence et telle efficace, que
bien que jamais elle n' eût tant discouru, il n' y
avait pas une de ses paroles de perdues. On
remarqua que tout ce qu' elle avait appris des
prédicateurs, ou dans les bons livres, ou compris
dans ses ravissemens, lui revint enmoire pour
en faire part à ses filles, avant que de mourir. "
une source inconnue d' éloquence et de savoir
avait tout-à-coup jailli dans cette âme au moment
elle prenait son vol vers les cieux. En
reportant son esprit sur les saintes écritures,
elle y choisit le récit le plus propre
p271
peut-être à charmer la mémoire d' une âme aimante
comme la sienne. Elle se mit à réciter tout au long
l' évangile de la résurrection de Lazare, et
s' épancha avec une abondance merveilleuse sur la
visite que fit Jésus aux bienheureuses soeurs
Marthe et Marie, lorsqu' il daigna s' associer à
leur douleur, aller avec elles au tombeau de leur
frère et leur montrer sa tendre et sincère
compassion en mêlant à leurs larmes ses larmes
divines. Arrêtant là sa pensée, elle se mit à
disserter profonment, et à la grande admiration
des assistans, sur ces larmes du Christ, ainsi
que sur celles qu' il versa à la vue derusalem,
et pendant qu' il était en croix : ses paroles
furent si vives, si poignantes, si enflammées, si
propres à remuer jusqu' au fond des coeurs, que
bientôt un torrent de larmes s' échappa des yeux
de tous ceux qui l' écoutaient. La mourante s' en
aperçut, et comme pour leur donner un doux
avertissement, elle répéta les paroles que dit le
seigneur en marchant à la mort : " filles de
Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ; pleurez sur
vous-mêmes. " son coeur, toujours si plein de
compassion et de sympathie, tout en s' élançant
vers le ciel, restait encore ouvert à ceux qu' elle
avait aimés : elle songeait encore à soulager la
douleur de ses suivantes, leur adressait les
consolations les plus affectueuses, les appelait
sans cesse : " mes amies, mes bien-aimées ! " après
tous ces discours elle se tut, baissa la tête, et
garda long-temps un complet silence.
p272
Cependant, après un certain temps, sans qu' on vît
ses lèvres s' entr' ouvrir, une harmonie d' une
exquise suavité et doucement voilée se fit de
nouveau entendre dans sa gorge. Comme on la
questionnait à cet égard, elle répondit : " ne les
avez-vous pas entendus, ceux qui chantaient avec
moi ? J' ai chanté comme j' ai pu avec eux. "
" aucune âme fidèle n' en doutera " , dit son
historien, " elle mêlait déjà sa douce voix aux
chants de triomphe et aux délicieux concerts de
l' armée céleste qui attendait l' instant
elle entrerait dans ses rangs ; elle chantait
déjà la gloire du seigneur avec ses anges. "
elle resta depuis la chute du jour jusqu' au
premier chant du coq dans un état de joie
expansive, d' exaltation pieuse unie à la plus
fervente dévotion. Au moment de la victoire,
elle célébrait à bon droit les combats à jamais
terminés. Déjàre de sa glorieuse couronne, elle
dit à ses amies, un peu avant minuit : " que
ferions-nous, si notre ennemi le diable venait à
paraître. " un instant après elle s' écria d' une
voix très haute et claire : " fuis, fuis, méchant !
Je t' ai renié. " bientôt elle dit : " or il s' en va :
parlons maintenant de Dieu et de son fils : que
cela ne vous ennuie pas, ce ne sera pas long. "
vers minuit son visage devint tellement resplendissant,
qu' on pouvait à peine le
p273
regarder. Au premier cri du coq, elle dit :
" voici l' heure où la vierge Marie mit au monde
le seigneur et le présenta aux assistans.
Parlons de Dieu et de l' enfantsus ; car
voici minuit quand Jésus naquit, quand il fut
couché dans la crêche, et qu' il créa une nouvelle
étoile que nul n' avait encore vue : voici l' heure
il vint racheter le monde ; il me rachètera
aussi : voici l' heure où il ressuscita des morts,
et où il délivra les âmes enchaînées ; il
délivrera aussi la mienne de ce monde misérable. "
sa joie et son bonheur croissaient à chaque instant.
" je suis faible, " disait-elle, " mais je ne sens
aucune douleur, pas plus que si je n' étais pas
malade... je vous recommande tous à Dieu. " elle
parla encore beaucoup, tout enflammée par l' esprit
saint ; mais ses paroles, qui respiraient le plus
tendre amour de Dieu, ne sont pas venues
jusqu' à nous. Enfin elle dit : " ô Marie, viens à
mon secours... le moment arrive où Dieu appelle
ses amis à ses noces... l' époux vient chercher son
épouse. " puis à voix basse : " silence ! ...
silence ! " en prononçant ces mots elle baissa
la tête comme dans un doux sommeil, et rendit en
triomphe le dernier soupir. Son âme s' envola au
ciel au milieu des anges et des saints qui étaient
venus au devant d' elle. Un délicieux parfum se
p274
pandit aussitôt dans l' humble chaumière qui ne
renfermait plus que sa dépouille mortelle, et l' on
entendit dans les airs un choeur de voix célestes
qui chantait avec une ineffable harmonie le
sublimepons de l' église : (...)
c' était dans la nuit du 19 novembre de l' année
1231 ; la sainte avait à peine accompli sa
vingt-quatrième année.
Ici un des pieux religieux qui a écrit sa vie,
s' écrie : " me blâmez-vous point, cher lecteur,
d' avoir écrit qu' élisabeth est morte ?
M' accusez-vous pas aussi de n' avoir point allégué
d' autres causes de sa mort que l' amour et la
joye ? Si l' amour et la joye l' ont tirée de cette
vallée de larmes, elle n' en est pas sortie par
violence : la mort donc, qui est si terrible et si
violente, n' a point de part dans cette retraite,
qui ayant fait succéder immédiatement à une vie
vertueuse et sainte, une triomphante et
bienheureuse vie, est plutost un privilége de la
grace qu' une punition de péché, ou qu' une faiblesse
de notre nature mortelle. "
CHAPITRE 30
p275
comment la chère sainte élisabeth fut ensevelie
dans la chapelle de son hôpital ; et comment les
petits oiseaux du ciel célébrèrent ses obsèques.
à la différence de toutes les gloires humaines,
celle des élus de Dieu ne commence sur la terre,
comme dans le ciel, qu' avec leur mort : il semble
que dans sa paternelle sollicitude le seigneur ait
voulu mettre toujours leur humilité sous la
protection de l' oubli ou des injures de ce monde,
jusqu' à ce que leur dépouille mortelle reste seule
exposée à ses dangereux hommages. Aussi à peine
l' âme de notre élisabeth eut-elle été chercher le
riche repos du ciel, que son corps devint l' objet
de la vénération qui lui avait été trop souvent
refusée pendant sa vie ; et nous allons voir cette
pauvre veuve si long-temps persécutée, méprisée,
calomniée, préoccuper la pensée des fidèles et
remuer tous les esprits catholiques depuis le chef
suprême de l' église jusqu' aux plus humbles pélerins
de la pieuse Germanie.
p276
Après qu' elle eut rendu le dernier soupir, ses
fidèles suivantes et quelques autres femmes
dévotes, lavèrent et ensevelirent son corps
sacré avec un grand respect pour tout ce qui
restait de celle dont les derniers instans avaient
si noblementpondu à toutes les glorieuses
victoires de sa vie antérieure. Elles lui
donnèrent pour linceul cette pauvre robe déchirée
qu' elle avait eue pour seule parure, et
qu' elle-même avait désignée et désirée pour
tement mortuaire. Ce corps sacré fut ensuite
transporté par les religieux franciscains,
accompagnés du clergé et du peuple, au milieu des
chants sacrés et des larmes de tous, à l' humble
chapelle de cet hôpital de saint-François, qui
devait être le premier théâtre de sa gloire après
avoir été celui de ses héroïques luttes pour
l' amour de Dieu et de ses pauvres. Cette chapelle
était celle-là même où elle avait coutume de prier
et de se livrer à tous ses exercices de dévotion.
Le bruit de sa mort s' étant bientôt répandu, on vit
accourir tous les prêtres et les religieux des
environs, notamment les moines de l' ordre de
Cîteaux, et une foule immense de fidèles, tant
riches que pauvres, afin de rendre les derniers
devoirs à celle qui venait de recueillir si jeune
encore le fruit de ses labeurs. Animés par cet
instinct populaire qui est si souvent le r
présage de la vraie renome, et pressentant les
honneurs dont l' église entourerait bientôt ses
dépouilles précieuses, les plus ardens songèrent
déjà à se procurer des reliques de la sainte
future. On se jeta sur sa bière ; les uns
arrachèrent des morceaux de sa robe, les autres lui
coupèrent les cheveux et les ongles ; quelques
femmes allèrent même jusqu' à lui couper le bout
des oreilles et des seins. Cependant la douleur
causée par cette perte était générale ; des larmes
coulaient de tous
p277
les yeux ; on entendait partout les gémissemens et
les lamentations des pauvres, des malades à qui
ses tendres soins allaient à jamais manquer, et
qui accouraient en foule pour voir une dernière
fois leur bienfaitrice : ils la pleuraient tous
ensemble comme si chacun d' eux avait perdu sa mère.
Mais comment décrire l' angoisse et la désolation
de tous ceux qui perdaient en elle un soutien ou
un exemple ? Entre autres les religieux
franciscains, qui avaient en elle à la fois une
soeur par la communauté d' habit et de règle, et
unere par la constante et efficace protection
qu' elle leur avait accordée, ploraient sa perte
avec une violente affliction. " quand j' y pense " ,
dit celui d' entre eux qui nous a laissé la
biographie de leur céleste amie, " quand j' y pense,
j' ai bien plus d' envie de pleurer que
d' écrire. "
l' amour et la dévotion du peuple exigea et obtint
que ces dépouilles chéries resteraient exposées
pendant quatre jours entiers dans l' église, au
milieu de la multitude des fidèles qui chantaient
de pieux cantiques. Son visage était découvert, et
offrait aux regards avides de la contempler le
plus doux et le plus séduisant spectacle. Sa
jeune beauté y avait reparu avec toute sa
fraîcheur et tout son éclat : l' incarnat de la
vie et de la jeunesse se retrouvait sur ses joues.
Sa chair, au lieu d' être roidie par la mort,
était tendre et flexible au toucher comme si elle
vivait encore. " avant de mourir " , dit un de ses
historiens, " elle avait la figure comme l' ont
ordinairement les personnes qui ont passé leur
vie dans l' amertume et la douleur. Mais à peine
eut-elle expiré que son visage
p278
parut si poli, si vif, si majestueux et si beau,
qu' on ne pouvait voir ce changement si subit
qu' avec admiration, et qu' on eût dit que la
mort, qui détruit tout dans les autres, n' était
venue en elle que pour réparer non les ruines de la
vieillesse et du temps, mais celles de la
souffrance et de l' austérité, comme si la grâce,
qui jusque-là avait animé son âme, eût voulu
animer son corps à son tour. Il semblait qu' on y
vît briller, à travers des ombres et des ténèbres
de la mort, quelques unes des beautés immortelles,
ou que la gloire même eût répandu quelques
rayons par avance sur une chair qu' elle devait
toute couvrir un jour de lumière et de clarté. "
cette charmante tradition, qui veut que la beau
physique ait établie et accrue dans le corps
d' élisabeth, dès que son âme en fut délivrée, a
été fidèlement suivie par l' artiste inconnu qui a
sculpté les principaux traits de sa vie sur les
autels de Marbourg, et qui l' a représentée
exposée sur sa bière et bien autrement belle
dans ce sommeil de la mort que dans tous les
autres sujets.
Ce n' était pas seulement la vue que réjouissait en
ce moment douloureux le corps sacré et délicat de
la jeunefunte : il s' en exhalait un suave et
délicieux parfum comme un doux symbole de sa grâce
et des vertus divines dont il avait été le dépôt
et l' enveloppe. Les âmes pieuses pouvaient se
rappeler alors les paroles du sage, quand il dit
que la mémoire du juste est comme un parfum
admirable. " cette senteur si merveilleuse, " dit
l' écrivain que nous venons de citer, " servit
beaucoup à consoler les pauvres et tout le peuple
de la perte qu' il venoit de faire : cette odeur
leste charmoit doucement son ennuy et arrêtoit
le triste cours de ses larmes et de ses regrets,
par l' assurance qu' il recevoit de ce gage
miraculeux, que quoy que la sainte fût morte,
elle serait encore plus que lorsqu' elle étoit
vivante, la mère charitable des pauvres, le refuge
assudes affligés, et que le sacré parfum de ses
prières montant sans cesse jusqu' au trône de la
majesté divine, il répandroit i 279
à tout moment sa force et sa vertu sur tous ceux qui
l' invoqueroient en leurs besoins. "
le quatrième jour après sa mort, ses obsèques
furent célébrées avec la plus grande solennité.
Ce baume pur et précieux fut concentré dans un
étroit cercueil : ce riche et resplendissant
bijou fut caché sous une humble pierre, dans la
chapelle même de son hospice, en présence des
abbés et des religieux de plusieurs monastères
voisins, et d' une multitude immense que les
prudens efforts du clergé pouvaient seuls contenir
et régler. La douleur de cette foule de chrétiens
fut violente et bruyante. C' était certes le plus
éclatant hommage que recevait en ce moment la
sainte défunte : mais à leurs larmes abondantes
et à leurs gémissemens venaient se mêler en me
temps l' expression de sentimens plus féconds et
plus dignes encore d' elle : car tous élevaient au
ciel les accens d' une dévotion fervente et de la
pieuse reconnaissance qu' ils éprouvaient d' avoir
reçu de Dieu un exemple aussi glorieux et d' aussi
admirables avertissemens.
Mais le seigneur réservait à son amie un autre doux
et touchant hommage. La nuit précédente, pendant
qu' on chantait les vigiles des morts, l' abbesse de
Wechere, qui était venue prendre part à la
rémonie funèbre, entendit une harmonie extérieure
qui l' étonna vivement ; elle sortit accompagnée de
plusieurs personnes pour s' en assurer, et vit sur
le toit de l' église, quoique ce fût en hiver, un
nombre infini d' oiseaux d' une espèce inconnue
jusque-là aux hommes, qui chantaient avec des
modulations si suaves et si variées que tous les
assistans en furent pénétrés d' admiration.
p280
Ils semblaient vouloir célébrer à leur façon ces
glorieuses funérailles. C' étaient, disaient
quelques uns, des anges envoyés par Dieu pour
convoyer l' âme de la chère élisabeth au ciel, et
qui étaient revenus pour honorer son corps par
leurs chants de céleste allégresse. " ces petits
oiseaux " , dit saint Bonaventure, " ont rendu
témoignage à sa pureté en lui parlant leur langage
lors de sa sépulture, et en chantant avec cette
merveilleuse douceur sur sa tombe : celui qui a
parlé par la bouche d' une ânesse pour réprimer la
folie d' un prophète, pouvait bien parler par celle
des oiseaux pour proclamer l' innocence d' une
sainte. "
CHAPITRE 31
p281
des beaux miracles obtenus de Dieu par
l' intercession de la chère sainte élisabeth, et
comment son beau-frère, le duc Conrad, s' occupa de
la faire canoniser.
Le seigneur ne tarda pas à manifester la puissance
miraculeuse dont il voulait désormais rendre
dépositaire celle dont toute la vie mortelle
n' avait été qu' un long acte d' humilité. à cet
invincible amour qui avait pféré à tout sur la
terre l' abjection et la misère, il se hâta de
conférer, pour gage de sa victoire, le droit de
disposer des richesses du ciel.
Dès le second jour après ses obsèques, un certain
moine de l' ordre de Cîteaux vint s' agenouiller
auprès de sa tombe pour lui demander son secours.
Il y avait plus de quarante années que cet
infortuné languissait en proie à une douleur
intérieure, et rongé par une plaie secrète du coeur
qui avait triomphé pendant toute sa vie de tous les
redes humains ; mais, après avoir invoqué avec
une foi entière la zélée consolatrice de toutes
les souffrances, il se sentit tout-à-coup guéri
et délivdu joug sous lequel il gémissait,
p282
et en rendit témoignage sous la foi du serment
devant maître Conrad et le curé de Marbourg. Ce
fut la première guérison opérée par son
intercession ; et ce n' est pas sans un doux
intérêt que l' on voit cette âme si tendre et si
aimante, qui avait tant souffert pendant sa
vie par les émotions de son coeur, choisir pour
premier objet de sa miséricordieuse intervention
dans le ciel, une de ces cruelles épreuves
intérieures que la médecine de l' homme ne sait ni
guérir ni plaindre.
Peu après il vint à sa tombe un prélat d' une très
illustre naissance et pourvu d' une haute dignité
ecclésiastique ; l' histoire ne nous a pas conservé
son nom, mais l' accuse de s' être livré à tous
les excès de la débauche, que le caractère sacré
dont il était revêtu rendait d' autant plus odieux.
Souvent, vaincu par le remords et la honte, il
avait recours au tribunal de la pénitence, mais
sans fruit : à la première tentation il succombait
de nouveau, ses rechutes n' en étaient que plus
scandaleuses et plus déplorables. Cependant il
luttait toujours contre sa faiblesse, et tout
souillé qu' il était s' en vint chercher des forces
auprès du tombeau de la pure et sainte élisabeth.
Il s' y mit en prières et invoqua sa protection et
son intercession en versant des torrens de larmes,
et y resta pendant de longues heures absorbé par
une ferveur sincère et une intime contrition. Il
ne cessa ses ardentes supplications qu' après avoir
acquis la conviction qu' elles étaient parvenues
jusqu' aux oreilles divines, et que le seigneur
avait exaucé la prière que sa bien-aimée élisabeth
lui présentait au nom d' une pauvre victime du
péché :
p283
il se sentit, en effet, tré d' une force
spirituelle et supérieure à toutes les impulsions
du vice ; et dès ce moment, ainsi qu' il le déclara
en se confessant à maître Conrad, l' aiguillon
de la chair fut tellement dompté en lui, qu' il
n' eut plus à combattre que de légères tentations,
dont il se rendait facilement maître.
Bien d' autres âmes souffrantes et opprimées sous le
joug du péché, apprenaient à le secouer auprès des
cendres de cette jeune femme qui vivante avait su
si noblement le briser ; on nous cite surtout
parmi ceux qui venaient ainsi l' invoquer contre
leurs propres faiblesses, et qui en furent guéris,
des hommes dominés par l' orgueil, l' avarice, la
haine et la colère ; et certes ils ne pouvaient
suivre, pour sortir de leur servitude, un guide
plus fidèle que celle qui s' était toujours humiliée
au dessous de tous, qui avait donné et son avoir
et son être tout entier aux pauvres de Dieu, qui
avait passé sa vie à aimer et à pardonner.
Mais ce n' étaient pas seulement les maux de l' âme
qui trouvaient en elle une compassion efficace :
les souffrances et les infirmités physiques
qu' elle avait mis tant de sollicitude et de courage
à soulager pendant sa vie, tout en perdant avec
elle les soins affectueux et empressés dont elle
les avait entourés, gagnaient d' un autre côté
à la nouvelle et plus abondante puissance dont
Dieu l' avait investie, et possédaient désormais
en elle undecin céleste. Un touchant récit
montre combien elle fut rapidement appelée à
exercer cette puissance bienfaisante, et comment
son âme glorifiée restait fidèle à cette douce
familiarité avec les humbles et les pauvres, qui
avait répandu tant de charmes sur ses relations
d' ici-bas avec eux. Au monastère de
Reinhartsbrunn, où reposait auprès de ses aïeux
le duc Louis, il y avait un frère convers qui
exerçait l' office de meunier :
p284
il était d' une très fervente piété, et pratiquait
de grandes austérités ; entre autres il portait
une cuirasse de fer contre sa chair pour mieux
la dompter. La duchesse, dans ses fréquentes
visites à cette abbaye, avait distingué ce pauvre
frère, et lui portait, à cause de la sainteté de
sa vie, une affection toute spéciale. Un jour
qu' elle était venue prier sur le tombeau de son
bien-aimé époux, elle rencontra le frère meunier,
lui parla avec beaucoup de tendresse, et exigea
de lui la promesse qu' il y aurait entre elle et lui
une communauté et une fraternité spirituelles,
en foi de quoi elle lui tendit la main et prit
la sienne, malgré la résistance de l' humble
et simple religieux, qui rougissait dans sa
simplicité de toucher la main d' une si illustre
dame. Quelque temps après, comme il était occupé
à réparer les instrumens de son métier, une aile
du moulin le frappa inopinément et lui fracassa
tout le bras. Il souffrit cruellement de cet
accident, mais attendit avec patience qu' il plût
au seigneur de le soulager. Dans la nuit du
19 novembre, pendant que sa sainte et noble soeur
rendait à Dieu son âme prédestinée, le frère
meunier veillait et priait dans l' église de son
abbaye, tout en gémissant de la douleur que lui
causait son bras. Tout-à-coup il vit apparaître la
duchesse élisabeth revêtue d' habits royaux et
resplendissante d' une lumière inexprimable, qui lui
dit, avec sa douceur habituelle : " que
deviens-tu, mon bon frère Volkmar, et comment te
portes-tu ? " quoique effrayé et ébloui d' abord par
la clarté divine qui l' entourait, il la reconnut
et lui dit : " mais, madame, comment, vous qui
étiez ordinairement vêtue d' habits si misérables,
avez-vous aujourd' hui
p285
des robes si belles et si éclatantes ? " " ah ! "
dit-elle, " c' est que j' ai changé de condition. "
et alors elle lui prit de nouveau la main droite,
la même qu' il lui avait autrefois donnée en signe
de fraternité, et que le moulin avait brisée, et le
guérit. Cet attouchement à la partie blessée lui
ayant semblé douloureux, il s' éveilla comme d' un
songe, et trouva sa main et son bras entièrement
sains et rétablis. Il en remercia aussitôt le
seigneur et cette soeur qui avait songé tout
d' abord à lui en entrant dans le ciel.
Mais de plus grands prodiges eurent lieu près de sa
tombe dès les premiers jours qui suivirent ses
funérailles. Des malheureux, atteints par de
pénibles infirmités, des sourds, des boiteux, des
aveugles, des insens, des lépreux, des
paralytiques, qui étaient venus peut-être, la
croyant vivante encore, implorer sa générosité,
s' en retournaient entièrement guéris après avoir
prié dans la chapelle elle reposait. Les récits
contemporains nous ont conservé le détail
authentique de ces guérisons : nous n' en citerons
qu' une seule, telle qu' elle fut racontée sous la
foi du serment aux juges apostoliques : elle
donnera une idée des autres. Un homme de Marbourg,
nommé Henri, et âgé de quarante ans, avait depuis
quelque temps la vue si faible, qu' en marchant il
prenait souvent les champs de blé pour le grand
chemin, ce qui lui attirait les moqueries de ses
camarades. Enfin il devint tout-à-fait aveugle, et
fut obligé de se laisser conduire partout où il
voulait aller. Il se fit alors mener au tombeau
de celle qu' on appelait déjà l' heureuse
élisabeth , et lui
p286
fit un voeu, en lui offrant deux cierges. Les juges
lui demandèrent de quelles paroles il s' était
servi pour l' invoquer, il leur répéta les
suivantes : " chère dame sainte élisabeth, guéris
mes yeux, et je serai toujours ton fidèle
serviteur, et je paierai chaque année de ma vie
deux deniers à tonpital. " et aussitôt la vue
lui revint, plus claire qu' il ne l' avait jamais
eue. C' était le quinzième jour après la mort de la
sainte.
Plus le bruit de ces prodiges sepandait dans les
environs de Marbourg, et plus on voyait s' accroître la
foule des malheureux de toute sorte qui venaient
solliciter la guérison de leurs maux divers :
la miséricorde divine ne faisait pas défaut à la
foi du peuple chtien, et chaque jour elle
accordait aux prières de ceux qui prenaient
élisabeth pour avocate, des grâces plus
nombreuses et plus évidentes. Maître Conrad,
attentif aux éclatans résultats d' une vie dont il
se sentait en quelque sorte responsable, et dont il
pouvait s' arroger à juste titre une partie de la
gloire, n' hésita pas à faire connaître au pape
Grégoire Ix les merveilles dont la puissance
divine entourait le tombeau de la glorieuse
défunte, et la vénération toujours croissante du
peuple, en lui proposant de constater et de
déclarer solennellement ses droits à l' invocation
des fidèles. L' illustre pontife, qui malgré ses
quatre-vingt-dix ans avait le coeur tout jeune
d' amour et de sollicitude pour l' honneur de Dieu
et de l' église, qui avait déjà eu le bonheur de
canoniser saint François D' Assise, et qui en
cette même année avait inscrit àté de lui dans
le ciel son plus illustre disciple, saint Antoine
De Padoue, répondit à la proposition de Conrad
avec un affectueux empressement ; mais en même
temps avec une apostolique prudence. " nous avons
appris par ta lettre " , lui écrivit-il, " cher fils
Conrad, avec des larmes d' une douce joie, comment
ce glorieux ouvrier, dont rien ne limite la
puissance, a béni sa servante élisabeth d' illustre
moire, en
p287
son vivant notre très chère fille en Jésus-Christ
et duchesse de Thuringe ; comment de faible et
fragile qu' elle était par la nature, il l' a rendue
par le don de sa grâce robuste et inébranlable dans
le culte de son nom divin ; et comment, après l' avoir
admise dans l' assemblée des saints, il manifeste
par des signes glorieux la béatitude qu' il lui a
accordée. " toutefois, le pontife se souvenant que
tout ce qui reluit n' est pas or , et voulant
lever tous les doutes des esprits soupçonneux,
ordonna à l' archevêque de Mayence, à l' ab
d' Eberbach, et à maître Conrad, de recueillir des
témoignages publics et solennels sur tout ce qui,
dans la vie de la duchesse, avait pu être agréable
à Dieu et aux hommes, ainsi que sur les miracles
qui avaient suivi sa mort, et après avoir rédigé
par écrit ces diverses dépositions, et les avoir
munies de leurs sceaux, de les envoyer à Rome par
des messagers fidèles. Il prescrivit en même temps
l' ordre et la thode qu' il fallait suivre dans
l' examen des témoins, avec un soin et un esprit de
détail qui prouvent toute la sollicitude et la sage
serve avec laquelle il entamait cette délicate
matière.
Cependant l' archevêque Sigefroi de Mayence, dans le
diocèse duquel étaient situés la ville de Marbourg
et le tombeau d' élisabeth, avait été également
frappé par les merveilles que la bonté divine
faisait éclater au sein de son troupeau. à la
prière de maître Conrad, et d' après une révélation
qui lui fut faite dans une vision, il se rendit
à Marbourg et y consacra solennellement, le jour
de la fête de saint-Laurent (10 août 1232), deux
autels que les fidèles avaient construits en
l' honneur d' élisabeth dans l' église même elle
était
p288
enterrée. Une immense multitude s' y était
rassemblée, tant pour assister à cette cérémonie
que pour écouter le sermon que maître Conrad
devait prononcer en l' honneur de son illustre
pénitente. Pendant que celui-ci prêchait, il lui
vint à l' esprit qu' il ne pourrait jamais y avoir
d' occasion plus favorable pour satisfaire aux
voeux du souverain pontife, et aussitôt, sans y
avoir plus long-temps réfléchi, il enjoignit à tous
ceux qui, parmi les auditeurs, auraient obtenu
quelque guérison ou faveur céleste par l' invocation
de la duchesse, de se psenter avec leurs témoins
le lendemain à l' heure de prime, devant l' archevêque
de Mayence et les autres prélats qui étaient
venus assister à la dédicace des autels. L' heure
fixée, on vit arriver un nombre considérable de
personnes qui affirmaient tous qu' ils avaient reçu
des grâces par l' intercession d' élisabeth ;
l' archevêque étant pressé de retourner à cause de
certaines affaires très importantes, se borna à
faire écrire les faits les plus remarquables et les
mieux avérés : il ne put les sceller, pas plus que
les autres prélats, parce qu' ils n' avaient pas
leurs sceaux avec eux. Maître Conrad copia mot
à mot toute cette série de dépositions, en
recueillit lui-même plusieurs autres toujours sous
la foi du serment, et après avoir relu l' ensemble
à l' archevêque de Mayence et à l' abbé d' Eberbach,
qui n' y trouvèrent rien à changer, il l' envoya au
pape en y ajoutant un résumé de la vie d' élisabeth
d' après ses propres souvenirs. Ce précieux monument
nous a été conservé, et forme la source la plus
ancienne où doive puiser l' historien de la
sainte.
p289
Cette première énumération des miracles, transmise
par maître Conrad, contient la narration
détaillée de trente-sept guérisons subites et
surnaturelles, rédigée conformément aux ordres du
pape, avec les détails les plus pcis sur les
lieux, les dates et les personnes, ainsi que sur
les formules de prières qui avaient été employées.
La plupart de ces récits sont empreints, à nos yeux
du moins, du plus touchant intérêt. On y voit que
les infortunés qui avaient recours à elle, lui
parlaient toujours le tendre et familier langage
que son extrême douceur et humilité avait autori
pendant sa vie : " chère sainte élisabeth, " lui
disait-on, " guéris ma jambe, et je serai toujours
ton zélé serviteur... " ou bien " sainte dame et
duchesse élisabeth, je te recommande ma pauvre
fille. " " ô bienheureuse élisabeth " , s' écriait une
pauvre mère en ensevelissant le corps de son fils
qui venait de mourir, " pourquoi ai-je perdu ainsi
mon fils ? Viens donc à mon secours, et fais-le
revivre. " un instant après le pouls de l' enfant
recommença à battre ; il revint à la vie, et après
avoir long-temps essayé de parler, il dit vers
minuit "suis-je ? Bien-aimée. " il ne reconnaissait
pas encore sa mère.
Une autre pauvre mère, dont la fille était depuis
cinq ans atteinte des plus cruelles infirmités,
entre autres d' énormes tumeurs sur le dos et la
poitrine, la fit porter au tombeau d' élisabeth,
et y resta avec elle deux jours en prières. Au
bout de ce temps voyant que ses prières n' étaient
pas exaucées, elle murmura hautement contre la
sainte, en disant : " puisque tu ne m' as pas
exaucée, je détournerai tout le monde de venir à
ton sépulcre. " elle partit ensuite de Marbourg
vivement irritée ; mais après avoir fait un mille
p290
et demi, les cris et la douleur de sa fille
l' obligèrent de s' arrêter auprès d' une fontaine
dans le village de Rosdorf ; l' enfant s' y
endormit quelques instans, et lorsqu' elle
s' éveilla, elle dit qu' elle avait vu venir à elle
une belle dame dont le visage était tout
resplendissant, et dont les mains étaient toutes
blanches et fines, et qu' elle avait doucement
passé ses mains sur les parties les plus
douloureuses de son corps en lui disant :
" lève-toi et marche. " et aussitôt la jeune fille
s' écria : " ô ma mère, voici que je me sens
délivrée dans tout mon corps ! " elles retournèrent
ensemble au tombeau pour y rendre grâces à la
sainte, et y laissèrent le panier où la malade avait
été apportée.
Un jeune homme, dont les jambes étaient paralysées,
et qui avait en outre une cruelle douleur à l' épine
dorsale, se fit transporter dans un chariot au
tombeau de la duchesse, où le mal qu' il avait au
dos fut guéri, et comme on le ramenait chez lui,
il dit : " sainte élisabeth, je ne retourne plus
chez toi, à moins que par ta miricorde je ne
puisse y aller sur mes pieds ; mais j' irai bien
si tu me donnes cette grâce. " quelques jours après,
à la fête de la toussaint, il se sentit guéri
complétement et put accomplir son voeu.
Nous nous arrêtons, presque à regret, dans ces
cits qui sont des témoignages si précieux de la
foi et des moeurs de cette époque. Ce recueil des
dépositions ne put être terminé que dans les
premiers mois de l' année de 1233, et son envoi
à Rome fut retardé par des causes qui nous sont
restées inconnues. Avant qu' il eût lieu, Conrad
avait péri, victime de son zèle pour la foi. La
hardiesse avec laquelle il accusait et poursuivait
les seigneurs et les princes les plus puissans,
lorsque leur foi lui semblait suspecte, avait
depuis long-temps
p291
excité contre lui des haines et des rancunes
redoutables, que la sévérité excessive et peut-être
l' injustice de quelques uns de ses arrêts
augmentaient chaque jour. Le 30 juillet 1233,
comme il revenait de Mayence à Marbourg, il fut
surpris près du village de Kappel, par plusieurs
chevaliers et vassaux du comte de Sayn, qu' il
venait d' accuser d' résie : ils fondirent sur lui
et l' égorgèrent. Les assassins voulurent épargner
son disciple et compagnon, frère Gérard,
franciscain ; mais celui-ci s' opposa à leur
dessein, et embrassa si fortement le corps de son
maître, qu' il leur fut impossible de tuer l' un
sans l' autre. Les corps de Conrad et de son ami
furent transportés à Marbourg, au milieu des
regrets du peuple. Il fut enterdans la même
chapelle que la sainte duchesse, sa fille en
Jésus-Christ, et à peu de distance de sa pierre
pulcrale.
La mort de Conrad, qui avait veillé aussi
fidèlement à la gloire posthume d' élisabeth qu' à
son salut, pendant qu' elle vivait encore, fut un
grand obstacle pour la canonisation que beaucoup
de fidèles avaient désirée et espérée. Les pièces
qu' il avait rassemblées furent négligées ou
perdues, et le zèle qu' on avait témoigné pour cet
intérêt populaire, commença à se ralentir.
Toutefois le seigneur ne tarda pas à susciter un
nouveau etlé défenseur de la gloire de son
humble servante, et là même cette protection
semblait la plus inattendue. Des deux frères que
le duc Louis, mari d' élisabeth, avait laissés
et dont nous avons vu l' indigne conduite envers
leur belle-soeur, l' un, Henri, gouvernait les
duchés pendant la minorité du jeune Hermann, fils
de Louis ; l' autre, Conrad, se livrait sans
frein aux violences que pouvaient lui suggérer toutes
p292
les passions de la jeunesse. En 1232, à l' occasion
d' une pénitence infligée par l' archevêque de
Mayence à l' abbé de Reinhartsbrunn, protégé
naturel de la maison de Thuringe, le landgrave
Conrad fut tellement irrité contre le prélat,
qu' il courut sur lui en plein chapitre, à Erfurt,
le prit par les cheveux, le renversa par terre, et
l' aurait certainement poignardé, si ses serviteurs
ne l' en eussent empêché. Mais non content de ces
excès, il se mit à ravager les possessions du
siége de Mayence, et assiégea, entre autres lieux,
la ville de Fritzlar. Il la prit d' assaut, et pour
se venger des dérisions qu' il avait eu à essuyer
de la part des bourgeois pendant le siége, il y
fit mettre le feu qui consuma la ville toute
entière avec ses églises, ses couvens et une grande
partie des habitans.
Il se retira ensuite en son château de Tenneberg,
près Gotha, où la main de Dieu ne devait pas
tarder à le toucher. Un jour il y vit arriver une
fille de joie, qui semblait tombée dans la plus
profonde misère, et qui venait lui demander
l' aumône. Le landgrave lui ayant reproché très
durement l' infamie de sa profession, l' infortunée
lui répondit que c' était la misère seule qui l' y
avait forcée, et lui fit un tableau si déchirant
de cette mire, qu' il en fut ému au point de
lui promettre de subvenir dorénavant à tous ses
besoins, à condition qu' elle renoncerait à sa vie
criminelle. Cet incident produisit une profonde
impression sur son âme ; il passa la nuit suivante
toute entière dans une agitation extrême, en
fléchissant combien il était plus coupable que
cette malheureuse qu' il avait insultée, et que la
seule pauvreté avait poussée dans le vice, tandis
que lui riche et puissant, faisait un si grand
abus de tous les dons de Dieu. Le lendemain
matin il communiqua ses pensées à plusieurs de
ses compagnons d' armes et de violence, et apprit
avec surprise qu' ils avaient été agités par les
mesflexions : ils regardèrent aussitôt cette
voix intérieure et simultanée comme un
avertissement du ciel, et résolurent de faire
pénitence et de changer de vie. Ils s' en allèrent
d' abord pieds nus à unlerinage voisin, à
Gladenbach, et de là à
p293
Rome pour obtenir du papeme l' absolution de leurs
péchés.
Arrivé à Rome (1233), le duc donna l' exemple de la
pénitence la plus sincère et d' une fervente piété.
Tous les jours il recevait à sa table vingt-quatre
pauvres qu' il servait lui-même. Le pape lui donna
l' absolution en lui imposant pour condition de se
concilier avec l' archeque de Mayence et tous
ceux à qui il avait fait tort, de construire et de
doter un monastère au lieu de ceux qu' il avait
brûlés, de faire publiquement amende honorable
sur les ruines de Fritzlar, et enfin d' entrer
lui-même dans un ordre religieux. Pendant qu' il se
rapprochait ainsi de Dieu, le souvenir de son
humble et sainte belle-soeur, de cette élisabeth
qu' il avait méconnue et persécutée, lui revint
aussi dans la mémoire : il résolut d' expier ses
torts envers elle en travaillant à propager sa
gloire ; et dans les entretiens qu' il eut avec
le souverain pontife, il lui parla en tail de sa
grande sainteté, et insista vivement sur sa
canonisation.
à peine revenu en Allemagne (1234), il s' empressa
d' accomplir toutes les conditions de son absolution.
Il se rendit à Fritzlar, où ceux qui avaient
échappé au massacre des habitans, étaient revenus
chercher un refuge auprès des ruines du principal
monastère : il se prosterna tout de son long devant
eux, et les supplia pour l' amour de Dieu de lui
pardonner tout le mal qu' il leur avait fait. Il
fit ensuite une procession pieds nus et une
discipline à la main, il s' agenouilla devant la
porte de l' église et tendit la discipline à la
foule des assistans, en invitant tous ceux qui
voudraient à la prendre et à l' en frapper. Une
seule vieille femme obéit à cette invitation, et lui
donna plusieurs coups sur le dos, qu' il endura
avec patience. Il fit imdiatement reconstruire le
monastère et l' église, et y établit des chanoines,
en même temps qu' il concédait à la ville de
Fritzlar d' importans priviléges. Il se rendit
ensuite à Eisenach, où de concert avec son frère
Henri, il fonda un couvent de frères prêcheurs,
sous l' invocation de saint Jean, mais à l' intention
spéciale de sa
p294
belle-soeur élisabeth, et pour se purifier ainsi
d' avoir été complice des cruelles douleurs qu' elle
avait eu à souffrir dans cette même ville
d' Eisenach, lors de son expulsion de la Wartbourg.
à dater de ce moment il se dévoua aux intérêts de sa
gloire avec leme zèle que le défunt Conrad.
S' étant décidé à entrer dans l' ordre teutonique,
il prit l' habit et la croix de l' ordre dans
l' église même de l' hôpital de saint-François,
fondé par élisabeth à Marbourg : il fit confirmer
par son frère la donation qu' élisabeth avait
faite de cet hôpital et des biens qui en
dépendaient, à ces moines-chevaliers, et y
ajouta toutes ses propres possessions en Hesse et
en Thuringe. Il obtint en outre, que cette
donation fût sanctionnée par le pape, et que cet
pital, devenu un des chefs-lieux de l' ordre
teutonique, fut exempt de toute juridiction
épiscopale et doté de plusieurs autres droits
et progatives, le tout en l' honneur de la
duchesse élisabeth qui y reposait, afin, était-il
dit dans sa supplique au pape, que ce corps sacré,
déjà célèbre par la vénération des fidèles, jouisse
du privilége de la liberté.
Cependant il insistait surtout auprès du pontife
pour obtenir une reconnaissance solennelle de la
sainteté de sa belle-soeur, et des grâces nombreuses
que Dieu accordait chaque jour à son
intercession. Le pape céda enfin à ses instances,
et voulant, dit un contemporain, que la pieuse
simplicité de l' église militante ne fût pas
trompée, si les faits avancés n' étaient pas prous,
mais aussi que l' église triomphante ne fût point
frustrée de sa gloire, si la vérité se trouvait
d' accord avec la renommée ; il chargea par un bref
p295
daté du 5 des ides d' octobre de l' année 1234,
l' évêque de Hildesheim et les abbés Hermann de
Georgenthal, et Raymond de Herford, de procéder
à un nouvel examen des miracles attribués à
élisabeth. Dans ce bref, il ordonnait aux trois
commissaires de lui envoyer les résultats de
l' examen dont il avait autrefois char
l' archevêque de Mayence et maître Conrad, et dans
le cas ils ne trouveraient pas ces pièces, de
recueillir par écrit les dépositions des mêmes
témoins et de tous autres, et de les lui faire
parvenir dans le délai de cinq mois après la
ception de sa lettre. L' évêque et ses collègues,
dociles aux ordres du souverain pontife, firent
publier dans tous les diocèses circonvoisins le
bref, en indiquant un jour tous les fidèles
qui avaient connaissance de quelque guérison
obtenue par les prières de la duchesse, eussent
à se trouver à Marbourg, pour en déposer avec
l' attestation de leurs prélats et curés. Au jour
fixé, les commissaires apostoliques se rendirent
eux-mêmes à Marbourg, où ils trouvèrent réunis
plusieurs milliers de personnes venues de toutes
les parties de l' Europe ; ils s' adjoignirent
plusieurs abbés de Cîteaux et de Prémontré, un
grand nombre de prieurs et de frères mineurs et
prêcheurs, de chanoines réguliers de l' ordre
teutonique, et d' autres hommes doctes et prudens.
Les témoins vinrent déposer, après avoir prêté
serment, devant cet imposant tribunal ; leurs dires
furent scrupuleusement pesés et examinés par des
légistes et des professeurs de droit.
On ne trouve pas les noms des témoins qui se
présentèrent cette fois, à l' exception des quatre
suivantes de la duchesse, Guta, qui lui avait été
attachée alors qu' elle n' avait encore que cinq ans,
p296
Ysentrude, sa confidente et sa meilleure amie,
élisabeth et Irmengarde, qui l' avaient servie
pendant son séjour à Marbourg. Ce fut alors
qu' elles vinrent raconter toutes les quatre ce
qu' elles savaient sur la vie de leur maîtresse ;
ces inappréciables récits nous ont été conservés
dans leur entier, et nous ont fourni la plupart
des traits intimes et touchans de cette narration.
Lespositions de la plupart des autres témoins
portaient sur les miracles obtenus par son
intercession ; parmi le nombre immense qu' on en
rapporte, il faut remarquer la résurrection de
plusieurs morts. Cent vingt-neuf dépositions
furent jugées dignes d' être recueillies, transcrites
et munies des sceaux de l' évêque de Hildesheim
et des autres prélats et abbés, pour être envoyées
à Rome. L' abbé Bernard de Buch, Salomon
Magnus, frère prêcheur, et frère Conrad, de
l' ordre teutonique, ci-devant landgrave, et
beau-frère de la défunte, furent désignés pour
porter au pape le résultat de l' examen qu' il avait
prescrit, ainsi que de celui qu' avait fait trois
ans auparavant maître Conrad. Ils étaient en même
temps porteurs des lettres d' un grand nombre
d' évêques et d' abbés, de princes, de princesses et
de nobles seigneurs, qui suppliaient tous
humblement le re commun des fidèles, d' assurer la
nération de la terre à celle qui recevait déjà
les félicitations des anges, et de ne pas souffrir
que cette vive flamme de céleste charité, allumée
par la main de Dieu pour servir d' exemple au
monde, fût obscurcie par les nuages dupris, ni
étouffée sous le boisseau de l' hérésie.
CHAPITRE 32
p297
Comment la chère sainte élisabeth fut canonisée
par le pape Grégoire ; et de la grande joie et
nération des fidèles d' Allemagne lors de
l' exaltation de ses reliques à Marbourg.
Au printemps de l' année 1235, le pape était à
Pérouse, dans la ville même où sept années
auparavant il avait canonisé saint François
D' Assise, lorsque le pénitent Conrad revint auprès
de lui, avec les autres envoyés, le supplier
d' inscrire dans le ciel, à côté du re Séraphique,
la jeune et humble femme qui avait été en
Allemagne sa fille première née et la plus
ardente de ses disciples. Le bruit de leur arrivée
fit beaucoup d' impression sur le clergé et le
peuple. Le pontife ouvrit leurs lettres en présence
des cardinaux et des principaux prélats de la cour
romaine et d' une foule de prêtres qui s' étaient
assemblés pour les entendre : il leur communiqua
tous les détails transmis sur la vie d' élisabeth
et sur les miracles qui lui étaient attribués.
Ils furent grandement émerveillés, nous dit-on,
et émus jusqu' aux larmes par tant d' humilité, tant
d' amour des pauvres et de la pauvreté, tant de
merveilles produites
p298
par la grâce d' en haut. Cependant le pape résolut de
mettre la plus grande sévérité dans l' examen de ces
miracles : il y fit procéder avec toute la
maturité qui le caractérisait, et en observant
scrupuleusement toutes les formalités requises
pour dissiper le moindre vestige de doute. Les
soins et l' exactitude que l' on apporta à cette
discussion furent si remarquables qu' elle a
rité d' être citée comme modèle, à cinq siècles
de distance, par un des plus illustres successeurs
de Grégoire Ix, par Benoît Xiv. Mais toutes ces
précautions ne servirent qu' à rendre la rité plus
incontestable et plus éclatante ; plus l' examen fut
vère, tant à l' égard des faits que des personnes,
et plus la certitude fut complète ; et pour nous
servir du langage des récits contemporains, le soc
de l' autorité apostolique, en sillonnant ce champ
inexploré, y mit au jour un immense trésor de
sainteté : on vit clairement que le filet du
seigneur avait retiré cette chère élisabeth du
milieu des flots et des tempêtes de la tribulation
terrestre et l' avait déposée sur le rivage de
l' éternel repos.
Dans un consistoire présidé par le souverain pontife,
et auquel assistaient les patriarches d' Antioche
et de Jérusalem et un grand nombre de cardinaux,
on donna lecture des pièces officiellement
constatées sur la vie et la sainteté d' élisabeth ;
et tous d' un commun accord déclarèrent qu' il ne
fallait plus tarder à inscrire authentiquement
dans le catalogue des saints sur la terre, ce
glorieux nom,
p299
déjà inscrit dans le livre de vie, comme l' avait
magnifiquement proule seigneur.
On fit ensuite cette même lecture devant le peuple,
dont la piété en fut profondément émue, et qui,
ravi d' admiration, s' écria tout d' une voix :
" canonisation, très saintre, canonisation, et
sans délai. " le pape n' eut pas de peine à céder
à cette pressante unanimité, et pour donner plus
d' éclat à la cérémonie de la canonisation, il
décida qu' elle aurait lieu le jourme de la
pentecôte (26 mai 1235).
Le duc Conrad, dont le zèle ne pouvait être que
redoublé par le succès de ses efforts, se chargea
de tous les préparatifs nécessaires à cette
imposante solennité.
Le jour de cette grande fête étant arrivé, le pape
accompagné des patriarches, des cardinaux et des
prélats, et suivi de plusieurs milliers de fidèles
se rendit en procession au couvent des
dominicains, à Pérouse ; des trompettes et
d' autres instrumens annonçaient cette marche
solennelle : tous, depuis le pape jusqu' aux
derniers du peuple, portaient des cierges que le
landgrave avait distribués à ses frais. La
procession étant arrivée à l' église et les
rémonies préparatoires étant accomplies, le
cardinal diacre assistant du pape, lut à haute
voix aux fidèles un récit de la vie et des
miracles d' élisabeth, au milieu des acclamations
du peuple, et des larmes de sainte joie et de pieux
enthousiasme qui coulaient par torrens des yeux
de tous ces fervens chrétiens, heureux et
transportés d' avoir une si tendre et si puissante
amie de plus dans le ciel. Ensuite le pape exhorta
tous les assistans à prier, comme il allait
p300
prier lui-même, pour que Dieu ne lui pert point
de se tromper dans cette affaire. Après que tout
le monde se fut agenouillé et eut prié à cette
intention, le pape entonna l' hymne (...), qui fut
chanté en entier par l' assemblée. L' hymne terminé
le cardinal diacre à droite du pape, dit : (...),
et aussitôt le pape et tout le peuple
s' agenouillèrent et prièrent à voix basse pendant
un certain temps. Le cardinal diacre de gauche dit
ensuite : (...), et alors le pape étant assis sur
son trône, la mitre en tête, déclara sainte la
chère élisabeth, en ces termes :
" en l' honneur de Dieu tout puissant, le père, le
fils et le saint-esprit, pour l' exaltation de la
foi catholique et l' accroissement de la religion
chrétienne, par l' autorité de ce même Dieu tout
puissant, par celle des bienheureux apôtres Pierre
et Paul, et par la tre, et avec le conseil de
nos frères, nous déclarons et définissons
qu' élisabeth d' heureuse mémoire, en son vivant
duchesse de Thuringe, est sainte et doit être
inscrite au catalogue des saints ; nous l' y
inscrivons, et nous ordonnons en même temps que
l' église universelle célèbre sa fête et son office
avec solennité et dévotion chaque ane, au jour
de sa mort, le treize des calendes de décembre.
En outre par la même autorité nous accordons à
tous les fidèles vraiment pénitens et confessés,
qui visiteront
p301
son tombeau à pareil jour, une indulgence d' une
année et quarante jours. "
le son des orgues et de toutes les cloches
accueillit les dernières paroles du pontife, qui
bientôt, ayant déposé sa mitre, entonna le
cantique de joie (...) qui fut chanté par
l' assistance avec une harmonie et un enthousiasme
propres à ébranler les cieux. Un cardinal diacre
dit ensuite à haute voix : priez pour nous,
sainte élisabeth, alleluia, et le papecita
la collecte ou l' oraison en l' honneur de la
nouvelle sainte, qu' il avait composée lui-même.
Enfin le cardinal diacre dit le confiteor , en
insérant le nom d' élisabeth immédiatement après
ceux des apôtres ; et le pape donna l' absolution
et bénédiction habituelle en faisant également
mention d' elle au lieu où il est parlé des mérites
et des prières des saints. La messe solennelle fut
aussitôt célébrée : à l' offertoire trois des
cardinaux juges firent successivement les offrandes
mystérieuses des cierges, du pain et du vin, avec
deux tourterelles, comme symboles de la vie
contemplative et solitaire, deux colombes comme
symbole de la vie active, mais pure et fidèle, et
en dernier lieu une cage de petits oiseaux qu' on
laissa s' envoler en liberté vers le ciel, comme
symbole du vol des âmes saintes vers Dieu.
Dans le couvent même des dominicains derouse,
cette cérémonie avait été célébrée, on éleva
aussitôt en l' honneur de la sainte nouvelle un
autel que le souverain pontife dota d' une indulgence
de trente jours pour tous ceux qui viendraient y
prier. Ce fut ainsi
p302
le premier lieu du monde où le culte de la chère
sainte élisabeth fut officiellement célébré, et
depuis les religieux de ce couvent ont toujours
honoré par de très grandes solennités le jour de sa
fête, en y chantant son office avec les mêmes
lodies que l' office de leur père saint Dominique.
Pour fêter encore cet heureux jour, le bon duc
Conrad invita à sa table trois cents religieux,
et envoya du pain, du vin, des poissons et des
laitages à beaucoup de couvens des environs, aux
ermites, aux recluses, et notamment aux pauvres
clarisses, à qui la nouvelle sainte semblait devoir
servir de patrone spéciale dans le ciel, après
avoir été leur rivale sur la terre. En outre, il
fit distribuer à plusieurs milliers de pauvres,
à tous ceux, sans distinction, qui lui demandaient
l' aumône, des secours abondans en viande, en pain,
en vin et en argent, non pas en son propre nom,
mais au nom de l' ordre teutonique, et spécialement
en l' honneur de celle qui avait été envers tous les
pauvres d' une générosité si prodigue. C' était
certes, le meilleur moyen de lui rendre hommage ;
celui qui eût le plus souri à sa tendre sollicitude.
On se figure avec une douce émotion l' allégresse
de tous ces pauvres mendians, à qui la renome
de la royale et sainte étrangère venait se révéler
par une voie si bienfaisante. Cette générosité de
Conrad plut tellement au pape, qu' il l' invita à sa
table, ce qui était une très grande distinction,
et le plaça à ses côtés, tandis qu' il faisait
magnifiquement traiter toute sa suite. Lorsqu' il
prit ensuite congé pour retourner en Allemagne,
le pontife lui accorda toutes les grâces qu' il
demandait au nom de beaucoup detitionnaires
depuis long-temps en instance ; puis il lui donna
sa bénédiction et l' embrassa en pleurant beaucoup.
Le 1 er de juin de la même année 1235, le pape publia
la bulle de
p303
canonisation, qui fut aussitôt envoyée aux princes
et aux évêques de toute l' église. En voici la
teneur :
Grégoire evesque, serviteur des serviteurs de
Dieu... etc.
p308
à peine cette bulle eut-elle été publiée, que le
pape semble avoir éprouvé le besoin d' exprimer ses
sentimens d' amour et d' admiration pour la nouvelle
sainte, d' une manière plus intime et plus spéciale
encore : en cherchant à qui il pourrait s' adresser
pour décharger son coeur des émotions qui le
remplissaient, il songea à écrire à une souveraine
qu' il chérissait vivement, à cause de sa piété et
de son dévouement au saint siége ; c' était
Béatrice, fille de Philippe, roi des romains,
et femme de Ferdinand Iii, roi de Castille et
de Léon, depuis canonisé. Dès le 7 juin il lui
adressa une longue épître où il lui vantait les
vertus d' élisabeth, qu' il rehaussait par de
nombreuses applications de l' écriture sainte.
" ces jours-ci, " lui disait-il, " il nous a été
présenté, selon l' expression de Jésus, fils de
Sirach, un vase admirable, oeuvre du très haut,
destiné à servir de fournaise de charité par
l' ardeur de ses bonnes oeuvres. Ce vase d' élection
et consacré au seigneur, n' est autre que sainte
élisabeth, dont le nom s' interprète par
rassasiement de Dieu , parce qu' elle a tant
de fois rassasié Dieu dans les personnes de ses
pauvres et de ses malades. Elle a nourri le
seigneur avec trois pains, qu' elle a empruntés à
son ancien ami dans la nuit de sa tribulation, le
pain de la vérité, le pain de la charité, et le
pain du courage... cette élisabeth, tant amoureuse
de la félicité éternelle, a servi sur la table du
maître de la terre et du ciel trois mets précieux,
p309
en repoussant tout ce qu' il défend, en obéissant à
tout ce qu' il ordonne, en accomplissant tout ce
qu' il conseille... oui, c' est bien d' elle dont il
est écrit : vase admirable, oeuvre du très
haut. vase admirable par la vertu de son
humilité, l' abjection de son corps, la tendresse de
sa compassion, et que tous les siècles aussi
admireront ! ... ô vase d' élection, vase de
miséricorde ! Tu as offert aux tyrans et aux grands
de ce monde le vin de la vraie componction ! Voilà
déjà l' un d' entre eux, ton frère Conrad,
ci-devant landgrave, encore jeune, et chéri du
monde et des hommes, mais que tu as tellement
enivré de cette boisson sacrée, qu' il foule aux
pieds toutes les dignités, et que rejetant tout
jusqu' à sa tunique, il s' est échappé tout nu des
mains des impies qui crucifient le seigneur, pour
se réfugier dans l' asile de la croix, dont il a
posé le sceau sur son coeur ! Voilà encore ta
soeur, la vierge Ags, fille du roi de Bohême,
que tu as aussi enivrée de cette même boisson, et
qui, dans un âge si tendre, a fui les
magnificences impériales qu' on lui offrait, comme
des reptiles vénéneux, et saisissant la
triomphante bannière de la croix, s' élance au
devant de son époux, accompagnée d' un choeur de
vierges sacrées... oeuvre du très haut ! Oeuvre
nouvelle que le seigneur a faite sur la terre,
puisque sainte élisabeth a enveloppé le seigneur
Jésus-Christ dans son coeur, puisque, par son
amour, elle l' a conçu, elle l' a mis au monde, elle
l' a nourri... le diable, notre ennemi, a élevé
deux grands murs pour voiler à nos yeux l' éclat de
la lumière éternelle ; savoir : l' ignorance dans
notre esprit, et la concupiscence dans notre
chair... mais sainte élisabeth, réfugiée dans
l' asile de son humilité, a renverce mur
d' ignorance, et dissipé ces nuages de l' orgueil,
de manière à jouir de l' inaccessible clarté : elle
a déraciné la vigne de la concupiscence et mis un
p310
frein à toutes ses affections, de manière à trouver
le véritable amour... aussi elle est dé
introduite par la vierge mère de Dieu dans le lit
de sonleste époux, elle estnie entre toutes
les femmes et couronnée d' un diadême de gloire
ineffable ; et tandis qu' elle réjouit l' église
triomphante par sa présence, elle glorifie
l' église militante par l' éclat de ses miracles...
très chère fille en Jésus-Christ, nous avons
voulu mettre devant toi l' exemple de sainte
élisabeth, comme la perle la plus précieuse, pour
deux motifs : d' abord afin que tu te regardes
souvent dans ce miroir, pour voir s' il ne se cache
rien dans les recoins de ta conscience qui puisse
offenser les yeux de la majesté divine : ensuite
afin qu' il ne te manque rien de ce qui est exigé
pour la parure d' une épouseleste, et afin que,
quand tu seras invitée à paraître devant Assuérus,
c' est-à-dire le roi éternel, il te voie ornée de
toutes les vertus, et revêtue de bonnes oeuvres.
Donà Perouse, le 7 des ides de juin, dans la
neuvième année de notre pontificat. "
la bulle de canonisation arriva aussitôt en
Allemagne et y fut reçue avec enthousiasme. Il
paraît qu' elle fut d' abord publiée à Erfurt, où
l' on célébra à cette occasion une fête qui dura
dix jours, et pendant laquelle on fit aux pauvres
d' immenses distributions. L' archevêque Sigefroi
de Mayence, fixa aussitôt un jour pour
l' exaltation et la translation du corps de la
sainte, et en différa l' époque jusqu' au printemps
suivant, pour donner aux évêques et aux fidèles
d' Allemagne le temps de se rendre à Marbourg
pour y assister. Le 1 er mai 1236 fut désigné à
cet effet. Aux approches de ce jour la petite
ville de Marbourg et ses environs furent inondés
par une foule immense de fidèles de tous les rangs,
s' il faut en croire les
p311
historiens contemporains, douze cent mille
chrétiens se trouvèrent réunis par la foi et la
ferveur autour du tombeau de l' humble élisabeth.
Toutes les nations, toutes les langues y semblaient
représentées. Beaucoup de pélerins des deux sexes
étaient venus de la France, de la Bohême, et de
sa patrie, la lointaine Hongrie. Ils
s' émerveillaient eux-mêmes de leur grand nombre en
s' abordant et se disaient que pendant des siècles
on n' avait jamais vu tant d' hommes réunis, que pour
honorer la chère sainte élisabeth. Toute la
famille de Thuringe y était naturellement
assemblée : la duchesse Sophie, sa belle-mère, et
les ducs Henri et Conrad, ses beaux-frères,
heureux de pouvoir expier par ce solennel hommage
les torts qu' elle leur avait si noblement
pardonnés. Ses quatre petits enfans y étaient aussi
avec une foule de princes, de seigneurs, de prêtres,
de religieux et de prélats. On remarquait parmi
ceux-ci, outre l' archevêque Sigefroi de Mayence
qui présidait à la cérémonie, les archevêques de
Cologne, de Trèves et de Brême, les évêques de
Hambourg, de Halberstadt, de Mersebourg, de
Bamberg, de Worms, de Spire, de Paderborn et de
Hildesheim. Enfin l' empereur Frédéric Ii, alors
au comble de sa puissance et de sa gloire,
concilié avec le pape, récemment uni à la jeune
Isabelle d' Angleterre, si célèbre par sa beauté,
l' empereur lui-même suspendit toutes ses
occupations et ses expéditions militaires pourder
à l' attrait qui entraînait à Marbourg tant de ses
sujets, et vint rendre un solennel hommage à celle
qui avait dédaigné sa main pour se donner à Dieu.
Les religieux teutoniques ayant appris l' arrivée de
l' empereur, crurent qu' il serait impossible de
déterrer le corps de la sainte en sa
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présence, et résolurent de devancer le jour fixé.
Trois jours auparavant le prieur Ulric, accompag
de sept frères, entra de nuit dans l' église où elle
reposait, et après avoir soigneusement fermé toutes
les portes, ils ouvrirent le caveau où était sa
tombe. à peine la pierre qui le fermait eut-elle
été soulevée qu' un délicieux parfum s' exhala de
ses dépouilles sacrées ; les religieux furent
pénétrés d' admiration pour ce gage de miséricorde
divine, d' autant plus qu' ils savaient qu' on l' avait
ensevelie sans arômes ni parfums quelconques. Ils
trouvèrent ce saint corps tout entier, sans
l' apparence de corruption, quoiqu' il eût été près
de cinq ans sous terre. Elle avait encore les mains
pieusement jointes en forme de croix sur sa
poitrine. Ils se disaient les uns aux autres que
sans doute ce corps délicat et précieux ne répandait
aucune odeur de corruption dans la mort, parce que
vivant il n' avait reculé devant aucune infection,
devant aucune souillure pour soulager les pauvres.
Ils le retirèrent ensuite de son cercueil, et l' ayant
enveloppé d' une draperie de pourpre, ils le
déposèrent dans une châsse de plomb qu' ils
replacèrent ensuite dans le caveau sans le fermer,
de manière à ce que l' on n' éprouvât aucune
difficulté pour l' enlever lors de la cérémonie.
Enfin, le premier mai, au point du jour, la
multitude s' assembla autour de l' église, et
l' empereur ne put qu' avec difficulté fendre les
flots du peuple pour nétrer dans l' enceinte. Il
semblait pénétré de dévotion et d' humilité : il
était pieds nus, et vêtu d' une pauvre robe grise,
comme l' avait été la glorieuse sainte qu' il allait
honorer ; cependant il avait sur la tête sa
couronne impériale : autour de lui étaient les
princes et les électeurs de l' empire également
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couronnés, et les évêques et les abbés avec leurs
mitres. Cette pompeuse procession se dirigea vers
la tombe de l' humble élisabeth ; c' est alors, dit
un narrateur, que fut payé en gloire et en honneur
à la chère sainte dame le prix de toutes ses
humiliations et de toute son abnégation sur la
terre. L' empereur voulut descendre le premier dans
le caveau, et soulever la pierre qui le recouvrait ;
le même pur et céleste parfum qui avait déjà
surpris et charles religieux, se répandit
aussitôt sur tous les assistans et augmenta les
sentimens de fervente piété qui les animaient. Les
évêques voulurent eux-mêmes exhausser le corps
sacré de sa fosse ; l' empereur les aida aussi ; il
baisa avec ferveur le cercueil dès qu' il le vit et
le souleva en même temps qu' eux. Elle fut
sur-le-champ scellée avec les sceaux des évêques,
et puis transportée solennellement et au milieu
d' un concert de voix et d' instrumens, par eux et
par l' empereur, au lieu qui avait été préparé pour
l' exposer au peuple.
Cependant une ardente impatience dévorait les coeurs
de ces milliers de fidèles qui se pressaient autour
de l' enceinte, qui attendaient la vue des saintes
reliques, qui brûlaient du désir de les
contempler, de les toucher, de les baiser à leur
aise. " ô heureuse terre ! " disaient-ils,
" sanctifiée par un tel dépôt, gardienne d' un tel
trésor ! ô heureux temps où ce trésor s' est
vélé ! " enfin quand la procession arriva au
milieu du peuple, quand ils virent ce corps précieux
porté sur les épaules de l' empereur, des princes
et des prélats, quand ils respirèrent ce doux
parfum qui s' en exhalait, l' enthousiasme n' eut
plus de bornes. " ô petit corps très sacré, "
s' écriait-on, " qui avez tant de poids auprès du
seigneur, et tant de vertu pour guérir les
p314
hommes ! Qui pourrait n' être pas attiré par ce
fragrant parfum ? Comment ne pas courir après la
nouvelle sainteté et la merveilleuse beauté de cette
sainte femme ? Que les hérétiques tremblent, que
les perfides juifs s' épouvantent ! La foi
d' élisabeth les a confondus. Voilà celle que l' on
regardait comme folle, et dont la folie a confondu
toute la sagesse de ce monde ! Les anges ont
honoré son tombeau, et voilà tous les peuples qui y
accourent, les grands seigneurs et l' empereur
romain lui-même s' abaissent pour la visiter !
Voyez l' aimable miséricorde de la majes
divine ! Voilà celle qui vivante a méprisé la
gloire du monde, qui a fui la société des grands,
la voilà honorée magnifiquement par la souveraine
majesté du pape et de l' empereur ! Celle qui a
toujours choisi la dernière place, qui s' est assise
par terre, qui a dormi dans la poussière, la
voilà portée, exaltée par des mains royales ! ...
et c' est bien justement, puisqu' elle s' est faite
pauvresse et qu' elle a vendu tout ce qu' elle avait
pour acheter l' inappréciable perle de
l' éternité ! "
le corps saint ayant été exposé à la nération
publique, on lébra solennellement l' office en
son honneur ; la messe propre de la sainte fut
chantée par l' archevêque de Mayence. à l' offrande
l' empereur s' approcha de la châsse et plaça sur la
tête de la cre élisabeth une couronne d' or, en
disant : " puisque je n' ai pas pu la couronner
vivante comme mon impératrice, je veux au moins la
couronner aujourd' hui comme une reine immortelle
dans le
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royaume de Dieu. " il y ajouta une coupe en or, dont
il avait coutume de se servir dans ses festins, et
fut renfermé plus tard le crâne de la sainte.
Il mena ensuite lui-même à l' offrande le jeune
duc Hermann, fils de la sainte ; l' impératrice y
mena également les jeunes princesses Sophie et
Gertrude. La vieille duchesse Sophie, ses fils
Henri et Conrad, s' approchèrent aussi des restes
glorifiés de celle qu' ils avaient trop long-temps
connue, prièrent long-temps auprès d' eux et
offrirent de riches présens en leur honneur. La
noblesse et le peuple se pressaient à la fois au
pied de l' autel où ils voyaient sa châsse, pour lui
faire l' hommage de leurs prières et de leurs
offrandes ; les fidèles de chacun des pays différens
qui s' y trouvaient assemblés voulurent ylébrer
l' office à leur manière avec les cantiques de chaque
pays, ce qui fit durer infiniment la cérémonie.
Les offrandes furent d' une richesse et d' une
abondance incroyable ; rien ne semblait suffire à
ces âmes pieuses pour orner et embellir ce lit tout
fleuri de miracles, où dormait la chère élisabeth.
Les femmes donnaient leurs bagues, les ornemens de
leur poitrine, et toutes sortes de bijoux ;
d' autres offraient déjà des calices, des missels,
des ornemens sacerdotaux pour la belle et grande
église qu' ils demandaient qu' on élevât sur-le-champ
en son honneur, afin qu' elle pût y reposer avec
l' honneur qui lui était dû, et que son âme en t
d' autant plus disposée à invoquer Dieu pour ses
frères.
Mais bientôt une nouvelle merveille vint ajouter
encore à la vénération publique, et prouver la
constante sollicitude du seigneur pour la gloire
de sa sainte.s le lendemain matin en ouvrant la
p316
châsse scellée du sceau des évêques où reposait
le saint corps, on la trouva inondée d' une huile
extrêmement subtile et délicate, et qui répandait
un parfum semblable à celui du nard le plus pcieux.
Cette huile coulait goutte à goutte des ossemens
de la sainte, comme une bienfaisante rosée du
ciel ; à mesure qu' on recueillait ces gouttes ou
qu' on les essuyait, il en reparaissait aussitôt
d' autres presque imperceptibles, et formant comme
une sorte de transpiration vaporeuse.
à cette vue le clergé et les fidèles éprouvèrent un
nouvel accès de reconnaissance envers le divin
auteur de tant de merveilles, et d' enthousiasme
envers celle qui en était l' objet. Ils saisirent
sur-le-champ, avec la pétration que donne la foi,
le sens symbolique et mystique de ce pnomène.
" ô beau miracle ! " disaient-ils, " digne d' elle, et
conforme à toutes nos prières ! Ces ossemens qui
ont été usés et brisés par tant d' exercices pieux
et de mortifications, exhalent un doux parfum,
comme si on avait brisé le vase d' albâtre qui
renfermait le baume précieux de sainte Madeleine.
Son corps distille une huile sainte et douce
parce que toute sa vie a regorgé d' oeuvres de
miséricorde, et comme l' huile surnage dans toutes
les liqueurs où on la verse, ainsi la miséricorde
surmonte tous les jugemens de Dieu. Il en coule
surtout de ses pieds parce qu' ils l' ont tant de
fois portée aux chaumières des pauvres, et partout
elle trouvait quelque misère à soulager. Cette
chère élisabeth, comme une belle et féconde olive
toute fleurie et parfumée par la vertu, a reçu
comme l' huile le don d' éclairer, de nourrir et de
guérir à la fois. Combien d' âmes malades, combien
p317
de corps souffrans n' a-t-elle pas guéris par sa
charité et l' exemple de sa sainteté ? Que de
milliers de pauvres elle a nourris et rassasiés
de son propre pain ! Par combien de prodiges
n' a-t-elle pas illuminé toute l' église ! C' est
donc avec grande raison que cette suave liqueur,
cette huile odoriférante vient proclamer la
sainteté de celle qui a su briller d' un éclat si
pur, guérir avec tant de douceur, nourrir avec tant
de générosité, et qui dans toute sa vie a répandu
un si riche et si fragrant parfum. "
cette huile précieuse fut recueillie avec un soin
religieux et un zèle immense par le peuple, et
beaucoup de guérisons furent obtenues par son
emploi dans de graves maladies ou pour des blessures
dangereuses.
Tant de célestes faveurs consacrées par le suffrage
suprême de l' église, et les honneurs qu' elle avait
si solennellement décernés à la nouvelle sainte,
ne pouvaient qu' accroître le nombre et la ferveur
des fidèles qui venaient chercher auprès de sa
tombe soit un aliment à leur piété, soit un remède
à leurs maux ; sa gloire se pandit bientôt dans
tout l' univers chrétien ; elle attirait à Marbourg
une foule de pélerins aussi grande que celle qui se
rendait de tous les pays de l' Europe au tombeau de
st-Jacques De Compostelle.
De nombreux miracles furent le résultat de la tendre
confiance
p318
qui entraînait à un si long et si pénible voyage
tant d' humbles et pauvres fidèles. Parmi tous ceux
dont les légendes et les chroniques nous ont
conserle détail, nous ne voulons en rapporter ici
que deux qui nous semblent empreints d' un
caractère particulièrement touchant et qui
démontrent tous deux jusqu' à quel point l' amour de
notre sainte et la foi en elle s' étaient rapidement
propagés et enracinés jusque dans les contrées les
plus éloignées.
Il était du reste naturel que le culte d' élisabeth
s' établît surtout en Hongrie elle avait vu le
jour, et que le récit de sa sainte vie et la
nouvelle de sa canonisation eussent excité la joie
et l' admiration la plus vive dans un pays auquel
elle appartenait si spécialement. Or, il y avait
à cette époque à Strigonie en Hongrie, deux
honnêtes et pieux époux, dont la fille unique,
encore toute enfant, venait de mourir. Le père et
la mère ressentirent de cette mort une douleur
excessive. Après avoir beaucoup pleuré et gémi,
ils se couchèrent, mais ne purent s' empêcher de
parler encore pendant une partie de la nuit de leur
malheur. Cependant la mère s' étant un peu assoupie,
elle eut une vision qui lui inspira de porter
sur-le-champ le corps de sa fille morte au tombeau
de sainte élisabeth en Allemagne. S' étant
éveillée, elle prit confiance dans le seigneur et
dit à son mari : " n' enterrons pas encore notre
pauvre petite, mais portons-la avec foi à sainte
élisabeth, que le seigneur orne de tant de
miracles, afin que par ses prières la vie lui soit
rendue. " le mari se laissa convaincre par
l' inspiration de sa femme. Dès le matin comme on
s' attendait à voir le corps de l' enfant conduit à
l' église et enterré, le père et la mère, au grand
étonnement de tout le monde, l' enfermèrent dans un
panier, et se mirent en route pour le porter au
sanctuaire d' élisabeth, sans se laisser arrêter
par les
p319
murmures ni par les dérisions des assistans. Ils
furent trente jours en route au milieu des larmes,
des fatigues et des peines de toute sorte ; mais
au bout de ce temps Dieu eut pitié de leur foi
et de leur douleur, et cédant aux mérites de sa
chère élisabeth, il renvoya l' âme innocente de
cette enfant au corps inanimé qui lui était offert
avec tant de simplicité, et lui rendit la vie.
Malgré leur joie sans bornes, les parens n' en
voulurent pas moins achever leur long pélerinage
à sainte élisabeth ; ils menèrent leur fille
ressuscitée jusqu' à Marbourg ; après y avoir fait
leurs actions de grâces, ils s' en retournèrent en
Hongrie y jouir de leur miraculeux bonheur. Cette
me jeune fille accompagna plus tard en Allemagne
une fille du roi de Hongrie, donnée en mariage
au duc de Bavière ; étant venue à Ratisbonne avec
sa princesse, elle y entra dans un couvent de
dominicaines, dont elle devint prieure, et où elle
vivait encore dans une grande sainteté, lorsque
Théodoric écrivit son histoire.
à l' autre extrémité de l' Europe, en Angleterre,
il y avait vers ce même temps une noble dame qui
après avoir vécu vingt ans avec son mari, le vit
mourir sans en avoir jamais eu d' enfans à son
grand regret : pour se consoler de son veuvage
et de sa solitude, elle se tit d' une robe grise,
se coupa les cheveux, et adopta douze pauvres pour
lui servir d' enfans. Elle les logeait chez elle,
les nourrissait, les habillait, les lavait et les
servait en tout de ses propres mains. Partout
elle rencontrait un être pauvre ou souffrant, elle
allait à lui et lui faisait l' aune pour l' amour
de Dieu et de sainte élisabeth, car elle avait
entendu parler d' élisabeth, et elle l' aimait plus
que tout en ce monde, et plus que tous les autres
saints de Dieu ; la pensée de sa sainte chérie, ne
quittait jamais son coeur ; nuit et jour elle
ditait sur sa bienheureuse vie.
p320
Au moment voulu par Dieu, cette noble et pieuse
dame mourut. Au milieu des regrets que sa mort
excita, son confesseur vint dire à ceux qui la
pleuraient qu' il fallait la porter au tombeau de
sainte élisabeth, parce qu' étant en vie, elle
avait fait voeu d' y aller. Ses amis obéirent à ce
conseil, et traversèrent la mer et une vaste
étendue de pays ; ils arrivèrent après sept
semaines de marche avec son corps à Marbourg.
Après qu' ils eurent invoqué la sainte avec une grande
ferveur, le corps de la pieuse dame se ranima
tout-à-coup et elle revint à la vie en disant :
" que je suis heureuse ! J' ai reposé sur le sein
de sainte élisabeth ! " ses amis voulurent la
ramener en Angleterre, mais elle refusa de
s' éloigner des lieux sanctifiés par sa céleste
amie ; elle y vécut encore quinze anes d' une vie
très sainte, mais dans un silence complet, ne
parlant absolument à personne qu' à son confesseur.
Celui-ci lui ayant un jour demandé pourquoi elle
s' imposait ce silence, elle luipondit : " pendant
que je dormais sur le sein d' élisabeth, j' ai eu
trop de bonheur et de joie pour m' occuper
d' autre chose que de regagner ce bonheur pour
l' éternité ! "
ce fut au milieu de ces doux et touchans hommages,
offerts en échange de tant de bienfaits et de tant
de grâces, que le corps de notre chère élisabeth
reposa pendant trois siècles, sous les voûtes
de sa magnifique église et sous la garde des
chevaliers de l' ordre teutonique, toujours croisés
pour la foi. Mais son coeur, cette plus noble
partie d' elle-même, fut demandé et obtenu par
Godefroy, évêque de Cambrai, transporté
solennellement par lui dans sa ville épiscopale,
et déposé sur un autel de sa cathédrale. Ni
l' histoire ni la tradition ne nous laissent
entrevoir les motifs qui ont pu déterminer les
fidèles d' Allemagne à se dépouiller d' un si
précieux trésor, en faveur d' un diocèse étranger
et lointain. Mais qui ne verrait là une mystérieuse
disposition de la providence qui voulait que ce
coeur si tendre et si
p321
pur allât attendre à Cambrai un autre coeur digne
de lui par son humilité, sa charité et son ardent
amour de Dieu, le coeur de Fénelon ?
Cependant de toutes parts le culte d' élisabeth se
propageait dans la chrétienté ; tandis que des
milliers de pélerins venaient honorer son tombeau,
des églises nombreuses s' élevaient au loin sous son
invocation ; partout, et notamment à Trèves, à
Strasbourg, à Cassel, à Winchester, à Prague,
des couvens, des hôpitaux, asiles de la souffrance
morale et physique, la prenaient pour patronne et
protectrice auprès de Dieu. Le jour de sa fête,
conformément aux ordres du souverain pontife, fut
lébré dans toute l' église et dans quelques
localités avec une pompe et une recherche toute
particulière. Le diocèse de Hildesheim se distingua
particulièrement par la solennité avec laquelle ce
beau jour y était célébré, et l' harmonie des chants
qui retentissaient en son honneur, dans la belle
cathédrale bâtie en l' honneur de Marie, autour du
rosier gigantesque de Louis le-débonnaire.
Innocent Iv, à peine monté sur le trône
pontifical, accorda un an et quarante jours
d' indulgence à ceux qui visiteraient l' église et le
tombeau de notre sainte dans les trois derniers
jours de la semaine sainte. Sixte Iv accorda
cinquante années et autant de quarantaines
d' indulgence à tous les fidèles pénitens et confessés,
qui visiteraient les églises de l' ordre de saint
François, en l' honneur d' élisabeth, le jour de
sa fête. En ce même jour, il y a encore
aujourd' hui à Rome cent ans d' indulgences à gagner,
dans deux des sept basiliques de la ville
éternelle, sainte-croix-de-Jérusalem, et à
sainte-Marie-des-anges. Enfin les riches
inspirations de la liturgie, de la véritable
poésie chrétienne, ne pouvaient manquer à notre
sainte. Des proses, des hymnes, des antiennes
nombreuses furent composées etnéralement usitées
en son honneur : les ordres religieux, et
notamment ceux de saint François, de saint
Dominique,
p322
de Cîteaux et de Prémontré, lui consacrèrent
chacun un office spécial. Ces effusions de la foi
et de la reconnaissance des générations
contemporaines de sa gloire, avaient ce charme
tout particulier de naïveté, de grâce et de tendre
pié qui distingue les anciennes liturgies,
aujourd' hui si cruellement oubliées ; et ainsi se
trouvait rempli et accompli, pour cette élisabeth
que nous avons vue si pleine d' humilité et de
pris pour elle-me, tout le cercle de ces
éclatans honneurs, de ces ineffables récompenses,
de cette gloire sans rivale que l' église a créée et
servée pour les saints.
Oui, nous le disons sans crainte, saints et saintes
de Dieu, quelle gloire est semblable à la vôtre ?
Quel souvenir humain est cri, conservé, consacré,
comme votre souvenir ? Quelle popularité y
a-t-il qui puisse se comparer à la vôtre dans le
coeur des peuples chrétiens ? N' eussiez-vous
recherché que cette gloire humaine dont le mépris
est votre plus beau titre, jamais vos plus ardens
efforts n' auraient pu vous élever à celle que vous
avez acquise en la foulant aux pieds ! Les
conquérans, les législateurs, les génies s' oublient
ou ne brillent qu' à d' incertains intervalles dans
la vacillante mémoire des hommes : pour l' immense
majori ils demeurent à jamais indifférens et
inconnus. Vous, au contraire, ô bienheureux enfans
de la terre que vous glorifiez et du ciel que vous
peuplez, vous êtes connus et aimés de tout chrétien ;
car tout chrétien a au moins l' un d' entre vous pour
son ami, son patron, le confident de ses plus
douces pensées, le dépositaire de ses timides
espérances, le protecteur de son bonheur, le
consolateur de ses tristesses. Associés à
l' éternelle durée de l' église, vous êtes comme
elle impassibles et inébranlables dans votre gloire.
Chaque année, une fois au moins, le soleil se lève
sous votre invocation ; et sur tous les points de la
terre, des milliers de chrétiens se saluent et se
félicitent seulement parce qu' ils ont le bonheur
d' être noms comme vous : et ce nom sacest
lébré, chanté, proclamé dans tous les
p323
sanctuaires de la foi, par des milliers de voix
innocentes et pures, voix de vierges sans tache,
voix d' héroïnes de la charité, voix de lévites et de
prêtres, enfin par toute la hiérarchie sacerdotale,
depuis le pontife suprême jusqu' à l' humble religieux
dans sa cellule, qui répondent ainsi tous ensemble
par le plus bel écho qui soit sur la terre, aux
concerts des anges dans les cieux. Encore une fois,
saints et saintes de Dieu, quelle gloire est
comparable à votre gloire !
CHAPITRE 33
p324
De ce qui advint aux enfans et aux parens de la
chère sainte élisabeth après sa mort, et des
grandes saintes qui sortirent de sa race.
On nous pardonnera sans doute de placer ici quelques
détails abrégés sur la destinée des enfans
d' élisabeth, ainsi que des principaux personnages
qui ont figuré dans l' histoire de sa précieuse vie.
En suivant l' ordre dans lequel ces derniers ont
successivement quitté le monde, nous trouvons
d' abord le roi André,re de notre sainte. Depuis
la nouvelle de la mort de sa fille, il était tombé
dans une profonde tristesse, produite surtout par
la pensée qu' il n' avait pas su apprécier et honorer
suffisamment la vertu de son enfant, et qu' il
s' était si facilement résigné à la laisser dans la
misère et l' abaissement. Il eut cependant la
consolation de voir sa sainteté reconnue par
l' église et proclamée dans le monde chrétien, mais
peu de temps après sa canonisation, il mourut
lui-même.
La belle-mère d' élisabeth, Sophie, mourut aussi
en 1238, deux
p325
ans après avoir assisté à la translation solennelle
de celle dont elle avait si long-temps méconnu la
haute destinée : elle se fit enterrer au couvent
de sainte-Catherine à Eisenach, que le duc
Hermann, son mari, avait fondé.
Le plus fervent des admirateurs et des champions
de la sainte, son beau-frère Conrad, ne survécut
pas très long-temps à la satisfaction éclatante
qu' il lui avait faite pour ses anciens torts envers
elle. Sa piété, son courage, sa grande modestie le
firent élire grand-maître de l' ordre teutonique,
il était entré par esprit de pénitence ; il
consacra une grande portion de sa puissance et de
ses richesses à la construction de la basilique qui
porte le nom d' élisabeth à Marbourg, et dont il
eut la gloire d' être le fondateur. Ce fut sans
doute pour surveiller de plus près et hâter ces
vastes travaux, ou peut-être par affection pour les
lieux que sa sainte soeur avait sanctifiés, qu' il
choisit la ville de Marbourg pour centre et
sidence de l' ordre dont il était le chef, et qu' il
y fit élever le palais dit de la commanderie
dont on voit encore les débris. Ses séjours
prolongés en Hesse ne l' empêchèrent pas de
présider au nouveauveloppement que prenait
l' ordre teutonique en Prusse, où le duc de
Masovie l' avait appelé au secours des chrétiens
contre les païens. Conrad y combattit avec
courage et talent ; il étendit les nouvelles
possessions de l' ordre, et reçut du pape
l' investiture de cette province qui devait être le
théâtre du plus grand éclat de son ordre. Mais
avant de finir sa vie il voulut encore retourner à
Rome : y étant arrivé, il tomba gravement malade ;
pendant cette maladie il était parvenu à un tel
degré de pureté intérieure et me sensible, qu' il
ne pouvait endurer sans de très vives douleurs la
présence de quiconque avait commis un péché mortel.
Tous ceux qui le servaient se virent donc forcés de
s' abstenir de tout péché. Il avait pour confesseur
l' abbé de Hagen, de l' ordre de Cîteaux. Un jour
que ce nérable religieux se trouvait à côté de
son lit, il le vit plongé dans
p326
une extase. Lorsque le prince revint à lui, l' abbé
lui demanda ce qu' il avait vu dans sa vision.
" j' étais, répondit Conrad, devant le tribunal
du juge éternel, où l' on examinait sévèrement mon
sort futur. Enfin la justice voulut que je fusse
condamné à cinq ans de purgatoire. Mais ma bonne
soeur élisabeth s' est approchée du tribunal et m' a
obtenu la rémission de cette peine. Sachez donc
que je mourrai de cette maladie et que je jouirai
de l' éternelle gloire. " il mourut en effet, après
avoir ordonné que son corps fût transporté à
Marbourg pour y reposer auprès de la sainte, dans
l' église qu' il avait commencée pour elle. On y voit
encore son tombeau sur lequel il est représen
pieusement endormi dans le seigneur, et tenant à
la main la discipline qu' il présenta au peuple pour
le frapper, sur les ruines de Fritzlar.
Si Conrad sut réparer complétement tous ses torts
envers Dieu et envers sainte élisabeth, il n' en
fut pas de même de son autre beau-frère, Henri
Raspon, dont la vie se trouve douloureusement
entremêlée à celle des enfans de notre sainte dont
nous allons parler. Ces enfans se montrent, dans
tous les monumens qui nous sont parvenus sur eux,
pénétrés de reconnaissance envers Dieu de ce qu' il
avait daigné les faire naître d' une sainte, et
justement fiers devant les hommes d' une si glorieuse
origine : dans toutes leurs chartes et autres
actes officiels, ils inscrivaient toujours leur
qualité de fils ou fille de sainte
élisabeth avant tous leurs titres de
souveraineté et de noblesse. Deux d' entre eux, ses
deux dernières filles, la seconde Sophie et
Gertrude achevèrent paisiblement leur vie dans
les asiles qu' elle leur avait choisis, au milieu
des vierges consacrées au seigneur, l' une à
Kitzingen, et l' autre à Aldenberg, près Wetzlar.
Toutes deux devinrent abbesses de leurs
communautés ; Gertrude fut élue en 1249 et gouverna
sa maison pendant quarante-neuf ans, elle
p327
marcha dignement sur les traces de sa re, par sa
pié et sa générosité envers les pauvres : on lui
attribuait même des miracles, et elle a toujours
porté le nom de bienheureuse. Elle mourut le 15
août 1297, à l' âge de soixante-dix ans. à la prière
de l' empereur Louis de Bavière, le pape Clément
Vi accorda des indulgences à ceux qui
lébreraient sa fête. On voit encore son tombeau
à Aldenberg, ainsi que plusieurs précieux
monumens de sa sainte mère, qu' elle y avait réunis
avec un soin pieux.
Les deux autres enfans d' élisabeth, son fils
Hermann, et l' aînée de ses filles, Sophie, eurent
une destinée bien différente et furent, comme
l' avait été leur mère, victimes de l' injustice des
hommes.
Hermann, parvenu à l' âge de seize ans en 1239,
prit possession des états de son père que son
oncle le duc Henri avait administrés jusqu' alors.
Il fit bientôt après un voyage en France pour
rendre visite au saint roi Louis Ix, et se
trouva, comme nous l' avons vu, à la cour plénière
de Saumur où sa qualité de fils de sainte
élisabeth lui attira des hommages universels, et
la reine Blanche De Castille lui donna
surtout les marques de la plus tendre affection. Il
se maria avec Hélène, fille du duc Othon de
Brunswick. Tout annonçait à ce jeune prince un
brillant et heureux avenir, lorsqu' il mourut à
dix-huit ans, en 1241, à Creuzbourg où il était
: on attribua néralement cette mort précoce
au poison que lui avait administré une femme,
nommée Berthe de Seebach, à l' instigation de son
indigne oncle Henri. Avant de rendre le dernier
soupir, l' infortuné jeune homme témoigna le désir
d' être enterré à Marbourg auprès de sa
bienheureuse mère ; mais Henri, qui ressaisit
aussitôt les rênes du gouvernement, ne voulut pas
me lui laisser cette consolation ; et craignant
que sa re ne le ressuscitât comme elle
p328
avait ressuscité tant d' autres morts, il fit
transporter ses dépouilles à la sépulture des ducs,
à Reinhartsbrunn, où l' on peut voir encore sa
pierre sépulcrale à côté de celle de son père.
Henri Raspon,sormais seul maître et légitime
héritier des vastes possessions de la maison de
Thuringe, devint bientôt chef de l' opposition
qu' excitaient chaque jour davantage en Allemagne
les entreprises de l' empereur Frédéric Ii contre
l' indépendance des princes et les droits de
l' église. Le pape Innocent Iv ayant fulminé
contre Frédéric, au concile de Lyon, la sentence
de déposition, le duc de Thuringe se trouva
naturellement sur les rangs pour le remplacer.
Quoiqu' il soit permis de croire que la couronne
impériale fût le but de sa suprême ambition, il
protesta toutefois de son incapacité ; mais le
pape l' exhorta à se dévouer au bien de la
chrétienté et lui envoya des subsides considérables.
Il se laissa élire roi des romains à la diète de
Francfort en 1246, et fut sacré l' année suivante.
Il fit la guerre avec assez de succès à Frédéric
et à son fils Conrad, mais il ne jouit pas
long-temps de sa nouvelle dignité. En 1248, la mort
l' enleva à son tour ; et quoiqu' il eût été trois
fois marié, il ne laissa point d' enfans. Le peuple
chrétien vit dans cette extinction de sa race, le
juste châtiment de sa perfidie envers élisabeth,
et du crime qu' on lui imputait à l' égard de son
neveu. Il avait cependant demandé que son coeur fût
déposé au couvent de dominicains qu' il avait fondé
à Eisenach, en expiation de ses méfaits envers sa
belle-soeur.
à sa mort la Thuringe fut livrée à toutes les
horreurs d' une longue guerre de succession. La
descendance mâle des anciens ducs de Thuringe
étant éteinte en la personne du roi Henri, ses
vastes possessions furent dévolues à la ligne
féminine : aussi Sophie, l' aînée des filles de
sainte élisabeth et du duc Louis, mariée comme
nous l' avons vu au duc de Brabant, Henri Ii le
magnanime, se présenta
p329
pour recueillir l' héritage de son père, tant en son
nom qu' en celui de son fils, Henri dit
l' enfant , âgé de trois ans seulement. Elle fut
reconnue sans beaucoup de difficulté en Hesse,
qu' elle gouverna pendant toute la minorité de son
fils avec beaucoup de sagesse et de vigueur. Mais
pour la Thuringe, elle trouva un compétiteur
redoutable dans son cousin germain Henri, dit
l' illustre , margrave de Misnie, fils de Guta,
soeur du duc Louis et du roi Henri. Ce prince
profitant des dissensions qui avaient éclaté en
Thuringe aussitôt après la mort de Henri, de
celles aussi qui déchiraient l' empire tout entier,
ussit à s' emparer d' une très grande partie de la
Thuringe et notamment du château de Wartbourg.
Il n' y avait plus d' empereur universellement
reconnu pour rendre justice dans le saint empire
romain, depuis la déchéance de la maison de Souabe.
Sophie obtint le secours d' un prince vaillant et
dévoué, Albert, duc de Brunswick, dont la fille
fut fiancée au jeune Henri de Brabant. Mais
malgré les efforts de cet allié, malgré le courage
avec lequel Sophie elle-même prenait part à toutes
les expéditions de la guerre, le margrave Henri
ussit à rester maître de ses usurpations. Nous
n' entrerons pas dans le détail de cette lutte trop
cruelle ; nous nous bornerons à rapporter quelques
traits significatifs du caractère de Sophie, et
propres à montrer combien le peuple, fidèle à la
moire de sa sainte chérie, avait entouré la cause
de ses descendans de tout le prestige de la poésie
et de la tradition.
Ainsi il est dit que dans la première conférence qui
eut lieu entre Sophie et le margrave, celui-ci se
montra assez disposé à écouter sa cousine ; mais
pendant qu' il lui parlait, son maréchal, le sire de
Schlottheim, le prit à part et lui dit :
" monseigneur, qu' allez-vous faire ? S' il était
possible que vous eussiez un pied dans le ciel et
l' autre sur la Wartbourg, il faudrait retirer celui
du ciel pour mieux tenir la Wartbourg. " henri se
laissa convaincre et alla dire à la duchesse :
" chère cousine, il me fautfléchir sur ces
objets, et prendre conseil de mes féaux. " alors
Sophie fondit en larmes et ôtant son gant de sa
main droite, elle le jeta en l' air, en disant :
" ô ennemi de toute justice, je veux dire toi,
Satan ; je te jette mon gant, emporte-le avec
tous les perfides conseillers. " le
p330
gant fut enlevé dans l' air et disparut, et quelque
temps après le conseiller mourut de male mort.
Plus tard, en 1254, dans une seconde conférence,
Sophiesespérant de convaincre son rival par la
raison comme aussi de le dompter par la force, crut
pouvoir s' adresser à sa religion ; elle apporta
avec elle une côte de sa sainte mère, et exigea de
lui qu' il jurât sur la relique sacrée de celle qui
avait tant honoré la Thuringe, qu' il croyait ses
droits sur ce pays justes et fondés. La noble et
touchante foi de la fille dans l' influence de sa
re et la conscience de son adversaire fut trompée.
Henri jura sans embarras, et son serment fut appuyé
par celui de vingt de ses chevaliers.
Les habitans d' Eisenach s' étaient déclarés avec
énergie pour Sophie, comme s' ils avaient voulu
expier leur ancienne ingratitude envers sainte
élisabeth par leur dévouement envers sa fille.
Ils assiégèrent même la Wartbourg où les troupes du
margrave tenaient garnison, et bâtirent deux
forts pour mieux bloquer ce château. Mais Henri
surprit la ville de nuit et s' en empara par
trahison. Il fit mettre à mort plusieurs des
principaux bourgeois, partisans de la fille et du
petit-fils d' élisabeth. Pour effrayer les autres,
il eut la barbarie de faire attacher le plus
acharné de tous, nommé Welspeche, à une machine
de guerre et de le faire lancer du haut de la
Wartbourg dans Eisenach ; l' intrépide bourgeois
pendant qu' il fendait les airs, s' écria encore :
" la Thuringe appartient cependant au petit de
Brabant. " la tradition rapporte qu' il subit trois
fois ce supplice, enpétant toujours lesmes
paroles : " la Thuringe appartient au petit de
Brabant, " et qu' il ne mourut qu' à la troisième
chute.
Sophie arriva bientôt après de la Hesse devant
Eisenach, et se présenta à la porte
saint-George, qu' elle trouva fermée : elle somma
les habitans d' ouvrir, et comme on ne lui
pondait pas, elle saisit une hache et en frappa
avec violence le bois de chêne de la porte, de
p331
manière à y faire une entaille qui se voyait encore
deux cents ans après.
Enfin, en 1265, le duc Albert de Brunswick ayant
été complétement battu et fait prisonnier par les
fils du margrave, il fallut en venir à un
accommodement définitif. Sophie dut renoncer à
toutes ses prétentions sur la Thuringe qui resta
en toute propriété à la maison de Misnie ; en
revanche la souveraineté de la Hesse fut garantie
à son fils, Henri l' enfant, et à sa postérité.
Cette division des deux provinces a subsisté
jusqu' à nos jours, et les maisons actuelles de
Hesse et de Saxe descendent des deux princes
rivaux dont les droits furent fixés par ce traité.
Sophie ne mourut qu' en 1284, à l' âge de soixante
ans, après avoir consacré toute sa vie à veiller à
la prospérité de son pays et de sa famille. Elle
repose à Marbourg, dans le même tombeau que son
fils, et dans l' église consacrée à sa sainte mère.
On y voit sa statue couchée et en prières, selon
l' usage des temps catholiques, et ayant à ses
tés ce fils encore enfant sur lequel elle avait
veillé avec tant de courage et une si maternelle
sollicitude ; sa figure est tout usée par les
baisers des pélerins qui lui transféraient une partie
de leur amour pour sa mère.
Henri Ier, dit l' enfant, fils de Sophie,
petit-fils de sainte élisabeth, et premier souverain
de la Hesse, comme état isolé et indépendant,
régna jusqu' en 1308, avec beaucoup de gloire et
entouré de l' affection de son peuple qu' il
protégeait efficacement contre les rapines et les
invasions. Il avait soixante-cinq ans à sa mort,
quoiqu' il soit représenté comme un petit enfant
sur le tombeau qui lui est commun avec sa mère. Il
est la tige de toutes les différentes branches de
la maison de Hesse, avec lesquelles la plupart
des maisons souveraines de l' Europe se sont
alliées, en prenant ainsi part au glorieux privilége
d' avoir sainte élisabeth pour aïeule.
Après avoir donné ces détails sur les descendans
d' élisabeth, qu' il nous soit permis de dire un mot
des saints personnages que nous trouvons dans la
famille dont elle était elle-même issue, et sur
lesquels son exemple a dû nécessairement exercer la
plus puissante
p332
influence. Dans la ligne maternelle, sa tante,
sainte Hedwige, duchesse de Pologne et de
Silésie, lui survécut ; et de même que nous
avons vu que la pieuse renommée de cette princesse
avait réagi avec tant d' efficacité sur élisabeth
encore presque au berceau, il est bien permis de
croire que la duchesse Hedwige fut
considérablement fortifiée dans sa ferveur et ses
austérités par les récits qu' elle dut recueillir
sur l' admirable vie de sa jeune nièce, et par la
proclamation solennelle de sa bienheureuse
immortalité dans le ciel et sur la terre. Il
semble qu' Hedwige ait eu hâte de s' élancer sur les
traces de celle qui, plus jeune qu' elle, l' avait
cependant devancée au port, toutes deux devaient
si glorieusement aborder. à la mort d' élisabeth,
on lui envoya un voile qui avait servi à notre
sainte ; Hedwige éprouvait pour cette précieuse
relique la plus grande vénération, et voulut la
porter jusqu' à son dernier soupir ; et certes
personne ne pouvait être plus digne de revêtir cette
parure symbolique. Mariée à douze ans au duc
Henri-le-barbu, après avoir eu six enfans, elle
fit encore toute jeune avec son mari le voeu de
vivre désormais comme frère et soeur. Elle
l' engagea à fonder une grande abbaye pour des
religieuses de Cîteaux, dans un lieu il était
tombé dans un marais profond, dont un ange l' avait
retien lui tendant une branche. Ce monastère
fut nom(...), parce que quand le duc demanda aux
nouvelles religieuses ce dont elles avaient besoin,
elles répondirent qu' elles n' avaient besoin de rien,
en polonais (...). Hedwige fit élire sa fille
Gertrude abbesse de cette maison, elle se
retira bientôt elle-même, et où avec la permission
de son mari elle prit l' habit de religieuse ; mais
sans vouloir faire voeu d' obéissance ni de
pauvreté, afin de n' être pas gênée dans ses
aumônes. Pendant toute sa vie elle rivalisa avec
sa sainte nièce par son humilité et ses mortifications
extraordinaires : en lisant le récit des
incroyables austérités qu' elle imposait à son
p333
corps frêle etlicat, on se demande ce qu' il faut
admirer le plus, ou de la force indomptable de sa
volonté, ou des merveilleux secours accordés par
le seigneur à la nature déchue, mais avide de
remonter vers lui. Elle recherchait avec anxiété
la dernière place en tout : toute pénétrée de cet
esprit qui sauva la cananéenne de l' évangile, et
qui lui faisait réclamer de Jésus les miettes qui
tombaient de la table des enfans de Dieu, ainsi
Hedwige ne voulait souvent pour toute nourriture
que les miettes qui tombaient de la table des moines
et des religieuses qu' elle aimait à servir. Mais
c' était surtout par son immense charité et la
puissante compassion de son coeur qu' elle
rivalisait avec notre chère élisabeth.
" elle avoit... etc. "
p334
elle ne voulait jamais qu' on pressât ses vassaux,
ni ses serfs, pour leur faire payer leurs fermages
et redevances ; elle allait sans cesse assister
aux audiences des tribunaux où se jugeaient les
causes des pauvres, et quand elle voyait que les
juges étaient disposés à la sévérité, elle faisait
rendre la sentence par le chapelain qui
l' accompagnait.
Son mari, qui avait pour elle autant de respect que
d' amour, imagina le moyen le plus touchant de lui
témoigner la sympathie qu' il éprouvait pour sa
compassion envers le pauvre peuple : il ordonna
que lorsque Hedwige passerait devant les prisons
publiques, les portes en fussent ouvertes et les
prisonniers délivrés pour l' amour d' elle !
Elle avait dans tous ses exercices de piété la
ferveur la plus vive : chaque jour elle entendait
autant de messes qu' il y avait de prêtres auprès
d' elle, en versant chaque fois d' abondantes larmes.
C' était surtout à la sainte vierge qu' elle portait
une ardente dévotion : elle ne quittait jamais une
petite image de cette mère divine, avec laquelle
elle s' entretenait souvent dans sa simplicité,
qu' elle portait à la main lorsqu' elle allait
visiter les malades, et dont elle se servait pour
les nir, ce qui les grissait souvent. Son mari
ayant été blessé et fait prisonnier par le duc
Conrad son rival, elle alla toute seule à pied
trouver cet ennemi acharné et exalté par sa
victoire : lorsqu' elle parut devant lui, il crut
voir un ange, et, sans essayer de résister, il lui
accorda sur-le-champ la paix et la liberté de son
mari. Peu de temps après elle perdit cet époux
chéri ; et ensuite son fils Henri, qu' elle aimait
avec la plus vive tendresse, et qui fut tué en
combattant pour la foi et l' indépendance de
l' Europe contre les hordes tartares. Elle supporta
ces deux pertes avec le calme et la résignation
que donne l' amour suprême. Mais sa propre mort
suivit de près cette séparation. Le jour de la
nativité de la vierge de l' an 1243, la religieuse
qui la servait vit une troupe de belles jeunes
filles qui brillaient d' un éclat surnaturel venir
rendre visite à Hedwige, qui leur dit avec
beaucoup de joie : " salut, chères saintes et
bonnes amies, Madeleine, Catherine, Thècle,
Ursule, et vous toutes qui êtes venues me voir. "
ensuite elles parlèrent latin, et la religieuse ne
comprit plus ce qu' elles disaient. Le 15 d' octobre
suivant elle rendit le dernier soupir ennissant
Dieu. De nombreux
p335
miracles ayant constaté sa sainteté, elle fut
canonisée par le pape Clément Iv en 1267 : on fit
sa translation solennelle l' année suivante ;
lorsqu' on déterra son corps, on trouva serrée entre
les doigts de sa main la petite image de la sainte
Vierge qu' elle avait tant aimée.
Pendant que sainte Hedwige jetait tant de lustre
sur la ligne maternelle d' élisabeth, l' influence
de notre cre sainte produisait des fruits sinon
plus précieux, du moins plus nombreux encore, dans
sa famille paternelle, dans cette illustre maison
de Hongrie qui seule de toutes les maisons royales
de l' Europe comptait déjà dans son sein trois rois
canonisés, saint étienne, saint éméric, et saint
Ladislas. Bela Iv, frère de notre élisabeth et
successeur de son re André, se montra digne
d' être le frère d' une telle soeur et le père de
deux autres saintes par la piété, le courage et la
signation qu' il déploya pendant trente-cinq ans
de règne et de lutte contre les tartares victorieux.
duit par l' exemple de sa soeur, il se fit
agréger comme elle au tiers-ordre de saint-François,
et enterrer dans l' église que les franciscains
avaient fondée à Strigonie sous l' invocation de
sainte élisabeth, malgré l' opposition de ceux qui
lui recommandaient de ne pas abandonner l' ancienne
pulture des rois. Le second frère de notre
sainte, Coloman, semble avoir é encore plus
enivré par le parfum de perfection qui s' exhalait
de la vie de sa soeur. Ayant épousé une princesse
polonaise d' une grande beauté, Salome, fille du
duc de Cracovie, qui lui avait été fiane et
élevée avec lui dès l' âge de trois ans, il fit avec
elle dès le premier jour de ses noces le voeu de
chasteté perpétuelle, qu' il observa avec la plus
courageuse fidélité. élu roi de Gallicie, il
défendit contre les tartares cette partie de la
Pologne, et mourut glorieusement en combattant
contre eux pour sa patrie et son Dieu. Sa veuve
fonda un couvent de franciscains et un autre de
soeurs clarisses, et prit
p336
elle-même le voile chez ces dernières, elle
cut jusqu' à la fin de ses jours dans l' exercice
des plus héroïques vertus et honorée par des
faveurs toutes particulières de la miséricorde
divine. Le jour de sa mort (1268), on entendit
dans les airs une douce harmonie et des voix qui
chantaient ces paroles : fronduit, floruit virgula
aaron. une religieuse ayant remarqué que sa
figure exprimait une joie extrême, et qu' elle
souriait avec complaisance, lui dit : " quoi !
Madame, voyez-vous quelque chose d' agréable qui
puisse vous réjouir au milieu de tant de
douleurs ? " " oh oui ! " répondit la bienheureuse,
" je vois madame la très sainte vierge, la mère de
mon seigneur, qui me réjouit outre mesure. " au
moment où elle rendit le dernier soupir, l' on vit
comme une petite étoile sortir de sesvres et
monter vers le ciel.
Mais les filles de Bela Iv, nièces par conséquent
d' élisabeth, plus rapprochées par le sexe de celle
qui était l' honneur de leur famille, voulurent
aussi rivaliser avec elle par l' austérité et la
sainteté de leur vie. L' une d' elles, connue dans
l' église sous le nom de la bienheureuse Marguerite
de Hongrie, fut sans cesse préoccupée, à ce que
nous dit son historien, de l' exemple que lui avait
laissé sa glorieuse tante ; et tout dans sa vie
devait justifier en elle cette tendance. Vouée
avant de naître au seigneur, par sa mère, Marie,
fille de l' empereur de Constantinople, comme une
offrande propitiatoire, afin d' obtenir du ciel
quelque soulagement aux maux que les tartares
infligeaient à la Hongrie, sa naissance fut
signalée par une éclatante victoire sur les infidèles,
comme si Dieu avait voulumoigner ainsi son
acceptation du sacrifice. Aussi ses pieux parens,
fidèles à leur promesse, la firent entrer à trois
ans et demi dans un couvent de dominicaines. Douée
d' une intelligence et d' une ardeur très précoce,
elle y prit le voile à douze ans, quoique son
angélique beauté et sa haute naissance l' eussent
fait rechercher
p337
en mariage par plusieurs princes puissans : elle y
passa tout le reste de sa vie, qui ne fut que de
vingt-quatre années. Ce temps si court en apparence
fut tout entier employé par elle à des oeuvres de
charité, à des actes de la plus fervente piété et
à des austérités surnaturelles, en un mot à tout ce
qui peut à la fois développer dans un coeur pur
l' amour de Dieu et le manifester au dehors. Marie
et la croix étaient les voies par où elle élevait
surtout cet amour vers celui qui en était l' objet.
Elle ne pouvait jamais nommer la sainte vierge sans
ajouter aussitôt : mère de Dieu et mon
espérance. ce fut à l' âge de quatre ans qu' elle
vit pour la première fois une croix, et qu' elle
demanda aux religieuses : " quel est ce bois ? "
" c' est sur un bois pareil, " luipondit-on, " que
le fils de Dieu a versé son sang pour le salut du
monde. " à ces mots l' enfant s' élança vers la croix,
et la baisa avec passion. Depuis lors elle ne vit
jamais une croix sans se jeter à genoux pour
l' adorer, et avant de s' endormir elle posait un
crucifix sur ses paupières, afin qu' en rouvrant
les yeux ce fut le premier objet qui frappât ses
regards. Dieu lui accorda à la fois le don des
miracles et de prophétie, et la grâce de régner sur
les coeurs de ses compatriotes, sans jamais sortir
de son couvent : elle mettait dans les soins qu' elle
donnait aux pauvres et aux malades qui venaient la
trouver, tant de grâce, de charme et d' adresse, que
long-temps après sa mort, pour désigner quelque
chose de maladroit ou de désagréable, le peuple
hongrois disait, en guise de proverbe : " on voit
bien que ce n' est pas à la façon de soeur
Marguerite. " elle n' avait que vingt-huit ans
lorsque Dieu la ravit à sa famille, à sa patrie,
et à l' ordre qui s' en enorgueillissait, pour la
unir à sainte élisabeth dans le ciel.
Sa soeur, Cunégonde ou Kinga, mariée en 1239 à
Boleslas-le-pudique, duc de Pologne, engagea son
mari à faire avec elle le voeu solennel et public
de chasteté perpétuelle qu' ils observèrent
scrupuleusement pendant quarante ans de mariage.
Devenue veuve en 1279, enme
p338
temps que sa troisième soeur Yolande, mariée comme
elle à un Boleslas, duc de Kalisz en Pologne,
elles résolurent de prendre toutes deux le voile,
et après avoir distribué tous leurs biens aux
pauvres, elles entrèrent, comme l' avait fait leur
tante Salome, dans cet ordre des pauvres clarisses
qui semble avoir offert des attraits si
irrésistibles aux princesses de ce siècle.
Cunégonde mourut en 1292, après avoir donné
l' exemple des plus grandes austérités, et avoir
reçu du ciel le don des miracles. Elle a toujours
été regardée en Pologne comme sainte et patronne
du pays ; son tombeau a été l' objet de la
nération fervente de toutes les races slaves, et
le but de nombreux pélerinages : le lundi de chaque
semaine lui était spécialement consacré. On nous a
conserles oraisons dont se servaient ces pieux
pélerins : ils invoquaient l' heureuse Cunégonde en
me temps que la glorieuse vierge Marie et sainte
Claire. Plus de trois siècles après sa mort, la
dévotion qu' elle inspirait était si loin d' être
refroidie que Sigismond, roi de Pologne, adressa
en 1628 une lettre très pressante au pape Urbain
Viii, pour obtenir la canonisation officielle de
celle que les polonais proclamaient depuis si
long-temps leur sainte tutélaire. En 1690 Alexandre
Viii approuva le culte public qu' on lui rendait ;
et plus tard Clément Xi la reconnut
solennellement comme patronne de la Pologne et de la
Lithuanie.
Comme si cette maison de Hongrie avait été destinée
à servir en quelque sorte depinière pour le ciel,
les princesses de cette race bénie, mariées comme
notre élisabeth à des souverains étrangers, qui
n' ont pas jeté par elles-mêmes un éclat spécial,
semblent avoir
p339
eu du moins le privilége de donner le jour à des
saintes. Ainsi Yolande, soeur d' élisabeth, mariée
au roi d' Aragon, Jacques-le-conquérant, fut
grand' mère de sainte élisabeth de Portugal ; et
Constance, soeur du roi André, fut mère de cette
Ags de Bohême, sur laquelle nous avonsjà vu
le souverain pontife s' exprimer en termes si
magnifiques. Après avoir refusé la main du roi
d' Angleterre, du roi des romains, de l' empereur
Frédéric Ii, au risque même d' attirer tous les
fléaux de la guerre sur sa patrie, après avoir
passé quarante-six années dans son monastère, ceinte
du cordon de saint François, et marchant nu-pieds
sur les traces de sainte Claire et de sainte
élisabeth, dans la pratique la plus exemplaire de
l' humilité, de la pauvreté et de la charité,
Ags mourut en 1283, et a toujours été depuis
nérée en Bohême et en Allemagne comme sainte,
bien que le saint siége n' ait pas accordé sa
canonisation solennelle aux prières de l' empereur
Charles Iv, qui avait eu deux fois la vie sauve
par son invocation.
Quant à sainte élisabeth de Portugal, il faudrait
presque un volume pour raconter tous les traits de
sa touchante et glorieuse vie, et nous ne pouvons
lui consacrer que quelques lignes. Née en 1271, de
Pierre, roi d' Aragon, et de Constance de Sicile,
elle sembla comme prédestinée à la gloire céleste
par le nom qui lui fut don; car aupris de
l' usage, alors universellement suivi en Espagne,
de nommer les princesses d' après leur mère ou leur
grand' mère, elle fut appelée élisabeth, d' après
notre élisabeth qui était la tante maternelle de
son père. Elle fut mariée à quinze ans à Denis, roi
de Portugal ; mais, loin de trouver comme sa sainte
patronne, un époux tendre et digne d' elle, elle
fut long-temps accablée par ses mauvais traitemens et
désolée par ses infidélités. Elle n' en fut que plus
fidèle à tous les devoirs de l' épouse chrétienne ;
elle chercha à le ramener par un redoublement de
tendresse et une patience inaltérable. " faut-il " ,
pondait-elle aux dames qui lui
p340
reprochaient sa trop grande tolérance, " qu' à cause
des péchés du roi je renonce à la vertu de la
patience, et que j' ajoute ainsi mon péché aux
siens. J' aime mieux me borner à prendre Dieu et ses
chers saints pour confidens de ma honte, et à
amollir le coeur de mon mari par ma propre douceur. "
elle poussa l' indulgence et la résignation
jusqu' au point de sourire aux maîtresses du roi, et
d' élever ses enfans naturels en même temps que les
siens, avec la même sollicitude pour leur salut
et leur bien-être. Cependant, l' aîné de ses fils
légitimes, indigné de la conduite de son père, se
volta contre lui : le roi voulut regarder
élisabeth comme complice de cette révolte, la
dépouilla de sa dot et de tous ses biens, et la fit
enfermer dans une forteresse. à peine eut-elle été
délivrée de cette injuste captivité, qu' elle
consacra toute son activité à réconcilier son
mari avec son fils ; voyant tous ses efforts
inutiles, elle choisit le moment où l' armée du roi
et celle de l' infant, rangées en bataille, allaient
en venir aux mains, pour monter à cheval et se jeter
toute seule entre les deux lignes au milieu d' une
grêle de flèches, en conjurant les combattans de
suspendre leurs coups. Les soldats, moins
inexorables que leurs chefs, furent touchés par
tant devouement ; ils laissèrent tomber leurs
armes, et forcèrent ainsi le père et le fils à
faire la paix. Quelque temps après, elle vint à
bout de rétablir l' union entre deux de ses fils qui
se livraient une guerre cruelle, puis entre son
frère le roi d' Aragon et son gendre le roi de
Castille, à la sollicitation des peuples de
l' Espagne, qui l' imposèrent pour médiatrice à
leurs souverains. C' est ainsi qu' elle a mérité que
l' église universelle lui décernât le titre glorieux
de mère de la paix et de la patrie . Son
mari étant tommortellement malade, elle voulut
être la seule à lui rendre les services les plus
pénibles, et reçut son dernier soupir. Après quoi
elle revêtit l' habit du tiers-ordre de
saint-François, qu' elle tenait depuis long-temps
enfermé dans sa cassette, et tout prêt pour le
premier moment de son
p341
veuvage. Elle fit unlerinage à Saint-Jacques
De Compostelle pour l' âme de son époux, et y
offrit à son intention la couronne de pierreries
qu' elle avait porté le jour de ses noces. Elle passa
le reste de sa vie dans la pratique de toutes les
vertus, rivalisant avec sa sainte patronne en
charité et en austérités, et dans la fidèle
observation de toutes lesrémonies de l' église.
Elle aimait avec passion les offices et la musique
religieuse, et assistait chaque jour à deux messes
en musique. Un an avant sa mort, elle voulut
retourner à Saint-Jacques De Compostelle ; mais
à pied, déguisée en paysanne et en mendiant son
pain tout le long du chemin, afin de n' être pas
reconnue et importunée par lanération du peuple.
Enfin, en 1336, son fils, le roi de Portugal, ayant
déclaré la guerre à son gendre le roi de Castille,
elle résolut, malgré son grand âge, d' employer le
reste de ses forces à faire sept jours de marche
pour essayer de les réconcilier : elle remporta
cette dernière victoire ; mais les fatigues du
voyage, entrepris dans les grandes chaleurs de
l' été, la menèrent aux portes du tombeau.
" voyez, " dit-elle la veille de sa mort, voilà la
sainte vierge tue d' une robe blanche qui vient
m' annoncer mon bonheur. " elle mourut le 8 juillet.
Trois siècles après sa mort, le pape Urbain Viii
l' a canonisée avec une très grande solennité, et
composa lui-même un des plus beaux offices de la
liturgie romaine en son honneur. C' est ainsi que se
trouva deux fois béni et consacré dans le ciel
et sur la terre ce beau nom d' élisabeth, qu' il
nous a fallu tant de fois répéter, mais qu' il nous
est si doux de nommer toujours.
CHAPITRE 34
p342
De la belle église qui fut construite à Marbourg
en l' honneur de la cre sainte élisabeth ; et
comment ses précieuses reliques furent profanées ;
et aussi de la fin de cette histoire.
Au milieu d' un bassin qu' arrose le cours sinueux de
la Lahn, une éminence se détache en s' avançant de
la chaîne des hauteurs qui l' entoure. L' ancien
château gothique de Marbourg, construit par le
petit-fils d' élisabeth, en couronne le sommet ;
les maisons et les jardins de la ville et de
l' université se groupent en terrasse sur ses flancs
et à ses pieds : les deux sveltes tours et les
hautes nefs de l' église de sainte-élisabeth
s' élèvent entre la racine du mont et les bords de
la rivière, qui s' arrondit pour enlacer l' enceinte
de la ville. Hors de ses portes, de vertes prairies,
de charmans jardins, de longues et belles allées
attirent le voyageur et le conduisent jusques
p343
sous les vieux ombrages qui couvrent les collines
environnantes, d' il peut jouir à son aise de la
rare beauté de ce coup d' oeil. Nous ne savons si
c' est notre affection pour tout ce que la mémoire
d' élisabeth a sanctifié qui nous égare, mais il
nous semble n' avoir jamais rencontré, hors de
l' Italie, un site plus pittoresque, plus
attrayant, plus d' accord avec les souvenirs que
l' on sait s' y rattacher. De quelque côté qu' on se
dirige dans les environs de Marbourg, en tournant
les yeux vers la ville, on retrouve toujours la
me beauté sous des aspects infiniment variés :
le caractère suave et pur des bords de la Lahn,
les admirables proportions de la cathédrale, son
élévation majestueuse au dessus de tout ce qui
l' avoisine, la disposition gracieuse et pittoresque
de toutes les vieilles maisons, ainsi que des
tours du vieux château, tout séduit et enchaîne
la vue : on croit voir réalisé un de ces charmans
paysages que les miniatures des missels, que les
tableaux des anciennes écoles catholiques nous
offrent encore dans les lointains des scènes qu' elles
représentent.
Il nous semble donc impossible de ne pas aimer et
admirer cette belle ville de Marbourg, me en y
arrivant, comme nous l' avons fait d' abord, sans
aucune idée des trésors qu' elle renferme ; mais
combien plus encore lorsqu' on y cherche les traces
de la chère sainte élisabeth, lorsqu' on y rencontre
partout ses souvenirs, qu' on y trouve son nom dans
toutes lesmoires et sur toutes les lèvres,
comme sur tous les monumens. Il reste encore des
parties très anciennes du couvent et de l' hospice
qu' elle fonda, et où elle mourut : ces
constructions, aujourd' hui dégradées, qui ont
long-temps servi de siége au grand bailliage de
l' ordre teutonique en Hesse, entourent l' église,
la séparent de la rivière, et forment encore un
ensemble antique et pittoresque. On remarque
surtout un grand bâtiment, avec pignons en gradins,
appelé la firmaney (infirmerie), où une
tradition constante, appuyée par plusieurs historiens,
place le lieu même de sa mort. La porte de la ville
la plus voisine de l' église s' appelle la porte de
sainte-élisabeth ; à quelques pas en dehors, sur
la route qui conduit au joli village de Wehrda, où
elle passa les premiers
p344
temps de son séjour à Marbourg, on voit une
fontaine à triple jet qu' on appelle
elisabethsbrunn . C' est là qu' elle lavait
elle-même le linge des malades : une large pierre
bleue, sur laquelle elle s' agenouillait pendant ce
rude travail, a été transportée dans l' église et
s' y voit encore. Un peu plus loin on arrive au
pont d' élisabeth , puis au moulin
d' élisabeth , constructions dont l' origine est
sans doute contemporaine de la sainte. De l' autre
té de la ville, la chaussée du pont que l' on
traverse en venant de Cassel, conduit jusque
devant l' église, en passant au pied du mont où est
construit le château, et le long des charmans
ombrages du jardin botanique, cette chause
s' appelle encore la pierre des pélerins (...) ;
c' est un souvenir des longues files de pélerins
que les habitans de Marbourg ont vu pendant trois
siècles venir de tous les points d' Allemagne, de
la chrétienté même, visiter le saint tombeau, et
dont l' influence a tant contribué à la prospérité
de la ville, qui n' était guère auparavant qu' un
bourg ouvert.
Il n' y a pas jusqu' au vère Conrad lui-même qui
n' ait ici sa consécration populaire : une fontaine,
appelée moenchsbrunn , est couronnée par sa
statue en habit de moine, avec un gros livre
ouvert qu' il appuie sur son coeur : le peuple dit
que chaque nuit, à minuit, il retourne une page de
ce volume.
Mais il est temps de parler de cette célèbre église
qui est plus qu' aucun autre lieu au monde
l' apanage spécial et le produit de la gloire
d' élisabeth. Elle s' élève, comme nous l' avons
dit, sur les bords de la Lahn, au pied de la
montagne du château, en face d' une crête élevée
qui réunit cette sorte de promontoire avec les
hauteurs voisines. Le terrain sur lequel elle est
construite est marécageux, et a dû offrir de
grandes difficultés aux architectes ; mais il est
impossible de concevoir une position plus heureuse,
plus propre à faire valoir les beautés de l' édifice,
et à embellir par sa présence me la ville et le
charmant paysage qui l' entoure. Il faut avoir
parcouru tous les environs, avoir successivement
étudié tous les points de vue qu' ils offrent sur la
ville, pour apprécier le rite de cette situation
p345
et la valeur qu' elle ajoute au noble monument qui
s' y élève. Il semble qu' on aurait pu passer dix
années à parcourir ces environs, et qu' on aurait
cherché en vain un site mieux adapté à cette fin.
C' est du reste un trait distinctif de la plupart
des grands édifices que nous ont légués les siècles
chrétiens. Le peuple, frap des avantages
extraordinaires de cette position, comme de
l' admirable beauté de l' église en elle-même, a
entouré son origine de toute sorte de traditions
merveilleuses. Selon lui, ce fut d' abord élisabeth
elle-même qui eut l' idée de construire son église :
elle voulait la placer au sommet d' un rocher nom
encore kirchspitze , qui domine la basilique
actuelle ; elle voulait, en outre, qu' il y eût une
tour immense avec une cloche qui pût se faire
entendre jusqu' en Hongrie. Mais tous les efforts
qu' elle fit dans ce but furent inutiles : il lui
fut impossible d' en creuser même les fondations ;
l' ouvrage du jour se trouvait détruit la nuit.
Elle eut beau recommencer dans plusieurs endroits
différens ; elle n' eut pas plus de succès : enfin
un jour, impatientée, elle ramassa une pierre et la
jeta au hasard du haut du rocher, en jurant qu' elle
bâtirait une église à l' endroit où cette pierre
tomberait. La pierre vint tomber au lieu
s' élève aujourd' hui cette magnifique nef, et
aussitôt on se mit à l' oeuvre, et avec succès.
Cette tradition semble puiser une nouvelle force
dans la nature extrêmement marécageuse du terrain
sur lequel l' église est bâtie, ce qui aurait éloigné
tout projet de construction, à moins d' une raison
surnaturelle.
Le peuple raconte encore que pendant toute la durée
de ces grands travaux, les fonds étaient déposés
dans un coffre ouvert où chaque ouvrier allait
prendre ce qui lui était dû, et lorsqu' il prenait
trop, dans la nuit l' argent retournait de lui-même
au coffre. Symbole expressif et touchant de cette
foi et de ce désintéressement dont les
générations modernes ont perdu l' habitude, en même
temps que le secret de ces merveilles sans rivales
de l' art chrétien.
Approchons maintenant de l' église même, à travers
un jardin de roses, fleur qui, ici comme à Wartbourg,
semble spécialement consacrée à élisabeth.
Disons d' abord que la première pierre de ce
noble édifice fut posée par le bon landgrave
Conrad, la veille de
p346
l' assomption de l' année 1235, quelques mois après
la canonisation de la sainte, et que cette date
fait de l' église de Marbourg la plus ancienne de
toutes celles d' Allemagne qui ont été
entièrement construites dans le style ogival. Il
fallut vingt années pour achever les fondations
seulement, et vingt-huit autres pour élever les
parties les plus essentielles qui ne furent
terminées qu' en 1283 : l' intérieur, les flèches
et tout cet ensemble grandiose, tel qu' il se
présente aujourd' hui à nos regards, ne fut
complété que dans le courant du quatorzième
siècle. L' église a 230 pieds de long, 83 de large ;
ses fondations ont 43 pieds de profondeur ; la
hauteur des voûtes intérieures est de 70 pieds,
celle des deux tours surmontées de leurs flèches,
de 303.
Ce qui frappe d' abord dans cette basilique, tant à
l' extérieur qu' à l' intérieur, c' est son admirable
harmonie, sa parfaite unité ; sous ce rapport elle
nous semble sans pareille. Quoique ayant été près
d' un siècle et demi en construction, on la dirait
d' un seul jet, et sortie en un jour du moule de la
sainte et forte pensée qui l' a conçue. C' est le
monument, non seulement le plus ancien, mais encore
le plus pur et le plus complet de l' architecture
gothique dans les pays germaniques, et nous pensons
qu' il n' y a plus en Europe un édifice considérable
cette architecture se présente aussi totalement
libre de toute influence étrangère à son essence,
de tout mélange des formes qui l' ont précédée ou
suivie. On n' aperçoit nulle part la trace du
plein-cintre, dit roman ou bysantin, sauf dans une
petite porte latérale de la nef, pas plus que des
ornemens fleuris et abondans qui ont peu à peu
altéré la simple beauté de l' ogive.
Il résulte de cette rare et merveilleuse unité, en
me temps que des proportions excellentes de
toutes les parties de l' édifice, un ensemble qui
produit sur l' âme une impression de douceur pieuse
et
p347
de satisfaction intime, à laquelle les hommes même
les plus étrangers aux inspirations religieuses de
l' art pourraient, ce nous semble, difficilement
échapper. En errant sous ces arcades si simples,
si légères et si solides à la fois, dans le silence
et l' abandon actuel de cette vaste enceinte, en
goûtant le calme et la fraîcheur qui y règne, on
peut se croire quelquefois transporté, pour ainsi
dire, dans l' atmosphère d' élisabeth, et on
reconnaît, dans ce monument élevé à sa gloire, le
miroir le plus fidèle de sa personnalité sacrée.
Les caractères et les contrastes de sa charmante
vie semblent tous s' yfléchir ; on y trouve,
comme en elle-même, quelque chose d' humble et de
hardi à la fois, de gracieux et d' austère, qui
duit en même temps qu' il impose. Chacune de ces
pierres consacrées et marquées de la croix
pontificale, semble, comme chacun des actes de sa
vie, s' élancer vers Dieu et le ciel, en se
dépouillant de tout ce qui peut enchaîner à la
terre. Tout en ce lieu respire et inspire la
ferveur et la simplicité, ces deux fondemens du
caractère d' élisabeth. On est tenté de croire,
avec le peuple, et malgré le témoignage des dates
historiques, qu' il faut lui attribuer l' idée, le
plan et même l' exécution de ce glorieux édifice,
surtout quand on cherche en vain dans les cits
si détaillés de ce temps, un nom, un seul nom qui
nous ait conservé la mémoire d' un architecte, d' un
maçon, d' un ouvrier quelconque, parmi tous ceux
qui, pendant cent cinquante ans, ont travaillé à
cette oeuvre immense. Ils semblent avoir pris, pour
se cacher, les mêmes précautions que d' autres pour
éterniser leurs insignifians ouvrages. Anonymes
sublimes, ils ont voulu confondre leur gloire dans
celle de la chère sainte, aimée du Christ et des
pauvres, et quand leur mission laborieuse a été
achevée, ils sont morts comme ils avaientcu,
dans la simplicité de leurs coeurs, ignorans,
ignorés, oubliant tout, hormis Dieu et élisabeth,
oubliés de tous, hormis de lui et d' elle.
C' est en recherchant en vain leurs noms qu' on
reconnaît combien il y avait une autre force que
celle des efforts matériels, que celle même de
l' intelligence la plus savante, dans l' enfantement
de ces maisons de Dieu, vraiment dignes de ce nom,
et antérieures à la misérable dégradation de
l' architecture religieuse depuis le seizième
p348
siècle. On se surprend à croire à je ne sais quelle
vie supérieure et mystérieuse répandue dans ce
fruit de l' antique puissance de notre foi : on se
rappelle ces belles paroles de saint Augustin :
" nul ne pourrait entrer ici si ces poutres et ces
pierres n' adhéraient point les unes aux autres dans
un ordre certain, si elles ne s' attachaient
ensemble par une pacifique cohésion, et si, pour
ainsi dire, elles ne s' aimaient pas entre elles. "
s' il nous fallait définir en deux mots ce qui nous
paraît être le caractère distinctif de l' église de
sainte-élisabeth, nous dirions que c' est une
pureté et une simplicité en quelque sorte
virginales. La véritable architecture chrétienne y
apparaît dans toute sa primitive beauté, parée des
seules grâces de la jeunesse, tout fraîchement
éclose et s' épanouissant au soleil de la foi. En
la rapprochant des cathédrales plus pompeuses et
plus récentes de Strasbourg, de Cologne, de
Salisbury, d' Amiens ; en comparant entre elles
ces images diverses de l' immortelle épouse du
seigneur, on pourrait trouver la même différence
qu' entre la parure d' une vierge qui s' approche
pour la première fois de la table sainte et
l' éclatante parure d' une mariée.
Qu' on nous pardonne quelques détails. L' extérieur,
qui a l' avantage d' être complétement dégagé de
toute autre construction, nous offre la curieuse
particularité de deux rangées de fenêtres l' une
sur l' autre, tandis qu' à l' intérieur l' élévation
des murs latéraux n' est interrompue par aucune
galerie ou division. Ces fenêtres sont, du reste,
de la plus grande simplicité : ce sont deux ogives
accolées, surmontées d' un cercle et enfermées dans
une grande ogive, disposition qui rappelle
exactement celle des fenêtres à plein-cintre des
cathédrales de Pise et de Sienne, de
l' Or-San-Michele et du palais Strozzi, à
Florence, et de la plupart des bons édifices du
moyen âge en Italie. On ne voit ni pinacles, ni
clochetons, ni arcs-boutans à jour, ni aucun
des ornemens du gothique postérieur ; seulement,
deux galeries font le tour de l' édifice entier.
La façade principale ou occidentale est de la plus
élégante simplicité : elle se compose d' un large
p349
portail surmonté d' une grande croisée et d' un
pignon triangulaire, flanquée de deux hautes
tours surmontées de leurs flèches en pierre,
parfaitement semblables, et dont on ne saurait
assez admirer la forme élancée et pure. Le
tympan du portail est occupé par une belle statue
de la sainte vierge, protectrice spéciale de
l' arche teutonique. Elle écrase les vices et les
péchés sous la figure de petits monstres ; de ses
pieds sortent à droite une vigne chargée de
grappes nombreuses ; à gauche, un rosier garni de
fleurs, où chantent de petits oiseaux ; de chaque
té un ange agenouillé, adore cette reine
victorieuse du péché et source éternelle des fruits
de la vérité et des fleurs de la beauté.
L' exécution répond à la grâce touchante et au
sens profond de l' image. Les feuillages des
chapiteaux et des filets de la voussure de ce
portail sont aussi traités avec une délicatesse
exquise. Les deux tours renferment sept cloches,
dont la plus petite est d' argent, qui forment entre
elles des accords parfaits et savamment combinés.
En entrant dans l' intérieur, on est frappé par la
division de l' église en trois nefs d' égale hauteur ;
cette particularité, qui se retrouve assez rarement
dans les grandes basiliques du moyen âge, paraît
avoir été un trait distinctif des églises de l' ordre
teutonique, et a été transporté par lui dans toutes
les vastes constructions qu' il a laissées en
Prusse.
On est aussi agréablement surpris par la couleur
naturelle de la pierre, qu' aucun vil badigeon n' a
jamais recouvert, pas plus au dedans qu' au dehors :
on voit partout les jonctions des pierres de taille ;
on admire la merveilleuse union de solidité et de
légèreté qui a permis de ne donner aux murs latéraux
que deux pieds et quelquefois dix-huit pouces
seulement d' épaisseur. Une double rangée de
colonnes établit la division des trois nefs ; elles
sont tout-à-fait simples et flanquées seulement de
quatre colonnettes chacune : leurs chapiteaux,
taillés en feuilles de vigne, de lierre, de rose
et de trèfle,
p350
sont les seuls ornemens de sculpture que
l' architecte ait admis. Une petite statue en bois,
de la sainte, tenant une église à la main, est
adossée à l' une des colonnes de la nef.
L' église, comme de raison, est en forme de croix :
le choeur, ainsi que le transept, ou les deux bras
de la croix, se terminent par des absides
polygonales. Le choeur est fer par un beau ju
en boiseries avec de charmantes statuettes ; le
maître autel, consacré le 1 er mai 1290,
parfaitement d' accord avec le style du reste de
l' église, est surmonté par un couronnement de la
vierge en relief : les fenêtres du choeur sont
garnies d' admirables vitraux, qui ne représentent
pas, comme dans les églises plus modernes, des
scènes historiques ou des saints personnages ;
mais seulement une sorte de tapis de fleurs et de
plantes, qui conviennent mieux encore, selon
quelques juges, à la peinture sur verre. Les
vitraux du reste de l' église ont été détruits par
l' armée du roi très chrétien Louis Xv, qui
dans la guerre de sept ans avait changé cette
église en magasin de foin.
Dans les deux bras du transept on remarque, sur
quatre autels abandonnés, des sujets de sculpture
et de peinture représentant des traits de la vie
de notre sainte, ainsi que les légendes de saint
Jean-Baptiste et de saint Georges, attribués
en partie à Albert Durer, mais selon nous d' une
date plus ancienne et d' un goût plus purement
religieux que le sien. Ce sont des haut-reliefs
en bois doré, recouverts par des volets en bois qui
sont revêtus au dehors et au dedans de peintures
naïves et expressives, mais un peu trop retouchées.
On y distingue le miracle du manteau donpar
élisabeth à un pauvre, au moment de se rendre à la
salle du festin ; puis le miracle du lépreux
déposé dans le lit de son mari ; le dernier
embrassement d' élisabeth et de Louis, lors du
départ de celui-ci pour la croisade ; son expulsion
de la Wartbourg ; sa chute dans la boue ; la
visite du comte Banfi ; sa prise d' habit, etc. Les
reliefs représentent sa mort, ses obques, et
l' exaltation de ses reliques, en présence de
p351
l' empereur. Ces trois sujets sont évidemment l' oeuvre
d' un artiste digne de traiter de tels sujets.
Dans le bras méridional de la croix, on voit les
tombeaux des princes de la maison de Thuringe et
de Hesse, qui ont recherché l' honneur d' être
enterrés dans l' église de leur illustreeule.
" dans ce palais du roi suprême, " dit un historien,
" élisabeth, sa royale épouse, fut la première
ensevelie ; et puis elle y reçut plusieurs autres
concitoyens des saints, et féaux serviteurs de
Dieu, destinés à sortir avec elle de leurs
tombeaux au dernier jour, et à jouir avec elle de
l' éternelle joie. " son directeur, Conrad de
Marbourg ; Adelaïde, fille du comte Albert de
Brunswick, femme très sainte et même renommée
par ses miracles ; le frère Gérard, provincial
des franciscains, d' une austérité remarquable,
voulurent reposer auprès d' élisabeth. Il ne reste
plus aucune trace de leur sépulture ; en revanche,
on retrouve en très bon état les beaux mausolées
du landgrave Conrad, beau-frère de la sainte,
avec sa discipline à la main ; celui de la
duchesse Sophie, fille d' élisabeth, dont le
visage est tout aplati par les baisers des
pélerins ; et ceux de quinze autres princes et
princesses de Hesse du treizième au seizième
siècle, parmi lesquels on admire surtout celui du
landgrave Henri Iii le fer, mort en 1376,
dont la statue est couchée à côté de celle
vraiment belle de son épouse élisabeth, sur la
me pierre : trois petits anges semblent soutenir
et adoucir l' oreiller sur lequel reposent leurs
deux têtes, tandis que des moines et des
religieuses, agenouillés à leurs pieds, lisent
des prières pour le salut de leurs âmes.
Dans un des angles de l' autre extrémité de la croix,
au nord, se trouve la chapelle où reposaient les
reliques de sainte élisabeth elle-même ; cette
chapelle forme une sorte de portique en carré
long et à quatre arcades, dont deux sont adossées
aux murs de
p352
l' abside, et les deux autres sont à jour. La voûte
intérieure est à ogive croisée, mais le sommet
du carest plat et terminé par une haute
balustrade, d' l' on montrait sans doute les
reliques au peuple assemblé, ou bien où se tenaient
les musiciens dans les grandes solennités. De
charmans feuillages sculptés et dorés sur fond
d' azur, garnissent les archivoltes des arcades et
le pourtour des angles de la chapelle, et
contrastent avec la nudité des autres parties
de l' église. Dans l' espace libre, entre l' arcade
et le carré, on voit une fresque à demi effacée
qui représente le couronnement d' élisabeth dans
le ciel, avec une inscription dont on ne peut lire
que ces mots : gloria theutonie. Sur la base
latérale de la chapelle, on voit un bas-relief
qui en occupe toute la longueur et qui mérite une
grande attention, tant par son antiquité, qui
remonte probablement au siècle même de la sainte,
que par son caractère simple et naïf. C' est le
plus ancien monument d' art qui existe sur notre
sainte, et à ce titre nous avons cru devoir le
faire reproduire par la gravure. On y voit d' abord
élisabeth morte, les mains en croix, couchée dans
son cercueil ouvert ; notre seigneur, ayant à ses
tés notre dame, est debout près du cercueil ;
l' âme d' élisabeth, sous la figure d' une petite
fille nouvellement née, mais déjà couronnée de
gloire, est présentée par son ange gardien au
Christ, qui lève la main pour la bénir ; un autre
ange l' encense ; la sainte vierge regarde avec
amour son humble et docile élève ; à côté d' elle,
un homme barbu, la lance à la main, et portant la
croix des croisades, représente, soit le duc Louis,
soit le nitent Conrad. à droite, on voit saint
Jean l' évangéliste, ami spécial de la sainte,
sainte Catherine et saint Pierre avec la clef
du paradis ; à gauche, saint Jean-Baptiste,
sainte Marie-Madeleine et un évêque, qu' on croit
représenter Sigefroi, archevêque de Mayence. C' est
devant ce bas-relief que venaient s' agenouiller les
pélerins, et que les marches sont encore
aujourd' hui profondément creusées et labourées par
leurs genoux.
La châsse dans laquelle furent renfermées dès 1249
les reliques
p353
de la sainte, était posée au dessus de ce bas-relief,
et protégée par un grillage qu' on voit encore. Elle
est maintenant transportée dans la sacristie qui
est placée dans l' angle entre le choeur et le
transept septentrional. Cette châsse est un des
monumens les plus curieux et les plus riches de la
sculpture et de l' orfévrerie du moyen âge : on n' en
connaît pas plus l' auteur que celui de l' église
elle-même. Elle a la forme d' une maison gothique,
avec double toit à pignon, en carré long, de six
pieds de long, deux pieds de large, et trois pieds
et demi de haut. Elle est en bois de chêne recouvert
en argent doré : les deux côtés étroits forment
deux portails, sous l' un desquels est une statue
de la sainte vierge couronnée d' un diadême de
pierreries, avec l' enfant Jésus, et sous l' autre
une figure de sainte élisabeth en habit religieux.
Sur l' un destés longs, on voit une statue assise
de Jésus-Christ docteur, avec trois apôtres à
sa droite et trois à sa gauche ; sur l' autre, notre
seigneur sur la croix qui a la forme d' un arbre
avec ses branches ; saint Jean et sainte
Magdeleine sont à ses pieds ; deux anges
couronnent sa tête penchée. à droite et à gauche
sont les six autres atres. Toutes ces figures
sont surmontées de dais richement sculptés. Sur
les plans inclinés du toit on a adapté huit
bas-reliefs qui représentent plusieurs scènes de la
vie d' élisabeth, surtout les adieux de la sainte
et de son époux partant pour la croisade, avec tous
les détails, tels que la découverte fortuite de la
croix dans l' aumônière de Louis, le don de la
bague, leur dernier baiser. Ces statues et
bas-reliefs, tous d' un travail excellent, sont en
argent massif et recouvert de dorure. Une immense
quantité de camées, d' onyx, de perles, de pierres
gravées, de saphirs, d' émeraudes et d' autres
pierreries du plus haut prix étaient incrustées
dans la châsse et les encadremens des statues : la
plupart étaient antiques et ajoutaient à la valeur
presque inestimable d' un monument auquel la piété
et l' affection des fidèles pour élisabeth avait
fait consacrer tant de trésors. Un
p354
grand nombre des pierres gravées avaient été
apportées d' orient par les pélerins et les croisés ;
quelques unes étaient regardées comme un produit
spontané de la nature. On sait combien de qualités
surnaturelles étaient attribuées aux pierres dans
le moyen âge : c' était à la fois l' ornement le plus
précieux et l' offrande la plus significative qu' on
pût consacrer au tombeau d' une sainte. Il y avait
un onyx si admirable que, d' après une tradition
trèspandue, un électeur de Mayence avait offert
de l' acheter au prix de tout le bailliage
d' Amoeneburg. Malgré les guerres et les troubles
de religion, il restait huit cent vingt-quatre
pierres précieuses (non compris les perles) en
1810, lorsqu' on les compta avant l' enlèvement
ordonné par le gouvernement franco-westphalien,
qui fit transporter la châsse à Cassel, où on en
vola les plus précieuses, au nombre de cent
dix-sept.
Cette châsse rappelle par sa forme et sa beauté la
fameuse châsse de saint Sebald à Nürnberg, ornée
des douze apôtres, de Peter Fischer : mais elle
a l' avantage d' être antérieure de trois siècles :
nous ne savons pas s' il existe ailleurs un vestige
aussi notable de l' art chrétien à une époque ainsi
reculée.
Les reliques de la sainte bien-aimée reposèrent dans
cette couche que la foi et l' amour du peuple
chrétien avaient cherché à rendre digne d' elle,
jusqu' à l' époque de la réforme. Nous empruntons
à deux historiens luthériens le récit de ce qui
se passa alors, comme
p355
un témoignage non suspect du genre de victoires que
remportait en ce temps-là ce qu' on a depuis appelé
la cause du progrès et des lumières. Le dimanche
exaudi de l' an 1539, le landgrave Philippe
de Hesse, descendant en ligne directe de sainte
élisabeth, s' en vint à l' église dédiée à son
aïeule, et y fit célébrer pour la première fois le
culte évangélique. Il était accompagné du duc
Albert de Brunswick, du comte d' Isenbourg, d' un
fameux poète, faiseur d' héroïdes à l' instar
d' Ovide, et nommé Eobanus Hessus, du professeur
Crato, et d' un assez grand nombre de ces docteurs
et savans, parmi lesquels la réforme trouvait ses
pluslés adeptes. L' office terminé, il fit appeler
le commandeur de l' ordre teutonique en résidence à
Marbourg, le sire de Milchling, depuis élu
grand-maître de l' ordre, et se rendit avec lui à
la sacristie où était déposée la châsse. Une
multitude immense de peuple le suivit. Le prince et
ses amis étant entrés dans la sacristie, le
commandeur en fit fermer la porte, pour arrêter la
foule. La forte grille de fer derrière laquelle se
trouvait la châsse, était fermée : le commandeur
refusa de l' ouvrir et en jeta la clef au loin ; le
sacristain dit également qu' il ne saurait comment
s' y prendre pour y pénétrer. Alors le landgrave
ordonna à un des assistans de chercher des
serruriers et des forgerons avec de grands marteaux
et des ciseaux pour forcer la grille : mais en se
présentant pour sortir à la porte de la sacristie
que le commandeur avait fermée, on trouva qu' elle
ne pouvait pas s' ouvrir du dedans, mais seulement
du dehors. Il fallut donc en jeter la clef dehors
à travers une des fenêtres, pour qu' on pût la
ramasser et l' appliquer extérieurement à la
serrure. En attendant, son altesse daigna dire :
" s' il nous faut mourir de faim dans cette sacristie,
nous commencerons par manger le commandeur. "
" c' est à savoir, "pliqua celui-ci, " si je suis
d' humeur à me laisser manger. " cependant on
apporta bientôt les instrumens nécessaires pour
faire l' effraction : au
p356
moment où on y procédait, le prince s' écria :
" allons, Dieu merci ! Voilà donc les reliques de
sainte élisabeth ! Voilà mes os et ses os !
Viens-t' en, vieille maman Lisette ! Voilà ma
grand' mère. " puis ce digne petit-fils d' une sainte,
se tournant vers le commandeur, lui dit : " c' est
lourd, monsieur le commandeur, je voudrais bien
qu' il n' y eût que des écus ! Mais il y en aura là,
de bons vieux florins de Hongrie. " " je n' en sais
rien, " dit le commandeur, " je ne sais pas ce qu' il
y a ; de ma vie je ne m' en suis approché de si près,
et plût au ciel que je n' y fusse pas
aujourd' hui ! " la châsse étant ouverte, le
landgrave y plongea les mains et en retira une
cassette longue de cinq quarts d' aune, doublée de
satin rouge, qui contenait les ossemens de la
sainte : il les prit et les remit à un officier de
sa maison, nommé De Collmatsch, lequel les fit
jeter dans un sac à fourrage que tenait un
domestique, et emporter aussitôt au château. Le
landgrave découpa ensuite lui-même un morceau de la
châsse qu' il croyait d' or massif, et le fit
essayer par un orfèvre : voyant que ce n' était
que du cuivre doré, il dit " voyez ces prêtres,
comme ils trompent les gens ! Ils ont fait ce
cercueil de cuivre et ont gardé tout l' or pour
eux. " puis il s' aperçut qu' il manquait la tête de
la sainte, et aps beaucoup d' insistance, il
obligea le commandeur de lui montrer une armoire
secrète de la sacristie, où cette tête était
renfere, avec la couronne et le calice d' or que
l' empereur Frédéric lui avait consacrés le jour
de sa translation solennelle, trois cent trois ans
auparavant. Philippe fit aussitôt emporter ces
objets précieux au château, et on ne les a plus
revus.
C' est cet homme que les protestans ont surnom
Philippe-le-généreux .
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En cette même ane 1539 il obtint une dispense
signée du docteur Martin Luther et de sept autres
théologiens évangéliques assemblés à Wittemberg,
pour épouser deux femmes à la fois. C' est le
digne père de cette race de princes qui ont vécu
pendant un siècle du prix de leurs sujets qu' ils
vendaient à l' Angleterre pour être employés à
combattre les sauvages de l' Amérique.
Les ossemens de la sainte furent enterrés peu après
sous une pierre nue de l' église, dans un lieu
inconnu de tous, excepté du landgrave et de deux
de ses confidens. En 1546, sous prétexte de
dérober aux dangers de la guerre la précieuse
châsse, il ordonna qu' elle fût déposée au château
de Ziegenhayn. Mais, deux ans après, cédant aux
instantes prières du commandeur Jean de Rehen,
Philippe fit reporter à Marbourg cette propriété
sacrée, en me temps qu' il crut devoir obéir à
l' ordre que lui avait donné l' empereur
Charles-Quint, dès l' annéeme du sacrilége, de
restituer à l' église les reliques de sainte
élisabeth. On les déterra et on les rendit au
commandeur : cependant elles ne furent plus
replacées dans la châsse ; d' après la quittance
qu' en délivra Jean de Rehen le 12 juillet 1548,
il en manquait dès lors une grande partie, et à
dater de cette époque, leur dispersion a été
complète. Vers la fin du seizième siècle, à une
époque l' Espagne faisait beaucoup de frais
et d' efforts pour sauver les reliques des saints
qui se trouvaient dans les pays envahis par
l' hérésie, la pieuse infante Isabelle Claire
Eugénie, gouvernante des Pays-Bas, dont la
moire est encore aujourd' hui si populaire en
Belgique, acquit le crâne et une portion
considérable des ossemens de sa sainte patronne,
et les fit transporter à Bruxelles et déposer
chez les carmélites : le crâne fut plus tard
envoyé au château de La Roche-Guyon en France,
d' où il a été tout récemment transféà Besançon
par le cardinal duc de Rohan. Un de ses bras fut
envoyé en Hongrie : d' autres portions de ses
reliques se voyaient encore à Hanovre, à Vienne,
à Cologne, et surtout
p358
à Breslau, dans la riche chapelle que lui consacra
en 1680 le cardinal Frédéric de Hesse, évêque
de cette ville et un de ses descendans. On conserve
dans cette même chapelle le bâton en bois noir qui
lui servit d' appui lors de son expulsion de la
Wartbourg. Nous avons déjà parlé de son verre
qui est à Erfurt, de sa robe de noces qui est à
Andechs, de sa bague d' alliance qui est à
Braunfels, avec son livre d' heures, sa table et
sa chaise de paille. Enfin son voile se montre à
Tongres.
En 1833, m le comte de Boos-Waldeck possédait un
des bras de la sainte, qu' il avait offert en vente
à plusieurs souverains qui la comptent parmi leurs
aïeux, mais sans trouver d' acheteurs !
à Marbourg il n' y a aucune de ses reliques. Une
tradition affirme que ses ossemens furent enterrés
sous le maître-autel, d'on les vola en 1634.
On n' y rencontre d' elle aujourd' hui qu' une grande
tapisserie à laquelle on dit qu' elle a travaillé, qui
représente l' histoire de l' enfant prodigue, et
dont on se sert encore pour la communion selon
le rit luthérien. Sa châsse, vide depuis trois
siècles, fut emportée à Cassel sous le règne du
roi Jérôme, puis ramenée à Marbourg en 1814, et
replacée dans la sacristie. La magnifique église
qui lui a été consacrée, vouée depuis 1539 au
culte qui regarde l' invocation des saints comme
une idolâtrie, n' a jamais depuis lors retenti d' un
seul hommage public en son honneur.
Ainsi, cette âme si chère au ciel et à la terre, n' a
point eu le sort de tant d' autres saints, dont la
dépouille est restée jusqu' à ce jour au sein du
peuple fidèle, entourée du culte et de l' amour des
générations successives, à l' ombre des autels où se
lèbre chaque jour le sacrifice sans tache. Au
contraire, tout le pays qu' habitait cette soeur
des anges a trahi sa foi ; les fils du peuple qu' elle
a tant aimé, tant consolé, tant soulagé, ont
connu et renié sa puissante protection. La
Thuringe, où elle vécut jeune fille et épouse ;
la Hesse, s' écoula son veuvage, ont toutes
deux renoncé au catholicisme. L' orgueilleuse
empreinte de Luther est venue ternir les purs
souvenirs de ce château de Wartbourg, à jamais
sanctifié par sa pieuse
p359
enfance, par les épreuves de sa jeunesse, par cette
union conjugale sans rivale dans sa tendresse et
sa sainteté. Du haut de ces vieilles tours d'
planait sur toute la contrée son infatigable
amour, l' oeil du voyageur cherche en vain une
église, une chaumière catholique. à Eisenach,
dans cette ville où elle a si bien représenté
le Christ par sa charité et ses souffrances, il
n' y a pas un seul catholique pour l' invoquer, pas
un autel, pas une pierre sainte où l' on puisse
s' agenouiller pour honorer son doux nom et invoquer
sa bénédiction sur un pélerinage à elle consacré.
Enfin, dans la ville même elle est morte,
tant de milliers de pélerins sont venus adorer ses
reliques, où le marbre est encore tout usé et
creusé par leur foi, sa vie n' est plus qu' un fait
historique, et le peu de catholiques qui s' y
trouvent n' ont pas même une messe le jour de sa
fête ! Sa tombe me n' a pas été respectée, et
parmi ses descendans il s' est trouvé un homme qui
en a arraché les os, en l' insultant.
N' est-ce donc point pour tout catholique un devoir
que de lui rendre hommage, que de chercher à
habiliter sa gloire et à lui offrir le tribut
de sonle et de son amour, fût-ce même sous la
forme la plus insignifiante ? C' est ce qu' a bien
senti ce pauvre capucin que nous citons à regret
pour la dernière fois, lorsqu' il disait au milieu
du dix-septième siècle : " en visitant cette grande
et belle église et ce riche tombeau de la sainte,
j' ai eu le coeur percé de douleur en les voyant
entre les mains des lutriens, et désormais si
honteusement dépouillés de leur ancienne splendeur.
Oh ! Je m' en suis plaint à Dieu tout-puissant
dans le ciel, et j' ai recommandé de mon mieux à
sainte élisabeth d' y mettre ordre. Mais aussi, par
compensation de tout l' honneur que les
non-catholiques ne te rendent pas, devons-nous
t' honorer d' autant plus, t' invoquer avec une
ferveur redoublée, ô glorieuse servante de Dieu !
Et nous réjouir
p360
à jamais de ce que Dieu t' a retirée dès ton enfance
du fond de ta Hongrie pour te donner à notre
Allemagne, comme le plus précieux des bijoux. "
on lui a du reste laissé, même dans les pays qui
ont oublié ou renié sa gloire, un hommage peut-être
le plus doux et le plus aimable de tous ceux qu' elle
a jamais reçus ; on a laissé à une petite fleur,
tout humble et modeste comme elle, le nom de
fleurette d' élisabeth : elle ferme son calice
le soir, lorsque la lumière du soleil disparaît,
comme élisabeth savait fermer son âme à tout ce
qui n' était pas un rayon de la grâce et de la
lumière d' en haut.
Que nous serions heureux, si ce faible témoignage
que nous cherchons à rendre à sa gloire, pouvait
être agréé par elle comme a dû l' être le sentiment
de pieuse et confiante affection qui a autrefois
porté quelques paysans catholiques à donner son
nom chéri à la fleur qu' ils aimaient !
Aussi bien qu' il nous soit permis, avant de donner
congé à ces pauvres pages, d' élever une dernière
fois notre coeur et notre humble parole vers vous,
ô douce sainte ! Vous, qu' après tant d' âmes
ferventes, nous oserons nommer aussi notre chère
élisabeth ! ô bien-aie du Christ !
Daignez être la céleste amie de notre âme et l' aider
à devenir l' amie de votre ami. Tournez vers nous,
du haut des cieux, un de ces tendres regards qui,
sur la terre, guérissaient les plus cruelles
infirmités des hommes. Nous sommes venus, dans un
siècle sombre et froid, nous éclairer à votre
lumière sainte, nous réchauffer au foyer de votre
amour ; et vous nous avez accueilli, et votre
pensée nous a donné mainte fois la paix. Soyez
bénie pour tant de précieuses larmes que nous
a values le récit de vos peines et de votre
patience, de votre charité et de votre angélique
simplicité ; pour tant de travaux et d' erremens
que vous avez protégés, tant de jours
p361
solitaires que vous seule avez peuplés, tant
d' heures tristes que votre chère image a pu seule
charmer. Soyez-en nie à jamais, et daignez
bénir à votre tour le dernier venu et le plus
indigne de vos historiens.
18 juillet 1836.
pLXX
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