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Langue Française (InaLF)
[L']oblat [Document électronique] / J. K. Huysmans
CHAPITRE I
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Durtal résidait depuis plus de dix-huit mois
au val des saints. Las de Chartres il s' était
provisoirement fixé, harcelé par des appétences
déréglées de cloître, il était parti pour l' abbaye
de Solesmes.
Recommandé au supérieur de ce monastère par l' abbé
Plomb, un des vicaires de la cathédrale de
Chartres, qui connaissait le révérendissime de
longue date, il avait été aimablement reçu, était
resté, à diverses reprises, plus de quinze jours,
dans ce couvent, et il en était toujours revenu
plus mal à l' aise, plus incertain qu' avant. Il
retrouvait avec allégresse ses vieux amis, l' abbé
vresin et sa gouvernante, Mme Bavoil,
réintégrait avec un soupir de soulagement son logis
et le me phénone se produisait ; il était peu
à peu
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ressaisi par le souvenir de cette existence
conventuelle qui s' écartait complètement de celle
qu' il avait autrefois vécue à la trappe.
Ce n' était plus, en effet, lagle de fer des
cisterciens, le silence perpétuel, les jeûnes
complets, le maigre ininterrompu, le coucher, tout
habillé, dans un dortoir, le lever à deux heures,
en pleine nuit, le travail de l' industrie ou le
labeur de la terre ; les nédictins pouvaient
parler, usaient, certains jours, d' aliments gras,
couchaient déshabillés, chacun, dans sa cellule,
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se levaient à quatre heures, se livraient à
des travaux intellectuels, besognaient beaucoup
plus dans les bibliothèques que dans les comptoirs
de marchandises ou dans les champs.
La règle de saint Benoît, si inflexible chez les
moines blancs, s' était adoucie chez les moines
noirs ; elle s' était aisément pliée aux besoins
dissemblables des deux ordres dont le but n' était
pas, en effet, le même.
Les trappistes étaient plus spécialement préposés
aux oeuvres de la mortification et de la nitence
et les bénédictins, proprement dits, au service
divin des louanges ; les uns, avaient, en
conséquence, sous l' impulsion de saint Bernard,
aggravé lagle dans ce
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qu' elle a de plus strict et de plus dur ; les
autres, au contraire, avaient adopté, en les
assouplissant, les dispositions si accortes et si
indulgentes qu' elle recèle.
Le séjour des retraitants et des hôtes se ressentait
forcément de cette différence ; autant la réception
à la trappe avait été taciturne et austère lorsque,
pour la première fois, Durtal l' avait visitée,
-il y avait déjà de cela dix ans, -afin de se
convertir ; autant l' accueil à Solesmes, où il
était allé dans le dessein de tâter sa vocation,
avait été et disert et clément.
Il avait profité, chez les bénédictins, duté bon
enfant de leurs observances ; une liberté presque
entière lui avait été laissée pour se lever, pour se
promener, pour suivre les offices ; il mangeait avec
les religieux et non plus, ainsi que chez les
cisterciens, dans une salle à part ; il n' était plus
admis sur la lisière de la communauté et en marge
du cloître, mais bien au dedans, vivant avec les
pères, causant et travaillant avec eux. Les devoirs
de l' hospitalité, si expressément recommandés par le
patriarche, étaient vraiment exécutés à la lettre
par les moines noirs.
Ce caractère paternel lui souriait, dès qu' il était
de retour à Chartres ; avec le temps, la vision de
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Solesmes secantait, s' idéalisait à mesure qu' elle
devenait plus lointaine.
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Il n' y a que Solesmes ! Se criait-il ; la seule vie
monastique possible pour moi est là !
Et cependant, il devait se rappeler que, chaque fois
qu' il avait quitté l' abbaye et qu' il s' était assis
dans la voiture qui le menait à la gare de Sablé,
il avait respiré, tel qu' un homme qu' on allège d' un
insupportable poids, et qu' aussitôt installé dans le
train, il se disait : mon dieu quelle veine ! Me
voici libre ! -et, sans cesse, pourtant, il
regrettait cette gêne d' être chez les autres, cette
délivrance d' heures tracées, sans amusements
inopinés, sans tintouins prévus.
Il parvenait difficilement à analyser ces jeux
d' impressions, ces volte-faces de sentiments. Oui,
certes, s' affirmait-il, Solesmes est en France
unique ; l' art religieux y resplendit comme nulle
part ; le chant y est mûr à point, les offices s' y
lèbrent avec une imperfectible pompe ; nulle part
aussi, je n' approcherai d' un abbé de l' envergure
de dom Delatte et de paléographes musicaux plus
ingénieux et plus savants que dom Mocquereau et
que dom Cagin, j' ajouterai encore
de moines plus serviables et plus avenants ; oui,
mais...
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mais quoi ? Et alors, en fait de réponse, c' était un
recul de tout son être, une sorte depulsion
instinctive devant ce couvent dont la façade
splendidement illuminée, rendait, par contraste, les
communs non éclairés qui en dépendaient, plus
noirs ; et il s' avançait avec précaution, de même
qu' un chat qui flaire un logis qu' il ne connaît
point, prêt à détaler, à la moindre alerte.
Et cela ne rime anmoins à rien, convenait-il ; je
n' ai pas l' ombre d' une preuve que l' intérieur du
cloître soit d' un autre style d' âme que celui de la
façade ; c' est étrange, ce qui se passe en moi.
Voyons, raisonnons, qu' est-ce qui meplaît ? -et
il se répondait : tout et rien ; -cependant
certaines remarques se détachaient en lumière,
venaient en avant sur le décor de l' abbaye. D' abord,
la grandeur de ce monastère et cette armée de profès
et de novices qui lui enlèvent ce côté intime et
charmant que possède un moins imposant reclusage,
la trappe de notre-dame de l' âtre, par exemple.
Nécessairement, avec ses immenses bâtiments et la
foule des religieux qui les encombrent, Solesmes
prend une allure de caserne. Il semble que l' on
marche aux offices ainsi qu' à une
parade, que l' abbé est un général entouré de
l' état-major
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de son chapitre et que les autres ne sont plus
que de pauvres troubades. Non, on ne serait jamais à
l' aise et l' on ne serait jamais sûr non plus du
lendemain, si l' on appartenait à cette garnison
religieuse qui a je ne sais quoi d' inquiet, de
craintif, de toujours sur ses gardes ; et, en effet,
un beau matin, l' on peut, si l' on a cessé de
plaire, être expédié, comme un simple colis, au
loin, à destination d' un autre cloître.
Puis, qui dira la tristesse de ces récréations, de ces
conversations surveillées et inévitablement mornes,
l' agacement produit, à la longue, par le manque de
cette solitude, silicieuse à la trappe et qui est
impraticable à Solesmes, où il n' existe ni étangs,
ni bois, où le jardin est plat et dénudé, sans un
tournant, sans une fin d' allée où l' on puisse se
recueillir, à l' abri des regards, sans témoin,
seul ?
Très bien, reprenait-il, mais, pour être juste, il me
faut avouer maintenant que si j' excepte la question
du site-et encore, sauf moi, tous l' admirent-mes
autres griefs sont dépourvus de sens. Comment, en
effet, réaliser l' ensemble de Solesmes, la
solennité de ses offices et la gloire de ses chants,
sans cette masse serrée de moines ? Comment, sans
une poigne de fer, conduire une armée de près de
cent hommes dont les
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caractères différents, à force de se frotter,
s' échauffent ? Il est donc indispensable que la
discipline soit aussi rigoureuse, plus me, dans un
monastère que dans un camp ; enfin il faut bien
aider les autres couvents de la congrégation, plus
indigents en sujets, en leur envoyant ceux qui leur
manquent, ou un maître des cérémonies, ou un
préchantre, ou un infirmier, le spécialiste, en un
mot, dont ils ont besoin.
Que ces exils soient redoutés par les résidants de
Solesmes, cela prouve qu' ils se trouvent bien dans
leur abbaye et n' est-ce pas le meilleur éloge qu' on
en puisse faire ? En tout cas, ces départs sont,
la plupart du temps, moins des disgrâces que des
prêts de maison à maison, nécessités par l' intérêt
me de l' ordre.
Quant à cette répugnance que je ressens à vivre dans
cette foule toujours en mouvement, unre auquel
j' en parlais très franchement, m' a judicieusement
pondu : où serait le mérite si l' on ne souffrait
d' être roulé, tel qu' un galet, sur la plage d' un
grand cloître ?
Bien oui, je ne dis pas, mais n' empêche que j' aime
mieux autre chose.
Et Durtal réfléchissait et se sortait alors des
arguments plus valides, des raisons plus
péremptoires pour se justifier ses appréhensions.
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à supposer, se disait-il, que le père abbé me laisse
fabriquer mes livres en paix et consente à ne point
s' immiscer dans des questions de littérature, -et
il est si large d' esprit qu' il admettrait sans nul
doute cette dispense-cela ne servirait de rien
car je serais absolument incapable d' écrire un livre
dans cette abbaye.
L' expérience, je l' ai tentée, à diverses reprises ;
les matinées et les après-midi, coupées par les
offices, y rendent tout travail d' art impossible.
Cette vie, divisée en petites tranches, peut être
excellente pour colliger des matériaux et
assembler des notes, mais pour oeuvrer des pages,
non.
Et il se remémorait de désolantes heures où,
s' échappant d' un office, il voulait s' atteler sur
un chapitre et le couragement le prenait à l' idée
que lorsqu' il commencerait d' être en train, il
faudrait quitter sa cellule et regagner la chapelle
pour un autre office et il concluait : le cloître
est utile pour préparer un ouvrage, mais il sied
de l' exécuter dehors !
Puis qu' est-ce que l' on entend par l' oblature ?
Jamais il n' avait pu obtenir une réponse claire. Cela
dépend du bon vouloir du père abbé et cela peut par
conséquent changer selon les monastères ; mais ce
n' est pas
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rieux ! L' oblature bénédictine existait déjà au
huitième siècle ; elle estgie par des
règlements séculaires ; où sont-ils ? Personne n' a
l' air de le savoir.
Le bon vouloir d' un père abbé ! Mais c' est se livrer,
pieds et poings liés, à un homme que l' on ne connaît
que par ouï-dire, en somme : et pour peu que celui
dans le couvent duquel on s' internerait, fût ou vieux
et bor, ou jeune et impérieux et versatile, ce
serait pis que d' être moine ! -car le moine est au
moinsfendu par des ordonnances précises que son
supérieur ne peut enfreindre. -enfin, quelle
situation mitoyenne, ni chair ni poisson, que celle
de l' oblat en clôture ! Interdiaire entre les
pères et les frères lais, il aurait toute chance de
n' être accepté, ni par les uns, ni par les autres.
L' oblature en robe dans une abbaye n' est donc pas
enviable.
Ah ! Et puis, il y aura toujours l' atmospre lourde
et raréfiée du cloître ; non, ce n' est décidément
pas mon affaire. Ce qu' il se l' était répétée
fois, cette phrase ! Et il n' en retournait pas moins
à Solesmes, car aussitôt réinstallé à Chartres, la
nostalgie le repossédait de l' office divin, de ces
journées justement très bien scindées par la
liturgie pour ramener l' âme vers Dieu,
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pour empêcher ceux qui ne travaillent point, de trop
voguer à la dérive.
Il avait, à Chartres, le soir, l' impression qu' il
n' avait pas prié, qu' il avait dilapidé son temps ;
et la hantise des chants entendus lui revenant par
bribes à la mémoire entretenait sonsir de les
écouter encore, attisait, avec le souvenir de
splendides offices, le regret de les avoir perdus.
Jamais il n' avait si bien compris la nécessité de la
prière en commun, de la prière liturgique, de cette
prière dont l' église atermile moment et arrêté
le texte. Il se disait que tout est dans les
psaumes, les allégresses et les contritions, les
adorations et les transes ; que leurs versets
s' adaptent à tous les états d' âme,pondent à tous
les besoins. Il se rendait compte de la puissance
de ces suppliques agissant par elles-mêmes,
par la vertu de l' inspiration divine qu' elles
recèlent, par ce fait qu' elles sont celles que le fils
formula, pour être offertes à son père par ses
fidèles préfigures. Maintenant qu' il en était pri,
il éprouvait une défaillance de tout son être, une
impression d' implacable découragement, d' accablant
ennui.
-eh oui, disait-il à son confesseur l' ab
vresin, eh oui, je suis obsédé par les vieux
phantasmes ; je
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me suis inocule savoureux poison de la liturgie et
je l' ai dans le sang de l' âme et je ne l' élimine
point. Je suis le morphinomane de l' office ; c' est
stupide ce que je vous raconte, mais c' est ainsi !
-et l' abbé de Solesmes, que pense-t-il de ces
hésitations ? Demandait le vieux ptre.
-dom Delatte a des yeux qui rient et une bouche
qui se plisse en une moue un peu dédaigneuse,
lorsqu' il écoute le récit de mes inconstances.
Peut-être croit-il qu' il y a de la tentation dans mon
cas, comme je l' ai cru moi-me, longtemps.
-et moi aussi, fit l' abbé Gévresin.
-mais vous ne le pensez plus ! Rappelez-vous
combien nous avons imploré la vierge de sous-terre
pour être éclairés ; et chaque fois que je
retournais à Solesmes, l' impression était la même et
encore, non ; elle s' aggravait d' une aversion
irraisonnée, d' un recul. Ce n' était, à coup sûr,
ni un indice de vocation, ni une invite...
il y a bien, poursuivit Durtal après un silence, le
terrible argument de quelques durs-à-cuire du bon
Dieu : la raison vous atteste que la vie monastique
est supérieure à toute autre existence, il n' est
point besoin d' en savoir plus ; cela suffit ; vous
devez donc vous
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engager dans cette voie et avoir assez de volon
pour subir les désillusions qu' elle nage et les
sacrifices qu' elle exige.
évidemment, cette théorie est d' un étiage surélevé ;
elle suppose une générosité exceptionnelle d' âme, un
abandon complet de sa personne, une foi à toute
épreuve, une fermeté de caractère et une endurance
vraiment rares.
Mais, c' est se jeter à l' eau pour l' amour de Dieu
et l' obliger ainsi à vous repêcher !
C' est aussi placer la charrue avant les boeufs ;
c' est mettre notre seigneur après et non avant ;
c' est nier la vocation, la touche divine,
l' impulsion, l' attrait ; c' est s' obéir sans attendre
l' appel du Christ auquel on prétend infliger ses
vues !
Je ne m' y frotterais point ; d' ailleurs, je n' ai point
été me par ma mère la vierge, de la sorte.
-et vous n' avez pas tort de ne point vouloir
tenter le seigneur, dit l' abbé ; mais plaçons la
question, s' il vous plaît, sur un autre terrain.
Rien ne vous oblige à revêtir la robe de l' oblature
et à vous séquestrer dans un cloître ; vous pouvez
loger au dehors et suivre les offices.
Je vous l' ai déjà déclaré, cette solution est la
seule
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qui vous convienne ; vous avez franchi l' âge des
leurres ; vous avez trop acquis l' habitude
d' observer pour que le côte à côte continu des
religieux vous soit bon ; vous discerneriez trop vite
les déchets qu' ils cèlent ; vivez près d' eux et
non chez eux. L' opinion du public sur les moines
va d' un extrême à l' autre et ces deux extrêmes
sont aussi fous. Les uns se les imaginent, selon une
gravure en couleur que vous connaissez, joufflus et
rebondis, tenant, d' une main, un pâté et serrant, de
l' autre, contre leur coeur, une bouteille clissée
d' osier, et rien n' est plus inexact, rien n' est plus
bête ; les autres se les figurent angéliques,
planant au-dessus du monde, et c' est non moins
inexact et non moinste. La vérité est qu' ils sont
des hommes, valant mieux que la plupart des laïques,
mais enfin des hommes, soumis par conséquent à
toutes les faiblesses, lorsqu' ils ne sont pas
absolument des saints ; et dame...
non, je reviens à mes moutons, la prudence consiste
à adopter un moyen terme, à vous faire oblat, hors et
dans les alentours du cloître, à Solesmes.
-à Solesmes, non. Il n' y a pas une maison
habitable à louer ; l' abbé Plomb, qui y est allé,
le sait ; du reste Solesmes est un trou ;
l' existence sans la vie claustrale y serait
horrible, car il n' y a même pas de
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promenades l' on puisse vaguer, l' été, à l' ombre.
Ajoutez que la ville la plus proche, Sablé, est un
bourg de dernier acabit ; et la lenteur des trains
pour gagner de là Le Mans et Paris ! Non, à
Solesmes, il n' y a pas de milieu, l' abbaye ou rien.
-fixez-vous auprès d' un autre monastère, dans
une contrée plus avenante et d' acs plus facile, en
Bourgogne, par exemple, à ce val des saints dont
vous a parlé l' abbé Plomb.
-dame, ce serait à voir.
Et à la longue, cela avait fini par être vu. L' un
desres de cette abbaye était passé par Chartres et
descendu chez l' abbé Plomb qui l' avait aussitôt
abouché avec Durtal.
Ils étaient façons pour s' entendre.
Dom Felletin était un moine de plus de
soixante-cinq ans, mais si souple et si jeune !
Grand et robuste, le sang à fleur de peau et
piquant les joues, ainsi que des pelures d' abricots,
de points cramoisis ; le nez protubérant et
remuant, lorsque le visage s' égayait, du bout ; les
yeux bleu clair et les lèvres fortes, ce religieux
effluait autour de lui la piété tranquille, la joie
de l' âme saine et renoncée, de l' âme qui sent bon.
Plein d' enthousiasme pour son ordre, épris de
liturgie
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et de mystique, il rêvait à des groupes d' oblats
formant une communauté autour de la sienne.
Il bondit, pour ainsi dire, sur Durtal ; et toutes
les questions se résolvaient, comme par
enchantement, avec lui. Il y avait justement à
louer, à compte avantageux, près du monastère, une
maison agrémentée d' un vieux jardin ; et il vantait
le côté paterne de son abbaye, la probité des
offices. évidemment, disait-il, vous ne retrouverez
pas chez nous l' art raffi de Solesmes ;
nous n' avons pas un père Mocquereau pour diriger le
choeur ; mais enfin, les messes sont tout de même
bien chantées, et lesmonies sont, vous le
verrez, magnifiques ; enfin, à deux pas du val des
saints, vous avez une ville pleine d' oeuvres du
moyen âge et d' antiques églises et une ville, -ce
qui ne gâte rien, -très vivante, et pourvue de
toutes les ressources modernes, Dijon !
Et Durtal, conquis par la rondeur de ce père, avait
effectué une retraite de quinze jours dans son
couvent et, sur les conseils mêmes de l' abbé, il
avait loué la maison et le jardin proches du
cloître.
Et l' existence y avait été, en effet, très douce.
L' abbaye était familiale et sans ce côté de foule et
de sourde panique qui l' avait tant gêné à
Solesmes ;
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c' était un peu, au val des saints, l' excès
contraire, la trop grande liberté laissée à chacun,
mais ce n' était pas à Durtal, qui en profitait,
à se plaindre. Dom Anthime Bernard, l' ab, était
un vieillard de près de quatre-vingts ans, d' une
sainteté reconnue, et, en dépit d' incessants
tracas, d' une bienveillance attentive et d' une
gaieté toujours neuve. Il accueillit Durtal, à bras
ouverts, lui déclara, au bout d' un mois, qu' il était
chez lui au monastère, et pour bien lui affirmer que
cette assurance n' était pas vaine, il lui remit
une clef de la clôture. Il est vrai qu' en dehors
me de l' amitié qui le lia bientôt à quelques-uns
des habitants de ce reclusage, Durtal pouvait se
prévaloir de sa situation exceptionnelle de
postulant, puis de novice oblat ; elle l' introduisait,
en effet, de plain-pied, dans l' ordre dont il
devait, lorsque le temps de sa probation serait
termi, faire partie.
La question si obscure de l' oblature s' était en
effet presque aussitôt posée ; mais s' il ne l' avait
pas clairement résolue, l' abbé l' avait au moins
tranchée par une solution de simple bon sens.
-commencez votre noviciat, avait-il dit à Durtal,
nous délibérerons après. Il sera d' un an et un jour,
comme celui des moines ; vous suivrez, pendant cette
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année, les cours de liturgie de dom Felletin et serez
assidu aux offices. D' ici là, nous aurons bien
découvert des renseignements et des textes que vous
étudierez, vous-même, avec le maître des novices.
Et Durtal ayant accepté cette combinaison, toutes
les fêtes servaient de prétextes pour l' inviter à
ner au monastère.
Le travail, les offices, les causeries, les
recherches à la bibliothèque du cloître qui
contenait près de trente mille volumes l' occupaient
suffisamment pour qu' il ne pût s' ennuyer. Puis,
certains jours l' existence lui paraissait un peu
lourd il prenait le tain pour Dijon ; d' autres
fois, il se plaisait à rêvasser dans le jardin,
dont une partie était restée, malgré les
objurgations du jardinier, en friche ; et c' était
une poussée d' herbes folles, de fleurs sauvages
venues d' on ne sait où ; et Durtal s' amusait
de ce fouillis de végétations, se bornant à
arracher les orties et les ronces, les plantes
hostiles, prêtes à étouffer les autres ; et il
songeait, au printemps, à élaguer tout de même
une partie de ces intruses pour organiser à leur
place un jardin liturgique et un petit clos
dicinal copié sur celui que Walhafrid Strabo
avait autrefois planté dans les dépendances
de son couvent.
p24
Une seule chose laissait à sirer dans la solitude
de son refuge, le service. La re Vergognat, une
paysanne du hameau, sa bonne, était au-dessous de
tout. Indolente et soiffarde, elle aggravait la
pitoyable qualité des comestibles par sa façon
déréglée de les cuire ; elle ignorait la moration,
opérait de telle sorte que l' on s' empêtrait les
dents dans de la gélatine ou qu' on se les
ébranlait, en chant du bois. Durtal avait adopté
le parti-ne pouvant faire autrement d' ailleurs-
d' offrir au seigneur, en expiation de ses vieux
péchés, la nitentielle misère de ces plats,
quand il apprenait, par un télégramme, la mort subite
de l' abbé Gévresin. Il s' était jeté, affolé, dans
le rapide pour Paris, avait de là gagné chartres
et revu, une dernière fois, sur son lit de mort,
l' homme qu' il avait peut-être le plus aimé. Il avait
journé, quelques jours dans cette ville, et,
-voyant que l' abbé Plomb, un de leurs amis
communs, ne pouvait recueillir la servante du
défunt, Mme Bavoil, parce qu' il avait depuis six
mois, appelé sa tante auprès de lui pour diriger sa
maison, -il avait offert à la brave femme de
l' emmener au val des saints, en qualité de
gouvernante et d' amie.
Il était reparti de Chartres sans réponse précise,
car elle ne savait à quoi se déterminer ; puis,
quelques
p25
semaines après son retour en Bourgogne, il avait
reçu une lettre d' elle lui annonçant son arrivée.
Il était allé la chercher à la gare de Dijon ; il
s' attendait bien à une descente de chemin de fer
cocasse, car Mme Bavoil était dépourvue de tout
préjugé en matière de toilette et elle ne pouvait se
rendre compte de l' étrangeté de son fourniment,
mais elle le stupéfia quand même, lorsqu' il
l' aperçut, s' agitant dans le cadre de la portière,
coiffée d' un fabuleux bonnet à ruches noires et
brandissant un parapluie coeur de cendre ; puis,
elle descendit du wagon, traînant après elle un
cabas en tapisserie entre les deux pattes duquel
passait le goulot décapsulé d' un litre et ce fut,
aux bagages, la risée des équipes, débarquant une
malle bizarre qui tenait du buffet et du
sarcophage, quelque chose de long et d' énorme
et aussi d' on ne savait quoi de velu, car lorsqu' on
l' examinait de près, l' on constatait que
des poils de porc se dressaient sur le couvercle,
poussaient en de larges bandes dans les plaques
fatiguées du bois.
-qu' est-ce qu' il y a là-dedans ? S' écria-t-il avec
effroi.
-mais, mon linge et mes effets, répliqua-t-elle
tranquillement.
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Et, tandis qu' un peu honteux, il confiait ce ridicule
monument aux employés de la gare, elle souffla,
puisa dans sa poche un mouchoir grand comme une
nappe et quadrillé sur un fond nankin de filets
bistre et elle épousseta le crucifix de fer blanc
qui ballottait, au bout d' une chaîne, sur son
corsage.
-voulez-vous manger ou boire quelque chose ?
Nous avons le temps, proposa Durtal.
-vous plaisantez ! -et elle avait extrait du cabas
un croûton de pain et sorti son litre d' eau, à moitié
vide. J' ai mangé et bu en route, en voici la
preuve-et, placidement, elle s' était versé le
reste de l' eau sur les mains qu' elle secouait à coups
de bras, sur le quai, pour les sécher.
-maintenant, je suis à vous, notre ami, avait-elle
dit. -et Durtal s' en doutait avec un peu d' ennui-
l' arrivée au val des saints avait été bruyante. Les
paysans regardaient, ébahis, sur le pas de leurs
portes, cette petite femme, grêle et noire, qui
gesticulait et s' arrêtait pour embrasser les
enfants, leur demander leurs noms et leur âge et
les nir, en leur dessinant avec le pouce une croix
sur le front.
CHAPITRE II
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Eh bien, Madame Bavoil, vous n' êtes pas étonnée
de vous trouver assise, ici, à deux pas d' un cloître,
avec moi ?
-mais, notre ami, pourquoi serais-je étonnée ? Il
y a longtemps que le lot des surprises ne se tire
plus pour moi. Quand le cher abbé Gévresin est
mort, j' ai dit à Dieu : faut-il demeurer à
Chartres, retourner à Paris ou aller rejoindre le
brave Durtal qui m' offre un gîte ? Que vous en
semble ? Puisque vous vous êtes constitué l' intendant
des biens de ma pauvre âme, régissez-les à votre
guise et dirigez-moi sur ma nouvelle route, sans
trop d' à-coups. Cependant, si c' était un effet
de votre bonté, mon diligent seigneur, je voudrais
bien ne pas me dépiter en de longues attentes ;
agissez donc, s' il vous plaît, vite
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et vous voilà.
-dame, sauf erreur, c' est la réponse que j' ai cru
entendre ; mais ce n' est point tout cela. Si je suis,
ici, auprès de vous, au val des saints, c' est pour
m' occuper de votre ménage et vous servir ; causons
donc un peu de ce pays, de la vie qu' on y mène,
des ressources dont il dispose, pour organiser
notre train-train et nous nourrir.
-le village, vous l' avez vu, au sortir de la gare ;
il se compose d' une rue et de quelques chemins
bordés de chaumines ; il contient environ deux cents
feux, possède une boutique de boucher, une de
boulanger, une d' épicier bitant du tabac et de la
mercerie ; telles sont les ressources ; les denrées
s' y présentent, sinon onéreuses, au moins
exécrables et il est nécessaire de se rendre,
pour s' approvisionner, à Dijon, toutes les
semaines. D' ailleurs, la mère Vergognat, qui a
préparé jusqu' à ce jour ma popote, vous renseignera
mieux que moi sur le choix et le prix des
comestibles ; elle viendra, ce soir, et vous
pourrez, à votre aise, l' interroger.
-la maison n' est pas mal, autant que je suis à
me de la juger par un premier clin d' oeil et le
jardin est spacieux et planté de beaux vieux
arbres, reprit Mme Bavoil, après un silence ; tout
est donc pour le mieux ; et vos bénédictins ?
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-ils habitent là ; tenez, regardez par la fenêtre
la longue rangée de croisées du monastère et le
clocher de l' église ; vous ne tarderez point, au
reste, à les connaître, car il est bien rare que
l' un d' eux traverse le bourg sans passer par ici,
pour me serrer la main ; ce sont de pieuses gens
dont la fréquentation est un réconfort.
-ils sont nombreux ?
-une cinquantaine, y compris les novices et les
convers.
-eh, notre ami, c' est une grande abbaye, que ce
couvent du val des saints !
-oui, c' est l' une des plus importantes fondations
qu' ait autrefois créées Solesmes ; c' est le grand
cloître de la Bourgogne.
-son origine est ancienne ?
-oui, il y eut, en ce lieu, un prieuré dépendant
de cette illustre abbaye de Saint-Seine, située
à ps de cinq lieues de Dijon et dont les
bâtiments réparés ou plutôt changés de fond en
comble se sont mués en des usines d' hydrothérapie
et des entrepôts de malades qu' on douche.
Saint-Seine, qui fut instituée, en 534, par le
saint de ce nom, a compté parmi ses religieux
saint Benoît D' Aniane, le réformateur de l' ordre
de saint Benoît, au neuvième siècle ; son prieu
du val des
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saints fut florissant ; il subsistait encore à
l' époque de la révolution, mais il traînait une
piété languissante et achevait d' égoutter une vie
sans gloire. Il disparut dans la tourmente. Il a
été exhu, il y a une trentaine d' années
seulement. Dom Guéranger, l' abbé de Solesmes,
auquel on donna ses ruines, le réédifia et le
peupla de moines et, de minuscule prieuqu' il était
à ses débuts, il devint une puissante abbaye.
-et l' ami de l' abbé Plomb, celui qui est venu
nous voir à Chartres, dom... je ne sais quoi...
ah ! Je n' ai pas la mémoire des noms !
-dom Felletin.
-c' est cela même, est-il ici ?
-oui, il est le maître des novices.
-je serai contente de le saluer.
-vous le reverrez ; je lui ai annoncé votre
arrivée.
-alors, comme société, vous avez celle des moines ;
et, en dehors d' eux ?
-en dehors d' eux, dame, c' est plutôt court. Il y a,
dans ce bourg, un vieux garçon très bizarre et un
peu bourru, mais bonhomme, M Lampre. Il habite une
assez belle maison contiguë au monastère. Il daube
sans arrêt sur les nédictins qu' il adore ; mais
c' est une affaire de mots ; lorsqu' il dit d' un
père : c' est une
p31
pieuse brute, il faut traduire : c' est un religieux
dont les idées ne concordent pas absolument avec
les siennes ; le tout est de s' entendre.
-comment les moines le fréquentent-ils ?
-ils le connaissent et savent que personne ne leur
est plus dévoué ; il l' a prouvé et maintes fois ;
d' abord en les gratifiant de l' abbaye dont il était
le possesseur, puis en s' allégeant à leur profit,
lorsqu' ils subissaient des moments difficiles,
d' imposantes sommes ; larité est qu' il rêve d' une
perfection idéale qui ne peut exister et le côté
humain que chaque cénobite garde forcément l' irrite.
Il n' en est pas moins, malgré ce travers, un
chrétien et serviable et pieux ; il est fort savant,
d' ailleurs, sur les us et coutumes monastiques et
il possède une bibliothèque sciale de
monographies conventuelles et surtout une collection
d' enluminures des plus rares.
En dehors de ce lque, le seul que l' on ait plaisir
à visiter, il y a une oblate, Mlle De Garambois,
qui est bien la plus charitable des créatures et
la plus indulgente des vieilles filles. Elle recèle
dans un corps de grosse dame un peu mûre, une âme
toute jeune, une âme toute blanche, de petite
enfant ; on rit un tantinet d' elle, dans le
village et dans l' abbaye, à cause de sa manie de
porter sur sa toilette les couleurs liturgiques du
jour ; elle est
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un ordo vivant, un calendrier qui marche ; elle est
le fanion du régiment ; on sait qu' on va célébrer
la fête d' un martyr lorsqu' elle pavoise son chapeau
de rouge ou celle d' un confesseur lorsqu' elle
arbore les rubans blancs ; malheureusement le
nombre des teintes ecclésiales est restreint et
elle le déplore assez pour qu' on la raille ; mais
tout le monde est d' accord pour admirer sa candide
belle humeur et son infatigable bonté.
Vous la verrez et ne serez pas longue à discerner ses
deux ardentes toquades : la fine cuisine et les
offices ; elle raffole des fastes liturgiques et des
petits plats ; sur ces matières, elle en
remontrerait au plus érudit des maîtres-queux et au
plus studieux des moines.
-dites donc, notre ami, elle n' est pas banale
votre oblate !
-et ce qu' elle les aime, ses bénédictins ! Elle eut
jadis la vocation d' une moniale et elle fit son
noviciat à l' abbaye de Sainte-Cécile de
Solesmes ; mais, avant de le terminer, elle tomba
malade et dut, sur l' ordre dudecin,
l' abandonner ; elle se console maintenant,
en vivant dans les environs d' un cloître ; la
moniale desséce a reverdi oblate.
-mais pour comprendre ainsi la liturgie, elle doit
être savante ?
p33
-elle sait le latin ; elle l' a appris pendant son
noviciat à Solesmes et elle l' a, je crois,
travaillé depuis ; mais, sortie des traités sur le
plain-chant et l' office divin, rien
ne l' intéresse ; elle jubile pourtant, ainsi que je
vous l' ai raconté, lorsqu' il s' agit d' une savoureuse
cuisine ; alors, elle est le cordon bleu conventuel,
la mère de blémur du fourneau ; elle peut aussi bien
citer les recettes de manuels culinaires que les
antiennes du psautier.
-pourquoi neside-t-elle pas dans ce Solesmes
elle a commencé son noviciat ?
-parce qu' elle n' a, ainsi que moi, déniché aucune
location dans ce bourg ; et puis, elle est la nièce
de M Lampre, de ce vieil original dont je vous ai
parlé ; il est le seul parent qui lui reste et elle
est venue se fixer auprès de lui et du monastère.
-et ils habitent la même maison ?
-non, ils ont beau se choyer, ils se dévoreraient
s' ils vivaient constamment côte à côte ; je vous
laisse à penser d' ailleurs si elle échange des coups
de bec et d' ongles avec lui, lorsqu' il médit de
ses chers moines !
Excepté ces deux personnes, nul, je le répète, n' est
à fréquenter dans ce trou ; les paysans sont cupides
et retors et quant aux gourdes armoriées, aux
noblaillons qui croupissent dans les châteaux des
alentours, ils sont
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certainement, au point de vue intellectuel, encore
inférieurs aux rustres ; on se salue, lorsqu' on se
rencontre et c' est tout.
-et comment sont-ils avec le monastère ?
-mal ; ils l' exècrent pour des causes qui, si elles
ne sont pas héroïques, sont bien humaines ; d' abord
les nédictins régissent, ici, la paroisse ;
autrement dit, le curé est un des religieux de
l' abbaye ; l' église du val des saints est à la fois
abbatiale et paroissiale. Or, le père cune peut
accepter les invitations des châtelains et parader
dans leurs salons, comme le pourrait faire un
prêtre plus libre ; les hobereaux n' ont donc pas de
desservant qui soit à eux, sur lequel leurs femmes
puissent mettre la mainmise et diriger au mieux de
leurs propres intérêts ; premier grief ; -ensuite,
parmi les seigneurs du lieu, figure une impérieuse
baderne, plus ou moins blasonnée, qui aime à chanter
les morceaux d' opéras ajustés par les scélérats de la
piété, au culte ; à diverses reprises, ce baron des
atours a tenté d' obtenir, au moment du mois de
Marie, la permission de roucouler ses falibourdes
dans l' église ; les moines l' ont, naturellement,
rabroué, la musique des sous-Gounod et des
sous-Massenet n' étant pas encore, dieu merci,
admise dans les cloîtres. Alors, ses amis ont pris
fait et cause
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pour lui et ils ne pardonneront jamais à l' abbaye
d' avoir emché ladite baderne de souiller avec le
filet saumâtre de sa voix les murs du sanctuaire ;
second grief ; et celui-là n' est pas le moindre !
-eh bien, ils sont de jolis cocos, vos nobles !
-ce sont des coulis d' imbécillité, des sublimés de
sottise ; nous sommes en province, Madame Bavoil.
-et les paysans sont-ils aussi mal disposés pour
le couvent ?
-ils vivent de lui ; ils en reçoivent des
bienfaits et par conséquent ils le haïssent.
-mais c' est un pays de brigands dans lequel vous
m' avez amenée !
-non, répondit, en riant, Durtal ; il n' y a pas de
brigands au val des saints, mais des parangons de
vanité et des modèles de bêtise ; après tout, c' est
peut-être pis ; mais vous n' avez qu' à m' imiter,
à refuser absolument de les connaître et vous aurez
la paix.
-qu' est-ce qui sonne là ? Interrogea Mme Bavoil
qui écoutait le tintement prolond' une cloche.
-ce sont les premier coups des vêpres. Il doit
être 4 heures moins 10-plus une minute-fit
Durtal qui consulta sa montre.
-nous allons aux vêpres ?
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-certainement, d' autant que ce sont celles de
l' exaltation de la sainte croix, ce soir.
-alors, je vais voir, pour mon début, un bel
office ?
-voir, non ; entendre, oui ; cette fête est un
double majeur et ne comporte pas le luxe que vous
pourrez admirer aux doubles de première classe, à
noël, par exemple ; mais si vous n' assistez pas à une
magnifique cérémonie se déroulant, dans les
andres enflammés du choeur, vous écouterez au
moins un office splendidement compoavec ses
merveilleuses antiennes et son hymne brûlante, teinte
de sang.
Ils étaient arrivés, en devisant, devant l' église.
-oh mais, elle est antique ! S' exclama Mme Bavoil,
en regardant le porche qui arborait le ton de la
pierre ponce et se fleurissait de mousses, couleur
d' orpiment et de laque verte.
-oui, le clocher et le porche sont du quinzième
siècle, mais tout le reste de l' église est neuf.
L' intérieur a été reconstitué, tant bien que mal,
enlaidi par un affreux chemin de croix, éclairé,
sauf le fond, par des vitres blanches ; l' église
du val des saints n' est plus qu' un souvenir inexact
de ce qu' elle fut dans sa jeunesse ; cependant,
l' abside avec ses anciennes
p37
stalles qui proviennent d' une autre abbaye et son
autel qui, bien que moderne, est habile, n' est pas
trop offensante ; jugez-en.
Ils entrèrent ; la nef s' étendait, assez vaste, sans
piliers, écartelée d' un transept contenant, d' un
té, une chapelle de la sainte vierge, de l' autre,
une chapelle de saint Joseph ; elle était mal
éclairée, presque noire. Au bout, deux rangs de
stalles s' allongeaient, à droite et à gauche du
sanctuaire, allant à partir de la table de communion
jusqu' à l' autel en pierre, de forme gothique,
qui se détachait sur un mur peint, en trompe-l' oeil,
d' un rideau brun.
Des vitraux modernes dressaient, dans le haut de ce
mur, leurs lames droites de verre, enduites de
personnages dont les nuances étaient à la fois
criardes et molles. L' on discernait, lorsque le
temps n' était pas trop couvert, notre seigneur et sa
re, habillés d' étoffes tubulaires d' un rouge acide
de groseille et d' un bleu de Prusse, dur ; puis
saint Bénigne de Dijon, coiffé d' un pain de sucre
couleur de potiron et affublé d' une chasuble
oseille ; saint Bernard enveloppé dans un manteau
d' un blanc sale d' eau de riz ; saint Benoît,
saint Odilon de Cluny, sainte Scholastique et
sainte Gertrude vêtus de coules d' un noir de
raisiné sec.
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Cela avait été teint et cuit, il y avait une
vingtaine d' années, par un Lavergne quelconque.
Mme Bavoil, que ces affronts de la vue ne
suppliciaient point, s' agenouilla quand elle eut
achevé son inspection, sur une chaise, tira d' un
énorme porte-lunettes des besicles rondes et se
prit à lire dans un volume encombd' images qu' elle
baisa.
Les cloches tintèrent assez longtemps, puis se
turent ; et, quelques minutes après, 4 heures
sonnèrent et elles retentirent encore. Un bruit
martelé de pas se fit entendre sous les dernières
volées des sons. Mme Bavoil tourna la tête ;
par une porte située au fond de l' église, les moines
entraient, deux par deux, derrière l' abbé, seul,
reconnaissable à sa croix pectorale d' or ; et ils
montaient les quelques marches du choeur, devant la
barre de communion, s' agenouillaient par couple devant
l' autel, puis après s' être relevés, se saluaient
et gagnaient leurs places, l' un, à gauche du côté
de l' évangile, l' autre, à droite, du côté de
l' épître ; et tous, à genoux alors, se signaient le
front et les lèvres, se redressaient à un petit coup
frappar le père abbé sur son pupitre et, courbés
en deux, attendaient un nouveau coup pour
commencer l' office.
None se roula, simplement psalmodié, et lorsque
les moines eurent terminé, ils restèrent debout,
inclinés
p39
encore, en silence, jusqu' à ce que l' abeût don
le signal d' entonner vêpres.
Les psaumes étaient ceux des dimanches, si fréquents
dans la liturgie des autres jours que Durtal les
savait forcément par coeur ; l' intérêt reprenait
surtout pour lui aux antiennes, au répons bref et à
l' hymne ; mais, ce soir-là, il rêvait non pas au
loin de l' office, puisque l' office était la cause
me de ses songeries, mais dans ses alentours ; il
se tait l' histoire de cette exaltation de la
croix, qu' il avait lue, le matin, dans les légendes
du moyen âge.
Et c' était d' abord la confuse évocation d' une
indécise Asie, grimaçante et quasi folle ; puis la
vision se précisait, s' artait sur le ravisseur
du gibet sacré, sur l' étonnant Khosroës qui, au
septième siècle, envahit le territoire de
la Syrie, prit d' assaut Jérusalem qu' il pilla,
s' empara du grand prêtre Zacharie et,
triomphalement, ramena, dans son royaume de Perse,
le bois de la vraie croix laissé par sainte Hélène
aux lieux mêmes où le Christ avait souffert.
Une fois rentré dans ses états, l' orgueil démesuré
de cet homme fit explosion ; il voulut être adoré
comme le seigneur et il décréta tranquillement qu' il
n' était ni plus ni moins que Dieu le père.
p40
Pour s' appliquer tout entier à ce nouveau rôle, il
abdiqua la souveraineté entre les mains de son fils,
construisit une tour dont les murailles extérieures
furent revêtues de plaques d' or et il s' y enferma,
au rez-de-chaussée, en une étrange salle cloisonnée
de métaux précieux et incrustée de gemmes ; puis il
voulut, ainsi que le tout-puissant, avoir son
firmament à lui et le plafond s' éleva à des hauteurs
vertigineuses et s' éclaira, le jour, par un soleil
savamment exercé, la nuit, par une habile lune
autour de laquelle pétillèrent les feux colorés
des étoiles feintes ; ce ne fut pas assez ; ce ciel
immuable, machiné par des centaines d' esclaves, le
lassa ; il exigea les intempéries, les ondées, les
orages des véritables saisons et il installa, au
sommet de la tour, des appareils hydrauliques qui
purent, à volonté, distribuer la pluie fine des
temps qui setent, les rafales d' eau des
trombes, les gouttes amicales des soirs d' été ; il
fit également apprêter des jets de foudre et de
pesants chariots roulèrent dans les souterrains de
la tour, sur des pavés métalliques et ébranlèrent
du bruit de leur tonnerre les murs.
Alors il se crut l' indiscutable sosie du père et,
au fond de ce puits lamé d' or et ponctué de
pierreries, fermé par la coupole d' un firmament
de théâtre, il siégea, à
p41
demeure, sur un trône, à la droite duquel il planta
la croix du sauveur, tandis qu' il huchait, à
gauche, sur la pyramide d' un fumier en filigranes
d' argent bruni, un coq.
Il entendait représenter de la sorte le fils et le
saint-esprit.
Et ses anciens sujets défilèrent devant cette idole
peinte et tiarée, immobile dans son manteau d' or,
dardant des étincelles de toutes ses gemmes
qu' embrasaient des rayons lumineux des faux astres,
fulgurant, incombustible, dans ce brasier de murs
et d' étoffes tout en lueurs.
On se figure, entre la croix et le coq, sous la mitre
en flammes, la tête parcheminée, crevassée de rides
ravinant le front et les joues sous l' enduit des
pâtes, la barbe annelée et nattée, les yeux creux
et déserts, vivant, seuls, en cette statue d' or,
adulée par les prières qui montaient autour d' elle,
dans les étourdissantes vapeurs des olibans,
les prières qui invoquaient, au nom de Jésus,
Dieu le père.
Cette mascarade dura combien de temps ? Quatorze
ans, dit la légende ; toujours est-il qu' à un moment
l' empereur Héraclius parvint à réunir une immense
are et partit à la recherche de la sainte croix. Il
rencontra ps du Danube les troupes du ravisseur,
défit
p42
en combat singulier son fils et rejoignit, en
Perse, le vieux monarque dans sa tour.
Khosrs ignorait que son fils eût été vaincu, car
tous le hssaient et personne n' osait lui annoncer
cette nouvelle.
Il faillit trépasser de rage lorsqu' il vit entrer,
suivi de sa cour, l' empereur Héraclius qui, l' épée
à la main, lui dit :
-roi, tu as, malgré tout, honoré à ta manière le
bois du Christ ; si donc tu consens à avouer que tu
n' es qu' un homme et que tu n' es par conséquent que le
très humble serviteur du très-haut, tu auras la vie
sauve. Je reprendrai simplement la croix de notre
dempteur et te permettrai de gner sur tes peuples
en paix. Par contre, si tu refuses ces conditions,
mal t' écherra, car aussitôt je te tuerai.
En l' écoutant, les yeux de Khosroës flambèrent,
rouges, comme les prunelles nocturnes des vieux
loups, et il se dressa pour maudire son adversaire et
rejeter avec mépris ses offres.
Alors d' un revers de lame, l' empereur décolla le
vieillard ; et la tête vola et rebondit sur les
dalles, se balaa un instant sur la nuque, hocha,
ainsi que pour répondre encore non, et finalement
s' inclina tout d' un
p43
té et les yeux s' éteignirent, tandis que la momie
d' or tombait, versant par le trou ouvert du col, de
me que par une bonde bouchée de tonne, des flots
de sang.
Et Héraclius fit ensevelir le souverain et détruisit
sa tour.
-gloria patri et filio et spiritui sancto.
Tous les moines debout dans leurs stalles étaient
courbés en deux, le front touchant presque au
pupitre placé devant eux ; ils se relevèrent en
pondant : sicut erat in principio, et se rassirent
en terminant : et in saecula saeculorum. Amen.
Il est absurde de s' évaguer de la sorte, pensa
Durtal ; je ferais mieux de suivre mes vêpres que de
courir ainsi la prétentaine à propos d' une fête dont
la légende est d' ailleurs controuvée ; l' histoire
est plus simple.
En 611, le roi des perses, Khosroës soumit
Jérusalem avec l' aide des juifs qui prétendaient
reconstruire le temple ; il égorgea les chrétiens, fit
prisonnier le grand prêtre Zacharie et emporta le
bois de la vraie croix. Ce fut alors une croisade
des catholiques contre cecréant.
L' empereur Héracliusbarque en Cilicie, gagne la
bataille d' Issus, retourne à Constantinople et,
soutenu par les tribus du Caucase, se rue sur
Trébizonde où, pour venger le meurtre des prêtres
de la Judée, il massacre les
p44
mages ; puis, après s' être allié avec les hordes du
Volga, il marche de nouveau contre l' armée des
perses, la bat à Ninive et se replie sur Taurus. Là,
des propositions de paix lui sont présentées par
Sisrs, le fils du roi, qui vient d' assassiner
son père ; elles sont acceptées ; le prêtre
Zacharie est délivré et la croix et les aigles
romaines conquises à Jérusalem par Khosroës sont
rendues.
Khosrs aurait donc été trucidé par son fils et
sans qu' il soit question d' une tour machie et d' un
coq.
Quant à Héraclius, il résolut de ramener le signe du
salut au saint sépulcre ; lorsqu' il fut arrivé à
Jérusalem, il chargea la croix sur son épaule et
voulut commencer l' ascension du Golgotha ; mais
lorsqu' il eut atteint la porte de la ville qui mène
à la montagne, il lui fut impossible d' approcher d' un
pas. Alors, le patriarche Zacharie lui fit observer
que quand le Christ était entré par cette porte,
il n' était point paré d' habits royaux, mais vêtu
simplement et monté sur un âne, donnant ainsi un
exemple d' humilité aux siens.
L' empereur se dépouilla aussitôt de sa pourpre, ôta
ses sandales et s' affubla de la défroque d' un
pauvre ; ce après quoi, il franchit sans
difficultés la pente du calvaire et replaça la croix
au lieu mêmeKhosroës l' avait prise.
p45
Cela n' empêche que ce brave Héraclius a mal fini,
conclut Durtal, car il a propagé l' résie des
monotlites, c' est-à-dire de ceux qui, tout en
reconnaissant la nature divine et la nature humaine
de Jésus, n' attribuaient à ces deux natures
distinctes qu' une seule opération... qu' une seule
volonté... et il est mort, laissant des successeurs
demeurés célèbres par leurs dévergondages et par
leurs crimes.
Et en voilà assez ; revenons à notre office. Il lui
fut facile cette fois de se récupérer ; le choeur
chantait l' hymne de Fortunat, le " vexilla regis "
et l' envolée superbe de cette séquence, le défilé
de ces strophes charriant d' impétueux trophées, le
saisissaient aux moelles. Il écoutait, extasié, ces
cris de triomphe : " l' étendard du souverain
s' avance, voici que resplendit le mystère de la
croix " et ces apostrophes bellatoires, ces
clameurs d' allégresse : " arbre éblouissant que rougit
le sang d' un dieu " " balance aux bras de laquelle se
suspend la rançon du monde, salut, ô croix, unique
espoir ! "
et ce fut la longue antienne du magnificat,pétant
les acclamations et les louanges du poète : " ô croix,
plus radieuse que les astres, doux bois, doux clous,
soutenant un poids plus doux encore... " et le
magnificat,
p46
entonné sur le ton solennel, et le salve regina
rappelant la créature à la réalité du péché,
implorant, après les hourras liturgiques, sa grâce...
-savez-vous qu' ils sont très attrayants vos
offices, dit Mme Bavoil, lorsqu' ils furent sortis
de l' église.
-n' est-ce pas ; c' est autre chose que dans les
cathédrales de Paris et de Chartres ; ce qui manque
toutefois à ces offices bénédictins, c' est la voix
de l' enfant ; mais on ne peut tout avoir ; je devrais
être blasé sur ces cérémonies depuis le temps que
je les pratique, mais non ; elles me semblent,
chaque jour, neuves... j' écoute encore avec plaisir
ces quatre psaumes du dimanche dont nous sommes
saturés, car ils se réitèrent éternellement à
propos de presque toutes les fêtes.
-pourquoi la liturgie attribue-t-elle une pareille
importance à ces psaumes ? Et, au fait, pourquoi en
avez-vous quatre au lieu de cinq, comme nous ? Car
enfin, il en manque un, le dernier.
-oui, les vêpresnédictines ont le dernier
psaume du romain en moins et en plus une leçon
brève qui estnéralement une merveille de mélodie
déférente et câline ; pourquoi ? Je l' ignore ; sans
doute parce que l' office monastique a été gardé
intact depuis son origine, tandis que le romain
s' est amélioré avec les âges et ne
p47
s' est arrêté que quand il a eu atteint sa forme
définitive, son apogée ; quant aux causes qui ont
motivé le choix des quatre premiers psaumes du
dimanche de préférence aux autres pour empreindre
de la parole du psalmiste tant de festivités, elles
sont expliquées d' une façon plus ou moins illucide
par les manuels. Pour le psaume du début, le
" dixit dominus domino meo " , cela se conçoit ; notre
seigneur l' a cité pour démontrer sa divinité aux
pharisiens, il est donc naturel que ce chant
messianique occupe dans les vêpres la place
d' honneur. Le troisième " beatus vir qui timet
dominum " a été, de son côté, mentionné par saint
Paul dans son épître aux corinthiens, pour les
inciter à pratiquer largement l' aune ; c' est encore
une raison de précellence ; moins clairs sont les
mobiles à fournir pour les deux autres ; cependant,
le deuxième, le " confitebor tibi, domine, in toto
corde meo " contient, en parlant de la manne que
Jéhovah distribua aux hébreux, dans le désert, une
allusion à l' aliment paschal ; peut-être est-ce
pour cela qu' il fut mis hors de pair ; enfin, le
quatrième, le " laudate pueri dominum " est un beau
cantique de louanges qui clôt dignement la série.
Il n' en est pas moins vrai que les vêpres n' ont point
ce caractère bien tranché de la prière du soir,
si particulier
p48
dans l' office, admirable celui-là, des complies. Il
est fort possible que dom Cabrol ait raison
lorsqu' il énonce dans son livre " la prière antique "
que les psaumes des vêpres dont les nuros se
succèdent au psautier, ont été pris, sans souci du
sens et de l' application, à la suite. Ces
interprétations ne paraissent pas vous satisfaire ?
-mais, notre ami, je n' en sais rien ; il me semble
au moins, selon ma petite jugeote, que vous cherchez
midi à quatorze heures. N' est-ce pas plus simple ?
Le premier psaume figure notre seigneur auquel
plus personnellement il s' adresse ; le " beatus vir "
s' applique au juste, à saint Joseph qui est ainsi
qualifié tout le long de son office ; le " Laudate
pueri " qui rappelle par ses expressions mêmes le
magnificat, à la sainte vierge. Quant au second
psaume, au " confitebor " , je n' avais pas deviné,
mais puisque vous m' attestez qu' il a trait au
saint-sacrement de l' autel, c' est pour le mieux ; je
puis avec ces psaumes prier plus spécialement
Jésus en sa personne et sous les espèces
eucharistiques, sainte Marie et saint Joseph, je
n' en demande pas plus et ne m' inquiète point
de savoir si cet office est plus ou moins bien
adapté aux besoins des soirs. Autre chose
maintenant ; nous voici en plein village. Cette
boutique d' assez vilaine apparence
p49
qui se détache là-bas au fond de la ruelle, c' est
celle du boucher où vous achetez la viande ?
-oui, je dois vous prévenir maintenant que l' on
mange ainsi qu' au cloître, ici. Le boucher tue, un
jour, un boeuf, soyons plus exact, une vache ; un
autre jour, un mouton, un autre jour, un veau ; la
plus grosse part de ces animaux est naturellement
servée au monastère qui, en dehors même des hôtes,
a cinquante bouches à nourrir ; nous devons donc
emboîter la filière de la vache, du mouton et du
veau, servie au cloître ; car vous pensez bien que
l' on n' abattra pas une bête exprès pour vous, pour
M Lampre et Mlle De Garambois ; nous nous
repaissons donc tous, religieux et laïques, de la
me pitance, le même jour ; cela ne serait rien,
malgré le manque de variété de ces mets, si ce
boucher n' égorgeait son bétail, la veille au soir ou
le matin me où il le débite ; et dame alors, on
mastique des choses innommables qui tiennent à la
fois du caoutchouc et de la filoselle.
-la cuisine corrige jusqu' à un certain point les
viandes trop fraîches, fit Mme Bavoil ; seulement,
il convient, en ce cas, de dire adieu aux côtelettes
grillées et aux biftecks saignants ; il est, en
effet, nécessaire de mettre à mijoter, pendant des
heures, dans une
p50
casserole, ce que... comment appeliez-vous le gigot
qui vousplaisait à Chartres ?
-de la carne ou de la bidoche, Madame Bavoil ; ce
sont les inélégants synonymes d' une irréductible
viande.
Mme Bavoil sourit, puis se frappa le front.
-voyons, fit-elle, si Mlle De Garambois est si
gourmande, elle n' use pas de cette carne dont vous
parlez. Alors, comment s' arrange-t-elle ?
-oh ! Elle et sa bonne sont constamment à Dijon
d' où elles rapportent des provisions.
-eh bien ! L' on agira, au besoin, comme elles ;
combien de temps faut-il par le chemin de fer pour
s' y rendre ?
-une grande demi-heure ; seulement les heures des
trains sont incommodes. L' horaire est celui-ci : 6
heures et demie, 10 heures du matin, et 2 heures de
l' après-midi. Pour revenir, 6 heures et 11 heures du
matin, 3 et 6 heures du soir et c' est tout.
-bien, et vous, vous allez souvent à Dijon ?
-quelquefois. Dijon est une ville charmante, très
cordiale et ts gaie ; elle a un musée de
primitifs, un puits de Moïse fort enviable, des
bouts de rues encore curieux, des églises, telles que
je les aime ; et puis elle possède aussi une très
excellente vierge noire.
p51
-ah ! S' exclama Mme Bavoil qui tomba en arrêt,
elle a une vierge noire ! Moi, qui hésitais un peu,
je vous l' avoue, à quitter Chartres à cause de
notre-dame de sous-terre et du pilier, je vais donc
les retrouver ici ; mais ce n' est pas une madone
moderne, au moins ?
-rassurez-vous ; notre-dame de l' apport ou de
bon espoir date du douzième siècle, si je ne me
trompe. En 1513, elle a sauvé la ville de Dijon que
défendait alors Louis De La Trémouille, à la
tête de quelques troupes, de l' assaut et du pillage
des suisses. En souvenir de cet événement, l' on
fit, chaque année, le 12 septembre, une procession en
son honneur ; il en fut ainsi jusqu' au milieu du
dix-huitième siècle ; alors elle cessa, j' ignore
pourquoi ; ce qui est certain, en tout cas, c' est
que notre-dame de bon espoir est en grande vénération
dans la Bourgogne ; si son histoire détaillée
vous intéresse, je vous prêterai un volume qui narre
ses miracles, volume un tantinet mucilagineux d' un
abbé Gaudrillet qui signe prêtre mépartiste de la
paroisse de notre-dame.
Ils étaient arrivés, en bavardant, à la maison. La
re Vergognat les y attendait. Durtal présenta,
l' une à l' autre, les deux femmes, intérieurement
égayé de leur contraste, Mme Bavoil n' avait guère
changé ; ses cheveux
p52
s' étaient pourtant raréfiés et ceux qui n' avaient
point déserté étaient devenus plus blancs ; la face
était encore osseuse et chapelurée de son ; le
profil s' attestait plus coupant avec l' âge, mais
l' oeil noir était demeuré le même, fureteur à la
fois et placide ; elle tenait toujours de la paysanne
et de la vendeuse de cierges, dans une église, mais
avec toujours aussi ce je ne sais quoi qui
l' exhaussait quand l' âme, phosphorée par les prières,
prenait feu.
L' autre s' avérait, redondante et mafflue, haute en
couleur ; elle avait l' oeil porcin et des poils de
brosse, poivre et sel, plantés sous un nez cuit ;
la bouche crénelée de dents couleur de rouille était
hilare et pourtant, lorsqu' elle se fermait, mince
et pincée ; elle était ensemble, une rempailleuse
pocharde et une terrienne madrée ; on pouvait lui
faire le tour de l' âme, en une seconde, à celle-là !
Mme Bavoil la vrilla de son oeil noir, puis, après
un soupir qui en disait long, elle lui déclara
doucement qu' elle entendait entretenir d' amicales
relations avec elle et qu' elle comptait l' employer
souvent pour les gros ouvrages ; et sur cette
assurance, la mine renfrognée de la mère Vergognat
se tendit ; mais elle ne crut pas moins devoir se
montrer plus bête qu' elle
p53
n' était enalité, pour ne point se compromettre
dans ses réponses.
-alors, voyons, insistait Mme Bavoil, vous
m' affirmez que l' on vend ici, chez la femme
Catherine, du fil et des aiguilles et tous les
objets de mercerie ?
-mais çapend, ma bonne dame, il y a fil et fil ;
la Catherine est bien empressée ; pour ça, vous
pouvez consulter, il n' y a qu' une voix.
Mme Bavoil chercha vainement à démêler le sens de
cette réplique. N' y parvenant point, elle posa une
autre question, relative au format du pain usité dans
le village.
La mère Vergognat ne parut pas saisir la signification
des mots et, prudemment, elle bafouilla : je ne
saurais pas vous renseigner.
-ce n' est pourtant pas sorcier, ce que je vous
demande, reprit Mme Bavoil. Le pain que fabrique votre
boulanger est-il rond ou fendu, est-ce de la miche ou
du boulot ? D' ailleurs, il doit bien en rester à la
cuisine ; apportez-le moi, afin que je l' examine.
La paysanne rapporta un crton.
-c' est du pain fendu, c' est tout ce que je
désirais savoir.
-peut-être bien, opina Mme Vergognat.
p54
-ah ça, s' écria Mme Bavoil, lorsqu' elle fut
partie, est-ce qu' elles sont toutes ainsi, au val des
saints ?
-non, les autres sont pis ; celle-là est la mieux ;
vous voyez par cet exemple s' il est facile
d' extirper un non ou un oui à ce monde-là !
-eh vrai, notre ami, le confesseur doit avoir de
l' agrément avec ce genre de paroissiennes ; ce
qu' elles doivent ruser avec lui et tourner autour du
pot !
-elles ne tournent autour de rien du tout, attendu
qu' elles ne se confessent point.
-comment, dans un pays monastique, les habitants
ne pratiquent pas !
-je suis un bonpublicain, c' est pourquoi je ne
vais pas à la messe, est une phrase que vous
entendrez souvent prononcer ici ; quant aux moeurs
des paysans, elles sont tellement ignobles que mieux
vaut n' en point parler. Ils ont été pourris par les
placiers en politique des villes, jusqu' aux os !
-seigneur ! S' exclama Mme Bavoil en joignant les
mains, où sommes-nous ? Me voilà maintenant obligée
de vivre au milieu des compagnons de malheur de
l' enfant prodigue, car si ce que raconte notre ami
est exact, ce n' est pas autre chose que ces
gens-là !
CHAPITRE III
Vous êtes de la maison, vous ; je ne vous lave plus
les mains, dit en riant le père abbé à Durtal et
à M Lampre ; allez tout droit à votre place.
Et l' abbé s' effaça devant eux et s' arrêta sur le
seuil du réfectoire.
Il avait près de lui deux moines, l' un qui tenait un
bassin et une aiguière d' ancienne faïence et l' autre,
une serviette. Un prêtre de passage s' avança ;
l' abbé prit l' aiguière et lui versa, en signe de
bienvenue, quelques gouttes d' eau sur les doigts et
le père hôtelier fit signe à cet ecclésiastique de le
suivre et le plaça près de Durtal.
Le réfectoire était une pièce immense avec plafond à
poutrelles posé sur des consoles curieusement
ouvragées
p56
de marmousets et de fleurs. Il appartenait, ainsi
que la salle du chapitre, l' oratoire intérieur et
la chambre de ception des hôtes, aux premiers
bâtiments du monastère qui remontait au quinzième
siècle. C' était tout ce qui subsistait, avec un
grand escalier à vis et de vieilles caves, de cette
partie de l' abbaye ; les autres constructions avaient
été édifiées ou au dix-septième siècle, ou
cemment.
En bas des murs blancs du réfectoire, lambrissés à
mi-corps d' une cloison de sapin, des bancs
ininterrompus et des tables séparées entre elles pour
livrer passage, étaient scellés sur un plancher de la
hauteur d' une marche, formant, de chaque côté, comme
le trottoir en bois d' une rue qui serait pavée
sur toute la largeur de sa chaussée de carreaux
rouges. Six larges fenêtres l' éclairaient de leurs
verrespolis, creusés de losanges.
Au fond de la pièce, se dressait la table du père
Abbé ; elle était semblable aux autres, mais la
boiserie plaquée sur la muraille, derrière elle,
s' appointait en forme dene et était surmontée
d' une croix. Cette table était flanquée de deux
autres, une à droite pour le père prieur ; une à
gauche, pour le père sous-prieur qui mangeaient,
ainsi que l' abbé, seuls.
p57
En face d' eux, enfin, à l' autre bout de la salle,
près de la porte d' entrée, une chaire, adossée au
mur, était occupée, ce jour-là, par un novice qui
préparait la lecture du repas.
Tout le monde était debout.
-benedicite, dit l' Abbé.
-benedicite, répétèrent les deux rangs des moines.
-oculi omnium.
-in te sperant, domine, et tu das escam illorum
in tempore opportuno. Aperis, tu, manum tuam et
imples omne animal benedictione.
Et le gloria de la doxologie courba en coup de vent
toutes les têtes. Elles se relevèrent au kyrie
eleison et retombèrent pendant le patercité à
voix basse, pour ne se relever qu' après.
D' une voix qui s' enfla, un peu, vers la fin, l' Abbé
reprit :
-oremus. benedic, domine, nos et haec tua dona
quae de tua largitate sumus sumpturi. Per christum,
etc.
-amen.
Et, dans le silence, la voix fraîche du novice en
chaire psalmodia sur un ton grave à la fois et
joyeux : jube, domne, benedicere.
Et l' abbé répondit :
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-mensae coelestis participes faciat nos rex
aeternae gloriae.
-amen, dirent ensemble tous les moines et ils
saisirent et déplièrent leur serviette qui contenait,
en son rouleau, le couteau, la fourchette et la
cuiller.
La table des hôtes était au milieu de la pièce, en
face et près de celle du père Abbé, qui la
dominait, car elle n' était pas établie, ainsi que la
sienne, sur un rebord de bois, mais à même sur le sol.
Elle était séparée par un large espace vide de celle
des convers, installée également sur la chaussée,
mais à l' autre bout de la pce, près de la chaire.
Deux pères, en tablier bleu, servaient les religieux
et les frères. Le père telier était chargé des
invités.
Le dîner des hôtes, car l' on appelait au cloître le
déjeunerner et le dîner souper, était compo
d' un bouillon épaissi par des îles réunies de
semoule, d' un boeuf nature, d' un gigot aux haricots,
d' une salade durement vinaigrée, d' une crème liquide
que l' on buvait avec une cuiller à soupe et d' un
peu de fromage.
Celui des moines était le même-le gigot et la
crème en moins.
Les uns buvaient de l' eau rougie et les autres de
p59
l' eau ; le silence était de rigueur ; chacun
mangeait, le nez dans son assiette.
Et toujours, après avoir psalmodié au dîner quelque
passage de la bible ou au souper, quelques articles
de la règle, le lecteur de semaine attaquait une
lecture religieuse ou semi-profane précédée de cette
annonce : s' ensuit l' histoire de... chapitre tant.
Il devait lire d' un ton monotone, voulu,
culairement imposé sans doute pour l' empêcher de
plaire à ses auditeurs ou de se faire lui-me
valoir et c' était comme une pluie de mots gris. L' on
n' y prêtait guère attention, au début, mais quand
la première fringale d' appétit était satisfaite, les
têtes se renversaient, les reins s' accotaient à la
cloison et si l' histoire était intéressante, on
l' écoutait.
Elle était, malheureusement, fort ennuyeuse,
d' habitude. On avalait des tranches historiques
insipides, ou, ce qui était pis, des morceaux de
vies de saints, écrites dans ce style oléagineux,
cher aux catholiques ; et parfois alors, un sourire
courait sur les lèvres des religieux, en entendant
pour la millième fois les expressions fatiguées
de ces rengaines.
Ceux qui avaient achevé leur repas, essuyaient leur
couteau et leur couvert qu' ils réenveloppaient, après
p60
les avoir lavés, dans leur serviette. Le père Ab
regardait si tout le monde avait consom sa part de
fromage et, d' un coup sec de son petit marteau,
frappant la table, il arrêtait la lecture.
L' hebdomadier, interrompu, changeait de voix et
lançait alors sur un ton modulé et plaintif :
-tu autem, domine, miserere nobis.
Et tous, dans un brouhaha de pieds, se levaient et
pondaient sur le même ton :
-deo gratias.
L' Abbé, de sa voix un peu chevrotante, mais
qui s' assurait et s' amplifiait vers la fin des
oraisons, commençait :
-confiteantur tibi, domine, omnia opera tua.
-et sancti tui benedicant tibi,pliquait le
choeur.
Ainsi qu' au benedicite, toutes les têtes se
courbaient au gloria et l' Abbé prononçait la
prière :
-agimus tibi gratias, omnipotens deus, pro
universis beneficiis tuis, qui vivis et regnas in
saecula saeculorum.
-amen.
Et l' on pivotait sur soi-même et, à la queue leu
leu, l' on quittait le réfectoire, les moines les
premiers et
p61
l' Abbé le dernier ; l' on suivait le cloître, en
citant le miserere, jusqu' à la chapelle où se
terminait l' office des grâces.
Une fois sorti de l' église, l' Abbé invita, suivant
l' usage, ses hôtes à prendre le café.
La salle destinée à ce genre de réception était
située, au bas de l' escalier menant aux deux étages
des cellules, dans un petit corridor communiquant
par une porte basse avec l' allée ogivale du cloître.
C' était une salle massive, à murs énormes, si
profonds que dans les embrasures des deux croisées
l' éclairant sur le jardin, l' on aurait pu y allonger
des lits. Ces murs badigeonnés au lait de chaux et
parés de photographies, représentant des vues de
cette ancienne partie de l' abbaye, étaient ornés
d' une cheminée, en plâtre peint, au-dessus de
laquelle se dressait un crucifix dont la couleur
était celle de ces papiers d' étain qui enveloppent
les tablettes de chocolat.
L' ameublement consistait en des chaises de paille et
en une vaste table de bois blanc recouverte d' une
toile cirée, à raies.
Autour de cette table étaient réunis le père Abbé,
dom de Fonneuve, le prieur, dom Felletin, le
maître des novices, dom Badole, l' hôtelier,
l' ecclésiastique de
p62
passage, M Lampre et Durtal, conviés en l' honneur
de la saint Placide.
Dom Badole tournait sur lui-même à la recherche
d' un sucrier qu' il avait devant lui, sous la main.
Il était petit, de taille ramassée, et sa face
d' ivoire froncée de mille plis, eût été, si on
l' avait coiffée d' un bonnet à ruches, la figure
d' une vieille dévote dont il avait d' ailleurs
l' arrière-sourire jaune et doux. Sa façon de croiser
ses bras en x sur sa poitrine, en saluant, sa
politesse affectée et ses manières obséquieuses,
gênaient ; et ce qui était curieux c' est que cet
homme, si aimable pour les autres, était, pour
lui-me, rigide. Quand sa journée de causeries et de
vérences était finie, il se sanglait de coups
de discipline, se reprochant de ne pas savoir garder
sa vie intérieure dans cette existence forcément
dissipée par le va-et-vient destes ; il n' arrivait
pas à concilier les devoirs de sa charge avec son
propre recueillement et l' on se demandait parfois,
en regardant ses yeux colorés de ce bleu clair et
froid, presque méchant, des prunelles au repos
des chats de Siam, s' il n' aurait pas volontiers
fustigé aussi ces passants qui lui causaient, sans le
vouloir, tant de remords.
Il était un moine exemplaire, un prêtre très pieux,
p63
mais de compréhension brève et d' intelligence
bornée. Aps l' avoir essayé dans divers emplois
qu' il s' était révélé incapable de remplir, on lui
avait délégué la facile mission de soigner les
étrangers. Il s' en acquittait assez bien lorsque les
hôtes n' étaient pas plus de deux ; passé ce chiffre,
il s' affolait et réclamait un aide.
Le prieur contrastait singulièrement avec lui. Dom
de Fonneuve portait gaillardement ses soixante-dix
ans et la lucidité et la vigueur de son esprit, sa
science, célèbre dans le monde des historiens,
faisaient de lui la personnalité éminente de cette
abbaye. L' été, on venait, de toutes les contrées
du monde, le consulter ; on lui soumettait des
textes qu' il décortiquait, en se jouant. Il
épluchait les fautes des copistes, écalait les
interpolations, rétablissait le texte primitif, en
un clin d' oeil. Il était d' ailleurs un répertoire,
connaissait la bibliothèque du monastère, volume
par volume, et, en une minute, il dénichait un
renseignement qu' il eût fallu à tout autre plus
de huit jours pour découvrir.
Il restait, à notre époque, comme l' un des derniers
spécimens de cette forte génération de moines que
pétrit dom Guéranger ; il avait parcouru les
bibliothèques, fouillé, avec dom Pitra, toutes les
archives de l' Europe.
p64
Mais ce qui valait encore mieux que son
incomparable érudition, c' était son ardente bonté ;
il était un amoureux d' âmes ; il se jetait sur
elles, les étreignait passionnément, pleurait de
joie à l' idée qu' il avait pu en sauver une. On le
disait, en riant, mais le mot n' était que juste, il
est " la mère grand' " du cloître, celle à qui l' on
va raconter ses peines et qui vous console. Il avait
cu dans plusieurs couvents, il avait été la
victime de bien des brigues, et il n' en avait pas
moins conservé une âme d' enfant, ne croyant point au
mal, aimant réellement ses frères, ainsi que le veut
la règle, prêt à embrasser, sans même l' ombre d' une
rancune, celui d' entre eux qui l' aurait le mieux
desservi. Il sourdait du fond de son être un torrent
d' affection qui noyait tout, un besoin de n' admettre
que le bien, une sensibilité telle qu' une simple
expression affectueuse l' émouvait jusqu' aux larmes.
Avec sa bonne grosse tête ronde, ses yeux qui
pétillaient dans sa face ridée, il suggérait une
impression de robustesse, et aussi de malice, mais
de douce malice aimant à rire et se contentant, pour
s' égayer, de peu. Son seul défaut c' était sa
pétulance. Il montait... montait, ainsi qu' une soupe
au lait, alors qu' il s' apercevait que des religieux
n' observaient pas la règle. Il les
p65
primandait furieusement, frappant du poing la
table, puis quand le coupable était parti, il courait
après lui, l' embrassait, le suppliait de lui
pardonner sa véhémence ; et sa tendresse, son désir
de réparer ce qu' il croyait être, dans sa
paternelle bonté, une avanie étaient tels que le
délinquant pouvait alors manquer impunément aux
observances. Il avait si peur de se refâcher et de
contrister son frère, qu' il se taisait, rongeant
son frein, pendant un certain temps.
Le père Abbé était plus calme, d' une bienveillance
plusgulière. Il fermait les yeux sur les travers
de chacun et regardait son prieur jouer le rôle
de père-fouettard, sachant fort bien que les
remontrances n' étaient que le prélude des gâteries ;
aussi souriait-il et des unes et des autres.
Lui, se bornait, à près de quatre-vingts ans, à
donner l' exemple. Il descendait, rasé de frais,
une demi-heure avant tous les siens à l' église et il
y méditait et priait jusqu' aux matines ; et les
jeunes gens, qui avaient un peu de mal à s' extraire,
l' hiver, à 4 heures du matin, du lit, vénéraient ce
grand vieillard émacié, un peu voûté, qui
ressemblait avec son nez et ses lunettes au
cardinal archevêque de Paris, et ils admiraient sa
solution de n' accepter aucun bien-être et aucune
de ces aises
p66
qu' eussent amplement justifiées son âge et les
infirmités dont il souffrait.
Il y avait, au reste, beaucoup de finesse sous la
bonhomie de cet excellent homme si prompt à ne
jamais sévir. Il connaissait trop bien les défauts de
ses enfants et il les définissait parfois d' un mot
drôle.
-le père Titourne, disait-il, d' un profès toujours
éberlué, toujours en retard aux offices, le père
Titourne " il a des courants d' air dans la
cervelle ; que voulez-vous que j' y fasse ? "
-c' est un monastère trop débonnairement me,
grondait le terrible M Lampre.
-avouez alors que cette mansuétude prouve la
vertu de ces moines, répondait Durtal ; car enfin,
dans le monde, une maison dirigée si débonnairement
croulerait ; et, ici, pourtant, tout marche.
M Lampre était bien obligé d' en convenir, mais
il n' en continuait pas moins de bougonner. Ce petit
homme de soixante-dix ans, bedonnant, à la mine
empourprée, à la barbe sanglière, aux cheveux tout à
fait blancs, était grognon mais complaisant et
généreux. Il était aussi très pieux mais il ne
détestait pas les plaisanteries salées et aimait à
rire. Il était le seul qui fût bourguignon, parmi
tous ces gens issus de
p67
pays différents et répandus, pêle-mêle, dans l' enclos
du cloître.
-voyons, fit le père hôtelier qui rentra, une
cafetière à la main, le fourneau s' était éteint et je
ne voulais pas pourtant vous offrir du café froid ;
cela m' a mis un peu en retard, excusez-moi et
veuillez vous sucrer.
Il remplit des tasses microscopiques et versa dans des
petits verres, de la valeur d' un dé à coudre,
quelques gouttes d' eau-de-vie blanche.
-eh bien, dit dom de Fonneuve, à Durtal,
êtes-vous satisfait de la cérémonie de ce matin ?
-mais oui, mon père, les novices s' en sont
expertement acquittés.
-il faut qu' ils le sachent, car cela les rendra
heureux ! S' écria le brave prieur.
La saint Placide était, en effet, un événement dans
les monastères de saint Benoît ; ce saint était le
patron des novices et ils remplaçaient les pères
qui s' effaçaient devant eux ce jour-là. Ils
exécutaient l' office, entonnaient les antiennes,
chantaient les morceaux, étaient, en un mot, les
maîtres du choeur.
-vous avouerez bien pourtant, mon cher Durtal,
fit M Lampre, que si le père chantre n' était pas
venu
p68
à leur aide pendant le gloria in excelsis et le
graduel, ils n' en seraient pas sortis !
-mais avouez aussi, répliqua Durtal, que le
plain-chant de cette messe est difficile à chanter
et, qui plus est, irritant par ses simagrées, et laid.
Existe-t-il, en art, quelque chose de moins musical
et de plus incohérent que ce gloria in excelsis
soi-disant de luxe, un gloria de cave et de grenier,
le chemin de fer russe des voix, avec ses montées
et ses descentes ! Ajoutons que le credo dansant
des grands jours est fort inférieur au credo
ordinaire. Il n' y a vraiment dans cet office que la
deuxième phrase du graduel et que l' alleluia qui
soient bien.
Quelle différence avec ces messes frugales, si
franches, avec ce plain-chant vraiment céleste que
l' on chante aux pauvrestes ! Au reste, plus je
l' écoute, et plus je suis convaincu que la musique
grégorienne n' est pas du tout un article d' apparat.
Les kyrie eleison, si implorants, si
gémissants, si doux, des jours habituels,
deviennent tarabiscotés dès qu' à l' occasion d' une
plus importante festivité, on les veut vêtir ; on
dirait alors que l' on a adapté à de pures mélodies
gothiques, des ornements coulés dans du staff, des
neumes de plâtre !
N' est-il pas exact, en effet, que les messes
solennelles
p69
sont fort inférieures, musicalement parlant, aux
messes familières des petits saints ; rappelez-vous
aussi, certains samedis chôs d' élus, où l' on
lèbre la messe simple de la sainte vierge. Le
kyrie 7, suppliant, court, sonnant un peu tel qu' un
glas, et le gloria d' une ampleur dans l' allégresse
si tranquille, d' une certitude si délibérée dans la
louange, l' agnus dei, évoquant l' idée d' une prière
d' enfant, avec sa mélodie innue qui quémande au
seigneur, en câlinant ; tout cela est admirable
de sobriété et de candeur, bien au-dessus de ces
airs compliqués, de ces cantilènes que l' on a
déformées pour les étendre et qu' il nous faut subir
sous ptexte de rite supérieur, de hiérarchie plus
éminente de saints !
-le fait est, dit le père de Fonneuve, que le
plain-chant a été créé pour être chanté par le
peuple ; il doit donc être facile à apprendre et à
retenir, sans vocalises inutiles, sans difficultés
combinées ainsi qu' à plaisir ; et votre remarque est
juste, on l' enlaidit, en voulant l' allonger et
l' affubler d' une traîne de cour. Cela est si vrai,
d' ailleurs, que les jeunes gens et les jeunes filles
du village qui ont été instruits par le père
Ramondoux, chantent très bien à la grand' messe du
dimanche, lorsqu' il s' agit d' un simple double et
qu' ils
p70
bafouillent si l' office monte en grade, devient par
exemple un double de première classe.
-ah ! S' écria Durtal, qui revivait certains
offices ; la deuxième phrase du graduel qui est
généralement le morceau de choix des messes, certains
alleluia d' une jubilation toute divine et des messes
entières " de l' introït à l' ite missa est " , celles
du saint-sacrement, celles de la sainte vierge, celle
d' un abbé ou le " dilexisti " des vierges, quelles
souveraines trouvailles, quelles radieuses
merveilles !
Là, la parure est complète ; l' on comparerait assez
bien, selon moi, le commun des saints à une série
d' écrins où les joailleries sont rangées, tantôt sur
du velours rouge pour les martyrs, tantôt sur du
velours blanc pour les saints qui ne sont pas
désignés sous ce titre ; chacun de ces coffrets
renferme un ensemble de pièces ; l' intrt, le
kyrie et le gloria, le graduel, l' alleluia ou le
trait, l' offertoire, le sanctus, la communion,
un tout musical qui correspond à la parure entière
d' une toilette, aux boucles d' oreilles, aux colliers,
aux bracelets, aux bagues, dont les montures et les
pierres se concilient comme tons et s' assortissent.
-en somme, le médiocre est l' exception et
l' admirable domine, fit le p. Abbé. Vous pouvez citer
p71
un gloria exécrable, quelques hymnes auxlodies
confuses ou fades, mais qu' est cela en face de la
masse imposante, superbe de nos offices ?
-vous avez raison, mon révérendissime, nos
critiques ne peuvent en effet porter que sur un
nombre restreint de pièces et j' ajoute sur celles qui
sont les moins antiques ou les plus réparées, car il
semble que plus le chant grégorien est simple et plus
il est intact et plus il est ancien. Le malheur
seulement c' est que les jours de fêtes carillonnées
l' on serait heureux de voir la musique égale en
beauté au cérémonial et à la pompe du rite, l' on est
précisément condamné à n' entendre que de la
quintessence de mauvais chant.
-ce n' en sera pas moins la gloire de dom Pothier
et de l' école de Solesmes que d' avoir ressuscité ces
antiques cantilènes qui sont la vraie musique de
l' église, la seule en somme, car tous les musiciens
les plus forts, depuis Palestrina jusqu' aux maîtres
de nos jours, ne sont jamais parvenus, lorsqu' ils
ont voulu traduire les proses liturgiques, à égaler
la valeur de certains de nos kyrie, du pater des
pres, voire même de nos credo. -et je ne parle
pas du te deum et des leçons et des évangiles de la
semaine sainte ! S' exclama dom de Fonneuve.
p72
-la question serait d' abord de savoir, répartit
M Lampre, si la musique palestrinienne dont on nous
rebat les oreilles, depuis le succès de snobisme des
chantres de saint-Gervais, est de la musique
d' église. Et moi, j' en doute. Ce système de
chevauchées de voix qui galopent les unes sur les
autres pour se rattraper à la fin et atteindre en
me temps le but, c' est de l' art de
steeple-chase ; ça devrait s' entendre dans une
enceinte de pesage et non dans le logis du Christ ;
car ça n' a, au demeurant, aucun rapport de près ou
de loin avec un cri de l' âme, avec une prière !
-ces excès de la fugue et du contrepoint ne me
disent à moi non plus rien qui vaille, répliqua dom
de Fonneuve ; cet art-là sent le théâtre et le
concert ; il est personnel et vaniteux. -alors, en
quoi cette musique en état de péché peut-elle bien
intéresser et les fidèles et le prêtre ?
-elle adule le goût anti-liturgique des uns et des
autres, fit, en riant, Durtal.
-pour en revenir à nos novices, reprit dom
Felletin qui jugea bon, sur cette dernière remarque,
de détourner la conversation-que n' écoutait pas
d' ailleurs le prêtre de passage, en train de
discuter sur la crise vinicole, avec le père
hôtelier, -tenez compte
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qu' ils n' ont eu, faute de temps, que deux répétitions
et convenez qu' à part le gloria raté, ils s' en sont
adroitement tirés !
-oui, père, et ce que le fre Blanche, sous sa
lourde chape et avec le bâton du préchantre, était
glorieux et charmant !
Le père Abbé souriait. -n' est-ce pas qu' il est
gentil, ce brave enfant ! Et les autres ne le sont non
moins ; c' est la bénédiction d' une abbaye que ces
petits-là ! Et il énumérait ses poussins : ce frère
Blanche est pieux comme un ange ; il aime
l' archéologie et raffole de la liturgie ; il est en
plus doué d' une très jolie voix, nous dirigerons ses
études dans ce sens et il sera vraiment l' honneur de
notre monastère ; le fre Gèdre est également
fidèle à Dieu et il mord vaillamment au grec ; si
nous pouvions trouver en lui l' étoffe d' un bon
helléniste, ce serait parfait, car nous en
manquons. Le frère Sourche est le plus intelligent,
le plus capable de tous, mais il a l' esprit inquiet,
et des tendances au rationalisme ; dans
l' atmosphère du cloître, elles passeront ; les
frères Marigot etnérand ne sont pas, au
contraire très compréhensifs ; ils peinent sur la
théologie, sans progresser, mais ils sont bien soumis
et bien obéissants ; ils seront plus tard chargés
dans la
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maison des diverses besognes qui n' exigent ni effort
intellectuel, ni aptitudes spéciales ; quant aux
novices déjà prêtres quand ils entrèrent, ils sont
excellents et nous n' avons qu' à nous en louer.
-et vous oubliez, monvérendissime, le frère
de Chambéon, dit dom Felletin.
-le saint homme ! -voilà vraiment le mystère
d' une vocation tardive s' atteste, continua l' Abbé
après un silence.
M De Chamon a quitté le monde où il occupait
une belle situation pour être admis, à l' âge de
cinquante-cinq ans, dans notre noviciat. Il s' est
refait enfant pour vivre avec des gamins de
dix-sept à vingt ans ; et il prêche d' exemple. C' est
lui le frère excitateur, celui qui est debout, le
premier, pour sonner la cloche et réveiller les
autres ; il frotte les escaliers, il mouche les
lampes, il accomplit encore des travaux plus
humbles.
Et cela si simplement, en s' excusant presque
d' accaparer ces pénibles tâches ; j' ai moins besoin
de sommeil à mon âge, et j' ai plus l' habitude des
choses du ménage que ces jeunes gens ; bref, il
invente toujours d' excellentes raisons pour s' imposer
les corvées les plus humiliantes.
-il m' édifie profondément, dit à son tour dom
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Prieur, quand je le vois avec ses cheveux tout gris
rire et s' amuser, au milieu de nos blancs-becs.
-à propos, plaça le père telier qui avait fini
de déplorer, avec le prêtre de passage, la vente
des vins, que racontent les journaux ? Parlent-ils
encore de nous étrangler dans le piège d' une loi ?
-mais oui, mon père, répondit M Lampre. Ils
en parlent de plus en plus ; la presse
franc-maçonne pousse à la roue ; la persécution
diabolique s' approche.
-bah ! S' exclama, avec une belle assurance, dom
de Fonneuve ; ils n' oseraient pas ; jamais les
chambres ne voteront une loi pareille ; toucher aux
ordres religieux, c' est un bien gros morceau et
personne n' est de taille à l' avaler. Pour moi, on
amuse les badauds avec des menaces qui n' aboutiront
point.
-c' est à savoir, répliqua Durtal ; remarquez
comme l' attaque à l' église se poursuit, depuis de
longues années déjà, avec un acharnement méthodique
que rien n' enraye. Le cercle des libertés laissées
aux catholiques, se resserre ; l' affaire Dreyfus
a avancé les affaires de la maçonnerie et du
socialisme de plus de vingt ans ; elle n' a été, en
somme, qu' un prétexte pour sauter à la gorge de
l' église ; c' est la sortie en armes des juifs et
des protestants ; leurs journaux sonnent déjà
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l' hallali du moine : pensez-vous qu' ils
s' arrêteront en si beau chemin ? Et puis, il y a,
pour activer le zèle des loges, un sectaire qui
exècre Dieu autant qu' un démon.
-le sieur Brisson, dit M Lampre.
-faut-il, fit lentement dom de Fonneuve, faut-il
que cet homme ait commis dans sa pauvre existence
des actes misérables pour haïr ainsi notre-seigneur !
-n' importe, conclut le p. Ab, je suis de l' avis
de dom Prieur ; l' orage n' est pas près d' éclater ;
on le détournera d' ailleurs par des prières. Je crois
que nous pouvons, en attendant, dormir sur nos deux
oreilles, en paix.
Les tasses et les petits verres étaient depuis
longtemps vides. Le p. Abbé donna, en se levant, le
signal dupart et il regagna, ainsi que le
prieur, sa cellule ; le père hôtelier accompagna
l' hôte ; M Lampre et Durtal suivirent dom
Felletin qui les emmena se promener dans le jardin.
La récréation monastique, un peu allongée à cause
de la fête, n' était pas terminée. Lesres se
promenaient sur deux lignes, marchant, à tour de
le, l' une devant elle et l' autre à reculons, dans
une allée de charmes ; et les novices faisaient de
me, à l' autre bout du jardin, dans une autre
allée.
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Le jardin, formant une sorte de quadrilatère, était
situé derrière l' abbaye et il s' étendait, au loin,
dans la campagne. On débouchait, de plain-pied, en
sortant du cloître, devant des carrés de terre où
des haricots et des choux alternaient avec des
fleurs et ces cars, plantés à leurs quatre coins
de poiriers en quenouilles, étaient coupés par de
petits chemins bors de buis qui menaient alors
à de grandes avenues d' arbres, au fond desquelles
apparaissaient des prairies et des vergers que
fermait, à une longue distance, une haie de peupliers
derrière laquelle se dressait le mur de clôture.
L' aspect était un peu rectiligne, mais la végétation
était puissante, les prés frais et gras et partout
des pampres escaladaient en un nonchalant fouillis
des murailles aux arêtes couvertes de mousses
vert émeraude et de lichens soufre.
L' allée réservée aux novices était à droite ;
simplement façonnée par un berceau touffu de vignes,
elle aboutissait à une grotte surmontée d' une
diocre statue de saint Joseph. Cette grotte se
divisait en deux compartiments grillagés. L' on
entretenait dans l' un des corbeaux, en souvenir de
saint Benoît qui aimait à distribuer à l' un d' eux,
devenu son servant, sa pâture ; dans l' autre, des
colombes, en l' honneur de sainte
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Scholastique, dont l' âme s' envola, sous cet aspect,
au ciel.
C' était une après-midi rousse et bleue, un de ces
jours le sourire d' un vieux printemps renaît sur
les lèvres qui se fripent à peine du jeune automne.
Le firmament voilé se déchirait tout à coup et
criblait à travers les feuilles de vigne, le sol de
larges gouttes de lumière et d' ombre. L' on
semblait fouler aux pieds une nappe de dentelle
noire couchée sur un fond de cailloux pâles. Les
novices s' abritaient du soleil, en relevant, les
uns, leurs capuchons, les autres, en ramenant sur
leur tête, la partie dorsale du scapulaire. Ils
riaient avec le père Emonot, leur sous-maître, le
père zélateur, comme on le nomme.
Ce re Emonot, ancien vicaire d' une église de
Lyon, était un petit homme nerveux, à la tête
chauve et enfone, à la renverse dans le cou, au
teint bilieux, aux yeux qui couraient pour qu' on ne
les saisît pas, sous des lunettes.
Les offices dont les novices étaient jusqu' au soir
les exécutants étaient naturellement le sujet de
l' entretien.
-que voulez-vous, soupirait le petit Blanche,
j' avais une peur... quand il faut entonner l' antienne
je me trouble... je ne suis bon que dans le
choeur ; puis,
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vous savez, lorsqu' on entend, dans le silence de
l' église, sa voix seule, ça vous la fait aussitôt
trembler.
-pas de modestie, petit frère, fit Durtal
qu' entourèrent les moinillons, vous avez très bien
chanté.
L' enfant rougit de plaisir. -c' est égal, reprit-il,
en baissant les yeux, je le sentais bien moi-même,
j' avais de la laine dans le gosier, j' étouffais-ah !
Et puis cette chape, dont on n' a pas l' habitude,
vous pèse sur les épaules et sur les bras. On se
trouve emprunté, tout gauche, là-dedans.
-un bleu qui s' embête dans une guérite, s' écria
le frère Aymé !
-vous avez toujours des comparaisons qui
rappellent la caserne et des expressions qui n' ont
rien de monastique, fit le père zélateur à ce frère
dont l' allure de faubourien de Paris tonnait un
peu dans le groupe.
Celui-là n' était que postulant et il avait des
chances de partir, avant que de commencer sa
probation. Il était intelligent et pieux, mais il
avait rapporté de son année de service militaire,
des allures délurées et une manie d' imiter avec sa
bouche des bruits de musique guerrière qui
exaspéraient le p. Emonot, homme timoré et éperdument
bégueule.
Il s' en serait déjà débarrassé si dom Felletin
n' avait
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plaidé la cause du coupable, au chapitre. Voyons,
voyons, disait-il, ne prenons pas les choses au
tragique ; le frère Aymé se corrigera avec le
temps ; le milieu agira, attendons.
La fin de la récréation sonna. Les novices se turent
et regagnèrent, sous la conduite du zélateur,
l' abbaye. Dom Felletin resta avec M Lampre et
Durtal et les conduisit dans le pré.
-jamais ces deux êtres ne parviendront à
s' entendre, s' exclama M Lampre !
-que voulez-vous, répondit le père, dom Emonot
n' admet pas qu' on badine-et il faut pourtant bien
qu' il y ait pour ces esprits, tendus par la prière,
une détente ; -que ce postulant ait une mauvaise
tenue, c' est incontestable, mais enfin cela se
forme ; le plus ennuyeux c' est cette manière qu' il
a de jouer de l' ophicléide avec ses joues et de
parler à tort et à travers et de rire.
Ses facéties sont, je le veux bien, innocentes, mais
n' empêche que, l' autre jour, en en entendant une, le
père zélateur s' est fâché tout rouge et a adressé une
plainte au père Abbé qui s' est borheureusement
à sourire.
-quelle bouffonnerie a-t-il encore commise ?
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-voilà, je venais de commenter, dans ma conférence,
le chapitre 33 de la règle où il est déclaré que
personne ne doit avoir la hardiesse de faire sien
aucun objet, pas même en paroles ; c' était
l' explication de la façon de parler des moines qui ne
doivent pas dire : mon livre, mon scapulaire, ma
fourchette, mais notre livre, notre scapulaire, notre
fourchette. Il va de soi que ce mode impersonnel de
désigner les choses ne s' applique qu' aux ustensiles
destinés à notre usage.
Or, la conférence n' était pas plutôt terminée que le
frère Ays' empressa de marcher sur le pied du
petit Blanche et de s' excuser en ces termes : je
crois, mon frère, que j' ai marché sur notre pied.
Le père Emonot qui écoutait a vu dans cette
blague un manque de déférence pour moi ; je vous
demande un peu !
-c' est une plaisanterie facile, mais il n' y a pas de
quoi fouetter un chat, fit Durtal.
-enfin, s' écria M Lampre, pourquoi diable aussi
gardez-vous comme sous-maître des novices un homme
dont les idées sont si étroites ?
Le père Felletin rit. -nous nous complétons ;
le père Emonot posde ce qui me manque pour la
direction d' un noviciat. Il a l' ordre, le besoin de
p82
surveillance, l' alerte toujours en éveil ; et ces
qualités sont indispensables dans un milieu qui se
divise forcément en deux groupes : celui des novices
d' un certain âge qui sont prêtres et celui des
jeunes, des bambins qui ne le sont pas. Il y a là un
sujet de froissement ; les uns, se croyant
supérieurs aux autres et les autres arguant de la
règle pour repousser cette prétention. Eh bien, le
père zélateur est très habile pour empêcher ces
minuscules discordes de naître. Aucune ne se produit
depuis qu' il est là. Il traite tout le monde d' égal
à égal, avec cependant de si parfaites nuances que
personne ne se plaint. Et puis, vous, mon cher
Durtal, qui, en votre qualité de novice d' oblature,
pouvez pénétrer dans le noviciat, avouez que les
corridors sont bien cirés, qu' il n' y a pas un grain de
poussière, que toutes les cellules sont bien tenues.
Le père Emonot a introduit l' air, la propreté
partout ; il a obligé les novices au travail manuel,
indispensable pour la santé et prescrit par le
patriarche, alors qu' avant lui, ce travail se
bornait à leur faire cirer les chaussures des pères,
le samedi. Il a enfin plié tous ses élèves à une
discipline excellente et pour le corps et pour
l' âme !
-c' est un adjudant de caserne, ronchonna M Lampre.
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-eh ! Ils sont nécessaires. Moi, je deviens vieux
et si je vaux encore pour les conférences, pour les
directions, pour la partie spirituelle, je suis
absolument incapable de m' occuper de la partie
pratique. Ce serait le laisser-aller, la
malpropreté, le désordre si je n' étais seconpar ce
lateur qui peut être scrupuleux et étroit, mais
qui n' en est pas moins, au demeurant, un très saint
moine.
-enfin, dit, en riant, Durtal, ils seraient trop
heureux vos élèves s' ils ne l' avaient pas pour les
morigéner ; le cloître serait un éden, alors !
La cloche sonna. Voici le premier coup des vêpres,
adieu, fit dom Felletin qui se retira.
Après l' office, une fois sortis de l' église, M
Lampre accompagna Durtal, un bout de chemin, et
reprit la conversation, là où l' avait arrêtée le
père.
-croyez-moi, dit-il, dom Felletin aura, à son tour,
de gros ennuis s' il persévère à vouloir conserver ce
lateur. Je le connais à fond, moi, son Emonot ;
c' est un religieux modèle, c' est un saint homme
j' y consens. Je sais de lui des détails que vous
qualifierez d' admirables. Il n' hésite pas à se mettre
les membres en sang pour détourner la tentation de
ses disciples ; il va prier, la nuit, devant leur
porte, lorsqu' il les a rendus, dans la
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journée, trop malheureux ; mais avec toutes ses
vertus, il est, de même que le père hôtelier, ron
par les scrupules et, dame, les autres s' en
ressentent ; puis, ce qui est pis, selon moi, c' est
qu' il détient une conception de la vie bénédictine,
effrayante pour l' avenir de l' ordre.
à ses yeux, la vocation se résume en une oissance
passive...
-eh mais ! S' exclama Durtal.
-permettez-moi de finir ; elle se résume surtout
en une adresse à évoluer dans les solennités du
choeur. Celui de ses novices qui remplit, à la
satisfaction de dom d' Auberoche, le maître des
rémonies, l' office de céroféraire, qui sait porter
le flambeau bien droit, en laissant passer, entre
ses doigts repliés, les fausses turquoises et les
faux cabochons dont il est paré, celui-là possède
la vocation bénédictine !
Il rêve à des êtres futiles tels que lui ; il prône
l' investiture de gens dont on ne voudrait pas dans le
dernier desminaires ; le recrutement qu' il
effectue est au-dessous de tout ; il recueille des
élèves refusés par tous les autres instituts, des
particuliers qui se font moines parce qu' ils seraient
inaptes à faire autre chose dans la vie ; et il les
destinera cependant à la prêtrise,
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s' ils se plient à ses manies ! Dom Felletin a beau
se fendre, il réussit à imposer ce genre de novices
au père Abbé qui s' imagine que la prosrité d' un
monastère réside dans un nombre toujours croissant
de postulants !
Il sera joli, dans quelques années, le niveau
intellectuel bénédictin pour peu que ça dure de la
sorte !
Et notez que ce n' est pas seulement ici que l' étiage
des cervelles baisse, reprit M Lampre, après un
silence. Dans les autres abbayes, il en est de même.
La plupart recrutent, avec quelques ecclésiastiques
plus ou moins érudits, des commerçants, des
gentilshommes, des officiers, des enseignes de
vaisseaux, des notaires. évidemment, ceux-là sont
très supérieurs à ces frères Marigot et Vénérand,
ces embauchés dure Emonot, dont le
vérendissime nous avouait la parfaite
inintelligence, tout à l' heure ; mais sont-ils,
par leur éducation première même, capables de devenir
ce que j' appelle, moi, de véritables bénédictins ?
Allons donc ! Il ne sortira jamais de ces
noviciats-là, des dom Pitra, des dom Pothier, des
dom Mocquereau, des dom Chamart, des dom de
Fonneuve, des moines dignes de continuer la tradition
de saint Maur !
-mon dieu ! Fit Durtal, s' ils devenaient seulement
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des saints ! Ne croyez-vous pas que cela vaudrait
mieux que de devenir des savants ? On parle toujours
de saint Maur dont la congrégation moderne de
Solesmes est l' héritière ; mais quoi ! Il y a bien
le père Mabillon, le père Monfaucon, le père
Martène, lere Luc D' Achery, lere Ruinart,
pour en citer cinq, mais il n' y a pas de saint
Mabillon, de saint Monfaucon, de saint Martène, de
saint Luc D' Achery, de saint Ruinart ; la
communauté de saint Maur n' a pas donné au ciel un
seul saint, est-ce enviable ?
Et puis... et puis... la science bédictine-est-ce
que, sauf pour la paléographie musicale, l' école des
chartes ne lui dame pas partout le pion ? -la
rité est que sa place est maintenant prise par
des laïques.
Ce n' est point du côté de la science, mais du côté
de l' art que l' ordre de saint Benoît doit
s' orienter, s' il veut conserver l' aloi de son ancien
renom ; il faut qu' il recrute des artistes pour
nover l' art religieux qui s' inanime ; il faut
qu' il obtienne pour la littérature et pour
l' art les résultats qu' ont obtenus dom Guéranger
pour la liturgie et dom Pothier pour le chant.
L' Abbé de Solesmes, lui, l' a bien compris et il
a aiguillé, quand il l' a pu, sur cette voie. Il
avait, parmi ses moines, un architecte de talent ;
il le chargea de construire les
p87
nouveaux bâtiments du monastère et dom Mellet a
taillé dans le granit un monument admirable de
simplesse et de force, la seule oeuvre d' architecture
monastique qui ait été créée dans notre temps. Il
faudrait maintenant des littérateurs, des statuaires,
des peintres ; il faudrait, en un mot, reprendre
non la tradition de saint Maur, mais celle de
Cluny...
il est vrai, qu' à mon humble avis, ce sera beaucoup
plus avec l' oblature qu' avec la paternité que se
réalisera ce dessein...
-peut-être avez-vous raison ; mais, cette question
d' art mise deté, vous me laisserez vous dire que la
préférence que vous attribuez à la piété sur
l' intelligence, dans une abbaye, ne se justifie
guère ; car, enfin, rien n' est plus hasardeux que
d' accepter, comme père, un homme inintelligent, sous
le prétexte qu' il vit en Dieu. La piété, la
sainteté même, peuvent, en effet, disparaître, mais
la bêtise, elle, elle reste !
-au fond, la discussion est bien vaine, lorsqu' on
y songe ; car l' avenir de l' ordre est menacé par des
dangers autrement graves que ceux dont nous venons
de causer. Malgré l' optimisme du père Abbé, j' ai
grand' peur que ses moines ne soient prochainement
dispersés, jetés à la porte de France. Il n' y a
donc
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pour eux qu' à prier, au jour le jour, en attendant
la catastrophe.
-hélas ! S' exclama M Lampre.
Ils se séparèrent. Durtal réfléchissait, en se
promenant. Il est étonnant, tout de même, ce brave
M Lampre ; il ne peut se convaincre que le
monastère est un microcosme, un diminutif de la
société, une image en duction de la vie commune.
Il ne peut pas n' y avoir que des saints Benoît et
des saints Bernard dans un couvent, pas plus qu' il
ne peut y avoir que des gens de génie ou de talent
dans le monde. Les médiocres sont nécessaires pour
accomplir dediocres labeurs ; il en a toujours
été ainsi et il en sera toujours ainsi. On nous
rabâche constamment la grandeur des cénobites de
saint Maur, mais combien parmi eux n' étaient ni des
érudits, ni des chercheurs ; combien, en
accomplissant de serviles besognes, ont permis aux
Mabillon de travailler en paix et les ont aussi
appuyés, soutenus du réconfort de leurs prières !
Enfin où, dans quelle classe de société, M Lampre
trouvera-t-il un assemblage de vertus pareilles à
celles de notre cloître ? Car il n' y a que des
moines fervents, ici. Je ne parle même pas du père
Abbé, de dom de Fonneuve, de dom Felletin, mais
aussi des autres religieux ; qu' il y
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ait parmi eux, des ignares et des incapables, c' est
entendu ; ils n' en sont pas moins d' excellents
prêtres ; puis avant de les honnir, il siérait de
savoir si justement notre-seigneur ne se plaît pas
davantage dans ces âmes qui échappent auril de
l' esprit et au danger d' une orgueilleuse
science ? -et les novices, quels êtres charmants !
Lorsque je vois ce gosse de dix-sept ans, ce petit
frère Blanche, avec sa bonne grosse figure, si
franche, ses yeux si limpides, son rire si frais, je
m' imagine quelle est l' innocence de cette âme,
imprégnée jusque dans ses plus secrètes fibres de
la joie de Dieu et il n' est pas le seul de son
espèce ; combien, dans ce noviciat, d' aussi
délicieusement ingénus, d' aussi délicatement pieux !
Et Durtal poursuivait, seul, sur la route : il y a
une observation qui ne trompe gre. Un novice
arrive ; regardez-le, il est quelconque ; il a une
figure brouillée, des yeux comme le premier venu ;
attendez quelques semaines ; laissez passer la
phase d' ennui lourd, la crise de taedium vitae
qui dure pour les uns quinze jours, pour les autres
moins ou plus, -car presque tous ont à franchir
cette étape et on les prévient, car il n' existe
aucun moyen de la leur éviter ; -eh bien, une fois
cet accès de spleen terminé, le visage est
connaissable.
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Il s' est éclairci, nettoyé en quelque sorte ou
plutôt ce qui le rend si difrent, ce sont les
yeux ; l' on pourrait presque reconnaître à ce seul
changement, s' il y a chance de vocation ; c' est à
la clarté spéciale de la prunelle que cela se
discerne. Il semblerait vraiment que le cloître
a filtré l' eau du regard qui était trouble
auparavant, qu' il l' a débarrassée des graviers qu' y
déposèrent les images du monde ; c' est très curieux.
Et ce qu' ils sont alors joyeux, ces enfants ! Ils ne
savent rien de l' existence, pour la plupart ; ils
fleuriront, tout doucement, abrités dans une
admirable serre, sur un terreau préparé, loin des
gelées et à l' abri du vent ; ça n' empêchera,
parbleu pas, le démon de les attaquer, tel qu' un ver,
dans leurs racines, mais les horticulteurs
d' ici sont habiles et le père de Fonneuve et dom
Felletin ont de vieux secrets detier pour les
guérir !
Mon dieu, que je suis bête ! S' écria-t-il, tout à
coup, en s' arrêtant sur place. J' ai oublié la
commission dont la mère Bavoil m' avait chargé ; il
faut que je retourne au monastère.
Il revint sur ses pas et échangea un bonjour dans la
porterie avec le fre Arsène, un convers qui
cumulait les fonctions de tailleur et de concierge
de l' abbaye.
-est-ce que le père pharmacien est-là ?
p91
-bien sûr, Monsieur Durtal ; quand il n' y a pas
office, il cuisine ses herbes dans sa chambre ; il
n' en bouge pas.
Afin de permettre aux paysannes d' entrer à la
pharmacie qui exécutait, pour la gloire de Dieu,
leurs ordonnances, la cellule du père Philigone
Miné était située près de la porterie, hors de la
clôture.
Durtal tourna le loquet, mais malgré l' assurance
du frère Arsène, la pièce était vide.
Pensant que le moine n' était pas loin, Durtal
s' assit sur une chaise de paille et s' amusa à
inventorier ce taudis.
C' était bien le capharnaüm le plus bizarre que l' on
pût rêver ; ce réduit, badigeonné au lait de chaux,
était une ancienne cuisine munie encore de son
fourneau sur lequel mijotaient, en des casseroles
de cuivre, d' inquiétants bouillons. Sur toute une
partie des cloisons, des rayons de bois blanc
contenaient des paquets étiquetés et des fioles ;
en face de la fenêtre dont les blessures des vitres
étaient pansées avec des étoiles de
papier, une courtine de cretonne grasse ainsi qu' un
torchon, cachait un petit lit de fer auprès duquel,
sur le coffre d' une machine à coudre, hors d' usage,
était posée une cuvette et au-dessous une cruche
de grès,
p92
calée par un bout de bois, sur le carreau creusé ;
mais où l' ingéniosité dure se remarquait,
c' était dans une série de détails cocasses. D' une
ancienne balance à fil qu' il avait suspendue à une
latte de bois sortant du mur, il avait fait un
porte-savon ; il mettait un morceau égal sur chaque
plateau et il usait alternativement les deux
morceaux, un jour l' un, un jour l' autre, pour
conserver l' équilibre. La tige fixée dans la pierre
de la muraille par un adroit système de pitons et
de pointes, était hérissée de clous à crochets
auxquels séchaient des serviettes. Aucun espace
n' était perdu dans cette cahute ; des planches
grimpaient en des étages incohérents sur des
traverses ; elles formaient en face des rayons
remplis de paquets et de bocaux, des casiers dont
aucun ne se ressemblait ; elles tenaient, on ne
savait comme, sur des tasseaux rafistolés, se
rejoignaient parfois lorsqu' elles n' étaient pas trop
éloignées, les unes des autres, par des lames
ajoutées de carton. Et c' était dessus un méli-mélo
de flacons et de statuettes pieuses ; d' antiques
gravures et de modernes images en couleur étaient
collées sur la hotte du fourneau, si enfumées que
l' on ne distinguait plus les figures ; et des
ustensiles baroques, des matras et des cornues, des
lampes avariées, des bouteilles en vidange,
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des mortiers et des bassins, traînaient avec du
charbon, sous une couche de poussière, dans tous les
coins.
C' est égal, pensait Durtal, lorsque avant de se
véler bénédictin, le père Miné gérait une
pharmacie à Paris, quelle clientèle pouvait-il
avoir, si son magasin était dans un tel état de
saleté et desordre !
Le voilà, se dit-il, en entendant un traînement de
pieds et un bruit écrasé de savates.
Le moine entra.
Il était le doyen du couvent, plus âgé encore que
le père Abbé, car il avait dépassé les
quatre-vingt-deux ans. Ainsi que sur la souche
oubliée d' un très vieil arbre, des lentilles, des
lichens, des loupes lui poussaient sur le cne ; ses
yeux évoquaient l' idée de vitres passées au blanc
d' Espagne, car ils étaient obscurcis par les
pellicules blanches des taies. Le nez se recourbait
sur une bouche restée ferme et crénelée de dents ;
le teint était frais et pas trop craquelé, sur
les joues, de rides. à part sa vue qui se voilait et
ses jambes qui fléchissaient, il se portait à
merveille. L' ouïe était intacte, la parole demeurait
facile ; aucune des infirmités des octogénaires
ne l' avait atteint.
Il était à la fois d' aspect vérable et burlesque.
On l' appelait dans le cloître " dom alchimiste " ,
non qu' il
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cherchât la pierre philosophale à laquelle il croyait
pourtant, mais la bizarrerie de ses allures, sa
façon d' être constamment dans la lune, ses études
sur la pharmacopée du moyen âge, sa colère contre les
ordonnances de médecins modernes, son mépris des
nouvelles substances, justifiaient, jusqu' à un
certain point, ce nom.
Il posa son bâton dans un coin et souhaita le bonjour
à Durtal.
-voilà, père, je viens vous demander un peu de
taffetas d' Angleterre pour ma bonne qui s' est
écorché le doigt.
-bien, jeune homme-le père Miné qualifiait
de ce titre tous les gens de moins de soixante ans
-et, en cherchant du taffetas dans ses boîtes, il
dit, parlant plus à lui-même qu' à Durtal :
-comment utilisait-on cette poudre prônée par la
decine du moyen âge qui l' étiquetait poudre de
lamproie, parce qu' elle la fabriquait avec la tête
calcinée de ce poisson ?
-je l' ignore, répondit Durtal.
-oui, reprit le vieux, suivant son idée ; cet
inventaire que je dépouille d' un apothicaire de
Dijon, au quinzième siècle, est des plus curieux.
Nous retrouvons
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là ces dicaments périmés qui avaient certainement
leur raison d' être et n' empoisonnaient point en tout
cas comme les alcaloïdes des chimistes de notre
temps ; mais tout n' est pas clair dans ce grimoire.
Je découvre bien, parbleu, que la conserve dite
anthos n' est autre qu' une conserve de fleurs de
romarin, que le goliamenin est le bol d' Arménie,
mais le samenduc, qu' est-ce que c' est ? à quoi
servait le samenduc ?
Et il regardait Durtal, en hochant la tête.
Malencontreusement, pour répliquer quelque chose,
Durtal lança :
-mais, père, peut-être que ces renseignements sont
consignés dans un volume de la bibliothèque,
là-haut ?
Le vieillard eut un sursaut et il se déchaîna.
-la bibliothèque, s' écria-t-il, vous me la baillez
belle ! Est-ce que j' ai jamais pu obtenir que l' on
acquît des collections de nos anciens codex et de nos
antiques formulaires ? Ces volumes-là, ils sont
toujours trop chers lorsque je signale leur passage
dans les ventes. Trop chers ! J' ai honte de le dire,
nous ne possédons même pas, nous bénédictins, le
volume de l' un de nos grands ancêtres de saint
Maur ! Le dictionnaire botanique et pharmaceutique
de dom Nicolas Alexandre ! -ça ne les intéresse
pas, les pères, la pharmacie ; et
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leur santé, ça les intéresse-t-il, lorsqu' ils
viennent me demander des remèdes ? Ils jugent alors
que la science a du bon !
Enfin est-ce que la pharmacie n' est pas une oeuvre
de notre ordre ? Est-ce que ce n' était pas nous, les
moines, qui guérissions jadis les malades des
villages fondés autour de nos abbayes ?
Durtal qui avaitjà entendu ce réquisitoire,
esquissait un mouvement de retraite, mais le vieux
lui barra la route.
Il allait continuer ses apostrophes, quand dom
Ramondoux, le maître de chant, entra. Il serra la
main de Durtal qui exécrait en lui le redoutable
braillard qu' était le chantre, mais aimait l' homme,
car il avait des qualités d' amitié sûre et une
franchise à laquelle on pouvait se fier. Seulement si
l' âme était aimable, le physique l' était moins.
Dom Ramondoux était un auvergnat redondant et
jovial. Il avait une encolure de taureau, un estomac
cambré sur un ventre en bombe. Les yeux prminaient,
glauques, sur un nez retroussé à la Roxelane ; ses
bajoues pendaient et d' énormes bouquets de poils
roux jaillissaient des fosses des oreilles et des
antres du nez.
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-j' ai la voix fatiguée, dit-il au père Miné. Et
comme celui-ci haussait les épaules.
-écoutez, fit-il.
Il arrondit une immense bouche et il en sortit des
sifflets d' alarme.
-j' ai vu dans ce journal que voici, reprit-il,
quand il eut arrêté sa machine, une annonce de
pastilles destinées à tonifier les cordes vocales
et à guérir l' enrouement des chanteurs ; est-ce
que vous pourriez m' en procurer ?
-des pastilles ! S' exclama dom Miné, d' un ton
prisant, des pastilles ! Qu' est-ce que c' est que
cela ? Des bonbons à la créosote sans doute. Je
ne tiens pas ce genre d' articles et, sous aucun
prétexte, je n' en débiterai ; mais si vous désirez
absolument vous traiter, ce dont je ne vois pas
l' utilité du reste, je vous préparerai de la
limonade nitrique.
-si vous croyez que j' ai envie de m' empoisonner
avec vos vieilles drogues ! S' écria le père
Ramondoux.
Durtal n' en voulut pas entendre davantage et il
profita de la discussion qui se poursuivait entre
les deux religieux, pour gagner la porte.
CHAPITRE IV
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La maison qu' habitait Durtal était une ancienne
bâtisse, couleur de pierre ponce, coiffée de tuiles
brunes et agrémentée de volets cachou ; elle était
très simplement distribuée. Un perron branlant de
trois marches, une porte à judas de cuivre, avec
sonnette à pied de biche, et derrière, un corridor
sur lequel s' ouvraient, à droite, deux grandes
pièces et, à gauche, deux petites. Ces deux
dernières étaient, en effet, diminuées de toute la
largeur de l' escalier, situé entre elles et montant
au premier et unique étage.
Logiquement, au rez-de-chaussée, à gauche,
s' étendait la salle à manger-et, après
l' escalier-la cuisine munie d' une porte donnant
sur une cour ; à droite, un salon et une chambre
à coucher. Mais Durtal
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s' était installé au premier, à cause de l' humidité
qui suintait des murailles salpêtrées du bas ; ce
premier était disposé de la même façon que le
rez-de-chaussée, deux grandes pièces à droite et
deux petites à gauche, car l' escalier, bien qu' un
peu converti en échelle, continuait de grimper
jusqu' au dernier surplombant toute la maison, sous le
toit. Et l' ordonnance était devenue telle : en bas,
à gauche en entrant, la salle à manger devenue une
chambre d' ami inoccupée ; le salon, une salle à
manger ; la chambre à coucher, la chambre de
Mme Bavoil, tout près ainsi de sa cuisine. Au
premier, le cabinet de travail se juxtaposait sur la
salle à manger, la chambre de Durtal sur celle de
Mme Bavoil ; à la place de la cuisine du bas,
il avait organisé un cabinet de toilette et dans
la pièce restée vide au-dessus de la chambre d' ami
ainsi que le long du corridor, établi des rayons
pour les livres qui débordaient de toutes parts.
Il vivait, en somme, dans son cabinet de travail qui
était vaste, tapissé du haut en bas, de volumes.
Le bon abvresin lui avait légué sa
bibliothèque qui, jointe à la sienne, couvrait les
cloisons de plusieurs pièces, car sa chambre à
coucher, étageait aussi sur deux de ses parois, des
amas de bouquins.
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Il avait vue, par une fenêtre, sur le jardin, et sur
l' église et l' abbaye, sises à quelques mètres ;
par une autre sur la campagne qui fuyait à perte de
vue, ondulait à l' horizon en de maigres collines
rougies, dans des haies de noirs échalas, par les
bouquets de vignes.
Ce matin-là qui était le jour de la toussaint, le
temps était gris et froid, le paysage mélancolique.
Après le déjeuner, Durtal déambula avec Mme Bavoil
dans le jardin, pour s' entendre sur la place qu' il
s' agissait de réserver à certaines fleurs
commanes à Dijon et qui devaient arriver dans
quelques jours.
Ce jardin spacieux et enclos d' anciens murs en
pierre sèche, était planté de peupliers argentés, de
marronniers, de cyprès, de pins de diverses
essences, mais un arbre gigantesque les dominait
tous, un arbre magnifique, un cèdre au feuillage
bleuâtre. Il avait malheureusement opéré le vide
autour de lui et tué tous les arbres, trop
rapprochés de ses racines ou de ses branches, si
bien qu' il se dressait, seul, sur une terre nue,
see de ses écailles où nulle plante, nulle
fleur, ne se hasardait à pousser.
Ce jardin commençait, devant la maison, en une
pelouse derrière laquelle des massifs d' arbustes et
de fleurs s' enchevêtraient, coupés par de petites
allées
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bordées de thym ; mais la partie vraiment charmante
était celle qui longeait les murs ; là des ruelles
serpentaient, lisérées, d' un côté, par la muraille
qu' envahissaient les saxifrages et les valérianes,
quesillaient à certaines places, les tiges
grimpantes de la bryone aux fleurettes blanches ou
aux granules rouges ; de l' autre, par de faux
ébéniers, des buis énormes, des marronniers, des
tilleuls et des ormes ; et, pour remplacer de
vieilles souches mortes, Durtal y avait inséré,
l' année d' avant, des sorbiers, des cognassiers,
desfliers et quelques-uns de ces érables dont
les feuilles qui semblent enduites de sang, au
renouveau, se bronzent, en vieillissant.
Au printemps, des gerbes de lilas embaumaient ces
sentes et, vers la fin de mai, l' on y foulait aux
pieds les fleurs des marronniers et les gousses de
faux ébéniers, tombées ; l' on y marchait ainsi
que sur une moquette, trae de blanc et de rose
et tachetée de gouttes d' or ; l' été, on y vivait,
à l' ombre dans un bourdonnement d' abeilles, dans un
ramage d' oiseaux jasant aux écoutes dans les
taillis ; l' automne, lorsque le vent soufflait, l' on
entendait des bruits de mer dans les peupliers et
des charges de cavalerie dans les pins ; la terre
mouillée, saturée de feuilles, sentait le
marcassin ; les fleurs
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s' espaçaient, les fourrés devenaient moins drus, des
branches de bois mort jonchaient le sol.
On y était loin de tout, dans ces allées à
bréviaire, ainsi que les appelait Durtal, et elles
paraissaient, en effet, tracées pour y méditer les
vies des saints condensées dans les leçons de ces
livres.
Leur charme consistait à n' avoir é ni nettoyées,
ni peignées ; les clairières, les routes sous bois,
contenaient les plantes les plus diverses,
apportées là, ou par les oiseaux ou par le vent ; et,
aux saisons difrentes, Durtal y pratiquait des
fouilles, découvrait de ces lunelles, nommées
vulgairement monnaie du pape, dont les tiges
balancent de vertes rondelles marquées de points
de dominos, par l' arrêt des graines et qui
deviennent des disques de parchemin argenté, en se
chant ; des basilics puant le graillon de cuisine,
le roux, et aussi on ne sait quelle odeur affadie
de mélisses et de sauges ; des bourraches
rugueuses et velues avec des fleurs en étoile, d' un
bleu de ciel polaire, exquis ; des bouillons-blancs
se dressant avec leurs feuilles pâles et leurs
fleurs d' un jaune délavé de soufre, en forme de
pagodes de l' Inde, mais, toutes,
déchiquetées, saupoudrées ainsi que d' une farine,
par une chenille semblable à la croûte d' un bondon
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gras, une chenille qui sans arrêt les émiette et les
ronge ; il y avait de tout dans ces coins
abandonnés de nature ; des églantiers et des
ronces ; des laiterons dont les tiges, pleines d' un
jus de lait de chaux, infectent les doigts qui les
touchent, et des pétasites, aux feuilles
monumentales, aux formes décoratives, dont les fleurs
étaient pareilles aux blaireaux violas de
chardons, des fleurs d' un crin tendre, trempées
dans de la lie de vin, ignobles.
Mais, cette après-midi-là, Mme Bavoil, insensible
aux délices intimes de ces allées, dit à Durtal,
dès qu' ils en furent sortis :
-tout cela, c' est très joli, mais il conviendrait
pourtant d' indiquer l' endroit que vous destinez à
votre potager, car enfin c' est trop bête que d' être
obligés d' aller jusqu' à Dijon pour acheter des
légumes, alors qu' on pourrait en récolter chez soi !
Mais Durtal défendait de son mieux ses massifs,
tout en convenant que sa gouvernante n' avait pas
tort.
Ils finirent par s' accorder vaguement sur un
emplacement sitau fond du jardin ; mais Mme
Bavoil tirait la couverture à elle : elle est à
moi, en outre, n' est-ce pas, disait-elle, cette
partie que vous avez laissée inculte ?
-jamais de la vie ! C' est là où je campe la flore
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liturgique et le pourprisdicinal de Walhafrid
Strabo.
-voyons, soyez raisonnable, notre ami, il ne
vous faut pas beaucoup d' espace pour aménager ces
quelques herbes ; passez-moi la liste, il ne va pas
être difficile de déterminer la part qui leur suffit.
Durtal remit, en grognant, à Mme Bavoil, un
papier qu' il ôta de sa poche ; elle éclaircit ses
lunettes en soufflant dessus et en les frottant d' un
vigoureux coup de mouchoir, et elle lut :
sauge-rue-abrotone-cornichon-melon
-absinthe-marrube-fenouil-iris-livèche
-cerfeuil-lys-pavot-sclarea-menthe
-chasse-puce-ache-bétoine-aigremoine
-eupatoire-éphèdre-menthe de chat-radis et
rose.
-vingt-quatre plantes, continua-t-elle, en comptant
sur ses doigts ; -et elle rit : le chasse-puce et
la menthe de chat, qu' est-ce que ces plantes ? Où
les trouverez-vous ?
-le père Miné m' a déclaré que le chasse-puce
n' était autre que le plantain et la menthe de chat
le népéta ; il ne sera donc pas difficile de se les
procurer ; qu' est-ce qui vous fait rire ?
-mais je ris parce que ce jardin sera terriblement
laid. Si vous exceptez la sauge tricolore que vous
avez
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achetée et qui est très jolie avec ses feuilles
roses, blanches et vertes, le pavot, l' iris, la
rose, le lys ; le reste de vos herbes est
misérable ; ce sont des gueuses de champ ; elles
seront étranglées d' ailleurs par le melon et surtout
par le cornichon qui les enlacera et les étouffera
avec ses tiges qui rampent et ses vrilles.
-eh bien, raison de plus ; il faut élargir le
terrain pour mettre ces malheureuses fleurs à l' abri
des attaques du cornichon.
-pour votre courtille liturgique, reprit Mme
Bavoil qui ne répondit pas à cette remarque, il y a
besoin de moins de place encore, attendu que
lorsqu' une plante poussera, l' autre dépérira,
puisque ces plantes ne vivent pas dans les mêmes
saisons ; jamais vous n' aurez vos rangs au complet.
Pourquoi dès lors perdre une étendue qu' ils ne
parviendront jamais à remplir ?
Durtal ne répondit pas, à son tour, à cette
observation, car ce qu' il n' avouait pas à Mme
Bavoil, c' est qu' un essai de ce genre il l' avait,
l' année d' avant, tenté ; et les résultats s' étaient
vélés lamentables. Il s' entêtait cependant
dans son idée, se disant : je reprendrai ce projet
sur de nouvelles bases ; la question est de
dénicher des végétations vivaces, faciles à élever,
pouvant, au point de vue liturgique, servir de
synonymes à celles qui refusent
p106
de subsister, sous ce climat très tempéré, dans ce
sol ; mais il siérait pour cela de fouiller à fond
la patrologie de Migne et ce n' est pas peu de
chose !
-en somme, ce jardin ne presse pas, reprit-il ;
j' ai encore besoin d' y réfléchir ; nous verrons plus
tard ; occupons-nous, pour l' instant, Madame
Bavoil, de celui de Walhafrid Strabo.
-mais, qu' est-ce que c' est, à la fin, que ce Strabo
dont vous me rebattez les oreilles depuis des mois ?
-Strabo ou Strabus, ce qui signifie le louche,
est le nom ou plutôt le surnom d' un moine, disciple
de Raban Maur, qui fut, au neuvième siècle, ab
du monastère de Reichenau, situé dans une île du
lac de Constance. Il écrivit de nombreux ouvrages
dont deux vies de saints en vers, celle de saint
Blatmaic et celle de saint Mammès ; mais un seul de
ses poèmes a surnagé, " l' hortulus " , celui justement
il décrit le jardinet de son abbaye ; -ce qui
m' a valu, entre parenthèses-du père Philigone
Miné, lorsque je lui ai demandé quelques
explications sur la propriété des espèces citées par
Strabo, cette phrase mémorable : " cet auteur serait
parfaitement oublié, s' il n' avait composé que des
poésies religieuses et des études liturgiques et
c' est au poème pharmaceutique seul qu' il doit sa
gloire. Vous qui vous piquez
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d' écrire,ditez, pour votre avenir, cette vérité,
jeune homme " .
-jeune homme ! Vous avez cinquante ans passés
et vous êtes un peu grison, notre ami !
-je vous crois, répliqua Durtal, en riant.
-enfin, va, puisque vous y tenez pour le jardin de
votre Strabo ; mais dans la nomenclature de ses
herbes et de ses fleurs, il y en a qui n' ont
jamais dû être exploitées par la médecine : le radis,
le cornichon, le cerfeuil, par exemple ; ce ne sont
pas des matières de pharmacie, mais des articles de
cuisine.
-si fait, Madame Bavoil ; les apothicaires du
moyen âge les utilisaient dans certains cas ; le
melon, les cornichons, les concombres, toute la
famille des cucurbitacées posdaient, selon eux, des
propriétés qui ne sont peut-être pas entièrement
inexactes. Ils croyaient qu' un emplâtre de chair
de melon guérissait l' inflammation des yeux ; que le
jeune cornichon était apte à apaiser les
vomissements causés par la chaleur du ventricule ;
que leurs feuilles appliquées avec du vin, en
liniment, mâtaient les accès de la rage. Quant aux
vertus du radis, elles sont douteuses ; par contre,
le cerfeuil est noté tel qu' un diurétique et un
solutif dont on usait pour résoudre
l' engorgement laiteux des seins ;
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le melon était, en tout cas, en dehors de ses
autres qualités, déjà reconnu comme un laxatif-et
sa putation n' a pas varié...
et puis, si vous saviez combien ça m' est égal que les
favorites de Strabo aient des propriétés
dicinales ou n' en aient pas ; mon point de vue est
autre ; ce parterre plus ou moins attrayant par ses
couleurs et par ses formes, n' est pour moi qu' un
tremplin de saut en arrière, qu' un véhicule recu
de songes. Je suis parfaitement homme à m' imaginer,
en le regardant, le bon abbénédictin Walhafrid,
taillant et arrosant ses élèves, faisant un cours
de botanique médicale et céleste à des moines de
ve, à des saints, au milieu d' un site enchanté,
dans une abbaye idéale dont l' image à l' envers court,
ridée par la brise, dans le miroir azuré d' un lac.
-enfin, si cela vous amuse, moi, je veux bien,
partit Mme Bavoil ; en attendant, deux jours
encore d' un temps aigre et pareil à celui
d' aujourd' hui et le jardin sera complètement flétri.
Ils se promenèrent, à pas lents dans les allées.
-il nous restera les fleurs d' arrière-saison, les
chrysanthèmes, dit Durtal ; puis ces flores
inapprivoisées que vous tenez en si piètre estime
ont la vie dure,
p109
Madame Bavoil ; et il lui montrait les silènes
sauvages dont les étoiles blanches semblent écloses
dans le goulot d' une bouteille d' un vert d' eau,
barrée de raies plus vertes ; des glaïeuls roses et
blancs ; des véroniques bleues ; des buissons ardents
superbes avec leurs grains vermillon et leurs
feuilles sombres ; mais si ces plantes résistaient,
d' autres agonisaient ou étaient tout à fait
mortes ; les soleils, devenus secs, étaient
horribles. Ils dressaient, ainsi qu' après un
incendie, des hampes calcinées au bout desquelles
pendaient des feuilles noires et des disques de la
forme des pommes de douche ; et ces disques brûlés
les entraînaient par leur poids, en de mornes saluts,
au moindre vent.
-eh mais, les genièvres sont mûrs ! S' écria Durtal
qui se mit à grignoter ces boulettes bleues qui
avaient goût de térébenthine et de sucre.
-attendez au moins que la gelée les ait fris, dit
Mme Bavoil. Elle se tut, puis, après un silence,
reprit :
-avouez qu' il convient de nettoyer cela ; et elle
désignait dans les parterres dont les fleurs
civilisées avaient disparu, la flore sauvage, les
renouées, aux tiges roses et aux feuilles
allongées, tachées d' encre ; les euphorbes qui
balançaient au bout de leur petit pédoncule, couleur
de chair, des paupières vertes avec des
p110
prunelles d' un vert plus jaune ; des vipérines
hérissées de cils blancs et dont les fleurs
violettes s' effilaient en de longs épis, dans des
abris de feuilles rudes.
-enlever cela ! Mais vous n' y pensez pas ; ce sont
les dernières végétations qui n' aient pas fui ! Et
puis, bien qu' elles ne figurent pas sur les listes
de Walhafrid Strabo, ce sont, elles aussi, des
fleursdicinales, ces pauvrettes que vous
prisez tant ?
La renouée est pleine de tannin et elle est, par
conséquent, excellente contre les paniques du ventre ;
l' euphorbe, ou lait du diable, ou petite éclaire,
ou lait de couleuvre, sinapise la peau et corrode
les verrues ; la vipérine contient du nitrate de
potasse et on peut la consommer en infusion
sudorifique comme la bourrache ; tout sert, jusqu' à
cette fausse ortie qu' on appelle le laurier pourpre
et qui pue la cave, lorsqu' on écrase la feuille entre
ses doigts ; -tenez, flairez-moi cela ; -on
l' employait au moyen âge, broyée avec du sel,
contre les contusions...
-que ça sent mauvais, s' écria Mme Bavoil, en
repoussant la main de Durtal-mais, dites donc,
notre ami, vous êtes bien savant !
-savant avec les livres. La vérité est que,
disposant d' un jardin, je me suis amusé à acheter
des dictionnaires
p111
d' horticulture, anciens et modernes ; et grâce aux
planches coloriées, j' ai reconnu le nom des fleurs ;
ce n' est pas plus malin que cela ; je vous
confesserai d' ailleurs que, sorti de cette
spécialité de la flore pharmaceutique, mes
connaissances en botanique ordinaire sont nulles.
-c' est à Dijon que vous avez couvert ces
livres ?
-pas du tout ; je reçois, ici, les catalogues de
tous les libraires d' occasion de Paris, de la
province, de la Belgique et je me livre à la chasse
du bouquin ; -c' est d' ailleurs la seule chasse que
je comprenne. -c' est très amusant ; dame, l' on rate
souvent le gibier qu' on vise de si loin et qui est
abattu sur place par d' autres chasseurs ; -mais le
plaisir que l' on éprouve lorsqu' il arrive un paquet
de volumes et que l' on en extrait les oiseaux que
l' on guettait d' ici !
Au fond, si vous exceptez le monastère et le
jardinage, quelle autre distraction voulez-vous que le
val des saints nous donne ?
-c' est juste ; et c' est vous qui avez planté le
long de ces allées, des roses de noël ?
-oui, j' ai songé à l' hiver. Avec son cèdre et ses
pins, le jardin restait vert, en l' air, mais c' était
sur le sol la mélancolie des terres en cirage et
des feuilles mortes ; alors j' ai acheté à Dijon ce
genre d' ellébore,
p112
qui a très bien réussi. En voici d' autres d' une
espèce différente, avec leurs feuilles découpées
en menottes dentelées d' enfants ; celles-là
poussent dans des feuilles presque noires des
fleurs vertes, ou plutôt elles ne poussent rien du
tout car elles se meurent !
-on croirait, ma parole, que vous avez cherché à
unir une collection de poisons !
-ma foi ! Si l' on ajoute aux euphorbes et aux
ellébores, la morelle qui est là-bas et qui produit
de fausses groseilles rouges et les ciguës qui fusent
de tous les côtés, mais sans que je les aie
cultivées, celles-là, il y a en effet de quoi
empoisonner ici un régiment !
-j' aime à croire que parmi ce lot de laiderons,
vous avez votre pférée.
-bien entendu, et cette préférée, c' est la grande
éclaire ou, si vous aimez mieux, la chélidoine, et la
voici, poursuivit Durtal, montrant du doigt l' une
de ces plantes qui avait surcu à ses congénères,
fanées, pour la plupart à ce moment de saison.
-mes compliments, elle est jolie !
-mais elle n' est pas si miteuse que vous semblez
le croire, Madame Bavoil ; ses feuilles d' un vert
sourd, très nourri de bleu, sont élégamment
découpées et les imagiers du moyen âge les ont
sculptées sur
p113
les chapiteaux des cathédrales ; puis sa fleur en
étoile est d' un jaune vif et son fruit est une
minuscule gousse qui renferme, tel qu' un écrin,
quand on l' ouvre, d' éblouissantes rangées de petites
perles ; -enfin, tenez, cassez sa tige blanche et
poilue et il en sort un sang du plus bel orange qui
est encore plus actif que le lait de l' euphorbe pour
cautériser les verrues ; au moyen âge, dans les
cours des miracles, les mendiants qui simulaient des
infirmités pour apitoyer les passants, mélangeaient
le suc de ces deux plantes et se fabriquaient avec
des plaies hideuses mais indolores ; elle fut donc
la providence des malingreux !
à cette même époque, elle fut aussi le sujet des plus
bizarres des légendes ; l' on était convaincu que,
posée sur la tête d' un malade, elle chantait s' il
devait trépasser et pleurait s' il devait guérir ; ce
qui ne fait pas, je l' avoue, son éloge ; l' on
s' imaginait encore que si les petites hirondelles
perdaient la vue, leur mère la leur rendait, rien
qu' en leur barbouillant les yeux avec le jus de cette
plante ; la chélidoine est donc, à la fois,
décorative et médiévale, mal famée et utile ; et
vous voudriez, Madame Bavoil, que je ne commisse
point des folies pour une pareille fleur !
Mais Mme Bavoil ne l' écoutait plus ; de la place où
p114
elle était, sur cette petite hauteur, elle voyait
par dessus le mur en contre-bas, sur la route.
-voilà, s' écria-t-elle, Mlle De Garambois !
Ils allèrent ensemble à sa rencontre et arrivèrent,
en même temps qu' elle, à la porte.
-bonjour, monsieur mon frère, dit-elle à Durtal,
et bonjour, la maman Bavoil ; tenez,
débarrassez-moi de cela, -et elle tendit un
paquet ; -c' est du nanan que je vous apporte.
la gueuse ! S' exclama Mme Bavoil, en riant. Ce
sont encore des gourmandises et serrées dans des
petits pots-oui, je les sens, sous le papier ;
-ça doit être au moins des confitures ?
-vous n' y êtes pas, répliqua Mlle De Garambois,
qui, sur l' invitation de Durtal, monta avec
Mme Bavoil, dans le cabinet de travail.
-je suis lasse, je m' abalourdis, fit-elle, avec une
moue amusante, en se regardant, avant de s' asseoir,
dans la glace. Voyons, causons sérieusement.
Figurez-vous que j' ai reçu d' une amie qui réside dans
le Midi des pots de graisserons qu' elle prépare,
elle-même, et qui sont à se lécher les doigts !
-des graisserons ?
-des rillettes d' oie, si vous aimez mieux ; attention
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maintenant, car je vais vous révéler les diverses
manières de les accommoder.
La plus rustique façon consiste à les étaler avec du
beurre, sur du pain de maïs préalablement rôti.
-et où diable voulez-vous que je trouve du pain
de maïs, s' écria Mme Bavoil !
-à défaut de cette sorte de pain, continua
imperturbablement Mlle De Garambois, vous coupez
de minces tartines de pain ordinaire, vous y
écrasez dessus votre beurre et vos graisserons et
vous les faites griller ; mais les gourmets ne sont
pas d' accord sur le point de savoir s' il vaut
mieux griller la tartine avant ou après que les
rillettes y ont été étendues ; c' est à vous à
soudre cette importante question.
D' autres personnes, je dois le confesser, se bornent
à les manger à froid, sans préparation aucune ;
celles-là sont indignes de savourer ce précieux
mets ; quant aux fines bouches, elles refuseraient
d' y toucher s' il n' était conditionné d' après la
formule que voici : ouvrez bien les oreilles,
Madame Bavoil.
Vous apprêtez des tartines de l' épaisseur d' un
doigt, vous les rôtissez sans les noicir et les
arrosez modérément de vieux vin rouge et de
quelques cuillees de consommé ; puis vous
enduisez d' une couche de
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graisserons ces tartines, vous les recouvrez avec un
lange très léger de moutarde et de beurre ; vous y
ajoutez du poivre et de la muscade, selon votre
goût et vous replacez ces tartines sur le gril, le
temps de les réchauffer en dessous seulement.
Vous les servez enfin sur une assiette chaude, après
les avoir baignées d' un généreux cognac que vous
allumez ; vos tartines flambent, telles qu' un
pouding ou qu' une omelette soufflée, et c' est
divin, conclut Mlle De Garambois, qui se
renversa dans le fauteuil, les yeux au ciel.
-est-ce dieu possible ! Soupira Mme Bavoil, en
joignant les mains.
-qu' est-ce qui est possible ? Demanda, en riant,
Mlle De Garambois.
-qu' une personne pieuse soit ainsi tentée par le
démon de la gourmandise, et puisse inventer des
choses pareilles !
-mais je n' invente rien ; je me borne à propager,
Madame Bavoil.
Durtal examinait, en souriant, sa soeur l' oblate. Sa
physionomie était toujours pour lui un sujet de
surprise, car il ne parvenait pas à s' expliquer
l' incomparable grâce et l' extrême jeunesse, à
certaines minutes, de ce
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visage de femme de cinquante ans qui paraissait son
âge, à d' autres instants.
Mlle De Garambois était fort grosse et marchait un
peu " banban " comme on dit dans le peuple. Vêtue
par d' excellentes couturières de Paris, elle était
fort élégante et portait des costumes de jeune
femme et ce n' était pas chez elle trop ridicule,
car elle avait dix-sept ans lorsqu' elle souriait.
Elle avait été très jolie et il lui était res
un teint soyeux, magnifique, des yeux d' enfant
clairs et surtout une bouche et un menton, d' un
charme mutin, vraiment exquis.
Il suffisait qu' elle fût joyeuse pour que les pattes
d' oie et les rides disparussent. De merveilleuses
dents éclairaient sa petite bouche et une fossette
dansait, ingénue, et pourtant avec un petit air de
se ficher du monde, dans le menton. Penchée, un peu
en avant, les deux mains sur les bras du
fauteuil, en une pose qu' elle affectionnait, Mlle
De Garambois remuait alors un peu la tête et la
figure de la fillette aimable et espiègle dont
elle avait l' âme, surgissait. Elle avait, en effet
la gaieté de l' enfant et son innocence ; et elle
avait surtout une bonté et une charité qui la
faisaient, elle qui se traînait si péniblement,
courir tout le village afin de panser les plaies
et de changer le linge des malades. Cette femme,
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si soignée pour elle-même, qui, chez elle, aurait
sans doute hésité à laver la vaisselle, perdait
toutgoût ou plutôt le surmontait, quand il
s' agissait de rendre service ; et dieu sait, chez
les paysans malades, auprès de femmes et d' enfants
négligés, les pugnantes besognes qu' elle devait
accomplir !
-ce que vous avez raté votre vocation, lui disait
parfois son oncle, M Lampre ; vous auriez dû être
soeur dans un hôpital.
-je n' aurais pas eu l' office divin ; -puis se
raillant, elle-même-elle ajoutait avec son
pimpant sourire : ni de bons petits plats !
Elle était très bien avec Mme Bavoil, qu' elle
désespérait pourtant. Elle a tout ce qui faut pour
devenir une sainte, disait celle-ci, et le diable,
en la dominant par cette damnée gourmandise,
l' empêche d' avancer et on le lui répète sur tous les
tons et elle est si aveuglée qu' elle ne vous écoute
pas ; -et doucement, gentiment, sans se lasser,
elle essayait quand même de la grir ; mais
Mlle De Garambois prenait guillerettement les
remontrances et s' affichait même plus gourmande
qu' elle n' était, en réalité, pour la taquiner.
-enfin, reprit-elle, vous avez bien saisi les
nuances de ma recette ; je la résume ; griller les
tartines, les
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mouiller de bouillon et de vin, les enduire de
beurre et de moutarde, les remettre sur le gril,
les tremper d' eau-de-vie et les allumer ainsi qu' un
punch ; c' est compris ?
-si vous vous imaginez que nous allons nous
infliger un aria pareil ! Notre ami les mangera,
tout simplement, rôties avec du beurre.
-ce ne sera pas mauvais quand même ; -autre
chose ; vous étiez à la grand' messe, ce matin,
croyez-vous que notre re Abbé a bien officié !
-oui, dit Durtal, avec sa haute taille, son teint
diaphane, ses longues mains maigres, il semble
détaché d' un vitrail.
-je présume, reprit Mme Bavoil, que ces
pierreries qui mettent tant de flammes sur sa mitre
sont fausses.
-détrompez-vous, elles sont vraies ; un moine
aujourd' hui mort, qui était entré en religion après
le décès de sa femme, a offert tous les bijoux
qu' elle possédait, -et ils étaient nombreux, -pour
fabriquer cette mitre. Cela vous explique qu' elle
soit incrustée de diamants, d' aigues-marines, de
saphirs, de pierres de première valeur, de gemmes de
premier choix.
-ah !
-par contre, les deux autres mitres-car les
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abbés de monastères deme que les évêques en ont,
pour les cas prévus par la rubrique, trois-les
deux autres, payées sur les deniers de l' abbaye
qui n' est pas riche, sont médiocres. Celle qui vient
après la mitre d' apparat dite " précieuse " ,
s' appelle, en langue liturgique, " l' auriphrygiate " ;
elle est tout bonnement découpée dans une étoffe
d' or plus ou moins pur ; quant à la troisième,
" la simple " , qui consiste en un carton revêtu de
moire ou de soie, elle ressemble à un pain de sucre
de papier blanc.
-on l' emploie à quoi, celle-là ?
-l' Abbé la coiffe pour les offices des morts,
pendant la semaine sainte, les jours de prise
d' habit ; elle est à la fois de minime importance et
de deuil.
-il est certain que pour la beauté des cérémonies,
l' on fait aussi bien qu' à Solesmes ici, dit Mlle
De Garambois ; mais dame aussi, nous avons la
chance d' avoir un cérémoniaire incomparable, très
savant dans sa partie.
-et ce qui vaut peut-être mieux encore, un homme
de goût, ajouta Durtal.
-ce grand, un peu chauve, qui a l' air si
distingué ? Demanda Mme Bavoil.
-oui, le père D' Auberoche. Il raffole de sontier
et il se donne un mal ! Soyezr qu' il a passé,
pour
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ussir cette fête de la toussaint, une nuit
d' insomnie ; mais aussi, pas une manoeuvre manquée ;
son petit monde d' enfants de choeur et de novices
évolue sans qu' il y ait jamais le moindre accroc.
Il a su imposer des attitudes hiératiques aux
assistants ; il a su retrouver la vieille senteur
des cloîtres du moyen âge ; voyez, en tant que menu
détail, la vimpa, cette écharpe de satin qui couvre
les épaules du porte-crosse et du porte-mitre et
retombe sur le devant, ainsi qu' un châle, en deux
larges pans dont ils s' enveloppent les mains
lorsqu' ils arborent ces insignes. Pour la crosse, cela
ne présente rien de bien particulier, mais pour la
mitre, c' est autre chose. Il faut qu' elle soit
repliée et tenue, de la façon dont saint Denys
tenait sa tête ; ce n' est rien si vous voulez, mais
si cette pose est mal observée, le caractère
moyen âge disparaît ; eh bien, dom D' Auberoche a
non seulement appris au porte-mitre le geste, mais il
a personnellement surveillé les plis de l' écharpe,
la planant ou la cassant aussi bien qu' un statuaire
du treizième siècle ; il rendrait des points aux
costumiers de Paris ; il n' a pas dans la
congrégation son pareil !
-il est encore tout jeune, remarqua Mme Bavoil.
-il doit avoir trente-quatre ans à peine. Il est né
d' une grande famille apparentée à des saints ; il a ce
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qu' on nomme, en art, la ligne, et il semble toujours
descendre de sa verrière. Outre qu' il est un
religieux très macéré, il est un érudit très
intéressant à écouter lorsqu' il traite de la
liturgie et de la symbolique ; mais on le voit
peu ; d' abord, il est très occupé avec ses études
et ses répétitions de rémonies, puis il est ce
qu' on appelle un " solitaire " , autrement dit un moine
vivant à l' écart, dans sa cellule.
-ah ! Si, dans cette abbaye, le chant était à la
hauteur du monial, je n' aurais pas à regretter
Solesmes, soupira Mlle De Garambois.
-oui, mais le re Ramondoux est un chanteur
de cour ; il me paraît toujours, lorsqu' il va ouvrir
la bouche, qu' il en sortira ce cri de la rue :
tonneaux, tonneaux ! Le plus curieux c' est qu' il
n' est nullement ignare en son métier ; il enseigne
très bien le plain-chant à ses élèves, seulement,
lui, pratique juste le contraire des règles qu' il
professe dans ses leçons.
Mais malgré ces imperfections, que des cloîtres de
moindre importance nous envieraient encore, quelle
magnifique cérémonie nous eûmes ce matin ! La
splendide liturgie que celle de ce jour ! Cette
épitre, tirée de l' apocalypse, c' est une
photographie du ciel ou plutôt c' est un idéal
tableau de primitif ; et ce qu' en effet les
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vieux peintres flamands l' auront traduit ce texte
de saint Jean dans lequel défilent les anges, les
vieillards, les saints ! Et le début, l' introït,
le fameux " gaudeamus " réservé pour les festivités
des grandes joies, est-ce assez beau ! Cette
lodie qui danse et ne se tient plus d' allégresse
et qui s' arrête cependant, avant la fin de la
phrase, au " gaudent angeli " comme n' en pouvant plus
et peut-être aussi comme prise d' une vague
appréhension de n' être plus assez déférente ; puis
qui reprend, débordée quand me par le
ravissement, pour se terminer en une prosternation
pareille à celle des vieillards de l' épitre,
étendus, le visage contre terre, devant le trône ;
ces accents de jubilation-là, c' est sûrement le
saint-esprit qui les a soufflés ! C' est d' une
simplicité admirable et d' une caresse d' ouïe et
d' un art merveilleux ! Quel musicien rendra
jamais l' ivresse de l' âme, de la sorte ?
-voilà notre frère qui s' emballe, dit en riant
Mlle De Garambois ; pour en revenir au côté
rémonial, savez-vous, Madame Bavoil, que votre
maître et ami est à ce point de vue un disciple
des plus remarquables de dom D' Auberoche ?
Certainement, continua-t-elle, en souriant à Durtal
qui la regardait, un peu surpris ; je n' avance rien
à la légère, car si je ne vous ai pas vu officier, le
jour de
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votre prise d' habit, j' ai appris, justement après,
par ce père, que vous aviez été d' une tenue
étonnante, bref que vous aviez ce que vous nommiez,
il y a quelques instants, la ligne.
-oui, parlons-en, vous vous fichez de moi,
mademoiselle l' oblate.
-mais oui, parlons-en, s' écria Mme Bavoil,
puisque ce cachottier ne m' a jamais raconté comment
cette fête s' était passée. On ne lui extrait que
des : oui, ce n' était pas mal et un point c' est
tout ; voyons, vous qui êtes au courant, donnez-moi
des détails.
-vous me rectifierez, si je me trompe, dit Mlle De
Garambois à Durtal qui roula une cigarette et
affecta l' attitude désintéressée d' un homme que ces
histoires ne concernent pas.
-c' était le jour de la saint Joseph de l' an dernier,
c' est-à-dire il y a près de huit mois, l' avant-veille
de la fête de saint Benoît ; l' on a choisi ce
jour-là pour la prise d' habit afin que la profession
pût avoir lieu, l' année suivante, le jourme de
la saint Benoît ; le noviciat étant ainsi que celui
des moines d' un an et un jour. C' est exact ?
Durtal approuva du chef.
-après les deuxièmespres de saint Joseph, l' on
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monta dans la chapelle du noviciat où personne ne
peut pénétrer que les moines-et encore faut-il que
les res qui n' y exercent pas de fonctions soient
autorisés, avec l' agrément du maître des novices,
par le père Abbé-car le noviciat est clos pour
tout le monde indistinctement...
-pour nous autres femmes surtout, dit Mme Bavoil.
-les femmes ! La règle est formelle, si elles
mettent seulement le bout du pied dans la clôture
d' une abbaye, elles sont frappées d' excommunication,
ipso facto, par ce fait seul... mais je
continue... la chapelle où a lieu la scène que je
vous narre, je ne la connais par conséquent pas ;
j' espère cependant que monsieur notre frère
consentira, après mon récit, à nous la décrire. Il
y avait, réunis là, quelques profès, les novices,
le maître des cérémonies, le maître des novices et
le zélateur, et, en l' absence dure Abbé, le
prieur qui officiait. C' est toujours exact ?
Durtal réopina du chef.
-les cierges étaient allumés ; le grand scapulaire
noir de l' ordre, un peu plus court néanmoins que
celui des pères, était plié dans un plateau
d' argent, sur l' autel, et recouvert de fleurs.
-d' anémones, interrompit Durtal ; le choix de
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cette espèce était dû à une attentionlicate de
dom D' Auberoche, qui croit, ainsi que moi, que
cette renonculacée fut le lys réel des écritures,
symbole de la sainte vierge.
-tiens, notre ami se décide à causer, observa
Mme Bavoil, qui buvait, goutte à goutte, cette
histoire.
-j' ajouterai, poursuivit Durtal, que la châsse
contenant les reliques insignes de saint benoît
avait été transférée pour la circonstance dans
cette chapelle, érigée sur une crédence, à la droite
de l' autel et entourée d' une haie en flammes de
cierges.
-bien, maintenant, je suis au courant, car la
me cérémonie s' est effectuée pour moi, mais dans
une des chapelles de l' église, alors. -je
reprends : dom de Fonneuve, en coule et avec
l' étole blanche, se tenait debout, en haut de
l' autel, entre dom Felletin et dom D' Auberoche
et, vous, vous étiez agenouillé sur la dernière
marche.
Le père prieur a buté par " l' adjutorium nostrum
in nomine domini " et toute la série des versets de
la rubrique ; et les pons étaient psalmodiés par
les moines présents et les novices ; puis, en de
longues oraisons, il a sanctifié le scapulaire
et, après l' avoir aspergé d' eau bénite, il s' est
tourné vers vous qui vous
p127
êtes relevé et, après un beau salut, êtes monté en
haut de l' autel où vous vous êtes réagenouillé. Il
vous a alors imposé l' emblème monastique, en vous
disant, en latin : que le seigneur vous revête de
l' homme nouveau créé à l' image de Dieu dans la
justice et la vérité sainte ; au nom du père, du
fils, etc.
Ce après quoi, il s' est retourné vers l' autel, et
vous êtes allé vous replacer à genoux, sur la
dernière marche. La série des versets et des répons
a recommencé, suivie du kyrie eleison, du pater,
encore accompagné de prières courtes, alternées entre
le célébrant et les religieux et enfin est venue la
longue oraison : ô Dieu qui avez voulu que notre
bienheureux père saint Benoît... je ne sais plus le
reste-enfin, il y est question que le saint vous
protège, vous accorde la persévérance-vous voyez
ça...
pour clore la cérémonie, vous avez baisé la grande
relique que le père D' Auberoche vous tendait et,
tandis que l' on inscrivait votre nom sur le registre
du cloître, vous avez, je le présume du moins,
embrassé, à tour de rôle, vos nouveaux frères.
-oui, ça se passe, comme au tâtre, en accolades ;
l' on s' appuie simplement, les unes contre les
autres, les joues, puis on joint les mains et
l' on se salue. Voilà.
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Maintenant, si vous voulez connaître toute ma
pensée, eh bien, cette cérémonie, c' est de
l' imitation, autrement dit, du moderne. Le rituel
en a été imaginé, par le prieur du monastère de
sainte Marie, à Paris ; c' est lui qui, le
premier, après le bref du pape incitant les
bénédictins à régénérer l' oblature, a fondé et
organisé des réunions d' oblats. Le principal y
est, puisque dans le cérémonial de la profession,
l' oblat doit réciter le fameux " suscipe " qui est,
en quelque sorte, le sésame ouvrant toute grande la
porte jusqu' alors entre-bâillée de l' ordre ; mais en
fin de compte, si habile qu' ait pu être, pour ces
offices, le choix des oraisons liturgiques, ce n' est
toujours pas la pièce authentique, la vraie, la
seule, celle employée au moyen âge, celle qu' il
s' agirait de trouver !
-dom Guéranger a, lui aussi, rédigé unmonial,
dit Mlle De Garambois ; il l' a sans doute
extrait, de même que celui de ses moines, des
anciens cérémoniaux et principalement de ceux de la
congrégation de saint Maur.
-j' en doute. Cet écrit de dom Guéranger n' était,
je crois bien, qu' un projet qu' il aurait remanié,
s' il avait vécu. Le père Du Bourg s' en est
inspiré pour façonner le sien et il l' a amélioré,
en instituant deux cérémonies, car le travail de
dom Guéranger n' en comportait qu' une ;
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l' on devenait oblat, sans probation, en prenant
l' habit. Et le noviciat instauré par le prieur de
Paris a du bon, car il présente une garantie et
pour le postulant et pour la communauté.
-mais vous, vous vous êtes livré à des recherches ;
qu' avez-vouscouvert ?
-des matériaux intéressants sur la vie, sur les us
et coutumes des oblats au moyen âge, mais, presque
rien sur la liturgie ; là, ma récolte est quasi
nulle.
-voyons, reprit Mme Bavoil, que cette discussion
n' intéressait guère ; voyons, puisque notre ami a
consenti à desserrer les lèvres, je voudrais bien
être renseignée jusqu' au bout ; comment est la
chapelle du noviciat ?
-c' est une très petite pièce où le maître des
novices, le père zélateur et les novices qui sont
prêtres disent, chaque matin, leur messe. Le père
Felletin, soutenu par dom D' Auberoche, qui, en
sa qualité de maître des cérémonies, vit autant dans
le noviciat que dans le cloître, a voulu que les
objets acquis fussent convenables. L' autel est en
bois de chêne, mais de forme ancienne ; les
reliquaires sont très simples mais copiés sur de
vieux modèles ; il en est deme des flambeaux, en
cuivre pâle ; enfin la statue de la sainte vierge et
celle de saint
p130
Benoît sont des bois du dix-septième siècle ; ce
sont des statues médiocres mais enfin fort
supérieures à celles que l' on achèterait, dans la rue
saint-Sulpice, maintenant.
à ce point de vue, il est juste de louer ces deux
moines qui ont réagi de leur mieux contre le goût de
caraïbe de dom Emonot, le zélateur, et contre celui
de beaucoup d' autres religieux.
Pour en finir avec cette histoire, je vous relaterai,
Madame Bavoil, que, le lendemain, je suis allé,
après matines, communier avec les novices dans ladite
chapelle ; maintenant que vous savez tout, êtes-vous
contente ?
-mais certainement, notre ami ; et soit dit, sans
vous adresser de reproches, vous auriez pu me
procurer cette satisfaction plus tôt. Alors, votre
profession a lieu quand ?
-à la saint Benoît de l' an prochain, dans cinq
mois.
-et vous, Mademoiselle De Garambois ?
-oh ! Moi, je suis l' ancêtre ; j' ai terminé mon
noviciat, j' ai fait ma profession, il y a déjà plus
d' une année ; -et, savez-vous, à ce propos, que vous
me devez grande férence, monsieur le novice !
-en ai-je jamais manqué ? Répliqua Durtal, en
riant.
-oui, certes, en prenant un petit air railleur
p131
lorsque votre soeur en saint Benoît vous récitait,
ainsi que tout à l' heure, d' admirables recettes de
cuisine.
-ne vous dissimulez pas, à ce sujet, que la brave
maman Bavoil n' a pas retenu un traître mot des
explications que vous lui avez fournies sur la
manière plus ou moins glorieuse d' accommoder les
graisserons ; or, je tiens justement à vous prouver
combien j' estime vos avis ; -alors, si vous étiez
gentille, vous viendriez aider à la manoeuvre,
autrement dit, déjeuner le jour qu' il vous plaira de
fixer ; nous verrons à entraîner votre oncle, par
la même occasion ; le malheur est que nous ne
puissions pas, du même coup, embaucher notre commun
directeur à tous, le père Felletin.
-un truc ! S' écria joyeusement Mlle De Garambois,
préparons le déjeuner, pour jeudi, jour de promenade
du cloître. Dom Felletin lâchera ses novices ou nous
les amènera et s' il ne déjeune point, il boira au
moins le café avec nous.
-pourquoi ne déjeunerait-il pas ?
-interdit, Madame Bavoil-si nous habitions
dans un autre village, ce serait peut-être possible,
en y mettant de la bonne volonté ; mais dans
l' endroit même où est située l' abbaye, la règle est
formelle, c' est impossible.
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-si ça ennuie le père Felletin de demander la
permission, j' irai voir, moi-même, lere Abbé qui,
je le sais d' avance, me répondra oui, dit Durtal.
-entendu, et je m' en vais, car l' heure despres
est proche ; adieu.
Mlle De Garambois les quitta sur ces mots, mais
elle eut à peine franchi la porte du jardin qu' elle
revint et s' exclama :
-n' oubliez pas ce détail qui a son importance,
n' ajoutez aucun sel aux graisserons ; ils sont
assaisonnés d' avance !
-soyez tranquille, gourmande, s' écria Mme Bavoil
qui hocha désespérément la tête, en la regardant.
Ce qui est pis, reprit-elle, en se tournant vers
Durtal, c' est que ça vous gagne !
-comment, ça me gagne ?
-oui, à force d' entendre parler de bonne chère, de
petits plats, vous finissez par en avoir l' eau à la
bouche.
-le comique ce serait que cela vous gagnât, vous !
Mme Bavoil eut un geste indigné, puis elle haussa
les épaules, en souriant.
CHAPITRE V
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Notre ami, dit Mme Bavoil, le mercredi soir,
veille dujeuner, à Durtal, je ne puis pas être
à la fois à Dijon et devant mes fourneaux ; il faut
donc que vous preniez, demain, le premier train et
que vous rapportiez un pâté et des gâteaux.
-et une bouteille de chartreuse verte, car c' est
je crois, la seule liqueur dont Mlle De Garambois
ne fasse pas fi.
-et une bouteille de chartreuse verte, appuya
Mme Bavoil.
Le lendemain matin, Durtal débarquait, en effet, à
Dijon. Le plus pressé, pensait-il, en sortant de la
gare, c' est d' aller entendre la messe à
notre-dame ; ce après quoi, je m' attarderai
longuement auprès de la vierge
p134
noire, car j' ai bien des heures à tuer ; enfin pour
ne pas les trimbaler avec moi trop longtemps, je
m' occuperai des emplettes, en dernier lieu.
Comme d' habitude, lorsqu' il mettait, par un ciel
presque clair, les pieds dans cette ville, il se
sentait l' âme bénigne et lénifiée, presque joyeuse.
Il aimait l' atmosphère intime et la gaieté de bonne
commère de Dijon ; il aimait l' accueil avenant et
empressé de ses boutiques, la vie populaire de ses
rues, le charme un peu désuet de ses vieilles places
et de ses squares plantés de grands arbres et parés
de jolies fleurs.
Malheureusement, il commençait à en être de cette
cité de me que des autres villes qui s' ingénient
à simuler la redondante laideur du Paris neuf ; les
anciennes rues disparaissaient ; de nouveaux quartiers
surgissaient de toutes parts, avec des bâtisses
insolentes avançant des balcons chambrés, à l' anglaise,
dans des boîtes de fer, aménagées de carreaux de
couleur, distribués en cases de jeu de dame, par des
losanges divisés de plomb ; l' impulsion était donnée ;
en trente ans, Dijon avait plus changé qu' en
plusieurs siècles ; il était sillonné maintenant
d' amples avenues baptisées de ces noms délabrés de
Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire, de la
publique et de Thiers, de Carnot et
p135
de la liberté et, pour comble, une statue de cette
bruyante ganache de Garibaldi s' élevait, évoquant,
dans le coin d' un carrefour pacifique, le souvenir
d' un chienlit de guerre, ignoble.
La vérité était qu' à l' ancien bourguignon, religieux
et boute-en-train, égrillard et frondeur, s' était
substitué un autre bourguignon qui avait conservé ses
qualités de terroir mais avait perdu son étampe
originale, en perdant la foi. Dijon était devenu en
me temps que républicain, indifférent ou athée. La
bonhomie et l' alacrité demeuraient, mais la saveur de
ce lange de naïve piété et de liesse
rabelaisienne, n' était plus ; et Durtal ne pouvait
s' empêcher de le déplorer un peu.
Malgré tout, cette ville est encore l' une des seules
l' on puisse, en province, aimablement flâner, se
disait-il en descendant l' avenue de la gare ; il
enfila la place Darcy où la gloire qui subsiste
encore, en cet endroit, du sculpteur Rude s' affirme
en une confiante statue de bronze et, franchissant
la porte Guillaume, il s' engagea dans la rue de la
liberté, jusqu' à la rue des forges, tourna et arriva
devant la façade de notre-dame.
Là, il s' arrêta pour contempler, une fois de plus, la
p136
grave et maligne église ; malgré les rafistolages
qu' elle avait subis, elle était restée bien
personnelle, bien à part dans l' art du treizième
siècle ; elle ne ressemblait à aucune autre, avec
ses deux étages d' arcatures, formant des galeries
ajourées, au-dessus des trois baies profondes du
grand porche. Et des files de grotesques se
succédaient, à chaque étage, en de larges frises, des
grotesques réparés et même complètement refaits,
mais très habilement, par un artiste ayant eu
vraiment le sens du moyen âge. Il était assez
difficile, à la hauteur où ils se démenaient et,
faute d' un recul suffisant, de les bien voir ; l' on
discernait néanmoins, ainsi que dans l' habituel
troupeau des monstres nichés sur les tours des
cathédrales, les deux séries, mal délimitées, des
démons et des hommes.
Lesmons, sous l' aspect connu des mauvais anges,
aux ailes papelonnées d' écailles, au chef hérissé de
cornes, arborant un masque de gorgone entre les
jambes ; ou d' animaux extravagants, de lions mâtinés
de génisse ; de bêtes à mufle de léopard et à pelage
d' onagre ou de bouc ; de boeufs à physionomie
presque humaines souriant avec des rictus de
vieilles ivrognesses qui guignent un litre ; de
monstres innommables, ne dépendant d' aucune famille
précise, tenant de la
p137
panthère et du porc, de la bayadère et du veau.
-les hommes, tordus en des attitudes douloureuses
et cocasses, la tête retournée sens devant derrière
sur les épaules et les yeux fous ; d' autres, aux
figures camuses, aux narines évasées, aux bouches
creusées en entonnoirs ; d' autres encore, aux
trognes baroques, aux mines de vieux bourgeois
hilares et salaces ou de frères-frapparts trop
joyeusement repus ; d' autres enfin, à faces
grimaçantes de gnomes, couverts de bonnets pareils
à des tourtes, ouvrant des gueules qui semblent, en
guise de poires d' angoisse, baillonnées par des
tricornes ; -et, au milieu de tous ces animaux
de démence, de tous ces êtres de cauchemar, une vraie
femme, priant, affolée, les mains jointes, une
figure de terreur et de foi, prisonnière dans cette
nagerie de larves, implorant les prières des
passants, suppliant, éperdue, qu' on l' aide à se
sauver, à trouver grâce.
Elle était le seul cri d' âme qui s' échappât de cette
église dont la façade rectiligne, inconnue de l' art
gothique et empruntée au souvenir de ces
constructions romaines qui survécut, pendant le
moyen âge, en Bourgogne, eût é uniforme et trop
austère et bien peu assortie au tempérament railleur
des dijonnais, si l' intrusion de la tératologie
dans cet édifice
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n' était venue en interrompre la monotonie et la
rigidité.
Sans ce cirque de bouffons et de diables, notre-dame
eût paru rapportée d' une autre région, étrangère
à ce pays qui latit.
L' art ogival réapparaissait pourtant, dans ses
allures coutumières, avec les longues et minces
tourelles, coiffées de toits en éteignoirs, qui se
dressaient de chaque côté de la façade. Sur celle de
gauche, s' élevait le célèbre jacquemart, capturé, en
1381, par Philippe Le Hardi, à Courtrai ; mais
ce drille flamand chargé de frapper avec un marteau
sur un timbre, les heures, n' était plus comme jadis
enfermé dans un clocheton bariolé de tons vifs et
frotté d' or ; il était interné maintenant dans une
cage de fer noir et on lui avait adjoint une
compagne, puis un enfant, puis deux. Ils étaient
devenus, à vrai dire, des poupées, découpées dans
une image d' épinal et agrandies, sans ingénuité
suffisante d' art.
Ces bonshommes étaient quandme plaisants et
Durtal se rappelait, en les examinant, le seul
artiste dont la Bourgogne ne chercha point à
s' enorgueillir, Aloysius Bertrand qui, dans son
Gaspard de la nuit, les prôna en des phrases d' un
relief rigoureux et d' une couleur singulière ; mais
cette cité, confite en la
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dévotion attardée de ses grands hommes La Monnoye
et Piron, Crébillon et Rameau, Dubois et Rude,
et privée de celle de Bossuet dont la gloire lui
avait été soustraite par la ville de Meaux,
paraissait ignorer jusqu' au titre me de ce livre.
Quant au reste de l' édifice, avec ses sages
arc-boutants et ses raisonnables contre-forts, il
était quelconque ; sa tour centrale, ainsi que ses
quatre tourelles à capuces pointus, étaient
modernes ; il n' y avait plus de figures sculptées
sous les voûtes du portail, car elles avaient été
détruites pendant la révolution par la canaille qui
composait, de même que partout alors, le municipe.
Somme toute, l' attrait extérieur de notre-dame
sidait dans sa façade et se confinait là.
En revanche, malgré tous les retapages qu' il avait
endurés, l' intérieur avait conservé le charme
familier de ses vieux ans. Notre-dame de Dijon ne
possédait pas l' empreinte mystérieuse et l' attitude
imposante des grandes églises sombres. Elle était
claire et blanche ; elle gardait toujours quelque
chose d' un mois de Marie, même pendant la semaine
sainte ; la disparition de ses anciens vitraux
aidait peut-être à se suggérer cette impression
qu' elle laissait de fête juvénile et d' aise.
L' on ne pouvait évidemment comparer sa nef et ses
p140
bas-côtés à ceux des immenses cathédrales, mais elle
était, en sa petite taille, svelte et légère, bien
prise dans sa ceinture de piliers aux chapiteaux
fleuris d' arums et de crosses retournées de
fougères et, arrivée au transept, elle tentait un
dernier effort, s' élançait dans le vide avec sa
lanterne de pierre, reconstruite sur un nouveau plan.
Artée là, au choeur, elle arrondissait derrière
l' autel une abside qu' éclairait une panoplie de
boucliers et de lames d' épées peintes, en verre.
Aucune galerie circulaire ne permettait de
déambuler autour du choeur ; l' église était close,
à la table de communion, pour les fidèles. Au bout
des bras du transept, deux niches se creusaient,
occupées, chacune, par un autel. -à droite, l' autel
en bronze doré, couvert de fleurs et brasillant de
cierges de notre-dame de bon espoir, surmonté d' une
petite vierge d' un noir de suie, comme calcinée par
les flammes des cires, vêtue d' une robe blanche et
d' un grand manteau semé d' étoiles, les pieds posés
sur une touffe de pampres et de raisins d' or. La
statue, ainsi habillée, simulait la forme d' un
triangle et prenait l' allure espagnole des madones
d' un autre âge. -à gauche, un autel dédié à saint
Joseph, au-dessus duquel une fresque du quinzième
p141
siècle avait été découverte, sous un tableau qui la
cachait, en 1854. Elle représentait un calvaire, mais
le jeu des personnages, inattendu en un tel sujet, la
rendait énigmatique et vraiment étrange.
La scène se dispose, en effet, suivant le mode du
temps, mais entre les deux larrons branchés sur des
gibets en t, il n' y a ni christ, ni croix ; la mère,
une madone de l' école de Roger Van Der Weyden,
déjà âgée et drapée dans une robe bleue, s' affaisse,
soutenue par saint Jean, accoutré d' une robe lie de
vin et d' un manteau bleuâtre. Il la soutient mais
machinalement, en regardant, très affairé, en l' air ;
derrière lui, deux femmes, l' une, coiffée d' un
turban vermillon à fond blanc, affublée de jaune et
ceinturée de noir, lève les yeux au ciel ; l' autre,
costumée d' un voile blanc et d' une jupe rouge,
ferme ses paupières, abîmée dans sa douleur, comme la
vierge ; plus loin, trois squelettes en linceul
examinent le firmament et prient.
Enfin, tout au premier plan, un être bizarre, à
genoux, une femme à face populacière, osseuse, de
garçon de barrière, le col entouré d' un foulard, tend
de profil ses bras et, elle aussi, scrute les nuées.
Et pendant ce temps, les deux larrons sur leurs
instruments de supplice, agonisent. Le bon, résigné,
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n' en pouvant plus, se meurt ; le mauvais, un hercule
barbu, aux chairs couleur de brique, se tord, une
jambe repliée derrière la croix ; il est lourd,
tassé, fourbu et un petit diable noir et cornu, la
queue en trompette, fond sur lui, les griffes tendues
pour saisir l' âme à la sortie de la bouche et
l' emporter.
Si l' on ajoute à cette description succincte, une
ville à pignons et à châteaux-forts, dans le
lointain ; puis sur un retour du mur attenant au
tableau, trois étendards, un rouge marq d' initiales
et deux blancs, blasonnés, l' un d' une écrevisse ou
d' un scorpion et l' autre d' un aigle à deux têtes,
flottant sur des hampes enroulées, de même que des
mirlitons, de banderoles roses ou noires, l' on aura
un vague aspect de ce décevant et curieux panneau.
Ce qui frappe d' abord en la singularité de son
ordonnance, c' est que tous les personnages, sauf
Marie et la femme en jupe rouge, absorbées par leur
détresse, voient et désignent d' un coup d' oeil ou
d' un geste quelqu' un en l' air que, nous, nous ne
voyons pas.
Le Christ évidemment, mais alors le Christ dans les
nuages et avec sa croix. -une autre conjecture
pourrait paraître, au premier abord, possible ; entre
les croix des deux larrons, il y en eut peut-être
autrefois
p143
une, en relief, chargée d' un christ sculpté, et cette
pièce, ajustée après coup, a pu être détachée parce
qu' elle nait par sa saillie le tableau qui fut
pendant des années placé dessus ; mais, en
admettant que la preuve de cette supposition puisse
être fournie par des documents d' archives, voire
me par les traces de cette ablation qui
subsistent sans doute dans le mortier rejoint et
clé des pierres, il n' en resterait pas moins à
expliquer l' expression de surprise et la direction
me des yeux et du geste des assistants ; et ce sont
justement ces attitudes traduisant, d' une façon très
exacte, l' introït de la messe de l' ascension :
" hommes de Galilée, pourquoi regardez-vous au ciel
avec tant d' étonnement ? " qui me semblent pouvoir
contredire cette hypothèse.
Ce qui est certain, en tout cas, poursuivait Durtal,
c' est que ce calvaire, trop amplement retouché, est
un très intéressant spécimen de ce réalisme
mystique que transférèrent à la cour de Bourgogne
les peintres des Flandres ; cette fresque sent son
Bruges à plein nez ; sa filiation estre.
Et, en attendant que la messe que l' on ne sonnait
pas encore commençât, il fit le tour de l' église et
s' en fut rendre visite à d' autres fresques
découvertes, en
p144
1867, dans les nefs latérales, alors que l' on avait
gratté l' épiderme des murs.
Sous les écailles tombées des badigeons, des
fragments avaient reparu, une circoncision et un
baptême de belle allure mais si expertement ranimés
depuis leur retour à la vie et si visiblement repeints
que cela finissait par devenir gênant. Le peintre qui
avait restauré ces fresques, M Ypermann, était
vraiment trop adroit et il était difficile de ne pas
crier à la contrefaçon ; par contre, d' autres plus
discrètement ravivées, deux surtout, l' une
représentant trois figures de saintes, une de saint
et deux de donateurs et une autre, sise près de
la porte d' entrée, une vierge tenant un enfantsus
sur ses genoux, étaient exquises.
La plus séduisante de ces oeuvres, celle des trois
saintes, s' attestait ainsi :
au milieu sainte Venisse, la palme des martyres
dans une main et dans l' autre, un livre ; elle était
tue d' une robe d' un vert tilleul passé et d' un
manteau d' un rose moribond à doublure soufre ;
sa droite, debout également, saint Guille, un
évêque mitde blanc, avec une croix pastorale, et
une lourde chape rouge, grénelée de deux rangs de
perles, sur les épaules ; -à sa gauche, désignée
par ses attributs ordinaires,
p145
l' épée et la roue, sainte Catherine
D' Alexandrie, serrée dans un corsage d' hermine à
manches d' un olive éteint sur lequel était jeté un
manteau d' un bleu épaissi par la crème d' un blanc.
Sainte Venisse avait les yeux baissés sur son
livre ; saint Guille regardait fixement devant lui,
sans voir ; ils étaient exsangues et dolents ; quant
à sainte Catherine, elle avait la tête d' une
décapitée qui se survit et souffre encore.
Enfin, en bas, au premier plan, deux donateurs à
genoux, un bourgeois, les mains jointes, et une
femme, emprisonnée dans une grande coiffe, et munie
d' un eucologe. Cette figure-là, je l' aijà vue
quelque part, se disait Durtal ; cette posture, ce
genre de coiffe, ces traits communs de grosse
matrone, me remorent une sculpture du quinzième
siècle, une Jeanne De Laval, du musée de Cluny.
Il y a un air de parenté entre les deux femmes.
Maintenant, saint Guille est évidemment le saint
Guillaume des bourguignons, mais qu' est cette
Venisse, inconnue dans les tables des
hagiologues ? Le nom est écrit en caractères
gothiques au-dessus de son auréole. Faut-il lire à
la place du v un d et croire alors que Denisse ou
Denyse serait la sainte de ce nom qui fut
p146
suppliciée en Afrique, au cinquième siècle ? Je
l' ignore ; ce qui est certain, par exemple, c' est
que ces mélancoliques figures, subitement
veillées, ont gardé dans leur effacement quelque
chose de spectral. Elles sont sorties de la tombe,
mais les couleurs de la vie ne sont pas revenues
encore.
Et il en était de me d' un fragment rencontré
dans l' autre bas-côté de l' église, une sainte
Sabine, vierge et martyre, au col pareil à un
cercle de pourpre et portant ainsi que saint Denys
sa tête, une tête dont la chevelure laissait tomber
des pleurs de fils blonds, et de la madone située
tout près de la porte, une madone, languissante et
triste, avec l' enfant sur ses genoux, considérant
un prêtre en surplis agenouillé devant elle ; tout
cela délavé, pâli, agonisant, en un vague paysage
qui s' effume dans les pierres du mur.
C' était, en quelque sorte, une visite à un cimetière
de la peinture des Flandres qu' accomplissait là
Durtal ; c' était de la fresque sépulcrale ; ces
êtres ressuscités tout à coup n' avaient pas encore
repris leurs sens et ils semblaient surtout las,
désolés de revivre et, devant l' exhumation de ces
morts, par une association naturelle des idées, le
souvenir l' assaillait de ce passage si suggestif,
si divinatoire, de saint Fulgence commentant
p147
l' évangile de saint Jean sur la résurrection de
Lazare et disant très nettement : " Jésus pleura
non pas, comme le crurent les juifs, parce que son
ami était mort, mais il pleura parce qu' il allait
rappeler celui qu' il aimait aux misères de la vie. "
et le fait est, ce qu' une fois suffit et
amplement ! Soupira Durtal qui regagna la chapelle
de la vierge où les cierges s' allumaient et il y
entendit la messe ; puis il s' installa dans un coin
et s' efforça de se recouvrer, de voir un peu clair
en lui-même, de se comprendre.
Ce qui le dominait, à l' heure actuelle, c' était une
immense fatigue. Encore qu' elle agisse,
virtuellement, par elle-même et par la force de
l' intention qu' elle recèle, même lorsqu' en la
citant, on pense à autre chose, la prière
liturgique exigeait, pour être puissamment efficace,
pour être suractive, une attention que rien ne
disperse, une étude préalable du texte, une
intelligence de l' acceptation qu' il assume, plus
spécialement, selon qu' il se place dans tel ou tel
office.
Aussi, préparait-il, chaque soir, son itinéraire du
lendemain ! Pour les messes, c' était facile ; il
existait un paroissien romain, le seul peut-être
vraiment complet, " le missel des fidèles " , divisé
en deux tomes par un bénédictin de Maredsous,
devenu abbé du monastère
p148
d' Olinda au Brésil, le re Gérard Van Caloen.
En le combinant avec le supplément monastique édité
par les nédictins de Wisques, il était aisé,
après avoir cherché dans l' ordo de la conggation
de France, la fête du jour, de ne pas se tromper ;
et il n' y avait plus dès lors qu' à analyser la
messe, si elle était une messe propre à une férie
ou à un saint ; les autres, par leur répétition
fréquente, lui étant depuis longtemps connues.
Mais il n' en était pas de me des offices. Sans
parler des matines et des laudes et, en mettant de
té les petites heures qui ne varient que le
dimanche et le lundi, il restait les vêpres qui ne
sont point, ainsi que les complies, invariables ;
et là, c' était, si l' on ne voulait pas trimbaler
avec soi les pesants bouquins notés de Solesmes, un
ritable casse-tête.
Le petit diurnal, qu' il utilisait d' habitude, avait
été fabriqué par la congrégation d' Angleterre, à son
usage, et il était, pour les cloîtres français, aussi
mal distribué et aussi incommode que possible.
D' abord une foule de saints anglais, vénérés par les
monastères d' outre-Manche ne figuraient pas sur notre
bref et beaucoup destres étaient absents de leur
calendrier ; aussi fallait-il toujours consulter
le supplément fraais inséré à la fin du livre ;
puis, pour enfourner beaucoup de matière en
p149
peu d' espace, le volume était imprimé, sur papier
fin, en caractères sers, avec un tel abus de
rubriques rouges que l' oeil dansait, en quelque
sorte, entre les blancs, sans parvenir à se fixer ;
c' était ensuite une série de renvois et d' abviations
incompréhensibles lorsque l' on n' en possédait pas
la clef ; enfin, en dehors des offices récemment
concédés, d' aucuns se doublaient, tel celui de
saint Pantaléon qui se spécialisait dans l' église
d' Angleterre, alors qu' il rentrait chez nous dans
la série des simples martyrs, dénués d' antiennes
particulières et tout juste honoré d' un service de
dernière classe ; et pour brocher sur ce tout et
ajouter à son incohérence, la pagination se triplait
et les renvois du supplément, se reférant à telle
ou telle page du diurnal, étaient régulièrement
inexacts.
Et il n' y avait pas le choix, ou employer les
bottins religieux de France ou ces volumes
portatifs ; l' abbaye de Solesmes n' ayant pas publ
de bréviaire de voyage pour les siens.
Quel mastic ! Disait Durtal à dom Felletin qui
riait, en lui pliquant : toutes les indications que
je vous donnerai ne vous serviront de rien ; seule,
la pratique vous guidera dans les méandres de ces
heures qui sont, je le confesse, embrouillées comme
à plaisir.
p150
Et il avait, en effet, fini par saisir le fil et, en
disposant de nombreux sinets pour marquer les pages,
il était arrivé à se reconnaître dans ce
morcellement de textes, mais à condition de tracer
toujours et avec soin ses étapes, car avec les
versets et lespons des commémoraisons c' était
une course éperdue d' un bout à l' autre du bouquin,
bien heureux encore lorsqu' on n' errait pas dans de
doubles octaves ou dans des époques telles que
l' avent qui compliquent tout.
Cela fait, les points de repère acquis, il
convenait d' étudier le corpsme de l' office, d' en
comprendre la signification, et de découvrir ce
qu' après le service divin des louanges et les
suppliques d' intérêt général, l' on pouvait en tirer
pour son profit d' âme.
La question qui s' imposait était d' abord celle-ci :
s' imprégner assez de l' esprit des psaumes pour se
persuader qu' ils avaient été écrits à votre
intention personnelle, tant ils correspondaient à
vos pensées ; les réciter, ainsi qu' une prière
jaillie de ses aîtres, s' approprier, s' assimiler,
en un mot, la parole du psalmiste, user de la façon
me de prier du Christ et de ses préfigures.
C' était parfait en théorie, mais, dans la réalité ce
n' était pas toujours facile, car si l' on voyait,
reproduit
p151
dans les livres inspirés, à mesure que le besoin
s' en montrait, son site d' âme ; si l' on découvrait
tout à coup que des versets dont la portée vous
avait jusqu' alors échappé, s' éclairaient, se
précisaient si exactement avec votre état spirituel
du moment, que l' on en demeurait ébahi, se demandant
comment on ne les avait pas depuis longtemps
compris, un terrible dissolvant paraissait à son
tour, la routine, qui vous obligeait à dévider
les psaumes, comme une mécanique, en n' y adaptant
plus alors aucun sens.
Et cette routine était, il faut bien l' avouer,
rendue inévitable par la façon même dont se débitait
l' office ; pour en appréhender jusqu' aux
sous-entendus, pour en bien discerner l' entente,
me après l' avoir apprêté, il eût été nécessaire de
le psalmodier ou de le chanter lentement,
religieusement, de l' écouter en y réfléchissant ; et
ce n' était pas possible, car l' office eût été
soporeux et interminable, dénué de rythme et d' élan,
exonéré de toute beauté, émondé de tout art.
Aussi, concluait Durtal, sied-il d' accepter le
caractère talismanique de la liturgie ou alors de
ne pas s' en mêler ; cette puissance, elle subsiste
à l' état latent ; l' on ne sent pas la force du
courant lorsqu' on le subit, tous les jours, mais elle
se révèle aussitôt que l' on s' en trouve privé.
p152
Ces excuses ne justifient point, hélas ! Mes écarts
de cervelle et n' empêchent que, tandis que je profère
des exorations labiales, mon imagination ne parte à
la venvole. Je suis, il est vrai, rappelé à l' ordre
dans les instants où je suis je ne sais où, très
loin de Dieu, à coup sûr ; d' une touche brève, il
m' appuie sur l' âme et je reviens à lui ; et alors,
je voudrais réellement l' aimer ; puis tout
retombe ; la préoccupation terrestre reprend le
dessus jusqu' à ce que soudain, à propos de
n' importe quoi, Dieu refrappe à la porte du coeur
et se fasse ouvrir.
Ah ! L' image la plus exacte de moi-même elle est
constamment celle d' une auberge ; tout le monde y
entre et tout le monde en sort ; c' est une passoire
de pensées voyagères ; mais heureusement que, malg
son exiguïté, l' auberge n' est pas, ainsi que
l' hôtellerie de Bethléem, toujours pleine ; une
chambre est réservée quand même pour la venue du
Christ, une chambre incommode, mal nettoyée, un
bouge si l' on veut, mais enfin, lui, qui a eu pour
lit le bois de la croix, il s' en contenterait
peut-être, si l' hôte était plus attentif et plus
serviable. Hélas ! C' est là que gît le point
douloureux ! L' importun, le triste accueil que Jésus
reçoit lorsqu' il s' annonce ! Je réponds aux
badauds, j' accours aux appels d' inutiles intrus, je
me dispute
p153
avec des placiers en tentations et je ne m' occupe pas
plus de lui que s' il n' existait point ; et il se
tait ou il s' en va.
Comment remédier au désarroi de mes pauvres aîtres ?
Je suis moins sec cependant, moins aride et aussi
moins fluent qu' à Chartres ; mais je suis gavé de
prières, saoûl d' oraisons ; je suis accablé de
lassitude et de la lassitude naît l' ennui et l' ennui
engendre le découragement ; là, est le péril et il
est indispensable de réagir. Oh ! Je sais bien, mon
seigneur, le rêve est simple : effacer les
empreintes, se débarrasser des images, opérer le
vide en soi pour que votre fils puisse s' y plaire,
devenir assez indifférent à ses plaisirs et à ses
soucis, assez désintéressé des alentours pour
pouvoir limiter ses sentiments à ceux qu' exprime
la liturgie du jour ; en un mot, ne pleurer, ne rire,
ne vivre qu' en vous et avec vous. Hélas ! L' idéal
est inaccessible ; personne ne s' exile ainsi de
soi-même ; on ne tue pas le vieil homme, on
l' engourdit à peine et, à la moindre occasion, ce
qu' il s' éveille !
Les saints y sont pourtant parvenus, à l' aide de
grâces spéciales, et encore Dieu leur a-t-il
laissé des défauts afin de les préserver de
l' orgueil ; mais, pour le commun
p154
des mortels, rien de semblable ne se réalise et plus
j' y réfléchis et plus je me persuade que rien n' est
plus difficile que de se muer en saint.
Certes, beaucoup de gens ont maté la chair, ils
pratiquent l' amour de Jésus, l' humilité ; ils
refoulent sans doute le plus gros des dispersions ;
ils vivent aux écoutes de l' arrivée de Dieu ; ils
ne sont pas loin d' être des saints... mais il y a une
pelure, un zeste sur lequel ils glissent et qui les
fait choir et les rejette dans la foule des saintes
gens et les saintes gens ne sont pas des saints,
car ce sont ceux qui s' arrêtent en haut de la côte
et n' en pouvant plus, se reposent et bien souvent
redescendent.
Or, la pierre de touche de la sainteté, elle n' est
pas dans les mortifications corporelles et les
souffrances-qui ne sont que des véhicules et des
moyens-elle n' est pas, non plus, dans l' extinction
des forts et des moyens péchés ; avec l' aide du
ciel, tout homme vraiment pieux et de bonne volonté
peut y prétendre ; -elle est surtout dans la
réalité de cette assertion du pater que nous
pétons si audacieusement que nous en devrions
trembler, " comme nous les pardonnons à ceux qui nous
ont offensés " . Supporter, en effet, les fourberies
et les injures, ne conserver aucune rancune des
injustices, alors même qu' elles se prolongent et que
la haine qui
p155
les attise finit par rendre l' existence
intolérable ; lessirer presque, par besoin
d' humiliations et par convoitise d' amour divin ;
ne souhaiter non seulement aucun mal à son bourreau,
mais l' aimer davantage et demander, sans
arrière-pensée, sinrement, du fond du coeur,
qu' il soit heureux et, cela, naturellement, en
excusant sa façon d' agir, en s' attribuant tous les
torts, eh bien, cela, à moins d' une action très
particulière de la grâce, c' est au-dessus des
forces humaines !
Et, en effet, la somme d' humilité et de charité
qu' un tel abandon de soi-même comporte, déconcerte.
Des gens qui possèdent des vertus à un degré
héroïque, se cabrent et se désarçonnent, ne fût-ce
que pendant l' espace d' une minute, devant
l' offense ; et l' offense soudaine, brutale, est
soutenable si on la compare au lent taraudage des
vexations et des crasses ; on se ressaisit, après
un coup de tampon, mais l' on s' agite et l' on
s' affole, si l' on endure des piqûres réitérées
d' épingles ; leur continuité exaspère ; elle
irrigue, en quelque sorte, les terres ches de
l' âme, donne aux péchés de rancune et de colère
le temps de pousser, et dieu sait si leurs rejetons
sont vivaces !
Et chose plus curieuse, si l' on parvient à se
roidir, à se refréner, à obtenir qu' à défaut d' une
affection pour
p156
son persécuteur, l' oubli, le silence, descendent
au moins en soi ; si l' on arrive même à étouffer ses
plaintes, à juguler le ressentiment dès qu' il paraît,
voilà que l' on s' ébroue sur des riens, que l' on
écume pour des vétilles. On a évité de culbuter dans
le fossé et l' on se luxe le pied dans un creux et
l' on ne s' en étale pas moins, par terre, de tout son
long.
L' orgueil est peut-être mort, mais l' amour-propre,
mal inhumé, survit ; l' étiage du péché diminue, mais
la boue subsiste et le démon y trouve encore et
largement son compte.
Ces chutes seraient évidemment très ridicules, si
l' on ne connaissait la tactique dont le malin use ;
elle est simple, chacun la comprend et toujours
cependant, elle réussit. Contre ceux dont les fautes
sont devenues nignes, il se démène et concentre
des efforts sur un seul point ; et, ce qui est
lamentable, c' est que, si, se défiant de sa ruse,
l' on fortifie ce point, l' on dégarnit les autres et
alors il simule l' assaut du rempart ar, consent
me à reculer, à s' avouer vaincu et il pénètre
pendant ce temps par la poterne que l' on a laissée
sans défense, parce qu' on la croyait à l' abri du
danger et close ; et l' on ne s' aperçoit de sa
présence que lorsqu' il se pavanejà dans la place.
p157
Ah ! La sainteté, ce qu' elle est rare ! Mais à quoi
bon en parler ? Si seulement l' on pouvait se taire
à soi-me, ne pas retomber dans ses fautes, juste
au moment où l' on assure au seigneur que l' on veut,
à tout prix, les éviter. Hélas ! Ce sont des
serments d' ivrogne et ces pieux châteaux en Espagne
ne tiennent pas debout !
L' humiliation de ces confessions fréquentes où l' on
rabâche constamment la même chose, où l' on se
ressasse ses délits, où l' on se remâche la litière
de son vieux foin ! On range, une fois pour toutes,
ses péchés, en un ordre convenu ; on lâche le
déclic et le treuil tourne. Comme, lorsque la chair
n' est plus en jeu, ils sont de minime
importance-ce qui est une erreur, du reste, mais
on se les imagine tels-il y a des instants où on
ne les aperçoit plus, où l' on ignore si, depuis la
dernière absolution, on les a, de nouveau, commis,
et, de peur de se leurrer et de lésiner avec Dieu,
on les accuse derechef, sans certitude, sans
repentir ; et puis... et puis... une question plus
embarrassante se pose : commence la faute quand
la tentation sévit ? La repousse-t-on assez vite ?
N' y cède-t-on pas toujours un peu ? N' y a-t-il pas
au moins un soupçon delectation morose, alors même
que l' on regimbe sous l' aiguillon ?
Des visions charnelles vous assaillent ; elles
jaillissent,
p158
à l' impromptu, en éclair, devant vous ; l' on
regarde, surpris ; alors, elles se précisent et une
langueur affreusement douce coule en vous ; c' est un
narcotique qui vous engourdit. Il y a, en somme, une
seconde d' ahurissement, suivie d' une seconde de
complaisance ; et l' on parvient à se reprendre mais
pas assez vite pour que ce rien de plaisir, dû à un
bref oubli de soi-même, ne vous ait été sensible ;
trop, sans doute, puisque quelquefois un brin de
regret s' insinue d' avoir dû, par devoir, rejeter la
duction du charme. -tout cela s' effectue en un
clin d' oeil, sans que l' on ait le temps de se
reconnaître et ce n' est qu' après, à la réflexion, que
l' on peut décomposer l' ensemble de l' opération et en
discerner les détails. A-t-on pécet dans quelle
mesure ? Dieu, seul, le sait.
Pour se consoler, il sied de se répéter que le mon
ne peut rien sur la volonté, très peu sur
l' intelligence et tout sur l' imagination. Là, il est
le maître et il y déchaîne le sabbat ; mais ce
bacchanal n' a pas plus d' importance que le vacarme
d' une musique militaire qui passe sous vos fenêtres.
Les vitres s' ébranlent, les objets s' émeuvent dans
la pièce et l' on ne s' entend plus. Il n' y a qu' à se
tenir coi et à attendre que le fracas des cuivres et
des caisses, en s' éloignant, s' efface. Ce tumulte
se produit
p159
en dehors de nous, nous le subissons, mais nous n' en
sommes pas responsables, à moins, dame, que nous
n' allions nous mettre à la croisée pour le mieux
écouter, car alors il y aurait assentiment. -oui,
c' est aisé à dire, mais...
une question bien peu claire aussi est celle de la
charité ; il convient de l' observer envers son
prochain, c' est convenu ; mais, en certains cas,
prend-elle naissance et où meurt-elle ? Que
deviennent, à certains moments aussi, sous ce couvert
de charité, la vérité, la justice, la
franchise ? -car enfin, l' hypocrisie, la
cagnardise, l' iniquité ne sont très souvent séparées
d' elle que par un fil ; on aide au mal, sous prétexte
de ménager les personnes ; on nuit aux uns, sous
couleur de ne point juger les autres et la lâcheté
et le sir de ne pas se créer d' ennuis,
sournoisement s' en mêlent. Les limites entre cette
vertu et ces vices sont habituellement si étroites
que l' on ne sait si, à propos de telle ou telle
partie, on ne les a point franchies. -oui, je ne
l' ignore pas, la théorie théologique est celle-ci :
se montrer impitoyable pour les actes répréhensibles
et miséricordieux pour ceux qui les commettent ;
mais quoi ! Cette doctrine générale nesoud
nullement les cas particuliers-et il n' y a que des
cas particuliers en cette matière ! -
p160
la frontière à ne point dépasser demeure donc mal
délinéée et obscure, sans balustrades qui garantissent
du péril, qui préservent des casse-cous !
La misère des âmes confinées en de mesquines fautes !
Et la détresse qu' elles éprouvent à voir qu' elles
piétinent constamment sur la me place, qu' elles ne
gagnent sur elles aucune avance !
Il faut se dire pour se désattrister pourtant, qu' en
raison de notre déchéance, il est impossible de
rester indemne, qu' il en est des brindilles et des
fétus peccamineux comme de ces grains de poussière qui
emplissent, qu' on le veuille ou non, les pièces. On
les balaie dans de fréquentes confessions, -et, ce
nettoyage exécuté, d' autres reviennent ; -c' est
toujours à recommencer ; bien heureux encore lorsque
ces égrugeures de négligences ne s' accumulent point
à votre insu et ne forment pas ces péchés mortels des
chambres, ces sortes de boulettes, roulées dans on
ne sait quelle bourre, qui s' amoncellent sous les
meubles et s' appellent, dans le langage du peuple,
des moutons !
Avec tout cela, quelle heure est-il ? Reprit
Durtal, en consultant sa montre. Voyons, au lieu de
vasser et de remuer des scrupules et de geindre,
si j' allais pour tuer le temps, faire un tour.
p161
Il partit au hasard des rues ; çà et là de vieilles
maisons l' arrêtaient : les maisons de la rue des
forges, l' hôtel de Vogué, l' immeuble des
cariatides situé dans la rue chaudronnerie,
l' échauguette de la rue vannerie, mais bientôt il
s' engagea dans les rues commerçantes, puis dans de
larges avenues mortes et alors plus de touring-club
et de ménare, plus de bazars parisiens,
d' enseignes caduques à Paris et toujours neuves
en province, telles que les " pauvre diable " et les
" cent mille paletots " ; plus de ces spécialités de
pain d' épices, de cassis, de moutarde, qui marquent
au moins d' une empreinte originale les rues
marchandes de Dijon. Il n' y avait sur ces grandes
voies aucun magasin, aucune boutique ; c' était riche
et solitaire, maussade et laid.
Il déboucha sur la place du 30 octobre où pour
glorifier les souvenirs de la fense nationale, une
statue de la résistance se dresse, feinte par une
gourgandine debout sur un fût.
Tiens, fit-il en s' orientant, voici le boulevard
Carnot ; eh bien, ce serait l' occasion de visiter
la chapelle des carmélites que je ne connais pas ;
M Lampre m' a dit qu' elle était sise en face de la
synagogue ; elle ne sera donc pas difficile à
dénicher.
p162
Il descendit le boulevard, aperçut en effet sur sa
droite le dôme du temple devenu nécessaire depuis que
le nombre des juifs important la camelote de Paris,
s' était accru dans Dijon ; et, sur sa gauche, il
vit une de ces hautes et rigides murailles qui
semblent bâties sur un modèle uniforme par les
carmels. Une petite porte à judas était
entre-baîllée ; il la poussa, pénétra dans un
jardinet de curé, soigneusement ratissé, aux
plates-bandes diligemment tenues, se dirigea vers une
grande porte ouverte au-dessous d' un bâtiment
gothique qui ne pouvait être qu' une église et il
entra, en effet, dans une chapelle.
Ce sanctuaire moderne, construit dans le style
ogival, se composait d' une simple allée, sans
transept. Au fond, près de l' autel, du té de
l' évangile, la grille de clôture croisait ses
barreaux de fer noir ; cette églisette n' était ni
belle, ni laide, mais ce qui la rendait un tantinet
étrange, c' était la clarté que tamisaient les deux
couleurs, raisin sec et céruse, de ses vitres,
habitées par de grandes figures de saints et de
saintes, en costumes de l' ordre, robes d' un brun
tournant au violet de la prune de monsieur et
manteaux blancs. Des noms désignaient les personnages
qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la
nef ; parmi les hommes :
p163
élie, Jean Soreth, saint Albert et saint Jean
De La Croix ; parmi les femmes : sainte Térèse,
sainte Madeleine De Pazzi, la bienheureuse
Archangela et la mère Marie De L' Incarnation.
La chapelle était tiède et déserte ; l' on n' entendait
aucun bruit. Durtal se remémorait quelques détails
qu' il avait lus dans un intéressant volume de
M Chabeuf " Dijon à travers les âges " sur ce
carmel. Ses moniales s' étaient établies en cette
ville, au commencement du dix-septième siècle, sous
la direction d' une discipline de sainte Térèse,
Anne De La Lobère, sur la place charbonnerie ;
puis, elles avaient été transférées dans un autre
local que la révolution convertit en une caserne ;
elles avaient enfin échoué là, sur un boulevard
Carnot, en face d' une synagogue !
La providence les a sans doute placées exprès en cet
endroit, ainsi que l' on plante des eucalyptus près
des marais contamis, pour en détruire les miasmes,
se dit-il. Dijon ne s' en doute guère, mais c' est
unenédiction pour lui que cet humble cloître.
Vient-on au moins, ici, de même qu' à Chartres où la
porterie du carmel de la rue des jubelines était
toujours pleine de braves gens en qte de prières,
pour des enfants malades, pour des conversions, pour
des tirages au sort, pour des vocations
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religieuses, pour tout ? Et de naïves paysannes,
tirant leur porte-monnaie, en demandaient pour deux
sous ; et les bonnes carmélites étaient si
consciencieuses qu' après avoir récapitulé, chaque
jour, les requêtes inscrites par soeur Louise, la
tourière, elles récitaient une prière en plus de
celles notées sur le registre, de peur que l' on eût
oublié d' en marquer une !
Les saintes filles ! Mais, que je suis bête,
s' exclama soudain Durtal ; je déambule dans le vide,
je me plains de mes diffusions, je n' y découvre
point de remèdes, et sainte Térèse a résolu cette
question ! Il me revient, en effet, maintenant que je
suis chez elle, d' avoir lu dans sa correspondance
une lettre adressée à l' un de ses confesseurs, à don
Sanche, je crois, où elle lui dit en substance : les
distractions dont vous vous plaignez, je les éprouve
autant que vous, mais il n' y a à en faire aucun
cas ; cela me paraît, du reste, un mal incurable.
à la bonne heure, au moins ! Ce qu' elle vous liquide
un passif d' âme en deux mots et avec cette
certitude, qu' il ne peut y avoir, quand elle a par,
d' erreur.
Quelle femme ! Sa règle semble surhumaine et elle
est la plus pondérée de toutes. Les machines sous
pression divine qu' elle voulut sont munies de
soupapes
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de sûreté ; des récations distendent l' âme
comprimée, permettent de déverser le trop plein,
de se détendre ; seulement il lui fallait des
caractères enjoués et résolus. Une nonnelancolique
deviendrait, en effet, dans son cloître, une
désespérée ou une folle. Comme elle est appelée à
prendre à son compte les tentations et les maux des
autres, elle peut s' attendre à subir les pires
des douleurs, à se débattre même dans les assauts de
ces terribles péchés qu' elle attire, telle que la
pointe aimantée le tonnerre, pour les résoudre.
Afin d' être en mesure de résister à de pareils
chocs, il faut que le corps puisse vraiment sourire,
lorsque l' âme est à la torture et que l' âme
s' égaie, à son tour, quand le corps souffre. C' est
si au-dessus de l' humanité que c' est effrayant, se
disait Durtal.
Et pourtant, il y eut plus dur ; dans un carmel, on
est en nombre, on se partage les épreuves, on se
soutient, on s' aide ; il y a aussi des temps d' arrêt
dans la lutte, des diversions ; mais il y eut, au
moyen âge, avant cette époque surtout, l' expiateur et
l' expiatrice de la solitude, les ermites
volontaires de la nuit, agenouillés dans une cave,
sans lumière, sans horizon, inhumés jusqu' à la mort,
entre quatre murs.
Les reclus avaient jadis foisonné dans la vallée du
p166
Nil ; des anachorètes avaient jugé que la vie, au
grand air, dans une thébaïde, dans une laure voisine
parfois des oasis et qu' égayaient les clartés
juvéniles des aubes et les fuites en feu des
couchants, était tropbonnaire et maudissant ces
attraits de la nature qui les empêchaient de trop
pâtir, ils s' étaient, tels que saint Antoine,
Pierre Le Galate, la vierge Alexandra, cachés
dans un pulcre abandonné ; d' autres, comme
Sion Stylite, s' étaient enfouis au fond d' une
citerne à sec ; d' autres encore, ainsi
qu' Acepsimas, que sainte Thaïs, que saint
Nilammon, s' étaient claquemurés en une cave percée
d' un trou pour qu' ont leur passer des aliments ;
d' autres enfin s' étaient relégués dans des cavernes
dont ils avaient chassé les fauves.
La réclusion qui prit, de me que le monachisme,
naissance en Orient, se répandit dans l' Occident.
Le premier reclus de France dont le nom nous soit
parvenu est saint Léonien qui, au cinquième siècle,
s' interna dans une logette, d' abord à Autun,
ensuite à Vienne ; l' on cite également, à la me
époque, saint Aignan qui mourut évêque d' Orléans ;
saint Eucher qui, avant d' avoir occupé le siège
épiscopal de Lyon, se séquestra, en un cabanon,
dans l' île de Léro. -au sixième siècle, saint
Friard et Caluppo qui se retirèrent,
p167
l' un ps de Nantes, l' autre près de Clermont ;
saint Léobard qui se détint dans le creux d' un
roc, à Marmoutiers ; Hospitius qui s' écroua près de
Nice ; saint Lucipien qui s' enferma dans les
murailles d' un vieil édifice et porta par pénitence,
sur son crâne, une pierre énorme que deux hommes
pouvaient à peine soulever ; Patrolle dont Grégoire
de Tours raconte les miracles ; saint Cybard
qui se construisit une celle dans les environs
d' Angoulême ; saint Libert qui s' incarra et
mourut, en 583, à Tours. -au septième, saint
Bavon, saint Valérique ou Vaury ; le premier se
claustra dans un tronc d' arbre, puis dans une hutte,
au milieu d' une forêt près de Gand ; le second
cut, enterré, dans le Limousin. -au huitième,
saint Vodoal, sainte Heltrude ; l' un s' emprisonna
dans une avant-cour du couvent des religieuses de
notre-dame, à Soissons ; l' autre dans le Hainaut
et l' hagiologue Belgic De Bauduin Willot note
qu' elle mourut et qu' elle repose à Liessies ; et
combien d' autres dont je ne me souviens pas ! Se
disait Durtal.
Mais, reprit-il, poursuivant son soliloque, il
semble bien que jusqu' au neuvième siècle, la
claustration n' a été soumise à aucune règle précise,
et qu' elle fut confiée au bon vouloir de chacun qui
la rendait, à son gré,
p168
impitoyable ou clémente, provisoire ou perpétuelle.
Fatalement, des abus survinrent, des défections de
gens qui avaient trop présumé de leurs forces et
qu' il fallut démurer. Pour parer à ces évents,
l' église décida que tout postulant à la réclusion
subirait d' abord un noviciat de deux années, en
cellule, dans un cloître, puis qu' il devrait, s' il
persévérait dans sa résolution et était reconnu
apte à mener ce genre de vie, se lier non plus par
des voeux temporaires mais par des voeux
perpétuels.
Au neuvième siècle, nous trouvons, en effet, un
règlement qui s' applique à tous les reclusages
d' hommes. Ce règlement, publié par dom Luc
D' Achery, aurait pour auteur Grimlaïc, un prêtre
ou un moine, on ne sait au juste.
Après avoir noté les deux ans de probation et
l' irrévocabilité des engagements que peut rompre
cependant une maladie grave, il aborde les détails,
édicte que la logette, accolée à l' église, sera
bâtie en pierre et entourée de hauts murs, n' ayant
de communication avec l' extérieur que par une sorte
de guichet, ménagé dans la muraille, à hauteur
d' appui, afin de permettre de déposer sur une
planchette les plats de nutriment. La cellule devra
avoir dix pieds de long sur autant de
p169
large ; une fenêtre ou plutôt une lucarne ouvrira sur
l' église et elle sera tendue de deux voiles pour
empêcher les fidèles d' apercevoir le captif et
l' empêcher, lui-même, de les voir. Ces voiles ne se
lèveront que devant Dieu, c' est-à-dire devant la
très sainte eucharistie qui sera dispensée, tous les
jours, au prisonnier, s' il est un simple laïque.
S' il est, au contraire, prêtre, il célèbrera, dans
un petit oratoire annexé à la cellule, une messe
quotidienne et solitaire ; il pourra, en d' autres
termes, officier sans servant et sans assistant pour
lui répondre.
Le reclus mangera, mais durant le jour et jamais
dans la nuit ou à la lueur d' une lampe, de deux mets
apprêtés ou cuits ; au premier repas, des légumes et
des oeufs ; au second, des petits poissons, mais
seulement les jours de grandes fêtes ; il aura
l' hémine de vin, consignée dans la règle de saint
Benoît, et il sera revêtu d' habits semblables à
ceux que portent les moines de cet ordre.
Il se couchera sur un lit, composé d' ais de bois
et d' un matelas ; il disposera d' un manteau, d' un
cilice, d' un oreiller. Il dormira tout habillé.
Il devra se laver le visage et le corps et ne pas
laisser croître ses cheveux et sa barbe au delà de
quarante jours.
p170
S' il vient à tomber dangereusement malade, on
brisera le sceau de clôture pour le soigner.
Cette règle, conçue d' après l' esprit de saint
Benoît, est indulgente ; nous sommes loin avec elle
des anachorètes, se repaissant d' herbes et de
racines, dans les cavernes ou les tombeaux.
Mais ce qui contredit résolument l' idée que tout le
monde se forme des reclus, c' est que, d' après les
prescriptions de Grimlaïc, les détenus ne devaient
jamais être moins de deux ou trois ; chacun vivait,
paré, dans sa geôle, mais pouvait avoir des
rapports avec son voisin, par une espèce de
chattière, pratiquée dans le mur de séparation ; et
il leur était loisible, à certains moments, de
s' entretenir des saintes écritures, de la liturgie,
de recevoir l' instruction spirituelle du plus ancien
et du plus savant d' entre eux.
Ajoutons qu' à chaque demeure attenait un jardin
le séquestré cultivait quelques légumes et nous
voici singulièrement proches de la règle de saint
Bruno, avec la maisonnette pourvue d' un jardinet
que possède tout chartreux.
Ainsi que le remarque très justement monseigneur
Pavy, qui a, le premier, entrepris de sérieuses
recherches sur les reclusages, ce genre de
claustration, au neuvième
p171
siècle, n' était, en somme, qu' une miniature de
couvent.
Ces ordonnances, bien débonnaires déjà, s' adoucirent
plus tard encore chez les camaldules.
Au dixième siècle, saint Romuald, leur fondateur,
déclara que le droit de se prononcer sur la validité
de la vocation de ceux de ses moines qui désiraient
s' isoler en un cabanon, appartiendrait au chapitre
général de l' ordre ; et nul ne pourrait être
proposé au chapitre, s' il n' avait passé cinq ans au
moins, après sa profession, dans le monastère. Il
décida aussi que la détention ne serait plus
forcément perpétuelle.
La cellule du religieux en chartre contenait un
lit, une table, une chaise, une cheminée et quelques
images pieuses ; elle s' ouvrait sur un jardin clos
de murs ; le reclus avait le droit de converser avec
ses frères, les moines, le jour de la saint Martin
et le dimanche de la quinquagésime ; il assistait
également, tous les vendredis et samedis, à la messe
et à none et, pendant la semaine sainte, il quittait
sa solitude et prenait part aux offices et aux
repas de la communauté.
Les autres jours, il récitait les heures canoniales
dans sa loge, mais pas aux heures qui lui plaisaient
et
p172
seulement quand la cloche appelait, pour ces services,
les religieux au choeur.
Nous nous rapprochons de plus en plus de la règle
des chartreux, observa Durtal et aussi de la
congrégation des carmels, car en fin de compte, ces
moines sont des gens détachés dans des ermitages
pour des retraites plus ou moins longues, ainsi que
cela a lieu, à certaines époques, dans les cloîtres
de sainte Térèse ; ce qui est également sûr, c' est
que nous nous éloignons de plus en plus de l' ère
héroïque descluseries.
Et ce relâchement se produit, à son tour, chez les
femmes plus courageuses pourtant que les hommes.
Au douzme siècle, apparaît la règle du bienheureux
Aelred, abbé de Riéval, pour les internements
de nonnes.
Elle se divise en soixante-dix-huit chapitres et
distribue moins des préceptes que des conseils.
La recluse, y est-il dit, devra autant que possible
ne pas boire de vin ; néanmoins, si elle juge cette
boisson profitable à sa santé, on lui en délivrera
unemine, par jour ; elle mangera d' un seul plat
de légumes ou de farineux et si elle fait collation,
le soir, elle se contentera d' un peu de lait ou de
poisson auxquels elle ajoutera, au besoin, des
herbes ou des fruits ; elle jeûnera au
p173
pain et à l' eau, les mercredis et vendredis, sauf en
cas d' indisposition et elle ne pourra, sous aucun
prétexte, orner d' images ou d' étoffes sa cellule.
Elle parlera, si elle le désire, mais à la condition
de ne pas engager d' entretiens inutiles ; elle ne
sera pas obligée de se servir, elle-même, et aura,
si elle le veut, une domestique pour porter l' eau et
le bois, pour préparer les fèves et autres légumes.
Cette règle qu' Aelred avait écrite pour sa soeur,
consacre dans les reclusages la mansuétude d' une
irrémédiable décadence ; elle ne nous rappelle plus
en rien les rigoureuses coutumes des premiers
siècles ; il ne s' agit décidément plus d' emmurage,
de tombe anticipée, de sépulcre avant la lettre !
Quant à la cémonie des beaux temps de la réclusion,
nous ne la connaissons que dans son ensemble et les
détails précis de la liturgie manquent.
Le reclus et la recluse étaient, de prérence,
conduits solennellement à leur prison, le dimanche,
avant la grand' messe. Ils se prosternaient aux pieds
de l' évêque, si le reclusage dépendait de son église
ou de l' abou de l' abbesse, s' il dépendait d' un
monastère-et ils promettaient, à haute voix, la
stabilité, l' obéissance, la conversion de leurs
moeurs. Pendant l' aspersion, ils se
p174
tenaient dans le choeur de l' église et aussitôt après
la prière " exaudi " , la procession, croix en tête, les
menait, en chantant les litanies, jusqu' à la porte
de la geôle qui était murée ou scellée du seing de
l' officiant ; et ce, pendant que les cloches
carillonnaient, à toute volée, comme pour une
importante fête.
Presque toujours, en même temps que le reclus et la
recluse conventuels prêtaient le serment d' obéissance
entre les mains de l' abbé ou de l' abbesse, ils lui
offraient la propriété de leurs biens, quitte à
recevoir d' eux, en échange, la subsistance, leur
vie durant ; -et ici, la ressemblance est frappante
avec les cérémonies usitées, au moyen âge, pour
l' admission des oblats et des oblates de saint benoît.
D' ailleurs, il faut bien le dire, à mesure que la
tolérance des règles de la claustration s' affirme,
l' oblature bénédictine se montre.
Ces reclus, quand ils ne sont pas des moines, sont,
sous un autre nom, des oblats. Beaucoup d' entre eux
sidaient auprès des cltres de saint Benoît.
Mabillon note, en effet, que ce genre de pénitents,
suivant de leur cellule les offices de la
communauté derrière les voiles du soupirail creusé
dans le mur de l' église, était passé à l' état
de coutume, dans l' ordre, au onzième siècle.
p175
Si l' on en juge par les inscriptions conservées dans
les obituaires et les archives, le nombre de ces
captifs volontaires fut considérable ; cette
institution se propagea, plus ou moins rigide, mais
avec une surprenante rapidité, à travers les âges.
Les reclus et les recluses foisonnent en Allemagne
et dans les Flandres ; l' on en trouve en
Angleterre, en Italie, en Suisse ; l' on en
découvre, en France, dans l' Orléanais, dans le
pays chartrain, dans le Limousin, dans la
Touraine, dans presque toutes les provinces. Onze
cluseries existèrent à Lyon. à Paris, outre
Flore, la recluse de saint-Séverin, l' on signale
Basilla, la recluse de saint-Victor, puis
Hermensandre, recluse à saint-Médard ; Agnès De
Rochier à Sainte-Opportune ; Alix La Bourgotte,
Jeanne La Vodrière et Jeanne Painsercelle,
aux Saints-Innocents ; l' égyptienne de la paroisse
de saint-Eustache ; Marguerite ps de
saint-Paul ; l' inconnu de l' église de
sainte-Geneviève et les détenus et les détenues qui
se succédèrent dans la logette du mont Valérien :
Antoine, Guillemette De Faussard, Jean De
Houssai qui mourut en odeur de sainteté, Thomas
Guygadon, Jean De Chaillot, Jean Le Comte,
le vénérable Pierre De Bourbon, Séraphin De
La Noue, enfin
p176
Nicolas De La Boissière qui y décéda, le 9 mai
1669, à l' âge de quarante-six ans.
Après lui, il n' y eut plus, au mont Valérien, que
des ermites vivant en commun, sous une règle presque
semblable à celle de Cîteaux. Elle contenait
cependant cette clause que ceux des ermites qui
voulaient mener l' existence des premiers solitaires
seraient, après examen, autorisés à s' interner dans
une celle spéciale, à perpétuité ou pendant un an,
six ou trois mois, quinze ou huit jours, avec
liberté de rentrer dans la fraternité, au bout de ce
temps.
La règle de Grimlaïc dut tomber, après un certain
nombre d' années, en désuétude. Fut-elle me jamais
appliquée d' une façon générale ? Cela ne nous est
nullement démontré. L' importance qu' on lui attribue
tient surtout à ceci que l' on n' en connaît aucune
autre, car celle de saint Romuald n' est qu' un
règlement intérieur d' abbaye, en somme.
Il en fut de même de l' ordonnance d' Aelred ; nous
ignorons si elle eut force de loi chez les femmes ;
ce qui semble probable, c' est que, tout en suivant
ces instructions dans leurs grandes lignes, nombre
de reclus et de recluses les aggravèrent ou les
adoucirent, selon l' endurance plus ou moins attestée
de leur santé
p177
et l' étiage plus ou moins élevé de leur ferveur.
Il y eut sans doute des statuts locaux, ajoutant ou
retranchant aux textes de ces édits ; ce qui paraît,
en tout cas, certain, c' est qu' à partir du neuvième
siècle, les in-pace des débuts de la réclusion
avaient disparu. Les logettes étaient devenues des
cellules où l' on travaillait et où l' on priait, comme
dans les cellules voisines du monastère. Nous
possédons quelques renseignements sur ce point.
Hildeburge, qui vécut au douzième siècle, s' était
retie dans une petite demeure construite pour elle,
sur le côté nord de l' église de son abbaye, par
l' abbé de saint-Martin de Pontoise et elle
s' occupait à confectionner des ornements
sacerdotaux et à coudre des habits de moines. à
l' abbaye du Bec, en Normandie, la mère de
l' abbé, le vénérable Herluin, s' était, elle aussi,
installée dans une chambre attenant à la chapelle
du cloître et elle lavait les vêtements de la
communauté et était chargée de mainte besogne
domestique. Mabillon parle également du
bienheureux Hardouin, reclus de l' abbaye de
Fontenelle qui transcrivit et composa de copieux
ouvrages. Ces prisonniers communiquaient donc avec
les personnes du couvent et habitaient des pièces
éclairées et munies du mobilier nécessaire à leurs
travaux.
p178
Il semble avéré, d' autre part, qu' à la fin du
quinzième et au commencement du seizième siècle, ce
fut pour certains reclusages la déchéance et la
honte ; l' on peut, à ce propos, citer un prêtre du
nom de Pierre, reclus de Saint-Barthélemy, à
Lyon, qui sortait tranquillement de son ermitage
et scandalisait les bonnes gens, en parcourant la
ville.
Les récluseries continuèrent de subsister pourtant
jusqu' à la fin du dix-septième siècle.
Dans le tome iii de son dictionnaire des ordres
religieux, Hélyot nous entretient de la mère Jeanne
De Cambry, fondatrice de l' institut de la
présentation de la sainte-vierge, en Flandre, qui
voulut achever ses jours dans la solitude, près de
l' église saint-André, à Lille, où elle mourut, en
1639 ; et il nous nantit de vagues détails sur la
liturgie, usitée à cette époque.
La mère de Cambry, dit-il, vêtue d' une robe de
laine naturelle, grise, et accompage de deux de
ses religieuses, tenant, l' une un manteau bleu,
l' autre un voile noir et un scapulaire violet, les
couleurs de son ordre, se prosterna aux pieds de
l' évêque de Tournai qui l' attendait sur le seuil
de l' église. Il la releva, la conduisit devant le
grand autel, bénit les objets de la vêture, les
imposa à la postulante qui émit ses voeux
p179
de clôture perpétuelle et fut menée, en procession,
tandis que l' on chantait le " veni sponsa christi "
jusqu' à sa cellule où le prélat l' enferma et scella
la porte de son seing.
Après la mère de Cambry, nous trouvons encore
Marguerite La Barge, détenue à Saint-Irénée,
à Lyon où elle trépassa, en 1692.
Celle-là est la dernière recluse que nous
connaissions...
aujourd' hui, reprit Durtal en souriant, une
caricature existe ps de Lyon, des anciens
reclusages. Je me souviens d' avoir autrefois visité,
alors que j' étais de passage dans cette ville,
l' ermite du mont-Cindre. On y allait en partie
de plaisir. L' ermite était un brave homme,
affublé d' une soutane, niché dans une maisonnette
avec jardin paré de rochers en coquillages et de
statues affreuses. Il vendait des médailles et
semblait pieux. Le métier était sans doute bon, car
un concurrent bâtissait une bicoque, près de sa
hutte. Il est difficile, je crois, d' assimiler ces
professionnels modernes aux farouches reclus des
premiers temps.
Cette institution de lacluserie, maintenant
morte, a fourni des saints célèbres aux hagiologues :
sainte Heltrude, sainte Hildeburge, saint
Dragon D' épinay, saint Sion De Trèves,
sainte Viborade, sainte Rachilde,
p180
sainte Gemme, la bienheureuse Dorothée, la
patronne de la Prusse, la bienheureuse Ags De
Moncada, la bienheureuse Julia Della Rena, la
nérable Yvette ou Jutte, du pays de Liége,
saint Bavon, le bienheureux Millory, le premier
reclus de l' ordre de Vallombreuse, la bienheureuse
Diemone et Jutta qui eut pour élève sainte
Hildegarde, la bienheureuse ève qui fut, avec
Julienne De Cornillon, l' instigatrice de la fête
du saint-sacrement, et combien d' autres dont les
noms m' échappent ! Se disait Durtal.
En sumé, la réclusion a fini, comme ont fini les
monastères qui tombaient en poudre lorsque la
volution les balaya, faute d' amour envers Dieu,
faute d' esprit de sacrifice, faute de foi.
Elle a d' abord été terrible, puis indulgente et les
peintures du trou aux rats et de la sachette de
notre-dame de Paris paraissent inexactes, à
l' époque où Victor Hugo les mit.
Pour moi, ce qui m' intéresse surtout, en dehors
me de ce fait que, pendant les siècles de
ferveur, le summum de la vie contemplative, l' effort
suprême de l' âme voulant se fondre en Dieu, se sont
rement produits dans ces geôles, c' est cette
ressemblance que je relève dans la suite des âges,
entre les reclus et les oblats.
p181
Mais, l' heure s' avance ; assezver ; pensons aux
choses matérielles et devenons le docile serviteur
de la mère Bavoil. Quel malheur tout de même que
d' avoir une bobine dans la cervelle et de se dévider
ainsi ses récentes lectures ! C' est la faute de
ces braves carmélites dont les dures observances
m' ont suscité le souvenir des reclusages ; allons,
en voilà assez, filons. Et Durtal, après avoir
acquis ses emplettes, se dirigea vers la gare. Il
avait l' horreur des paquets et pestait après ces
sacs dont les ficelles lui coupaient les
doigts. -tant pis, fit-il, je vais me débarrasser
de la bouteille de chartreuse en la fourrant dans
mes trousses ; la maman Bavoil en sera quitte pour
gémir et me reprocher, une fois de plus, d' avachir
les poches de mon pardessus.
Et il resongea à cette femme, en montant dans le
train. Elle vivait maintenant dans le noir ; plus de
visions, plus de colloques avec Dieu ; -brusquement
les effusions divines avaient cessé ; elle était
redevenue ainsi que tout le monde ; elle s' accusait
d' avoir évidemment mérité cette disgrâce, en ayant
peut-être trop causé de ces faveurs et elle se
rongeait avec cette idée, tout en se résignant.
Qui sait, pensa Durtal, si, après la mort de
l' abbé Gévresin, qui l' avait dirigée pendant des
années et
p182
qui était fixé sur l' origine de ses visions, elle
n' eût pas éprouvé de terribles ennuis avec de
nouveaux confesseurs défiants ou ignares ou même
très savants, -car ceux-là n' auraient pu faire
autrement, du reste, que de la passer, pour leur
gouverne, à la coupelle de l' obéissance et de
l' humilité ; -qui sait si ce n' est pas dans
l' intérêt de sa tranquillité que le seigneur, en
lui retirant des privilèges qui n' importent pas
d' ailleurs au salut de son âme, l' a dispensée de leur
en parler ? Tiens, quand elle s' attristera trop,
j' essaierai avec cette opinion de la consoler.
CHAPITRE VI
p183
Punitionritée de la gourmandise, dit Madame
Bavoil, en riant.
-je renonce aux graisserons, s' exclama Durtal, en
déposant sur son assiette une sorte d' éponge
émincée en tranches et dont on avait calciné les
bords.
-c' est ma faute, avoua Mlle De Garambois, très
déconfite. J' ai mal grillé les tartines, mais aussi
il aurait fallu un autre pain que cette chiffe
préparée par le boulanger du village !
Mme Bavoil enleva les décevants graisserons et
apporta un gigot que Durtal se mit en devoir de
découper.
-votre petit vin lutine aimablement le goût, fit
M Lampre. On sent que le terroir qui le produit se
rapproche de Beaune.
-n' est-ce pas ?
p184
-je n' ai point eu le temps d' aller à la
grand' messe, reprit Mme Bavoil qui servit des
pommes de terre à l' anglaise pour assister le gigot.
Il n' est rien survenu de neuf ?
-non ; si, pourtant ; mais l' événement est maigre ;
le père Titourne est arrivé pendant l' introït et il
a été forcé d' aller s' agenouiller devant l' autel
jusqu' à ce que le re Abbé lui ait permis, en
frappant avec son marteau sur le pupitre, de se
relever et de lui expliquer les causes de son retard ;
et il est probable que ses excuses n' ont pas été
reconnues valables, car, au lieu de gagner sa stalle,
il a occupé la dernière place, celle des
retardataires, au choeur.
-oh ! Fit Durtal, le père Titourne qui est un peu
toqué est coutumier du fait ; je confesse ma gaieté
lorsque je vois ce grand diable qui a une calotte
noire et une figure blême de pierrot, se précipiter,
bride abattue, dans l' église. Il a une façon alors
de secouer les manches de sa coule qui vole et
l' entoure comme d' un tourbillon. L' on dirait d' un
Debureau s' agitant dans un bain d' encre.
-ce qu' il doit en subir des coulpes, celui-là !
-comment cela ? Demanda Mme Bavoil.
-mais oui, deux fois par semaine, le lundi et le
p185
vendredi, chacun s' accuse devant le chapitre réuni
des fautes commises contre la règle. Ces fautes
sont, cela va de soi, légères. On se reproche de ne
pas s' être courbé assez promptement au gloria des
psaumes, d' avoir déchiré son vêtement ou renversé
son encrier, vous voyez cela d' ici. Le
vérendissime inflige au délinquant une punition
qui consiste généralement en une prière et en
l' obligation de faire satisfaction au réfectoire,
c' est-à-dire de venir s' agenouiller devant sa table
il l' immobilise plus ou moins longtemps, suivant
la gravité du délit ; mais ici le bonre Abbé ne
laisse pas ses enfants moisir sur le sol, car ils
ont à peine fléchi le genou qu' il les autorise d' un
signe à retourner s' asseoir.
-et tous les moines sont soumis à ces punitions
qui sont humiliantes lorsqu' on les subit devant les
hôtes ?
-tous, profès, novices, postulants, convers ; le
prieur n' en est pas non plus dispenet l' Abbé
me, après que les religieux ont terminé leur
coulpe au chapitre, s' excuse devant eux de ses
manquements à la règle et en fournit les raisons.
-une tranche de gigot, Monsieur Lampre. -non ?
Une pomme de terre alors ?
p186
-non, fit Mlle De Garambois répondant à un appel
d' yeux de Durtal ; je me réserve pour le pâté que
j' aperçois : donnez-moi, en attendant, la salade qui
l' accompagne, afin que je la retourne.
Et lorsqu' ils furent arrivés au dessert, tandis
qu' elle grignotait des gâteaux et des pains d' épices,
Mlle De Garambois reprit :
-ne nous pressons pas, car il nous faut attendre le
père Felletin pour le café, et il n' est jamais en
avance. Puisque nous avons du temps devant nous,
monsieur mon frère, ce serait peut-être le cas de
tenir la promesse que vous avez toujours élue
jusqu' alors, de nous exhiber les documents que vous
possédez sur l' oblature. Apprenez-nous au moins ce
qu' elle fut puisque nous ne savons ce qu' elle est.
-mais c' est une conférence que vous me demandez
là !
-du tout, prenez vos notes qui sont rangées avec
soin, j' en suis sûre ; lisez-les simplement et, ça
nous suffira.
-je veux bien, moi ; seulement je vous préviens
qu' aucune chronologie rigoureuse et qu' aucune
discipline attentive des séries n' existent dans ce
déballage de matériaux. Vous me saisissez à
l' improviste ; vous
p187
devez donc accepter, sans vous plaindre, l' incohérence
probable de cette leçon.
-entendu, à condition cependant que vous ne
nous fassiez pas languir.
Durtal sortit et revint, au bout de quelques
instants, avec une liasse de cahiers.
-voyons, fit-il, par où commencer ? Par ceci
d' abord, n' est-ce pas, que l' oblature n' est
nullement, comme on le croit, une invention
bénédictine. Elle a fructifié avant qu' elle ne fût
implantée dans notre institut, chez les prémontrés,
chez les templiers, dans d' autres ordres ; on pourrait
affirmer qu' elle a été dans le sang du moyen-âge,
tant elle répondait au concept religieux de cette
époque.
On la trouve, en tout cas, au sixième siècle, où
Séverin, abbé d' Agaune, -l' un des deux saints de
ce nom qui servent de patrons à la bonne église
saint Séverin de Paris, -régit une sorte de
communauté où hommes et femmes vivent dans des
maisons séparées et mènent une existence quasi
monastique, sans se lier par des voeux ; on la trouve
également, au siècle suivant, instaurée par les
règles de saint Isidore et de saint Fructueux. Ce
dernier décrète que si un laïque se présente dans
l' un de ses monastères avec sa femme
p188
et de petits enfants, il sera, lui et les siens,
assujetti aux règles suivantes : ils seront, les uns
et les autres, soumis à la juridiction de l' Abbé qui
disposera de leurs biens ; ils n' auront, de leur
té, à se poccuper ni du vivre, ni du vêtement.
Il leur sera interdit de causer ensemble sans
permission ; toutefois, les enfants pourront voir
leurs parents quand ils voudront, jusqu' au moment
ils seront en âge d' être formés aux coutumes du
cloître.
Ajoutons, toujours en guise de préface, que les oblats
sont désignés dans les chroniques et les nécrologes
monastiques sous les noms : " d' oblati, d' offerti, de
dati, de donati, de familiares, de commissi, de
paioti, de fratres conscripti, de monachi laïci " et
que les documents que j' ai recueillis sur leur compte
sont extraits des annales bénédictines de Mabillon,
des annales de Camaldule De Mittarelli, du
glossaire de la basse et de la médiocre latinité de
Du Cange, surtout d' un travail d' ensemble de dom
Ursmer Berlière, paru, en 1886 et 1887, dans le
messager des fidèles, la petite revue nédictine
de Maredsous ; malheureusement, dans cette étude,
dense et fouillée, la confusion est visible entre les
oblats, les converts et les reclus ; et il est, en
effet, difficile de les différencier, leur vie
p189
étant souvent identique et les textes usant parfois
de termes qui s' appliquent indifféremment aux uns et
aux autres ; et, de même pour les oblates signées
souvent sous les vocables " d' oblatae, de
conversae, d' inclusae " .
Pour Cîteaux, j' ai découvert quelques indications
spéciales dans Manrique et le nain, dans les annales
d' Aiguebelle, dans l' état intérieur des abbayes
cisterciennes, au treizième siècle, de D' Arbois De
Jubainville ; j' ai déniché aussi des notes dans
d' autres bouquins ; c' est une salade mais moins bien
retournée que celle que notre soeur l' oblate vous a
préparée tout à l' heure.
Ces précautions oratoires...
-c' est le mot ! Interrompit Mlle De Garambois, en
riant.
-ces pcautions oratoires prises, je vous
déclarerai qu' il y eut deux sortes d' oblats.
Ceux qui habitaient dans le cloître et ceux qui
habitaient dans ses alentours.
La législation cistercienne est à peu près muette sur
les seconds ; elle ne s' occupe guère que des premiers
et encore est-ce à la cantonade.
Elle appelait de préférence les oblats intérieurs des
familiers pour les distinguer de ceux qui restaient
dans le monde et n' étaient pas astreints au
libat. Ils
p190
recevaient avec la tonsure, un costume à peu près
semblable à celui des moines, prêtaient voeu
d' oissance et ne pouvaient changer de maison, sans
l' autorisation du père Abbé ; mais ce genre de vie
bâtarde devint une cause de dissipation pour les
cloîtres et le chapitrenéral de 1233 les
astreignit aux trois voeux de religion comme les
pères ; -et celui de 1293 les supprima. Ils ont été
rétablis depuis ; -mais je me perds dans mes notes,
poursuivit Durtal qui remuait ses paperasses. Je
passe, nous les rechercherons plus tard, s' il le
faut.
Chez les bénédictins proprement dits, les
renseignements sont nombreux mais combien de fois trop
brefs !
Nous savons qu' à la fin du huitième siècle, saint
Ludger endossa l' habit et la coule au mont Cassin
et qu' il y demeura deux ans et demi, sans s' y
attacher par aucune profession monastique ; le même
cas se présente, le siècle suivant, à l' abbaye de
Fulde. Gontran, le neveu de l' abbé Raban-Maur,
bien qu' il ne fût pas lié par les voeux conventuels
et qu' il ne fût par conséquent qu' un oblat ou un
familier, fut chargé par son oncle de la direction
d' un prieuré dépendant de l' abbaye-ce qui prouve,
entre parenthèses, que
p191
les oblats n' étaient pas moins considérés, au point
de vue religieux, que les pros, à cette époque.
Enfin, tout en mentionnant les abus qui résultaient
de l' oblature de gens qui se réfugiaient dans les
monastères pour échapper aux servitudes des armées,
un capitulaire de Charlemagne autorisa les laïques à
sider, en faisant donation de leurs biens, dans le
cloître de saint Vincent De Volturne.
Au neuvième siècle, au synode d' Aix-La-Chapelle,
saint Benoît D' Aniane tenta d' interdire l' entrée
des oblats dans les ascétères, mais son avis ne
prévalut pas, car nous voyons en ce même temps des
laïques et des clercs séjourner, après avoir revêtu le
froc, dans les agrégations du mont Cassin, de
Fulde, de saint Gall ; et, dans cette dernière,
l' oblature prospérait, régulière et nombreuse, cent
ans après.
Mais ce fut surtout à partir du onzième siècle,
qu' elle prit une incroyable extension. Quelle était
l' existence de l' oblat dans les cloîtres ? Nous
n' ignorons pas qu' il naquit avant le convers, mais
sur la façon même dont il vécut, au milieu des
pères, nous en sommes duits à des bribes de
documents.
à Hirschau, dans la forêt noire, cinquante oblats
remplissaient le rôle qui fut plus tard dévolu aux
convers.
p192
Ils aidaient à construire les bâtiments, àfricher,
à moissonner, et soignaient les malades. Ils
semblent bien avoir été les premiers frères-lais,
les " converti, les barbati " des cloîtres ; puis,
quand ces frères furent créés et organisés, ils
durent commencer à occuper cette situation
mitoyenne, entre les pères et les convers, qu' ils ont
gardée.
Les oblats que l' on appelait " paioti " au
quatorzième siècle, subissaient un noviciat de deux
ans ; on ne leur accordait pas le titre de frère
et ils conservaient le nom et la tenue qu' ils
portaient dans le siècle ; ils ne s' engageaient que
par les voeux de stabilité et d' obéissance et, de
me que les convers, ils n' avaient place, ni au
chapitre, ni au choeur. Par contre, ils étaient
admis au fectoire où ils détenaient une place à
part et ils profitaient de toutes les immunités et
de tous les privilèges de l' ordre.
-alors, ils n' avaient pas de costume ? Demanda
Mlle De Garambois.
-attendez, répliqua Durtal qui fouillait dans ses
papiers. D' après cette note sur les paioti que j' ai
tirée de l' histoire de l' abbaye de saint Denys
de Mme Félicie D' Ayzac, ils n' avaient pas, en
effet, de costume ; mais voici d' autres documents
qui avèrent qu' il n' en a pas
p193
toujours été ainsi. Dans son livre des coutumes de
Cluny, Ulric voulut que les oblats fussent affublés
d' une livrée spéciale et le concile de Bayeux, cité
par Du Cange, exigea qu' ils eussent un signe
distinctif sur leurs habits ; de son côté,
Mittarelli, dans ses annales de Camaldule, pense
que les oblates de cette branche de l' ordre
bénédictin, s' attifaient d' une tunique et d' un
scapulaire blancs et d' un voile noir ; enfin, parmi
les planches du dictionnaire des ordres monastiques
d'lyot, figure un oblat nédictin en costume.
Il est accoutré d' une robe plus courte que celle des
religieux et couvert d' un capuchon qui n' attient pas
au vêtement ainsi que celui des moines-en somme
ce capuchon est un bonnet mais moins pointu que la
coiffure des pères.
-oui, mais dans cette congrégation d' Hirschau que
vous signaliez tout à l' heure, les oblats ne
dépouillaient pas la froque séculière, dit M
Lampre, et ils n' arboraient pas, par conséquent,
l' uniforme dont vous parlez.
-c' est un peu la bouteille à l' encre ; les coutumes
ont changé suivant les abbayes et suivant les
siècles. Il est évident aussi que les obligations des
oblats dans les cloîtres varièrent, selon leur
capacité et selon les âges ; le labeur manuel était
seraux illettrés et les travaux intellectuels
étaient au contraire destinés à
p194
ceux qui pouvaient rendre des services, comme
traducteurs, comme copistes, comme écrivains ; le bon
sens l' indique ; les uns étaient des
pseudo-convers et les autres de pseudo-pères.
Plus tard, au seizième siècle, " les déclarations de
saint Maur " nous apprennent encore que chaque
abbaye de fondation royale possédait un moine appelé
" oblat ou lay " dont la nomination appartenait au
roi. Il y envoyait généralement un vieux soldat
infirme ou blessé ; ses fonctions consistaient à
sonner les cloches, à balayer l' église, à en ouvrir
et à en fermer les portes ; c' était un simple
domestique ; l' abbaye lui assurait le vivre, le
coucher et les nippes ou bien il recevait, à son
choix, une pension montant de soixante à cent
livres. Ce genre d' oblat disparut, en 1670, époque
de la fondation de l'tel des invalides.
-vous avez été les ancêtres des invalides !
S' exclama M Lampre.
-et des petits séminaristes aussi. La vieillesse et
l' enfance, les deux extrêmes ; car le chapitre 59
de la règle traite des enfants offerts par leurs
parents aux cloîtres ; et, en effet, pendant des
siècles, les bénédictins ont élevé des petits oblats
dans leurs maisons ; c' était une pépinière de
futurs moines ; à l' heure
p195
actuelle, ce système est tombé en désuétude, dans
notre pays ; mais il subsiste encore, à ma
connaissance, dans une abbaye de l' odience de dom
Guéranger, à saint Dominique De Silos en
Espagne.
-c' est malheureux pour les cérémonies et surtout
pour le chant de n' avoir plus de petits garçons dans
les cloîtres, fit Mlle De Garambois.
-évidemment, mais les pensionnats sont un sujet
de dissipation et de bruit dans les monastères qui ont
besoin de silence et de paix. Ce genre d' oblats
n' ayant aucun rapport avec ceux qui nous intéressent,
je ne m' y attarderai pas davantage et, pour en finir
avec les autres, je note que l' oblature claustrale
s' est continuée jusqu' à la fin du dix-huitième
siècle. Nous rencontrons encore, à cette époque,
des oblats au mont Cassin, à Subiaco, en
Allemagne, en France, où ils furent supprimés
avec les moines par la révolution.
L' oblature a repris naissance avec dom Guéranger
lorsqu' il a rétabli, à Solesmes, l' ordre bénédictin.
à l' heure psente, les oblats vivant dans l' intérieur
des couvents ont le choix entre endosser l' habit
monastique et alors leur vie est la même que celle
desres, ou garder le vêtement séculier et alors
leur existence est celle des retraitants et des
hôtes. M Cartier, qui a
p196
traduit sainte Catherine De Sienne et Cassien,
écrit une vie de fra Angelico et de denses études
sur l' art religieux, a demeuré de la sorte, en
laïque, pendant des années, à Solesmes.
Voilà, grosso modo, les informations que j' ai
recueillies sur les oblats de l' intérieur des
cloîtres. Passons maintenant à la deuxième classe des
affiliés, à ceux qui résidaient près ou dans les
alentours des prieurés et des abbayes.
Cette classe peut se subdiviser en plusieurs séries.
Ceux qui prêtaient le serment d' obéissance et ne
souscrivaient à aucune conventioncuniaire.
-ceux qui s' asservissaient au monastère, tout en
restant dans leur famille et conservant la
propriété et l' usage de leurs biens, à condition de
payer un cens dont le taux était fipar
l' Abbé. -ceux qui faisaient donation de leur avoir
à l' abbaye qui le leur rendait à titre denéfice,
ou leur en laissait l' usufruit, ou leur octroyait
en échange la subsistance dans leur propre logis.
-je m' y perds ! S' écria Mlle De Garambois.
-mais non, écoutez ; il y avait ceux qui payaient
et ceux qui ne payaient pas.
Pour ceux qui conservaient leur argent, ça va tout
seul ; -pour les autres ce sont seulement les
conditions
p197
qui varient ; les uns soldaient un impôt, les autres
ne condaient que la propriété de leur pécune tout
en en gardant la jouissance, leur vie durant ; les
autres ne donnaient d' une main que pour reprendre
de l' autre ; les derniers enfin pratiquaient un
échange et, ici, j' appelle votre attention sur ces
contrats de réciprocité qui sont absolument les mêmes
que ceux usités pour les reclus.
à Cîteaux, j' ai découvert un procédé différent
encore ; les oblats mariés allouaient à l' abbaye
qui les entretenait pendant leur existence, une
sorte de pension de retraite, car leurs biens
retournaient au monastère, moitié au décès du mari
et moitié au décès de la femme.
La première catégorie de ces oblats extérieurs, de
ceux qui ne signaient aucun engagement financier
et n' étaient liés que par le voeu d' obéissance,
fut la plus nombreuse aux onzième et douzième
siècles. On note ces oblats de deux sexes installés
près des principaux centres des congrégations de
Cluny et d' Hirschau.
La seconde catégorie, celle des gens qui
s' asservissaient moyennant un cens et en continuant
à être domiciliés hors des clôtures, se nomma en
termes vulgaires " les serfs des quatre deniers " . Le
glossaire
p198
de Du Cange nous fournit des renseignements
détaillés sur leur compte. Le rite de la cérémonie
était une imitation de l' asservissement féodal.
Le postulant se présentait, nu-pieds, avec une corde
quelconque, quand ce n' était pas celle de la cloche,
enroulée autour du col ; il se plaçait sur la tête
quatre deniers qu' il déposait ensuite avec ses
armes sur l' autel ; et, prosterné devant l' Abbé,
il lui jurait obéissance, les mains jointes entre les
siennes ; les femmes abandonnaient d' habitude, en
signe de féauté, un bijou sur l' autel ; et une
charte contenant les raisons et les clauses de cette
sujétion était ensuite classée dans les archives de
l' abbaye.
En voici une transcrite par la petite revue
bénédictine et extraite du cartulaire du cloître
autrichien de Melck. Elle remonte au treizième
siècle.
" qu' il soit porté à la connaissance de tous les
fidèles que les parents d' Adélaïde, entièrement
libres et nobles et n' ayant jamais été attachés à
aucun homme par les liens du service, se sont offerts
à Dieu, à la sainte croix et à saint Pancrace,
dont les reliques reposent dans ce monastère consacré
en l' honneur des saints apôtres Pierre et Paul
et de saint Coloman, martyr, sous l' abbé Conrad
et son successeur dom Réginald, à raison de
p199
payer un cens annuel de cinq deniers dans ce
monastère ; à condition également de trouver auprès
des saints susmentionnés une maison de refuge si
jamais l' on tentait de les réduire en servage. Les
témoins tant défunts que survivants sont inscrits
dans le cartulaire dudit monastère. "
-ce n' est plus quatre, c' est cinq deniers que
ceux-là payent, remarqua M Lampre.
-oui, il est probable que les seigneurs et gens
riches acceptaient l' augmentation de ce genre
d' impôt ; les quatre deniers étaient sans doute
le minimum exigé ; je le pense du moins. Je
continue :
parfoisme des seigneurs affranchissaient leurs
serfs, sous la réserve qu' ils acquitteraient une
redevance à une abbaye.
Voici un modèle de cette sorte de charte ;
-celle-là date du onzième siècle et provient du
trésor des anecdotes de Bernard Pez.
" Adelard donne à l' abbaye de saint-Emmeran, à
Ratisbonne, sa propre serve Théoburge avec ses
deux fils Harold et Enold, à la condition que
cette serve paiera, chaque année, la somme de douze
deniers à l' autel de saint-Emmeran et ses deux
fils, à la mort de leur mère, un cens annuel de six
deniers. "
p200
quant à la troisième série, celle des bénéficiaires
et des usufruitiers, elle paraît avoir été nombreuse
et justifiée surtout par ceci, qu' en dehorsme
du désir de participer aux prières des moines, les
oblats voulaient obtenir le droit de pulture au
cloître, après leur trépas.
Et les promesses des abbés à ces affiliés n' étaient
pas vaines. La preuve est qu' au douzième siècle,
entre les deux abbayes d' Admont et de Salzbourg,
il fut convenu que dès que l' on aurait appris le
décès d' un oblat dépendant de l' un ou de l' autre de
ces couvents, on sonnerait le glas et on réciterait
pour l' aide du défunt les six psaumes : verba
mea-domine ne in furore-dilexi-credidi-de
profundis-domine exaudi-puis l' oraison
dominicale, le verset " a porta inferi " et l' oraison
" absolve domine " et cela pendant sept jours,
consécutifs, sans préjudice d' une messe conventuelle
et de six cierges brûlés pour le repos de son âme.
-ah bien ! S' exclama M Lampre, vous pouvez,
sauf votre respect, vous taper, si vous vous
imaginez que la congrégation de Solesmes reprendra
en votre honneur ces us charitables d' antan !
Durtal rit.
p201
-nous n' en réclamons pas tant, n' est-ce pas, ma
soeur l' oblate ?
-pourquoi pas ? Cette coutume me semblerait à
moi très naturelle ; mais avec tout cela, nous ne
voyons pas bien quelles étaient, en dehors des
taxes d' argent, les obligations de l' oblat.
-elles ont varié suivant les monastères ; cependant
une condition, sine qua non, figure sur toutes les
dules d' oblature, celle de l' obéissance.
-et vous ne la formulezme point maintenant !
S' écria M Lampre. Cette clause, la seule exigée, la
seule dont on soit sûr, n' est même pas mentionnée sur
vos rituels d' oblature ; non, je vous l' ai dit,
lorsque vous m' avez demandé pourquoi, -moi qui suis
un des plus anciens commensaux du val des
saints, -je n' étais pas votre confrère en saint
Benoît, l' oblature, telle que les moines
contemporains la conçoivent, est une véritable
blague !
-oh ! Protesta Mlle De Garambois.
-parfaitement et retenez bien ceci, tous les deux :
il n' y a rien à tenter avec les bénédictins de
France. Pour développer le rameau d' un ordre, il
faut d' abord l' aimer et ensuite avoir l' esprit de
prosélytisme. Les franciscains ont cela et leurs
tertiaires sont pour eux
p202
de réels frères. La glorieuse paternité bénédictine
n' acceptera jamais que l' on se rapproche trop d' elle.
Vous ne voulez pas me croire... vous verrez... vous
verrez.
-je poursuis, reprit Durtal, -qui ne jugea pas
nécessaire depondre ; -quelquefois, le voeu de
chasteté était joint à celui de l' obéissance ; et
remarquez que ces voeux étaient, ainsi que ceux
des profès, perpétuels. Ceux qui s' en déliaient
étaient envisas tels que des renégats et pouvaient
être contraints par les lois ecclésiastiques de
rentrer sous l' obédience de leurs supérieurs. Ce cas
s' est produit à l' abbaye de saint sauveur, à
Schaffouse. Dudon, un oblat, -celui-là vivait dans
l' intérieur de la maison, -rejeta, un beau jour
l' oblature, reprit ses biens et quitta le cloître.
L' Abbé en appela au pape Urbain Ii qui menaça
Dudon de le retrancher de la communion des
fidèles, s' il ne rétractait pas son apostasie et son
sacrilège. Un synode fut réuni, sur les ordres de
sa sainteté, à Constance, pour juger le coupable
qui fut condamné à réintégrer l' abbaye, à restituer,
sans esprit de retour, ses biens ; et il dut, en
sus, accomplir la punition que lui infligea pour
son crime le père Abbé. On n' y allait pas de main
morte en ce temps-là !
p203
-oui, je sais que les oblats étaient considérés
comme personnes ecclésiastiques par le droit canon,
et qu' ils étaient dotés du privilège de l' exemption
de l' ordinaire, dit M Lampre. Et la liturgie de la
prise d' habit et de la profession, avez-vous enfin
déterré des renseignements sur elle ?
-pas encore ; il résulte cependant du texte de
Mittarelli que, chez les camaldules, les professions
des oblats étaient souvent identiques à celles des
moines, avec cette différence néanmoins que l' église
ne les reconnaissait pas solennelles et
indissolubles.
Ajoutons, pour achever ce déballage un tantinet
incohérent de notes, que les oblats pouvaient être
libataires ou mars, laïques ou prêtres ; que les
oblats pouvaientpendre d' un couvent de femmes et
les oblates d' un couvent d' hommes. Là, les
informations abondent. Pour indiquer une source, vous
lirez, dans les annales de Mabillon, qu' un certain
nombre d' oblats avait fait à l' abbesse de sainte
Félicité, à Florence, promesse d' obéissance, de
conversion des moeurs et de continence.
-il ressort de tout cela, monsieur mon frère, que
c' était chose fort sérieuse que l' oblature au
moyenge.
p204
-mais oui et les papes la tenaient en haute estime.
Tenez, écoutez cette phrase d' une bulle d' Urbain Ii
adressée à l' abbé D' Hirschau : " l' oblature ne
rite que des éloges et est digne d' être perpétuée
par la raison qu' elle est une reproduction de l' état
primitif de l' église. Nous l' approuvons donc, nous
l' appelons un institut saint et catholique et nous la
confirmons. "
sa sainteté Léon Xiii n' a donc fait que répéter les
éloges de son prédécesseur du onzième siècle
lorsqu' il a, dans un bref rendu, le 17 juin 1898, sur
la demande de dom Hildebrand De Hemptinne, abbé de
saint Anselme à Rome et primat de l' ordre de
saint Benoît, prôné l' établissement des oblats
bénédictins et déclaré qu' il fallait l' aider et le
propager.
Tels sont les documents que je possède sur la classe
des oblats de l' extérieur ; j' ai vidé mon sac,
mademoiselle ma soeur ; ne m' en demandez pas plus.
-mais si, parlez-moi plus spécialement des oblates ;
vous pouvez bien penser que c' est à elles surtout
que je m' intéresse.
-vous en savez autant que moi puisque, je vous
l' ai dit, aucune différence n' a existé entre elles
et les oblats de l' autre sexe. -allons, vous avez
de la chance, poursuivit Durtal qui fouillait, en
lui répondant,
p205
dans ses papiers. -voici des extraits qui les
concernent et que j' ai copiés à la bibliothèque de
l' abbaye, dans les annales de Mabillon.
Dès le septième siècle, on trouve ces affiliés près
des cénobies ; mais c' est surtout au dixième siècle,
qu' elles abondent, à saint Alban, à saint Gall,
surtout ; au onzième, elles s' attachent aux
monastères de la Souabe, et, en France, elles
foisonnent. à Flavigny, la mère de Guilbert, ab
de Nogent, se retira dans une cellule construite
près de l' église ; à Verdun, la mère de saint
Poppon De Stavelot et la bienheureuse Adelwine
vinrent se fixer auprès du couvent de saint Vanne.
Sainte Hiltrude résida près de l' abbaye de
Liessies dont son frère Gondrade était l' abbé ; les
deux soeurs de saint Guillaume habitèrent auprès de
son monastère de Gellone. Les chroniques de saint
Gall nous ont conservé les noms des Wiborade, des
Richilde, des Wildegarde. Sainte Wiborade, la
plus connue, sefugia près de l' abbaye où son
frère Hitton s' était fait moine ; elle apprenait le
psautier, reliait les manuscrits et tissait les
étoffes des bélamies et des robes. Lare du
bienheureux Jean De Gorze, le réformateur des
cloîtres de Lorraine, fut admise à loger dans un
bâtiment contigu à la clôture dans laquelle
p206
était interné son fils ; elle recevait le vivre des
religieux et s' occupait, de son té, de coudre et
de réparer les vêtures.
La plupart d' entre elles étaient oblates et
recluses, à la fois, et si vous voulez mon avis net,
eh bien, pour moi, plus j' y réfléchis et plus je
suis convaincu que la première forme de l' oblature
a été la réclusion ; et, ici, je suis en mesure de
vous citer sans arrêt des noms : Walburge qui,
avant d' avoir été abbesse à Juvigny, avait été
l' une des oblates recluses de Verdun ; Cibeline,
qui demeurait, dans les mêmes conditions, près de
l' ascétère de saint Faron De Meaux et Hodierna
près de celui de saint Arnoul, à Metz ; mais la
litanie de ces pieuses femmes, bénédictines ou
questrées, serait dépourvue de profit.
-il est, en effet, fort difficile, dit M Lampre,
de discerner celles des oblates qui furent recluses
de celles qui ne le furent point.
-pour la majeure partie, c' est impossible ;
cependant, d' autres ne peuvent certainement figurer
au nombre des prisonnières, par exemple Agnès,
l' imratrice d' Allemagne, au onzième siècle, qui
fit oblation au monastère de Fructuaria ; elle y
passait ses journées dans la prière, confectionnait
des habits pour les
p207
pauvres, soignait les malades et les visitait
fréquemment. Puisqu' elle quittait son couvent pour
remplir ces oeuvres de miséricorde, elle n' était pas
recluse.
En général, les oblates, qui étaient souvent des
res ou des soeurs de religieux désirant vivre auprès
de leur fils ou de leur frère, lavaient et
reprisaient le linge de la communauté, brodaient des
ornements sacerdotaux, fabriquaient des hosties et
d' aucunes pansaient les infirmes des environs. Elles
se couvraient d' habitude de la robe monacale et d' un
voile noir.
Autre note, continua Durtal, et toujours extraite de
Mabillon. à Fontenelle, lors de l' invention du
corps de saint Vulfran, les bénédictins confièrent
la garde de ses reliques à une dame qui avait
renoncé au monde et revêtu un habit religieux.
-savez-vous que c' est flatteur pour nous de
compter parmi nos ancêtres une impératrice
d' Allemagne, dit en souriant, Mlle De Garembois.
-oh ! Elle n' a pas été la seule ; elle a eu pour
frères oblats de nombreux monarques. Louis Le
Débonnaire fut oblat de saint Denys ; le roi
Lothaire, de saint Martin de Metz ; Garcias, roi
d' Aragon, de saint Sauveur De Leire ; le roi des
germains Conrad, de saint Gall ; Alphonse,
souverain de Castille, de Sahagun ;
p208
le roi de France, Louis Le Jeune, du monastère
du christ de Cantorbéry ; le roi Saint Henri,
votre patron, de saint Vanne de Verdun...
-c' était sans doute plus honorifique que réel,
remarqua M Lampre.
-c' est possible ; mais il n' en demeure pas moins
acquis que l' oblature fut assez bien fréquentée ;
du coup, c' est clos, la séance est levée ; je
réemballe mes notes.
-eh bien, et sainte Françoise Romaine, notre
patronne, que vous avez oubliée ?
-tiens, c' est vrai ; elle fut une grande sainte et
une admirable visionnaire ; mais son oeuvre,
rattachée à la branche des olivétains, est un peu
spéciale et n' a plus qu' un rapport déjà lointain avec
les oblats vivant autour et dans l' intérieur d' un
cloître.
Ses oblates, à elle, furent deritables religieuses,
menant la vie conventuelle et formant un ordre à part
voué au traitement des grabataires. Vous en
connaissez les règles ; elles sont encore suivies
par les moniales de la tour des miroirs qui se sont
perpétuées à Rome, depuis sa mort.
Quatre carêmes par an ; hors ce temps, trois jours de
la semaine mais seulement au ner, permission d' user
p209
d' aliments gras. Jeûne les vendredis et samedis ;
six heures de sommeil en tout ; elles ne sont pas
cloîtrées et peuvent sortir pour distribuer des
secours aux nécessiteux et aux alités, mais c' est
toujours en voiture fermée ; elles ont conservé le
tement des veuves, tel qu' il était au temps de la
sainte ; elles pratiquent l' office divin et
travaillent en cellule.
Mais j' y pense ; pourquoi, amoureuse comme vous
l' êtes de l' oblature, n' êtes-vous pas entrée dans ce
couvent ou, si vous jugiez le climat de l' Italie
hostile, ne vous êtes-vous pas établie religieuse en
France, où une congrégation similaire existe à
Angers et à Paris " les servantes des pauvres,
oblates régulières de saint Benoît " ?
-merci, moi, je suis de la communauté de Solesmes ;
je n' ai rien à démêler avec ces ramilles entées sur
le tronc de saint Benoît ; ce ne sont pas des
bénédictines proprement dites.
-bah !
-je vous fais compliment, ma nièce, fit ironiquement
M Lampre ; vous êtes une digne fille de
l' agrégation de France. Hors d' elle, point de
salut ; ne sont bénédictins que ceux qui relèvent de
Solesmes.
-évidemment.
p210
-eh bien, et les bénédictins de Jouarre qui ont
restauré une abbaye d' une certainelébrité et d' une
certaine ancienneté, je pense, ce ne sont pas des
bénédictines ?
-elles sont indépendantes, tiennent des classes,
chantent mal l' office, ne sont pas dirigées par des
pères bénédictins. Ce n' est point cela.
-et le prieuré des bénédictines du saint-sacrement
de la rue Monsieur, à Paris ?
-ce sont des sacramentines.
-mais saperlotte ! S' exclama M Lampre ; elles
observent plus exactement la règle de saint benoît
que vos jeunes nédictines ; elles ont le service
de nuit, le maigre plus fréquent, et elles chantent
le plain-chant, d' après la méthode de dom Pothier,
que voulez-vous de plus ?
-rien, sinon que l' office divin n' est pas leur
unique fonction ; tout est là.
-voilà, dit M Lampre s' adressant à Durtal, voilà
les idées que ma nièce a rapportées de son séjour
auprès des cloîtres !
Durtal riait de cette dispute entre l' oncle et la
nièce ; ce n' était pas d' ailleurs la première à
laquelle il assistait.
p211
Toutes les fois qu' il s' agissait de l' ordre de saint
Benoît, les querelles commençaient entre ces deux
êtres, chacun finissant par exagérer ses opinions,
pour exaspérer l' autre ; la vérité était que
Mlle De Garambois rééditait, en les prenant au
rieux, les théories du père Titourne, ce toq
dont tout le monde se gaussait au val des saints ;
de bonne fois, elle et lui, s' imaginaient rehausser
le prestige de la congrégation de France, en
rabaissant les autres.
-avec ce système-là, s' écria M Lampre, l' on en
arriverait à refuser le droit d' endosser la coule
noire aux bénédictins de la pierre-qui-vire, qui ont
été fondés, eux, par un saint ; et cependant les
fils du p. Muard, rattachés à la congrégation du
Mont-Cassin, suivent la primitive observance,
s' éveillent dans la nuit pour les matines et les
laudes, pratiquent l' abstinence par tous les temps ;
leur régime est à peu près aussi dur que celui
des trappes ; et, en outre de l' office divin, ils
prêchent, ils frichent les âmes dans le
nouveau-monde ; ils sont, en un mot, les plus fidèles
disciples de saint Benoît. N' est-ce pas vrai ?
-oui, répondit Durtal ; mais je vous avoue que,
personnellement, l' idéal surélevé de dom Guéranger
m' enchante. Je ne vois pas l' utilité pour les
bénédictins
p212
de prêcher et d' enseigner. Il y a des ordres
particuliers, dont c' est la tâche ; d' autre part, des
ordres pénitentiels figurent dans la lignée même de
saint Benoît ; les moines noirs n' ont donc pas à
faire double emploi avec eux. Dom Guéranger a limité
leur mission et précisé leur but ; il les a marqués
d' une empreinte originale, en les différenciant
justement d' avec les autres instituts.
Sa conception de l' " opus dei " , des messes, des
heures canoniales exécutées avec art, célébrées en
grande pompe, cette idée du luxe pour Dieu est, selon
moi, très belle ; il siérait que les moines, chargés
de la réaliser, fussent en même temps des artistes, des
savants et des saints ; c' est beaucoup demander, je le
sais ; mais enfin, en tenant même compte du déchet,
l' oeuvre n' en est pas moins magnifique !
-voilà donc, s' écria Mlle De Garambois, quelqu' un
qui rend justice à dom Guéranger !
-on juge l' arbre par ses produits, répliqua
M Lampre. Qu' est-ce que la conggation de France
a don?
-comment, ce qu' elle a donné ? Mais vous ne
l' ignorez pas plus que moi ! Faut-il donc répéter
que dom Guéranger a restauré les études
liturgiques, dom
p213
Pothier le plain-chant, et dom Pitra la
symbolique, en unissant son spicilège qui forme
des volumes précieux pour quiconque veut comprendre
l' âme et l' art du moyen-âge ; enfin il existe du
père Le Bannier une traduction en un vieux français
vraiment exquis desditations de saint
Bonaventure : c' est aussi fort, dans son genre, que
les contes drôlatiques de Balzac.
-et maintenant ?
-maintenant ! Dame, je ne suppose pas pourtant
que l' ordre soit à bout de sang. En tout cas, il peut
revendiquer un maître livre, " le traité de
l' oraison " de Mme l' abbesse de sainte Cécile ;
rappelez-vous, entre autres inoubliables pages, celle
elle explique les degrés de la vie mystique par
les phrases du pater, prises à rebours, c' est-à-dire
en commençant par la dernière pour finir par la
première. Un autre volume très bien renseigné, très
lucide et, qui plus est, écrit dans une langue
musclée, toute moderne " le livre de la prière
antique " , par dom Cabrol, prieur de Farnborough,
est à citer aussi ; eh bien mais, il me semble que
c' est déjà quelque chose !
-mon cher, désirez-vous connaître mon opinion,
eh bien, vous et ma nièce, vous n' êtes pas au fond des
bénédictins, vous êtes des guérangistes !
p214
-tiens, voilà qu' on se dispute sur notre dos ! Dit
le père Felletin qui entra.
-asseyez-vous, père.
-et j' apporté le café, fit Mme Bavoil ; vrai,
reprit-elle, s' adressant au moine, vous arrivez à
temps. J' entends de ma cuisine ce que l' on peut
appeler un chinage de vos frocs.
-voyons, de quoi M Lampre nous accuse-t-il
encore ?
-de tout, pondit Mlle De Garambois. Il vous
reproche de ne pas fournir de fruits, d' être dévorés
par la superbe en vous croyant les seulsnédictins
du monde ; il se plaint enfin que vous ne suiviez pas
les règles du patriarche.
-c' est bien des griefs à la fois. Les fruits ? Mais
l' arbre ne fut point stérile, je pense ; vous n' avez
qu' à ouvrir, pour vous en assurer, la bibliographie
desnédictins de la congrégation de France,
éditée par dom Cabrol. -en histoire, vous trouverez
les doctes et les patients ouvrages de dom Chamart
et de dom De Fonneuve, -en hagiographie, des vies
de sainte Cécile, de saint Hughes De Cluny, de
sainte Françoise Romaine, de sainte Scholastique,
de saint Josaphat, -dans le monasticum, les moines
d' Orient de dom
p215
Besse, -dans la liturgie, les savants articles de
dom Plaine, -dans la paléographie musicale, les
travaux de dom Mocquereau et de dom Cagin, -dans la
symbolique, les magistrales études de dom Legeay.
-oui, celles-là, je les connais, dit Durtal ; ces
travaux sur le sens allégorique des écritures sont, en
effet, médullaires et saisissants ; malheureusement,
ils sont épars en des brochures et des tirés à part
de revues ; aucun éditeur, pas même les cloîtres qui
disposent d' une imprimerie, tels que Solesmes et
Ligugé, n' ont eu le courage de les réunir et ce
serait pourtant autrement glorieux pour la renommée
de l' ordre que ces vies de saints dont vous parlez !
-la superbe ? Reprit lere Felletin. Ne la
confondez-vous pas avec l' esprit de corps qui est
une fierté mal placée, injuste quelquefois, mais qui
est issue de la solidarité de gens vivant ensemble,
enfermés, et dont le champ de vision est fatalement
restreint. Dans l' armée, le dragon s' estime
supérieur au cavalier du train et le tringlot,
parce qu' il monte à cheval, se juge fort au-dessus
du fantassin. C' est inévitable ; il faut, pour
faire aimer l' état sur lequel on dirige des
néophytes, les persuader qu' il est le plus beau et le
meilleur de tous. Ce n' est pas bien méchant, en
somme.
p216
-non, et c' est inéluctable, dit Durtal. Il y a dans
les ordres, quels qu' il soient, un microscope
spécial qui change les fétus en poutres. Un mot, un
geste insignifiant, sans portée autre part, prend
des proportions inquiétantes dans un cloître ; on
rumine sur les actes les plus simples pour y loger
des dessous ; la critique la plus bénigne, la
plaisanterie la plus inoffensive, deviennent des
attentats. Par contre, il suffit qu' un religieux
produise une oeuvre quelconque pour qu' aussitôt la
gloire du clocher naisse. Il y a le grand homme de
monastère, de même qu' il y a le grand homme de
province ; c' est puéril et c' est touchant ; mais,
vous le dites très bien, cela dérive de l' esprit
de corps et d' une existence rétrécie et mal
renseignée sur les alentours.
-quant à ne pas suivre les préceptes de saint
Benoît, poursuivit le moine qui sourit à la
remarque de Durtal, cela est plus grave. En quoi,
mon cher Monsieur Lampre, ne les suivons-nous pas ?
-c' est pourtant clair ; la règle de saint Benoît,
ainsi que la plupart des règles des autres instituts
d' ailleurs, se compose surtout d' avis généraux et de
conseils. Les points, en dehors des prescriptions
liturgiques qu' elle précise comme devant être
strictement
p217
observés, sont plutôt rares. Or, ce sont ceux-là dont
vous ne vous souciez guère. Ainsi, les moines doivent
coucher tout habillés et en dortoir, ils doivent
citer matines, avant l' aube, ils doivent, sauf
les malades et les infirmes, s' abstenir de la chair
des quadrupèdes, par tous les temps-et vous
couchez déshabillés et en cellules, vous citez
l' office après l' aurore et vous mangez de la viande.
-de quadrupède, s' écria Mlle De Garambois, mais
alors la volaille qui n' a que deux pattes est
permise !
-il y a belle lurette, fit dom Felletin, en
souriant, que des accusations de ce genre ont été
lancées contre nous. Sans parler de la querelle de
saint Bernard et de Pierre Le Vérable, à ce
sujet, rappelez-vous que dans sa dissertation
pour prouver que l' mine de vin accordée par jour
aux moines était de demi-setier, dom Claude
Lancelot, l' un des solitaires de Port-Royal,
reprochait déjà aux bénédictins du dix-septième
siècle de tricher sur les heures des repas ; -ce que
nous faisons, nous aussi, en carême ; et il déclare
que l' on ne doit manger qu' après l' heure de vêpres,
c' est-à-dire, le soir.
Or, les trappistes, si rigoureux pour eux-mêmes, ne
peuvent plus supporter cette abstinence. Il est, en
p218
effet, impossible de se tenir debout, de deux heures
du matin, comme eux ou même de quatre heures, comme
nous, sans prendre aucune collation jusqu' à quatre
heures du soir ; la tête tourne et les
détraquements d' estomac et les névralgies sévissent.
Il a bien été nécessaire dès lors de frauder et de
situer, en carême, les vêpres, avant midi,
c' est-à-dire avant l' heure du repas ; et croyez bien
que, malgré cet adoucissement, je dispense encore la
plupart de mes novices du jeûne jusqu' à midi. Je
leur concède, le matin, le frustulum ; ne fût-il que
d' une goutte de café noir et d' une miette de pain,
il suffit pour empêcher les vertiges et les
migraines. Vous ne vous doutez pas combien, dans
une existence, privée d' exercice, la santé se
débilite surtout lorsque la nourriture est peu
succulente, privée de viandes saignantes et alourdie
par l' abus des farineux. à la fin du carême, le
pain même est mesuré et où personne ne mange à sa
faim, les caractères sont chans. Tout le monde
s' impatiente et s' énerve ; l' onche contre la
charité à mesure que les austérités s' accroissent ;
est-ce enviable ?
-le rosbif lénifie l' âme et le poisson l' irrite !
Dit Durtal, en riant.
-hélas ! Nous avons des corps débilités de pères
p219
en fils maintenant et leurs infirmités se
percutent sur le moral ; c' est une humiliation que
le seigneur nous inflige ; il est donc prudent de ne
point la négliger ; sinon alors, il n' y a plus qu' à
renvoyer les meilleurs de nos sujets parce qu' ils
ne peuvent résister aux jeûnes, ou à muer le
monastère enpital !
Et puis, vous vous imaginez que les bénédictins se
nourrissent constamment de viandes et c' est
absolument faux ; la vérité est que nous usons
d' aliments gras, plusieurs fois la semaine, sauf en
carême et en avent. Ajoutez à ces deux saisons, où
nous sommes voués au maigre, les quatre-temps, les
vigiles, la semaine sainte, d' autres fêtes et vous
constaterez que nous pratiquons l' abstinence, les
deux tiers de l' année, et endurons au moins une
centaine de jeûnes.
En tous cas, ces atermoiements que voulut l' église,
qui a également desserré les observances des
fidèles, sont prévus par notre règle et amplement
justifiés par l' affaiblissement des constitutions
et par une viedentaire d' études qu' il serait
impossible de mener avec un nutriment de légumes
et d' eau.
Remarquez aussi que si je suis très large pour ceux
de mes novices dont le tempérament est délicat, je le
suis beaucoup moins pour les autres. Je laisse
parfaitement
p220
le frère De Chambéon, ce trabucaire du bon Dieu,
qui est doué d' une complexion de fer, jeûner tant
qu' il veut, et éclabousser de sang les murs de sa
cellule, tant il se frappe. Il n' en est pas moins
joyeux et dispos, c' est parfait ; mais ce genre
d' orations, je l' interdirai toujours aux autres,
tant qu' il ne me sera pas démontré qu' ils le
subiraient sans dam.
-c' est le vendredi que vous vous fustigez, en
citant le miserere, avec la discipline ?
-oui, et le mercredi aussi, dans les temps de
pénitence ; et chacun est maître d' endosser le cilice,
si sa santé le tolère. Nous ne sommes donc pas aussi
exempts de macérations que paraît le croire
M Lampre.
Quant au système des cellules remplaçant les dortoirs
dont parle la règle, il n' a nullement été inno
par dom Guéranger. Il existait déjà, au quinzième
siècle, dans les congrégations de sainte Justine et
de Valladolid et il s' est continjusqu' à nos
jours ; le dortoir présente d' ailleurs plus
d' inconvénients que d' avantages et il en est de même
du coucher, tout habillé ; les moines sont libres
d' agir, à ce point de vue, comme bon leur semble ;
cependant, pour ceux qui sont peu soigneux de leur
personne, la malpropreté qui résulte du non
déshabillage permet de désirer
p221
qu' on le proscrive ; enfin, vous voudrez bien
observer qu' en ce qui concerne le changement d' heure
des matines, il consiste en une simple transposition
de l' horaire et que nous n' y gagnons pas une minute
de repos de plus. Ceux qui se lèvent à deux heures de
la nuit, ainsi que les cisterciens, se couchent à
sept heures, en hiver et à huit en été, mais alors
ils ont une heure de sieste, après midi. Nous, nous
ne nous couchons guère avant neuf heures et nous
sommes debout à quatre. Comptez et vous découvrirez
que le sommeil est de sept heures, et qu' il est le
me pour les uns et pour les autres.
Et puis, voyez-vous, pour juger équitablement la
congrégation de Solesmes, il convient de se référer
à ses origines. Dom Guéranger qui la fonda mourut à
la peine, après s' êtrebattu, toute sa vie, dans
des questions d' argent ; -et il fallait avoir
l' âme robuste et gaie de ce moine pour ne jamais
désespérer et poursuivre quand même son oeuvre ! -eh
bien, quand ilcéda, il n' était pas encore
parvenu à façonner des religieux tels qu' il les
concevait ; il ne réalisa son rêve qu' à l' abbaye
des moniales de sainte-Cécile-et ce, grâce à
Mme l' abbesse qu' il avait fore. -il trépassa
et son successeur dom Couturier fut un homme
excellent
p222
mais qui n' avait point l' empan du grand Abbé et
les expulsions survinrent. Lesnédictins vécurent
dans le village, sans clôture, sans moule claustral
possible. Dom Couturier disparut à son tour et, de
par l' énergie et l' intelligence du nouvel abbé,
dom Delatte, les moines, rentrés dans leur
monastère, reprirent un train de vie monastique.
Notez, en conséquence, les cahots des débuts, la
situation des novices devenus profès, après une
existence dispersée aux quatre coins d' un bourg,
et avouez qu' après de telles épreuves, la conggation
de France ne s' en est tout deme pas trop mal
tirée !
Il y eut un silence.
-pardon de changer le thème de la conversation,
reprit le re Felletin qui était devenu soudain
grave ; mais vous m' avez troublé avec toutes vos
discussions et j' oubliais que j' ai de fâcheuses
nouvelles à vous annoncer.
-de fâcheuses nouvelles ?
-oui, d' abord le père Philigone Miné a été frappé
d' une attaque, ce matin ; le decin de Dijon est
venu ; il assure qu' il en réchappera mais que la
tête, qui n' est déjà plus bien solide, y restera...
-oh, le pauvre homme !
p223
-ensuite, le bruit court-et il est
malheureusement sérieux-que le gouvernement va nous
supprimer la cure du val des saints.
-il va nommer un curé, ici !
-oui.
-mais, s' écria M Lampre, l' église, qui est à la
fois abbatiale et paroissiale, devra donc être
scindée en deux : celle du curé, celle des moines ;
c' est absurde !
-hélas !
-et lere Abbé que pense-t-il de cela ? Demanda
Durtal.
-il est fort attristé, mais que voulez-vous qu' il
fasse ? Il ne peut lutter contre la direction des
cultes et contre l' évêque !
-ah ! L' évêque est là-dedans !
-c' est-à-dire que, lui, subit aussi la volonté du
gouvernement. Il n' aurait pas accompli ce changement
de lui-même-il a la main forcée ; c' est du reste un
homme âgé et infirme et qui ne veut pas d' ennuis.
-vous savez, à propos, lança M Lampre, le joli
tour dont il fut victime, alors qu' il était encore
grand vicaire dans une autre ville.
-non.
-un prêtre qui, à tort ou à raison, lui en voulait
p224
et l' accusait d' avoir trahi la cause des ordres
religieux près du préfet, fit passer dans les
journaux qui n' y virent que du feu un écho que
reproduisit, à son tour, la presse de province,
relatant que m. le vicaire général Triaurault venait
d' être nommé évêque in partibus d' haceldama.
-le champ du traître, celui où Judas se pendit !
S' écria Mlle De Garambois.
-le comique est qu' il rut de nombreuses visites
et de nombreuses cartes le félicitant de son élévation
à l' épiscopat. Il faillit en crever de rage.
-il n' y a que la haine sacerdotale pour effectuer
de pareilles trouvailles, dit Durtal.
-enfin, reprit le moine, voilà la nouvelle ; elle
est, vous le voyez, pénible ; quel sera le modus
vivendi établi entre le curé et les nédictins ? Je
l' ignore. Quel sera le nouveau titulaire du val
des saints ? Je n' en sais pas davantage ; la seule
chose qui soit re, c' est que la nomination ne
tardera pas.
-père, dit Mme Bavoil qui venait de rentrer dans
la salle à manger, est-ce que les paysans ne vont pas
protester etfendre leurs moines ?
Le père Felletin se mit à rire.
-écoutez ceci, Madame Bavoil ; ici, le père cu
p225
ne touche aucun traitement du gouvernement ; c' est
donc une économie pour les contribuables, et, d' autre
part, il ne peut-notre règle l' interdit-profiter
du casuel auquel tout cua droit. Donc, on enterre
et on marie les pauvres, gratis pro deo, et l' argent
touché des obsèques et des noces de gens qui eurent
le moyen de payer, est mis deté pour acheter du
bois que l' on distribue, dès que l' hiver approche,
aux indigents. Le paysan est donc privilégié dans ce
village ; eh bien, il est si bête, si hostile aux
religieux qu' il sera enchanté de leur voir enlever
la cure ; pourquoi ? Il ne s' en doute même pas, ce
ne sera que plus tard, alors qu' il s' apercevra que
ce changement atteint sa bourse, qu' il comprendra
la bêtise de sa joie.
Quant aux hobereaux, c' est pour eux un triomphe.
Ils auront enfin un curé à eux, mais j' aime à croire
que tant que nous serons là, l' on interdira au baron
des atours et à sa famille de chanter de la musique
profane dans notre église...
-c' est à savoir ! S' exclama Durtal ; -allons, une
goutte de chartreuse, mademoiselle ma soeur, comment,
vous refusez ?
-vous êtes féroce ; je pleure, en buvant mon petit
verre, tant c' est fort ; et elle accompagna cette
plainte
p226
d' un sourire angélique, tout en achevant de laper la
dernière larme.
-nous traversons pour l' instant une période
d' ennuis, reprit le re Felletin qui restait
songeur.
-qu' y a-t-il encore ?
-il y a, il y a, que j' ai bien peur d' être obligé de
renvoyer le plus intelligent de mes novices, le frère
Sourche !
-pourquoi ?
-à cause de ses idées, hélas ! -ce garçon est
compréhensif et érudit, et, il est aussi obéissant et
pieux ; il a toutes les qualités, mais il rayonne
autour de lui l' agitation ; il m' effraie, à certains
moments, alors que je le vois courir, soufflant comme
une machine, dans les corridors ; c' est une nature
exubérante et capable d' éclater si on la comprime.
J' ai peur, en le gardant, qu' il ne devienne fou.
D' autre part, expliquez cela, sa piété très réelle
s' accorde avec un scepticisme qui déconcerte. Il est
rationaliste dans les moelles ; il est de ces gens
qui s' attellent sur un texte, avec l' idée que
l' on n' est pas savant si l' on n' arrive à démontrer
que ce texte est faux et il nie aussitôt qu' il y
découvre des actes qui dépassent sa raison. Quand il
est arrivé, ici, il était plein des lectures de
mgr Duchesne, il citait
p227
à tout propos l' histoire de saint Bernard de l' abbé
Vacandard. Il lui a soustrait plusieurs miracles !
S' écriait-il, avec admiration ; nous avons essayé de
réagir, mais en pure perte. Or, ce novice trouble les
autres avec ses aperçus équivoques et ses
marchandages de l' au delà ; et j' estime que, dans
l' intérêt même du noviciat, il serait dangereux de le
conserver.
Malheureusement, il est sans position, sans fortune,
et il serait cruel de le congédier sans avoir d' abord
assuson avenir. Il est décidé à ne pas rentrer
dans le monde et persiste à vouloir devenir prêtre ;
nous allons donc tâcher d' obtenir son admission dans
un séminaire ; peut-être ses nouveaux maîtres
ussiront-ils mieux que nous à le sauver de
lui-me.
-mais, dit Durtal, il ne déparera pas du tout le
personnel desminaires, car, vous n' ignorez
point-et c' est là, le péril de l' heure actuelle-
que les plus intelligents des élèves sont, tous, des
rationalistes.
-hélas ! Fit le p. Felletin.
-cette nouvelle génération, poursuivit Durtal,
entend la foi à sa manière ; elle en accepte et elle
en refuse ; elle n' a plus confiance dans les leçons
de ses maîtres ; ces jeunes gens sont de ceux qui
prennent les lanternes pour des vessies. Le respect
humain, l' orgueil,
p228
le désir de ne pas paraître plus crédules que les
impies, les détraquent. Tous ces gaillards-là ont lu
Renan. Ils rêvent d' une religion sensée,
raisonnable, ne choquant pas le bon sens du bourgeois
par des miracles. Ne pouvant nier ceux des
évangiles, car alors ils ne seraient plus
catholiques, ils se rejettent sur ceux des saints et
ils retournent, ils torturent, ils forcent les textes
afin de tâcher de prouver que les témoins oculaires
et que les écrivains qui les narrent, avaient tous
la berlue ou étaient, tous, des imposteurs. Ah ! ça
nous prépare un joli clergé ! -et, ce qui est
étrange et qui sera la caractéristique de notre
époque, c' est ceci : un mouvement mystique se dessine
actuellement chez les laïques et le mouvement inverse
se produit chez les prêtres ; eux font à reculons
le pas que nous, nous faisons en avant ; les les
sont renversés. Il finira par n' y avoir aucune
entente possible entre les pasteurs et les ouailles !
-et ce mouvement gagnera les cloîtres, ajouta
M Lampre. Le frère Sourche n' est pas, croyez-le
bien, un isolé ; celui-là est franc et se découvre ;
d' autres, plus prudents, tairont ces idées jusqu' à
ce qu' ils se sentent en nombre pour oser les
exprimer ; un jour viendra, pour manifester un
esprit large et paraître érudit, un mauvais moine
rencrira sur le système de
p229
démolissage de la nouvelle école. Nous avons déjà les
partisans de la très libre exégèse, les abs
démocrates, nous finirons bien par avoir les
frocards protestants !
-que Dieu nous en préserve ! Dit dom Felletin.
-un clergé et des religieux, sans mystique, quels
troupeaux d' âmes mortes ! S' écria Durtal. Les moines
ne seront plus alors que les conservateurs du mue
des vieilles traditions et des vieilles formules et
les prêtres que les commis de l' intendance céleste,
que les employés prépos au bureau des sacrements.
-nous n' en sommes heureusement pas encore là,
dit le p. Felletin, en se levant de table ; mais c' est
égal, je ne puis m' empêcher de trembler quand
j' envisage l' avenir. Qui sait ce que le seigneur nous
prépare ?
-et si la loi sur les associations ne passera pas ?
-oh ! -et le maître des novices eut un geste
d' incrédulité, en les quittant.
-croyez-vous que ceux-là seront pris au dépourvu
quand le parlement votera cette loi, dit Durtal.
-les bénédictins ! Clama M Lampre, ils
s' imaginent que la France les connaît et serait
désolée de les voir partir ! Quelle illusion ! S' ils
se doutaient combien ce malheureux pays, qui les
ignore, se fiche qu' ils demeurent ou fuient, ils en
béeraient !
CHAPITRE VII
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L' hiver était venu ; le froid sévissait, terrible,
au val des saints.
Malgré ses cheminées bourrées de bûches et la
floraison de ses glaïeuls de feu qui poussaient en
chantant, dans les cendres, la maison était froide
car la bise nétrait par tous les interstices des
croies et des portes. Les bourrelets, les
paravents s' attestaient vains ; tandis que l' on se
grillait les jambes, le dos gelait. Il faudrait
luter toutes les ouvertures, les cacheter ainsi
que des bouteilles, avec de la cire dans laquelle
on aurait fondu du suif, grognait Durtal ; et
Mme Bavoilpondait placidement : calfeutrez-vous
dans des couvertures ; il n' est pas d' autre moyen
pratique de se
p231
chauffer, ici ; et elle donnait l' exemple,
accumulant sur elle des cloches de jupes,
s' embobelinant la tête dans des amas de bonnets et
de fichus ; on ne lui voyait plus que le bout du
nez ; elle avait l' air d' une samoyède ; il ne lui
manquait que les patins qu' elle avait remplacés par
d' énormes sabots, au bec retroussé comme une proue
de barque.
Cependant, à force d' entasser, dès l' aube, dans
l' âtre, des troncs d' arbres, les chambres, vers les
fins d' après-midi, finissaient par devenir presque
malléables et quasi douces ; mais au dehors ! En
dépit des cabans, des foulards, des capuchons,
c' étaient des cents d' épingles dans les oreilles et
des pelotes d' aiguilles dans le nez au bout duquel
il semblait que l' on eût adjoint, ainsi qu' au goulot
d' un flacon de marchand de vins, un stilligoutte ;
les yeux ruisselaient de larmes, les moustaches,
embuées par l' haleine, coulaient ; le visage
apparaissait, à la fois, aquatique et rubescent ;
mais il y avait pis que ce froid sec et déchirant,
il y avait le gel. Alors le val des saints tournait
au cloaque ; on piétinait dans la boue, sans en
sortir. Durtal avait essayé des sabots, mais il se
tordait le pied et ne pouvait marcher avec ; les
essais d' autres espèces de chaussures n' ayant pas
mieux réussi, il s' était conten
p232
de simples caoutchoucs ; mais c' était avec eux la
glissade dans la compote délayée des terres ; ou bien
alors les caoutchoucs se refusaient obstinément à le
suivre et, s' il insistait, ils crachaient rageusement
le café au lait qu' ils avaient bu dans les mares et
finalement lâchaient la bottine pour rester fixés au
sol.
Les moments douloureux étaient les matins, quand
il s' agissait de descendre, dans une obscurité à
trancher au couteau, à l' église.
Réveillé vers les trois heures et demie, il se
renfonçait sous ses couvertures et rêvassait, au
chaud, jusqu' à quatre heures. Alors, une sonnette
tintait très au loin, dans la nuit, la sonnette du
cloître commandant l' éveil ; et cinq minutes après,
c' était l' appel réitéré des cloches ; dix minutes
s' écoulaient encore, et l' on n' entendait plus rien ;
et les cloches reprenaient, égouttaient lentement,
un à un, cent coups.
C' est peut-être de là que vient l' expression " être
aux cent coups " , se disait-il, se figurant la
bousculade des cellules, les moines se précipitant
dans les escaliers, car, au centième coup, tous
devaient être à l' église. Il est vrai que le bon
saint Benoît ayant prévu quelque retard, déclare,
dans sagle, que l' on doit réciter un peu
longuement, afin d' accorder aux traînards le temps
p233
d' arriver, le psaume 66, appelé, à cause même de
cette recommandation, le psaume des paresseux ; car,
après la récitation du psaume, c' est pour ceux qui ne
sont pas rendus à leur place, la coulpe.
Moi, rien ne me presse, ruminait Durtal, car il
savait à peu près par la fête du jour, vérifiée, la
veille, sur l' ordo, l' étendue du spacieux office
qu' est matines accompag de laudes. Il durait, en
effet, plus ou moins ; quelquefois, pour certains
semi-doubles, tout était terminé à cinq heures dix
minutes ; d' autres fois, alors qu' il s' agissait d' une
grande fête, il y en avait jusqu' à six heures moins
le quart ; la fin était annone par l' angelus ; et
aussitôt les messes commençaient.
Je ne suis, en conscience, tenu qu' à venir, les jours
de communion, assister à la première messe,
continuait-il ; mais je serais désolé de manquer
les laudes et, sur cette remarque, il finissait par
s' arracher du lit.
Quand le temps était beau et que le soleil était
levé, il n' était pas difficile d' être présent aux
heures canoniales de l' aube ; mais, l' hiver, par ces
jours la nuit ne cesse plus, dans cette église,
dénuée de paillassons, jamais chauffée et
atrocement humide, car elle ne reposait sur aucune
crypte, c' était plutôt pénible ; et encore Durtal
s' estimait-il heureux, à l' abri
p234
dans cette nef, qui paraissait tiède et douillette,
alors que l' on s' y réfugiait, après avoir é piqué
jusqu' au sang par la bise du dehors.
Il y avait de ces nuits de campagne sinistres, sans
lune, où l' on trébuchait, où l' on se cognait sur un
mur que l' on croyait bien loin. Ces nuits-là, il se
perdait en chemin ; sa lanterne l' égarait plus qu' elle
ne l' éclairait ; elle semblait repousser les
ténèbres à deux pas devant elle et les épaissir
après ; et, les jours de giboulée, l' on avançait,
aveuglé, au hasard sous la tourmente, changeant la
lanterne de main pour réchauffer dans la poche les
doigts gourds, pataugeant dans les ornières, luttant
avec les caoutchoucs dans les flaques. Le quart
d' heure de marche pour gagner l' église était
interminable. Cahin-caha, il atteignait pourtant le
porche du sanctuaire. Là, il était guidé par un
point de feu, le trou de la serrure qui scintillait
tel qu' une braise dans le noir de la porte ; et
c' était avec joie qu' il éteignait sa lanterne et
tournait le loquet.
Au sortir de l' ombre, au bout de la nef obscure,
l' abside resplendissait. Des lampes allumées
au-dessus des stalles rabattaient avec leurs
abat-jour les lueurs sur les moines immobiles et
l' impression de ces chants de pitié et de louange
éclatant dans un village endormi,
p235
loin de tout, tandis que la neige assoupissait,
derrière la porte, tous les bruits, était, en
quelque sorte, radieuse comme une oeuvre angélique
et, comme une oeuvre surhumaine, accablante.
Durtal arrivait généralement vers la fin des
matines, alors que les religieux debout entonnaient
l' hymne brève le " te decet laus " et aussitôt après
l' oraison, l' on chantait les laudes.
Cet office, compotel que celui des vêpres, avec
les psaumes et les antiennes, un cantique de l' ancien
testament, changé suivant les jours, puis les trois
psaumes d' exaltation, que ne pare aucune
doxologie, le capitule, le répons bref, l' hymne
différente, selon que l' on est en été, ou en hiver
et enfin, à la place du magnificat, le benedictus
et son antienne, était un office superbe, supérieur
à celui de vêpres, en ce sens que ses psaumes avaient
une signification précise que ne décidaient point
ceux du service des soirs.
En dehors des psaumes de louanges qui avaient
baptisé de leur nom les laudes, les autres faisaient
tous, en effet, allusion au lever du soleil et à la
surrection du Christ ; et il n' était point de
prière du matin plus concentrée, plus précise, plus
belle.
Si Durtal avait jamais pu sérieusement douter de
p236
la puissance des oraisons liturgiques, il devait bien
constater qu' elle existait en ce splendide office,
car c' était, après l' avoir écoutée, une légèreté
d' élans, une griserie d' âme, une sorte de mise en
train pour participer plus activement à la
sanctimonie du sacrifice, pour nétrer plus de
l' avant dans l' éloquent mystère de la messe.
Et à la fin des laudes, dans le silence du choeur,
tombé comme mort, avec ses moines agenouillés, la
tête dans les mains ou le front poli par la lumière
sur le pupitre, l' angélus dégageait du clocher ses
trois volées de sons et alors, à leur dernier
tire-d' ailes qui se prolongeait dans la nuit, tous se
redressaient et les ptres allaient se vêtir pour
dire la messe. Les convers et parfois les novices
les servaient ; et c' était souvent le père Abbé,
assisté par deux moines, qui célébrait, au grand
autel, la première.
Mme Bavoil était friande de celle-là, parce qu' elle
y baisait, en communiant, l' anneau du père Abbé ;
et, plus courageuse que son maître, elle y
descendait, chaque jour ; il est vrai qu' elle
prisait et les lanternes et les ciels d' encre ;
elle était semblable aux chats qui regardent le
soleil sans broncher et voient dans les ténèbres ;
elle marchait son petit pas que n' arrêtait
p237
aucune rafale, que n' aclérait aucun gel ; elle
traînait d' ailleurs tant de manteaux, tant de capes
et de fichus entassés, les uns sur les autres, qu' elle
ne pouvait être transpercée par les fils les plus
aigus des pluies.
-quand vous aurez avalé votre café, notre ami,
disait-elle, alors qu' ils revenaient ensemble de
l' église, il n' y paraîtra plus ; et le fait est
qu' il y avait un moment exquis, ce moment où,livré
de cette course dans les frimas et l' ombre, Durtal
s' asseyait dans son cabinet de travail, devant une
cheminée où les pommes de pins craquaient et
s' émiettaient en de rouges écailles dans les flammes
orangées des bûches ; et déjà réchauffé, il
dégustait, en mangeant une tranche de pain, une
allègre tasse de café noir.
-pour une fois, l' horaire se modifie, dit, un matin,
Mme Bavoil ; car nous voici à la veille de noël.
à quelle heure auront lieu les matines ?
-ce soir, à dix heures.
-l' office est-il dans les bréviaires que nous a
légués notre père, l' abbé Gévresin ?
-oui et non ; il y est ; mais je dois vous prévenir
que les matines monastiques diffèrent de celles du
romain ; les psaumes varient ainsi que les antiennes
et si les leçons sont les mêmes, elles sont coupées de
p238
façon autre ; puis, il y a le chant de la généalogie,
et une hymne brève que le textuaire de Rome ignore.
Vous ne pouvez donc suivre les matines avec les
livres du brave abbé ; mais je vous prêterai, si
vous voulez, un vieux bréviaire du dix-huitième
siècle, en latin et français, à l' usage des religieuses
bénédictines de France. Il est volumineux, mais
exact.
-s' il y a le français, c' est mon affaire ! Alors,
nous descendrons vers dix heures moins le quart ?
-moi, non ; car il faut que j' aille me confesser ;
je me rendrai au cloître à neuf heures, afin d' y
joindre le père Felletin dans sa cellule.
Et, en effet, le soir, Durtal alluma sa lanterne et,
emmitouflé dans un caban de conducteur d' omnibus,
il s' en fut barboter dans la bourbe. Je ne sais pas,
se dit-il, si le frère Arsène se tient, à cette
heure, à la porterie ; c' est peu probable ; il sera
plus sage de passer par l' église et d' ouvrir avec
ma clef la porte qui donne sous le clocher.
Il gagna donc l' église. Là, au fond du choeur éclairé
par un fumignon, dom D' Auberoche préparait une
pétition de la cérémonie avec ses novices. Il les
faisait évoluer, tourner, saluer, s' agenouiller,
devant le trône de l' Abbé, puis défiler devant
l' autel, en esquissant des
p239
inclinations médiocres ou profondes et des
vérences plus ou moins accentuées, à telle ou telle
place.
Et il leur enseignait à lancer, en s' agenouillant, un
petit coup de reins pour ramener la robe en arrière
et cacher les pieds ; et lorsque le mouvement du
corps projeté en avant était raté, il s' agenouillait
devant eux afin de leur montrer la fon de s' y
prendre et il leur désignait, en tournant la tête,
la place couverte de ses talons.
Oh, je suis tranquille, murmura Durtal, il n' y aura
pas d' anicroches ; mais quel tintouin il s' inflige,
le pauvre père !
Il descendit les quelques marches qui menaient à
la première porte du clocher ; celle-là, n' était
jamais fermée qu' au loquet ; il tomba dans une sorte
de vestibule voûté à des hauteurs énormes et le long
des murailles duquel flottaient d' énormes cordes pour
sonner les cloches et il ouvrit avec son
passe-partout la seconde porte communiquant
directement, celle-là, avec le cloître.
Il était désert et aucun quinquet n' éclairait les
arcades. L' ombre encapuchonnée de Durtal se cassait,
aux lueurs de sa lanterne, immense et cocasse, contre
les murs. Il longea le réfectoire ; un rais de
lumière
p240
courait sous la porte et l' on y entendait des bruits
de pas.
-fichtre, se dit-il, est-ce que l' on soupe ? Je ne
vais point alors rencontrer dom Felletin. Il
atteignit l' escalier, monta au premier et frappa
doucement à l' huis du maître des novices. Nul ne
pondit.
Il éleva sa bougie pour vérifier la pancarte vissée
sur le panneau et qui énumère les lieux du couvent
le moine, absent de sa chambre, se trouve ; mais
le bâtonnet ficd' habitude dans le trou creusé en
face du nom de la pièce désignée sur le papier
pendait, sans rien indiquer, au bout d' une ficelle.
Comme il était autorisé à pénétrer dans la cellule
du père lorsque celui-ci lui avait assigné un
rendez-vous, il tourna la clef restée dans la
serrure, posa sa lanterne allumée sur le bureau,
s' assit sur une chaise et attendit.
Il regardait ce réduit où il était, tant de fois,
venu, une chambre blanche percée de deux portes,
l' une joignant la pièce au palier par lequel il
était entré, l' autre accédant au noviciat. Entre les
deux portes, s' étendait unchant lit de fer et une
paillasse sans draps sur laquelle était jetée une
couverture couleur de cataplasme. à regarder ce
grabat, il était évident que son ami couchait, tout
habillé, dessus ; il y avait en
p241
outre un lavabo de zinc, un prie-dieu, deux chaises
de paille, un assez grand bureau encombré de
paperasses et de livres ; sur les murs, étaient
cloués une croix de bois sans christ et un cadre de
sapin enfermant la vierge en couleur de beuron, une
madone pieuse et réservée, un peu fade mais avenante
et douce ; et c' était tout.
Ce qu' on le, ici, murmurait Durtal ; pourvu que
mon homme n' ait pas oublié le rendez-vous ; un
traînement de chaussons dans le couloir le rassura.
-je suis en retard, dit le religieux, mais nous
venons d' avaler au réfectoire, selon l' usage
traditionnel, un bol de vin chaud pour nous fouetter
le sang, car nous allons être sur pieds et chanter
jusqu' à l' aurore. Vous êtes prêt ?
-oui, père, répondit Durtal, qui s' agenouilla sur
le prie-dieu et se confessa : après lui avoir don
l' absolution, placidement, posément, parlant ainsi
que dans une conférence à ses novices, dom Felletin
traita de cet avent qui était mort et de cette fête
de noël qui allait naître.
Durtal s' était rassis et l' écoutait.
-ces quatre semaines, disait-il, qui représentent
les quatre mille ans écoulés avant la venue du
Christ
p242
sont enfin closes. Le 1er de l' an civil, le 1er
janvier du calendier grégorien est pour le monde un
sujet de liesse ; pour nous, le jour de l' an
liturgique, qui est le premier dimanche de l' avent,
fut un sujet de peines. L' avent, symbole d' Israël,
qui appelait, en se macérant et en jeûnant sous la
cendre, l' arrivée du messie est, en effet, un temps
de pénitence et de deuil. Plus de gloria, plus
d' orgue aux féries, plus d' ite missa est, plus de
te deum, à l' office de nuit ; nous avons adopté
comme marque de tristesse le violet et jadis, en un
signe plus énergique d' inquiétudes et de transes,
certains diocèses, ainsi que celui de Beauvais,
arboraient des ornements cendrés ; d' autres même,
ceux du Mans, de Tours, les églises du Dauphiné,
rencrissaient encore sur le sens des couleurs
désolées, en revêtant la teinte des trépassés, le
noir.
La liturgie de cette époque est splendide. Aux
détresses des âmes qui pleurent leurs chés, se
lent les clameurs enflammées et les hourras des
prophètes annonçant que le pardon est proche ; les
messes des quatre-temps, les grandes antiennes des
o, l' hymne des vêpres, le rorate coeli du salut, le
pons de matines du premier dimanche peuvent être
considérés parmi les plus précieux bijoux du trésor
des offices ;
p243
seuls les écrins du carême et de la passion
contiennent des orfèvreries aussi parfaites ; les
voici maintenant réintégrées dans leur cassette,
pour un an. L' allégresse des souhaits exaucés succède
aux anxiétés des échéances ; et pourtant tout n' est
pas achevé, car l' avent se réfère non seulement à la
nativité du Christ, mais aussi à son dernier
avènement, c' est-à-dire à cette fin du monde où il
viendra, selon le credo, juger les vivants et les
morts. Il sied, par conséquent, de ne point oublier
ce point de vue et d' enter sur la joie rassurante
du nouveau-né, la crainte salutaire du juge.
L' avent est donc à la fois le passé et le futur ; et
il est aussi, dans une certaine mesure, le présent ;
car cette saison liturgique est la seule qui doive
subsister, immuable, en nous, les autres
disparaissant avec le cycle qui tourne ; l' année,
elle-même, se termine, mais sans que jusqu' ici
l' univers disparaisse en unfinitif cataclysme ;
et, de générations en générations, nous nous en
repassons l' angoisse ; nous devons toujours vivre
en un éternel avent, car, en attendant la suprême
débâcle du monde, il aura son accomplissement en
chacun de nous, avec la mort.
La nature me a pris à tâche de symboliser les
soucis de cette saison que nous vécûmes ; la
décroissance
p244
des jours fut comme l' emblème de nos impatiences
et de nos regrets ; mais les jours s' allongent au
moment où Jésus naît ; le soleil de justice dissipe
les ombres ; c' est le solstice d' hiver et il semble
que la terre, délivrée de persistantes ténèbres, se
jouisse.
Nous devons donc, ainsi qu' elle, oublier pour
quelques heures la menaçante pensée des châtiments,
ne songer qu' à cet événement inexprimable, d' un dieu
devenu un enfant pour nous racheter.
Mon cher ami, vous avez bien préparé votre office,
n' est-ce pas ? Vous avez délu les exquises
antiennes des matines ; vous m' entreteniez tout à
l' heure, en confession, de vos défiances et de vos
distractions pendant le chant des psaumes ; vous vous
plaigniez du chagrin que vous éprouviez à ne pas vous
croire suffisamment imprégné de l' atmosphère
temporale ; vous vous demandiez si la routine
n' annihilait pas l' efficace de vos oraisons ? Vous
chercherez donc toujours à liarder avec vous-même !
Mais, voyons, je vous connais assez pour savoir que,
cette nuit, vous tressaillerez d' aise, rien qu' en
entendant l' admirable invitatoire de l' office.
Avez-vous donc besoin de vous appesantir sur chaque
mot, de soupeser chaque répons ? Ne sentez-vous pas
la présence de Dieu, en cet
p245
enthousiasme qui n' a rien à démêler avec la discussion
et l' analyse ? Ah ! Vous n' êtes pas simple avec lui !
Vous aimez mieux que personne les proses inspirées
des heures et vous voulez vous convaincre que vous
ne raisonnez pas assez pour les aimer. C' est fou !
Vous n' aboutirez, avec de tels soupçons, qu' à vous
briser tout élan ; et prenez garde, car c' est la
maladie du scrupule-dont vous avez tant souffert
à la trappe-qui revient !
Soyez donc meilleur enfant avec vous-même et
moins pincé avec Dieu. Il n' exige pas que vous
démontiez, ainsi que des pièces d' horlogerie, les
sujets de vos suppliques et que vous vous
chantourniez l' entendement quand vous commencez de les
dire. Il vous mande seulement de les réciter ; tenez,
un exemple ; choisissons une sainte dont vous ne
cuserez pas la compétence, sainte Térèse ; elle
ignorait le latin et ne souhaitait point que ses
filles l' apprissent ; et les carmélites psalmodient
cependant l' office en cette langue. Avec la minutie
de vos conjectures, elles prieraient mal, alors !
La vérité est qu' elles savent, qu' en agissant de la
sorte, elles chantent les louanges du seigneur et
l' implorent pour ceux qui ne l' implorent point et
cela suffit ; elles saturent de ces pensées ces
p246
mots dont elles ne saisissent pas d' une façon précise
le sens et qui rendent leurs désirs d' une manière
absolue pourtant ; elles rappellent à Jésus ses
propres assurances et ses propres plaintes. Leurs
prières lui présentent-si j' ose dire-une traite
qu' il signa de son sang et qu' il ne peut laisser
protester ; ne sommes-nous pas, en effet, les
créanciers de certaines promesses de ses évangiles ?
Seulement... seulement... continua le moine, après
un silence, comme se parlant à lui-même, ces
promesses dues à l' immensité de son amour veulent,
pour qu' elles se réalisent, que nous usions envers
lui d' un juste retour-mesuré à notre aune,
cependant-car, quelle misérable répercussion de
l' infini, nous portons en nous ! Ce pauvre amour, il
ne s' obtient que par la souffrance. Il faut souffrir
pour aimer et souffrir encore lorsque l' on aime !
Mais oublions tout cela ; n' assombrissons pas la
joie de ces quelques heures ; nous reviendrons à
nous, après ; songeons d' abord à cette incomparable
veille, à ce noël, qui a fait pleurer
d' attendrissement tous les âges. Les évangiles sont
brefs ; ils nous relatent les événements sans
flexions et sans détails ; il n' y avait pas de
place à l' hôtellerie et c' est tout ; mais quelle
p247
merveilleuse chair liturgique s' est enroulée autour
de ce noyau qui paraissait si sec ! L' ancien
testament est venu compléter le nouveau ; et, ici,
c' est l' inverse de ce qui s' opère d' habitude ; ce
sont, contrairement à tous les pdents, les textes
antérieurs qui parachèvent ceux qui les suivent ; le
boeuf, l' âne, ce n' est pas à saint Luc mais à
Isaïe que nous les devons ; et ils nous demeurent
à jamais acquis dans " l' o magnum mysterium " , l' un
des plus magnifiques répons du 2e nocturne de cette
nuit.
Ah ! La radieuse beauté de la théophanie ! Alors que
Jésus vient de naître et qu' il ne peut encore
parler, il symbolise d' une façon immédiate, par un
acte matériel, les enseignements qu' il proclamera
si clairement plus tard. Son premier soin est de
mettre en pratique et de confirmer par un exemple le
chant de gloire de sa mère " l' exaltavit humiles " du
magnificat !
Sa première pensée est une pensée de déférence
envers elle. Il veut justifier devant tous le cri de
victoire de la vierge et il atteste aussitôt, en
effet, que les petits sont ses préférés et qu' ils
doivent passer devant lui avant les grands. Il
certifie que les riches auront plus de mal que les
pauvres à être admis en sa présence et il le fait
comprendre, en imposant
p248
un long voyage à ces souverains et à ces savants que
sont les mages, alors qu' il dispense de ces fatigues
et de ces périls les pâtres qu' il convie, les
premiers, à l' adorer et il rehausse la hiérarchie
des humbles, en déléguant pour les conduire auprès de
lui, non plus la lueur silencieuse d' une étoile, mais
une troupe extasiée d' anges !
Et l' église se conforme aux desseins du fils. En
cette nuit de noël, les mages ne se manifestent qu' à
la cantonade et il ne sera vraiment question d' eux,
ils n' auront vraiment un office leur appartenant en
propre qu' à la fête de l' épiphanie. Aujourd' hui, tout
est pour les bergers.
Ajoutons qu' à son tour, Marie a toujours ratifié ce
signe, car dans les plus célèbres de ses
apparitions, elle s' est toujours adressée à des
gardiennes de troupeaux, non à des savants, à des
monarques, ou à des femmes riches.
-sans doute, père, dit Durtal, mais pourtant
permettez-moi une observation. La leçon d' humilité
que vous mentionniez tout à l' heure a tout deme
été un peu perdue. Le moyen-âge qui inventa tant de
légendes sur les rois mages, n' en a pas imaginé une
seule pour les pauvres pasteurs ; les reliques des
mages,
p249
promus au rang des saints, sont encore vénées à
Cologne et personne ne s' est jamais occupé de savoir
ce qu' étaient devenus les restes des modestes pâtres
et ne s' est demandé s' ils n' étaient pas, eux aussi,
des saints !
-c' est vrai, fit en souriant, le moine. Que
voulez-vous, l' humanité raffole du mystère ; les
mages étaient si énigmatiques, si étranges que tout
le moyen-âge avé de ces potentats qui
représentaient, pour lui, le comble de la richesse et
l' apogée de la puissance ; et il a oublié les bons
bergers qu' il ne pouvait concevoir différents de
ceux qu' il voyait, tous les jours. C' est l' éternelle
chanson : les premiers devant Dieu sont les
derniers devant les hommes.
Allez en paix, communiez, mon cher enfant, et priez
pour moi.
Durtal se leva pour prendre congé.
-à propos, dit dom Felletin, j' ai eu quelques
renseignements sur l' effet produit dans le public par
la lettre du pape relative à la loi des
congrégations. On a bien compris qu' elle énonce, en
termes plus adoucis, plus diplomatiques, ce
qu' affirme plus rigoureusement l' interview de
Des Houx, dans le matin. on Xiii retirera
à la France le protectorat de l' Orient,
p250
si elle touche aux ordres ; c' est vous dire que
devant un tel ultimatum, le gouvernement reculera et
que le danger dont nous menaçait la franc-maçonnerie
s' éloigne.
-et si le ministère, convaincu que sa sainteté
lâchera pied à la première alarme, persiste à faire
voter cette loi ?
-ah ! Vous êtes difficile à convaincre !
-allons, que le seigneur vous entende !
Durtal serra la main du confesseur et descendit
l' escalier qui menait au cloître. Il aperçut sous les
galeries un cierge qui marchait et il reconnut le
roféraire, le petit frère Blanche. Il s' avançait,
devant le père D' Auberoche, en coule, qui tenait sur
un plateau des reliques enveloppées d' un voile et
ils se dirigeaient ainsi que lui vers l' église.
L' abside ressemblait alors à une ruche ; les novices
mettaient la main aux derniers préparatifs de la
fête ; c' était dans le choeur mal éclairé, comme un
pullulement noir. Tous s' écartèrent et le
bourdonnement cessa, quand dom D' Auberoche passa
et déposa son plateau sur l' autel ; il ôta la
serviette de lin, campa entre les flambeaux, des
phylactères de vermeil et de bronze doré et des
novices allumèrent, pour honorer
p251
et pour signaler aux fidèles la présence des
reliques, des veilleuses d' or pâle, aux coins de
l' autel.
Et le père D' Auberoche fit, avant de se retirer, un
beau salut à ces pieux détriments, puis une
génuflexion, en bas, devant le tabernacle ; et le
père sacristain commença d' allumer les lampes et les
cierges.
Bientôt le fond du sanctuaire fut en feu.
Tendu d' un tapis d' Orient qui recouvrait ses
marches et les pavés du choeur, l' autel, paré de
candélabres et de plantes vertes, rutilait ; sur la
table, les ornements sacerdotaux dure Abbé
étaient rangés et les deux mitres, l' auriphrygiate et
la précieuse, brasillaient, l' une du côté de
l' épître, l' autre, du côté des évangiles, à chaque
bout.
Le choeur était habillé de tentures blanches à
franges et, à gauche, érigé sur trois degrés, le
trône abbatial, la cathedra de velours rouge,
surmontée d' un baldaquin, se détachait sur la
draperie blanche, coupée, lucarnée, en quelque sorte,
au-dessus du dossier, par un cartel figurant les
armes de l' Abbé, peintes.
La place habituelle du rérendissime, un peu en
avant des stalles de ses moines, étaitcorée de
velours rouge, à crépines d' or, comme le trône ; et
un prie-dieu attifé d' une étoffe verte, se dressait
devant l' autel.
p252
-oh, oh ! Se dit Durtal ; voici les signes des
grands jours, car ici, le tapis de Smyrne et le
prie-dieu vert constituent le summum de la
hiérarchie des fêtes.
Les cloches sonnaient. Une file de religieux, en
aube, le père prieur en tête, sortit de la sacristie
et se dirigea vers la porte de l' église ouvrant sur
le cloître, pour présenter l' eau bénite à l' Abbé.
La nef s' emplissait de paysans ; le curé classait
les enfants sur les bancs ; c' était dans l' église, un
brouhaha de sabots et de bottes. M Lampre perça la
foule et vint s' installer près de Durtal. Le très
noble baron des Atours, accompagné de sa famille,
entrait. Il jetait un regard protecteur sur ces
manants qui s' effaçaient devant lui ; sa face de
vieux capitaine d' habillement s' abattit, une fois
agenouillé, au premier rang des chaises, entre ses
dix doigts qui bientôt se disjoignirent, les uns pour
tirer la brosse à dents de sa moustache, les autres
pour caresser la boule lisse de son crâne. Sa femme
était d' une distinction problématique et sa fille
d' une laideur sûre ; elle ressemblait à la maman,
avec quelque chose de plus provincial encore et de
plus gnolle ; et le fils, un bon jeune homme,
instruit dans les plus dévotes institutions, se
balançait debout, les mains gantées, sur le pommeau
de sa canne dont
p253
l' extrémité s' enfonçait dans la paille malade de
la chaise.
On se demandait si ces gens savaient lire, car ils
n' avaient aucun livre et se bornaient à égrener,
qu' ils fussent, à la messe, aux matines ou aux
pres, de précieux chapelets, montés sur argent, et
qui simulaient, avec le cliquetis de leurs
dailles, un bruit de cheval secouant son mors.
Et, tout à coup, l' orgue éclata en une marche
triomphale ; l' Abbé pénétrait dans la nef, précédé
de deux maîtres des cérémonies entre lesquels
marchait le porte-crosse, en aube, les épaules
couvertes de la vimpa, une écharpe de satin blanc
à revers de soie cerise dont les très longs pans,
ramenés sur la poitrine, servaient à envelopper la
tige de la crosse ; et l' Abbé dont la grande traîne
noire était portée par un novice bénissait, au
passage, les fidèles agenouillés qui se signaient.
Et lui-même était allé se mettre à genoux sur le
prie-dieu et toute sa cour de cérémoniaires, de
chapiers, de religieux en aube, s' agenouillait aussi
et l' on ne voyait plus qu' une volute d' or, dominant
un champ de lunes mortes, la crosse debout
au-dessus des larges tonsures, rondes et blanches, des
têtes.
p254
à un signal du p. D' Auberoche, frappant légèrement
dans ses mains, tous se relevèrent ; l' Abbé gagna
son trône près duquel se postèrent les trois diacres
d' honneur ; et le prie-dieu vert fut remisé.
Le choeur était plein ; les deux rangs des stalles
du haut étaient occupés, de chaque côté, par les
coules noires des profès et des novices, celles du
bas par les coules brunes des convers et,
au-dessous d' eux, sur des bancs, fulminaient les
robes vermillon des enfants de choeur ; et c' était,
dans l' espace laissé vide, les allées et venues des
rémoniaires et du porte-crosse, le va-et-vient des
autres porte-insignes, du porte-bougeoir et du
porte-mitre ; et ces exercices étaient si
expertement réglés que, dans une étendue très
restreinte, tous évoluaient, se croisaient, les
uns dans les autres, sans jamais se gêner.
L' Abbé commença l' office.
Ainsi que l' avait prévu le père Felletin,
l' enchantement de l' invitatoire agit aussitôt sur
Durtal. On chantait le psaume habituel " venite
exultemus " conviant les chrétiens à adorer le
seigneur, coupé, après chaque strophe, par le refrain,
tantôt abrégé, " le Christ nous est né " , tantôt
complet " le Christ nous est né, adorons-le " .
p255
Et Durtal écoutait ce psaume magnifique, rappelant
la création du seigneur et ses droits. Sur une
lodie vaguement dolente et d' une affection si
affirmative et si respectueuse, les merveilles de
Dieu se déroulaient et aussi ses plaintes sur
l' ingratitude de son peuple.
La voix des chantres énumérait ses prodiges : " la mer
est à lui, c' est lui qui l' a faite et la terre est
l' oeuvre de ses mains ; venez, adorons le seigneur,
prosternons-nous devant lui ; pleurons devant le
seigneur qui nous a créés, car c' est lui qui est le
seigneur, notre dieu et, nous, nous sommes son
peuple et les brebis de son pâturage. "
et le choeur reprenait : " le Christ nous est né,
adorons-le. "
et, après l' hymne glorieuse de saint Ambroise le
" christe redemptor " , l' office solennel s' ouvrit
vraiment. Il se partageait en trois veilles ou
nocturnes, composés de psaumes, de lectures ou de
leçons et de répons. Ces nocturnes décelaient un sens
spécial. Durand, le vieil évêque de Mende du
treizième siècle, les explique clairement dans son
rational. Le premier nocturne allégorisait le temps
écoulé avant la loi donnée à Moïse et, au
moyen âge, l' autel était dissimulé sous un voile
noir qui symbolisait les ténèbres de la loi
p256
mosaïque et la condamnation prononcée contre
l' homme, dans l' éden ; -le second signifiait le
temps passé depuis la loi écrite et l' autel était
alors caché sous un voile blanc parce que l' ancien
testament éclairait déjà avec les lueurs furtives
de ses propties l' homme déchu ; -le troisième
spécifiait l' amour de l' église, les grâces du
Paraclet et l' autel se robait sous une nappe de
pourpre, emblême de l' esprit saint et du sang du
sauveur.
L' office se dévidait, tantôt psalmodié et tantôt
chanté. Il était d' un ensemble splendide ; mais la
suprême beauté il la réservait plus spécialement
pour le chant ou lecit de ses leçons.
Un moine descendait de sa stalle, conduit par un
rémoniaire, devant un pupitre placé au milieu du
choeur, et, là, il chantait ou récitait-on ne
savait quel terme employer-car ce n' était plus
absolument de la psalmodie et ce n' était pas tout à
fait du chant. La phrase se dépliait sur une sorte
de mélodie grave et languide, lente et plaintive et,
en fermant les yeux, en écoutant ces airs qui en
étaient à peine, c' était un dodelinement de l' âme,
étrange, un serré de coeur très doux, un bercement
finissant tout à coup, comme par une larme, sur une
note triste.
p257
Ah ! Il avait raison, dom Felletin ! Quel superbe
office et quelle radieuse nuit ! Alors que le vieux
monde pèche ou dort, le messie naît et des bergers,
éblouis, l' adorent ; et, au même moment, ces
personnages mystérieux, ces êtres de rêve, annoncés
bien avant saint Matthieu par Isaïe et par le
psalmiste qui les qualifie de rois de Tharsis,
d' Arabie et de Saba, galopent, surgissant d' on ne
sait où, sur des dromadaires, à la suite d' une
étoile, dans la nuit, pour adorer à leur tour
l' enfant et disparaître dans un chemin autre que
celui par lequel ils sont venus.
En a-t-elle suscité des controverses cette étoile !
Mais ce que toutes les hypothèses des astronomes
me semblent, avec leurs inévitables bévues,
inhabiles et ce que je leur préfère l' idée du
moyen âge, extraite du livre apocryphe de Seth et
reprise par saint épiphane et l' auteur du
commentaire imparfait de saint Matthieu. Eux,
pensaient que l' astre de Bethléem était apparu aux
mages avec la figure d' un enfant assis, sous une
croix, dans une sphère rayonnante de feux ; et les
primitifs représentèrent, en effet, pour la plupart,
cette constellation sous cette forme, Roger Van
Der Weyden, dans un des volets de sa merveilleuse
nativité du musée de Berlin, pour en citer, au
hasard, un.
p258
Durtal fut tiré de ses réflexions par un flux et
reflux de moines dans le choeur. L' on habillait le
père Abbé. Lemoniaire, debout, devant l' autel,
enlevait les vêtements qui y étaient posés, l' aube,
le cordon, l' étole, la chape et les distribuait à des
novices qui, à la queue-leu-leu, les présentaient,
après s' être agenouillés devant le trône, aux
habilleurs.
Débarrassé de sa longue cape noire et affublé de
l' aube blanche, dom Anthime Bernard, apparaissait
encore plus grand ; il dominait toute l' église, du
haut de son siège, et, après qu' il se fut ceint
du cordon, dans le mouvement qu' il fit avec son
bras pour remettre autour de son col sa croix
pectorale que l' un des liturges lui tendait et qu' il
baisa, la bague de sa main, allue par le feu des
cires, jeta un éclat bref. Le porte-mitre, les
épaules maintenant enveloppées d' une écharpe
semblable à celle du porte-crosse et dont les pointes
reployées ainsi que des pointes de châle, devaient
lui couvrir les doigts pour offrir la mitre ou la
reprendre, alors que l' on en décoifferait l' Abbé,
s' avança, sur un signe du p. D' Auberoche, près du
trône ; et, après avoir endosl' étole et la
chape, le révérendissime entonna le te deum.
Ici, Durtal était bien obligé de modérer son
enthousiasme,
p259
car des souvenirs l' assaillaient et le te deum
des cloîtres ne soutenait pas la comparaison avec
celui des églises de Paris, riches. Il est certain,
se disait-il, que cet hymne est autrement imposant,
à saint-Sulpice, par exemple, quand, soulee par
l' ouragan des orgues, la maîtrise, renforcée de tout
le séminaire, le chante et il en est de même du
magnificat royal si majestueux et d' une autre
ampleur que ces pauvres magnificat, si maigres, si
peu étoffés, du répertoire de Solesmes.
Il faudrait d' ailleurs des centaines de religieux
ayant, tous, de la voix pour projeter ces énormes
et ces magnifiques pièces et trouver d' aussi
puissantes masses chorales dans les monastères ?
Ce désenchantement ne dura guère, car l' Abbé,
entouré des chapiers, des maîtres des cérémonies, des
roféraires, du porte-bougeoir chantait, ainsi que
devant un pupitre, " la généalogie du Christ " dans
l' évangile que tenait de ses deux mains, en
l' appuyant sur son front, un moine ; et, dans la
lopée étrange et marrie, monotone et câline,
passaient de singulières figures de patriarches
suscitées, comme un coup d' éclair, par l' appel de
leurs noms et ils retombaient, aussitôt qu' un autre
leur succédait, dans l' ombre.
Et lorsque la lecture fut terminée, alors que l' on
p260
ôtait la chape du père Abbé pour lui substituer une
chasuble, le choeur chanta l' hymne brève, d' origine
grecque, le " te decet laus " et, sur l' oraison du
jour et le " benedicamus domino " , l' office fut clos.
Les quatre principaux chantres qui étaient allés se
tir à la sacristie étaient revenus et dom
Ramondoux, le préchantre, avait planté, dans un
anneau près de sa place, l' insigne de son grade, une
tige de cuivre surmontée d' une statuette de saint
nigne, leton du préchantre.
Et il était, lui et les autres, assis sur des
chaises, haussées d' une marche et à dossiers très
bas, installés derrière la barre de communion, à
l' entrée du choeur, en vis-à-vis de l' autel. Ils
tournaient ainsi le dos au public, des dos
splendides aux moires frissonnantes, ocellées dans
leur ton d' argent de cercles de soie cerise dans
lesquels étaient brodés en fils d' or les
monogrammes gothiques de Jésus et de la vierge.
Ils quittèrent leur siège et, en rond, debout au
milieu du choeur, ils chantèrent, tandis que l' Abbé,
entouré de sa cour, commençait la messe, l' introït.
Quand on fut arrivé au kyrie eleison, les fidèles
s' embrarent et les filles et les garçons du
village, conduits par le père curé, soutinrent les
moines. Il en fut de même pour le credo. Durtal
eut, à ce moment,
p261
la vision précise d' un retour très en arrière, d' un
hameau chantant les mélodies de saint Grégoire,
au moyen âge. évidemment, cela n' avait pas la
perfection du chant de Solesmes, mais c' était autre
chose. à défaut d' art, c' était de la projection
d' âme un peu brute, d' âme de foule, émue pour un
moment ; c' était la reviviscence pendant quelques
minutes d' une primitive église où le peuple, vibrant
à l' unisson de ses prêtres, prenait une part
effective aux cérémonies et priait avec eux, dans le
me dialecte musical, dans le même idiome ; et
c' était, à notre époque, si parfaitement inattendu
que Durtal croyait, en les entendant, s' évaguer,
une fois de plus, dans un rêve.
Et la messe se déroulait dans le bruit de grandes
eaux des orgues ; l' Abbé, tantôt au trône, tantôt
devant l' autel ; l' Abbé chauset ganté de blanc ;
tête nue ou coiffé d' une mitre orfrazée, puis d' une
mitre couturée de gemmes ; l' Ab, les mains jointes
ou tenant sa crosse qu' il remettait ensuite au
novice agenouillé qui lui baisait sa bague. Une
fue d' encens voilait les lancettes en ignition
des cierges et les veilleuses des reliques dardaient
deux flammes de topaze dans la nuée bleue. Au travers
des flocons de parfums qui montaient sous les voûtes
l' on apercevait la statue d' or immobile, au
p262
bas des marches, du sous-diacre portant la patène
dans un voile qu' il levait jusqu' à la fin du pater,
devant ses yeux, symbolisant ainsi l' ancien
testament dont il est l' image, comme le diacre est
la figure du nouveau, montrant de la sorte que la
synagogue ne pouvait voir s' accomplir les mystères
de l' église ; et la messe se poursuivait, tous les
enfants de choeur, agenouillés, à la file, avec un
cierge allumé, durant l' élévation qu' annonçait dans
la nuit, le son des cloches ; c' était enfin, à
" l' agnus dei " l' Abbé donnant à l' autel le baiser de
paix au diacre qui descendait les marches et
l' imposait à son tour au sous-diacre, lequel, conduit
par un cérémoniaire, dans les stalles des moines,
embrassait le plus élevé en grade et celui-ci
transmettait le baiser aux autres qui s' accolaient
et se saluaient ensuite, en joignant les mains.
Ici, Durtal ne regarda plus rien ; le moment de la
communion était proche ; les fusées des sonnettes
éclataient dans l' abside ; les novices et les
convers, deux par deux, s' ébranlaient ; le diacre,
courbé devant l' Abbé, chantait sur un mode plus
bizarre que contrit, " le confiteor " ; et devant une
longue nappe, saisie, à chaque bout, par un
religieux, tous s' agenouillaient pour communier.
Puis ce fut la descente de l' autel de
p263
l' Abbé, suivi de son cortège d' officiants, et
distribuant l' eucharistie aux fidèles, tandis que
derrière lui, se rangeait, cierges au poing, la
troupe des petits servants de choeur.
Un bruit de galoches et de sabots qui couvrait la
voix dure Abbé emplissait l' église. L' on
entendait, prononcé à l' italienne, en ous, " corpus
christi " et le reste s' éteignait dans un vacarme de
pas ; et revenu à sa place, Durtal oublia la
liturgie, la messe, se bornant à implorer du
seigneur le pardon de ses fautes et le
bannissement de ses maux.
Il revint vaguement à lui alors que le père Abbé,
mitré, debout, appuyé sur sa crosse, chantait la
bénédiction pontificale :
-sit nomen domini benedictum.
Et tous les moines répondaient :
-ex hoc nunc et usque in saeculum.
-adjutorium nostrum in nomine domini.
-qui fecit coelum et terram.
-benedicat vos, omnipotens deus, pater et filius
et spiritus sanctus.
Et à chaque nom des personnes invoquées, il traçait
en l' air sur la foule un signe de croix, à droite,
au milieu, à gauche, de l' autel.
p264
Durtal, tandis que l' on pludait aux laudes, se
retira. Il ne sentait plus ses pieds, tant il avait
froid. Mme Bavoil vint le rejoindre avec les
lanternes qu' ils allumèrent, à la sortie. La nuit
était glaciale, la neige tombait. Attendez-nous !
-c' était Mlle De Garambois qui, emmitouflée de
fourrures et accompagnée de son oncle, les appelait.
-je vous emmène à la maison, reprit-elle, non
pour souper, ce qui serait peu monastique, mais pour
boire un verre de punch chaud, devant un bon feu.
Ils partirent, à la suite les uns des autres, par un
sentier qui s' effaçait déjà sous la neige ; l' on
apercevait dans toutes les directions des lumières
qui couraient et, au loin, les auberges jaillissaient
avec leurs carreaux rouges, dans le noir.
Sous prétexte de punch, la brave hôtesse avait
accumulé sur une table des masses de pâtisseries et
de viandes froides.
La salle à manger était quiète ; c' était la salle à
manger bourgeoise, avec le buffet et les chaises
Henri Ii, mais les flambes joyeuses des pins
grimpaient, en embaumant lasine, dans l' âtre ;
Durtal se rôtissait les souliers.
-nous sommes victimes d' un guet-apens, disait,
p265
en riant, Mme Bavoil ; c' est d' un véritable souper
que notre amie nous menace ; enfin, le jour de la
nativité, un peu de gourmandise est permis.
Mais elle se contenta, malgré toutes les instances,
d' avaler un bout de fromage et de pain.
La neige continuait à choir ; les feux des lanternes
avaient disparu sur les routes ; des hurlements
d' ivrognes retentissaient de toutes parts ; les
paysans ribotaient, au sec.
-quel dommage ! Ils étaient si bien tout à l' heure,
quand ils chantaient avec les religieux, remarqua
Mme Bavoil.
-oh ! S' exclama Durtal, ne nous emballons pas.
Ceux qui chantaient à l' église sont ceux que le
cloître emploie. Ils vont à la messe pour inspirer
confiance auxres, mais attendez que les moines
soient partis...
-dans tous les cas, en admettant, contre toute
vraisemblance que ces gaillards-là soient de bonne
foi, ils seraient bien dans la tradition du
moyen âge, fit M Lampre, car la piété n' excluait
pas une liesse un tantinet grossière chez nos
ancêtres, en Bourgogne surtout. Nous n' avions point
en ces temps, honnis par les imbéciles, le
bégueulisme. Savez-vous, Madame Bavoil,
qu' autrefois, avant la messe de ce jour, l' on
lébrait
p266
solennellement dans certaines églises la fête de
l' âne et, excusez du peu, l' auteur de l' office,
paroles et musique, n' était, ni plus, ni moins que
mgr Pierre De Corbeil, archevêque de Sens. Mais
oui, du treizième au quinzième siècle, le pauvre âne
a participé au triomphe du dempteur.
-quand je songe qu' il a servi de monture à Jésus,
murmura Mme Bavoil, j' ai envie de l' embrasser sur
les naseaux, lorsque je le rencontre.
-il y eut aussi la fête des fous, reprit M Lampre,
en riant ; les acteurs élisaient un évêque qu' ils
intrônisaient en des cérémonies ridicules ; et ce
bouffon bénissait dans la basilique, le peuple et
présidait à des offices dérisoires, tandis que les
paysans, barbouillés de moût et guisés en
bateleurs ou en ribaudes, l' enfumaient avec du cuir
de vieille savate, brûlé dans l' encensoir.
-je ne vois pas ce que de semblables bacchanales
pouvaient avoir de religieux, observa Mme Bavoil.
-mais si ; l' origine de ces parodies était
liturgique. L' âne était honoré à cause de l' ânesse
qui parla et fut, en quelque sorte, cause, par ses
remontrances, que Balaam énonça, devant le roi des
moabites, sa célèbre prophétie sur la venue du
messie. L' espèce asine, qui fut
p267
une des annonciatrices du Christ, l' assista dès
qu' il fut né, près de la cche, et le porta en
triomphe, le jour des palmes ; elle avait donc sa
place toute marquée dans l' anniversaire de noël.
Quant à la festivité des fous, elle s' appela de son
vrai nom la festivité du " deposuit " par allusion
au verset du magnificat " deposuit potentes de sede " .
Elle avait pour but d' abaisser l' orgueil et
d' exalter l' humilité. Les évêques, les prêtres
n' étaient plus rien, étaient comme déposés, ce
jour-là. C' était le peuple, les machicots et les
clercs de matines, qui étaient les maîtres et ils
avaient le droit, dont ils usaient, de reprocher
aux religieux et aux prélats, leurs prévarications,
leurs simonies, leurs péchés d' exception, d' autres
encore, peut-être. C' était le monde renversé ; mais,
en tolérant jusqu' au moment où elles dégénérèrent en
pures farces, ces parades revendicatrices, l' église
ne fit-elle pas preuve de condescendance et de
largeur d' esprit, ne montra-t-elle point, en
souriant de ces folies, combien elle était indulgente
pour les petits et combien elle était contente
de les laisser s' alléger de leurs griefs, en rendant,
eux-mêmes, la justice, avant que de se divertir ?
-le fait est que c' était drôle dans ce temps-là,
s' écria Mlle De Garambois. Imaginez-vous que pour
se
p268
moquer de moi sans doute, mon oncle m' a prêté un
livre d' une bénédictine de je ne me rappelle plus
quel siècle...
-du dizième, fit M Lampre.
-il s' intitule le théâtre de Hrotsvitha. Je croyais
bêtement, moi, que c' était une oeuvre mystique ; or,
ce sont des pièces que cette religieuse écrivait
pour son cloître et il y en a une, je ne sais
vraiment comment expliquer le sujet sans rire ; elle
se nomme " la passion de Saint Gandolphe " .
-eh bien ? Interrogea Mme Bavoil.
-eh bien, Saint Gandolphe qui était prince épousa
une femme dissolue qui le trompa. Le pauvre prince
s' aperçut de son malheur et se tut ; mais la
princesse, irritée de se voir découverte,
l' assassina. Aussitôt des miracles éclatèrent sur sa
tombe. Elle s' en moqua, disant qu' elle s' en fichait
comme une de ces choses que l' on attribue si
malhonnêtement aux nonnes, oui, une sorte de beignet,
vous comprenez. Et elle fut immédiatement punie par
un châtiment approprié aux termes mêmes de son
pris. Tant qu' elle vécut, elle s' éperdit en des
fuites sonores-et cela sans arrêt, raconte
placidement la joyeuse Hrotsvitha.
-cela prouve, dit Durtal, -en admettant que les
oeuvres de cette moniale ne soient pas apocryphes, -
p269
la gaieté simple des cloîtres bénédictins du dixième
siècle. Remarquez d' ailleurs que les plaisanteries
scatologiques sont encore chères aux gens d' église
et c' est assez naturel ; les autres, celles sur les
femmes, qui délectent les laïques, aux fins de
repas, entre hommes, leur sont interdites ; ils se
rattraperont donc sur celles-là qui ne sont ni plus
malpropres, ni plus sottes, d' ailleurs ; -et elles
ont au moins cet avantage d' être innocentes.
-l' ingénuité un peu barbare fut un des charmes
des abbayes d' antan ; allez donc trouver aujourd' hui
cette qualité-là dans nos monastères ! Reprit
M Lampre.
-j' aurais été surprise si vous n' aviez pas encore
bêché nos moines, dit Mlle De Garambois ;
heureusement, poursuivit-elle, en souriant, que ces
débinages ne sont que les blasphèmes de l' amour
et que vous serez encore trop content, si les
bénédictins viennent à être chassés d' ici, de vous
mettre en quatre pour leur rendre les services dont
ils auront besoin.
-je serai sans doute encore assez godiche pour cela,
fit, en riant, M Lampre. Au fond, n' empêche que
leur petitesse d' intelligence et de sainteté
m' enrage, car je les aime trop pour ne pas les
vouloir plus grands et Dieu sait si les mâtins
s' acharnent à ne pas pousser !
p270
-si on allait se coucher, dit Mme Bavoil, la nuit
s' avance et il faut quand même se lever, demain !
-aujourd' hui, ne vous en déplaise, car trois heures
sonnent, répondit Durtal qui ralluma les lanternes.
-ce M Lampre, il est bien instruit, fit
Mme Bavoil, en pataugeant dans la neige et je ne
doute pas aussi qu' il n' ait bon coeur ; mais il me
semble qu' il est vraiment trop mécontent des autres
et pas assez de lui-même.
-ah ! Vous requérez, vous aussi, des saints. Hélas !
Le coin est quasi brisé et le grand monnayeur n' en
frappe guère... çà et là, pourtant, en des retraits
de province ou des fonds de villes. Il en existe
certainement dans les cloîtres. J' en ai personnellement
connus à la trappe de notre-dame de l' âtre ; il y
en a dans d' autres ascétères, mais ceux-là ne se
lent point à la vie du dehors et comment les
connaître puisque ce sont justement ceux que l' on
ne voit point ?
L' un d' eux, que l' on vit beaucoup pourtant, serait
cemment décédé dans un couvent bénédictin de la
Belgique, reprit Durtal, après un silence ; mais
les renseignements que l' on m' a fournis sur son
compte sont contradictoires ; ne les acceptez donc
que sous bénéfice d' inventaire.
Ce moine, le p. Paul De Moll aurait été l' un des
p271
plus extraordinaires thaumaturges de notre temps. Il
guérissait, comme en s' amusant, tous les maux ; il
n' en dédaignait aucun, extirpait le mal de dents et
la migraine aussi bien que la phtisie et le cancer ;
affections incurables et bobos, il les supprimait,
sans paraître y attacher la moindre importance ; il
soignait indistinctement les hommes et les animaux,
pratiquait très simplement, effaçant sa
personnalité, prescrivant tout bonnement d' user d' eau
dans laquelle on aurait tremune médaille de
saint Benoît.
Ce religieux qui fut notre contemporain, car il naquit
en 1824 et mourut en 1896, fit partie du cloître de
Termonde ; il rétablit l' abbaye d' Afflighem et
fonda le prieuré de Steenbrugge ; il était, du
reste, un religieux épris de macérations et féru de
sacrifices ; mais il fallait le savoir, tant
l' allégresse et la bonne grâce de cet homme fumant
doucement sa pipe, pouvait donner le change aux
gens !
Maintenant, de tous ces miracles qui se dénombrent
par centaines dans les Flandres, que peut-on
croire ? Quelques-uns semblent avérés ; d' autres
auraient besoin d' être démontrés, car ils ne
s' étayent que sur des suppositions et sur des
racontars.
Sa biographie écrite par un M Van Speybrouck,
p272
avec une bonne foi persuasive, est si incohérente,
si en dehors de toute préoccupation historique,
que l' on ne saurait s' y fier. Espérons, pour la
gloire de l' ordre, que le p. De Moll ne fut pas un
simple sorcier, mais un vrai saint. L' église, seule,
est à même de trancher la question et de nous
éclairer.
CHAPITRE VIII
p273
Il y eut une détente, le vent devint moins âpre ; le
soleil qui semblait perdu reparut par instants dans
le ciel de fer et blondit de ses lueurs furtives le
sol. Ce fut un réveil momentadu jardin ; des
arbustes vivants sortirent d' une terre qui paraissait
morte. Les buis, aux petites feuilles orangées
creusées en cuillères et devenues cassantes sous le
doigt, des genièvres aux aiguilles bleuâtres et
aux grains fripés, d' un indigo noir, surgirent comme
d' une sorte de couche de cassonade striée par le
gel qui fondait, de filets blancs ; les fusains,
les aucubas, les taxus, les romarins restés verts, les
buissons ardents dont les baies vermillon tournaient
maintenant à la teinte du tan, égayèrent de leur
verdure les massifs dont toutes les autres plantes
n' avaient gardé que des tiges sèches et bes par
le feu glacé des bises ;
p274
mais malgré tout, ces végétations avaient quelque
chose de souffreteux ; elles avaient l' air de
convalescentes à peine sorties de leur lit de neige.
Une seule famille s' épanouissait à l' aise dans le
froid, les hellébores. Celles-là pullulaient le long
des allées ; certaines espèces, telles que les roses
de noël étaient en pleine floraison et leurs fleurs
d' un rose violâtre, d' une nuance maladive de
cicatrice, de plaie qui se ferme, évoquaient bien
l' idée d' une plante dangereuse, suant des sucs
néneux, puant les poisons ; d' autres hellébores
noires, aux feuilles déchiquetées, sciées et
dentelées sur les bords, aux fleurs en coque roulée,
étaient pis encore. à les arracher, on les trouvait
munies de racines grêles, pareilles à ces cheveux
qui pendent sur la boule des oignons. Les vieux
botanistes du seizième siècle les appréciaient,
disant qu' elles évacuaient le flegme et la colère
et grissaient la grattelle, l' impétigine, les
rognes, les gales blanches et autres vices du
sang ; mais elles n' en conservaient pas moins un
aspect sinistre, avec leurs feuillages de deuil et
le vert de pomme pas mûre de leurs fleurs qui, de
me que leurs congénères, les roses de noël,
baissaient toutes la tête, n' avaient pas cette
allure franche et gaie de la flore saine.
Le jardin n' était rien moins qu' attrayant, à cette
p275
époque, avec ses taillis de plantes ratatinées et
ses touffes de fleurs louches ; aussi Durtal n' y
descendait guère. Il s' y promenait, ce matin-là,
pour tuer les dix minutes qui le séparaient de
l' heure du train. Pour une fois que le temps était
propice, il projetait d' aller à Dijon-afin de
réaliser quelques achats de cravates et de
bottines retardés par la perspective de geler en
wagon et de ne pouvoir se promener dans la
ville-et il se disait : je puis d' autant mieux me
dispenser d' assister à la grand' messe, ici, que je
commence à la connaître par coeur. Elle est la me
depuis six jours ; l' octave de l' épiphanie ayant,
pour une semaine, refoulé le défilé des saints.
Sans doute, cette messe est charmante, malgré son
diocre introït. Le kyrie est très beau, plaintif,
un peu précieux, le gloria est allègre et
nérant, et la deuxième phrase du graduel " surge
et illuminare jerusalem " et l' alleluia sont exquis ;
à l' offertoire " le reges tharsis " est lancé droit,
tel qu' une flèche, et l' on entend jusqu' au dernier
vibrement de son parcours ; mais j' ai encore
demain pour l' écouter ; une messe basse me suffira
aujourd' hui ; profitons de l' occasion de la
liturgie et de la bienveillance de la climature ; et
il s' était dirigé vers la gare.
Une fois assis dans le train, il avait hélé par la
portière
p276
le père De Fonneuve qui cherchait une place et
dom Prieur était monté dans le compartiment.
Après avoir bavardé de choses et autres, le moine,
parlant du nouveau curé, installé dans la commune
depuis quelques jours, demanda à Durtal s' il l' avait
vu.
-oui, il m' a honoré d' une visite, hier, et je vous
avoue, si vous tenez à connaître mon opinion, que
l' impression laissée par ce prêtre est plutôt
hostile. Il m' a produit l' effet d' une jeune paysanne
assez mal élevée mais qui ferait, ce qu' on appelle en
argot parisien sa " tata " . Il a une façon de se
tortiller sur sa chaise, de coqueter, de jouer de
l' éventail, d' esquisser des gestes de fillette
appréhendant, tout en le désirant, un rapt, qui ne
me dit rien qui vaille. Je lui ai pratiqué, dans la
conversation, quelques pees sur l' âme pour la forcer
et j' y ai découvert, en sus d' un insens absolu de la
mystique et de la liturgie, une vanité qui vous
amènera, j' en ai peur, mon père, bien des
ennuis. -mais, voyons, et ces réparations que l' on a
commencées à la cure, avancent-elles ?
-oui, le maire et le conseil municipal, du moment
qu' il ne s' agit plus des moines, se montrent
aimables. Ils avaient toujours refusé, tant que nous
occupions le presbytère, de remettre me une ardoise
au toit ; mais
p277
maintenant, tout socialistes qu' ils soient, ils
miment des risettes et tâchent d' amadouer leur
nouveau pasteur. Leur jeu est évidemment de nous
brouiller avec lui ; j' espère qu' ils n' y réussiront
pas ; nous sommes résolus, du reste, à lui céder
autant que possible pour éviter tout conflit.
D' ailleurs, si ce petit curé est, et je vous
l' accorde, un peu prétentieux et infatué de
lui-me, il n' en est pas moins très bien disposé à
notre égard et très gentil. Vous l' appréciez sur
quelques grimaces, mais nous, qui l' observons depuis
huit jours qu' il vit déjà au milieu de nous, dans le
monastère où on lui a offert le couvert et le gîte,
en attendant que la cure soit habitable, nous
sommes satisfaits de lui et convaincus qu' il est un
brave petit enfant.
-père, je me défie un peu de votre bonté ; tout le
monde est pour vous un brave petit enfant !
-mais non ; nous sommes trop enclins, voyez-vous,
à juger sévèrement les autres-rien n' est plus
injuste car enfin quand bien même un homme vous
nuirait, cela ne prouverait pas qu' il n' ait jusqu' à
un certain point raison. Il peut obéir à des mobiles
qu' il croit équitables, en agissant de la sorte ; il
voit différemment de vous et ce n' est pas un motif
pour qu' il ait tort ; et il convient de toujours
imaginer des causes honorables
p278
aux persécutions auxquelles on peut être en butte,
afin d' être certain de ne point se tromper. Et puis,
mon cher enfant, les humiliations et les souffrances
sont excellentes. Vous devez faire Jésus en vous ;
comment le ferez-vous si vous ne passez pas les
soufflets et les crachats du prétoire ?
-d' accord, mais êtes-vous bien assuré que si la
bataille éclatait entre le presbytère et le cloître,
vos moines ne préféreraient pas faire, comme vous
dites, Jésus en le curé plutôt que d' accepter qu' il
le fasse en eux ; ce serait, il est vrai, très
charitable, car on ne l' assommerait que pour son
bien...
-quel mauvais garçon vous êtes, ce matin ! Dit en
riant le père De Fonneuve ; mais nous voici
arrivés à Dijon ; je vais chez mes filles du
carmel, vous ne m' accompagnez pas ?
-non, père, j' ai des achats à effectuer dans la
ville.
Ils descendirent ensemble jusqu' à la place saint
nigne ; arrivé là, le vieil historien fut
incapable de se parer de Durtal sans lui avoir
préalablement rappelé les fastes monastiques de
l' ancienne abbaye dont il ne subsistait plus que le
sanctuaire, ressemelé sur toutes les coutures,
rétamé de toutes pièces.
-voici une des plus monumentales gloires de
p279
l' ordre dictin, fit-il, en prenant d' un geste qui
lui était familier le bras de Durtal et l' attirant
à lui pour lui parler, épaule contre épaule ;
c' était dans ce monastère de saint Bénigne que les
ducs de Bourgogne, qui y venaient pour entrer en
possession de leur duché, juraient sur les évangiles,
au pied de l' autel, devant la châsse du saint, de ne
pas toucher aux privilèges de leurs sujets ; et
l' abbé leur ceignait, après le serment, le doigt d' un
anneau, pour symboliser le mariage avec leurs villes.
Ce cloître qui fut florissant, au dixme siècle,
lorsque le vénérable Guillaume, envoyé de Cluny
avec douze moines par saint Mayeul, parvint à
désendormir ses religieux engourdis, dégénéra de
nouveau lorsqu' il fut soumis au régime de la
commende. Sa superbe collection de manuscrits
s' émietta on ne sait où ; il fallut attendre la
forme de saint Maur pour réédifier de vrais
moines et saint Bénigne eut alors d' infatigables
érudits, tels que dom Benetot, dom Lanthenas,
dom Leroy qui exploitèrent les archives des abbayes
de notre province, dom Lanthenas surtout qui fut
l' un des collaborateurs de Mabillon ; il est juste de
noter aussi dom Aubrey qui amassa des matériaux pour
permettre au père Plancher d' écrire cette histoire
de la Bourgogne dont
p280
vous avez pu voir les solides in-folios dans notre
bibliothèque.
Enfin, comme partout, la révolution détruisit le
monastère ; l' église fut seule épargnée, mais quelle
drôle d' idée que d' avoir été couvrir ses tours de
tuiles de couleurs qui lui donnent l' aspect d' une
sparterie ! -ce qui vaut mieux, par exemple, c' est
d' avoir rétabli la crypte que l' on découvrit, un
beau jour, en creusant le sol.
Pour nous autres bénédictins, c' est un lieu bénit, un
lieu de pèlerinage que cette cathédrale. L' apôtre
de la Bourgogne, le disciple de saint Polycarpe
qui l' a baptisée de son nom, saintnigne, ne nous
est pas très rement connu ; néanmoins, dans sa
monographie de la cathédrale, l' abbé Chomton semble
prouver que ce saint aurait subi le martyre, au
commencement du troisième siècle. Les anciens
hagiologues nous ont, en tout cas, conservé les
détails de son supplice ; il aurait été écartelé
à l' aide de poulies, on lui aurait enfoncé des
alènes sous les ongles, on lui aurait scellé les
pieds, avec du plomb fondu, dans une pierre qui
existait encore du temps de Grégoire De Tours ;
enfin on le fit mordre par des chiens furieux, on
lui asséna sur le col des coups de barre de fer et
comme il ne se décidait pas à mourir, on le perça
d' une pointe de lance pour l' achever
p281
et c' est sur son tombeau même que fut bâtie l' église.
Cet élu est naturellement un grand saint, mais
naturellement notre dévotion est aussi et, peut-être
plus directement acquise, à cet abbé de notre
ordre qui fut la gloire et de la Bourgogne et de
cette abbaye, le vénérable Guillaume.
Celui-là fut élevé, en qualité de petit oblat, dans
le monastère de Locédia, en Italie ; puis il entra
à Cluny et il fut, ainsi que je vous l' ai dit tout
à l' heure, envoyé par son abbé dom Mayeul pour
amender saint Bénigne qui ne contenait plus qu' une
troupe de religieux sans discipline et dont les
observances liturgiques étaient nulles. Il y apporta,
avec la pratique de la règle de saint Benoît, une
passion de la symbolique et de la liturgie, un
amour de l' art et de la science, vraiment
extraordinaires. Il fonda des écoles libres,
absolument gratuites, pour les clercs et pour le
peuple : il révisa le chant grégorien dont les
chantres avaient altéré les textes : il voulut que
les offices fussent impeccables, que le service
de Dieu fût magnifique.
Et il se révéla aussi tel qu' un architecte de
première force, car il savait tout ce moine ! Il
construisit son église abbatiale, disparue, hélas !
Et remplacée par celle qui est là, devant nous. Elle
avait neuf tours et toute la
p282
symbolique des écritures se déroulait autour de son
vaisseau ; elle s' érigeait sur une église
souterraine dont la forme reproduisait le t
mystérieux d' ézéchiel, image encore imparfaite de la
croix, et qui remorait les temps antérieurs au
messie, tandis que la nef, plus élancée, plus
claire, représentait la lumière des évangiles,
l' église du Christ ; et chaque nuit, pour confirmer
le symbole, l' on descendait chanter matines dans la
crypte, alors que les offices du jour se célébraient,
au contraire, en haut, dans l' église.
Tout était à l' avenant ; les chapiteaux, les piliers,
les statues s' associaient à l' idée générale de
l' édifice. Ce furent les moines, qui les
sculptèrent ; le nom de l' un d' eux, Hunald, nous
est resté.
L' abbaye était immense ; après avoir essaimé plus
de cent religieux dans diverses fondations,
Guillaume en régissait autant à Saint Bénigne et,
malgré la fatigue, malgré l' âge, il courait les
routes pour régénérer les monastères enshérence
de Dieu. On le voit à Fécamp, à Saint-Ouen, au
mont Saint-Michel, à Saint-Faron De Meaux,
à Saint-Germain Des Prés de Paris ; on le
trouve, en Italie, à Saint-Fructuare où il adjoint
à un couvent de bédictins un cloître de moniales ;
on le rencontre partout jusqu' au moment, épuisé
par ces interminables
p283
voyages, il meurt en Normandie et, il y fut enterré
dans l' abbaye de Fécamp.
Guillaume était un artiste, un érudit, un
administrateur prodigieux et il était, ce qui est
préférable encore, un admirable saint. Il faudra
que je vous prête sa biographie écrite par l' ab
Chevallier ; mais je vous empêche d' aller à la messe
et je me mets, moi-même, en retard. Mon dieu, ce que
l' on devient bavard lorsque l' on se fait
vieux ! -adieu, mon cher enfant, priez bien la
sainte vierge pour moi ; de mon côté, je la prierai,
chez mes braves carmélites, pour vous.
Durtal le regardait s' éloigner d' un pas encore alerte
et il pensait : la belle existence que celle de ce
bon moine, confinée dans l' étude et la prière ! Et
quelle belle vie aussi que cette vie bénédictine
qui plane si haut, par-dessus les siècles et au de
des temps ; l' on ne peut vraiment s' acheminer vers
le seigneur avec des mouvements plus chaleureux et
des chants plus nobles ; cette vie alise l' initiation
la plus parfaite, ici-bas, de l' office des anges tel
qu' il se pratique et tel que nous le pratiquerons,
nous aussi, là-haut. On arrive, la marche terminée,
devant Dieu non plus comme un novice, mais comme
une âme qui s' est préparée par une étude assidue à
la fonction qu' elle doit à jamais exercer
p284
dans l' éternelle béatitude de sa présence. Quelles
sont les occupations si agitées, si vaines des
hommes en comparaison de celle-là ?
Ce re De Fonneuve ! -je me rappelle cette
impression que j' éprouvai tant de fois, pendant
l' été ou l' automne, dans sa cellule, alors que les
paléographes de Paris ou de la province, venaient
le consulter sur certains points de l' histoire
ecclésiastique ou sur l' authenticité de certains
textes. J' évoquais très bien alors cette autre
cellule où, à Saint-Germain Des Prés, dom Luc
D' Achery et son élève Mabillon discutaient avec
leurs visiteurs sur les bases de la diplomatique,
sur la véracité de telles chartes ou la valeur de
tels sceaux. Le p. De Fonneuve est aussi savant que
dom Luc D' Achery, mais quel est celui de ses
élèves qui ressemble même de loin à Mabillon, voire
me à de plus obscurs satellites de la congrégation
de saint Maur ?
Il est seul, de sa taille, ici ; mais, parmi ses
clients laïques, quel est celui qui peut se
rapprocher de ce prodigieux Du Cange, voirme
De Baluze ou de ces studieux libraires que furent
les Anisson ? L' étiage a donc baissé dans les deux
camps et il n' est pas équitable de ne jeter le
discrédit que sur les moines.
Que les savants laïques soient, en général, plus forts
p285
que les religieux, cela paraît incontestable ; mais
il n' en est pas moins acquis qu' en tenant compte de
l' état de la science, à chaque époque, eux aussi,
sont, à n' en pas douter, fort inférieurs aux érudits
qui fréquentèrent l' abbaye de Saint-Germain Des
Prés, au dix-septième siècle ; soyons donc modestes
et indulgents...
en attendant, avec ma manie de soliloquer à tons
rompus, je vais finir par manquer l' office, fit-il,
en pénétrant dans Saint-Bénigne. Une messe célébrée
au grand autel prenait fin ; il vérifia le tableau
des horaires près de la sacristie. Une autre devait
la suivre. Il profita des quelques minutes qui
allaient s' écouler entre les deux sacrifices, pour
faire le tour de la cathédrale.
Elle était à trois nefs, de largeur régulière, de
hauteur convenable, mais, mise en parallèle avec les
grandes cathédrales, elle était minime et quasi
nulle. Elle contenait un certain nombre de statues
du dix-septième et du dix-huitième siècles, des
oeuvres honnêtes que l' on avait, après les avoir
considérées, le désir de ne jamais revoir ; les
vitraux anciens avaient disparu et avaient été
remplacés par des carreaux blancs ou, ce qui était
pis, par cet émétique de la vue, des verrières
modernes. Dans le transept de gauche, se dressait une
croix gigantesque, vert bouteille, sur laquelle un
christ, teint en gris, était
p286
couché et deux anges se tenaient, de chaque côté,
montrant au sauveur un acte de consécration au
sacré-coeur et un plan d' église.
En sumé, autant cette cathédrale était intéressante
par les souvenirs monastiques qu' elle émouvait,
autant elle était inerte au point de vue de l' art ;
elle ne valait sûrement pas cette bâtisse en rotonde
édifiée par le vénérable Guillaume et deux de ses
anciens bas-reliefs, relégués au musée archéologique
de la ville, étaient d' une autre envergure que ce
tympan de Bouchardon, emprunté à la vieille église
de saint étienne, et qui la décore aujourd' hui !
Durtal s' installa pour entendre la messe que l' on
sonnait ; il avait beau la connaître par coeur, cette
messe ne parvenait pas à le déravir ; la vérité était
que cette fête de l' épiphanie lui était plus
suggestive que toute autre.
Que ce fût l' époque ou non de la célébrer, il y
revenait sans cesse, car outre la manifestation des
rois mages et le souvenir du baptême desus dans
le Jourdain, l' église devait remémorer, en
l' exaltant, le miracle des noces de Cana.
Ce miracle, lorsqu' il y réfléchissait, lui suscitait
de longues rêveries.
Il est, en effet, le premier qu' ait accompli le
Christ,
p287
et le seul qui ait pour cause un épisode joyeux, car
tous ceux qui lui succédèrent ont été effectués dans
le but de parer à des besoins de nutriment, dans le
but d' opérer des guérisons, d' alléger les douleurs,
de tarir des larmes.
Jésus que l' on voit pleurer mais jamais rire dans
les écritures, manifeste son pouvoir divin, avant
l' époque qu' il paraissait s' être fixé, à propos d' un
banquet, pour égayer des convives, pour un motif
insignifiant, pour une chose qui ne semble vraiment
pas en valoir la peine.
Son premier mouvement lorsque la sainte vierge lui
dit : " ils n' ont pas de vin " est le mouvement de
recul d' un homme pris à l' improviste et qu' une demande
indiscrète gêne ; et il répond : " femme, qu' est-ce
que cela peut bien nous faire ? Mon heure n' est pas
venue. " et Marie, d' habitude si attentive à deviner
ses moindres désirs, à obéir à son moindre gré, ne
l' écoute même pas. Elle laisse sa réflexion sans
ponse et s' adresse aux échansons pour les avertir
qu' ils aient à exécuter les ordres que va leur
donner son fils.
Et Jésus ne refuse pas, dès lors, dealiser le
miracle et il change l' eau en vin.
Cette scène, unique dans les évangiles, où l' on voit
la vierge se dispenser de l' assentiment de Jésus et
lui forcer en quelque sorte la main pour obtenir de
lui ce
p288
prodige qu' elle réclame, est extraordinaire si l' on
en extrait le sens symbolique qu' elle recèle.
Il ne s' agit pas, en effet, de contenter les convives
dont l' appétit est dé repu, en les régalant d' un
vin plus savoureux que celui qui leur fut jusqu' à
ce moment servi ; il ne s' agit pas non plus du
mariage d' un homme et d' une femme dont saint Jean
n' a même pas cru nécessaire de noter les noms ; il
s' agit de l' union entre Dieu et l' église, des joies
nuptiales de notre-seigneur et de l' âme ; et ce n' est
pas l' eau qui se tamorphose en vin, mais bien le
vin qui se transmue en sang.
Ces noces de Cana ne sont qu' un prétexte et qu' un
emblème, car tous les exégètes sont d' accord pour
reconnaître dans cette scène le symbole de
l' eucharistie.
Il est avéré que l' ancien testament préfigure le
nouveau, mais ne pourrait-on admettre aussi que
certains passages des évangiles préfigurent, à leur
tour, d' autres desmes livres ? Les noces de Cana
ne sont, en effet, que l' image avant la lettre de la
ne. Le premier miracle produit par le messie, au
début de sa vie publique, annonce celui qu' il
accomplira, la veille de sa mort ; et l' on peut même
observer qu' ils se reflètent, l' un l' autre, en une
sorte de miroir à l' envers, car saint Jean qui
écrivit son évangile pour confirmer et compléter
l' oeuvre
p289
de ses devanciers, saint Jean dont le livre est
postérieur à ceux de saint Matthieu, de saint Marc
et de saint Luc, est le seul qui relate ce miracle.
Les autres n' en parlent pas et, lui, par contre, se
tait sur la transsubstantiation du pain et du vin
pendant la cène. Il y a en cette histoire, une
interversion étrange ; c' est le dernier des
évangélistes qui anticipe sur les premiers, qui
montre, voilée ainsi que dans l' ancien testament, la
figure du sacrement que dévoilèrent les synoptiques.
Mais, poursuivait Durtal, les noces de Cana
suggèrent encore d' autres remarques. Deme que nous
avons vu le rédempteur pratiquer, en cette sne, son
premier miracle, de même nous voyons Marie user,
pour la première fois, de son droit de médiatrice et
intercéder pour les nouveaux enfants qu' elle
adoptera, au pied du calvaire, pendant que son fils,
étendu sur le lit de la croix, engendrera l' église.
Et elle n' attendit pas que les temps prescrits fussent
volus ; dans son impatience, elle devança l' heure
et revendiqua tout, du premier coup ; elle ne
procéda pas par gradation, elle ne limita pas d' abord
l' objet de ses requêtes, elle alla droit au but,
demanda simplement, nettement, le summum des grâces ;
elle voulut et obtint la promesse du magistère qui
pouvait guérir et sauver
p290
les âmes des enfants dont elle allait être appelée à
prendre soin, l' eucharistie.
Et le Christ cède à cette douce violence, et s' il se
fait prier, s' il a l' air d' accepter une certaine
contrainte, c' est qu' il veut enseigner ainsi que tout
ce qu' il accorde, il ne l' accorde que par l' entremise
de sa mère.
Cet épisode de Cana est donc, en somme, le point
de départ des deux dévotions, initiales et
essentielles du catholicisme : le saint-sacrement et
la sainte-vierge. Et l' office qui est spécialement
consacré à ce mystère, l' office du 2e dimanche après
l' épiphanie, ne se célèbre même pas ! -on se borne
à en lire les prières et l' évangile à la fin de la
messe du saint nom de Jésus qui le supplante.
Il me semble que l' on aurait bien pu le conserver, le
mettre, au besoin, un autre jour, à la place d' un
saint ! -mais c' est curieux, continua-t-il, en
sortant de la cathédrale et en gagnant à grands pas
la place d' armes, puis la place rameau, pour entrer
au musée ; c' est curieux comme des miracles d' une
importance souveraine passent inaperçus, sont, en
tout cas, à peine explorés par les prêtres en chaire
et les fidèles !
Quelle abjecte effigie ! Soupira-t-il, regardant en
bas de l' escalier, menant aux salles de peinture,
une statue
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de la république figurée par une fille aux épaules,
aux bras, au buste, aux seins d' une harengère de la
halle et à la face chiffonnée d' un trottin de modes,
au-dessous de laquelle était gravée l' expression
à la fois imbécile et sacrilège : " stat in
aeternum. " -c' était un nommé Coutant qui avait
sculpté cela !
Durtal parcourut les galeries de la peinture
contemporaine où se prélassaient, en bonne place, un
hivernal portrait du pluvieux Carnot, par Yvon-un
maréchal vaillant d' Horace Vernet l' ingéniosité
de ce teinturier militaire secelait par ce petit
détail : le maréchal dont la tête était celle d' un
notaire à toupet, du temps de Louis-Philippe, ne
savait où caser l' un de ses bras et le Vernet
avait jugé original de le placer sur un tas de
cuirasses qui reposaient, elles-mêmes, sur un tas de
fascines jusqu' à la hauteur voulue pour servir
d' appui-main, le tout échafaudé dans un paysage
de fantaisie aux couleurs grêles et acides ; -puis,
une oeuvre de jeunesse de Gustave Moreau, " le
cantique des cantiques " , une toile plus que médiocre,
du genre Chasseriau, qui ne permettait guère de
soupçonner le futur talent du peintre de
l' Hérodiade ; -enfin, des cocasseries furieuses
d' un Anatole Devosge ; celui-là et M François,
son père, étaient les gloires bouffonnes
p292
de Dijon et le buste de l' un de ces deux
grotesques, avec une physionomie d' huissier et des
pattes de lapin, le long des joues, se dressait sur
un socle, dans l' une des salles. Cet Anatole
Devosge il avait brossé une bâche inouïe ; cela
s' appelait " Hercule et Phillo " .
La scène représentait une femme enchaînée, étreignant
un gosse et s' efforçant de fuir les crocs d' un lion
qu' un Hercule en colère étrangle.
Le lion était issu, en droite ligne, d' une lionne de
tête de chenet et d' un lion de descente de lit et il
semblait, en tirant la langue, surpris d' être traité
avec aussi peu de nagement par cet homme qui lui
cravatait si étroitement le col. Hercule, lui, était
énorme ; il avait le physique d' un auvergnat que
l' alcool a rendu fou ; il arborait des muscles outrés
et tendait sur des jambes nues et grosses, telles que
des poutres, un formidable derrière, quelque chose
comme des ballons accouplés, comme des
montgolfières conjuges de percale rose. Quant à la
femme, habillée d' une robe abricot et d' un peplum
groseille, elle roulait, en signe d' effroi, des
yeux blancs et l' enfant pleurait convenablement des
pilules d' étain, suivant la formule de l' odieux
David dont ce peintre était l' élève. Ah ! Ce
Devosge, quel pleutre redondant, quelle ganache
épique !
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L' élément moderne du musée était donc inavouable
et pourtant, dans cet amas de phénomènes biscornus
et de pannes baroques, un tableau superbe surgissait
sur un mur " l' ex voto " d' Alphonse Legros.
Il s' ordonnait ainsi :
neuf femmes priaient devant un petit calvaire, dans
un paysage de tapisserie aux tons de laines
demeurées vives. Sur ces neuf femmes, sept étaient
agenouillées, côte à te ; et, au premier plan, une,
debout, vêtue de blanc, feuilletait un volume,
tandis qu' une autre, également debout, et couverte
d' un chapeau de paille, au fond de la toile, portait
un cierge.
Ces femmes, presque toutes âgées, étaient coiffées de
bonnets blancs, accoutrées de toilettes de deuil
avec les mains jointes, sous des mitaines noires.
Les visages et les mains de ces vieilles étaient
d' une précision et d' une probité d' art qui
stufiaient, lorsque l' on songeait à la peinture
hâtive et galopée de notre temps. Les expressions
simples et concentrées de ces orantes recueillies,
absorbées, loin des visiteurs, devant la croix,
dégageaient une saveur religieuse réelle. Les
traits étaient encharbonnés, comme creusés au burin ;
et, dans cette oeuvre forte et sobre, qui paraissait
exécutée par un peintre graveur de l' école
d' Albert Dürer,
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la femme en blanc évoquait, elle, le souvenir de
Manet, mais d' un Manet mieux pondéré, plus savant,
plus ferme.
C' était, à coup sûr, la plus belle toile de Legros
que Durtal eût encore vue. Que faisait-elle, là,
noyée dans ce ballage de loques et ces rebuts,
alors qu' elle eût si victorieusement figudans le
salon de l' école française, au louvre ? Elle était
marquée, dans le catalogue, sous le titre de don de
l' artiste à sa ville natale. Ah ! Bien, ce que
ladite ville semblait plus fière de son Devosge,
dont le nom se prélassait à un coin de rue, que de
l' auteur de ce présent relégué dans le pêle-mêle
de ces pannes.
Ces salles de l' école moderne française mises à
part, le musée de Dijon était, en tant que musée de
province, abondamment pourvu. Il tenait des
collections de bibelots, de faïences, d' ivoires,
d' émaux, d' estampes, de bois, vraiment honorables.
M His De La Salle l' avait en outre doté de
dessins de maîtres, curieux ; mais, là, il
devenait princier, l' égal des grands musées, c' était
dans l' ancienne salle des gardes qui contenait les
mausolées en marbre de Dinan et en albâtre de
Tonnerre, des ducs Philippe Le Hardi et Jean
Sans Peur. Ces tombeaux, brisés pendant la
volution, avaient été expertement reconstitués avec
leurs débris et redorés et repeints.
Le premier avait pour auteurs divers imagiers, le
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flamand Jehan De Marville qui traça le plan et les
dessins et mourut à la tâche. Le hollandais Claus
Sluter lui succéda et trépassa à son tour et ce fut
son neveu, Claus De Werve qui acheva l' oeuvre de
ses deux devanciers, dans quelle mesure ? Il est
assez difficile de le dire.
Cette oeuvre était ainsi conçue :
le corps de Philippe Le Hardi était placé sur une
table de marbre noir, entre les pieds de laquelle
s' étendait, sous les quatre côtés, un petit cloître
gothique, peuplé de minuscules moines et de gens de la
suite du prince. Philippe Le Hardi, enveloppé du
manteau ducal d' azur, doublé d' hermine, posait ses
chaussures, aux lames articulées de fer, sur le dos
d' un lion névole et sa tête sur un coussin derrière
lequel deux anges, aux ailes déploes, soutenaient
un heaume.
Le second avait été commandé à un espagnol Jehan
De La Huerta ou De La Verta dit D' Aroca ;
mais celui-là ne fit rien ou presque rien et ce fut
un Antoine Le Moiturier ou Le Mouturier qui
termina, s' il ne sculpta pas en entier, le cénotaphe.
Son ordonnance était calquée sur celle du premier
tombeau.
Le duc Jean et la princesse Marguerite De Bavière,
sa femme, étaient couchés, côte à côte, sur une
plate-forme de marbre noir, au-dessous de laquelle
s' allongeait, entre
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les quatre pieds, un cloîtrion ogival, aux galeries
pleines de religieux. Le chef des époux était
appuyé sur des coussins et leurs extrémités sur les
reins serviables de petits lions ; et des anges
s' agenouillaient derrière eux, les ailes grandes
ouvertes, présentant, l' un le casque du duc, l' autre
l' écu armorié de la princesse.
Ce mausolée était plus ouvragé que le premier, les
sculptures plus surchargées de volutes, de
chicorées, de fleurons ; le souvenir s' attestait
aussitôt des paraphes, des frisures, des boucles
de l' ornementation de l' église de Brou, cette fin
du gothique qui, après s' être corrompu, en
vieillissant, rejette sa robe de pierre pour mourir,
impur, nu, sous un linceul de dentelles.
Les fauves de ce monument étaient des fauves de
pendules et il ne leur manquait sous la patte qu' une
boule ; les princes et la princesse, gisant sur
lame, ne différaient pas, par leur attitude
conventionnelle, des statues funéraires de l' époque.
La beauté de l' oeuvre n' était point dans ces froides
effigies ni même dans ces anges blonds et
charmants, mais cous, eux aussi, d' après une
formule que nous retrouvons chez la plupart des
primitifs des Flandres, elle résidait dans les
figurines debout sous les arcades naines du cloître.
Elles avaient dû portraiturer, toutes, d' abord, des
p297
religieux de différents ordres se lamentant sur le
trépas des princes ; elles devaient se composer
exclusivement de " plorants " , mais la verve des
ouvriers d' images avait rompu le cadre restreint de
la commande et, au lieu de gens en larmes, ils avaient
saisi l' humanité monastique de leur temps, triste
ou gaie, flegmatique ou fervente ; et, à vrai dire,
la plupart de leurs statuettes ne songeaient à rien
moins qu' à déplorer le décès des ducs.
Ils avaient, en tout cas, réalisé des merveilles
d' observation, fixé des maintiens pris sur le vif,
des postures croquées au vol ; aucune de ces
figurines si expressives, mais malheureusement plus
ou moins réparées et un peu campées au hasard quand
l' on avait reconstitué ces tombes, ne se ressemblait
et l' on demeurait véritablement confondu par
l' incroyable adresse de ces imagiers qui, mis en face
de modèles presque semblables, de visages rasés
presque uniformes, de robes quasi pareilles, avaient
su diversifier chaque moine d' un autre, exprimer
en un simple jeu de physionomie son tréfonds d' âme,
faire sourdre de l' ordonnance même des draperies et
du cadre des capuchons, abaissés ou relevés, le
caractère précis de l' homme qui les portait.
Ils avaient voulu beaucoup moins, en somme, crire
l' effet produit sur des religieux par l' annonce
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de la mort de l' un ou de l' autre de leurs
bienfaiteurs, que donner, comme un instantané de la
vie courante des cénobites et ils les avaient
effigiés, l' Abbé en tête, mitré et crossé, tenant
le livre ouvert de la règle, regardant d' un air
impérieux et fiant des moines qui pleurent ou
lisent, méditent ou chantent, égrènent leur rosaire
ou, désoeuvrés, s' ennuient ; un même se mouche,
tandis qu' un autre se cure tranquillement l' oreille.
L' on pouvait selecter pendant des heures devant
cette oeuvre sculptée par des artistes de belle
humeur qui connaissaient bien leurs amis du clergé
régulier et s' amusaient sans méchanceté à leurs
dépens, tant elle dégageait une joie expansive
d' art ; et Durtal separait d' elle, à regret,
car ces très anciens cloîtriers évoquaient, devant
lui, ceux du val des saints, avec des ressemblances
de port, de gestes, souvent frappantes. N' était-ce
pas dom De Fonneuve, ce vieux père, souriant et
pensif, le col enfontrès haut, derrière la nuque,
par son capuchon coupé suivant l' antique mode de
Saint Maur ? N' était-ce pas dom D' Auberoche, ce
jeune, au cou dégagé, au contraire, par un capuchon
moins ample, confectionné selon d' autres
coutumes ? N' était-ce pas dom Felletin, cet
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autre qui regardait à ses pieds, absorbé par une
recherche ? N' était-ce pas aussi le premier chantre
Ramondoux, ce gros, qui maniait un graduel, en
ouvrant la bouche ? Seul le p. Abbé différait. Celui
du val des saints n' était, ni impérieux, ni méfiant,
mais si débonnaire et si franc !
En comparaison de ces figurines, les deux retables
portatifs en bois, du quatorzième siècle, qui
meublaient les parois de la salle, paraissaient
inexperts et figés.
Il est vrai qu' ils étaient très retapés ; certaines
me de leurs parties étaient modernes. Ils avaient
été jadis exécutés par le flamand Jacques De Bars
ou De Baerze, de Termonde.
Dans l' un, saint Antoine, jeune et imberbe, avait à
ses côtés deux diables velus et bruns et une
diablesse haut vêtue, avec des cornes sur la tête,
des joues d' un rose de pomme d' api, et un nez
retrousdans une face ronde ; elle était une
plantureuse servante d' auberge déguisée en reine,
et qui ne semblait même point disposée à le tenter ;
et le saint, sous les traits d' une inexpressive
poupée, dressait, très calme, en l' air, deux doigts
pour nous bénir.
Dans un autre compartiment du même retable,
p300
figurait une décollation de saint Jean-Baptiste avec
unerodiade, couverte jusqu' au menton, comme la
démone de saint Antoine, une Hérodiade ancillaire
qui considérait avec indifférence de ses yeux bleus
plus aptes à surveiller les ragoûts qu' à décager les
sens, le martyr agenouillé et qui paraissait ne
penser à rien, tandis que le bourreau s' apprêtait à
le décapiter. En vérité, ces statuettes de bois peint
et dorées étaient médiocres, mais, du tas, se
détachait un groupe fort supérieur, celui de
l' Hérode et de la mère de l' Hérodiade : le roi,
accablé de remords, se reculant en un geste de
probation, et, elle, le rassurant, une main
appuyée avec force sur l' épaule et l' autre sur le
bras.
Le second retable renfermait une adoration des
mages, un calvaire et une mise au tombeau ; une
adoration, avec une madone au teint fleuri, une grande
dame, râblée, solide, une flamande moins vulgaire
que les autres, d' aspect avenant et de sourire
aimable ; l' enfant, penché sur ses genoux, mettait
une menotte sur les lèvres d' un mage agenouillé et
touchait de l' autre une sorte de ciboire que ce
souverain lui tendait ; un deuxième mage, un doigt
passé sous sa couronne, esquissait un salut presque
militaire, tandis
p301
qu' un troisième, à la tête de roulier, levait l' index
en signe d' attention et présentait un vase de
parfums.
Quant à l' ensevelissement, il était d' un art plutôt
pénible ; saint Jean avait un pif en pied de marmite
et il soutenait sans conviction une vierge dans le
nez de laquelle il pleuvait ; le tout agrémenté de
deux poupées portant, à chaque bout de la scène, des
aromates.
Ces retables étaient, si l' on veut, naïfs et
amusants, mais l' accent religieux ne s' y décelait
pas ; ils étaient plus réalistes que mystiques ;
c' était l' art d' un flamand à fin de foi.
Taillés en forme d' armoires, ils étaient complétés
par des peintures appliquées sur les deux battants
qui les fermaient. L' artiste qui fut chargé de cette
commande, Melchior Broederlam, d' Ypres, avait
décoré d' une annonciation et d' une visitation le
volet de gauche, d' une présentation et d' une fuite
en égypte, celui de droite.
Ces oeuvres, peintes sur fond d' or mat et bruni,
avaient été largement retouchées car elles avaient,
avant d' être abritées dans ce musée, longuement
pourri dans l' église de Saint Bénigne ; au milieu de
personnages vulgaires, de paysans costumés en Dieu
le père ou en saints, elles affirmaient, au moins,
dans
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le type de la vierge, une certaine délicatesse ; ce
n' était plus la re bedonnante et folâtre, la
maritorne de Jacques De Bars ; celle-là, avec ses
prunelles du ton de la fleur des lins, ses chairs
laiteuses, son nez qui s' amenuisait déjà plus droit,
s' anoblissait, se patricisait, si l' on peut dire,
en s' effilant ; ce n' était pas encore la vierge
exquise de Roger Van Der Weyden et de Memlinc,
mais c' était déjà un peu Marie, lare d' un dieu.
Seulement, ce bon vouloir de distinction se
confinait en elle seule, car le saint Joseph de
" la fuite en égypte " demeurait un rustre accompli
et un parfait manant ; tournant le dos à la vierge,
il apparaissait de profil, chaussé de bottes à
chaudron, suspendant au bout d' un bâton sur
l' épaule, une marmite et des hardes et buvant à même
d' un barillet un bon coup.
En outre de ces tableaux d' autel, un troisième,
datant du quinzième siècle, et provenant de
l' abbaye de Clairvaux, une peinture lisse et trop
revernie, s' exhibait, elle aussi, sur la cimaise
du mur. De ses panneaux, séparés les uns des autres,
par des pilastres, un seul était intéressant à cause
de l' idéeme qu' avait eue le peintre de reproduire
le corps glorieux de notre seigneur, au moment de sa
transfiguration,
p303
par un enduit tout en or. Le visage, le corps, la
robe, les mains, étaient frottés de cet or luisant et
un peu plat qui revêt les panneaux de Lancelot
Blondeel, dans les églises et le musée communal
de Bruges.
Cette interprétation naïve de la lumière divine était
plaisante, mais le reste du retable, sec et glacé,
ne méritait vraiment point qu' on le prônât.
Enfin, un autre panneau, également du quinzième
siècle, une adoration, arrêtait moins Durtal pour la
valeur de l' oeuvre qui ne l' éperdait guère que pour
les flexions que lui suggérait son origine.
Ce tableau, longtemps attribué à Memlinc, avec
l' art duquel il ne s' apparentait que par une
lointaine ressemblance, avait fini par retrouver un
vague débris de son acte de naissance.
Cette adoration pouvait être prêtée sans trop de
discussions au maître de Mérode ou de Flémalle,
ainsi qualifié parce qu' un de ses ouvrages avait
jadis fait partie de la collection desrode et
qu' une série de ses peintures, issue de l' abbaye
de Flémalle, avait été acquise par l' institut
Staedel, de Francfort.
Qu' était cet artiste ? D' après les recherches
opérées en Belgique et en Allemagne, ce maître de
Flémalle s' appelait de son vrai nom Jacques Daret
et il avait été,
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en même temps que Roger Van Der Weyden, l' élève
d' un peintre dont rien ne subsiste, Robert
Campin, de Tournai.
Il s' était occupé des décorations de la fête de la
toison d' or et des noces de Charles Le Téméraire
qui lui rapportèrent 27 sols par jour, aux entremets.
Il avait un frère également peintre, Daniel, natif
de Tournai, dont il fut le maître et dont tous les
travaux ont disparus ; et c' est à peu près tout ce que
l' on sait de lui.
Un de ses tableaux, très curieux et dont Durtal
possédait une belle photographie, appartenait au
musée d' Aix, une vierge assise sur un large banc,
de style gothique, planant au-dessus d' une ville
et tenant un enfant Jésus très éveillé, une vierge
un peu bouffie dont la tête se détachait sur une
étrange auréole de rayons qui suscitait l' idée d' une
roue de paon façonnée avec les piquants inégaux d' un
hérisson d' or ; et, en bas, un dominicain priait à
genoux, entre un pape et un évêque assis.
Une autre madone, et, celle-là, Durtal l' avait vue
dans la collection de Somzée, à Bruxelles, l' avait
depuis des années, hanté et elle surgissait
maintenant devant lui, évoquée par le panneau de
Dijon.
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Elle était vraiment, en son genre, unique.
Dans un intérieur éclairé par une fenêtre ouvrant
sur une place et meublé d' une crédence sur laquelle
se dressait un calice et d' un banc à coussin rouge
sur lequel se posait un livre, Marie, vêtue d' une
robe blanche, brisée en de grands plis, s' apprêtait
à allaiter l' enfant ; etencore, la tête se
découpait sur un nimbe extraordinaire fait d' une
sorte de fond de panier, de van, et le jaune presque
soufre de ce fond d' osier s' harmonisait
délicieusement avec les tons sourds et doux, avec la
teinte de fer délavée de ce tableau dont les
personnages se délinéaient, un peu cernés de noir,
dans un air gris.
Le type de cette vierge différait complétement de
ceux inventés par Roger Van Der Weyden et par
Memlinc. Elle était moins gracile et plus osseuse,
un peu boursouflée, avec des yeux singuliers,
taillés en boutonnières retroussées des bouts ; les
paupières étaient lourdes, le nez long et le menton
bref ; la face était moins en forme de cerf-volant
que celle des madones de Memlinc, moins en amande
que celle des madones de Roger Van Der Weyden.
La vérité était que, lui, créait des bourgeoises
angéliques et, eux, des princesses divines. Ses
vierges
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étaient distinguées, mais elles ne l' étaient pas
naturellement et elles s' observaient devant le
visiteur ; de là, une certaine afféterie et une
certaine gêne. Elles devaient, à force de vouloir
montrer qu' elles étaient de bonnes mères, oublier de
l' être ; elles manquaient, pour tout dire, de
simplesse réelle et d' élans. Aussi ce panneau
était-il et maniéré et charmant, et bizarre et
froid. Oui, cela le résume assez bien, ruminait
Durtal. Ce Daret n' avait pas le sens mystique de
son condisciple Van Der Weyden et ses
projections colorées d' âme étaient faibles ; mais,
pour être juste, il faut ajouter aussitôt que si ses
oeuvres sont des oraisons de pinceau mortes, elles
effluent au moins une senteur inconnue, qu' elles
sont vraiment originales et dans la peinture du
temps, à part.
Ici, à Dijon, cette adoration est évidemment
inférieure ; elle a du reste souffert de l' humidité
et passé par la cuisine des rebouteurs ; mais
l' empreinte de l' artiste y semble quand me
marquée.
Marie, agenouillée devant l' enfant et tournant le
dos à l' étable, avère le type habituel de ses
notre dame, mais elle est plus bourgeoise, plus
matrone, moins raffinée que les vierges de
Bruxelles et d' Aix ; le saint Joseph avec son
petit cierge rappelle les saints Joseph
p307
de Van Der Weyden dont s' empara Memlic ; les
bergers avec leurs cornemuses, les femmes qui
adorent sans joie le Jésulus, gringalet comme
presque tous les petits Jésus de ce siècle ; les
anges qui déroulent des banderoles dans un paysage
dont les nuances furent fraîches et claires, sont
enviables, mais là encore, il y a je ne sais quoi de
contourné et de frigide ; l' allégresse ne sourd pas
de l' ensemble. Décidément ce Jacques Daret devait
être un homme à ferveurs obturées, à prières sèches.
Avec tout cela, se dit-il, je ne vois pas, parmi
cette série de primitifs, les vestiges de cette
fameuse école de Bourgogne qui nous a valu, au
louvre, une salle particulière, presque
exclusivement composée de tableaux flamands.
J' ai beau fouiller les musées et feuilleter les
comptes des divers officiers de la trésorerie de
Bourgogne, je ne déniche que des gens originaires
de la Hollande ou des Flandres ; je ne trouve
aucun peintre qui soit issu des provinces de la
France d' alors. N' est-il pas évident d' ailleurs
que si deritables artistes avaient existé, de
leur temps, en France, les ducs de Bourgogne ne se
seraient pas donné la peine de faire venir à grands
frais des étrangers de leur pays ?
p308
Imaginée par cetteraison spéciale qu' est la
chauvinite de l' art, cette école n' est donc qu' un
attrape-nigauds, qu' un leurre. -mais, si, au lieu
de ratiociner, je filais, reprit-il, en consultant
sa montre. Il jeta un dernier coup d' oeil autour de
lui. Ce musée, se dit-il, mérite d' être adulé ;
malheureusement, tout y est un peu du vieux neuf ;
à Dijon, tout est restauré, depuis le Jacquemart,
les marmousets, les fresques de notre-dame, les
façades et les nefs des autres églises, jusqu' aux
mausolées des ducs de Bourgogne et aux retables ;
mais, n' importe, pour être juste, quel abri
délicieux que cette salle des gardes, avec ses
tombeaux et ses peintures, -avec sa tapisserie du
siège de Dijon, dont les roses fanées et les
indigos durcis, saillant de la teinte bleuâtre des
laines, sont une caresse pour l' oeil, -avec sa
haute cheminée gothique dont le panneau de fermeture
est le dossier armorié du siège de Jean Sans Peur.
Il quitta le musée et, en deux pas, il fut sur la
place Saint-étienne au bout de laquelle s' érige
l' église de saint-Michel.
Celle-là exhaussait une façade de la renaissance, et
des tours encadrées de contreforts et des coupoles
octogones, surmontées de boules d' or, qui
ressemblaient,
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vues d' en bas, à deux oranges. Encore qu' il ne
raffolât point de ce style, Durtal devait bien se
dire que cette église était un des plus purs
spécimens du genre ; elle avait subi moins de
salliances que tant d' autres, devenues destis
dont la filiation restait obscure. Celle-là, du
dehors, au moins, avait de la race. Au dedans, c' était
autre chose, elle était de style ogival et de
nombreuses innovations y avaient été insérées après
coup ; elle possédait, en tout cas, à gauche, une
petite chapelle de la vierge, un peu hétéroclite avec
ses vitres qui représentaient de vagues sybilles et
des anges à écussons, une chapelleanmoins
intime, l' on pouvait en paix se recueillir.
Mais Durtal n' avait pas, ce jour-là, le temps d' y
journer. Il s' occupa de ses emplettes et rejoignit,
après s' être allé lire les journaux dans un café,
la gare.
Si les nouvelles précises qu' il cherchait sur la loi
des congrégations étaient, ce matin-là, quasi
nulles, par contre, les articles de la presse
maçonnique débordaient d' injures sur les religieux
et les nonnes. Elle poussait furieusement à la roue,
exigeait du gouvernement qu' il extermit les écoles
congréganistes et dispersât, en attendant mieux, les
cloîtres ; et les diatribes sur les jésuitières, sur
les milliards des frocards
p310
et des cornettes, se succédaient en un style de
voirie, en une langue de terrain vague.
Il est impossible que les vassaux de ces éviers ne
soient pas des roussins ou des adultères, des
défroqués ou des larrons, car l' étiage de la haine
contre Dieu est, pour chacun de ces gens, celui de
ses propres fautes ; n' exècre l' église que celui qui
craint ses reproches et ceux de sa conscience. Ah !
Si l' on pouvait ouvrir l' âme de ces homais en
délire, ce qu' on découvrirait, dans l' amalgame de
leur fumier de pécs, d' extravagants composts, se
disait Durtal, en se promenant sur le quai.
Deux moines sortirent à ce moment d' une salle
d' attente, le p. Emonot, le zélateur et le p. Brugier,
le cellerier.
-ah ! ça, firent-ils gaiement, en serrant la main de
Durtal, tout le monde est donc à Dijon
aujourd' hui, et aussitôt, ils s' entretinrent de
mgr Triaurault dont les infirmités s' aggravaient
et qui était décidé à donner sa démission et ils
citaient les candidats possibles : l' abbé Le
Nordez ou un curé de Paris ; puis ils causèrent du
nouveau curé du val des saints et des conditions qui
allaient être infligées aux moines.
-le père De Fonneuve que j' ai vu, ce matin, ne
m' en a pas parlé ! S' écria Durtal.
p311
-il ignorait les clauses stipulées par l' évêque ;
nous venons, nous, de les apprendre à l' instant, et
encore par hasard, en rencontrant dans la rue l' un
des gros bonnets de l' évêché.
-et quelles sont ces conditions ?
-les voici, répondit le cellerier, un fort gaillard,
à la face rase et bleue, à l' oeil noir et aux lèvres
minces, un méridional qui avait été jadis économe
dans un minaire.
Nous garderons l' église, les jours de la semaine,
mais nous n' y mettrons plus les pieds, le dimanche ;
ce jour-là, nous nous réunirons dans notre oratoire,
car le sanctuaire appartiendra au curé seul ;
ensuite, nous n' aurons plus le droit de confesser les
personnes du village...
-comment, nous ne pourrons plus nous confesser
auxnédictins ! Mais c' est monstrueux ; on ne peut
cependant obliger les fidèles à s' adresser à un
prêtre désigné ; chacun est libre de choisir le
directeur qui lui plaît ; le droit est formel et
l' arrêt de votre épiscope est nul ; ce qu' il aurait
bien fait, dans tous les cas, demissionner,
celui-là, avant de nous jouer un tour de cette
façon !
-oh ! Fit le p. Emonot, vous, vous êtes oblat ou du
p312
moins vous allez l' être ; vous pouvez par conséquent
prétendre que vous relevez de la juridiction de
l' Abbé et non de celle de l' évêque ; cette mesure
ne vous touche donc pas ; d' ailleurs, oblat ou non,
tout homme est libre de venir nous rendre visite
dans notre cellule et chez nous, nous n' admettons
qu' une autorité, celle du père Abbé ; nous
continuerons donc, avec sa permission, à administrer,
comme par le passé, le sacrement de pénitence à nos
clients.
-oui, appuya le p. Brugier, l' interdiction de
mgr Triaurault ne peut porter que sur l' église qui
est jusqu' à un certain point paroissiale, mais, qu' il
le veuille ou non, elle s' arrête au seuil de notre
cloître.
-bien, mais les femmes ? Mlle De Garambois et
ma bonne, par exemple !
-ah ça, c' est une autre affaire ; elles ne peuvent
pénétrer dans la clôture et dès lors la question se
complique ; mais elle est facile àsoudre ; la
défense épiscopale ne s' étend qu' au val des saints
et, hors de ce bourg, nous conservons tous nos
pouvoirs. Il sera par conséquent facile à chacun de
nous d' aller, une fois par semaine, à Dijon nous
attendrons nos pénitentes dans un des
confessionnaux de la chapelle des carmélites ou de
tout autre ordre.
p313
-c' est égal, avouez que c' est roide, un prélat
voulant imposer de force un confesseur ; c' est un
ritable viol de conscience ; mais, voyons, votre
père Abbé a être consulté ; il ne s' est donc pas
défendu ?
-il a été, tout juste prévenu, dit le p. Brugier.
-le révérendissime est ami de la paix, ajouta
prudemment dom Emonot qui changea aussitôt la
conversation et se mit à deviser avec le cellerier
du noviciat.
Ce re Emonot, il était peu sympathique à Durtal,
avec sa grosse tête enfoncée dans le cou et toujours
renversée en arrière, son oeil glissant sous ses
lunettes, son nez effilé aux narines pochetées,
semblables à des bouts de pinces à sucre ; mais ce
qui gênait en lui, c' était moins son teint jaune,
son air chafouin, son ton doctoral et son rire
aigre, que ces mouvements nerveux qui lui agitaient
constamment la face.
La vérité était que ces zigzags de traits pouvaient
s' appeler les tics du scrupule.
Dom Emonot souffrait, ainsi que beaucoup de
prêtres et de nombreux fidèles, de cette terrible
maladie de l' âme ; et il sursautait tout à coup,
se crispait, repoussait, ainsi que d' un geste
de physionomie, une
p314
vague tentation, s' assurait par un geste de
dénégation, par un petit recul, qu' il la repoussait
et ne péchait pas.
Cette infirmité était issue d' une vertu vraiment
foncière, d' un ardent désir de perfection et l' on
s' expliquait son étroitesse d' esprit, son
bégueulisme lorsqu' on songeait que tout était pour
lui une cause d' appréhension, un sujet de reproches
et de plaintes.
Mais cela dit, il fallait reconnaître qu' il était
homme de bon sens, expert à mener les âmes qui
pouvaient tolérer son régime, dans les montées de la
voie rude, très clairvoyant sur la situation
actuelle de son ordre.
Durtal revenait un peu de ses pventions, en
l' entendant s' exprimer fort sagement sur ses élèves.
-on rit, disait-il, du fameux moule, cher aux
jésuites, sans s' apercevoir que, sous une empreinte
qui semble pareille, il n' y a pas de gens plus
différents entre eux que les jésuites. La règle de
saint Ignace a plané les défauts, émon les
caractères, mais elle n' a nullement tué la
personnalité, comme tant de gens le pensent. Plût
à Dieu qu' il ent ainsi chez nous ! Ce qui nous
manque, c' est justement un moule où nous puissions
couler les débutants. Je sais bien que, dans
certaines maisons de notre conggation, on juge ces
procédés de culture mesquins et déprimants ; l' on n' y
p315
parle que de dilater l' âme. Hélas ! On ne la dilate
pas, on l' abandonne à elle-même.
Et puis, je veux bien croire que, pendant le temps
de la probation, l' on réussira à inculquer l' esprit
de discipline, à susciter le goût de la vie
intérieure aux novices-et après ? Quand ces âmes,
comprimées, auront échappé aux épreuves du noviciat
et qu' elles auront franchi le délai, après lequel
cesse la surveillance de la jeune paternité, elles
détendront leur ressort et c' est à ce moment-là
que le danger commence ; il faudrait continuer à les
tenir en bride, et les mâter par une occupation
absorbante, par un travail assidu, voireme par
des labeurs corporels pénibles.
Et c' est le contraire qui a lieu ; le bénédictin
soi-disant mûr, est libre ; ne travaille que celui
qui veut ; et c' est bien tentant de ne rien faire ;
on finit par se laisser aller, par s' arranger une
existence de rentier tranquille ; et le religieux
qui ne travaille pas, bavarde, dérange les autres,
fomente des brigues. Ainsi que le dit très bien notre
père saint Benoît, l' oisiveté est l' ennemie de
l' âme " otiositas inimica est animae " .
-oui, l' on devient des ronds-de-cuir pieux et
l' office lui-même sent la conserve, avec ses psaumes
marinés dans la saumure de leur chant.
p316
Le p. Emonot sourit d' assez mauvaise grâce.
-vous avez une façon naturaliste d' envisager les
choses et de les résumer qui est plus que
singulière.
-je blague, repartit Durtal, mais n' empêche, mon
père, que vous n' ayez mille fois raison ; un moine
inoccupé est un moine à moitié perdu, car enfin le
travail... c' est du péché en moins !
-certes, fit le cellerier, mais il est plus facile
de signaler le péril que de le conjurer. Il
conviendrait de changer le système du noviciat, de
relever le niveau des études qui est faible ; il
conviendrait surtout de ne pas admettre de
paresseux. Cela regarde dom Felletin ; il est assez
intelligent pour le comprendre.
-sans doute, dit le père Emonot, c' est un
remarquable maître des novices.
-puis il y a de la sainteté en lui, poursuivit dom
Brugier.
-la sainteté de saint Pierre ! Jeta dom Emonot
dont l' oeil s' alluma, sous ses lunettes, d' une lueur.
De saint Pierre ? Se demanda Durtal. Qu' est-ce
que cela signifie ? Est-ce une rosserie ? Cela
veut-il dire qu' avant d' être un saint, dom Felletin
fut un traître ?
Mais l' oeil étant éteint et lorsque Durtal le
scruta, il
p317
n' y vit que du bleu mort. Le zélateur était
d' ailleurs aussitôt passé à un autre sujet
d' entretien.
Il discutait maintenant avec le cellerier sur
certains ornements d' église que le nouveau curé
clamait, comme appartenant non à l' abbaye mais à la
cure, et c' était une interminable énumération
d' étoles, de chasubles, de chapes. Ce défilé
n' intéressait guère Durtal ; aussi ne fut-il pas
fâc, quand le train fit halte au val des saints,
de prendre congé des deux religieux et de rentrer
chez lui.
CHAPITRE IX
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Dans les campagnes, quand un enfant n' a pas de
santé et est incapable de supporter les travaux des
labours et des vignes la mère dit : il est chétif,
ce petiot-là, nous en ferons un prêtre ; et c' est
ainsi que l' abbé Barbenton était entré au séminaire,
puis envoyé successivement en qualité de vicaire dans
divers villages et enfin promu curé au
Val des Saints.
Tous les ecclésiastiques auxquels Mgr Triaurault
avait offert cette cure s' étaient récusés, sentant
très bien la situation penaude qu' aurait un curé,
en face d' un abbé de cloître.
Lui, avait accepté, sur la promesse qu' au bout d' un
certain temps, il serait transféré dans une paroisse
meilleure ; ce qui était absolument invraisemblable,
car il était bien évident que s' il réussissait dans
sa lutte
p6
contre l' abbaye, l' évêque s' empresserait de le
laisser sur place et que, dans le cas contraire, il
ne lui donnerait aucun avancement ou n'siterait
pas, s' il le jugeait par trop compromis, à le briser.
Dans cet être malingre et vaniteux, il y avait une
ambition démesurée de succès. Il se savait soutenu
par les hobereaux qu' il avait visités, presque
sympathique au maire qui, bien que socialiste et
libre penseur, était, en haine des religieux, enclin
à lui accorder son appui. Aussi, à peine fut-il
installé au Val des Saints, qu' il engagea la lutte.
Et il débuta par un grand coup.
Dès le premier dimanche, il voulut faire table
rase, détruire, en un jour, l' oeuvre patiemment
poursuivie, depuis plusieurs années, par les moines ;
il déclara aux jeunes paysannes qui connaissaient
le plain-chant que l' on chanterait désormais des
cantiques et il en distribua dont les airs de
guinguette plurent d' ailleurs aux filles.
Pouspar les noblaillons du crû, il enleva de ce
village cette senteur de hameau moyen age qu' il
exhalait, le dimanche, aux offices, et il transforma
ce pays, unique peut-être en son genre, en un lieu
comme un autrel' on brailla dans l' église des
rigaudons.
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Puis lorsque ses " enfants de Marie " furent
suffisamment exercées pour goualer sans trop
d' accrocs, ses fariboles, il pria le cloître de
lui prêter, pour les accompagner, son organiste,
inoccupé, ce jour-là, puisque l' oratoire intérieur
ne contenait aucun orgue.
Le p. Abbé était heureusement absent car, n' y
cherchant pas malice, il eût sans doute cédé ; mais
l' abbé Barbenton eut affaire à Dom de Fonneuve
qui, plus méfiant, répondit :
-cela dépend ; si vous vous confinez dans le
plain-chant, oui ; autrement, non.
Vexé, le curé répondit qu' il était maître, dans son
église, d' imposer, le dimanche, la musique qu' il
aimait.
-et moi de garder mon organiste, riposta le prieur.
Ce fut une première cause de brouille.
Il s' avisa ensuite de vouloir changer l' intérieur
du sanctuaire, en y plaçant de nouveaux autels
surmontés de saints façonnés par les plâtriers de
la rue Saint-sulpice. La noblesse des alentours
l' encourageait mais disparaissaits qu' il
s' agissait de délier sa bourse ; il n' en tira que
des sommes insignifiantes ; il se rabattit alors
sur M. Lampre, sur Mlle De Garambois, sur
Durtal, mais ils lui déclarèrent, avec ensemble,
qu' ils ne voyaient pas l' utilité d' enlaidir
l' église.
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Sa haine pour ces gens qui refusaient d' ailleurs
de se confesser à lui et allaient au monastère ou
à Dijon pour ne pas passer par ses mains, s' accrut.
La situation s' avérait nette : le couvent et ses
trois amis d' un côté, les hobereaux et lui, de
l' autre.
Restait le village ; mais, là, la situation se
compliquait. Les paysans, d' abord bien disposés
pour le curé et furieux contre l' abbaye qui ne
fournissait plus les médicaments depuis que le re
Miné divaguait, -car personne n' était pharmacien
dans la maison, -s' exaspérèrent aussitôt que leur
nouveau pasteur leur réclama les frais des mariages
et des funérailles. Ils s' aperçurent tout à coup
que les nédictins unissaient et enterraient sans
jamais exiger d' argent et les bonnes femmes
découvrirent que, depuis que l' abbé Barbenton
gîtait dans le presbytère, on avait supprimé les
beaux offices du dimanche qui attiraient quelquefois
du monde de Dijon.
Et la défense la plusrieuse du chant grégorien,
ce furent les aubergistes qui, lésés dans leurs
intérêts, la prirent.
En attendant, la lutte avec le moine sacristain
s' engagea sur toute la ligne ; mais le curé se
heurta contre une force d' inertie qu' il ne put
vaincre ; le
p9
P. Beaudequin lui fuyait comme du vif-argent entre
les doigts ; c' était des : " peut-être, des ce
serait à examiner, des nous y réfléchirons " et ce
n' était jamais ni un oui, ni un non ; la remise des
calices et des chasubles qu' il convoitait, ne lui
ayant pas été consentie, il voulut au moins tâcher
de contrarier les religieux qui, pendant les jours
de la semaine, étaient maîtres du choeur et y
lébraient leurs offices et il leur demanda
d' avancer ou de retarder leur horaire, sous le
prétexte qu' il serait ainsi plus à l' aise pour
assurer le service des catéchismes et des convois.
-il y a une règle de saint Benoît que je ne puis
enfreindre et des habitudes que je ne suis pas
maître de changer, répliqua Dom de Fonneuve ;
il m' est donc impossible de vous satisfaire.
Le curé témoigna soncontentement de ce refus,
en n' assistant plus jamais aux offices. Il avait,
en effet, arracau père abbé, l' autorisation
d' occuper une place, auprès de lui, avant la stalle
du sous-prieur, relégué de la sorte au second rang ;
il la laissa désormais vide, pensant sans doute que
cette abstention froisserait les moines ; mais
personne ne parut même remarquer ce manège. Alors,
il rompit avec le mode d' escarmouches qu' il avait
adopté, s son arrivée au
p10
Val Des Saints et il résolut de prendre une
revanche de ces petits combats qu' il avait
jusqu' alors perdus, en engageant une vraie
bataille dont il préparerait, au préalable, le
terrain.
Et il crut en avoir saisi l' occasion. Se rappelant
que Mgr Triaurault pondait au prénom de
Cyrille, il vérifia l' ordo monastique et constata
que cette fête tombait un dimanche.
Il rendit visite au prélat et le supplia de venir
déjeuner, ce jour-là, au presbytère, avec la
noblesse des environs désireuse de lui souhaiter
sa fête, et de daigner ensuite présider les vêpres.
Mgr Triaurault était souffrant et peu soucieux de
perdre ainsi son temps ; mais l' abbé insista de telle
sorte, garantissant le prestige qui rejaillirait sur
lui dans le pays, s' il parvenait à y amener son
évêque, que sa grandeur, ennuyée, céda.
Alors, le curé radieux s' en fut proposer au père de
Fonneuve, pour donner plus d' éclat à la cérémonie
et faire plus d' honneur à monseigneur, de célébrer
avec ses religieux les vêpres, dans l' église qu' il
mettait, ce dimanche-là, à leur disposition.
Dom Prieur accepta et le curé sourit.
-je voudrais, reprit-il, que larémonie fût
p11
vraiment magnifique et frappât l' imagination de nos
paysans. Ils ont tellement l' habitude du chant de
Solesmes que ce genre de musique ne les intéresse
plus ; aussi ai-je pensé à y adjoindre quelques
morceaux choisis parmi les meilleurs auteurs de
notre temps. M. Le baron des Atours, avec m. Son
fils, renforcés de l' un de leurs domestiques qui
possède une belle voix, s' est offert pour les
chanter, en haut, dans la tribune de l' orgue...
-non pas, interrompit brusquement Dom De Fonneuve,
je refuse de participer, moi et les miens, à ce
concert. Il existe une liturgie bénédictine que je
ne souffrirai pas de voir sophistiquer par je ne
sais quelles turelures. Nous célébrerons l' office
tel qu' il est ou nous ne le célébrerons pas à
l' église : c' est à prendre ou à laisser.
-mais, je ne vous interdirai pas de chanter vos
pres comme vous l' entendrez, répliqua le curé.
Mon observation ne vise que le salut du
saint-sacrement qui doit les suivre ; et, un peu
prisant, il ajouta :
vous conviendrez bien, monvérendre, que les
petits saluts bénédictins avec leurs deux chants
qui précèdent d' habitude le Tantum Ergo et
l' hymne de " Te Decet Laus " ou le psaume
" Laudate Dominum
p12
omnes gentes " que vous entonnez après, sont courts
et ne s' imposent pas, en tout cas, aux masses.
-nos saluts sont, de même que nos offices,
liturgiques. Ils ne comportent aucunpertoire
de fantaisie ; la question reste donc la même et
je la résume en ces trois mots : tout ou rien.
-diable, reprit le curé qui semblait réfchir,
j' ai en quelque sorte promis à Mgr Triaurault
l' hommage de votre présence. Que dira-t-il, s' il
ne vous voit pas à l' église.
-je l' ignore. Ces conditions vous vont-elles ?
-impossible ; je froisserais M. Le Baron et sa
famille ; mais songez, mon révérend père, que sa
grandeur trouvera certainement étrange l' attitude
des moines qui disparaissent lorsqu' elle arrive.
-monseigneur est trop juste pour ne pas comprendre
le bien-fondé de ces motifs et je compte sur votre
loyauté pour les lui faire connaître.
Le curé s' inclina. ça y est, se dit-il, en quittant
le P. De Fonneuve.
-c' est très malin, fit M. Lampre au prieur qui
causait avec lui de cette aventure ; le curé vous
empêche, en effet, d' accueillir ses propositions et
il vous fâche avec l' évêque.
p13
-qu' y puis-je ? Répondit le vieux père ; le devoir
avant tout !
Le comique de l' histoire fut que si ce piège du
curé happa les moines, il l' appréhenda, lui aussi.
Mgr Triaurault ne lui pardonna pas, en effet, de
l' avoir attiré dans ce qu' il appelait un guet-apens
d' irrespect et il le secoua vigoureusement, lui
reprochant sa maladresse, aussi furieux contre lui
que contre les bénédictins, lorsqu' il partit.
A dater de ce jour, les relations cessèrent presque
complètement entre le presbytère et l' abbaye ; puis
le curé se vexa d' être tenu à l' écart et il chercha
un moyen de détendre la situation ; la fête de
saint Benoît qui était proche lui parut, pour ce
dessein, propice.
Il pensa d' abord à se servir de Durtal comme
d' intermédiaire pour obtenir d' être invité à dîner,
ce jour-là, au cloître. Il s' arrangea de façon à
le rencontrer et doucement lui dit :
-eh bien, cher monsieur, vous allez faire votre
profession d' oblature. Je serai très heureux d' y
assister. Si elle doit avoir lieu, en dehors des
offices monastiques, je m' arrangerai, ce jour-là,
afin de vous livrer mon église, -et il appuya sur
le mon, -pour l' heure qui vous plaira.
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-je vous remercie, monsieur le curé, repartit
tranquillement Durtal, mais la profession
d' oblature se fera non dans l' église abbatiale, -
et il appuya, à son tour, sur le mot abbatiale, -
mais dans l' oratoire du monastère ; c' est vous
dire que, sauf les moines, personne n' y assistera,
puisque l' oratoire est sis dans la clôture.
-ah ! Et vous dînerez sans doute à l' abbaye, ce
matin-là ?
-sans doute.
-le réfectoire étant, lui aussi, situé dans la
clôture, dit avec une pointe d' ironie, le cu,
je me demande si hormis vous et les gens de la
maison, d' autres personnes seront conviées à ce
repas.
-je l' ignore. En l' absence du père abbé qu' il
remplace, le prieur est maître d' inviter ou de ne
point inviter qui bon lui semble ; il est donc le
seul qui soit à même de répondre à votre question.
-votre serviteur, monsieur.
-le vôtre, monsieur le curé, répliqua Durtal, en
s' éloignant.
L' abbé Barbenton se dit : il n' y a rien à tirer de
celui-là ; allons-y bravement et il se fit
introduire chez le prieur. Là, il joua la comédie,
déclarant qu' il déplorait tous ces malentendus, se
déchargeant de ses torts
p15
sur le dos de l' évêque dont il était obligé de suivre
les instructions ; enfin, il s' écria que sa mise
en quarantaine, le jour de la fête de saint Benoît,
produirait un effet désastreux dans le bourg et
Dom De Fonneuve, touché, l' embrassa et l' invita
au dîner.
Alors il s' enquit de savoir si le révérendissime ne
serait pas psent pour larémonie, dans son
cloître.
-ce n' est guère vraisemblable, répondit
Dom De Fonneuve. Le père abbé est en Italie,
au Mont Cassin où, comme vous le savez, l' un
de ses frères est profès ; et de là, il doit se
rendre à Rome pour y voir le Primat ; il ne sera
donc pas ici, avant une quinzaine.
Le curé qui craignait que les moines ne lui
jetassent des bâtons dans les jambes, en mettant
le révérendissime au courant de ses manigances,
s' en fut, rassuré, décidé, du reste, à se
concilier avec tout le monde, avant le retour
de Dom Bernard.
Pendant ce temps, Durtal se préparait par quelques
jours de retraite, à son oblature. Il passait
alternativement entre les mains de Dom Felletin,
le maître des novices et de Dom d' Auberoche, le
rémoniaire.
L' un l' interrogeait sur la règle de saint Benoît
et l' autre qui entendait que la cérémonie
d' oblature fût impeccable, le contraignait à saluer
et à marcher dans
p16
tous les sens. Il aurait voulu que Durtal chantât,
par trois fois, en haussant, chaque fois, la voix
d' un ton, l' essentiel " Suscipe me, Domine,
secundum eloquium tuum et vivam et non confundas
me ab expectatione mea " , accompagné du Gloria Patri,
pété par tout le choeur. Ce verset du psaume 118
prescrit, pour la profession de ses moines, par
saint Benoît, lui-même, dans le chapitre 58 de sa
règle, était admirable lorsqu' il était revêtu de
sa robe très simple de plain-chant. Il était
timide et suppliant jusqu' à sa médiante, puis il
s' élevait plus rassuré, toujours implorant mais
plus ferme ; et, à chaque fois, il s' enhardissait,
encouragé par l' accent résolu, sûr, des religieux
le reprenant, affirmant à leur nouveau frère la
certitude du désir exaucé, l' assurance qu' il ne
serait pas confondu dans son attente.
Et cette formule, divinement magique, était si
décisive que les plus anciens profès ne pouvaient
s' empêcher de trembler jusqu' au fond de l' âme,
lorsqu' ils l' entendaient chanter et la chantaient
eux-mêmes, à chaque profession.
Durtal que l' intonation à décocher toujours plus
haut, dans le silence de la chapelle et sans le
soutien d' un orgue, épouvantait, avait fini par
obtenir du P. D' Auberoche qu' il la psalmodierait
tout bonnement et qu' il en
p17
serait de même pour les pères et les novices présents
à la cérémonie et qui devaient doubler chaque fois,
le verset, après lui.
Et c' étaient des rétitions ininterrompues, des
salutations médiocres ou profondes, des
agenouillements, sur la première ou sur la dernière
marche de l' autel, des façons rectifiées de
déployer contre sa poitrine la charte de profession,
comme sur cette statue que l' on voit dans les
montres religieuses et qui représente un chevalier
tenant une banderole sur laquelle est inscrit le
verbe " Credo " ; c' étaient des effacements de corps
permettant d' évoluer dans la place restreinte de
l' oratoire.
Enfin Durtal parvint à contenter Dom d' Auberoche ;
le P. Felletin, lui, ne se souciait ni des gestes,
ni des détails liturgiques, il expliquait
l' oblature, planant au-dessus des âges, heureux
d' avoir un novice qui connaissait aussi bien que lui
la matière et il parlait de l' avenir, certain
d' être compris.
-il convient d' abord de se bien persuader,
disait-il, que l' oblature de saint Benoît ne peut,
ainsi qu' une oeuvre populaire, se diffuser ; elle
ne s' adresse qu' à une élite et ne peut par
conséquent rester qu' à l' état d' exception ; elle
requiert, en effet, des postulants des conditions
particulières, malaisées à remplir. Sa raison d' être,
c' est
p18
la liturgie ; la vie du moine c' est la louange de
Dieu, la vie de l' oblat sera aussi la louange de
Dieu mais réduite à ce qu' il en pourra prendre ;
pour atteindre ce résultat, il ne suffit point d' être
fidèle à ses devoirs et de communier plus ou moins
fréquemment, il faut aussi avoir le goût de la
liturgie, le sens du cérémonial, l' amour de la
symbolique, l' admiration de l' art religieux et des
beaux offices.
Les oblats qui uniront ces conditions-Dieu
veuille, qu' ils soient nombreux, mais j' en doute-
vivront donc autant que possible cette partie de
l' existence monastique qui s' écoule à l' église,
autrement dit, ils devront résider dans le cloître
ou dans ses alentours.
Je ne me figure pas du tout, en effet, des oblats
épars dans des villes telles que Paris, Lyon ou
Marseille, n' ayant aucun rapport quotidien avec le
monastère auquel ils appartiennent, n' assistant pas,
par conséquent, à la messe conventuelle et aux
pres chantées de chaque jour, ne s' assemblant
qu' une ou deux fois par mois, comme à un son de
corne, à l' abbaye. Ainsi comprise, l' oblature ne
serait plus qu' une petite confrérie et il y en a
assez, je pense, pour que nous n' en ajoutions pas
une de plus à celles qui subsistent.
Ce serait, d' autre part, une grave erreur que
d' assimiler
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l' oblature à un tiers ordre, puisqu' un tiers-ordre
incorpore tous les gens, fussent-ils les plus
incompréhensifs du monde, pourvu qu' ils soient des
chrétiens zélés et des catholiques pratiquants.
Nous, au contraire, nous cherchons la qualité et non
la quantité : il nous faut des savants, des lettrés
et des artistes, des personnes qui ne soient pas
exclusivement des dévots...
-pas de marguilliers édifiants et de sacristes
pieux ! S' écria Durtal.
-oui, dit, en souriant, le père Felletin. Notre
but n' est pas d' ailleurs d' improviser de doubles
emplois avec les tiers-ordres des autres instituts,
qui ont leur utilité car ils rendent service aux
masses ; nous n' avons pas à marcher par exemple sur
les brisées des Franciscains qui bénéficient d' une
puissance séculairement acquise ; nous leur serions,
du reste, au point de vue du prosélytisme et de
l' organisation, très inférieurs.
Et puis, ayons le courage de l' avouer, en agissant
de la sorte, nous duperions nos novices qui auraient
plus d' intérêt à s' affilier au troisième ordre de
saint François, car il est en pleine vigueur et
assure à ses tertiaires des avantages que nous serions
bien incapables de leur offrir ; notre seule force,
à nous, ne peut résider que dans
p20
l' efficace des oraisons liturgiques et des offices ;
et comment en faire réellement profiter des gens
qui n' y prendraient aucune part et ne seraient
imbus à aucun degré de cet esprit bénédictin sans
lequel aucune entrée dans notre ordre n' est ou ne
devrait être possible ?
Non, plus j' y pense, et plus je suis convaincu que
la seule oblature qui soit enviable est celle du
moyen age, celle du laïque habitant, comme je l' ai
déjà dit, auprès ou dans l' intérieur d' un couvent
vivant plus, en somme, dans la communauté que dans
le monde, suivantgulièrement les exercices
religieux des moines.
Ainsi comprise l' oblature est pratique surtout pour
les artistes ; elle leur donne l' appui des grâces
monastiques, l' aide même du patriarche et elle leur
laisse toutefois une certaine liberté ; et, à ce
propos, je dois le confesser, il y aurait, selon moi,
tout avantage pour un artiste à ne pas sider dans
la clôture de l' abbaye mais à sa porte. Fatalement,
en effet, avec l' internement me mitigé, une
sujétion s' impose et pour peu que l' abbé ou que le
père, chargé de la direction des oblats, ait des
idées arrêtées en esthétique et quelles idées
souvent ! C' est le conflit et, au nom de l' obéissance,
l' étouffement de la personnalité, la mort de l' art.
L' échec de l' abbaye de Beuron est, à ce point de vue,
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typique. On a voulu enfourner tous les peintres que
détenait le couvent dans le même moule et l' on a
tué le talent de chacun, pour ne produire que des
peintures similaires, coues d' après une formule
unique, et destinées par cela même à devenir, au
bout de peu d' essais, des rengaines.
La question se résume donc pour moi ainsi : direction
spirituelle, énergique, de la part du religieux
maître de l' oblature, et abstention pour tout le
reste.
Maintenant, à titre de document, je vous signale une
tentative bien oubliée-la plupart même des nôtres
l' ignorent-qui eut lieu à Solesmes, sous le
gouvernement de Dom Couturier.
Cet abavait rêvé de rénover l' enluminure, cette
gloire des abbayes bénédictines d' antan ! Il
possédait justement, avec M. Cartier, à demeure
dans le cloître, un oblat, Anatole Foucher, le
dernier artiste, qui, à l' heure présente, dispose
de la science liturgique et ait le talent nécessaire
pour continuer cet art exquis du moyen age.
Il a façonné de remarquables élèves au monastère
desnédictines de Sainte-cécile et il allait
commencer de former certains moines qui étaient
doués pour ce genre de travail, lorsqu' à la suite
des décrets, en 1880,
p22
l' expulsion a dispersé la communauté dans le
village. M. Foucher a alors quitté Solesmes et
ce projet est naturellement tombé à l' eau.
A combien se montent actuellement les oblats,
fugiés dans l' intérieur des cloîtres de la
congrégation de France ? Je ne le sais, d' une
manière précise, car mes renseignements datent de
plusieurs annéesjà et d' aucuns ont pu, depuis ce
temps, rentrer dans le monde.
En tout cas, il y en avait un, en robe, qui était
prêtre, à Solesmes et qui se trouve aujourd' hui
au prieuré de Farnborough, en Angleterre ; deux
existaient à Ligu, l' un, en robe, l' autre en
laïque, mais tous les deux sont partis pour saint
Wandrille où le premier s' est fait père. Il y en
avait un aussi, en robe, à Paris, au prieuré de
la rue de la Source et puis... ma foi, je crois
bien que c' est tout.
Autour des abbayes, domiciliées dans les villages
mes elles sont situées, je n' en connais que
cinq, dont une oblate, à Ligugé. Il y aurait,
d' autre part, à saint Wandrille, un petit noyau
d' affiliées ; ont-elles été régulièrement
constituées ? Je l' ignore. A Solesmes, les quelques
parents de religieux qui assistent assidûment aux
offices sont-ils de réels oblats, ayant fait
profession au monastère ? J' en doute. Quant à ceux
qui résident où
p23
ils veulent et ne participent pas à la vie
liturgique, ils sont assez nombreux à Paris, mais
je le répète, cette sorte d' oblature n' a rien à
démêler avec l' oblature du Moyen Age, avec
l' oblature proprement dite.
Vous le voyez, le nombre des oblats est incertain
et infime ; le fil n' a pas été rompu depuis le
huitième siècle jusqu' à nos jours, mais ce qu' il
est ténu !
Enfin, peut-être grossira-t-il ; en attendant que
des compagnons s' adjoignent à vous, vous devenez
demain le premier oblat moderne du Val Des Saints ;
vous allez profiter plus effectivement de cet
afflux de prières qui s' est accumulé dans cet
ancien prieuré, pendant tant de siècles ; vous
bénéficierez comme nous, aume titre que nous,
de cette fruition des grâces dont la communau
de Solesmes a été investie, lorsque le pape
Grégoire xvi l' institua l' héritière des privilèges
accordés par ses prédécesseurs aux congrégations de
Cluny, des saints Vanne et Hydulphe et de
saint Maur. Le patrimoine, vous aiderez à le
garder et vous y ajouterez vous-même, en vous
associant à nos efforts liturgiques ; et lorsque
le moment du repos sera proche, vous revêtirez
l' habit du moine dans lequel vous serez inhuet
le patriarche, fidèle à sa promesse, interviendra
en votre faveur auprès de l' exorable juge.
p24
Encore que vous ne prononciez aucun voeu, vous
promettez devant l' autel, pendant le sacrifice de
la messe, avant de recevoir le corps de
Notre-seigneur, la conversion de vos moeurs, vous
vous engagez à vivre, le plus saintement possible,
en Dieu. Vous renoncez, en somme, à tout ce qui
fait pour l' homme charnel la joie de la vie et c' est
une existence d' être retiré déjà du monde, qu' il
vous faudra désormais mener. Puisse-t-elle être
douce et vous contenter ; puisse-t-elle surtout
être agréée par les sacrifices qu' elle exige, du
Tout-puissant, là-haut !
Alors, c' est bien convenu, n' est-ce pas, la
rémonie aura lieu pendant la messe de six heures
et ce sera, au moment de l' offertoire, que vous
vous lierez, par une cédule qui sera conservée
dans les archives de l' abbaye, au grand ordre
de saint Benoît.
-c' est entendu, père, priez pour moi.
-vous pouvez y compter, mon cher enfant, et mes
prières ne seront pas isolées, je vous l' affirme.
Tous les petits novices qui se réjouissent d' avance
d' être présents à cette messe ne vous oublieront pas.
Allons, le sort en est jeté, songea Durtal, en
quittant la cellule du re ; à dire vrai, je ne me
sens pas un bien éclatant mérite à repousser ce
qu' on appelle les
p25
blandices terrestres ; j' ai répudié, de moi-même et
depuis bien des anes, tout ce qui flatte le goût
des autres ; mais voilà, jusqu' ici, je n' y étais
pas forcé, j' agissais de mon plein gré ; n' est-il
pas à craindre maintenant, étant donnée la bêtise
de la nature humaine, que par ce fait seul que j' ai
souscrit à un engagement, je ne souffre d' être
obligé de le tenir ?
Eh bien, tant mieux, cesrites que je n' ai pas,
je les acquerrai si je subis des jours de
tentations et de regrets !
C' est égal, reprit-il, en allumant une cigarette, il
convient d' avouer que, comme descendant des oblats
des premiers siècles, je suis plutôt débile.
L' ermite du Mont Cindre, le successeur des reclus
de Lyon et, moi, le successeur des oblats du
Val Des Saints, nous formons la paire. Il me
semble que nous sommes à de vrais moines ce que sont
à de vrais soldats, ces hideux mioches que des
familles égarées affublent de costumes militaires
et promènent par les rues, une trompette dans
la bouche et une chandelle sous le nez.
Il rentra chez lui et trouva Mme Bavoil
exacerbée.
-je ne comprends pas, grognait-elle, que des
femmes ne puissent être admises à votre profession ;
moi, je suis tertiaire de saint François et l' on
n' use pas de pareilles cachotteries dans cet
ordre.
p26
-mais les franciscains ne sont pas en clôture, ma
bonne madame Bavoil.
-je n' en sais rien, je ne sais qu' une chose, c' est
que demain, moi, et, ce qui est plus violent encore,
votre soeur l' oblate, Mlle De Garambois, nous
sommes tenues à l' écart, dans l' impossibilité de
prier près de vous.
-vous prierez à distance, madame Bavoil ;
d' ailleurs, si vous voulez vous rendre compte de
la souveraine beauté que dégage une profession
monastique, ce n' est pas celle de l' oblature qu' il
faudrait voir ; elle n' est qu' un abrégé, qu' un
raccourci, qu' une dilution homoeopathique de celle
des moines-et ce n' est même pas encore à celle
desnédictins, qui est superbe pourtant, mais
à celle des moniales qu' il siérait d' assister.
L' altitude absolue de la liturgie et de l' art est
là. La profession des moniales de saint Benoît !
Il y a des moments où, pendant l' extraordinaire
rémonie, le petit frisson de la splendeur divine
vous fait trémuler l' âme et où l' on se sent
exalté, projeté hors de soi-même, si loin de la
banalité du monde qui vous entoure !
Oui, à certains instants, l' on a envie de bramer
l' admiration qui vous étouffe ! Le chef-d' oeuvre de
l' art ecclésial, c' est peut-être le Pontifical des
Vierges. L' on est pris, dès le but, aux moelles ;
alors qu' après le
p27
verset alleluiatique de la messe, l' évêque ou
l' abbé qui officie, s' assied, en haut de l' autel,
sur le falstidorium, le siège des prélats, en face
du public, et que le maître des cérémonies ou
l' assistant entonne cette phrase empruntée à la
parabole des Vierges, de saint Matthieu :
" Vierges prudentes, apportez vos lampes, voici
l' époux qui arrive ; allez au-devant de lui. "
et la vierge, tenant un flambeau allumé, fait un
pas et s' agenouille.
Alors le prélat, qui représente le Christ,
l' appelle debout, par trois fois, et elle répond
en d' admirables antiphones : -" me voici " -et
elle s' avance, à mesure, plus près. L' on dirait
d' un oiseau que fascine un bon serpent.
Et, d' un bout à l' autre, l' office se déroule,
éloquent, presque massif, ainsi que pendant l' ample
et la forte préface ; caressant et comme parfumé
par toutes les essences de l' Orient, alors que le
choeur des nonnes chante ces phrases du
Livre De La Sagesse : " viens, ma bien-aimée,
l' hiver est passé, la tourterelle chante, les
fleurs de la vigne embaument " ; délicieux vraiment
en cet épisode des fiançailles où la novice
acclame le Christ, s' affirme " fiancée à celui que
les anges servent, à celui dont les astres du ciel
admirent la beauté " ; puis, levant
p28
le bras droit en l' air, elle montre son doigt où
brille la baguenie par le prélat et, folle de
joie, s' écrie : " mon Seigneur Jésus-christ m' a
liée à lui par son anneau et il m' adorne telle
qu' une épouse ! " -et de très antiques oraisons
sanctifient, macèrent ainsi que dans de célestes
aromates la petite Esther qui, regardant le chemin
parcouru depuis la probation et songeant que le
mariage est maintenant consom, chante, au comble
de ses voeux : " enfin, voici ce que j' ai tant
désiré, je tiens ce que j' ai tant espéré, je suis
unie dans les cieux à celui que j' ai tant ai
sur la terre... " et, après la récitation de la
préface, la messe continue...
que sont, en comparaison de ce drame vraiment divin
qui se joue entre l' âme et Dieu, les pauvres
machines inventées par les théâtriers anciens ou
modernes ? Mon Dieu, les serins !
-oui, mais malheureusement, il n' y a pas de couvent
de bénédictines ici, et je ne verrai jamais cela,
fit Mme Bavoil.
-c' est pour vous dire simplement que la cérémonie
de l' oblature est, si on la rapproche de celle-là,
si minime qu' elle n' est même pas intéressante à
contempler. Que cette certitude vous console de n' y
pouvoir assister !
Le lendemain matin, après avoir répété telles
qu' une
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leçon, sesponses latines aux questions que devait
lui poser le prieur, Durtal s' achemina vers le
cloître.
Il se sentait perturbé, mal à l' aise et il aurait
bien voulu que cette fête fût jà terminée. Tout
ce d' attitude, de décor, auquel tenait tant le
père cémoniaire l' inquiétait. Il craignait de se
tromper ; et cette appréhension l' empêchait de
penser à l' acte qu' il allait accomplir et à la
communion qui devait le suivre. Ah ! Seigneur,
je songe à tout, excepté à vous, murmurait-il ;
ce que je serais mieux à vous prier, seul à seul,
dans un coin !
Il rencontra sous les galeries les novices ; ils
souriaient, en le saluant, mais aucun ne parlait ;
l' heure du grand silence qui commeait après les
complies, la veille, ne devant cesser qu' après
prime, c' est-à-dire vers les sept heures.
Ils entrèrent avec lui dans l' oratoire ; et bientôt
Dom Felletin et Dom d' Auberoche, en coule,
arrivèrent à leur tour et se dirigèrent vers la
sacristie où le père prieur s' habillait pour dire
la messe.
Puis ce furent quelques moines, lere hôtelier, le
lateur, le père sacristain qui allèrent
s' agenouiller dans les stalles.
Cet oratoire était une pièce minuscule, voûtée en
p30
cul-de-four et dallée de pierre ; elle était l' un
des restes les plus curieux de l' ancien prieu
du moyen age et elle avait dû alors être utilisée
comme la desserte des vastes cuisines qui
l' avoisinaient. On l' avait malheureusement parée
de tièdes statues de la Vierge et du Sacré-coeur
qui évoquaient les plus offensants souvenirs du
Paris de la rue Bonaparte et de la rue Madame.
Dom Felletin et Dom d' Auberoche n' étaient pas
en cette chapelle, ainsi qu' au noviciat, maîtres
de reléguer dans des combles ces pieuses horreurs
et les autres religieux s' en accommodaient, tant
bien que mal ; elles étaient là ; il ne serait venu
à aucun d' eux l' ie de les changer.
La messe était servie par le frère Gèdre, un petit
novice à mine fûtée, avec des yeux de souris, noirs.
On le surnommait le fre " trotte-menu " , tant, en
effet, il se faufilait, souriant, regardant,
toujours satisfait et toujours heureux. Il ne
s' évadait de ses prières que pour se ruer sur le
grec. Il en raffolait, mais les bons hellénistes
manquaient au cloître et il était obligé de
s' exercer tout seul ; c' était là le seul souci de
cette existence qui s' écoulait dans la joie
perpétuelle de vivre en Dieu, d' être moine.
Il avait été si peu gâté jusqu' alors, le pauvre
enfant, qu' au point de vue matérielme, le
monastère lui
p31
semblait être un ve de confortable, un lieu de
délices et de luxe.
Il avait été orphelin, seul, sans frère ni soeur,
dès l' enfance, élevé par charité dans un
établissement congréganiste ; il avait toujours
mangé les ratatouilles et bu les débiles abondances
des pensions ; il avait toujours couché en dortoir,
n' avait jamais dispod' une minute de liberté, d' un
sou pour acheter même une image. A la fin de ses
études, il était passé, sans aucune transition,
de son collège au Val Des Saints.
Et là, il était chez lui, il avait une cellule
à lui ; la vie en commun, si nible pour les
laïques qui renoncent au monde, ne le gênait point,
attendu qu' il ne se figurait pas que l' on pût
vivre autrement ; la nourriture du couvent lui
paraissait si bonne qu' il se privait de certains
plats de peur de devenir gourmand ; et la liberté
du noviciat lui semblait extravagante en comparaison
de celle du pensionnat.
Et pourtant il avait des heures d' affliction. Un
jour, il avait dit à Durtal qui lui demandait
la raison de sa mélancolie : ah ! Ce que l' on
souffre au cloître !
Durtal se perdait en conjectures, tout en
essayant de le réconforter. Au fond, sa souffrance
venait simplement de ceci qu' au lieu de jouer le
le de cérémoniaire qu' il
p32
devait prendre à la messe de ce matin-là, on l' avait
chargé de faire " céroféraire " ; c' était pour lui
comme un passe-droit et une déchéance.
C' était la tristesse d' un gosse auquel on enlève
son bâton de sucre d' orge pour le donner à sucer
à un autre ; ç' eût été évidemment risible si l' on
ne savait que d' aucuns pâtissent autant pour un
petit détail que d' autres pour des causes vraiment
graves. N' était-ce pas la preuve, du reste, de la
nécessité de cette douleur à laquelle nul n' échappe ?
Que le motif fût sérieux ou futile, elle n' en
atteignait pas moins les gens. Imperable sur
certains points qui suppliciaient sans doute ses
frères du noviciat, le frère Gèdre était tortu
par des riens et le terrible P. Emonot, qui
l' avait remarqué, ne le nageait pas, le frappant
à l' endroit sensible, lui infligeant des
humiliations de ce genre, le plus qu' il pouvait,
pour briser en lui toute vanité, pour le détacher
de lui-même, pour le façonner sur le modèle d' un
ritable moine.
Mais ce matin-, l' enfant était joyeux et il eut
un petit sourire de tendresse, en regardant Durtal
agenouillé, lorsqu' il sortit de la sacristie,
précédant Dom De Fonneuve, à l' autel.
Durtal essaya de s' absorber dans sa messe, mais il
déraillait à chaque prière ; la peur de s' embrouiller
tout
p33
à l' heure, dans ses réponses, le dominait. Que je
voudrais donc que cette cérémonie fût close !
Se disait-il.
Au moment de l' offertoire, elle s' ouvrit.
Dom Felletin et Dom d' Auberoche montèrent à
l' autel et se tinrent de chaque côté du prieur.
Durtal quitta sa place et vint s' agenouiller devant
eux, au bas de l' autel.
Alors le prieur se signa, prononça le " Domine labia
mea aperies " , le " Deus in adjutorium " , le Gloria,
puis il commença de réciter le psaume 64 :
" Deus misereatur nostri " dont les versets furent
psalmodiés par les deux choeurs alternés des profès
et des novices et s' adressant à Durtal :
-quid petis ? Que demandez-vous ?
-la miséricorde de Dieu et votre confraternité,
en qualité d' oblat de notre très saint père Benoît.
Lentement, le prieur répondit, toujours en latin.
Mon fils, vous connaissez suffisamment, non
seulement pour l' avoir lue, mais encore pour l' avoir
pratiquée et essayée pendant tout le cours d' une
année, la loi sous laquelle vous voulez militer.
Vous n' ignorez pas les conditions de l' engagement
à contracter pour entrer dans notre confraternité.
Si donc vous êtes résolu à observer les salutaires
préceptes de notre très saint
p34
père Benoît, approchez ; sinon vous êtes libre
de vous retirer.
Puis, aps un instant de silence, voyant que Durtal
ne bougeait pas, il reprit :
-voulez-vous renoncer aux vanités et aux pompes
du siècle ?
-volo.
-voulez-vous entreprendre la conversion de vos
moeurs, suivant l' esprit de la règle de notre
saint père Benoît et observer les statuts des
oblats ?
-volo.
-voulez-vous persévérer dans votre entreprise
jusqu' à la mort ?
-volo, gratia dei adjuvante.
-deo gratias. Que Dieu vous soit en aide. Puisque
vous mettez votre confiance dans son secours, il
vous est permis de faire votre profession d' oblat.
Durtal se releva et debout, devant l' autel, il lut
à haute voix la charte de profession écrite sur
parchemin et qui débutait par le " pax " bénédictin
et la formule " in nomine domini nostri Jesu
Christi, amen. "
et il lisait, d' un ton mal assuré, le texte latin
attestant l' offre qu' il consentait de lui-même au
Dieu tout-puissant, à la bienheureuse Vierge Marie,
au saint re
p35
Benoît pour le monastère du Val Des Saints, et
promettant la conversion de ses moeurs suivant la
règle du patriarche, s' y engageant en présence
de Dieu et de tous les saints.
Quand ce fut terminé, le maître des cérémonies vint
le chercher et ils montèrent en haut de l' autel et,
là, à la place des evangiles, il posa sa charte et
la signa d' une croix d' abord, puis de son nom et de
ses prénoms laïques, enfin du nom monastique de
frère Jean, qu' il devait porter.
Il redescendit, accompagné du cérémoniaire, les
marches de l' autel, et tenant, de ses deux mains, le
parchemin grand ouvert sur sa poitrine, il le
présenta aux religieux debout dans les stalles ;
et ils regardaient la signature et s' inclinaient.
Quand il eut fait ainsi le tour de l' oratoire,
Dom d' Auberoche lui reprit la cédule qu' il
enveloppa dans un corporal et remit sur l' autel.
Et Durtal s' agenouilla de nouveau, au-dessous de la
dernière marche et les bras croisés en x, le front
touchant presque cette marche, il prononça par trois
fois, en haussant, chaque fois, le ton, le
" suscipe " que les moines psalmodiaient après lui.
Alors le prieur se retourna vers l' autel et après le
p36
kyrie eleison et le pater noster, il entama la rie
des longs versets de la rubrique auxquels
pondirent les assistants, prononça l' oraison
demandant au Seigneur, par l' intercession de
saint Benoît, d' accorder à son serviteur d' être
fidèle aux promesses qu' il venait de signer et
après que Durtal eut murmu: amen, il dit :
" nous, prieur de l' abbaye du Val Des Saints,
agissant en vertu des pouvoirs qui nous ont é
octroyés par le révérendissime abbé de saint Pierre
de Solesmes de la congrégation française de
l' ordre de saint Benoît, par les rites de ce
me patriarche Benoît, de sa soeur la vierge
sainte Scholastique, des saints Placide, martyr
et Maur, abbé, de la séraphique vierge Gertrude,
de saint Henri, confesseur et de sainte Fraoise,
veuve et des autres saints et saintes de notre
ordre, nous vous recevons dans notre société et
fraternité, vous donnant part à toutes les bonnes
oeuvres qui se font avec le secours du Saint Esprit
dans la congrégation de France de l' ordre de
saint Benoît.
" que Dieu vous reçoive au nombre de ses élus,
qu' il vous accorde la persévérance finale, qu' il
vous protège contre les embûches de l' ennemi et qu' il
vous conduise à son royaume éternel, lui qui vit
et règne dans tous les siècles des siècles. "
p37
-amen, soupira Durtal.
Et il s' inclina plus bas, tandis que le prieur,
l' enveloppant d' un grand signe de croix d' eau
bénite, proférait :
" pax et benedictio dei omnipotentis patris et filii
et spiritus sancti descendant super te et maneant
semper. "
et la messe reprit.
Durtal retourna à sa place. Lorsque le moment de la
communion fut venu, il fut vraiment touché, en
voyant tous les novices qui n' étaient pas prêtres
l' escorter à l' autel. Tous, au lieu de communier
ainsi que d' habitude, dès l' aube, s' étaient
servés pour cette messe-là.
Le sacrifice s' acheva ; quand Durtal eut dit son
action de grâce, il s' échappa de l' oratoire. Il
étouffait dans cette atmosphère rafiée et il
était obsédé par le désir d' être, une minute, seul
avec Dieu ; il traversa le cloître et s' en fut,
pour se recueillir, dans l' église, en un coin.
Elle était noire et balayée par une âpre bise. Il
s' affala sur une chaise, s' écouta et un immense
silence descendit en lui ; c' était comme un vide
d' impressions, comme une tombe de pensées ; il
réagit, d' un effort violent ; alors toutes
sortirent à la fois, en sordre, ronronnant, de
me que des bourdons, dans un tambour ; il tâcha
de les trier, de n' en garder par devers
p38
lui que quelques-unes, mais une idée surgit,
renvoyant Dieu, l' oblature, toutes les autres
flexions dans les ténèbres de la mémoire,
s' implantant, saillant, seule, en pleine lumière
l' idée qu' il avait oublié d' avertir la mère Bavoil
qu' il déjeunait, à midi, au monastère.
Et elle devint si tenace, si stupidement aiguë,
qu' exaspéré contre lui-même, il retourna chez lui,
grognant : quand j' aurai bu une goutte de café noir
et grignoté une croûte de pain, peut-être
arriverai-je à me ressaisir.
Une fois rentré, il fallut raconter, point par
point, à Mme Bavoil la scène de l' oratoire.
Enfin, vous ne vous êtes pas trompé, c' est le
principal, conclut-elle ; quant à vous voir d' ici
à ce soir, bernique ! -car je pense bien qu' après
la grand' messe, qui se terminera tard, vous irez
directement au réfectoire.
-vous l' avez dit.
Et Durtal s' en fut effectivement à la grand' messe.
Le tapis de Smyrne, les reliques, les veilleuses
y étaient ; mais l' absence de l' abbé dont la stalle
était cependant parée de velours rouge, réduisait
le gala de la cérémonie qui n' était pluslébrée
sur le mode pontifical.
Avant la messe, il y eut procession sous les
arcades de l' abbaye. Précédés du thuriféraire, de
la croix, des deux portes-flambeaux, les convers
drapés dans leurs
p39
coules brunes, marchaient en tête, suivis par les
postulants et les novices, puis par les moines et
les chantres habillés, et le prieur venait le
dernier, accompagné, à quelques pas derrière, par
M. Lampre et Durtal.
Et l' on s' avançait, deux à deux, doucement, dans un
relent envolé d' encens ; l' on parcourut ainsi les
quatre galeries qui formaient le car du cloître
et l' on rentra par où l' on était sorti, dans
l' église où la messe commença.
Cette messe de saint Benoît, elle était, au point
de vue du texte, exquise ; elle avait conser
le graduel et le trait, l' evangile et la communion
de la délicieuse messe des abbés, mais elle débutait
par le " Gaudeamus " des cocagnes liturgiques, était
pourvue d' une epître spéciale très bien appropriée
aux vertus que l' on adulait du patriarche, d' une
quence moins heureuse, en ce sens que si elle
était habile à rappeler en ses courtes strophes
les personnages de la Bible auxquels pouvait se
comparer le saint, elle manquait trop de naïveté,
et, avec son latin qui se croyait élégant, sonnait
faux.
Quant au plain-chant, il était celui du répertoire
de luxe, c' est-à-dire qu' il était prétentieux et
diocre. Le Kyrie à filandres et à tirebouchons,
le Gloria de
p40
toit et de cellier, le Credo pour pochette de
maître de danse, tout s' y trouvait.
évidemment, soupirait Durtal, ma conviction
s' affirme davantage, chaque jour, que les
novateurs de la musique grégorienne sont partis
d' un principe faux, alors qu' ils ont distrib
les différentes parures des messes. Ils se sont
imaginé que plus les pièces étaient chantournées
et remorquaient à leur suite des caravelles
exagérées de neumes et mieux elles convenaient au
rite élevé des fêtes et étaient aptes à en rehausser
l' éclat ; et pour moi, ce serait plutôt le
contraire ; car plus le plain-chant est simple
et naïf et plus il est éloquent et mieux il rend,
en une langue d' art vraiment unique, l' allégresse
ou la douleur qui sont, en somme, les deux sujets
dont traitent les services de l' église, selon
le propre du temps.
Quoi qu' il en soit, cette messe, après celle de
saint Joseph qui l' antécédait sur le calendrier,
était d' autant mieux la bienvenue qu' elle tranchait
sur celles de carême, dont le défilé ne s' était
pas interrompu, pendant toute la semaine d' avant.
Partout l' ordo portait la mention : " de feria " ,
c' est-à-dire office du propre, différent chaque
jour, superbe du reste, mais bref ; plus de
gloria, de credo, d' ite missa est, d' orgue ;
p41
le trait substitué à l' alleluia, le te deum
interdit aux matines, deux cierges tout juste
allumés ; les jours où il y avait diacre et
sous-diacre, le diacre arborait son étole violette
en buffleterie, le sous-diacre la sienne, relevée,
en tablier ; et les messes étaient précédées des
trois petites heures défilant à la suite.
Ces messes variées rompaient la monotonie des
éternelles messes du commun et étaient dotées
d' un Kyrie très ancien, court, sec, dansant,
curieux par sa candeur d' enfant gâté, par sa
naïveté de plainte presque joyeuse, sûre d' être
accueillie.
Les vêpres étaient transférées avant le déjeuner,
car logiquement elles devaient être débitées à
jeun et l' on n' aurait pu se sustenter avant cinq
heures du soir, si l' horaire coutumier avait é
suivi ; et ces vêpres derie étaient une
surprise. On les récitait si rarement ! L' on
n' entendait plus le " dixit dominus domino meo "
et les psaumes rebattus du dimanche. Ils changeaient,
sans doubler l' antienne, chaque jour ; et, le lundi,
l' on pouvait enfin écouter le magnifique
" in exitu israel de aegypto " que l' on ne chante
presque jamais dans la liturgie bénédictine.
Les vêpres de saint Benoît ramenaient la monnaie
courante des psaumes, mais leur inintérêt était
sauvé
p42
par de splendides antiennes, celle de Sexte
surtout, le " gloriosus confessor domini " . Elles
eussent été parfaites sans une hymne aussi
diocre que celle de la messe, le " laudibus
cives resonent canoris " , puant la langue païenne,
le latin de la renaissance, avec son Olympe mis
tout le temps à la place du ciel, une hymne qui
sentait la commande, le devoir de collège, le pion.
Mais, les hymnes de cette fête exceptées, ce temps
de la sainte quarantaine était, au point de vue
liturgique, admirable ; la tristesse y allait
grandissant chaque jour, avant que d' éclater en
les lamentables impropères, en les douloureux
sanglots de la semaine sainte.
Cette période de tristesse et d' expiation avait été,
elle-même, devancée par les mélancoliques semaines
de la septuagésime, au début desquelles l' on
pratiquait naguère l' abstinence, en ensevelissant
l' allégre et le fol alleluia.
Et Durtal se rappelait, en souriant, que l' on
procédait autrefois à son inhumation ainsi qu' à
celle d' une grande personne, tant ce cri
d' allégresse semblait vivant et intimement lié
à Notre-seigneur, avec lequel il ressuscitait, le
dimanche de pâques.
Au douzme siècle, il avait même existé tout un
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office de ces furailles fixées au samedi, veille
de la septuagésime. Cet après-midi-là, après none,
les enfants de choeur sortaient en procession de la
sacristie, avec la croix, les torches, l' eau
bénite, l' encens et ils portaient, en guise de
corps, un peu de terre, traversaient le choeur
de l' église et se rendaient au cloître où l' on
aspergeait et encensait l' endroit choisi pour la
pulture.
C' était la mort d' une expression et le trépas
momentad' un chant ; c' était l' éclipse de gaies et
de prodigues neumes, et l' on gémissait
rémoniellement de les avoir perdues ; et le fait
est que les alleluias du répertoire grégorien
étaient, pour la plupart, si délibérément exquis
que l' on s' attristait de ne plus les chanter et
que l' on se réjouissait, de bon coeur, alors qu' ils
renaissaient avec le Christ.
Cette funèbre vie liturgique que nous avons
commencée avec la septuagésime, qui est la probation
du carême, comme lui-même est le noviciat de la
passion et de la semaine sainte, va s' assombrir
encore avec les préludes de pâques, et ce sera
enfin fini, murmurait Durtal ; et je n' en serai
vraiment pas fâché, car ces jeûnes et ces maigres
pétés m' excèdent ; vrai, le brave saint Benoît
aurait bien, à l' occasion de sa
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fête, nous permettre d' user d' aliments gras ! Va te
faire fiche, l' austère morue va, une fois de plus,
vir, continua-t-il, en emboîtant le pas derrière
les moines qui rejoignaient le cloître par la
petite porte ouverte dans le fond de l' église. De
nombreux ptres des environs, quelques dominicains,
invités par le père prieur, se promenaient sous les
galeries. Il y eut échange de présentations. Durtal
cherchait un joint pour aller fumer une cigarette
dans le jardin, quand il fut accaparé par le curé.
Il l' emmena dans une allée et là, en attendant
l' heure du repas, le prêtre lui raconta les cancans
du village. Vous connaissez la fille Minot, disait
l' abbé, et Durtal secouait la tête ; mais vous
connaissez au moins sa soeur qui a épousé
Nimoret ? Et Durtal secouait encore la tête.
-ah çà, mais vous ne connaissez donc personne ici !
S' exclama le curé, ahuri et un peufiant.
-non, à part la mère Vergognat mon ancienne
bonne et le vieux Champeaux que j' emploie pour
ratisser les allées du jardin, je ne fréquente
personne ; je me borne à faire la navette de ma
maison au cloître. Je me ballade parfois dans le
jardin et vais à Dijon ou chez M. Lampre et
Mlle De Garambois, mais je n' ai aucun rapport
avec la population du pays que je sais
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libidineuse et cupide, ainsi que celle de toutes
les campagnes, du reste.
L' angelus sonna et mit fin à l' entretien ; ils
regagnèrent les arcades du cloître. Dom Prieur
lava les mains de tous les invités qui se
pressaient à la queue leu-leu devant la porte du
fectoire et, au son d' une lecture tombant en
ondée monotone sur les tables, le ner commença.
Il n' y avait point la morue prédite, mais une
anguille chapelurée, nageant dans une eau
échalotée qui sentait le cuivre, des oeufs mollets
crevés sur des épinards au sucre, des pommes de
terre frites, une crème liquide au caramel, du
gruyère et des noix ; et, ce qui fut le comble du
luxe, l' on but un doigt de vin excellent récolté
dans les monastères de l' Espagne.
Après le retour des grâces achevées à l' église et le
café, Durtal, que la discussion des curés sur
la politique, la récolte des vins et la démission
toujours retardée de Mgr Triaurault n' intéressaient
guère, s' échappa avec le père Felletin et s' en
fut rejoindre les novices.
Il y avait grandbat lorsqu' ils arrivèrent. Les
petits qui n' étaient pas prêtres déploraient que
l' abbaye ne contînt pas assez de moines pour
pouvoir célébrer sans interruption, du matin au
soir et du soir au matin,
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l' office ; mais comme il eût fallu de fortes
équipes pour établir le roulement du
" laus perennis " , il n' était pas possible d' y songer.
Enfin, ça viendra bien, un jour, affirmaient les
frères Gèdre et Blanche ; ce jour-là nous
pourrons proclamer que l' ordre bénédictin est le
plus grand ordre de l' église.
Durtal ne pouvait s' empêcher de sourire de leur
emballement et il regardait en dessous les novices
prêtres qui ne soufflaient mot.
Eux, formaient ce qu' on appelle dans les noviciats
le parti curé, c' est-à-dire celui des gens peu
férus de liturgies et d' offices. Ils en étaient
saturés depuis le séminaire et, malgré la
différence que présentaient les offices misérables
des paroisses et ceux des cloîtres, ils n' y
mordaient généralement pas.
Aussi les bénédictins préféraient-ils avoir comme
novices des laïques, des gens venant du monde et
justement attirés par la splendeur de l' art
monastique, que des prêtres qui tirent un certain
orgueil de leur sacerdoce, ont des habitudes
difficiles à déraciner et manquent d' enthousiasme
pour l' opus dei, pour ce qui fait précisément
l' essence de l' institut bénédictin.
Eux, voyaient surtout dans le monastère le débarras
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de l' existence, la paix, le moyen de se sanctifier
à petit feu et ils acceptaient en échange l' ennui
des longues cérémonies, la fatigue des matines.
-n' est-il pas vrai, monsieur Durtal, disait le
frère Blanche, que le but de la vie monastique
devrait être la louange ininterrompue de Dieu ?
-certainement, petit frère, mais pour vous
consoler de ne pouvoir réaliser ce projet,
persuadez-vous que la louange pérennelle subsiste,
non dans un ordre particulier mais dans tous les
ordres réunis ensemble ; la prière des
congrégations n' arrête jamais ; les couvents des
diverses observances se relaient entre eux et ils
effectuent, à eux tous, ce que vous voudriez
pratiquer seul.
-comment cela ?
-mais voyons, prenez à vue de nez les horaires
des différentes communautés et vous constaterez
qu' il en est ainsi. Dans le jour, forcément, à
moins que vous ne dévidiez les prières de
l' adoration perpétuelle, en ayant toujours plusieurs
moines devant le saint sacrement, vous aurez des
trous dans la trame déroulée des offices ; car
vous ne pouvezitérer indéfiniment les heures
canoniales et il faut travailler, manger, vivre, en
un mot. La question ne se pose donc que pour la
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nuit ; il s' agit de prier le Seigneur quand
personne ne le prie plus ; eh bien mais, elle est
solue et, dans ce concert permanent, votre place
est réservée.
-c' est juste, fit le P. Felletin.
-expliquez-nous cela, dirent les moinetons.
-dame, grosso modo et sauf erreur, car je n' ai
pas sous les yeux les règles d' ordres. Je ne
m' occupe, bien entendu, que des cloîtres
contemplatifs et laisse les autres qui, dès le
matin, vous apportent, eux aussi, le renfort de
leurs suppliques.
En partant du moment où la dernière heure liturgique
cesse, c' est-à-dire après les complies qui se
terminent généralement de 8 h. à 8 h. et demie du soir,
le service divin recommence, avec les matines et les
laudes.
De 8 heures et demie à 10 heures chez les bénédictines
de la congrégation de France.
De 9 heures à 11 heures chez les carmélites.
De 11 heures à 1 heure et demie chez les
Clarisses-colettines.
De 11 heures et demie à 2 heures chez les chartreux.
De 2 heures à 4 ou 4 heures et demie chez les trappistes,
les trappistines, les bénédictins et les
bénédictines de la primitive observance, les
bénédictines du Saint-sacrement.
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De 4 heures et demie à 5 heures et demie chez les bénédictins
de la congrégation de France.
De 4 heures et demie à 6 heures chez les clarisses et
autres instituts car à partir de 6 heures, le
service est alors assuré par toutes les cénobies ;
il est bien entendu que j' omets en cette liste les
ordres dont j' ai oublié les règlements ou dont je
n' ai pas lu les statuts et que cet horaire que je
viens de tracer ne saurait être qu' approximatif,
puisque les offices durent plus ou moins longtemps,
selon le rite des fêtes.
-ajoutons, dit Dom Felletin, que le monastère des
norbertines qui s' est implanté en France fait
l' office, de minuit à une heure et le reprend à
cinq heures du matin, après un sommeil coupé, tel que
celui des clarisses et des nédictines du
saint-sacrement ; il n' est pas, en effet, une heure
de la nuit qui cme ; quand le monde dort ou
pèche, l' église veille ; ses moniales et ses
religieux sont toujours postés en grand'garde, pour
abriter le camp des fidèles constamment assiégé par
l' ennemi.
-et vous négligez, dans votre nomenclature, les
bénédictines calvairiennes ! S' écria le fre de
Chambéon ; elles sont à joindre au groupe des
trappistes, des trappistines, des bénédictines
sacramentines, car,
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elles aussi, se lèvent à deux heures pour chanter
matines ; c' est un ordre deparation qui suit les
préceptes de saint Benoît dans leur rigueur la
plus stricte ; elles ont le maigre perpétuel et sont
déchaussées comme les clarisses, du premier mai
jusqu' à la fête de l' exaltation de la sainte croix.
Le frère de Chambéon jubilait en parlant de la
dureté de ces ascétères. Ce vieux grognard du
Bon Dieu qui se macérait de terrible façon était
cependant doux et aimable ainsi qu' un homme qui ne
souffre pas. Il était à son âge le plus jeune
caractère du noviciat. Il prêchait d' exemple et mieux
que les exhortations du maître des novices et du
lateur, sa bonhomie apaisait les petites querelles
qui se produisaient forcément entre le parti
" moine " et le parti " curé " . Il irradiait la paix
autour de lui et tous étaient d' accord pour
l' écouter, tel qu' un saint.
-il serait curieux de savoir, reprit Durtal, si
ces horaires liturgiques ont été combinés entre les
divers ordres ou s' ils ont été organis, je ne dis
pas au hasard, car le hasard n' existe pas, mais
par une décision de la providence qui se serait
arrangée, lorsqu' elle a inspiré les ordonnances de
chaque institut, pour que chacun choisisse une
heure différente, afin de remplir le cadre.
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-ah ça ! S' écria Dom Felletin, nous l' ignorons.
Il est difficile de croire à une entente préalable,
car la naissance des congrégations n' a pas eu lieu,
auxmes époques. Il faudrait admettre alors
qu' après avoir pris connaissance des observances
des ordresjà nés, ceux qui se fondaient auraient
repris la prière au moment où les autres la
laissaient. C' est, après tout, possible ; mais la
preuve de ce dessein, est-elle ?
Le père Emonot qui avait tenu compagnie à l' un des
curés invités, arriva sur ces entrefaites conduisant
doucement par le bras le père Philigone Miné. Il
se battait, en pleine enfance.
Depuis qu' il était en cet état, il errait lentement
dans les corridors et ne se trouvait content que
parmi les moinillons. Il s' asseyait au milieu d' eux,
ne causait pas, les regardait avec de bons yeux,
rire.
Bien qu' il fût interdit aux pères de communiquer
avec les novices, l' on tolérait cette infraction et,
par charité, les petits le promenaient, quand il en
manifestait l' envie, dans leur allée.
Il était d' ailleurs vénéré par tous. Son cas était
extraordinaire. Ce doyen qui était un moine de la
vieille roche, n' avait jamais, sa vie durant,
manqué à un office ; depuis qu' il extravaguait, il
continuait de s' y
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rendre, ne se dispensant même pas de celui de
matines dont tous les malades sont cependant
exempts. Quand le p. Abbé lui avait dit : père, vous
êtes âgé et souffrant, vous pouvez ne vous lever
qu' à cinq heures, il avait doucement hoché la tête,
comprenant très bien le sens des paroles et il avait
persisté à occuper sa stalle, avant que le psaume
des paresseux net récité.
Et ce n' était pas affaire d' habitude, de routine,
comme on pouvait le croire : car, marchant à peine,
il se levait maintenant plus tôt, afin de n' être pas
en retard. Il calculait très exactement son temps
et priait très bien à l' église. La raison, sombrée
pour les choses humaines, demeurait intacte, alors
qu' il s' agissait de louer Dieu.
Et il était touchant, ce vieillard, s' appuyant aux
murs pour gagner l' église. On lui avait adjoint un
convers, un brave frère, pour le soutenir et le
servir ; mais il refusait ses soins, ne voulait
être à charge à personne. Il tomba un beau matin,
et se fendit le front. Alors le P. Abbé lui
défendit, au nom de l' obéissance, de sortir de sa
cellule, sans être accompagné ; il comprit, pleura
et, tant qu' il fut seul, ne bougea plus.
Sa pharmacie qu' il l' avait tant intéres
lorsqu' il n' était pas dément, il ne la reconnaissait
plus ; on l' y
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amena, un jour, pensant lui être agréable ; il la
regarda, hébété, ne paraissant pas se rappeler qu' il
avait, en cette cellule, encombrée de fioles, passé
toute sa vie. La mémoire était morte ; dans les
décombres de cette âme Dieu seul restait ; et de
temps à autre, lorsqu' il était assis près des
novices, il balbutiait quelques paroles que l' on
ne comprenait pas. Croyant qu' ilsirait quelque
chose, on lui faisait patiemment ter les mots,
et l' on finissait par saisir qu' il parlait de
Notre-seigneur et de la Sainte Vierge.
-asseyez-vous, père, dit le fre Blanche qui
l' installa sur un banc ; mettez-vous là, près de
notre frère Durtal. Et, tout à coup, réveillé, le
vieillard le scrutait d' un oeil qui s' éclaircissait
-et il secouait douloureusement la tête, le
considérant avec une indicible pitié-puis il le
fixait gaiement, avec un doux sourire.
Et comme tous, interdits, Durtal le premier, de ces
jeux de physionomie lui demandaient : qu' y a-t-il,
père ? Il retombait dans le mutisme de ses traits,
incapable de s' exprimer plus.
CHAPITRE X
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Jamais semaine sainte ne s' était annoncée, au
cloître, plus triste. Cette loi des associations,
à la réalité de laquelle aucun moine ne croyait,
venait d' être votée par les députés ; et à
l' optimisme le plus résolu avait succédé le
pessimisme le plus noir.
A part quelques éberlués qui se raccrochaient à
l' espoir que le psident du conseil les sauverait,
au dernier moment, en faisant échouer la loi au
nat et que M. Loubet, homme pieux, donnerait
sa mission plutôt que de perdre son âme, les
autres convenaient que les séniles matassins du
Luxembourg ne valaient pas mieux que les
pernicieuses malebêtes de la chambre.
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Tous étaient les leudes perdiablés des loges ; il
n' y avait rien de propre à attendre d' eux.
Le p. Abbé, revenu de voyage, avait recueilli dans
ses courses les bruits les plus alarmants sur le
sort des congrégations, en France ; il ne soufflait
mot, mais la tristesse de son regard et l' ardeur de
ses prières en disaient long.
Enfin, il est impossible que les oraisons dont les
communautés assaillent sans relâche le ciel soient
repoussées par Notre-seigneur, pensaient les
novices ; il faut redoubler de zèle et tous se
privaient de quelque chose, se levaient plus tôt,
se mortifiaient pour tourner le coup.
Depuis quelques semaines déjà, sur l' ordre du
p. Abbé, après tierce et avant la grand' messe de
neuf heures, tous les religieux chantaient, à
genoux, le psaume " levavi oculos meos in montes " ,
le " sub tuum " et la prière à saint Michel ; et
le découragement prenait de voir tant de suppliques
préservatrices, demeurer vaines.
Durtal qui avait toujours été frappé du caractère
démoniaque si marqué de l' affaire Dreyfus et qui ne
la considérait que comme un tremplin installé par
les juifs et les protestants, pour mieux bondir à
la gorge
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de l' église et l' étrangler, Durtal avait perdu
depuis longtemps tout espoir ; et cependant, lorsque
la loi fut adoptée par le parlement, il eut le
petit tressaut d' un homme qui se trouve subitement
en face d' un danger qu' il croyait moins proche.
-quand on songe, disait-il à Mme Bavoil, que
quelques gueux, élus Dieu sait comment, à l' aide
de quelles manigances, dans quels bas-fonds, vont
crucifier l' épouse ainsi que les juifs ont
naguères crucifié l' époux. C' est la passion de
l' église qui commence ; rien n' y manque ; tout y
est, depuis les clameurs et les blasphèmes des
galope-chopines de l' extrême-gauche, jusqu' à cet
ancien élève des jésuites, ce Judas qui a nom
Trouillot, jusqu' à ce nouveau Pilate qu' est
Loubet.
Ah ! Celui-là ! -il allait régulièrement à la
messe, en cachette, tous les dimanches, à la
Sorbonne, alors qu' il gîtait dans le clapier
soupçonneux du sénat ; et il a signé la loi et il
s' en lave les mains ; je serais vraiment curieux
de savoir quel est le sacerdoce qui ose l' absoudre
quand il se confesse pour faire ses pâques !
-que peut-il bien raconter au Seigneur, ce
M. Loubet, lorsqu' il le prie, demanda
Mme Bavoil ?
-eh bien mais, il lui demande de lui conserver sa
place, d' aider à la parturition de ses bonnes
valeurs ; il
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le supplie de protéger ses enfants afin qu' ils
deviennent d' intrépides chrétiens, tels que lui.
Comme il n' entretient pas de danseuses, il se juge
un honnête homme, car il est probablement pareil à
la majorité des catholiques pour laquelle, seul,
le péché de la chair compte ; d' autre part, il
s' estime peut-être charitable, car il a sauvé de la
prison les tranquilles fripouilles du Panama ;
sa conscience est donc sans scrupules, sans
reproches et il vit, honoré par les siens, en paix.
Il se dédouble, du reste, car s' il reconnaît à Dieu
le droit de s' occuper de l' homme privé, il estime
que l' autre, l' homme politique, est à part et ne le
regarde pas ; n' est-il point, d' ailleurs, une
simple machine à écrire ? On appuie sur les touches
et le mot Loubet se forme. Si le Christ n' est
pas content, ce n' est pas à lui, mais à Trouillot,
à Monis, à Millerand, à Waldeck-rousseau, qu' il
devra s' en prendre, car ce sont eux qui manipulent
le clavier, et tracent, en bas descrets, son
nom.
Puis, une fois cette besogne terminée, ce père de
famille qui interdit aux pauvres de donner à leurs
enfants une éducation religieuse, appelle le curé
de Saint-philippe du Roule, -lequel dit, tous les
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dimanches, la messe à l' Elysée, -pour lui
recommander de bien enseigner à sa progéniture le
catéchisme et il palpe avec une certaine fier
le chapelet de luxe que sa sainteté le Pape a
offert, en récompense sans doute de ses vertus,
à cette autre excellente catholique qu' est madame
sa femme.
-mais, notre ami, c' est le portrait tout craché du
pharisien que Notre-seigneur a tant honni, que
vous nous dessinez là.
-avec ressemblance garantie, j' en ai peur, madame
Bavoil.
-enfin, tout n' est pas désespéré, Rome peut encore
intervenir.
-pourquoi faire ? Aucun pape n' a plus que
léon xiii aimé la France ; harce, il faut bien
le dire, par les catholiques qui, dénués de toute
initiative, lui réclamaient, à propos de n' importe
quoi, des instructions, il a cru nous rendre service
en s' immisçant dans nos affaires et, mal renseigné
et certainement trompé sur l' état de notre pays,
il s' est imaginé qu' il apprivoiserait ce volatile,
tiné de vautour et d' oie qu' est la république
des juifs et des athées ; hélas ! Elle a percé à
coups de bec les mains qu' il tendait pour la
caresser ; il ne s' est néanmoins pas découragé ;
il a disputé, pied
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à pied, les quelques libertés religieuses demeurées
intactes et il a subi, en échange, des nominations
d' évêques indignes, des injures et des menaces.
Naturellement, plus il se montrait paternel, et
plus l' ennemi devenait arrogant ; cela nous a me
à la loi des congrégations ; il a tenté alors un
dernier effort, en laissant entendre que si l' on
touchait aux ordres, il retirerait le protectorat
des oeuvres de l' orient à la France ; cette fois,
on lui a épargné les coups de bec ; c' étaient des
blessures encore trop nobles-et les satrapes de
barrière qui nous régissent se sont contentés de le
narguer en lui piquant ce qu' on appelle, dans
l' argot du peuple " une méduse " ; et, attristé,
appréhendant d' envenimer les choses, il a gardé
le silence. Que voulez-vous qu' il essaie
dorénavant ? Il ne peut plusagir ; il est trop
tard.
-certes, si quelqu' un est à plaindre, dit
Mme Bavoil, c' est bien ce vieillard dont les
affectueuses intentions n' ont été récompensées que
par des moqueries et des outrages !
-je me figure cependant, reprit Durtal, que de
plus amples douleurs ont encore supplicié la
vie de notre père ; il en est, en tout cas, une, qui
a dû être pour lui la dernière goutte du calice à
p60
boire ; l' on n' en connaît vraiment pas de plus
amère.
La papauté pouvait, devait jouer un rôle magnifique
à notre époque, eton xiii était certainement
prêt à assumer la responsabilité d' un tel geste
dans l' histoire ; et des événements qu' il dut subir
et que nous ignorons, brisèrent sa volonté, le
rejetèrent, épuisé, dans l' ombre.
Alors, en effet, que cette Europe en pourriture,
coalisée contre la miséricorde et l' équité, à plat
ventre devant la force, regardait, en souriant, les
massacres des Arméniens et les brigandages des
Anglais au Transvaal, un seul homme pouvait se
dresser, imposant par sa majesté et son âge, le
pape, et leur dire à tous : je parle au nom du
Seigneur que vous crucifiez par votre lâcheté ;
vous êtes les adorateurs de la vache à Colas et
du veau d' or ; vous êtes les Caïns des peuples.
Cela n' eût servi de rien, au point de vue politique,
c' est possible ; mais, au point de vue moral,
c' était immense. Cela prouvait qu' il subsistait
encore une justice ici-bas ; Rome fulgurait comme
un phare allu dans cette nuit qui envahit le
monde et les peuples en désarroi eussent pu au
moins se tourner de ce côté et croire que le
représentant du Christ sur la terre était avec eux,
pour eux, contre les gredins couronnés et les
démagogues.
p61
Pour des motifs évidemment péremptoires, sa
sainteté qui a dû pleurer des larmes de sang de ce
mutisme obligé, s' est tue. Ah ! Le pauvre pape !
-le fait est, dit Mme Bavoil, que l' existence de
Léon xiii, interné dans le vatican, spolié d' un
pouvoir temporel auquel il a droit, n' est depuis
de longues années qu' un calvaire !
-hélas ! -pour en revenir maintenant aux
épreuves que lui inflige celle de ses filles qu' il
aime le plus, la France, que va-t-il décider ?
Aujourd' hui, que la partie qu' il a jouée contre les
francs-maçons est perdue et que le pillage de son
patrimoine spirituel s' annonce, va-t-il se redresser
et, en un réveil foudroyant, frapper
d' excommunication, retrancher de l' église, vouer
à la malédiction jusqu' en leurs derniers
descendants, Loubet, Waldeck-rousseau, Trouillot,
Monis, tous les députés qui ont voté la loi et
tous les sénateurs qui la voteront. Ce serait tout
de même un soulagement pour ces malheureux
catholiques qui se voient lâchés par leurs chefs
dans les grandes largeurs et je vous assure que
les interdits riraient moins qu' on ne pense de ce
châtiment, car ce sont sur les familles,
nominativement désignées dans les bulles, des amas
de maux que ces anathèmes fulminés attirent !
p62
Le Souverain Pontife les déchaînera-t-il ? J' en
doute ; il pardonnera et il aura évangéliquement
raison ; seulement où toutes ces défaites signées
nous mènent-elles ?
-ah ! S' écria Mme Bavoil, en secouant la tête,
laissons ces désolantes histoires ; ne songeons
qu' à Jésus que l' on va crucifier ; l' heure des
ténèbres est proche ; allons le consoler.
-en supposant que nous en soyons dignes ! Dit
Durtal qui mit son chapeau et enfila son caban.
Une fois installé dans l' église, il oublia les
tristesses de l' heure présente. La divine liturgie
l' enlevait, planant si haut, loin de nos boues !
Et il embrassait d' un coup d' oeil le panorama de
la terrible semaine, de la semaine " peineuse " telle
que la qualifiait le moyen-age.
Avant de gravir ces jours qui conduisaient en de
brèves étapes au sommet du Golgotha, au piedme
du gibet, l' église montrait, dans l' evangile de la
passion, le fils de Dieu réduit à s' enfuir et à
se cacher, afin de n' être pas lapidé par les
Pharisiens ; -et pour exprimer cette humiliation,
elle couvrait de voiles de couleur violette ses
statues et ses croix. Une semaine s' écoulait encore
et soudain, pendant quelques instants, sa détresse
s' interrompait, à la fête des palmes.
p63
La veille même, l' épître de la messe énonçait les
épouvantables malédictions que proférait Jérémie,
cette préfigure du Christ, contre les juifs ; et,
le lendemain, en de magnifiques offices, au cri de
" l' hosanna " , au chant triomphal du " gloria laus " ,
Jésus s' avançait, monté sur le petit de l' ânesse
prédit par Zacharie, et il entrait, assourdi par les
vivats du peuple, dans cette Jérusalem qui devait,
quelques jours après, dans des clameurs de rage,
le trucider.
Et dès que la marche glorieuse était avec la
procession des rameaux finie, l' angoisse du Christ
et de son église reprenait aussitôt avec la messe
pour ne plus cesser qu' avec les pâques ; déjà la
lecture de la passion commençait avec saint Matthieu
pour continuer, le mardi avec saint Marc, le
mercredi avec saint Luc, le vendredi avec
saint Jean.
Et, en les entendant, Durtal jaillissait,
transporté hors de lui-même par ce chant étrange et
pénétrant ; c' était une sorte de mélopée courant
dans le récit, revenant avec des retours flottants
de ritournelles ; ce chant était monotone et
angoissant et presque câlin, aussi ; et cette
impression de bercement et de peine, on l' éprouvait
également pendant les lamentations de ténèbres,
chantées sur quelques tons à peine, variant avec les
p64
points, les points d' interrogations, les arrêts du
texte.
Ces cantilènes avaient dû être recueillies, en
partie, dans les plus anciens antiphones du peuple
juif. Le courant gréco-romain auquel la
paléographie de Solesmes rattache l' origine du
plain-chant se faisait moins sentir que le courant
hébraïque en ces mélopées qui rappelaient, dans
le chant des lettres, avec leur côté languide et
cadencé, leslodies à la fois ingénues et
subtiles de l' Orient.
Elles remontaient certainement, en tout cas, à la
plus haute antiquité ; et les réparations que leur
trame avait subies au dix-septième siècle et depuis,
n' en avaient altéré ni la couleur, ni les contours ;
elles étaient merveilleusement assorties aux
offices qui, eux aussi, dataient des premiers âges
de l' église, peut-être même de l' église de
Jérusalem, au quatrième siècle.
Et ces jours luctueux étaient admirables au
Val-des-saints.
Chaussé de sourdes pantoufles, les moines que
n' annonçait plus le son des cloches, entraient,
tels que des ombres, et ils soulevaient, en
passant, avec leurs grandes coules noires, au
vent froid qui soufflait l' odeur de cave des murs
salpêtrés et des dalles ; et les petites heures
défilaient à la queue-leu-leu, avant la messe,
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tombant, gouttes à gouttes, sans le " deus in
adjutorium " qui, d' habitude, les précède, sans le
gloria qui les pare et les suit et, à la fin de
chaque office, l' on récitait le " miserere " sur un
ton lugubre, jusqu' au dernier mot " vitulos " jeté
alors en l' air, ainsi qu' une pelletée de terre, sur
une tombe.
Dans l' église à peine éclairée, avec les croix
enfermées dans des losanges, le triangle fumant des
cires, le bêlement d' agneau des lettres hébraïques
chantées au commencement de chacune des
lamentations de Jérémie, c' était navrant. L' abbé,
mitré, crossé, en ornements violets, procédait, le
jeudi, au mandatum, lavait les pieds de ses convers ;
et, le vendredi, après l' adoration de la croix et
les fubres impropères, coupées comme de refrains,
par les apostrophes implorantes du trisagion, il
allait, vêtu d' une chasuble noire et mitré de
blanc, sans bougeoir, sans crosse, prendre le pain
consacré au reposoir, et tous les moines à genoux,
sur deux rangs, tenaient des cierges sombres
allumés et les éteignaient aussitôt après que l' abbé
avait consommé les esces saintes.
L' office monastique de la semaine ne différait pas
de l' office romain ; seulement, il n' existait pas
d' église même cathédrale où on le célébrât avec une
pareille
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ampleur ; malheureusement, s' il avait été, au
Val-des-saints, magnifique jusqu' au matin du
samedi, ce jour-là, tout se gâta.
Par suite d' un compromis, entre l' abbaye et le
presbytère, il avait été convenu que les religieux
occuperaient l' église le dimanche de pâques, mais
que l' honneur de bénir l' eau baptismale, le samedi,
reviendrait au curé. Il opérait donc, entouré de
toute la communauté qui le servait, et il savait
à peine son métier et mêlait la prononciation
française de son latin à la prononciation italienne
desres.
Pour des gens habitués de longue date à entendre
les " um " prononcés " oum " , les " us " prononcés " ous ",
les " ur " prononcés " our " , les j devenus des y, pour
les gens accoutumés au chuintement du c qui mue,
par exemple, le mot " coelum " en celui de
" tchoeloum " , le latin à la française était déjà un
peu embarrassant ; ilt été néanmoins supportable,
seul ; mais, mélangé à l' autre manière de le
proférer, il tournait à la cacophonie ; il semblait
que le curé et les bénédictins ne parlassent pas la
me langue ; et ce tohu-bohu se répercutait dans le
chant grégorien que le curé chantait, non d' après
les textes de Solesmes, mais ainsi qu' au séminaire,
et Dieu sait comme !
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Tout le monde avait hâte que cette cérémonie
devenue ridicule cessât. Heureusement que la
splendeur de la messe avait compensé la misère de
cet office, si merveilleux lorsqu' il est bien
exécuté, par des moines, en plain-chant.
Après l' epître courte de saint Paul, le sous-diacre
se présenta devant l' abbé debout au trône et lui
annonça la résurrection de l' alleluia. Et l' abbé
le chantait, joyeux de la bonne nouvelle, par trois
fois et, trois fois, le choeur répondait un
alleluia encore un peu timide, hésitant à prendre
son vol ; puis, après le credo, à l' offertoire, on
amenait jusqu' à la barre de communion l' agneau
paschal, paré de rubans et de fleurs.
La pauvre bête que tirait le père hôtelier et que
poussait par derrière le père cuisinier, regimbait ;
elle regardait, défiante, cherchant à fuir, cet
homme, vêtu d' or qui s' avançait du fond du choeur,
escorté d' une nombreuse suite, pour prier au-dessus
d' elle et la bénir ; elle semblait avoir le
pressentiment que tant de déférence pour sa pauvre
personne, finirait mal.
Ce samedi saint était, le matin, interminable.
Commencé à huit heures, l' office s' achevait à
peine vers les midi ; mais Durtal était heureux ;
il quittait les rangs liturgiques, quand la
rémonie s' alentissait et il
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s' évaguait, seul, errant sur les traces de Jésus
et de sa mère.
Oui certes, se disait-il, songeant à la vierge sur
laquelle, dans cette période de larmes, les
ecritures sont si brèves, oui certes, le moment
elle se tint au pied du calvaire fut atroce :
la transfixion prédite par le vieillard Siméon se
réalisait, mais le glaive des douleurs ne s' enfonça
pas dans sa poitrine, d' un coup. Il tâtonna d' abord
et il y eut dans les souffrances de Marie un instant
qui dut être particulièrement affreux, celui de
l' attente, du temps qui s' écoula entre l' arrestation
et la condamnation de son fils ; ce fut alors
l' entrée de la pointe perçant la chair, s' y remuant,
évasant la plaie, sans plus y pénétrer.
Cette attente a duré 11 heures. sus a été, en
effet, arrêté et ramené à Jérusalem, le jeudi soir,
vers 11 heures. Le vendredi, il a été traî
d' Anne à Caïphe, de minuit à 2 heures du matin,
conduit chez Pilate vers 6 heures, transféré chez
Hérode à 7 heures, bafoué, flagellé, couronné
d' épines, condamné à mort de 8 à 10.
La sainte vierge savait que Jésus devait périr.
Elle même avait consenti à sa mort et elle l' t
me sacrifié de ses propres mains, dit saint
Antonin, si le
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salut du monde l' eût exigé ; mais elle n' en était
pas moins femme. Elle eut toutes les vertus à un
degré héroïque, elle posda les dons les plus
parfaits de l' esprit, elle fut la plus sainte des
vierges. Elle fut unique, mais elle n' était pas
déesse, elle n' était pas Dieu ; elle ne pouvait
pas échapper à sa condition de créature humaine et,
par conséquent, ne pouvait s' empêcher d' être
torturée par les anxiétés de l' attente.
L' eût-elle pu d' ailleurs, qu' elle eût imité son
fils qui mit en quelque sorte en suspens sa divinité
sur la croix pour mieux pâtir et qu' elle eût
demanet obtenu de s' infliger l' âpre tourment des
expectatives déçues.
Ce que furent ces heures d' attente, on se l' imagine
mal.
nitrice d' un Dieu, fille et épouse du seigneur
et soeur des hommes dont elle devait devenir aussi
la mère, une mère enfantée, au pied d' un gibet, dans
des flots de sang, elle greffait, les unes sur les
autres, toutes les douleurs des parentèles ; mais
elle pleurait surtout la perversité de cette race
abominable dont elle était issue et qui allait
clamer, en un baptême de malédiction, que le sang
du sauveur retombât sur elle.
Voulant souffrir tout ce qu' elle pouvait souffrir,
elle dut espérer contre tout espoir, se demander,
dans
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l' excès de son angoisse, si, au dernier moment, ces
scélérats n' épargneraient pas son fils, si Dieu,
par un miracle inattendu, n' opérerait pas la
demption du monde, sans infliger à son Verbe les
tortures horribles de la croix. Elle se rappela
sans doute qu' après son consentement, Abraham fut
délivré de l' effroyable tâche d' égorger son fils
et peut-être espéra-t-elle que, de même qu' Isaac,
sa préfigure, Jésus serait délié, lui aussi, au
dernier moment, et sauvé du sacrifice.
Et ces pensées sont naturelles si l' on songe que
Marie savait ce qu' il était opportun qu' elle sût,
mais qu' elle ne savait pas tout ; elle connut, par
exemple, le mystère de l' incarnation, mais elle en
ignora le temps, le lieu et l' heure ; elle ignora,
avant la visite de l' ange Gabriel, qu' elle était
la femme, choisie de toute éternité, celle dont le
messie naîtrait.
Et, humble, telle qu' elle était, ne cherchant point
à pénétrer les secrets du très-haut, elle put
aisément se leurrer.
Que se passa-t-il pendant ces heures sur lesquelles
les evangiles se taisent ? Lorsqu' elle apprit que
le sauveur était arrêté, raconte Ludolphe le
chartreux, elle s' élança, avec Magdeleine à sa
poursuite et dès qu' elle l' eut retrouvé, elle
s' attacha à ses pas et ne le quitta plus.
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La soeur Emmerich confirme, de son côté, ces
courses de la vierge et elle entre dans de nombreux
détails, un peu confus, sur les allées et venues de
Marie, qui, selon elle, était non seulement
accompagnée de Magdeleine, mais encore de la petite
troupe des saintes femmes.
Elle la montre, suivant à distance les soldats qui
entourent Jésus et s' évanouissant lorsqu' elle
s' assure que l' arrestation est maintenue.
Elle nous narre qu' on la transporta dans la maison
de Marie, mère de Marc, et que ce fut l' apôtre
Jean qui la renseigna sur les brutalités commises
par les goujats de corps de garde, pendant la route ;
elle relate que ce fut également lui qui s' échappa
de chez Caïphe, pour la pvenir, tandis que le
pauvre Pierre, affolé, mentait.
Elle ne tenait pas en place, dit la visionnaire.
Elle sortit de nouveau et rencontra, près de la
demeure de Caïphe, Pierre auquel elle dit :
Simon, où est mon fils ? Il se détourna, sans
pondre ; elle insista et alors il s' écria : mère,
ne me parlez pas, ce que souffre votre fils est
indicible ; ils l' ont condamné à mort et, moi, je
l' ai renié !
Et, l' âme déchirée, elle parcourut sans repos ni
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trêve la voie des supplices jusqu' au moment où saint
Jean l' expose alors, au pied du calvaire, le coeur
définitivement percé par les sept glaives des
péchés capitaux, les glaives enfoncés, cette fois,
jusqu' à la garde.
En se remémorant ce lamentable récit, Durtal
revenait toujours à sa première idée : avant de
pénétrer franchement dans la chair et d' y rester
fixées, quelles tortures ces implacables épées
n' infligèrent-elles pas à notre dame des sept
douleurs, en tournant dans les blessures, en
attisant en quelque sorte le feu des plaies, avec
ces sautes de désespérances et d' espoirs, et quel
sujet de méditation que l' acuité de ces transes dans
la vie si parfaitement inconnue de notre mère !
Et Durtal gémissait avec elle, lorsqu' à la
deuxième leçon du nocturne du vendredi saint, la
voix douce et claire du petit fre Blanche, debout
au milieu du choeur, devant le pupitre, chantait,
ainsi qu' en unlement prolongé et plaintif, la
lettre hébraïque " mem " et poursuivait sur un
rythme dodelineur et dolent la leçon du prophète :
" à qui te comparerai-je, à qui dirai-je que tu
ressembles, fille de Jérusalem ? Où trouverai-je
quelque chose d' égal à tes maux ? Et comment
pourrai-je te consoler, ô vierge, fille de Sion ? Ta
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blessure est large comme la mer ; qui pourra y
appliquer le remède ? "
le remède, soupira Durtal, à la place de l' huile
et du vin avec lesquels le bon samaritain pansait
naguère les plaies, c' est avec de l' eau régale et du
vitriol que les modernes pharisiens panseraient ses
plaies, à elle, s' ils la tenaient. Depuis des
siècles, la vierge a plus spécialement élu
domicile en France, car nulle part, en aucun autre
pays, elle n' a distribué autant de grâces ; nulle
part, elle ne s' est attestée, ainsi qu' à l' heure
présente, par de continuels miracles comme à
Lourdes et, de même que dans la Palestine, les
injures pleuvent sur elle, et la persécutionvit
contre les siens.
La France a inventé le moyen de faire, pour la
madone, du calendrier liturgique, une éternelle
semaine sainte !
Ces pensées l' obsédaient. Au fond, pour dire toute
la vérité, la semaine peineuse était celle qui
convenait le mieux à ses aspirations et à ses goûts ;
il ne voyait bien notre-seigneur qu' en croix et la
vierge en larmes. La " pieta " surgissait devant lui
avant la crèche.
Ainsi, sortait-il de ces longs offices de la grande
semaine, accablé, mais heureux. Il se sentait si bien
en communion avec l' église et il avait si bien prié !
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Et il lui fallait un effort pour se substituer un
état d' âme différent avec la pâques, pour s' associer
aux transports des alleluias fusant joyeux sous les
voûtes, aux gais carillons des cloches balançant les
grappes des novices pendus à leurs cordes ; et
pourtant quelle magnifique fête que celle de la
surrection ! Quelle atmosphère de jubilation
emplissait l' église ! Elle était tendue de velours
rouge, couverte de fleurs et les reliquaires
verbéraient, ainsi que des miroirs de verre et
d' or, les lancettes en feu des cierges ; la messe
pontificale était aussi pompeuse que celle de nl,
avec les cérémoniaires aux noirs capuchons retombant
sur les blancs surplis, avec le porte-crosse, le
porte-mitre, le porte-bougeoir, le porte-queue ;
elle s' épanouissait, après la procession,s
l' introït où le Christ célèbre sa résurrection,
par la voix prophétique du psalmiste et les touffes
de prières qui s' élevaient du choeur, même les
suppliques implorantes, telles que le kyrie, se
paraient, en signe de fête, d' astragales, se
gaudissaient avec la séquence, si enthousiaste, si
candide, du victimae paschali laudes, s' affirmaient
vraiment triomphales avec cet alleluia, si délibéré,
si fier, qui suit l' ite missa est et reprend après
le deo gratias de la fin.
Et pour que la suprématie de cet office fût
complète,
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les antiennes despres étaient exquises et l' on
avait, au salut, adjoint en l' honneur de la vierge,
en sus des prières marquées, après la complainte
campagnarde et boute-en-train qu' est
" l' o filii et filiae " une ancienne prose " le salve
mater misericordiae " extraite du recueil des
" variae preces " qui l' avait empruntée à l' ancien
bréviaire des carmélites, une prose, à refrain,
dont les strophes se déroulaient sur une mélodie
populaire.
Ce fut une journée d' ivresse musicale, une orgie
d' allégresses liturgiques ; Durtal n' avait pas
quitté l' église et le monastère depuis le matin ;
et il avait mangé avec les religieux, M. Lampre
et le curé, l' agneau paschal.
Ledit agneau avait été servi en entier sur une table
et il se convulsait les pattes en l' air, la gueule
béante, exhibant ses rangées de dents et tirant une
langue noire. Enveloppés de grands tabliers, le
père cellerier et lere Ramondoux, armés
d' énormes couteaux, lepecèrent.
Et Durtal eut vraiment un moment d' hilarité.
Les petits novices qui ne mangeaient plus à leur
faim, depuis le commencement du carême, se
délectaient, encore que cet agneau eût la chair en
cordes à violon d' un vieux bélier ; les angelots
bâfraient comme
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des ogres ; et les vieux moines engloutissaient
furieusement les quartiers récalcitrants de la bête.
Le fait est, songea Durtal qui regardait le petit
dre et le frère Blanche, le fait est que les
pauvres gosses n' ont pas goûté à une miette de
viande depuis quarante jours et qu' on leur a
mesuré le pain, juste ce qu' il fallait pour ne pas
défaillir ; et ce n' est pas avec des épinards et des
betteraves à la sauce blanche que l' on soutient des
enfants levés dès l' aube et debout jusqu' au soir.
Et moi-même, dont l' abstinence fut presque aussi
rigoureuse, car, faute de poisson au Val-des-saints,
j' ai dû me contenter, les joursles oeufs
étaient interdits, de légumes, je me sens débilité,
l' estomac en charpie, et je ne suis pas fâché
d' attaquer, à mon tour, le gigot de ce mouton
rebelle et je suis plus satisfait encore de
reprendre mes habitudes, de retrouver mes vêpres
remises à quatre heures, c' est-à-dire à une heure
facile, au lieu de ces onze heures et demie qui me
laissaient une heure inoccupée que je ne savais à
quoi employer, après la messe terminée à dix heures.
Il me fallait, en attendant, remonter chez moi ou
traîner dans le village ; nous rentrons enfin dans
la norme à partir d' aujourd' hui, alleluia !
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Et, après le dîner, quand, au retour de la chapelle,
il fut réuni dans la salle des hôtes pour boire le
café avec le p. Abbé, Dom De Fonneuve,
Dom Felletin, Dom Badole, le curé et son ami,
M. Lampre, Durtal se sentit débordé par un
bien-être dont il eût été incapable d' analyser les
causes ; elles étaient, à vrai dire, multiples ;
il y avait l' entrain agissant d' un cloître possédé
par cette joie liturgique qui se déversait depuis
le matin dans les offices ; il y avait la
satisfaction d' un homme libéré d' exercices
incommodes et de repas pénibles ; il y avait enfin
l' enjouement de la température qui devenait, au
sortir des frimas, clémente, car la nature
ressuscitait avec le Christ.
Il faisait presque doux. Durtal s' était promené,
avant la messe, dans son jardin ; la petite allée
du bois était tapissée de violettes ; les bourgeons
des marronniers jaillissaient, en pointes d' un
brun gom, des branches encore noires ; les arbres
fruitiers étaient en fleurs et les cerisiers et les
pêchers étaient saupoudrés, les uns d' une neige
blanche et les autres d' une neige rose ; après les
nudités sinistres de l' hiver et la fatigue des
prières absorbées à doses massives pendant la
semaine, c' était, en effet, un immense allègement
que celui de ce printemps et de cette pâques !
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Et cette impression, tous l' éprouvaient, jusqu' au
curé qui se trémoussait, les jambes en l' air, devant
la cheminée un reste de fagot brûlait.
Et, subitement, sur un mot du p. Abbé, devenu
soucieux, toute gaieté tomba.
Après l' entretien obligatoire des convives sur la
beauté de la cérémonie et l' ampleur des chants,
l' abbé s' adressant à M. Lampre et à Durtal,
avait cité les paroles de l' évangile de saint Luc :
" j' ai désiré d' un grand désir manger cette pâques
avec vous, avant de souffrir. " -et, tout le monde
écoutant, -il avait ajouté : l' an prochain, à
pareille heure, serons-nous, avec qui
mangerons-nous l' agneau paschal ?
re, dit Durtal, êtes-vous donc décidé à nous
quitter ?
-décidé ? Je ne puis riencider encore ; il faut
d' abord attendre que la loi soit votée par le
nat ; c' est une affaire de quelques mois ; puis
il sied aussi de connaître, avant d' adopter une
solution, le sens des instructions que le pape nous
adressera.
-et s' il ne vous en envoie pas, fit M. Lampre,
ou plutôt s' il ne vous en envoie que d' imprécises
et de vagues, laissant à chacun le soin de se
débrouiller à sa guise, -et, entre nous, il ne peut
vous en formuler
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de claires et de fermes, car les intérêts des
instituts diffèrent et la solution qui convient
à l' un serait nuisible à l' autre, -comment
agirez-vous ?
-dans ce cas, nous nous réunirons, tous les abbés
de l' ordre, à notre maison mère de Solesmes et nous
arrêterons la ligne de conduite à suivre.
-et elle est tracée d' avance, dit le P. De
Fonneuve, car nous ne pouvons nous soumettre à une
loi qui viole manifestement le droit supérieur de
l' église et le principe même de la vie religieuse.
Accepter les prescriptions de ce texte sacrilège
serait, de notre part, une forfaiture.
Et, en effet, les ordres à voeux solennels, tels
que le nôtre, jouissent du privilège de l' exemption
à l' égard de l' ordinaire et la loi édicte absolument
le contraire puisqu' elle veut nous placer sous la
juridiction des évêques.
Or, ce droit d' exemption a été déterminé par le
concile oecunique de trente et par les
constitutions apostoliques qui n' ont fait que
confirmer les décrets du concile et il n' appartient
ni au gouvernement, ni à l' évêque d' y rien changer.
Ils n' ont ni à approuver, ni à sapprouver les
statuts des ordres religieux, du moment que le
saint père les a revêtus de son approbation
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souveraine. C' est donc là un empiètement intolérable
du pouvoir civil sur les progatives du
saint siège et c' est en même temps aussi la
négation de la vie monastique, puisque le firman
de ces impies se refuse à reconnaître les voeux
solennels qui en sont la base.
-voyez-vous, s' écria Dom Felletin,
Mgr Triaurault se substituant à saint Benoît et,
si nous consentions à lui remettre notre règle,
supprimant les articles qui lui plaisent ou y
introduisant des ordonnances de son cru !
-sans compter, dit M. Lampre, qu' un autre
évêque, dans un autre diocèse où se trouverait une
autre abbaye bénédictine pratiquerait tout le
contraire. Celui-là bifferait les clauses conservées
par son confrère et en inventerait de nouvelles à
son tour. Quel gâchis ce serait !
-ajoutons, reprit Dom De Fonneuve, qu' il
faudrait être singulièrement naïf pour se plier aux
exigences de cette loi et déposer, avec la demande
d' autorisation, un état des recettes et dépenses
et un état inventorié des biens, meubles et
immeubles que l' on possède, car ce serait livrer,
soi-même, sa bourse à des aigrefins qui n' hésitent,
actuellement que sur le procédé à employer pour
la voler.
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Enfin, quelle garantie nous offre cette autorisation,
en admettant qu' on l' accorde ? -puisqu' il suffira
d' un simple cret, pris en conseil des ministres,
pour l' annuler.
Nous devons fournir aussi la liste des membres de la
communauté mentionnant leur nom patronymique ainsi
que le nom sous lequel ils sont désignés en
religion, leur nationalité, leur lieu de naissance,
leur âge, la date de leur entrée ; c' est la
surveillance de la haute police abrogée pour les
malfaiteurs et rétablie pour les moines. Il n' y
manque que la fiche anthropométrique imaginée par
M. Bertillon !
-il y a eu là un oubli de la part de cet argousin
des loges qu' est Trouillot, observa Durtal ;
espérons que le rapporteur de la loi au sénat le
parera.
-d' ailleurs, fit le re hôtelier, le règlement
d' administration publique, annoncé par l' article 20,
pourra encore aggraver par des interprétations
judaïques l' infamie de cette loi.
-vous pouvez vous y attendre, dit M. Lampre.
-il n' y a pas à se leurrer, reprit le p. Abbé, la
congrégation de Solesmes ne consentira pas à
subir le supplice de ce carcan. Donc, en supposant
que le sénat vote la loi dès la rentrée des
vacances-et il le fera
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certainement-cela nous met au mois de juin et dès
lors, il nous reste six mois pour nous retourner.
Par conséquent, en décembre, au plus tard, nous ne
serons plus ici.
-et où irez-vous, monvérendissime ? Demanda
Durtal.
-je l' ignore ; la Belgique est le pays le plus
proche ; et la vie n' y est pas onéreuse ; c' est la
dernière nation catholique où la meute des
francs-maçons soit encore muselée ; si, comme cela
est certain, l' assemblée des abbés de l' ordre
ordonne le départ pour l' exil, je commencerai,
aussitôt revenu de Solesmes, des recherches.
-oh ! Il faudrait d' abord savoir si les ministres
appliqueront la loi ? Dit le curé.
-comment s' ils l' appliqueront ! S' exclama Durtal ;
vous croyez que cescréants sont arrivés à ce
sultat si longuement, si habilement préparé depuis
tant d' années pour le lâcher ! Vous les prenez
vraiment pour plus bêtes qu' ils ne sont ; soyez
tranquille, ils iront jusqu' au bout de leurs
faits et ce bout ne s' arrêtera pas aux religieux
mais bien au clergé séculier dont la persécution est,
je vous l' assure, proche.
L' abbé haussait doucement les épaules ; s' il
jugeait
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en son for intérieur les cloîtres encombrants et
inutiles, il estimait par contre que le prêtre
était indispensable et que jamais la république
n' oserait y toucher.
-et après le clergé, ce sera le tour du bourgeois ;
après la curée des biens de mainmorte, nous
assisterons au dol des valeurs vivantes. La
bourgeoisie secouera-t-elle au moins son apathie,
lorsque l' on forcera sa caisse ? Dit M. Lampre.
-elle ! Elle s' inclinera, en soupirant et ce sera
tout, repartit Durtal ; quant aux catholiques,
vous savez aussi bien que moi l' amas de sottise et
de lâche qu' ils recèlent ; si par hasard, il se
trouvait parmi eux des gens intrépides solus à
sister, les députés et les sénateurs du parti
s' interposeraient aussitôt et feraient le jeu de
l' ennemi, en les désarmant.
-mais alors, il n' y a rien à tenter ! S' écria
Dom De Fonneuve.
-non, mon père, rien. Je ne suis pas propte,
mais tenez que, pendant les événements plus ou moins
périlleux qui s' apprêtent, les orateurs catholiques
se remueront dans le vide ; il feront signer de ces
pétitions que tout gouvernement, lorsqu' il les
reçoit, jette au panier et il prononceront de
pathétiques discours dans des réunions triées avec
soin, pour qu' on n' y
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avarie pas leurs précieuses personnes ; puis, quand
le moment de descendre dans la rue et de se montrer
sera venu, ces pieux matamoresdigeront encore
de belliqueuses protestations, tandis que nos
seigneurs les évêques gémiront respectueusement
en des phrases cherchées, ce après quoi, tous se
soumettront, ventre à terre, tranquilles,
convaincus d' ailleurs qu' ils ont rempli leur devoir
et qu' ils se sont vaillamment conduits.
-s' il en était ainsi, ce serait à désespérer de
la France.
-je ne vois pas de raison pour n' en point
désespérer, pliqua Durtal.
-ah non ! S' écrièrent en choeur les assistants ;
vous êtes trop pessimiste ; c' est un temps à passer ;
les ordres partiront en exil, c' est entendu ; nous
subirons un quatre-vingt-treize après, c' est encore
possible ; mais il y aura ensuite uneaction et la
France se relèvera et les monastères refleuriront...
-j' espère, ainsi que vous, en une réaction,
pondit Durtal, mais quitte à feindre l' oiseau de
mauvais augure, je vous avoue que je ne vois pas,
me après une victoire conservatrice, les moines
réintégrés dans leurs maisons. Il en sera pour moi
de la loi des congrégations
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comme du concordat que les rois très chrétiens
se sont empressés de garder. C' est une arme dont
aucun gouvernement, quel qu' il soit, ne voudra se
dessaisir.
La meilleure chance qui pourrait vous échoir serait
que la loi fût si implacablement, si odieusement
exécutée, qu' elle devînt par cela me difficile à
défendre ; peut-être alors modifierait-on les plus
imprudents de ses articles ; je le souhaite ; si,
au contraire, on l' applique placidement,
doucereusement, si elle étrangle avec un lacet
savonné les ordres, elle s' inscrira, sans réforme,
telle qu' une concession à perpétuité, dans le
cimetière de nos codes. C' est triste à dire, mais il
faudrait du sang pour la malédifier et le sang, dame,
c' est ainsi que l' argent les catholiques en sont
plutôt un peu chiches !
-hélas ! S' exclama le re de Fonneuve, j' ai
grand' peur que vous n' ayez, cette fois, raison.
La cloche sonna. La récréation était finie. Tous se
parèrent.
-c' est très bien, tout cela, notre ami, dit
Mme Bavoil à Durtal qui lui racontait la
conversation de l' après-dîner, mais si les
bénédictins s' en vont, qu' est-ce que nous allons
devenir ?
Et Durtal ne répondant pas : -le moment est
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peut-être venu, reprit-elle, de prier une des
saintes que vous aimez, sainte Christine
l' admirable que l' on invoque pour résoudre les cas
difficiles.
-et aussi, saint Benoît, je pense, car enfin
j' inaugure, pour lui et de par lui, au Val-des-saints
une profession un tantinet bizarre, celle de
l' oblat in extremis, celle de l' oblat de la dernière
heure. Je vais me porter moi-même, en terre et
mener mon propre deuil.
Il me semble tout de me que le bon patriarche
pourrait bien me ressusciter quelque part, à l' abri
du monde, je ne sais où ; je l' espère, mais, en
attendant ce nouvel aiguillage, voilà bien des
inquiétudes sur la planche.
CHAPITRE XI
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Quelques mois s' étaient écoulés ; ainsi que l' on
devait le prévoir, la chambre avait trouvé dans
le sénat son sosie d' opprobres. Un sous-Trouillot,
du nom de Vallé, avait rempli avec quelques
terrines de son eau de vaisselle l' auge de la rue
de tournon et les vieux glandivores s' étaient
ventrouillés dans le purin de cette éloquence et
avaient voté, haut la patte, la loi ; les
congrégations étaient bel et bien étranglées ; le
but si patiemment poursuivi depuis tant d' anes
était atteint.
Le pape avait parlé, réprouvant les dispositions de
la nouvelle loi, mais laissant, chacun, libre, sous
certaines réserves, d' être traîné, s' il le jugeait
opportun, sur la claie des cultes. Tout accord étant
impossible entre des communautés rivales et
d' esprit différent, il n' y
p88
avait même pas à songer à une résistance en masse
qui eût évidemment été la seule attitude digne, la
seule attitude propre ; la détermination, prise par
Rome, était donc, en de telles circonstances, sage.
Les quelques moines, agités d' idées belliqueuses,
étaient bien obligés d' en convenir. En ce cloître
du Val-des-saints jadis si paisible, les soucis,
jusqu' alors écartés de l' avenir, naissaient ; tous
les res envahissaient le scriptorium étaient
les revues et les journaux catholiques que recevait
le monastère ; ils les lisaient silencieusement et,
pendant la récréation, les commentaient, en les
agrémentant parfois des plus cocasses gloses.
Tout ce petit monde qui n' était au courant de rien
et qui s' était moqué, Dieu sait combien, jusqu' alors
de la politique, se demandait quel mal il avait bien
pu commettre pour qu' on le pourchassât de la sorte.
Et ce trouble se répercutait dans le noviciat.
Ce que vous avez fait, mais, aux yeux de vos
proscripteurs, vous avez commis le plus
impardonnable des crimes, celui de n' en pas commettre
contre Dieu, dit Durtal, au petit frère Gèdre,
qui le consultait, ahuri par ce bourdonnement de
ruche qu' on enfume.
Tous erraient dans les corridors, aux écoutes. Le
p89
vérendissime était à Solesmes et l' on attendait
avec impatience qu' il écrivît au père prieur pour
savoir quand et comment s' effectuerait le départ.
Il n' y a pas de nouvelles, dit M. Lampre à
Durtal qui sortait avec lui de la grand' messe, mais
la résolution du chapitre des abbés est si
parfaitement connue d' avance qu' une lettre de
Dom Bernard ne nous apprendrait rien que nous ne
sachions ; c' est l' exil à bref délai ; le lieu choisi
du bannissement demeure seul ignoré et pour
longtemps encore, je pense.
Et Durtal s' apprêtant à le quitter sur le seuil de
l' église : -voyons, reprit-il, puisque vous
déjeunez aujourd' hui à la maison, au lieu de vous
rendre chez moi à l' heure imperturbable du repas,
arrivez dès maintenant ; nous feuilletterons, en
guise d' apéritif, mes enluminures.
-ah ça, je veux bien, dit Durtal.
L' habitation de M. Lampre, située à deux pas de
l' église et du couvent, était une de ces grandes
bâtisses indifférentes, telles qu' il en prospère
dans tous les bourgs. Elle sentait la province,
l' odeur mélangée de la colle à poisson et de la
pomme, mais elle était, à l' intérieur, assez bien
distribuée et munie de vieux meubles confortables.
M. Lampre la tenait de famille,
p90
ainsi que ces ruines du cloître qu' il avait données
avec de vastes arpents de terre aux moines.
Il s' était simplement réservé un spacieux jardin
qu' il avait séparé par un mur de celui de l' abbaye,
pour que chacun fût chez soi ; et ce jardin, plan
d' arbres séculaires, était traversé par des allées
bordées de fleurs ; l' une arborait des massifs de
roses de toutes formes, de toutes teintes, parmi
lesquelles figurait la variété, assez laide du reste,
de la rose verte. Sa collection de roses, entretenue
à grands frais, était, en Bourgogne, cotée.
Pourtant, disait-il, un jour, à Durtal, je n' ai
nullement la marotte de l' horticulture ; je me
force par devoir à m' en enticher et ne dépense de
l' argent que pour m' y intéresser.
Et comme Durtal qui admirait le feu d' artifice de
certaines touffes jaillies du sol, le regardait sans
comprendre.
-c' est bien simple, reprenait-il, je suis si
paresseux, si peu marcheur, que je ne bougerais pas
de chez moi, que je ne descendrais pas me promener
dans le jardin, si je n' étais mu par le sentiment,
très médiocre d' ailleurs, de m' assurer que je ne
perds pas, en voyant des arbustes qui poussent,
l' argent que leur achat et que leur entretien me
coûtent. Je considère une plate-bande, je scrute
une corbeille et, sans y prêter attention, je
trottine ;
p91
l' horticulture me dégourdit plus les jambes qu' elle
ne m' égaie les yeux ; c' est un point de vue un peu
spécial mais il a, puisqu' il m' est utile, sa raison
d' être.
Que diable a-t-il bien pu faire dans la vie ? Se
demandait parfois Durtal. Ce que l' on savait de
précis sur son compte se réduisait à presque rien.
M. Lampre avait été, dans sa jeunesse, élève à
l' école des chartes et avait longtemps habité Paris.
Il était resté célibataire et ne possédait plus pour
toute famille que la fille de sa soeur mariée à un
M. De Garambois, préfet sous l' empire. Sa soeur
et son mari étaient morts et sa nièce, il ne l' avait
guère fréquentée, car elle avait toujours vécu chez
des religieuses ou près des cloîtres de Solesmes.
Leurs relations jadis si espacées ne s' étaient
réellement resserrées que depuis qu' elle s' était
fixée au Val-des-saints ; et ils s' aimaient, en
se disputant, sans trop se voir.
à en croire les potins du monastère, M. Lampre,
dont la fortune avait été considérable avant qu' il
ne l' eût écornée par de nombreuses frasques, avait
mené pendant sa jeunesse, à Paris, une existence de
petit coq en émoi ; puis, il s' était converti et il
avait désormais vécu, dans sa maison du
Val-des-saints, bienfaisant et rageur, très retiré.
Lui et Durtal s' entendaient bien ; des goûts
communs
p92
les rapprochaient ; M. Lampre était peu au courant
de la littérature contemporaine et tout à fait
arriéré pour ce qui concernait l' art de notre temps.
Il était, en sa qualité de collectionneur, confiné
en un nombre de matières fort restreint. Il
s' arrêtait, en peinture, avant même les tableaux
des primitifs, aux enluminures et, en histoire
monastique, il n' appréciait que les monographies et
les cartulaires.
Il en détenait des collections très complètes ; il
possédait surtout d' admirables livres d' heures du
quatorzième et du quinzième siècles que lui enviait
l' abbaye à laquelle il avait promis d' ailleurs de les
léguer. Il avait naguère dépensé d' imposantes
sommes à ces achats ; mais des époques moins
débonnaires étaient venues ; il avait dû aider à
l' installation, pourvoir même, pendant les premières
années, à la subsistance de ces moines qu' il avait
demandés à Solesmes et il était à la fois furieux
contre eux qui l' empêchaient de continuer des
dépenses somptuaires et satisfait de les secourir.
Les jours de mauvaise humeur, il grommelait son
habituelle plainte : qu' est-ce que je leur réclame,
en échange des belles occasions que j' ai, à cause
d' eux, ratées ? De devenir des saints et j' y suis
de ma poche, car ces mâtins-là me leurrent ; et,
soulagé par quelques
p93
grains de débinage, il était de nouveau prêt à
leur rendre service.
En sus de sa passion pour les cartulaires et les
miniatures, il était encore, en sa qualité de
Bourguignon, féru d' un autre amour, celui d' une
bonne cave et, mélancoliquement, à table, il se
remorait les anes où il n' avait pu acquérir
une petite provision de beaune-hospice, parce que
ces sacrés bénédictins l' avaient mis à sec.
Ces regrets enchantaient sa nièce à laquelle il
reprochait sa gourmandise.
-voilà, disait-elle, il faut être indulgent les
uns pour les autres, car chacun a sa petite manie
et son gros péché ; moi, ce sont les friandises ;
mon oncle, ce sont les vieux crus de la Bourgogne.
Mais il n' admettait pas cette assimilation ;
l' amour des grands vins, disait-il, est un amour
presque noble, car il y a une certaine beauté, un
certain art dans la saveur, dans la couleur, dans le
bouquet d' un Corton ou d' un Chambertin, tandis
que la convoitise des chatteries et des gâteaux
relève d' un sentiment bourgeois et décèle des
instincts grossiers, des appétences viles ; et il
la rabrouait, tandis qu' amusée de l' entendre grogner,
elle se tordait.
p94
En attendant qu' elle arrivât, -car ce matin-là elle
devait déjeuner aussi, chez lui, -M. Lampre
introduisit Durtal dans la pièce où s' alignaient
sur des rayons de chêne les histoires monastiques et
les cartulaires.
La pièce était vaste, tapissée d' un papier fleuri de
coquelicots sur champ gris, meublée de bergères en
velours d' utrecht citron, de tables d' acajou, d' un
secrétaire empire avec serrure à trèfle.
Durtal explorait les bibliothèques, mais
quelques-uns seulement de ces gros bouquins
l' intéressaient car, de même que dans toutes les
collections, il y avait, pour faire nombre et
compléter les recueils, un tas de volumes illisibles
que, pas plus que lui, M. Lampre n' ouvrait.
Ce qui captivait davantage Durtal, c' étaient les
livres d' heures : ceux-là étaient rangés dans le
secrétaire et enfers dans des écrins. M. Lampre
ne désirait généralement pas les montrer ; il les
gardait jalousement pour lui. Il les avait pourtant
exhibés déjà, plusieurs fois, à Durtal, mais il
fallait que ce fût, lui-même, qui proposât de les
regarder, sinon il demeurait sourd à toute invite.
Il avait offert, ce matin-là, de les examiner ; cela
allait donc tout seul et il en sortit de leurs
gaines quelques-uns.
C' était toujours un régal que l' apparition de ces
p95
fraîches merveilles ; je n' en ai pas beaucoup
disait-il, mais je crois n' avoir râflé dans les
ventes que des pièces de choix et il soupirait,
avouant le prix de trente mille francs payé pour
l' un de ces livres, magnifique du reste
" horae beatae mariae virginis " , un petit in-quarto
avec reliure du seizième siècle, à larges dentelles,
un manuscrit de l' école flamande francisée de la
fin du quatorzième siècle, en lettres gothiques, sur
lin, paré de cadres de branchages et de rinceaux,
à chaque page ; et ce volume de près de 300 feuilles
contenait une cinquantaine de miniatures à fonds
d' or plat ou diapré, étonnantes, des vierges de
nativité, à peine pubères, mélancoliques et mutines,
des saint Jean, jeunes et imberbes, écrivant près
d' un aigle, dans des intérieurs charmants, éclairés
de croisées à résilles de plomb ouvertes sur de
verts paysages à allées très les, menant à de
petits donjons ; et de grandes scènes, telles que
l' annonciation aux bergers, la visitation, le
calvaire étaient traitées avec une bonhomie de
réalisme et un sentiment de piété naïve, vraiment
touchants.
-voici, dit M. Lampre, un diurnal de moindre
prix, mais bien curieux ; remarquez la façon dont
l' artiste a peint la sainte trinité ; elle diffère
absolument du modèle connu, adopté par la plupart des
enlumineurs
p96
du moyen age : le saint esprit, planant sous la
forme d' une colombe au-dessus dure et du fils.
Ici, le père, couronné ainsi qu' un pape du
trirègne, et assis sur le rebord d' une gloire,
pareille à une amande d' or, les pieds appuyés sur
l' escabeau du monde, tient en son giron jésus qui
tient, lui-même, de la même manière le paraclet,
figuré par la souriante personne d' un gamin blond.
Est-ce étrange !
-et ce qui est non moins étrange aussi, c' est la
conservation de ce manuscrit ; les teintes sont en
fleur, comme lorsqu' elles naquirent, s' écria Durtal,
stufié, en effet, par ce coloris clair et jeune,
par ces rouges restés intacts, par ces ors inaltérés,
par ces ciels bleuâtres demeurés limpides.
-ah ! Ils n' acquéraient point leurs produits chez
des marchands et l' aniline n' était pas encore
inventée,pondit M. Lampre. Ces gens broyaient,
eux-mêmes, leurs couleurs qu' ils extrayaient de
certains miraux, de certaines terres, de certaines
plantes.
Nous n' ignorons pas leurs recettes ; ce blanc un peu
pâteux que vous voyez là, est du blanc d' os, celui-ci
plus léger est de la céruse : ce noir provient du
charbon pulvérisé d' un sarment de vigne ; ce bleu
est du lapis ; ces jaunes sont de l' herbe à foulon
et du safran ; ce
p97
rouge vif du minium et ce brun rouge qui correspond à
notre ocre est de la terre maigre, de la macra de
Naples ; ce vert est tiré de la fleur de l' iris ou
de la baie du nerprun ; ce bleu, tournant au violet,
n' est pas, ainsi que vous le pourriez croire,
obtenu par un mélange de bleu et de rose, il est
issu du tournesol et il entrait dans sa composition
des éléments assez téroclites, tels que de l' urine
d' homme ayant bu du vin.
Ils se repassaient des ordonnances singulières mais
efficaces, puisque aucune de leurs nuances n' a
bougé. Le blanc d' oeuf qui était l' ingrédient le
plus usité pour la détrempe, ils en détruisaient la
viscosité avec de l' eau de lessive vieille de quinze
jours et l' écume avec un peu de cerumen, de cire
d' oreille. Pour fixer leur or, découpé dans des
feuilles, ils commençaient par frictionner le
parchemin avec de la colle à bouche, en ayant soin
de ne l' employer que lorsqu' ils avaient terminé
leur digestion ou étaient à jeun ; puis, ils
usaient d' enduits adhérents dans la confection
desquels figuraient de la gomme adragante, du bol
d' Arménie et du miel ; d' après un récipé découvert
dans les comptes de Dijon, à propos du peintre
Malouel, ils se servaient aussi d' une gélatine
extraite des nageoires de la morue.
Mais Durtal ne l' écoutait plus ; il considérait les
p98
éclatantes floraisons de ces lins. Ah ! Fit-il en
refermant le livre, la délicieuse et la frêle et la
fine petite fille, aux yeux d' azur et aux cheveux
d' or, que cette enluminure qui enfanta, en une
longue gésine, une fille si énorme, la peinture,
qu' elle mourut, en lui donnant le jour !
-oui, mais elle ne trépassa point sans avoir atteint
l' apogée suprême de son art, avec Fouquet,
Jacquemart de Hesdin, André Beauneveu,
Simon Marmion, les frères de Limbourg et, dans ses
dernières années, avec cet étonnant Bourdichon, qui
peignit les heures d' Anne de Bretagne.
Ceux-là qui travaillèrent pour les princes et les
rois, nous les connaissons, car l' on a retrouvé leurs
noms et l' état civil de leurs ouvrages dans les
layettes des archives et les registres des
trésoreries, mais combien restent inconnus ! Et,
dans les clôtures où la miniature naquit et où les
moines ne mentionnèrent pas toujours par écrit les
noms de leurs praticiens, combien de chefs-d' oeuvre
anonymes ou perdus, combien attribués à des laïques
qui furent leurs imitateurs ou leurs disciples !
Certainement, reprit M. Lampre, après un silence,
en ouvrant les heures de la vierge, ce manuscrit est
une merveille, mais, à vous parler franc, mon rêve,
à moi, eut été de posséder des peintures moins
parfaites peut-être,
p99
mais antérieures à celles-ci et d' origine monastique
plusre, cette bible, par exemple, dont il est
question dans la chronique de Cluny et qui avait
été copiée et enluminée par Albert de Trèves et
parée par les ornemanistes du cloître d' une reliure
sertie d' or et oeillée de béryls et de rubis ou bien
encore un volume de ce religieux nom Durand qui
illustrait si magnifiquement les livres liturgiques
de l' abbaye que l' abvoulut, en signe de
reconnaissance et d' admiration, que la communauté
doublât pour lui, après sa mort, l' office que l' on
chantait pour chacun des frères défunts.
J' aurais vendu maison, champs, tout le bazar, pour
les acquérir. Qu' étaient ces moines dont les travaux
ravirent leurs contemporains ? Je l' ignore : les
histoires de Cluny et les biographies de
quelques-uns des abbés sont parfois disertes, mais
elles nous renseignent mal sur la vie de ces
miniateurs qu' elles signalent, pêle-mêle, avec les
architectes, les joailliers, les relieurs, les
tailleurs d' images, les verriers, avec tous les
ouvriers d' art, issus de toutes les régions, qui
remplissaient le monastère, car ce fut une véritable
école d' art mystique, sous toutes ses formes, que
Cluny !
-sans compter, fit Durtal, les écrivains, tels que
saint Mayeul, saint Odilon, saint Hugues, Pierre
le
p100
rable, d' autres qui ne furent point canonisés et
qui nous laissèrent d' instructives monographies,
Syrus, celle de saint Mayeul, Jotsand, celle de
saint Odilon, enfin le célèbre Raoul Glaubert,
dont l' histoire universelle est, tant de fois,
depuis le moyen-age, citée.
Mais la gloire de l' abbaye, ce furent surtout ses
architectes qui l' assurent. Je me rappelle avoir
visité ces restes devenus une école professionnelle
et un haras ; les ruines de la basilique suggèrent
l' idée contradictoire de la sveltesse et de
l' énormité ; cette église gigantesque avec sa forêt
de clochers, son vestibule grand à lui seul comme
notre-dame de Dijon et précédant la réelle église,
immense, avec ses cinq nefs, ses futaies de piliers
aux chapiteaux sculptés de feuillages, d' oiseaux, de
bêtes chimériques, ses trois cents fenêtres dont
les personnages brûlaient en des torches de couleur,
ses deux cent vingt-cinq stalles de religieux, dans
le choeur, suscitait l' impression d' un monument
colossal, décelait le type d' un style roman qui ne
subsiste que là et dont les proportions formidables
n' ont pas été dépassées par le gothique.
Il n' y a pas à barguigner, c' étaient de fiers lapins,
les deux moines qui érigèrent cette basilique géante,
Gauzon qui en traça les plans et Hazelon qui les
exécuta !
p101
-et il n' y eut point que ces deux-là, dit
M. Lampre, des architectes dont les noms sont
oubliés et qui étaient, eux aussi, des clunistes, ont
rayonde toutes parts et créé ces sanctuaires
superbes de Paray-le-monial, de Saint-étienne de
Nevers, de Vézelay, de la Charité-sur-loire, de
Montierneuf, de Poitiers, de Souvigny, de
combien d' autres encore !
Les abbés n' avaient imposé aucune formule, aucun
gabarit d' esthétique à leurs ateliers ; ils
respectèrent le tempérament de chacun et cette
déférence explique l' extrême variété de ces
constructions et convainc d' erreur Viollet-le-duc
qui voulait qu' il y eut un style clunisien-et il
n' en a pas existé de proprement dit ; -il y a eu
un style roman et des architectes clunisiens
l' utilisant, mais, tous, d' une façon différente,
travaillant pour la gloire de Dieu, selon leurs
conceptions personnelles, selon leurs forces !
-ah ! Ce Cluny ! S' exclama Durtal, ce fut vraiment
l' idéal du labeur divin, l' idéal rêvé ! Ce fut lui
qui réalisa le couvent d' art, la maison de luxe pour
Dieu ; je ne cesserai de le répéter, c' est à cette
source-là que la congrégation moderne de France
doit remonter, si elle veut conserver sa raison
d' être.
-vous en causez à votre aise ; il faudrait
découvrir
p102
des gens de talent et pieux, dans tous lesnies,
ou en créer et ce n' est pas commode, fit
M. Lampre.
-évidemment ; mais, imaginez, à Paris, un cloître
et une église édifiés par Dom Mellet, l' architecte
monastique de Solesmes et une colonie venue de cette
abbaye, chantant, sous la direction de
Dom Mocquereau, le plain-chant ; imaginez des
rémonies magnifiques, des ornements, des statues,
tout à l' avenant. Le succès des bénédictins eut été
prodigieux ; le snobisme s' en serait même mêlé,
ainsi que pour la troupe des cabots de Saint-gervais,
mais il aurait aidé à attirer les foules.
Et ils auraient certainement gerbé des vocations
d' artistes fascinés par la splendeur de ce milieu
et récolté tout l' argent qu' ils auraient voulu.
Ajoutons qu' ils auraient singulièrement avancé
l' heure du triomphe du chant grégorien, en
l' implantant, en plein coeur de Paris et qu' ils
auraient pu occuper dans l' art une telle place
qu' aucun gouvernement n' aurait osé les toucher.
Afin d' obtenir un semblable résultat, il eût été
nécessaire, pour parler la langue industrielle, de
faire grand, d' exposer une maîtrise impeccable, de
dérouler sous d' imposantes voûtes un habile cortège
de fastueux liturges. Seul, Solesmes était de
taille à réaliser un pareil concept ; mais par suite
de circonstances désastreuses,
p103
indépendantes de sa volonté, l' abbé n' a pu établir
un monastère à Paris. La malechance s' en est mêlée
comme autrefois à Solesmesme, lorsque
Dom Couturier voulut rénover l' enluminure.
-tiens, vous savez cela ?
-dame, Dom Felletin m' a raconté ce projet et
nommé un oblat fort expert en cet art désuet...
-Anatole Foucher, oui, je l' ai jadis fréquenté...
-et qui a façonné des élèves à Sainte-cécile de
Solesmes.
-et aussi chez les bénédictines de la rue monsieur,
à Paris, car les miniatures se sont maintenant
fugiées dans les cloîtres féminins de l' ordre.
J' ai vu, d' ailleurs, deslins dessinés et
coloriés par ces moniales de Paris et aussi
par celles de Dourgne et qui révélaient, en sus
d' une savoureuse adresse de métier, des surgies
d' âmes vivant en Dieu, vraiment charmantes.
Il y a bien aussi les dames du monde qui historient
le parchemin, mais je n' ai pas besoin de vous
décrire leurs contre-sens liturgiques et la fadeur
de leurs imageries dignes de figurer sur des boîtes
de baptême ou dans les pieuses et bébêtes chromos
d' un Bouasse.
-celles-là, je les connais ; je les ai autrefois
visitées à Paris, où la société de ces nobles
gribouilleuses
p104
les exhibait en de pcieux salons ; mais il y a
encore pis, une nouvelle école, appliquant les
procédés du moyen-age, à des sujets contemporains
et profanes ; celle-là, composée de pénibles
virtuoses, plaque sur des fonds, en relief, une boue
d' or qui sert de monture à des turquoises
d' occasion et à des bouts de perles. C' est le
rastaquouérisme de l' enluminure ; je doute qu' elle
puisse jamais être traitée avec un goût plus vil et
un dessin plus bas.
-je vous l' ai dit, avant de disparaître
complètement, elle se survit en Foucher et en ses
quelques disciples, perdus derrière les grilles des
cloîtres. à noter encore-j' ai lu cette annonce
quelque part-que les bénédictines de Maredret,
en Belgique, ont illustré un superbe manuscrit de
la règle de saint Benoît offert à l' empereur
d' Allemagne, par l' abbé de Maria Laach ; c' est
tout ce que je sais.
-j' arrive en retard, s' écria Mlle De Garambois
qui entra en coup de vent dans la pièce ; mais
c' est la faute dure Felletin que j' avais fait
demander à l' auditoire...
-le déjeuner est prêt, fit M. Lampre, en voyant la
bonne ouvrir la porte de la salle à manger ; allons,
à table ; vous vous excuserez après.
-je suis furieuse, dit-elle, lorsqu' ils furent
assis ;
p105
je n' ai pu communier, ce matin, parce que, malgré
sa promesse, Dom Felletin ne m' a pas confessée,
hier au carmel de Dijon. Il vient de m' expliquer
qu' il avait été requis au dernier moment et mis
dans l' impossibilité de prendre le train... vous
avouerez que, depuis la nomination de ce curé, notre
situation devient absurde au Val-des-saints !
-je vous crois, repartit Durtal, quand je pense que
le jour de la pentecôte, le jour de late du
saint esprit, lesres n' ont pas officié à
l' église parce que c' était un dimanche et que ledit
curé n' avait pas jugé à propos de leur prêter son
immeuble, c' est inouï ! Il a fallu se contenter d' une
messe chantée dans ce malheureux petit oratoire où
l' on étouffe et où aucune cérémonie n' est possible.
Lorsque je me rappelle pareille fête, l' année
d' avant, avec l' office pontifical, la théorie des
moines dont les coules noires et les aubes blanches
tranchaient sur la pourpre et l' or des ornements,
lorsque je me rappelle le " veni creator " enlevé par
tous les moines et projeté jusqu' aux voûtes par la
trombe des orgues et que je songe à la misère de ce
que j' ai entendu et vu dans le brouhaha et
l' asphyxie de ce pauvre refuge, j' enrage et voue
à tous les cinq cents diables et l' épiscope et son
curaton !
p106
-vous avez la messe et les vêpres de la paroisse,
dit, en riant, M. Lampre.
-ah ! S' écria Durtal, figurez-vous que, dimanche
dernier, je me suis glissé, à l' heure du salut, dans
l' église et que j' y ai assisté à l' un des spectacles
les plus bouffes qui soit. Le baron des atours était
debout devant un harmonium dont son grand
cadet-lagingeole de fils lubréfiait de ses doigts
humides les touches.
jésus sera mon ambroisie
et mon doux miel,
je serai sa maison chérie,
son petit ciel.
et le baron, après s' être nonchalamment passé sur
le stérile boulet de son occiput une main
qu' allumaient des bagues, a retroussé la brosse à
dents de sa moustache militaire et, les yeux au
ciel, d' une voix acétique, a débité un étonnant
couplet dont je n' ai retenu que la fin.
Voyez-vous le baron devenu le petit ciel du Christ !
Les paysannes ahuries ouvraient des bouches en
valves d' huîtres et notre curé dodelinait du chef
et souriait, déférent et heureux.
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-oui, certainement, pliqua M. Lampre, avec sa
morgue et ses prétentions vocales, le baron des
atours est bien ridicule, mais sorti de là, il
faut dire, pour être juste, qu' il est un brave
homme qui rend d' appréciables services aux sociétés
philanthropiques de Dijon. Son fils est également
beaucoup moins godiche qu' il n' en a l' air. C' est un
honnête garçon, très travailleur, mais dame ! Il
n' a jamais quitté sa province ! -tenez, bien qu' il
soit provincial aussi, celui-là, je vous le
recommande, poursuivit-il, en débouchant avec des
soins infinis une bouteille. Ce vin est du clos de
la commaraine ; il est produit par des vignobles
dépendant du finage de Pommard ; nos pères le
qualifiaient de " loyal, de vermeil et de marchand " .
Il est, dans tous les cas, bouqueté par l' âge et de
bonne garde ; regardez, c' est de l' escarboucle
liquide qui coule dans le verre.
-et il me reprochera ma gourmandise ! S' exclama
Mlle De Garambois.
-ma nièce, les grands crus sont des oeuvres
monastiques comme l' architecture, comme l' enluminure,
comme tout ce qui est bel et excellent, ici-bas. Le
clos Vougeot et le Chambertin, l' honneur de notre
Bourgogne, ont été cultivés, l' un par les moines
de Cîteaux, l' autre par les moines de Cluny ;
Cîteaux a possédé des
p108
vignobles dans les climats de Corton et de la
Romanée ; les chartes de Volnay mentionnent, sur
le territoire de cette commune, le clos saint
Andoche, qui appartenait à l' abbaye bénédictine de
ce nom. Le monastère cistercien de Maizières et,
plus tard, les carmélites exploitèrent de nombreuses
chevances à Savigny-les-beaune et vous savez que
l' on appliquait alors au vin de Beaune les
laudatives épithètes de vin " nourrissant, théologique
et morbifuge " ; l' on ne peut le nier, les climats
les plus renoms de notre province sont issus de
l' art viticole des cénobites.
N' est-ce pas naturel, d' ailleurs ? Le vin est une
substance sacramentelle. Il est exalté dans maintes
pages de la bible et notre-seigneur n' a pas trouvé
de plus auguste matière pour la transformer en son
sang. Il est donc digne et juste, équitable et
salutaire de l' aimer !
-les médecins le prohibent maintenant, dit
Mlle De Garambois.
-les médecins sont des imbéciles, reprit
M. Lampre ; outre que le vin réjouit le coeur de
l' homme, ainsi que l' énoncent les saintes ecritures,
il est d' un réconfort autrement puissant, autrement
r, que les fers qui ne s' assimilent point et les
autres drogues ; on l' interdit aujourd' hui aux
gens qui se plaignent de maux d' estomac
p109
et nos pères l' employaient au contraire pour la cure
de ces maux, témoin Erasme qui relate que l' on
guérissait, de son temps, ce genre d' affections avec
des doses réfractées de vieux Beaune ; la vérité
est que notre-seigneur a justement choisi, pour nous
les signaler et pour les anoblir, les deux
substances qu' il jugeait les plus précieuses et
qu' il destinait à assurer la santé du corps et de
l' esprit : le pain et le vin ; aussi est-ce faire
fi de ses enseignements, que de n' en pas user !
-bien, mon oncle, mais il existe encore un autre
point de vue que vous me paraissez négliger, le
point de vue liturgique ; vous reconnaissez avec moi,
n' est-ce pas, que l' idéal de Cluny, de célébrer les
louanges de Dieu avec pompe, de lui dier ce que
nous avons de plus beau et de meilleur, est un
idéal légitime et magnifique et, comme dirait notre
frère Durtal, surélevé...
elle se tut, attendant de son oncle un signe
d' approbation.
Mais, sentant qu' elle préparait de loin une
attaque, il resta impassible.
Elle reprit, considérant ce silence tel qu' une
adhésion.
-ne vous semble-t-il pas dès lors que le vin
présenté au sauveur pour transsubstantier son
précieux
p110
sang devrait être, lui aussi, à l' avenant des
rémonies liturgiques, du luxe et du confort dont
on l' entoure, en notre ordre ; par conséquent les
plus admirables crus des vins blancs devraient être
distribués aux moines pour le service des messes et
vous qui détenez d' exacts Montrachet et
d' authentiques Pouilly vous feriez certainement une
oeuvre pie, en vous dépouillant en faveur de l' autel.
Vous me prêcheriez, par la même occasion, un
exemple du pris de la table et de la fine chère qui
me serait sans doute profitable...
-ah ! C' est à cela que vous en vouliez venir, à la
gourmandise pour le bon Dieu, je vous reconnais,
là ! -eh bien, je ne veux pas, sous le prétexte
d' honorer le très-haut, inculquer à ses prêtres des
distractions de gourmets pendant la messe ; péché
pour péché, il vaut mieux, tout bien considéré, que
ce soit moi qui le commette, car il est moins grave,
moins offensant pour Dieu, devant un verre, à
table, que devant un calice, à l' église. Je
conserverai donc, ne vous en déplaise, dans
l' intérêt même de la religion, mes Montrachet et
mes Pouilly, et avec la piété et le bon sens qui
vous caractérisent, ma nièce, vous me donnerez, en
y réfléchissant, raison.
-je n' ai pas de succès, fit en riant
Mlle De Garambois ;
p111
à vrai dire, je m' y attendais un peu ; mais voyons,
mon cher Durtal, pour en revenir à notre
malheureuse situation au Val-des-saints, comment
s' arrange la brave Mme Bavoil pour accomplir ses
devoirs religieux, car elle est logée à la même
enseigne que moi !
-dame, ne pouvant se rendre souvent à Dijon pour
y joindre le P. Felletin, car il n' y aurait plus
de ménage et de cuisine possibles, elle se contente
du curé ; mais elle n' y va qu' à son corps défendant
et gémit d' être confese, dit-elle, par un petiot
qui ne sait rien ; j' essaie de la consoler en lui
démontrant la parfaite sapience de Dieu qui l' a
privée de toute grâce sensible, pour qu' elle n' ait
pas de discussions mystiques avec cet homme-ça ne
prend pas !
-c' est peut-être un bien, car ces ennuis l' aideront
à supporter plus aisément le départ d' ici, si vous
filez à la suite des moines.
Durtal eut un geste vague.
-l' idée de déménager mes livres et de charroyer
l' amas de mes bibelots et de mes meubles m' abêtit à
un tel point, soupira-t-il, que j' aime mieux n' y pas
songer.
-mais, fit M. Lampre, tous lesres ne
déserteront pas la commune.
-pourquoi ?
p112
-écoutez, il y a d' abord la vigne qui est la
principale ressource de l' abbaye et il faudra
toujours bien laisser le P. Paton et les convers
qu' il emploie pour la soigner. Il faudra, peut-être
aussi, un ou deux religieux pour garder les
immeubles ; il en restera donc forcément,
quelques-uns, ici.
-et si le gouvernement s' empare des bâtiments et
de la vigne ?
-turlututu ! J' ai offert à l' abbaye l' ancien
prieuré et les terres qui enpendent, mais je n' ai
point été assezte pour ne pas adopter des
dispositions qui garantissent contre toute
spoliation légale, et les pères et moi ; autrement
dit, je loue auxnédictins leur maison que j' ai
fait rebâtir-les devis, les factures sont à mon
nom et c' est moi qui ai réglé, en personne, les
moires des entrepreneurs et de l' architecte. -
les nédictins, suivant des baux consentis et
enregistrés en bonne et due forme, me paient,
chaque trimestre, contre quittance, les arrérages
d' un loyer de dix mille francs par an. Je leur
rends l' argent après ou ne le reçois pas, poursuivit,
en souriant, M. Lampre, mais les pièces sont là ;
je suis seul propriétaire de l' immeuble et des
terres ; et comme ces biens me viennent de famille et
que l' on ne peut arguer que je les ai acquis
spécialement
p113
pour y loger des moines, aucune chicane de personne
interposée n' est possible.
De me pour la vigne ; elle a été achetée à mon
nom, soldée par moi, chez notaire-les actes en
témoignent-et je suis également cende leur
avoir louée pour la faire valoir ; mes droits sont,
au point de vue juridique, incontestables.
-oui, mais ils peuvent empêcher les bénédictins
d' être vos locataires.
-tout est possible, avec des happe-lopins de cette
espèce ; mais personne ne peut interdire au père
Paton, une fois relevé de ses voeux, d' entrer dans
le clergé séculier du diocèse de Dijon dont il est
originaire, et de me louer, en qualité, non plus de
moine, mais de simple particulier, ma vigne ; de
me encore pour les convers qui quitteront, eux
aussi, l' habit monastique, et seront engagés au
titre de domestiques.
J' en ai déjà causé avec le révérendissime et c' est
ainsi que, d' un commun accord, nous agirons.
Par conséquent, quoi qu' il arrive, quitte à soutenir
des procès que je me charge de prolonger pendant
des ans, le cloître ne sera pas complètement vide
et il y aura peut-être moyen de monter des offices,
d' organiser quelque chose.
p114
-le père Paton, qui est-ce ? Jamais on ne le
rencontre. Il paraît aux heures canoniales puis
s' en va par la porte de la sacristie ; personne n' a
de rapport avec lui.
-le père Paton est un ancien curé, très fort en
viticulture, unnobite macéré, dur, comme il serait
désirable qu' il y en eût beaucoup au Val-des-saints ;
il est, au demeurant, un excellent homme qui trime,
du matin au soir, ainsi qu' un paysan, et qui, à
cause même de son genre de travail, vit très à
l' écart. J' ajoute qu' il a des vertus laïques,
c' est-à-dire qu' il ne dénonce pas ses confrères et ne
considère point la délation, telle qu' une vertu...
nous aurons en lui un directeur rugueux mais dévoué,
aimant vraiment les âmes...
-ah ! Vous me versez du baume dans le coeur ;
peut-être que l' on pourrait alors ne pas partir. Si
vous saviez combien cette perspective d' aller à
Paris ou je ne sais où, devient maintenant, pour
moi, un cauchemar !
-attendez, cela tournera mieux que vous ne croyez ;
vous verrez que nous nous en tirerons.
-au fond, mon oncle, c' est vous qui tenez la clef
de la situation, dit Mlle De Garambois.
-oui, en partie, du moins ; je suis le paravent,
un paravent blindé de procédure ; et je vous jure
qu' il faudra déchaîner une sacrée brise pour
l' abattre.
p115
-j' ai visité, une fois, pendant une promenade, la
vigne des pères, reprit Durtal. Elle est spacieuse
et bien située ; ils fabriquent avec des vins de
messe ?
-oui, pas mauvais, d' ailleurs. Le coteau sur lequel
le vignoble est placé est un sol argilo-calcaire,
coloré de rouge par des oxydes de fer ; il ressemble
à la terre de certains des climats de Pommard ;
le père Paton y a planté des cépages de pinots et,
dans quelques années, si les saisons sont propices,
ce ne seront plus de simples vins de messe mais des
vins de table plus qu' ordinaires qu' il y récoltera ;
ce jour-là, l' abbaye sera riche.
En attendant, la vente des vins blancs suffit presque
à compenser la dépense de la communauté ; aussi
faut-il sauver à tout prix ce clos, car si les
moines se fixent à l' étranger, ce sera grâce à lui
qu' ils vivront, sinon, ce sera la disette et, à
bref délai, la débâcle.
-bien, admettons que le gouvernement ne puisse
confisquer le vignoble ; il n' en restera pas moins
impossible à Dom Paton et à ses domestiques de
sider chez eux, dans la clôture, car ils seraient
poursuivis sous inculpation de former ou de
reconstituer une congrégation non autorisée.
-il n' est pas utile que le P. Paton et les frères
lais habitent le monastère me. Ils demeureront au
dehors ;
p116
nous en recueillerons chacun un et l' office aura
lieu,me si le commissaire de police appose les
scellés sur les portes de la chapelle du noviciat
et de l' oratoire, dans une pièce quelconque que l' on
arrangera à cet effet, chez l' un de nous.
-que Dieu vous entende ! S' écria Durtal qui se
leva pour prendre congé.
-eh bien, quoi, vous vous retirez, mais il n' est
pas quatre heures !
-si, à force de bavarder, nous avons atteint
l' heure des vêpres. Ecoutez tinter les premiers
coups.
-l' heure des vêpres ! Dit M. Lampre, qui
regarda sévèrement sa nièce ; c' est, ma foi, vrai ;
et vous osez arborer des rubans blancs à votre
chapeau et une cravate de la même teinte ! Et la
sainte liturgie, qu' en faites-vous ?
-mais, répondit Mlle De Garambois ahurie, c' est
aujourd' hui une fête simple de la vierge et la
couleur du jour est le blanc.
-pardon, les vêpres sont dimidiées ; elles sont
panachées ainsi que des glaces mi-vanille blanches
et mi-pistache, vertes ; elles sont marquées sur
l' ordo, comme étant, à partir du capitule, du
suivant, c' est-à-dire de demain dimanche, (de ea),
neuvième dimanche
p117
après la pentecôte, vert. Or, une liturgiste de
votre envergure ne peut ignorer que le conopée du
tabernacle change en ce cas-là, et arbore le ton de
la deuxième partie, alias du lendemain. Vous
devriez donc porter à cette heure des rubans et une
cravate verts ; les avez-vous au moins sur vous,
pour changer ?
-c' est la vengeance du Montrachet et du Pouilly
demandés pour le service de l' autel, s' exclama
Durtal, en riant.
-je lui revaudrai cela, fit Mlle De Garambois,
en riant, à son tour.
-que M. Lampre nous conserve ici, des moines et
vous ne lui revaudrez rien du tout ; et nous le
bénirons, en choeur, au contraire.
-ah certes, répliqua-t-elle, en se coiffant, car
vivre sans mon office, c' est impossible et je
filerai plutôt, si je le puis, à la remorque du
monastère, en Belgique.
-elle en serait bien capable, grogna son oncle,
qui enfila son paletot pour se rendre avec elle, aux
pres, dont le deuxième coup venait de sonner.
CHAPITRE XII
p118
évidemment la gloire de la sculpture des Pays-bas
est, ici, à Dijon, pensait Durtal, en tournant
autour du puits de Moïse qu' il était revenu voir dans
l' asile d' aliénés, bâti sur l' emplacement de
l' ancienne chartreuse de Champmol, situé à dix
minutes de la gare.
Cet établissement, où l' on pouvait, à certains
endroits, s' abstraire loin des fous, eût été un
refuge de rêveries et d' art si l' on avait pu
s' asseoir, tranquille, devant ce puits, sans être
toujours accompagné d' une concierge attendant que
l' on eût fini d' examiner les sculptures pour
refermer le grillage qui les enclôt et vous
reconduire, par les voies les plus courtes, dehors.
L' hospitalière ville de Dijon était, en ce lieu,
insupportable.
Aussi, quand il s' était bien rempli les yeux de
l' oeuvre
p119
de Sluter et de ses élèves, Durtal s' en allait-il
la digérer plus loin, dans le délicieux jardin
botanique qui borde la route de Plombières, en
face du remblai des trains.
Par le soleil de ce matin-là, les feuillages des
grands arbres de l' asile se tachetaient de gouttes
d' or qu' ils reversaient en gouttes bleuâtres sur
les cailloux du sol ; l' on cheminait dans les
allées sous un crible de lumière et d' ombre et
la haie serrée des cyprès que l' on devait longer
pour atteindre le préau où se trouvait le puits,
parfumait d' un fleur léger de résine, le vent.
C' était dans ce préau solitaire, que s' élevait le
monument commandé par Philippe le hardi à Claus
Sluter, assisté des imagiers les plus habiles de
son temps.
Ce monument émergeait de l' intérieur me du puits,
supporté par un piédestal hexagone, sur les pans
duquel se tenaient les statues des six prophètes
qui avaient annoncé la passion du Christ et il
était surmonté d' une plate-forme appuyée sur six
anges pleurant au-dessus des prophètes. Sur cette
plate-forme, cette terrasse, comme l' appellent les
anciens textes, se dressait jadis un calvaire
disparu, dont quelques débris avaient été
recueillis par le musée archéologique de la ville.
p120
Le tout était abrité dans une énorme volière en fil
de fer plafonnée d' un toit et garnie, au dedans,
par-dessus la margelle même du puits qu' il dépassait,
d' un plancher courant de bois et d' une balustrade
au-dessous de laquelle l' on voyait l' eau quasi
morte dans laquelle trempait le piédestal, verdi
par les mousses, au fond du trou.
Et l' on se promenait sur ce balcon autour des
effigies des prophètes, taillés grandeur nature,
dans des blocs de pierre qui avaient été autrefois
peints par Malouel mais étaient redevenus, avec
l' âge, d' un ton uniforme où il entrait un peu de
blond et beaucoup de gris.
La plus surprenante de ces statues, celle qui vous
accaparait aussitôt par la véhémence imprévue de
son aspect, était celle de Moïse.
Envelop d' un manteau dont l' étoffe aussi flexible
qu' un véritable tissu, ondoyait en de souples plis,
descendait en de mourantes vagues de la ceinture
aux pieds, il étreignait, d' une main, les tables de
la loi et de l' autre un rouleau déployé sur lequel
se lisait la phrase de l' exode, devancière des
temps : " la multitude des enfants d' Israël
immolera un agneau, vers le soir. "
la tête était chevelue, énorme, avec le front
renflé,
p121
en guise de cornes, de deux bosses, ridé d' accents
circonflexes au-dessus de l' oeil qui clignait, dur
et presque insolent, la barbe bifide roulant sur les
joues, tombant en deux énormes coulées sur la
poitrine, laissant à sec un nez en bec d' aigle et
une bouche impérieuse, sans indulgence et sans pitié.
Sous cette crinière de fauve, la face soulevée,
s' avançait implacable ; c' était le visage d' un
justicier et d' un despote, un visage de proie ;
Moïse semblait écouter les excuses embarrassées des
tribus coupables, prêt moins à pardonner qu' à
châtier cette tourbe d' hébreux qu' il savait apte
à toutes les défections, à toutes les idolâtries, à
toutes les hontes.
Cette figure d' orage qu' on sentait sur le point
d' éclater était d' une allure presque surhumaine ;
elle était, en tout cas, autrement éloquente,
autrement altière, soit dit en passant, que celle
du Moïse que refit, moins d' un siècle après,
Michel-ange, un Moïse également pourvu de cornes
et d' une barbe de fleuve ; seulement, lui,
n' érigea qu' une attitude, ne sculpta qu' un colosse
indifférent, aux formes robustes, majestueuses
me, si l' on veut, mais un colosse redondant et
creux.
Malheureusement, il faut bien l' avouer, le Moïse de
Sluter était le seul qui témoignait d' un art plus
que
p122
réaliste, et d' un certain essor parmi les statues
unies du groupe ; les autres n' étaient plus, en
effet, que des oeuvres terre à terre, admirables,
mais sans surgie d' âme, sans envolée dans
l' au-delà. La plus typique, en ce genre précis et
plat, était celle du roi David qui se dépréciait,
par contraste, du reste, en l' avoisinant.
Le chef ceint d' un diadème, les cheveux longs et
bouclés, la barbe divisée sous le menton en deux
touffes timorées, il s' annonçait, la main posée sur
une lyre et déroulant, de l' autre, un phylactère
sur lequel étaient gravés ces mots : " ils percèrent
mes pieds et mes mains etnombrèrent mes os. "
ce David avait la placide figure d' un Hollandais
blond et tirant sur le roux, d' un bon bourgeois un
peu soufflé, nourri de fumures et de salaisons,
engraissé par de pesantes bières. Il était, le futur
" roi boit " de Jordaens, avant l' épiphanie et avant
le repas. Il s' attestait, en somme, plus alourdi que
désolé, plus somnolent que songeur ; cette statue
était parfaite en tant que portrait d' homme du nord,
riche et un peu dédaigneux, plus apte à jouer du
vidrecome que de la lyre, mais elle était absolument
insuffisante pour représenter la préfigure du
Christ et le psalmiste.
Plus recueilli, plusrieux, était le prophète
Jérémie,
p123
placé à ses côtés ; coiffé d' un chaperon, les joues
et le menton ras, le nez busqué et les yeux clos, il
tenait de sa main droite un livre grand ouvert et
de la gauche une banderole avec cette inscription :
" ô vous qui passez, voyez s' il est une douleur
comparable à la mienne. "
la physionomie était moins douloureuse que
fléchie ; c' était celle d' un des religieux de la
chartreuse de Champmol qui avait sans doute servi
de modèle, en tout cas, celle d' un prêtre en train
de faire sa méditation ; elle était prise sur le vif
et avait dû être d' une ressemblance à crier ; mais
quel rapport ce prêtre tranquille avait-il avec
Jérémie dont l' existence d' épreuves et de larmes
fut considérée autant qu' une vivante prophétie
des souffrances du Christ ?
Et l' on pouvait en demander autant pour Zacharie,
couvert d' un étrange chaperon il y avait du
chapiteau d' église et de la tourte ; lui, baissait
vaguement affligé, une tête paysanne de vigneron,
aux moustaches, seules rasées, dans un flot de
barbe. rement, l' on avait aperçu ce vieillard
derrière un comptoir ou dans un chais préparant
les envois de ses queues et de ses tonnes aux
débitants des villes ; cette face terrienne et
marchande était un peu exhaussée par les tribulations
et
p124
anoblie par les peines ; mais elle exhalait quand
me l' odeur de sa caque. étaient-ce bien ces
paroles qu' il affichait sur sa feuille dépliée de
parchemin : " ils ont apprécié ma raon à trente
deniers " , qui le navraient de la sorte ? Il avait
plutôt l' air de déplorer la perte d' une vendange
que la mort du verbe.
Autre était son voisin, Daniel, désignant
violemment du doigt le phylactère sur lequel était
écrit : " après soixante générations, le Christ sera
occis. " celui-là discutait, rageur, contre les
incrédules. Dans cette réunion taciturne, lui seul,
parlait ; et il n' était nullement marri mais
rebiffé. Il était un Bourguignon qui avait la tête
près du bonnet et qu' il ne fallait point contredire.
Coiffé d' un turban lâche d' étoffe, revêtu d' une
ample robe retenue par une ceinture, drapé dans
un manteau magnifique, aux parements studieusement
brodés, il se détachait, de profil, le nez en lame
de serpe, les cheveux ondulés, la barbe fleurie de
petites bulles. Il tenait à la fois du négociant et
du juriste, du négociant riche surtout. Il devait
acheter les vins de Zacharie, intimider par son ton
agressif les objections des clients, hâter, par la
fougue de ses boniments, les ventes.
Enfin Isaïe affirmait autant, sinon plus que les
autres,
p125
le désaccord trop certain qui existait entre ces
statues et les personnages qu' elles étaient censées
représenter. Lui, apparaissait sous les traits d' un
vieux juif, d' un rabbin des judengasses, d' un
patriarche des ghettos. Le crâne rond, chauve,
creusé de ravines sur le front, chaque joue sabrée
de profondes rides au-dessous du sécateur qui lui
servait de nez, la barbe en fourche, les moustaches
retombant, à la chinoise, aussi longues que la
barbe, et les yeux aux lourdes paupières, presque
fermés, il penchait tristement la tête, un livre
sous un bras et, pendant au bout de l' autre, un
rouleau sur lequel était tracée cette phrase :
" comme une brebis à la boucherie, on le conduira et
comme un agneau, en présence du tondeur, il sera
muet et n' ouvrira pas la bouche. "
en aucun temps l' on n' avait extrait de la pierre une
image plus incisive et plus vivante, une effigie
plusridique, un portrait plus beau, mais ici
encore la même question se posait : quelle analogie
pouvait-on relever entre cet octogénaire las et
triste et l' évangéliste de l' ancien testament, le
nabi en tumulte, l' impétueux, le vitupérant Isaïe ?
Le Moïse mis à part dont la face léonine et l' allure
grandiose spécifiaient bien l' être extraordinaire
que fut
p126
cet homme, les autres proptes de Sluter
n' incarnaient qu' un gambrinus à jeun, un chartreux
ou un ptre, un vigneron, un négociant, un juif.
Et Durtal, rôdant encore autour d' eux, se disait :
oui, mais si l' entente entre ces personnages et les
prédictions qu' ils annoncent, ne surgit point, si la
lamentation des événements qu' ils promulguent
n' émeut pas suffisamment ces hérauts des symboles
divins, c' est parce que Claus Sluter en a
décidé, volontairement, ainsi. Ses visages sont
plus ou moins absors, plus ou moins dolents, mais
l' expression de leurs peines s' en tient là. Les
prophètes s' attristent, mais les anges qui les
surmontent, en les séparant, pleurent.
Le rôle de " plorants " est, en effet, spécialement
dévolu, en cette oeuvre, aux anges, et vaguement,
en cherchant bien, l' on discerne les motifs de ce
choix.
Les prophètes ont vu la passion du messie dans la
mesure Dieu voulut bien la leur montrer et
chacun d' eux répète le détail qui lui fut le plus
particulièrement livré ; ils se complètent, les uns
les autres, le seigneur ayant divisé les visions
et ne les ayant pas départies, toutes, d' emblée, à
un seul ; ils devaient être consternés par la
certitude acquise que ce peuple incorrigible qu' ils
étaient chargés d' avertir et deprimander,
commettrait
p127
le plus abominable des forfaits, en crucifiant le
Christ : mais, une fois les révélations
messianiques reçues et propagées parmi les familles
d' Israël, ils vivaient dans le présent, dans leur
époque, et il est compréhensible que cet avenir
qu' ils n' étaient pas appelés à voir de leurs
propres yeux et qu' ils n' apercevaient d' ailleurs
que fragmenté, dans la lumière divine, ne les ait
pas jetés dans un état permanent de larmes. Sluter
a donc eu peut-être raison de limiter les indices
de leurs sentiments et de confier les signes plus
manifestes de la douleur aux purs esprits qui, tout
en ne pouvantcouvrir par eux-mêmes l' avenir,
ont un mode de connaissance plus subtil que le
nôtre, et sont, en tout cas, indépendants, en leurs
êtres, des conditions de temps et de lieux.
Une autre question à tirer au clair, serait celle
de déterminer la part assignée à ses collaborateurs,
dans cet édifice. En sus de Claus De Werve, qui
a, nous le savons, sculpté les anges, plusieurs
sculpteurs travaillaient sous ses ordres,
Hennequin De Prindale, Rogier De Westerhen,
Pierre Aplemain, Vuillequin Semont, pour en
citer quatre dont les noms me reviennent. Un autre
appelé Jean Hulst, semble indiqué plus
particulièrement, tel qu' un ornemaniste, ciseleur
de
p128
feuillages et de chapiteaux. Dans quelle mesure
contribuèrent-ils à parfaire les figures du puits ?
D' après les comptes de la chartreuse, conservés dans
les archives de la côte-d' or, il paraît que Claus
De Werve, et Hennequin De Prindale auraient
sculpté certains morceaux des statues des
prophètes.
Lesquels ? Serait-ce la partie des parures et des
ornements ? S' il en était ainsi, ils seraient, il
faut bien l' avouer, en leur genre, les plus
étonnants des spécialistes, car les harpes brodées
sur le manteau de David, les festons, les rinceaux,
les croix grecques qui passementent ceux de Daniel
et d' Isaïe, les boucles ciselées de leurs
ceintures de tal et d' étoffe, les livres de
Jérémie et d' Isaïe avec leurs feuilles de pierre
aussi flexibles que des feuilles de vélin, leurs
reliures à plaques, à cabochons, à courroies, à
coins, sont exécutés avec une adresse et presque
une sorte de trompe-l' oeil, qui déconcerte. Jamais,
en l' art de la sculpture, accessoires n' ont été plus
pertinemment oeuvrés, plus patiemment rendus.
Mais rien ne prouve qu' ils se soient confinés dans
des reproductions de nature morte et qu' ils n' aient
pas travaillé, aussi, aux parties vives des moles.
Le nom de Sluter couvre tout ; et, faute de
renseignements plus
p129
précis, il absorbe à lui seul la gloire des humbles
imagiers qui l' aidèrent.
Et ils étaient, non de simples ouvriers mais bien de
personnels artistes, car, après la mort de Sluter,
ce fut l' un des deux, Claus De Werve, qui devint
le sculpteur en titre du duc et c' est à lui que l' on
doit l' achèvement de l' ouvrage commencé par
De Marville et Sluter, le tombeau de
Philippe le hardi, actuellement au musée de la
ville.
Il y besogna, assisté, lui aussi, par d' autres
" entailleurs de pierre " dont il accapara, à son
tour, la part de gloire ; et ce labeur dura cinq
ans.
C' est singulier, murmurait Durtal, en regardant
encore avant de partir le groupe des prophètes, en
son ensemble, comme ce Sluter, qui vivait à la fin
du quatorzième siècle, annonçait déjà, bien avant
la mort du moyen age, la renaissance. Son art est
étrangement en avance sur les données de son siècle.
S' il n' avait plus ce concept vraiment mystique des
imagiers des époques précédentes, s' il répudiait
leurs visages émaciés et brûlants, leurs poses
hiératiques, leurs corps effilés, presque fluides,
contenus dans des gaines d' étoffes rigides,
tuyautées de longs plis, il apportait, en échange,
des attitudes moins contraintes, des physionomies
plus
p130
naturelles de gens redevenus, sur la terre, pesants ;
il apportait un jeu de draperies plus malléables et
de dessous plus souples ; il apportait surtout un
don d' observation et une puissance à insuffler la
vie qui font de lui l' un des plus grands artistes de
tous les temps.
Il était certainement pieux puisqu' il a terminé ses
jours dans un cloître et cependant son art ne
décèle qu' une piété de superficie, qu' une piété de
commande ; ses portraits sont ceux de gens qui se
préoccupent plus de leurs propres affaires que de
celles de Dieu ; ses prophètes sont des prophètes
de marchés et de coin de feu ; son oeuvre n' a pas
été préparée par la prière et elle ne suggère pas
l' idée de prier devant ; et c' est là, la tare de
cette sculpture, si on l' envisage au point de vue
d' ailleurs, elle-même, se place ; car le tout
est de s' entendre. Si Sluter ne nous avait pas
présenté ses personnages comme étant des personnages
de la bible, s' il les avait simplement étiquetés,
sur un monument civil, sous le nom de négociants, de
prêtres et d' échevins, il n' y aurait qu' à admirer
et sans aucune restriction le talent immense de cet
homme.
Le calvaire qui était autrefois érigé sur le socle
et dont il subsiste des débris était-il d' un
sentiment plus religieux ? J' en doute, poursuivit
Durtal ; j' ai vu au
p131
musée la tête retrouvée du Christ ; elle est
correcte, d' un art déférent, d' une expression
pathétique, d' une dévotion sonore, mais elle n' est
pas supraterrestre, elle n' est pas divine et quant
à la vierge, dressée sur le portail de la chapelle,
à quelques pas d' ici, elle suggère l' idée d' une
femme méchante, prête à fouetter un enfant qui
pleure.
Je refuse de croire que cette vierge soit de lui ;
l' homme qui, à défaut de l' influx mystique, a tout
de même su rendre la grandeur épique d' un Moïse,
n' a pu concevoir un type aussi vulgaire et aussi
mensonger de vierge !
Non, ce que je préfère la petite madone de la
fresque qui s' efface sur le mur de notre-dame de
Dijon ; et au fond, c' est la réflexion qui me
vient : le vrai sens divin, il n' est ni ici, ni au
musée, mais dans les oraisons peintes de cette
église !
Oui, je sais bien, je t' embête, reprit-il,
considérant la concierge qui commençait à agiter
furieusement son trousseau de clefs ; tu te fiches
de Sluter et de Claus De Werve dont tu as
cependant appris les noms pour les réciter aux
touristes et ces imagiers vont te valoir, une fois
de plus, pourtant, dix sous ; tu devrais songer à
eux, à ces braves Hollandais qui m' incitent,
d' outre-tombe,
p132
à te donner la pièce-et, ce n' est que juste, car
tout, ici-bas,me les rêveries se paient, fit-il,
en quittant l' asile.
Il se rendit, à petits pas, au jardin botanique ;
il était formé de l' ancienne promenade de
l' arquebuse, réunie au jardin des plantes et il
était charmant avec ses chemins intimes, ses hautes
frondaisons, ses massifs de fleurs, ses pelouses
aux gazons semés dequerettes et de boutons d' or.
Certaines charmilles lui rappelaient la trappe de
notre-dame de l' âtre et certains bancs de pierre,
adossés à la maison du dix-huitième siècle qui
s' étendait devant le jardin, l' ancienne pépinière
du Luxembourg.
Le matin, quelques bonnes tricotaient près d' un
gigantesque peuplier dont le tronc creux s' ouvrait
en une grotte de bois, au ras du sol. Cet arbre, qui
figurait sur d' anciennes vues cavalières de Dijon,
bombait une carapace d' éléphant rogneux, cerclée
de bandages, corsetée de fonte, étayée par des
béquilles, retenue par des fils de fer, dans tous
les sens.
Et, çà et là, des prêtres lisaient leurs bviaires
et des jardiniers brouettaient des charretées de
fleurs ; l' on humait près des marges des
plates-bandes, l' odeur de miel et d' herbe fraîche
des iris ; mais par instants, l' ingénu et le sucré
parfum était balayé par un coup
p133
de vent qui soufflait une bouffée de cette odeur
aigre et mûre que répand le chalef, l' olivier de
Bohême, dont on apercevait des spécimens, au fond
du jardin, trois ou quatre arbres aux troncs d' encre,
aux feuilles d' argent et aux fleurettes d' or.
Et cela sentait le melon avancé, la fraise qui
tourne, l' emplâtre qu' on enlève.
Durtal, avant de s' asseoir, faisait un tour dans les
allées qui séparaient les massifs. Il y avait là
des collections de conifères, des cèdres bleus, des
lèzes variés, des pins aux fûts presque blonds et
aux aiguilles presque noires et, dans les parterres,
des corbeilles de roses saumonées, thé clair et
soufre, des croix de malte d' un rouge de bichromate
de potasse vif, des buissons magnifiques d' aconits,
aux feuilles sombres, aux découpures linéaires
aiguës, aux fleurs d' un bleu céleste de turquoises,
mais de turquoises dont on aurait, de leur azur
trop lourd, décanté le blanc.
C' est vrai cela, ruminait Durtal, ces aconits sont
des turquoises végétales aux nuances plus légères
et plus pures ; mais si maintenant elle est bénite
par les baladins dont elle raccommode les cordes
vocales, usées par l' abus des scènes, de quelle
haine cette plante ne fut-elle pas poursuivie par
nos antres qui la croyaient
p134
née de l' écume de cerbère et la qualifiaient du plus
soudain des poisons ! -par contre, en voici une,
mieux famée, monastique au moins, reprit-il, en
regardant de blanches aigrettes qui fusaient, en
forme de jets d' eau, de touffes énormes portant, au
bout de tiges teintes en cramoisi, de larges
feuilles d' un vert sourd et lustré ; c' est l' âcre
et la stimulante rhubarbe, l' herbe des moines, ainsi
nommée parce qu' elle abondait jadis dans les
officines des cloîtres dont elle était le remède
préféré ; et le fait est que le père Philigone Miné
en distribuait, à profusion, en cachet et en poudre,
aux paysans du Val-des-saints, qui se plaignaient
de fatigues et de malaises.
Quant à ces gueuses-là, elles ne sont anoblies par
aucune ascendance conventuelle et elles sont d' une
laideur qui autorise à les classer dans la
catégorie de ces plantes néfastes, bordant les
clairières des forêts dans lesquelles se démenait,
au moyen age, le sabbat, continua-t-il, examinant,
en un coin, parquées à l' écart, des plantes grasses,
alignées dans des pots.
D' aucunes ressemblaient à des raquettes velues, à
des lobes d' oreilles géantes hérissées de poils ;
d' autres affectaient des contours de serpents aux
peaux pelées et piquées de crins ; d' autres encore
pendaient, telles
p135
que des bajoues de vieillards aux barbes pas faites ;
d' autres enfin s' arrondissaient en palettes pour
battre les bouchons, des palettes munies de cils
blancs et coupés ras ; et elles arboraient, au
soleil, des couleurs horribles, des verts de
moisissure, des jaunes d' ictère, des violets de
tartre de vin, des roses de brûlures, des bruns
de morilles pourries, de cacao mouillé.
Cette exhibition de monstres l' amusait et il
s' intéressait aux avatars de leurs tons, mais,
ce matin-là, il était obsédé par les sculptures du
puits et surtout par ce Claus Sluter dont la
personnalité le hantait. Il s' éloigna des plantes
grasses et, seul, sur un banc, il se remémora les
quelques renseignements qu' il avait lus sur cet
artiste.
On le savait né dans la Néerlande, originaire
peut-être, ainsi que son neveu Claus De Werve,
de Hatheim, au comté de Hollande. Il vint en
Bourgogne, on ne connaît pas comment, et il entra,
pendant l' année 1384, en qualité de sculpteur,
dans l' atelier de Jean De Marville, maître
imagier et varlet de chambre du duc. Après la mort
de ce Marville qui trépassa, en 1389, il fut
investi de ses titres et il travailla au tombeau de
Philippe le hardi, sculpta le portail de la
chartreuse, le puits de Moïse, diverses statues
pour les châteaux de Germolles et de Rouvres.
p136
Quel homme était-ce ? Faut-il croire, avec
M. Cyprien Monget qui hasarde cette opinion,
dans son livre très sagace et très documenté sur
la chartreuse de Dijon, que Sluter était de
caractère difficile et toujours mécontent, parce
qu' il faisait constamment réparer ou modifier le
logis qu' il occupait, après Jean De Marville,
dans une maison appartenant au duc et surtout parce
qu' il changeait d' ouvriers comme de chemises ? C' est
bien possible, mais il faut dire, à sa décharge, que
d' après les devis mêmes des architectes, l' immeuble
usé ou mal bâti menaçait ruine et que, d' autre
part, ces ouvriers qu' il transplantait de la
Flandre et des Pays-bas dans un pays de vignobles
le vin se vendait bon marché, étaient peut-être,
à certains moments, ingouvernables.
Nous sommes, au demeurant, fort mal renseignés sur
sa façon de vivre et sur le plus ou moins de
souplesse de son caractère ; sans crainte de se
leurrer pourtant, il est permis d' admettre qu' il
avait parfois des idées singulières ; une quittance
du bailliage de Dijon nous apprend, en effet, qu' il
commanda à un orfèvre une paire de besicles pour
en orner le nez de sa statue de Jérémie ; et l' on
est en droit de se demander ce que pouvait bien
signifier pour lui, alors qu' il s' agissait d' un
prophète de la bible, cet attribut ?
p137
Mieux vaut, en tout cas, croire à un état d' esprit
bizarre qu' à un désir de rendre plus ressemblant
encore le portrait du chartreux ou du curé qui lui
a évidemment servi de modèle, car ce serait la
preuve trop certaine alors d' une incompréhension
ou d' une indifférence par trop naturalistes du
sujet religieux qu' il s' était engagé à traiter.
Si sa jeunesse ne nous est pas révélée, et si son
âge mûr nous est à peu près ignoré, sa vieillesse
nous est, en revanche, mieux connue.
Avant même qu' il n' eût achevé les travaux prescrits
par le duc, il se retira à l' abbaye de
Saint-étienne, de l' ordre de Saint-augustin, à
Dijon et, en 1405, après un séjour de deux ans,
il y mourut.
Le contrat passé entre lui et frère
Robert De Beaubigney, docteur en décret et
abbé de ce monastère, est classé dans les archives
départementales de la Côte-d' or, et l' on peut
s' informer, en le lisant, du mode d' existence que
Sluter mena pendant ses derniers jours.
Moyennant une somme de quarante francs d' or, dont
moitié fut payée comptant, il disposait, sa vie
durant, pour lui et un domestique, d' une chambre
et d' un cellier, dans le cloître ; on lui donnait,
tous les dimanches, vingt-huit petits pains dits
michottes ou quatre, tous les
p138
jours, à son choix, plus une pinte et demie de vin,
mesure de Dijon ; et, chaque fois qu' il y avait
distribution extraordinaire de vivres, à l' occasion
d' unete, le couvent était tenu de lui allouer une
portion de chanoine. Il lui était loisible de
prendre ses repas, chez lui, ou en ville, ou dans
le réfectoire de l' abbaye, avec les moines ; mais,
dans ce cas, il apportait son pain et son vin et
devait se contenter de l' ordinaire de la communauté
" sans autre pitance et provende avoir " .
Enfin, il devenait, aux termes de cet acte, " féal à
l' abbé et à son monastère " et il devait participer
aux messes, prières et oraisons dudit monastère qui
devait, à son tour, profiter de ses prières et
oraisons.
Il fut, en un mot, l' oblat d' une abbaye augustine.
Il y résidait, il y mangeait quand il lui plaisait
et il était maître de travailler à sa guise, de
surveiller, au dehors, ses ateliers qui étaient
situés dans d' anciennes écuries appartenant aux
ducs.
Et cela fait naturellement songer à ces " frères de
la vie commune " qui prospéraient, à la même époque,
en Hollande, et qui avaient été placés, eux aussi,
par leurs fondateurs Gérard le grand et Radewyns,
sous lagle de saint Augustin.
Leur petit cloître laïque à Deventer était compo
p139
de savants et d' artistes, qui copiaient des
manuscrits, les enluminaient, s' occupaient d' art
religieux, tout en priant, à certaines heures,
ensemble.
La véritable raison d' être de l' oblature moderne
est celle-là, se disait Durtal.
Ainsi que le remarque fort bien dom Felletin, il
n' y a pas à vouloir l' étendre ainsi qu' un
tiers-ordre qu' elle n' est pas, au sens strict du
mot. Les tiers-ordres contemporains-qui sont
d' ailleurs des oeuvres excellentes et constituent
sans doute, avec les événements dont nous sommes
menacés, les réserves d' une nouvelle sorte de
monachisme pour l' avenir, -suffisent. Du moment
qu' elle relève du finage bénédictin, l' oblature,
en dehors de la sanctification personnelle de ses
membres, obtenue par les moyens liturgiques, ne peut
poursuivre qu' un but : rénover l' art catholique
tombé si bas. Il semblerait, au premier abord, que
cette tâche serait plutôt celle des religieux, mais
il est bien évident que les cloîtres ne recruteront
pas souvent des artistes, car, avec les heures
divisées par les offices, aucun travail de longue
haleine n' est possible ; l' oeuvre n' est donc
exécutable que si elle est confiée à des laïques,
assujettis à certaines formalités rituelles, mais
vivant, autour du monastère, libres.
p140
Oui, celle-là, c' est la véritable, l' authentique
oblature, celle que nous découvrons dans les âges
les plus reculés, celle que je mène, moi-même,
auprès de l' abbaye du Val-des-saints ; elle va
disparaître de France, avec les moines ; les
projets du père Felletin, qui étaient également les
miens, sont par terre ; il s' agit par conséquent ou
de renoncer à ce mode de monachisme séculier ou
de le transformer de telle manière que, tout en lui
conservant son caractère du moyen-age, il puisse
s' adapter aux exigences de notre temps.
Est-ce réalisable ? Je le crois, si l' on admet que
l' oblature peut s' organiser d' elle-me et vivre
d' une vie qui lui serait propre, sous la direction
d' un ou de plusieurs pères, laissés pour cette
oeuvre en France, par un abbé.
évidemment, cette institution ne sera pas commode
à établir ; il faudrait pour qu' elle fonctionnât
régulièrement bien des choses... d' abord, des
artistes pieux et ayant du talent. Où sont-ils ?
Je l' ignore ; mais c' est au seigneur qu' il appartient,
au cas où il n' y en aurait point, d' en faire
surgir et, s' il y en avait, d' inconnus, d' épars,
çà et là, en des coins de villes, de les grouper ;
il faudrait ensuite une façon de petit monastère ;
les oblats n' étant plus, en effet, à même de
s' installer près
p141
d' un reclusage et de participer aux offices,
devraient en constituer un et pratiquer, dans une
certaine mesure, l' exercice des heures canoniales ;
mais cela n' aurait de chance de réussir qu' en
adoptant quelques précautions que justifie, pour
qui le connaît, le train-train du cloître.
Ainsi, pour éviter les inconvénients de l' existence
en commun et les inutiles bavardages qui sont de
constants motifs de bisbilles et de troubles, il
serait nécessaire que chacun habitât séparément
une maisonnette, pareille à celle des chartreux, les
seuls captifs qui n' eurent jamais besoin, depuis
leur fondation, de réformes, tant leur régime de
solitude est habile et savamment dosé.
Il prescrit, en effet, le silence et l' isolement,
mais, au moment où ils deviendraient trop pénibles,
il les rompt par des offices et, à des jours fixés,
par des repas servis non plus à part, mais dans le
fectoire et aussi par des promenades qui
s' appellent, en style cartusien, des spaciements.
Il ne s' agit évidemment pas de s' affilier, de près
ou de loin, à la règle de saint Bruno, beaucoup
trop sévère et beaucoup trop absorbante pour des
laïques qui n' ont pas à observer le maigre
perpétuel, les levers dans la nuit, et dont le
but n' est point de demeurer en clôture. Son esprit
me n' a rien à voir avec le
p142
nôtre. Il sied simplement de lui emprunter son
système, mitigé et encore détendu de solitude, et
de suivre pour tout le reste la règle de saint
Benoît, prise dans son acception la plus large.
Autrement dit, couvent non plus d' une seule pièce,
mais coupar des maisonnettes, en tranches ;
vie moinsnobitique et plus personnelle ; liberté
d' aller et de venir avec horaires d' offices réduits,
permettant de besogner, des heures d' affilée, en
paix.
Ce ne serait nullement, ainsi que des gens se
l' imagineront, une nouveauté, mais bien au contraire
une régression, presque un retour aux premiers
temps du monachisme chaque moinesidait dans
une hutte distincte et se unissait avec les autres,
dans un lieu spécial, pour y prier. Cela nous
remettrait à la paroisse conventuelle que régissait,
au quatrième siècle, saint Séverin d' Agaune, dans
le Valais ; ce serait un système mixte, un petit
peu chartreux et très bénédictin ; ce serait
encore, pour les personnes désireuses d' analogies, le
type des béguinages, tel qu' il subsiste chez les
femmes en Belgique, une série de minuscules maisons
dans lesquelles chacun séjourne chez soi et tout
le monde s' assemble dans une chapelle, quand
l' heure des offices sonne.
Comment ne pasver, soupira Durtal, d' une
existence,
p143
abîmée en Dieu, et aboutissant, par l' aide des
prières liturgiques, à des oraisons coloes d' art,
lorsque l' on se trouve à Gand ou à Bruges,
lorsqu' on pénètre dans ces petites villes situées
dans les grandes, et si placides et si recueillies,
dans ces pieux et avenants béguinages, aux
façades si gaies, avec leurs murs de briques roses,
ou blanchis à la chaux, leurs toits en escalier,
leurs fetres aux châssis peints en vertronèse
et tendues, derrière leurs vitres, de stores clairs
ou de légers rideaux, leurs portes discrètes,
ouvrant sur de larges pelouses plantées de vieux
ormes très droits, traversées par des allées menant
à l' antique église où des béguines prient, les
bras en croix ?
Il ne semble pas qu' il y ait d' endroits plus
reposants et, en même temps, plus incitants pour un
peintre ou un écrivain qui voudrait oeuvrer à la
gloire de Dieu, un tableau ou un livre.
Et Durtal, parti en plein rêve, se remémorait, en
les résumant, en quelques mots, les statuts de ces
asiles. La béguine promettait, à sa réception,
obéissance à la supérieure, à la grande dame, comme
on la nomme, et s' engageait à observer, de la façon
la plus stricte, les règlements ; elle subissait
deux années de noviciat, avant que d' être
définitivement reçue, ne se liait par
p144
aucun voeu, pouvait se retirer de l' enclos, à sa
guise ; elle devait aussi justifier d' une rente de
cent dix francs et subvenir, à l' aide de ce pécune
et de son travail, à ses besoins.
Elle portait un costume religieux, semblable à celui
d' une nonne, était astreinte à participer à
quelques offices, à rentrer avant la nuit et c' était
à peu près tout.
Oui, mais... ruminait Durtal, ces petites bergeries
n' ont jamais pu s' acclimater que dans le nord de
l' Europe. Elles ne fructifient plus maintenant que
dans la Belgique et la Hollande ; il n' y en a
plus en France, actuellement.
Pourquoi ? Nul ne le sait. Le temrament froid et
sensé, la piété forte et tranquille des races du
nord, leurs goûts d' intimité, sans vie évaguée au
dehors, expliqueraient peut-être cette anomalie. Il
paraît, du reste, que même au moyen age où la foi
était ardente dans les régions du midi, aucun
béguinage ne put, en ces pays, prendre racine. Ces
sortes de couvents dont l' origine remonte à la
fin du douzième siècle, ne se sont, en effet,
épanouis que dans les districts du nord, de l' ouest,
de l' est et aussi du centre. On les découvre
nombreux, à Cologne, à Lubeck, à Hambourg ; ils
foisonnent sur les territoires des Flandres ; ils
abondent
p145
en France, mais leur habitat semble s' arrêter
aussitôt après la Loire.
Dans un article sur les béguines de Paris,
M. Léon Le Grand cite des maisons de ce genre,
un peu partout-sauf dans le sud ; -il en
signale en Picardie, à Laon, à Amiens, à Noyon,
à Beauvais, à Abbeville, à Condé, à Saint-quentin
-dans l' est, à Reims, à Saint-nicolas-du-port,
à Châlons ; -dans l' ouest, à Rouen, à Caen, à
Mantes, à Chartres, à Orléans, à Tours ; -
autour de Paris, à Crépy, à Melun, à Sens ; -
enfin à Paris même le roi saint Louis en créa
une sur la paroisse de saint Paul.
Ce béguinage qui était peu différent des béguinages
contemporains de Bruges et de Gand, périt, au
bout de deux siècles, faute de sujettes. L' on n' en
compterait plus que deux, en 1471 ; et depuis, je
ne connais qu' un essai qui ait été tenté pour
nover en France ces gynécées abolis, un essai
cent ; en 1855, un abbé du Soubeiran voulut fonder
une maison à Castelnaudary, sur le modèle des
refuges belges, et il échoua.
Il ne s' était évidemment pas rendu compte que le
terrain de culture du Languedoc n' était pas du tout
celui qui convenait à cette variété de plante
conventuelle, car elle a besoin pour croître et
de silence et d' ombre.
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Il me semble pourtant, ruminait Durtal, qu' en
transférant ce système semi-monastique des femmes
chez les hommes, il y aurait quelque chose à
entreprendre.
Le cadre, aisément, on l' imagine dans une grande
cité, telle que Paris, une villa comme il en
existe pour les sculpteurs et pour les peintres,
au boulevard arago ou dans la rue de bagneux, par
exemple, des allées fleuries, bordées de
maisonnettes et d' ateliers ; il serait facile
d' installer, au fond, des salles communes et un
oratoire et cela suggérerait assez bien l' idée d' une
miniature de couvent, d' un petit institut de béguins
ou de laïques nédictins.
Des bénédictins surtout, car l' ordre de saint Benoît,
à l' encontre de beaucoup d' autres, admet les
artistes ; sagle est formelle sur ce point ; et
d' ailleurs, cette oeuvre serait le prolongement
logique de ses offices, l' aboutissement de sa
théorie du luxe pour Dieu, la fleur, si l' on peut
dire, de ses tiges de prières, de ses touffes
d' oraisons.
Elle est d' essence purement bénédictine, clunisienne,
pour employer le mot propre.
Lesnédictins modernes voudront-ils ou
pourront-ils la réaliser ? C' est une autre question.
Certes, je
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n' adhère nullement aux théories de M. Lampre
prétendant que la glorieuse paternité serait
étonnamment vexée si elle voyait des laïques, des
moines séculiers, parfaire une oeuvre qu' elle serait
elle-même, incapable d' accomplir ; c' est prêter aux
fils de saint Benoît des sentiments qu' ils n' ont
pas et c' est très inéquitablement les juger.
D' ailleurs, n' ont-ils pas jadis encouragé des
écrivains comme Bultau, l' oblat de
Saint-germain-des-prés, qui nous a laissé une
histoire de son ordre et une histoire du monachisme
en Orient ? Il n' y a pas de raison pour croire,
qu' à défaut d' une ardeur égale au travail, la
congrégation de Solesmes serait plus étroite
d' idées, plus bouchée que n' était son aïeule de
saint-Maur ; mais enfin, si, à cause même des
difficultés que va lui susciter l' exil, elle
hésitait à revendiquer son héritage d' art, si elle
ne pouvait détacher de son personnel un religieux
apte à organiser et à diriger l' oblature, il n' y
aurait évidemment qu' à passer outre et à marcher sans
elle.
Après tout, en y réfléchissant, l' oblature, telle
que je me la figure, pourrait se créer et se
développer sans le secours de ses cloîtres, si elle
avait à sa tête un prêtre, aimant la mystique et la
liturgie, assez éloquent pour les bien expliquer à
ses auditeurs et les mettre
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ainsi en mesure de les utiliser pour leurs travaux,
assez saint surtout pour que sa direction ne t
être discutée et fût acceptée, sans murmures, par
tous.
Il pourrait d' ailleurs s' affilier, lui-même, en
qualité d' oblat à l' un des monastères bénédictins de
France ou de l' étranger et il suffirait dès lors
de l' aide temporaire d' un moine, afin d' enseigner
la psalmodie, le maintien, le chant, afin
d' imprimer, dès les premiers jours, la marque
particulière, l' étampe monastique de l' ordre, aux
oblats.
La difficulté ne gît point là, mais bien dans le
choix du ptre chargé, à défaut d' unre, de
gouverner la barque. Bah ! La providence saura bien
le dénicher si elle veut que la place, restée
vide, depuis des siècles, dans son église, soit
remplie !
Car enfin, toutes les oeuvres affluent, excepté
celle de l' art pour Dieu ; les congrégations se
sont partagé toutes les autres, sauf celle-là.
Les unes, en effet, ainsi que les jésuites, les
franciscains, les rédemptoristes, les dominicains,
les missionnaires prêchent, ménagent des retraites,
évangélisent lescréants ; d' autres tiennent des
pensionnats et des écoles ; d' autres, tels que les
sulpiciens et les lazaristes des séminaires, la
plupart cumulent même
p149
ces différents emplois ; d' autres encore soignent
les malades, ou de même que les chartreux et les
cisterciens parent les péchés du monde, sont des
servoirs d' expiation et de pénitence ; d' autres
enfin, semblables aux bénédictins de la congrégation
de France, se vouent plus spécialement au service
liturgique, à l' office divin des louanges.
Mais aucune, pas même celle des bénédictins
auxquels elle revient le droit, n' a réclamé la
succession de l' art religieux, tome en shérence
depuis la disparition de Cluny.
Oui, je sais bien, reprit Durtal, après un silence,
en roulant une cigarette, des gens diront : l' art,
est-ce bien utile ? N' est-ce pas un superflu,
quelque chose comme un dessert, après un repas ?
Eh, pourquoi n' en offrirait-on pas au Christ ?
On l' en a privé depuis la réforme et même avant ;
il serait peut-être convenable de lui en redonner.
Il faut être bien ignorant, du reste, pour nier,
en ne se plaçant même qu' au point de vue pratique,
la puissance de l' art. Il a été l' auxiliaire le plus
r de la mystique et de la liturgie, pendant le
moyen age ; il a été le fils ai de l' église, son
truchement, celui qu' elle chargeait d' exprimer ses
pensées, de les exposer dans
p150
des livres, sur des porches de cathédrales, dans des
retables, aux masses.
C' est lui qui commentait les evangiles et embrasait
les foules ; qui les jetait, riant en de joyeuses
prières au pied des crèches, ou qui les secouait de
sanglots devant les groupes en larmes des calvaires ;
lui, qui les agenouillait, frémissantes, alors qu' en
de merveilleuses pâques,sus, ressuscité,
souriait, appuyé sur sa bêche, à la Magdeleine ou,
qui les relevait, haletantes, criant d' allégresse,
quand, en d' extraordinaires ascensions, le Christ,
montant dans un ciel d' or, levait sa main trouée,
d' où coulaient des rubis, pour les bénir !
Tout cela est loin-hélas ! Dans quel état
d' abandon et d' anémie se trouve l' église, depuis
qu' elle s' est désintéressée de l' art et que l' art
s' est retiré d' elle ! Elle a perdu son meilleur
mode de propagande, son plus sûr moyen de défense.
Il semblerait donc que, maintenant qu' elle est
assaillie et qu' elle fait eau, de toutes parts, elle
doive supplier le seigneur de lui envoyer des
artistes dont les oeuvres opéreraient certainement
plus de conversions, lui amèneraient plus de
partisans que ces vaines rengaines que ses prêtres,
huchés dans des coquetiers, versent sur la tête
signée des fidèles, du haut des chaires !
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L' art religieux, si éteint, si mort qu' il soit, peut
renaître, et si l' oblature bénédictine a une raison
d' être, c' est précisément de le créer à nouveau et
de l' élever.
évidemment, certaines conditions pour réussir sont
nécessaires. Il faut, avant tout, bien entendu,
que telle soit la volonté du très-haut-mais
admettons qu' il en soit ainsi ; -eh bien, en
l' envisageant alors par son côté humain, une
semblable institution ne serait gre possible qu' à
Paris ou dans ses alentours, car les gens de
lettres, les chartistes, les érudits, les gens,
spécialisés dans l' étude des diverses sciences, aussi
bien que les peintres, les sculpteurs, les
architectes, que les artisans de tous les métiers
d' art que pourraient abriter des maisons d' oblats,
auraient besoin d' entretenir des relations avec les
éditeurs et les marchands et de fréquenter les
bibliothèques et les musées. Il conviendrait aussi de
distribuer la vie de telle sorte que chacun pût
vaquer à ses affaires et travailler sans être
continuellement dérangé par des offices. L' horaire
serait facile à établir : -prière, et messe, le
matin, de bonne heure : liberté complète pendant la
journée-vêpres vers les cinq ou six heures pour
ceux qui seraient en mesure d' y assister-et
complies pour tout le monde, le soir.
Je ne me dissimule pas cependant que, par cela
p152
me qu' elle serait rédemptrice et vraiment propre,
cette oeuvre aurait des chances d' encourir toutes
les haines, mais il me paraît impossible qu' en
dépit de toutes les railleries, de toutes les
mauvaises volontés, elle ne prenne pas corps, un
jour, car elle est, comme on dit, dans l' air ;
il y a trop de gens qui l' attendent, qui la
convoitent, trop de gens qui ne peuvent, à cause
de leurs occupations, de leur état de santé, de
leur genre de vie, s' interner dans les cloîtres,
pour que Dieu n' instaure pas un havre de grâce,
un port, s' amarreraient ces âmes qu' obsèdent des
appétences monastiques, des désirs de vivre hors
du monde et de travailler près de lui et pour lui,
en paix.
Je rêve tout éveillé, se dit Durtal qui consulta
sa montre et se dirigea vers la gare. Avouons que le
moment est mal choisi pour songer à fonder ou
plutôt à imaginer un couvent, alors que justement
les chambres s' acharnent à exterminer toutes les
compagnies et tous les ordres.
Eh mais, reprit-il, en cheminant, il n' est peut-être
pas si mal choisi que cela ! -dame, raisonnons.
Je suis de plus en plus convaincu que la loi sur
les congrégations ne sera pas abrogée d' ici à bien
des années-que deviendra alors l' institut des
bénédictins qui se sera,
p153
lui-me, banni de France ? Aura-t-il les reins
d' âme suffisants pour supporter l' exil ? Je veux le
croire. Pourra-t-il se recruter à l' étranger où
déjà d' autres abbayes de la même famille existent ?
J' en doute. En supposant me qu' elles ne meurent
pas faute de ressources, les maisons de la
congrégation de Solesmes sont donc condamnées à
géter sur place et à se désagréger, peut-être à
la longue, dans un insurmontable ennui ; en tout cas,
l' esprit nédictin est appelé à disparaître de
notre pays si l' on ne découvre pas un subterfuge
pour l' y conserver ; et c' est ici, que l' oblature
se le pour moi, ainsi que ce subterfuge et
que cet expédient ; les bénédictins useront-ils,
pour l' honneurme de saint Benoît, de ce pis
aller, de cette dernière ressource ?
Je l' esre-et ne vois pas du reste que le
gouvernement ait le pouvoir de s' opposer à ce
dessein : aucune loi ne peut, en effet, emcher
des artistes de louer, chacun, une maison dans une
villa aménagée en conséquence, d' y vivre ainsi
qu' il leur plaît, de s' assembler, à certains
moments, pour y causer d' art ou y prier, pour y
faire, en un mot, ce qu' ils voudront. Ils ne sont
pas prêtres, ils ont une profession civile,
reconnue, ils ne sont engagés par aucun voeu, ils ne
p154
revêtent aucun costume monastique visible, puisque
le grand scapulaire s' étend sous les vêtements.
Leur réunion rentre donc dans la catégorie des
associations littéraires qui sont dispensées de
demander l' autorisation préalable.
Il n' est pas admissible, d' autre part, que l' un des
locataires ne puisse donner l' hospitalité à un
moine, au moins, habillé, s' il le fallait, en simple
prêtre ; il n' y a pas encore de loi qui interdise
d' héberger un ami-et dès lors l' oblature est
formée.
En attendant que ces beaux rêves se réalisent pour
les autres, -moi qui ne les verrai sans doute
pas, -je voudrais bien que notre re abbé nous
laissât ici, comme l' espère M. Lampre, quelques
religieux ; évidemment cela va être sinistre ;
nous n' aurons plus que de très misérables offices,
mais enfin, tant que la messe et que les vêpres
seront chantées, tous les jours, la vie de
l' oblature sera possible ; je n' ai point le choix
d' ailleurs, soupira-t-il en montant dans le train,
à moins que je ne file du Val-des-saints, mais
pour chercher quoi ? Pour aller où ? à Paris ;
ah ! Ce que je n' y tiens pas !
CHAPITRE XIII
p155
L' on avait fini delébrer la fête de
l' assomption ; l' office pontifical s' était, dès
l' aube, développé dans la magnificence des chants,
dans le va-et-vient solennel des mitres, dans la
pompe des orfrois et l' église, devenue vide,
effluait, mélane à son odeur naturelle de tombe,
le sédatif et le joyeux parfum des encens consumés
et des cires mortes ; elle symbolisait assez bien
ainsi le sépulcre d' où la vierge, ensevelie,
s' éleva près de son fils, dans les senteurs
lestes et les chants, gravissant, légère, en
son corps glorieux, l' escalier déroulé des nuages,
suivie par tout le cortège des anges et des
saints, venus à sa rencontre.
La chaleur avait été, pendant cette journée,
accablante. Après le salut, précédé de la
procession solennelle instituée par Louis xiii
en souvenir de la consécration de son royaume à
la madone, Durtal, de retour chez lui, s' était
assis à l' ombre du granddre, dans le jardin.
p156
Là, il réfléchissait à cette festivité qui était
pour lui la fête de la liration, de l' anodynie,
la fête par excellence de notre-dame ; elle
l' incitait à envisager la mère sous un aspect
spécial, car elle remettait en avant, à propos
d' elle, le terrible problème de la douleur.
N' avait-elle pas, en effet, jo unle étrange
-immense à la fois et limité dans la vie de la
vierge ?
Pour essayer de comprendre la raison d' être de
cette effroyable bienfaitrice, de cette salutaire
Eunide, il fallait remonter aux premiers âges
du monde, entrer dans cet Eden où, dès qu' Adam
eut connu le péché, la douleur surgit. Elle fut
la première-née de l' oeuvre de l' homme et elle le
poursuivit depuis lors sur la terre, par de
le tombeau, jusqu' au seuil même du paradis.
Elle fut la fille expiatrice de la désobéissance,
celle que le baptême qui efface la faute originelle,
n' arrêta pas. Elle ajouta à l' eau du sacrement
l' eau des larmes ; elle nettoya les âmes, autant
qu' elle le put, avec les deux substances
empruntées au corps même de l' homme, l' eau et le
sang.
Odieuse à tous et détestée, elle martyrisa les
générations qui se succédèrent ; de père en fils,
l' antiquité se repassa la haine et la peur de
cette prépoe aux oeuvres divines, de cette
tortionnaire, incompréhensible pour
p157
le paganisme qui en fit une déesse mauvaise, que
les prières et les présents n' apaisaient pas.
Elle marcha sous le poids de la malédiction de
l' humanité pendant des siècles ; lasse de ne
suggérer, dans sa besogne réparatrice, que des
colères et des huées, elle attendit, elle aussi,
avec impatience la venue du messie qui devait la
dimer de son abominable renom et détruire ce
stigmate exécré qu' elle portait sur elle.
Elle l' attendait comme le rédempteur et aussi
comme le fiancé qui lui était destiné depuis la
chute et elle réservait pour lui ses furies de
nade amoureuse, jusqu' alors réprimées, car elle
ne pouvait distribuer depuis qu' elle remplissait
sa mission de goule sainte et triste, que des
tortures presque tolérables ; elle rapetissait ses
désolantes caresses à la taille des gens ; elle ne
se livrait pas, tout entière, à ces désesrés
qui la repoussaient et l' injuriaient, alors même
qu' ils ne la sentaient que rôder dans les alentours,
sans trop s' approcher d' eux.
Elle ne fut vraiment l' amante magnifique qu' avec
l' Homme-dieu. Sa capacité de souffrance dépassait
ce qu' elle avait connu. Elle rampa vers lui, en
cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une
grotte, il assumait les péchés du monde, et elle
s' exhaussa, dès qu' elle l' eût enlacé et devint
grandiose. Elle était si terrible
p158
qu' il défaillit à son contact ; son agonie ce furent
ses fiançailles à elle ; son signe d' alliance
était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais
un anneau énorme qui n' en avait plus que la forme
et qui était enme temps qu' un symbole de
mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle
en ceignit la tête de l' époux, avant me que les
juifs n' eussent tressé le diadème d' épines qu' elle
avait commandé, et le front se cercla d' une sueur
de rubis, se para d' une ferronnière en perles de
sang.
Elle l' abreuva des seules blandices qu' elle pouvait
verser, de tourments atroces et surhumains et, en
épouse fidèle, elle s' attacha à lui et ne le
quitta plus ; Marie, Magdeleine, les saintes
femmes n' avaient pu marcher, à chaque instant, sur
ses traces ; elle, l' accompagna au prétoire, chez
Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières
des fouets, elle rectifia l' enlacement des épines,
elle alourdit le fer des marteaux, s' assura de
l' amertume du fiel, aiguisa le fer de la lance,
effila jalousement les pointes des clous.
Et quand le moment suprême des noces fut venu,
alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean,
se tenaient, en larmes, au pied de la croix, elle,
comme la pauvreté dont parle saint François, monta
délibérément
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sur le lit du gibet et, de l' union de ces deux
prouvés de la terre, l' église naquit ; elle
sortit en des flots de sang et d' eau du coeur
victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu
impassible, échappait pour jamais à son étreinte ;
elle était veuve au moment même où elle avait été
enfin aimée, mais elle descendait du calvaire,
habilitée par cet amour, rachetée par cette mort.
Aussi décriée que le messie, elle s' était élevée
avec lui et elle avait, elle aussi, domidu haut
de la croix, le monde ; sa mission était entérinée
et anoblie ; elle était dorénavant compréhensible
pour les chtiens et elle allait être jusqu' à la
fin des âges aimée par des âmes qui la devaient
appeler pour hâter l' expiation de leurs péchés et
de ceux des autres, l' aimer en souvenir et en
imitation de la passion du Christ.
Elle avait eu barre sur le fils pendant quelques
heures-onze, le chiffre de la transgression-si
on les compte de l' arrivée au jardin des olives
jusqu' au moment du trépas ; -sur la mère, elle eut
une plus longue prise.
Et c' est là l' étrangeté de cette possession
indue s' atteste.
La vierge était la seule créature humaine dont elle
n' avait pas logiquement le droit de s' éprendre.
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L' immaculée conception n' avait rien à démêler avec
elle ; et, d' autre part, Marie n' ayant, durant son
existence terrestre, jamaisché, se trouvait par
cela même imperable, dispensée de ses sévices
compensateurs et de ses maux.
Il fallut donc pour qu' elle osât l' aborder une
permission spéciale de Dieu et le consentement
de la mère qui, pour se rendre plus semblable à
son fils et coopérer, selon la mesure de ses moyens,
à notre rédemption, accepta de compatir et
d' endurer, sous la croix même, les affres
souveraines dunouement.
Mais la douleur n' eut point d' abord avec elle ses
coudées franches. Sans doute, elle la marqua de son
épreinte, au moment même où,pondant à l' ange
Gabriel " fiat " , Marie aperçut, setachant dans
la lumière divine, l' arbre du golgotha ; mais cela
fait, il lui fallut reculer et se tapir à distance.
Elle vit de loin la nativité, mais elle ne put
pénétrer dans la grotte de Bethléem ; ce ne fut
que plus tard, alors que la fille de Joachim vint
pour la présentation, au temple, que, sur le sésame
prononcé par le prophète Siméon, elle bondit, de
son embuscade, dans l' âme de la vierge et s' y
implanta.
Depuis ce moment, elle y vécut comme chez elle.
Elle
p161
était, pour parler vulgairement, ente dans la
place ; elle n' y était cependant point maîtresse
absolue, car elle n' y résidait pas seule. La joie
cohabitait avec elle ; la présence de Jésus
suffisait pour que l' âme de la mère débordât
d' allégresse. Elle ne disposait donc que d' une
part restreinte, que d' un pouvoir limité. Il en fut
sans doute ainsi jusqu' à la trahison de l' Iscariote.
Alors la douleur prit sa revanche, elle s' avéra
despotique, entière, et elle accabla si terriblement
la madone que l' on put croire qu' elle avait
épuisé la lie désolée du calice. Il n' en fut rien.
Si la douleur fulgurante, aiguë du crucifiement
avait été précédée pour elle par la douleur
lancinante, sournoise du jugement, elle fut encore
suivie de la souffrance, dévorante, têtue, d' une
autre attente, de celle de ce jour où elle
rejoindrait enfin là-haut, loin de cette terre qui
les avait tant honnis, son fils.
Ce fut donc, en l' âme de la vierge, comme une sorte
de tryptique. La douleur ppotente, parvenue à
l' état intense sur le panneau du milieu et de
chaque côté, l' angoisse, le ténesme d' une attente ;
les deux volets différant pourtant, en ce sens,
que l' attente d' avant la crucifixion avait pour but
la crainte et celle d' après, l' espoir.
p162
La vierge ne pouvait, au reste, se dédire. Elle
avait accepté la lourde tâche que lui avait léguée
Jésus, celle d' élever l' enfant née sur le lit de
la croix. Elle la recueillit et, pendant vingt-quatre
ans, dit saint Epiphane, pendant douze ans,
affirment d' autres saints, elle veilla, ainsi
qu' une douce aïeule, sur cet être débile que,
nouvel Hérode, l' univers cherchait de toutes
parts pour l' égorger ; elle forma la petite
église, lui enseigna son métier de pêcheuse d' âmes ;
elle fut la première nautonnière de cette barque qui
commençait à gagner le large sur la mer du monde ;
quand elle mourut, elle avait été Marthe et Marie
ensemble ; elle avait réuni le privilège de la vie
active et de la vie contemplative, ici-bas ; et
c' est pourquoi, l' évangile de la messe du jour
est justement emprunté au passage de saint Luc,
racontant la visite du Christ dans la maison des
deux soeurs.
Sa mission était donc terminée. Remise entre les
mains de saint Pierre, l' église était assez grande
pour voguer, sans touage, seule.
La douleur qui ne s' était pas séparée de Marie,
durant cette période, dut alors s' enfuir ; et, en
effet, de même qu' elle avait été absente, au moment
des couches de notre-dame, de même elle se retira
lorsque l' instant
p163
de la mort fut venu. La vierge ne mourut, ni de
vieillesse, ni de maladie ; elle fut emportée par
la véhémence du pur amour ; et son visage fut si
calme, si rayonnant, si heureux, qu' on appela son
trépas la dormition.
Mais avant d' atteindre cette nuit tant souhaitée de
l' éternelle délivrance, par quelles années de
tourments et de désirs, elle passa ! Car étant
femme et mère, comment n' aurait-elle pas convoité
d' être enfin débarrassée de son corps qui, si
glorieux qu' il fût d' avoir conçu dans ses flancs le
sauveur, ne l' en attachait pas moins à la terre,
ne l' empêchait pas moins de rejoindre son fils !
Aussi, pour ceux qui l' aimèrent, quel bonheur ce
fut de la savoir enfin exonérée de sa geôle
charnelle, ressuscitée, telle que le Christ,
couronnée, trônant, si simple et si bonne, loin de
nos boues, dans les régions bienheureuses de la
Jérusalem céleste, dans la béatitude sans fin des
empyrées !
Non, jamais, se disait Durtal, les naïfs transports
du " gaudeamus " n' avaient été si bien justifiés que
dans cette messe de l' assomption où, dès le début,
l' église, reconnaissante, s' éperdait de joie. Le
bréviaire sepétait, comme pouvant à peine y
croire, la triomphale nouvelle qu' il résumait,
pour se la mieux attester, en une
p164
phrase claire et courte, celle de l' antienne de
magnificat des deuxièmes vêpres : " aujourd' hui, la
vierge Marie est montée dans les cieux ;
jouissez-vous car elle règne à jamais avec le
Christ. "
ah ! Seigneur, poursuivait Durtal, certainement
lorsque j' invoque votre mère, j' oublie à ce moment
ses souffrances et ses liesses ; je ne vois plus
qu' une mère à moi à qui je dis ce que je pense, à
qui je raconte mes petites affaires, que je supplie
de me tirer, moi et ceux auxquels je tiens, des
mauvais pas ! Mais quand, sans avoir rien à lui
demander, je songe à elle qui m' est si présente, si
vivante, que je ne saurais vraiment passer deux
heures sans me la remémorer, je me la figure
toujours inquiète et tribulée ; je me l' imagine
toujours sous l' aspect de notre-dame des larmes !
Que je la prenne de la présentation au Golgotha,
je la vois, bien qu' elle ait la consolation de
contempler votre présence visible et de vous adorer,
pas heureuse. Le glaive de la compassion est là.
Aujourd' hui, par un effort de volonté, j' arrive
à la discerner autre ; si contente, malgré tout
son dévouement et son amour du sacrifice, d' être
enfin ps de vous, à jamais sortie de peine, que
je serais, s' il m' était possible de m' abstraire
complètement de mes propres
p165
angoisses, vraiment joyeux. Oui, je me sentais
allègre, en chantant le " gaudeamus " , en écoutant
les offices que j' ai suivis de mon mieux ; moi,
qui me disperse si facilement d' habitude, je n' ai
été qu' avec vous, qu' avec elle dans cette joure
de jubilation liturgique ; mais maintenant que les
cierges sont éteints, que les chants se sont tus,
que tout est retomdans le noir, me voici
réenvahi par une crue de chagrin, submergé par
une marée de peines !
Le fait est que tout se gâte ; comment se
désintéresser d' événements qui vont peut-être
modifier, une fois de plus, ma vie ? Et si vous
saviez, mon cher seigneur, ce que je suis las et,
maintenant que j' ai trouvé un siège, ce que je
voudrais y demeurer assis !
Il se ressouvenait, effaré, des menaces très
rapprochées maintenant d' un Val-des-saints vide.
L' abbé avait loué près de Moerbeke, dans le pays
de Waes, en Belgique, un château pour y loger ses
moines et il avait résolu de ne pas attendre le deux
octobre, époque assignée par la loi, comme dernier
délai, pour s' y fixer. Il avait, dès sa rentrée dans
son monastère, dépêché lere cellerier et lere
hôtelier pour aller aménager les locaux, et
aussitôt leur retour au Val-des-saints, une
première équipe devait être expédiée à Moerbeke
p166
pour prendre possession des lieux-et, peu à peu,
le reste du couvent devait suivre. Ce n' était donc
plus qu' une affaire de jours.
Les places vides des deux religieux dans le choeur
lui rappelaient, dès qu' il pétrait dans l' église,
l' imminence de la fuite ; et il ne pouvait
s' empêcher de sourire un peu amèrement, alors
qu' avant la grand' messe, tous, profès et novices,
persistaient à chanter les prières préservatrices
de l' exil ; mais ils les chantaient sans entrain
maintenant ; elles avaient été si mal accueillies,
hélas !
Bientôt ils pourront substituer au psaume " levavi
oculos meos in montes " le 136e, le " super flumina
babylonis " , se disait-il, songeant que le séjour à
l' étranger serait long et que la nostalgie et le
manque d' argent y dissoudraient, sans doute, bien
des communautés.
D' autre part, M. Lampre, devenu soucieux,
paraissait beaucoup moinsr que le p. Abbé
laisserait plusieurs pères au Val-des-saints, pour
y continuer l' office et alors la question revenait
sur l' eau de savoir s' il ne faudrait pas, à son
tour, déguerpir.
Enfin, Mlle De Garambois pleurait et Mme Bavoil
voyait tout en noir. Elle rêvait de cataclysmes,
lisait
p167
maintenant, sans en perdre une ligne, les journaux
qui annonçaient déjà le commencement de l' exode et
reproduisaient le fragment d' une feuille belge,
énurant les propriétés achetées ou louées dans
leur pays par les congrégations résolues à émigrer
de France.
Et, fermant les yeux, elle soupirait : la
nérable Jeanne De Matel disait que les
mamelles de la croix avaient été pleines de fiel
pour le sauveur ; nous allons, à notre tour, en
savourer la religieuse amertume. Bon Dieu, ce que
ce gredin de gouvernement nous en aura fait voir !
Que j' aille au cloître ou que je reste ici, c' est
un bain de tristesse dans lequel je trempe,
murmura Durtal qui se représentait, une fois de
plus, le bilan de ses peines. Se sentant des fourmis
dans les jambes, il se leva de son banc et ambula
dans les allées.
Quitter le Val-des-saints, au moment même où ce
jardin devient ombreux et s' affirme charmant, quelle
déveine ! -et il regardait autour de lui ; -tous
ces arbustes qu' il avait plantés fusaient en gerbes
vertes, suaient de sève. Jamais les fleurs
n' avaient été plus vivaces et plus belles. Les
tournesols cernaient d' une crinière d' or leur
grande tonsure monastique noire ; des roses, des
gueules-de-loup de toutes nuances jaillissaient
p168
des parterres, débordaient sur les chemins ; les
sureaux se tiquetaient de grains noirs, les briones
de grains roses, les sorbiers de grains vermillon,
les buissons ardents de grains de terre de sienne
brûlée. Les capucines fulguraient, en grimpant aux
arbres. Dans les fourrés du bois, les gaudes
balançaient leurs cierges verts dont la mèche
tirebouchonnait, en pendant ; un petit arbuste, le
calycanthus qui, l' année d' avant, paraissait mort,
avait repris et il était, au point de vue de la
variété de ses parfums, bizarre. Son bois sentait
le vernis et le poivre ; sa fleur, qui ressemblait
à une grosse araignée couce sur le dos, avec un
ventre couleur de brique et des bouts de pattes
couleur de citron, exhalait une odeur de camphre,
et son fruit, d' un brun de jujube, épandait un relent
de vieille futaille et de pomme.
-mon pauvre calycanthus, fit Durtal, qui humait,
en souriant, son arome, je crois que nous n' en avons
plus pour bien longtemps à vivre ensemble, car plus
ça va et moins je me reconnais le courage de
géter, sans offices et sans moines, ici. Tu n' es
pas ce qu' on appelle un arbre bénéolent et aimable
et Mme Bavoil te déteste, car elle te reproche
d' être inutile et de puer. Je t' ai toujours défendu,
mais le locataire qui me
p169
succédera sans doute en cet enclos, sera moins
bénévole et tu risques fort d' être, un beau matin,
arraché et incorporé, en compagnie de bois plus
vulgaires, dans une bourrée de fagots secs ; tu
seras alors, toi aussi, une victime des lois !
Tiens, Dom Felletin, fit-il ; il marcha au-devant
du père-maître qui, l' apercevant, vint à sa
rencontre.
-quoi de neuf ?
-rien.
-le p. Abbé gardera-t-il des religieux dans le
pays ? Je vous demande tout de suite cela, car cette
question m' affole !
-je l' ignore absolument et soyez sûr qu' à l' heure
actuelle, le révérendissime n' en sait, lui-même,
rien. Pour être franc, je vous avouerai que la
majorité du chapitre est hostile à ce projet, mais
il se peut très bien que l' on soit obligé de
l' adopter. Le château affermé en Belgique serait,
paraît-il, insuffisant pour loger tous les moines.
Il serait donc possible qu' en attendant qu' ont
l' agrandir, une petite colonie demeurât, pendant
quelques mois encore, dans ce pays. En tout cas, il
est d' ores et déjà convenu que, pour ne pas
interrompre le service liturgique, deux ou trois
destres le continueront au Val-des-saints et
ils n' en partiront
p170
que lorsque les autres, arrivés à Moerbeke, auront
recommencé l' office.
-et alors ?
-alors, la petite arrière-garde rejoindra le gros
de la troupe.
-et il ne me restera plus qu' à filer !
-il est bien inutile de vous tourmenter d' avance ;
s' il est nécessaire, comme je le crois, de bâtir
une annexe au château que nous avons loué, vous avez
du temps devant vous... le temps d' arrêter un plan
et de se procurer de l' argent, le temps d' élever des
constructions... bah ! Nous serons peut-être rentrés
en France, avant ; les élections ne sont plus très
éloignées et, aps tout, il se peut qu' elles
soient bonnes...
Durtal hocha la tête.
Ils firent quelques pas, sans parler, dans le jardin.
-quelle fête est-ce demain ? Fit enfin Durtal,
pour rompre le silence et dire quelque chose.
-saint Hyacinthe, confesseur non pontife-double-
messe " os justi " -rubans blancs, pour
Mlle De Garembois, ajouta, en souriant le père.
-puisque je vous tiens, j' ai bien envie de vous
extraire un peu de votre technique. Imaginez que,
pour oublier mes ennuis, je me suis plongé dans
l' étude du
p171
bréviaire romain et du bréviaire monastique et que je
sors de cette excursion, un tantinet ahuri.
Il me semble qu' à certains moments, je me suis
promené dans de grandes pièces vides et dont les
volets étaient fers. Elles peuvent être hautes de
plafond, mais vous savez, elles ne sont pas toujours
claires.
-pas claires ? Qu' est-ce qui vous embarrasse ?
-mais l' incohérence que je rencontre, à chaque
pas. D' abord, voyons, voulez-vous me démontrer
pourquoi le saint Hyacinthe dont nous célébrons
la fête, demain, est plutôt nanti de la messe
" os justi " que de la messe " justus ut palma " qui
figure également dans le vestiaire des seigneurs
de sa condition et de son importance. Il en est de
me, au reste, pour les confesseurs pontifes et
les martyrs auxquels sont affectées des messes de
rechange. Pourquoi l' une de préférence à l' autre ;
quel est le motif qui détermine le choix ?
-aucun, la plupart du temps ; ces messes de
suppléance servent simplement à varier l' office, à
nous permettre de ne pas toujours réciter les
mes proses.
-alors les attributions sont données au petit
bonheur ?
-si vous voulez.
p172
-autre chose, prenons le Romain et tenons-nous-y.
Je n' en parle et je ne le discute, bien entendu,
qu' au point de vue de l' histoire, de la littérature
et de l' art. Or, voilà saint Bernard, saint Benoît,
sainte Claire, sainte Térèse, saint Norbert,
c' est-à-dire des fondateurs des plus grands ordres,
ils n' ont pas de messes spéciales ; les trois
premiers n' ont même point une oraison qui leur
appartienne ; d' autres, au contraire, qui
instaurèrent des instituts dont le développement fut
souvent maigre, Fraois Carracciolo, l' un des
créateurs des clercs mineurs réguliers,
Joseph émilien des somasques, Joseph Casalance
des pauvres clercs réguliers de la mère de Dieu,
pour en citer trois, possèdent chacun, une messe
propre.
D' autres sont mitoyens et chevauchent entre deux
selles ; ils ne détiennent pas de messe particulière,
mais sont dotés d' une oraison, d' une secrète et d' une
postcommunion qui leur sont personnelles ;
exemple : sainte Angèle De Merici, sainte
Françoise De Chantal, saint Bruno ; pourquoi
ces dissemblances que rien ne légitime ?
-tout cela dépend de l' époque et du moment où ils
furent canonisés ; la liturgie est un terrain
d' alluvions ; chaque siècle y joint un apport qui
change selon l' esprit dont il est, lui-même, imbu.
Il y a des périodes où les
p173
offices propres sont rares ; d' autres, en revanche
ils sont nombreux. Aucune gle immuable n' existe
à ce sujet.
Veuillez bien maintenant remarquer ceci : les
fondateurs d' ordres que vous venez d' énumérer-et
vous avez oublié saint François d' Assise et saint
Dominique qui sont munis chacun d' une messe neuve,
et saint Augustin qui, en sus d' une oraison, d' une
secrète, d' une post-communion, est pourvu d' un
verset différent de celui des autres docteurs,
après l' alleluia-ne sont pasnués d' un office
spécial par le fait seul que cet office n' est pas
inséré dans le Romain. Presque tous en ont un dans
le missel et le bréviaire de leur congrégation ;
tel saint Benoît qui, logé au romain dans les
dépendances des abbés, habite un hôtel particulier
chez nous.
Il ne faut point, du reste, en de semblables questions
se contenter de la vision d' un seul bviaire ; il
sied, au contraire, de les considérer tous et alors
une vue d' ensemble se forme ; avec les monastiques
et les propres des divers diocèses, tout
s' équilibre. Celui qui n' a pas découvert de place
à un endroit, en trouve dans un autre ; la liturgie
est une éternellete où une foule constamment plus
nombreuse de saints afflue et
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la mère l' église est hospitalière, elle héberge
chacun et l' installe où elle peut.
-bien, mais encore à propos des messes et des
communautés religieuses, comment justifier que deux
franciscains : saint Jean De Capistran et
saint Joseph De Cupertino aient, chacun, une
messe entière, propre, et que leur frère en
saint François, saint Bernardin de Sienne qui
est, je présume, là-haut leur égal, ne dispose
que d' un évangile et d' une oraison à part ?
Non, vous aurez beau dire, père, il y a du désordre
dans le timent. Expliquerez-vous comment un saint
comme le pape Grégoire vii réside dans le meublé
d' un commun, alors que le jeune Louis De Gonzague
est propriétaire d' un immeuble ? Me ferez-vous aussi
connaître pourquoi la formule des grandes fêtes,
le " gaudeamus " , servée à notre-dame du mont carmel,
à sainte Anne, à la fête du rosaire, à
l' assomption, à la toussaint, est également octroyée
à sainte Agathe, à saint Thomas de Cantorbéry
et à saint Josaphat. Pourquoi cet honneur à ces
trois-là et pas aux autres ? Notez que nous avons
affaire à de pauvres doubles et que cette distinction
jure avec la faiblesse de leur grade. C' est le
chapeau à plumes d' autruches du général sur un
simple uniforme de lieutenant !
p175
Le p. Felletin se mit à rire. -je vouspondrai
toujours la même chose, que c' est une question
d' opportunité et une question de temps ; j' ajoute,
pour ne rien omettre, que cela peut également être
subordonné au plus ou moins d' influence de la
congrégation ou du diocèse d' le candidat sort.
Tenez, prenez deux élus qui se suivent sur le
calendrier et dont l' oeuvre fut pareille,
saint Vincent De Paul, fondateur des lazaristes
et des soeurs de charité et saint Jérôme émilien,
des somasques. Saint émilien qui précède
saint Vincent d' un siècle, est dépositaire d' une
messe spéciale et saint Vincent, pas ; on lui a
seulement concédé, à la place de l' évangile
ordinaire, celui de la fête de saint Marc.
Pourquoi, me demanderez-vous encore, tout pour
celui-ci et presque rien pour celui-là, alors que
tous les deux sont classés sous le rite double ?
Parce que, probablement, le vent soufflait dans une
direction différente, au moment où le procès de
canonisation de chacun d' eux fut instruit.
Non, il ne convient pas de chercher la petite
fissure dans un édifice grandiose tel que celui de
la liturgie, ses nefs sont magnifiques, mais
quelques-unes de ses chapelles, bâties après coup,
sont médiocres.
S' il y a de l' or pur, il peut y avoir aussi de la
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breloque et du zeste ; certaines messes du
sanctoral sont des chefs-d' oeuvre, d' autres sont
plus ordinaires, si on les scrute, comme vous, au
point de vue de l' art ; choisissez, par exemple,
celle de saint Jean Damascène. Ce docteur eut,
par suite des calomnies dont il fut victime, la
main coupée et la sainte vierge la lui réajusta.
Or, toute la messe, avec son introït, son épître,
son graduel, son évangile, son offertoire, sa
communion, ne cesse de faire allusion à ce miracle.
C' est une messe à leit-motiv, vraiment licieuse et
très expertement tissée. Voyez également celle de
saint Grégoire le thaumaturge ; celle-là ne lui
est pas personnelle, car il la partage avec d' autres
confesseurs pontifes, mais elle est enrichie pour
lui d' un évangile distinct ; il y est question de
la foi qui déplace les montagnes. Or, d' aps ses
historiens, celicole aurait justement obtenu par
ses prières qu' une montagne qui lenait pour
construire une église, reculât. Discernez dès lors
la raison d' être et l' habileté du choix.
En opposition à ces deux messes, examinez maintenant
celle de saint Antoine ; c' est la messe habituelle
des abbés, avec un autre évangile ; considérez-la
de près, je vous prie.
Le bréviaire vous raconte que la vocation de ce
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solitaire fut déterminée par ces paroles de
l' évangile " si vous voulez être parfaits, allez,
vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux
pauvres " . Il semblerait donc logique, puisqu' on ne
lui conservait pas l' évangile du commun, qu' on lui
départît celui-là ; et, pas du tout, on lui a
dispensé celui des confesseurs non pontifes qui ne
rime à rien de précis pour son cas.
Mais, pour un office plus ou moins bien composé,
cent d' admirables ; et par ces trois spécimens que je
viens de vous montrer, vous pouvez comprendre que
certains justes prêtent, par leurs miracles, par
les événements même singuliers de leur vie qu' il
est utile de rappeler, à des offices particuliers
que l' existence plus ordinaire, plus terne, si vous
voulez, des autres, ne nécessite point.
Et puis, je vous le dis encore, le bréviaire est
une sorte de géologie ecclésiale ; il est formé de
couches plus ou moins anciennes et plus ou moins
fortes et cela vous explique les côtés disparates
qui s' y trouvent. Croyez-vous qu' une messe fabriquée
de toutes pièces, de nos jours, en l' honneur d' un
nouvel élu, sera écrite dans la même langue, et
conçue de même que certaines parties de la messe
des morts, que son offertoire, par exemple, qui
remonte à l' ère première de la liturgie,
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à son terrain primaire, pour employer l' expression
des géologues ?
Il faut donc prendre son parti des stratifications.
Elles s' attestent, d' ailleurs, autant que dans la
liturgie, dans le plain-chant où bien souvent des
trames très antiques furent récemment brodées et
remises à neuf, le tout, si expertement fondu, en
son ensemble, qu' il est nécessaire de palper les
dessous de la tapisserie pour reconnaître l' âge
douteux des laines et la vieillesse pmaturée des
ors. Qu' importe, pourvu que l' oeuvre soit belle !
Elle est un produit, une succession de l' art
anonyme des temps ; tous les efforts ont convergé
vers le même but, glorifier avec l' encens musical
des neumes, Dieu !
Mais la question des discordances liturgiques ne gît
point là. Depuis le temps que nous bavardons, nous
n' avons fait que tourner autour, sans y entrer ; vos
critiques, plus ou moins justifiées, ne sont rien
en comparaison de celles qui poccupent ellement
ceux dont le métier est de réciter l' office ;
celles-là sont autrement graves et elles ont été
dernièrement résumées dans une brochure par
Mgr Isoard, éque d' Annecy.
La situation est telle :
d' une part, la crue des saints hausse et comme ils
sont presque tous classés, à mesure qu' on les
introduit
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dans la chapelle du calendrier, sous le degré du
double, ils refoulent les saints antérieurs dont
quelques-uns furent pourtant d' une autre taille
qu' eux et qui n' ont été inscrits, dans les époques
reculées, que sous le rite demi-double ou simple ;
exemples : saint Georges, sainte Marguerite,
saint édouard, sainte élisabeth de Portugal,
saint Casimir, saint Henri, saint Alexis,
saint Cosme et Damien, saint Marcel Pape, et
combien d' autres !
Ceux-là n' ont, la plupart du temps, plus de messes
et de vêpres et ils doivent se contenter d' une
petite commémoraison à l' office d' un rival plus
heureux.
En un mot, les nouveaux venus chassent les anciens.
Saint Christophe, sainte Barbe, pour qui nos
pères eurent tant de vénération, sont maintenant
dépossédés de leurs antiques douaires et ils n' ont
plus pour refuge que les églises dont ils sont les
patrons. On les exile dans le propre des diocèses,
avec défense, tant qu' il ne se produira pas une
vacance dans les colonnes de l' ordo, d' en sortir.
D' autre part, cette armée de saints élevés à la
dignité du " double " repousse également les services
de la férie et, avec ce système, des offices
magnifiques du temps cèdent le pas aux messes
ordinaires du commun ; l' on
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ne dit plus, des messes du dimanche, que les
commémoraisons et l' évangile, et deme pour les
pres ; l' on répète à satiété les mêmes psaumes
et l' on finit par avoir les oreilles saturées par
les éternelles antiennes de " l' ecce sacerdos magnus "
des confesseurs pontifes et du " domine quinque
talenta " des non pontifes. Ainsi que le fait
justement observer Mgr Isoard, sur les cent
cinquante chants dont se compose le psautier, l' on
n' en débite plus habituellement qu' une trentaine.
Cette monotonie engendre la routine et la citation
du psautier devient, dans ces conditions, une
endosse, une corvée.
-il y a trop de saints ! S' exclama Durtal, en
riant.
-hélas ! Il n' y en aura jamais assez ! Mais une
vision de leurs grades s' impose, une réforme qui
rétablirait l' équilibre rompu, d' une part, entre
les différentes catégories des célicoles et, de
l' autre, entre les féries et les saints.
Ah dame, reprit le moine, après un silence, nous
sommes loin du bref des temps primitifs. Pour ne
pas remonter plus haut que Charlemagne, des mois
tels que mars avaient deux fêtes et avril quatre ;
d' autres, plus chargés, ainsi que janvier et at,
en posdaient onze. Ce que les élus que l' on
adule se sont multipliés depuis !
p181
-avouez, père, qu' il est tout deme drôle,
lorsqu' on y songe, cet enrégimentement des saints.
Ils sont soumis à une hiérarchie toute militaire ;
pour eux, le protocole est implacable.
Il y a dans cette armée dont nous sommes la
misérable troupe, des officiers de tous grades, des
feld-maréchaux, des généraux, des colonels, des
commandants et l' on descend jusqu' au pauvre
sous-lieutenant inscrit sous le rite simple.
Les insignes des titres ce sont, tels que je les
vois ici, les cierges allumés, qui varient de deux
à six ; aux officiers supérieurs, l' adjonction du
diacre, du sous-diacre et du maître des cérémonies,
des quatre chantres, descendus au milieu du choeur,
tous les quatre, vêtus de chapes, ou deux
seulement, ou les quatre restés en coule ; c' est
mesuré au compte-gouttes des préséances, c' est pe
au trébuchet des hommages ; deuxrémoniaires ! Il
faut être saint Benoît et être pontificalement
lébré pour qu' on emploie, en faveur d' un saint,
une telle pompe !
Quant aux petits offices, deux bougies suffisent
et pour les grand' messes un seul servant accompagne
le prêtre ; et si, par hasard, les officiers
inférieurs ont un bout de vêpres, ce sont vêpres
noires et sèches ; on ne
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leur double pas l' antienne, le ton même des prières
s' abaisse et se vulgarise ; on leur en donne pour
leur condition et on le leur fait bien sentir !
Le malheur est que, comme vous le disiez tout à
l' heure, les galons sont étrangement répartis, car
ce ne sont pas les plus anciens et les plusvérés
qui sont les plus élevés en grade.
Et cette question des hôtels particuliers, des
offices spéciaux pour les uns, et des hôtels garnis
des meublés du commun pour les autres, et cette
bataille que vous nommez vous-même, en termes
techniques, la concurrence, c' est-à-dire le conflit
qui éclate à vêpres entre deux offices et qui fait
qu' à rang égal, pour mettre tout le monde d' accord,
on divise l' office en deux, on le panache, tel
qu' une glace, à partir du capitule !
-ce n' est pas d' aujourd' hui que la réforme du
bréviaire a été jugée nécessaire, répliqua
Dom Felletin ; les siècles se sont repassé le
souci de ces refontes. Lisez les institutions
liturgiques de notre père Dom Guéranger et
l' histoire du bréviaire romain de l' abbé Batiffol
et vous verrez qu' il n' est guère d' époques les
clamations du clergé n' aient été entendues à
Rome.
Oeuvre anonyme, produit, de même que le plain-chant,
du génie et de la piété des âges, le romain avait
atteint,
p183
à la fin du huitième siècle, une réelle perfection.
Il se maintint, à peu près intact, jusqu' à la fin
du douzième.
Corrigé, au treizième, à l' usage des fres mineurs,
par leur général le re Aimon, il fut répandu,
par ses soins, dans tous les diocèses et il finit
par abolir le texte pur. Or les modifications
franciscaines étaient tout simplement lamentables.
Elles bourraient l' office de phrases interpolées
ou douteuses, l' encombraient d' histoires apocryphes
ou inutiles, inauguraient ce système qui prévalut de
sacrifier le temporal au personnel. Tel quel, cet
office subsista jusqu' au seizième siècle. Alors le
pape Clément vii voulut le remanier de fond en
comble. Il s' adressa à un cardinal espagnol,
appartenant, lui aussi, à l' ordre de saint François,
et il sortit du travail de cette éminence ce qu' on
appelle le bréviaire de Quignonez, une compilation
hybride, sans queue ni tête, en dehors de toutes
les traditions. On dut le subir, mais pas très
longtemps, cette fois, car vingt-deux ans après qu' il
eût été publié, un rescrit du pape Paul iv
défendit qu' on le réimprimât.
Ce souverain pontife saisit le concile de trente
d' un nouveau projet d' office canonial, mais il
mourut et ce fut son successeur pie v qui le reprit.
Lui, entendait restaurer l' antique ordo et
l' élaguer des proses parasites
p184
qui l' étouffaient ; il posait également en principe
que l' on ne devait pas aisément recevoir des fêtes
de nouveaux saints, de peur d' usurper la place
servée aux âges suivants et, quand le travail
fut terminé, il le décréta obligatoire pour tous,
décida qu' il ne pourrait jamais être changé et
supprima d' un trait de plume les bviaires datés
de moins de deux cents ans.
Le sien n' était pas parfait, mais combien supérieur
pourtant à ceux qu' il remplaçait ! Il avait au moins
rétabli l' antiphonaire et le responsoral de
l' époque de Charlemagne et reculé l' office des
saints pour remettre en avant l' office du temps.
Trente ans après, en dépit de la prohibition de
pie v de modifier en tout ou en partie, son oeuvre,
son successeur immédiat le pape Clément viii, la
jugeant incorrecte ou incomplète, la manipule et
la rectifie à son tour ; et, agissant en sens
inverse, il assure la prépondérance du sanctoral
au détriment des féries ; ce que l' on avait gagné
avec pie v, on le perd avec Clément.
Voilà dépas mal de revisions du bréviaire.
Ajoutons-en encore une d' Urbain viii, au
dix-septième siècle. Ce pape étant poète latin dota
l' office de deux hymnes de sa composition, les
hymnes de sainte Martine et de sainte élisabeth
de Portugal ; deux séquences médiocres
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de plus ne tireraient pas à conséquence, mais ce qui
fut pis, c' est qu' il ordonna de tripatouiller les
antiennes et ce sont, hélas ! Ces retapages que le
Romain chante encore !
L' histoire du bréviaire de Rome s' arrête là, car je
ne compte pas diverses innovations récemment
introduites dans la partie de la translation des
fêtes ; elles ne touchent point, en effet, au coeur
et à la vie même de l' office.
Quant à la liturgie gallicane, l' on peut, en
examinant son ossature, la croire issue, en partie,
des églises de l' orient. Elle fut, en somme, à ses
débuts, une savoureuse mixture des rites du
Levant et de Rome ; elle fut démantelée sous le
règne de Pépin le bref, de Charlemagne surtout,
qui, sur les instances du pape saint Adrien,
propagea la liturgie romaine dans les Gaules.
Durant le moyen age, elle s' augmenta d' hymnes
admirables, de délicieux répons ; elle créa tout
un ensemble de proses symboliques, broda sur la
trame italienne les plus candides fleurs. Quand la
bulle de pie v fut promulguée, la liturgie française
qui avait près de huit siècles d' existence était
libre de ne pas agréer le bréviaire réformé de
Rome. Elle l' accepta, par déférence. Les évêques
détruisirent l' oeuvre des artistes indigènes,
brûlèrent, si l' on peut dire, leurs primitifs, n' en
sauvèrent, en tout cas, que quelques-uns qu' ils
p186
enfermèrent dans la petite sacristie de leur
propre diocésain. Seule, la métropole de Lyon
conserva intact son dépôt et nous lui sommes
redevables de pouvoir écouter, dans la vieille
basilique de saint Jean, de très archaïques
exorations et de très vénérables proses.
La perte des anciennes coutumes et la consomption
des antiques prières furent, si nous ne nous plaçons
qu' au point de vue de l' archéologie et de l' art,
des actes deritable sauvagerie, de pur
vandalisme. Toute originalité disparut des offices.
-oui, interrompit Durtal, ce fut quelque chose
comme un rouleau compresseur qui aurait nivelé
toutes les routes liturgiques de France !
-enfin, reprit le moine, cet édifice fait de
pièces et de morceaux dura, tant bien que mal,
jusqu' au gne de Louis xiv. Alors, les idées
gallicanes et jansénistes intervinrent et la
démolition de la bâtisse, tant de fois réparée,
fut résolue.
On abattit le bréviaire romain et on le reconstruisit
sur de nouvelles bases.
Nous mes alors les oeuvres de Harlay, de Noailles,
de Vintimille. Ces plats chambarrent de fond
en comble le psautier, n' admirent plus que des
antiennes et des répons extraits des écritures : ils
biffèrent les
p187
légendes des saints, amoindrirent le culte de la
sainte vierge, évincèrent une série de fêtes,
substituèrent aux anciennes hymnes des poésies de
Coffin et de Santeuil. L' on enroba les hérésies
de Jansénius dans le latin du paganisme. Le
bréviaire parisien fut une sorte de manuel
protestant que les jansénistes de Paris colportèrent
dans la province.
Cela devint, au bout de peu de temps, dans les
diocèses, uneritable pétaudière ; chacun se
fabriqua un service à son usage, toutes les
fantaisies furent permises. L' on vivait sous le
régime du bon vouloir de l' ordinaire, quand
Dom Guéranger parvint à ramener l' unité de la
prière dans notre pays, en faisant adopter, une
fois pour toutes, les rites de l' église de Rome.
à l' heure psente, la chrétienté est donc, -sauf
les ordres religieux dont les offices avaient,
ainsi que le nôtre, plus de deux cents ans, lorsque
parut la bulle de pie v, -assujettie au pouvoir
du Romain tel que l' a accommodé, en letant,
Urbain viii.
Il laisse fort à désirer, mais enfin, tel qu' il
est, malgré l' incohérence que vous lui reprochez
et j' ajouterai, moi, malgré le choix plus que
diocre de ses homélies et de ses leçons, il n' en
présente pas moins un ample, un magnifique ensemble.
p188
Il recèle des pièces de toute beauté ; songez aux
messes pénitentielles du carême et de l' avent, à
celles des quatre-temps, à la fête des palmes ;
rappelez-vous l' office admirable de la semaine
sainte et la messe des morts ; rappelez-vous les
antiennes, les répons, les hymnes de l' avent, du
carême, de la passion, de pâques, de la pentecôte,
de la toussaint, de la nativité et de l' épiphanie ;
songez aux matines, aux laudes, au merveilleux
office des complies et convenez qu' il n' existe dans
aucune littérature du monde d' aussi radieuses,
d' aussi splendides pages !
-j' en conviens, père.
-déclarons aussi, pour défendre ces pauvres saints
qui empiètent si souvent sur les plates-bandes du
temporal, qu' ils sont, au point de vue liturgique
-pour n' envisager que celui-là-bien utiles, car
enfin, dans le cycle ecclésial, la vie du Christ
s' écoule en six mois, pendant l' hiver et le
printemps. à partir de la pentecôte, durant l' été
et l' automne, ce n' est plus que du remplissage et
nos bons saints se groupent glorieusement, en masse,
autour des grandes fêtes telles que l' assomption,
la toussaint, la dédicace des églises. à propos de
cette dédicace, lisez, dans le pontifical, la
liturgie de la consécration d' une église ; vous
trouverez,
p189
dans le texte de cette cérémonie, l' art du
symbolisme porté à sa dernière puissance.
-je l' ai lu et aussi le pontifical des vierges ;
nous sommes dume avis, monre ; le sublime est
là ; mais c' est justement parce que j' adore la
liturgie que je la voudrais sans taches et sans
trous ; ce ne serait pas impossible, à obtenir
pourtant, car le trésor de ses cassettes oubliées
est immense. Il suffirait de l' ouvrir et de
remplacer par les pièces de premier ordre que l' on
en tirerait, les pannes dont le service divin
s' encombre.
-vous en parlez à votre aise, l' expérience est
consome et elle vous donne tort. Voyez ce que l' on
a amende fois nos livres et rien n' est complet,
rien n' est à point !
-parce que les gens qui les ont revisés étaient
sans doute des savants mais qu' ils n' étaient pas
en même temps des artistes !
-enfin, vous serez plus indulgent, j' esre, pour
notre missel et notre bréviaire, à nous. Certes,
il n' est pas exempt de reproches, mais vous
avouerez qu' il est, dans ses grandes lignes,
superbe. Moins chargé de fêtes adventices qui
suppriment les offices des dimanches ou des féries,
comme les fêtes de la sainte famille, de la
prière au jardin des olives, de la sainte couronne,
du
p190
saint suaire, des cinq plaies, de la lance et des
clous, il a gardé une délectable saveur des anciens
âges. Il a, le premier, recueilli les hymnes qui
figurent maintenant dans le canon. C' est, en effet,
saint Benoît qui inaugura l' insertion de proses
ou séquences dans le corps des offices. Ses enfants
ont su faire de l' eucologie chrétienne un florilège
qui contient les plus beaux chants de saint
Ambroise, de Prudence, de Sédulius, de Fortunat,
de Paul Diacre, et d' autres poètes. Il n' a point,
en tout cas, le vieux-neuf, les pièces ressemelées
du romain...
-ta, ta, ta, fit Durtal, en riant, vous trichez,
père. Il a, lui aussi, notre hymnaire monastique,
des poèmes façonnés en un prétentieux et bien
mauvais latin ; et ils ne remontent pas à des
époques très éloignées, ceux-là ! Ensuite, nous
ressassons, autant que le Romain, l' incessante
prose des confesseurs pontifes et non pontifes,
" l' iste confessor " agrémenté sur tous les ordos des
trois lettres m. T. V. Pour les jours où il faut
changer le troisième vers de la première strophe,
parce que ces jours ne concordent pas avec la date
me du décès du saint. Or, cette séquence anonyme,
écrite en l' honneur de saint Martin, je crois,
s' adapte fort mal au lot énorme des déicoles qu' elle
encense. Elle fait allusion à des miracles opérés
sur la tombe de saint Martin, à des
p191
guérisons, et nombre de pontifes et de non pontifes,
auxquels on l' applique, n' ont effectué aucune cure,
aucun prodige que je sache, après leur mort...
j' en reviens toujours à mes moutons, l' ancien
pertoire de l' église regorge de pièces qui
suppléeraient avantageusement, dans bien des cas,
à celle-là.
Et il ne serait même pas nécessaire de chercher bien
longtemps ; il n' y aurait qu' à ouvrir l' année
liturgique de Dom Guéranger et le volume du
chanoine Ulysse Chevalier sur la poésie
liturgique du moyen age, pour y découvrir des
proses et des tropes d' un art autrement ingénu et
d' une saveur autrement mystique que ceux de ces
quences passe-partout dont notre diurnal est plein.
-voyons, à défaut de variété, confessez au moins
que, dispensées des frelatages inventés par les
chimistes d' Urbain viii, nos hymnes sont
authentiques et qu' elles fleurent bon le terroir
elles poussèrent et le siècle elles naquirent.
-oui ; j' ai confronté, du reste, les deux textes,
le véridique et le sophistique, dans ce petit
livre de l' abbé Albin que vous m' avez prêté,
" la poésie du bréviaire " . Ce volume est, dans son
genre, après les deux tomes un peu massifs de
l' abbé Pimont, une merveille de clarté concise
avec ses textes comparés, ses variantes, ses
p192
traductions françaises, anciennes et modernes, ses
notes de métrique et d' histoire. Comment n' est-ce
pas un bénédictin qui a entrepris et réussi un
pareil travail ?
-bon, voici l' attaque qui tourne ! S' exclama en
riant, le p. Felletin. Vous lâchez prise sur
l' office, afin de vous jeter sur les moines.
-pour cela, père, je ne vous laisserai jamais
tranquille, car j' enrage, aimant les bénédictins
comme je les aime, de voir qu' ils se désintéressent
des labeurs qui leur appartiennent. Et le ménologe
de la famille de saint Benoît ? Il n' est pas
d' institut religieux qui n' ait le sien ; voyez les
franciscains, les dominicains, les carmes, tous
ont écrit des ouvrages où sont plus ou moins
brièvement narrées les vies de leurs bienheureux et
de leurs saints ; vous, rien ! -et, à ce propos,
tenez, votre bviaire est-il assez incomplet !
Vous y célébrez à peine les fêtes de quelques-uns
des vôtres ; et vos élues, vos saintes en " erte "
telles qu' Austreberte, en " urge " telles que
Walburge etréburge, où sont-elles ?
-si elles figuraient dans le propre de notre
congrégation, vous nous reprocheriez de ne plus
avoir d' office temporal, répliqua Dom Felletin.
C' est justement parce que notre sanctoral personnel
est peu chargé, que nous pouvons encore réciter
l' office votif de la sainte vierge
p193
et de saint Benoît. Vous ne vous en plaignez pas,
je pense ?
-non, car ils sont d' un plain-chant ancien, très
simple et vraiment exquis !
-quant au nologe, jadis Dom Onésime Menault,
mort à Silos, commença une série de monographies
bénédictines ; une fois réunies, ces petites
plaquettes auraient peut-être pu former un ou deux
volumes de biographies curieuses pour l' histoire
de notre ordre. Deux seulement parurent : la vie
de saint Benoît d' Aniane et celle de saint
Guilhem De Gellone. L' éditeur ne les vendit
point et arrêta les frais.
Il est certain néanmoins que le nologe dont vous
parlez serait bien utile, mais il est trop tard
pour nous y atteler ; ce n' est pas maintenant que
nous allons vivre dans le désarroi hors de France
qu' il faut songer à préparer des besognes de
longue haleine...
tous deux se turent. Ils étaient revenus au point
de départ de leurs longues discussions, à l' exil
et il était impossible qu' il en fut autrement, car
ce part était passé, chez tous, à l' état de
hantise, d' idée fixe. Toute conversationme
lointaine y ramenait.
-bah, fit Durtal, qui sait ? Il vous arrivera
peut-être à l' étranger des novices studieux, aptes
aux recherches et
p194
capables de les écrire ; plus les temps sont
immondes et plus les vocations monastiques
s' attestent.
Le moine hocha la tête.
-sans doute, dit-il, mais ce qui m' inquiète, c' est
cette agglomération de monastèresfugiés au même
endroit. Si j' excepte Solesmes qui irait habiter
dans l' île de Wight, les autres abbayes de la
congrégation vont, toutes, se fixer, sauf celle
de Marseille qui se rend en Italie, dans la
Belgique et la Belgique n' est pas grande ! Saint
Wandrille, saint Maur De Glanfeuil et le
prieuré de sainte Anne De Kergonan auraient,
si mes renseignements sont exacts, loué des maisons
dans la province de Namur. Tous les trois sont,
en somme, les uns sur les autres ; l' abbaye de
Ligugé s' installerait, de son côté, un peu plus
haut, dans le Limbourg, le prieuré de Wisques
dans le Hainaut et nous, dans la Flandre
orientale.
Nous ne pouvons que nous étouffer, dans un espace
aussi restreint ; mais ce qui est pis, c' est
qu' au-dessus de nous se dresse une imposante et
une très belle abbaye belge, l' abbaye de Maredsous.
Elle est célèbre et prospère et elle est dirigée
par l' abbé Primat de l' ordre.
Forcément nous serons écrasés par elle, car il est
bien évident-même en tenant compte de la
prédilection qu' un Français éprouvera toujours à
vivre plutôt dans un
p195
milieu français que dans un milieu belge-que
l' intérêt de tout postulant sera de faire sa
probation dans une véritable abbaye, plutôt que
dans le je ne sais quoi où nous allons, pêle-mêle,
nous entasser. Il ne faut pas se le dissimuler,
l' ambiance des lieux et le décor sont indispensables
pour soutenir une vocation ; là, où il n' y a point
de cloître, d' église véritable, de noviciat séparé,
de cellules réelles, il y a déchet pour les âmes.
Or, savez-vous qu' il est question de nous fabriquer
là-bas une vague chapelle dans un petit salon ;
c' est la mort des cérémonies solennelles, la
dispersion de la liturgie privée de son cadre et
c' est notre but, notre raison d' être même qui
disparaît... pourvu, mon Dieu, si l' exil dure,
que nous ne finissions pas par nous effriter, par
tomber de nous-mêmes, en poudre, dans la nostalgie,
dans le marasme !
Durtal n' eut pas le courage de protester, car il
n' augurait rien de bon du séjour de ses bénédictins
à l' étranger.
Le silence devenait pénible. Ce fut un soulagement
quand, impatientée, Mme Bavoil vint dans le jardin
leur rappeler qu' il était l' heure de s' en aller,
chacun, dîner.
CHAPITRE XIV
p196
M' expliquerez-vous à la fin ce que cela veut dire,
s' exclama Mme Bavoil qui brandissait des journaux
au-dessus de la tête de Durtal, assis, après
déjeuner, devant une tasse de café.
Car enfin, reprit-elle, ou c' est moi qui suis
démente ou ce sont les autres qui sont fous. Voilà
toutes les carmélites qui, ne voulant pas demander
l' autorisation au gouvernement, se sauvent. C' est
uneritable débandade ; sauf le carmel de Dijon
et de quelques autres villes, tous, et il y en a
une vraie ribambelle, -tenez, regardez, -bouclent
leurs malles ; comprenez-vous cela ?
-je ne comprends pas plus que vous, pondit
Durtal en rendant à Mme Bavoil, son journal. Les
carmels ont reçu une lettre de leur supérieur à
Rome, le
p197
cardinal Gotti, leur prescrivant de filer, et la
presse maintenant, sur la déclaration du
p. Ggoire, définiteur de l' ordre pour la France,
spécifie, formellement, que cette lettre du
cardinal est un faux. Que croire ? Je l' ignore.
-faux ou pas, la question n' est point là. Les
carmels sont des maisons d' expiation et de
pénitence ; ils doivent appeler la persécution et
non la fuir ; est-ce que les carmélites de
Compiègne n' ont pas été envoyées par le tribunal
volutionnaire de Paris à l' échafaud ? Ont-elles
eu peur, ont-elles décampé, celles-là ?
-vous devenez belliqueuse, madame Bavoil ;
qu' est-ce qui vous prend ?
Mais sanspliquer, Mme Bavoil s' assit sur une
chaise et continua :
-je suis exaspérée par ce que je lis. Ah ! Jeanne
De Matel avait raison de dire que l' on gagne Dieu
en se perdant. Si ces moniales s' étaient perdues en
lui, elles attendraient, impassiblement, qu' on les
chassât.
Celles-là détalent, vos bénédictins aussi ; et les
chartreux, les dominicains, les franciscains, les
trappistes, les bénédictins de la pierre-qui-vire,
sollicitent l' autorisation. Pourquoi ces
différences ?
-je n' en sais rien. Le pape a permis, sous
p198
certaines réserves, de se conformer à la loi ;
les instituts qui s' y soumettent ne peuvent donc
avoir tort, mais je m' imagine aussi que ceux qui
refusent d' obéir à d' iniques édits ont raison.
-c' est uneponse de Normand, notre ami ; puisque
Rome consent, pourquoi des ordres se montrent-ils
plus papalins que le pape ?
-allez le leur demander ; mais puisque vous
désirez savoir mon opinion très franche, la voici :
je pense que, sauf pour des oeuvres de bienfaisance
que le gouvernement est incapable de remplacer, les
pétitions des couvents seront rejetées en bloc par
les chambres et je ne vois pas dès lors qu' il y ait
lieu pour des moines de s' infliger de vaines et
d' humiliantes démarches...
-mais, sapristi, un moine, c' est fait pour être
humilié ! S' il n' accepte pas humblement,
joyeusement, les camouflets, voulez-vous dire en
quoi il est surieur aux autres hommes ; ah ! Je
vais vous vider le fond de mon sac, car j' étouffe,
à la fin ; eh bien, il y a un affaissement de
l' esprit religieux ; les monastères sont en pleine
décadence ; vous me racontiez, un jour, que si des
catastrophes telles que l' incendie du bazar de la
charité, avaient pu se produire, cela venait de ce
qu' il n' existait pas assez de cloîtres de réparation,
de refuges
p199
de pénitence ; l' équilibre était rompu ; les
paratonnerres étaient insuffisants.
-oui.
-eh bien, êtes-vousr que ceux qui subsistent ne
soient pas, voyons, comment dire...
-rouillés, désaimantés, si vous aimez mieux.
-c' est cela ; eh bien, êtes-vous sûr que si le
seigneur a sévi, c' est parce que la quanti
manquait ; ne croyez-vous pas que ce fut surtout
parce que la qualité faisait défaut ? Moi, j' ai
grand' peur que les réservoirs d' expiation,
bouleversés par le souffle démoniaque, ne se
relâchent.
-je l' ignore.
-si ce que je présume est exact, il faut s' attendre
à ce que le bon Dieu tombe sur nous et nous
oblige à lui donner un coup de main, pour remettre
les choses en place, et vous savez comment il
procède, dans ces cas-là, il vous accable
d' infirmités et d' épreuves. Les catholiques qui
regardent tranquillement partir en exil leurs
quelques défenseurs, vont subir toutes les
maladies, toutes les tribulations, tous les maux ;
bon gré, mal g, ils écoperont ; car la
canaillerie de la France va se trouver sans
contre-poids.
-le fait est que c' est une triste aventure que cette
p200
fuite des carmels ! Et, en effet, en supposant même
que les ordres durs aient autant besoin que les
autres de réformes, ils n' en étaient pas moins
d' utiles parafoudres ; mais il ne sied pas de s' en
prendre aux cloîtres qui s' acquittent plus ou moins
bien de leur mission, de l' état decomposition
nous sommes ; prenez-vous-en surtout aux
évêques, au clergé, aux fidèles, à tous les
catholiques, en un mot.
Les évêques, je n' en parle pas ; à part les anciens,
promus en des temps meilleurs, les autres ont été,
pour la plupart, apprivoisés et chaponnés dans les
cages des cultes ; quant au clergé, il tourne au
rationalisme ou alors il se révèle d' une ignorance
et d' un laisser-aller qui désolent. La rité est
qu' il est le produit de thodes obsolètes et
futiles, de méthodes mortes. L' éducation des
minaires est à jeter à bas ; on étouffe dans
ces classes où l' on n' a jamais ouvert une fetre,
depuis la mort de M. Olier. L' instruction y est
surannée et les études nulles. Mais qui aura le
courage de casser les vitres, de chasser un peu
d' air frais l' humide touffeur de ces pièces ?
Les fidèles, eux, ils ont poussé à la roue et aidé
à faire du catholicisme ce qu' il est devenu, ce
quelque chose d' émasculé, d' hybride, de mol, cette
espèce de
p201
courtage de prières et de mercuriale d' oraisons,
cette sorte de sainte tombola où l' on brocante des
grâces, en inrant des papiers et des sous dans
des troncs scellés sous des statues de saint !
Mais, à dire vrai, la question est plus haute et
elle remonte plus loin que cesvotions d' origine
cente ; depuis de longues années déjà, en France,
la religion macère dans une mixture de ce vieux
suint janséniste que nous n' avons jamais pu
éliminer et de ce suc tiède que les jésuites nous
injectèrent, dans l' espoir de nous guérir. Hélas !
Le remède n' a pas agi et ils ont ajouté à un
desséchant, un déprimant. Legueulisme imbécile,
la peur de notre ombre, la haine de l' art,
l' incompréhension de tout, l' inindulgence pour les
idées des autres, nous les devons aux disciples
de Jansénius, aux appelants. La passion des
dévotionnettes, la prière sans liturgie, la
suppression des offices soi-disant compensés par
de grands saluts en musique, le manque de
nourriture substantielle, le régime lacté des âmes,
c' est des pères de la compagnie de jésus que nous
les tenons. Les idées de ces irréconciliables
ennemis ont fini par se fondre dans nos âmes, en
cet étrange amalgame d' intolérance sectaire et de
pieusarderie féminine dans lequel nous nous
désagrégeons.
p202
Certes, maintenant qu' on les traite en parias, je
plains les jésuites qui sont de braves et de saintes
gens et comptent parmi eux des conducteurs d' âme et
des savants fort supérieurs, entre nous, à ceux des
autres ordres. Mais quoi ? Quel a été le résultat
de leur éducation ? Des trouillot, des monis ou
alors de fades jeunes gens qui se cachent plus que
les autres pour courir la gueuse, mais qui seraient
incapables de risquer une torgnole pour protéger
leurs maîtres ou défendre l' église.
L' expérience est acquise. Aucun homme de surprenante
valeur n' est sorti de ces manutentions ; elles vont
disparaître ainsi que celles des autres instituts
qui n' ont pas mieuxussi que les jésuites,
d' ailleurs ; qu' y perdrons-nous ?
-ce n' est pas leur faute, opina Mme Bavoil ; l' on
ne saurait avec de mauvais draps façonner de bons
habits.
-sans doute, mais laissons cela et avouons qu' en
thèse générale, les revendications que nous
formulons sont plutôt hypocrites. Nous réclamons
aujourd' hui la liberté et nous ne l' avons jamais
accordée aux autres ! Si demain le vent tournait,
si c' était un des tristes légumescoltés dans nos
potagers catholiques, qui supplantait Waldeck,
nous serions encore plus intolérants
p203
que lui et nous le rendrions presque sympathique !
Nous avons embêté tout le monde, madame Bavoil,
alors que nous disposions d' un soupçon d' autorité,
on nous le rend ; tout se paie ; le moment de
l' échéance est venu.
Remarquez bien d' ailleurs que les jacobins qui nous
oppriment ne sont pas issus d' un germe momentané ;
ils sont la résultante d' un état spécial ; ils ont
été engendrés par la faiblesse de notre foi, par
l' anémie de nos prières, par la veulerie de nos
instincts, par l' égoïsme de nos goûts.
Ah oui ! Les catholiques ont tout mérité ; nous
devrions nous ter cette phrase, chaque matin et
chaque soir, à genoux, devant Dieu et devant les
hommes !
-comment nous tirerons-nous de ce pétrin, notre
ami ?
-je ne sais, mais je suis cependant certain que
notre seigneur extraira le bien du mal ; s' il
permet que son église soit suppliciée, c' est qu' il
entend la préparer par la persécution à de
nécessaires réformes ; le glas des ordres sonne,
les cloîtres vont disparaître. Il les remplacera
par autre chose. Pas plus que l' église, l' idée
monastique ne peut rir, mais elle peut se
p204
modifier. Ou il créera des instituts nouveaux plus
en accord avec les données de notre temps, ou il
greffera sur les anciens de nouvelles branches ;
nous verrons sans doute un développement des
affiliations et des tiers-ordres qui, par leur
devanture laïque, échappent aux contraintes des
lois. Je ne suis point inquiet, à ce point de vue,
la sainte vierge saura bien, quand elle le voudra,
grouper les gens.
Là-dessus, je vous souhaite le bonsoir et je m' en
vais à l' abbaye dire adieu au p. De Fonneuve qui
part, ce soir, pour la Belgique et assister à la
dernière prise de coule qui aura lieu, après les
pres.
-qui prend la coule ?
-un jeune séminariste novice, le frère Cholet.
-vous le connaissez ?
-non, je sais seulement qu' il est poitevin, ce qui
n' est pas précisément une recommandation, car s' il
a les vices de son pays d' origine, il sera
singulièrement musard et sournois ; enfin, espérons
que celui-ci, en n' étant pas un propre à rien,
fera exception à la règle de sa race.
Lorsque Durtal pénétra dans le cloître, il fut
assourdi par les coups de marteaux qui frappaient
de toutes parts. Leur vacarme sortait, à tous les
étages, par toutes les
p205
fenêtres. L' on clouait partout des caisses. La salle
destes dans laquelle il entra était bourrée, du
plancher au plafond, de tables de bois blanc, les
pieds en l' air, de bureaux d' écoliers peints en
noir, de tabourets raccommodés, de chaises de
paille ; c' était pitié que de voir la mire de
ce mobilier dont le plus indigent des ouvriers n' eut
pas voulu !
Et dans une autre pièce, il aperçut, en tas, des
cheminées à la prussienne, des seaux de coke
rouillés, des gerbes de pincettes et de pelles, des
amas de tuyaux de poêle, des coudes de tôle, des
chaises percées pour les malades, des cuvettes et
des pots, fêlés, égueulés, privés d' anses.
-pourquoi, diable, emportez-vous ce fourbi qui
ne vaut pas la paille dont on l' enveloppe ?
Demanda-t-il, au p. Ramondoux, le préchantre, en
train de dresser l' inventaire de ces pauvretés que
des convers et des novices emportaient, à mesure
qu' elles étaient inscrites.
Et de la voix de tonneau, il s' échappa une réponse
touchante :
-évidemment, au point de vue pécuniaire, il serait
préférable d' abandonner tout ce bric-à-brac dont
la valeur sera dépassée par les frais de transport ;
mais l' exil sera moins pénible avec les choses dont
on a
p206
l' habitude ; on se retrouvera plus vite chez soi,
là-bas, avec ces vieux ustensiles qu' avec des neufs.
Et, comme Durtal s' enquérait de Dom De Fonneuve.
-il est à la bibliothèque, répartit le père ; c' est
lui qui surveille l' emballage des livres.
Dans les corridors qu' il traversa, Durtal se
heurta contre de nouvelles barricades de débarras.
Des lits de fer étaient pliés, ainsi que des casiers
de bouteilles, le long des murs, des matelas en
galette s' empilaient près de seaux de toilette, de
cruches de grès, de thomas de faïence et de jules
de zinc ; de la vaisselle traînait dans du foin.
Il croisait des moines auxquels il serrait,
silencieusement, la main ; c' était une solitude de
gens dans une confusion d' objets ; chacun, livré
à ses tristesses, se taisait.
Il gagna l' escalier à vis du quinzième siècle et
monta dans le tapage des marteaux, jusqu' au second
étage ; la porte de la bibliothèque était ouverte ;
l' on plongeait du palier dans une enfilade de
pièces, très élevées de plafond, pleines, du haut
en bas, de volumes. Le long des rayons en bois
blanc, des échelles à roulettes couraient, chargées
de novices parmi lesquels Durtal reconnut le
frèredre et le frère Blanche.
Dans un angle, le p. De Fonneuve, le visage
décomposé,
p207
était assis. D' un geste, il désigna à Durtal toutes
les rangées du bas, remplies de vieux in-folios et
les larmes lui vinrent aux yeux.
Ces casiers qu' il montrait contenaient les grandes
collections de l' abbaye ; c' étaient les enfants
chéris du prieur, ces bouquins poudreux, reliés
en parchemin, en veau fauve aux ors effaçés et aux
titres éteints.
Il promenait Durtal devant, le forçait à se
baisser pour les voir de plus près, tirait un tome
des rayons.
Celui-là est rare, soupirait-il, indiquant les
antiques volumes des " annales minorum " de Wadding ;
et Durtal passait, en une brève revue, le
" monasticon anglicanum " , l' histoire littéraire de
la France desnédictins de saint Maur,
" le recueil des historiens des Gaules " , " la gallia
christiana " , les " acta sanctorum " , en l' ancienne
édition, le " de antiquis ecclesiae ritibus " de
Martène, les " annales de Mabillon " , le Bulteau,
les collections des le nain de Tillemont, de
Dom Ceillier, de Muratori, la collection des
conciles de Mansi.
-tenez, mon cher enfant, regardez si nos
quarante-deux in-folios de Baronius sont beaux.
C' est l' édition de 1738 à laquelle sont joints les
" annales sacri "
p208
de Tornielli ; c' est la meilleure édition, car
celle de Bar-le-duc ne renferme pas les indices.
Et voici la patrologie et toute la série des
Migne, le répertoire des sources historiques au
moyen age, du chanoine Ulysse Chevalier, les
glossaires de Du Cange, le dictionnaire de
Lacurne de Sainte-palaye, les solides outils des
travaux des cltres.
Le p. De Fonneuve parlait à voix basse et ses
mains tremblaient, en écoutant sonner les marteaux.
Il semblait, à chaque caisse, que l' on clouait,
qu' on ensevelissait dans un cercueil, l' un des
siens.
Qu' est-ce que tout cela va devenir à l' étranger,
dans un château il n' y a pas de place pour les
loger, où aucune bibliothèque ne sera prête pour
les recevoir ? Murmurait-il.
Oui, prenez, dit-il, au petit fre Blanche qui se
présentait avec sa bonne figure souriante, pour le
prévenir qu' il allait déménager les in-folios.
Il saisit le bras de Durtal ; descendons, fit-il.
Ils enfilèrent une autre pièce ; celle-là n' était
déjà plus qu' à moitié pleine. Des vides
s' allongeaient dans les casiers, des livres qui
n' étaient plus calés par les autres gisaient,
étalés dans des amas de poussière, sur les planches.
p209
Il hâta le pas et emmena Durtal, en bas, dans le
cloître, mais là encore, il se cogna contre des
casiers, contre des pyramides d' objets hétéroclites
descendus des greniers et déposés sous les
arcades, en attendant qu' on les emballât.
-allons dans le jardin, loin de ce tohu-bohu ;
-ils se dirigeaient vers la porte quand ils
rencontrèrent M. Lampre. Lui, sortait de chez
le p. Ab ; il paraissait abattu et sa barbe
sanglière semblait tirée, comme tourmentée par
un fourragement fiévreux de mains.
-eh bien, demanda-t-il, l' empaquetage de bouquins
avance ?
-oui, répondit le père, avec un soupir.
-et vous partez toujours, ce soir, pour la
Belgique ?
-oui, mais je n' y séjournerai guère et rejoindrai
sans tarder le Val-des-saints, car je tiens à
surveiller, moi-même, la mise des étiquettes sur
les caisses. Ah ! Il s' en écoulera du temps avant
que l' on n' ait réinstallé et classé cette
bibliothèque dans un grenier, Dieu sait où !
Il y eut un silence, puis, se parlant plus à
lui-me qu' à ses deux compagnons, le vieux
religieux reprit :
-pour nous autres, enfers dans un monastère,
peu au courant des incidents qui se produisent
depuis
p210
des années, au dehors, quelveil ! -mais
lorsqu' on marche sur sa soixante-treizième année
et que le sommeil devient, de jours en jours, plus
rare, l' on est bien forcé, la nuit, de méditer son
examen de conscience et alors on se pose la
question de savoir si le seigneur,content de ses
ordres, ne tolère pas cette persécution pour les
punir.
Oui, cette idée me hante, pendant mes insomnies,
et je commence à croire que nous n' avons pas volé le
châtiment que le sauveur nous inflige.
Voyez-vous, continua Dom De Fonneuve, après un
silence, certainement on aime bien le bon Dieu,
dans cette abbaye ; je puis assurer, sans mentir,
qu' elle netient aucun mauvais moine, mais
est-ce suffisant ?
Un mot a été prononcé, il y a quelques années, par
un postulant venu du monde et que nous avons
d' ailleurs congédié, pour motif de non vocation ; ce
mot je n' ai pu l' oublier et il m' obde, le voici :
" on ne mange pas mal dans ce cltre, on y dort
suffisamment, on n' y travaille pas et l' on y fait
son salut, c' est mon affaire. "
l' exagération est manifeste, mais...
-voyons, père, fit Durtal, on ne mange pas si bien
que cela, chez vous !
p211
-on ne mange pas bien !
-c' est mangeable, soyons juste, mais ce n' est pas
un régal ; le pécde gourmandise est sauf.
Le père tombait de son haut.
-vous êtes difficile, dit-il, moi je trouve que
c' est bon, trop bon ; au reste, cette question de
la cuisine n' est que subsidiaire ; mais elle se
rattache à tout un ensemble de choses qui
m' inquiète.
Je suppose, en effet, que je ne sois pas entré au
cloître, que je sois resté dans le monde, ainsi
que vous. J' aurais eu certainement bien des
épreuves, bien des peines que j' ai évitées, en
étant en clôture. Il m' aurait fallu gagner ma vie,
payer mon terme, élever des enfants si je m' étais
marié, soigner peut-être une femme malade ; d' autre
part, admettons que, n' étant point demeuré laïque,
je sois curé ou vicaire dans une campagne, j' aurais
alors charge d' âmes, je devrais courir dans les
hameaux de ma paroisse pour dispenser des secours,
me débattre avec mon évêque et des municipalités
souvent hostiles, mener une vie de chien, en un
mot.
Au lieu de cela, je suis tel qu' un coq en te,
qu' un rentier. Je n' ai à m' occuper ni de ma
nourriture, ni de mon loyer, ni d' enfants ; je n' ai
pas à porter, la nuit, le viatique, souvent au
loin ; j' ignore les arias de
p212
l' existence ; et je pense qu' en échange de tant
de tracas supprimés, je n' ai pas donné grand' chose
à Dieu...
il me semble, pour tout dire, que j' ai tiré mon
épingle des holocaustes.
-oh ! Père, vous biaisez, s' exclama Durtal ; vous
avez travaillé, toute votre vie, sans jamais
prendre aucun repos. Et l' existence en commun si
pénible et que tous les autres évitent, et les
levers à quatre heures, l' hiver, et les longs
offices dans une église froide, et le manque de
liberté, et les mortifications dont vous ne parlez
pas !
-mais c' est l' enfance de l' art du seigneur, mon
cher ami ; moi, je vois clair, je me suis,
personnellement, beaucoup trop écouté ; quand je
me sentais un peu souffrant, je m' imaginais de
faciles excuses pour ne pas descendre à matines !
-vous, fit M. Lampre, c' est le p. Abbé qui à dû
vous interdire, à certains moments, d' être présent
à l' office de nuit ; vousfailliez de faiblesse
dans le choeur et l' on était obligé de vous
remonter dans votre cellule.
Il est évident, reprit le moine qui ne les écoutait
pas, que nous manquons de vie intérieure dans nos
cloîtres ; nous nous figurons que lorsque nous avons
p213
cité l' office, nous sommes quittes avec Dieu ;
c' est là une sérieuse erreur ; il faut aussi
travailler et souffrir et nous paressons et nous
ne nous immolons pas. Où est dans tout cela la
sainte folie de la croix ?
-ah çà, père, répliqua M. Lampre, sauf votre
respect, vous vous moquez de nous. Vous êtes couvert
d' infirmités ; il y a des mois où vous ne pouvez
mettre un pied devant l' autre, où vous vous traînez
pour atteindre la chapelle, le long des murs. Des
immolations ? Mais en voilà ! Que voulez-vous de
plus.
Qu' il n' y ait pas dans les monastères assez de
religieux arrivés à la vie unitive et fondus en
Dieu, d' accord et il y a assez longtemps que je me
tue à vous le crier ! Mais enfin, voyons, au
Val-des-saints, vous l' attestiez tout à l' heure,
il n' y a pas de mauvais moines ; c' est déjà un
point ; d' un autre côté, la situation spirituelle y
est meilleure que dans bien des abbayes plus riches
l' argent, comme partout, poursuit son oeuvre de
détraquement et les moralise. Vous êtes
heureusement pauvres et n' êtes pas par conséquent
agités de la monomanie de bâtir des palais et
d' acheter des parcs.
Le noviciat est rempli de petites âmes blanches ; il
me semble que vous allez pâtir et réparer plus pour
les autres que pour vous-même.
p214
Durtal souriait devant ce renversement des rôles.
C' était M. Lampre qui défendait maintenant les
bénédictins, alors que c' était lui qui d' habitude
les attaquait.
-nous avons aussi l' orgueil de notre robe à expier,
reprit, d' une voix plus basse, le p. De Fonneuve ;
nous vivons sur une antique réputation dont nous
ne sommes plus dignes ; il est temps de faire
notre mea culpa, maintenant que le bon Dieu nous
frappe.
Durtal le regardait. Le vieillard avait les yeux
pleins de larmes ; il parlait si humblement, d' un
ton si convaincu.
Durtal qui l' admirait et l' aimait pour sa grande
science et sa grande bonté ne put s' empêcher de
l' embrasser ; et le vieil homme se mit alors à
sangloter contre l' épaule de son ami.
Puis il regimba.
-voyez, le beau moine ! S' exclama-t-il, en tâchant
de sourire ; une femmelette ne serait pas plus
faible ; ah ! Je peux dire que je n' ai pas volé,
moi, ce qui m' arrive ! Au fond, c' est parce que
j' ai vu emballer des livres auxquels je m' étais
trop attaché, que je me suis attendri de la sorte ;
cela t' apprendra, sotte bête, à ne pas suivre ta
règle qui te défend de tenir à quoi que ce soit !
Adieu, je vais boucler ma valise ; je serai de
retour
p215
dans quelques jours. Vous assisterez à notre prise
de coule, n' est-ce pas ?
-bien entendu, père.
Le vieux prieur s' éloigna.
-vous avez causé avec le révérendissime ?
Demanda Durtal à M. Lampre.
-oui, sacision est prise. Aucun religieux, sauf
le p. Paton, ne restera au Val-des-saints ; c' est
l' écroulement définitif de notre projet d' offices.
Le père abbésire d' ailleurs vous en parler
lui-me, car il a, en même temps, quelque chose
à vous proposer.
-quoi ?
-il ne me l' a pas conté.
Les cloches sonnèrent les coups de pres ; tous
deux se rendirent à l' église. Après l' office qui
n' eut rien de particulier, car c' était celui
d' un simple confesseur pontife, coté sous le rite
double, l' abbé revêtit une étole blanche et, à la
suite desres marchant en tête, et précédé par le
frère Blanche qui portait sa crosse et par le
frèredre sa mitre, il regagna, à travers la
grande allée de l' église, le cloître.
M. Lampre et Durtal emboîtèrent le pas derrière
lui sous les galeries et entrèrent, à leur tour,
dans la salle du chapitre, une vaste pièce,
plafonnée de poutres,
p216
garnie, le long de ses murs, de simples bancs,
occupée au bout par la cathedra élevée de quelques
marches et au-dessus de laquelle était cloué un
crucifix. Deux tabourets étaient placés de chaque
té de ce tne et, à droite, se dressait une table
sur laquelle étaient posés, un bassin, une
aiguière et des serviettes.
Au milieu de la salle, en face du siège abbatial,
il y avait un tapis, deux flambeaux allumés, deux
chaises, une pour le novice, l' autre pour le
p. Felletin et devant celle destinée au novice,
un escabeau et un coussin de velours rouge.
Lorsque tous furent assis, le p. Felletin s' avança
vers le p. Abbé, le salua et dit, en latin :
-rérendissime père, la règle a été lue déjà, pour
une première fois, à notre frère Baptistin Cholet ;
vous plaît-il de le revêtir de la coule des
novices ?
-allez et amenez-le.
Le p. Felletin sortit et revint, quelques minutes
après, avec le frère Cholet qui baissait,
intimidé, les yeux.
Il se prosterna, étendu à plat ventre sur le
plancher.
-quid petis ? Que demandez-vous ?
-la miséricorde de Dieu et la confraternité avec
vous.
Et l' abbé répondit :
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-que le seigneur vous associe à ses élus !
-amen.
L' abbé reprit :
-surge in nomine domini ; levez-vous, au nom
du seigneur.
Le frère se leva et se mit à genoux ; l' abbé lui
montra la règle de saint Benoît, s' enquit de savoir
s' il voulait l' observer et, sur sa réponse
affirmative, il répliqua " que Dieu achève ce qu' il
a commencé en vous " puis il parla, remerciant le
sauveur qui lui donnait, dans les moments si
douloureux qu' il traversait, la consolation de voir
persévérer une vocation dans son abbaye, et
lorsqu' il eut fini son allocution, il se coiffa de
la mitre simple, en toile d' argent, entonna
l' antienne " mandatum novum do vobis " et les versets,
les mes que ceux chantés au lavement des pieds
du jeudi saint, alternaient, échangés par les deux
choeurs des moines.
Dès le début de l' antienne, le postulant, après
avoir salué l' officiant, était allé s' asseoir sur
la chaise préparée à son usage, en face du trône et
il avait défait ses bas et ses chaussures et tendu
ses pieds nus sur l' escabeau.
Et l' abbé, la taille ceinte d' un linge, suivi des
assistants et du p. Emonot, remplaçant le
rémoniaire, le
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p. D' Auberoche, parti à Paris pour dénicher de
l' argent, s' agenouilla sur le coussin de velours.
L' un des assistants tint le bassin, un autre versa
de l' aiguière de l' eau tiède parfumée de plantes
aromatiques, et le révérendissime lava les deux
pieds du frère, les essuya, avec une serviette dont
il se servit ensuite pour couvrir seulement les
doigts, en laissant le reste des pieds à nu, puis il
les baisa, et, chacun vint à son tour s' agenouiller
et les baiser.
à la façon dont s' appliquait la bouche, l' on
pouvait se rendre compte du plus ou du moins de
ferveur et d' affection desres et des frères ; les
uns appuyaient les lèvres, embrassaient réellement,
voyant en ce nouveau venu, ainsi que dans tout hôte,
l' image du Christ ; les autres embrassaient aussi
fortement, par affection fraternelle ; d' autres,
au contraire, frôlaient seulement, se bornaient à
remplir un devoir, sans y attribuer plus
d' importance. Durtal, lui, rêvait à cette coutume,
issue des premiers âges, perpétuée par l' église, à
cette leçon d' humilité que saint Benoît infligeait
à tous ses moines... et, soudain, il ne put
s' empêcher de sourire ; le père Philogone Miné,
assis, la tête perdue, dans un coin, la recouvrait
subitement, ainsi que d' habitude, alors qu' il
s' agissait d' un office. Il se démenait et, soutenu
par deux
p219
frères, se traînait jusqu' au coussin, déposait, en
souriant, un bon gros baiser sur les pieds du
petit Cholet et était ramassé avec peine et
reconduit à son banc.
Quand tous eurent ainsi défilé, sur un signe du
maître des cérémonies et tandis que le choeur
chantait le cantique : " ubi charitas " , le novice se
rechaussa et vint se mettre à genoux, au milieu du
chapitre ; les religieux en firent autant, devant
leurs bancs.
L' abbé ôta sa mitre et chanta, tourné vers son
siège, une série de versets, récita le kyrie
eleison et le pater et termina par trois oraisons
dont la dernière empruntée à l' office du
patriarche : " renouvelez, seigneur, dans votre
église, l' esprit qui animait à votre service le
bienheureux Benoît, abbé, afin qu' en étant remplis,
nous aimions ce qu' il a aimé et accomplissions les
oeuvres qu' il a prescrites. Par J. -C. N. -S. "
tous les moines ayant répondu amen, le révérendissime,
en tête du chapitre, se retira.
Cette cérémonie devait se compléter, le lendemain
matin, à la grand' messe où, après l' antienne de la
communion, suivie du veni creator, l' abbé imposait
la coule au novice qui allait ensuite accoler ses
frères les novices, et s' installer à la place qu' il
devait désormais occuper au choeur.
p220
Cette solennité préliminaire du " mandatum " était
toujours touchante par cette prosternation d' un
abbé aux pieds de l' enfant qu' il accueillait, parmi
les siens ; Durtal y avait assisté, nombre de fois,
mais dans les circonstances où celle-ci se
produisait, la veille d' un part pour l' exil, elle
devenait singulièrement émouvante.
Il ruminait ces réflexions sous les arcades du
cloître, quand le p. Ramondoux vint l' aviser que
l' abbé l' attendait pour l' entretenir.
Il monta au premier étage où était située la
chambre du révérendissime. Elle ne différait de
celles des autres que parce qu' elle possédait, en
sus, un petit cabinet à peu près noir, dans lequel
était un lit de fer semblable à tous ceux de la
communauté ; le reste était aussi minable :
murailles badigeonnées au lait de chaux, bureau
peint en noir, chaises et fauteuil de paille,
armoire de bois blanc et sur la cloison, une croix
de chêne sans Christ, et la vierge en couleur de
beuron sous passe-partout.
Dom Anthime Bernard serra la main de Durtal qui
baisa son anneau et il lui dit, lorsqu' ils furent
assis :
-mon cher enfant, voici près de deux anes que
vous vivez près de nous et avec nous ; tous vous
aiment et vous estiment ; dans quelques jours, nous
allons vous
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quitter puisque le p. Felletin m' affirme que vous
n' avez point l' intention de nous accompagner en
Belgique ; je n' ose vous donner tort, car je ne
sais même pas comment nous allons être organisés
dans ce pays de Waes dont les habitants ne parlent
que le flamand, mais, une fois débrouillés, je
vous avertirai et vous allez me promettre que, dès
que votre chambre sera prête, vous viendrez nous
voir ; c' est convenu, n' est-ce pas ?
Durtal s' inclina.
-maintenant, autre question. M. Lampre aurait été
heureux et, vous aussi, je crois, que je pusse
conserver un certain nombre de pères, ici, pour
garder le monastère et continuer l' office. Cela
n' est pas possible. Outre les ennuis que cela nous
attirerait de la part du gouvernement auquel nous
fournirions peut-être un ptexte pour mettre la
mainmise sur l' abbaye, j' ai besoin de tout mon
personnel là-bas et il va être bien duit par les
permissions que je suis for d' accorder à beaucoup
de mes moines, désireux d' aller visiter leur
famille, avant de s' acheminer vers l' exil.
Je tenais à vous dire cela, moi-même, pour que vous
sussiez bien que je ne pouvais me conduire
autrement ; il me reste maintenant une demande à
vous adresser.
Vous n' ignorez pas qu' il est de notre devoir strict
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d' empêcher, à tout prix, une interruption de
l' office ; il faut donc que le service liturgique
persiste ici, jusqu' au moment où nous pourrons le
reprendre en Belgique.
En sus du p. Paton, qui à cause de nos vignobles,
ne peut s' éloigner du Val-des-saints, je laisserai,
pendant les quelques jours nécessaires, le père
sacristain et un novice, le fre Blanche. Cela
fait trois. Je n' ai pas le quatrième indispensable
pour composer le choeur ; les quelques-uns auxquels
j' avais songé, ayant justement sollicité un congé,
durant ce temps. Or, j' ai pensé que vous
consentiriez à faire ce quatrième. Vous connaissez
l' office aussi bien que nous, depuis deux ans que
vous le pratiquez. Vous êtes oblat, bénédictin
comme nous, il n' y a donc point de difficultés.
-cela dépend ; s' il ne s' agit que de réciter
l' office, je puis, en effet, m' en tirer. S' il
s' agit au contraire, de le chanter ou de servir la
messe, j' en suis absolument incapable.
-il ne s' agit de rien de cela ; les convers
adjoints au père Paton serviront les messes et, en
admettant même qu' ils doivent être tous retenus, en
me temps, dans le vignoble, le frère Blanche que
je délègue justement comme aide des deuxres s' en
chargera. Quant
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au chant, il n' y en aura point, les deuxres étant
totalement dénués de voix. On se bornera donc à
psalmodier.
-alors c' est convenu.
-je vous remercie. L' existence, seul, ici, va
devenir bien lourde pour vous, reprit l' abbé, après
un silence. N' avez-vous pas l' intention d' évacuer,
après notre départ, le Val-des-saints ?
-certes, je n' ai jamais été un fervent de la
campagne et si j' y suis venu, c' est à cause de
l' abbaye. L' abbaye disparue, rien ne m' intéresse ici.
Après bien des réflexions, il me semble que le plus
sage serait d' abandonner la province qui
m' horripile, d' ailleurs, et de retourner à Paris.
Je tâcherai de choisir un quartier tranquille, d' y
dénicher un logis clair et sec, à bon compte, près
d' une chapelle, s' il y a moyen.
-pourquoi n' iriez-vous pas près de nos amies, les
bénédictines de la rue monsieur. Elles ont
grand' messe et vêpres chantées, chaque jour ; ce
sont de saintes filles ; vous pourriez dans leur
sanctuaire suivre vos offices.
-c' est une idée, en effet ; mais à propos,
permettez-moi, mon révérendissime, de vous interroger,
car j' ai besoin, moi-même, d' être fixé sur le
moment où je
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pourrai arranger mes affaires ; quand a lieu
l' exode de vos religieux ?
-la semaine prochaine ; le noviciat partira en
bloc avec les convers, sous la direction du
p. Felletin. Ils feront, en arrivant, le plus gros
de l' ouvrage et prépareront l' oratoire et les
chambres. Une équipe de pères, avec Dom De
Fonneuve, nous quittera ensuite et lorsque ceux-là
seront détassés, j' emnerai avec moi le reste
de l' abbaye. Je tiens à demeurer, le dernier, à
bord.
-bien, alors, moi, je prendrai le train pour
Paris, aussitôt que le service liturgique sera
recommencé en Belgique.
-c' est entendu.
Durtal rebaisa l' anneau du p. Abbé et, une fois
hors du couvent, il se heurta contre le cuqui
s' y rendait.
Celui-ci se mit aussitôt à geindre sur la situation
politique et à déplorer le bannissement des moines.
Il parlait, intarissable.
Mon Dieu, pensa Durtal, lorsqu' il fut débarrassé
de cet importun, il sied d' être équitable. Je
pardonnerai difficilement à ce prêtre d' avoir
aboli le plain-chant et embrené nos oreilles de ses
fredons, mais, si, contrairement à son avantage qui
est de posséder l' église du
p225
Val-des-saints à lui seul, il regrettait
sincèrement, comme il l' assure, l' émigration des
pères, eh, bien vrai ! Je lui serrerais de bon coeur
la main, car cela prouverait qu' en pit de toutes
ses manigances, il est véritablement un brave
homme ! Sur ce, allons dîner, et, le soir, à table,
alors que Mme Bavoil, un peu calme, s' enquérait
du départ des bénédictins, Durtal lui raconta
son entrevue avec le père abbé.
-qui est-ce, dit-elle, ce re sacristain qui doit
rester avec Dom Paton ?
-je le connais peu. Dom Beaudequin est un gros
Normand ; il a la putation d' être un finassier et
un cogne-fêtu. L' abbé le prête probablement parce
qu' il est très bien avec le curé. Il l' a d' abord
roulé par sa force d' inertie et ses faux-fuyants ;
puis on ne sait pourquoi, par un besoin de
domesticité naturel, peut-être, il est devenu son
homme-lige et son meilleur ami. Mais cela m' est
égal ; je le verrai juste aux heures des offices et,
sorti de, bonsoir.
Quant au p. Paton, lui, c' est le contraire, un
moine franc, d' une seule pièce, solide et sûr, un
saint religieux, paraît-il ; seulement il travaille
constamment dans sa vigne et je ne l' ai guère
fréquenté, jusqu' à ce jour.
-bah, vous serez bientôt liés ; -à propos,
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Mlle De Garambois est venue pour vous voir ; elle
ne cesse de pleurer et répète que si elle n' avait
pas son oncle, elle filerait, elle aussi, en
Belgique.
-lorsqu' on y réfléchit, répondit Durtal, les
personnes les plus à plaindre dans cette aventure,
c' est encore nous. En effet, après l' instant
douloureux de l' arrachage de leur ancien cloître,
les res retrouveront, une fois installés à
Moerbeke, leurs cellules et leurs offices. Un
vrai moine n' a qu' une patrie, son couvent. Qu' il
soit en France ou à l' étranger, peu importe,
puisqu' il ne devrait pas sortir de sa clôture ;
l' exil ne le changera donc pas ; sauf qu' il boira
de la bière au lieu de vin, à table, sa vie sera
la même ; les novices, eux, se consolent à l' idée
de voir du pays ; ce sont des enfants que les
voyages amusent, mais nous, c' est notre existence
par terre ; avec le carambolage de cette sacrée
loi, c' est le déménagement, le chambard...
-oui, on peut s' apprêter à manger de la vache
enragée d' âme, conclut Mme Bavoil, en soupirant.
CHAPITRE XV
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Les tristes journées et les plus tristes nuits
commencèrent. Les stalles des religieux au choeur
se vidaient, chaque jour. Tous décampaient, avant
la déportation, dans leurs familles et devaient
rejoindre l' abbé à Paris pour se diriger de cette
ville, sur la Belgique.
Faute des éléments nécessaires, les messes n' avaient
plus maintenant qu' un seul servant ; le degré du
rit n' était plus reconnaissable qu' au nombre
allumé des cierges.
Les commentaires des journaux allaient leur train.
L' on ne parlait plus que du retour en son empire
de ce czar qui semblait n' être venu en France que
pour détourner l' intérêt du public et occuper le
le du joueur
p228
d' orgue couvrant les cris de la victime, dans
l' affaire de Fualdès ; et l' exode des deux abbayes
de Solesmes était, avec la visite finie de
l' empereur Russe, le sujet de tous les entretiens
du cloître.
Les novices admiraient cette façon de se retirer, à
grand spectacle, et regrettaient qu' il ne pût en
être de même au Val-des-saints, où l' on se
disséminait en de petits paquets ; les moines rassis,
hochaient la tête disant : la population de
Solesmes vaut mieux que la nôtre, et encore
faudra-t-il s' assurer, une fois que les bénédictins
auront le dos tourné, si ces gens ne s' allieront
pas avec leurs adversaires ! L' on causait aussi de
l' embarquement pour l' île de Wight des moniales de
sainte Cécile : c' était l' abandon complet de ce
Solesmes que Dom Guéranger avait tant aimé !
Et sans espoir de retour, pensait Durtal, car
avant qu' il ne soit longtemps l' abbaye de
Saint-pierre sera vendue par le gouvernement et
prise.
Le moment du départ du noviciat, au Val-des-saints,
approchait. L' on résolut de célébrer au moins,
avant que cette avant-garde n' eût quitté le cloître,
un dernier office pontifical ; le curé offrait
l' église pour la veille même de la mise en route
des novices, pour le dimanche, fête de notre-dame
des sept douleurs ; et cette festivité
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de tristesse semblait bien choisie pour dire à
jamais adieu à l' église, car, à partir du lendemain,
les res, trop peu nombreux pour tenir le choeur,
devaient rester chez eux et oeuvrer les offices dans
l' oratoire.
Ce dimanche, les paysans des environs arrivèrent.
Presque tous étaient socialistes et n' avaient cessé
de réclamer la suppression des congrégations ; mais
ils sentaient que la fermeture du monastère était
la ruine du pays et des alentours. Tous vivaient
de ces frocs détestés, les pauvres, surtout, qui
déposaient leurs paniers à la porterie, les
remportaient pleins et avaient ainsi leur nourriture
assurée de chaque jour.
Ces gens étaient, à la fois, marris et furieux ;
leur opinion était que les bénédictins auraient dû
se soumettre à la loi et continuer à se laisser
gruger par eux.
La difficulté était d' organiser, pour cette dernière
fête, une granderémonie ; car le personnel était
restreint. L' on y parvint cependant ; le tapis de
smyrne, le prie-Dieu vert, les draperies tendues
d' habitude derrière le siège abbatial et de chaque
té de l' autel, étaientjà emballés. On les
compensa par des caisses d' arbustes et des fleurs.
Le trône abbatial se détacha sur un fond de
verdures et les reliques qui n' étaient pas encore
serrées étincelèrent aux feux des cierges. Le
p230
père Emonot fut promu maître des cérémonies,
Dom Paton et un autre moine assistèrent comme
diacre et sous-diacre l' abbé ; le porte-crosse, le
porte-mitre, le porte-bougeoir furent triés parmi
les jeunes novices et le porte-queue fut un convers.
Le rôle de céroféraires fut confié à des enfants de
choeur et il demeura entendu que les frèresdre
et Blanche qui avaient de jolies voix remplaceraient
deux des chantres absents et se tiendraient,
habillés, au choeur.
Et la cérémonie se déroula avec les vestiges de son
ancienne splendeur, l' abbé, en cappa-magna,
bénissant les fidèles, à son entrée, avant que de
lébrer, lui-même, la messe.
La messe était belle, d' une liturgie singultueuse,
dressant, à son entrée, la croix, entre la sainte
vierge et saint Jean et le chant du stabat ouvrait,
au bout du graduel, une échappée sur la colline du
calvaire. Il n' était pas de séquence plus touchante,
car celle-là était, en quelque sorte, la Madeleine
des proses ; elle arrosait de ses larmes les pieds
de la mère, ainsi que la Madeleine avait arrosé
avec les siennes les pieds du fils ; et le
tremblement même des voix claires des frères Gèdre
et Blanche qui avaient peur de chanter devant tout
le monde, au choeur, ajoutait encore à l' émotion de
ces
p231
strophes réclamant de Marie la grâce de pleurer
et de compatir avec elle.
La messe, ainsi ingénûment et craintivement traitée,
avait une autre tendresse, un autre accent
d' adoration que celle qu' aurait vociférée, s' il
avait été présent, le préchantre Ramondoux qui
écrasait, de parti-pris, avec les mugissements de
son marteau-pilon, les autres voix,
quelle chance qu' il ait obtenu congé, celui-là !
Se disait Durtal ; et il ajouta mélancoliquement :
hélas ! C' est la dernière bouteille de plain-chant
que je bois, car dès demain, le cellier des
lodies grégoriennes sera vide !
Après l' évangile, le curé monta en chaire, demanda
la bénédiction au p. Abbé, fit l' éloge des moines
et exprima, au nom de la paroisse, le regret de les
voir partir.
Il parla net et bien.
Cela rachète tout, me la haine du plain-chant,
pensa Durtal et il lui pressa la main et le
félicita, à la fin de la messe ; puis s' en fut
trouver le p. Felletin dans sa cellule.
Il voulait se confesser, une dernière fois, à son
ami, mais il n' y avait plus ni prie-dieu, ni chaise ;
tout était ôté jusqu' au crucifix et à la gravure en
couleur de la
p232
vierge ; une paillasse sans draps gisait, seule,
étendue, pour y passer la nuit, sur le carreau.
Le père s' assit sur le rebord de la fenêtre et
comme le sol était couvert par la poussière du
déménagement, Durtal déploya un vieux journal et
s' agenouilla dessus.
Quand il se fut relevé, ils s' entretinrent.
Dom Felletin essayait de réagir contre la
tristesse qui l' accablait ; il causait de l' avenir en
lequel il avait foi, des desseins providentiels qui
tendaient certainement à épurer l' église, dule
inconscient que jouaient les énergumènes des deux
chambres, destinés, sans le savoir, à accomplir
peut-être une besogne utile, et il disait :
-demain, nous décamperons, au petit jour et nous
coucherons, le soir, à Paris chez les nédictines
qui nous ont préparé un dortoir.
J' emmènerai, le matin, après la messe, tous les
novices et les convers à notre-dame des victoires et,
dans l' après-midi, nous ferons, si nous avons le
temps, un pèlerinage à la basilique de Saint-denys,
et, en tout cas, à saint germain-des-près, car il
est juste que nous allions saluer la vierge que l' on
y révère et qui est nôtre et que nous rendions aussi
une visite à nos grands ancêtres, Mabillon et
Monfaucon dont les dalles
p233
furaires sont scellées dans le mur de la chapelle
cemment attribué à Benoît Labre. -
Saint-germain-des-prés est la basilique de Paris
qui est la plus remplie de souvenirs pour nous.
Outre qu' elle fut l' abbatiale du monastère, elle
recèle maintenant notre-dame la blanche,
consolatrice des affligés. Sa statue, située à
droite de la grande porte d' entrée, fut offerte, au
quatorzième siècle, à notre abbaye de Saint-denys
par la reine Jeanne d' évreux et, après avoir
journé pendant la révolution au mue des petits
Augustins, elle est revenue se fixer à
Saint-germain-des-près, dans une ancienne église
de notre observance. Elle est donc une relique
bénédictine, bien oubliée,las ! Car personne,
me dans nos cloîtres, ne la connaît.
-la pauvre église ! S' exclama Durtal, a-t-elle été
assez saccagée ! D' abord, avouons-le, par nos
frères de saint Maur, qui, au dix-septième siècle,
se plurent à la travestir à la mode du jour ; depuis,
ç' a été le comble ; l' on a, si l' on peut dire,
sulpicié ses murs en les recouvrant avec les
banales images de cette pieuse leucorrhée de la
peinture que fut Flandrin ! L' on a remanié la nef,
du haut en bas, remplacé ses chapiteaux du
onzième siècle par de grossiers reliefs revêtus d' or,
peinturluré les colonnes, les voûtes, en
d' affreuses
p234
nuances, des rouges de tripoli mêlés à des bruns de
terre, des gris de poivre, des verts défraîchis de
laitues cuites.
Mais, tout de me, je pense à une chose, père. Si
défigurée, si souillée qu' elle soit, elle est
admirable, si nous la comparons aux sanctuaires
bâtis par les culs-de-jatte d' âme de notre temps ;
avec son choeur du douzième siècle dont les contours
ont été presque ménagés par des architectes
distraits, elle vaut même qu' on l' explore, au point
de vue de l' art. Eh bien, si, comme tout l' annonce,
j' échoue à Paris, ne serait-ce pas le cas d' y
citer souvent mon office et d' y dire la prière à
notre père saint Benoît et l' hymne brève le
" te decet laus " que, seuls, nous possédons dans
notre bviaire. Depuis plus de deux siècles, le
patriarche ne les entend plus sous ces voûtes ; je
lui montrerai ainsi qu' il existe encore à Paris
quelqu' un qui parle sa liturgie et se souvient et
de lui et des siens.
J' irai-cela va de soi-voir aussi la vierge
bénédictine ; à défaut de moines, elle se contentera
d' un laïque de l' ordre qui la priera, en sachant au
moins qui elle est et d' où elle vient ; je serai
tout de suite, en pays de connaissance, avec elle.
-oui, faites cela, mon cher enfant, et ne m' oubliez
p235
pas auprès de la madone dans vos prières, ah ! J' en
aurai grand besoin car l' on a beau être religieux,
l' on n' en est pas moins homme et c' est affreusement
dur que de s' arracher à tout cela, murmura le
religieux, en montrant par la croisée, l' église,
les bâtiments et les jardins.
Durtal qui s' approcha de la fenêtre regarda les
allées qui s' étendaient devant lui, celle des
charmilles réservée auxres et celle couverte d' un
berceau de vignes, aux novices.
Elles étaient désertes ; tout le monde était
accaparé par les derniers préparatifs. La vie
s' était retirée jà des jardins ; la solitude y
commençait avant la fuite.
-et les corbeaux de saint Benoît et les colombes
de sainte Scholastique ? Interrogea Durtal, qui
apercevait, au fond de l' allée des raisins, la
grotte grillagée surmontée d' une statue de
saint Joseph.
-le p. Paton les soignera. Que voulez-vous, nous
ne pouvons nous charger, dans un tel déménagement,
de ces pauvres bêtes.
Un petit coup discret retentit à la porte et la tête
du frère Gèdre parut.
-père, on va procéder à l' emballage des reliques.
-venez-vous, dit le moine qui se revêtit de la
coule.
p236
Ils montèrent dans la salle d' étude du noviciat ; des
reliquaires de vermeil et de bronze doré, de toutes
formes, églisettes ou donjons, daillons ronds ou
ovales, s' entassaient sur des tables. Deux novices
tenaient des cierges allumés. Dom Emonot
enveloppait chacun des phylactères dans une bande
de lin blanc et les déposait dans le foin des
caisses.
Quand le travail fut achevé, l' on salua, avant de
les fermer, les caisses et l' on éteignit les
cierges.
Durtal fit ses adieux à chacun, car l' on ne devait
plus se revoir et, rentré avec le p. Felletin,
dans sa cellule, ils s' embrassèrent longuement.
-je vous donne rendez-vous à Paris, dit le père
maître ; je serai bien forcé d' y aller de temps en
temps, pour les affaires de mon noviciat. J' irai
vous demander à dîner ; ayez confiance, tout
s' arrangera mieux que nous ne le croyons.
-que Dieu vous entende ! Soupira Durtal.
Et la même scène des adieux se renouvela, quelques
jours après, avec le p. De Fonneuve. Durtal
l' avait vainement cherché dans les corridors, à la
bibliothèque, dans sa cellule ; il avait fini par
pénétrer dans l' oratoire où il l' avait découvert,
pleurant, la tête dans ses mains, devant l' autel.
p237
Le vieillard semblait harassé par de sombres
pressentiments. Nous nous retrouverons, là-haut,
disait-il, mélancoliquement.
-et avant, à Moerbeke quand j' irai vous y visiter
ou à Paris lorsque vous vous y rendrez, tâchait
de répondre gaiement Durtal.
-venez vite là-bas, si vous voulez revoir encore
votre vieux prieur, répliqua le moine, et il serra
son ami dans ses bras et le bénit.
C' est la fin de tout, pensa Durtal, lorsque ces
deux religieux qu' il avait le plus ais furent
partis. Une fois disparus, il s' effondra, découragé,
tuant les heures, en errant d' une pièce dans une
autre, parcourant les allées du jardin, mal
partout, incapable de tout travail.
Et un dégoût absolu d' essayer quoi que ce fût, de
bouger de chez lui, l' accablait. S' il était enfin
décidé à regagner Paris, c' est qu' il n' avait pas
l' embarras du choix. Du moment qu' il ne voulait pas
sider sans les bénédictins au Val-des-saints, il
n' y avait plus qu' à cingler sur Paris, car le moyen
terme d' un séjour dans une ville de province, où il
n' eut plus eu alors ni les agréments de la
campagne, ni les avantages d' une capitale, eut été
absurde. Non, c' était l' un ou l' autre.
La résolution une fois prise, l' idée de s' embarquer
p238
dans un train, de chercher un logement et de
déménager, l' affolait ; il vaudrait mieux s' enterrer
ici plutôt que de recommencer encore une nouvelle
vie, plutôt que d' en revenir où j' en étais, il y
a quelques années, gémissait-il.
Paris, Dieu sait pourtant si je l' avais quitté,
sans esprit de retour ! Et je suis acculé à y rentrer,
car enfin, c' est idiot de songer, même pendant une
seconde, à demeurer ici. Ah non, j' ai assez vu les
décevants museaux des courges armoriées et des
paysans de ce bourg ; tout, mais pas ça !
Et il tentait de se stimuler, de s' exciter sur
Paris.
Il y aura une mauvaise passe à franchir, celle du
déménagement, mais après, lorsque je serai installé,
il sera très possible de s' organiser une existence
quasi conventuelle, vraiment douce.
Paris est plein d' églises, saturées de prières,
plus pieuses que ne sont toutes les églises
unies de la province ; et ses chapelles de la
vierge à notre-dame des victoires, à Saint-séverin,
à Saint-sulpice, à l' abbaye aux bois, chez les
dames Saint-thomas de Villeneuve ne sont-elles
point d' accueillants dispensaires où la madone
cicatrise, en souriant, les plaies ?
L' été, il pourrait se promener, en bouquinant, sur
le quai, faire escale à Saint-germain-l' auxerrois,
dans
p239
cette chapelle des âmes du purgatoire, si solitaire,
si recueillie, au fond de son abside sombre ;
d' autres fois, il pousserait jusqu' à saint Séverin
et notre-dame ou s' attarderait, au retour, à
Saint-germain-des-prés ; n' y avait-il pas à Paris
des sanctuaires pour tous les épisodes d' âme ?
Ajoutons, comme distraction, entre la visite de deux
églises, les musées du louvre ou de cluny. Enfin,
au point de vue bénédictin, maintenant que tous les
cloîtres de l' ordre allaient disparaître du
territoire, Paris n' était-il point le dernier
refuge ?
Si les moniales de la rue monsieur étaient autorisées
depuis des années, ainsi que l' affirmait le
p. De Fonneuve, il devenait possible de suivre des
offices et d' entendre encore du plain-chant, et,
d' autre part, Saint-germain-des-prés, avec sa
vierge, ses tombeaux de religieux de saint Maur,
son choeur où avaient prié, pendant tant d' anes,
des moines, était apte aux souvenirs, et aux
oraisons, propice. Que peux-tu désirer de plus ?
Se disait-il.
Et il s' incitait sur ces promenades des quais,
s' éperonnait sur ces églises ; il essayait de les
souhaiter et il écoutait en lui s' il ne surgissait
point un assentiment qui répondît à ces exhortations.
Et il n' entendait rien ;
p240
la perspective de rejoindre Paris ne le séduisait
pas.
Il regardait alors le jardin qui était, à ce moment
de l' automne, en pleine floraison. Les oiseaux
pépiaient dans les taillis ; les basilics et les
lisses s' étoilaient de fleurettes blanches. Les
asters, les menthes et les sauges étaient peuplés
d' abeilles qui les piétinaient et pompaient leurs
sucs, les ailes levées, en se cassant ; les
feuillages des marronniers se cuivraient et ceux
des érables muaient leur rouge sang en bronze ; les
épingles du cèdre bleuissaient et ses branches
se couvraient de petites gousses brunes ; et dès
qu' on y touchait, il en sortait une poussière d' un
jaune soufre qui vous saponifiait, ainsi que de la
poudre de lycopode, les doigts.
était-ce l' ombre parfumée de ce jardin, ses sentes
d' arbres tranquilles, ses massifs de fleurs qui le
détournaient de convoiter Paris ? Non, car il ne
se sentait aucune attache à cette terre et à ces
bois ; aucun regret ne sourdait à la pensée de se
parer de cette campagne où il avait pourtant bien
cru finir ses jours. Il n' aspirait ni à réhabiter
Paris, ni à résider au Val-des-saints ; alors quoi ?
Ce que je voudrais, ce serait de demeurer ici, mais
avec les offices et avec les moines ! S' écriait-il ;
et il rêvait
p241
subitement à un renversement de ministère arrivant
en coup de foudre pour rétablir les choses et lui
permettre à lui de rester et aux religieux partis
de revenir. C' était fou ! -mais ces débauches
d' imagination ne servaient qu' à renforcer son
découragement car il retombait de son haut, après
chaque évasion, et souffrait plus.
Ces démences n' étaient que douloureuses pendant le
jour, mais elles devenaient vraiment effrayantes
avec la nuit.
Aussitôt que la bougie était éteinte, les ennuis se
désordonnaient ; l' ombre agissait sur l' esprit,
comme un miroir grossissant de phantasmes, comme
un microscope qui changeait les fêtus en poutres.
Toutes les difficultés s' exagéraient. Ce
déménagement, mais il allait falloir ramener une
voiture capitonnée de Paris, une ? Deux, car ses
cinquante paniers de livres composaient, à eux seuls,
le chargement d' un wagon. à quel prix monterait
alors cette expédition !
Et puis arrêter un appartement, c' est facile à dire.
? Comment d' ailleurs loger autant de bibelots et
de volumes ? Il n' y avait pas à compter sur une
maison neuve où en fait de murs, il n' existe que des
cloisons vitrées et des portes à double battant, le
tout tapissé de boiseries crème et surmonté de
plafonds bleutés. Ces
p242
appartements-là sont bâtis pour des gens qui n' ont
pas de meubles et encore moins de livres !
Il sera donccessaire de découvrir sa niche dans
un vieil immeuble, mais alors c' est l' humidité, le
manque de jour, l' incommodité de pièces mal
distribuées, difficiles à chauffer ; c' est la
glacière et c' est le cabanon.
Ensuite mes recherches sont circonscrites dans le
vie et le viie arrondissement, près de la rue
monsieur, s' il est possible. Trouverai-je, à un prix
raisonnable, le havre envié, dans ces parages ?
Et si, en ruminant ces réflexions, il parvenait à
s' assoupir, il somnolait d' un sommeil concassé et se
veillait, brisé, vers les trois heures ; il se
forçait à ne pas ouvrir les yeux, pour essayer de se
rendormir, pour ne pas rentrer encore dans
l' odieuse réalité, pour oublier ; mais c' était peine
perdue ; le rappel de la vie sonnait la diane de ses
maux et le jetait, éperdu, sur son séant. Il
allumait au plus vite pour chasser les idées noires,
mais la panique des futures épreuves soufflait en
tempête ; leclic était parti, la mécanique de
l' imagination se roulait à toute vapeur. Il
tentait, pour se ressaisir, de réciter un chapelet,
mais les grains coulaient entre ses doigts, sans
que la pensée, pivotant sur la même piste, pût les
écouter.
p243
Quatre heures sonnaient et c' était affreux. L' on
n' entendait plus rien, après le dernier coup. Les
cloches de l' abbaye ne volaient plus depuis le
départ du noviciat et les cent tintements, qui
annonçaient la descente à l' église, se taisaient ;
l' angelus restait muet aussi ; c' était la mort de
l' air.
Et quand il s' était bien remâcses ennuis et ses
craintes, Durtal s' exaspérait contre ces
catholiques qui continuaient de s' amuser, de vivre
comme si de rien n' était, alors que l' on chassait les
moines ! Les journaux, tels que le gaulois, qui
racontaient les dîners, les réceptions, les bals,
ne permettaient de garder aucun doute sur la
navrante inconscience de ces gens.
Les pauvres religieux, qui s' en occupait ? Sinon,
pour les exterminer, les soldés du panama et les mis
à prix des chambres.
J' ai bien peur, soupirait Durtal, que la mère
Bavoil n' ait raison lorsqu' elle prédit
d' épouvantables châtiments ; ce que la patience de
Dieu doit être à bout ! D' ailleurs, rien ne tient
plus ; tout s' écroule ; c' est la faillite dans tous
les camps, faillite de la science matérialiste et
faillite de l' éducation des grands séminaires et
des ordres, en attendant la banqueroute générale qui
ne peut tarder ! Les anarchistes ont peut-être
raison.
p244
L' édifice social est si lézar, si vermoulu, qu' il
vaudrait mieux qu' il s' effondrât ; on verrait à le
reconstruire, à neuf, aps.
En attendant, il est fort à craindre que le seigneur
ne nous laisse mijoter dans notre jus et
n' intervienne que lorsque nous serons tout à fait
cuits ; si seulement nous étions cet or dans la
fournaise dont parle la bible, mais va te faire
fiche, nous ne sommes que de la râclure de plomb dans
une cocote de cuisine ; nous fondrons sans nous
épurer.
Voyons, si je me levais ; il est enfin cinq heures !
Et il s' habillait et descendait assister à la messe
du cloître.
Comme les autres offices, cette messe matutinale
était singulièrement mélancolique dans l' oratoire
qui n' était éclairé que par des cierges. Le père
abbé ne la célébrait plus avec les deux assistants
et le bougeoir des prélats. Un seul convers la lui
servait, ainsi qu' aux autres moines.
Durtal agenouillé par terre, dans cette pièce
voûtée en cul-de-four, simplement garnie de stalles
et de bancs, se sentait envahi par une telle
détresse qu' il pouvait à peine prier ; son unique
consolation était de communier avec les religieux
qui n' étaient pas prêtres et les convers. Il se
prosternait avec eux aux pieds du
p245
père abbé, tandis que l' un d' eux récitait le
" confiteor " et elle était très douce cette réfection
des proscrits se repassant fraternellement le linge
de la communion.
Et c' était alors un grand silence ; chacun accroupi
dans l' ombre, demandant au seigneur la force
d' endurer l' épreuve et, après la messe, chacun s' en
allait, sans échanger un mot.
Mon Dieu, se disait Durtal, en revenant chez lui,
n' aurait-il pas mieux valu trancher l' amarre d' un
coup, plutôt que de se traîner et de s' émietter, les
uns et les autres, ainsi.
Enfin le départ du père abbé et du dernier groupe
de ses pères fut fixé. La veille, aux vêpres,
Durtal considérait, angoissé, le vieillard qui
tenait la tête dans ses mains, sans bouger. Il la
retira et, dans son visage contracté, les lèvres
tremblaient. Il donna le signal de l' office, en
frappant avec son petit marteau, sur le pupitre.
Et tandis qu' on psalmodiait d' abord none, Durtal
se disait, en écoutant le psaume " in convertendo " ,
quelle ironie se dégagerait de ce psaume qui chante
la joie du retour, s' il n' y avait point ce verset
affirmant " que celui qui sème dans les larmes
coltera dans
p246
l' allégresse " . L' allégresse, la reverrons-nous jamais,
ici ?
Et après les vêpres, à ce moment où, avant de sortir
de l' oratoire, chacun se recueillait, le front dans
le scapulaire ramené sur la face, Durtal ne put
s' empêcher de refouler ses larmes et de se crier,
en lui-même : ah ! Bonnere la vierge, et vous
pauvre saint Benoît, c' est fini, la lampe s' éteint !
Il rentra, le coeur chaviré, à la maison.
Mme Bavoil qui lisait un vieux bouquin près de son
fourneau était, elle-même, assaillie par une crue de
tristesse. Ils se regarrent, en hochant la tête.
Mme Bavoil reprit son livre et lut à mi-voix :
" pourquoi pensez-vous que si peu arrivent à la
perfection ? C' est que peu se résolvent d' embrasser
les privations qui contrarient leur nature, qui la
font souffrir et que personne ne veut être
crucifié. Notre vie se passe en théorie spirituelle
peu pratiquée. La providence a plus de soin de ceux
à qui elle fournit de plus belles occasions de
souffrir ; mais Dieu ne fait ses faveurs qu' à ses
meilleurs amis, de leur donner tout ensemble et
l' occasion et la grâce de bien souffrir. "
-sans doute, soupira Durtal qui vérifia le volume.
Il reconnut un ouvrage de mystique, très rare,
provenant
p247
de la bibliothèque de l' abbé Gévresin : les
oeuvres spirituelles de M. De Bernières-louvigny.
-mon Dieu, dit Mme Bavoil enposant son livre,
qui nous délivrera de ces ouvriers d' iniquités, de
ces possés des synagogues et des loges ?
-personne. Il y a deux ptendants au trône,
madame Bavoil, mais ils attendent qu' on leur
apporte la France sur une assiette.
-chaude peut-être ?
-non, car ils auraient peur de se brûler. Il n' y
a plus d' hommes. Humainement parlant, il n' y a rien
à espérer. Le pays ressemble à l' un de ces
vignobles de nos alentours dont m' entretenait le
père Paton. Il est infecté de ce qu' on appelle le
pourridié ; c' est une des maladies les plus
anciennes de la vigne, en Bourgogne ; ce n' est pas
le phylloxéra, mais ça ne vaut guère mieux. Le
pourridié est un champignon qui pourrit les ceps.
Ils s' affaiblissent, penchent peu à peu leurs
rameaux en forme de tête de saule ; enfin, ils
meurent et leurs racines sont tellement putréfiées
qu' il suffit de tirer légèrement la souche avec ses
doigts pour l' arracher.
à l' heure actuelle, l' on n' a encore découvert aucun
rede qui soit efficace contre les ravages de ce
parasite ; l' on n' en connaît pas non plus qui puisse
enrayer
p248
les dégâts de ce pourridié des chambres dont nous
sommes, nous aussi, atteints.
Celui-là ne laisse, comme l' autre, après lui, que
des fétidités et des caries. Il gruge la France et
la décompose : c' est la dissolution de tout ce qui
fut honnête, de tout ce qui fut propre. Ce pourrid
a fait de notre pays un vignoble de consciences
inanimées, un clos d' âmes mortes !
-la vendange desmons ! Notre ami ; mais voyons,
à quelle heure s' en va, demain, le père abbé ?
-à cinq heures.
-nous irons à la gare ?
-bien entendu.
Le lendemain, en effet, ils se rendirent au chemin de
fer et furent rejoints en route par M. Lampre
et Mlle De Garambois et, si lancolique qu' il
fût, Durtal ne put s' empêcher de sourire, en
considérant sa soeur l' oblate, car, malgré son
chagrin et ses yeux gros de larmes, elle n' avait pu
omettre sa chère liturgie. Elle était pavoisée de la
couleur du jour, le blanc des vierges, mais elle
s' était permis, vu la circonstance, de donner un
accroc au rite, en joignant une pointe de deuil au
blanc, en arborant une cravate violette.
Quand ils pénétrèrent dans la salle d' attente, ils
y
p249
virent le baron des Atours, sa femme, sa fille,
d' autres hobereaux issus des châteaux des environs
qui causaient avec le curé, dans un coin.
Durtal serra la main du prêtre, salua les
gentilhommes et, pour la première fois, l' on se la.
L' affliction commune fit oublier les bisbilles et
les noises et rapprocha les deux camps.
Il n' y avait pas à douter de la sincérité de ces
gens, ils étaient de bons catholiques et, bien
qu' ils n' aimassent point, pour de petites raisons
de clocher, les cloîtres, ils ne pouvaient en de
telles circonstances, s' empêcher deplorer cette
odieuse persécution et de regretter le départ des
moines.
Ils en parlaient tristement et pas plus que Durtal,
ils ne croyaient à leur prompt retour dans le pays.
Pour interrompre le deuil de ces propos, le cu
annonça la grande nouvelle qu' il avait apprise, la
démission de mgr Triaurault enfin remise et
acceptée et la nomination de son successeur, l' abbé
Le Nordez, maintenant signée.
-je le connais, cet églisier, dit M. Lampre, à
voix basse à Durtal ; et je vous assure que nous
allons avoir avec lui l' ardélion des cultes ; ce
que mgr Triaurault, si à plat ventre pourtant
devant le gouvernement, va
p250
apparaître tel qu' un évêque indépendant, en
comparaison de celui-là ! Les bénédictins font bien
de partir et je leur conseille de ne pas rentrer
dans le diocèse, car il serait capable de leur
interdire d' y célébrer la messe.
-les voici ! S' exclama Durtal.
La porte s' ouvrit et l' abbé, en tête de ses
religieux, parut. Il était pâle et sa grande taille
semblait cassée. Derrière lui se pressaient les
pères, charriant des valises et des sacs. On les
reconnaissait à peine sous leurs chapeaux de prêtres,
tant on avait l' habitude de ne les voir que têtes
nues. Le p. Titourne perdait un peu, de la sorte,
son allure de long pierrot noir, mais il était plus
blême que de coutume et s' agitait auprès de deux
religieux, l' infirmier et le sous-infirmier qui
traînaient, en le tenant sous les bras, le père
Philigone Miné. Lui voulait ôter le chapeau dont
on l' avait coiffé et qui le gênait.
Le baron des Atours s' avaa à la rencontre de
l' abbé ; il excusa son fils absent, parti pour
passer ses examens de l' école navale, puis il
présenta, au nom de son groupe, les compliments de
condoléance des châtelains.
Dom Bernard s' inclina et remercia plus
particulièrement la baronne et sa fille d' avoir
fait deux lieues, de si matin, pour venir de leur
château à la gare, lui apporter le témoignage de leur
pieuse sympathie ; et il fut, à cet instant,
repoussé loin d' elles par un flot de foule qui
envahit la salle. Des paysannes, arrivées des
hameaux voisins l' entouraient, en geignant. -ayez
confiance, espérez, disait-il, cherchant à se
dégager, souriant à Mlle De Garambois et
Mme Bavoil qui s' étaient agenouillées pour baiser
son anneau.
Des sifflets lacérèrent la gare, le train arrivait
et il y eut une minute d' affolement. Le père
Titourne se démenait, à la recherche de la valise
du révérendissime qu' il avait déposée, il ne savait
plus où ; Dom Paton et le petit frère Blanche
embrassaient à la suite, tous les pères et,
profitant du désarroi, le sacristain Dom Baudequin
se glissait dans le cercle du curé, pour faire sa
cour aux nobles.
Tous se jetèrent à genoux. à ce moment il
bénissait les siens, l' abbé si maître pourtant de
lui, frémit et des larmes jaillirent de ses yeux.
Ce fut un soulagement pour la pauvre Mlle De
Garambois qui étouffait ; elle se prit à sangloter
avec Mme Bavoil.
Le chef de gare pressait les religieux de monter. Ce
fut alors lamentable. On dut hisser le père
Philigone
p252
Miné dans le wagon. Il gémissait et refusait de
partir. Il ne se calma que lorsque son abbé se fut
placé sur la banquette près de lui.
-adieu, mes enfants, dit le révérendissime, en
retenant par la portière les mains de Durtal et de
M. Lampre ; du courage, nous nous reverrons.
Le train s' ébranla ; ils s' agenouillèrent sur le quai
et il les enveloppa, une dernière fois, d' un grand
signe de croix, et dans des nuages de fumée, dans
des vacarmes de ferrailles, tout disparut.
Durtal se releva et, malade de tristesse, aperçut
le petit frère Blanche qui pleurait si fort qu' il
lui tombait des yeux sur le sol, comme des gouttes
d' orage.
Le père Paton vint l' étreindre et le consoler.
Incapable d' en supporter plus, Durtal, de peur
d' éclater rentra, en avant des autres, à pas
accélérés, chez lui.
CHAPITRE XVI
p253
La vie au Val-des-saints devint sinistre. L' horloge
avait été arrêtée au moment même le p. Ab
franchissait le seuil de son abbaye pour se rendre
à la gare. Il n' y avait plus d' heures, plus de
sonneries, plus de cloches. L' impression funéraire
que dégagea ce bourg fut telle qu' instinctivement
les paysans se mirent, ainsi que dans une chambre
de malade, à parler bas.
Les auberges dont la meilleure clientèle était
composée par tous ces gens qui venaient de Dijon
et des alentours visiter le cloître, se désemplirent
d' un coup ; le coiffeur que sustentaient les grandes
tonsures des moines et les barbes des retraitants
put fermer, tous les jours, sauf le samedi soir,
sa boutique ; mais les commeants les plus
directement et les plus promptement atteints furent
le boulanger et surtout le boucher qui, faute d' un
débit suffisant, conserva ses carnes mortes ou ne
les tua plus. Ce fut, dans le village, un
p254
contentementral ; le maire et les conseillers
municipaux l' exploitèrent habilement contre le
monastère. Aux plaintes des habitants leur
reprochant d' avoir par leur politique anticléricale
ruiné la commune, ils répondirent : nous n' avons
pas chassé les moines ; s' ils avaient demandé
l' autorisation, nous aurions appuyé leur requête
auprès du préfet. Ils se sont révoltés contre la
loi ; nous n' y sommes pour rien ; prenez-vous-en
à eux.
Et les paysans s' indignèrent, en effet, contre les
bénédictins, voire même contre le curé qui, faute
d' argent, ne pouvait secourir les malheureux ; mais
leur bête noire fut le p. Paton qui supprima leurs
derniers bénéfices, en refusant aux étrangers la
permission d' explorer la solitude du cloître ; lui,
était peu facile à émouvoir ; il usa cependant
d' advertance, en affublant les trois convers qui
devaient rester à demeure avec lui dans les
bâtiments vides, de costumes civils. Ils
dissimulaient, ainsi que Durtal, le grand scapulaire
de l' ordre sous les vêtements ; l' un d' eux gardait
la porterie et préparait la cuisine du petit camp ;
les deux autres travaillaient, en tant qu' ouvriers
loués, à la vigne et logeaient dans une dépendance
de la maison de M. Lampre. De son côté,
Dom Beaudequin habitait chez son ami le curé et le
petit frère Blanche avait été recueilli par Durtal.
p255
Mlle De Garambois donnait un coup de main à
Mme Bavoil pour les apprêts du déménagement et
elles ficelaient les paquets ensemble ; quant à
M. Lampre, il faisait la navette entre Dijon et
le Val-des-saints ; il consultait les avoués, les
hommes d' affaires, organisait des travaux de
défense autour de l' abbaye, la bastionnait de
procédure, accumulait les précautions en vue d' une
attaque possible.
Les gendarmes ne tardèrent pas, en effet, à arriver ;
mais ils constatèrent que les papiers étaient en
règle, qu' un seul religieux était domicilié, avec
un concierge laïque, au monastère et ils s' en
furent.
Telle était la situation, quelques jours après le
départ du père abbé.
Durtal gisait, démâté, et s' il n' avait pas eu
auprès de lui cet être angélique qu' était le frère
Blanche, il aurait sûrement sombré dans le
découragement. Jamais il n' aurait cru que ses moines
lui tenaient autant au coeur ; un mirage se
produisait. Il ne voyait plus lesfauts, les
ridicules, les tares, tout le côté trop humain du
couvent ; la partie honnête mais médiocre du milieu
s' enfonçait dans l' ombre, tandis que les deux
extrémités, la vieillesse et l' enfance, s' avançaient
en pleine lumière : les vieux religieux et ceux
formés d' après l' ancien module,
p256
vraiment imposants et vraiment pieux et les petits
novices dans toute la première ferveur de leur
vocation. Grâce à ces deux éléments, il sortait une
vertu de ce monastère et il en était de cette vertu
de même que de la force liturgique ; le courant
continu devenait par accoutumance presque insensible,
mais l' on se rendait compte de sa très réelle
puissance, par sa propre faiblesse à soi, aussitôt
qu' il se trouvait interrompu.
à se rappeler le p. Abbé, si indulgent et si bon, le
p. De Fonneuve, le p. Felletin, le p.
D' Auberoche, tous ces pères qu' il avait et
fréquentés et aimés, Durtal attisait ses regrets et
stimulait aussi son aversion pour ces paysans qu' il
savait le détester autant que ces bénédictins dont
il était l' ami.
Des inscriptions tracées au charbon et à la craie sur
les murs de l' abbaye et sur les siens : " à bas les
moines, à bas les ratichons, à bas les calotins " ,
certifiaient l' animosité sans cause de ces gueux.
Ah ! Se disait-il, si je n' avais pas promis au
vérendissime de séjourner ici, jusqu' à la reprise
des offices à Moerbeke, ce que je filerais d' une
traite sur Paris et secouerais la poussière de mes
souliers sur cet affreux pays !
Et cependant, il n' avait guère le loisir de ruminer
ses ennuis, car il ne disposait pas d' une minute de
libre.
p257
Il lui fallait d' abord descendre à l' oratoire,
après avoir soigneusement scruté ses offices de peur
de se tromper et, quand il était de retour chez lui,
il enveloppait, avec le petit Blanche, de
couvertures en papier, ses reliures les plus
fragiles, classait dans des cartons ses notes,
emballait ses bibelots, ordonnait tout pour que les
déménageurs n' eussent plus qu' à bourrer les paniers
qu' ils apporteraient et les charger.
Forcément, les services avaient été réduits. Le
p. Paton était accablé de besogne ; aussi disait-il
ses matines et ses laudes, seul, en allant au
vignoble et il revenait, à six heures, célébrer la
messe à laquelle tous assistaient. Elle était
précédée de prime et de tierce et suivie de sexte
psalmodiés en commun. Ce après quoi, chacun se
rendait à ses affaires et l' on retournait à la
petite chapelle, à cinq heures, pour psalmodier
none et vêpres et l' oncitait les complies avant
de se coucher, chez soi.
Les offices étaient annoncés par le frère Blanche
qui agitait une sonnette de marchand de coco sous le
cloître ; les moines revêtaient leur coule et l' on
entrait, deux par deux, en rang, dans l' églisette,
les deux pères en tête et le novice et l' oblat en
queue.
Là, on se divisait et, après une génuflexion devant
p258
l' autel, on se saluait. Durtal s' installait près
du père Paton dans les stalles et Dom Beaudequin
et le frère Blanche leur faisaient vis à vis, de
l' autre côté du choeur.
La mélancolie des offices ânonnés dans leconfort
de cette cave obscure ! Durtal ôtait de sa poche
un tronçon de bougie qu' il allumait et posait sur le
rebord du pupitre ; et il s' écarquillait les yeux à
lire son diurnal dont les caractères turbulaient,
en dansant une saltarelle de pattes de mouches, de
pattes rouges et noires.
Les petites heures se dévidaient sans difficultés ;
il savait d' ailleurs par choeur les hymnes et les
psaumes de la semaine, invariables du mardi au
samedi. Il n' avait à étudier que celles du dimanche
et du lundi qui diffèrent ; mais lespres se
compliquaient ; elles étaient faciles à débiter,
alors même qu' elles se coupaient à partir du
capitule et passaient d' un saint à un autre, mais
à la fin, c' était l' embrouillamini de la bobine ;
il y avait parfois trois commémoraisons et il
fallait se souvenir des numéros de la série, sauter
d' un bout du livre à l' autre afin de piquer les
antiennes, et de détacher les suppliques. En dépit
de tous les signets, de toutes les images insérées
entre les pages en guise de marques, c' était, à
chaque saint qui défilait, une chance de se leurrer.
Ah ! Avec ses perpétuels renvois et ses
p259
erreurs de pagination quel instrument défectueux,
quel outil absurde, que celui de ce diurnal !
Si seulement on avait eu le temps de chercher, de
se récupérer, mais non ; sous peine de gâcher
l' office, il convenait que l' antienne fut prête
et lancée à temps ; et, dans la fatigue des
courbettes exigées par la doxologie, dans le
trémoussement continuel du texte, aux lueurs
incertaines d' un lumignon, les exercices liturgiques
étaient pénibles.
Enfin, Durtal s' en tirait tant bien que mal ; mais
la préoccupation de ne pas gaffer l' empêchait de se
recueillir, de comprendre le sens même des versets
qu' il psalmodiait. Il ne se reprenait qu' à cette
minute , avant de sortir de la chapelle, la
prière individuelle est permise.
Il y avait pourtant, après sexte, un moment
douloureux où l' oraison commune ramenait chacun à la
réalité des alentours, le moment le p. Paton,
pour clore l' office, disait à voix basse :
-divinum auxilium maneat semper nobiscum-que
l' aide de Dieu demeure toujours avec nous.
-et cum fratribus nostris absentibus, amen-et
avec nos frères absents, ainsi soit-il-
pliquaient les trois autres, en baissant aussi le
ton.
p260
Cette exoration, à des époques moins troublées, se
férait simplement aux frères en voyage ;
aujourd' hui, elle s' appliquait à tous les moines
partis pour toujours peut-être de leur résidence ;
et il y avait un silence après le répons, un rappel
de la scène de l' embarquement au train, et de
l' abandon où tous les quatre se trouvaient dans
l' abbaye vide ; et l' on se quittait sans avoir le
courage de se confier la tristesse de ses pensées.
Souvent, Durtal errait, le matin, quand sexte
était terminée, dans les jardins de l' abbaye et il
y fumait de mélancoliques cigarettes.
Délaissé même avant la fuite, car tous les convers
avaient été employés aux empaquetages, le jardin
devenait déjà un peu fou ; les herbes couraient dans
les allées ; des tomates écrasées jonchaient la
terre ; des poires se talaient sur le sol. Les
pauvres fleurettes jaunes des plantes de rebut,
des moutardes, des benoîtes et des potentilles,
celles surtout de l' herbe de sainte Barbe, de ce
lar, d' aspect si indigent avec ses tiges grêles
qui se croisent et ressemblent à de minuscules
perchoirs de perroquets, envahissaient les massifs
pointaient les ronces. La nature, qui cessait
d' être surveillée, commeait à faire des siennes.
p261
Quelquefois, avec le frère Blanche, il se
promenait sous le berceau de vigne des novices.
Au bout de l' allée, ils s' approchaient de la grotte
qui abritait, dans ses deux compartiments grillés,
les colombes et les corbeaux.
Les corbeaux étaient bêtes fort vérables, car ils
provenaient d' une lignée rapportée du mont cassin
l' on en élevait des couples, en l' honneur du
patriarche ; et les colombes possédaient, elles,
le privilège, le jour de la sainte Scholastique,
d' être lâchées, à la fin du repas, dans le
fectoire où elles picoraient près des moines,
sur les tables, les miettes.
Ces volatiles, qui ne voyaient plus devant eux qu' un
chemin silencieux et désert, paraissaient ahuris.
Les corbeaux se renfrognaient, les uns contre les
autres, sans bouger ; mais les colombes
reconnaissant le petit frère qui les gâtait
d' habitude, se précipitaient sur la grille,
au-devant de lui ; et il ouvrait la cage, les
prenait, une à une, leur donnait à manger des
grains, les embrassait, les assurait qu' il ne les
oublierait pas et il les remettait dans leur logette
presque en pleurant.
Ah ! Disait-il, si je ne devais pas voyager avec le
père Beaudequin qui a l' horreur des animaux, je
les aurais bien amenées avec moi et je suis certain
que
p262
le révérendissime ne m' aurait pas trop grondé ;
heureusement que Dom Paton ne les laissera pas
jeûner.
D' autres fois, lorsque ce père ne retournait pas à
sa vigne, après l' office, tous deux demeuraient avec
lui et l' aidaient à nettoyer un peu le fouillis des
salles ; le plancher était encombré de copeaux,
de papiers, de paille, et ils balayaient le tout
et l' on en chargeait une brouette que l' on vidait
dans le trou au fumier, au fond du clos.
Quand les cellules et les couloirs furent un peu
rappropriés, le moine les conduisit dans le grenier ;
il avait formé le dessein de le ranger, mais le
courage leur manqua pour monter à l' assaut des
barricades d' objets hétéroclites qui l' emplissaient.
Les déchets accumulés, depuis des années, d' un
couvent étaient là. Le cellerier avait la manie de
ne rien jeter et il posait dans ce capharnaüm
tous les engins hors d' usage, tous les ustensiles
brisés. Il y avait des literies malades et des
arrosoirs qui avaient perdu leurs pommes et qui
fuyaient par le bas, des bidons de pétrole cres
et des lampes mortes ; il y avait des tables sans
pieds, des tabourets cassés, des marmites
infidèles ; il y avait même des statues décapitées
de saints, le tout enchevêtré, pêle-mêle, sous une
couche
p263
de poussière traversée par des caravanes de rats.
Dom Paton tira du tas une chaise par la patte qui
lui restait et ce fut un écroulement d' on ne sait
quoi. L' on entendit des bruits de ferrailles et de
vitres qu' on brise et ils furent couverts et
aveuglés par un nuage de poudre. Ils s' en tinrent là.
Il faudrait une escouade de sapeurs du génie pour
nous frayer un chemin dans le maquis de ce rancart,
disait le religieux, en s' époussetant. Et ils
redescendaient et devisaient, en ambulant sous les
arcades du cloître. Ce moine plaisait à Durtal par
sa dignité et sa bonté simple ; avec sa haute taille,
son visage basané par le soleil des vignes, ses yeux
en eau couleur d' acier que barraient de grandes
lunettes aux cercles de corne, il était d' aspect
plutôt noueux et dur ; mais une douceur très timide
se cachait sous cette enveloppe d' ermite. Durtal
se confessait à lui et admirait sa discrétion, sa
sagesse, son besoin de s' effacer, son amour vraiment
ingénu pour la vierge ; il admirait aussi cette
affection toute paternelle qu' il témoignait au petit
Blanche. Il eût été son véritable enfant qu' il
ne l' eût pas plus attentivement choyé.
Il est juste de dire qu' il eût été difficile de ne
pas aimer ce moinillon si naïf, si candide, avec son
avenante figure, ses yeux limpides, son rire frais,
son
p264
allégresse toujours renouvelée de servir le seigneur
et d' être bénédictin ; mais la parfaite innocence
de cet enfant, sa piété foncière et tranquille
n' excluaient pas une vision très claire des
alentours, une observation placide de la vie qu' il
exprimait avec une franchise absolue, sans jamais
s' inquiéter des ennuis qu' il pourrait avoir.
Et il s' en était attiré du côté du père Emonot qu' il
vérait et qu' il approuvait lorsqu' il lui
infligeait de longues coulpes pour avoir trop
librement parlé.
-il est très juste, affirmait-il ; il me tombe
souvent dessus sans que je sache pourquoi. Il me
l' explique et je ne comprends pas toujours bien la
gravité de la faute que j' ai commise ; mais du
moment que, lui, est sûr que je suis coupable,
c' est que je le suis. Ah ! Il ne badine pas, notre
père zélateur, mais s' il est si sévère, c' est qu' il
veut nous épurer et, vous savez, si l' on écoutait
avec soin ses conseils, si l' on consentait très
réellement à se mortifier, l' on finirait par devenir
un vrai moine.
-mais il me semble, petit frère, que vous les
suivez, ses conseils.
-mal ; quand je me crois innocent et qu' il me
punit, j' ai, tout au fond de moi, un premier
mouvement devolte. Je le réprime après, mais je
ne l' ai pas moins
p265
eu. Je subis mais je n' envie pas l' humiliation ; ce
qui vous montre combien j' ai peu tué le vieil homme
et combien je suis loin des préceptes de notre
sainte règle qui dit dans le chapitre v sur
l' obéissance, que si " le disciple se soumet de
mauvaise grâce, s' il murmure non pas seulement de
bouche mais me seulement dans son coeur, son
oeuvre ne sera pas agréée de Dieu qui voit dans son
coeur le murmure. "
et, après réflexion, il ajoutait : je n' ai pas
l' impatience de la servitude, je ne suis rien.
Puis, voyez-vous, reprenait-il, j' ai un cousin qui
était très instruit et qui est entré dans une
trappe ; eh bien, lui, n' a voulu être que convers.
C' est là, entre nous, la pierre de touche des deux
branches bénédictines ; chez les moines blancs,
personne ne veut, par humilité, êtrere, et chez
les moines noirs, aucun de nous ne veut être convers.
-mais... mais... s' écria Durtal, il y a vocation
pour tout ; vous serez plus utile ici, comme
religieux de choeur que comme frère !
-sans doute ; n' empêche que si j' étais vraiment
humble, je n' aurais pas désiré m' élever au rang
de profès !
-avec ce système-là, il n' y aurait plus d' offices !
p266
Certes, si quelqu' un est enthousiaste des trappes,
c' est moi qui ai connu dans l' une d' elles, à
notre-dame de l' âtre, une sainteté que je retrouve
difficilement autre part ; mais enfin la filiation
de Cîteaux a une mission spéciale différente de la
tre. Il y a place pour tous dans l' église ; les
ordres se complètent ; prenons-les donc pour ce
qu' ils sont et défions-nous, petit frère, n' ayons
pas trop l' ambition de l' humilité car elle ne
serait peut-être pas si éloignée qu' elle en a l' air,
de l' orgueil !
Un autre jour, en ficelant ensemble des liasses de
brochures, Durtal lui parlait de ce novice
rationaliste, que l' on avait fini par caser dans un
minaire en quête de sujets, et le petit
expliquait très lucidement l' état d' âme de ce
malheureux.
-le fre Sourche, disait-il, a le coeur vrai et
l' esprit faux ; il lisait... il lisait... et il
ne digérait rien ; c' était dans sa pauvre tête,
une salade, un pêle-mêle de scrupules et de doutes ;
alors, il étouffait, se ruait dans les couloirs,
les poings au corps et le front en avant, ainsi
qu' un boeuf, ou bien il s' enfermait pour sangloter
dans les lieux ; c' était une pitié, mais on ne
pouvait le garder car l' agitation pleuvait autour
de lui. Il aimait bien le bon Dieu mais, de peur
de perdre complètement
p267
la foi, il s' était fabriqué une religion presque
protestante, sans s' apercevoir qu' en lésinant sur le
surnaturel, il s' exposait à ne plus croire à rien
du tout.
Pauvre frère Sourche, si la cervelle était folle,
ce que le coeur était excellent ! Il n' y avait
pas d' être plus affectueux, plus charitable ; nous
étions bien amis ensemble ; aussi, lorsqu' il est
parti, nous avons échangé nos disciplines.
Au fait, pensa Durtal un peu interloqué par ce
genre de cadeau, les novices ne possèdent que cela
à eux ; ils ne peuvent donc se donner, en signe de
souvenir, autre chose.
-et votre petit frère Gèdre ?
-oh lui ! Il est un modèle de sagesse et de raison ;
le frère " trotte menu " , ainsi que nous l' appelons,
est avec notre vieux saint, le frère de Chambéon,
le plus avancé de tout le noviciat, dans la voie de
l' oubli de soi-même et de l' abandon en Dieu ; et
vous rappelez-vous sa jolie voix ! Je n' ai jamais
ouï chanter par personne la deuxième phrase du
graduel de la messe de la sainte vierge, le
" virgo dei genitrix " comme par lui. Ce qu' il priait
bien, en chantant ainsi !
Et lui-même se mettait à la chanter et, en
l' entendant, Mlle De Garambois qui hennissait
telle qu' un cheval
p268
de trompette, aussitôt qu' elle écoutait du
plain-chant, montait d' en bas elle travaillait
avec Mme Bavoil.
L' excellente créature aussi que celle-là ! Et
toujours aimable et toujours prête à rendre service.
Durtal regrettait de quitter ce Val-des-saints
si odieux pourtant, à cause d' elle et de son oncle.
M. Lampre ne pouvait évidemment habiter Paris,
mais, elle, qui avait constamment séjourné dans les
parages de couvents, pourquoi ne s' y fixerait-elle
point ? Et Durtal essayait de la cider à venir y
passer au moins l' hiver.
Mais elle répondait, à la grande joie du petit
Blanche :
-vous m' avez assez fréquentée pourtant pour savoir
que je m' acoquinerais, des heures entières, chez
les pâtissiers ; ici, je ne puis trop pécher par
gourmandise parce que je n' en ai pas l' occasion, mais
à Paris !
-c' est donc bien bon les gâteaux ? Questionnait
l' enfant qui n' en avait guère mangé dans sa vie.
-si c' est bon ! Elle levait les yeux au ciel et
ajoutait : " et avec un doigt de porto après " , puis
se reprenait, en rougissant un peu et s' écriait :
c' est mal ce que vous faites là, vous me
déconfessez ! Je sors du tribunal de la pénitence,
je ne pensais à rien et vous me remettez l' eau à la
bouche, en m' entretenant de ma gourmandise !
p269
Non, poursuivait-elle, plus calme. Moi, je suis
clouée, ici. Si je déménageais ce serait pour
revivre dans les alentours d' une abbaye, et
comprenons-nous, près d' une abbaye d' hommes, car
chez les religieuses, il n' y a pas de cérémonial,
pas de galas pontificaux, pas tout ce que j' aime.
Il me faudrait pour l' obtenir m' exiler à l' étranger
et encore je serais volée, car il n' y aurait très
probablement point, comme ici, comme dans tous nos
monastères de France, une église située hors de la
clôture et, par conséquent, accessible aux femmes.
Et alors, me voyez-vous dans un pays où je ne
connaîtrais pas un chat et je ne pourrais suivre
les offices.
Et puis d' ailleurs mon oncle est vieux et ce n' est
pas le moment, alors qu' il aurait besoin de moi, de
le lâcher !
-vous viendrez bien au moins, de temps en temps à
Paris ?
-ah ! Pour cela, oui.
-et quitte à l' induire à tentation, je lui
cuisinerai de joyeux fricots, disait Mme Bavoil
qui était montée la chercher.
Les journées s' écoulaient et le télégramme du
p. Abbé annonçant la reprise définitive des offices
en commun, à Moerbeke, n' arrivait pas.
p270
Durtal était prêt ; son plan de départ arté. Il
était résolu, aussitôt que Dom Beaudequin et le
petit Blanche auraient reçu l' ordre de rejoindre
leur corps en Belgique, de filer sur Paris. Une
foisbarq, en supposant qu' il eût la chance
de dénicher sans retard un appartement convenable,
il s' aboucherait avec le déménageur ; l' on pouvait
compter trois jours pour l' envoi des wagons au
Val-des-saints ; pendant ces trois jours, il ferait
coller, s' il était nécessaire, du papier neuf dans
les pièces et il attendrait patiemment, en les
laissant sécher, les quatre ou cinq autres jours
indispensables pour amener les meubles à Paris.
Il ne retournerait donc pas au Val-des-saints-ce
qui lui éviterait les frais d' un voyage-et
Mme Bavoil prendrait, de son côté, le train, dès
que les voitures seraient en route. La serviable
Mlle De Garambois se chargeait d' ailleurs de
l' hospitaliser chez elle, lorsque les lits seraient
emballés.
Et, mélancoliquement, dans le jardin, regardant les
massifs en fleur et les arbres, il disait au
frère Blanche :
-je ne sais pas si jamais, les uns ou les autres,
nous reviendrons ici ; mais quels changements nous
y découvrirons ! Tel de ces vieux arbres sera mort
et tel autre de ces jeunes sera devenu énorme ; tout
sera
p271
connaissable ; mon successeur sera sans doute
moins miséricordieux que moi pour les pauvres
plantes que j' ai conservées parce qu' elles étaient
vouées à des saints ; et il les énumérait, en les
indiquant à l' enfant : la primevère dédiée à
saint Pierre, la valériane à saint Georges ; le
tussilage ou pas-d' âne à saint Quirin ; le
seneçon Jacobée à saint Jacques ; le velar à sainte
Barbe ; l' armoise à saint Jean-baptiste ; l' inule
à saint Roch, combien d' autres !
Sauf la valériane, poussée dans la muraille et dont
les fleurs d' un rose de papier buvard, désalourdi
de son blanc qui semble reporté dans le vert de ses
feuilles, sont jolies, les autres qui exhibent, pour
la plupart, comme toutes les plantes proscrites des
massifs, des fleurettes d' un jaune vulgaire, sont
laides ; et le monsieur qui louera la maison ne
comprendra jamais pourquoi je les ai tolérées !
-quitter cela, c' est quand même pénible, murmurait
le frère Blanche, car vous êtes si confortablement
installé ; mais, moi, ce qui me chagrinerait le plus
à votre place, ce serait de ne plus voir notre-dame
de bon espoir, à Dijon.
-elle existe, sous un autre vocable, à Paris, la
vierge noire, répliquait Durtal ; et elle est
entourée,
p272
dans sa chapelle de la rue de Sèvres, d' un culte
autrement vivace que celui de notre mère de Dijon ;
quant aux madones blanches, il n' y a pas en
Bourgogne l' équivalent de notre-dame des victoires,
de notre-dame de l' espérance de saint Séverin, de
notre-dame de Paris, de notre-dame la blanche de
Saint-germain, de la madone de l' abbaye aux bois,
pour en citer cinq !
-le fait est que vous ne serez pas, à ce point de
vue-là, à plaindre, opinait le novice.
Enfin, un matin, alors qu' ils arrivèrent, tous les
deux, à l' oratoire, le p. Paton leur montra le
télégramme qu' il venait de recevoir. Il les avisait
de la reprise des offices et prescrivait le départ
des deux moines.
Encore qu' il s' y attendît, ce fut un gros crève-coeur
pour Durtal que de se séparer de son petit fre ;
ils avaient vécu, une semaine ensemble, et si
l' atmosphère n' avait pas été si surchargée de
tristesse et de regrets, l' existence eût été
vraiment confinée en Dieu et vraiment douce.
-ah ! Fit Durtal agenouillé à la chapelle, alors
que se termina, sur les vêpres du jour, le dernier
office-mon re saint Benoît, la lampe est
rallumée en Belgique, il ne nous reste plus qu' à
souffler notre pauvre lumignon ; -et il éteignit,
en effet, son bout
p273
de bougie, symbole très exact de la misère de ces
heures canoniales, psalmodiées à quatre !
Et après avoir, le lendemain, reconduit et embras
l' enfant à la gare, il s' en fut chez M. Lampre qui
avait voulu lui offrir unjeuner d' adieu ; mais
le repas fut lugubre ; malgré les grands crus, tous
étaient silencieux et absorbés. La débâcle de
l' abbaye s' achevait avec celle de l' oblature ; la
dispersion allait rompre tous les liens ; chacun
comprenait qu' on ne se reverrait guère.
Et cette sensation, Durtal l' éprouva, tenace,
obsédante, à Dijon, alors qu' il monta dans le
rapide ; ses amis l' avaient accompagné sur le quai
de la gare ; on se serrait les mains, on se
promettait de revenir en villégiature au
Val-des-saints et de se visiter à Paris et quand
le train détala, Durtal, sur sa banquette, n' eut
aucune illusion et se sentit vraiment, à jamais loin
de ces braves gens, seul.
Et il se disait :
l' expérience est close ; le Val-des-saints est
mort ; j' ai assisté à l' ensevelissement du monastère
et j' ai été l' aide-fossoyeur de ses offices. C' est
à cela que s' est borné monle d' oblat ; il est
fini maintenant car il n' a plus, aujourd' hui que
je suis arraché de mon cloître, de raison d' être.
p274
Il sied d' avouer tout de me que la vie est
singulière ! La providence m' a fait passer deux ans,
ici, pour me renvoyer ensuite gros-jean comme devant,
à Paris. Pourquoi ? Je l' ignore, mais je le saurai
sans doute, un jour. Je ne puis néanmoins
m' empêcher de croire qu' il y a eu maldonne en cette
affaire, que je suis descendu à une station
intermédiaire, au lieu de ne m' arrêter qu' au point
terminus, qu' à la tête de ligne.
Je me suis peut-être trompé, moi-même, en présumant.
En tout cas, mon seigneur, ce n' est pas bien ce que
je vais vous dire, mais je commence à me méfier un
peu de vous. Il semblait que vous deviez me diriger
sur un havre sûr. J' arrive-après quelles fatigues !
-je m' assieds enfin et la chaise se casse ! Est-ce
que l' improbité du travail terrestre se
percuterait dans les ateliers de l' au-delà ?
Est-ce que les énistes lestes fabriqueraient,
eux aussi, des sièges à bon marché qui s' effondrent
dès qu' on se pose dessus ?
Je ris et je n' en ai guère envie, car ces tunnels
dont je ne vois pas le bout m' effarent. Que vous
agissiez, au mieux de mes intérêts, il ne m' est pas
permis d' en douter et je suis très assuré aussi
que vous m' aimez et que vous ne me délaisserez point ;
mais, daignez, en
p275
excusant l' inconvenance de la proposition, vous
mettre une toute petite minute à ma place, et
avouez mon cher jésus, que je ne divague pas, en
vous attestant que je ne sais plus à quoi m' en tenir.
Ai-je obéi à votre volonté ou ne lui ai-je pas
obéi ? Je vous connus grand veneur d' âmes, les
chassant et les rabattant ainsi que la mienne, dans
une trappe. Ah là, il n' y avait point d' erreur ;
en me réfugiant dans un astère, j' étais certain
de vous contenter ; les indications étaient nettes
et les réponses précises. Aujourd' hui, vous ne me
forlancez plus ; je n' entends plus le frisson de vos
ordres et je suis réduit à me conduire, de moi-même,
selon les données de la raison humaine. Et ce que
je m' en fiche de celle-là ! Ce que je ne l' écoute,
que faute de mieux !
Songez aussi que je ne suis pas seul, que j' ai à
remorquer la mère Bavoil et que nous ne savons, ni
l' un ni l' autre, où nous allons ; c' est la parabole
des aveugles ; le fosest peut-être proche.
Dans quelques jours, si les choses vous agréent de
la sorte, nous serons réinstallés dans ce Paris
que nous pensions bien ne plus réhabiter. Qu' est-ce
qui va nous arriver là ? Les sièges y seront-ils
plus solides qu' au Val-des-saints, ou ne sera-ce
encore qu' une étape ?
p276
C' est égal, reprit-il, après un silence de pensée,
quel désastre de tranquillité, d' argent, de piété
liturgique, d' amitiés, de tout, que ce départ ! Je
geins et ce n' est cependant pas moi qui suis le plus
à plaindre. Songeons aux autres, à ceux qui restent,
à la pauvre Mlle De Garambois, isolée, sans
offices ; à M. Lampre qui se débat dans des
affaires de chicane pour sauver ses moines ; à ce
malheureuxre Paton surtout, abandonné, loin des
siens, sans existence monastique possible, dans ce
trou.
Mais leur infortune n' allège pas la mienne ; elle
ne fait, hélas ! Que l' aggraver et je tremble à
l' idée de rentrer à Paris, dans la bagarre ; quelle
tristesse !
Au lieu d' une propriété paisible, je vais retrouver
les boîtes à dominos d' une maison commune, avec
menace en dessus et en dessous, de femmes
s' hystérisant sur des pianos et de mioches roulant
avec fracas des chaises pendant l' après-midi et
hurlant, sans qu' on se résolve à les étrangler,
pendant la nuit ; l' été, ce sera la chambre de
chauffe, l' étouffoir ; l' hiver, en place de mes belles
flambées de pins, je considérerai par un guichet de
mica du feu en prison qui pue. En fait d' horizons,
j' aurai sans doute un paysage de cheminées. Bah ! Je
m' étais jadis habitué aux futaies des tuyaux de tôle
poussées dans le zinc des toits sur le fond
saumâtre des
p277
temps gris. Je m' y raccoutumerai ; c' est un courant
à reprendre.
Et puis... et puis on a bien des choses à expier.
Si la schlague divine s' apprête, tendons le dos ;
montrons au moins un peu de bonne volonté. On ne
peut pourtant pas toujours être dans la vie
spirituelle ce qu' est, dans la vie matérielle, le
mari de la blanchisseuse ou de la sage-femme, le
monsieur qui regarde, en se tournant les pouces !
Ah ! Mon cher seigneur, donnez-nous la grâce de
ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une
fois pour toutes, de vivre enfin, n' importe où,
pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de
vous !
p55
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