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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation [Document
électronique]. 1 / ouvrage posthume de M. Helvétius... ; [publ. par le prince
Galitzin]
PREFACE
pV
L' amour des hommes et de la vérité
m' a fait composer cet ouvrage. Qu' ils se
connoissent, qu' ils ayent des idées nettes
de la morale ! Ils seront heureux et vertueux.
Mes intentions ne peuvent être suspectes.
Si j' eusse donné ce livre de mon
vivant, je me serois exposé à la persécution
et n' aurois accumulé sur moi, ni richesses,
ni dignités nouvelles.
Si je ne renonce point aux principes que
j' ai établis dans le livre de l' esprit, c' est
qu' ils m' ont paru les seuls raisonnables,
les seuls depuis la publication de mon livre
que les hommes éclairés aient assez généralement
adoptés.
Ces principes se trouvent plus étendus et
plus approfondis dans cet ouvrage que dans
celui de l' esprit. La composition de ce livre
a réveillé en moi un certain nombre d' idées.
Celles qui se sont trouvées moins étroitement
liées à mon sujet, sont en notes, transportées
à la fin de chaque section. Les seules
que j' ai conservées dans le texte sont celles qui
pV1
peuvent, ou l' éclaircir, oupondre à des
objections que je n' aurois pu réfuter sans
en allonger et en retarder la marche.
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La section seconde est la plus chargée
de ces notes : c' est celle dont les principes
plus contestés, exigeoit l' accumulation
d' un plus grand nombre de preuves.
En donnant cet ouvrage au public,
j' observerai qu' un écrit lui paroît méprisable,
ou parce que l' auteur ne se donne pas
la peine nécessaire pour le bien faire, ou
parce qu' il a peu d' esprit, ou parce
qu' enfin il n' est pas de bonne foi avec
lui-même. Je n' ai rien à me reprocher
à ce dernier égard. Ce n' est plus maintenant
que dans les livresfendus qu' on
trouve la vérité : on ment dans les autres.
La plupart des auteurs sont dans leurs
écrits ce que les gens du monde sont dans
la conversation : uniquement occupés d' y
plaire, peu leur importe que ce soit par
des mensonges ou par des vérités.
Tout écrivain qui desire la faveur des
puissans et l' estime du moment en doit
adopter les idées : il doit avoir lesprit du
jour, n' être rien par lui, tout par les autres
et n' écrire que d' après eux : delà le
peu d' originalité de la plupart des compositions.
Les livres originaux sont semés çà
et là dans la nuit des tems, comme les
pV11
soleils dans les déserts de l' espace pour en
éclaircir l' obscurité. Ces livres font époque
dans l' histoire de l' esprit humain, et c' est
de leurs principes qu' on s' éleve à de nouvelles
découvertes.
Je ne serai point le panégyriste de cet
ouvrage : mais j' assurerai le public que
toujours de bonne foi avec moi-même,
je n' ai rien dit que je n' aie cru vrai, et
rien écrit que je n' aie pensé.
Peut-être ai-je encor trop ménagé certains
préjugés : je les ai traités comme un
jeune homme traite une vieille femme auprès
de laquelle il n' est, ni grossier, ni
flatteur. C' est à la rité que j' ai consac
mon premier respect ; et ce respect
donnera sans doute quelque prix à cet écrit.
L' amour du vrai est la disposition la plus
favorable pour le trouver.
J' ai tâché d' exposer clairement mes
idées ; je n' ai point en composant cet
ouvrage, desiré la faveur des grands. Si ce
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livre est mauvais, c' est parce que je suis
sot , et non parce que je suis fripon . Peu
d' autres peuvent se rendre ce témoignage.
Cette composition paroîtra hardie à des
hommes timides. Il est dans chaque nation
des momens où le mot prudent est
synonime de vil , l' on ne cite comme
pV111
sagement penque l' ouvrage servilement
écrit.
C' était sous un faux nom que je voulois
donner ce livre au public et le texte
en fait foi. C' étoit selon moi l' unique
moyen d' échapper à la persécution sans en
être moins utile à mes compatriotes. Mais
dans le tems emploà la composition de
l' ouvrage, les maux et le gouvernement
de mes concitoyens ont changé. La maladie
à laquelle je croyois pouvoir apporter
quelque remede est devenue incurrable : j' ai
perdu l' espoir de leur être utile et c' est à
ma mort que je remets la publication de
ce livre.
Ma patrie a ru enfin le joug du despotisme.
Elle ne produira donc plus d' écrivains célebres. Le
propre du despotisme
est d' étouffer la pensée dans les esprits
et la vertu dans les ames.
Ce n' est plus sous le nom de françois
que ce peuple pourra de nouveau se rendre
lebre : cette nation avilie est aujourd' hui
le mépris de l' Europe. Nulle crise
salutaire ne lui rendra la liberté. C' est par
la consomption qu' elle périra. La conqte
est le seul remede à ses malheurs,
et c' est le hazard et les circonstances qui
décident de l' efficacité d' un tel remede.
Dans chaque nation il est des momens
p1X
les citoyens incertains du parti qu' ils
doivent prendre, et suspendus entre un
bon et un mauvais gouvernement éprouvent
la soif de l' instruction, où les esprits,
si je l' ose dire, prépas et ameublis
peuvent être facilement pénétrés de
la rosée de la rité. Qu' en ce moment
un bon ouvrage paroisse ; il peut opérer
d' heureuses réformes : mais cet instant
pas, les citoyens insensibles à la gloire,
sont par la forme de leur gouvernement
invinciblement entraînés vers l' ignorance
et l' abrutissement. Alors les esprits sont
la terre endurcie : l' eau de la vérité y
tombe, y coule, mais sans la féconder.
Tel est l' état de la France.
On y fera de jour en jour moins de
cas des lumieres, parce qu' elles y seront
de jour en jour moins utiles ; parce qu' elles
éclaireront les françois sur le malheur du
despotisme sans leur procurer le moyen de
s' y soustraire.
Le bonheur, comme les sciences, est,
dit-on, voyageur sur la terre. C' est vers
le nord qu' il dirige maintenant sa course.
De grands princes y appellent le génie et
le génie la félicité.
Rien aujourd' hui de plus différent que
le midi et le septentrion de l' europe. Le
ciel du sud s' embrume de plus en plus par
pX
les brouillards de la superstition et d' un
despotisme asiatique. Le ciel du nord chaque
jour s' éclaire et se purifie. Les Catherines Ii,
les Fréderics, veulent se rendre
chers à l' humanité ; ils sentent le prix de
la vérité : ils encouragent à la dire ; ils
estiment jusqu' aux efforts faits pour la découvrir.
C' est à de tels souverains que je
dédie cet ouvrage : c' est par eux que l' univers
doit être éclairé.
Les soleils du midi s' éteignent et les
aurores du nord brillent du plus vif éclat.
C' est du septentrion que partent maintenant
les rayons qui pénétrent jusqu' en
Autriche. Tout s' y ppare pour un grand
changement. Le soin qu' y prend l' empereur
d' alléger le poids des impôts et de
discipliner ses armées, prouve qu' il veut
être l' amour de ses sujets, qu' il veut les
rendre heureux au dedans et respectables
au dehors. Son estime pour le roi de Prusse
présagea dès sa plus tendre jeunesse ce
qu' il seroit un jour. On n' a d' estime sentie
que pour ses semblables.
p1
INTRODUCTION CHAPITRE 1
des points de vue divers sous lesquels on
peut considérer l' homme : de ce que peut
sur lui l' éducation.
la science de l' homme prise dans toute son
étendue est immense, son étude longue et pénible.
L' homme est un modele exposé à la vue des
p2
différents artistes : chacun en considere quelques
faces : aucun n' en a fait le tour.
Le peintre et le musicien connoissent l' homme ;
mais relativement à l' effet des couleurs et
des sons sur les yeux et sur les oreilles.
Corneille, Racine et Voltaire l' étudient ; mais
relativement aux impressions qu' excitent en lui
les actions de grandeur, de tendresse, de pitié,
de fureur, etc.
Les Moliere et les La Fontaine ont considéré
les hommes sous d' autres points de vue.
Dans l' étude que le philosophe en fait, son objet
est leur bonheur. Ce bonheur est dépendant
et des loix sous lesquelles ils vivent, et des
instructions qu' ils roivent.
La perfection de ces loix et de ces instructions
suppose la connoissance pliminaire du coeur,
de l' esprit humain, de leurs diverses opérations,
enfin des obstacles qui s' opposent aux progrès
des sciences, de la morale, de la politique et de
l' éducation.
Sans cette connoissance, quels moyens de rendre
les hommes meilleurs et plus heureux ! Le
philosophe doit donc s' élever jusqu' au principe
simple et productif de leurs facultés intellectuelles
et de leurs passions, ce principe seul qui peut lui
véler le degré de perfection auquel peuvent se
porter leurs loix et leurs instructions, et lui
découvrir quelle est sur eux la puissance de
l' éducation.
Dans l' homme j' ai regardé l' esprit, la vertu et
le génie comme le produit de l' instruction. Cette
idée psentée dans le livre de l' esprit me
paroît
p3
toujours vraie ; mais peut-être n' est-elle pas assez
prouvée. On est convenu avec moi que l' éducation
avoit sur le génie, sur le caractere des hommes
et des peuples, plus d' influence qu' on ne l' avoit
cru ; c' est tout ce qu' on m' a accordé.
L' examen de cette opinion sera le premier de
cet ouvrage. Pour élever l' homme, l' instruire et
le rendre heureux, il faut savoir de quelle
instruction et de quel bonheur il est susceptible.
Avant d' entrer en matiere, je dirai un mot
1 de l' importance de cette question.
2 de la fausse science à laquelle on donne
encore le nom d' éducation.
3 de la sécheresse du sujet et de la difficulté
de le traiter.
INTRODUCTION CHAPITRE 2
importance de cette question.
s' il est vrai que les talens et les vertus d' un
peuple assurent et sa puissance et son bonheur,
nulle question plus importante que celle-ci.
Savoir.
si dans chaque individu les talens et les vertus
sont l' effet de son organisation ou de l' instruction
qu' on lui donne. je suis de cette derniere
opinion, et me propose de prouver ici ce qui n' est
peut-être qu' avancé dans le livre de l' esprit .
p4
Si je montrois que l' homme n' est vraiment
que le produit de son éducation, j' aurois sans
doute révélé une grande vérité aux nations. Elles
sauroient qu' elles ont entre leurs mains l' instrument
de leur grandeur et de leur félicité, et que
pour être heureuses et puissantes, il ne s' agit
que de perfectionner la science de l' éducation.
Par quel moyen découvrir si l' homme est en
effet le produit de son instruction ? Par un
examen approfondi de cette question. Cet examen
n' en donnâ-t-il pas la solution, il faudroit encore
le faire : il seroit inutile, il nous cessiteroit à
l' étude de nous-mes.
L' homme n' est que trop souvent inconnu à celui
qui le gouverne. Cependant pour diriger les
mouvemens de la poupée humaine, il faudroit
connoître les fils qui la meuvent. Privé de cette
connoissance, qu' on ne s' étonne point si les
mouvemens sont souvent si contraires à ceux que le
législateur en attend.
Un ouvrage l' on traite de l' homme, s' y fût-il
glissé quelques erreurs, est toujours un
ouvrage pcieux.
Quelle masse de lumieres la connoissance de
l' homme ne jetteroit-elle pas sur les diverses
parties de l' administration !
L' habileté de l' écuyer consiste à savoir tout ce
qu' il peut faire exécuter à l' animal qu' il dresse ;
et l' habileté du ministre à connoître tout ce qu' il
peut faire exécuter aux peuples qu' il gouverne.
La science de l' homme fait partie de la
science du gouvernement. Le ministre doit y
p5
joindre celle des affaires. C' est alors qu' il
peut établir de bonnes loix.
Que les philosophes pénetrent donc de plus en
plus dans l' abyme du coeur humain : qu' ils y cherchent
tous les principes de son mouvement, et
que le ministre profitant de leurs découvertes,
en fasse selon les tems, les lieux et les
circonstances, une heureuse application.
Regarde-t-on la connoissance de l' homme
comme absolument nécessaire au législateur ? Rien
de plus important que l' examen d' un problême
qui la suppose.
Si les hommes personnellement indifférens à
cette question, ne la jugeoient que relativement
à l' intérêt public, ils sentiroient que de tous les
obstacles à la perfection de l' éducation, le plus
grand, c' est de regarder les talens et les vertus
comme un effet de l' organisation. Nulle opinion
ne favorise plus la paresse et la négligence des
instituteurs. Si l' organisation nous fait presque
en entier ce que nous sommes : à quel titre reprocher
au maître l' ignorance et la stupidité de
ses éleves ? Pourquoi, dira-t-il, imputer à
l' instruction les torts de la nature ? Que lui
pondre ? Et lorsqu' on admet un principe, comment en
nier la conséquence imdiate ?
Au contraire si l' on prouve que les talens et les
vertus sont des acquisitions, on aura éveillé
l' industrie de ce même mtre et pvenu sa
négligence : on l' aura rendu plus soigneux, et
d' étouffer les vices, et de cultiver les vertus de
ses disciples.
Le génie plus ardent à perfectionner les instruments
p6
de l' éducation, appercevra peut-être
dans une infinité de ces attentions de détail,
regardées maintenant comme inutiles, les germes
cachés de nos vices, de nos vertus, de nos talens
et de notre sottise. Or qui sait à quel point le génie
porteroit alors ses couvertes ? Ce dont on est sûr,
c' est qu' on ignore maintenant les vrais principes de
l' éducation, et qu' elle est jusqu' aujourd' hui
presqu' entiérement duite à l' étude
de quelques sciences fausses, auxquelles
l' ignorance est pférable.
INTRODUCTION CHAPITRE 3
de la fausse science ou de l' ignorance
acquise.
l' homme naît ignorant : il ne naît point sot,
et ce n' est pas même sans peine qu' il le devient.
Pour être tel et parvenir à éteindre en soi jusqu' aux
lumieres naturelles, il faut de l' art et de
la méthode : il faut que l' instruction ait entassé en
nous erreurs sur erreurs : il faut par des lectures
multipliées avoir multiplié ses préjugés.
Parmi les peuples policés, si la sottise est l' état
commun des hommes, c' est l' effet d' une instruction
contagieuse : c' est qu' on y est élevé par de
faux savans, qu' on y lit de sots livres. Or en livres
comme en hommes, il y a bonne et mauvaise
compagnie. Le bon livre est presque partout
p7
le livre défendu. L' esprit et la raison en
sollicite la publication, la bigoterie s' y oppose,
elle veut commander à l' univers ; elle est donc
intéressée à propager la sottise. Ce qu' elle se
propose, c' est d' aveugler les hommes, de les égarer
dans le labyrinthe d' une fausse science. C' est peu
que l' homme soit ignorant. L' ignorance est le
point milieu entre la vraie et la fausse
connoissance. L' ignorant est autant au dessus du faux
savant qu' au dessous de l' homme d' esprit. Ce que
desire le superstitieux, c' est que l' homme soit
absurde : ce qu' il craint, c' est que l' homme ne
s' éclaire. à qui confie-t-il donc le soin de
l' abrutir ? à des scholastiques. De tous les enfans
d' Adam, ce sont les plus stupides et les plus
orgueilleux. " le pur scholastique, selon Rabelais,
tient entre les hommes la place qu' occupe entre les
animaux, celui qui ne laboure point comme le
boeuf ; ne porte point le t comme la mule,
n' aboye point au voleur comme le chien, mais
qui semblable au singe, salit tout, brise tout,
mord le passant et nuit à tous. "
le scholastique puissant en mots est foible en
raisonnemens : aussi que forme-t-il ? Des hommes
savamment absurdes et orgueilleusement
stupides. En fait de stupidité, je l' ai déjà dit, il
en est de deux sortes ; l' une naturelle, l' autre
acquise ; l' une l' effet de l' ignorance, l' autre celui
de l' instruction. Entre ces deux especes d' ignorance
ou de stupidité, quelle est la plus incurable ? La
derniere. L' homme qui ne sait rien peut apprendre ;
il ne s' agit que d' en allumer en lui le desir.
Mais qui fait mal et a par degperdu sa raison
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en croyant la perfectionner, a trop chérement
acheté sa sottise, pour jamais y renoncer.
L' esprit s' est-il chargé du poids d' une savante
ignorance ? Il ne s' éleve plus jusqu' à la vérité. Il
a perdu la tendance qui le portoit vers elle. La
connoissance de ce qu' il savoit est en partie attachée
à l' oubli de ce qu' il sait. Pour placer un certain
nombre derités dans sa mémoire, il faudroit
souvent enplacer le même nombre d' erreurs.
Or ce déplacement demande du tems ; et
s' il se fait enfin, c' est trop tard qu' on devient
homme. On s' étonne de l' âge où le devenoient
les grecs et les romains. Que de talens divers
ne montroient-ils pas dès leur adolescence ? à
vingt ans Alexandre homme de lettres et
grand capitaine entreprenoit la conquête de l' orient.
à cet âge les Scipion et les Annibal formoient
les plus grands projets, et exécutoient
les plus grandes entreprises. Avant la maturi
des ans Pompée vainqueur en Europe, en Asie
et en Afrique, remplissoit l' univers de sa gloire.
Or comment ces grecs et ces romains à la fois
hommes de lettres, orateurs, capitaines, hommes
d' état, se rendoient-ils propres à tous les divers
emplois de leurs républiques, les exerçoient-ils,
et souvent même les abdiquoient-ils
dans un âge où nul citoyen ne seroit maintenant
capable de les remplir ? Les hommes d' autrefois
p9
étoient-ils différens de ceux d' aujourd' hui ? Leur
organisation étoit-elle plus parfaite ? Non sans
doute : car dans les sciences et les arts de la
navigation, de la physique, de l' horlogerie, des
mathématiques etc., l' on sait que les modernes
l' emportent sur les anciens.
La supériorité que ces derniers ont si long-tems
conservée dans la morale, la politique et la
législation, doit donc être regardée comme l' effet de
leur éducation. Ce n' étoit point alors à des
scholastiques, c' étoit à des philosophes qu' on
confioit l' instruction de la jeunesse. L' objet de ces
philosophes étoit de former des héros et de grands
citoyens. La gloire du disciple réfléchissoit sur le
maître : c' étoit sa récompense.
L' objet d' un instituteur n' est plus leme.
Quel intérêt a-t-il d' exalter l' ame et l' esprit de ses
éleves ? Aucun. Que désire-t-il ? D' affoiblir leur
caractere, d' en faire des superstitieux, d' éjointer,
si je l' ose dire, les ailes de leur génie,
d' étouffer dans leur esprit toute vraie connoissance,
et dans leur coeur toute vertu patriotique.
Les siecles d' or des scholastiques furent ces
siecles d' ignorance, dont avant Luther et Calvin
les ténebres couvroient la terre. Alors, dit un
philosophe anglois, la superstition commandoit
à tous les peuples. " les hommes changés comme
Nabuchodonosor en brutes et en mules
étoient scellés, bridés, chargés de pesans fardeaux,
ils gémissoient sous le faix de la superstition ;
mais enfin quelques-unes des mules
venant à se cabrer, elles renverserent à la fois
la charge et le cavalier. "
p10
nulle forme à espérer dans l' éducation tant
qu' elle sera confiée à des scholastiques. Sous de
tels instituteurs la science enseignée ne sera jamais
qu' une science d' erreurs ; et les anciens
conserveront sur les modernes tant en morale, qu' en
politique et engislation, une supériorité qu' ils
devront non à la suriorité de l' organisation,
mais, comme je l' ai déjà dit, à celle de leur
instruction.
J' ai montré le vuide des fausses sciences.
J' ai fait sentir toute l' importance de cet ouvrage.
Il me reste à parler de sa sécheresse.
INTRODUCTION CHAPITRE 4
de la sécheresse de ce sujet et de la
difficulté de le traiter.
l' examen de la question que je me suis proposé
exige une discussion fine et approfondie.
Toute discussion de cette espece est ennuyeuse.
Qu' un homme vraiment ami de l' humanité et
déjà habitué à la fatigue de l' attention, lise ce
livre sans dégoût : je n' en serai pas surpris. Son
estime sans doute me suffiroit, si pour rendre cet
ouvrage utile, je ne m' étois d' abord proposé de
le rendre agréable. Or quelles fleurs jetter sur une
question aussi grave et aussi sérieuse. Je voudrois
éclairer l' homme ordinaire ; et chez presque toutes
p11
les nations cet homme est incapable d' attention :
ce qui l' applique le dégte ; c' est surtout
en France que ces sortes d' hommes sont les plus
communs.
J' ai passé dix ans à Paris ; l' esprit de bigoterie
et de fanatisme n' y régnoit point encore. Si j' en
crois le bruit public, c' est maintenant en France
l' esprit du jour. Quant aux gens du monde, ils
sont de plus en plus indifférens aux ouvrages de
raisonnement. Rien ne les pique que la peinture
d' un ridicule, qui satisfait leur malignité
sans les arracher à leur paresse. Je renonce donc
à l' espoir de leur plaire. Quelque peine que je
me donnasse, je ne pandrois jamais assez d' agrément
sur un sujet aussi sec, aussi sérieux.
J' observerai cependant que si l' on juge des
fraois par leurs ouvrages, ou ce peuple est moins
léger et moins frivole qu' on ne le croit ; ou
l' esprit de ses savans est très-différent de l' esprit
de la nation. Les idées de ces derniers m' ont paru
grandes et élevées. Qu' ils écrivent donc et soient
assurés malgré les partialités nationales, qu' ils
trouveront partout de justes appréciateurs de
leur rite. Je ne leur recommande qu' une chose,
c' est d' oser quelquefois dédaigner l' estime
d' une seule nation, et de se rappeller qu' un esprit
vraiment étendu, ne s' attache qu' à des sujets
intéressans pour tous les peuples.
Celui que je traite est de ce genre. Je ne
rappellerai les principes de l' esprit que pour
les approfondir davantage, les présenter sous un
point de vue nouveau et en tirer de nouvelles
conséquences.
p12
En géométrie tout problême non exactement
solu, peut devenir l' objet d' une nouvelle
démonstration. Il en est deme en morale et en
politique.
Qu' on ne se refuse donc pas à l' examen d' une
question si importante, et dont la solution
d' ailleurs exige l' exposition de rités encore peu
connues.
la différence des esprits est-elle l' effet de la
différence, ou de l' organisation, ou de
l' éducation ? c' est l' objet de ma recherche.
p13
SECTION 1 CHAPITRE 1
nul ne reçoit la même éducation.
j' aprends encore : mon instruction n' est
point encore achevée. Quand le sera-t-elle ?
Lorsque je n' en serai plus susceptible : à ma mort.
Le cours de ma vie n' est proprement qu' une
longue éducation.
Pour que deux individus russent précisément
les mes instructions, que faudroit-il ?
Qu' ils se trouvassent précisément dans lesmes
positions, dans les mêmes circonstances. Une
telle hypothese est impossible. Il est donc évident
que personne ne reçoit les mêmes instructions.
Mais pourquoi reculer le terme de notre éducation
jusqu' au terme de notre vie ? Pourquoi ne
p14
la pas fixer au tems spécialement consacré à
l' instruction, c' est-à-dire, à celui de l' enfance et
de l' adolescence ?
Je veux bien me renfermer dans cet espace de
tems. Je prouverai pareillement qu' il est impossible
à deux hommes d' acquérir précisément les
mes idées.
SECTION 1 CHAPITRE 2
du moment où commence l' éducation.
c' est à l' instant même l' enfant reçoit le
mouvement et la vie qu' il reçoit ses premieres
instructions. C' est quelquefois dans les flancs
il est conçu qu' il apprend à connoître l' état de
maladie et de santé. Cependant la mere accouche ;
l' enfant s' agite, pousse des cris ; la faim
l' échauffe ; il sent un besoin ; ce besoin desserre
ses levres, lui fait saisir et sucer avidement le
sein nourricier. Quelques mois s' écoulent, ses yeux
se dessillent, ses organes se fortifient : ils
deviennent peu-à-peu susceptibles de toutes les
impressions. Alors le sens de la vue, de l' oe, du
goût, du toucher, de l' odorat, enfin toutes les
portes de son ame sont ouvertes. Alors tous les
objets de la nature s' y précipitent en foule et
gravent une infinité d' idées dans sa mémoire.
p15
Dans ces premiers momens quels peuvent
être les vrais instituteurs de l' enfance ? Les
diverses sensations qu' elle éprouve. Ce sont autant
d' instructions qu' elle reçoit.
A-t-on donné à deux enfans le me pcepteur,
leur a-t-il appris à distinguer leurs lettres,
à lire, à réciter leur catéchisme etc. ? On
croit leur avoir donné la même éducation. Le
philosophe en juge autrement. Selon lui les
vrais précepteurs de l' enfance sont les objets qui
l' environnent : c' est à ces instituteurs qu' elle
doit presque toutes ses idées.
SECTION 1 CHAPITRE 3
des instituteurs de l' enfance.
une courte histoire de l' enfance de l' homme
nous le fera connoître. Voit-il le jour ? Mille
sons frappent ses oreilles, et il n' entend que des
bruits confus. Mille corps s' offrent à ses yeux,
et ils ne lui présentent que des objets mal
termis. C' est insensiblement que l' enfant apprend
à entendre, à voir, à sentir et à rectifier les
erreurs d' un sens par un autre sens.
p16
Toujours frappé des mêmes sensations à la
présence des mêmes objets, il en acquiert un
souvenir d' autant plus net, que la même action
des objets sur lui est pluspétée. On doit regarder
leur action comme la partie de son éducation
la plus considérable.
Cependant l' enfant grandit : il marche et
marche seul. Alors une infinité de chûtes lui
apprennent à conserver son corps dans l' équilibre
et à s' assurer sur ses jambes. Plus les chûtes sont
douloureuses, plus elles sont instructives, et
plus en marchant il devient adroit, attentif et
précautionné.
L' enfant s' est-il fortifié ? Court-il ? Est-il déja
en état de sauter les petits canaux qui traversent
et arrosent les bosquets d' un jardin ? C' est alors
que par des essais et des chûtes répétées, il apprend
à proportionner sa secousse à la largeur de
ces canaux.
Une pierre se détache-t-elle de leur pourtour ?
La voit-il se précipiter au fond des eaux,
lorsqu' un bois surnage sur leur surface ? Il acquiert
en cet instant la premiere idée de la pesanteur.
Que dans ces canaux il reche cette pierre et
ce bois léger, et que par hazard ou par maladresse
l' un et l' autre tombent sur son pied, l' inégal
degré de douleur occasionnée par la chûte
de ces deux corps, gravera encore plus profondément
p17
dans sa moire l' idée de leur pesanteur
et de leur dureté inégale.
Lance-t-il cette même pierre contre un des
pots de fleurs ou une des caisses d' orangers placés
le long de ces mêmes canaux ? Il apprend que
certains corps sont brisés du coup auquel d' autres
sistent.
Il n' est donc point d' homme éclairé qui ne
voie dans tous les objets, autant d' instituteurs
chargés de l' éducation de notre enfance.
Mais ces instituteurs ne sont-ils pas les mêmes
pour tous ? Non : le hazard n' est exactement le
me pour personne ; et dans la supposition que
ce soit à leur chûte que deux enfans doivent leur
adresse à marcher, courir et sauter, je dis qu' il
est impossible que leur faisant faire précisément
le même nombre de chûtes et de chûtes aussi
douloureuses, le hazard fournisse à tous les mêmes
instructions.
Transportez deux enfans dans une plaine, un
bois, un spectacle, une assemblée, enfin dans
une boutique, ces enfans par leur seule position
physique, ne seront ni pcisément frappés des
mes objets, ni par conséquent affectés des
mes sensations. D' ailleurs que de spectacles
différens seront par des accidens journaliers sans
cesse offerts aux yeux de ces mêmes enfans !
Deux freres voyagent avec leurs parens, et
p18
pour arriver chez eux ils ont à traverser de longues
chaînes de montagnes. L' aîné suit le pere
par des chemins escarpés et courts. Que voit-il ?
La nature sous toutes les formes de l' horreur ; des
montagnes de glaces qui s' enfoncent dans les
nues, des masses de rochers suspendues sur la tête
du voyageur, des abymes sans fond, enfin les
cimes de rocs arides d' les torrens se précipitent
avec un bruit effrayant. Le plus jeune a
suivi sa mere dans des routes plus fréquentées,
la nature se montre sous les formes les plus
agréables. Quels objets se sont offerts à lui ?
Partout des côteaux plantés de vignes et d' arbres
fruitiers, par-tout des vallons où serpentent des
ruisseaux, dont les rameaux entrelacés partagent
des prairies peuplées de bestiaux.
Ces deux freres auront dans le même voyage
vu des tableaux, reçu des impressions
très-différentes. Or mille hazards de cette espece
peuvent produire les mêmes effets. Notre vie n' est,
pour ainsi dire, qu' un long tissu d' accidens pareils.
Qu' on ne se flatte donc jamais de pouvoir
donner précisément les mes instructions à
deux enfans.
Mais quelle influence peut avoir sur les esprits
une différence d' instruction occasionnée par quelque
légere différence dans les objets environnans ?
Eh ! Quoi, ignoreroit-on encore ce qu' un
petit nombre d' idées différentes et combinées
avec celles que deux hommes ont déjà en commun,
peut produire de différence dans leur maniere
totale de voir et de juger ?
Au reste je veux que le hazard présente toujours
p19
les mes objets à deux hommes : les leur
offrira-t-il dans le moment leur ame est
précisément dans la même situation, et où ces
objets en conséquences doivent faire sur eux la même
impression ?
SECTION 1 CHAPITRE 4
de la différente impression des objets sur
nous.
que des objets différens produisent sur nous
des sensations diverses, c' est un fait. Ce que
l' expérience nous apprend encore, c' est que les
mes objets excitent en nous des impressions
différentes, selon le moment ils nous sont
présentés : et c' est peut-être à cette différence
d' impression, qu' il faut principalement rapporter
et la diversité et la grande inégalité d' esprit
apperçue entre des hommes, qui nourris dans
les mes pays, éles dans les mêmes habitudes
et les mêmes moeurs, ont eu d' ailleurs à peu
près les mêmes objets sous les yeux.
Il est pour l' ame des momens de calme et de
repos, où sa surface n' est pas même troublée par
le souffle le plusger des passions. Les objets
qu' alors le hazard nous présente, fixent quelquefois
toute notre attention : on en examine
plus à loisir les différentes faces, et l' empreinte
qu' ils font sur notre moire en est d' autant plus
nette et d' autant plus profonde.
p20
Les hazards de cette espece sont très-communs,
sur-tout dans la premiere jeunesse. Un
enfant fait une faute et pour le punir on l' enferme
dans sa chambre ; il y est seul. Que faire ? Il
voit des pots de fleurs sur la fetre : il les
cueille ; il en considere les couleurs, il en
observe les nuances ; son désoeuvrement semble donner
plus de finesse au sens de sa vue. Il en est alors de
l' enfant comme de l' aveugle. Si communément
il a le sens de l' ouïe et du tact plus fin que les
autres hommes, c' est qu' il n' est pas distrait comme
eux par l' action de la lumiere sur son oeil ;
c' est qu' il en est d' autant plus attentif, d' autant
plus concentré en lui-même, et qu' enfin pour
suppléer au sens qui lui manque, il a, comme le
remarque M Diderot, le plus grand intérêt de
perfectionner les sens qui lui restent.
L' impression que font sur nous les objets, dépend
principalement du moment où ces objets nous
frappent. Dans l' exemple ci dessus, c' est l' attention
que l' éleve est, pour ainsi dire, forcé de prêter aux
seuls objets qu' il ait sous les yeux, qui dans les
couleurs et la forme des fleurs, lui fait découvrir
des différences fines, qu' un regard distrait ou un
coup d' oeil superficiel ne lui eût pas permis
d' appercevoir. C' est une punition ou un hazard
pareil, qui souvent décide le gt d' un jeune homme,
en fait un peintre de fleurs, lui donne d' abord
quelque connoissance de leur beauté, enfin
l' amour des tableaux de cette espece. Or à combien
de hazards et d' accidens semblables l' éducation
de l' enfance n' est-elle pas soumise ? Et comment
imaginer qu' elle puisse être la même pour
p21
deux individus ? Que d' autres causes d' ailleurs
s' opposent à ce que les enfans, soit dans les
colleges, soit dans la maison paternelle, reçoivent
les mes instructions !
SECTION 1 CHAPITRE 5
de l' éducation des colleges.
on veut que les enfans aient reçu les mêmes
instructions, lorsqu' ils ont été élevés dans les
mes colleges. Mais à quel âge y entrent-ils ?
à sept ou huit ans. Or à cet âge ils ont char
leur moire d' idées, qui dues en partie au
hazard, en partie acquises dans la maison paternelle,
sont dépendantes de l' état, du caractere,
de la fortune et des richesses de leurs parens.
Faut-il donc s' étonner si les enfans entrés au
college avec des idées souvent si différentes,
montrent plus ou moins d' ardeur pour l' étude,
plus ou moins de goût pour certains genres de
science, et si leurs idées déjà acquises se mêlant
à celles qu' on leur donne en commun dans
les écoles, les changent et les alterent
considérablement ? Des idees ainsi altérées se
combinant de nouveau entr' elles, doivent souvent
donner des produits inattendus. De-là cette inégalité
des esprits, et cette diversité de goûts observée
dans les éleves du me college.
En est-il ainsi de l' éducation domestique ?
p22
SECTION 1 CHAPITRE 6
de l' éducation domestique.
cette sorte d' éducation est sans doute la
plus uniforme : elle est plus la même. Deux freres
élevés chez leurs parens ont le même précepteur,
ont à peu près les mes objets sous
les yeux ; ils lisent les mêmes livres. La
différence de l' âge est la seule qui paroisse devoir
en mettre dans leur instruction. Veut-on la rendre
nulle ? Suppose-t-on à cet effet deux freres
jumeaux ? Soit : mais auront-ils eu la même
nourrice ? Qu' importe ? Il importe beaucoup. Comment
douter de l' influence du caractere de la nourrice sur
celui du nourrisson ? On n' en doutoit pas du moins
en Grece, et l' on en est assuré par le cas qu' on
y faisoit des nourrices lacémoniennes.
En effet, dit Plutarque, si le spartiate encore
à la mamelle ne crie point, s' il est inaccessible à
la crainte et déjà patient dans la douleur, c' est sa
nourice qui le rend tel. Or en France que j' habite,
comme en Grece, le choix d' une nourice
ne peut donc être indifférent.
p23
Mais je veux que la même nourice ait allaité
ces jumeaux et les ait élevés avec le même soin.
S' imagine-t-on que remis par elle à leurs parens,
les peres et meres aient pour ces deux enfans
précisément le même degré de tendresse, et que
la prence donnée sans s' en appercevoir à l' un
des deux, n' ait nulle influence sur son éducation ?
Veut-on encore que le pere et la mere les chérissent
également ? En sera-t-il de me des
domestiques ? Le pcepteur n' aura-t-il pas un
bien-aimé ! L' amitié qu' il moignera à l' un des
deux enfans, sera-t-elle long-temps ignoe de
l' autre ? L' humeur ou la sévérité de ses leçons,
ne produiront-elles sur eux aucun effet ? Ces
deux jumeaux enfin jouiront-ils tous deux de la
me santé ?
Dans la carriere des arts et des sciences que
tous deux parcouroient d' abord d' un pas égal,
si le premier est arrêté par quelque maladie,
s' il laisse prendre au second trop d' avance sur
lui, l' étude lui devient odieuse. Un enfant perd-il
l' espoir de se distinguer ? Est-il forcé dans un
genre de reconnoître un certain nombre de supérieurs ?
Il devient dans ce même genre incapable
de travail et d' une application vive. La
crainte même du châtiment est alors impuissante.
Cette crainte fait contracter à un enfant
l' habitude de l' attention, lui fait apprendre à
lire, lui fait exécuter tout ce qu' on lui commande ;
mais elle ne lui inspire pas cette ardeur
studieuse, seul garant des grands sucs. C' est
l' émulation qui produit les génies, et c' est le
desir de s' illustrer qui crée les talens. C' est du
p24
moment où l' amour de la gloire se fait sentir à
l' homme et se veloppe en lui, qu' on peut
datter les progrés de son esprit. Je l' ai toujours
pensé, la science de l' éducation n' est peut-être
que la science des moyens d' exciter l' émulation.
Un seul mot l' éteint ou l' allume. L' éloge
donné au soin avec lequel un enfant examine
un objet, et au compte exact qu' il en rend, a
quelquefois suffi pour le douer de cette espece
d' attention à laquelle il a dû dans la suite la
supériorité de son esprit. L' éducation reçue, ou
dans les colleges, ou dans la maison paternelle,
n' est donc jamais la me pour deux individus.
Passons de l' éducation de l' enfance à celle de
l' adolescence. Qu' on ne regarde pas cet examen
comme superflu. Cette seconde éducation
est la plus importante. L' homme alors a d' autres
instituteurs qu' il est utile de faire connoître.
D' ailleurs c' est dans l' adolescence que secident
nos goûts et nos talens. Cette seconde éducation la
moins uniforme et la plus abandone au hazard,
est en me-temps la plus propre à confirmer
la vérité de mon opinion.
SECTION 1 CHAPITRE 7
de l' éducation de l' adolescence.
c' est au sortir du college, c' est à notre entrée
dans le monde que commence l' éducation
p25
de l' adolescence. Elle est moins la même : elle
est plus variée que celle de l' enfance, mais
pluspendante du hazard et sans doute
plus importante. L' homme alors est assié
par un plus grand nombre de sensations.
Tout ce qui l' environne le frappe et le frappe
vivement.
C' est dans l' âge où certaines passions s' éveillent,
que tous les objets de la nature agissent et
pesent le plus fortement sur lui. C' est alors
qu' il reçoit l' instruction la plus efficace, que ses
goûts et son caractere se fixent, et qu' enfin
plus libre et plus lui-même, les passions allues
dans son coeur déterminent ses habitudes
et souvent toute la conduite de sa vie.
Dans les enfans la différence de l' esprit et du
caractere, n' est pas toujours extrêmement sensible.
Occupés du même genre d' études, soumis
à la même regle, à la me discipline, et
d' ailleurs sans passions, leur extérieur est assez
le même. Le germe dont le développement doit
mettre un jour tant de différence dans leurs
goûts, ou n' est point encore formé, ou est encore
imperceptible. Je compare deux enfans à
deux hommes assis sur unme tertre, mais
dans une direction différente. Qu' ils se levent
et suivent en marchant la direction dans laquelle
ils se trouvent, ils s' éloigneront insensiblement
et se perdront bientôt de vue, à moins qu' en
changeant de nouveau leur direction,
quelqu' accident ne les rapproche.
La ressemblance des enfans est dans les colleges
p26
l' effet de la contrainte. En sortent-ils ? La
contrainte cesse. Alors commence, comme je
l' ai dit, la seconde éducation de l' homme ;
éducation d' autant plus soumise au hazard, qu' en
entrant dans le monde, l' adolescent se trouve
au milieu d' un plus grand nombre d' objets. Or
plus les objets environnans sont multipliés et
variés, moins le pere ou le maître peut s' assurer
du résultat de leur impression ; moins l' un
et l' autre ont de part à l' éducation d' un jeune
homme.
Les nouveaux et principaux instituteurs de
l' adolescent, sont la forme du gouvernement
sous laquelle il vit, et les moeurs que cette
forme de gouvernement donne à une nation.
Maîtres et disciples tout est soumis à ces
instituteurs : ce sont les principaux : cependant
ce ne sont pas les seuls de la jeunesse. Au
nombre de ces instituteurs je compte encore le
rang qu' un jeune homme occupe dans le monde ;
son état d' indigence ou de richesses, les
sociétés dans lesquelles il se lie ; enfin ses
amis, ses lectures et ses maîtresses. Or c' est du
hazard qu' il tient son état d' opulence ou de
pauvreté : le hazard préside au choix de ses
sociétés, de ses amis, de ses lectures et de ses
maîtresses. Il nomme donc la plupart de ses
p27
instituteurs. De plus c' est le hazard qui le plaçant
dans telles ou telles positions, allume,
éteint ou modifie ses goûts et ses passions, et
qui par conséquent a la plus grande part à la
formation même de son caractere. Le caractere
est dans l' homme l' effet immédiat de ses passions,
et ses passions souvent l' effet immédiat des
situations il se trouve.
Les caracteres les plus tranchés sont quelquefois
le produit d' une infinité de petits accidens.
C' est d' une infinité de fils de chanvre que
se composent les plus gros cables. Il n' est
point de changement que le hazard ne puisse
occasionner dans le caractere d' un homme. Mais
pourquoi ces changemens s' opérent-ils presque
toujours à son insçu ? C' est que pour les
appercevoir, il faudroit qu' il portât sur lui-même
l' oeil le plus sévere et le plus observateur. Or le
plaisir, la frivolité, l' ambition, la pauvreté etc.
Le détournent également de cette observation.
Tout le distrait de lui-même. On a d' ailleurs
tant de respect pour soi, tant de vénération
pour sa conduite, on la regarde comme le produit
de réflexions si sages et si profondes, qu' on
s' en permet rarement l' examen. L' orgueil s' y
refuse, et l' on obéit à l' orgueil.
Le hazard a donc sur notre éducation une
influence nécessaire et considérable. Les événemens
de notre vie sont souvent le produit des
plus petits hazards. Je sais que cet aveu répugne
à notre vanité. Elle suppose toujours de
grandes causes à des effets qu' elle regarde comme
grands. C' est pour truire les illusions de
p28
l' orgueil qu' empruntant le secours des faits, je
prouverai que c' est aux plus petits accidens,
que les citoyens les plus illustres ont été
quelquefois redevables de leurs talens. D' où je
conclurai que le hazard agissant de la même maniere
sur tous les hommes, si ses effets sur les esprits
ordinaires sont moins remarqués, c' est uniquement
parce que ces sortes d' esprits sont
moins remarquables.
SECTION 1 CHAPITRE 8
des hazards auxquels nous devons souvent
les hommes illustres.
pour premier exemple je citerai M De Vaucanson.
Sa vote mere avoit un directeur : il
habitoit une cellule à laquelle la salle de l' horloge
servoit d' antichambre. La mere rendoit de
fréquentes visites à ce directeur. Son fils
l' accompagnoit jusque dans l' antichambre. C' est-là
que seul et désoeuvré il pleuroit d' ennui, tandis
que sa mere pleuroit de repentir. Cependant
comme on pleure et qu' on s' ennuie toujours le
moins qu' on peut : comme dans l' état de soeuvrement
il n' est point de sensations indifférentes,
le jeune Vaucanson bientôt frappé du mouvement
toujours égal d' un balancier, veut en
connoître la cause. Sa curiosité s' éveille. Pour
la satisfaire il s' approche des planches où l' horloge
p29
est renfermée. Il voit à travers les fentes
l' engraînement des roues, découvre une partie
de ce mécanisme, devine le reste ; projette une
pareille machine, l' exécute avec un couteau et
du bois, et parvient enfin à faire une horloge
plus ou moins parfaite. Encouragé par ce premier
succès, son goût pour les mécaniques se
décide ; ses talens seveloppent, et le même
génie qui lui avoit fait exécuter une horloge en
bois, lui laisse entrevoir dans la perspective la
possibilité du flûteur automate.
Un hazard de la même espece alluma le génie
de Milton. Cromwel meurt : son fils lui succede :
il est chasde l' Angleterre. Milton partage
son infortune, perd la place de secretaire du
protecteur ; il est emprisonné, puis relâché,
puis forcé de s' exiler. Il se retire enfin à la
campagne, et là dans le loisir de la retraite et de la
disgrace, il compose le poëme, qui projetté
dans sa jeunesse, l' a placé au rang des plus grands
hommes.
Si Shakespear eût, comme son pere, toujours
été marchand de laine, si sa mauvaise conduite
ne l' eût forcé de quitter son commerce et sa
province ; s' il ne se fût point associé à des
libertins, n' eût point volé de daims dans le parc d' un
lord, n' eût point été poursuivi pour ce vol,
n' eût point été réduit à se sauver à Londres, à
s' engager dans une troupe de codiens, et
qu' enfin ennuyé d' être un acteur diocre,
il ne se fût pas fait auteur, le sen Shakespear
n' eût jamais été le célebre Shakespear ; et
quelqu' habileté qu' il eût porté dans son commerce
p30
de laine, son nom n' eût point illustré l' Angleterre.
C' est un hasard à peu près semblable qui décida
le gt de Moliere pour le théâtre. Son
grand-pere aimoit la codie, il l' y menoit
souvent, le jeune homme vivoit dans la dissipation :
le pere s' en appercevant demande en colere,
si l' on veut faire de son fils un comédien.
plût-à-dieu ! pond le grand-pere, qu' il t
aussi bon acteur que Montrose . Ce mot frappe
le jeune Moliere : il prend engoût son métier ;
et la France doit son plus grand comique au hazard
de cette réponse. Moliere tapissier habile,
n' eût jamais été cité parmi les grands hommes
de sa nation.
Corneille aime : il fait des vers pour sa
maîtresse, devient pte, compose Mélite, puis
Cinna, Rodogune etc. Il est l' honneur de son
pays, un objet d' émulation pour la postérité.
Corneille sage fût resté avocat : il t composé
des factures oubliées comme les causes qu' il eût
défendu. Et c' est ainsi que la votion d' une
mere, la mort de Cromwel, un vol de daims,
l' exclamation d' un vieillard et la beauté d' une
femme, ont en des genres différens, donné
cinq hommes illustres à l' Europe.
Je ne finirois pas si je voulois donner la liste
de tous les écrivains célebres par leurs talens à
de semblables hasards. Plusieurs philosophes
p31
adoptent sur ce point mon opinion. M Bonnet,
comme moi, compare le nie au
verre ardent qui ne brûle communément que
dans un point. Le génie, selon nous, ne peut
être que le produit d' une attention forte et
concentrée dans un art ou une science ; mais à quoi
rapporter cette attention ? Au goût vif qu' on se
sent pour cet art ou cette science. Or ce goût
n' est pas un pur don de la nature. Nt-on
sans idées ? On naît aussi sans goût. On peut
donc les regarder comme des acquisitions
dues aux positions où l' on se trouve. Le génie
est donc le produit éloigd' événemens ou de
hazards à ceux que j' ai cités.
M Rousseau n' est pas de cet avis. Lui-même
cependant est un exemple du pouvoir du hazard.
En entrant dans le monde la fortune l' attache
à la suite d' un ambassadeur. Une tracasserie
avec ce ministre lui fait abandonner la carriere
politique, et suivre celle des arts et
des sciences ; il a le choix entre l' éloquence et la
musique. également propre à réussir dans ces
deux arts, son gt est quelque temps incertain :
un enchaînement particulier de circonstances
p32
lui fait enfin préférer l' éloquence : un
enchaînement d' une autre espece eût pu en faire
un musicien. Qui sait si les faveurs d' une belle
cantatrice n' eussent pas produit en lui cet effet.
Nul ne peut du moins assurer que du
Platon de la France, l' amour alors n' en eût pas
fait l' Orphée. Mais quel accident particulier fit
entrer M Rousseau dans la carriere de l' éloquence ?
C' est son secret ; je l' ignore. Tout ce que
je puis dire, c' est qu' en ce genre son premier
succès suffisoit pour fixer son choix.
L' académie de Dijon avoit propo un prix
d' éloquence. Le sujet étoit bizarre. Il s' agissoit
de savoir, si les sciences étoient plus nuisibles
qu' utiles à la société . La seule maniere
piquante de traiter cette question, c' étoit de
prendre parti contre les sciences. M Rousseau
le sentit. Il fit sur ce plan un discours éloquent
qui méritoit de grands éloges et qui les obtint.
Ce succès fit époque dans sa vie. De-là sa gloire,
ses infortunes et ses paradoxes.
Frappé des beautés de son propre discours,
les maximes de l' orateur deviennent bient
celles du philosophe ; et de ce moment liv
à l' amour du paradoxe, rien ne lui coûte. Faut-il
pour défendre son opinion, soutenir que
l' homme absolument brute, l' homme sans art,
sans industrie et inrieur à tout sauvage connu,
est cependant, et plus vertueux, et plus heureux
p33
que le citoyen policé de Londres et d' Amsterdam ?
Il le soutient.
Dupe de sa propre éloquence, content du titre
d' orateur, il renonce à celui de philosophe,
et ses erreurs deviennent les conquences de son
premier sucs. De moindres causes ont souvent
produit de plus grands effets. Aigri ensuite par
la contradiction, ou peut-être trop amoureux de
la singularité, M Rousseau quitte Paris et ses
amis. Il se retire à Montmorenci. Il y compose,
y publie son émile, y est poursuivi par
l' envie, l' ignorance et l' hypocrisie. Estimé de
toute l' Europe pour son éloquence, il est persécu
en France. On lui applique ce passage ;
cruciatur ubi est, laudatur ubi non est .
Obligé enfin de se retirer en Suisse, de plus en
plus irrité contre la persécution, il y écrit la
fameuse lettre adressée à l' archevêque de Paris ;
et c' est ainsi que toutes les ies d' un homme,
toute sa gloire et ses infortunes, se trouvent souvent
enchaînées par le pouvoir invisible d' un premier
événement. M Rousseau, ainsi qu' une infinité
d' hommes illustres, peut donc être regar
comme un des chefs-d' oeuvres du hazard.
Qu' on ne me reproche point de m' être arrêté à
considérer les causes auxquelles les grands hommes
ont été si souvent redevables de leurs talens :
mon sujet m' y forçoit. Je ne me suis point appesanti
sur les détails. Je savois qu' amoureux des grands
p34
talens, peu importe au public les petites causes
qui les produisent. Je vois avec plaisir un fleuve
rouler majestueusement ses flots à travers la
plaine : mais c' est avec effort que mon imagination
remonte jusqu' à ses sources, pour y
rassembler le volume des eaux nécessaires à son
cours. C' est en masse que les objets se présentent
à nous : c' est avec peine qu' on se pte à
leur décomposition. Je me persuade difficilement
que la comete qui traverse impétueusement notre
univers et le menace de ruine, ne soit qu' un
compo plus ou moins grand d' atômes invisibles.
En morale comme en physique, le grand seul
nous frappe. On suppose toujours de grandes
causes à de grands effets. On veut que des signes
dans le ciel annoncent la chûte ou les révolutions
des empires. Cependant que de croisades
entreprises ou suspendues, de révolutions
exécutées ou prévenues, de guerres allues
ou éteintes par les intrigues d' un prêtre,
d' une femme ou d' un ministre. C' est faute de
moire ou d' anecdotes secrettes, qu' on ne retrouve
pas par-tout le gand de la duchesse de
Marleborough.
Qu' on applique aux simples citoyens ce que
p35
je dis des empires. L' on voit pareillement que
leur élévation ou leur abaissement, leur bonheur
ou leur malheur, sont le produit d' un certain
concours de circonstances et d' une infinité de
hazards imprévus et stériles en apparence. Je
compare les petits accidens qui pparent les
grands événemens de notre vie, à la partie chevelue
d' une racine, qui s' insinuant insensiblement
dans les fentes d' un rocher, y grossit pour
le faire un jour éclater.
Le hazard a et aura donc toujours part
à notre éducation, et sur-tout à celle des hommes
de génie. En veut-on augmenter le nombre
dans une nation ? Qu' on observe les moyens
dont se sert le hazard, pour inspirer aux hommes
le desir de s' illustrer. Cette observation faite,
qu' on les place à dessein et fréquemment dans
les mes positions, où le hazard les place rarement,
c' est le seul moyen de les multiplier.
L' éducation morale de l' homme est maintenant
presqu' en entier abandonnée au hazard.
Pour la perfectionner, il faudroit en diriger le
plan relativement à l' utilité publique, la fonder
sur des principes simples et invariables. C' est
l' unique maniere de diminuer l' influence que le
hazard a sur elle, et de lever les contradictions
qui se trouvent et doivent nécessairement se
trouver entre tous les divers préceptes de
l' éducation actuelle.
p36
SECTION 1 CHAPITRE 9
des causes principales de la contradiction
des préceptes sur l' éducation.
en Europe et sur tout dans les pays catholiques,
si tous les préceptes de l' éducation
sont contradictoires, c' est que l' instruction
publique y est confiée à deux puissances, dont les
intérêts sont opposés, et dont les préceptes en
conséquence doivent être contraires et difrens.
l' une est la puissance spirituelle :
l' autre est la puissance temporelle.
la force et la grandeur de cette derniere pend
de la force et de la grandeur même de
l' empire auquel elle commande. Le prince n' est
vraiment fort que de la force de sa nation.
Qu' elle cesse d' être respectée, le prince cesse
d' être puissant. Il desire et doit desirer que ses
sujets soient braves, industrieux, éclais et
vertueux. En est-il ainsi de la puissance
spirituelle ? Non : son intérêt n' est pas le même. Le
pouvoir du prêtre est attaché à la superstition et à
la stupide crédulité des peuples. Peu lui importe
qu' ils soient éclairés ; moins ils ont de lumieres,
plus ils sont dociles à ses décisions. L' intérêt
de la puissance spirituelle n' est pas lié à l' intérêt
p37
d' une nation, mais à l' intérêt d' une
secte.
Deux peuples sont en guerre ; qu' importe au
pape lequel des deux sera esclave ou maître, si
le vainqueur lui doit être aussi soumis que le
vaincu ! Que les françois succombent sous les
efforts des portugais ; que la maison de Bragance
monte sur le trône des bourbons, le pape
ne voit dans cet événement qu' un accroissement
à son autorité. Qu' est-ce que le sacerdoce exige
d' une nation ? Une soumission aveugle, une
crédulité sans bornes et une crainte puérile et
panique. Que cette nation d' ailleurs se rende
lebre par ses talens ou ses vertus patriotiques,
c' est ce dont le clergé s' occupe peu. Les grands
talens et les grandes vertus sont presqu' inconnues
en Espagne, en Portugal et par-tout
la puissance spirituelle est la plus redoutée.
L' ambition, il est vrai, est commune aux
deux puissances ; mais les moyens de la satisfaire
sont bien différens. Pour s' élever au plus
haut point de la grandeur, l' une doit exalter
dans l' homme, et l' autre ytruire les passions.
Si c' est à l' amour du bien public, de la justice,
de la richesse, de la gloire, que la puissance
temporelle doit ses guerriers, ses magistrats,
ses négocians et ses savans ; si c' est par le
commerce de ses villes, la valeur de ses troupes,
l' équité de son nat, le nie de ses savans,
que le prince rend sa nation respectable
aux autres nations, les passions fortes et dirigées
au bien général servent donc de base à sa
grandeur.
p38
C' est au contraire sur la destruction de ces
mes passions que le corps ecclésiastique fonde
la sienne. Le ptre est ambitieux, mais l' ambition
lui est odieuse dans le laïc. Elle s' oppose à
ses desseins. Le projet du prêtre est d' éteindre
en l' homme tout desir, de legoûter de ses
richesses, de son pouvoir, et de profiter de son
dégoût pour s' approprier l' un et l' autre.
Ce qu' on peut assurer, c' est que le sysme religieux
a toujours été dirigé sur ce plan.
Au moment où le christianisme s' établit, que
prêcha-t-il ? la communaudes biens . Qui se
présenta pourpositaire des biens mis en commun ?
Le prêtre. Qui viola ce pôt et s' en fit
propriétaire ? Le prêtre, lorsque le bruit de la fin
du monde se pandit. Qui l' accrédita ? Le prêtre.
Ce bruit étoit favorable à ses desseins, il esra
que frappés d' une terreur panique, les hommes
ne connoîtroient plus qu' une seule affaire, (affaire
vraiment importante) celle de leur salut.
La vie, leur disoit-on, n' est qu' un passage. Le
ciel est la vraie patrie des hommes : pourquoi
donc se livrer à des affections terrestres ? Si de
tels discours n' en détacherent point entiérement
le laïc, ils attiédirent du moins en lui l' amour
de la parenté, de la gloire, du bien public et
de la patrie. Les héros alors devinrent plus rares,
et les souverains frappés de l' espoir d' une
grande puissance dans les cieux, consentirent
quelquefois à remettre au sacerdoce, une partie
de leur autorité sur la terre. Le prêtre s' en saisit,
et pour se la conserver décdita la vraie
gloire et la vraie vertu. Il ne souffrit plus qu' on
p39
honorât les Minos, les Licurgues, les Codrus,
les Aristides, les Timoléons, enfin tous les
défenseurs et les bienfaiteurs de leur patrie. Ce
furent d' autres modeles qu' il proposa. Il inscrivit
d' autres noms dans le calendrier ; et l' on le vit
à ceux des anciens héros, substituer celui d' un
s Antoine, d' un s Crépin, d' une sainte Claire,
d' un s Fiacre, d' un s François, enfin le nom
de tous ces solitaires qui, dangereux à la société
par l' exemple de leurs folles vertus, se retiroient
dans les cloitres et dans les déserts, pour
y végéter et y mourir inutiles.
D' après de tels modeles le sacerdoce se flatta
d' accoutumer les hommes à regarder la vie comme
un court voyage. Il crut qu' alors sans desirs
pour les biens terrestres, sans amitié pour ceux
qu' ils rencontreroient dans leur voyage, ils
deviendroient également indifférens à leur propre
bonheur et à celui de leur posrité. En effet si
la vie n' est qu' une couce, pourquoi mettre
tant d' intérêt aux choses d' ici bas ? Un voyageur
ne fait pas réparer les murs du cabaret, il ne
doit passer qu' une nuit.
Pour assurer leur grandeur et satisfaire leur
ambition, les puissances spirituelles et temporelles
rent donc en tous pays employer des
moyens très-difrens. Chargées en commun de
l' instruction publique, elles ne purent donc jamais
graver dans les coeurs et les esprits que des
préceptes contradictoires et relatifs à l' intérêt,
que l' une eût d' allumer et l' autre d' éteindre les
passions.
p40
C' est la probité cependant que prêchent également
ces deux puissances ; j' en conviens. Mais
ni l' une ni l' autre ne peuvent attacher à ce mot
la même signification ; et sous le gouvernement
du pape, Rome moderne n' a certainement pas
de la vertu la même idée, qu' en avoit l' ancienne
Rome sous le consulat du premier des Brutus.
L' aurore de la raison commence à poindre,
les hommes savent déja que pour tous, les mêmes mots
ne sont pas repsentatifs des mêmes
idées. En conséquence qu' exigent-ils aujourd' hui
d' un auteur ? Qu' il attache une idée nette aux
expressions dont il se sert. Le regne de l' obscure
scholastique peut disparoître ; les théologiens
n' en imposeront peut-être pas toujours aux peuples
et aux gouvernemens. Ce qu' on peut assurer,
c' est qu' ils ne conserveront pas du moins
leur puissance par les mes moyens qu' ils l' ont
acquise ; les tems et les circonstances ont changé.
On convient enfin aujourd' hui de la nécessité
des passions : on sait que c' est à leur conservation
qu' est attachée celle des empires. Les passions
en effet sont des desirs vifs : ces desirs peuvent
être également conformes ou contraires au
bien public. Si l' avarice et l' intolérance sont des
passions nuisibles et criminelles, il en est autrement
du desir de s' illustrer par des talens et des
vertus patriotiques. En anéantissant les desirs,
on aantit l' ame, et tout homme sans
p41
passions n' a en lui ni principe d' action, ni motif
pour se mouvoir.
Vous êtes, ô ministres catholiques, riches,
puissans sur la terre ; mais votre pouvoir peut
êtretruit avec celui des nations auxquelles
vous commandez. Augmentez leur abrutissement,
et ces nations vaincues par d' autres, cesseront
de vous être soumises. Il faut pour votre
intérêt me, que les passions et les besoins
continuent de vivifier l' homme. Pour les étouffer
en lui, il faudroit changer sa nature.
ô vénérables théologiens ! ô brutes ! ô mes
freres ! Abandonnez ce projet ridicule : étudiez
le coeur humain, examinez les ressorts qui le
meuvent : et si vous n' avez encore aucune idée
nette de la morale et de la politique, abstenez-vous
de l' enseigner. L' orgueil vous a trop
long-tems égarés. Rappellez-vous la fable ingénieuse
de la naissance de Momus. Au moment
qu' il vit le jour, dit un grand poëte, le dieu
enfant remplit l' olympe de ses cris. La cour céleste
en fut assourdie : pour l' appaiser chacun
lui fit un don. Jupiter venoit alors de créer
l' homme ; il en fit présent à Momus, et depuis
l' homme fut toujours la poupée de la folie. Or
parmi les poupées de cette espece, la plus triste,
la plus orgueilleuse et la plus ridicule, fut un
docteur. ô poupée théologienne ! Ne vous
obstinez plus à vouloir détruire les passions ; ce
sont les principes de vie d' un état. Occupez-vous
du soin de les diriger au biennéral ;
essayez de tracer à ce sujet le plan d' une
instruction
p42
dont les principes simples et clairs tendent
tous au bonheur public.
Qu' on est loin d' un tel plan d' instruction !
Peu d' accord avec eux-mêmes, les parens et les
maîtres ignorent également ce qu' ils doivent enseigner
aux enfans. Ils n' ont encore sur l' éducation
que des idées confuses ; et de-là la contradiction
voltante de tous leurs préceptes.
SECTION 1 CHAPITRE 10
exemple des ies ou préceptes contradictoires
reçus dans la premiere jeunesse.
qu' on me pardonne si pour faire plus vivement
sentir la contradiction de tous les préceptes
de notre éducation, je suis for de descendre
à un ton peu noble : le sujet l' exige. C' est
dans les maisons religieuses et destinées à
l' instruction des jeunes filles que ces contradictions
sont les plus frappantes. J' entre donc au couvent.
Il est huit heures du matin : c' est le tems
de la conrence, celui où dans un discours sur
la pudeur, la supérieure prouve qu' une pensionnaire
ne doit jamais lever les yeux sur un
homme. Neuf heures sonnent ; le maître à danser
est au parloir. Formez bien vos pas, dit-il à
son écoliere : levez cette tête et regardez toujours
votre danseur. Or lequel croire du maître
de danse ou de la prieure ? La pensionnaire l' ignore ;
p43
et n' acquiert, ni les graces que le premier
veut lui donner, ni laserve que la seconde
lui prêche. Or à quoi rapporter ces contradictions
dans l' instruction, sinon aux desirs
contradictoires qu' ont les parens, que leur fille
soit à la fois agréable et réservée, et qu' elle
joigne la pruderie du cloitre aux graces du
théâtre ? Ils veulent concilier les inconciliables.
L' instruction turque est peut-être la seule
conséquente à ce qu' en ce pays l' on exige des
femmes.
Les préceptes de l' éducation seront incertains
et vagues tant qu' on ne les rapportera point à
un but unique. Quel peut être ce but ? Le plus
grand avantage public, c' est-à-dire, le plus
grand plaisir et le plus grand bonheur du plus
grand nombre des citoyens.
Les parens perdent-ils cet objet de vue ? Ils
errent çà et là dans les voies de l' instruction. La
mode seule est leur guide. Ils apprennent d' elle
que pour faire de leur fille une musicienne, il
faut lui payer un maître de musique, et ils ignorent
que pour lui donner des idées nettes de la
vertu, il faut pareillement lui payer un maître
de morale.
Lorsqu' une mere s' est chargée de l' éducation
de sa fille, elle lui dit le matin en mettant son
rouge, que la beauté n' est rien, que la bonté
p44
et les talens sont tout : l' on entre en ce moment
à la toilette de la mere : chacun répete à
la petite fille qu' elle est jolie : on ne la loue pas
une fois l' an sur ses talens et son humanité :
d' ailleurs les seules récompenses promises à son
application, à ses vertus, sont des parures, et
l' on veut cependant que la petite fille soit
indifférente à sa beauté. Quelle confusion une telle
conduite ne doit-elle pas jetter dans ses idées !
L' instruction d' un jeune homme n' est pas plus
conséquente. Le premier devoir qu' on lui prescrit,
c' est l' observation des loix : le second c' est
leur violation, lorsqu' on l' offense ; il doit en cas
d' insulte se battre sous peine de déshonneur. Lui
prouve-t-on que c' est par des services rendus à la
patrie qu' on obtient la considération de ce monde
et la gloire céleste ? Quels modeles d' imitation
lui propose-t-on ? Un moine, un dervis fanatique
et fainéant, dont l' intolérance a porté le trouble
et la solation dans les empires.
Un pere vient de recommander à son fils la
fidélité à sa parole. Un théologien survient et
dit à ce fils, qu' on n' en est pas tenu envers les
ennemis de Dieu ; que Louis Xiv par cette
raison révoqua l' édit de Nantes donné par ses
p45
ancêtres ; que le pape a décidé cette question,
en déclarant nul tout traité contracté entre les
princes hérétiques et catholiques, en accordant
enfin aux derniers le droit de le violer, s' ils
sont les plus forts.
Un pdicateur prouve en chaire que le dieu
des chrétiens est un dieu de vérité : que c' est
à leur haine pour le mensonge qu' on reconnoît
ses adorateurs, est-il descendu de chaire ?
Il convient qu' il est très-prudent de la taire,
que lui-même en louant la vérité se
garde bien de la dire. L' homme en
effet qui dans les pays catholiques, écriroit
l' histoire vraie de son temps, souleveroit contre
lui tous les adorateurs de ce dieu de vérité.
Dans de tels pays, l' homme à l' abri
de la percution est le muet, le sot ou le menteur.
Qu' à force de soins un instituteur parvienne
enfin à inspirer à son éleve la douceur et l' humanité,
le directeur entre et dit à cet éleve,
qu' on peut pardonner aux hommes leurs vices
et non leurs erreurs ; que dans ce dernier cas
l' indulgence est un crime, et qu' il faut brûler
quiconque ne pense pas comme lui.
Telle est l' ignorance et la contradiction du
théologien, qu' il déclame encore contre les passions
au moment même qu' il veut exciter l' émulation
de son disciple. Il oublie alors que
l' émulation est une passion, et même une passion
très-forte, à en juger par ses effets.
Tout est donc contradiction dans l' éducation.
Quelle en est la cause ? L' ignorance où l' on est
p46
des vrais principes de cette science ; l' on
n' en a que des ies confuses. Il faudroit
éclairer les hommes : le prêtre s' y oppose. La
rité luit-elle un moment sur eux ? Il en absorbe
les rayons dans les ténebres de sa scholastique.
L' erreur et le crime cherchent tous deux
l' obscurité, l' une des mots, l' autre de la
nuit. Qu' au reste l' on ne rapporte point à la
seule tologie toutes les contradictions de notre
éducation : il en est aussi qu' on doit aux vices
des gouvernemens. Comment persuader à
l' adolescent d' être fidele, d' être sûr dans la
société et d' y respecter les secrets d' autrui,
lorsqu' en Angleterre me, le gouvernement,
sous le prétexte même le plus frivole, ouvre les
lettres des particuliers et trahit la confiance
publique ? Comment se flatter de lui inspirer
l' horreur de la délation et de l' espionnage, s' il
voit les espions honos, pensionnés et comblés de
bienfaits ?
On veut qu' au sortir du college, un jeune
homme se répande dans le monde, qu' il s' y
rende agréable : qu' il y soit toujours chaste :
est-ce au moment où le besoin d' aimer se fait
le plus vivement sentir, qu' insensible aux attraits
des femmes, un jeune homme peut
p47
vivre sans desir au milieu d' elles ? La stupidité
paternelle s' imagineroit-elle, lorsque le gouvernement
fait bâtir des salles d' ora ; lorsque l' usage
en ouvre l' entrée à la jeunesse, que jalouse
de sa virginité elle voie toujours d' un oeil
indifférent, un spectacle où les transports, les
plaisirs et le pouvoir de l' amour, sont peints
des plus vives couleurs, et où cette passion pénetre
dans les ames par les organes de tous les
sens ?
Je ne finirois pas si je voulois donner la liste
de toutes les contradictions de l' éducation
européenne et sur-tout de la papiste. Dans le
brouillard de ses préceptes, comment reconnoître
le sentier de la vertu ? Le catholique s' en
écarte donc souvent. Aussi sans principes fixes
à cet égard, c' est aux positions où il se trouve,
aux livres, aux amis, et enfin aux mtresses
que le hazard lui donne, qu' il doit ses vices ou
ses vertus. Mais est-il un moyen de rendre
l' éducation de l' homme plus indépendante du hazard,
et comment faire pour y réussir ?
n' enseigner que le vrai. l' erreur se contredit
toujours : la vérité jamais.
Ne point abandonner l' éducation des citoyens
p48
à deux puissances qui divisées d' intérêt, enseigneront
toujours deux morales contradictoires.
Par quelle fatalité, dira-t-on, presque tous
les peuples ont-ils confié au sacerdoce l' instruction
morale de leur jeunesse ! Qu' est-ce que la
morale des papistes ? Un composé de superstitions.
Cependant il n' est rien qu' à l' aide de la
superstition, le sacerdoce n' exécute. C' est par
elle qu' il dépouille les magistrats de leur autorité,
et les rois de leur pouvoir légitime :
c' est par elle qu' il soumet les peuples, qu' il
acquiert sur eux une puissance souvent supérieure
aux loix ; et par elle enfin qu' il corrompt
jusqu' aux principes de la morale. Quel remede
à ce mal ? Il n' en est qu' un : c' est de refondre
en entier cette science. Il faudroit qu' un nouvel
esprit présidât à la formation de ses nouveaux
principes, et que tous tendissent à l' avantage
public.
Il est temps que sous le titre de saints ministres
de la morale, les magistrats la fondent
sur des principes simples, clairs, conformes à
l' intérêt général, et dont tous les citoyens puissent
se former des idées également justes et précises.
Mais la simplicité et l' uniformité de ces
principes conviendroit-elle aux différentes passions
des hommes ?
Leurs desirs peuvent être différens, mais leur
maniere de voir est essentiellement la même :
ils agissent mal et voient bien. Tous naissent
avec l' esprit juste ; tous saisissent la vérité,
lorsqu' on la leur présente clairement. Quant à
p49
la jeunesse, elle en est d' autant plus avide,
qu' elle a moins d' habitude à rompre et d' intérêt
à voir les objets différens de ce qu' ils sont. Ce
n' est pas sans peine qu' on parvient à fausser
l' esprit de jeunes gens. Il faut pour cet effet
toute la patience et tout l' art de l' éducation
actuelle : encore entrevoient-ils de temps en
temps à la lueur de la raison naturelle, la fausseté
des opinions dont on a chargé leur mémoire.
Que ne les en effacent-ils, pour leur substituer
des ies nouvelles ? Un pareil changement
dans les idées suppose du temps et des
soins, et cette tâche est trop pénible pour la
plupart des hommes, qui souvent descendent
au tombeau, sans avoir encore acquis d' ies
nettes et précises de la vertu.
Quand en auront-ils de saines ? Lorsque le
systême religieux se confondra avec le systême
du bonheur national ; lorsque les religions,
instrumens habituels de l' ambition sacerdotale,
le deviendront de lalicité publique.
Est-il possible d' imaginer une telle religion,
l' examen de cette question mérite l' attention
du sage. Je jetterai donc en passant
un coup d' oeil sur les fausses religions.
SECTION 1 CHAPITRE 11
des fausses religions.
toute religion , dit Hobbes, fondée sur
la crainte d' un pouvoir invisible, est un
p50
conte qui avoué d' une nation porte le nom de
religion, savoué de cette me nation, porte le
nom de superstition . Les neuf incarnations de
Wistnou sont religion aux Indes, et conte à
Nuremberg.
Je ne m' autoriserai point de cette définition
pour nier la vérité de la religion. Si j' en
crois ma nourrice et mon précepteur, toute
autre religion est fausse : la mienne seule est
la vraie. Mais est-elle reconnue pour telle
par l' univers ? Non, la terre gémit encore sous
une multitude de temples consacs à l' erreur.
Il n' en est aucune qui ne soit la religion de
quelques contrées.
L' histoire des Numas, des Zoroastres, des
Mahomets et de tant de fondateurs de cultes
modernes, nous apprend que toutes les religions
peuvent être considérées comme des institutions
politiques, qui ont une grande influence
sur le bonheur des nations. Je pense
donc puisque l' esprit humain produit encore de
temps en temps des religions nouvelles, qu' il est
important pour les rendre le moins malfaisantes
possible, d' indiquer le plan à suivre dans leur
création.
Toutes les religions sont fausses, à l' exception
de la religion chrétienne, mais je ne la
confonds pas avec le papisme.
p51
SECTION 1 CHAPITRE 12
le papisme est d' institution humaine.
le papisme n' est aux yeux d' un homme sensé
qu' une pure idolatrie. L' église romaine
n' y voyoit sans doute qu' une institution humaine,
lorsqu' elle faisoit de cette religion un
usage scandaleux, un instrument de son avarice
et de sa grandeur ; qu' elle s' en servoit
pour favoriser les projets criminels des papes
et légitimer leur avidité et leur ambition. Mais
ces imputations, disent les papistes, sont
calomnieuses.
Pour en prouver la vérité, je demande s' il est
vraisemblable que des chefs d' ordres monastiques
regardassent la religion comme divine, lorsque
pour enrichir eux et leurs couvents, ils défendoient
aux moines d' enterrer en terre sainte
quiconque mourroit sans rien leur laisser ; s' ils
étoient eux-mêmes dupes d' une croyance publiquement
profese, lorsqu' ils se rendoient
propriétaires des biens qu' en qualité d' économes
des pauvres, ils devoient leur distribuer ; si
les papes croyoient réellement pratiquer la justice
et l' humilité, lorsqu' ils se claroient les
distributeurs des royaumes de l' Amérique sur
lesquels ils n' avoient aucun droit ; lorsque par
une ligne de démarquation, ils partageoient
p52
cette partie du monde entre les espagnols
et les portugais ; lorsqu' ils prétendoient enfin
commander aux princes, ordonner de leur temporel
et disposer arbitrairement des couronnes.
ô papistes ! Examinez quelle fut en tous les
siecles la conduite de votre église ! Eut-elle
intérêt d' entretenir garnison romaine dans tous
les empires, et de s' attacher un grand nombre
d' hommes ? (c' est l' intérêt de toute secte
ambitieuse.) elle institua un grand nombre d' ordres
religieux ; fit construire et renter un grand
nombre de monasteres ; eut enfin l' adresse de
faire soudoyer cette milice ecclésiastique, par
les nationsme où elle l' établissoit.
Le même motif lui faisant désirer la multiplication
du clerculier, elle multiplia les sacrements ;
et les peuples pour se les faire administrer,
furent forcés d' augmenter le nombre de
leurs prêtres. Il égala bientôt celui des sauterelles
de l' égypte. Comme elles, ils dévorerent
les moissons ; et ces prêtres séculiers et
réguliers, furent entretenus aux dépens des nations
catholiques. Pour lier ces prêtres plus
étroitement à ses intérêts, et jouir sans partage
de leur affection, l' église voulut encore que
libataires fors, ils cussent sans femmes,
sans enfants, mais d' ailleurs dans un luxe et une
aisance qui de jour en jour leur rendit leur état
plus cher. Ce n' est pas tout, pour accroître encore
et sa richesse et son pouvoir, l' église romaine
tenta sous le nom du denier st Pierre
ou autre de lever des imts dans tous les royaumes.
Elle ouvrit à cet effet une banque entre
p53
le ciel et la terre, et fit sous le nom
d' indulgences, payer argent comptant dans ce monde,
des billets à ordre directement tirés sur le paradis.
Or lorsqu' en tous les siecles on voit le sacerdoce
sacrifier constamment la vertu au desir de
la grandeur et de la richesse : lorsqu' en étudiant
l' histoire des papes, de leur politique, de leur
ambition, de leurs moeurs, enfin de leur conduite,
on la trouve si différente de celle prescrite
par l' évangile, comment imaginer que les chefs
de cette religion, aient vu en elle autre chose
qu' un moyen d' envahir la puissance et les trésors
de la terre. D' après les moeurs et la
conduite des moines, du clergé et des pontifes,
un réformé peut, je crois, montrer pour
la justification de sa croyance et l' avantage des
nations, que le papisme ne fut jamais qu' une
institution humaine. Mais pourquoi les religions
n' ont-elles été jusqu' à présent que locales ?
Seroit-il possible d' en concevoir une qui devînt
universelle.
SECTION 1 CHAPITRE 13
de la religion universelle.
une religion universelle ne peut être fondée
que sur des principes éternels ; invariables, et qui
susceptibles comme les propositions de la géométrie,
p54
des démonstrations les plus rigoureuses,
soient puisées dans la nature de l' homme et des
choses. Est-il de tels principes, et ces principes
connus peuvent-ils également convenir à toutes
les nations, oui sans doute : et s' ils varient, ce
n' est que dans quelques unes de leurs applications
aux contrées différentes où le hasard place
les divers peuples.
Mais entre les principes ou loix convenables
à toutes les sociétés, quelle est la premiere et
la plus sace ? Celle qui promet à chacun la
propriété de ses biens, de sa vie et de sa liberté.
Est-on propriétaire incertain de sa terre ? On
ne laboure point son champ, on ne cultive
point son verger. Une nation est bientôt ravagée
et détruite par la famine. Est-on
propriétaire incertain de sa vie et de sa liberté ?
L' homme toujours en crainte est sans courage et
sans industrie : uniquement occupé de sa conservation
personnelle et resserré en lui-même, il
ne porte point ses vues au dehors, il n' étudie
point la science de l' homme, il n' en observe
ni les desirs, ni les passions. Ce n' est cependant
que dans cette connoissance préliminaire,
qu' on peut puiser celle des loix les plus conformes
au bien public.
Par quelle fatalité de telles loix si nécessaires
aux sociétés, leur sont-elles encore inconnues ?
Pourquoi le ciel ne les leur a-t-il pas révélées ? Le
ciel, répondrai-je, a voulu que l' homme par sa
raison coopérât à son bonheur et que dans les
sociétés nombreuses, le chef-d' oeuvre d' une
excellente législation fût comme celui des autres
sciences, le produit de l' exrience et du génie.
p55
Dieu a dit à l' homme, je t' ai créé, je t' ai donné
cinq sens, je t' ai do de mémoire et par conséquent
de raison. J' ai voulu que ta raison d' abord
éguisée par le besoin, éclairée ensuite par
l' expérience, pourt à ta nourriture, t' apprît
à féconder la terre, à perfectionner les instruments
du labourage, de l' agriculture, enfin
toutes les sciences de premiere nécessité : j' ai
voulu que cultivant cette même raison, tu parvinsses
à la connoissance de mes volontés morales,
c' est-à-dire, de tes devoirs envers la socté,
des moyens d' y maintenir l' ordre, enfin à
la connoissance de la meilleure législation possible.
Voilà le seul culte auquel je veux que l' homme
s' éleve, le seul qui puisse devenir universel,
le seul digne d' un dieu et qui soit marqué de son
sceau et de celui de la vérité. Tout autre culte
porte l' empreinte de l' homme, de la fourberie et
du mensonge. La volonté d' un dieu juste et bon,
c' est que les fils de la terre soient heureux et
qu' ils jouissent de tous les plaisirs compatibles
avec le bien public.
Tel est le vrai culte, celui que la philosophie
doit révéler aux nations. Nuls autres saints dans
une telle religion que les bienfaiteurs de l' humanité,
que les Licurgues, les Solons, les Sydney,
que les inventeurs de quelque art, de
quelque plaisir nouveau, mais conformes à l' intérêt
général : nuls autres réprouvés au contraire
que les malfaiteurs envers la société et les
atrabilaires ennemis de ses plaisirs.
Les prêtres seront-ils un jour les apôtres d' une
p56
telle religion ? L' intérêt le leurfend. Les
nuages répandus sur les principes de la morale et
de la législation, (qui ne sont essentiellement
que la même science,) y ont été amoncélés par
leur politique. Ce n' est plus désormais que sur la
destruction de la plupart des religions, qu' on
peut dans les empires jetter les fondemens d' une
morale saine. Plût-à-dieu que les prêtres
susceptibles d' une ambition noble, eussent cherc
dans les principes constitutifs de l' homme,
les loix invariables sur lesquelles la nature et le
ciel veulent qu' on édifie le bonheur des sociétés !
Plût-à-dieu que les systêmes religieux pussent
devenir le palladium de la félicité publique ! C' est
aux prêtres qu' on en confieroit la garde. Ils
jouiroient d' une gloire et d' une grandeur fondée sur
la reconnoissance publique. Ils pouroient se dire
chaque jour, c' est par nous que les mortels sont
heureux. Une telle grandeur, une gloire aussi
durable, leur paroît vile et méprisable. Vous
pouviez, ô ministres des autels ! Devenir les
idoles des hommes éclairés et vertueux ! Vous
avez préféré de commander à des superstitieux
et à des esclaves : vous vous êtes rendus odieux
aux bons citoyens, parce que vous êtes la plaie
des nations, l' instrument de leur malheur et les
destructeurs de la vraie morale.
La morale fondée sur des principes vrais, est
la seule vraie religion. Cependant s' il étoit des
hommes dont la crédulité avide ne trouvât
à se satisfaire que dans une religion mystérieuse,
que les amis du merveilleux sachent du moins
parmi les religions de cette espece, quelle est
p57
celle dont l' établissement seroit le moins funeste
aux nations.
SECTION 1 CHAPITRE 14
des conditions sans lesquelles une religion
est destructive du bonheur national.
une religion intolérante, une religion dont
le culte exige une dépense considérable, est sans
contredit une religion nuisible. Il faut qu' à la
longue son intolérance dépeuple l' empire, et
que son culte trop cteux le ruine. Il est
des royaumes catholiques où l' on compte à
peu près quinze mille couvens, douze mille
prieurés, quinze mille chapelles, treize cent
abbayes, quatre-vingt-dix mille ptres employés
à desservir quarante-cinq mille paroisses ; l' on
compte en outre une infinité d' abbés, deminaristes
et d' ecclésiastiques de toute espece. Leur
nombre total compose au moins celui de trois
cents mille hommes. Leur dépense suffiroit
p58
à l' entretien d' une marine et d' une armée de
terre formidable. Une religion aussi à charge à
un état, ne peut être long-temps la religion
d' un empire éclairé et policé. Un peuple
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qui s' y soumet, ne travaille plus que pour l' entretien
du luxe et de l' aisance des prêtres ; et chacun
des citoyens n' est qu' un serf du sacerdoce.
Pour être bonne, il faut qu' une religion soit,
et peu coûteuse et tolérante. Il faut que
son clergé ne puisse rien sur le citoyen. La
crainte du prêtre grade l' esprit et l' ame, abrutit
l' un, avilit l' autre. Armera-t-on toujours
d' un glaive les ministres des autels ? Ignore-t-on
les barbaries commises par leur intolérance ?
Que de sang répandu par elle ? La terre en est encore
abreuvée. Pour assurer la paix des nations,
ce n' est point assez de la tolérance civile.
L' ecclésiastique doit concourir au même but.
Tout dogme est un germe de discorde et de crime
jetté entre les hommes. Quelle est la religion
vraiment tolérante ? Celle, ou qui n' a, comme
la penne, aucun dogme, ou qui se réduit,
comme celle des philosophes, à une morale saine
et élevée, qui sans doute sera un jour la religion
de l' univers.
Il faut de plus qu' une religion soit douce et
humaine ;
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que ses rémonies n' aient rien de triste et
de sévere ;
qu' elle présente par-tout des spectacles pompeux
et des fêtes agréables ;
que son culte excite des passions, mais des
passions dirigées au biennéral ; la religion qui
les étouffe produit des talapoins, des bonzes,
des bramines et jamais de héros, d' hommes illustres
et de grands citoyens.
Une religion est-elle gaie ? Sa gaité suppose
une noble confiance dans la bonté de l' être suprême.
Pourquoi en faire un tyran oriental,
lui faire punir des fautes légeres par des châtimens
éternels ? Pourquoi mettre ainsi le nom de
la divinité au bas du portrait du diable ? Pourquoi
comprimer les ames sous le poids de la crainte,
briser leurs ressorts, et d' un adorateur de Jésus,
faire un esclave vil et pusillanime ? Ce sont les
chans qui peignent Dieu méchant. Qu' est-ce
que leur dévotion ? Un voile à leurs crimes.
Une religion s' écarte du but politique qu' elle
se propose, lorsque l' homme juste, humain envers
ses semblables ; lorsque l' homme disting
par ses talens et ses vertus, n' est point assuré de
la faveur du ciel ; lorsqu' un desir momentané,
un mouvement de colere, ou l' omission d' une
messe, peut à jamais l' en priver.
Que les compenses célestes ne soient point
dans une religion le prix de quelques pratiques
minutieuses, qui donnent des idées petites de
l' éternel et fausses de la vertu : de telles
compenses ne doivent point s' obtenir par le jeûne,
le cilice, l' oissance aveugle et la discipline.
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L' homme qui place ces pratiques au nombre
des vertus, y peut placer aussi l' art de sauter,
de danser, de voltiger sur la corde. Qu' importe
aux nations qu' un jeune homme se fesse ou fasse
le sautrilleux.
Si l' on a jadis divinisé la fievre, pourquoi n' a-t-on
pas encore divinisé le bien public ? Pourquoi
ce dieu n' a-t-il pas encore son culte, son
temple et ses prêtres ? Par quelle raison enfin
faire une vertu sublime de l' abgation de
soi-même ? L' humanité est dans l' homme la seule
vertu vraiment sublime : c' est la premiere et
peut-être la seule que les religions doivent inspirer
aux hommes ; elle renferme en elle presque
toutes les autres.
Qu' au couvent l' on ait l' humilité en vénération :
à la bonne heure. Elle favorise la vileté
et la paresse monastique. Mais cette humilité
doit-elle être la vertu d' un peuple ? Non :
le noble orgueil fut toujours celle d' une nation
lebre. C' est le pris des grecs et des romains
pour les peuples esclaves, c' est le sentiment
juste et fier de leurs forces et de leur courage,
qui concurremment avec leurs loix, leur
soumit l' univers. L' orgueil, dira-t-on, attache
l' homme à la terre. Tant mieux, l' orgueil a
donc son utilité. Loin de combattre, que la religion
fortifie dans l' homme l' attachement aux
choses terrestres : que tout citoyen s' occupe du
bonheur, de la gloire et de la puissance de sa
patrie : que la religion pagyriste de toute action
conforme à l' avantage du plus grand nombre,
sanctifie tout établissement utile, et ne le
p62
détruise jamais. Que l' intérêt des puissances
spirituelle et temporelle soit un et toujours le même :
que ces deux puissances soient réunies comme
à Rome, dans les mains des magistrats,
que la voix du ciel soit désormais celle du public ;
et que les oracles des dieux confirment toute loi
avantageuse au peuple.
SECTION 1 CHAPITRE 15
parmi les fausses religions quelles ont été
les moins nuisibles au bonheur des
sociés.
la premiere que je cite, c' est la religion
païenne. Mais lors de son institution, cette
prétendue religion n' étoit proprement que le systême
allégorisé de la nature. Saturne étoit le
tems, Cérès la matiere, Jupiter l' esprit générateur.
Toutes les fables de la mythologie
n' étoient que les emblêmes de quelques principes
de la nature. En la considérant comme systême
religieux, étoit-il si absurde d' honorer
sous divers noms les différens attributs de la
divinité ?
Dans les temples de Minerve, denus,
p63
de Mars, d' Apollon, et de la fortune, qu' adoroit-on ?
Jupiter, tour-à-tour consicomme
sage, comme beau, comme fort, comme éclairant
et fécondant l' univers. Est-il plus raisonnable
d' édifier sous les noms de s Eustache, de
s Martin ou de s Roch, des églises à l' être
suprême ? Mais les païens s' agenouilloient devant
des statues de bois ou de pierre. Les catholiques
en font autant ; et si l' on en juge par
les signes exrieurs, ils ont souvent pour leurs
saints plus de vénération que pour l' éternel.
Au reste je veux que la religion païenne ait
été réellement la plus absurde : c' est un tort à
une religion d' être absurde : son absurdité peut
avoir des conséquences funestes. Cependant ce
tort n' est pas le plus grand de tous, et si ses
principes ne sont pas entiérement destructifs du
bonheur public, et que ses maximes puissent
s' accorder avec les loix et l' utilité générale, c' est
encore la moins mauvaise de toutes.
Telle étoit la religion païenne. Jamais d' obstacles
mis par elle aux projets d' un législateur
patriote. Elle étoit sans dogmes, par conséquent
humaine et tolérante. Nulle dispute, nulle guerre
entre ses sectateurs que ne put prévenir l' attention
la plus légere des magistrats. Son culte
d' ailleurs n' exigeoit point un grand nombre de
prêtres, et n' étoit point nécessairement à charge
à l' état.
Les dieux lares et domestiques suffisoient à
la dévotion journaliere des particuliers. Quelques
temples élevés dans de grandes villes, quelques
colleges de prêtres, quelques fêtes pompeuses
p64
suffisoient à la dévotion nationale. Ces
fêtes cébrées dans les tems où la cessation des
travaux de la campagne permet à ses habitans de
se rendre dans les villes, devenoient pour eux
des plaisirs. Quelques magnifiques que fussent
ces fêtes, elles étoient rares et par conséquent
peu dispendieuses. La religion païenne n' avoit
donc essentiellement aucun des inconvéniens du
papisme.
Cette religion des sens étoit d' ailleurs la plus
faite pour des hommes, la plus propre à produire
ces impressions fortes, qu' il est quelquefois
nécessaire au législateur de pouvoir exciter en
eux. Par elle l' imagination toujours tenue en
action soumettoit la nature entiere à l' empire
de la poésie, vivifioit toutes les parties de
l' univers, animoit tout. Le sommet des montagnes,
l' étendue des plaines, l' épaisseur des fots, la
source des ruisseaux, la profondeur des mers,
étoient par elle peuplés d' oréades, de faunes,
de nappées, de hamadriades, de tritons, de
néréides. Les dieux et les déesses vivoient en
société avec les mortels, prenoient part à leurs
fêtes, à leurs guerres, à leurs amours. Neptune
alloit souper chez le roi d' éthiopie. Les belles et
les ros s' asseyoient parmi les dieux ; Latone
avoit ses autels ; Herculeifié épousoit Hébé.
Les héros moins célebres habitoient les champs
et les bocages de l' élisée. Ces champs embellis
depuis par l' imagination blante du prophete
qui y transporta les houris, étoient le séjour
des guerriers et des hommes illustres en tous
les genres. C' est-là qu' Achille, Patrocle, Ajax,
p65
Agamemnon et tous les guerriers qui combattoient
sous les murs de Troye, s' occupoient encore
d' exercices militaires : c' est-là que les Pindare
et les Homere célébroient encore les jeux
olympiques et les exploits des grecs.
L' espece d' exercice et de chant qui sur la terre
avoit fait l' occupation des ros et des poëtes,
tous les gts enfin qu' ils y avoient contractés,
les suivoient encore dans les enfers. Leur mort
n' étoit proprement qu' une prolongation de leur
vie.
Cette religion donnée, quel devoit être le
desir le plus vif, l' intérêt le plus puissant des
païens ? Celui de servir leur patrie par leurs
talens, leur courage, leur intégrité, leur gérosité
et leurs vertus. Il étoit important pour
eux de se rendre cher à ceux avec qui ils devoient,
dans les enfers, continuer de vivre aps leur
mort. Loin d' étouffer l' enthousiasme qu' une
législation sage donne pour la vertu et les talens,
cette religion l' excitoit encore. Convaincus de
l' utilité des passions, les anciensgislateurs ne
se proposoient point de les étouffer. Que trouver
chez un peuple sans desir ? Sont-ce des commeans,
des capitaines, des soldats, des hommes
de lettres, des ministres habiles ? Non :
mais des moines.
Un peuple sans industrie, sans courage, sans
richesses, sans science, est l' esclave né de tout
voisin assez audacieux pour lui donner des fers.
Il faut des passions aux hommes ; et la religion
païenne n' en éteignoit point en eux le feu sacré
et vivifiant. Peut-être celle des scandinaves, peu
p66
différente de celle des grecs et des romains,
portoit-elle encore plus efficacement les hommes
à la vertu. La réputation étoit le dieu de ces
peuples. C' étoit de ce seul dieu que les citoyens
attendoient leurcompense. Chacun vouloit
être le fils de la putation. Chacun honoroit
dans les bardes, les distributeurs de la gloire et
les prêtres du temple de la renommée. Le
silence des bardes étoit redouté des guerriers et
des princes mêmes. Le mépris étoit le partage
de quiconque n' étoit pas fils de la réputation. Le
langage de la flatterie étoit alors inconnu aux
poetes. Séveres et incorruptibles habitans d' un
pays libre, ils ne s' étoient point encore avilis
par la bassesse de leurs éloges. Nul d' entr' eux
n' eût olébrer un nom que l' estime publique
n' eût pas déja consacré. Pour obtenir cette estime,
il falloit avoir rendu des services à la patrie.
Le desir religieux et vif d' une renommée immortelle
excitoit donc les hommes à s' illustrer par
leurs talens et leurs vertus. Que d' avantages une
telle religion, plus pure d' ailleurs que la païenne,
ne pourroit-elle pas procurer à une nation !
Mais comment établir cette religion dans une
société déja formée ? On sait quel est l' attachement
du peuple pour son culte, pour ses dieux actuels,
et son horreur pour un culte nouveau. Quel
moyen de changer à cet égard les opinions
reçues ?
p67
Ce moyen est peut-être plus facile qu' on ne
pense. Que chez un peuple la raison soit tolée,
elle substituera la religion de la renommée à
toute autre. N' y substituât-elle que le déisme,
quel bien n' auroit-elle pas fait à l' humanité !
Mais le culte rendu à la divinité se conserveroit-il
long-tems pur ? Le peuple est grossier, la
superstition est sa religion. Les temples élevés
d' abord à l' éternel seroient bientôt consacrés à
ses diverses perfections : l' ignorance en feroit
autant de dieux. Soit ; et jusques-là que le
magistrat la laisse faire. Mais qu' arrivée à ce terme,
ce me magistrat attentif à diriger la marche
de l' ignorance, et surtout de la superstition, ne
la perde point de vue ; qu' il la reconnoisse quelque
forme qu' elle prenne ; qu' il s' oppose à
l' établissement de tout dogme, de tous principes
contraires à ceux d' une bonne morale ; c' est-à-dire,
à l' utilité publique.
Tout homme est jaloux de sa gloire. Un magistrat,
comme à Rome, réunît-il en sa personne
le double emploi de sénateur et de ministre
des autels, le prêtre sera toujours en
lui subordonné au sénateur, et la religion toujours
subordonnée au bonheur public.
L' abbé de st Pierre l' a dit : le prêtre ne peut
êtreellement utile, qu' en quali d' officier de
morale. Or qui mieux que le magistrat peut remplir
cette noble fonction ? Qui mieux que lui
peut faire sentir, et les motifs d' intérêt général
sur lesquels sont fondées les loix particulieres,
et l' indissolubilité du lien qui unit le bonheur
des individus au bonheur général.
p68
Quelle puissance n' auroit pas sur les esprits
une instruction morale donnée par un sénat ?
Avec quels respects les peuples n' en recevroient-ils
pas les décisions ? C' est uniquement du corps
législatif qu' on peut attendre une religion
bienfaisante, et qui d' ailleurs peu couteuse et
tolérante, n' offriroit que des ies grandes et
nobles de la divinité, n' allumeroit dans les
ames que l' amour des talens et des vertus, n' auroit
enfin comme la législation que la félicité des
peuples pour objet.
Que des magistrats éclairés soient revêtus de
la puissance temporelle et spirituelle, toute
contradiction entre les pceptes religieux et
patriotiques disparoîtra : tous les citoyens
adopteront les mêmes principes de morale et se
formeront la même idée, d' une science, dont il est si
important que tous soient également instruits.
Peut-être s' écoulera-t-il plusieurs siecles
avant de faire dans les fausses religions les
changements qu' exige le bonheur de l' humanité.
Qu' arrivera-t-il jusqu' à ce moment ? Que les
hommes n' auront que des idées confuses de la
morale ; idées qu' ils devront à la différence de
leurs positions, et au hasard qui ne plaçant jamais
deux hommes précisément dans le même
concours des circonstances, ne leur permettra
jamais de recevoir les mes instructions et
d' acquérir les mêmes idées. D' où je conclus que
l' inégalité actuelle appeue entre l' esprit des
divers hommes, ne peut être regare comme
une preuve de leur inégale aptitude à en avoir.
SECTION 1 NOTES
p69
1 la science de l' homme est la science des
sages. Les intriguants se croient à cet égard
fort supérieurs au philosophe. Ils connoissent
en effet mieux que lui la cotterie du ministre :
ils cooivent en conséquence la plus haute
idée de leur mérite. Sont-ils curieux de l' apprécier ?
Qu' ils écrivent sur l' homme, qu' ils
publient leurs penes ; et le cas qu' en fera le
public, leur apprendra celui qu' ils doivent en
faire eux-mêmes.
2 le ministre connoît mieux que le philosophe
le détail des affaires. Ses connoissances
en ce genre sont plus étendues : mais ce dernier
a plus le loisir d' étudier le coeur humain et
le connt mieux que le ministre. L' un et l' autre
par leurs divers genres d' étude sont destinés
à s' entr' éclairer. Que l' homme en place qui
veut le bien, se fasse ami et protecteur des lettres.
Avant la défense faite à Paris de ne plus
imprimer que des catéchismes et des almanacs,
ce fut aux brochures multipliées des gens instruits,
que la France, dit-on, dut le bienfait
de l' exportation des grains. Des savants en
démontrerent les avantages. Le ministre qui se
trouvoit alors à la tête des finances, profita de
leurs lumieres.
3 à quelquegré de perfection qu' on portât
l' éducation, qu' on n' imagine cependant pas
p70
qu' on fît des gens denie de tous les hommes
à portée de la recevoir. On peut par son secours
exciter l' émulation des citoyens, les habituer
à l' attention, ouvrir leurs coeurs à l' humanité,
leur esprit à la vérité, faire enfin de
tous les citoyens, sinon des gens denie, du
moins des gens d' esprit et de sens. Mais comme
je le prouverai dans la suite de cet ouvrage,
c' est tout ce que peut la science perfectionnée de
l' éducation et c' est assez. Une nationnéralement
compoe de pareils hommes, seroit
sans contredit, la premiere de l' univers.
4 à Vienne, à Paris, à Lisbonne et dans
tous les pays catholiques, on permet la vente
des opéras, des comédies, des romans et
me de quelques bons livres de géotrie et
de médecine. En tout autre genre l' ouvrage supérieur
et réputé tel du reste de l' Europe, est
un ouvrage proscrit. Tels sont ceux des Voltaire,
des Marmontel, des Rousseau, des Montesquieu,
etc. En France l' approbation du censeur
est pour l' auteur presque toujours un certificat
de sottise. Elle annonce un livre sans
ennemis, dont on dira d' abord du bien parce
qu' on n' en pensera point, parce qu' il n' excitera
point l' envie, ne blessera l' orgueil de personne,
et ne répétera que ce que tout le monde
sait. L' éloge général et du moment est presque
toujours exclusif de l' éloge à venir.
5 le scholastique, dit le proverbe anglois,
n' est qu' un pur âne, qui n' ayant, ni la douceur
du vrai chrétien, ni la raison du philosophe,
ni l' affabilité du courtisan, n' est qu' un
objet ridicule.
p71
6 quelle est la science des scholastiques ?
Celle d' abuser des mots et d' en rendre la signification
incertaine. C' étoit par la vertu de certains mots
barbares, qu' autrefois les magiciens
édifioient, détruisoient les châteaux enchantés
ou du moins leur apparence. Les scholastiques,
héritiers de la puissance des anciens
magiciens, ont, par la vertu de certains mots
inintelligibles, pareillement donné l' apparence
d' une science aux plus absurdes rêveries. S' il
est un moyen de détruire leurs enchantements,
c' est de leur demander la signification pcise
des mots dont ils se servent. Sont-ils forcés d' y
attacher des idées nettes, le charme cesse et
le prestige de la science disparoît. Qu' on se défie
donc de tout écrit où l' on fait trop fréquemment
usage du langage de l' école. La langue
usuelle suffit presque toujours à quiconque a
des ies claires. Quiconque veut instruire et
non duper les hommes, doit parler leur langue.
7 il est peu de pays où l' on étudie la science
de la morale et de la politique. On permet rarement
aux jeunes gens d' exercer leur esprit
sur des sujets de cette espece. Le sacerdoce ne
veut pas qu' ils contractent l' habitude du
raisonnement. Le mot raisonnable est aujourd' hui
devenu synonime d' incdule . Le clergé
soupçonne apparemment que les motifs de la foi,
comme les fables aîles données à Mercure,
sont trop petites pour la soutenir. pour être
philosophe, dit Mallebranche, il faut voir
évidemment, et pour être fidele, il faut croire
aveuglément . Mallebranche ne s' apperçoit pas
p72
que de son fidele, il fait un sot. En effet, en
quoi consiste la sottise ? à croire sans un motif
suffisant pour croire : on me citera à ce sujet
la foi du charbonnier. Il étoit dans un cas
particulier, il parloit à Dieu, Dieu l' éclairoit
intérieurement. Tout homme qui sans être ce
charbonnier, se vante d' une foi aveugle et
d' une croyance sur ouir dire , est donc un homme
enorgueilli de sa sottise.
8 qu' on s' amuse un moment de la peinture
d' un ridicule, rien de mieux. Tout excellent
tableau de cette espece, suppose beaucoup d' esprit
dans le peintre qui le dessine. Que lui
doit la société ? Un tribut de reconnoissance et
d' éloge proportionné au mal, dont la délivre
le ridicule jetté sur tels ou tels défauts. Une
nation qui mettroit de l' importance à ce service,
se rendroit elle-même ridicule. " qu' importe,
dit un anglois, que tel bourgeois
soit singulier dans son humeur, tel petit-maître
recherché dans ses habits, que telle
coquette enfin soit minaudiere, elle peut
rougir, blanchir, moucheter son visage et
coucher avec son amant sans envahir ma
propriété ou diminuer mon commerce. L' ennuyeux
froissement d' un éventail qui s' ouvre
et se ferme sans cesse, n' ébranle point
nos constitutions. " une nation trop occupée
de la coquetterie d' une femme ou de
la fatuité d' un petit-maître, est à coup r
une nation frivole.
9 toutes les nations ont reproché aux
fraois leur frivolité. " si le fraois, disoit
p73
autrefois M De Saville, est si frivole,
l' espagnol si grave et si superstitieux, l' anglois
si sérieux et si profond, c' est un effet
de la différente forme de leur gouvernement.
C' est à Paris que doit se fixer l' homme curieux
de bijoux et de parler sans rien dire :
c' est à Madrid, à Lisbonne, que doit habiter
quiconque aime à se donner la discipline et
à voir brûler ses semblables, et c' est à Londres
enfin que doit vivre quiconque veut
penser et faire usage de la faculté qui distingue
principalement l' homme de la brute.
Selon M De Saville, il n' est que trois objets
dignes de réflexion ; la nature, la religion
et le gouvernement. Or, le fraois,
ajoute-t-il, n' ose penser sur ces objets.
Ses livres insipides pour des hommes, ne
peuvent donc amuser que des femmes. La
liberté seule, éleve l' esprit d' une nation,
et l' esprit de la nation celui des écrivains.
En France les ames sont sans énergie. Le seul
auteur estimable que j' en aime, c' est Montagne.
Peu de ses concitoyens sont dignes de
l' admirer : pour le sentir, il faut penser, et
pour penser, il faut être libre. "
10 les jésuites offrent un exemple frappant
du pouvoir de l' éducation. Si leur ordre a produit
peu d' hommes de génie dans les arts et
les sciences ; s' ils n' ont point eu de Newton
en physique, de Racine dans le tragique,
d' Huygens en astronomie, de Pot en chymie,
de Locke, de Bacon, de Voltaire, de La Fontaine,
etc. Ce n' est pas que ces religieux ne
p74
se recrutassent parmi les écoliers de leurs colleges,
qui annooient le plus de génie. On
sait d' ailleurs que les jésuites, dans le silence de
leurs maisons, n' étoient distraits de leurs études
par aucun soin, que leur genre de vie
enfin étoit le plus favorable à l' acquisition des
talens. Pourquoi donc ont-ils donné si peu d' hommes
illustres à l' Europe ? C' est qu' entourés de
fanatiques et de superstitieux, un jésuite n' ose
penser que d' aps ses surieurs : c' est que
d' ailleurs forcés de s' appliquer quelques années
à l' étude des casuistes et de la théologie,
cette étude pugne à la saine raison, et doit
la corrompre en lui. Comment conserver sur les
bancs un esprit juste ? L' habitude de le sophistiquer
le fausse ?
11 si tous les savoyards ont, à certains
égards le même caractere, c' est que le hazard
les place dans des dispositions à peu près semblables,
et que tous reçoivent à peu ps la même
éducation. Pourquoi tous sont-ils voyageurs ?
C' est qu' il faut de l' argent pour vivre, et qu' ils
n' en ont point chez eux. Pourquoi sont-ils
laborieux ? C' est que tous sont indigens, c' est que
sans secours, sans protection dans le pays où
ils se transplantent, ils y ont faim et que le
pain ne s' acquiert que par le travail. Pourquoi
sont-ils fideles et actifs ? C' est que pour être
employés de préférence aux nationaux, il faut
qu' ils les surpassent en activité et fidélité. Pour
quelle raison enfin sont-ils tous économes ?
C' est qu' attachés, comme tous les hommes, à
leur pays natal, ils en sortent gueux pour y
p75
rentrer riches, et y vivre des épargnes qu' ils
auront faites. Supposons donc qu' ont le
plus grand inrêt d' inspirer à un jeune homme
les vertus d' un savoyard : que faire ? Le placer
dans la même position ; confier quelque temps
son éducation au malheur et à l' indigence. Le
besoin et la nécessité sont de tous les instituteurs
les seuls dont les leçons sont toujours écoutées
et les conseils toujours efficaces. Mais si les
moeurs nationales ne permettent point de leur
donner une pareille éducation, quelle autre
y substituer ? Je l' ignore : nulle qui soit aussi
re. Il ne faudra donc pas s' étonner, s' il n' acquiert
aucune des vertus qu' on desiroit en lui. Qui
peut être surpris du peu de succès d' une éducation
insuffisante ?
12 Shakespear ne jouoit bien qu' un seul
le ; c' étoit le spectre dans Hamlet.
13 voyez l' extrait du dictionnaire de Moréri ;
l' extrait de la république des lettres,
janvier 1685 ; dans ce dernier ouvrage on
lit cette phrase : " c' est à une dame à laquelle
on donnoit à Rouen le nom de Melite, que
la France doit le grand Corneille. " c' est
pareillement à l' amour que l' Angleterre doit son
lebre Hogarth.
14 la plupart des hommes de génie veulent
dès leur premiere jeunesse avoir annon
ce qu' ils doivent être : c' est leur manie. Se
prétendent-ils d' une race supérieure à celle des
autres hommes ? à la bonne heure : qu' on ne
dispute pas sur ce point avec leur vanité : on
les fâcheroit, mais qu' on ne les en croye pas
p76
sur leur parole, on se tromperoit. Rien de
plus illusoire et de plus incertain que ces premieres
annonces. Newton et Fontenelle n' étoient
que des écoliers médiocres. Les classes
sont peuplées de jolis enfants, le monde l' est
de sots hommes.
15 la vie ou la mort, la faveur ou la disgrace
d' un patron décide souvent de notre état
et de notre profession. Que d' hommes de génie
l' on doit à des accidens de cette espece. Le
mensonge, la bassesse et la frivolité regnent-ils
dans une cour ? Y vit-on sans respect pour
la vérité, l' humanité et la postérité ? Qui
doute qu' une disgrace, une injustice ne soit
quelquefois salutaire au courtisan, qu' un exil
qui lui rappelle ce que l' homme se doit à lui-même,
qui l' enleve à la dissipation de la cour,
au vuide de ses conversations, et le force enfin
à l' étude et à laditation, ne puisse quelquefois
occasionner en lui le développement des
plus grands talens.
16 M Rousseau n' est point insensible ; et la
preuve sont les injures même qu' il dit aux
femmes. Chacune lui peut appliquer ce vers.
" tout, jusqu' à tes mépris, m' a prouton
amour. "
17 M Rousseau, dans ses ouvrages, m' a
toujours paru moins occupé d' instruire que de
duire ses lecteurs. Toujours orateur et rarement
raisonneur, il oublie que dans les discussions
philosophiques, s' il est quelquefois permis
de faire usage de l' éloquence, c' est uniquement
p77
lorsqu' il s' agit de faire vivement sentir
toute l' importance d' une opinion déja reconnue
pour vraie. Faut-il, par exemple, retirer les
athéniens de leur assoupissement, et les armer
contre Philippe ? C' est alors que Demosthene
doit déployer toute la force de l' éloquence ;
mais s' il s' agit d' une opinion nouvelle, l' examen
en appartient à la discussion. Qui veut
alors être éloquent, s' égare. Qui sait si dans la
chambre des communes d' Angleterre, l' on
est toujours assez attentif à l' usage différent,
qu' on doit y faire de l' éloquence et de l' esprit
de discussion ?
18 M Rousseau connut à Montmorency,
m le maréchal de Luxembourg, ce seigneur
l' aima, honora en lui les talens, le protégea,
et par cette protection acquit un droit sur la
reconnoissance de tous les gens de lettres.
Que les savans ne rougissent point de louer un
grand, pourquoi lui refuser les éloges qu' il
rite ? Oublieroient-ils que si les nations ont
besoin de lumieres, les savans ont besoin de
protecteurs. L' amitié de M De Luxembourg
ne put, il est vrai, soustraire M Rousseau à
la persécution ; mais peut-être le caractere de ce
seigneur étoit-il foible, peut-être l' hypocrisie
des méchants est-elle plus puissante que la
protection des bons et des grands. On peut ajouter
à la louange de M De Luxembourg, qu' il ne
prodigua jamais ses bienfaits à ces insectes de
la littérature, qui font la honte de leur protecteur.
Une faveur bannale accordée, dit milord
Shastesbury, à ces écrivains médiocres et vils,
p78
qui s' introduisent par bassesse dans la familiarité
d' un grand, n' est point une preuve de son amour
pour les lettres. J' ai vu, ajoute-t-il, des gens
en place s' annoncer comme les protecteurs des
savants, et s' installer en cette qualité,
grands-maîtres de l' ordre des lettres . Leurs
bienfaits trop souvent prodigués à la médiocrité,
étoient plus nuisibles aux sciences, que ne l' eût é
leur indifférence. Descompenses mal placées,
découragent les vrais talens. En vain dira-t-on que
le mérite littéraire ne peut être connu des gens
en place, qui l' aiment et le recherchent ; le public
instruit leur indiquera toujours l' homme
qu' ils doivent honorer de leur faveur. Le rite
ne souffre point, et n' est point incognito exposé
ou sur la paille de la misere, ou sous le couteau
de la superstition. Les grands, toujours à portée
de le secourir, peuvent donc toujours ptendre
à l' estime et à la reconnoissance de la partie du
genre humain la plus savante et la plus éclairée.
19 douze ou quinze millions saisis en Espagne
sur deux procureurs jésuites du Paraguai,
prouvent qu' en pchant le détachement des
richesses, les jésuites n' ont jamais été dupes de
leurs sermons.
20 de tous les contes, les plus ridicules sont
ceux que les moines font de leurs fondateurs.
Ils disent, par exemple, " qu' à la vue d' une biche
poursuivie par des loups, saint Lomer,
leur ordonna de s' arrêter, ce qu' ils firent
incontinent. "
p79
" que saint Florent, faute de berger, ordonna
à un ours qu' il rencontra, de mener paître
ses brebis, et que l' ours les menoit paître tous
les jours.
" que saint François saluoit les oiseaux, leur
parloit, leur faisoit commandement d' ouir la
parole de Dieu, lesquels oiseaux entendant
parler saint François, sejouissoient d' une
façon merveilleuse, allongeant le col, entr' ouvrant
le bec.
" que ce même saint François passa huit jours
avec une cigale, chanta un jour entier avec
un rossignol, guérit un loup enragé, et lui dit ;
mon frere le loup, tu dois me promettre
que tu ne seras plus à l' avenir aussi ravissant
que tu l' as été : ce que le loup promit en inclinant
la tête. Alors saint François lui dit,
donne-moi la foi : ce que disant, saint François
lui tendit la main, pour la recevoir ; et le loup
levant doucement sa patte droite, la mit entre
les mains de saint Fraois. " on lit aussi de
plusieurs autres saints qu' ils se plaisoient à
deviser avec les brutes.
21 on n' attache certainement pas d' idée nette
au mot, passions, lorsqu' on les regarde comme
nuisibles. Ce n' est qu' une vraie dispute de mots.
Les théologiens eux-mêmes n' ont jamais dit
que la passion vive de l' amour de Dieu fut un
crime. Ils n' ont point condamDécius pour s' être
voué dans les champs de la guerre aux dieux
infernaux. Ils n' ont point reprocà Pélopidas
cet amour vif de la patrie, qui l' arma contre les
tyrans, et l' engagea dans l' entreprise la plus
p80
périlleuse. Nos desirs sont nos moteurs, et c' est
la force de nos desirs qui détermine celle de nos
vices et de nos vertus. Un homme sans desir et
sans besoin, est sans esprit et sans raison. Nul
motif ne l' engage à combiner, ni à comparer
ses idées entr' elles. Plus l' homme approche de
cet état d' apathie, plus il est stupide. Si les
souverains de l' orient sont en ral si peu
éclairés, c' est que l' esprit est fils du desir et du
besoin. Or, les sultans n' approuvent ni l' un
ni l' autre. Il n' est point de plaisir qu' un simple
acte de volonté ne leur procure : l' esprit leur est
donc presque toujours inutile. Le seul cas où il
leur devient nécessaire, c' est lorsque jaloux du
titre de conquérant, ils veulent envahir le sceptre
d' un voisin puissant. Dans tout autre position,
exiger des lumieres d' un despote, c' est vouloir
un effet sans cause. Compter dans un gouvernement
arbitraire sur l' esprit d' un monarque né
sur le trône, c' est folie. Aussi sauf le hazard
d' une éducation singuliere, est-il peu de souverains
absolus et éclairés : aussi l' histoire ne
compte-t-elle communément au nombre des grands
rois, que les Henri Iv, les Frédéric, les
Catherine Ii, etc. Et ceux d' entre les princes dont
l' éducation fut dure, et qui d' ailleurs eurent une
fortune à faire, et mille obstacles à surmonter.
22 un dévot peut exceller en géométrie,
en certain genre de peinture ; mais vu la
contradiction actuelle, qui se trouve entre l' intét
public et l' intérêt du prêtre, on ne peut sans
inconséquence être à la fois pieux et homme d' état,
dévot et bon citoyen ; c' est-à-dire, honnête
p81
homme. C' est une vérité que démontrera la
suite de cet ouvrage.
23 c' étoit autrefois le petit-maître, aujourd' hui
c' est le théologien qui sait tout, sans
avoir rien appris. L' interroge-t-on sur la nature
des animaux ? Ce sont, dit-il, de pures machines.
Mais sur quel motif appuie-t-il sacision ?
A-t-il en qualité, ou de chasseur, ou d' observateur,
étudié la nature et les moeurs des animaux ?
Non : il n' a élevé ni chien, ni chat,
pas même des moineaux ; mais il est docteur, et
du moment qu' il en prend le bonnet, il se croit
comme l' empereur de la Chine, obligé par l' étiquette
de son état, depondre à tout ce qu' on
lui apprend ; je le savois . L' on supposoit le
sage des stoïciens habile et versé dans tous les arts
et les sciences ; c' étoit l' homme universel. Il en est
de même du théologien : il est poëte,ometre,
physicien, horloger, etc. Qu' il ait tous
ces talens, j' y consens : mais qu' on ne m' oblige
point de lire ses vers et d' acheter ses montres.
Me permettroit-il de lui donner un conseil : ce
seroit avant de parler des animaux de consulter
les ouvrages de M De Buffon, et trois ou quatre
lettres données au journal étranger par un
observateur exact et un bon écrivain. Qu' il
s' abstienne d' attaquer sur ce point mes sentimens.
J' ai don, dit-on, de l' esprit et de la raison aux
brutes. C' est une politesse que je fis aux docteurs.
Quelle fut votre reconnoissance, ô ingrats !
24 le propre des gouvernements despotiques
est d' affoiblir dans l' homme le mouvement
des passions. Aussi la consomption est-elle la maladie
p82
mortelle de ces empires : aussi les peuples
soumis à cette forme de gouvernement, n' ont-ils
communément ni l' audace, ni le courage
des républicains. Ces derniers même n' ont excité
notre admiration que dans ces momens de
crise leurs passions étoient les plus en
effervescence. Dans quels temps les hollandois et
les suisses faisoient-ils des actions surhumaines ?
Lorsqu' ils étoient animés de deux sortes de passions.
L' une la vengeance, l' autre la haine des
tyrans. Il faut des passions à un peuple : c' est
une vérité qui n' est plus maintenant ignorée que
du gardien des capucins.
25 le turc croit la femme formée pour le
plaisir de l' homme et cée pour irriter ses desirs.
Telle est, dit-il, l' intention marquée de
la nature. Or qu' en Turquie, l' on permette à
l' art d' ajouter encore aux beautés des femmes,
qu' on leur ordonne même de perfectionner en
elles les moyens de charmer, rien de plus
simple. Quel abus faire de la beauté dans le
serrail où elle est renfermée ? Supposons, si
l' on veut un pays où les femmes soient en
commun. Plus dans ce pays elles inventeroient
de moyens de séduire, plus elles multiplieroient
les plaisirs de l' homme. Quelque degré
de perfection qu' elles atteignissent en ce genre,
on peut assurer que leur coquetterie n' auroit
rien de contraire au bonheur public. Tout ce
que l' on pourroit encore exiger d' elles, c' est
qu' elles conçussent tant denération pour leur
beauté et leurs faveurs, qu' elles crussent n' en
devoir faire part qu' aux hommes déja distingués
p83
par leur génie, leur courage ou leur probité.
Leurs faveurs par ce moyen deviendroient un
encouragement aux talens et aux vertus. Mais
en Turquie, si les femmes peuvent sans inconnient
s' instruire de tous les arts de la volupté,
en seroit-il deme dans un pays, où comme
en Europe, elles ne sont ni renferes, ni communes,
comme en France, toutes les maisons
sont ouvertes ? S' imagine-t-on qu' en multipliant
dans les femmes les moyens de plaire,
on augmentât beaucoup le bonheur des époux ?
J' en doute, et jusqu' à ce qu' on ait fait quelque
forme dans les loix du mariage, ce que l' art
pourroit ajouter aux beautés naturelles du sexe,
seroit peut-être en contradiction avec l' usage que
les loix européennes lui permettent d' en faire.
26 il est des hommes qui se croient vrais
parce qu' ils sont médisants. Rien de plus différent
que la vérité et la médisance : l' une toujours
indulgente est inspirée par l' humanité.
L' autre toujours aigre, est fille de l' orgueil, de
la haine, de l' humeur et de l' envie. Le ton et
les gestes de la disance celent toujours quel
en est le pere.
27 si l' on ne peut sans crime taire la véri
aux peuples et aux souverains, quel homme
a toujours été juste et sans reproche à cet
égard ?
28 qu' à la lecture de l' histoire ecclésiastique
un jeune italien s' indigne des crimes et de la
scélératesse des pontifes, qu' il doute de leur
infaillibilité ; quel doute impie s' écrie son
précepteur ? Mais répond l' éleve, je dis ce que
p84
je pense : ne m' avez-vous pas toujours défendu
de mentir ? Oui dans les cas ordinaires ; mais
en faveur de l' église le mensonge est un devoir.
Et quel inrêt prenez-vous au pape ? Le plus
grand, repliquera le maître. Si le pape est reconnu
infaillible, nul ne peut résister à ses volontés.
Les peuples lui doivent être aveuglement
soumis. Or quelle considération ce respect
pour le pape ne refléchit-il pas sur tout
le corps ecclésiastique et par conséquent sur
moi ?
29 quiconque en écrivant l' histoire, en altere
les faits, est un mauvais citoyen. Il trompe
le public et le prive de l' avantage inestimable
qu' il pourroit retirer de cette lecture. Mais
dans quel empire trouver un historien vrai et
réellement adorateur du dieu de rité ? Est-ce
en France, en Portugal, en Espagne ? Non :
mais dans un pays libre etformé.
30 pourquoi les disputes théolohigues sur la
grace sont-elles interminables ? C' est qu' heureusement
pour les disputans, ni les uns, ni les
autres n' ont d' idées nettes de ce dont ils parlent.
En présentent-ils de plus claires dans leurs
définitions de la divinité ? Le cardinal du Perron
après avoir dans un discours prouvé l' existence
de Dieu à Henri Iii, lui dit, si votre majesté
le desire, je lui en prouverai tout aussi
évidemment la non-existence.
31 pourquoi la plupart des hommes éclairés
regardent-ils toute religion comme incompatible
avec une bonne morale ? C' est que les
prêtres de toute religion se donnent pour les
p85
seuls juges de la bonté ou de la méchanceté des
actions humaines : c' est qu' ils veulent que les
décisions théologiques soient regardées comme
le vrai code de la morale. Or le prêtre est un
homme. En cette qualité, il juge conforment
à son intérêt. Son intérêt est presque toujours
contraire a l' intérêt public. La plupart de
ses jugements sont donc injustes. Telle est cependant
la puissance du ptre sur l' esprit des
peuples, qu' ils ont pour les sophismes de l' école,
souvent plus de vénération que pour les saines
maximes de la morale. Quelles idées nettes les
peuples pourroient-ils s' en former ? Les décisions
de l' église aussi variables que ses intérêts,
y portent sans cesse confusion, obscurité et
contradiction. Qu' est-ce que l' église substitue
aux vrais principes de la justice ; des observances
et des rémonies ridicules. Aussi dans ses
discours sur Tite-Live, Machiavel attribue-t-il
l' excessive méchanceté des italiens, à la fausse
et à la contradiction des préceptes moraux de la
religion catholique.
32 l' homme, disoit Fontenelle, a fait Dieu
à son image et ne pouvoit faire autrement. C' est
sur les cours orientales que les moines ont
modélé la cour céleste. Le prince d' orient invisible
à la plûpart de ses sujets, n' est accessible
qu' à ses seuls courtisans. Les plaintes du
peuple ne parviennent à lui que par l' organe de
ses favoris. Les moines sous le nom de saints
ont pareillement environné de favoris le tne
du monarque de l' univers, et ont voulu que les
graces célestes ne s' obtinssent que par l' intercession
p86
de ces saints. Mais pour se les rendre favorables,
que faire ? Les prêtres assemblés à cet
effetciderent qu' en bois sculpté, ou non
sculpté, l' on placeroit des images dans les églises,
qu' on s' agenouilleroit devant elles, comme
devant celles du très-haut ; que les signes
extérieurs de l' adoration seroient les mes pour
l' éternel et ses favoris, et qu' enfin honorés par
les chtiens comme les nates et lestiches
par les païens et les sauvages. St Nicolas en
Russie, par exemple, et st Janvier à Naples
auroient plus de considération et attireroient
plus de respect que Dieu lui-même.
C' est sur ces faits que sont fones les accusations
portées contre les églises grecques et latines.
C' est à la derniere sur-tout qu' on doit le
rétablissement du fétichisme. Ainsi la France a
dans st Denis untiche national, dans ste
nevieve une fétiche de la capitale ; et il n' est
point de communauté ni de citoyen qui sous
le nom de Pierre, de Claude ou de Martin,
n' ait encore son fétiche particulier.
33 point de ruses, de mensonges, de prestiges,
d' abus de confiance, enfin de moyens
vils et bas que les prêtres n' aient employés
pour s' enrichir. Les capitulaires recueillis par
Baluze, t 2, nous instruisent de la maniere
dont autrefois les ecclésiastiques parvinrent en
France à se faire payer la dixme. " ils firent
descendre du ciel une lettre de Jesus-Christ. Par
cette lettre le sauveur menace les pens, les
sorciers et ceux qui ne paient pas la dixme,
de frapper leurs champs de stérilité, et d' envoyer
p87
dans leurs maisons des serpents aîlés,
pour dévorer les tettons de leurs femmes " .
Cette premiere lettre n' ayant point réussi, les
ecclésiastiques ont recours au diable : ils le
produisent dans une assemblée de la nation, et le
diable devenu tout-à-coup apôtre et missionnaire y
prend à coeur le salut des françois. Il tâche
de les rappeller à leur devoir par des chatiments
salutaires. " ouvrez enfin les yeux ; disoit
le clergé, le diable lui-même est l' auteur
de la derniere famine, lui-même a dévoré
les grains dans les épis ; redoutez sa
fureur. Au milieu des campagnes il a déclaré
par des hurlements affreux qu' il exerceroit
les plus cruels châtiments sur les chrétiens
endurcis qui nous refusent la dixme. "
tant d' impostures de la part du clergé prouvent
qu' au temps de Charlemagne les gens pieux
étoient les seuls qui payassent la dixme. Dans
la supposition que le clergét eu le droit de
la lever, il n' eût point eu recours successivement
à Dieu et au diable. Ce fait m' en rappelle
un autre de la même espece : c' est le
sermon d' un cu sur le même sujet : " ô mes
chers paroissiens, disoit-il, ne suivez point
l' exemple de ce malheureux Caïn, mais
bien celui du bon Abel : Caïn ne vouloit
jamais payer la dixme, ni aller à la messe :
Abel au contraire la payoit et toujours du
plus beau et du meilleur, et il ne failloit pas
un seul jour d' ouir la messe " .
Grotius dit au sujet de ces dixmes et donations
p88
que le scrupule de Tibere pour accepter
de tels dons, devroit faire honte aux
moines.
34 les papes par leurs prétentions ridicules
sur l' Amérique ont donné l' exemple de l' iniquité,
ont légitimé toutes les injustices qu' y ont
exercées les chrétiens.
Un jour qu' on examinoit dans la chambre des
communes, si tel canton situé sur les confins du
Canada devoit appartenir à la France, un des
membres de la chambre se leve et dit : " cette
question, messieurs, est d' autant plus délicate,
que les fraois ainsi que nous, sont
très-persuas que ce terrein n' appartient
point aux naturels du pays " .
35 que d' après ces faits les papistes vantent
encore la grande perfection où leur religion
porte les moeurs, ils ne feront point de
prosélites. Pour éclaircir les ptentions de ces
papistes qu' on se demande quel est l' objet de la
science de la morale ; l' on voit que ce ne peut
être que le bonheurnéral ; que si l' on exige
des vertus dans les particuliers, c' est que les
vertus des membres font la félicité du tout. On
voit que le seul moyen de rendre à la fois les
peuples éclairés, vertueux et fortus, c' est
d' assurer par de bonnes loix les propriétés des
citoyens, c' est d' éveiller leur industrie, de leur
permettre de penser et de communiquer leurs
pensées. Or la religion papiste est-elle la plus
favorable à de telles loix ? Les hommes sont-ils
en Italie et en Portugal, plus assus qu' en
Angleterre de leur vie et de leurs biens ? Y
jouissent-ils
p89
d' une plus grande liberté de penser ? Le
gouvernement y a-t-il de meilleures moeurs ? Y
est-il moins dur, par conséquent plus respectable ?
L' expérience ne prouve-t-elle pas au contraire,
que les luthériens, les calvinistes de
l' Allemagne, sont mieux gouvernés et plus heureux
que les catholiques, et que les cantons
protestans de la Suisse sont plus riches et plus
puissans que les cantons papistes. La religion
formée tend donc plus directement au bonheur
public que la catholique, elle est donc
plus favorable à l' objet que se propose la morale.
Elle inspire donc de meilleures moeurs, et
dont l' excellence n' a d' autre mesure que la félici
me des peuples.
36 il est de grandes, il est de petites sociétés.
Les loix de ces dernieres sont simples ; parce
que leurs intérêts le sont : elles sont conformes
à l' intérêt du plus grand nombre, parce qu' elles
se font du consentement de tous : elles sont
enfin très-exactement observées ; parce que le
bonheur de chaque individu est attacà leur
observation : c' est le bon sens qui dicte les loix
des petites sociétés : c' est le génie qui dicte celles
des grandes.
Mais qui put déterminer les hommes à former
des sociétés si nombreuses ? Le hazard, l' ignorance
des inconniens attachés à de telles
sociétés, enfin, le desir de conquérir, la crainte
d' être subjugué etc.
37 Schastesbury dans son traité de l' enthousiasme
parle d' un évêque, qui ne trouvant point
encore dans le catéchisme catholique de quoi
satisfaire
p90
son insatiable crédulité, se mit encore à
croire les contes des fées.
38 il en est du papisme, comme du despotisme ;
l' un et l' autre dévorent le pays ils s' établissent.
Le plusr moyen d' affoiblir les
puissances de l' Angleterre et de la Hollande,
seroit d' y établir la religion catholique.
39 si notre religion, disent les papistes,
est très-coûteuse, c' est que les instructions y
sont très-multipliées. Soit : mais quel est le
produit de ces instructions ? Les hommes en sont-ils
meilleurs ? Non. Que faire pour les rendre tels ?
Partager la dixme de chaque paroisse entre les
paysans qui cultiveront le mieux leurs terres et
feront les actions les plus vertueuses. Le partage
de cette dixme formera plus de travailleurs
et d' hommes honnêtes, que les prônes de tous
les cus.
40 l' histoire d' Irlande nous apprend,
que cette île fut toujours exposée autrefois
à la voracité d' un clergé très-nombreux.
Les poétes, prêtres du pays, y jouissoient de
tous les avantages, immunités et priviléges des
prêtres catholiques. Comme ces derniers ils y
étoient entretenus aux dépens du public. Les
poétes en conséquence se multiplierent à tel
point que Hugh alors roi d' Irlande, sentit la
nécessité de décharger ses sujets d' un entretien si
onéreux. Ce prince aimoit ses peuples : il étoit
courageux, il entreprit detruire les ptres,
ou du moins d' en diminuer extrêmement le nombre ;
il yussit.
p91
En Pensilvanie, point de religion établie par
le gouvernement : chacun y adopte celle qu' il
veut. Le prêtre n' y cte rien à l' état : c' est
aux habitans à s' en fournir selon leur besoin, à
se cotiser à cet effet. Le ptre y est comme le
négociant entretenu auxpens du consommateur.
Qui n' a point de ptre et ne consomme
point de cette denrée ne paie rien. La Pensilvanie
est un modele dont il seroit à propos de tirer
copie.
41 Numa lui-même n' avoit institué que
quatre vestales et un très-petit nombre de
prêtres.
42 entre la religion païenne et la papiste,
je trouve, disoit un anglois, la même différence
qu' entre l' Albane et Calot. Le nom du premier
me rappelle le tableau agréable de la naissance de
nus ; celui du second le tableau grotesque de la
tentation de st Antoine.
43 les romains consacrerent sous le regne
de Numa un temple à la bonne foi : la dédicace
de ce temple les rendit quelque tems fideles à
leurs traités.
44 quiconque affecte tant d' humilité et s' accoutume
de bonne heure à regarder la vie comme
un pélerinage, ne sera jamais qu' un moine
et ne contribuera jamais au bonheur de l' humanité.
45 la union des deux puissances spirituelle
et temporelle dans les mains d' un despote seroit,
dit-on, dangereuse ; je le crois. Enral
tout despote uniquement jaloux de satisfaire ses
caprices, s' occupe peu du bonheur national : la
p92
félicité de ses sujets lui est indifférente. Il feroit
souvent usage de la puissance spirituelle pour
légitimer ses fantaisies et ses cruautés ; mais il
n' en seroit pas de même si l' on ne confioit
cette puissance qu' au corps de la magistrature.
46 pourquoi Jupiter étoit-il le dernier des enfans
de Saturne ? C' est que l' ordre et la génération,
successeurs du cahos et de la stérilité,
étoient, selon les philosophes, le dernier produit
du temps. Pourquoi Jupiter en quali
de générateur, étoit-il le dieu de l' air ? C' est,
disoient ces philosophes, que les végétaux, les
fossils, les miraux, les animaux, enfin tout
ce qui existe, transpire, s' exhale, se corrompt
et remplit l' air de principes volatils. Ces principes
échauffés mis en action par le feu solaire,
il faut que l' airpense alors en nouvelles
générations les sels et les esprits rus de la
putréfaction. L' air, principe unique de la génération
et de la corruption, leur paroissoit donc un immense
océan agité par des principes nombreux
et différens. C' est dans l' air que nageoient, selon
eux, les semences de tous les êtres, qui toujours
prêts à se reproduire, attendoient pour cet
effet le moment où le hazard les déposât dans
une matrice convenable. L' atmosphère à leurs
yeux étoit, pour ainsi dire, toujours vivant, toujours
chargé d' acide pour ronger, et de germes
pour engendrer. C' étoit le vaste récipient de
tous les principes de la vie.
Les Titans et Janus, selon les anciens,
étoient pareillement l' emblême du cahos ; Vénus
p93
ou l' amour celui de l' attraction, ce principe
productif de l' ordre et de l' harmonie de l' univers.
47 la réunion des puissances temporelle et
spirituelle dans les mêmes mains est indispensable.
On n' a rien fait contre le corps sacerdotal,
lorsqu' on l' a simplement humilié. Qui ne
l' aantit point, suspend et netruit pas son
crédit. Un corps est immortel : une circonstance
favorable, la confiance d' un prince, un mouvement
dans l' état, suffit pour lui rendre son
premier pouvoir. Il repart alors armé d' une
puissance d' autant plus redoutable, qu' instruit
des causes de son abaissement, il est plus attentif
à les détruire. Le clergé d' Angleterre est aujourd' hui
sans puissance, mais il n' est point
anéanti. Qui peut doncpondre, disoit un
lord, que reprenant son premier cdit, ce
corps ne reprenne sa premiere férocité et nepande
un jour autant de sang qu' il en a déjà fait
couler. Un des plus grands services à rendre à
la France, seroit d' employer une partie des revenus
trop considérables du clergé à l' extinction
de la dette nationale. Que diroient les
ecclésiastiques, si juste à leur égard, on leur
conservoit leur vie durant, tout l' usufruit de leurs
bénéfices et qu' on n' en disposât qu' à leur mort ? Quel
mal de faire rentrer tant de biens dans la circulation ?
p94
SECTION 2 CHAPITRE 1
toutes nos idées nous viennent par les
sens : en conséquence on a regardé l' esprit
comme un effet de la plus ou moins
grande finesse de l' organisation.
lorsqu' éclairé par Locke, l' on sait
que c' est aux organes des sens qu' on doit ses
idées et par conséquent son esprit, lorsqu' on
remarque des différences et dans les organes et
dans l' esprit de divers hommes, l' on doit commument
en conclure que l' inégalité des esprits
est l' effet de l' inégale finesse de leurs sens.
Une opinion si vraisemblable et si analogue
aux faits doit être d' autant plusnéralement
p95
adoptée, qu' elle favorise la paresse humaine
et lui épargne la peine d' une recherche inutile.
Cependant si des expériences contraires prouvoient
que la supériorité de l' esprit n' est point
proportionnée à la plus ou moins grande perfection
des cinq sens, c' est dans une autre cause
qu' on seroit forcé de chercher l' explication de
ce phénomene.
Deux opinions partagent aujourd' hui les savans
sur cet objet. Les uns disent l' esprit est l' effet
d' une certaine espece de tempérament et
d' organisation intérieure ; mais aucun n' a par une
suite d' observations encore terminé l' espece
d' organe, de tempérament ou de nourriture
qui produit l' esprit. Cette assertion vague et
destituée de preuves, se duit donc à ceci.
l' esprit est l' effet d' une cause inconnue ou d' une
p96
qualité occulte, à laquelle je donne le nom de
tempérament ou d' organisation .
Quintilien, Locke et moi disons ;
l' inégalité des esprits est l' effet d' une cause
connue et cette cause est la différence de
l' éducation .
Pour justifier la premiere de ces opinions, il
eût fallu montrer par des observations répétées
que la supériorité de l' esprit n' appartenoit
réellement qu' à telle espece d' organe et de
tempérament. Or ces expériences sont à faire. Il
paroît donc que si des principes que j' ai admis, l' on
peut clairement déduire la cause de l' inégalité
des esprits, c' est à cette derniere opinion qu' il
faut donner la préférence.
Une cause connue rend-elle compte d' un fait ?
Pourquoi le rapporter à une cause inconnue, à
une qualité occulte, dont l' existence toujours
incertaine, n' explique rien qu' on ne puisse expliquer
sans elle ?
Pour montrer que tous les hommes communément
bien organisés ont une égale aptitude à
l' esprit , il faut remonter au principe qui le
produit : quel est-il ?
p97
Dans l' homme tout est sensation physique.
Peut-être n' ai-je pas assez dévelop cette véri
dans le livre de l' esprit . Que dois-je donc me
proposer ? De démontrer rigoureusement ce que
p98
je n' ai peut-être fait qu' indiquer et de prouver
que toutes les opérations de l' esprit seduisent à
sentir. C' est ce principe qui seul nous explique
comment il se peut que ce soit à nos sens que
nous devions nos idées, et que ce ne soit cependant
pas, comme l' expérience le prouve, à l' extrême
perfection de ces mêmes sens que nous devions
la plus ou moins grande étendue de notre
esprit.
Si ce principe concilie deux faits en apparence
si contradictoires, j' en conclurai que la supériorité
de l' esprit, n' est le produit ni du tempérament,
ni de la plus ou moins grande finesse
des sens, ni d' une qualité occulte, mais l' effet
de la cause très-connu de l' éducation ; et qu' enfin
aux assertions vagues et tant de fois rétées
à ce sujet ; l' on peut substituer des idées
très-précises.
Avant d' entrer dans l' examen détaillé de cette
question, je crois, pour y jetter plus de clar
et n' avoir rien àmêler avec les théologiens,
devoir d' abord distinguer l' esprit, de ce qu' on
appelle l' ame.
p99
SECTION 2 CHAPITRE 2
différence entre l' esprit et l' ame.
il n' est point de mots parfaitement synonimes.
Cette vérité ignorée des uns, oubliée des
autres a fait souvent confondre l' esprit et l' ame.
Mais quelle différence mettre entr' eux et qu' est-ce
que l' ame ? La regarde-t-on d' après les anciens
et les premiers peres de l' église, comme
une matiere extrêmement fine et déliée et comme
le feu électrique qui nous anime. Rappellerai-je
ici tout ce qu' en ont pensé les divers peuples,
et les différentes sectes de philosophes ? Ils
ne s' en formoient que des ies vagues, obscures
et petites. Les seuls qui sur ce sujet s' exprimoient
avec sublimité, étoient les parsis. Prononçoient-ils
une oraison funebre sur la tombe de
quelque grand homme ! Ils s' écrioient ; " ô terre !
ô mere commune des humains ! Reprends du
corps de ce héros ce qui t' appartient : que les
parties aqueuses renfermées dans ses veines,
s' exalent dans les airs, qu' elles retombent en
pluie sur les montagnes, enflent les ruisseaux,
fertilisent les plaines et se roulent à l' abyme
des mers d' où elles sont sorties ! Que le feu
concentré dans ce corps se rejoigne à l' astre,
source de la lumiere et du feu ! Que l' air comprimé
dans ses membres rompe sa prison ! Que
p100
les vents les dispersent dans l' espace ! Et toi
enfin, souffle de vie, si par impossible, tu es
un être particulier, réunis-toi à la substance
inconnue qui t' a produit ! Ou si tu n' es qu' un
lange des élémens visibles, après t' être
dispersé dans l' univers, rassemble de nouveau
tes parties éparses, pour former encore un
citoyen aussi vertueux ! " .
Telles étoient les images nobles et les expressions
sublimes qu' employoit l' enthousiasme des
parsis, pour exprimer les idées qu' ils avoient de
l' ame. La philosophie moins hardie dans ses
conjectures, n' osecrire sa nature, ni résoudre
cette question. Le philosophe marche, mais appuyé
sur le bâton de l' expérience ; il avance,
mais toujours d' observations en observations ; il
s' arrête où l' observation lui manque . Ce qu' il
sait, c' est que l' homme sent, c' est qu' il est en lui
un principe de vie, et que sans les ailes de la
théologie, on ne s' éleve point jusqu' à la
connoissance et à la nature de ce principe.
Tout ce qui dépend de l' observation est du ressort
de la métaphysique philosophique ; au de
tout appartient à la théologie ou à la métaphysique
scholastique.
p101
Mais pourquoi la raison humaine éclairée par
l' observation, n' a-t-elle pas jusqu' à présent pu
donner une définition claire, ou pour parler
plus exactement une description nette et détaillée
du principe de la vie ? C' est que le principe
échappe encore à l' observation la plus délicate :
elle a plus de prise sur ce qu' on appelle l' esprit.
On peut d' ailleurs examiner le principe et penser
sur ce sujet sans avoir à redouter l' ignorance et le
fanatisme des bigots. Je considérerai donc quelques
unes des différences remarquables entre
l' esprit et l' ame.
Premiere différence.
L' ame existe en entier dans l' enfant comme
dans l' adolescent. L' enfant est comme l' homme
sensible au plaisir et à la douleur physique :
mais il n' a, ni autant d' ies, ni par conséquent
autant d' esprit que l' adulte. Or si l' enfant a autant
d' ame, sans avoir autant d' esprit, l' ame n' est
p102
donc pas l' esprit. En effet si l' ame et l' esprit
étoient un et la même chose, pour expliquer la
supériorité de l' adulte sur celle de l' enfant, il
faudroit admettre plus d' ame dans l' adulte, et
convenir que son ame a pris une croissance
proportionnée à celle de son corps : supposition
absolument gratuite et inutile, lorsqu' on distingue
l' esprit de l' ame ou du principe de vie.
Seconde différence.
L' ame ne nous abandonne qu' à la mort. Tant
que je vis, j' ai une ame. En est-il ainsi de l' esprit ?
Non : je le perds quelquefois de mon vivant ;
parce que de mon vivant je suis
parce que de mon vivant je puis perdre la
moire, et que l' esprit est presqu' en entier l' effet
de cette faculté. Si les grecs donnoient le
nom de Mnémosyne à la mere des muses, c' est
qu' observateurs attentifs de l' homme, ils s' étoient
apperçus que son jugement, son esprit etc.,
étoient en grande partie le produit de sa mémoire.
p103
Qu' un homme soit privé de cet organe, de
quoi peut-il juger ? Est-ce des sensations passées ?
Non : il les a oubliées. Est-ce des sensations
présentes ? Mais pour juger entre deux sensations
actuelles, il faut encore que l' organe de la mémoire
les prolonge du moins assez long-temps
pour lui donner le loisir de les comparer
entr' elles , c' est-à-dire, d' observer
alternativement la différente impression qu' il
éprouve à la présence de deux objets . Or sans le
secours d' une moire conservatrice des impressions
reçues, comment appercevoir des différences, même
entre des impressions présentes et qui chaque instant
seroient et senties et de nouveau oubliées. Il n' est
donc point de jugement, d' idées, ni d' esprit sans
moire. L' imbécille qu' on assied sur le pas de sa
porte, n' est qu' un homme qui a peu ou point de
moire. S' il ne répond pas aux questions qu' on
lui fait, c' est ou parce que les diverses expressions
de la langue ne lui rappellent plus d' idées
distinctes, ou parce qu' en écoutant les derniers
mots d' une phrase, il oublie ceux qui la pdent.
Consulte-t-on l' expérience ? On reconnoît
que c' est à la mémoire, (dont l' existence suppose
la faculté de sentir) que l' homme doit et ses
idées et son esprit. Point de sensations sans ame ;
mais sans mémoire, point d' expérience, point
p104
de comparaison d' objets, point d' idées ; et l' homme
seroit dans sa vieillesse ce qu' il étoit dans son
enfance.
On est réputé imcille lorsqu' on est ignorant ;
mais on l' est réellement, lorsque l' organe
de la mémoire ne fait plus ses fonctions. Or
sans perdre l' ame, on peut perdre la mémoire.
Il ne faut pour cet effet qu' une chûte, une apoplexie,
un accident de cette espece. L' esprit differe
donc essentiellement de l' ame, en ce qu' on
peut perdre l' une de son vivant, et qu' on ne perd
l' autre qu' avec la vie.
Troisieme différence.
J' ai dit que l' esprit de l' homme se composoit
de l' assemblage de ses idées. Il n' est point d' esprit
sans idées.
En est-il ainsi de l' ame ? Non : ni la pensée,
ni l' esprit ne sontcessaires à son existence.
Tant que l' homme est sensible, il a une ame.
C' est donc la faculté de sentir qui en forme
l' essence. Qu' on dépouille l' ame de ce qui n' est pas
p105
proprement elle, c' est-à-dire, de l' organe physique
du souvenir, quelle faculté lui reste-t-il ?
Celle de sentir. Elle ne conserve pas me alors
la connoissance de son existence ; parce que cette
connoissance suppose enchaînement d' idées et par
conséquent mémoire. Tel est l' état de l' ame,
lorsqu' elle n' a fait encore aucun usage de l' organe
physique du souvenir.
L' on perd la moire par un coup, une chûte,
une maladie. L' ame est-elle privée de cet
organe ? Elle doit sauf un miracle ou une volonté
expresse de Dieu, se trouver alors dans le même
état d' imbécillité où elle étoit dans le germe de
l' homme. La pensée n' est donc pas absolument
nécessaire à l' existence de l' ame. L' ame n' est
donc en nous que la faculté de sentir, et c' est la
raison pour laquelle, comme le prouve Locke et
l' expérience, toutes nos idées nous viennent par
nos sens.
C' est à ma moire que je dois mes idées
comparées et mes jugemens, et à mon ame que
je dois mes sensations ; ce sont donc proprement
mes sensations et non mes pensées, comme
le ptend Descartes, qui me prouvent l' existence
de mon ame. Mais qu' est-ce en nous que la faculté
p106
de sentir ? Est-elle immortelle et immatérielle ?
La raison humaine l' ignore et la révélation
nous l' apprend. Peut-être m' objectera-t-on que
si l' ame n' est autre chose que la faculté de sentir,
son action, comme celle du corps frappant un
autre corps, est toujourscessitée, et que l' ame
en ce sens, doit être regare comme purement
passive. Aussi Mallebranche l' a-t-il crue
telle, et son systême a été publiquement
enseigné. Si les théologiens d' aujourd' hui le
condamnent, ils tomberont avec eux-mêmes dans
une contradiction dont ils s' embarrassent peu.
Au reste, tant que les hommes ntront sans
idées du vice, de la vertu, etc. Quelque systême
qu' adoptent les théologiens, ils ne me prouveront
jamais que la pensée soit l' essence de l' ame,
et que l' ame ou la faculté de sentir ne puisse
exister en nous, sans que cette faculté soit mise
en action ; c' est-à-dire, sans que nous ayons d' idées
ou de sensations.
L' orgue existe, lors même qu' elle ne rend pas
de sons. L' homme est dans l' état de l' orgue,
lorsqu' il est dans le ventre de sa mere,
lorsqu' accablé de fatigues et troublé par aucun rêve,
il est enseveli dans un sommeil profond. D' ailleurs
si toutes nos idées peuvent être rangées sous
quelques-unes des classes de nos connoissances,
p107
et si l' on peut vivre sans idées de mathématiques,
de physique, de morale, d' horlogerie, etc.
Il n' est donc pas métaphysiquement impossible
d' avoir une ame sans avoir d' idées.
Les sauvages en ont peu, et n' en ont pas
moins une ame. Il en est qui n' ont ni idées de
justice, ni même de mots pour exprimer cette
idée. On raconte qu' un sourd et muet ayant
tout-à-coup recouvert l' ouïe et la parole, avoua
qu' avant sa guérison, il n' avoit d' idées, ni de
Dieu, ni de la mort.
Le roi de Prusse, le prince Henri, Hume,
Voltaire, etc. N' ont pas plus d' ame que Bertier,
Lignac, Séguy, Gauchat, etc. Les premiers
cependant sont en esprit aussi supérieurs aux
seconds, que ces derniers le sont aux singes et
autres animaux qu' on montre à la foire.
Pompignan, Chaumeix, Caveirac, etc.
Ont sans doute peu d' esprit ; et cependant l' on
dira toujours d' eux, cela parle, cela écrit, et cela
me a une ame. Or si pour avoir peu d' esprit, on
n' en a pas moins d' ame, les idées n' en font donc
pas partie : elles ne sont donc pas essentielles à son
être. L' ame peut donc exister indépendamment
de toutes idées et de tout esprit.
Rassemblons à la fin de ce chapitre les différences
les plus remarquables entre l' ame et l' esprit.
La premiere, c' est qu' on naît avec toute son
ame et non avec tout son esprit.
p108
La seconde, c' est qu' on peut perdre l' esprit
de son vivant, et qu' on ne perd l' ame qu' avec la
vie.
La troisieme, c' est que la pensée n' est pas nécessaire
à l' existence de l' ame.
Telle étoit sans doute l' opinion des théologiens,
lorsqu' ils soutenoient, d' après Aristote,
que c' étoit aux sens que l' ame devoit ses idées.
Qu' on n' imagine point en conséquence pouvoir
regarder l' esprit comme entiérement inpendant
de l' ame. Sans la faculté de sentir, la mémoire
productrice de notre esprit, seroit sans fonctions :
elle seroit nulle. L' existence de nos idées et
de notre esprit suppose celle de la faculté de sentir.
Cette faculté est l' ame elle-même. D' où je conclus
que si l' ame n' est pas l' esprit, l' esprit est
l' effet de l' ame ou de la faculté de sentir.
p109
SECTION 2 CHAPITRE 3
des objets sur lesquels l' esprit agit.
qu' est-ce que la nature ? L' assemblage
de tous les êtres. Quel peut être dans l' univers
l' emploi de l' esprit ? Celui d' observateur des
rapports que les objets ont entr' eux et avec nous.
Les rapports des objets avec moi sont en petit
nombre. On me présente une rose : sa couleur,
sa forme et son odeur me plaisent ou me déplaisent.
p110
Tels sont ses rapports avec moi. Tout rapport
de cette espece seduit à la maniere agréable
ou désagréable dont un objet m' affecte. C' est
l' observation finie de tels rapports qui constitue
et le goût et ses regles.
Quant aux rapports des objets entr' eux, ils
sont aussi multipliés qu' il est, par exemple,
d' objets divers auxquels je puis comparer la forme,
la couleur, ou l' odeur de ma rose. Les rapports
de cette espece sont immenses ; et leur
observation appartient plus directement aux
sciences.
p111
SECTION 2 CHAPITRE 4
comment l' esprit agit.
toutes les opérations de l' esprit se réduisent
à l' observation des ressemblances et des différences
des convenances et des disconvenances que les
divers objets ont entr' eux et avec nous. La justesse
de l' esprit dépend de l' attention plus ou
moins grande avec laquelle on fait ces observations.
Veux-je connoître les rapports de certains
objets entr' eux ? Que fais-je ? Je place sous mes
yeux, ou rends presens à ma mémoire plusieurs
ou au moins deux de ces objets : ensuite je les
compare. Mais qu' est-ce que comparer ? c' est
observer alternativement et avec attention
l' impression différente que font sur moi ces deux
objets présens ou absens . Cette observation
faite, je juge ; c' est-à-dire, je rapporte
exactement l' impression que j' ai reçue. Ai-je,
par exemple, grand intérêt de distinguer entre deux
nuances presqu' imperceptibles de la même couleur,
laquelle est la plus foncée ; j' examine long-temps
p112
et successivement les morceaux de draps
teints de ces deux nuances ; je les compare ;
c' est-à-dire, je les regarde alternativement .
Je me rends très-attentif à l' impression
différente que font sur mon oeil les
rayons réfléchis des deux échantillons, et je
juge enfin que l' un est plus fonque l' autre ;
c' est-à-dire, je rapporte exactement l' impression
que j' ai reçue. Tout autre jugement seroit faux.
Tout jugement n' est donc que le récit de deux
sensations, ou actuellement éprouvées, ou
conservées dans ma mémoire .
Lorsque j' observe les rapports des objets avec
moi, je me rends pareillement attentif à l' impression
que j' en reçois. Cette impression est
agréable ou désagréable. Or, dans l' un ou l' autre
cas, qu' est-ce que juger ! C' est dire ce que je
sens . Suis-je frappé à la tête ? La douleur est-elle
vive ? Le simple récit de la sensation que j' éprouve,
forme mon jugement.
Je n' ajouterai qu' un mot à ce que je viens de
dire, c' est qu' à l' égard des jugemens portés sur
les rapports que les objets ont entr' eux ou avec
nous, il est une différence qui peu importante
en apparence, mérite cependant d' être remarquée.
Lorsqu' il s' agit de juger du rapport des objets
entr' eux, il faut pour cet effet en avoir au moins
deux sous les yeux. Mais si je juge du rapport
d' un objet avec moi, il est évident, puisque tout
p113
objet peut exciter une sensation, qu' un seul suffit
pour produire un jugement.
Je conclus de cette observation que toute assertion
sur le rapport des objets entr' eux, suppose
comparaison de ces objets ; toute comparaison,
une peine ; toute peine, un intérêt puissant
pour se la donner. Et qu' au contraire, lorsqu' il
s' agit du rapport d' un objet avec moi ; c' est-à-dire,
d' une sensation, cette sensation si elle est
vive devient elle-même l' intérêt puissant qui me
force à l' attention.
Toute sensation de cette espece emporte donc
toujours avec elle un jugement. Je ne m' arrêterai
pas d' avantage à cette observation, et répéterai,
d' après ce que j' ai dit ci-dessus, que dans tous les
cas, juger est sentir .
Cela posé, toutes les orations de l' esprit se
duisent à des pures sensations. Pourquoi donc
admettre en nous une faculté de juger distincte
de la faculté de sentir ? Mais cette opinion est
générale ; j' en conviens : elle doit même l' être. L' on
s' est dit, je sens et je compare. Il est donc en
moi une faculté de juger et de comparer distincte
de la faculté de sentir. Ce raisonnement
suffit pour en imposer à la plupart des hommes.
Cependant pour en appercevoir la fausseté, il ne
faut qu' attacher une ie nette au mot comparer .
Ce mot éclairci, on reconnoît qu' il ne signe
aucune opération réelle de l' esprit ; que l' opération
de comparer, comme je l' ai déja dit, n' est autre
chose que se rendre attentif aux impressions
différentes qu' excitent en nous des objets, ou
actuellement sous nos yeux, ou présents à notre
mémoire .
p114
Et qu' en conséquence tout jugement ne peut
être que le prononcé des sensations éprouvées .
Mais si les jugemens portés d' aps la comparaison
des objets physiques, ne sont que de pures
sensations, en est-il ainsi de tout autre espece de
jugement ?
SECTION 2 CHAPITRE 5
des jugemens quisultent de la comparaison
des idées abstraites, collectives,
etc.
les mots foiblesse, force, petitesse, grandeur,
crime , etc. Ne sont représentatifs d' aucune
substance ; c' est-à-dire, d' aucun corps. Comment
donc réduire à de pures sensations les jugemens
sultans de la comparaison de pareils mots ou
idées ? Ma ponse, c' est que ces mots ne nous
présentant aucune idée, il est impossible, tant
qu' on ne les applique point à quelqu' objet sensible
et particulier, qu' on porte sur eux aucun jugement.
Les applique-t-on à dessein ou sans s' en
appercevoir à quelqu' objet déterminé ? L' application
faite, alors le mot de grandeur exprimera
un rapport ; c' est-à-dire, une certaine différence
ou ressemblance observée entre des objets présens
à nos yeux ou à notre mémoire. Or, le jugement
porté sur des idées devenues physiques par
cette application, ne sera, comme je le pete,
p115
que le pronondes sensations éprouvées .
On me demandera peut-être par quels motifs
les hommes ont inventé et introduit dans le langage,
de ces expressions, si je l' ose dire, algébrques,
qui jusqu' à leur application à des objets
semblables n' ont aucune signification réelle,
et ne sont repsentatives d' aucune idée déterminée.
Je répondrai que les hommes ont par ce
moyen cru pouvoir se communiquer plus facilement,
plus promptement et même plus clairement
leurs idées. C' est la raison pour laquelle ils
ont dans toutes les langues cé tant des mots
adjectifs et substantifs à la fois si vagues et si
utiles. Prenons pour exemple de ces expressions
insignifiantes, celle de ligne considérée en
géometrie
p116
indépendamment de sa longueur, largeur
et épaisseur. Ce mot en ce sens ne rappelle
aucune idée à l' esprit. Une pareille ligne n' existe
point dans la nature : l' on ne s' en forme point
d' idée. Que prétend donc le maître en se servant
de cette expression ? Simplement avertir son disciple
de porter toute son attention sur le corps
considécomme long, et sans égard à ses autres
dimensions.
Lorsque pour la facilité du calcul, on substitue
dans cette science es lettres a et b à des
quantités fixes ; ces lettres présentent-elles aucunes
idées ? Désignent-elles aucune grandeur réelle ?
Non. Or ce qui s' exprime dans le langage algébraïque
par a et par b , s' exprime dans la langue
usuelle par les mots foiblesse, force, petitesse,
grandeur , etc. Ces mots ne désignent qu' un rapport
vague de choses vagues entr' elles, et ne
nous présentent d' idées nettes et réelles qu' au
moment où l' on les applique à un objet déterminé,
et qu' on compare cet objet à un autre. C' est
alors que ces mots mis, si je l' ose dire, en équation
ou en comparaison, expriment très-précisément
le rapport des objets entr' eux. Jusqu' à ce
moment, le mot de grandeur, par exemple, rappellera
à mon esprit des ies très-différentes,
selon que je les appliquerai à une mouche ou à une
baleine. Il en est de même de ce qu' on appelle
dans l' homme l' idée ou la pensée. Ces expressions
sont insignifiantes en elles-mêmes. Cependant à
combien d' erreurs n' ont-elles pas donnaissance ;
combien de fois n' a-t-on pas soutenu dans
les écoles, que la pensée n' appartenant pas à
p117
l' étendue et à la matiere , il étoit évident que
l' ame étoit spirituelle. Je n' ai, je l' avoue, jamais
rien compris à ce savant galimathias. Que signifie en
effet le mot penser ? Ou ce mot est vuide de sens,
ou comme se mouvoir , il exprime simplement
une maniere d' être de l' homme. Or, dire qu' un
mode ou une maniere d' être, n' est point un corps
ou n' a point d' étendue, rien de plus clair. Mais
faire de ce mode un être et même un être spirituel :
rien, selon moi, de plus absurde.
Quoi de plus vague encore que le mot crime ?
Pour que ce terme collectif rappelle à mon esprit
une idée nette et déterminée, il faut que je
l' applique à un vol, à un assassinat ou à
quelqu' action pareille. Les hommes n' ont inventé ces
sortes de mots que pour se communiquer plus facilement
ou du moins plus promptement leurs ies. Je
suppose qu' on crée une société où l' on ne veuille
admettre que des hontes gens. Pour s' éviter la
peine de transcrire le long catalogue de toutes les
actions qui doivent en exclure, on dira en un seul
mot, qu' on en bannit tout homme tacde quelque
crime. Mais de quelle idée nette ce mot crime
sera-t-il alors représentatif ? D' aucune. Ce mot
uniquement destiné à rappeller au souvenir de
cette société, les actions nuisibles dont ses membres
peuvent se rendre coupables, l' avertit seulement
d' inspecter leur conduite. Ce mot enfin
n' est proprement qu' un son et une maniere plus
courte et plus abgée de réveiller à cet égard
l' attention de la société.
Aussi dans la supposition, où forcé de terminer
les peines dues au crime, je dusse m' en former
p118
des ies claires et pcises, il faudroit alors
que je rappellasse successivement à ma mémoire
les tableaux des différens forfaits que l' homme
peut commettre ; que j' examinasse lesquels de
ces forfaits sont les plus nuisibles à la société
et que je portasse enfin un jugement qui ne seroit,
comme je l' ai dit tant de fois, que le prononcé
des sensations reçues à la présence de divers
tableaux de ces crimes .
Toute idée quelconque, peut donc en derniere
analyse se réduire toujours à des faits ou sensations
physiques. Ce qui jette quelqu' obscurité sur
les discussions de cette espece est la signification
incertaine et vague d' un certain nombre de mots,
et la peine qu' il faut quelquefois se donner pour
en extraire des idées nettes. Peut-être est-il aussi
difficile d' analyser quelques-unes de ces expressions
et de les rappeller, si je l' ose dire, à leurs
idées constituantes, qu' il l' est en chimie de
décomposer certains corps. Qu' on emploie cependant à
cette décomposition lathode, l' attention
nécessaire, l' on est sûr du succès.
Ce que j' ai dit suffit pour convaincre le lecteur
éclairé, que toute idée et tout jugement peut se
ramener à une sensation. Il seroit donc inutile,
pour expliquer les différentes opérations de l' esprit,
d' admettre en nous une faculté de juger et
de comparer distincte de la faculté de sentir. Mais
quel est, dira-t-on, le principe ou motif qui nous
fait comparer les objets entr' eux, et qui nous
donne l' attention nécessaire pour en observer les
rapports ? L' intérêt, qui est pareillement, comme
je vais le montrer, un effet de la sensibilité
physique.
SECTION 2 CHAPITRE 6
p119
point d' intérêt, point de comparaison
des objets entr' eux.
toute comparaison des objets entr' eux, suppose
attention, toute attention suppose peine, et
toute peine un motif pour se la donner. S' il étoit
un homme sans desir, et qu' un tel homme pût exister,
il ne compareroit point les corps entr' eux,
il ne prononceroit aucun jugement. Mais dans
cette supposition, il pourroit encore juger
l' impression immédiate des objets sur lui : oui,
lorsque cette impression seroit forte. Sa force
devenue un motif d' attention , emporteroit avec
elle un jugement . Il n' en seroit pas de même si
cette sensation étoit foible : il n' auroit alors ni
connoissance, ni souvenir des jugemens qu' elle auroit
occasionnés. Un homme est environné d' une infinité
d' objets ; il est nécessairement affecté d' une
infinité de sensations, il porte donc une infinité de
jugemens, mais il les porte à son insçu. Pourquoi ?
C' est que la nature des jugemens suit celle de
ses sensations. Ne font-elle sur lui qu' une trace
légere effacée aussi-tôt que sentie ? Les jugemens
portés sur ces sortes de sensations sont de
la même espece, il n' en a point de connoissance.
Il n' est point d' homme en effet qui sans s' en
appercevoir, ne fasse tous les jours une infinité de
p120
raisonnemens dont il n' a pas de connoissance. Je
prends pour exemple ceux qui précédent presque
tous les mouvemens rapides de notre corps.
Lorsque dans un ballet, Vestris fait plutôt une
cabriole qu' un entrechat ; lorsque dans la salle
d' armes, Moté tire plutôt la tierce que la quarte,
il faut, s' il n' est point d' effet sans cause, que
Vestris et Moté y soient déterminés par un
raisonnement trop rapide, pour être, si je l' ose dire,
apperçu. Tel est celui que je fais, lorsque j' oppose
ma main au corps prêt à frapper mon oeil. Il se
duit à peu près à ceci.
L' expérience m' apprend que ma main résiste
sans douleur au choc d' un corps qui me priveroit
de la vue : mes yeux d' ailleurs me sont plus
chers que ma main : je dois donc exposer ma
main pour sauver mes yeux.
Il n' est personne qui ne fasse en pareil cas le
me raisonnement ; mais ce raisonnement d' habitude
n' est pas cette raison si rapide, qu' on a
plutôt mis la main devant les yeux, qu' on ne
s' est appeu et de l' action et du raisonnement
dont cette action est l' effet. Or que de sensations
de la nature de ces raisonnemens habituels ! Que
de sensations foibles qui ne fixant point notre
attention, ne peuvent produire en nous, ni
connoissance, ni souvenir !
Il est des momens où les plus fortes sont,
pour ainsi dire, nulles. Je me bats ; je
suis blessé. Je poursuis le combat et ne m' apperçois
pas de ma blessure. Pourquoi ? C' est que l' amour
de ma conservation, la colere, le mouvement
donné à mon sang, me rendent insensible
p121
au coup qui, dans tout autre moment, t fixé
toute mon attention. Il est au contraire des
momens j' ai connoissance des sensations les plus
légeres ; c' est lorsque des passions telles que la
crainte, l' amour de la gloire, l' avarice, l' envie
etc. Concentrent tout notre esprit sur un objet.
Suis-je conju? Il n' est point de geste, de
regard qui échappe à l' oeil inquiet et souonneux
de mes complices. Suis-je peintre ? Tout
effet singulier de lumiere me frappe. Suis-je
jouaillier ? Il n' est point de tache dans un diamant
que je n' apperçoive. Suis-je envieux ? Il
n' est point de défaut dans un grand homme que
mon oeil perçant ne couvre. Au reste ces mêmes
passions qui concentrent toute mon attention
sur certains objets, me rendent à cet égard
susceptible des sensations les plus fines,
m' endurcissent aussi contre toute autre espece de
sensations.
Que je sois amant, jaloux, ambitieux, inquiet ;
si dans cette situation de mon ame, je
traverse les magnifiques palais des souverains ;
envain suis-je frap par les rayons réfléchis des
marbres, des statues, des tableaux qui m' environnent :
il faut pour réveiller mon attention,
qu' un objet inconnu, nouveau, et tout-à-coup
offert à mes yeux, fasse sur moi une impression
vive. Faute de cette impression, je marche sans
voir, sans entendre et sans connoissance des
sensations que j' éprouve.
Au contraire si dans le calme des desirs je parcours
ces mêmes palais, sensible alors à toutes
les beautés dont l' art et la nature les embélissent,
p122
mon ame ouverte à toutes les impressions,
se partagera entre toutes celles qu' elle roit. Je
ne serai pas à la vérité doué comme l' amant et
l' ambitieux de cette vue aiget perçante qu' ils
portent sur tout ce qui les intéresse ; je
n' appercevrai point comme eux, ce qui n' est, pour
ainsi dire ; visible qu' aux yeux des passions. Je
serai moins finement, mais plus généralement sensible.
Qu' un homme du monde et qu' un botaniste
se promenent le long d' un canal ombrade chênes
antiques et bordé d' arbustes et de fleurs odorantes ;
le premier uniquement frappé de la limpidi
des eaux, de la vétusté des cnes, de la
variété des arbustes, de l' odeur suave des fleurs,
n' aura pas les yeux du botaniste, pour observer
les ressemblances et les différences qu' ont entr' eux
ces fleurs et ces arbustes. Sans intérêt
pour les remarquer, il sera sans attention pour
les appercevoir. Il recevra des sensations, il
portera des jugemens et n' en aura point de
connoissance. C' est le botaniste jaloux de la
putation, le botaniste scrupuleux observateur de ces
fleurs et de ces arbustes divers, qui seul peut se
rendre attentif aux différentes sensations qu' il en
éprouve et aux divers jugemens qu' il en porte.
Au reste si la connoissance, ou la non-connoissance
de telles impressions, ne changent point leur
nature, il est donc vrai, comme je l' ai dit plus
haut, que toutes nos sensations emportent avec
p123
elles un jugement dont l' existence ignorée,
lorsqu' elles n' ont pas fixé notre attention, n' en est
cependant pas moins réelle.
Il résulte de ce chapitre que tous les jugemens
occasionnés par la comparaison des objets
entr' eux, supposent en nous intérêt de les comparer.
Or cet intérêt nécessairement fon sur
l' amour de notre bonheur, ne peut être qu' un
effet de la sensibilité physique, puisque toutes
nos peines et nos plaisirs y prennent leur source.
Cette question examinée, j' en conclurai que la
douleur et le plaisir physique est le principe
ignoré de toutes les actions des hommes.
SECTION 2 CHAPITRE 7
la sensibilité physique est la cause unique
de nos actions, de nos pensées, de nos
passions, et de notre sociabilité.
action.
C' est pour se vêtir, pour parer sa maîtresse
ou sa femme, leur procurer des amusemens,
nourir soi et sa famille, et jouir enfin du plaisir
attacà la satisfaction des besoins physiques, que
p124
l' artisan et le paysan pensent, imaginent et
travaillent. La sensibilité physique est donc
l' unique moteur de l' homme. Il n' est donc
susceptible,
p126
comme je vais le prouver, que de deux especes
de plaisirs et de peines. L' une sont les peines
et les plaisirs physiques, l' autre sont les peines
et les plaisirs de prévoyance ou de mémoire.
Douleur.
Je ne connois que deux sortes de douleurs, la
douleur actuelle et la douleur de prévoyance. Je
meurs de faim ; j' éprouve une douleur actuelle.
Je pvois que je mourrai bientôt de faim ; j' éprouve
une douleur de pvoyance dont l' impression
est d' autant plus forte que cette douleur
doit être plus prochaine et plus vive. Le criminel
qui marche à l' échaffaut, n' éprouve encore
aucun tourment ; mais la prévoyance qui lui
rend son supplice présent, le commence.
Remords.
Le remords n' est que la prévoyance des peines
physiques auxquelles le crime nous expose.
Le remords est par conséquent en nous l' effet
de la sensibilité physique. Je frissonne à l' aspect
des feux, des roues, des fouets qu' allument,
courbent et tressent au tartare l' imagination
du peintre ou du poëte. Un homme est-il sans
crainte ; est-il au-dessus des loix ? C' est sans
p127
repentir qu' il commet l' action malhonnête qui
lui est utile ; pourvu néanmoins qu' il n' ait point
encore contracté d' habitude vertueuse. Cette
habitude prise, on n' en change point sans
éprouver un mal-aise et une inquiétude secrette
à laquelle on donne encore le nom de remords.
L' expérience nous apprend, que toute action
qui ne nous expose, ni aux peines légales, ni
à celle dushonneur, est en général une
action toujours exécutée sans remords. Solon et
Platon aimoient les femmes et même les jeunes
gens, et l' avouoient. Le vol n' étoit point
puni à Sparte, et les lacédémoniens voloient
sans remords. Les princes d' orient peuvent
impunément charger leurs sujets d' impôts, et ils
les en accablent. L' inquisiteur peut impunément
brûler quiconque ne pense pas comme
lui, sur certains points métaphysiques, et c' est
sans remords qu' il venge par des tourments affreux,
l' offense légere que fait à sa vanité la
p128
contradiction d' un juif ou d' un incrédule. Les
remords doivent donc leur existence à la crainte
du supplice ou de la honte toujours ductible,
comme je l' ai ja dit, à une peine physique.
Amitié.
C' est pareillement de la sensibilité physique
que découlent les larmes dont j' arrose l' urne
de mon ami. La mort me l' a-t-il enlevé ? Je regrette
en lui l' homme dont la conversation m' arrachoit
à l' ennui, à ce mal-aise de l' ame qui réellement
est une peine physique : je pleure celui
qui eût exposa vie et sa fortune pour me
soustraire à la mort et à la douleur, et qui sans
cesse occupé de ma félicité, vouloit par des plaisirs
de toute espece donner sans cesse plus d' extensité
à mon bonheur. Qu' on descende, qu' on
fouille au fond de son ame, l' on n' apperçoit dans
tous ces sentiments, que les développements
du plaisir et de la douleur physique. Que ne
peut cette douleur ? Par elle le magistrat enchaîne
le vice et désarme l' assassin.
Plaisir.
Il est deux sortes de plaisirs, comme il est
deux sortes de douleurs : l' un est le plaisir
physique, l' autre le plaisir de prévoyance. Un homme
aime-t-il les belles esclaves et les beaux
tableaux ? S' il découvre un trésor il est transpor.
Cependant dira-t-on, il n' éprouve encore
aucun plaisir physique : j' en conviens. Mais il
acquiert
p129
en ce moment les moyens de se procurer
les objets de ses desirs. Or cette prévoyance
d' un plaisir prochain, est déja un plaisir.
Sans amour pour les belles esclaves et les
beaux tableaux, il eût été indifférent à la
découverte de ce trésor.
Les plaisirs de prévoyance supposent donc
toujours l' existence des plaisirs des sens. C' est
l' espoir de jouir demain de ma maîtresse qui me
rend heureux aujourd' hui. La prévoyance ou la
moire convertit en jouissance réelle l' acquisition
de tout moyen propre à me procurer des
plaisirs. Par quel motif en effet éprouvai-je une
sensation agréable chaque fois que j' obtiens un
nouveau dégré d' estime, de considération, de
richesses et sur-tout de pouvoir ? C' est que je
regarde le pouvoir comme le plus sûr moyen
d' accroître mon bonheur.
Pouvoir.
Les hommes s' aiment eux-mêmes : toussirent
d' être heureux et croient qu' ils le seroient
parfaitement, s' ils étoient revêtus du dégré de
puissancecessaire pour leur procurer toute espece
de plaisir. Le desir du pouvoir prend donc
sa source dans l' amour du plaisir.
Supposons un homme absolument insensible.
Mais il seroit, dira-t-on, sans idées, par conséquent
une pure statue. Soit. Admettons cependant
qu' il pût exister et même penser : quel
cas feroit-il du pouvoir et du sceptre des rois ?
Aucun. En effet quel degré de bonheur cet immense
p130
pouvoir ajouteroit-il à la félicité d' un
homme impassible.
Si la puissance est si désirée de l' ambitieux,
c' est comme un moyen d' acquérir des plaisirs.
Le pouvoir est comme l' argent, une monnoie.
L' effet du pouvoir et de la lettre de change est
le même. Suis-je muni d' une telle lettre ! Je
touche à Londres ou à Paris cent mille francs
ou cent mille écus et par conséquent tous les
plaisirs dont cette somme est représentative.
Suis-je muni d' une lettre de commandement
ou du pouvoir ? Je tire pareillement à vue
sur mes concitoyens telle quantité de denrées
ou de plaisirs. Les effets de la richesse et du
pouvoir sont a peu ps semblables, parce que la
richesse est un pouvoir.
Dans un pays où l' argent seroit inconnu, de
quelle maniere percevroit-on les impôts ? En nature,
c' est-à-dire, en blés, vin, bestiaux, fourages,
graine, gibier etc. De quelle maniere
y feroit-on le commerce ? Par échange. L' argent
doit donc être regarcomme une marchandise
portative avec laquelle on est convenu pour la
facilité du commerce d' échanger toutes les autres
marchandises. En seroit-il de même des dignités
et des honneurs avec lesquels les peuples
policés, récompensent les services rendus à la
patrie ? Pourquoi non ? Que sont les honneurs ?
Une monnoie pareillement représentative
de toute espece de denrées et de plaisirs.
Supposons un pays la monnoie des honneurs
n' eût point cours ; supposons un peuple trop
libre et trop fier pour supporter une trop grande
p131
inégalité dans les conditions des citoyens et
donner aux uns trop d' autorité sur les autres :
de quelle maniere ce peuple récompenseroit-il
les actions grandes et utiles à la patrie ? Par des
biens et des plaisirs en nature, c' est-à-dire,
par le transport de tant de grains, biere, foin,
vin, etc., dans la cave ou le grenier d' un ros,
par le don de tant d' arpens de terre à défricher,
ou de tant de belles esclaves. C' étoit par la
possession de Brizéis que les grecs récompensoient
la valeur d' Achille. Quelle étoit chez les
scandinaves, les saxons, les scythes, les celtes, les
samnites, les arabes, la recompense du
courage, des talens et des vertus, tantôt le don
d' une belle femme, tantôt une invitation à des
festins où nourris de mets délicats, abreuvés de
liqueurs agréables, les guerriers écoutoient avec
transport les chansons des bardes.
Il est donc évident que si l' argent et les honneurs
sont chez la plupart des peuples policés
les récompenses des actions vertueuses, c' est
p132
comme représentatifs des mes biens et des
mes plaisirs que les peuples pauvres et libres
accordoient en nature, à leurs héros et pour
l' acquisition desquels ces héros s' exposoient aux
plus grands dangers. Aussi dans la supposition où
ces dignités et ces homm a l 1
ces dignités et ces honneurs ne fussent plus
représentatifs de ces denrées et de ces plaisirs,
dans l' hypothèse ces honneurs ne seroient
que de vains titres, ces titres appciés à
leur juste valeur, cesseroient bient d' être un
objet de desir. Il faut pour aller à la sappe que
l' écu donné au soldat soit réprésentatif
d' une pinte d' eau de vie et de la nuit d' une
vivandiere. Les soldats d' autrefois et les soldats
d' aujourd' hui sont les mêmes. L' homme n' a
p133
pas changé, et pour les mes récompenses,
il fera en tous les temps à peu près les mêmes
actions. Le suppose-t-on indifférent au plaisir et
à la douleur ? Il est sans action ; il n' est
susceptible ni de remords, ni d' amitié, ni enfin de
l' amour des richesses et du pouvoir ; parce qu' on
est nécessairement insensible au moyen d' acqrir
du plaisir, lorsqu' on l' est au plaisir même.
Ce qu' on cherche dans la richesse et la puissance,
c' est le moyen de se soustraire à des peines, et
de se procurer des plaisirs physiques. Si
l' acquisition de l' or et du pouvoir est toujours un
plaisir, c' est que la pvoyance et la mémoire
convertit en plaisir réel tous les moyens d' en
avoir.
La conclusion générale de ce chapitre, c' est
que dans l' homme tout est sentir ; rité dont
je donnerai encore une preuve nouvelle, en
montrant que la sociabilité n' est en lui qu' une
conséquence de cette même sensibilité.
p134
SECTION 2 CHAPITRE 8
de la sociabilité.
l' homme est de sa nature et frugivore et carnacier.
Il est d' ailleurs foible, mal ar et par
conséquent exposé à la voracité des animaux plus
forts que lui. L' homme, ou pour se nourir, ou
pour se soustraire à la fureur du tigre et du
lion dut donc se unir à l' homme. L' objet de
cette union fut d' attaquer, de tuer les animaux ;
ou pour les manger, ou pourfendre contr' eux
les fruits ou les légumes qui lui servoient
de nourriture. Cependant l' homme se multiplia,
et pour vivre il lui fallut cultiver la terre. Pour
l' engager à semer, il falloit que la récolte
appartînt à l' agriculteur. à cet effet les citoyens
firent entr' eux des conventions et des loix. Ces loix
resserrerent les liens d' une union qui fone sur
leurs besoins, étoit l' effet immédiat de la
sensibilité physique. Mais leur sociabilité ne
peut-elle
p135
pas être regardée comme une qualité innée,
une espece de beau moral ? Ce que l' expérience
nous apprend à ce sujet, c' est que dans
l' homme comme dans l' animal, la sociabilité est
l' effet du besoin. Si celui de se défendre rassemble
en troupeau ou société les animauxturans,
tels que les boeufs, les chevaux etc. ; le
besoin d' attaquer, chasser et combattre leur
proie, réunit pareillement en société les animaux
carnaciers tels que les renards et les
loups.
L' intérêt et le besoin sont le principe de toute
sociabilité. Ce principe (dont peu d' écrivains
ont don des idées nettes) est donc le seul qui
unisse les hommes entr' eux. Aussi la force de
leur union est-elle toujours proportionnée à celle
et de l' habitude et du besoin. Du moment où le
jeune sauvage et le jeune sanglier sont en
p136
état de pourvoir à leur nourriture et à leur défense,
ils quittent, l' un la cabane, l' autre la
bague de ses parents.
L' aigle méconnoît ses aiglons au moment
qu' assez rapides pour fondre sur leur proie, ils
peuvent se passer de son secours.
Le lien qui unit les enfans au pere et les peres aux
enfans est moins fort qu' on ne l' imagine. La trop
grande force de ce lien seroit même funeste aux
états. La premiere passion du citoyen doit être
celle des loix et du bien public. Je le dis à regret,
l' amour filial doit être subordonné dans
l' homme à l' amour patriotique. Si ce dernier
amour ne l' emporte sur tous les autres, où trouver
une mesure du vice et de la vertu ? Dès-lors
il n' en est plus et toute morale esttruite.
p137
Par quelle raison en effet auroit-on par dessus
tout recomman aux hommes l' amour de Dieu,
ou de la justice ? C' est qu' on a confusément senti
le danger auquel les exposeroit un trop excessif
amour de la parenté. Qu' on engitime l' exs,
qu' on le déclare le premier des amours, un fils est
dès lors en droit de piller son voisin, ou de voler
le trésor public, soit pour soulager le besoin
d' un pere, soit pour augmenter son aisance.
Autant de familles, autant de petites nations
qui divies d' intérêt, seront toujours ares les
unes contre les autres.
Tout écrivain qui, pour donner bonne opinion
de son coeur, fonde la sociabilité sur un
autre principe que sur celui des besoins physiques
et habituels, trompe les esprits foibles et
leur donne de fausses idées de la morale.
La nature a voulu sans doute que la reconnoissance
et l' habitude fussent dans l' homme une
espece de gravitation qui le portât à l' amour de
ses parents : mais elle a voulu aussi que l' homme
trouvât dans le desir naturel de l' inpendance
une force pulsive qui diminuât du
moins la trop grande force de cette gravitation.
Aussi la fille sort-elle joyeuse de la
maison de sa mere, pour passer dans celle de
son mari. Aussi le fils quitte-t-il avec plaisir les
foyers paternels pour occuper une place dans
p138
l' Inde, exercer une charge en province, ou
simplement pour voyager.
Malgré la prétendue force du sentiment et
de l' amitié et de l' habitude, l' on change à Paris
tous les jours de quartier, de connoissances et
d' amis. Veut-on faire des dupes ? L' on exagere
la force du sentiment et de l' amitié ; l' on traite
la sociabilité d' amour ou de principe inné .
Peut-on de bonne foi oublier qu' il n' est qu' un
principe de cette espece, la sensibilité physique ?
C' est à ce seul principe que l' on doit et l' amour de
soi et l' amour si puissant de l' indépendance : si les
hommes étoient comme l' on dit, portés l' un vers
l' autre par une attraction forte et mutuelle, le
législateur céleste leur eût-il commandé de s' aimer,
leur eût-il ordonné d' aimer leurs peres et
meres ? Ne se fût-il pas reposé de ce soin
sur la nature, qui, sans le secours d' aucune
loi, force l' homme de manger et boire, lorsqu' il
a faim et soif, d' ouvrir ses yeux à la lumiere et
de retirer son doigt du feu ?
Les voyageurs ne nous apprennent point
que l' amour de l' homme pour ses semblables soit
si commun qu' on le prétend. Le navigateur
échappé du naufrage et jetté sur une côte inconnue
ne va pas les bras ouverts se jetter au
col du premier homme qu' il y rencontre. Il se
tapit au contraire dans un buisson : c' est de
qu' il étudie les moeurs des habitants, et de
p139
là qu' il sort tremblant pour se psenter à
eux.
Mais qu' un de nos vaisseaux européens aborde
une isle inconnue, les sauvages, dira-t-on,
n' accourent-ils pas en foule vers le navire ?
Cette vue sans doute les surprend. Les sauvages
sont frappés de la nouveauté de nos habits, de
nos parures, de nos armes, de nos outils. Ce
spectacle excite leur étonnement. Mais quel desir
succede en eux à ce premier sentiment ? Celui
de s' approprier les objets de leur admiration.
Devenus alors moins gais et plus rêveurs, ils
s' occupent des moyens d' enlever par adresse ou
par force, ces objets de leurs desirs : ils épient
à cet effet le moment favorable de voler, de piller
et massacrer les euroens qui, dans leur
conquête du Mexique et durou, leur ont
d' avance donné l' exemple de pareilles injustices
et cruautés.
La conclusion de ce chapitre, c' est que les
principes de la morale et de la politique, comme
tous les principes des autres sciences, doivent
s' établir sur un grand nombre de faits et
d' observations. Or que résulte-t-il des observations
faites jusqu' à psent, sur la morale ? C' est
que l' amour des hommes pour leurs semblables
est un effet de la nécessité de s' entre secourir,
et d' une infinité de besoins pendants de cette
me sensibilité physique, que je regarde comme
le principe de nos actions, de nos vices et
de nos vertus.
En conservant mon opinion sur ce point, je
crois devoir défendre le livre de l' esprit contre
p140
les imputations odieuses du cagotisme et de
l' ignorance.
SECTION 2 CHAPITRE 9
justification des principes admis dans le
livre de l' esprit.
lorsque le livre de l' esprit parut, les théologiens
me traiterent de corrupteur des moeurs.
Ils me reprochoient d' avoir soutenu d' après Platon,
Plutarque et l' expérience, que l' amour des
femmes avoit quelquefois excité les hommes à la
vertu.
Le fait cependant est notoire ! Leur reproche
est donc absurde. Si le pain, leur dit-on, peut
être la récompense du travail et de l' industrie,
pourquoi pas les femmes ? Tout objet desiré
peut devenir un encouragement à la vertu, lorsqu' on
p141
n' en obtiendra la jouissance que par des
services rendus à la patrie.
Dans les siecles où les invasions des peuples
du nord et les incursions d' une infinité de brigands
tenoient toujours les citoyens en armes,
les femmes souvent exposées aux insultes
d' un ravisseur, avoient perpétuellement besoin
de défenseurs ; quelle vertu devoit être la plus
honorée ? La valeur. Aussi les faveurs des femmes
étoient elles la compense des plus vaillans :
aussi tout homme jaloux de ces mêmes faveurs,
devoit-il pour les obtenir, s' élever à ce
haut degde courage qui animoit encore
il y a quatre siecles tous les preux chevaliers.
L' amour du plaisir fut donc en ces siecles le
principe productif de la seule vertu connue,
c' est-à-dire, de la valeur. Aussi lorsque les
moeurs changerent, lorsque la police plus
perfectionnée mit la vierge timide à l' abri de toute
insulte, alors la beauté (car tout se tient dans un
gouvernement) moins exposée aux outrages
d' un ravisseur, honora moins ses défenseurs. Si
l' enthousiasme des femmes pour la valeur décrut
alors dans la orportion de leur crainte : si l' estime
conservée encore aujourd' hui pour le courage
n' est plus qu' une estime de tradition ; si
dans ce siecle l' amant le plus jeune, le plus assidu,
le plus complaisant et sur-tout le plus riche,
est commument l' amant préféré, qu' on
ne s' en étonne point ; tout est ce qu' il doit
être.
Les faveurs des femmes, selon les changemens
p142
arrivés dans les moeurs et les gouvernemens,
ou sont, ou cessent d' être des encouragemens
à certaines vertus. L' amour en lui-même
n' est donc point un mal. Pourquoi regarder ses
plaisirs comme la cause de la corruption politique
des moeurs ? Les hommes ont eu dans tous
les tems à peu ps les mêmes besoins, et dans
tous les tems ils les ont satisfaits. Les siecles où
les peuples ont été plus adonnés à l' amour, furent
ceux les hommes étoient les plus forts
et les plus robustes. L' edda, les poésies erses,
enfin toute l' histoire nous apprend que les siecles
putés héroïques et vertueux, n' ont pas été
les plus tempérans.
La jeunesse est fortement attirée vers les
femmes : elle est plus avide de plaisir que l' âge
avancé, cependant elle est communément plus
humaine et plus vertueuse ; elle est au moins
plus active, et l' activité est une vertu.
Ce n' est ni l' amour, ni ses plaisirs qui corrompirent
l' Asie, amollirent les moeurs des medes,
des assyriens, des indiens etc. Les grecs, les
sarrasins, les scandinaves n' étoient ni plus réservés,
ni plus chastes que ces perses et ces medes,
et cependant ces premiers peuples n' ont
jamais été cités parmi les peuples efféminés et
moux.
S' il est un moment où les faveurs des femmes
puissent devenir un principe de corruption, c' est
lorsqu' elles sont vénales ; lorsqu' on achete leur
jouissance, lorsque l' argent, loin d' être la
compense du mérite et des talens, devient celle de
l' intrigue, de la flatterie, et qu' enfin un satrape
p143
ou un nabab, peut à force d' injustices et de
crimes, obtenir du souverain le droit de molester,
de piller les peuples de son gouvernement et de s' en
approprier les pouilles.
Il en est des femmes, comme des honneurs,
ces objets communs du desir des hommes ; les
honneurs sont-ils le prix de l' iniquité ; faut-il
pour y parvenir flatter les grands, sacrifier le
foible au puissant et l' intérêt d' une nation à
l' intérêt d' un soudan ? Alors les honneurs si
heureusement inventés pour la récompense et la
décoration du mérite et des talens, deviennent
une source de corruption. Les femmes, comme
les honneurs peuvent donc selon les tems et les
moeurs successivement devenir des encouragemens
au vice ou à la vertu.
La corruption politique des moeurs ne consiste
donc que dans la dépravation des moyens
employés pour se procurer des plaisirs. Le moraliste
austere qui pche sans cesse contre les
plaisirs, n' est que l' écho de sa mie ou de son
confesseur. Comment éteindre tout desir dans les
hommes sans détruire en eux tout principe d' action !
Celui qu' aucun intérêt ne touche, n' est bon
à rien et n' a d' esprit en rien.
p144
SECTION 2 CHAPITRE 10
que les plaisirs des sens sont à l' insu
même des nations leurs plus puissans
moteurs.
les moteurs de l' homme sont le plaisir et la
douleur physique. Pourquoi la faim est-elle le
principe le plus habituel de son activité ? C' est
qu' entre tous les besoins, ce dernier est celui
qui se renouvelle le plus souvent et qui commande
le plus impérieusement. C' est la faim
et la difficulté de pourvoir à ce besoin, qui,
dans les forêts donne aux animaux carnaciers
tant de supériorité d' esprit sur l' animalturant.
C' est la faim qui fournit aux premiers
cent moyens ingénieux d' attaquer, de surprendre
le gibier : c' est la faim qui retenant six mois
entiers le sauvage sur les lacs et dans les bois,
lui apprend à courber son arc, à tresser ses filets,
à tendre des pieges à sa proie. C' est encore la
faim qui chez les peuples policés, met tous les
citoyens en action, leur fait cultiver la terre ;
apprendre un métier et remplir une charge. Mais
dans les fonctions de cette charge, chacun oublie
le motif qui la lui fait exercer ; c' est que
notre esprit s' occupe, non du besoin, mais des
moyens de le satisfaire. Le difficile n' est pas de
manger, mais d' apprêter le repas.
Plaisir et douleur sont et seront toujours l' unique
p145
principe des actions de l' homme. Si le
ciel t pourvû à tous ses besoins ; si la nourriture
convenable à son corps eût été comme l' air
et l' eau un élément de la nature, l' homme t
à jamais croupi dans la paresse.
La faim, par conséquent la douleur est le
principe d' activité du pauvre, c' est-à-dire, du
plus grand nombre ; et le plaisir est le principe
d' activité de l' homme au dessus de l' indigence,
c' est-à-dire, du riche. Or entre tous les plaisirs,
celui qui sans contredit agit le plus fortement
sur nous et communique à notre ame le
plus d' énergie, est le plaisir des femmes. La
nature en attachant la plus grande ivresse à leur
jouissance, a voulu en faire un des plus puissans
principes de notre activité.
p146
Nulle passion n' opere de plus grand changement
dans l' homme. Son empire s' étend jusque
sur les brutes. L' animal timide et tremblant à
l' approche de l' animal me le plus foible, est
enhardi par l' amour. à l' ordre de l' amour, l' animal
s' arrête, dépouille toute crainte, attaque
et combat des animaux ses égaux ou me ses
supérieurs en force. Point de dangers, point de
p147
travaux dont l' amour s' étonne. Il est la source
de la vie. à mesure que ses desirs s' éteignent,
l' homme perd son activité ; et par degré la mort
s' empare de lui.
Plaisir et douleur physique, voilà les seuls et
vrais ressorts de tout gouvernement. On n' aime
point proprement la gloire, les richesses et
les honneurs, mais les plaisirs seuls dont cette
gloire, ces richesses et ces honneurs sont
représentatifs. Et quoi qu' on dise, tant qu' on donnera
pour boire à l' ouvrier pour l' exciter au travail,
il faudra convenir du pouvoir qu' ont sur nous
les plaisirs des sens.
Lorsque j' ai dit dans le livre de l' esprit que
c' étoit sur la tige de la douleur et du plaisir
physique que se recueilloient toutes nos peines et
nos plaisirs, j' ai révélé une grande rité. Que
s' ensuit-il ? Que ce n' est point dans la jouissance
de ces mêmes plaisirs que peut consister la
dépravation politique des moeurs. Qu' est-ce en effet
qu' un peuple efféminé et corrompu ? Celui qui
s' approche par des moyens vicieux les mêmes
plaisirs que les nations illustres acquierent par
des moyens vertueux.
Les déclamations de quelques moralistes ne
prouveront jamais rien contre un auteur, dont
l' expérience justifie et confirme les principes.
Qu' on ne regarde pas cette discussion sur la
sensibilité physique comme étrangere à mon sujet.
Que me suis-je proposé ? De faire voir que tous
les hommes commument bien organisés, ont
une égale aptitude à l' esprit. Qu' ai-je fait pour
y parvenir ? J' ai distingué l' esprit de l' ame. J' ai
p148
prouvé que l' ame n' est en nous que la facul
de sentir ; que l' esprit en est l' effet ; que dans
l' homme tout est sensation : que la sensibili
physique est par conséquent le principe de ses
besoins, de ses passions, de sa sociabilité, de ses
idées, de ses jugemens, de ses volontés, de ses
actions, et qu' enfin si tout est explicable par la
sensibilité physique, il est inutile d' admettre en
nous d' autres facultés.
L' homme est une machine qui mise en mouvement
par la sensibilité physique doit faire
tout ce qu' elle exécute. C' est la roue qui mue
par un torrent, éleve les pistons et après eux
les eaux destinées à se dégorger dans les bassins
préparés à la recevoir.
Aps avoir ainsi montqu' en nous tout se
duit à sentir, à se ressouvenir, et qu' on ne
sent, que par les cinq sens ; pourcouvrir ensuite
si le plus ou moins grand esprit est l' effet
de la plus ou moins grande perfection des organes,
il s' agit d' examiner si dans le fait, la supériorité
de l' esprit est toujours proportionnée à la
finesse des sens et à l' étendue de la mémoire. Si
l' expérience prouvoit le contraire, nul doute
que la constante inégalité des esprits, ne dépendît
d' une autre cause.
p149
C' est donc au seul examen de ce fait que se
duit maintenant la question proposée ; c' est à
cet examen qu' on en devra la solution.
SECTION 2 CHAPITRE 11
de l' inégale étendue de la mémoire.
je ne ferai sur cette matiere que réter ce que
j' ai déjà dit dans le livre de l' esprit et
j' observerai :
1 que les hardouins, les longuerues, les
scaligers, enfin tous les prodiges de mémoire,
ont eu communément peu de génie et qu' on ne
les plaça jamais à té des Machiavels, des
Newtons et des Tacites.
2 que pour faire des découvertes en quelque
genre que ce soit et riter le titre d' inventeur
ou d' homme de génie ; s' il faut comme le prouve
Descartes, encore plus méditer qu' apprendre, la
grandemoire doit être exclusive du grand esprit.
p150
Qui veut acquérir une grande mémoire, doit
la cultiver, la fortifier par un exercice journalier.
Qui veut acquérir une certaine tenue dans
la méditation, doit pareillement en fortifier en lui
l' habitude par un exercice journalier. Or le tems
pasà méditer, n' est point employé à placer
des faits dans mon souvenir. L' homme qui compare
et médite beaucoup a donc commument
d' autant moins de mémoire qu' il en fait moins
d' usage. Au reste que sert une grande mémoire ?
La plus ordinaire suffit au besoin d' un grand
homme. Qui sait sa langue a ja beaucoup d' idées.
Pour mériter le titre homme d' esprit, que
faut-il ? Les comparer entr' elles et parvenir par
ce moyen à quelque résultat neuf et intéressant,
ou comme utile, ou comme agréable. La mémoire
chargée de tous les mots d' une langue et
par conquent de toutes les idées d' un peuple,
est la palette chargée d' un certain nombre de
couleurs. Le peintre a sur cette palette la matiere
premiere d' un excellent tableau : c' est à lui
à les mêler et à les étendre de maniere qu' il en
sulte une grande vérité dans sa teinte, une
grande force dans son coloris, enfin un tableau.
La mémoire ordinaire a même plus d' étendue
qu' on ne pense. En Allemagne et en Angleterre,
p151
presque point d' homme bien élevé, qui ne sache
trois ou quatre langues. Or, si l' étude de ces
langues est comprise dans le plan ordinaire de
l' instruction, elle ne suppose donc qu' une
organisation commune. Tous les hommes sont donc
dos par la nature, de plus de moire que
n' en exige la découverte des plus grandes rités.
Sur quoi j' observerai que si la supériorité de
l' esprit, comme le remarque M Hobbes, consiste
principalement dans la connoissance de la vraie
signification des mots, et s' il n' est point d' homme
qui dans la seule méditation de ceux de sa langue,
ne trouve plus de questions à discuter qu' il n' en
soudroit dans le cours d' une longue vie, personne
ne peut se plaindre de sa mémoire. Il en
est, dit-on, de vives et de lentes. On a, à la vérité
unemoire vive des mots de sa propre langue,
unemoire plus lente de ceux d' une langue
étrangere, sur-tout si on la parle rarement. Mais
p152
qu' en conclure ? Si-non qu' on a un souvenir
plus ou moins prompt des objets, selon qu' ils
sont plus ou moins familiers. Il n' est qu' une
différenceelle et remarquable entre les
différentes moires, c' est l' inégalité de leur
étendue. Or, si tous les hommes communément bien
organisés sont, comme je l' ai prouvé, doués d' une
moire suffisante pour s' élever aux plus hautes
idées, le génie n' est donc pas le produit de la
grandemoire. Qu' on lise à ce sujet le chapitre 3,
discours 3 de l' esprit . J' y considere cette
question sous toutes les faces. Mon opinion a paru
généralement adoptée, parce que l' expérience en
confirme la vérité, et prouve qu' en général, ce
n' est point au défaut demoire qu' il faut rapporter
le défaut d' esprit.
Le regardera-t-on comme un effet de l' inégale
perfection des autres organes ? Je vais l' examiner.
SECTION 2 CHAPITRE 12
de l' inégale perfection des organes des
sens.
si dans les hommes tout est sentir physiquement ,
ils ne different donc entr' eux, que dans la
nuance de leurs sensations. Les cinq sens en sont
les organes : ce sont les cinq portes par où les
idées vont jusqu' à l' ame. Mais ces portes sont
p153
également ouvertes dans tous, et selon la structure
différente des organes de la vue, de l' ouie,
du toucher, du goût et de l' odorat, chacun
ne doit-il pas sentir, goûter, toucher, voir et
entendre différemment ? Entre les hommes
enfin ne sont-ce pas les plus finement organisés
qui doivent avoir le plus d' esprit et peut-être
les seuls qui puissent en avoir ?
L' expérience, répondrai-je, n' est pas sur ce
point d' accord avec le raisonnement : elle démontre
bien que c' est à nos sens que nous devons
nos idées, mais elle ne démontre point
que l' esprit soit toujours en nous proportion
à la finesse plus ou moins grande de ces mêmes
sens. Les femmes, par exemple dont la peau
pluslicate que celle des hommes, leur donne
plus de finesse dans le sens du toucher, n' ont
pas plus d' esprit qu' un Voltaire, que cet
p154
homme peut-être le plus étonnant de tous par
la fécondité, l' étendue et la diversité de ses talens.
Homere et Milton furent aveugles de bonne
heure. Un aveuglement si prématuré supposoit
quelque vice dans l' organe de leur vue : cependant
quelle imagination plus forte et plus brillante !
On en peut dire autant de M De Buffon ;
il a les yeux myopes, et cependant quelle tête
plus vaste et quel style plus coloré. Parmi
ceux dont le sens de l' ouie est le plus fin, en
est-il de supérieurs aux saints Lamberts, aux
Saurins, aux Nivernois, etc. Ceux dont le sens
du gt et de l' odorat sont le plus exquis, ont-ils
plus de nie que Diderot, Rousseau, Marmontel,
Duclos, etc. ? De quelque maniere
qu' on interroge l' expérience, elle pondra toujours
que la plus ou moins grande supériorité
des esprits est indépendante de la plus ou moins
grande perfection des organes des sens, et que
p155
tous les hommes commument bien organisés,
sont doués par la nature de la finesse des sens
nécessaires, pour s' élever aux plus grandes
découvertes en mathématique, chymie, politique,
physique, etc.
Si la sublimité de l' esprit supposoit une si
grande perfection dans les organes, avant d' engager
un homme dans des études difficiles et de
le faire entrer, par exemple, dans la carriere des
lettres ou de la politique, il faudroit donc examiner
p156
s' il a l' oeil de l' aigle, le tact de la sensitive,
le nez du renard et l' oreille de la
taupe.
Les chiens et les chevaux sont, dit-on,
d' autant plus estimés qu' ils sortent de telle ou telle
race. Avant d' employer un homme, il faudroit
donc demander s' il est fils d' un pere spirituel ou
stupide. On ne fait aucune de ces questions ;
pourquoi ? C' est que les peres les plus spirituels
n' engendrent souvent que les plus sots enfans ;
c' est que les hommes les mieux organisés n' ont
souvent que peu d' esprit, et qu' enfin l' exrience
prouve l' inutilité de pareilles questions.
Ce qu' elle nous apprend à ce sujet, c' est qu' il est
des hommes de génie de toute espece de taille
et de tempérament ; qu' il en est de sanguins, de
bilieux, de flegmatiques, de grands, de petits,
de gras, de maigres, de robustes, delicats, de
lancoliques, que les hommes les plus
forts, les plus vigoureux, ne sont pas toujours
les plus spirituels.
Mais supposons dans un homme un sens extrêmement
fin ; qu' arriveroit-il ? Que cet homme
éprouveroit des sensations inconnues au commun
p157
des hommes ; qu' il sentiroit ce qu' un moindre
degré de finesse dans l' organisation ne permet
pas aux autres de sentir. En auroit-il plus
d' esprit ? Non : parce que ces sensations toujours
stériles jusqu' au moment où l' on les compare,
conserveroient toujours entr' elles les mêmes rapports.
Supposons l' esprit proportionné à la finesse
des sens. Il est des vérités qui ne pourroient
être apperçues que de dix ou douze hommes de la
terre les mieux organisés. L' esprit humain ne seroit
donc point susceptible de perfectibilité.
J' ajouterai même que ces hommes si finement organisés
parviendroient nécessairement dans les sciences à
des résultats incommuniquables aux hommes ordinaires.
Or, on ne connoit point de tels résultats.
Il n' est point de vérités renferes dans les
ouvrages des Lockes et des Newtons qui ne
soient maintenant saisies de tous les hommes,
qui communément bien organisés, n' ont cependant
rien de supérieur dans les sens de la saveur,
de l' odorat, de la vue, de l' ouie et du toucher.
Je pourrois même ajouter (puisqu' il n' est rien
de similaire dans la nature, qu' entre les
p158
hommes les plus finement organisés, il faut
qu' à certains égards, chacun le soit encore
supérieurement aux autres. Tout homme en conséquence
devroit donc éprouver des sensations,
acquérir des idées incommunicables à ses compatriotes.
Or il n' est point d' idées de cette espece.
Quiconque en a de nettes, les transporte facilement
aux autres. Il n' en est donc point auxquelles
ne puissent atteindre les hommes communément
bien organisés.
La cause qui pourroit le plus efficacement influer
sur les esprits, seroit sans doute la différence
des latitudes et de la nourriture. Or, comme
je l' ai déjà dit, le gras anglois qui se nourrit
de beurre et de viandes sous un climat de brouillards,
n' a certainement pas moins d' esprit que
le maigre espagnol qui ne vit que d' ail et d' oignons
dans un climat très-sec. M Schaw, médecin anglois,
qui par la fidélité de l' exactitude
de ses observations, ne mérite pas moins notre
croyance, que par la date peu éloignée de
son voyage en Barbarie, dit au sujet des maures :
" le peu de progrès de ces peuples dans
les arts et dans les sciences, n' est l' effet
d' aucune incapacité ou stupidité naturelle... etc. "
p159
ce n' est qu' à la liberté qu' il appartient d' allumer
chez un peuple le feu sacré de la gloire et de
l' émulation. S' il est des siecles où semblables à ces
oiseaux rares apportés par un coup de vent, les
grands hommes apparoissent tout-à-coup dans un
empire, qu' on ne regarde point cette apparition
comme l' effet d' une cause physique, mais morale.
Dans tout gouvernement l' oncompensera
les talens, ces récompenses, comme les
dents du serpent de Cadmus, produiront des
hommes. Si les Descartes, les Corneilles, etc.
Illustrerent le regne de Louis Xiii ; les Racines,
les Bailes, etc. Celui de Louis Xiv, les
Voltaires, les Montesquieu, les Fontenelles, etc.
Celui de Louis Xv, c' est que les arts, les sciences
furent sous ces différens regnes successivement
protégés par Richelieu, Colbert et le feu
duc D' Orléans, régent. Les grands hommes,
quelque chose qu' on ait dit, n' appartiennent ni
au regne d' Auguste, ni à celui de Louis Xiv,
mais au regne qui les protege.
Soutient-on que c' est au premier feu de la
jeunesse, et, si je l' ose dire, à la fraîcheur des
p160
organes, qu' on doit les belles compositions des
grands hommes : l' on se trompe. Racine, avant
trente ans, donna l' Alexandre et l' Andromaque,
mais à cinquante il écrivit Athalie, et cette
derniere piece n' est certainement pas inférieure
aux premieres. Ce ne sont pas même les
légeres indispositions qu' occasionne une san
plus ou moins délicate, qui peuvent éteindre
le génie.
On ne jouit pas tous les ans de la même santé,
et cependant l' avocat gagne ou perd tous les ans
à peu près leme nombre de causes ; le médecin
tue ou guérit à peu près le même nombre
de malades, et l' homme de génie que ne distraient
ni les affaires, ni les plaisirs, ni les passions
vives, ni les maladies graves, rend tous
les ans à peu près le même nombre de productions.
Quelque différente que soit la nourriture des
nations, la latitude qu' elles habitent ; enfin
p161
leur tempérament, ces différences n' augmentent
ni ne diminuent l' aptitude que les hommes ont
à l' esprit. Ce n' est donc ni de la force du corps,
ni de la fraîcheur des organes, ni de la plus
ou moins grande finesse des sens, que pend la
plus ou moins grande supériorité de l' esprit. Au
reste, c' est peu que l' exrience démontre la
rité de ce fait ; je puis encore prouver que
si ce fait existe, c' est qu' il ne peut exister
autrement ; et qu' ainsi c' est dans une cause encore
inconnue
p162
qu' il faut chercher l' explication du phénomene
de l' inégalité des esprits.
Pour confirmer la rité de cette opinion, je
crois qu' après avoir montré que dans les hommes
tout est sentir, il faut penser que s' ils different
entr' eux, ce n' est que dans la nuance de leurs
sensations.
SECTION 2 CHAPITRE 13
de la maniere différente de sentir.
les hommes ont des goûts différens : mais
ces goûts peuvent être également l' effet, ou de
leur habitude et de leur éducation diverse, ou
de l' inégale finesse de leur organisation. Que le
negre, par exemple, ne sente plus de desir pour
le teint noir d' une beauté afriquaine, que pour
les lis et les roses de nos européennes, c' est en
lui l' effet de l' habitude. Que l' homme selon le
pays qu' il habite, soit plus ou moins sensible à
tel ou tel genre de musique, et devienne en
conséquence susceptible de telles ou telles
impressions, c' est encore un effet de l' habitude.
Tous les goûts factices et produits par une éducation
différente ne sont point ici l' objet de mon examen :
je n' y traiterai que la différence des
goûts occasionnés par la pure différence des
sensations reçues à la présence des mêmes
objets.
p163
Pour savoir exactement quelle peut être cette
différence, il faudroit avoir été successivement
soi et les autres. Or on n' a jamais été que soi.
Ce n' est donc qu' en considérant avec une très-grande
attention les impressions diverses que les
mes objets paroissent faire sur les différens
hommes, qu' on peut en ce genre parvenir à
quelquecouverte. S' examine-t-on soi-même
sur ce point ? On sent que si son voisin voyoit
quarré ce qu' on voit rond ; si le lait paroissoit
blanc à l' un et rouge à l' autre, et qu' enfin certains
hommes n' apperçussent qu' un chardon dans
une rose, et que deux monstres dans une
d' Egmont et une Forcalquier, il seroit impossible
que les hommes pussent s' entendre et se
communiquer leurs idées. Or ils s' entendent et
se les comuniquent. Les mêmes objets excitent
donc en eux à peu près les mes impressions.
Pour jetter plus de clarté sur cette question,
voyons dans un même exemple en quoi les hommes
différent et se ressemblent.
Ils se ressemblent tous en ce point : c' est que
tous veulent se soustraire à l' ennui ; c' est qu' en
conséquence tous veulent être émus ; c' est que
plus une impression est vive, plus elle leur est
agréable, si cette impression néanmoins n' est
pas portée jusqu' au terme de la douleur.
Ils different en ceci, c' est que le dégré d' émotion
que l' un regarde comme l' excès du plaisir,
est quelquefois pour l' autre un commencement
de douleur. L' oeil de mon ami peut être
blessé du dégré de lumiere qui m' est agréable ;
et cependant lui et moi convenir que la lumiere
p164
est le plus bel objet de la nature. Or d' vient
cette uniformité de jugement avec cette différence
dans la sensation ? De ce que cette différence
est peu considérable, et de ce qu' une vue
tendre éprouve dans un foible dégré de lumiere,
le même plaisir, qu' une vue forte ressent à la
clarté d' un plus grand jour. Que je passe du physique
au moral, j' apperçois encore moins de
différence dans la maniere dont les hommes sont
affectés des mêmes objets, et je retrouve en
conséquence chez les chinois, tous les proverbes
de notre Europe. D' où je conclus que de
légeres différences dans l' organisation des divers
peuples, ne doivent être comptées pour rien ;
puisqu' en comparant les mêmes objets, tous
les peuples parviennent aux mêmes résultats.
L' invention des mêmes arts par-tout
l' on a eu les mêmes besoins, où ces arts ont
été également encouragés par le gouvernement,
est une nouvelle preuve de l' inégalité essentielle
des esprits. Pour confirmer cette vérité, je pourrois
encore citer la ressemblance apperçue entre les
loix et les gouvernements des divers peuples.
L' Asie, dit M Poivre, peuplée en grande
partie par les malais, est gouvernée par nos
anciennes loix féodales. Le malais, comme nos
ancêtres, n' est point agricole, mais il a, comme
eux, la valeur la plus déterminée, et la
p165
plus téméraire. Le courage, comme quelques-uns
le répétent encore, n' est donc point un effet
particulier de l' organisation européenne. Les
hommes sont plus semblables entr' eux qu' on ne
l' imagine. S' ils différent c' est dans la nuance de
leurs sensations. La poésie, par exemple, fait
sur presque tous une impression agréable. Chacun
cite avec un enthousiasme presqu' égal cet
hymne à la lumiere qui commence le troisieme
chant du paradis perdu. Mais dira-t-on, si ce
morceau admiré de tous, plaît également à tous,
c' est que peignant les magnifiques effets de la
lumiere, le poëte se sert d' un mot qui n' exprimant
aucune nuance de jour en particulier, permet
à chacun de colorer les objets de la teinte
de lumiere la plus agréable à ses yeux. Soit :
mais si la lumiere ne faisoit pas sur tous une
impression
p166
vive et forte, seroit-elle universellement
regardée comme l' objet le plus admirable
de la nature ? Le tourbillon de feu presque
toutes les nations ont placé le tne de la
divinité ne prouve-t-il pas l' uniformité
d' impressions reçues en la présence des mêmes
objets. Sans cette uniformité que des philosophes
peu exacts ont pris pour la notion du beau
et du bon absolu, sur quel fondement eût-on établi
les regles du goût ?
Les simples et magnifiques tableaux de la nature
frappent tous les hommes. Ces tableaux
font-ils sur chacun d' eux précisément la même
impression ? Non : mais, comme l' exrience le
prouve, une impression à peu près semblable.
Aussi les objets extrêmement agréables aux uns,
sont-ils toujours plus ou moins agréables aux
autres. En vain répéteroit-on que l' uniformité
d' impressions produites par la beauté des
descriptions de la poésie, n' est qu' apparente,
qu' elle est en partie l' effet de la signification
incertaine des mots, et d' un vague dans les
expressions, parfaitement correspondant aux
p167
diverses sensations éprouvées à l' aspect des mêmes
objets. En admettant ce fait, il seroit encore
vrai qu' il est des ouvrages généralement
estimés et par conséquent des regles de goût
dont l' observation produit sur tous la sensation
du beau. Qu' on examine profonment cette
question ; et l' on appercevra dans la maniere
différente dont les hommes sont affectés des
mes objets, que cette différence d' impression
appartient moins encore à leur physique
qu' à leur morale.
Le résultat de ce chapitre, c' est que la diversi
des goûts des hommes ne suppose que peu
de différence dans la nuance de leurs sensations :
c' est que l' uniformité de leurs jugements prouvées
par l' uniformité des proverbes des nations,
par la ressemblance de leurs loix et de leurs
gouvernements, par le goût que toutes ont
pour la psie, et pour les simples et magnifiques
tableaux de la nature, démontrent que les
mes objets font à peu près les impressions sur
tous les hommes ; que s' ils different, ce n' est
jamais que dans la nuance de leurs sensations.
SECTION 2 CHAPITRE 14
p168
la petite différence apperçue entre nos sensations,
n' a nulle influence sur les
esprits.
les hommes à la présence des mes objets
peuvent sans doute éprouver des sensations
différentes : mais peuvent-ils en conséquence
appercevoir des rapports différents entre ces mes
objets ? Non : et supposé, comme je l' ai
dit ailleurs que la neige parût aux uns d' une
nuance plus blanche qu' aux autres, tous
conviendroient également que la neige est le plus
blanc de tous les corps.
Pour que les hommes apperçussent des
rapports différents entre les mêmes objets,
il faudroit que ces objets excitassent en eux
des impressions d' une nature tout-à-fait
particuliere ; que le charbon en feu glaçât
les uns ; que l' eau condensée par le froid blât
les autres ; que tous les objets de la nature
s' offrissent à chaque individu dans une
chaîne de rapports tout-à-fait différente ; et
qu' enfin les hommes fussent les uns à l' égard
p169
des autres, ce qu' ils sont par rapport à ces insectes
dont les yeux taillés en facettes, voient les
objets sous des formes sans contredit très-diverses.
Dans cette supposition les individus n' auroient
nulle analogie dans leurs idées et leurs sentiments.
Les hommes ne pourroient, ni se communiquer
leurs lumieres, ni perfectionner leur
raison, ni travailler en commun à l' immense
édifice des arts et des sciences. Or l' exrience
prouve que les hommes font tous les jours
de nouvelles découvertes, qu' ils se communiquent
leurs idées et que les arts et les sciences
se perfectionnent. Les hommes apperçoivent
donc les mêmes rapports entre les objets.
La jouissance d' une belle femme peut porter
dans l' ame de mon voisin plus d' ivresse que
dans la mienne : mais cette jouissance est pour
moi, comme pour lui, le plus vif des plaisirs.
Que deux hommes reçoivent le même coup,
ils éprouvent peut-être deux impressions
differentes : mais qu' on double, triple, quadruple
la violence de ce coup, la douleur qu' ils
ressentiront sera dans chacun d' eux pareillement
double, triple, quadruple.
Supposons la différence de nos sensations à
l' aspect des mêmes objets plus considérables
qu' elle ne l' est réellement, il est évident, que
les objets conservant entr' eux les mêmes rapports,
nous frapperoient dans une proportion toujours
constante et uniforme. Mais, dira-t-on, cette
différence dans nos sensations ne peut-elle changer
nos affections morales, et ce changement produire,
et la différence et l' inégalité des esprits ? Je
ponds
p170
à cette objection que toute diversité d' affection
occasionnée par quelque différence dans
l' organisation physique, n' a, comme l' expérience
le prouve, nulle influence sur les esprits. On
peut donc préférer le verd au jaune, et comme
Dalembert et Clairaut, être également grand
géometre : on peut donc avec des palais inégalement
délicats, être également bon poëte, bon
dessinateur, bon physicien. On peut donc enfin
avec un goût pour le doux ou le salé, le lait ou
l' enchois, être également grand orateur et grand
decin etc. Tous ces goûts divers ne sont en nous
que des faits isolés et stériles. Il en est de même
de nos idées, jusqu' au moment où l' on les compare
entr' elles. Or pour se donner la peine de
les comparer, il faut y être excité par
quelqu' intérêt. Cet intérêt donné et ces idées
comparées, pourquoi les hommes parviennent-ils aux
mes résultats ? C' est que malgré la différence de
leurs affections, et l' inégale perfection de leurs
organes, tous peuvent s' élever auxmes idées.
En effet tant que l' échelle des proportions dans
laquelle les objets nous frappent, n' est pas
rompue, nos sensations conservent toujours
entr' elles leme rapport. Une rose d' une
couleur très-foncée et comparée à une autre
rose, part foncée à tous les yeux. Nous
portons les mêmes jugements sur les mêmes
objets. Nous pouvons donc toujours acqrir le
p171
me nombre d' idées, par conséquent la même
étendue d' esprit.
Les hommes communément bien organisés,
sont comme certains corps sonores, qui sans
être exactement les mêmes, rendent cependant
le même nombre de sons.
Le résultat de ce chapitre, c' est que les
hommes appercevant toujours les mêmes rapports
entre les mes objets, l' igale perfection
de leurs sens, n' a nulle influence sur leurs
esprits. Rendons cette vérité plus frappante,
en attachant une idée nette au mot esprit .
p172
SECTION 2 CHAPITRE 15
de l' esprit.
qu' est-ce que l' esprit en lui-même, l' aptitude
à voir les ressemblances et les différences,
les convenances et les disconvenances qu' ont
entr' eux les objets divers . Mais quel est dans
l' homme le principe productif de son esprit ? Sa
sensibilité physique, sa mémoire et sur-tout
l' intérêt qu' il a de combiner ses sensations
entr' elles. L' esprit n' est donc en lui que le
sultat de ses sensations compaes , et le bon
esprit consiste dans la justesse de leur comparaison.
Tous les hommes, il est vrai, n' éprouvent
pas précisément les mes sensations, mais tous
sentent les objets dans une proportion toujours
la même. Tous ont donc une égale aptitude à
l' esprit.
p173
En effet si, comme l' expérience le prouve,
chaque homme apperçoit les mêmes rapports entre
les mes objets : si chacun d' eux convient
de la vérité des propositions géométriques ; si
d' ailleurs nulle différence dans la nuance de leurs
sensations, ne change leur maniere de voir ; si
(pour en donner un exemple sensible) au moment
le soleil s' éleve du sein des mers, tous
les habitants des mes côtés, frappés au même
instant de l' éclat de ses rayons, le reconnoissent
également pour l' astre le plus brillant de la nature,
il faut avouer que tous les hommes portent
ou peuvent porter les mêmes jugements sur les
mes objets, qu' ils peuvent atteindre aux mêmes
p174
rités, et qu' enfin si tous n' ont pas
dans le fait également d' esprit, tous du moins
en ont également en puissance, c' est-à-dire,
en aptitude à en avoir.
p175
Je n' insisterai pas d' avantage sur cette question,
je me contenterai de rappeller à ce sujet
une observation que j' ai déja faite dans le livre
de l' esprit . Elle est vraie.
Qu' on psente, dis-je, à divers hommes une
question simple, claire et sur la vérité de laquelle
ils soient indifférens, tous porteront le même
jugement, parce que tous appercevront les
mes rapports entre les mêmes objets. Tous
sont donc nés avec l' esprit juste. Or il en est du
mot esprit juste , comme de celui d' humanité
éclaie . Cette espece d' humanité
condamne-t-elle un assassin au supplice ? Elle ne
s' occupe
p176
en cet instant que du salut d' une infinité de
citoyens honnêtes. L' idée de justice et par
conséquent de presque toutes les vertus se trouve
donc comprise dans la signification étendue du
mot humanité . Il en est de même du mot esprit
juste . Cette expression prise dans sa
signification étendue, renferme pareillement toutes
les différentes sortes d' esprit. Ce qu' au moins l' on
peut assurer, c' est qu' en nous, si tout est
sensation, et comparaison entre nos sensations, il
n' est d' autre sorte d' esprit que celui qui compare,
et compare juste.
La conclusion générale de ce que j' ai dit sur
l' égale aptitude, qu' ont à l' esprit les hommes
communément bien organisés, c' est qu' une fois
convenu,
que dans les hommes tout est sentir ;
qu' ils ne sentent et n' acquierent d' idées
que par les cinq sens ;
que la finesse plus ou moins grande de ces
cinq sens, en changeant la nuance de leurs
sensations, ne change point le rapport des
objets entr' eux :
il est évident, puisque l' esprit consiste dans
la connoissance de ces mêmes rapports, que la
plus ou moins grande supériorité de l' esprit est
indépendante de la perfection plus ou moins
grande de l' organisation. Aussi les femmes dont
le sens du toucher est plus délicat que celui des
hommes, ne leur sont-elles point surieures en
lumieres. Il est, je crois, difficile de se refuser
à cette conclusion.
Mais, dira-t-on, si l' on regarde ce témoignage
p177
universel rendu à la rité des propositions
géométriques, comme une preuve démonstrative
que tous les hommes communément bien
organisés apperçoivent lesmes rapports entre
les objets, pourquoi ne pas regarder pareillement
la différence d' opinions en matiere de
morale, politique et taphysique, comme la
preuve qu' au moins dans ces dernieres sciences,
les hommes n' apperçoivent plus les mes rapports
entre les mes objets.
SECTION 2 CHAPITRE 16
cause de la différence d' opinions en morale,
politique et métaphysique.
la marche de l' esprit humain est toujours la
me. L' application de l' esprit à tel ou tel genre
d' étude ne change point cette marche. Les
hommes apperçoivent-ils dans certaines sciences
les mes rapports entre les objets qu' ils
comparent, ils doivent nécessairement appercevoir
ces mêmes rapports dans toutes. Cependant
l' observation ne s' accorde point avec le
raisonnement. Mais cette contradiction n' est
qu' apparente. La vraie cause en est facile à
découvrir. En la cherchant on voit par exemple, que
si tous les hommes conviennent de la vérité des
démonstrations ométriques ;
p178
c' est qu' ils sont indifrens à la vérité ou à la
fausseté de ces démonstrations ;
c' est qu' ils attachent non seulement des idées
nettes, mais encore les mêmes idées aux mots
employés dans cette science ;
c' est qu' enfin ils se font la même image du
cercle, du quarré, du triangle etc.
Au contraire en morale, politique et métaphysique,
si les opinions des hommes sont très-différentes,
c' est qu' en ce genre ils n' ont pas toujours intérêt
de voir les choses telles qu' elles sont réellement ;
c' est qu' ils n' ont souvent que des idées obscures
et confuses des questions qu' ils traitent ;
c' est qu' ils pensent plus souvent d' après les
autres que d' après eux ;
c' est qu' enfin ils n' attachent point les mêmes
idées aux mêmes mots.
Je choisis pour exemple ceux de bon, int
et vertu .
Du mot bon.
Prend-t-on ce mot dans toute l' étendue de sa
signification ; pour s' assurer si les hommes peuvent
s' en former la même idée, sachons la maniere
dont l' enfant l' acquiert.
Pour fixer son attention sur ce mot, on le
prononce en lui montrant quelque sucrerie, ou
ce qu' on appelle des bons bons . Ce mot pris
dans sa signification la plus simple, n' est d' abord
appliqué qu' à ce qui flatte le goût de l' enfant
p179
et excite une sensation agréable dans son
palais.
Veut-on ensuite donner à ce mot une idée un
peu plus étendue ? On l' applique indifféremment
à tout ce qui plaît à cet enfant, c' est-à-dire, à
l' animal, à l' homme, au camarade avec lequel
il joue et s' amuse. En général tant qu' on n' attache
cette expression qu' à des objets physiques,
tels sont, par exemple, une étoffe, un outil,
une denrée, les hommes s' en forment à peu
près la me idée, et cette expression rappelle
du moins confusément à leur mémoire l' idée de
tout ce qui peut être immédiatement bon
pour eux.
Prend-t-on enfin ce mot dans une signification
encore plus étendue ; l' applique-t-on à la
morale et aux actions humaines ? On sent qu' alors
cette expression doit nécessairement renfermer
l' idée de quelque utilité publique, et que
pour convenir en ce genre de ce qui est bon,
il faut être précédemment convenu de ce qui est
utile. Or la plupart des hommes ignorent même
que l' avantage ral soit la mesure de la
bonté des actions humaines.
p180
Faute d' une éducation saine, les hommes
n' ont de la bonté morale que des idées obscures.
Ce mot bonté arbitrairement emplopar eux,
ne rappelle à leur souvenir que les diverses
applications qu' ils en ont entendu faire ;
applications toujours différentes et contradictoires,
selon la diversité, et des intérêts, et des
positions de ceux avec lesquels ils vivent. Pour
convenir universellement de la signification du mot
bon appliqà la morale, il faudroit qu' un
excellent dictionnaire en t déterminé le sens
précis. Jusqu' à ladaction de cet ouvrage, toute
dispute sur ce sujet est interminable. Il en est
de même du mot intérêt.
Intérêt.
Parmi les hommes peu sont honnêtes, et le
mot intérêt doit en conséquence réveiller dans la
plupart d' entr' eux l' idée d' un intérêt pécuniaire,
ou d' un objet aussi prisable. Une ame noble
et élevée en a-t-elle la même idée ? Non : ce mot
lui rappelle uniquement le sentiment de l' amour
de soi. Le vertueux n' apperçoit dans l' intérêt
que le ressort puissant et général qui, moteur de
tous les hommes, les porte tantôt au vice, tantôt à
la vertu. Mais lessuites attachoient-ils à ce
mot une idée aussi étendue, lorsqu' ils combattoient
mon opinion ? Je l' ignore. Ce que je sais,
c' est qu' alors banquiers, commerçans, banqueroutiers,
ils devoient avoir perdu de vue toute
idée d' intérêt noble : c' est que ce mot ne devoit
veiller en eux que l' idée d' intrigue et d' intérêt
pécuniaire.
p181
Or un si vil intérêt leur ordonnoit de poursuivre
un homme persécuté. Peut-être en adoptoient-ils
en secret les opinions. La preuve,
c' est un ballet donné à Ron en 1750, dont
l' objet étoit de montrer que le plaisir forme la
jeunesse aux vraies vertus , c' est-à-dire,
premiere entrée, aux vertus civiles ; seconde
entrée, aux vertus guerrieres ; troisieme entrée,
aux vertus propres à la religion . Ils avoient
dans ce ballet prou cette vérité par des danses. La
religion personnifiée y avoit un pas de deux avec le
plaisir, et pour rendre le plaisir plus piquant,
disoient alors les jansénistes, les suites l' ont
mis en culotte. Or si le plaisir, selon eux, peut
tout sur l' homme, que ne peut, sur lui l' intérêt !
p182
Tout intérêt ne se duit-il pas en nous à la
recherche du plaisir ?
Plaisirs et douleurs sont les moteurs de l' univers.
Dieu les a déclarés tels à la terre, en
créant le paradis pour les vertus et l' enfer pour
les crimes. L' église catholique elle-même en est
convenue, lorsque dans la dispute de Mrs Bossuet
et Fénélon, elle décida qu' on n' aimoit point
Dieu pour lui-même, c' est-à-dire, indépendamment
des peines et des récompenses dont il
est le dispensateur. L' on a donc toujours été
convaincu que l' homme mû par le sentiment de
p183
l' amour de soi, n' oit jamais qu' à la loi de son
intérêt.
Que prouve sur ce sujet la diversité d' opinions ?
Rien ; sinon qu' on ne s' entend point.
L' on ne s' entend guere mieux, lorsqu' on parle
de vertu.
Vertu.
Ce mot rappelle souvent des idées très-différentes,
selon l' état et la position où l' on se trouve,
la société où l' on vit, le pays et le siecle où
l' on naît. Que dans la coutume de Normandie
un cadet profitât, comme Jacob, de la faim ou
de la soif de son frere pour lui ravir son droit
d'nesse, ce seroit un frippon déclaré tel dans
tous les tribunaux. Qu' un homme à l' exemple
de David, fît périr le mari de sa maîtresse ; on
ne le citeroit point au nombre des vertueux,
mais des scélérats. On auroit beau dire qu' il a
fait une bonne fin : les assassins en font
quelquefois une pareille, et ne sont point donnés
pour des modeles de vertu.
Jusqu' à ce qu' on ait attacdes ies nettes à
ce mot, on dira donc toujours de la vertu ce que
les pirroniens disoient de la vérité. elle est
comme l' orient, différente selon le point de vue
d' l' on la considére .
p184
Dans les premiers siecles de l' église, les
chrétiens étoient en horreur aux nations : ils
craignoient de n' être point tolérés : que
prêchoient-ils alors ? L' indulgence et l' amour du
prochain. Le mot vertu rappelloit alors à leur
moire l' idée d' humanité et de douceur. La
conduite de leur maître les confirmoit dans cette
idée. Jésus doux avec les esséniens, les juifs et
les payens, ne portoit point de haine aux romains.
Il pardonnoit aux juifs leurs injures, à
Pilate ses injustices : il recommandoit par-tout
la charité. En est-il de même aujourd' hui ? Non :
la haine du prochain, la barbarie sous les noms
de zele et de police, sont en France, en Espagne
et en Portugal, maintenant comprises dans
l' idée de vertu.
L' église naissante, quelle que fût la religion
d' un homme, honoroit en lui la probité et s' occupoit
peu de sa croyance. " celui-là, dit st
Justin, est chrétien qui est vertueux ; fût-il
d' ailleurs athée " . (...).
Jésus préféroit dans ses paraboles, l' incrédule
samaritain au dévot pharisien. St Paul
n' étoit guere plus difficile que Jésus et st Justin.
Cornelius ch 10 v 2 des actes des apôtres est
cité comme un homme religieux, parce qu' il
p185
étoit honnête : anmoins il n' étoit pas encore
chrétien. Il est dit pareillement d' une certaine
Lidie chap 16 v 14 des mêmes actes,
qu' elle servoit Dieu : elle n' avoit cependant pas
encore entendu st Paul et ne s' étoit point
convertie.
Du tems desus, l' ambition et la vanité n' étoient
point comptées parmi les vertus. Le
royaume de Dieu n' étoit pas de ce monde. Jésus
n' avoit desiré, ni richesses, ni titres, ni crédit
en Judée. Il ordonnoit à ses disciples d' abandonner
leurs biens pour le suivre. Quelles idées
a-t-on maintenant de la vertu ? Point de prélat
catholique qui ne brigue des titres, des honneurs.
Point d' ordre religieux qui ne s' intrigue
dans les cours, qui ne fasse le commerce, qui ne
s' enrichisse par la banque.sus et ses apôtres
n' avoient pas cette idée de l' honnêteté.
Du tems de ces derniers la persécution ne
portoit point encore le nom de charité. Les atres
n' excitoient point Tibere à emprisonner le
gentil ou l' incrédule. Celui qui dans ce siecle
eût voulu s' asservir les opinions d' autrui, gner
par la terreur, élever le tribunal de l' inquisition,
brûler ses semblables et s' en approprier les
richesses, eût été déclaré infame. L' on n' eût
point lu sans horreur les sentences dictées
par l' orgueil, l' avarice et la cruauté sacerdotale.
Aujourd' hui l' orgueil, l' avarice et la cruauté,
sont dans les pays d' inquisition, mis au rang des
vertus.
Jésus haïssoit le mensonge. Il n' eût donc point,
comme l' église, obligé Galilée de venir la torche
p186
au poing, retracter aux autels du Dieu de rité,
celles qu' il avoit découvertes. L' église n' est
plus ennemie du mensonge : elle canonise les
fraudes pieuses.
Jésus fils de Dieu étoit humble ; et son
orgueilleux vicaire prétend commander aux
souverains, légitimer à son gle crime, rendre
les assassinats méritoires. Il a béatifié Clément.
Sa vertu n' est donc pas celle de Jésus.
L' amitié honorée comme vertu chez les scythes,
n' est plus regardée comme telle dans les
monasteres. La regle l' y rend même criminelle.
Le vieillard malade et languissant dans
sa cellule y est délaissé par l' amitié et l' humanité.
Eût-on fait aux moines un pcepte de la haine
mutuelle, il ne seroit pas plus fidellement obser
dans le cloître.
Jésus vouloit qu' on rendît à César ce qui appartient
à César ; il défendoit de s' emparer par
ruse ou par force du bien d' autrui. Mais le mot
de vertu qui rappelloit alors à la mémoire l' idée
de justice, ne la rappelloit plus du tems de st
Bernard, lorsqu' à la tête des croisés, il ordonnoit
aux nations de déserter l' Europe pour ravager
l' Asie, pour détrôner les sultans et briser
des couronnes sur lesquelles ces nations
n' avoient aucun droit.
Lorsque pour enrichir son ordre, ce saint
promettoit cent arpens dans le ciel à qui lui en
donneroit dix sur la terre ; lorsque par cette
promesse ridicule et frauduleuse, il s' approprioit
le patrimoine d' un grand nombre d' héritiers
légitimes ; il falloit que l' idée de vol et
d' injustice
p187
fût alors comprise dans la notion de vertu.
Quelle autre idée pouvoient s' en former les
espagnols, lorsque l' église leur permettoit
d' attaquer Montézuma et les incas, de les
dépouiller de leurs richesses et de s' asseoir sur les
trônes du Mexique et du rou ? Les moines, mtres
alors de l' Espagne eussent pu la forcer de restituer
aux mexiquains et aux péruviens, leur
or, leur liberté, leur pays et leur prince :
ils pouvoient du moins hautement condamner la
conduite des espagnols. Que firent alors les
théologiens ? Ils se turent. Ont-ils en d' autres
tems montplus de justice ? Non. Le p Hennepin
colette sans cesse qu' il n' est qu' un
seul moyen de convertir les sauvages, c' est de
les reduire à l' esclavage. Un moyen aussi injuste,
aussi barbare se fût-il présenté au récolet
Hennepin, si les théologiens actuels avoient de
la vertu les mêmes idées que sus ? St Paul dit
expressément que la persuasion est la seule arme
que l' on puisse employer à la conversion des
gentils. Quel homme recourroit à la violence
pour prouver les vérités géométriques ? Quel
homme ne sait pas que la vertu se recommande
d' elle-même ? Quel est donc le cas où l' on peut
faire usage des prisons, des tortures et des
chers ? Lorsqu' on pche le crime, l' erreur et
l' absurdité.
C' est le fer en main que Mahomet prouvoit
la vérité de ses dogmes. Une religion, disoient
p188
alors les chrétiens, qui permet à l' homme de
forcer la croyance de l' homme, est une religion
fausse. Ils condamnoient Mahomet dans leurs
discours et le justifioient par leur conduite. Ce
qu' ils appelloient vice en lui, ils l' appelloient
vertu en eux. Croiroit-on que le musulman si
dur dans ses principes, fût dans ses moeurs plus
doux que le catholique ? Faut-il que le turc soit
tolérant envers le chrétien, l' incrédule,
le juif, le gentil, et que le moine à qui sa religion
fait un devoir de l' humanité, brûle en Espagne
ses semblables, et précipite en France dans
les cachots le janséniste et le déiste ?
Le chrétien commettroit-il autant d' abominations,
s' il avoit de la vertu les mêmes idées que
le fils de Dieu, et si le prêtre docile aux seuls
conseils de son ambition, n' étoit sourd à ceux de
l' évangile. Si l' on attachoit une idée nette, précise
et invariable au mot vertu, les hommes
n' en auroient pas toujours des idées si difrentes
et si disparates.
SECTION 2 CHAPITRE 17
la vertu ne rappelle au clergé que l' idée
de sa propre utilité.
si presque tous les corps religieux, dit l' illustre
et malheureux procureur-général du parlement
de Bretagne, sont par leur institution
p189
anis d' un intérêt contraire au bien public,
comment se formeroient-ils des idées saines de
la vertu ? Parmi les plats, il est peu de
Fénélons ; peu d' entr' eux ont ses vertus, son
humanité et son désintéressement. Parmi les
moines, on compte beaucoup de saints, mais
peu d' honnêtes gens. Tout corps religieux est
avide de richesses et de pouvoir ; nulle borne à
son ambition. Cent bulles ridicules rendues
par les papes en faveur des jésuites en sont la
preuve. Mais si le jésuite est ambitieux, l' église
l' est-elle moins ? Qu' on ouvre l' histoire ;
c' est-à-dire, celle des erreurs et des disputes des
peres, des entreprises du clergé et des crimes
des papes, par-tout l' on voit la puissance
spirituelle ennemie de la temporelle, oublier
p190
que son royaume n' est pas de ce monde, tenter
par des efforts toujours nouveaux, de s' emparer
des richesses et du pouvoir de la terre, vouloir
non seulement enlever à César ce qui est à César,
mais vouloir frapper impunément César.
S' il étoit possible que des catholiques superstitieux,
conservassent quelqu' idée du juste et de
l' injuste, ces catholiques révoltés à la lecture
d' une pareille histoire, auroient le sacerdoce en
horreur.
Un prince a-t-il permis telle année la suppression
de tel impôt ? L' année révolue, manque-t-il
hautement à sa parole, pourquoi l' église ne
lui reproche-t-elle pas publiquement la violation
de cette parole ? C' est qu' indifférente au bonheur
public, à la justice, à l' humanité, elle ne s' occupe
uniquement que de son intérêt. Que le prince
soit tyran, elle l' absout ; mais qu' il soit ce qu' elle
appelle hérétique, elle l' anathématise ; elle le
dépose, elle l' assassine. Qu' est-ce cependant que
p191
le crime d'résie ? Ce mot hérésie pronon par
un homme sage et sans passion, ne signifie autre
chose qu' opinion particuliere . Ce n' est point
d' une telle église qu' il faut attendre des idées
nettes de l' équité. Le clergé n' accordera jamais
le nom de vertueuse, qu' aux actions tendantes à
l' agrandissement de son pouvoir et de ses richesses.
à quel cause, si ce n' est à l' intérêt du prêtre,
attribuer les décisions contradictoires
de la sorbonne ? Sans cet intérêt, eût-elle soutenu
dans un temps, et toléré dans tous la doctrine
régicide dessuites ? Se fût-elle cac
l' odieux de cette doctrine ? Eût-elle attendu que
le magistrat la lui indiquât ?
Mais en recevant cette doctrine, ses docteurs
ont montré plus de sottise que de méchanceté.
Qu' ils soient sots, j' y consens : mais peut-on les
supposer honnêtes, lorsqu' on considere la fureur
avec laquelle ils se sont élevés contre les livres
des philosophes, et le silence qu' ils ont garsur
ceux des jésuites. En approuvant dans leur assemblée
la morale de ces religieux ; ou les
docteurs la jugeoient saine sans l' avoir examinée ;
(en ce cas quelle opinion avoir de juges
si étourdis ? ) ou ils la jugeoient saine après
l' avoir examinée et reconnue telle ; (en ce cas
quelle
p192
opinion avoir de juges aussi ignorans ? ) ou ces
docteurs enfin aps l' avoir examinée, et trouvée
mauvaise, l' approuvoient par crainte, intérêt
ou ambition ; (en ce dernier cas quelle opinion
avoir des juges aussi fripons ? )
dans un journal intitulé chtien ou religion
vengée , si le théologien Gauchat,clamateur
gagé contre les philosophes et les écrivains les
plus estimés de l' Europe, s' est toujours tû sur le
compte des jésuites, c' est qu' il en attendoit
protection etnéfice.
L' intérêt dicta toujours les jugemens des
théologiens : on le sait. Ce n' est donc plus aux
sorbonistes à prétendre au titre de moralistes, ils
ignorent jusqu' aux principes. L' inscription de
quelques cadrans solaires, quod ignoro, doceo,
devroit être la devise de la sorbonne. Prendroit-on
pour ses guides au ciel et à la vertu, les
approbateurs de la moralesuitique ? Que les
docteurs exaltent encore l' excellence des vertus
théologales. Ces vertus sont locales, la vraie
vertu est putée telle dans tous les siecles et
les pays. L' on ne doit le nom de vertueuses
qu' aux actions utiles au public et conformes
à l' intérêt général. La théologie a-t-elle
toujours éloigné des peuples la connoissance de
cette espece de vertu ; en a-t-elle toujours obscurci
en eux les ies ? C' est un effet de son intérêt :
c' est conséquemment à cet intérêt que le
prêtre a par tout sollicité le privilege exclusif
de l' instruction publique. Des comédiens françois
élevent un théatre àville, le chapitre
et le curé le font abattre : ici, leur dit un des
p193
chanoines, notre troupe n' en souffre point
d' autre.
ô ! Homme, s' écrioit autrefois un sage, qui
saura jamais jusqu' où tu portes la folie et la
sottise ? Le théologien le sait, en rit et en tire
bon parti.
Sous le nom de religion, ce fut toujours
l' accroissement de ses richesses et de son autorité,
que le théologien poursuivit. Qu' on ne
s' étonne donc point si les hommes changent selon
sa position, s' il n' a plus maintenant de la vertu
les idées, qu' il en avoit autrefois, et si la morale
de Jésus n' est plus celle de ses ministres.
Ce n' est point uniquement la secte catholique,
mais toutes les sectes et tous les peuples
qui, faute d' idées nettes de la probité, en ont
eu selon les siecles et les pays divers ; des
notions très-différentes.
p194
SECTION 2 CHAPITRE 18
des idées différentes que les divers peuples
se sont forde la vertu.
en orient et sur-tout en Perse, le célibat
est un crime. Rien, disent les persans, de
plus contraire aux vues de la nature et du
créateur que lelibat. L' amour est un
besoin physique, une sécrétion nécessaire. Doit-on
par le voeu d' une continence perpétuelle,
s' opposer au voeu de la nature ? Le dieu qui
créa en nous des organes, ne fit rien d' inutile ;
il voulut qu' on en fît usage.
Le sage législateur d' Athenes, Solon faisoit
peu de cas de la chasteté monacale. Si dans
ses loix, dit Plutarque, il défendit expressément
aux esclaves, de se parfumer et d' aimer les jeunes
gens, c' est, ajoute cet historien, que même
dans l' amour grec, Solon n' appercevoit rien de
déshonnête. Mais ces fiers républicains qui se
livroient sans honte à toutes sortes d' amours, ne se
fussent point abaissés au vil métier d' espion et de
délateur ; ils n' eussent point trahi l' intérêt de la
patrie, ni attenté à la propriété des biens de
leurs concitoyens. Un grec ou un romain n' eût
point sans rougir, reçu les fers de l' esclavage.
p195
Le vrai romain ne supportoit pas même sans
horreur la vue d' un despote d' Asie.
Du temps de Caton, le censeur Eus
vient à Rome. à son arrivée, toute la jeunesse
s' empresse autour de lui ; le seul Caton l' évite,
pourquoi, lui demande-t-on, Caton fuit-il
un souverain qui le recherche, un roi si bon,
si ami des romains ? Si bon qu' il vous plaira,
pond Caton, tout prince despote est un mangeur
de chair humaine, que tout vertueux
doit fuir .
En vain essaieroit-on de nombrer les différentes
idées qu' ont eu de la vertu les peuples, et les
particuliers divers. Ce qu' on sait,
c' est que le catholique qui se sent plus de
nération pour le fondateur d' un ordre deans,
que pour un Minos, un Mercure, un Licurgue,
etc. N' a surement pas d' idées justes de la vertu.
Or, tant qu' on n' en attachera pas de nettes à ce
mot, il faut, selon le hazard de son éducation,
que tout homme s' en forme des idées différentes.
Une jeune fille est élevée par une mere stupide
et dévote. Cette fille n' entend appliquer ce
mot vertu qu' à l' exactitude avec laquelle les
religieuses se fessent, jeûnent et récitent leur
rosaire. Le mot vertu ne réveillera donc en elle
que l' idée de discipline, de haire et de patetres.
Une autre fille au contraire est-elle élevée par
des parens instruits et patriotes ? N' ont-ils jamais
cité devant elle comme vertueuses que les
actions utiles à la patrie ?
p196
N' ont-ils loué que les
Aries, les Porcies, etc. ? Cette fille aura
nécessairement de la vertu, des idées différentes de
la premiere. L' une admirera dans Arie et la force
de la vertu et l' exemple de l' amour conjugal ;
l' autre ne verra dans cette même Arie qu' une
païenne, une femme mondaine, suicide et damnée,
qu' il faut fuir et détester.
Qu' on répéte sur deux jeunes gens l' expérience
faite sur deux filles ; que l' un d' eux, lecteur
assidu de la vie des saints, et témoin, pour ainsi
dire, des tourmens que leur fait éprouver le
démon de la chair, les voie toujours se fouetter, se
rouler dans les épines, se paîtrir des femmes de
neige, etc. Il aura de la vertu des idées
différentes de celui qui, livà des études plus
honnêtes et plus instructives, aura pris pour modeles,
les Socrates, les Scipions, les Aristides, les
Timoléons, pour me raprocher de mon siecle, les
Mirons, les Harlais, les Pibracs, les Barillons.
" ce furent ces magistrats respectables, ces
illustres victimes de leur amour pour la patrie,
qui par leurs bonnes et sages maximes, dissiperent,
dit le cardinal de Retz, plus de factions,
que n' en peut allumer tout l' or de l' Espagne
et de l' Angleterre " . Il est donc impossible que
ce mot vertu ne réveille en nous des ies
diverses, selon qu' on lit Plutarque ou la légende
dorée. Aussi, dit M Hume, a-t-on dans
tous les siecles et les pays, élevé des autels à des
hommes d' un caractere tout-à-fait différent.
Chez les païens, c' étoit aux hercules, aux
Castors, aux Cés, aux Bacchus, aux Romulus
p197
qu' on rendoit les honneurs divins ; et chez les
musulmans, comme chez les catholiques, c' est
à d' obscurs dervis, à des moines vils, enfin à
un Dominique, à un Antoine qu' on cerne ces
mes honneurs.
C' étoit aps avoir dompté les monstres et
puni les tyrans ; c' étoit par leur courage, leurs
talens, leur bienfaisance et leur humanité que les
anciens ros s' ouvroient les portes de l' olympe :
c' est aujourd' hui par le jeune, la discipline,
la poltronnerie, l' aveugle soumission et la plus
vile obéissance que le moine s' ouvre celui du
ciel.
Cette révolution dans les esprits, frappa sans
doute Machiavel. Aussi, dit-il, discours 4. " toute
religion qui fait un devoir des souffrances
et de l' humilité, n' inspire aux citoyens qu' un
courage passif ; elle énerve leur esprit, l' avilit,
le ppare à l' esclavage " . L' effet sans doute
eût suivi de ps cette prédiction, si, comme
l' observe M Hume, les moeurs et les loix des
sociétés, ne modifioient le caractere et lenie
des religions.
On a vu dans ces deux chapitres les idées peu
nettes jusqu' à présent attachées aux mots bon,
intérêt, vertu . J' ai fait sentir que ces mots
toujours arbitrairement employés, rappellent et
doivent rappeller des idées différentes, selon la
société dans laquelle on vit, et l' application qu' on
en entend faire. Qui veut examiner une question de
cette espece, doit donc convenir d' abord de la
signification des mots. Sans cette convention
préliminaire, toute dispute de ce genre devient
interminable.
p198
Aussi les hommes sur presque toutes
les questions morales, politiques et métaphysiques,
s' entendent-ils d' autant moins qu' ils en
raisonnent plus.
Les mots une foisfinis, une question est
solue presqu' aussi-tôt que proposée. Preuve
que tous les esprits sont justes, que tous
apperçoivent les mes rapports entre les objets ;
preuve qu' en morale, politique et métaphysique,
la diversité d' opinion est uniquement
l' effet de la signification incertaine des mots, de
l' abus qu' on en fait, et peut-être de l' imperfection
des langues. Mais quel remede à ce
mal ?
SECTION 2 CHAPITRE 19
il est un seul moyen de fixer la signification
incertaine des mots ; et une seule
nation qui puisse en faire usage.
pour déterminer la signification incertaine des
mots, il faudroit composer un dictionnaire dans
lequel on attacheroit des idées nettes aux
différentes expressions. Cet ouvrage est difficile,
et ne peut s' ecuter que chez un peuple libre.
L' Angleterre est peut-être en Europe la seule
contrée dont l' univers puisse attendre et tenir
ce bienfait. Mais l' ignorance y est-elle sans
protecteur ? Nuls pays quelques particuliers
p199
n' aient intérêt d' entremêler les ténebres du
mensonge aux lumieres de la vérité. Le desir des
aveugles, c' est que l' aveuglement soit universel.
Le desir des fripons, c' est que la stupidité s' étende
et que les dupes se multiplient. En Angleterre,
comme en Portugal, il est de grands injustes,
mais que peuvent-ils à Londres contre un écrivain ?
Point d' anglois qui derriere le rempart de
ses loix, ne puisse braver leur pouvoir, insulter
à l' ignorance, à la superstition et à la sottise.
L' anglois est né libre ; qu' il profite donc de cette
liberté pour éclairer le monde ; qu' il contemple
dans les hommages rendus encore aujourd' hui
aux peuples ingénieux de la Grece, ceux que lui
rendra la postérité, et que ce spectacle l' encourage.
Ce siecle est, dit-on, le siecle de la philosophie.
Toutes les nations de l' Europe ont en ce
genre produit des hommes de génie. Toutes semblent
aujourd' hui s' occuper à la recherche de la
rité. Mais dans quel pays peut-on impunément
les publier ? Il n' en est qu' un ; c' est l' Angleterre.
Anglois, usez de cette liberté, de ce don
qui distingue l' homme de l' esclave vil et de
l' animal domestique, pour dispenser la lumiere
aux nations ! Un tel bienfait vous assure leur
éternelle reconnoissance. Quels éloges refuser à
un peuple assez vertueux pour laisser ses écrivains
p200
fixer dans un dictionnaire la signification
précise de chaque mot, et dissiper par ce moyen
l' obscurité mystérieuse, qui enveloppe encore la
morale, la politique, la métaphysique, la théologie.
Etc. C' est aux auteurs d' un tel dictionnaire
qu' il est réservé de terminer tant de
disputes, qu' éternise l' abus des mots. Eux
seuls peuvent réduire la science des hommes à
ce qu' ils savent réellement.
Ce dictionnaire traduit dans toutes les langues,
seroit le recueil général de presque toutes
les idées des hommes. Qu' on attache à chaque
expression des idées pcises, et le scholastique
qui par la magie des mots, a tant de fois bouleversé
le monde, ne sera qu' un magicien sans
puissance. Le talisman dans la possession duquel
consistoit son pouvoir, sera brisé. Alors tous
ces fous qui, sous le nom de métaphysiciens, errent
depuis si long-temps dans le pays des chimeres,
et qui sur des outres pleins de vent, traversent
en tout sens les profondeurs de l' infini,
ne diront plus qu' ils y voient ce qu' ils n' y voient
pas, qu' ils savent ce qu' ils ne savent pas. Ils
n' en imposeront plus aux nations. Alors les
propositions morales, politiques et métaphysiques
devenues aussi susceptibles de monstration que
les propositions de ométrie, les hommes auront
de ces sciences les mêmes idées, parce que tous
(comme je l' ai mont) apperçoivent nécessairement
les mes rapports entre les mes objets.
Une nouvelle preuve de cette vérité, c' est
qu' en combattant à peu près les mêmes faits,
soit dans le monde physique, comme le montre
p201
la géométrie, soit dans le monde intellectuel,
comme le prouve la scholastique, tous les hommes
sont en tous les temps à peu près parvenus
au même résultat.
SECTION 2 CHAPITRE 20
les excursions des hommes et leurs découvertes
dans les royaumes intellectuels
ont toujours été à peu près les
mêmes.
entre les pays imaginaires que parcourt
l' esprit humain, celui des fées, des génies, des
enchanteurs est le premier je m' arrête. On
aime les contes : chacun les lit, les écoute, et
s' en fait. Un desir confus du bonheur nous promene
avec complaisance dans le pays des prodiges
et des chimeres.
Quant aux chimeres, elles sont toutes de la
me espece. Tous les hommes desirent des
richesses sans nombre, un pouvoir sans bornes,
des voluptés sans fin ; et ce desir vole toujours au
delà de la possession.
Quel bonheur seroit le nôtre, disent la plupart
des hommes, si nos souhaits étoient remplis aussitôt
que fors ! ô insensés ! Ignorerez-vous
toujours que c' est dans le desir même que consiste
une partie de votre licité. Il en est du bonheur
comme de l' oiseau do, envoyé par les
p202
fées à une jeune princesse. L' oiseau s' abat à trente
pas d' elle. Elle veut le prendre, s' avance doucement,
elle est prête à le saisir : l' oiseau vole à
trente pas plus loin ; elle s' avance encore, passe
plusieurs mois à sa poursuite ; elle est heureuse.
Si l' oiseau se fût d' abord laissé prendre, la
princesse l' eût mis en cage, et huit jours après s' en
fût dégoûtée. C' est l' oiseau du bonheur que
poursuivent sans cesse l' avare et la coquette. Ils ne
l' attrappent point, et sont heureux dans leurs
poursuites, parce qu' ils sont à l' abri de l' ennui.
Si nos souhaits étoient à chaque instant réalisés,
l' ame languiroit dans l' inaction, et croupiroit
dans l' ennui. Il faut des desirs à l' homme ; il faut
pour son bonheur qu' un desir nouveau et facile
à remplir, succede toujours au desir satisfait.
Peu d' hommes reconnoissent en eux ses
besoins. Cependant c' est à la succession de leurs
desirs qu' ils doivent leur félicité.
Toujours impatiens de les satisfaire, les hommes
bâtissent sans cesse des châteaux en Espagne ;
ils voudroient intéresser la nature entiere à leur
bonheur. N' est-elle pas assez puissante pour
l' orer ? C' est à des êtres imaginaires, à des es,
à desnies qu' ils s' adressent. S' ils en desirent
l' existence, c' est dans l' espoir confus que favoris
d' un enchanteur, ils pourront par son secours,
devenir comme dans les mille et une nuits,
possesseurs de la lampe merveilleuse, et qu' alors
rien ne manqueroit à leur félicité.
C' est donc l' amour du bonheur productif de
l' avide curiosité et de l' amour du merveilleux,
qui chez les divers peuples créa ces êtres
surnaturels,
p203
qui, sous les noms des es, de génies,
de dives, de péries, d' enchanteurs, de
sylphes, d' ondins etc., n' ont toujours été que
les mes êtres auxquels on a fait par-tout
opérer à peu près les mêmes prodiges. Preuve
qu' en ce genre les découvertes ont été à peu près
les mes.
Contes philosophiques.
Les contes de cette espece plus graves, plus
imposans, mais quelquefois aussi frivoles et
moins amusans que les premiers, ont à peu près
conservé entr' eux la même ressemblance. Au
nombre de ces contes à la fois si ingénieux et si
ennuyeux, je place le beau moral, la bonté
naturelle de l' homme, enfin les divers systêmes
du monde physique. L' expérience seule devroit
en être l' architecte ; le philosophe ne la
consulte-t-il pas, n' a-t-il pas le courage de
s' arrêter où l' observation lui manque ? Il croit
faire un systême et ne fait qu' un conte.
Ce philosophe est forcé de substituer des
suppositions au vuide des expériences, et de
remplir par des conjectures l' intervalle immense,
que l' ignorance actuelle et plus encore l' ignorance
pase, laisse entre toutes les parties de
son systême. Quant aux suppositions, elles sont
presque toutes de la même espece. Qui lit les
philosophes anciens, voit que tous adoptent
p204
à peu près leme plan, et que s' ils différent,
c' est dans le choix des matériaux employés à la
construction de l' univers.
Dans la nature entiere Thalès ne vit qu' un
seul élément ; c' étoit le fluide aqueux. Protée ce
dieu marin, qui se métamorphose en feu, en
arbre, en eau, en animal étoit l' emblême de son
systême.raclite reconnoissoit ce même Protée
dans l' élément de la lumiere. Il ne voyoit dans la
terre qu' un globe de feuduit à l' état de fixité.
Anaxamene faisoit de l' air un agent infini ;
c' étoit le pere commun de tous les éléments. L' air
condensé formoit les eaux ; l' air encore plus
dense formoit la terre. C' étoit aux différents
dégrés de densité des airs, que tous les êtres
devoient leur existence. Ceux qui d' après ces
premiers philosophes se firent comme eux, les
architectes du palais du monde, et travaillerent à sa
construction, tomberent dans les mêmes erreurs.
Descartes en est la preuve. C' est de faits en faits
qu' on parvient aux grandescouvertes. Il faut
s' avancer à la suite de l' expérience et jamais ne la
précéder.
L' impatience naturelle à l' esprit humain et
sur-tout aux hommes de génie, ne s' accommode
pas d' une marche si lente, mais toujours si
sure : ils veulent deviner ce que l' expérience
seule peut leur réler. Ils oublient que c' est à la
connoissance d' un premier fait, dont pourroient
se duire tous ceux de la nature, qu' est attace
la découverte du systême du monde et que c' est
uniquement du hasard, de l' analyse et de
l' observation qu' on peut tenir ce premier fait ou
principe général.
p205
Avant d' entreprendre d' édifier le palais de
l' univers, que de matériaux il faut encore tirer
des carrieres de l' expérience. Il est temps enfin
que tout entier à ce travail, et trop heureux de
bâtir de loin en loin quelques parties de l' édifice
projetté, les philosophes disciples plus assidus de
l' expérience sentent que sans elle, on erre dans
le pays des chimeres, où les hommes dans tous
les siecles ont appeu à peu près les mêmes
fantômes, et toujours embrassé des erreurs, dont
la ressemblance prouve à la fois, et la maniere
uniforme dont les hommes de tous les climats
combinent les mêmes objets, et l' égale aptitude
qu' ils ont à l' esprit.
Contes religieux.
Ces sortes de contes sont moins amusans que
les premiers, moins ingénieux que les seconds,
et cependant plus respectés, ont ar les nations
les unes contre les autres, ont fait ruisseler
le sang humain et porté la désolation dans l' univers.
Sous ce nom de contes religieux, je comprends
généralement toutes les fausses religions.
Elles ont toujours conserentr' elles la plus
grande ressemblance.
Entre les diverses causes auxquelles on peut
en rapporter l' invention, je citerai le desir
de l' immortalité pour la premiere. La preuve
si l' on en croit Warburton, et quelques autres
savans, que Dieu est l' auteur de la loi des juifs,
c' est, disent-ils, qu' il n' est question dans la loi
mosaïque, ni des peines, ni des récompenses de
p206
l' autre vie, ni par conséquent de l' immortalité
de l' ame. Or, ajoutent-ils, si la religion juive
étoit d' institution humaine, les hommes eussent
fait de l' ame un être immortel : un intérêt vif et
puissant les eût porté à la croire telle : cet
intérêt, c' est leur horreur pour la mort et
l' aantissement. Cette horreur eût suffi sans le
secours de la révélation, pour leur faire inventer
ce dogme. L' homme veut être immortel, et se
croiroit tel, si la dissolution de tous les corps
qui l' environnent, ne lui annonçoit chaque instant
la vérité contraire. Fordeder à cette vérité,
il n' en desire pas moins l' immortalité. La
chaudiere du rajeunissement d' éson prouve
l' ancienneté de ce desir. Pour le perpétuer, il
falloit du moins le fonder sur quelque vraisemblance.
à cet effet l' on composa l' ame d' une matiere
extrêmement déliée ; on en fit un atôme
indestructible, survivant à la dissolution des autres
parties, enfin un principe de vie.
Cet être sous le nom d' ame, devoit conserver
après la mort, tous les goûts dont elle
avoit été susceptible, lors de son union avec le
corps. Ce systême imaginé, l' on douta d' autant
moins de l' immortalité de son ame que ni l' expérience,
ni l' observation ne pouvoit contredire
cette croyance : l' une et l' autre n' avoit point
de prise sur un atôme imperceptible. Son existence
à la rité n' étoit pasmontrée ; mais
p207
qu' a-t-on besoin de preuves pour croire ce qu' on
desire ; et quelle démonstration est jamais assez
claire, pour prouver la fausseté d' une opinion
qui nous est chere ? Il est vrai qu' on ne rencontroit
point d' ames en son chemin ; et c' est pour
rendre raison de ce fait, que les hommes après
la création des ames crurent devoir créer le pays
de leur habitation. Chaque nation et même chaque
individu, selon ses gts et la nature particuliere
de ses besoins, en donna un plan particulier.
Tant les peuples sauvages transporterent
cette habitation dans une forêt vaste, giboyeuse,
arroe de rivieres poissonneuses, tantôt ils la
placerent dans un pays couvert, plat, abondant
en pâturages au milieu duquel s' élevoit une
fraise grosse comme une montagne, dont on
détachoit des quartiers pour sa nourriture et celle
de sa famille.
Les peuples moins exposés aux besoins de la
faim et d' ailleurs plus nombreux et plus instruits,
y rassemblerent tout ce que la nature a
d' agréable et lui donnerent le nom d' élizée. Les
peuples avares le modelérent sur le jardin des
hespérides et y cultiverent des plans, dont la tige
d' or portoit des fruits de diamant. Les nations
plus voluptueuses y firent croître des arbres de
sucre, et couler des fleuves de lait ; ils le
peuplerent enfin des houris. Chaque peuple fournit
ainsi le pays des ames de ce qui faisoit sur la
terre l' objet de ses desirs. L' imagination dirigée
par des besoins des goûts divers, ora par-tout
de la même maniere, et fut en conséquence peu
variée dans l' invention des fausses religions.
p208
Si l' on en croit le président de Brosse dans son
excellente histoire du fétichisme, ou du culte
rendu aux objets terrestres, le fétichisme fut
non seulement la premiere des religions, mais
son culte conservé encore aujourd' hui dans presque
toute l' Afrique et sur-tout en Nigritie, fut
jadis le culte universel. On sait, ajoute-t-il,
que dans les pierres boetites c' étoit nus
Uranie ; que dans la forêt de Dodone, c' étoit
les chênes que la Grece adoroit. On sait que les
dieux, chiens, chats, crocodiles, serpens,
éléphants, lions, aigles, mouches, singes
etc. Avoient des autels, non seulement en égypte,
mais encore en Syrie, en Phénicie et dans presque
toute l' Asie. On sait enfin que les lacs, les
arbres, la mer et les rochers informes, étoient
pareillement l' objet de l' adoration des peuples de
l' Europe et de l' Amérique. Or une semblable
uniformité dans les premieres religions, en prouve
une d' autant plus grande dans les esprits, qu' on
retrouve encore cette même uniformité dans des
religions ou plus modernes ou moins grossieres.
Telle étoit la religion celtique. Le mitras des
perses se retrouve dans le dieu Thot ; l' Ariman
dans le loup, Feuris l' Apollon des grecs, dans
le Balder ; lanus dans la Fréia, et les parques
dans les trois soeurs Urda, Verandi, Skulda.
Ces trois soeurs sont assises à la source d' une
fontaine dont les eaux arrosent une des racines du
p209
frêne fameux nommé Ydrasil . Son feuillage
ombrage la terre ; et sa cime élevée au dessus
des cieux en forme le dais.
Les fausses religions ont donc presque par-tout
été les mêmes. D' où naît cette uniformité ?
De ce que les hommes à peu près animés dume
intérêt, ayant à peu près les mêmes objets à
comparer entr' eux et le même instrument, c' est-à-dire
le même esprit pour les combiner, ont dû
nécessairement arriver aux mêmes résultats. C' est
parce qu' en général, tous sont orgueilleux, que
sans aucune révélation particuliere, par conséquent
sans preuve, tous regardent l' homme comme
l' unique favori du ciel et comme l' objet principal
de ses soins. Ne pourroit-on pas d' aps
un certain moine se ter quelquefois,
qu' est-ce qu' un capucin devant une
planete ?
faut-il fonder, sur des faits, l' orgueilleuse
prétention de l' homme, supposer, comme dans
certaines religions, qu' abandonnant le ciel
pour la terre, la divinité sous la forme d' un
poisson, d' un serpent, d' un homme, y venoit
jadis en bonne fortune converser avec les mortels ?
Faut-il pour preuve de l' intérêt que le ciel
prend aux habitants de la terre, publier des
livres, où selon quelques imposteurs, sont
renfermés tous les pceptes et les devoirs que
Dieu prescrit à l' homme ?
Un tel livre, si l' on en croit les musulmans,
compo dans le ciel, fut apporté sur la terre
par l' ange Gabriël, et remis par cet ange Mahomet.
Son nom est le koran . Ouvre-t-on ce
p210
livre ? Il est susceptible de mille interprétations ;
il est obscur, inintelligible ; et tel est
l' aveuglement humain, qu' on regarde encore comme
divin, un ouvrage Dieu est peint sous la forme
d' un tyran ; où ce dieu est sans cesse occupé
à punir ses esclaves, pour n' avoir pas compris
l' incomphensible, où ce dieu enfin, auteur
de phrases inintelligibles sans le commentaire
d' un iman, n' est proprement qu' un législateur
stupide, dont les loix ont toujours besoin
d' interprétation. Jusqu' à quand les musulmans
conserveront-ils tant de respect pour un ouvrage si
rempli de sottises et de blasphêmes ?
Au reste si la métaphysique des fausses religions,
si l' excursion des esprits dans le pays
des ames, et les découvertes dans les régions
intellectuelles ont par-tout été les mes, sachons
encore si les impostures du corps
sacerdotal pour le soutien de ces fausses religions,
n' auroient pas en tous les pays, conservé
entr' elles les mêmes ressemblances.
SECTION 2 CHAPITRE 21
impostures des ministres des fausses religions.
en tous pays ; et les mêmes motifs d' intérêt,
et les mêmes faits à combiner ont fourni au
corps sacerdotal les mêmes moyens d' en imposer
p211
aux peuples ; en tous pays les ptres en ont
fait usage.
Un particulier peut être modéré dans ses desirs,
être content de ce qu' il possede, un corps
est toujours ambitieux. C' est plus ou moins
rapidement, mais c' est constamment qu' il tend à
l' accroissement de son pouvoir et de ses richesses.
Le desir du clergé fut en tous les temps
d' être puissant et riche. Par quel moyen parvint-il
à le satisfaire ? Par la vente de la crainte
et de l' espérance. Les ptres négociants en gros
de cette espece de denrée, sentirent que le bit
en étoit sûr et lucratif, et que s' il nourit le
colporteur, qui vend dans les rues l' espoir du gros
lot, et le charlatan qui vend sur des tréteaux
l' espoir de la grison et de la santé, il pourroit
pareillement nourir le bonze et le talapouin,
qui vendroient dans leurs temples la crainte
de l' enfer et l' espoir du paradis : que si le
charlatan fait fortune en ne débitant qu' une de
ces deux especes de denrées, c' est-à-dire l' espérance,
les prêtres en feroient une plus grande,
en débitant encore la crainte. L' homme se sont-ils
dit, est timide ; ce sera par conséquent sur
cette derniere marchandise qu' il y aura le plus à
gagner. Mais à qui vendre la crainte ? Aux pécheurs.
à qui vendre l' espoir ? Auxnitents.
p212
Convaincu de cette vérité, le sacerdoce comprit
qu' un grand nombre d' acheteurs supposoit un
grand nombre de pécheurs, et que si les présents
malades enrichissent le médecin, ce seroit les
offrandes et les expiations quisormais
enrichiroient les ptres ; qu' il falloit des malades
aux uns et des pécheurs aux autres. Le pécheur
devient toujours l' esclave du prêtre. C' est la
multiplication des péchés qui favorise le commerce
des indulgences, des messes etc., accroît le pouvoir
et la richesse du clergé. Mais parmi les
péchés, si les prêtres n' eussent compté que les
actions vraiment nuisibles à la société, la
puissance sacerdotale eût été peu considérable. Elle
ne se fût étendue que sur un certain nombre de
scélérats et de fripons. Or le clergé vouloit même
l' exercer sur les hommes vertueux. Pour cet
effet il falloit créer deschés que les honnêtes
gens pussent commettre. Les prêtres voulurent
donc que les moindres libertés entre filles et
garçons, que le desir seul du plaisir fût un péché.
De plus ils instituerent un grand nombre de rits
et de cérémonies superstitieuses ; ils voulurent
que tous les citoyens y fussent assujettis ; que
l' inobservation de ces rits fûtputée le plus
grand des crimes, et que la violation de la loi
rituelle, s' il étoit possible, fût comme chez les
juifs, plus sévérement punie que les forfaits les
plus abominables.
Ces rits et ces cérémonies plus ou moins
nombreux chez les diverses nations, furent par-tout
à peu près les mêmes : par-tout ils furent
sacrés, et assurerent au sacerdoce la plus grande
p213
autorité sur les divers ordres de l' état.
Cependant parmi les ptres des différentes
nations, il en fut, qui plus adroits que les autres
exigerent du citoyen, non seulement l' observation
de certains rits ; mais encore la croyance
de certains dogmes. Le nombre de ces
dogmes insensiblement multiplié par eux,
accrut celui des incrédules et desrétiques.
Que prétendit ensuite le cler? Que l' hésie
fût punie en eux par la confiscation de leurs
biens, et cette loi augmenta les richesses de
l' église ; elle voulut depuis que la mort fût la
peine des incdules, et cette loi augmenta
son pouvoir. Du moment où les prêtres eurent
condamné Socrate, le génie, la vertu et les rois
eux-mêmes tremblerent devant le sacerdoce.
Son trône eut pour soutien l' effroi et la terreur
panique. L' un et l' autre étendant sur les esprits
les ténebres de l' ignorance, devinrent
d' inébranlables appuis du pouvoir pontifical. Lorsque
l' homme est forcé d' éteindre en lui les lumieres
de la raison, alors sans connoissance du juste ou
de l' injuste, c' est le ptre qu' il consulte, c' est
à ses conseils qu' il s' abandonne.
Mais pourquoi l' homme ne consulteroit-il
pas de prérence la loi naturelle ? Les fausses
religions sont-elles mêmes fondées sur cette base
commune. J' en conviens : mais la loi naturelle
n' est autre chose que la raison même. Or
comment croire à sa raison, lorsqu' on s' en est
p214
défendu l' usage ? Qui peut d' ailleurs appercevoir
les préceptes de la loi naturelle à travers le nuage
mystérieux, dont le corps sacerdotal les enveloppe ?
Cette loi, dit-on, est le canevas de
toutes les religions. Soit : mais le ptre a sur
ce canevas brodé tant de mysteres que la broderie
a entiérement couvert le fond. Qui lit l' histoire,
y voit la vertu des peuples diminuer en proportion
que leur superstition s' augmente. Quel
moyen d' instruire un superstitieux de ses devoirs ?
Est-ce dans la nuit de l' erreur et de l' ignorance
qu' il reconnoîtra le sentier de la justice ? Un pays
l' on ne trouve d' hommes instruits que dans
l' ordre sacerdotal, est un pays où l' on ne se
formera jamais d' idées nettes et vraies de la
vertu.
L' intérêt des prêtres n' est pas que le citoyen
agisse bien, mais qu' il ne pense point. il faut,
disent-ils, que le fils de l' homme sache peu et
croie beaucoup .
J' ai montré les moyens uniformes par lesquels
les prêtres acquierent leur puissance, examinons
si les moyens par lesquels ils la conservent
ne seroient pas encore les mes.
p215
SECTION 2 CHAPITRE 22
de l' uniformité des moyens par lesquels
les ministres de fausses religions conservent
leur autorité.
dans toute religion le premier objet que
se proposent les prêtres, est d' engourdir la
curiosité de l' homme et d' éloigner de l' oeil de
l' examen tout dogme, dont l' absurdité trop palpable
ne lui pourroit échapper.
Pour y parvenir, il falloit flatter les passions
humaines ; il falloit pour perpétuer l' aveuglement
des hommes qu' ils desirassent être aveugles,
et eussent intérêt de l' être. Rien de plus facile
au bonze. La pratique des vertus est plus pénible
que l' observance des superstitions. Il est
moins difficile à l' homme de s' agenouiller aux
pieds des autels, d' y offrir un sacrifice, de se
baigner dans le Gange et de manger maigre
un vendredi, que de pardonner comme Camille
à des citoyens ingrats, que de fouler aux
pieds les richesses comme Papirius, que d' instruire
l' univers comme Socrate. Flattons donc,
a dit le bonze, les vices humains ; que ces vices
soient mes protecteurs : substituons les offrandes
et les expiations aux vertus et persuadons aux
hommes qu' on peut par certaines cérémonies
superstitieuses,
p216
blanchir l' ame noircie des plus
grands crimes. Une telle doctrine devoit accroître
les richesses et le crédit des bonzes. Ils en
sentirent toute l' importance ; ils l' annoncerent,
et l' on l' a reçue avec joie, parce que les prêtres
furent toujours d' autant plus relâchés dans leur
morale, et d' autant plus indulgens aux crimes,
qu' ils étoient plus séveres dans leur discipline
et plus exacts à punir la violation des rits.
Tous les temples devinrent alors l' asyle des
forfaits ; la seule incrédulité n' y trouva point de
fuge. Or s' il est en tout pays peu d' incrédules
et beaucoup de méchants, l' intérêt du plus grand
nombre fut donc d' accord avec celui des prêtres.
Entre les tropiques, dit un navigateur, sont
deux isles en face l' une de l' autre. Dans la
premiere, on n' est point honnête si l' on ne croit
un certain nombre d' absurdités, et si l' on ne
peut sans se toucher, soutenir la plus cuisante
démangeaison ; c' est à la patience avec laquelle
on la supporte, qu' est principalement attaché le
nom de vertueux. Dans l' autre isle, on n' impose
nulle croyance aux habitants ; l' on peut se gratter
cela mange et même se chatouiller pour
se faire rire ; mais l' on n' est point réputé
vertueux, si l' on n' a fait des actions utiles à la
société.
p217
L' absurdité de la morale religieuse n' en devroit-elle
pas désabuser les peuples ? Un prêtre,
pondrai-je, s' enveloppe-t-il d' un vêtement
lugubre ? Affecte-t-il un maintien austére, un
langage obscur ? Ne parle-t-il qu' au nom de Dieu
et des moeurs ? Il duit le peuple par les yeux
et les oreilles. Que d' ailleurs les mots de moeurs
et de vertu soient dans sa bouche des mots vuides
de sens, peu importe. Ces mêmes mots prononcés
d' un ton mortifié et par un homme vêtu de
l' habit de lanitence, en imposeront toujours à
l' imbécillité humaine.
Tels furent les prestiges et si je l' ose dire, la
simarre brillante sous laquelle les prêtres cacherent
leur ambition et leur intérêt personnel.
Leur doctrine fut d' ailleurs sévere à certains
égards, et sa sévérité contribua encore à tromper
le vulgaire. C' étoit la bte de Pandore : son
dehors éblouissoit, mais elle renfermoit au dedans
le fanatisme, l' ignorance, la superstition
et tous les maux, qui successivement ont ravagé
la terre. Or je demande, lorsqu' on voit en
tous les tems les ministres des fausses religions
employer les mêmes moyens, pour accroître et
leurs richesses et leur crédit, pour conserver
p218
leur autorité et multiplier le nombre de leurs
esclaves ; lorsqu' on retrouve en tous les pays
me absurdité dans les fausses religions, mêmes
impostures dans leurs ministres et même cduli
dans tous les peuples, s' il est possible
d' imaginer qu' il y ait essentiellement entre
les hommes l' inégalité d' esprit qu' on y suppose.
Je veux que l' esprit et les talens soient l' effet
d' une cause particuliere, comment alors se persuader
que de grands hommes, que des hommes
par conquent doués de cette singuliere
organisation, aient cru les fables du paganisme,
aient adopté la croyance du vulgaire, et se soient
faits quelquefois martyrs des erreurs les plus
grossieres ? Un tel fait inexplicable, tant qu' on
considere l' esprit comme le produit d' une
organisation plus ou moins parfaite, devient simple
et clair, lorsqu' on regarde l' esprit comme une
acquisition. On ne s' étonne plus alors que des
hommes de génie en certains genres, ne conservent
aucune supériorité sur les autres, lorsqu' il
s' agit de sciences ou de questions, dont ils
ne se sont point occupés et qu' ils ont peu méditées.
On sait que dans cette position, le seul
avantage de l' homme d' esprit sur les autres,
(avantage sans doute considérable) c' est l' habitude
qu' il a de l' attention, c' est la connoissance
des meilleures méthodes à suivre dans l' examen
d' une question, avantage nul, lorsqu' on ne s' occupe
point de la recherche de telle vérité.
L' uniformité des ruses employées par
les ministres des fausses religions ; la
ressemblance
p219
des fantômes apperçus par eux dans les
régions intellectuelles ; l' égale crédulité
des peuples, prouvent donc que la nature n' a
pas mis entre les hommes l' inégalité d' esprit
qu' on y suppose, et qu' en morale, politique et
taphysique, s' ils portent sur les mêmes objets
des jugemens très-différens, c' est un effet et
de leurs pjugés et de la signification
indéterminée qu' ils attachent aux mes expressions.
Je n' ajouterai qu' un mot à ce que je viens de
dire, c' est que si l' esprit se réduit à la science ou
à la connoissance des vrais rapports qu' ont
entr' eux les objets divers, et si quelle que soit
l' organisation des individus, cette organisation,
comme le montre la ométrie, ne change rien à
la proportion constante dans laquelle les objets
les frappent, il faut que la perfection plus ou
moins grande des organes des sens, n' ait aucune
influence sur nos idées, et que tous les hommes
organisés, comme le commun d' entr' eux, aient
par conquent une égale aptitude à l' esprit.
L' unique moyen de rendre encore, s' il est
possible, cette vérité plus évidente, c' est d' en
fortifier les preuves en les accumulant. Tâchons
d' y parvenir, par un autre enchaînement de
propositions.
p220
SECTION 2 CHAPITRE 23
point de vérité qui ne soit réductible à un
fait.
de l' aveu de presque tous les philosophes, les
plus sublimes vérités une fois simplifiées et
duites à leurs moindres termes, se convertissent en
faits, et s-lors ne présentent plus à l' esprit
que cette proposition, le blanc est blanc, le
noir est noir . L' obscurité apparente de
certaines rités, n' est donc point dans les
rités mêmes, mais dans la maniere peu nette de la
présenter et l' improprté des mots pour l' exprimer.
La réduit-on à un fait simple ? Si tout fait
peut être également appeu de tous les hommes
organisés comme le commun d' entr' eux,
il n' est point derités qu' ils ne puissent
saisir. Or pouvoir s' élever aux mêmes vérités,
c' est avoir essentiellement une égale aptitude à
l' esprit.
Mais est-il bien vrai que toute vérité, soit
ductible aux propositions claires ci-dessus
énoncées ? Je n' ajouterai qu' une preuve à celles
qu' en ont déja données les philosophes. Je la tire de
la perfectibilité de l' esprit humain : l' esprit en
est susceptible : l' exrience le montre. Or que
suppose cette perfectibilité ? Deux choses :
p221
l' une que toute vérité est essentiellement à la
portée de tous les esprits ;
l' autre que toute vérité peut être clairement
présentée.
La puissance que tous les hommes ont d' apprendre
un métier en est la preuve. Si les plus
sublimes découvertes des anciens mathématiciens
aujourd' hui comprises dans les élémens deométrie,
sont sues des géometres les moins célebres,
c' est que cescouvertes sont réduites à des faits.
Les vérités une fois portées à ce point de
simplicité, si parmi elles il en étoit quelques-unes
auxquelles les hommes ordinaires ne pussent
atteindre, c' est alors qu' appuyé sur l' expérience,
on pourroit dire que semblable à l' aigle, le seul
d' entre les oiseaux qui plane au dessus des nues
et fixe le soleil, le génie seul peut s' élever aux
royaumes intellectuels, et y soutenir l' éclat d' une
rité nouvelle. Or rien de plus contraire à
l' expérience. Le génie a-t-il apperçu une telle
rité ? La présente-t-il clairement ? à l' instant
me tous les esprits ordinaires la saisissent et se
l' approprient. Le génie est un chef hardi ; il se
fait jour aux régions des découvertes : il y ouvre
un chemin, et les esprits communs se précipitent
en foule aps lui. Ils ont donc en eux
la forcecessaire pour le suivre. Sans cette
force, le génie y pénétreroit seul. Or jusqu' à ce
jour, son unique privilege fut d' en frayer le
premier la route.
Mais s' il est un instant où les plus hautes vérités
deviennent à la portée des esprits les plus
communs, quel est cet instant ? Celuigagées
p222
de l' obscurité des mots, et réduites à des
propositions plus ou moins simples, elles ont
pasde l' empire du génie dans celui des sciences.
Jusque-là semblables à ces ames errantes,
dit-on, dans les demeureslestes, attendant
l' instant qu' elles doivent animer un corps et
paroître à la lumiere, les vérités encore inconnues
errent dans les régions des découvertes, attendant
que le génie les y saisisse et les transporte
au séjour terrestre. Une fois descendues sur la
terre et ja apperçues des excellens esprits,
elles deviennent un bien commun.
Dans ce siecle, dit M De Voltaire, si l' on
écrit commument mieux en prose que dans le
siecle passé, à quoi les modernes doivent-ils cet
avantage ? Aux modeles exposés devant eux. Les
modernes ne se vanteroient pas de cette suriorité,
si le génie du dernier siecle déja converti en
science, net, si je l' ose dire, entré dans
la circulation. Lorsque les découvertes du génie
se sont métamorphosées en sciences, chaque
découverte déposée dans leur temple y devient un
bien commun ; le temple s' ouvre à tous. Qui
veut savoir, fait, et est à peu près sûr de faire
tant de toises de science par jour. Le tems fixé
pour les apprentissages en est la preuve. Si la
plupart des arts au degré de perfection maintenant
ils sont portés, peuvent être regardés
comme le produit descouvertes des hommes de
génie mises bout-à-bout, il faut donc pour exercer
ces arts, que l' ouvrier unisse en lui, et sache
heureusement appliquer les idées de ces cent
hommes de génie. Quelle plus forte preuve de
p223
la perfectibilité de l' esprit humain et de son
aptitude à saisir toute espece de vérité !
Si des arts je passe aux sciences, on reconnoît
également que les rités dont l' appercevance
eût autrefois déifié leur inventeur, sont
aujourd' hui très-communes. Le systême de Newton
est par-tout enseig.
Il en est de l' auteur d' une vérité nouvelle,
comme d' un astronome que le desir de la gloire
ou la curiosité fait monter à son observatoire. Il
pointe sa lunette vers les cieux. A-t-il apperçu
dans leur profondeur quelqu' astre ou quelque satellite
nouveau ? Il appelle ses amis : ils montent,
regardent à travers la lunette ; ils aperçoivent le
me astre, parce qu' avec des organes à peu près
semblables, les hommes doivent découvrir les
mes objets.
S' il étoit des idées auxquelles les hommes ordinaires
ne pussent s' élever, il seroit des rités
qui dans l' étendue des siecles, n' auroient été
saisies que de deux ou trois hommes de la terre
également bien organisés. Le reste des habitans
seroient à cet égard dans une ignorance invincible.
La découverte du quarré de l' hypoténuse
égal au quarré des deux autres côtés du triangle,
ne seroit connu que d' un nouveau pytagore :
l' esprit humain ne seroit point susceptible de
perfectibilité : il y auroit enfin des vérités
servées à certains hommes en particulier.
L' expérience au contraire nous apprend que les
découvertes les plus sublimes clairement présentées,
sont conçues de tous : de-ce sentiment
d' étonnement et de honte toujours éprouvé lorsqu' on
p224
se dit, rien de plus simple que cette vérité ;
comment ne l' aurois-je pas toujours apperçue ?
ce langage a sans doute quelquefois été celui de
l' envie. Christophe Colomb en est une preuve.
Lors de son départ pour l' Amérique, rien,
disoient les courtisans, de plus fou que cette
entreprise . à son retour, rien, disoient-ils,
de plus facile que cette découverte . Ce langage
souvent celui de l' envie, n' est-il jamais celui de la
bonne foi ? N' est-ce pas de la meilleure foi du
monde que tout-à-coup frappé de l' évidence d' une
idée nouvelle, et bientôt accoutumé à la regarder
comme triviale, on croit l' avoir toujours sue.
A-t-on une idée nette de l' expression d' une
rité ; a-t-on non seulement dans sa moire,
mais encore habituellement présentes à son souvenir
toutes les idées de la comparaison desquelles
cette vérité résulte ; n' est-on enfin aveuglé
par aucun intérêt, par aucune superstition ? Cette
rité bientôt réduite à ses moindres termes,
c' est-à-dire, à cette proposition simple, le blanc
est blanc, le noir est noir, sera conçue
presqu' aussitôt que proposée.
En effet si les systêmes des Lockes et des
Newtons, sans être encore portés au dernier
degré de clarté, sont néanmoins généralement
enseignés et connus, les hommes organisés,
comme le commun d' entr' eux peuvent donc s' élever
aux ies de ces grands génies. Or concevoir
leurs idées, c' est avoir la même aptitude
à l' esprit. Mais de ce que les hommes atteignent
à ces vérités, et de ce que leur science
est en ral toujours proportionnée au desir
p225
qu' ils ont d' apprendre, peut-on en conclure
que tous puissent également s' élever auxrités
encore inconnues ? Cette objection mérite un examen.
SECTION 2 CHAPITRE 24
l' esprit nécessaire pour saisir les vérités
connues, suffit pour s' élever aux
inconnues.
une vérité est toujours le sultat de comparaisons
justes sur les ressemblances et les différences,
les convenances ou les disconvenances
apperçues entre des objets divers. Un maître
veut-il expliquer à ses éleves les principes d' une
science et leur enmontrer les rités dé
connues ? Que fait-il ? Il met sous les yeux les
objets de la comparaison desquels ces mêmesrités
doivent être duites.
Mais lorsqu' il s' agit de la recherche d' une rité
nouvelle, il faut que l' inventeur ait pareillement
sous les yeux les objets de la comparaison
desquels doit résulter cette vérité. Mais qui
les lui présente ? Le hazard. C' est le maître commun
de tous les inventeurs. Il paroît donc que
l' esprit de l' homme, soit qu' il suive la
démonstration d' une rité, soit qu' il la découvre, a
dans l' un et l' autre cas les mêmes objets à
comparer, les mes rapports à observer, enfin
p226
les mes opérations à faire. L' esprit
nécessaire pour atteindre aux vérités connues,
suffit donc pour parvenir aux inconnues.
Peu d' hommes à larité s' y élevent ; mais cette
différence entr' eux est l' effet ; 1 des différentes
positions où ils se trouvent et de cet enchaînement
de circonstances auquel on donne le nom
de hazard ; 2 du desir plus ou moins vif qu' ils
ont de s' illustrer, par conséquent de la passion
plus ou moins forte qu' ils ont pour la gloire.
Les passions peuvent tout. Il n' est point de
fille idiote que l' amour ne rende spirituelle.
Que de moyens ne lui fournit-il pas, pour tromper
la vigilance de ses parens, pour voir et entretenir
son amant ? La plus sotte est souvent
la plus inventive.
L' homme sans passions est incapable du degré
d' application auquel est attachée la supériori
d' esprit ; supériorité, dis-je, qui peut-être est
moins en nous l' effet d' un effort extraordinaire
d' attention, que d' une attention habituelle.
Mais si tous les hommes ont une égale aptitude
à l' esprit, qui peut donc produire entr' eux
tant de différence ?
p227
SECTION 2 NOTES
1 si les hommes et sur-tout les européens,
disent les banians, toujours en crainte, en défiance
l' un de l' autre, sont toujours prêts à se
combattre et à s' attaquer, c' est qu' ils sont encore
anis de l' esprit de leurs premiers parens
Cutteri et Toddicastrée . Ce Cutteri second
fils de Pourons et destiné par Dieu à peupler
une des quatre parties du monde, tourne les pas vers
l' occident : le premier objet qu' il rencontre, est
une femme nome Toddicastrée : elle est armée
d' un Chuchery et lui d' une épée.s qu' ils
s' apperçoivent, ils s' attaquent, se frappent ; le
combat dure deux jours et demi ; le troisieme,
las de se battre, ils se parlent, s' aiment, se
marient, couchent ensemble, ont des fils toujours
prêts comme leurs ancêtres, à s' attaquer, lorsqu' ils
se rencontrent.
2 les plus spirituels et les plus méditatifs
sont quelquefois mélancoliques, je le sais. Mais
ils ne sont pas spirituels et méditatifs, parce
qu' ils sont mélancoliques, mais mélancoliques,
parce qu' ils sont méditatifs. Ce n' est point en
effet à sa mélancolie, c' est à ses besoins que
l' homme doit son esprit : le besoin seul l' arrache
à son inertie naturelle. Si je pense, ce n' est
point parce que je suis fort ou foible, mais parce
que j' ai plus ou moins d' intérêt de penser.
Lorsqu' on dit du malheur ; ce grand mtre de
l' homme,
p228
on ne dit rien autre chose, sinon que le
malheur et le desir de s' y soustraire nous force à
penser. Pourquoi le desir de la gloire produit-il
souvent le même effet ? C' est que la gloire est le
besoin de quelques-uns. Au reste ni les Rabelais,
ni les Fontenelles, ni les Fontaines, ni les
Scarrons n' ont passés pour tristes, et cependant
personne ne nie la supériorité plus ou moins
grande de leur esprit.
3 ce que je dis de la bonté peut également
s' appliquer à la beauté. L' idée différente qu' on
s' en forme dépend presque toujours de l' explication
qu' on entend faire de ce mot dans son enfance.
M' a-t-on toujours vanté la figure de telle
femme en particulier ? Cette figure se grave dans
ma mémoire comme modele de beauté ; et je ne
jugerai plus de celle des autres femmes, que sur
la ressemblance plus ou moins grande qu' elles
ont avec ce modele. Delà, la diversité de nos
goûts et la raison pour laquelle l' un préfere la
femme svelte à la femme grasse, pour laquelle
un autre a plus de desir.
4 cette décision de l' église fait sentir le ridicule
d' une critique qui m' a été faite. Comment,
disoit-on, ai-je pu soutenir que l' amitié étoit
fondée sur un besoin et un intérêt réciproque ?
Mais si l' église et les jésuites eux-mêmes
conviennent que Dieu, quelque bon et puissant
qu' il soit, n' est point aimé pour lui-même, ce
n' est donc point sans cause que j' aime mon ami.
Or de quelle nature peut être cette cause ? Ce
n' est pas de l' espece de celles qui produisent la
haine, c' est-à-dire, un sentiment de mal-aise et
p229
de douleur : c' est au contraire de l' espece de celles
qui produisent l' amour, c' est-à-dire, un sentiment
de plaisir. Les critiques qui m' ont été faites
à ce sujet, sont si absurdes que ce n' est pas sans
honte, que j' y réponds.
5 la primitive église ne chicanoit pas les
gens sur leur croyance. Synésius en est un exemple.
Il vivoit dans le cinquieme siecle. Il étoit
philosophe platonicien. Tophile alors évêque
d' Alexandrie, voulant se faire honneur de cette
conversion, pria Synésius de le laisser baptiser.
Ce philosophe y consentit à condition qu' il
conserveroit ses opinions. Peu de tems après les
habitans de Ptolémaïde demandent Sysius pour leur
évêque. Synésius refuse l' épiscopat ; et tels sont
les motifs que dans sa cent cinquieme lettre il
donne à son frere de son refus. " plus je m' examine,
dit-il, moins je me sens propre à l' épiscopat... etc. "
p230
Synésius malgré sapugnance
fut ordonné évêque et tint parole. Les
hymnes qu' il composa ne sont que l' exposition
des systêmes de Pytagore, de Platon et des
stoïciens ajustés aux dogmes et au culte des
chrétiens.
6 la pieuse calomnie est encore une vertu
de nouvelle création. Rousseau et moi en avons
été les victimes. Que de faux passages de nos
ouvrages cités dans les mandemens de saints
évêques ! Il est donc maintenant de saints
calomniateurs.
7 le clergé qui se dit humble, ressemble à
Dione dont on voyoit l' orgueil à travers les
trous de son manteau.
p231
8 qu' on lise à ce sujet les derniers chapitres
de la regle de st Benoît, l' on y verra que si les
moines sont impitoyables et méchans, c' est qu' ils
doivent l' être.
En général des hommes assurés de leur subsistance
et sans inquiétude à cet égard, sont
durs : ils ne plaignent point dans les autres des
maux qu' ils ne peuvent éprouver. D' ailleurs le
bonheur ou le malheur des moines retirés dans
un cloître est entiérement inpendant de celui
de leurs parens et de leurs concitoyens. Les
moines doivent donc voir l' homme des villes
avec l' indifférence d' un voyageur pour l' animal
qu' il rencontre dans les forêts. Ce sont les loix
monastiques qui condamnent le religieux à
l' inhumanité. En effet qui produit dans les hommes
le sentiment de la bienveillance ? Le secours
éloigné ou prochain qu' ils peuvent se prêter les
uns aux autres. C' est ce principe qui rassembla
les hommes en société. Les loix isolent-elles
mon intérêt de l' intérêt public ? Dès-lors je deviens
chant. Delà la dureté des gouvernemens
arbitraires, et la raison pour laquelle les
moines et les despotes, ont en général toujours
été les plus inhumains des hommes.
9 l' on croyoit autrefois que Dieu, selon les
tems divers, pouvoit avoir des idées différentes
de la vertu : et l' église s' en est clairement
expliquée dans le concile dele tenu à l' occasion
des hussites. Ceux-ci ayant protesté n' admettre
d' autre doctrine que celle contenue dans les
écritures ; les peres de ce concile leur répondirent
par la bouche du cardinal de Casan : " que les
p232
écritures n' étoient point absolument nécessaires
pour la conservation de l' église, mais seulement
pour la mieux conserver : qu' il falloit
toujours interprêter l' écriture selon le courant
de l' église actuelle, qui changeant de sentiment,
nous oblige de croire que Dieu en change
aussi " .
10 on vante beaucoup les restitutions que
fait faire la religion. J' ai vu quelquefois restituer
le cuivre, et jamais l' or. Les moines n' ont
point encore restitué d' héritage, ni les princes
catholiques les royaumes envahis en Arique.
11 c' est une justice de s' armer d' intorance
contre l' intolérant, comme un devoir au prince
d' opposer à une armée une armée ennemie.
12 en ouvrant l' encyclopédie, art vertu ,
quelle surprise d' y trouver, non une définition
de la vertu, mais une déclamation sur ce sujet.
ô homme ! s' écrie le compositeur de cet article,
veux-tu savoir ce que c' est que vertu ? Rentre en
toi-même. Sa finition est au fond de ton coeur .
Mais pourquoi ne seroit-elle pas également au
fond du coeur de l' auteur, et suppoqu' elle y
fût, pourquoi ne l' eût-il pas donnée ? Peu d' hommes,
je l' avoue, ont une si bonne opinion de
leurs lecteurs, et si peu d' eux-mêmes. Si cet
écrivain t médité plus long-temps le mot
vertu , il eût senti qu' elle consiste dans la
connoissance de ce que les hommes se doivent les uns
aux autres, et qu' elle suppose par conséquent la
formation des sociétés. Avant cette formation,
quel bien ou quel mal faire à une société non
p233
encore existante ? L' homme des forêts, l' homme
nu et sans langage, peut bien acquérir une idée
claire et nette de la force ou de la foiblesse, mais
non de la justice et de l' équité.
dans une île déserte, abandonné à moi-même,
j' y vis sans vice et sans vertu. Je n' y puis
manifester ni l' un, ni l' autre. Que faut-il donc
entendre par ces mots vertueuses et vicieuses ?
Les actions utiles ou nuisibles à la société. Cette
idée simple et claire est, à mon sens, préférable à
toute déclamation obscure et empoulée sur la
vertu.
Un pdicateur qui ne finit rien dans ses sermons
sur la vertu ; un moraliste qui soutient tous
les hommes bons et ne croit pas aux injustes, est
quelquefois un sot, mais plus souvent un fripon
qui veut être cru honnête, simplement parce
qu' il est homme.
Pour oser donner le portrait fidele de l' humanité,
peut-être faut-il être vertueux et jusqu' à
un certain point irréprochable. Ce que je sais
c' est que les plus honnêtes ne sont pas ceux qui
reconnoissent dans l' homme le plus de vertu. Si je
voulois m' assurer de la mienne, je me supposerois
citoyen de Rome ou de la Grece, et me demanderois
si dans la position d' un Codrus, d' un
Regulus, d' un Brutus et d' un Leonidas, j' eusse
fait les mêmes actions. La moindre hésitation à
cet égard m' apprendroit que je suis foiblement
vertueux. En tous les genres, les forts sont rares
et les tiedes communs.
13 l' humanité de M Fénélon est célebre. Un
jour qu' un cu se vantoit devant lui d' avoir les
p234
dimanches proscrit les danses de son village,
Mr le curé, dit l' archevêque, soyons moinsveres
que les autres ; abstenons-nous de danser,
mais que les paysans dansent. Pourquoi ne pas
leur laisser quelques instans oublier leur malheur ?
Fénélon, vrai et toujours vertueux, vécut une
partie de sa vie dans la disgrace. Bossuet, son
rival en génie, étoit moins honnête, il fut toujours
en crédit.
14 la morale dessuites et celle de sus,
n' ont rien de commun : l' une est destructive de
l' autre. Ce fait est prouvé par les extraits qu' en
ont don les parlemens. Mais pourquoi le clergé
a-t-il toujoursté qu' on avoit du même coup
détruit lessuites et la religion ? C' est que dans
la langue ecclésiastique, religion est synonime
de superstition. Or, la superstition ou la puissance
papale a peut-être réellement souffert de la retraite
de ces religieux. Qu' au reste les jésuites
ne se flattent point de leur rappel en France et
en Espagne. On sait de quelles proscriptions leur
retour y seroit suivi, à quel excès se porte la
cruauté d' un jésuite offensé.
15 la crainte qu' inspiroient les jésuites sembloit
les mettre au-dessus de toute attaque. Pour
braver leur haine et leurs intrigues, il falloit des
Chauvelins, des ames nobles, des citoyens géreux
et amis du bien public. Pour détruire un
tel ordre, le courage seult-il suffi ? Non, il
falloit encore du génie : il falloit pouvoir montrer
aux citoyens le poignard régicide enveloppé du
voile du respect et duvouement ; faire connoître
l' hypocrisie des jésuites à travers le nuage
p235
d' encens qu' ils répandoient autour du trône et
des autels ; il falloit enfin pour enhardir la
prudence timide des parlemens, leur faire nettement
distinguer l' extraordinaire de l' impossible .
16 il en est de l' esprit comme de la vertu.
L' esprit appliqué aux vraies sciences de la géométrie,
de la physique, etc. Est esprit dans tous
les pays. L' esprit appliqué aux fausses sciences
de la magie, de la théologie, etc. Est local. Le
premier de ces esprits est à l' autre ce que la
monnoie affricaine, nome la coquille coris , est
à la monnoie d' or et d' argent ; l' une a cours chez
quelques nations negres, l' autre dans tout
l' univers.
17 sur quoi doit-on établir les principes
d' une bonne morale ? Sur un grand nombre de
faits et d' observations. C' est donc à la formation
trop prématurée de certains principes, qu' on
doit peut-être attribuer leur obscurité et leur
fausseté. En morale, comme en toute autre science,
avant d' édifier un systême, que faire ? Ramasser
les mariaux nécessaires pour les construire.
On ne peut pas maintenant ignorer
qu' une morale expérimentale et fondée sur l' étude
de l' homme et des choses, ne l' emporte autant
sur une morale sculative et théologique, que
la physique expérimentale sur une théorie vague
et incertaine. C' est parce que la morale religieuse
n' eut jamais l' expérience pour base, que
l' empire tologique fut toujours réputé le
royaume des ténebres.
18 les moines eux-mêmes n' ont pas toujours
fait le même cas de la pudeur. Quelques-uns
p236
sous le nom de mamillaires, ont cru qu' on
pouvoit sans péché prendre la gorge d' une religieuse.
Il n' est point d' acte d' impudicité dont
la superstition n' ait pas fait quelque part un acte
de vertu. Au Japon, les bonzes peuvent aimer
les hommes et non les femmes. Dans certains
cantons du Pérou, les actes de l' amour grec
étoient des actes de piété : c' étoit un hommage
aux dieux et qu' on leur rendoit publiquement
dans leurs temples.
19 Mde Makaley, illustre auteur d' une
histoire d' Angleterre, est le Caton de Londres.
Jamais, dit-elle, la vue d' un despote, ou
d' un prince n' a souillé la pureté de mes
regards.
20 une absurdité commune à tous les peuples,
c' est d' attendre de leur despote humanité,
lumieres. Vouloir former de bons écoliers sans
punir les paresseux et récompenser les diligens,
c' est folie. Abolir la loi qui punit le vol et
l' assassinat, vouloir qu' on ne vole, ni n' assassine,
c' est une volonté contradictoire. Vouloir qu' un
prince s' occupe des affaires de l' état, et qu' il
n' ait point d' intérêt de s' en occuper ; c' est-à-dire,
qu' il ne puisse être puni, s' il les néglige ;
vouloir enfin qu' un homme au-dessus de la loi,
c' est-à-dire un homme sans loi, soit toujours
humain et vertueux, c' est vouloir un effet sans
cause. Transporte-t-on des hommes liés et garottés
dans la caverne de l' ogre, il les dévore.
Le despote est l' ogre.
21 les calmouks épousent tant de femmes
qu' ils veulent ; ils ont en outre autant de
concubines
p237
qu' ils en peuvent nourir. L' inceste chez
eux n' est point un crime. Ils ne voient dans un
homme et une femme qu' un mâle et une femelle.
Un pere épouse sa fille sans scrupule ; aucune
loi ne lui le défend.
22 chacun se dit, j' ai les plus saines idées
de la vertu : qui ne pense pas comme moi a tort.
Chacun se moque de son voisin. Tout le monde
se montre au doigt, et ne rit jamais de soi que
sous le nom d' autrui. Le me inquisiteur qui
condamnoit Galilée, prisoit certainement la
scélératesse et la stupidité des juges de Socrate ;
il ne pensoit pas qu' un jour, il seroit, comme
eux, le mépris de son siecle et de la posterité.
La sorbonne se croit-elle imbécille pour avoir
condamné, Rousseau, Marmontel, moi, etc. ?
Non. C' est l' étranger qui le croit pour elle.
23 Barillon fut exilé à Amboise ; et Richelieu
qui le regua, fut le premier des ministres, dit
le cardinal de Retz, qui osa punir dans les
magistrats, la noble fermeté avec laquelle ils
représentoient au roi des vérités, pour la défense
desquelles leur serment les obligeoit d' exposer
leur vie .
24 s' il est vrai que la vertu soit utile aux
états, il est donc utile d' en présenter des idées
nettes, et de les gravers la plus tendre enfance
dans la mémoire des hommes. La définition que
j' en ai donnée dans le livre de l' esprit ,
discours 3, chap 13, m' a paru la seule vraie. La
vertu, ai-je dit, n' est autre chose que le desir du
bonheur public. Le bien général est l' objet de
la vertu et les actions qu' elle commande, sont
p238
les moyens dont elle se sert pour remplir cet
objet. L' idée de la vertu, ai-je ajouté, peut
donc être par-tout la même.
Si dans les siecles et les pays divers, les hommes
ont paru s' en former des idées différentes :
si des philosophes ont en conséquence cité
l' idée de la vertu comme arbitraire, c' est qu' ils
ont pris pour la vertu même, les divers moyens
dont elle se sert pour remplir son objet,
c' est-à-dire, les diverses actions qu' elle commande.
Ces actions ont sans contredit été
quelquefois très-différentes, parce que l' intérêt
des nations change selon les siecles et leur
position, et qu' enfin le bien public peut jusqu' à
un certain point, s' opérer par des moyens
différens.
L' entrée d' une marchandise étrangere aujourd' hui
permise en Allemagne, comme avantageuse
à son commerce et conforme au bien de
l' état, peut être demain fendue. On peut demain
en déclarer l' achat criminel, si par quelques
circonstances, cet achat devient préjudiciable à
l' intérêt national. Les mêmes actions peuvent
donc successivement devenir utiles et nuisibles
à un peuple, mériter tour-à-tour le nom de
vertueuses ou de vicieuses, sans que l' idée
de la vertu change, et cesse d' être la même.
Rien de plus d' accord avec la loi naturelle
que cette idée. Imagineroit-on que des principes
aussi sains, aussi conformes au bien général,
eussent été condamnés ? Imagineroit-on qu' on
eût poursuivi un homme, " qui définissant la
vraie probité, l' habitude des actions utiles à
p239
la patrie, regarde comme vicieuse toute action
nuisible à la société ? " n' étoit-il pas évident
qu' un tel écrivain ne pouvoit avancer de
maximes contraires au bien public, sans être en
contradiction avec lui-même. Cependant tel fut
le pouvoir de l' envie et de l' hypocrisie, que je
fus percuté par le même clergé, qui sans
clamation, avoit souffert qu' on élevât au
cardinalat l' audacieux Bellarmin, pour avoir soutenu
que si le pape défendoit l' exercice de la vertu et
commandoit le vice, l' église romaine, sous
peine de ché, seroit obligée d' abandonner la
vertu pour le vice, nisi vellet contrà conscienciam
peccare . Le pape, selon ce jésuite, avoit
donc le droit detruire la loi naturelle, d' étouffer
dans l' homme toute idée du juste et de
l' injuste, et de replonger enfin la morale dans le
cahos dont les philosophes ont tant de peine à
la tirer. L' église devroit-elle approuver ces
principes ? Pourquoi le pape en permit-il la
publication ? C' est qu' ils flattoient son orgueil.
L' ambition papale, toujours avide de commander,
n' est jamais scrupuleuse sur le choix
des moyens. En quel pays la maxime la plus
abominable, la plus contraire au bien public,
n' est-elle pas tolérée du puissant auquel elle est
favorable ? En quel pays a-t-on constamment
puni l' homme vil et bas, qui te sans cesse au
prince " ton pouvoir sur tes sujets est sans bornes ;
tu peux à ton gré les dépouiller de leurs
biens, les jetter dans les fers, et les livrer au
plus cruel supplice " . C' est toujours impunément
que le renard répéte au lion :
p240
vous leur fîtes, seigneur,
en les croquant beaucoup d' honneur.
les seules phrases qu' on nepete point sans
danger aux princes, sont celles où l' on fixe les
bornes que la justice, le bien public et la loi
naturelle, mettent à leur autorité.
25 par métaphysique, je n' entends pas ce
jargon inintelligible qui, transmis des prêtres
égyptiens à Pytagore, de Pytagore à Platon, de
Platon à nous, est encore enseignée dans quelques
écoles. Par ce mot, j' entends, comme Bacon,
la science des premiers principes de quelque
art ou science que ce soit. La poésie, la musique,
la peinture ont leurs principes fondés sur
une observation constante et générale ; elles ont
donc aussi leur métaphysique.
Quant à la métaphysique scholastique, est-ce
une science ? Non : mais, comme je viens de le
dire un jargon : elle n' est goûtée que de l' esprit
faux qui s' accomode d' expressions vuides de sens ;
que de l' ignorant qui prend les mots pour des
choses, et que du fripon qui veut faire des dupes.
L' homme sensé la méprise.
Toutetaphysique non fondée sur l' observation,
ne consiste que dans l' art d' abuser des
mots. C' est cette métaphysique qui dans le pays
des chimeres court sans cesse aps des boules
de savon, dont elle n' exprima jamais que
du vent. Maintenant réléguée dans les écoles
théologiques, elle les divise encore par ses
subtilités ; elle peut encore rallumer le fanatisme,
et faire de nouveau ruisseler le sang humain.
p241
Je compare ces deux sortes de métaphysiques
aux deux philosophies difrentes de Démocrite
et de Platon. C' est de la terre que le premier
s' éleve, par degré, jusqu' au ciel ; et c' est du ciel
que le second s' abaisse, par deg, jusqu' à la
terre. Le systême de Platon est fonsur les nues,
et le souffle de la raison a déen partie dissipé
les nuages et le sysme.
26 les hommes ont toujours été gouvernés
par les mots. Diminue-t-on de moitié le poids
de l' écu d' argent, si l' on lui conserve la même
valeur numéraire, le soldat croit avoir à-peu-près
la même paye. Le magistrat en droit de juger
définitivement jusqu' à la concurrence de certaine
somme, c' est-à-dire, tels poids en argent, n' ose
juger jusqu' à la concurrence de la moitié de cette
somme. Voilà comme les hommes sont dupes des
mots et de leur signification incertaine. Les
écrivains parleront-ils toujours de bonnes moeurs ,
sans attacher à ce mot d' idées nettes et précises ?
Ignoreront-ils toujours que bonnes moeurs est
une des expressions vagues, dont
chaque nation se forme des ies différentes ; que
s' il est de bonnes moeurs universelles , il en est
aussi de locales ; et qu' en conséquence, je puis,
sans blesser les bonnes moeurs , avoir un sérail à
Constantinople et non à Vienne.
27 les disputes théologiques ne sont et ne
peuvent jamais être que des disputes de mots. Si
ces disputes ont souvent occasion de grands
mouvemens sur la terre, c' est que les princes,
dit M De La Chalotais, séduits par quelques
théologiens, ont pris parti dans ces querelles.
p242
Que les gouvernemens les méprisent, les théologiens,
après s' être injuriés, et s' être réciproquement
accusés d'résie, etc. Se lasseront de
parler sans s' entendre et sans être entendus. La
crainte du ridicule, leur imposera silence.
28 c' est à des disputes de mots qu' il faut
pareillement rapporter presque toutes ces accusations
d' athéisme. Il n' est point d' homme éclairé
qui ne reconnoisse une force dans la nature. Il
n' est donc point d' athée.
Celui-là n' est point athée qui dit, le mouvement
est dieu ; parce qu' en effet le mouvement
est incompréhensible, parce qu' on n' en a pas
d' idées nettes, parce qu' il ne se manifeste
que par ses effets et qu' enfin c' est par lui que tout
s' opére dans l' univers.
Celui-là n' est pas athée, qui dit au contraire le
mouvement n' est pas dieu, parce que le mouvement
n' est pas un être, mais une maniere d' être.
Ceux-là ne sont pas athées qui soutiennent le
mouvement essentiel à la matiere, qui le regardent
comme la force invisible et motrice qui se
pand dans toutes ses parties. Voit-on les astres
changer continuellement de lieu, se rouler
perpétuellement sur leur centre ; voit-on tous les
corps se détruire et se reproduire sans cesse sous
des formes différentes ; voit-on enfin la nature
dans une fermentation et une dissolution éternelle,
qui peut nier que le mouvement ne soit
comme l' étendue, inhérent aux corps, et que le
mouvement ne soit cause de ce qui est. En effet,
diroit M Hume, si l' on donne toujours le nom
de cause et d' effet à la concomitance de deux faits,
p243
et que par-tout où il y a des corps, il y ait du
mouvement, on doit donc regarder le mouvement
comme l' ame universelle de la matiere et de
la divinité qui seule en tre la substance. Mais
les philosophes qui sont de cette derniere opinion
sont-ils ates ? Non : ils reconnoissent également
une force inconnue dans l' univers. Ceux-mêmes
qui n' ont point d' idées de Dieu, sont-ils
athées ? Non : parce que tous les hommes le
seroient ; parce qu' aucun n' a d' idées nettes de la
divinité ; parce qu' en ce genre toute idée obscure
est égale à ro, et qu' enfin avouer
l' incomphensibilité de Dieu, c' est comme le prouve
M Robinet, dire sous un tour de phrase différent,
qu' on n' en a point d' idée.
29 il faut des desirs à l' homme pour être
heureux, des desirs qui l' occupent, mais dont
son travail ou ses talens puissent lui procurer
l' objet. Entre les desirs de cette espece, le plus
propre à l' attacher à l' ennui est le desir de la
gloire. S' allume-t-il également en tous les pays ? Il
en est où la recherche de la gloire expose l' homme
à trop de dangers. Quel motif raisonnable
l' exciteroit à cette poursuite dans un royaume,
l' on a si maltraité les Voltaires, les
Montesquieux, etc. Si la France, disent les anglois,
est réputée un pays délicieux, c' est pour le riche
qui ne pense point.
30 loin de condamner l' esprit de systême,
je l' admire dans les grands hommes. C' est aux
efforts faits pour défendre ou détruire ces systêmes
qu' on doit sans doute une infinité de découvertes.
p244
Qu' on tente donc d' expliquer, s' il est possible,
par un seul principe tous les pnomenes
physiques de la nature ; mais toujours en garde
contre ces principes, qu' on les regarde simplement
comme une des clefs différentes qu' on peut
successivement essayer, dans l' espoir de trouver
enfin celle qui doit ouvrir le sanctuaire de la
nature. Que sur-tout l' on ne confonde point ensemble
les contes et les systêmes : ces derniers veulent
être appuyés sur un grand nombre de faits.
Ce sont les seuls qu' on puisse enseigner dans les
écoles publiques : pourvu néanmoins qu' on
n' en soutienne point encore la rité cent ans
après que l' exrience en a montré la fausseté.
31 pourquoi, demandoit-on à un certain
cardinal, fut-il en tous les temps des ptres,
des religions et des sorciers ? C' est, répondit-il,
qu' en tous les temps, il fut des abeilles et des
frélons, des laborieux et des paresseux, des dupes
et des fripons.
32 sans examiner s' il est de l' intérêt public
d' admettre le dogme de l' immortalité de l' ame,
j' observerai qu' au moins ce dogme n' a pas toujours
été regarpubliquement comme utile. Il
prit naissance dans les écoles de Platon, et
Ptolomée Philadelphe, roi d' égypte, le crut si
dangereux qu' il défendit, sous peine de mort, de
l' enseigner dans ses états.
33 on sait que les anciens druides étoient
anis du même esprit que le prêtre papiste :
qu' ils avoient avant lui inventé l' excommunication ;
qu' ils vouloient, comme lui, commander
aux peuples et aux rois ; et qu' ils prétendoient
p245
avoir, comme les inquisiteurs, droit de vie et
de mort, chez tous les peuples où ils s' établissoient.
34 j' assistois un jour aux réprésentations que
le clergé d' une cour d' Allemagne faisoit à son
prince. J' etois porteur de l' anneau merveilleux
qui fait dire et écrire aux hommes, non ce qu' ils
veulent que les autres entendent et lisent, mais
ce qu' ils pensent réellement. Sans la vertu de
mon anneau, je n' aurois jamais sans doute entendu
ni lu le discours suivant.
Lorsque le clergé croyoit assurer le prince
que la religion étoit perdue dans ses états, que
la débauche et l' impiété y marchoient le front
levé, que les saints jours y étoient profanés par
le travail, que la liberté de la presse ébranloit
les fondements du trône et des autels et qu' en
conséquence les évêques enjoignoient au souverain
d' armer les loix contre la liberté de penser,
de protéger l' église, et d' en détruire les ennemis ;
telles sont les paroles que je crus entendre
dans cette adresse.
Prince, votre clergé est riche et puissant,
et voudroit l' être encore davantage. Ce n' est
point la perte des moeurs et de la religion,
c' est celle de son crédit qu' il déplore. Il desire
le plus grand, et vos peuples sont sans respect
pour le sacerdoce. Nous lesclarons
donc impies : nous vous sommons de ranimer
leur piété, et donner à cet effet à votre
clerplus d' autorité sur eux. Le moment
choisi pour se porter accusateur de vos peuples
et vous irriter contr' eux, n' est peut-être
p246
pas le plus favorable ; jamais vos soldats n' ont
été si braves, vos artisans plus industrieux,
vos citoyens plus amis du bien public et par
conséquent plus vertueux. On vous dira sans
doute que les peuples les plus immédiatement
soumis au clergé, que les romains modernes
n' ont, ni la même valeur, ni le même
amour pour la patrie, ni par conséquent la
me vertu. On ajoutera peut-être que l' Espagne
et le Portugal où le clergé commande
si imrieusement, sont ruinés et dévastés par
l' ignorance, la paresse et la superstition, et
qu' enfin entre tous les peuples, ceux qui
sont généralement honorés et respectés, sont
ces mêmes peuples éclairés auxquels l' église
catholique donnera toujours le nom d' impies.
Que votre oreille, ô prince, soit toujours
fermée à de pareilles représentations : que de
concert avec son clergé, elle répande les nebres
dans son empire, et sache qu' un peuple
instruit, riche et sans superstition est aux
yeux du prêtre un peuple sans moeurs. Sont-ce
en effet des citoyens aisés et industrieux
qui, par exemple, auront pour la vertu de
la continence tout le respect qu' elle mérite ?
Il en est, dira-t-on, à cet égard du siecle
présent, comme des siecles passés. Charlemagne
créé saint pour sa libéralité envers le
sacerdoce, aimoit les femmes comme Fraois I
et Henri Viii. Henri Iii roi de France
avoit un goût moins cent. Henri Iv, élisabeth,
Louis Xiv, la reine Anne caressoient
p247
leurs maîtresses ou leurs amans de la même
main dont ils terrassoient leurs ennemis. On
ajoutera que les moines eux-mêmes ont presque
toujours cueilli en secret les plaisirs défendus,
et qu' enfin sans changer la constitution
physique des citoyens, il est très-difficile
de les arracher au penchant damnable qui les
porte vers les femmes. Il est cependant un
moyen de les y soustraire. C' est de les appauvrir.
Ce n' est point des corps sains et bien
nouris qu' on peut chasser le démon de la
chair : l' on n' y parvient que par la priere et le
jeûne.
Qu' à l' exemple de quelques-uns de ses voisins,
votre majesté nous permette donc de
dépouiller ses sujets de toute superfluité, de
mer leurs terres, de piller leurs biens et
de les tenir au plus étroit nécessaire. Si touce
de ces pieuses remontrances, elle se
rend à nos prieres, que de bénédictions accumulées
sur elle ? Tout éloge seroit au dessus
d' une action si méritoire. Mais dans un siecle
la corruption infecte tous les esprits, où
l' impiété endurcit tous les coeurs, peut-on
espérer que votre majesté et ses ministres
adoptent un conseil si salutaire, un moyen
si facile d' assurer la continence de ses
sujets.
Quant à la profanation des saints jours,
nos remonstrances à cet égard paroîtront encore
absurdes. L' homme qui travaille fête et
dimanches, ne s' enivre point, il ne court
point les femmes ; il ne nuit à personne ;
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il sert son pays, il accroît l' aisance de sa
famille ; il augmente le commerce de sa nation.
De deux peuples également puissans et nombreux,
que l' un fête, comme en Espagne cent-trente
deux jours de l' année et quelquefois le
lendemain, que l' autre au contraire n' en fête
aucun, le dernier de ces peuples aura 80 ou
90 jours de travail plus que le premier. Il
pourra donc fournir à plus bas prix les marchandises
de ses manufactures ; ses terres seront
mieux cultivées, ses moissons plus abondantes.
Il aura mis la balance du commerce
en faveur de son pays. Ce dernier peuple plus
riche et plus puissant que le premier, pourra
donc un jour lui donner la loi. Rien de commun
entre l' intérêt national et l' intérêt du
cler. Uniquement jaloux de commander,
que veut le prêtre ? Rétcir l' esprit des souverains,
éteindre en eux jusqu' aux lumieres
naturelles. Un peuple est-il gouverné par de
tels princes ? Il est tôt ou tard la proie d' un
voisin plus riche, plus éclairé et moins
superstitieux. Aussi la grandeur du cler
catholique est-elle toujours destructive de la
grandeur d' un état. Les prêtres déclament-ils contre
la profanation destes ; qu' on ne s' y trompe pas,
ce n' est point l' amour de Dieu, c' est l' amour
de leur autorité qui les anime. Ce que leur
apprend à ce sujet l' expérience, c' est que
moins un homme fréquente les temples,
moins il a de respect pour leurs ministres et
moins ces ministres ont de cdit sur lui. Or
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si la puissance est la premiere passion du prêtre,
peu lui importe que le jour de fête soit
pour l' artisan un jour de débauche, qu' au sortir
du temple il coure les filles et les cabarets,
et qu' enfin les après vêpres soient si scandaleux.
Plus de péchés, plus d' expiations, plus d' offrandes,
plus le sacerdoce acquiert des richesses
et de pouvoir. Quel est l' intérêt de l' église ?
De multiplier les vices. Que demande-t-elle
aux hommes ? D' être stupides et pécheurs.
Voilà, sire, ce que nous reprochent les
impies. Quant à la liberté de la presse, si votre
clers' éleve si violemment contr' elle, s' il
vous redit sans cesse qu' elle sappe les fondements
de la foi et rend la religion ridicule,
ne l' en croyez pas.
Ce n' est pas que le clergé ne sente comme
le solide et l' ingénieux auteur de l' investigator
anglois , que la rité est à l' épreuve du
ridicule, que le ridicule ne mord point sur elle et
qu' il en est la pierre de touche. Un ridicule
jetté sur une démonstration est de la boue jettée
sur du marbre ; elle le tache un instant,
se seche ; il pleut et la tache a disparu. Convenir
qu' une religion ne peut supporter le ridicule,
ce seroit en avouer la fausseté. L' église
catholique ne pete-t-elle pas sans cesse
que les portes de l' enfer ne prévaudront jamais
contre elle ? Oui : mais les ptres ne sont pas
la religion. Le ridicule peut affoiblir leur
autorité, peut enchaîner leur ambition. Ils crieront
donc toujours contre la liberté de la presse,
exigeront que votre majesté interdise à ses
p250
sujets le droit d' écrire et de penser ; qu' elle les
dépouille à cet égard des privileges de l' homme
et ferme enfin la bouche à quiconque pourroit
l' instruire.
Si tant de demandes vous paroissent indiscrettes
et que jaloux du bonheur de vos peuples,
vous vouliez, sire, ne commander qu' à des
citoyens éclairés, sachez que la même conduite
qui vous rendra cher à vos sujets et respectable
à l' étranger, vous sera imputée à crime
par votre clergé. Redoutez la vengeance
d' un corps puissant, et pour la pvenir,
remettez-lui votre épée, c' est alors qu' assuré de
la piété de vos peuples, le sacerdoce pourra
recouvrer sur eux son ancienne autorité, l' étendre
de jour en jour, et lorsque cette autorité
sera affermie, s' en servir pour vous y soumettre
vous-même.
Nous desirons d' autant plus vivement que
votre majesté ait égard à cette supplique et
nous octroie notre demande, qu' elle nous délivrera
d' une iniquité sourde, et qui n' est pas
sans fondement. Il peut établir des quakers
dans ses états ; ils peuvent se proposer de donner
gratis aux villes, bourgs, villages, et
hameaux, toute l' instruction morale et religieuse
qui leur est nécessaire. Il peut d' ailleurs
se former quelque compagnie de finance
qui prenne au rabais de l' entreprise de
cette même instruction, et la fournisse meilleure
et à meilleur compte. Qui sait s' il ne
prendroit point alors envie aux magistrats de
s' emparer de nos richesses, d' acquitter avec
p251
nos biens une partie de la dette nationale, et
par ce moyen de faire peut-être de votre nation
la plus redoutable de l' Europe. Or il nous
importe peu, sire, que vos peuples soient
heureux et redoutés, mais beaucoup que le
sacerdoce soit riche et puissant.
Voilà ce que me parurent contenir les réprésentations
du clergé. Je ne me lassois point de
considérer l' adresse, l' habileté avec laquelle les
prêtres avoient en tous pays toujours demandé
au nom du ciel, la puissance et les richesses de
la terre ; j' admirois la confiance qu' ils avoient
toujours eue dans la sottise des peuples et sur-tout
des puissants. Mais ce qui m' étonnoit encore
plus, c' étoit (en me rappellant les siecles
d' ignorance) de voir qu' à cet égard la plupart
des souverains avoient toujours été au-delà de
l' attente du cler.
35 quelques-uns veulent qu' au moment de
notre naissance, Dieu grave en nos coeurs les
préceptes de la loi naturelle. Le contraire est
prouvé par l' expérience. Si Dieu doit être regar
comme l' auteur de la loi naturelle, c' est en
tant qu' il est l' auteur de la sensibilité physique
et qu' elle est mere de la raison humaine. Cette
espece de sensibilité lors de la réunion des
hommes en société les força, comme je l' ai
dit, de faire entr' eux des conventions et des
loix dont la collection compose ce qu' on appelle
la loi naturelle. Mais cette loi fut-elle lame
chez les divers peuples : non : sa plus ou moins
grande perfection fut toujours proportionée aux
progs de l' esprit humain ; à la connoissance
p252
plus ou moins étendue que les sociétés acquirent
de ce qui leur étoit utile ou nuisible, et cette
connoissance fut chez toutes les nations le produit,
du temps, de l' expérience et de la raison.
Pour nous faire voir en Dieu l' auteur immédiat
de la loi naturelle et par conséquent de
toute justice, les théologiens doivent-ils admettre
en lui des passions telles que l' amour ou
la vengeance ? Doivent-ils le peindre comme
un être susceptible de prédilection, enfin comme
un assemblage de qualités incohérentes ? Est-ce
dans un tel dieu qu' on peut reconnoître l' auteur
de la justice ? Falloit-il ainsi vouloir concilier
les inconciliables et confondre l' erreur avec
la vérité, sans s' appercevoir de l' impossibilité
d' un tel alliage ? Il est temps que l' homme sourd
aux contradictions théologiques, n' écoute que
les seuls enseignements de la sagesse : sortons,
dit s Paul, de notre assoupissement ; la nuit de
l' ignorance est passée ; le jour de la science est
venu. Couvrons-nous des armes de la lumiere
pour détruire les fantômes des tenebres ; et pour
cet effet rendons aux humains leur liberté naturelle
et le libre exercice de leur raison.
36 se peut-il qu' on ait chez presque tous les
peuples attaché l' idée de sainteté à l' observation
d' une cérémonie rituelle, d' une ablution, etc.
Peut-on ignorer encore que les seuls citoyens
constamment vertueux et humains, sont les
hommes heureux par leur caractere. En effet
quels sont parmi les dévots les hommes les plus
estimables ? Ceux qui pleins de confiance en
Dieu, oublient qu' il est un enfer. Quels sont au
p253
contraire parmi ces mêmes dévots les hommes
les plus odieux et les plus barbares ? Ceux qui
timides, inquiets, et malheureux, voient toujours
l' enfer ouvert sous leurs pas. Pourquoi les
dévotes sont-elles en général le tourment de
leur maison, crient-elles sans cesse après leurs
valets, en sont-elles si haïes ? C' est que toujours
en transe du diable, elles le voient toujours
prêt à les emporter, et que la crainte et le malheur
rendent cruel. Si la jeunesse est ennéral
plus vertueuse et plus humaine que la vieillesse,
c' est qu' elle a plus de desirs, plus de santé,
qu' elle est plus heureuse. La nature fut sage,
dit un anglois, de borner la vie de l' homme à
80 ou 100 ans. Si le ciel eût prolongé sa vieillesse,
l' homme eût été trop méchant.
37 en Tartarie sous le nom de dalai lama, si
le grand pontife est immortel ; en Italie, sous
le nom de pape, le même pontife est infaillible.
Dans le pays des mongales, si le vicaire
du grand lama reçoit le titre de kutuchta ,
c' est-a-dire, vicaire du dieu vivant ; en Europe
le pape porte le même nom. à Bagdat,
en Tartarie, au Japon, si dans le dessein
d' avilir et de soumettre les rois, les pontifes
sous les noms de califes, de lama, de daïro,
ont fait baiser leurs pieds aux empereurs : si ces
pontifes ont exigé que montés sur leur mule,
les empereurs en tinssent la bride et les
promenassent ainsi par les rues ; le pape n' a-t-il
pas exigé les mêmes complaisances des empereurs
et des monarques d' occident ? Les pontifes en
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tout pays ont donc eu les mes prétentions, et
les princes la me soumission.
Si les disputes pour le califat ont fait en orient
ruisseler le sang humain, les disputes pour la
papauté, l' ont pareillement fait couler en occident.
Six papes assassinerent leurs prédécesseurs, et
se mirent en leur place. Les papes, dit Baronius,
n' étoient point alors des hommes ; mais des monstres.
N' a-t-on pas vu par-tout le nom d' ortodoxie
donné à la religion du plus fort, et celui d' hérésie
à celle du foible ? Par-tout le pouvoir sacerdotal
fut producteur du fanatisme, et le fanatisme
du meurtre. Par-tout les hommes se firent
brûler pour des sottises théologiques et donnerent
en ce genre les mêmes preuves d' opiniâtreté
et de courage.
Mais ce n' est pas uniquement dans les affaires
de religion que les peuples se sont par-tout
montrés les mêmes : ils n' ont pas moins conser
de ressemblance entr' eux, lorsqu' il s' est agi de
quelque changement dans leurs usages et leurs
coutumes. Les tartares mantchoux vainqueurs
des chinois veulent leur couper les cheveux :
ces derniers brisent leurs fers, attaquent,font
ces redoutables mantchoux et triomphent de
leurs vainqueurs. Le czar veut faire raser les
russes ; ils sevoltent. Le roi d' Angleterre
veut donner des culottes aux montagnards écossois ;
ils s' arment. De l' orient à l' occident, les
peuples sont donc par-tout les mes, et par-tout
les mes causes élevent et détruisent les
empires.
p255
Lors de la conquête de la Chine, quel prince
en occupoit le trône ? Un imbécille, une idole
qu' on n' osoit instruire du mauvais état de ses
affaires, et qui toujours encensé par ses favoris,
n' avoit autour de lui que des intriguans sans esprit,
sans lumiere et sans courage. Qui commandoit
aux empires d' orient et d' occident, lorsque
Rome et Constantinople furent prises et saccagées
par Alaric et Mahomet second ? Des princes
de la même espece. Tel étoit peut-être l' état
de la France sous la vieillesse de Louis Xiv,
lorsqu' elle étoit battue de toutes parts.
La preuve que les hommes sont par-tout les
mes, c' est l' avilissement et l' ignorance où
tombent successivement tous les peuples selon
l' intérêt que le gouvernement croit avoir de les
abrutir. Un ministre est-il inepte ? Craint-il si
les peuples ouvrent les yeux, d' être reconnu
pour tel, il les leur tient fermés ; et la stupidi
d' un peuple n' est point alors l' effet d' une
cause physique, mais morale.
Une cause de la me espece n' aime-t-elle
pas du même esprit, ceux que le hasard éleve
aux mêmes emplois ? Quel est en Espagne, en
Allemagne, en Angleterre même, le premier
soin de l' homme en place ? Celui de s' enrichir.
L' affaire publique ne marche qu' après la
sienne.
Dans les charges inférieures de la judicature,
si presque tous les hommes ont la même morgue
et la me incapacité pour les affaires
d' administration, à quoi l' attribuer ? Au défaut de
leur organisation ? Non : mais à celui de leur
instruction.
p256
Tout homme exercé aux finesses de la chicane,
accoutumé à ne juger que d' après l' autorité,
remonte difficilement jusqu' aux premiers principes
des loix ; il agrandit sa mémoire et retrécit
son jugement.
Dans l' esprit comme dans le corps, il n' est de
parties fortes que les parties exeres. Les jambes
des porteurs de chaises et les bras des bouchers
en sont la preuve. Si les muscles de la
raison sont dans les gens de loix communément
assez foibles, c' est qu' ils en font peu d' usage.
Des faits sans nombre prouvent que par-tout
les hommes sont essentiellement les mêmes ; que
la différence des climats n' a point d' influence sur
les esprits et me très-peu sur leurs goûts.
L' illinois comme l' islandois s' assied près de sa
barique d' eau de vie jusqu' à ce qu' il l' ait bue. En
presque tous les pays les femmes ont comme en France
le même desir de plaire, le me goût pour la parure,
le même soin de leur beauté, la même aversion pour
la campagne, enfin le même amour pour la capitale,
toujours environnées d' un plus ou
moins grand nombre d' adorateurs, elles se sentent
réellement plus puissantes.
Qu' on promene ses regards sur l' univers entier,
si l' on reconnoît lame ambition dans
tous les coeurs, même crédulité dans tous les
esprits, même fourberie dans tous les prêtres,
me coquetterie dans toutes les femmes, même
desir de s' enrichir dans tous les citoyens,
comment ne pas convenir que les hommes semblables
les uns aux autres, ne différent que par
p257
la diversité de leur instruction ; qu' en tous les
pays leurs organes sont à peu près les mêmes,
qu' ils en font à peu ps le même usage ; et
qu' enfin les mains indiennes et chinoises, sont par
cette raison aussi adroites dans la fabrique des
étoffes que les mains européennes. Rien n' indique
donc, comme on le répete sans cesse, que
ce soit à la différence des latitudes qu' on doive
attribuer l' inégalité des esprits.
38 les ruses des ptres sont les mêmes par-tout.
Par-tout les prêtres sont jaloux de s' approprier
l' argent des laïcs. L' église romaine à cet
effet vend la permission d' épouser sa parente.
Elle s' engage pour tant de messes, c' est-à-dire,
pour tant de pieces de 12 sols, à livrer tous les
ans tant d' ames du purgatoire, par conséquent à
leur faire remettre tant de chés. à la pagode
de Tinagogo, comme à Rome, les ptres pour
les mes sommes, vendent à peu près les mêmes
espérances.
à Tinagogo, (dit l' auteur de l' histoire
générale des voyages, tom ix pag 462)
le troisieme jour d' après un sacrifice qui se fait
à la nouvelle lune de cembre... etc.
p259
39 quelques philosophes ont défini l' homme,
un singe qui rit, d' autres un animal
raisonnable .
Quelques-uns enfin un animal crédule .
Cet animal, ajoutent-ils, est monté sur deux
jambes, a les doigts flexibles, des mains adroites :
il a beaucoup de besoins, en conséquence
beaucoup d' industrie. D' ailleurs aussi vain et aussi
orgueilleux que crédule, il pense que tous les
mondes sont faits pour la terre, et que la terre
est faite pour lui. Cette définition ou description
de l' homme ne seroit-elle pas la plus
vraie ?
40 chacun demande qu' est-ce que rité ou
évidence ? La racine des mots indique l' idée qu' on
y doit attacher. évidence est un dérivé de
videre, video , je vois.
Qu' est-ce qu' une proposition évidente pour
moi ? C' est un fait de l' existence duquel je puis
m' assurer par le témoignage de mes sens, jamais
trompeurs, si je les interroge avec la pcaution
et l' attention requise.
Qu' est-ce qu' une proposition évidente pour le
général des hommes ? C' est pareillement un fait
dont tous peuvent s' assurer par le témoignage de
leurs sens, et dont ils peuvent de plus rifier
à chaque instant l' existence. Tels sont ces deux
faits, deux et deux font quatre, le tout est plus
grand que sa partie .
Si je prétends, par exemple, que dans les
mers du nord, il est un polype monstrueux
nommé Kraken, et que ce polype est grand
comme une petite île, ce fait évident pour moi,
si je l' ai vu, si j' ai porté à son examen toute
l' attention cessaire pour m' assurer de saalité,
n' est pas même probable pour qui ne l' a pas
p260
vu. Il est plus raisonnable de douter de ma véracité,
que de croire à l' existence d' un animal si
extraordinaire.
Mais si d' aps les voyageurs, jecris la véritable
forme des édifices de Pékin, cette description
évidente pour ceux qui l' habitent, n' est que
plus ou moins probable pour les autres. Aussi le
vrai n' est-il pas toujours évident, et le probable
est-il souvent vrai. Mais en quoi l' évidence
differe-t-elle de la probabilité ? Je l' ai dit ;
" évidence est un fait qui tombe sous nos sens,
et dont tous les hommes peuvent à chaque
instant vérifier l' existence. Quant à la probabilité,
elle est fondée sur des conjectures,
sur le témoignage des hommes, et sur cent
preuves de cette espece. évidence est un point
unique. Il n' est point divers degrés d' évidence :
il est au contraire divers degrés de probabili
selon la différence 1 des gens qui attestent ;
2 du fait attesté " . -cinq hommes
me disent avoir vu un ours dans les forêts de la
Pologne. Ce fait que rien ne contredit, est pour
moi très-probable. Mais que non seulement ces
cinq hommes, mais encore cinq cent autres,
m' attestent avoir rencontré dans ces mêmes forêts,
des spectres, des ogres, des vampires ;
leur témoignage réuni n' a pour moi rien de probable,
parce qu' il est en pareil cas encore plus
commun de rassembler cinq cent menteurs, que
de voir de tels prodiges.
41 met-on sous nos yeux tous les faits de la
comparaison desquels doit résulter unerité
nouvelle ? Attache-t-on des idées nettes aux
p261
mots dont on se sert pour la démontrer ? Rien
alors ne la robe à nos regards ; et cette vérité
bientôtduite à un fait simple, sera par tout
homme attentif, conçue presqu' aussi-tôt que propoe.
à quoi donc attribuer le peu de progrès
d' un jeune homme dans les sciences ? à deux
causes.
L' une au défaut de méthode dans les maîtres.
L' autre au défaut d' ardeur et d' attention dans
l' éleve.
42 cette métamorphose pertuelle dunie
en science, m' a souvent fait soupçonner que
tout dans la nature se prépare et s' amene de
lui-même. Peut-être la perfection des arts et des
sciences est-elle moins l' oeuvre du nie que du
tems et de la cessité. Le progrès uniforme des
sciences dans tous les pays confirmeroit cette
opinion. En effet si dans toutes les nations,
comme l' observe M Hume, ce n' est qu' après
avoir bien écrit en vers qu' on parvient à bien
écrire en prose, une marche si constante de la
raison humaine, me paroîtroit l' effet d' une cause
générale et sourde. Elle supposeroit du moins une
égale aptitude à l' esprit dans tous les hommes
de tous les siecles et de tous les pays.
43 puisque les hommes conversent et disputent
entr' eux, il faut donc qu' ils se sentent
intérieurement doués de la faculté d' appercevoir
les mesrités et par conséquent d' une égale
aptitude à l' esprit. Sans cette conviction, quoi
de plus absurde que les disputes des politiques
et des philosophes ? Que serviroit de se parler, si
l' on ne pouvoit s' entendre ? Si l' on le peut, il est
p262
donc évident que l' obscurité d' une proposition
n' est jamais dans les choses, mais dans les mots.
Aussi, dit à ce sujet, un des plus illustres
écrivains de l' Angleterre, que les hommes
conviennent de la signification des mots, ils
appercevront bientôt les mêmes vérités, ils
adopteront tous les mêmes opinions. Voyez Hume,
sect 8 of liberty and necessity.
Ce fait prouvé par l' expérience donne la solution
du problême propo il y a cinq ou six ans
par l' académie de Berlin : savoir, si les vérités
métaphysiques en néral, si les premiers principes
de la théologie naturelle et de la morale
sont susceptibles de la même évidence des vérités
géométriques . Attache-t-on une idée nette au
mot probi? La regarde-t-on avec moi comme
l' habitude des actions utiles à la patrie ? Que
faire pour déterminer monstrativement quelles
sont les actions vertueuses ou vicieuses ? Nommer
celles qui sont utiles ou nuisibles à la société.
Or en général rien de plus facile. Il est donc
certain, si le bien public est l' objet de la morale,
que ses préceptes fondés sur des principes
aussi surs que ceux de la géométrie, sont comme
les propositions de cette derniere science,
susceptible de démonstrations les plus rigoureuses.
Il en est de même de la métaphysique. C' est
une science vraie, lorsque distinguée de la
scholastique, on la resserre dans les bornes que lui
assigne la définition de l' illustre Bacon.
SECTION " CHAPITRE O
p263
quelles sont ces causes.
elles seduisent à deux.
L' une est l' enchnement différent des événemens
des circonstances et des positions où se
trouvent les divers hommes. (enchaînement
auquel je donne le nom de hazard.)
l' autre est le desir plus ou moins vif qu' ils ont
de s' instruire.
Le hazard n' est pas pcisément aussi favorable
à tous ; et cependant il a plus de part qu' on
n' imagine aux découvertes dont on fait honneur au
génie. Pour connoître toute l' influence du hazard,
qu' on consulte l' expérience ; elle nous apprendra
que dans les arts, c' est à lui que nous
devons presque toutes nos découvertes.
En chymie, c' est au travail du grand oeuvre
que les adeptes doivent la plupart de leurs
p264
secrets. Ces secrets n' étoient pas l' objet de leur
recherche ; ils ne doivent donc pas être regardés
comme le produit du génie. Qu' on applique aux
différens genres de sciences ce que je dis de la
chymie, on verra qu' en chacune d' elles, le hazard
a tout découvert. Notre mémoire est le
creuset des souffleurs. C' est du mêlange de
certaines matieres jettées sans dessein dans un
creuset, que résultent quelquefois les effets les
plus inattendus et les plus étonnans ; et c' est
pareillement du mêlange de certains faits placés
sans dessein dans notre souvenir, quesultent nos
idées les plus neuves et les plus sublimes. Toutes
les sciences sont également soumises à l' empire
du hazard. Son influence est la même sur
toutes, mais ne se manifeste point d' une maniere
aussi frappante.
SECTION 3 CHAPITRE 2
toute idée neuve est un don du hazard.
une vérité entiérement inconnue ne peut
être l' objet de ma méditation ; lorsque je l' entrevois,
elle est déja découverte. Le premier soupçon
est en ce genre le trait du génie. à qui dois-je
ce premier soupçon ? Est-ce à mon esprit ?
p265
Non : il ne pouvoit s' occuper de la recherche
d' une vérité dont il ne supposoit pasme
l' existence. Ce soupçon est donc l' effet d' un mot,
d' une lecture, d' une conversation, d' un accident,
enfin d' un rien auquel je donne le nom de
hazard. Or si nous lui sommes redevables de ces
premiers soupçons, et par conséquent de ces
découvertes, peut-on assurer que nous ne lui
devions pas encore le moyen de les étendre et
de les perfectionner.
La syrene de Comus est l' exemple le plus
propre àvelopper mes ies. Si l' on a long-tems
montré cette syrene à la foire sans que
personne en devinât le mécanisme, c' est que le
hazard ne mettoit sous les yeux de personne les
objets de la comparaison desquels devoit résulter
cette découverte. Il avoit été plus favorable à
Comus. Mais pourquoi n' est-il pas en France
compté parmi les grands esprits ? C' est que son
canisme est plus curieux que vraiment utile.
S' il t été d' un avantage très-général et
très-étendu, nul doute que la reconnoissance
publique n' eût mis Comus au rang des hommes les
plus illustres. Il eût dû sa couverte au hazard,
et le titre d' homme de génie à l' importance de
cette découverte.
p266
Que résulte-t-il de cet exemple ?
1 que toute ie neuve est un don du hazard ;
2 que s' il est des méthodes sûres pour former
des savans et même des gens d' esprit, il
n' en est point pour former des génies et des
inventeurs. Mais, soit qu' on regarde le génie
comme un don de la nature ou du hazard, n' est-il
pas dans l' une ou l' autre supposition, également
l' effet d' une cause indépendante de nous ? En ce
cas, pourquoi mettre tant d' importance à la
perfection plus ou moins grande de l' éducation ?
La raison en est simple. Si le génie dépend de
la finesse plus ou moins grande des sens,
l' instruction ne pouvant changer le physique de
l' homme, rendre l' ouie aux sourds, et la parole
aux muets, l' éducation est absolument inutile.
Au contraire si le génie est en partie un don
du hazard, les hommes après s' être assurés par
des observations répétées, des moyens employés
par le hazard pour former de grands talens, peuvent
en se servant à peu près des mêmes moyens
opérer à peu près les mêmes effets, et multiplier
infiniment ces grands talens.
Supposons que pour produire un homme de
génie, le hazard doive se combiner en lui avec
l' amour de la gloire. Supposons encore qu' un
homme naisse dans un gouvernement loin
d' honorer, on avilisse les talens : dans cet empire
il est évident que l' homme denie sera entiérement
l' oeuvre du hazard.
En effet, ou cet homme aura cu dans le
monde, et devra son amour pour la gloire à l' estime
p267
qu' aura conserpour les talens, la soc
particuliere où il s' est trouvé ; ou il aura vécu
dans la retraite, et devra alors ce même amour
pour la gloire, à l' étude de l' histoire, au souvenir
des honneurs anciennement décernés à la vertu
et au talent, enfin à l' ignorance dupris
que ses concitoyens ont pour l' une ou l' autre.
Supposons au contraire que cet homme naisse
dans un siecle et sous une forme de gouvernement
le mérite soit honoré. Dans cette hypothese,
il est évident que son amour pour la
gloire, et son génie ne sera point en lui l' oeuvre
du hazard, mais de la constitution même de l' état ;
par conquent de son éducation, sur laquelle
la forme des gouvernemens a toujours la plus
grande influence.
Considere-t-on l' esprit et le génie moins comme
l' effet de l' organisation que du hazard ;
il est certain, comme je l' ai ja dit, qu' en
observant les moyens employés par le hazard pour
former de grands hommes, on peut d' après cette
observation modéler un plan d' éducation qui les
multipliant dans une nation, ytrecisse infiniment
l' empire de ce même hazard, et diminue
la part immense qu' il a maintenant à notre
instruction.
Cependant si c' est à des causes, à des accidens
imprévus qu' on doit toujours le premier soupçon,
par conquent la découverte de toute idée
neuve, le hazard conservera donc toujours une
p268
certaine influence sur les esprits ; j' en conviens ;
mais cette influence a aussi des bornes.
SECTION 3 CHAPITRE 3
des limites à poser au pouvoir du hazard.
si presque tous les objets considérés avec attention
ne renfermoient point en eux la semence de
quelquecouverte ; si le hazard ne partageoit
pas à peu près également ses dons et n' offroit
point à tous des objets de la comparaison desquels
il pût sulter des idées grandes et neuves,
l' esprit seroit presqu' en entier le don du hazard.
Ce seroit à son éducation qu' on devroit sa
science, au hazard qu' on devroit son esprit ; et
chacun en auroit plus ou moins, selon que le hazard
lui auroit été plus ou moins favorable. Or
que nous apprend à ce sujet l' expérience ? C' est
que l' inégalité des esprits, est moins en nous
l' effet du partage trop inégal des dons du hazard,
que de l' indifférence avec laquelle on les reçoit.
L' inégalité des esprits doit donc être principalement
regardée comme l' effet du degré différent
d' attention portée à l' observation des ressemblances
et des différences, des convenances et
des disconvenances qu' ont entr' eux les objets divers.
Or cette inégale attention est en nous le produit
nécessaire de la force inégale de nos passions.
Il n' est point d' homme animé du desir ardent
de la gloire qui ne se distingue toujours plus ou
p269
moins dans l' art ou la science qu' il cultive. Il
est vrai qu' entre deux hommes également jaloux
de s' illustrer, c' est le hazard qui présentant à
l' un d' eux des objets de la comparaison desquels ils
sulte des idées plus fécondes et des couvertes
plus importantes, décide sa supériorité. Le hazard
par l' influence qu' il aura toujours sur le choix
des objets qui s' offrent à nous, conservera donc
toujours quelqu' influence sur les esprits.
Contient-on sa puissance dans ces étroites limites,
on a fait tout le possible. On ne doit pas
s' attendre, à quelque degde perfection qu' on porte
la science de l' éducation, qu' elle forme jamais
des gens de génie de tous les habitans d' un empire.
Ce qu' elle peut, c' est de les y multiplier ;
c' est de faire du plus grand nombre des citoyens
des hommes de sens et d' esprit. Voilà jusqu' où
s' étend son pouvoir. ç' en est assez pour réveiller
l' attention des citoyens et les encourager à
la culture d' une science dont la perfection
procureroit en général tant de bonheur à l' humanité
et en particulier tant d' avantages aux nations
qui s' en occuperoient.
Un peuple où l' éducation publique donneroit
du génie à un certain nombre de citoyens, et du
sens à presque tous, seroit sans contredit le premier
peuple de l' univers. Le seul et sûr moyen
d' orer cet effet est d' habituer de bonne heure
les enfans à la fatigue de l' attention.
Les semences des couvertes présentées à
tous par le hazard, sont stériles, si l' attention ne
les féconde. La rareté de l' attention produit celle
des génies. Mais que faire pour forcer les hommes
p270
à l' application ? Allumer en eux les passions
de l' émulation, de la gloire et de la vérité. C' est
la force inégale de ces passions, qu' on doit
regarder en eux comme la cause de la grande
inégalité de leurs esprits.
SECTION 3 CHAPITRE 4
de la seconde cause de l' inégalité des
esprits.
presque tous les hommes sont sans passions,
sans amour pour la gloire. Loin d' en
exciter en eux le desir, la plupart des gouvernemens
par une petite et fausse politique,
cherchent au contraire à l' éteindre. Alors
indifférens à la gloire, les citoyens font peu de cas
de l' estime publique, et peu d' efforts pour la
riter.
Je ne vois dans la plupart des hommes que des
commerçans avides. S' ils arment, ce n' est point
dans l' esrance de donner leur nom à quelque
contrée nouvelle. Uniquement sensibles à l' espoir
du gain, ce qu' ils craignent, c' est que leur
vaisseau ne s' écarte des routes fréquentées. Or
ces routes ne sont pas celles des découvertes. Que
le navire soit par le hazard ou la tempête porté
sur des îles inconnues ; le pilote ford' y relâcher,
n' en reconnoît ni les terres, ni les habitans.
Il y fait de l' eau, remet à la voile et court
de nouveau les tes pour y échanger ses marchandises.
p271
Rentré enfin dans le port, il désarme,
et remplit le magasin du proprtaire des richesses
et des denrées du retour et ne lui rapporte
aucune découverte.
Il est peu de colons ; et sur les mers de ce
monde, uniquement jaloux d' honneurs, de places,
de crédit et de richesses, peu d' hommes
s' embarquent pour la découverte derités
nouvelles. Pourquoi donc s' étonner si ces
découvertes sont rares ?
Les vérités sont par la main du ciel, semées
çà et là dans une forêt obscure et sans route. Un
chemin borde cette forêt : il est fréquenté par
une infinité de voyageurs. Parmi eux il est des
curieux à qui l' épaisseur et l' obscurité même du
bois, inspire le desir d' y pénétrer. Ils y entrent,
mais embarrassés dans les ronces, déchirés par
les épines et rebus dès les premiers pas, ils
abandonnent l' entreprise et regagnent le chemin.
D' autres, mais en petit nombre, animés, non
par une curiosité vague, mais par un desir vif
et constant de gloire, s' enfoncent dans la forêt,
en traversent les fondrieres et ne cessent de la
parcourir jusqu' à ce que le hazard leur ait enfin
découvert quelque vérité plus ou moins importante.
Cette découverte faite, ils reviennent sur
leurs pas, percent une route de cette vérité
jusqu' au grand chemin, et tout voyageur alors la
regarde en passant, parce que tous ont des yeux
pour l' appercevoir et qu' il ne leur manquoit pour
la découvrir que le desir vif de la chercher et la
patience nécessaire pour la trouver.
Un homme jaloux d' un grand nom se met-il à
p272
la poursuite d' une rité importante ? Il doit
s' armer de la patience du chasseur. Il en est du
philosophe comme du sauvage : le moindre mouvement
du dernier écarte de lui le gibier ; et la
moindre distraction du premier éloigne de lui la
rité. Or rien de plusnible que de tenir
long-tems son corps et son esprit dans le même état
d' immobilité ou d' attention ; c' est le produit d' une
grande passion. Dans le sauvage c' est le besoin de
manger, dans le philosophe c' est celui de la gloire
qui ore cet effet.
Mais qu' est-ce que ce besoin de la gloire ? Le
besoin me du plaisir. Aussi dans tous pays où la
gloire cesse d' en être représentative, le citoyen
est indifférent à la gloire ; le pays est stérile en
génies et en découvertes. Il n' en est cependant
point qui de tems en tems ne produise des hommes
illustres ; parce qu' il n' en est aucun où il ne
laisse de loin en loin quelque citoyen, qui, frappé,
comme je l' ai dit, des éloges prodigués dans
l' histoire aux talens, nesire d' en mériter de
pareils, et ne se mette à cet effet en quête de
quelquerité nouvelle. S' obstine-t-il à sa
recherche ? Parvient-il à sa couverte ? Est-il
enorgueilli de sa conquête ? La porte-t-il en
triomphe dans sa patrie ? Quelle est sa surprise
lorsque l' indifférence avec laquelle on la roit,
lui apprend enfin le peu de cas qu' on en fait.
Alors convaincu qu' en échange des peines et
des fatigues qu' exige la recherche de la rité,
il n' aura chez lui que peu delébrité et beaucoup
de persécution, il perd courage, il se rebute,
ne tente plus de nouvelles découvertes, se
p273
livre à la paresse, et s' arrête à moitié de sa
carriere.
Notre attention est fugitive : il faut des passions
fortes pour la fixer. Je veux qu' en s' amusant
l' on calcule une page de chiffres, on n' en
calcule point un volume qu' on n' y soit forcé par
l' intérêt puissant de sa gloire ou de sa fortune. Ce
sont les passions qui mettent en action l' égale
aptitude que les hommes ont à l' esprit. Sans elles
cette aptitude n' est en eux qu' une puissance
morte.
Qu' est-ce encore une fois que l' esprit ? La
connoissance des vrais rapports qu' un certain
nombre d' objets ont entr' eux et avec nous. à
quoi doit-on cette reconnoissance ? à la méditation,
à la comparaison des objets. Mais que suppose
cette comparaison ? Un intérêt plus ou moins
vif de les comparer. L' esprit est donc en nous le
produit de cet intérêt et non de la finesse plus ou
moins grande de nos sens.
Mais, dira-t-on, si la force de notre constitution
déterminoit celle de nos desirs ; si l' homme
devoit son génie à ses passions et ses passions
à son tempérament, dans cette supposition, le nie
seroit encore en nous l' effet de l' organisation
et par conséquent un don de la nature.
C' est à la discussion de ce point que seduit
maintenant cette importante question : c' est de
l' examen de ce fait que dépend son exacte solution.
p274
SECTION 3 NOTES
1 j' ai connu la sottise et la méchanceté des
théologiens. Tout est à crainte de leur part. Je
suis donc for de renouveller de tems en tems
la même profession de foi, de ter que je ne
regarde point le hazard comme un être ; que je
n' en fais point un dieu, et que par ce mot, je
n' entends que " l' enchaînement des effets dont
nous n' apperçevons pas les causes " . C' est en
ce sens qu' on dit du hazard, il conduit le dé .
Cependant tout le monde sait que la maniere de
remuer le cornet et de jetter ce , est la raison
suffisante qui fait amener plutôt terne que
sonnet.
2 permis aux insens de déclamer sans cesse
contre les passions. Ce que l' expérience nous
apprend à ce sujet, c' est que sans elles, il n' est
ni grand artiste, ni grand géral, ni grand
ministre, ni grand poëte, ni grand philosophe ; c' est
que la philosophie, comme le prouve l' étymologie
de ce mot, consiste dans l' amour et la recherche
de la sagesse et de la vérité. Or tout amour est
passion. Ce sont donc les passions qui dans leurs
travaux ont toujours soutenu les Newtons, les
Lockes, les Bailes etc. Leurs découvertes furent le
prix de leurs méditations. Cescouvertes ont
supposé une poursuite vive, constante, assidue de
la vérité, et cette poursuite une passion.
p275
On n' est point philosophe, lorsqu' indifférent
au mensonge ou à larité, on se livre à cette
apathie et à ce repos prétendu philosophique qui
retient l' ame dans l' engourdissement, et retarde
sa marche vers la verité. Que cet état soit doux,
qu' on s' y trouve à l' abri de l' envie et de la fureur
des bigots et qu' en conséquence, le paresseux se
dise prudent ; soit : mais qu' il ne se dise
pas philosophe . Quelle est la société la plus
dangereuse pour la jeunesse ? Celle de ces hommes
prudens, discrets, et d' autant plus sûrs d' étouffer
dans l' adolescent tout genre d' émulation, qu' ils
lui montrent dans l' ignorance un abri contre la
persécution, par conséquent le bonheur dans l' inaction.
Parmi les atres de l' oisiveté, il est quelquefois
des gens de beaucoup d' esprit. Ce sont ceux
qui ne doivent leur paresse qu' aux dégoûts et aux
chagrins éprouvés dans la recherche de la vérité.
La plupart des autres sont des hommes médiocres ;
ce qu' ils désirent c' est que tous l e soient.
C' est l' envie qui leur fait prêcher la paresse.
Que faire pour échapper à la séduction de leurs
discours ? En suspecter la sincérité : se rappeller
qu' un intérêt noble ou vil fait toujours parler les
hommes ; que toute suriorité d' esprit importune
celui qui dédaigne la gloire et s' enveloppe
d' une paresseputée philosophique ; qu' un tel
homme a toujours intérét d' étouffer dans les
coeurs les germes d' une émulation qui lui donneroit
trop de supérieurs.
3 le projet de la plupart des despotes est de
p276
régner sur des esclaves, de changer chaque homme
en automate. Ces despotes séduits par l' intérêt
du moment, oublient que l' imbécillité des
sujets, annonce la chûte des rois, qu' elle est
destructive de leur empire, et qu' enfin il est à la
longue plus facile de régir un peuple éclairé, qu' un
peuple stupide.
p277
SECTION 4 CHAPITRE 1
du peu d' influence de l' organisation et
du tempérament sur les passions et le
caractere des hommes.
au moment où l' enfant se détache des flancs
de la mere et s' ouvre les portes de la vie, il y
entre sans idées, sans passions. L' unique besoin
qu' il éprouve est celui de la faim. Ce n' est donc
point au berceau que se font sentir les passions
de l' orgueil, de l' avarice, de l' envie, de l' ambition,
du desir de l' estime et de la gloire. Ces
p278
passions factices nées au sein des bourgs et
des cités supposent des conventions et des loix
déjà établies entre les hommes, par conséquent
leur union en société. De telles passions seroient
donc inconnues, et de celui qui porté au
moment de sa naissance par la tempête et les
eaux sur une côte serte, y auroit été, comme
Romulus, alaité par une louve, et de celui qui
la nuit enlevé de son berceau par une fée ou un
génie, seroit posé dans quelqu' un de ces châteaux
enchantés et solitaires où se promenoient
jadis tant de princesses et de chevaliers. Or si
l' on naît sans passions l' on naît aussi sans
caractere. Celui que produit en nous l' amour de la
gloire est une acquisition, par conquent un
effet de l' instruction. Mais la nature ne nous
doueroit-elle point dès la plus tendre enfance de
l' espece d' organisation propre à former en nous
un tel caractere ? Sur quoi fonder cette conjecture ?
A-t-on remarqué qu' une certaine disposition
dans les nerfs, les fluides, ou les muscles, donnât
constamment la même maniere de penser,
que la nature retranchât certaines fibres du
cerveau des uns pour les ajouter à celui des autres ;
qu' en conséquence elle inspirât toujours à ceux-ci
p279
un desir vif de la gloire ? Dans la supposition
les caracteres seroient l' effet de l' organisation,
que pourroit l' éducation ? Le moral change-t-il le
physique ? La maxime la plus vraie rend-elle
l' ouie aux sourds ? Les plus sages leçons d' un
précepteur applatissent-elles le dos d' un bossu ?
Allongent-elles la jambe d' un boiteux ? Elevent-elles
la taille d' un pigmée ? Ce que la nature fait, elle
seule peut le faire. L' unique sentiment qu' elle ait
dès l' enfance gravé dans nos coeurs, est l' amour de
nous-mêmes. Cet amour fonsur la sensibilité
physique, est commun à tous les hommes. Aussi quelque
différente que soit leur éducation, ce sentiment
est-il toujours le même en eux : aussi dans tous les
tems et les pays, s' est-on aimé, s' aime-t-on et
s' aimera-t-on toujours de préférence aux autres. Si
l' homme varie dans tous ses autres sentimens, c' est
que tout autre est en lui l' effet des causes morales.
Or si ces causes sont variables, leurs effets doivent
l' être. Pour constater cette vérité par des
expériences en grand, je consulterai d' abord
l' histoire des nations.
p280
SECTION 4 CHAPITRE 2
des changemens survenus dans le caractere
des nations, et des causes qui les ont produits.
chaque nation a sa maniere particuliere
de voir et de sentir qui forme son caractere ; et
chez tous les peuples, ce caractere, ou change
tout-à-coup, ou s' altere peu à peu, selon les
changemens subits ou insensibles survenus dans
la forme de leur gouvernement, par conquent
dans l' éducation publique.
Celui des françois depuis long-tems regar
comme gai, ne fut pas toujours tel. L' empereur
Julien dit des parisiens, je les aime, parce que
leur caractere, comme le mien, est austere et
sérieux .
Le caractere des peuples change donc. Mais
dans quel moment ce changement se fait-il le
plus sensiblement appercevoir ? Dans les momens
de révolution les peuples passent tout-à-coup
de l' état de liberté à celui de l' esclavage. Alors
de fier et d' audacieux qu' étoit un peuple, il
devient foible et pusillanime ; il n' ose lever ses
regards sur l' homme en place ; il est gouver, et
p281
peu lui importe qui le gouverne. Ce peuple enfin
découragé se dit comme l' âne de la fable :
quel que soit mon maître, je n' en porterai pas un
plus lourd fardeau . Autant un citoyen libre est
passionné pour la gloire de sa nation, autant un
esclave est indifférent au bien public. Son coeur
privé d' activité et d' énergie est sans vertus, sans
talens : les facultés de son ame sont engourdies :
il néglige les arts, le commerce, l' agriculture etc.
Ce n' est point à des mains serviles qu' il
appartient, disent les anglois, de travailler et
de fertiliser la terre. Un simonide aborde un
empire despotique et n' y trouve point de traces
d' hommes. Le peuple libre est courageux, franc,
humain et loyal. Le peuple esclave est lâche,
perfide, délateur, barbare : il pousse à
l' excès sa cruauté. Si l' officier trop sévere au
moment du combat a tout à redouter du soldat maltraité ;
si le jour de la bataille est pour ce dernier le jour
du ressentiment ; celui de ladition
est pareillement pour l' esclave opprimé le jour
long-tems attendu de la vengeance : elle est d' autant
plus atroce que la crainte en a plus long-tems
concentré la fureur.
Quel tableau frappant d' un changement subit
dans le caractere d' une nation, nous présente
l' histoire romaine. Quel peuple avant l' élévation
des Césars montra plus de force, de vertu,
plus d' amour pour la liberté, plus d' horreur pour
l' esclavage, et quel peuple (le trône des Césars
p282
affermi) montra plus de foiblesse et de vileté ?
Sa bassesse fatiguoit Tibere.
Indifférent à la liberté, Trajan la lui offre ; il
la refuse. Il dédaigne cette liberté que ses ancêtres
eussent payée de tout leur sang. Tout
change alors dans Rome et l' on voit à ce caractere
opiniâtre et grave qui distinguoit ses premiers
habitans, succéder ce caractere léger et
frivole que Juvénal leur reproche dans sa
dixieme satyre.
Veut-on un exemple pluscent d' un pareil
changement ? Comparons les anglois d' aujourd' hui
aux anglois du tems d' Henri Viii, d' édouard Vi,
de Marie et d' élizabeth. Ce peuple
maintenant si humain, si tolérant, si éclairé, si
libre, si industrieux, si ami des arts et de la
philosophie, n' étoit alors qu' un peuple esclave,
inhumain, superstitieux, sans arts et sans
industrie.
Un prince usurpe-t-il sur ses peuples une
autorité sans bornes ? Il est sûr d' en changer le
caractere, d' énerver leur ame, de la rendre
craintive et basse. C' est de ce moment
qu' indifférens à la gloire, ses sujets perdent ce
caractere d' audace et de constance propre à
supporter tous les travaux, à braver tous les
dangers. Le poids du pouvoir arbitraire brise en eux
le ressort de l' émulation.
Qu' impartient de la contradiction, le
prince donne le nom de factieux à l' homme vrai ;
il a substitué dans sa nation le caractere de la
fausseté à celui de la franchise. Que dans des
momens critiques, ce prince livré à ses flatteurs,
p283
ne trouve ensuite auprès de lui que des gens sans
rite, à qui s' en prendre ? à lui-seul ;
c' est-lui-me qui les a rendus tels.
Qui croiroit en considérant les maux de la
servitude qu' il fût encore des princes assez petits
pour vouloir régner sur des esclaves, des princes
stupides pour ignorer les changemens funestes
que le despotisme opere dans le caractere de leurs
sujets ?
Qu' est-ce que le pouvoir arbitraire ? Un germe
de calamités qui déposé dans le sein d' un
état, ne s' y développe que pour y porter le fruit
de la misere et de la vastation. Croyons-en le
roi de Prusse. " rien de meilleur " , dit-il,
dans un discours prononcé à l' académie de Berlin,
" que le gouvernement arbitraire ; mais
sous des princes justes, humains et vertueux :
rien de pis sous le commun des rois " . Or que
de rois de cette espece ! Combien compte-t-on
de Titus, de Trajans et d' Antonins ? Voilà ce que
pense un grand homme. Quelle élévation d' ame,
quelles lumieres un tel aveu ne suppose-t-il pas
dans un monarque ! Qu' annonce en effet le
pouvoir despotique ? Souvent la ruine du despote
et toujours celle de sa postérité. Le fondateur
d' une telle puissance met son royaume à
fonds perdu : ce n' est que l' intérêt viager et
mal-entendu de la royauté, c' est-à-dire, celui de
l' orgueil, de la paresse ou d' une passion
semblable, qui fait pférer l' exercice d' un
despotisme injuste et cruel sur des esclaves
malheureux, à l' exercice d' une puissance légitime et
bien aimée sur un peuple libre et fortuné. Le
pouvoir
p284
arbitraire est un enfant sans pvoyance
qui sacrifie sans cesse l' avenir au présent.
Le plus redoutable ennemi du bien public
n' est point le trouble, ni la dition, mais le
despotisme. Il change le caractere d' une nation,
et toujours en mal ; il n' y porte que des
vices. Quelle que soit la puissance d' un sultan des
Indes, il n' y créera jamais de citoyens magnanimes.
Il ne trouvera jamais dans ses esclaves les
vertus des hommes libres. La chimie ne tire
d' un corps mixte qu' autant d' or qu' il en renferme,
et le pouvoir le plus arbitraire ne tire jamais
d' un esclave que la bassesse qu' il contient.
L' expérience prouve donc que le caractere et
l' esprit des peuples changent avec la forme de
leur gouvernement ; qu' un gouvernement différent
donne tour-à-tour à la même nation un
caractere élevé ou bas, constant ou léger, courageux
ou timide.
Les hommes apportent donc en naissant, ou
nulle disposition, ou des dispositions à tous les
vices et les vertus contraires. Ils ne sont donc
que le produit de leur éducation. Si le persan n' a
nulle idée de la servitude, c' est un effet de leur
différente instruction.
Pourquoi, disent les étrangers, n' apperçoit-on
d' abord dans les françois qu' un même esprit et
un même caractere, comme uneme physionomie
dans tous les negres ? C' est que les françois
ne jugent et ne pensent point d' après eux,
mais d' après les gens en place. Leur maniere
de voir par cette raison doit être assez uniforme.
Il en est des françois comme de leurs femmes,
p285
ont-elles mis leur rouge, sont-elles au spectacle ?
Toutes semblent porter leme visage. Je sais
qu' avec de l' attention, l' on couvre toujours
quelque différence entre les caracteres et les
esprits des individus, mais il faut du temps pour
l' appercevoir.
L' ignorance des françois, l' inquisition de leur
police, le crédit de leur clergé les rend en général
plus semblables entr' eux qu' on ne l' est partout
ailleurs. Or, si telle est l' influence de la forme
du gouvernement sur les moeurs et le caractere
des peuples, quel changement dans les idées
et le caractere des particuliers, ne doit point
produire les changemens arrivés dans leur
fortune et leur position.
SECTION 4 CHAPITRE 3
des changemens survenus dans le caractere
des particuliers.
ce qui s' opere en grand et d' une maniere
frappante dans les nations, s' opere en petit et
d' une maniere moins sensible dans les individus.
Presque tout changement dans leurs positions
en occasionne dans leurs caracteres. Un homme
est sévere, chagrin, impérieux ; il gronde, il
maltraite ses esclaves, ses enfans, ses domestiques.
Le hazard l' égare dans une forêt, il se retire
la nuit dans un antre. Des lions y reposent.
Cet homme y conserve-t-il son caractere dur et
p286
chagrin ? Non : il se tapit dans un coin de l' antre
et n' excite par aucun geste la fureur de ces
animaux.
De l' antre du lion physique, qu' on transporte
ce me homme dans la caverne du lion moral :
qu' on l' attache au service d' un prince cruel et
despote ; doux et modéré en psence du maître,
peut-être cet homme deviendra-t-il le plus vil
et le plus rampant de ses esclaves. Mais, dira-t-on,
son caractere contraint ne sera pas changé :
c' est un arbre courbé avec effort que son élastici
naturelle rendra bientôt à sa premiere forme.
Eh quoi ! Imagine-t-on que cet arbre quelques
années assujetti par des cables à une certaine
courbure pût jamais redresser ? Quiconque
assure qu' on contraint et qu' on ne change point
les caracteres, ne dit rien autre chose, si-non
qu' on ne détruit point en un instant des habitudes
anciennement contractées.
L' homme d' humeur la conserve, parce qu' il a
toujours quelqu' inférieur sur lequel il peut
l' exercer. Mais qu' on le tienne long-temps en
présence du lion ou du despote, nul doute qu' une
contrainte longue, répétée et transformée en
habitude, n' adoucisse son caractere. En général, tant
qu' on est jeune assez pour contracter des habitudes
nouvelles, les seuls défauts et les seuls vices
incurables, sont ceux qu' on ne peut corriger
sans employer des moyens dont les moeurs, les
loix ou la coutume ne permettent point l' usage.
Il n' est rien d' impossible à l' éducation : elle fait
danser l' ours.
Qu' on médite ce sujet, l' on sentira que notre
p287
premiere nature, comme le prouve Pascal, et
l' expérience, n' est autre chose que notre premiere
habitude.
L' homme naît sans idées, sans passions ; il naît
imitateur ; il est docile à l' exemple : c' est par
conséquent à l' instruction qu' il doit ses habitudes
et son caractere. Or, je demande pourquoi des
habitudes contractées pendant un certain temps,
ne seroient pas à la longue détruites par des
habitudes contraires. Que de gens ne voit-on pas
changer de caractere selon le rang, selon la place
différente qu' ils occupent à la cour et dans le
ministere, enfin selon le changement arrivé
dans leurs positions. Pourquoi le bandit,
transporté d' Angleterre en Amérique, y devient-il
souvent honnête ? C' est qu' il devient propriétaire,
c' est qu' il a des terres à cultiver et qu' enfin
sa position a changé.
Le militaire est dans les camps dur et impitoyable ;
l' officier accoutumé à voir couler le
sang, devient insensible à ce spectacle. Est-il
de retour à Londres, à Paris, à Berlin ? Il
redevient humain et compatissant. Pourquoi
regarde-t-on chaque caractere comme l' effet d' une
organisation particuliere, lorsqu' on ne peut
déterminer quelle est cette organisation ? Pourquoi
chercher dans des qualités occultes la cause d' un
phénomene moral, que le veloppement du
sentiment de l' amour de soi, peut si clairement
et si facilement expliquer.
p288
SECTION 4 CHAPITRE 4
de l' amour de soi.
l' homme est sensible au plaisir et à la douleur
physique : en conséquence, il fuit l' un et cherche
l' autre, et c' est à cette fuite et à cette recherche
constante qu' on donne le nom d' amour de
soi.
Ce sentiment est l' effet immédiat de la sensibilité
physique, et par conséquent commun à tous
et inparable à l' homme. J' en donne pour
preuve sa permanence, l' impossibilité de le changer,
ou même de l' altérer. De tous les sentimens,
c' est le seul de cette espece ; nous lui devons
tous nos desirs, toutes nos passions : elles ne
peuvent être en nous que l' application du sentiment
de l' amour de soi à tel ou tel objet.
C' est donc à ce sentiment diversement modifié
selon l' éducation qu' on reçoit, selon le gouvernement
sous lequel on vit, et les positions différentes
l' on se trouve, qu' on doit attribuer
l' étonnante diversité des passions et des caracteres.
L' amour de nous-mêmes nous fait en entier
ce que nous femmes. Par quelle raison est-on si
avide d' honneurs et de dignités ? C' est qu' on
s' aime, c' est qu' on desire son bonheur, et par
conséquent le pouvoir de se le procurer. L' amour
p289
de la puissance et des moyens de l' acquérir est
donc nécessairement lié dans l' homme à l' amour
de lui-même. Chacun veut commander,
parce que chacun voudroit accroîrre sa félicité,
et pour cet effet que tous ses concitoyens s' en
occupassent. Or entre tous les moyens de les
y contraindre, le plus sûr est celui de la force
et de la violence. L' amour du pouvoir fondé sur
celui du bonheur, est donc l' objet commun de tous
nos desirs. Aussi les richesses, les honneurs,
la gloire, l' envie, la considération, la justice, la
vertu, l' intolérance, enfin toutes les passions
factices ne sont-elles en nous que l' amour du
pouvoir guisé sous ces noms différens.
Le pouvoir est l' objet unique de la recherche
des hommes. Pour le prouver, je vais montrer
que toutes les passions ci-dessus citées, ne sont
proprement en nous que l' amour du pouvoir, et
j' en conclurai que cet amour étant commun à
tous, tous sont susceptibles du desir de l' estime
et de la gloire, par conséquent de l' espece de
passion propre à mettre en action l' égale aptitude
qu' ont à l' esprit les hommes organisés comme le
commun d' entr' eux.
p290
SECTION 4 CHAPITRE 5
de l' amour des richesses et de la gloire.
à la tête des vertus cardinales, on place la
force et le pouvoir : c' est la vertu la plus et
peut-être la seule vraiment estimée. Le mépris est le
partage de la foiblesse.
D' où naît notre dédain pour ces nations
orientales dont quelques-unes nous égalent en
industrie, comme le prouve la fabrique de leurs
étoffes, et dont plusieurs nous surpassent peut-être
en vertus sociales ? Méprisons-nous simplement
en elles la bassesse avec laquelle elles supportent
le joug d' un despotisme honteux et
cruel ? Un tel mépris seroit juste ; mais non,
nous les méprisons comme lâches et non exercées
aux armes. C' est donc la force qu' on
respecte et la foiblesse qu' onprise. L' amour
de la force et du pouvoir est commun à tous.
Tous le desirent : mais nous, comme César ou
Cromwel, n' aspirent point à un pouvoir supme ;
peu d' hommes en conçoivent le projet ; encore
moins sont à portée de l' exécuter.
L' espece de pouvoir qu' en général on souhaite
p291
est celui qu' on peut facilement acquérir. Chacun
peut devenir riche, et chacun desire les richesses.
Par elles, on satisfait à tous ses goûts, on secourt
les malheureux, on oblige une infini
d' hommes, et par conséquent on leur commande.
La gloire, comme les richesses, procure le
pouvoir, et l' on en est pareillement avide. La
gloire s' acquiert ou par les armes ou par
l' éloquence. On sait quelle estime on avoit à Rome
et dans la Grece pour l' éloquence : elle y conduisoit
aux grandeurs et à la puissance. magna
vis et magnum nomen, dit à ce sujet Ciceron,
sunt unum et idem . Chez ces peuples un grand
nom donnoit un grand pouvoir. L' orateur célebre
commandoit à une multitude de clients.
Or, dans tout état républicain, quiconque est
suivi d' une foule de clients, est toujours un
citoyen puissant. L' hercule gaulois de la bouche
duquel sortoit une infinité de fils d' or, étoit
l' enblême de la force morale de l' éloquence. Mais
pourquoi cette éloquence jadis si respectée,
n' est-elle plus maintenant honorée et cultivée qu' en
Angleterre ? C' est que par tout ailleurs elle
n' ouvre plus la route des honneurs.
L' amour de la gloire, de l' estime, de la considération,
n' est donc proprement en nous que
l' amour déguisé de la puissance.
La gloire, dit-on, est la maîtresse de presque
tous les grands hommes : ils la poursuivent
à travers les dangers ; ils bravent pour l' obtenir
les travaux de la guerre, les ennuis de l' étude et
la haine de mille rivaux. Mais dans quel
p292
pays ? Dans ceux la gloire fait puissance. Partout
la gloire ne sera qu' un vain titre,
le mérite sera sans crédit réel, le citoyen
indifférent à l' estime publique fera peu d' effort
pour l' obtenir. Pourquoi la gloire est-elle regardée
comme une plante du sol publicain, qui dégénérée
dans les pays despotiques, n' y pousse
jamais avec une certaine vigueur ? C' est que dans
la gloire on n' aime proprement que le pouvoir,
et que dans un gouvernement arbitraire, tout
pouvoir disparoît devant celui du despote. L' homme
qui passe la nuit sous les armes ou dans ses
bureaux, s' imagine aimer l' estime, il se trompe.
L' estime n' est que le nom qu' il donne à l' objet
de son amour, et le pouvoir est la chose
me.
Sur quoi j' observerai que ce me éclat, que
cette même puissance dont quelquefois la gloire
est environnée, et qui nous la rend si chere,
doit souvent nous la rendre odieuse dans nos
concitoyens, et de-là l' envie.
SECTION 4 CHAPITRE 6
de l' envie.
le mérite, dit Pope, produit l' envie comme
le corps produit l' ombre. L' envie annonce le
rite, comme la fumée l' incendie et la flamme.
L' envie acharnée contre le mérite, ne le respecte
ni dans les grandes places, ni sur le trône. Elle
p293
poursuit également un Voltaire, un Catinat, un
Frédéric. Si l' on se rappelloit souvent jusqu' où
se porte sa fureur, peut-être qu' effrayés des
malheurs ses sur les pas des grands talens, on
seroit sans courage pour les acquérir.
L' homme de génie qui se dit à la lueur de
sa lampe : ce soir je finis mon ouvrage : demain
est le jour de la récompense : demain le public
reconnoissant s' acquitte envers moi : demain
enfin, je reçois la couronne de l' immortalité.
Cet homme oublie qu' il est des envieux. En
effet, demain arrive ; l' ouvrage est publié ; il est
excellent, et le public n' acquitte point sa dette.
L' envie détourne loin de l' auteur le parfum suave
des éloges. Elle y substitue l' odeur empestée
de la critique et de la calomnie. Le jour de la
gloire ne luit presque jamais que sur la tombe des
grands hommes. Qui rite l' estime, rarement
en jouit, et qui seme le laurier, se repose
p294
rarement sous son ombrage.
Mais l' envie habite-t-elle tous les coeurs ? Il
n' en est point du moins où elle ne pénétre. Que
de grands hommes ne peuvent souffrir des concurrens,
ne veulent entrer en partage d' estime
avec aucun de leurs concitoyens, et oublient
qu' au banquet de la gloire, il faut, si je l' ose
dire, que chacun ait sa portion !
Les ames mêmes les plus nobles prêtent quelquefois
l' oreille à l' envie : elles résistent à ses
conseils ; mais non sans efforts. La nature a fait
l' homme envieux. Vouloir le changer à cet égard,
c' est vouloir qu' il cesse de s' aimer ; c' est vouloir
l' impossible. Que le législateur ne se propose donc
point d' imposer silence à la jalousie, mais d' en
rendre la rage impuissante, et d' établir, comme
en Angleterre, des loix propres à protéger le
rite contre l' humeur du ministre et le fanatisme
du prêtre. C' est tout ce que la sagesse peut
en faveur des talens. Prétendre plus et se flatter
d' aantir l' envie, c' est folie. Tous les siecles
ont déclamé contre ce vice. Qu' ont produit ces
déclamations ? Rien. L' envie existe encore et n' a
rien perdu de son activité, parce que rien ne
change la nature de l' homme.
Cependant il est un moment où l' envie lui est
inconnue : ce moment est celui de la premiere
jeunesse. Peut-on encore se flatter de surpasser
ou du moins d' égaler en mérite des hommes dé
p295
honorés de l' estime publique ; espére-t-on entrer
en partage de la considération qui leur est
décernée ? Alors plein de respect pour eux, leur
présence excite notre émulation : on les loue avec
transport, parce qu' on a intérêt de les louer et
d' accoutumer le public à respecter en eux nos talens
futurs. La louange est donc un tribut que
la jeunesse paie volontiers aurite, et que
l' âge mûr lui refusera toujours.
à trente ans l' émulation de vingt s' est dé
transformée en envie. Perd-on l' espoir d' égaler
ceux qu' on admire, l' admiration fait place à la
haine. La ressource de l' orgueil, c' est le mépris
des talens. Le voeu de l' homme médiocre, c' est
de n' avoir point de surieur. Que d' envieux
pétent tout bas, d' après je ne sais quel comique :
je t' aime d' autant plus que je t' estime moins .
Ne peut-on étouffer la réputation d' un homme
lebre ; on exige du moins de lui la plus
grande modestie. L' envieux a reproché à M Diderot,
jusqu' à ces mots du commencement de
son interprétation de la nature, jeune homme,
prends et lis . L' on étoit jadis moins difficile.
Le jurisconsulte Dumoulin dit de lui : moi qui n' ai
point d' égal, et qui suis supérieur à tout le
monde . Tant d' actes d' humilité exigés maintenant
de la part des auteurs, suppose un singulier
accroissement dans l' orgueil des lecteurs. Un tel
orgueil annonce la haine du mérite, et cette haine
est naturelle. En effet, si jaloux de leur bonheur,
les hommes desirent le pouvoir et par conséquent
la gloire et la considération qui le procurent, ils
p296
doivent détester dans un homme trop illustre celui
qui les en prive. Pourquoi dit-on hautement
tant de mal des gens d' esprit ? C' est qu' on se sent
intérieurement forcé d' en penser du bien. Lorsqu' on
tire le gâteau des rois, l' on en conserve
une part pour Dieu ; lorsqu' on détaille le mérite
d' un homme supérieur, on lui trouve quelque
défaut, c' est la part de l' envie.
Ne s' éleve-t-on point au-dessus de ses concitoyens,
on veut les abaisser jusqu' à soi. Qui ne
peut leur être supérieur, veut du moins vivre
avec des égaux. Tel est et sera toujours
l' homme.
Parmi les ames vertueuses et les plus au-dessus
de la jalousie, peut-être n' en est-il aucune qui
ne soit en ce genre souillée de quelque tache légere.
Qui peut en effet se vanter d' avoir toujours
loué courageusement le génie ? De n' avoir à cet
égard jamais dissimulé son estime ? De n' avoir
pas, en présence du mtre, gardé un silence
coupable, et dans les éloges donnés aux talens,
de n' avoir point ajouté un de ces mais perfides,
qui si souvent échappent à la jalousie.
Tout grand talent est en général un objet de
haine, et delà l' empressement avec lequel on
achete les feuilles où l' on le déchire cruellement.
Quel autre motif les feroit lire ? Seroit-ce le
desir de perfectionner son goût ? Mais les
auteurs de ces feuilles ne sont ni des Longins,
p297
ni des Despréaux : ils n' ont pas me la ptention
d' éclairer le public. Qui peut composer
de bons ouvrages ne s' amuse point à critiquer
ceux des autres.
L' impuissance de bien faire, produit le critique.
Sa profession est humble. Si les Desfontaines
plaisent, c' est en qualité de consolateurs des
sots. C' est l' amertume de leur satire qui proclame
le génie.
Blâmer avec acharnement, est la maniere de
louer de l' envie. C' est le premier éloge que reçoit
l' auteur d' un bon ouvrage, et le seul qu' il
puisse arracher de ses rivaux. C' est à regret
qu' on admire ; c' est uniquement soi qu' on veut
trouver estimable. Il n' est presque point d' homme
qui ne parvienne à se le persuader. A-t-on
le sens commun ? On le préfere au nie. A-t-on
quelques petites vertus ? On les met au-dessus
des plus grands talens. On déprise tout ce qui
n' est pas soi.
En fait d' envie, il n' est qu' un homme qui
puisse s' en croire exempt. C' est celui qui ne s' est
jamais examiné.
Le génie a pour protecteur et panégyryste,
la jeunesse et quelques hommes éclairés
et vertueux. Mais leur impuissante protection
ne lui donne ni cdit ni consiration. Quelle
est cependant la nouriture commune du talent
et de la vertu ? La considération et les éloges.
p298
Pride cette nouriture, l' un et l' autre languit
et meurt ; l' activité et l' énergie de l' ame
s' éteint. C' est la flamme qui n' a plus rien à dévorer.
En presque tous les gouvernemens, les talens,
comme les prisonniers des romains, condams
et livrés aux bêtes, en sont la proie. Le génie
est-il en mépris à la cour ? L' envie fait le reste.
Elle en détruit jusqu' à la semence. Le
rite a-t-il toujours à lutter contre l' envie ; il
se fatigue, et quitte l' arene, s' il n' y voit point
de prix pour le vainqueur. On n' aime ni l' étude
ni la gloire pour elles-mêmes, mais pour les
plaisirs, l' estime et le pouvoir qu' elles procurent.
Pourquoi ? C' est qu' en général on desire
moins d' être estimable que d' être estimé ; c' est
que jaloux de la gloire du moment, la plûpart
des écrivains uniquement attentifs à flatter
le gt de leur siecle et de leur nation,
ne lui présentent que les idées du jour, des
idées agréables à l' homme en place, par la protection
duquel ils espérent obtenir argent, considération
et même un succès éphémere.
Mais il est des hommes qui le dédaignent. Ce
sont ceux qui transportés en esprit dans l' avenir,
et jouissant d' avance, des éloges de la considération,
de la postérité, craignent de survivre à
leur putation. Ce seul motif leur fait
sacrifier la gloire et la considération du moment
à l' espoir quelquefois éloigné d' une gloire et
d' une considération plus grande. Ces hommes
sont rares. Ils ne desirent que l' estime des citoyens
estimables.
p299
Qu' importe à Marmontel les censures
de la sorbonne ? Il eût rougi de ses éloges. La
couronne tressée par la sottise ne s' ajuste point
sur la tête dunie. C' est le nouvel ornement
d' architecture dont on avoit en Languedoc couron
la maison quarrée. Un voyageur passe
devant l' édifice, et s' écrie : " je vois le cteau
d' Arlequin sur la tête de César " .
Qu' on n' imagine cependant pas que le citoyen
le plus jaloux d' une estime durable, aime,
et la gloire, et la vérité même. Si telle est la
nature de chaque individu qu' il soit nécessité de
s' aimer de préférence à tous, l' amour du vrai est
toujours en lui subordonné à l' amour de son bonheur :
il ne peut aimer dans le vrai que le moyen
d' accroître sa félicité. Aussi ne recherche-t-il ni
la gloire ni la vérité dans les pays et les
gouvernemens l' un et l' autre sont méprisés.
Le résultat de ce chapitre et du précédent,
c' est que la fureur de l' envie, le desir des
richesses et des talens, l' amour de la
considération, de la gloire et de la vérité, ne sont
jamais dans l' homme que l' amour de la force et du
pouvoir guisé sous ces noms différens.
SECTION 4 CHAPITRE 7
p300
de la justice.
la justice est la conservatrice de la vie, de la
liberté des citoyens. Chacun veut jouir de ses
diverses propriétés. Chacun aime donc la justice
dans les autres, et veut qu' il soit juste à son
égard. Mais qui lui feroit desirer de l' être à
l' égard des autres ? Aime-t-on la justice pour la
justice même ou pour la considération qu' elle
procure ? C' est l' objet de mon examen.
L' homme s' ignore si souvent lui-même ; on
apperçoit tant de contradiction entre sa conduite
et ses discours que pour le connoître, c' est
p301
dans ses actions et dans sa nature même qu' il le
faut étudier.
SECTION 4 CHAPITRE 8
de la justice considérée dans l' homme
de la nature.
pour juger l' homme, considérons-le dans son
état primitif, dans celui d' un sauvage encore
farouche. Est-ce l' équité que ce sauvage aime et
respecte ? Non : mais la force. Il n' a ni dans
son coeur d' idée de la justice, ni dans sa langue
de mots pour l' exprimer. Quelle idée pourroit-il
s' en former, et qu' est-ce en effet qu' une
injustice ? La violation d' une convention ou d' une
loi faite pour l' avantage du plus grand nombre.
L' injustice ne préde donc pas l' établissement
d' une convention, d' une loi et d' un intérêt commun.
Avant la loi, il n' est donc pas d' injustice.
si non effet lex, non effet peccatum. or, que
suppose l' établissement des loix ?
1 la union des hommes en une plus ou
moins grande société.
2 la création d' une langue propre à se communiquer
p302
un certain nombre d' idées.
Or, s' il est des sauvages dont la langue ne
s' étend point encore au-delà de cinq ou six sons ou
cris, la formation d' une langue est donc l' oeuvre
de plusieurs siecles. Jusqu' à cette oeuvre accomplie,
les hommes sans conventions et sans loix,
vivent donc en état de guerre.
Cet état, dira-t-on, est un état de malheurs,
et le malheur créateur des loix doit forcer les
hommes à les accepter. Oui : mais jusqu' à cette
acceptation, si les hommes sont malheureux, ils
ne sont pas du moins injustes. Comment usurper
le champ, le verger du propriétaire, et commettre
enfin un vol, lorsqu' il n' est encore ni propriétaire,
ni partage de champ ou de verger ? Avant
que l' intérêt publict déclaré la loi du premier
p303
occupant une loi sacrée, quel eût été le plaidoyer
d' un sauvage habitant un canton giboyeux,
dont un sauvage plus fort eût voulu le
chasser ?
Quel est ton droit, diroit le premier, pour
me bannir de ce canton ?
à quel titre, diroit le second, ptends-tu le
posséder ?
Le hazard, répondroit le foible, y a porté mes
pas : il m' appartient parce que je l' habite et
que la terre est au premier occupant.
Quel est ce droit de premier occupant,
pondroit le puissant ? Si le hazard t' a le premier
conduit en ce lieu, le me hazard m' a
donné la force nécessaire pour t' en chasser. Auquel
des deux droits donner la préférence ?
Veux-tu connoître toute la supériorité du mien ?
Leve les yeux au ciel ; tu vois l' aigle fondre sur
la colombe ; abaisse-les sur la terre, tu vois le
cerf déchiré par le lion. Porte tes regards sur
la profondeur des mers, tu vois la doradevorée
par le requin. Tout dans la nature t' annonce que
le foible est la proie du puissant. La force est un
don des dieux. Par elle je possede tout ce que je
puis ravir. En m' armant de ces bras nerveux,
le ciel t' a donc déclaré sa volonté. Fuis de ces
lieux, céde à la force ou combats.
Que répondre aux discours de ce sauvage, et
quelle injustice lui reprocher, lorsque le droit du
premier occupant n' est pas encore un droit convenu ?
Justice suppose loix établies. Observation de
la justice suppose équilibre de la puissance entre
p304
les citoyens. Le maintien de cet équilibre est le
chef-d' oeuvre de la science de la législation. C' est
une crainte mutuelle et salutaire qui force les
hommes d' être justes les uns envers les autres. Que
cette crainte cesse d' être ciproque, alors la
justice devient une vertu ritoire et dès-lors la
législation d' un peuple est vicieuse. Sa perfection
suppose que l' homme estcessité à la justice.
La justice est inconnue du sauvage isolé. Si
l' homme policé en a quelqu' idée, c' est qu' il
reconnoît des loix. Mais aime-t-il la justice pour
elle-même ? C' est à l' exrience à nous en
instruire.
SECTION 4 CHAPITRE 9
de la justice considérée dans l' homme
et les peuples policés.
quel amour l' homme a-t-il pour la justice ?
Pour le savoir qu' on éleve le citoyen au-dessus
de tout espoir et de toute crainte : qu' on le place
sur un trône d' orient.
Assis sur ce trône, il peut lever d' immenses
taxes sur ses peuples. Le doit-il ? Non. Toute
taxe a les besoins de l' état pour objet et pour
mesure. Tout impôt peu au-delà de ses
besoins est un vol, une injustice. Point de
rité plus avouée. Cependant malgle ptendu
amour de l' homme pour l' équité, point
p305
de despote asiatique qui ne commette cette injustice,
et ne la commette sans remords. Que
conclure de ce fait ? Que l' amour de l' homme
pour la justice, est fondé, ou sur la crainte des
maux compagnons de l' iniquité, ou sur l' espoir
des biens compagnons de l' estime, de la considération
et enfin du pouvoir attaché à la pratique
de la justice.
La nécessité où l' on est pour former des hommes
vertueux, de punir, decompenser, d' instituer
des loix sages, d' établir une excellente
forme de gouvernement, sont autant de preuves
évidentes de cette vérité.
Qu' on applique aux peuples ce que je dis de
l' homme. Deux peuples sont voisins, ils sont à
certains égards dans une dépendance réciproque :
ils sont en conséquence forcés de faire entr' eux
des conventions et de cer un droit des gens. Le
respectent-ils ? Oui, tant qu' ils se craignent
ciproquement ; tant qu' une certaine balance de
pouvoir subsiste entr' eux. Cette balance est-elle
rompue ? La nation la plus puissante viole sans
pudeur ces conventions. Elle devient injuste,
parce qu' elle peut l' être impunément.
Le respect tant vanté des hommes pour la
justice, n' est jamais en eux qu' un respect pour
la force.
Cependant point de peuple qui dans la guerre
ne réclame la justice en sa faveur. J' en conviens.
Mais dans quel moment, dans quelle position ?
Lorsque ce peuple est entouré de nations puissantes,
qui peuvent prendre part à ses querelles.
Quel est alors l' objet de saclamation ? De montrer
p306
dans son ennemi un voisin injuste, ambitieux,
redoutable ; d' exciter contre lui la jalousie
des autres peuples, de s' en faire des alliés et de
se fortifier de leurs forces. L' objet d' une nation
dans tant d' appels à la justice, c' est d' accroître
sa puissance, et d' assurer sa supériorité sur une
nation rivale. L' amour ptendu des peuples
pour la justice, n' est donc en eux qu' un amour
réel du pouvoir.
Pour s' assurer de cette vérité, supposons qu' uniquement
occupés de leurs affaires domestiques,
les voisins de deux nations rivales, ne puissent
prendre part à leurs querelles et leur pter
secours, qu' arrivera-t-il ? C' est que sans appel à
la justice et sans égard à l' équité, la nation la
plus puissante, portera le fer et le feu chez la
nation ennemie. Son droit sera la force. Malheur,
dira-t-elle, au foible et au vaincu.
Lorsqu' à late des gaulois, Brennus attaqua
les clusiens ; " quelles offenses, lui dirent les
ambassadeurs romains, les clusiens vous
ont-ils faites ? " Brennus à cette demande se
prit à rire. " leur offense, répondit-il, c' est
le refus qu' ils font de partager leurs terres
avec moi. C' est la même que vous ont faite
jadis, et ceux d' Albe, et les fidéantes et les
ardéates ; que vous faisoient naguere les
veïens, les carpenates, une partie des falisques
et des volsques. Pour vous en venger,
vous avez pris les armes, vous avez lavé cette
injure dans leur sang, vous avez asservi leurs
personnes, pillé leurs biens, rui leurs
villes et leurs campagnes : et en ceci vous ne
p307
leur avez fait ni tort ni injustice ; vous avez
obéi à la plus ancienne des loix, qui donne au
fort le bien du foible, loi souveraine dans la
nature, qui commence aux dieux et finit aux
animaux. étouffez donc, ô romains, votre
pitié pour les clusiens. La compassion est encore
inconnue aux gaulois : ne leur en inspirez
pas le sentiment, ou craignez qu' ils n' aient
aussi pitié de ceux que vous opprimez " .
Peu de chefs de nations ont l' audace et la
franchise de Brennus. Leurs discours seront
différens : leurs actions sont les mêmes, et dans le
fait, tous ont le même pris pour la justice.
L' histoire du monde n' est que le vaste recueil
des preuves multipliées de cette vérité.
Les invasions des huns, des goths, des vandales,
des sueves, des romains, les conqtes et
des espagnols, et des portugais dans l' une et
l' autre Inde, enfin nos croisades ; tout prouve
que dans leurs entreprises, c' est leur force que
les nations consultent. Tel est le tableau que
nous présente l' histoire. Or le même principe
qui meut les nations, doit, et nécessairement et
pareillement mouvoir les individus qui les composent.
Que la conduite des nations nous éclaire
donc sur la tre.
p308
SECTION 4 CHAPITRE 10
le particulier comme les nations, n' estime
dans la justice que la considération et le
pouvoir qu' elle lui procure.
un homme est-il par rapport à ses concitoyens
à-peu-près dans l' état d' inpendance d' un
peuple à l' égard d' un autre ? Cet homme n' aime
dans la justice que le pouvoir et le bonheur
qu' elle lui procure. à quelle autre cause en effet,
sinon à cet extrême amour pour le pouvoir, attribuer
notre admiration pour les conquérans ?
Le conquérant, dit le corsaire Démétrius
à Alexandre, est un homme qui à la tête de cent
mille autres, vole à la fois cent mille bourses,
égorge cent mille citoyens, fait en grand le mal
que le brigand fait en petit et qui plus injuste
que ce dernier, est plus nuisible à la société. Le
voleur est l' effroi du particulier. Le conqrant
est comme le despote, le fléau d' une nation. Qui
détermine notre respect pour les Alexandres, les
Cortès, et notre mépris pour les Cartouches,
les Raffiats ? La puissance des uns et l' impuissance
des autres. Dans le brigand, ce n' est pas proprement
le crime, mais la foiblesse qu' onprise.
Le conquérant se psente comme fort.
On veut être fort : on ne peut mépriser ce qu' on
voudroit être.
p309
L' amour de l' homme pour le pouvoir est tel
qu' en tous les cas l' exercice lui en est agréable,
parce qu' il lui en rappelle l' existence. Tout homme
desire une grande puissance, et tout homme
sait qu' il est presqu' impossible d' être à la fois
toujours juste et puissant. On fait sans doute de son
pouvoir un usage meilleur ou moins bon, selon
l' éducation différente qu' on a reçue ; mais enfin
quelqu' heureuse qu' elle ait été, il n' est point de
grand qui ne commette encore des injustices.
L' abus du pouvoir est lié au pouvoir, comme
l' effet l' est à la cause. Corneille l' a dit.
qui peut tout ce qu' il veut, veut plus que ce
qu' il doit.
ce vers est un axiome moral confir par
l' expérience ; et cependant personne ne refuse une
grande place, dans la crainte de s' exposer à la
tentation prochaine d' une injustice. L' amour de
l' équité est donc toujours en nous subordonné
à l' amour du pouvoir. L' homme uniquement occupé
de lui-même, ne cherche que son bonheur.
S' il respecte l' équité, c' est le besoin qui l' y
nécessite.
S' éleve-t-il un différent entre deux hommes
à-peu-près égaux en force et en puissance ; tous
deux contenus par une crainte réciproque, ont
recours à la justice : chacun en réclame la décision.
Pourquoi ? Pour intéresser le public en sa
faveur, et par ce moyen acquérir une certaine
supériorité sur son adversaire.
Mais que l' un de ces deux hommes manifestement
plus puissant que l' autre, puisse impunément
l' outrager ; alors sourd au cri de la justice, il ne
p310
discute plus, il commande. Ce n' est ni l' équité,
ni me l' apparence de l' équité qui juge entre le
foible et le puissant ; mais la force, le crime et la
tyrannie. C' est à ce titre que le divan donne le
nom de séditieuses aux remontrances du foible
qu' il opprime.
Pour faire encore plus fortement sentir tout
l' amour des hommes pour le pouvoir, je n' ajoute
qu' une preuve aux précédentes, c' est la plus
forte.
SECTION 4 CHAPITRE 11
l' amour du pouvoir dans toute espece de
gouvernement est le seul moteur des
hommes.
dans chaque forme de gouvernement, dit
M De Montesquieu, il est un différent principe
d' action. " la crainte dans les états despotiques,
l' honneur dans les monarchiques, la vertu
dans lespublicains sont ces divers principes
moteurs " .
Mais sur quelle preuve M De Montesquieu
fonde-t-il cette assertion ? Est-il bien vrai
p311
que la crainte, l' honneur, et l' amour de la vertu
soient ellement les forces motrices et différentes
des divers gouvernemens ? Ne pourroit-on
pas au contraire assurer qu' une cause unique,
mais variée dans ses applications, est également
le principe d' activité de tous les empires, et
que M De Montesquieu moins frappé du brillant
de sa division, eût plus scrupuleusement discuté
p312
cette question, il fût parvenu à des idées plus
profondes, plus claires et plusnérales ; il eût
apperçu dans l' amour du pouvoir le principe moteur
de tous les citoyens ; il t reconnu dans
les divers moyens d' acquérir le pouvoir, le principe
auquel on doit en tous les siecles et dans
tous les pays rapporter la conduite différente des
hommes. En effet, dans toute nation le pouvoir
est ou comme à Maroc et en Turquie, concentré
dans un seul homme, ou comme à Venise et
en Pologne, reparti entre plusieurs, ou comme
à Sparte, à Rome et en Angleterre, partagé dans
le corps entier de la nation. Conséquemment à ces
diverses répartitions de l' autorité, on sent que
tous les citoyens peuvent contracter des habitudes
et des moeurs différentes, et cependant se
proposer tous le même objet ; c' est-à-dire, celui
de plaire à la puissance suprême, de se la rendre
favorable et d' obtenir par ce moyen quelque
portion ou émanation de son autorité.
du gouvernement d' un seul.
le gouvernement est-il purement arbitraire ?
La suprême puissance réside dans les seules mains
du sultan. Ce sultan commument mal-élevé,
accorde-t-il sa protection à certains vices, est-il
sans humanité, sans amour de la gloire, sacrifie-t-il
à ses caprices le bonheur de ses sujets ?
Les courtisans uniquement jaloux de sa faveur,
modelent leur conduite sur la sienne, ils affectent
d' autant plus de mépris pour les vertus
patriotiques, que le despote marque pour elles plus
p313
d' indifférence. Dans ce pays on ne voit ni
Timoléons, ni Léonidas, ni Regulus etc. De tels
citoyens ne peuvent éclore qu' au degré de
considération et de respect qu' on avoit pour eux à
Rome et dans la Grece, où l' homme vertueux
assude l' estime nationale, ne voyoit rien
au-dessus de lui.
Dans un état despotique quel respect auroit-on
pour un homme honnête ? Le sultan unique
dispensateur des récompenses et des punitions,
concentre en lui toute la considération. L' on n' y
brille que de son éclat réfléchi, et le plus vil
favori y marche égal auros. Dans tout gouvernement
de cette espece, il faut que l' émulation
s' éteigne. L' intérêt du despote souvent
contraire à l' intérêt public, y doit obscurcir toute
idée de vertu ; et l' amour du pouvoir, ce principe
moteur du citoyen, n' y peut former des
hommes justes et vertueux.
du gouvernement de plusieurs.
dans ces gouvernemens la supme puissance
est entre les mains d' un certain nombre de
grands. Le corps des nobles est le despote.
L' objet de ces nobles est de retenir le
peuple dans une pauvreté et un asservissement
honteux et inhumain. Or pour leur plaire, pour
en être protégé et mériter leur faveur, que faire ?
Entrer dans leurs vues, favoriser leur tyrannie,
sacrifier perpétuellement le bonheur du
plus grand nombre à l' orgueil du plus petit.
Dans une pareille nation, il est encore impossible
p314
que l' amour du pouvoir produise des hommes
justes et de bons citoyens.
du gouvernement de tous.
le pouvoir suprême est-il dans un état également
parti entre tous les ordres de citoyens ?
La nation est le despote. Que desire-t-elle ?
Le bien du plus grand nombre. Par quels moyens
obtient-on sa faveur ? Par les services qu' on lui
rend. Alors toute action conforme à l' intérêt du
grand nombre est juste et vertueuse : alors l' amour
de pouvoir, principe moteur des citoyens,
doit les nécessiter à l' amour de la justice et des
talens.
Quel est le produit de cet amour ? Lalici
publique.
La puissance supme partagée dans toutes les
classes des citoyens, est l' ame qui répandue
également dans tous les membres d' un état, le
vivifie, le rend sain et robuste.
Qu' on ne s' étonne donc point si cette forme
de gouvernement a toujours été citée comme la
meilleure. Les citoyens libres et heureux n' y
obéissent qu' à lagislation qu' eux-mêmes se
sont donnée ; ils ne voient au-dessus d' eux que
la justice et la loi ; ils vivent en paix, parce
qu' au moral, comme au physique, c' est l' équilibre
des forces qui produit le repos. L' ambition
d' un homme l' a-t-elle rompu ? N' existe-t-il plus
de dépendance entre les diverses classes de
citoyens ? Est-il, ou comme en Perse un homme,
ou comme en Pologne un corps de grands dont
p315
l' intérêt s' isole de celui de leur nation ? L' on n' y
rencontre que des oppresseurs et des opprimés ;
et les citoyens se partagent en deux classes,
l' une d' esclaves, et l' autre de tyrans.
Si M De Montesquieu eût médité profondément
ces faits, il eût senti qu' en tous les pays,
les hommes sont unis par l' amour du pouvoir,
mais que ce pouvoir s' obtient par des moyens
divers, selon que la puissance suprême, ou se
unit comme en orient, dans les mains d' un
seul, ou se divise comme en Pologne dans le
corps des grands, ou se partage comme à Rome
et à Sparte dans les divers ordres de l' état ; que
c' est à la maniere différente dont le pouvoir
s' acquiert, que les hommes doivent leurs vices ou
leurs vertus, et qu' ils n' aiment point la justice
pour la justice me.
Une des plus fortes preuves de cette vérité,
est la bassesse avec laquelle les rois eux-mêmes
honorerent l' injustice dans la personne de Cromwel.
Ce Cromwel instrument aveugle et criminel
de la liberté future de son pays, n' étoit qu' un
brigand injuste et redoutable. Cependant à peine
est-il nommé protecteur, que tous les princes
chrétiens courtisent son amitié, tous s' efforcent
par leurs députations et leurs ambassadeurs
de légitimer, autant qu' il est en eux, les crimes
de l' usurpateur. Personne alors ne s' indigna de
la bassesse avec laquelle on recherchoit cette
alliance. L' injustice n' est donc jamais prisée que
dans le foible. Or si le principe moteur des
monarques et des nations entieres l' est des
individus qui les composent, on peut donc assurer,
p316
qu' uniquement occupé d' accroître sa considération,
l' homme n' aime dans la justice que la puissance
et la félicité qu' elle lui procure.
C' est à ce même motif qu' il doit son amour
pour la vertu.
SECTION 4 CHAPITRE 12
de la vertu.
le mot vertu , également applicable à la
prudence , au courage , à la charité n' a donc
qu' une signification incertaine et vague. Cependant
il rappelle toujours à l' esprit l' idée confuse
de quelque qualité utile à la société.
Lorsque les qualités de cette espece sont communes
au plus grand nombre des citoyens, une
nation est heureuse au dedans, redoutable au
dehors et recommandable à la postérité. La vertu
toujours utile aux hommes, par conséquent
toujours respectée, doit au moins en certains
pays fléchir pouvoir et considération sur le
vertueux. Or c' est cet amour de la considération
qu' il prend en lui pour l' amour de la vertu. Chacun
prétend l' aimer pour elle-même. Cette phrase
est dans la bouche de tous et dans le coeur
p317
d' aucun. Quel motif détermine l' austere
anachorette à jeûner, prendre le cilice et la
discipline ? L' espoir du bonheur éternel ; il craint
l' enfer et desire le paradis.
Plaisir et douleur, ces principes productifs
des vertus monacales, sont aussi les principes
des vertus patriotiques. L' espoir descompenses
les fait éclore. Quelqu' amour désintéressé
qu' on affecte pour elles, sans intérêt d' aimer la
vertu, point de vertu . Pour conntre l' homme
à cet égard, il faut l' étudier, non dans ses
discours, mais dans ses actions. Quand je parle, je
mets un masque : quand j' agis, je suis forcé de
l' ôter. Ce n' est plus alors sur ce que je dis, c' est
sur ce que je fais que l' on me juge : et l' on me
juge bien.
Qui plus que le clergé prêcha l' amour de l' humilité
et de la pauvreté ? Et qui mieux que l' histoire
me du clergé prouve la fausseté de cet
amour ?
En Baviere, l' électeur, dit-on, a pour l' entretien
de ses troupes, de ses justices et de sa
cour, moins de revenu que le clerpour l' entretien
de ses prêtres. Cependant en Baviere,
comme par-tout ailleurs, le clerprêche la vertu
de pauvreté. C' est donc la pauvreté d' autrui
qu' il pche.
Pour savoir le cas réel qu' on fait de la vertu,
supposons-la réléguée ps d' un prince dont elle
ne puisse attendre ni grace, ni faveur. Quel respect
à sa cour aura-t-on pour la vertu ? Aucun.
On n' y peut estimer que la bassesse, l' intrigue et
la cruauté déguisées sous les noms de décence,
p318
de sagesse et de fermeté. Un visir y donne-t-il
audience ? Les grands prosters à ses pieds,
daigneront à peine jetter un regard sur le mérite.
Mais, dira-t-on, l' hommage de ces courtisans
est for ; c' est un effet de leur crainte : soit.
L' on rend donc plus à la crainte qu' à la vertu.
Ces courtisans, ajoutera-t-on, méprisent l' idole
qu' ils encensent. Il n' en est rien. On hait le
puissant, on ne le méprise point. Ce n' est pas
la colere du géant, c' est celle du pigmée qu' on
dédaigne. Son impuissance le rend ridicule.
Quelque chose qu' on dise, l' on ne prise point
réellement ce qu' on n' ose mépriser en face. Le
pris secret prouve foiblesse, et celui dont on
se targue en pareil cas n' est que la vanterie d' une
haine impuissante. L' homme en place est le
géant moral ; il est toujours honoré. L' hommage
rendu à la vertu est passager ; celui qu' on rend
à la force est éternel. Dans les fots, c' est le
lion et non le cerf qu' on respecte. La force est
tout sur la terre. La vertu sans crédit s' y éteint.
Si dans les siecles d' oppression elle a quelquefois
jetté le plus grand éclat, si lorsque Thebes et
Rome gémissoient sous la tyrannie, l' intrépide
Pélopidas, le vertueux Brutus, naissent et s' arment,
c' est que le sceptre étoit encore incertain
dans les mains du tyran ; c' est que la vertu
pouvoit encore ouvrir un chemin à la grandeur
et à la puissance. N' y fraie-t-elle plus de route ?
Le tyran s' est-il à la faveur du luxe et de
la mollesse, affermi sur le trône ? A-t-il plié le
peuple à la servitude ? Il ne naît plus alors de ces
vertus sublimes, qui, par le bienfait de l' exemple,
p319
pourroient être encore si utiles à l' univers.
Le germe de l' héroïsme est étouffé.
En orient une vertu mâle seroit folie aux yeux
me de ceux qui s' y piquent encore d' honnêteté.
Quiconque y plaideroit la cause du peuple
y passeroit pour séditieux.
Thamas-Kouli-Kan entre dans l' Inde avec son
are ; le ravage et la désolation le suit. Un
indien courageux l' arrête : " ô Thamas, lui
dit-il, es-tu dieu ? Agis donc en dieu : es-tu
prophete ? Conduis-nous dans la voie du salut :
es-tu roi ? Cesse d' être barbare ; que par
toi le peuple soit progé et nontruit. Je
ne suis point, lui répond Thamas, un dieu,
pour agir en dieu ; un prophête, pour montrer
la voie du salut ; un roi, pour rendre les
peuples heureux. Je suis un homme envo
dans la colere du ciel pour visiter les nations. "
le discours de l' indien fut traité
de séditieux, et la réponse de Thamas
applaudie de l' are.
S' il est au théâtre un caractere généralement
admi, c' est celui de Léontine. Cependant
quelle estime à la cour d' un phocas, auroit-on
pour un pareil caractere ? Sa magnanimité effraieroit
les favoris, et le peuple à la longue
toujours l' écho des grands, en condamneroit la
noble audace.
Vingt-quatre heures de séjour dans une cour
d' orient prouvent ce que j' avance. La fortune et
le cdit y sont seuls respectés. Comment y aimer
la vertu ? Comment la connoître ? Pour s' en
former des idées nettes, il faut habiter un
p320
pays l' utilité publique soit l' unique mesure du
rite des actions humaines. Ce pays est encore
inconnu des géographes. Mais les européens,
dira-t-on, sont du moins à cet égard très-différens
des asiatiques. S' ils ne sont pas libres,
du moins ne sont-ils pas encore entiérement dégradés
par l' esclavage. Ils peuvent donc encore
aimer et connoître la vertu.
SECTION 4 CHAPITRE 13
de la maniere dont la plupart des européens
considerent la vertu.
la plupart des peuples de l' Europe honorent
la vertu dans la sculation : c' est un effet de
leur éducation. Ils la méprisent dans la pratique :
c' est un effet de la forme de leurs gouvernemens.
Si l' européen admire dans l' histoire, applaudit
au théâtre des actions géreuses auxquelles
l' asiatique seroit souvent insensible, c' est, comme
je viens de le dire, l' effet de son instruction.
L' étude de l' histoire grecque et romaine en
fait partie. à cette lecture quelle ame encore
sans intérêt et sans pjus ne se sent pas affectée
des mêmes sentimens patriotiques qui jadis
animoient les anciens ros ! L' adolescence ne
refuse point son estime à des vertus qui consacrées
par le respect universel, ont été célébrées
p321
dans tous les siecles par les écrivains les plus
illustres.
Faute de la même instruction, l' asiatique n' éprouve
pas les mêmes sentimens et ne conçoit
pas la même vénération pour les vertus mâles
des grands hommes. Si l' européen les admire
sans les imiter, c' est qu' en presqu' aucun
gouvernement ces vertus ne conduisent point aux
grandes places et qu' on n' estime réellement que
le pouvoir.
Qu' on me présente dans l' histoire ou sur le
théâtre un grand homme grec, romain, breton
ou scandinave, je l' admirerai. Les principes
de vertu reçus dans mon enfance, m' y forceront :
je me livrerai d' autant plus volontiers à
ce sentiment que je ne me comparerai point à ce
héros. Que sa vertu soit forte et la mienne foible,
je m' en déguiserai la foiblesse ; je rejetterai
sur la différence des lieux, des tems et des
circonstances, celle que je remarque entre lui et
moi. Mais si ce grand homme est mon concitoyen,
pourquoi ne l' imitai-je point dans sa conduite ?
Sa présence doit humilier mon orgueil.
Puis-je m' en venger ? Je me venge : je bme en
lui ce que je respecte dans les anciens. J' insulte
à ses actions géreuses : je le punis de son mérite
et je méprise du moins hautement en lui
son impuissance.
Ma raison qui juge la vertu des morts, me
contraint d' estimer dans la spéculation les héros
qui se sont rendus utiles à leur patrie. Le tableau
de l' héroïsme ancien produit un respect involontaire
dans toute ame qui n' est point encore entiérement
p322
dégradée. Mais dans mon concitoyen
cet héroïsme m' est odieux. J' éprouve en sa présence
deux sentimens contradictoires, l' un d' estime,
l' autre d' envie. Soumis à ces deux impulsions
différentes, je hais le ros vivant ; je
dresse un trophée sur sa tombe, et satisfais
ainsi mon orgueil et ma raison. Lorsque
la vertu est sans cdit, son impuissance me met
en droit de lapriser et j' en profite. La
foiblesse attire l' insulte et le dédain.
Pour être hono de son vivant, il faut être
fort. Aussi le pouvoir est-il l' unique objet
du desir des hommes. Qu' ils aient à choisir entre
les forces d' Encelade et les vertus d' Aristide ;
c' est au don de la force qu' ils donneront la
préférence. De l' aveu de tous les critiques, le
caractere d' ée est plus juste et plus vertueux que
celui d' Achille. Pourquoi donc celui du dernier
excite-t-il plus d' admiration ? C' est qu' Achille
est fort ; c' est qu' on desire encore plus d' être
puissant que juste et qu' on admire toujours ce
qu' on voudroit être.
Sous le nom de vertu, c' est toujours le pouvoir
et la considération que l' on recherche. Pourquoi
exiger au théâtre que la vertu y triomphe
toujours du vice ? Qui fut l' inventeur de cette
regle ? Le sentiment intérieur et confus qu' on
n' aime dans la vertu que la considération qu' elle
procure. Les hommes ne sont vraiment jaloux
que de commander, et c' est cet amour de la
puissance qui fournit augislateur le moyen de
les rendre et plus fortunés et plus vertueux.
p323
SECTION 4 CHAPITRE 14
l' amour du pouvoir est dans l' homme la
disposition la plus favorable à la
vertu.
si la vertu étoit en nous l' effet, ou d' une
organisation particuliere, ou d' une grace de la
divinité, il n' y auroit d' honnêtes que les hommes
organisés par la nature, ou prédestinés par le
ciel pour être vertueux. Les loix bonnes ou
mauvaises, la forme plus ou moins parfaite des
gouvernemens n' auroient que peu d' influence
sur les vertus des peuples. Les souverains seroient
dans l' impuissance de former de bons citoyens ;
et l' emploi sublime de législateur seroit,
pour ainsi dire, sans fonctions. Qu' on regarde
au contraire la vertu comme l' effet d' un
desir commun à tous ; (tel est le desir de commander)
le législateur pouvant toujours attacher
estime, richesse, enfin puissance, sous
quelquenomination que ce soit, à la pratique
des vertus, il peut toujours y nécessiter les
hommes. Dans une excellente législation les seuls
vicieux seroient les fous. C' est donc toujours à
l' absurdité plus ou moins grande des loix qu' il
faut en tout pays attribuer la plus ou moins
grande stupidité ou méchanceté des citoyens.
p324
Le ciel en inspirant à tous l' amour du pouvoir
leur a fait le don le plus précieux. Qu' importe
que tous les hommes naissent vertueux, si
tous naissent susceptibles d' une passion qui peut
les rendre tels.
Cette vérité clairement exposée, c' est au
législateur, c' est aux magistrats à couvrir
ensuite dans l' amour universel des hommes pour la
puissance, les moyens d' assurer la vertu des
citoyens et le bonheur des peuples.
Quant à moi j' ai rempli ma tâche, si j' ai prou
que l' homme rapporte et rapportera toujours
ses desirs, ses ies et ses actions à sa félicité ;
que l' amour de la vertu est en lui toujours fon
sur le desir du bonheur ; qu' il n' aime dans sa
vertu que la richesse et la considération qu' elle
lui procure, et qu' enfin jusqu' au desir de la gloire,
tout n' est dans l' homme qu' un amour déguisé
du pouvoir. C' est dans ce dernier amour que
se cache encore le principe de l' intolérance. Il en
est de deux especes, l' une civile, l' autre
religieuse.
SECTION 4 CHAPITRE 15
de l' intolérance civile.
l' homme naît entou de peines et de plaisirs.
S' il desire l' épée du pouvoir, c' est pour
écarter les unes et conquérir les autres. Altéré
p325
de puissance, sa soif à cet égard est insatiable.
Non content de commander à sa nation, il veut
encore commander à ses opinions. Il n' est pas
moins jaloux de s' emparer de la raison de ses
concitoyens, que le conqrant d' envahir les
trésors et les provinces de ses voisins.
Il ne se croit vraiment maître que de ceux dont
il s' asservit les esprits. Il emploie à cet effet la
force : elle soumet à la longue la raison. Les
hommes finissent par croire les opinions qu' on les
force de publier. Ce que ne peut le raisonnement,
la violence l' exécute.
L' intolérance dans les monarques est toujours
l' effet de leur amour pour le pouvoir. Ne pas
penser comme eux, c' est mettre une borne à
leur autorité : c' est annoncer un pouvoir égal au
leur. Ils s' en irritent.
Quel est en certains pays le crime le plus
vérement puni ? La contradiction. Quel forfait
fit en France inventer le supplice oriental de la
cage de fer ? Quel infortuné y renferma-t-on ?
t-ce le militaire lâche et sans génie qui dirigea
mal un siege, défendit mal une place et qui par
ineptie, jalousie ou trahison, laissa ravager les
provinces qu' il pouvoit couvrir ? Fût-ce le ministre
qui surchargea le peuple d' impôts et
dont les édits furent destructifs du bonheur
public ? Non : le malheureux condamné à ce supplice
fut un gazettier d' Hollande qui critiquant
peut-être trop amérement les projets de quelques
ministres fraois, fit rire l' Europe à leurs
dépens.
Quel homme en Espagne, en Italie, fait-on
p326
pourir dans les cachots ? Est-ce le juge qui vend
la justice, le gouverneur qui mésuse de son
pouvoir ? Non : mais le colporteur qui vend pour
vivre quelques livres l' on doute de l' humilité
et de la pauvreté ecclésiastique. à qui dans
certaines contrées donne-t-on le nom de mauvais
citoyen ? Est-ce au fripon qui vole et dissipe
la caisse nationale ? De tels forfaits presque
toujours impunis, trouvent par-tout des protecteurs.
Celui-là seul est mauvais citoyen qui dans
une chanson ou une épigramme, a ri de la
friponnerie ou de la frivolité d' un homme en
place.
J' ai vu des pays où le disgracié n' est pas celui
qui fait le mal, mais celui qui révele son auteur.
Met-on le feu à la maison ? C' est l' accusateur
qu' on châtie et l' incendiaire qu' on caresse. Dans
de tels gouvernemens souvent le plus grand des
crimes est l' amour de la patrie et la résistance aux
ordres injustes du puissant.
Pourquoi le mérite est-il toujours suspect au
ministre inepte ? D' où naît sa haine pour les
gens de lettres ? De ce qu' il les regarde
comme autant de fanaux propres à éclairer ses
prises.
Sous le nom de fous l' on attachoit jadis des
sages à la personne des princes, et sous ce nom,
il leur étoit quelquefois permis de dire larité.
Ces fous déplurent : leur charge a par-tout
été supprimée ; et c' est peut-être la seule réforme
générale que les souverains aient faite dans leur
maison. Ces fous sont les derniers sages qu' on
ait soufferts auprès des grands. Veut-on s' en
approcher,
p327
veut-on leur être agréable, que faire ?
Parler comme eux et les fortifier dans leurs erreurs.
Ce le n' est pas celui d' un homme éclairé,
franc et loyal. Il parle et pense d' après lui :
les grands le savent et l' en haïssent. Ils sentent
à cet égard la borne de leur autorité. C' est aux
hommes de cette espece qu' il est sur-tout défendu
de penser et d' écrire sur les matieres
d' administration. Qu' en arrive-t-il ? C' est que privés
du conseil de gens instruits, les rois sacrifient à
la crainte momentae de la contradiction, leur
puissance réelle et durable. En effet si le prince
n' est fort que de la force de sa nation ; si la
nation n' est forte que de la sagesse de son
administration ; et si les hommes chargés de cette
administration sont nécessairement tirés du corps de
la nation, il est impossible dans un gouvernement
l' on persécute l' homme qui pense, où
l' on aveugle tous les citoyens, que la nation
produise de grands ministres. Le danger de
s' instruire y détruit l' instruction, et le peuple
gémit sous le sceptre de cette orgueilleuse
ignorance, qui bientôt pcipite dans une ruine
commune, et le despote et sa nation.
L' intolérance de cette espece est un écueil où
se brisent tôt ou tard les plus grands empires.
p328
SECTION 4 CHAPITRE 16
l' intolérance est souvent fatale aux
princes.
le pouvoir et le plaisir présent sont souvent
destructifs du plaisir et du pouvoir à venir. Pour
commander avec plus d' empire, un prince desire-t-il
des sujets sans idées, sans énergie, sans
caractere, enfin des automates, toujours
obéissans à l' impression qu' il leur donne ? S' il
parvient à les rendre tels, il sera puissant au
dedans, foible au dehors : il sera le tyran de ses
sujets et le mépris de ses voisins.
Telle est la position du despote. Qui la lui fait
désirer ? L' orgueil du moment. Il se dit à lui-même,
c' est sur mes peuples que j' exerce habituellement
mon pouvoir : c' est donc leur résistance
et leur contradiction qui rappellant plus souvent
à ma mémoire l' idée de mon impuissance, me seroit
la plus insupportable. S' il défend en conquence
la pene à ses sujets, il déclare par cet
acte qu' indifférent à la grandeur et à la félicité de
sa nation, peu lui importe de mal gouverner,
mais beaucoup de gouverner sans contradiction.
Or du moment où le fort a parlé, le foible se
tait, s' abrutit et cesse de penser ; parce qu' il ne
peut communiquer ses penes.
Mais, dira-t-on, si l' engourdissement dans
p329
lequel la crainte retient les esprits, est nuisible
à un état ; faut-il en conclure que la liberté de
penser et d' écrire soit sans inconvénient ?
En Perse, dit Chardin, on peut, jusques dans
les cafés, parler hautement et censurer impunément
le visir. Le ministere qui veut être averti
du mal qu' il fait, sait qu' il ne peut l' être que
par le cri public. Peut-être en Europe est-il des
pays plus barbares que la Perse.
Mais encore du moment le citoyen pourra
tout penser, tout écrire, que de livres faits sur
des matieres qu' il n' entendra pas ! Que de sottises
les écrivains ne diront-ils pas ! Tant mieux :
ils en laisseront moins à faire aux visirs. La
critique relevera les erreurs de l' auteur : le
public s' en moquera ; c' est toute la punition qu' il
rite. Si la législation est une science, sa
perfection doit être l' oeuvre du tems et de
l' expérience. En quelque genre que ce soit, un
excellent livre en suppose une infinité de mauvais.
Les tragédies de la passion durent précéder celles
d'raclius, de Phedre, de Mahomet, etc. Que la
presse cesse d' être libre, l' homme en place non
averti de ses fautes, en commettra sans cesse de
nouvelles. Il fera presque toutes les sottises que
l' écrivain eût dit. Or il importe peu à une
nation qu' un auteur dise des sottises ; c' est tant
pis pour lui : mais il lui importe beaucoup que le
ministre n' en fasse point ; c' est tant pis pour
elle.
La liberté de la presse n' a rien de contraire à
l' intérêt général : cette liberté est dans un
peuple l' aliment de l' émulation. Quels hommes
p330
sont chargés de l' entretenir ? Les gens en place.
Qu' ils veillent d' autant plus soigneusement à sa
conservation, qu' une fois éteinte, il est presque
impossible de la rallumer. Un peuple déjà policé
tombe-t-il dans l' abrutissement, quel remede à
ce mal ? Nul autre que la conquête : elle seule
peut redonner de nouvelles moeurs à ce peuple,
et le rendre de nouveau célebre et puissant. Un
peuple est-il avili ? Qu' il soit conquis. C' est le
voeu d' un citoyen honnête ; d' un homme qui
s' intéresse à la gloire de sa nation, qui se croit
grand de sa grandeur et heureux de son bonheur. Le
voeu du despote n' est pas le même, parce qu' il
ne se confond point avec ses esclaves ; parce
qu' indifférent à leur gloire comme à leur bonheur,
il n' est touché que de leur servile obéissance.
Le sultan aveuglément oi est content. Que
d' ailleurs ses sujets soient sans vertus, que
l' empire s' affoiblisse, qu' il périsse par la
consomption, peu lui importe : il suffit que la durée
de la maladie en cache la véritable cause, et qu' on
ne puisse en accuser l' ignorance du médecin. La
seule crainte des sultans et de leurs visirs, c' est
une convulsion subite dans l' empire. Il en est
des visirs comme des chirurgiens ; leur unique
desir, c' est que l' état et le malade n' expirent
point entre leurs mains. Que d' ailleurs l' un et
l' autre meurent du regime qu' ils prescrivent,
leur putation est sauve ; ils s' en inquietent peu.
Dans les gouvernemens arbitraires, l' on ne
s' occupe que du moment présent. On ne demande
point au peuple industrie et vertu, mais soumission
p331
et argent. Semblable à l' araignée qui sans
cesse entoure de nouveaux fils l' insecte dont elle
fait sa proie, le sultan, pour dévorer plus
tranquillement ses peuples, les charge chaque
jour de nouvelles chaînes. A-t-il enfin, par la
crainte, suspendu en eux tout mouvement ; quel
secours en attendre contre l' attaque d' un voisin
puissant ? Mais le sultan ne prévoit-il pas qu' en
conséquence lui et ses sujets subiront bientôt le
joug du vainqueur ? Le despotisme ne prévoit
rien.
Toute remontrance l' importune et l' irrite.
C' est l' enfant mal élevé ; il mord dans le fruit
empoison et bat la mere qui le lui arrache. Quel
cas sous son regne fait-on d' un citoyen vrai et
courageux ? C' est un fou qu' on punit comme
tel. Quel cas sous ce même regne fait-on
d' un citoyen bas et vil ? C' est un sage qu' on
compense comme tel. Les sultans veulent-ils
être flattés ? Ils le sont. Qui peut se refuser
constamment à leurs desirs ? Qui peut sous
un pareil gouvernement s' intéresser vivement
au bonheur public ? Seroient-ce quelques sages
pandus çà et là dans un empire ? On est sourd
à leur conseil. Leurs lumieres n' éclairent personne.
Ce sont des lampes dans des tombeaux. à
qui le despote se confie-t-il ? à des hommes qui
vieillis dans les antichambres en ont l' esprit et
les moeurs. Ce furent ces flatteurs qui
précipiterent les Stuards à leur ruine. " quelques
prélats, dit un illustre anglois, s' étant apperçus
de la bigotte foiblesse de Jacques premier, en
profiterent, pour lui persuader que la tranquillité
p332
publique dépendoit de l' uniformi
du culte, c' est-à-dire, de certaines cérémonies
religieuses. Jacques le crut, transmit
cette opinion à ses descendans. Quelles en furent
les suites ? L' exil et la ruine de sa maison.
" lorsque le ciel, dit Velleïus Paterculus,
veut ctier un souverain, il lui inspire le
goût de la flatterie et la haine de la contradiction.
Au même instant l' entendement du
souverain s' obscurcit ; il fuit la société des
sages, marche dans les ténebres, tombe dans
les abymes, et selon le proverbe latin, passe
de la fumée dans le feu. " si tels sont les signes
de la colere du ciel, contre quel sultan n' est-il
pas irrité ? Qui d' entr' eux choisit ses favoris parmi
les citoyens les plus vrais et les plus éclairés.
Le philosophe Anacharsis, dira-t-on, flatta
bassement un roi de Chypre. Il fut par l' ordre du
prince pilé dans un mortier : oui, mais ce mortier
s' est perdu.
" de quelle maniere parle-t-on de moi et de
mon gouvernement, disoit un empereur de
la Chine à Confucius ? Chacun,pond le
philosophe, se tait, tous gardent un morne silence.
C' est ce que je désire, reprend l' empereur.
Et c' est ce que vous devriez craindre,
replique le philosophe. Le malade flatté est
abandonné : sa fin est prochaine. Il fautler
au monarque les fauts de son esprit,
comme les maladies de son corps. Sans cette
liberté, l' état et le prince sont perdus. " cette
ponse déplut à l' empereur. Il vouloit être loué.
L' intérêt présent de l' orgueil l' emporte presque
p333
toujours sur tout intérêt à venir, et les peuples
sont princes en ce point.
SECTION 4 CHAPITRE 17
la flatterie n' est pas moins agréable aux
peuples qu' aux souverains.
les peuples veulent, comme les rois, être
courtisés et flattés. La plupart des orateurs
d' Athenes n' étoient que de vils adulateurs de la
populace. Prince, nation, particulier, tout
est avide d' éloges. à quoi rapporter ce desir
universel ? à l' amour du pouvoir.
Qui me loue, réveille en moi l' idée de puissance
à laquelle se joint toujours l' idée du bonheur.
Qui me contredit rappelle au contraire à mon
souvenir l' idée de foiblesse à laquelle se joint
toujours l' idée du malheur. Le desir de la louange
est commun à tous : mais trop sensibles à cette
louange, les peuples ont quelquefois don le
nom de bons patriotes à leurs plus vils flatteurs.
Qu' on vante avec transport les vertus de sa nation,
mais qu' on ne soit pas aveugle sur ses vices.
L' éleve le plus vraiment aimé, n' est pas le
plus loué. Le véritable ami n' est point adulateur.
Les particuliers ne sont que trop portés à
vanter les vertus de leurs concitoyens ; ils font
cause commune avec eux. Notre adulation pour
nos compatriotes, n' est point la mesure de notre
p334
amour pour la patrie. En général point d' homme
qui n' aime sa nation. L' amour des françois est
naturel au françois. Pour devenir mauvais citoyen,
il faut que détachant mon intérêt de l' intérêt
public, les loix me rendent tel.
L' homme vertueux se reconnoît au desir qu' il
a de rendre encore, s' il est possible, ses
concitoyens et plus illustres et plus heureux. En
Angleterre les vrais patriotes sont ceux qui
s' élevent avec le plus de force contre les abus du
gouvernement. En Portugal à qui donne-t-on ce même
titre ? à celui qui loue le plus bassement l' homme
en place : et cependant quel citoyen ! Quel
patriote !
C' est à cette connoissance approfondie des motifs
de notre amour pour la flatterie et de notre
haine pour la contradiction, qu' on doit la solution
d' une infinité de problêmes moraux, inexplicables
sans cette connoissance. Pourquoi toute
rité nouvelle est-elle d' abord si mal accueillie ?
C' est que toute vérité de cette espece contredit
toujours quelqu' opinion généralement accréditée,
prouve la foiblesse ou la fausseté d' une infini
d' esprits, et qu' une infinité de gens par
conséquent ont intérêt de haïr et d' en persécuter
l' auteur.
Le frere me perfectionne l' instrument de
la taille, il opere d' une maniere nouvelle : cette
maniere est à la fois moins dangereuse et moins
douloureuse. Qu' importe ? L' orgueil des chirurgiens
fameux en est humilié ; ils le persécutent,
veulent le bannir de France ; ils sollicitent une
lettre de cachet, et le hazard veut qu' on la refuse.
p335
Si l' homme de génie est presque par-tout plus
vivement poursuivi que l' assassin, c' est que l' un
n' a que les parens de l' assassiné, et l' autre tous
ses concitoyens pour ennemis.
J' ai vu unevote demander à la fois au ministre
la grace d' un voleur et l' emprisonnement
d' un janséniste et d' un déiste. Quel motif la
déterminoit ? Son orgueil. Que m' importe, eût-elle
dit volontiers, qu' on vole et qu' on assassine,
pourvu que ce ne soit ni moi ni mon confesseur !
Ce que je veux, c' est qu' on ait de la religion ;
c' est que le déiste par ses raisonnemens ne blesse
plus ma vanité.
Nous éclaire-t-on ? On nous humilie. Porte-t-on
la lumiere au nid des petits hiboux ; son
éclat les importune : ils crient. Les hommes
diocres sont ces petits hiboux. Qu' on leur présente
quelques ies claires et lumineuses, ils
crieront qu' elles sont dangereuses, fausses
et punissables.
Sous quel prince et dans quel pays est-on impunément
grand homme ? En Angleterre, ou
sous le regne d' un Trajan ou d' un Fdéric. Dans
toute autre forme de gouvernement, ou sous
tout autre souverain, la récompense des talens,
c' est la percution. Les ies fortes et grandes
sont presque par-tout proscrites. Les auteurs
les plus généralement lus, sont ceux qui rendent
d' une maniere neuve et saillante les idées communes.
Ils sont loués parce qu' ils ne sont pas
louables, parce qu' ils ne contredisent personne.
La contradiction insupportable à tous l' est sur-tout
aux grands. à quel degré n' alluma-t-elle
p336
pas la fureur de Charles-Quint contre les
luthériens ? Ce prince, dit-on, se repentit de les
avoir percutés. Soit : mais dans quel moment ?
Lorsqu' après avoir abdiq l' empire, il vivoit dans
la retraite. J' ai, disoit-il alors, trente montres
sur ma table, et pas deux qui marquent au même
instant précisément la même heure.
Comment donc imaginer qu' en fait de religion,
je ferois penser tous les hommes de la me
maniere. Quelle étoit ma folie et mon orgueil !
Plût au ciel que Charles-Quintt fait plutôt
cette réflexion ! Il t été plus juste, plus
tolérant et plus vertueux. Que de semences de
guerres il eût étouffé ! Que de sang humain il
eût épargné !
Nul prince, nul homme même n' assigne des
bornes à son pouvoir. Ce n' est point assez de
régner sur un peuple, de commander aux idées
de ses concitoyens, on veut encore commander
à leurs goûts. M Rousseau n' aime point la musique
fraoise. Son sentiment est sur ce point
d' accord avec celui de toutes les nations de
l' Europe. Il le déclare dans un ouvrage ; mille voix
s' élevent contre lui ; il faut le faire pourir dans
un cachot. On sollicite une lettre de cachet ; et
le ministre heureusement trop sage pour l' accorder,
ne veut point exposer la nation françoise à ce
ridicule.
p337
Point d' attentats auxquels ne se porte l' intolérance
humaine. Prétendre sur ce point corriger
l' homme, c' est vouloir qu' il préfere les autres
à lui, c' est vouloir changer sa nature. Le
sage ne veut pas l' impossible. Il se propose de
désarmer, et non de détruire l' intolérance. Mais
qui peut l' enchaîner ? Une crainteciproque.
Que deux hommes égaux en force different d' opinions,
aucun d' eux ne s' insulte, parce qu' on
offense rarement celui qu' on croit ne pouvoir
impunément offenser.
à quelles causes attribuer entre militaires la
politesse des disputes ? à la crainte du duel. Entre
les gens de lettres, à quelle cause attribuer
cette même politesse ? à la crainte du ridicule.
Nul ne veut être confondu avec les pédans
de college. Or qu' on juge par ces deux exemples,
de ce que produiroit sur les citoyens la
crainte encore plus efficace des loix.
Des loix veres peuvent réprimer l' intolérance
comme le vol. Que libre dans mes goûts
et mes opinions, la loi me défende d' insulter à
ceux d' autrui, mon intolérance enchaînée par
les édits du magistrat, ne se portera point à
des violences. Mais que par imprudence le
gouvernement m' affranchisse de la crainte du duel,
du ridicule et des loix, mon intolérance non
contenue me rendra de nouveau cruel et barbare.
La fureur atroce avec laquelle les différentes
sectes religieuses se sont percutées en est la
preuve.
p338
SECTION 4 CHAPITRE 18
de l' intolérance religieuse.
cette espece d' intolérance est la plus dangereuse.
L' amour du pouvoir en est le motif, et
la religion le prétexte. Que punit-on dans
l' hérétique ou l' impie ? L' homme assez audacieux
pour penser d' après lui, pour croire plus à sa
raison qu' à celle des ptres, et pour se déclarer
leur égal. Ce prétendu vengeur du ciel ne l' est
jamais que de son orgueil humilié. Le prêtre
est le même dans presque toutes les religions.
Aux yeux d' un muphti comme à ceux d' un
bonze, un incrédule est un impie que doit frapper
le feu du ciel ; un homme qui destructeur
de la socté, doit être brûlé par elle.
Cependant aux yeux du sage, ce me incrédule
est un homme qui ne croit pas au conte
de ma mere l' oie. Mais que manque-t-il à ce
conte pour être une religion ? Rien ; sinon qu' un
grand nombre de gens en soutiennent la vérité.
Se peut-il que des hommes couverts des haillons
de la pénitence et du masque de la charité, aient
en tous tems été les plus atroces ? Quoi ! Le jour
de la tolérance ne luit point encore ? Quoi ! Des
gens honnêtes se hssent et se persécutent sans
honte pour des disputes de mots, souvent pour
le choix des erreurs, et parce qu' ils portent les
p339
noms divers de luthériens, de calvinistes, de
catholiques, de mahométans etc.
En anathématisant le kalender ou le derviche,
le moine ignore-t-il qu' aux yeux de ce derviche,
le vrai impie, le vrai scélérat, est ce chrétien,
ce pape, ce moine qui ne croit pas à Mahomet ?
Faut-il qu' éternellement condame à la stupidité,
chaque secte approuve en elle ce qu' elle
déteste dans les autres ?
Qu' on se rappelle quelquefois la parabole ingénieuse
d' un peintre célebre. Transporté, dit-il,
en rêve aux portes du paradis, le premier
objet qui frappe mes yeux est un vieillard
nérable : à ses clefs, à sa tête chauve, à sa
longue barbe, je reconnois st Pierre. L' apôtre se
tient sur le seuil des porteslestes. Une foule de
gens s' avancent vers lui. Le premier qui se présente
est un papiste. J' ai, lui dit-il, toute ma vie été
dévot et cependant assez honnête homme. Entre
donc, répond le saint, et place-toi au banc des
catholiques. Vient après un réformé, il lui présente
la même requête ; il en reçoit la même ponse ;
place-toi, dit le saint, parmi les réformés.
Arrivent ensuite des marchands de
Smyrne, de Bagdat, de Balfora etc. Ils étoient
musulmans, avoient toujours été vertueux et st
Pierre leur fit prendre place parmi les musulmans.
Enfin vient un incrédule. Quelle est ta
secte, demanda l' apôtre ? D' aucune, monseigneur ;
j' ai cependant toujours été honnête. Tu peux
donc entrer ; mais te mettre ? Choisis toi-même :
assis-toi ps de ceux qui te paroissent les
plus raisonnables.
p340
Plût-au-ciel qu' éclairé par cette parabole,
on ne prétendît plus commander aux opinions
des autres ! Dieu veut que la rité soit la
compense de l' examen. Les prieres les plus
efficaces pour en obtenir la connoissance, sont,
dit-on, l' étude et l' application. ô moines stupides !
Avez-vous jamais fait cette priere ?
Qu' est-ce que vérité ? Vous l' ignorez, et vous
persécutez celui qui, dites-vous, ne la connoît
pas, et vous avez canonisé les dragonades des
Cévenes, et vous avez élevé à la dignité de
saint, un Dominique, un barbare qui fonda le
tribunal de l' inquisition et massacra les albigeois,
et sous Charles Ix, vous faisiez aux catholiques
un devoir de meurtre des réformés ; et
dans ce siecle enfin si éclairé, si philosophe, la
tolérance recommandée dans l' évangile devroit
être la vertu de tous les hommes. Il est des
caveiracs qui traitent la tolérance de crime et
d' indifférence pour la religion, et qui voudroient
revoir encore ce jour de sang et de massacre, ce
jour affreux de st Barthelemi, où l' orgueil
sacerdotal se promenoit dans les rues commandant
la mort des françois. Tel le sultan suivi du
boureau parcourt les rues de Constantinople
demandant le sang du chrétien qui porte la culotte
rouge. Plus barbares que ce sultan, c' est
vous qui distribuez aux chrétiens des glaives
pour s' entr' égorger.
ô religions, (je parle ici des fausses) vous
êtes toutes d' un ridicule palpable ; encore si vous
n' étiez que ridicules, l' homme d' esprit ne
releveroit point vos absurdités. S' il s' en fait un
devoir,
p341
c' est que ces absurdités dans des hommes
ars du glaive de l' intorance, sont un
des plus cruels fléaux de l' humanité.
Entre les diverses religions quelles sont celles
qui portent le plus de haine aux autres sectes ?
La catholique et la juive. Cette haine est-elle
dans leurs ministres l' effet de leur ambition, ou
celui d' un zèle stupide et mal entendu ? La différence
entre le vrai et le faux zele est frappante.
On ne peut s' y méprendre. Le premier
est toute onction, toute humanité, toute
douceur, toute charité ; il pardonne à tous et
ne nuit à personne. Telle est au moins l' idée que
nous en donnent les paroles et les actions du fils
de Dieu.
SECTION 4 CHAPITRE 19
l' intolérance et la persécution n' est pas de
commandement divin.
à qui Jesus donna-t-il le nom de races de viperes ?
Fut-ce aux païens, aux esséniens, à ces
saduens qui nioient l' immortalité de l' ame
et même l' existence de Dieu ? Non : ce fut
aux pharisiens ; ce fut aux ptres juifs.
Faut-il que par la fureur de leur intolérance, les
prêtres catholiques méritent encore ce nom ? à
quel titre persécutent-ils untique ? Il ne pense
pas, diront-ils, comme nous. Mais vouloir réunir
tous les hommes précisément dans la même
croyance, c' est prétendre qu' ils aient tous les
p342
mes yeux et la me physionomie : c' est un
souhait contre nature. L' hérésie est un nom que
le puissant donne à des opinions communément
vraies, mais contradictoires aux siennes. L' hérésie
est locale, comme l' orthodoxie. L' hétique
est un homme de la secte non dominante
dans la nation il vit. Cet homme moins protégé
et par conséquent plus foible peut être impunément
insulté. Pourquoi faut-il qu' il le soit ?
Pourquoi le fort persécuteroit-il le foible jusque
dans ses opinions ?
Si les ministres de Neufchâtel accusateurs de
M Rousseau, fussent nés atniens ou
juifs, ils eussent donc à titre de forts, également
poursuivi Socrate ou Jesus. ô ! éloquent Rousseau,
que la faveur du grand prince qui vous
protégea contre de tels fanatiques, vous venge
bien de leur insulte ! Vous n' eûtes point à rougir
de l' estime de ces stupides : elle eût prouvé
quelqu' analogie entre leurs idées et les vôtres ;
elle eût taché vos talens. Voustes persécuté
au nom de la divinité, mais non par elle.
Qui s' éleve avec plus de force que le fils de
Dieu contre l' intolérance ? Ses apôtres veulent
qu' il fasse descendre le feu du ciel sur les
samaritains ; il les en reprend aigrement. Les
apôtres alors animés de l' esprit du monde n' avoient
point encore ru celui de Dieu. à peine en
furent-ils éclairés qu' ils furent proscrits et non
proscripteurs.
Le ciel ne confere à personne le droit de
massacrer l' rétique. Jean n' ordonne point aux
chrétiens de s' armer contre les païens.
aimez-vous les uns les autres, pete-t-il sans
p343
cesse, telle est la volonté de Dieu. Accomplit-on
ce précepte, on a rempli la loi .
ron, je le sais, poursuivit dans les premiers
chrétiens, des hommes d' une opinion
différente de la sienne : mais ron fut un tyran
en horreur à l' humanité. Commet-on lesmes
barbaries ; viole-t-on sans remords la loi naturelle
et divine qui défend de faire à autrui ce
qu' on ne voudroit pas qui nous soit fait ?
On doit être également maudit de Dieu et des
hommes.
Qui tolere les intolérans, se rend coupable
de tous leurs crimes. Qu' une église se dise
persécutée, lorsqu' on lui conteste le droit de
persécuter, le prince doit être sourd à ses
sollicitations. C' est sur la conduite du fils de
Dieu que l' église doit régler la sienne. Or Jesus
et les atres laisserent à l' homme le libre
exercice de sa raison. Pourquoi l' église lui en
défendroit-elle l' usage. Nul n' a droit sur l' air que
je respire, ni sur la plus noble fonction de mon
esprit, sur celle de juger par moi-même. Seroit-ce
aux autres que j' abandonnerois le soin de penser pour
moi ? J' ai ma conscience, ma raison, ma religion
et ne veux avoir ni la conscience, ni la raison,
ni la religion du pape. Je ne veux point
modéler ma croyance sur celle d' autrui, dit un
archevêque de Cantorberi. Chacun pond de
son ame : c' est donc à chacun à examiner,
ce qu' il croit ;
sur quel motif il croit ;
quelle est la croyance qui lui paroît
la plus raisonnable .
p344
Quoi, dit Jean Gerson, chancelier de l' université
de Paris, le ciel m' auroit doué d' une
ame, d' une faculté de juger et je la soumettrois
à celle des autres ; et ce seroit eux qui me
guideroient dans ma maniere de vivre et de mourir.
Mais un homme peut-il préférer sa raison à
celle de sa nation ? Un tel orgueil est-il légitime ?
Pourquoi non ? Si Jupiter prenoit encore en
main les balances avec lesquelles il pesoit jadis
les destinées desros ; s' il mettoit dans l' un
des plateaux l' opinion d' un Locke, d' un Fontenelle,
d' un Baile, et de l' autre l' opinion des nations
italiennes, françoises, espagnoles etc. ;
le dernier des plateaux s' éleveroit comme chargé
de nul poids. La diversité et l' absurdité des
différents cultes prouve le peu de cas qu' on doit
faire de l' opinion des peuples. La sagesse divine
elle-même, parut dit l' écriture, (...).
Scandale aux juifs,
folie aux yeux des nations. Je ne dois en fait de
religion, nul respect à l' opinion d' un peuple :
c' est à moi seul que je dois compte de ma croyance.
Tout ce qui se rapporte imdiatement
à Dieu ne doit avoir pour juge que l' être suprême.
Le magistrat lui-même uniquement
chargé du bonheur temporel des hommes, n' a
droit de punir que les crimes commis contre la
société. Nul prince, nul prêtre, ne peut poursuivre
en moi la prétendue faute de ne pas penser
comme lui.
Par quel motif la loifendroit-elle à mon
voisin de disposer de mon bien, et lui permettroit-elle
de disposer de ma raison et de mon
p345
ame ? Mon ame est mon bien. C' est de la nature
que je tiens le droit de penser et de dire ce
que je pense. Lorsque les premiers chrétiens
exposerent aux nations et leur croyance, et les
motifs de cette croyance, lorsqu' ils mirent le
gentil à portée de juger entre sa religion et la
leur, et de faire usage d' une raison donnée à
l' homme pour distinguer le vice de la vertu,
et le mensonge de la vérité, l' exposition de leur
sentiment n' eut sans doute rien de criminel.
Dans quel moment les chrétiens mériterent-ils
la haine et le mépris des nations ? Lorsque
brûlant les temples des idoles, ils voulurent
par la violence arracher le païen à la religion
qu' il croyoit la meilleure. Quel
étoit le but de cette violence ? La force impose
silence à la raison ; elle proscrit tel culte rendu
à la divinité ; mais que peut-elle sur la croyance ?
Croire, suppose des motifs pour croire.
La force n' en est point un. Or sans motif, on
ne croit pas réellement : c' est tout au plus si
l' on croit croire.
Point de prétexte pour admettre une intolérance
condamnée par la raison et la loi naturelle.
Cette derniere loi est sainte, elle est
de Dieu ; il ne l' a point annulée. Il la confirme
au contraire dans son évangile.
Tout prêtre qui sous le nom d' ange de paix
excite les hommes à la percution, n' est donc
point, comme on le croit, dupe d' un zele stupide
et mal entendu. Ce n' est point à
son zele, c' est à son ambition qu' il obéit.
p346
SECTION 4 CHAPITRE 20
l' intolérance est le fondement de la grandeur
du clergé.
la doctrine, la conduite du prêtre, tout
prouve son amour pour le pouvoir. Que protege-t-il ?
L' ignorance. Pourquoi ? C' est que
l' ignorant est crédule ; c' est qu' il fait peu d' usage
de sa raison, qu' il pense d' après les autres, qu' il
est facile à tromper, et qu' il est dupe du plus
grossier sophisme.
Qu' est-ce que le prêtre persécute ? La science.
Pourquoi ? C' est que le savant ne croit pas
sans examen ; c' est qu' il veut voir par ses yeux ;
et qu' il est plus difficile à tromper. Le savant
a pour ennemis, bonze, derviche, bramine,
enfin tout ministre de quelque religion
que ce soit. En Europe les prêtres se sont
élevés contre Galilée ; ils ont excommundans
Virgile et Scheiner les découvertes que l' un avoit
fait des antipodes ; et l' autre des taches dans le
soleil ; ils ont proscrit dans Baile la saine
logique, dans Descartes l' unique méthode
d' apprendre ; ils ont forcé ce philosophe à
s' expatrier ; ils ont jadis accu tous les grands
hommes de magie ; et maintenant que la magie
a pasde mode, ils accusent encore d' athéisme
p347
et de matérialisme, ceux qu' en qualité de
sorciers, ils eussent jadis fait bler.
Le soin du prêtre fut toujours d' éloigner la
rité du regard des hommes. Toute lecture instructive
leur est interdite. Le prêtre s' enferme
avec eux dans une chambre obscure et ne s' y
occupe qu' à boucher les crévasses par lesquelles
la lumiere pourroit entrer. Il hait et il haïra
toujours le philosophe. Il craindra toujours que des
hommes éclairés ne renversent un empire fon
sur l' erreur et l' aveuglement.
Sans amour pour les talents, il est l' ennemi
secret des vertus humaines. Le prêtre en nie
souvent jusqu' à l' existence. Il n' est à ses yeux
d' actions vertueuses que les actions conformes à
sa doctrine, c' est-à-dire, à ses intéts. Les
premieres des vertus sont la foi et la soumission au
sacerdoce : ce n' est qu' à ses esclaves qu' il accorde
le nom de saints et d' hommes de bien.
Quoi cependant de plus distinct que les idées
de vertu et de sainteté. Celui-là est vertueux
qui fait le bien de ses concitoyens. Le mot vertu
renferme toujours l' idée de quelque utilité publique.
Il n' en est pas de me du mot sainteté. Un
hermite, un moine s' impose la loi du silence,
se fesse toutes les nuits, se nourrit de légumes
cuits à l' eau, dort sur la paille, offre à Dieu sa
mal-propreté et son ignorance ; il peut à force
de macérations faire fortune en paradis ; on peut
le décorer de l' aureole ; mais s' il n' a fait aucun
bien sur la terre, il n' est pas honnête. Un
scélérat se convertit à la mort, il est sauvé, il est
bienheureux ; mais il n' est pas vertueux. On
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ne mérite ce nom que par une conduite
habituellement juste et noble.
Les cloîtres sont les minarêts d' l' on tire
communément les saints. Mais en général que
sont les moines ? Des fainéans, des hommes
processifs, dangereux dans la société et dont le
voisinage est à redouter. Que prouve leur conduite ?
Qu' il n' est rien de commun entre la religion et
la vertu. Que faire pour en acquérir une idée
nette ? Substituer une morale nouvelle à cette
morale théologique qui toujours indulgente aux
tours perfides que se jouent les différentes sectes,
sanctifie encore aujourd' hui les forfaits
atroces que se reprochent réciproquement les
jansénistes et les molinistes, et leur commander
enfin depouiller leurs concitoyens de
leurs biens et de leur liberté.
Un despote d' Asie veut que ses sujets concourent
de tout leur pouvoir à ses plaisirs ; qu' ils
apportent à ses pieds leur hommage et leurs
richesses. Les prêtres papistes exigent pareillement
l' hommage et les richesses des catholiques.
Est-il un moyen d' accroître leur puissance et
leurs trésors qu' ils n' aient employé ? A-t-il fallu
pour cet effet recourir à la barbarie et à la
cruauté ? Ils ont été cruels et barbares.
Du moment qu' instruits par l' expérience, les
prêtres ont su qu' on rendoit plus à la crainte
qu' à l' amour, qu' on présentoit plus d' offrandes
à Ariman qu' à Oromaze, au cruel Molve qu' au
doux Jesus, c' est sur la terreur qu' ils ont voulu
fonder leur empire : ils ont voulu pouvoir à
leur gré bler le juif, emprisonner le janséniste
p349
et le iste, et malgré l' horreur qu' inspire
à toute ame humaine et sensible le tribunal
de l' inquisition, ils conçurent dès-lors le projet
de l' établir. Ce fut à force d' intrigues qu' ils y
parvinrent en Espagne, en Italie, en Portugal etc.
Plus la maniere de procéder de ce tribunal fut
arbitraire, plus il fut redouté. Les prêtres
s' appercevant que la puissance sacerdotale
s' accroissoit de toutes les frayeurs dont elle
frappoit l' imagination des hommes, devinrent bientôt
impitoyables. Le moine impunément sourd au cri
de la compassion, aux larmes de la misere et aux
gémissements de la douleur, n' épargna ni la
vertu, ni les talents. Ce fut par la confiscation
des biens, ce fut à l' aide des tortures et des
chers, qu' il usurpa enfin sur les peuples une
autorité surieure à celle des magistrats et souvent
me à celle des rois. Mais quelle main
hardie osa jetter dans un royaume chrétien les
fondements d' un pareil tribunal. L' ambition
sacerdotale l' édifia ; la stupidité des peuples et des
princes la laissa faire.
N' est-il donc plus dans l' église catholique de
Fénélon et de Fits-James qui toucs des maux
de leurs semblables, voient avec horreur un pareil
tribunal ? Il est encore des jansénistes assez
vertueux pour détester l' inquisition lors même
qu' elle brûle un jésuite ; mais en néral on n' est
point à la fois religieux et torant. Humanité
suppose lumiere.
Un esprit éclairé sait que la violence fait les
hypocrites et la persuasion les chrétiens ; qu' un
hérétique est un frere qui ne pense pas comme
p350
lui sur certains dogmes métaphysiques ; que ce
frere privé du don de la foi est à plaindre, non à
punir, et que si nul ne peut croire vrai ce
qu' il voit faux, nul pouvoir humain ne peut
commander à la croyance. Que sulte-t-il de
l' intolérance religieuse ? Le malheur des nations.
Qui sanctifia l' intolérance ? L' ambition
sacerdotale. L' excessif amour du moine pour le
pouvoir produisit son excessive barbarie. Cruel
par systême, le moine l' est encore par son éducation.
Foible, hypocrite et poltron par état,
tout prêtre catholique doit en général être
atroce. Aussi dans les pays soumis à sa
puissance, exerça-t-il en tous les temps tout
ce que peut imaginer l' injustice et la cruau
la plus rafinée. Si d' une religion instituée
pour inspirer la douceur et la charité, il fit
un instrument de persécutions et de massacres,
si tout dégoutant du sang verdans
un auto-da-fé, il ose dans le sacrifice de l' autel,
lever ses mains homicides au ciel, qu' on
ne s' en étonne point, le moine est ce qu' il
doit être. Couvert du sang hérétique, il doit se
regarder comme le vengeur de la divinité.
Quel instant néanmoins pour implorer sa clémence ?
Ses mains seroient-elles pures, parce
que l' église les déclareroit telles ? Quel corps
n' a pas légitimé les actions les plus abominables,
lorsqu' elles tendoient à l' accroissement de son
pouvoir !
C' est assez de l' aveu de l' église pour sanctifier
un crime. J' ai consiles diverses religions,
et j' ai vu leurs divers sectateurs s' entr' arracher
p351
les flambeaux avec lesquels ils vouloient
brûler leurs semblables. J' ai vu les diverses
superstitions servir de marche-pied à
l' orgueil ecclésiastique. Quel est donc, me suis-je
dit, le vrai impie ? Est-ce l' incrédule ? Non :
mais le fanatique ambitieux. C' est lui
qui percuteur, assassin de ses freres, enviant
à l' exécuteur des vengeanceslestes, le plaisir
de tourmenter les hommes dans les enfers, se
présente pour remplir ses abominables fonctions
sur la terre ; qui ne voyant qu' un damné
dans un incrédule, voudroit par une mort prompte,
hâter encore sa damnation, et par une gradation
inouie de cruauté, que cet homme son
semblable, fût au même instant arrêté, emprisonné,
jugé, maudit, brûlé et damné.
SECTION 4 CHAPITRE 21
impossibilité d' étouffer dans l' homme le
sentiment de l' intolérance ; moyen de
s' opposer à ses effets.
le levain de l' intolérance est indestructible :
il ne s' agit que d' en surpprendre leveloppement
et l' action. Des loix séveres doivent donc
les reprimer comme le vol.
S' agit-il d' un intérêt personnel ? Le magistrat
en défendant les voies de fait, lie les mains
p352
de l' intolérance. Pourquoi les lui délie-t-il,
lorsque sous le masque de la religion, cette
intolérance peut exercer les plus grandes
cruautés ?
Les hommes sont de leur nature intolérans.
Le soleil de la raison les éclaire-t-il un moment ?
Qu' ils en profitent pour s' enchaîner
par des loix sages, et se mettre dans l' heureuse
impuissance de se nuire, lorsqu' ils seront de
nouveau saisis de l' acs d' une rage intolérante.
Les bonnes loix peuvent également contenir
le devot furieux et le ptre perfide. L' Angleterre,
la Hollande, une partie de l' Allemagne
en sont la preuve. Des crimes et des
malheurs multipliés ont sur cet objet ouvert enfin
les yeux de ces peuples. Ils sentent que la liber
de penser est de droit naturel ; que penser produit
le besoin de communiquer ses pensées, et
que dans un peuple, comme dans un particulier,
l' indifférence à cet égard est un signe de
stupidité.
Qui n' éprouve pas le besoin de penser, ne
pense pas. Il en est de l' esprit comme du corps :
ne fait-on point usage de leurs facultés, on devient
impotent de corps et d' esprit. Lorsque
l' intolérance a compri l' ame des citoyens,
lorsqu' elle en a détruit le ressort, alors l' esprit
de vertige et d' aveuglement se répand sur une
nation.
Le toucher de Midas, disent les poëtes,
changeoit tout en or ; la tête de duse
transformoit tout en pierres : l' intolérance
transforme
p353
pareillement en hypocrites, en foux, en idiots,
tout ce qui se trouve dans l' atmosphere
de sa puissance. C' est elle qui dans l' orient porta
ces premiers germes de stupidité, qui y développa
depuis le despotisme. C' est l' intolérance
qui condamne au pris de l' univers psent et
à venir, toutes ces contrées superstitieuses
dont les habitans paroissent réellement plutôt
appartenir à la classe des brutes qu' à celle des
hommes.
Il n' est qu' un cas où la tolérance puisse devenir
funeste à une nation ; c' est lorsqu' elle tolere
une religion intolérante ; telle est la catholique.
Cette religion devenue la plus puissante
dans un état, y pandroit encore le sang de
ses stupides protecteurs ; c' est un serpent qui
piqueroit le sein qui l' auroit réchauffé. Que
l' Allemagne y soit attentive ! Ses princes ont
intérêt d' embrasser le papisme : il leur offre de
grands établissemens pour leurs freres, leurs
enfans, etc. Ces princes, une fois catholiques,
voudront forcer la croyance de leurs sujets, et
dussent-ils encore verser le sang humain, ils le
feront de nouveau couler. Les flambeaux de la
superstition et de l' intolérance fument encore.
Un ger souffle peut les rallumer et embraser
l' Europe. Où s' arrêteroit l' incendie ? Je l' ignore.
La Hollande seroit-elle sure de s' y soustraire ?
Le breton lui-me pourroit-il du haut de ses
dunes long-temps braver la fureur du catholique ?
Le fossé des mers est une barriere impuissante
contre le fanatisme. Qui l' empêcheroit
de prêcher une nouvelle croisade, d' armer
p354
l' Europe contre l' Angleterre, d' y prendre terre
et de traiter un jour les bretons, comme il traita
jadis les albigeois.
Que le ton insinuant du catholique n' en impose
pas aux protestans. Le même prêtre qui
regarde en Prusse l' intolérance comme une
abomination et une infraction à la loi naturelle et
divine, regarde en France la tolérance comme
un crime et une hérésie. Qui le rend en ces
pays si différent de lui-même ? Sa foiblesse en
Prusse et sa puissance en France.
Qu' on considere la conduite des chtiens
d' abord foibles : ce sont des agneaux : devenus
forts, ce sont des tigres.
Instruites par leurs malheurs passés, les nations
ne sentiront-elles jamais la cessité d' enchaîner
le fanatisme, et de bannir de toute
religion le dogme monstrueux de l' intolérance ?
Qui dans ce moment-même ébranle le tne de
Constantinople et ravage la Pologne ? Le
fanatisme. C' est lui qui défendant aux catholiques
polonois d' admettre le dissident au partage de
ses privileges, ordonne de préférer la guerre à
la tolérance. En vain impute-t-on au seul orgueil
des grands les malheurs actuels de ces contrées ;
sans la religion, les grands n' eussent point
ar la nation ; et l' impuissance de leur orgueil
eût maintenu la paix dans la patrie. Le papisme
est l' auteur caché des malheurs de la
Pologne.
à Constantinople, c' est le fanatisme musulman
qui couvrant d' opprobre et d' ignominie
le chrétien grec, l' arme en secret contre l' empire
p355
dont il auroit été le défenseur.
Plût au ciel que ces deux exemples, et présens
et frappans des maux produits par l' intolérance
religieuse, fussent les derniers de cette
espece, et que désormais indifférens à tous les
cultes, les gouvernemens jugeassent les hommes
sur leurs actions et non sur leur croyance :
qu' ils regardassent les vertus et le génie comme
les seuls titres à la faveur publique ; apprissent
que ce n' est point de l' horloger papiste, turc
ou réformé, mais du meilleur qu' il faut acheter
sa montre ; et qu' enfin ce n' est point à l' étendue
de la croyance, mais à celle des talens qu' il
faut confier les places.
Tant que le dogme de l' intolérance subsiste,
l' univers moral renferme dans son sein le germe
de nouvelles calamités. C' est un volcan demi-éteint
qui se rallumant un jour avec plus de
violence, peut de nouveau porter l' incendie et
la désolation.
Telles sont les craintes d' un citoyen, qui sincere
ami des hommes souhaite vivement leur
bonheur.
J' ai, je crois, suffisamment prouvé dans cette
section qu' en général toutes les passions factices
et en particulier l' intolérance civile et religieuse,
n' étoient dans l' homme qu' un amour déguisé du
pouvoir. Les longs détails où m' ont entraîné
les preuves de cette rité, auront sans doute
fait oublier au lecteur les motifs qui m' ont
nécessité à cette discussion.
Mon objet étoit de montrer que dans les
p356
hommes, si toutes les passions citées ci-dessus,
sont factices, tous par conquent en sont
susceptibles. C' est pour faire plus évidemment encore
sentir cette vérité, que je lui présente de nouveau
le tableau de généalogie des passions.
SECTION 4 CHAPITRE 22
généalogie des passions.
un principe de vie anime l' homme. Ce principe
est la sensibilité physique. Que produit en
lui cette sensibilité ? Un sentiment d' amour pour
le plaisir, et de haine pour la douleur : c' est de
ces deux sentimens réunis dans l' homme et toujours
présens à son esprit que se forme ce qu' on
appelle en lui le sentiment de l' amour de soi.
Cet amour de soi engendre le desir du bonheur ;
le desir du bonheur, celui du pouvoir ; et c' est
ce dernier qui donne à son tour naissance à l' envie,
à l' avarice, à l' ambition et généralement à
toutes les passions factices, qui sous des
noms divers, ne sont en nous qu' un amour du
pouvoir guisé et appliqué aux divers moyens
de se le procurer.
Ces moyens ne sont pas toujours les mêmes.
Aussi voit-on les hommes selon les positions
ils se trouvent, et le gouvernement sous lequel
ils vivent, marcher au pouvoir, par la
voie, ou des richesses, ou de l' intrigue, ou de
p357
l' ambition, ou de la gloire, ou des talens, etc.
Mais y marcher constamment.
Si l' on se rappelle maintenant de ce que j' ai
dit, section 2, 3 et 4 de cet ouvrage.
1 que tous les hommes ont une égale aptitude
à l' esprit ;
2 que cette égale aptitude est en eux une
puissance morte, si elle n' est vivifiée par les
passions :
3 que la passion de la gloire est celle qui
met le plus communément cette puissance en
action ;
4 que tous en sont susceptibles dans les
pays la gloire conduit au pouvoir ;
la conclusion générale que j' en tirerai, c' est
que tous les hommes organisés comme le commun
d' entr' eux peuvent être animés de l' espece
de passion propre à les élever aux plus hautes
rités.
La seule objection à laquelle il me reste àpondre
est celle-ci. Tous les hommes, dira-t-on,
peuvent aimer la gloire : mais cette passion
peut-elle être portée dans chacun d' eux au deg
de force suffisant pour mettre en action l' égale
aptitude qu' ils ont à l' esprit.
Poursoudre cette question, je suppose que
j' ai concentré tout mon bonheur dans la possession
de la gloire : alors cette passion aussi vive que
l' amour de moi-même, se confondracessairement
en moi avec ce sentiment. Il s' agit donc de
prouver que le sentiment de l' amour de soi, commun
à tous les hommes, est leme dans tous,
et qu' il peut du moins les douer tous de l' énergie
p358
et de la force d' attention qu' exige l' acquisition
des plus grandes idées.
SECTION 4 CHAPITRE 23
de la force du sentiment de l' amour
de soi.
le sentiment de l' amour de soi différemment
modifié dans les différens hommes, est essentiellement
le même dans tous. Ce sentiment est
indépendant de la finesse plus ou moins grande
des organes. On peut être sourd, aveugle, bossu,
boiteux et avoir le même desir de sa conservation,
la même haine pour la douleur et le
me amour pour le plaisir.
Ni la force, ni la foiblesse du tempérament,
ni la perfection des organes n' augmentent ou ne
diminuent en nous le sentiment de l' amour de
soi. Les femmes n' ont pas moins d' amour pour
elles que les hommes, et n' ont cependant pas la
me organisation. S' il étoit un moyen de mesurer
la force de ce sentiment, ce seroit par sa
constance, son unité , et si je l' ose dire, par sa
présence habituelle. Or, à tous ces égards, le
sentiment de l' amour de soi est le même dans tous
les hommes.
C' est ce sentiment qui tantôt les arme d' un
courage opiniâtre, comme d' une épée pour triompher
des plus grands obstacles, et qui tantôt les
p359
doue d' une crainte prudente, comme d' un bouclier
pour échapper au danger. C' est ce sentiment
enfin qui toujours occupé du bonheur de
chaque individu, veille sans cesse à sa conservation.
Or, si l' amour de soi est à cet égard le même
dans tous, tous sont donc susceptibles du
me degré de passion, par conséquent du degré
propre à mettre en action l' égale aptitude qu' ils
ont à l' esprit. Mais j' admets pour un moment
que le sentiment de l' amour de soi se fît moins
vivement sentir à l' un qu' à l' autre. Il est certain
que cette différence non encore apperçue par
l' expérience seroit par conséquent très-petite,
et qu' elle n' influeroit en rien sur les esprits.
Un méchanicien ne détourne d' un fleuve que
la partie nécessaire à mouvoir les rouages et les
machines plaes le long de son rivage ; il laisse le
surplus des eaux suivre leurs cours, et se perdre
dans des marais. Il ne faut donc pareillement
détourner du sentiment total de l' amour de soi, que
la partie propre à mettre en action l' égale aptitude
que tous les hommes ont à l' esprit. Or cette
partie est moins considérable qu' on ne le pense.
Consulte-t-on sur ce point l' expérience ? Elle
nous apprend que la crainte de la férule, du
fouet, ou d' une punition encore plusgere,
suffit pour douer l' enfant de l' attention qu' exige
l' étude de la lecture et des langues. Or,
cette espece d' attention est, ou la plus, ou du
moins une des plus pénibles et des plus fatigantes.
p360
L' expérience nous apprend encore que toutes
nos couvertes sont des dons du hazard ; que
nous lui devons le premier soupçon de toute vérité
nouvelle ; que toutes les vérités de cette espece
sont, pour ainsi dire, saisies sans attention ;
que leur découverte par cette raison a toujours
été regardée comme une inspiration, et qu' il
n' est point en conséquence de poëte, ni de philosophe
à qui l' expression harmonieuse et brillante,
claire et précise de ses pensées, n' ait c
plus de soins et de travail que ses idées les plus
heureuses.
D' où il résulte que tous les hommes organisés
comme le commun d' entr' eux sont susceptibles
du degd' attention requis pour s' élever aux
plus hautes vérités, et que dans l' hypothese
le sentiment de l' amour de soi ne fût pas le même
dans tous (hypothese sans doute impossible)
la petite différence qui se trouveroit à cet égard
entre les hommes, n' auroit encore aucune influence
sur leur esprit.
En effet qu' on suppose le sentiment de l' amour
de soi plus vif dans l' un que dans l' autre,
ce sentiment comme l' expérience le prouve, n' en
seroit pas moins également habituel dans eux.
Or si toute supériorité d' esprit dépend moins
d' une attention vive que d' une attention habituelle,
il est évident que dans cette supposition,
p361
tous les hommes seroient encore doués du
degré de passion nécessaire pour mettre en action
l' égale aptitude qu' ils ont à l' esprit.
SECTION 4 CHAPITRE 24
des grandes idées, effets de la constance
de l' attention.
un desir violent occasionne souvent un effort
d' esprit plus vif que contenu. Or l' acquisition des
p362
grands talens suppose un travail opiniâtre et un
desir de s' instruire encore plus habituel que vif.
Quelqu' occupés que les gens du monde soient
de leur fortune et de leurs plaisirs, ils éprouvent
par instant des desirs de gloire. Pourquoi
ces desirs sont-ils stériles en eux ? C' est qu' ils
ne sont pas assez durables. C' est à la constance
des desirs que sont attacs les grands succès.
Si les Agnès trompent toujours les Arnolphes,
c' est que le desir de voir leurs amans est
en elles toujours plus habituel que le desir de les
en empêcher ne l' est à leurs surveillans.
Les habitans de Kamschatka d' une stupidité
sans égale à certains égards, sont à d' autres d' une
industrie merveilleuse. S' agit-il de se faire des
temens ? Leur adresse en ce genre, dit leur
historien, surpasse celle des européens. Pourquoi ?
C' est qu' ils habitent une des contrées de
la terre la plus sujette aux intempéries de l' air,
par conséquent le besoin d' être vêtu se fait le
plus habituellement sentir. Or le besoin habituel
est toujours industrieux. éprouve-t-on celui de
la considération ? Procure-t-elle pouvoir (cet
objet commun du desir des hommes) on fait
tout pour l' obtenir. C' est dans la possession de
p363
cette estime qu' on concentre tout son bonheur,
et c' est alors que le desir de la gloire s' identifie
avec l' amour de nous-mêmes.
Or si ce dernier sentiment, comme l' expérience
le prouve, est habituellement présent à tous
les hommes, il doit donc les douer tous de l' espece
d' attention à laquelle est attace la suriori
de l' esprit.
Tous les hommes organisés comme le commun
d' entr' eux sont donc susceptibles non seulement
de passions, mais encore du degré habituel de
passions suffisant pour les élever aux plus grandes
idées.
D' où provient donc l' extrême inégalité des esprits ?
De ce que personne ne voit précisément
les mes objets ; ne s' est précisément
trouvé dans les mêmes positions ; n' a ru
la même éducation ; et de ce qu' enfin le hazard
qui préside à notre instruction ne conduit
pas tous les hommes à des mines également riches
et fécondes.
C' est donc à l' éducation prise dans toute l' étendue
du sens qu' on peut attacher à ce mot, et
dans lequel même l' idée du hazard se trouve
comprise qu' on peut rapporter l' inégalité des
esprits.
p364
Pour compléter les preuves de cette vérité, il
ne me reste qu' à montrer dans la section suivante
les erreurs et contradictions où tombent ceux
qui sur ce même sujet adoptent des principes
différens des miens.
Je prendrai M Rousseau pour exemple. C' est
de tous les auteurs celui qui dans ses ouvrages
a traité cette question avec le plus d' esprit et
d' éloquence. Je discuterai donc ses principales
opinions, et si j' en montre la fausseté et la
contradiction, j' imagine que le public alors moins
attacà ses anciens préjus, jugera sans
partialité mes principes et se trouvera dans cette
disposition heureuse et calme qui fait adopter toute
idée juste quelque paradoxale qu' elle ait d' abord
parue.
p365
SECTION 4 NOTES
1 quelques-uns ont à la guerre regarl' impétuosité
de l' attaque comme le caractere distinctif
des fraois : mais cette imtuosité n' est
point un caractere : elle leur est commune avec
les turcs et généralement avec toutes les nations
non accoutumées à une discipline sévere.
Les fraois d' ailleurs en sont susceptibles. Le
roi de Prusse en a dans ses armées et tous y
font l' exercice à la prussienne.
2 les mots loyal et poli , ne sont point
synonimes. Un peuple esclave peut être poli.
L' habitude de la crainte doit le rendre vérentieux.
Un tel peuple est souvent plus civil et
toujours moins loyal qu' un peuple libre. Les
négocians de tous les pays attestent la loyauté des
commerçans anglois. L' homme libre est en général
l' homme honnête.
3 dans une nation avilie, on ne trouve pas
me parmi ses meilleurs citoyens, des caracteres
d' une certaine élévation. Des ames nobles
et fieres y seroient trop discordantes avec les
autres.
4 en orient quel est l' homme le plus loué ?
Le plus tyran, le plus craint et le plus détestable.
Mais ce tyran tant lode son vivant peut
donc toujours se croire l' idole et l' amour de ses
peuples. Si l' histoire en trace enfin le portrait,
c' est long-tems après sa mort. Quel moyen reste-t-il
p366
donc au monarque d' orient pour savoir s' il
emporte réellement dans la tombe l' estime et les
regrets de ses sujets ? Il n' en est qu' un ; c' est de
fléchir sur lui-même, d' examiner s' il s' est
toujours occupé du bonheur de ses peuples, et si
dans toutes ses actions il n' a jamais consulté que
l' intérêt national. Y fut-il toujours indifférent ?
Il peut être r, quelqu' éloge qu' on lui donne,
que son nom sera le mépris de la postérité. La
mort est la lance d' Ituriel : elle détruit le charme
du mensonge et de la flatterie.
Ce que la mort opere sur les sultans, la disgrace
l' opere sur ses visirs. Sont-ils en place ?
Point d' éloges qu' on ne leur prodigue, point de
talens, qu' on leur refuse. En sortent-ils ? Ils ne
sont plus que ce qu' ils étoient avant d' y parvenir,
souvent des hommes communs et sans
génie.
5 le despote toujours sans prévoyance contre
les ennemis du dehors, pourroit-il se flatter
que des peuples habitués à trembler sous le fouet
du pouvoir, assez vils pour se laisserchement
dépouiller de la propriété de leurs biens, de leur
vie, et de leur liberté, le défendront contre
l' attaque d' un ennemi puissant ? Un monarque doit
savoir qu' en brisant la chaîne qui lie l' intérêt de
chaque particulier à l' intérêt géral, il anéantit
toute vertu : que la vertu truite dans un empire
le pcipite à sa ruine ; que les étaies du
trône despotique doivent s' affaisser sous son
poids ; qu' uniquement fort de la force de son armée,
cette armée défaite, ses sujets affranchis
de toute crainte, cesseront de combattre pour
p367
lui ; que deux ou trois batailles ont en orient
décidé du sort des plus grands états. Darius,
Tigrane, Antiochus en sont la preuve. Les romains
combattirent 400 ans pour subjuguer la
libre Italie ; et pour se soumettre la servile
Asie, ils ne firent que s' y psenter.
6 pour l' intérêt de sa gloire et de sa reté,
le despote devroit regarder comme amis ces mêmes
philosophes qu' il hait, et comme ennemis
ces mêmes courtisans qu' il chérit, et qui vils
flatteurs de tous ses vices, l' excitent aux crimes
qui préparent sa cte.
7 à quel signe distingue-t-on le pouvoir arbitraire
du pouvoir légitime ? Tous deux font des
loix, tous deux infligent le supplice de mort ou
de moindres peines aux violateurs de ces loix ;
tous deux emploient la force de la communauté,
c' est-à-dire, celle de la nation, ou pour maintenir
leurs édits, ou pour repousser l' attaque de
l' ennemi. Oui : mais ils different, dit Locke,
en ceci, c' est que le premier de ces pouvoirs
emploie la force publique pour satisfaire des
fantaisies et s' asservir ses concitoyens ; et que le
second s' en sert pour se rendre respectable à ses
voisins, pour assurer aux citoyens la proprié
de leurs biens, leur vie, leur liberté, pour
accroître leur bonheur. Enfin l' usage de la force
nationale pour tout autre objet que l' avantage
général, est un crime. C' est donc à la différente
maniere d' employer la force nationale qu' on
peut distinguer le pouvoir arbitraire du pouvoir
légitime.
8 tel parut le despotisme au vertueux Tullius
p368
7 e roi de Rome : il eut le courage de mettre
lui-même des bornes à l' autorité royale.
9 entre les diverses causes du peu de succès
de la France dans la derniere guerre, si l' on
compte la jalousie, l' inexpérience des généraux
et leur indifférence pour le bien public, peut-être
ne faut-il pas oublier la gangrene de l' imcillité
religieuse qui commença dès-lors à s' étendre sur
tous les esprits. Maintenant le fraois n' ose
plus penser par lui-même. De jour en jour, il
pensera moins, et sera de jour en jour moins
redoutable.
10 l' amour de l' homme pour le pouvoir est
tel qu' en Angleterre même il n' est presque point
de ministre qui ne voulût revêtir son prince du
pouvoir arbitraire. L' ivresse d' une grande place
fait oublier au ministre qu' accablé lui-me
sous le poids du pouvoir qu' il édifie, lui et sa
postérité en seront peut-être les premieres victimes.
Qui fait chercher les grands emplois ? Seroit-ce
le desir d' y faire le bien ? Qui ne seroit animé
que de ce motif, les regarderoit comme un fardeau.
Si l' on les desire, c' est moins pour l' utilité
publique que pour la sienne propre. Les hommes
ne naissent donc pas aussi bons que quelques-uns
le ptendent. Bonté suppose amour des autres,
et c' est en nous seuls que se concentre tout
notre amour.
11 le desir du pouvoir est général et si pour
y parvenir tous les hommes ne s' exposent point
aux mêmes dangers, c' est que l' amour de la
conservation est dans la plupart d' entr' eux en
équilibre
p369
avec l' amour de la puissance.
12 en presque tout pays l' on donne à la force
la prence sur la justice. En France, l' on met
l' avocat à la taille ; l' on en exempte le lieutenant.
Pourquoi ? C' est que l' un est jusqu' à un
certain point représentatif de la justice et l' autre
de la force.
13 quels sont les ennemis d' un hommelebre ?
Ses rivaux et presque tous ses contemporains.
Sa présence les humilie. De qui l' homme
illustre est-il loué ? De l' étranger : l' étranger est
sans envie. C' est la postérité vivante. L' éloignement
des lieux équivaut à celle des tems. L' estime
de l' étranger est pour l' homme de lettres
presque l' unique récompense qu' il puisse maintenant
attendre de ses travaux.
14 est-on intérieurement contraint de reconnoître
dans un autre plus d' esprit qu' en soi :
on le hait, sa présence importune : l' on veut se
venger, s' en défaire, et pour cet effet, ou l' on
le force à s' expatrier comme Descartes, Baile,
Maupertuis etc. Ou l' on le persécute comme
Montesquieu, Diderot, etc.
Il n' est point, dit-on, de grand homme aux
yeux de sa femme ou de son valet de chambre.
Je le crois bien. Comment vivre habituellement
avec un homme qu' on seroit trop souvent for
d' admirer ? On prend dans ce cas le parti ou de
le quitter ou de l' estimer peu.
Les grandeurs et les richesses peuvent quelque
tems imposer silence à l' envie ; mais elle s' en
irrite en secret. On ne veut pas qu' un homme
déjà notre supérieur en naissance et en dignité, le
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soit encore en talens. Cet homme écrit-il comme
Frédéric ? On ridiculise en lui le talent d' écrire
qu' on admire dans César, Cicéron etc. On
le voit à regret constater son rite par un bon
ouvrage. Eh quoi ! Sa seule conversation ne
suffiroit-elle pas pour prouver son esprit ? Non,
dans la conversation, les idées se succedent
très-rapidement, on n' a le tems ni de les consirer
sous toutes les faces, ni d' en apprécier la justesse.
D' ailleurs le ton, le geste de celui qui parle,
la disposition de celui qui écoute, tout peut en
imposer. On est donc toujours en droit de nier
un pareil mérite. On en use et l' on se console.
Peut-être pour être ai, faut-il mériter peu
d' estime. Toute supériorité attire respect et
inimitié. Pourquoi l' affabilité rend-elle le rite
supportable ? C' est qu' elle le rend un peu
prisable.
Le mérite réservé donne à la fois une disposition
au respect et à la haine, et le rite
affable une disposition à l' amour et aupris.
Qui veut être cri de ce qui l' environne doit
se contenter de peu d' estime. L' oubli du mérite
en est le pardon. Les grands talens font quelques
admirateurs et peu d' amis. Le voeu secret
et général du plus grand nombre, ce n' est pas
que l' esprit s' exalte, et que la sotise s' étende.
15 quel motif fait acheter les feuilles satyriques ?
La critique qu' on y fait des grands
hommes ; les louanges qu' on y donne aux
diocres. On ne changera point à cet égard la
nature humaine. Si les athéniens, dit Plutarque,
avancerent si promptement le jeune Cimon aux
p371
premieres places, c' étoit pour mortifier Thémistocle.
Ils s' ennuyoient d' estimer long-tems
le même homme. Pourquoi vante-t-on à l' excès
les talens naissans ? Souvent pour déprimer les
talens reconnus. Pénétre-t-on, dit Plutarque,
profondément dans le coeur humain, en connoît-on
les principes moteurs ? On voit que le
desir d' obliger un homme a souvent moins de
part au service qu' on lui rend, que l' envie d' en
humilier un autre.
16 en ral les peres hontes et peu
éclairés voient impatiemment leur fils fréquenter
les hommes de lettres et donner à leur société la
préférence sur tout autre : l' orgueil paternel en
est humil.
17 si comme on le dit, les lettres et la philosophie
sont en France sans protecteurs, on
peut sans être propte, assurer que la génération
prochaine y sera sans esprit et sans talent, et que
de tous les arts, ceux du luxe y seront les seuls
cultivés.
18 la violence et la persécution sont en
général proportionnées au mérite du persécuté.
En tout pays, les hommes illustres ont éprouvé
des disgraces. En Angleterre il n' y a gueres plus
de 150 ans qu' on y peut être impunément grand
homme.
19 peu d' auteurs pensent d' après eux. La plupart
font des livres d' aps des livres. Cependant
qui n' a point une maniere à lui, ne doit pas
s' attendre à l' estime de la posrité.
20 jadis toujours à genoux devant les anciens,
quiconque eût en cret préféré le Tasse à Virgile,
p372
ou à Homere, n' en fût jamais convenu. Quel
motif néanmoins a-t-on de taire son sentiment,
lorsqu' on ne le donne pas pour loi ? Qui mieux
que la diversité des opinions peut éclairer le goût
du public.
21 le prince et le magistrat redoutent-ils le
jugement de la postérité ? Ils méritent communément
son estime : ils sont justes dans leurs édits
et leurs sentences. Il en est deme d' un auteur.
A-t-il en écrivant la postérité psente à son
souvenir ? Sa maniere de comparer devient grande.
Il découvre des vérités importantes ; il s' assure de
l' estime nérale, parce qu' il écrit pour les
hommes de tous les siecles et de tous les pays.
22 ce libelle théologique intitulé censure de
Belisaire, fait horreur par la barbarie et la
cruauté de ses assertions : il rappelle toujours à
mon esprit ce beau vers de Racine.
eh quoi, Mathan ! D' un prêtre est-ce là le
langage ?
23 les citoyens auxquels on doit le plus de
respect sont d' abord ces généraux et ces ministres
habiles dont la valeur ou la sagesse assure, ou la
grandeur, ou la félicité des empires ; mais après
ces chefs de guerre ou de justice, quels citoyens
sont les plus utiles ? Ceux qui perfectionnent les
arts et les sciences, dont les découvertes utiles
et agréables, ou fournissent aux besoins de l' homme,
ou l' arrachent à ses ennuis. Pourquoi donc
marquer plus de considération à l' homme riche,
à l' homme en faveur, qu' au grandometre, au
grand poëte, et au grand philosophe ? C' est que
notre premier respect est pour un pouvoir à la
p373
possession duquel nous joignons toujours l' idée de
bonheur et de plaisir.
Le pouvoir est l' idole de la jeunesse et me
de l' homme fait, tant qu' il peut entrelacer des
myrtes à ses lauriers.
Si ce me pouvoir est quelquefois le dédain
du vieillard, c' est qu' il n' en tire plus le même
avantage.
24 c' est du moment où les hommes multipliés
ont été forcés de cultiver la terre, qu' ils ont senti
la nécessité d' assurer au cultivateur et sa récolte
et la propriété du champ qu' il labouroit. Avant la
culture doit-on s' étonner que le fort crût avoir sur
un terrein vague et srile, autant de droit que
le premier occupant ?
25 la sistance au puissant est réputée sédition
et crimeme dans les pays policés. Quelle
preuve plus claire de ce fait que les plaintes
d' un gociant anglois portées à la chambre des
communes. " messieurs, dit-il, vous n' imagineriez
jamais les tours perfides que nous font
les negres. Leur méchanceté est telle sur certaines
tes d' Afrique qu' ils pferent la mort
à l' esclavage. Sont-ils aches ? Ils se poignardent,
se jettent dans des puits. Autant de
perdu pour l' acheteur. Jugez par ce fait de la
perversité de cette maudite race. "
26 dans quel moment les peuples violent-ils
le droit des gens ? Lorsqu' ils le peuvent impunément.
Rome foible fut équitable et vertueuse.
Eut-elle conquis la Macédoine ? Aucune nation
ne put lui résister. Rome devenue plus forte cessa
d' être juste. Ses habitans furents-lors sans
p374
honneur et sans foi. Le puissant est toujours
injuste. La justice entre les nations est toujours
fondée sur une crainte ciproque et de-là cet
axiome politique.
si vis pacem, para bellum :
veux-tu la paix ? Soit prêt à la guerre.
27 Aristote met le brigandage au nombre des
différentes especes de chasses. Solon entre les
diverses professions compte celle de voleur. Il
observe seulement qu' il ne faut voler, ni ses
concitoyens, ni les alliés de la république. Rome
fut sous le premier de ses rois un repaire de
brigands. Les germains, dit César, regardent la
dévastation et le pillage comme le seul exercice
convenable à la jeunesse, le seul qui puisse
l' arracher à la paresse et former des hommes.
28 il est, dit-on, un droit des gens entre les
anglois, les fraois, les allemands, les italiens
etc. Je le crois. La crainte des représailles
l' établit chez des nations qu' une puissance à
peu-près égale force à respecter. Sont-elles
affranchies de cette crainte ? Ont-elles affaire à
des peuples sauvages ? Dès ce moment, le droit des
gens est nul et chimérique à leurs yeux.
Est-ce aux nations chrétiennes à parler de
droit de gens, de loi naturelle et de vertu ? Elles
qui sans outrage de la part des indiens orientaux,
abordent leurstes, dévastent leurs villes et en
chassent les habitans ; elles qui dans les villages
africains portent avec les marchandises de l' Europe,
la discorde, la guerre et en profitent pour
faire des esclaves ; elles enfin qui sans ptexte et
sans offense de la part des indiens occidentaux,
p375
débarquent en Amérique, renversent les trônes
de Montézume et des incas, égorgent leurs sujets,
s' approprient leurs états et oublient qu' il
est un droit de primo occupanti .
L' église se vante de faire restituer les larcins
et les dépôts volés : mais a-t-elle fait restituer
les empires du Mexique et du Pérou à leurs
vrais propriétaires ? De concert avec les princes,
n' a-t-elle pas au contraire pillé le nouveau monde ?
Ne s' est-elle pas enrichie de ses dépouilles, et
n' a-t-elle pas enfin par sa conduite jetté dupris
sur les préceptes de cette loi naturelle
qu' elle dit gravée par Dieu dans tous les coeurs ?
Est-il d' ailleurs une morale plus absurde et
plus petite que celle de l' église ? Qu' un prince
prenne une maîtresse, qu' il satisfasse un goût
aussi indifférent au bien public, si ce gt ou
cette maîtresse estfavorable aux projets de
l' église, le ptre s' éleve et crie à l' impiété.
Mais que ce même prince porte la dévastation et
la guerre chez un peuple qui ne l' a pas offensé ;
qu' il fasse périr 400000 hommes dans cette
expédition, qu' il surcharge ses sujets d' impôts,
le ptre garde le silence. Belle morale que celle
du clercatholique !
29 on aime, dit-on, la justice. Mais les
magistrats en sont les organes, et chargés par
état de l' administrer, ils doivent sur-tout protéger
l' innocence. La protégent-ils réellement ? Une
affaire criminelle est en Espagne et en Angleterre
instruite de deux manieres différentes. Celle
l' on donne un avocat à l' accusé, où l' on fait
publiquement son procès, est sans contredit celle
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l' innocence est le plus à l' abri de la corruption
et de la partialité des juges. C' est la meilleure.
Pourquoi n' est-elle pas adoptée ? Pourquoi les
magistrats n' en sollicitent-ils pas l' admission ?
C' est qu' ils imaginent que plus leurs sentences
seront arbitraires, plus ils inspireront de crainte
et plus ils acquerront de pouvoir sur le peuple.
L' amour tant vanté de l' équité, n' est donc ni
naturel, ni commun aux hommes. Or comment
se dire ami de l' humanité, lorsqu' on ne l' est pas
me de la justice ?
30 l' idée de bonheur étroitement liée dans
notre mémoire à l' idée de puissance, en peut être
difficilement séparée. On respecte jusqu' à
l' apparence du pouvoir. C' est à ce sentiment qu' on doit
peut-être une certaine admiration pour le suicide.
On suppose une grande puissance à qui méprise
assez la vie pour se donner la mort. à quelle
autre cause, si non à l' amour du pouvoir, doit-on
attribuer l' excessive haine des femmes sages pour
les hommes d' un certain goût ? Les Alexandres,
les Socrates, les Solons, les Catinats étoient
des héros, des amis fideles, des citoyens honnêtes.
On peut donc avec ce certain gt servir
utilement et sa famille et sa patrie. D' où vient
l' horreur des femmes pour les hommes qui en
sont soupçonnés ? C' est qu' elles ont sur eux peu
de puissance. Or ce défaut de pouvoir leur est
insuportable. Ce sont autant d' esclaves de moins
dans leur empire. Ils sont donc coupables d' un
crime que la mort seule peut expier.
31 c' est la force qui rend un monarque respectable
à un monarque. Philippe second travaille
p377
à son bureau ; il se sent un besoin ; il
appelle, personne ne vient. Son bouffon se met
à rire. De quoi ris-tu, dit le roi ? Du respect,
de l' estime et de la crainte que vous inspirez à
l' Europe, et du mépris qu' elle auroit pour vous,
si vous cessiez d' être fort, et que vos autres
sujets ne vous servissent pas mieux que vos
domestiques.
32 l' enthousiaste de l' équité se fait rarement
sentir aux princes. Peu d' entr' eux sont animés du
noble amour de l' humanité. Dans l' antiquité le
seul Gélon en fournit un exemple. Il a horreur
des sacrifices humains ; il porte la guerre en
Afrique et contraint les carthaginois vaincus
d' abolir ces détestables sacrifices. Catherine arme
pareillement pour forcer les polonois à la tolérance.
De toutes les guerres, ces deux sont peut-être les
seules réellement entreprises pour le bonheur des
nations.lon et Catherine Ii partageront donc
à cet égard l' estime de la postérité. Veut-on
apprécier le mérite des souverains ? Qu' on ne les
juge point sur de petits maux produits par quelques
tracasseries domestiques, mais sur les grands
biens qu' ils ont, ou faits, ou voulu faire à
l' humanité. Le desir du bien est rare en eux. Le seul
moment où communément le bien public s' ore,
est celui où l' intérêt du puissant se trouve conforme
à l' intérêt général. Quel instant les rois de
France prirent-ils pour rendre la liberté aux sujets
et pour affoiblir le pouvoir féodal ? Celui où
les orgueilleux vassaux de la couronne marchoient
égaux aux souverains. Alors l' ambition des monarques
ordonna l' affranchissement des peuples.
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Que les princes d' orient ne vantent point leur
amour pour l' équité. Qui veut abrutir des sujets,
ne les aime point. C' est folie de croire que les
peuples en seront plus dociles et plus faciles à
gouverner. Plus une nation est éclairée, plus elle se
prête aux justes demandes d' un gouvernement
équitable. Qui veut aveugler les citoyens, veut
être impunément injuste. Tels sont en général
les hommes ; et cependant la plupart d' entr' eux
osent se dire amis de la justice. ô ignorance de
soi-même ! ô hypocrisie !
33 est-il, comme on le dit, des hommes
qui sacrifient leur intérêt le plus cher à celui de
la justice ? Non : mais il en est qui n' ont rien de
plus cher que la justice. Ce sentiment généreux
est en eux l' effet d' une excellente éducation. Quel
moyen de le graver dans toutes les ames ? En leur
présentant d' une part, l' homme injuste comme
avili, méprisé et par conséquent comme foible ;
et de l' autre, l' homme juste, comme estimé, honoré,
et par conséquent comme fort.
Les ies de justice se sont-elles par ce moyen
liées dans lamoire aux idées de pouvoir et de
bonheur ? Elles se confondent et n' en forment
plus qu' une. Prend-on l' habitude de se les rappeller
ensemble ? Bientôt il n' est plus possible de
les parer. Cette habitude une fois contractée,
on met de l' orgueil à se montrer toujours juste et
vertueux ; et rien alors qu' on ne sacrifie à ce noble
orgueil.
Voilà comme l' amour du pouvoir et de la consiration
engendre l' amour de la justice. Ce dernier amour,
il est vrai, est étranger à l' homme :
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celui du pouvoir au contraire lui est naturel : il
est commun à tout, au vertueux comme au fripon,
au sauvage comme à l' homme policé. L' amour
du pouvoir est l' effet immédiat de la sensibilité
physique ; et le desir de la justice l' effet de
l' instruction. En conséquence c' est de la sagesse
des loix que dépend la vertu des peuples. Que
d' hommes vertueux chez un peuple où l' on
respecte la justice, seroient injustes chez une
nationroce, où l' équité seroit traitée de
foiblesse et de lâcheté ? On n' aime donc point
l' équité même. C' est une question de tout tems
décidée par la conduite et les moeurs de tous les
peuples et de tous les despotes.
34 dans le gouvernement féodal, quels sont
les tyrans du peuple ? Les seigneurs. Les tyrans,
dira-t-on, y sont donc plus multipliés que dans
les gouvernemens despotiques ? J' en doute. Le
sultan a sous lui des visirs, des pachas, des
beys, des receveurs d' impôts, des directeurs
de douanes ou de domaines, enfin une infinité
de commis ou de sous-despotes encore plus
indifférens que les propriétaires au bonheur des
vassaux.
35 en Angleterre si la mal-honnêteté est dans
un grand méprisée des petits, c' est que ces
petits protégés par la loi, n' ont rien à en redouter.
Dans tout autre pays, si le vice du grand
est au contraire respecté, c' est qu' en lui le vice
est armé de puissance, et qu' on peut abhorrer et
non mépriser la puissance.
36 Attila comme Thamas se glorifioit d' être
le fléau de l' éternel.
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37 séditieux et rebelle sont les noms injurieux
que l' oppresseur puissant donne au foible
opprimé.
38 dans tout empire où les volontés momentanées
du prince font loi, toutes les loix sont
contradictoires, et l' on n' apperçoit des principes
moraux, ni dans ceux qui gouvernent, ni dans
ceux qui sont gouvernés.
39 le mépris est le partage de la foiblesse.
Cette vérité est peut-être la seule qui ne soit
ignorée d' aucun prince. Un souverain perd-il une
province ? Une ville ? Il est méprisable à ses
propres yeux. Enleve-t-il injustement cette ville ou
cette province à son voisin ? Il s' en croit plus
estimable : il a toujours vu l' injustice honorée
dans le puissant et l' univers se taire devant la
force.
40 le fort et le méchant, dit un poëte anglois,
ne redoute qu' un plus fort et plus méchant
que lui. Mais le juste et le vertueux doit
redouter tous les hommes : il a tous ses concitoyens
pour persécuteurs : jusqu' à ses amis, tout
l' attaque. Sa vertu les affranchit de la crainte de
sa vengeance. Son humanité équivaut en lui à
foiblesse ; et dans un gouvernement vicieux,
le bon et le foible sonts victimes du méchant
et du fort.
41 un milord débarque en Italie, parcourt
les campagnes de Rome, et s' embarque brusquement
pour l' Angleterre. Pourquoi, lui dit-on,
quittez-vous ce beau pays ? " je n' y puis, répond-il,
soutenir plus long-tems le spectacle du malheur
des paysans romains ; leur misere me chire :
p381
ils n' ont plus face humaine. " ce seigneur
exagéroit peut-être ; mais il ne mentoit pas.
42 le meurtre de Clitus fut la honte d' Alexandre,
et le supplice du gazetier hollandois,
celle du ministere fraois. Le crime de ces
deux infortunés fut le même : tous deux eurent
l' imprudence d' être vrais. L' on s' indigna
dans le siecle dernier du traitement fait au gazetier.
Il est des siecles encore plus vils le
supplice de l' homme vrai trouveroit des approbateurs.
43 s' attendrit-on sur le sort de ce gazetier ?
Compare-t-on le crime au châtiment ? L' on se
croit transporchez ce sultan des Indes qui fait
pendre son visir pour avoir mis trois grains de
poivre dans une tarte à la crême. Peu s' en
est fallu que l' illustre et malheureux M De La
Chalotais n' ait subi le même sort pour avoir
pareillement mis trois grains de sel dans une
lettre écrite, dit-on, à un contrôleur-général.
44 en France, pourquoi n' oseroit-on mettre
la frivolité des grands sur la scene ? C' est
que des comédies de cette espece opéreroient,
dira-t-on, peu de conversion ; j' en conviens.
Un pte qui, par un tableau ridicule et saillant
de la frivolité, se flatteroit de corriger à
cet égard les moeurs françoises, se tromperoit.
On ne remplit point le tonneau des danaïdes.
Il ne se forme point d' esprit sen dans un
gouvernement sur lequel les femmes et les
prêtres ont une certaine influence. L' esprit
léger et frivole est le seul qu' on y doive cultiver ;
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c' est le seul qui conduise à la fortune.
45 ce n' est point à son génie, c' est toujours
à quelqu' événement particulier que l' homme
de talents, doit la protection de l' ignorant.
Si la laideur cherche la compagnie des aveugles,
l' ignorance fuit celle des clairvoyants.
46 le visir inepte voit toujours de mauvais
oeil l' homme qui voyage chez des peuples et des
princes éclais. Ce visir craint qu' au retour le
voyageur ne le méprise. Ennemides gens
instruits, il se vante de son mépris pour eux ; et
c' est sur ce mépris que l' étranger le juge. Les
grands ministres et les grands princes ont toujours
été protecteurs des lettres. Le prince de
Brunswick, Catherine Ii, le prince Henri De
Prusse etc. En sont la preuve.
47 c' étoit jadis le privilege des foux de dire
quelquefois la vérité aux princes : mais encore
avec quelle précaution et dans quel moment !
Imitons, disoit l' un d' eux, la prudence des chats :
ils ne se croient point en sureté dans un appartement,
qu' ils n' en aient auparavant flairé tous les
coins.
48 c' est à la liberté dont jouissent encore les
anglois et les hollandois, que l' Europe doit le
peu qui lui en reste. Sans eux presqu' aucune nation
qui ne gémît sous le joug de l' ignorance et
du despotisme. Tout homme vertueux, tout
bon citoyen doit donc s' intéresser à la liberté de
ces deux peuples.
49 ce n' est qu' à des automates que le despotisme
commande. On n' a de caractere que dans
les pays libres. Les anglois en ont un. Les
p383
orientaux n' en ont point. La crainte et la bassesse
l' étouffent en eux.
50 le gouvernement défend-il d' imprimer
sur les matieres d' administration ? Il fait
voeu d' aveuglement et ce voeu est assez commun.
" tant que mes finances seront bien régies et
mes armées bien disciplinées, disoit un grand
prince, écrira qui voudra contre ma discipline
et mon administration. Mais si jegligeois
l' un ou l' autre ; qui sait si je n' aurois pas la
foiblesse d' imposer silence aux écrivains " .
51 entre-t-on au ministere ? Ce n' est plus le
temps de se faire des principes ; mais de les
appliquer. Emporté par le courant des affaires,
ce qu' on apprend alors ne sont que destails
toujours ignorés de quiconque n' est point en
place.
52 gêner la presse, c' est insulter une nation ;
lui fendre la lecture de certains livres, c' est
la déclarer esclave ou imbécille. Cette défense
doit l' indigner. Mais, dira-t-on, c' est presque
toujours d' après l' opinion des puissants qu' elle
approuve ou condamne un livre. Oui, dans le
premier moment ; mais ce premier jugement est
nul : c' est le cri des intéressés pour ou contre. Le
jugement vraiment intéressant pour un auteur,
est le jugement réfchi du public : il est presque
toujours juste.
53 l' âge l' on parvient aux grandes places
est souvent celui où l' attention devient la plus
pénible. à cet âge qui me contraint d' étudier est
mon ennemi. Je demande sa punition et desire sa
mort. Je veux bien pardonner aux ptes leurs
p384
beaux vers ; je puis les lire sans attention : mais
je ne pardonne point au moraliste ses bons
raisonnements. L' importance des sujets qu' il traite
m' oblige de fléchir. Combat-il mes préjugés ?
Il blesse mon orgueil, il m' arrache d' ailleurs à
ma paresse : il me force à penser. Or toute
contrainte produit haine.
54 le terrein du despotisme est fécond en
miseres comme en monstres. Le despotisme est
un luxe de pouvoir inutile au bonheur du souverain.
La seule idée de ce pouvoir eût fait fmir
un romain. Il est l' effroi d' un anglois.
" craignons, dit à ce sujet le juge Prat, que l' étude
de l' italien et du françois n' avilisse un peuple
libre " .
Que sont aux yeux d' un anglois les grands de
l' Europe ? Des hommes qui joignent à la quali
d' esclaves celle d' oppresseurs des peuples : des
citoyens que la loi même ne peut protéger
contre l' homme en place. Un grand n' est en Portugal
propriétaire, ni de sa vie, ni de ses biens,
ni de sa liberté. C' est un negre domestique qui
fouetté par l' ordre immédiat du maître, méprise
le negre de l' habitation fouetté par l' ordre de
l' intendant. Voilà dans presque toutes les cours
de l' Europe, l' unique difrence sensible entre
l' humble bourgeois et l' orgueilleux grand seigneur.
55 il faut ou ramper ou s' éloigner de la cour.
Qui ne peut vivre que de ses graces, doit être
vil ou mourir de faim. Peu d' hommes prennent
ce dernier parti.
56 le feu roi de Prusse à souper avec l' ambassadeur
p385
d' Angletterre, lui demande ce qu' il
pense des princes. " en général, répond-il, ce
sont de mauvais sujets ; ils sont ignorants, ils
sont perdus par la flatterie. La seule chose à
laquelle ils réussissent, c' est à monter à cheval.
Aussi de tous ceux qui les approchent,
le cheval est le seul qui ne les flatte point
et qui leur casse le col, s' ils le gouvernent
mal " .
57 plus un gouvernement est despotique,
plus les ames y sont avilies et gradées, plus
l' on s' y vante d' aimer son tyran. Les esclaves
bénissent à Maroc leur sort et leur prince,
lorsqu' il daigne lui-même leur couper le cou.
58 les souverains corrompus par la flatterie
sont des enfants tés. Habitués à commander
à des esclaves, ils ont souvent voulu conserver
le même ton avec leurs égaux, et en
ont été quelquefois punis par la perte d' une partie
de leurs états. C' est le ctiment que les romains
infligerent à Tigrane, à Antiochus etc.
Lorsque ces despotes oserent s' égaler à des
peuples libres.
59 est-on riche, on veut être loué comme
riche. A-t-on de la naissance ? On veut être
loué comme gentilhomme. Est-on bien fait ?
On veut être loué pour sa taille. En fait de
louange, on n' est point difficile ; on s' accommode
de tout.
60 l' homme de génie pense d' après lui.
Ses opinions sont quelquefois contraires aux
opinions reçues : il blesse donc la vanité du
grand nombre. Pour n' offenser personne, il
p386
ne faut avoir que les idées de tout le monde.
L' on est alors sans génie et sans ennemi.
61 les albigeois furent traités comme les
vaudois. On n' imagine point l' excès auquel se
porta contr' eux la fureur de l' intolérance. Le
tableau effrayant des barbaries exercées contre
les vaudois, nous est conservé par Samuel
Morland, ambassadeur d' Angleterre en Savoye
et pour lors sidant sur les lieux mêmes. " jamais,
dit-il, les chrétiens n' ont commis tant
de cruautés contre les chrétiens... etc. "
p388
quel pretendu crime punissoit-on dans les
vaudois avec tant de barbarie ? Celui, disoit-on,
de la rébellion. Ce qu' on leur reprochoit, c' étoit
de n' avoir point abandonné leur demeure et
le lieu de leur naissance au premier ordre de
Gastalde et du pape ; de ne s' être point exilés
d' un pays qu' ils possédoient depuis 1500 ans
et dans lequel ils avoient toujours librement
exercé leur culte. C' est ainsi que la douce religion
catholique, ses doux ministres et ses
doux saints ont toujours traité les hommes.
Que feroient de plus les apôtres du diable ?
62 on ne porte point sur les religions l' oeil
attentif de l' examen, sans concevoir le dernier
pris pour l' espece humaine ennéral et
pour soi-même en particulier. Quoi, se dit-on ;
il a fallu des milliers d' années pour déshonorer
des hommes aussi spirituels que moi des contes
du paganisme ! Quoi les juifs et les guebres
conservent encore leurs erreurs ! Quoi ! Les
musulmans croient encore à Mahomet et seront
peut-être des milliers d' années à reconnoître la
fausseté du koran ? Il faut donc que l' homme
soit un animal bien imbécille et bien crédule,
et qu' enfin notre planette, comme l' a dit
un sage, soit le bedlam, ou les petites maisons de
l' univers.
63 pourquoi le prêtre est-il assez généralement
aimé en Angleterre ? C' est qu' il est tolérant ;
c' est que la loi lui lie les mains, et ne lui laisse
p389
nulle part à l' administration : c' est qu' il ne nuit
et ne peut nuire à personne ; c' est que l' entretien
du cleranglois est moins à charge
à l' état que celui du clercatholique, et
qu' enfin en ce pays la religion n' est proprement
qu' une opinion philosophique.
64 ce que je dis du zele, je le dis de l' humilité.
Quelque sot qu' on suppose un cardinal,
il ne l' est jamais assez pour se croire vraiment
humble, lorsqu' il se donne à Rome pour le
protecteur d' un empire tel que la France. La
vraie humilité refuseroit un titre aussi fastueux.
Non que je veuille nier la stupidité de quelques
prélats. Mais leurs ambitieuses prétentions
prouvent moins l' habileté du clergé que
la sottise des peuples. Pendant mon séjour
au Japon, me disoit un voyageur, on ne
prononça jamais le nom de dot-sury-samo ,
c' est-à-dire, monseigneur la Grue, sans que je
me rappellasse malgré moi le nom de quelque
évêque.
65 Jésus n' exerça nulle domination sur la
terre. S' il eût voulu que le sacerdoce y commandât,
il eût d' abord légué ce commandement
à ses apôtres. Or leurs successeurs en sont encore
à nous montrer leur commission et le titre d' un
pareil legs.
66 les saducéens étoient regars comme
les plus vertueux d' entre les juifs. Enbreu
le mot suduc est synonime de juste. Aussi ces
saduens étoient-ils, et devoient-ils être moins
haïs de Dieu que les pharisiens. Ces derniers
demandoient la mort et le sang de Jésus-Christ.
p390
Or l' incrédulité est et sera toujours moins contraire
à l' esprit de l' évangile que l' inhumani
et le icide.
67 à la honte de la France, M Rousseau
n' a pas été moins persécuté à Paris qu' à Neufchâtel.
Les sorbonistes ne pouvoient lui pardonner
son dialogue du raisonneur et de l' inspiré.
Ce dialogue, disoient-ils, est trop fort. Qu' y
pondre ? Mais les raisonnemens de M Rousseau
étoient vrais ou ils étoient faux. futer par
la force de bons raisonnemens, c' est injustice :
en réfuter de faux par la violence, c' est folie.
C' est avouer sa stupidité ; c' est décrier sa propre
cause. Les sophismes sefutent d' eux-mêmes.
La vérité est facile à défendre.
D' ailleurs quelles sont les objections de M
Rousseau ? Celle que tout bonze, dervis, mandarin
fait au moine qui veut le convertir. Ces
objections sont-elles insolubles ? Qu' est-ce que
les moines vont faire à la Chine ? Pourquoi
demandent-ils aux princes des biens, des aumônes,
des gratifications pour subvenir aux
frais d' une mission où ils ne convertissent personne ?
Mais les moines en parcourant l' orient,
n' ont d' autre objet que de s' enrichir par le
commerce : ils n' emploient les trésors que leur
prodiguent les peuples, qu' à frustrer ces mêmes
peuples du produit d' un commercegitime.
En ce cas, quels justes reproches les nations
n' ont-elles pas à leur faire ? Et quelles accusations
peuvent-ils porter contre M Rousseau ?
Il a prêché, diront-ils, la religion naturelle.
Mais elle n' est point contraire à la révélée. M
p391
Rousseau fut honnête dans ses critiques. Il n' est
point auteur de ces infâmes libelles intitulés,
gazette ecclésiastique, cependant il fut banni,
et le nouvéliste est toléré. Quels furent donc
tes juges, ô célebre Rousseau ? Des fanatiques
qui flétriroient, s' ils le pouvoient, la mémoire
des Marc-Aureles, des Antonins, des Trajans,
et feroient un crime au plus grand prince de
l' Europe de la supériorité de ses talens. Quels
cas faire de tels jugemens ? Aucun. En appeller
à la postérité, et mépriser tous ceux que la raison
et l' équité n' auront pas pronons. La postérité
juge les juges ; et les plus intolérans, s' ils
n' ont point été les plus fripons, ont du moins
été toujours les plus stupides.
En butte aux cabales des prêtres, M Rousseau
est traité dans ce siecle comme Abélard le fut
au douzieme par les moines de saint Denis.
Il avoit nié que leur fondateur fut ce Denis
l' aopagite cité dans le nouveau testament.
Dès ce moment on le déclare ennemi de la
gloire et de la couronne de France. Il est en
conséquence flétri, persécuté, proscrit par les
saints de son siecle.
Qui s' oppose aux prétentions d' un moine est
un impie. Delà ces accusations de blasphême
et d' athéisme devenues maintenant si puériles
et si ridicules. J' espere, pour l' honneur de l' esprit
humain, que les grands, les princes, les
ministres et les magistrats rougiront un jour
d' être les vils instrumens de la fureur et des
vengeances monacales. Ils craindront de rendre
les exils et les punitions honorables par le mérite
p392
de ceux auxquels ils seront infligés.
Les athéniens pour assurer leur liberté, bannissoient
quelquefois un citoyen trop illustre.
La crainte d' un maître leur faisoit proscrire un
grand homme. Les nations de l' Europe, à l' abri
de ce danger, n' ont pas le même prétexte, pour
commettre lesmes injustices.
68 Cassiodore pensoit comme saint Jean.
La religion, dit-il, ne peut être commandée.
La force fait des hypocrites et non des croyans.
(...). La foi, dit saint Bernard, doit être
persuadée et non ordonnée ; fides suadenda,
non imperanda . Rien de plus volontaire, dit
Lactance, que la religion : elle est nulle dans
celui auquel elle répugne. (...).
Rien de moins
religieux, dit Tertulien, que de vouloir contraindre
la croyance : ce n' est point par la
violence, c' est librement qu' on peut croire.
(...).
69 les payens, dira-t-on, croyoient à des
prêtres imposteurs. Soit : cette croyance donnoit-elle
droit de les percuter ? Mille gens
croient au charlatan, à la bonne femme, de préférence
au médecin. Ce dernier peut-il demander
la mort des incrédules endecine ? Dans
les maladies corporelles comme spirituelles, c' est
à chacun à choisir son médecin.
70 souvent, dit M Lambert de Prusse, dans
son novum organum , l' on croit penser et
p393
croire plus qu' on ne pense et ne croit réellement.
C' est la source de mille erreurs. Un homme
s' abstient-il, par exemple, de la lecture des
livres défendus ? C' est un homme qui croit
croire, et qui soupçonne en secret la fausse
de sa croyance ; c' est le plaideur de mauvaise
foi qui n' ose lire le factum de sa partie
adverse.
Les pilotes du vaisseau de la superstition
sont éclais. Quant aux matelots, la plupart
sont imbécilles. Le clergé gouvernant exige peu
de lumieres du clergé gouver, et l' on n' a
sur ce point rien à reprocher à ce dernier. à
quoi s' occupe votre frere le prêtre, demandoit-on
un jour à Fontenelle ? Le matin, répond le
philosophe, il dit la messe, et le soir il ne sait
ce qu' il dit.
72 rien de plus absurdement subtil, disent
les anglois, que les argumens des théologiens,
pour prouver aux ignorans catholiques la vérité
du papisme. Ces argumensmontreroient
également la vérité du koran, celle des mille
et une nuits et du conte de ma mere l' oie. Veut-on
s' en convaincre, qu' on applique à ces contes
les sophismes et distinctions de l' école, ils
n' auront rien de théologiquement incroyable.
73 Descartes persécuté, quitte la France,
emportant, comme ée, ses pénates avec lui ;
c' est-à-dire, l' estime et les regrets des gens
éclairés. Le parlement alors aristotélicien rend
arrêt contre les cartésiens. Leur doctrine y
est condamnée comme l' a depuis été celle de
l' encyclopédie, de l' esprit et d' émile. Rien de
p394
différent dans ses divers arrêts que leur date.
Or, les parlemens actuels se moquent du premier.
Les parlemens futurs riront pareillement
des derniers.
74 voyez l' apologie des grands hommes,
accusés de magie par Naudé. L' auteur s' y croit
obligé de prouver qu' Homere, Virgile, Zoroastre,
Orphée, Démocrite, Salomon, le
pape Silvestre, Empédocle, Apollonius, Agrippa,
Albert Le Grand, Paracelse, etc. N' ont jamais
été sorciers.
75 les théologiens ont tant abusé du mot
matérialiste , dont ils n' ont jamais pu donner
d' idées nettes, qu' enfin ce mot est devenu
synonime d' esprit éclairé. Onsigne maintenant
par ce nom les écrivains célébres, dont les
ouvrages sont avidement lus.
76 de quelles imputations odieuses les catholiques
n' ont-ils pas chargé les réformés ? Que
de ruses emploes par les moines pour irriter
les princes contre des sujets fideles ! Que d' art
pour ne faire voir en eux que des rebelles qui,
la rage dans le coeur, les armes à la main, sont
toujours prêts d' escalader le tne ? Telle est
donc, ô moines, votre justice et votre charité !
Sur quoi fonder vos calomnies ? Laquelle des églises
romaine ou protestante s' est le plus souvent
arrogée le droit de trôner les rois, de leur
ravir le sceptre avec la vie ? Qui du calviniste ou
du catholique a le plus souventduit ce droit
en pratique ? Qu' on ouvre l' histoire, qu' on calcule
le nombre et l' espece d' attentats commis par
l' une et l' autre secte, la question sera bientôt
décidée par le fait.
p395
Les réformés, dira-t-on, ont fait la guerre
aux princes. Non : mais les princes l' ont faite
aux réformés. M' attaque-t-on injustement ? La
défense est de droit naturel ; et des persécutés
nombreux useront toujours de ce droit. C' est
en irritant le souverain contre des sujets fideles,
que le moine a mis les armes à la main des réformés.
Toutes les différentes sectes du christianisme
sont aujourd' hui tolérées en Hollande,
en Angleterre et en Allemagne, quels troubles
y excitent-elles ? La paix dans cet empire s' est
établie à la suite de la tolérance et s' y maintiendra
sans doute tant que le magistrat y saura
contenir l' ambition ecclésiastique.
Qu' au reste, comme je l' ai déjà dit, le gouvernement
ne prenne point parti dans les querelles
théologiques ; les peuples n' y mettront pas
plus d' importance qu' aux disputes sur les anciens
et les modernes.
77 qui n' a point ri de voir lessuites accuser
tant de fois les parlemens de révolte, de dition,
et les citer devant le prince, comme
l' écolier devant le préfet. La France, disoit-on
alors, est un pays d' esclaves où chacun s' accuse
d' être séditieux ?
78 le moine s' occupe sans cesse à chercher
dans les écritures quelques passages dont
l' interprétation soit favorable à l' intolérance. Mais
ne sait-on pas que si les saintes écritures
sont de Dieu, les interprétations sont des
hommes ?
79 le guerrier franc et brave est communément
humain. Sa franchise et son courage le
p396
mettent au dessus de toute crainte. Le prêtre
au contraire est cruel. Pourquoi ? C' est qu' il
est foible, faux et poltron. Or de toutes les
créatures, dit Montagne, si la femme est la
plus cruelle, c' est qu' en général elle est foible
et sans courage. la cruauté est toujours
l' effet de la crainte, de la foiblesse et de la
couardise.
80 rien de moinstermi que la signification
de ce mot impie auquel on attache si souvent
une idée vague et confuse de scélératesse.
Entend-on par ce mot un athée ? Donne-t-on
ce nom à celui qui n' a que des idées obscures
de la divinité ? En ce sens, tout le monde est
athée : car personne n' en comprend l' incompréhensible.
Applique-t-on ce nom aux soi-disans
matérialistes ? Mais si l' on a point encore d' idées
nettes et complettes de la matiere, on n' a point
en ce sens d' idées nettes et complettes de
l' impie matérialiste. Traitera-t-on d' athées ceux
qui n' ont pas de dieu la même idée que les
catholiques ? Il faudra donc appeller de ce nom
les païens, les hérétiques et les infideles. Or
en ce dernier sens, athée n' est plus synonime
de scélérat. Il désigne un homme qui sur certains
points de métaphysique ou de théologie,
ne pense pas comme le moine et la sorbonne.
Pour que ce mot d' athée ou d' impie rappelle
à l' esprit quelqu' idée de scélératesse, à qui
l' appliquer ? Aux persécuteurs.
81 on n' imagine point à quelle idée l' intolérance
a dans ces derniers tems porté l' idiotisme
en France. Durant la derniere guerre cent
p397
caillettes d' après leurs confesseurs, me disoit
un françois homme d' esprit, accusoient les
encyclodistes du dérangement de nos finances ;
et Dieu sait si aucun des encyclodistes avoit
été chargé de leur administration. D' autres
reprochoient aux philosophes le peu d' amour des
colonels pour la gloire, et ces mêmes philosophes
étoient alors exposés à une persécution
que le seul amour de la gloire et du bien
public peut supporter. D' autres rapportoient
à la publication de l' encyclopédie, aux progs
de l' esprit philosophique les défaites des françois,
et c' étoit alors le roi très-philosophe de
Prusse, et le peuple très-philosophe des anglois
qui battoient par-tout leurs armées. La
philosophie étoit le baudet de la fable : elle
avoit fait tout le mal.
Cependant, disoit à ce sujet un grand prince,
tout peuple qui bannit de chez lui la philosophie
et le bon sens, ne peut se promettre
ni grands succès dans la guerre, ni prompt
rétablissement dans la paix.
En Portugal on rencontre peu de philosophes ;
et peut-être la foiblesse de l' état s' y trouve-t-elle
en proportion avec la sottise et la superstition des
peuples.
82 sans la puissance des princes catholiques,
les papistes aussi stupides et peut-être plus
intolérans que les juifs, tomberoient dans le même
pris.
83 on ne fut jamais en France plus intolérant.
Peut-être n' y imprimeroit-on pas aujourd' hui
sans carton l' histoire ecclésiastique de
p398
M Fleuri, et n' y permettroit-on pas l' impression
des fables de La Fontaine. Quelle impiété
ne trouveroit-on pas dans ces vers du
statuaire et de la statue de Jupiter ?
à la foiblesse du sculpteur,
le poëte autrefois n' en dut guere ;
des dieux dont il fut l' inventeur
craignant la haine et la colere.
il étoit enfant en ceci ;
les enfans n' ont l' ame occue
que du continuel souci
qu' on neche point leur poupée.
84 tout jusqu' à l' amour de soi est en nous
une acquisition. On apprend à s' aimer, à
être humain ou inhumain, vertueux ou vicieux.
L' homme moral est tout éducation et
imitation.
85 nos divers caracteres sont le produit
de nos passions factices. La preuve qu' ils ne
sont pas l' effet d' une organisation ou d' un
tempérament particulier, c' est qu' il en est
d' attachés à certaines professions. Tel est, selon
M Hume, et celui des gens de guerre,
à-peu-près le même en tout pays, et celui des
ministres des dieux, dans tous les siecles,
les empires, et les religions.
86 l' amour de la gloire éleve l' homme
au-dessus de lui-même ; elle étend les facultés
de son ame et de son esprit. Mais qui regarderoit
cet amour comme l' effet d' une organisation
particuliere, se tromperoit. Le desir
de la gloire est une passion tellement factice
et dépendante de la forme du gouvernement,
p399
que le législateur peut toujours à son gré l' éteindre
ou l' allumer dans une nation.
87 il n' est point d' art ou de science qui
n' ait sa langue particuliere et c' est l' étude de
cette langue qui dans un âge avancé, nous rend
incapable de l' étude d' une nouvelle science.
88 dans chaque pays il est un certain nombre
d' objets que l' éducation offre également à
tous, et c' est cette impression uniforme de ces
objets qui produit dans les citoyens cette
ressemblance d' ies et de sentimens à laquelle
on donne le nom d' esprit et de caractere national.
Il est en outre un certain nombre d' objets divers
que le hazard et l' éducation présentent à
chacun des individus, et c' est l' impression
différente de ces objets qui dans ces mêmes individus,
produit cette diversité d' ies et de sentimens
à laquelle on donne le nom d' esprit et de
caractere particulier.
89 je suppose qu' on ne puisse s' illustrer dans
les lettres sans partager son tems entre le monde
et la retraite ; que ce soit dans les serts que se
ramassent les diamans, et dans les villes qu' on
les taille, les polisse et les monte ; il est
évident que le hazard et la fortune qui me
permettent d' habiter tour-à-tour la ville et la
campagne, auront plus fait pour moi que pour
un autre.
SECTION ( CHAPITRE O
p3
contradictions de l' auteur de l' émile sur les
causes de l' inégalité des esprits.
le simple rapprochement des idées de M Rousseau
prouvera leur contradiction.
1 e proposition.
Il dit lettre 3 e page 116, tom, 5, de l' Héloïse.
" pour changer les caracteres il faudroit pouvoir
changer les tempéramens ; ... etc. "
2 e proposition.
Il dit page 164, 165 et 166, tome 5 de l' Héloïse.
p4
" lorsqu' on nourrit les enfans dans leur premiere
simplicité,... etc. "
dans la premiere de ces citations, M Rousseau
croit que c' est à l' organisation que nous devons
nos vices, nos passions et par conséquent nos
caracteres.
Dans la seconde au contraire, il croit, (et je le
crois comme lui) qu' on naît sans vices, parce qu' on
naît sans idées : mais par la même raison, on naît
aussi sans vertu. Si le vice est étranger à la
nature de l' homme, la vertu lui doit être
pareillement étrangere. L' un et l' autre ne font et
ne peuvent être que des acquisitions. C' est
pourquoi l' on est censé ne pouvoir pécher qu' à sept
ans, parce qu' avant cet âge, on n' a encore aucune
idée pcise du juste et de l' injuste, ni aucune
connoissance de ses devoirs envers les hommes
3 e proposition.
M Rousseau dit page 63, tome 3 de l' émile. " que
le sentiment de la justice est inné dans le coeur
de l' homme " ; il répete pag 107 dume vol :
" qu' il est au fond des ames un principe inné de
vertu et de justice. "
p5
4 e proposition.
Il dit pag 11, tom 3, de l' émile. " la voix
intérieure de la vertu ne se fait point entendre
au pauvre qui ne songe qu' à se nourrir " . Il
ajoute p 161, t 4, ibid. " le peuple a peu d' idées
de ce qui est beau et honnête " , et conclut p 112,
t 3, ibid " qu' avant l' âge de raison l' homme fait le
bien et le mal sans le connoître " .
On voit que si dans la troisiéme de ces propositions,
M Rousseau croit l' idée de la vertu ine, il la
croit acquise dans la quatriéme, et il a raison. Ce
n' est qu' une parfaite législation qui donneroit à
tous les hommes une idée parfaite de la vertu, et
qui les nécessiteroit à l' honnêteté.
Tous seroient justes, si le ciel eût dès le berceau
gradans tous les coeurs les vrais principes de
la législation ; il ne l' a point fait.
Le ciel a donc voulu que les hommes dussent à leur
ditation l' excellence de leurs loix ; que la
connoissance de ces loix fût une acquisition, et le
produit du génie perfectionné par le tems et
l' expérience. En effet, dirois-je à M Rousseau,
s' il étoit un sentiment inné de justice et de
vertu, ce sentiment comme celui de la douleur et du
plaisir physique, seroit commun à tous les hommes,
au pauvre comme au riche, au peuple comme au
grand ; et l' homme distingueroit à tout âge le
bien du mal.
Mais M Rousseau dit p 109, t 3, de l' émile :
" sans un principe in de vertu, verroit-on
l' homme juste et le citoyen honnête concourir
p6
à son préjudice au bien public " ? Personne,
pondrai-je, n' a jamais concouru à son pjudice
au bien public. Le héros citoyen qui risque sa vie
pour se couronner de gloire, pour mériter l' estime
publique et pour affranchir sa patrie de la
servitude, cede au sentiment qui lui est le plus
agréable. Pourquoi ne trouveroit-il pas son
bonheur dans l' exercice de la vertu, dans
l' acquisition de l' estime publique et des plaisirs
attacs à cette estime ? Par quelle raison enfin
n' exposeroit-il pas sa vie pour la patrie, lorsque
le matelot et le soldat, l' un sur mer et l' autre
à la tranchée, l' exposent tous les jours pour un
écu ? L' homme honnête qui semble concourir à son
préjudice au bien public, n' obéit donc qu' au
sentiment d' un intérêt noble. Pourquoi M Rousseau
nieroit-il ici que l' intérêt est le moteur unique
et universel des hommes ? Il en convient en mille
endroits de ses ouvrages. Il dit pag 73, t 3, de
l' émile. " un homme a beau faire semblant de
préférer mon intérêt au sien propre, de quelque
démonstration qu' il colore ce mensonge, je suis
très-r qu' il en fait un " . P 137, t 1, ibid.
" je veux quand mon éleve s' engage avec moi, qu' il
ait toujours un intérêt psent et sensible à
remplir son engagement, et que si jamais il y
manque, ce mensonge attire sur lui des maux qu' il
voie sortir de l' ordre des choses " .
Dans cette citation si M Rousseau se croit
d' autant plus assuré de la promesse de son éleve,
que cet éleve a plus d' intérêt à la garder, pourquoi
dire t 1, p 130, de l' émile ? " celui qui
p7
ne tient que par son profit et son intérêt à sa
parole, n' est guere plus lié que s' il n' avoit rien
promis " . Cet homme sans doute ne sera pas lié par
sa parole, mais par son intérêt. Or ce lien en
vaut bien un autre, et M Rousseau n' en doute
point, puisqu' il veut que ce soit l' intérêt qui
lie le disciple à sa promesse . L' on en est et
l' on en sera toujours d' autant plus exact et fidele
observateur de sa parole qu' on aura plus d' intérêt
à la tenir. Quiconque alors y manque, est encore
plus fou que mal-honnête.
J' avoue qu' il est rare de trouver des contradictions
si palpables dans les principes dume ouvrage. La
seule maniere d' expliquer ce phénomene moral, c' est
de convenir que M Rousseau s' est moins occupé
dans son émile de la rité de ce qu' il dit, que
de la maniere de l' exprimer. Le résultat de ces
contradictions c' est que les idées de la justice
et de la vertu sontellement acquises.
SECTION 5 CHAPITRE 2
de l' esprit et du talent.
qu' est-ce dans l' homme que l' esprit ? L' assemblage
de ses idées. à quelle sorte d' esprit donne-t-on
le nom de talent ? à l' esprit concentré dans un
seul genre, c' est-à-dire, à un grand assemblage
d' idées de la même espece.
Or s' il n' est point d' idées innées, (et M
p8
Rousseau en convient dans plusieurs endroits de
ses ouvrages) l' esprit et le talent sont donc en
nous des acquisitions, et l' un et l' autre, comme
je l' ai déjà dit, ont donc pour principes
générateurs :
1 la sensibilité physique. Sans elle nous ne
recevrions point de sensations :
2 la mémoire, c' est-à-dire, la faculté de se
rappeller les sensations rues :
3 l' intérêt que nous avons de comparer nos
sensations entr' elles, c' est-à-dire, d' observer
avec attention les ressemblances et les différences,
les convenances et les disconvenances qu' ont
entr' eux les objets divers.
C' est cet intérêt qui fixe l' attention et qui
dans les hommes organis comme le commun
d' entr' eux, est le principe productif de leur
esprit.
Les talens regardés par quelques-uns comme l' effet
d' une aptitude particuliere à tel ou tel genre
d' esprit, ne sont réellement que le produit de
l' attention appliqe aux idées d' un certain genre.
Je compare l' ensemble des connoissances humaines
au clavier d' un orgue. Les divers talens en sont
les touches, et l' attention mise en action par
l' intérêt, est la main qui peut indifféremment se
porter sur l' une ou l' autre de ces touches.
Au reste si l' on acquiert jusqu' au sentiment de
l' amour de soi ; si l' on ne peut s' aimer qu' on
n' ait auparavant éprouvé le sentiment de la
douleur et du plaisir physique ; tout est donc en
nous acquisition.
p9
Notre esprit, nos talens, nos vices, nos vertus,
nos préjugés et nos caracteres, nécessairement
formés du mêlange de nos idées et de nos sentimens,
ne sont donc pas l' effet de nos divers tempéramens.
Nos passions elles-mêmes en sont dépendantes. Je
citerai les peuples du nord en preuve de cette
rité. Leur tempérament pituiteux et phlegmatique
est, dit-on, l' effet particulier de la nature, de
leur climat et de leur nourriture ; cependant ils
sont aussi susceptibles d' orgueil, d' envie,
d' ambition, d' avarice, de superstition, que les
peuples sanguins, et bilieux du midi.
Ouvre-t-on l' histoire, on voit les peuples
tout-à-coup changer de caractere, sans qu' il soit
arrivé de changement dans la nature de leurs
climats ou de leur nourriture.
J' ajouterai même que si tous les caracteres ,
comme le prétend M Rousseau p 109 t 5, de
l' Héloïse, étoient bons et sains en eux-mêmes,
cette bonté universelle et par conséquent
indépendante de la diversité des tempéramens,
prouveroit contre son opinion. Plût au ciel que la
bonté fût le partage de l' homme ! C' est à regret
que sur ce point, je suis encore d' un avis contraire
à M Rousseau. Quel plaisir pour moi de trouver
tous les hommes bons ! Mais en leur persuadant
qu' ils sont tels, je ralentirois leur ardeur pour
le devenir. Je les dirois bons et les rendrois
chans.
p10
Est-on honnête ? Sert-on son souverain ?
rite-t-on sa confiance lorsqu' on lui cache la
misere de ses peuples ? Non : mais lorsqu' on la
lui fait connoître et qu' on lui montre les moyens
de la soulager. Qui trompe les hommes, n' est point
leur ami. Où sont donc ceux des rois ? Quel
courtisan est toujours vrai avec son prince ?
Quel homme l' est toujours avec lui-même ? Le faux
brave dit tous les individus courageux, pour être
cru lui-même tel ; et c' est quelquefois le
schaftesburiste le plus fripon qui soutient le
plus vivement la bonté originelle des hommes.
Quant à moi je ne les entretiendrai pas à cet
égard dans une curité funeste. Je ne leur
péterai point sans cesse qu' ils sont bons. Le
législateur moins en garde contre le vice gligeroit
l' établissement des loix propres à les réprimer ;
je ne commettrai point le crime de leze-humanité,
j' oserai dire la rité et discuter une question
que je ne puis traiter, sans montrer relativement
à mon objet, que sur ce point M Rousseau n' est
pas plus d' accord avec lui-même que sur les
précédens.
SECTION 5 CHAPITRE 3
de la bonté de l' homme au berceau.
je vous aime, ô mes concitoyens ! Et mon premier
desir est de vous être utile. J' envie sans doute
vos suffrages : mais voudrois-je devoir
p11
au mensonge et votre estime et vos éloges ? Mille
autres vous tromperont ; je ne serai point leur
complice. Les uns vous diront bons et flatteront
le desir que vous avez de vous croire tels ; ne
les en croyez pas. Les autres vous diront méchans ;
ils vous mentiront pareillement, vous n' êtes ni
l' un ni l' autre.
Nul individu ne naît bon, nul individu ne naît
chant. Les hommes sont l' un ou l' autre, selon
qu' un intérêt conforme ou contraire lesunit ou
les divise. Des philosophes croient les hommes
nés dans l' état de guerre. Le desir commun de
posséder les mêmes choses, les arme, disent-ils,
dès le berceau les uns contre les autres.
L' état de guerre sans doute suit de près l' instant
de leur naissance. La paix entr' eux est peu
durable. Cependant ils ne naissent point ennemis.
La bonté ou la méchanceté est en eux un accident :
c' est le produit de leurs loix bonnes ou mauvaises.
Ce qu' on appelle dans l' homme la bonté ou le sens
moral est sa bienveillance pour les autres, et cette
bienveillance est toujours en lui proportionnée à
l' utilité dont ils lui sont. Je préfere mes
concitoyens aux étrangers et mon ami à mes
concitoyens. Le bonheur de mon ami se réfléchit
sur moi. S' il devient plus riche et plus puissant,
je participe à sa richesse et à sa puissance. La
bienveillance pour les autres est donc l' effet de
l' amour de nous-mêmes. Or si l' amour de soi, comme
je l' ai prouvé section 4, est en nous l' effet
nécessaire de la faculté de sentir, notre amour
pour les autres, quoi qu' en disent les
p12
schaftesburystes, est donc pareillement l' effet de
cette même faculté.
Qu' est-ce en effet que cette bonté originelle ou
ce sens moral tant vanté par les anglois ? Quelle
idée nette se former d' un pareil sens,
p13
et sur quel fait en fonder l' existence ? Sur ce
qu' il est des hommes bons ? Mais il en est aussi
d' envieux et de menteurs, omnis homo mendax .
Dira-t-on en conséquence que ces hommes ont en eux
un sens inmoral d' envie ou un sens mentitif. Rien
de plus absurde que cette philosophie théologique
de Schaftesbury, et cependant la plupart des
anglois en sont amateurs comme les fraois l' étoient
jadis de leur musique. Il n' en est pas de même des
autres nations. Aucun étranger ne peut comprendre
l' une et écouter l' autre. C' est une taie sur les
yeux des anglois. Il faut la leur lever pour qu' ils
voient.
Selon leurs philosophes, l' homme indifférent,
l' homme assis dans son fauteuil desire le bien des
autres ; mais en tant qu' indifférent, l' homme ne
desire et ne peut même rien desirer. L' état de
desir et d' indifférence est contradictoire. Peut-être
me cet état de parfaite indifférence est-il
impossible. Ce que l' expérience m' apprend, c' est
que l' homme ne naît ni bon ni méchant : c' est que
son bonheur n' est pas nécessairement attaché
p14
au malheur d' autrui ; c' est qu' au contraire dans
toute saine éducation, l' idée de ma proprelicité
sera toujours plus ou moins étroitement liée dans
ma mémoire à celle de mes concitoyens : c' est que
le desir de l' une produira en moi le desir de
l' autre. D' où il résulte que l' amour du prochain
n' est dans chaque individu qu' un effet de l' amour
de lui-même. Aussi les plus bruyans pneurs de la
bonté originelle, n' ont-ils pas toujours été les
pluslés bienfaiteurs de l' humanité.
Se t-il agi du salut d' Angleterre ? Pour la
sauver, dit-on, le paresseux Schaftesbury, cet
ardent atre du beau moral, ne se fût pas fait
porter jusqu' au parlement. Ce n' est point le sens
du beau moral, c' est l' amour de la gloire et de
la patrie qui forme les Horaces, les Brutus et
les Scaevolas. Les philosophes anglois me
péteroient envain que le beau moral est un sens
qui se développant avec le fétus de l' homme, le
rend dans un tems marqué, compatissant aux
p15
maux de ses semblables. Je puis me former une idée
de mes cinq sens, et des organes qui les
constituent ; mais j' avoue que je n' ai pas plus
d' idée d' un sens moral, que d' un éléphant et d' un
château moral.
Se servira-t-on encore long-tems de ces mots vuides
de sens, qui ne psentant aucune idée claire et
distincte devroient être à jamais relégués dans
les écoles théologiques. Entend-on par ce mot de
sens moral, le sentiment de compassion éprouvé à la
vue d' un malheureux ? Mais pour compâtir aux maux
d' un homme, il faut d' abord savoir qu' il souffre,
et pour cet effet avoir senti la douleur. Une
compassion sur parole en suppose encore la
connoissance, d' ailleurs quels sont les maux
auxquels en général on se montre le plus sensible ?
Ce sont ceux qu' on a soufferts le plus
impatiemment, et dont le souvenir en conséquence
est le plus habituellement psent à notre mémoire.
La compassion n' est donc point en nous un sentiment
inné.
Qu' éprouvai-je à la présence d' un malheureux ?
Une émotion forte. Qui la produit ? Le souvenir des
douleurs auxquelles l' homme est sujet et auxquelles
je suis moi-même exposé. Une telle idée me
trouble, m' importune, et tant que cet infortuné est
en ma psence, je suis tristement affecté. L' ai-je
secouru, ne le vois-je plus ? Le
p16
calme renaît insensiblement dans mon ame, parce
qu' en proportion de son éloignement le souvenir
des maux que me rappelloit sa présence, s' est
insensiblement effacé. Quand je m' attendrissois
sur lui, c' étoit donc sur moi-même que je
m' attendrissois. Quels sont en effet les maux
auxquels je compatis le plus ? Ce sont, comme je
l' ai déjà dit, non seulement ceux que j' ai sentis,
mais ceux que je puis sentir encore : ces maux
plus présens à mamoire me frappent le plus
fortement. Mon attendrissement pour les douleurs
d' un infortuné est toujours proportionné à la
crainte que j' ai d' être affligé des mêmes douleurs.
Je voudrois, s' il étoit possible, en anéantir en
lui jusqu' au germe : je m' affranchirois enme
tems de la crainte d' en éprouver de pareilles.
L' amour des autres ne sera jamais dans l' homme qu' un
effet de l' amour de lui-même, et par conséquent
de sa sensibilité physique. En vain Mr Rousseau
pete-t-il sans cesse que tous les hommes sont
bons et tous les premiers mouvemens de la nature
droits . La cessité des loix est la preuve du
contraire. Que suppose cette nécessité ? Que ce
sont les divers intérêts de l' homme qui le rendent
chant ou bon, et que le seul moyen de former des
citoyens vertueux, c' est de lier l' intérêt
particulier à l' intérêt public.
Au reste quel homme moins persuadé que M Rousseau
de la bonté originelle des caracteres. Il dit
p 179, t 1, de l' émile. " tout homme qui ne connoît
point la douleur,... etc. "
p17
d' après ces maximes comment soutenir la bon
originelle de l' homme et ptendre que tous les
caracteres sont bons ?
La preuve que l' humanité n' est dans l' homme que
l' effet du souvenir des maux qu' il connoît ou par
lui-même, ou par les autres, c' est que de tous
les moyens de le rendre humain et compatissant, le
plus efficace est de l' habituer dès sa plus tendre
jeunesse à s' identifier avec les malheureux et à
se voir en eux. Quelques-uns ont en conséquence
traité la compassion de foiblesse. Qu' on lui
donne tel nom qu' on voudra, cette foiblesse sera
toujours à mes yeux la premiere des vertus ;
parce qu' elle contribuera toujours le plus au
bonheur de l' humanité.
J' ai prouvé que la compassion n' est ni un sens
moral , ni un sentiment inné , mais un pur
effet de l' amour de soi. Que s' ensuit-il ? Que
c' est ce me amour diversement modifié, selon
l' éducation différente qu' on reçoit, les
circonstances et les positions où le hazard nous
place, qui nous rend humain ou dur ; que les
hommes ne naissent point compatissans, mais, que
tous peuvent le devenir, et le seront lorsque les
loix, la forme
p18
du gouvernement et l' éducation les rendront tels.
ô ! Vous à qui le ciel confie la puissance
législative, que votre administration soit douce,
que vos loix soient sages ; et vous aurez pour
sujets des hommes humains, vaillans et vertueux !
Mais si vous altérez, ou ces loix, ou cette sage
administration, ces vertueux citoyens mourront
sans postérité, et vous n' aurez près de vous que
des méchans, parce que vos loix les auront rendus
tels. L' homme indifférent au mal par sa nature, ne
s' y livre pas sans motifs. L' homme heureux est
humain ; c' est le lion repu.
Malheur au prince qui se fie à la bonté originelle
des caracteres. M Rousseau la suppose :
l' expérience la dément. Qui la consulte, apprend
que l' enfant noie des mouches, bat son chien,
étouffe son moineau, et que né sans humanité
l' enfant a tous les vices de l' homme.
Le puissant est souvent injuste ; l' enfant robuste
l' est de même. N' est-il pas contenu par la
présence du maître ; à l' exemple du puissant, il
s' approprie par la force le bonbon ou le bijou
de son camarade ; il fait pour une poupée, pour
un hochet ce que l' âge mûr fait pour un titre ou
un sceptre. La maniere uniforme d' agir de ces
deux âges a fait dire à M De La Mothe .
c' est que déjà l' enfant est homme,
et que l' homme est encore enfant.
c' est sans raison qu' on soutient la bonté originelle
p19
des caracteres. J' ajouterai me que dans l' homme,
la bonet l' humanité ne peuvent être l' ouvrage
de la nature, mais uniquement celui de l' éducation.
SECTION 5 CHAPITRE 4
l' homme de la nature doit être cruel.
que nous présente le spectacle de la nature ? Une
multitude d' êtres destinés à s' entre-dévorer.
L' homme en particulier, disent les anatomistes, a
la dent de l' animal carnacier. Il doit donc être
vorace et par conséquent cruel et sanguinaire.
D' ailleurs la chair est pour lui l' aliment le plus
sain, le plus conforme à son organisation. Sa
conservation, comme celle de presque toutes les
especes d' animaux, est attachée à la destruction
des autres. Les hommes répandus par la nature dans
de vastes forêts, sont d' abord chasseurs.
Plus rapprocs les uns des autres et forcés de
trouver leur nourriture dans un plus petit espace,
le besoin les fait pasteurs . Plus multipliés
encore, ils deviennent enfin cultivateurs . Or
dans toutes ces diverses positions, l' homme est le
destructeur né des animaux, soit pour se repaître
de leur chair, soit pour défendre contre eux le
bétail, les fruits, grains et légumes nécessaires
à sa subsistance.
L' homme de la nature est son boucher, son
p20
cuisinier. Ses mains sont toujours souillées de
sang. Habitué au meurtre, il doit être sourd au
cri de la pitié. Si le cerf aux abois m' émeut :
si ses larmes font couler les miennes ; ce spectacle
si touchant par sa nouveauté, est agréable au
sauvage que l' habitude y endurcit.
La mélodie la plus agréable à l' inquisiteur sont
les hurlements de la douleur. Il rit près du
cher où l' hérétique expire. Cet inquisiteur,
assassin autorisé par la loi, conserve même au
sein des villes la férocité de l' homme de la nature ;
c' est un homme de sang. Plus on se rapproche de
cet état, plus on s' accoutume au meurtre, moins il
coûte. Pourquoi le dernier boucher est-il au
défaut du boureau, for de remplir ses fonctions ?
C' est que sa profession le rend impitoyable. Celui
qu' une bonne éducation n' accoutume pas à voir dans
les maux d' autrui, ceux auxquels il est lui-même
expo, sera toujours dur et souvent sanguinaire.
Le peuple l' est ; il n' a pas l' esprit d' être
humain. C' est, dit-on, la curiosité qui l' entraîne
à tyburn, ou à la greve, oui, la premiere fois ;
s' il y retourne, il est cruel. Il pleure aux
exécutions, il est ému ; mais l' homme du monde
pleure à la tragédie, et la représentation lui en
est agréable.
Qui soutient la bonté originelle des hommes, veut
les tromper. Faut-il qu' en humanité, comme en
religion, il y ait tant d' hypocrites et si peu de
vertueux ? Prendra-t-on pour bonté naturelle dans
l' homme les égards qu' une crainte respective
inspire à deux êtres à-peu-ps égaux en forces ?
L' homme policé lui-même n' est-il plus retenu
p21
par cette crainte ; il devient cruel et barbare.
Qu' on se rappelle le tableau d' un champ de bataille
au moment qui suit la victoire ; lorsque la plaine
est encore jonchée des morts et des mourans ;
lorsque l' avarice et la cupidité portent leurs
regards avides sur les vêtemens sanglans des
victimes encore palpitantes du bien public ;
lorsque sans pitié pour des malheureux dont elles
redoublent les souffrances, elles s' en rapprochent
et les dépouillent.
Les larmes, le visage effrayant de l' angoisse, le
cri aigu de la douleur, rien ne les touche ;
aveugles aux pleurs de ces infortunés, elles sont
sourdes à leurs gémissemens.
Tel est l' homme aux champs de la victoire. Est-il
plus humain sur les trônes d' orient d' où
il commande aux loix ? Quel usage y fait-il de sa
puissance ? S' occupe-t-il de la félicité des
peuples ? Soulage-t-il leurs besoins ? Allégue-t-il
le poids de leurs fers ? L' orient est-il libre et
déchargé du joug insupportable du despotisme ?
Chaque jour au contraire ce joug s' apsantit.
C' est sur la crainte qu' il inspire, c' est sur les
barbaries exercées sur des esclaves tremblans, que
le despote mesure sa gloire et sa grandeur. Chaque
jour est marqpar l' invention d' un supplice
nouveau et plus cruel. Qui plaint les peuples en
sa présence est son ennemi, et qui donne à ce
sujet, des conseils à son maître, lave, dit le
poëte Saadi, ses mains dans son propre sang .
Indifférent au malheur des romains, Arcade
uniquement occu de la poule qu' il nourrit, est
forcé par les barbares d' abandonner Rome : il
p22
se retire à Ravennes, y est poursuivi par
l' ennemi ; une seule armée lui reste, il la leur
oppose. Elle est attaquée, battue ; on lui en
apprend la défaite. En proie, lui dit-on, à
l' avarice, et à la cruauté du vainqueur Rome est
pillée, les citoyens fuient nus ; ils n' ont le
tems de rien emporter. Arcade impatient interrompt
le récit : a-t-on, dit-il, sauvé ma poule ?
Tel est l' homme ceint de la couronne du despotisme
ou des lauriers de la victoire. Affranchi de
la crainte de loix ou des représailles, ses
injustices n' ont d' autres mesures que celles de
sa puissance. Que devient donc cette bonté
originelle que tantôt M Rousseau suppose dans
l' homme et que tantôt il lui refuse.
Qu' on ne m' accuse pas de nier l' existence des
hommes bons. Il en est de tendres, de compatissans
aux maux de leurs semblables ; mais l' humanité est
en eux l' effet de l' éducation et non de la nature.
Nés parmi les iroquois, ces mes hommes en
eussent adopté les coutumes barbares et cruelles.
Si M Rousseau est encore sur ce point
contradictoire à lui-même, c' est que ses principes
sont en contradiction avec ses propres expériences ;
c' est qu' il écrit tantôt d' après les uns, tantôt
d' après les autres. Oubliera-t-il donc toujours
que, nés sans idées, sans caracteres et indifférens
au bien et au mal moral, la sensibilité physique
est le seul don que nous ait fait la nature ; que
l' homme au berceau n' est rien, que ses vices, ses
vertus, ses passions factices, ses talens, ses
préjugés, enfin jusqu' au sentiment de l' amour de
soi, tout est en lui une acquisition...
p23
SECTION 5 CHAPITRE 5
M Rousseau croit tour-à-tour l' éducation
utile et inutile.
1 e proposition.
M Rousseau dit p 109, t 5, de l' Héloïse.
" l' éducation gêne de toute part la nature, efface
les grandes qualités de l' ame pour en substituer
de petites et d' apparentes qui n' ont nulle réalité. "
ce fait admis, rien de plus dangereux que
l' éducation. Cependant dirai-je à M Rousseau,
si telle est sur nous la force de l' instruction,
qu' elle substitue de petites qualités aux grandes
que nous tenons de la nature et qu' elle change
ainsi nos caracteres en mal ; pourquoi cette même
instruction ne substitueroit-elle pas de grandes
qualités aux petites que nous aurions reçues de
cette même nature, et ne changeroit-elle pas ainsi
nos caracteres en bien ? L'roïsme des républiques
naissantes prouve la possibilité de cette métamorphose.
2 e proposition.
M Rousseau p 121, t 5, ib fait dire à Volmar.
" pour rendre mes enfans dociles, ma femme a
substitué au joug de la discipline un joug plus
inflexible, celui de la nécessité. " mais si dans
p24
l' éducation l' on peut faire usage de la nécessité,
et si son pouvoir est irrésistible, on peut donc
corriger les défauts des enfans, en changer les
caracteres, et les changer en bien.
Dans l' une de ces deux propositions M Rousseau
est donc non-seulement en contradiction avec
lui-même, mais encore avec l' expérience.
Quels hommes en effet ont donné les plus grands
exemples de vertu ? Sont-ce ces sauvages du nord
ou du midi, ces lapons, ces papoux sans éducation,
ces hommes, pour ainsi dire, de la nature, dont
la langue n' est composée que de cinq ou six sons
ou cris ? Non sans doute. La vertu consiste dans
le sacrifice de ce qu' on appelle son intérêt à
l' intérêt public. Or de pareils sacrifices
supposent les hommes déjà rassemblés en sociétés,
et les loix de ces sociétés perfectiones à un
certain point. trouve-t-on des hèros ?
Chez des peuples plus ou moins policés. Tels sont
les chinois, les japonois, les grecs, les romains,
les anglois, les allemands, les françois etc.
Quel seroit dans toute société l' homme le plus
détestable ? L' homme de la nature qui n' ayant
point fait de convention avec ses semblables
n' oiroit qu' à son caprice et au sentiment actuel
qui l' inspire.
3 e proposition.
Aps avoir té que l' éducation efface les
grandes qualités de l' ame , imagineroit-on
que M Rousseau p 192, t 4, de l' émile, divise
les hommes en deux classes ; l' une de gens qui
p25
pensent, l' autre de gens qui ne pensent pas ?
Différence selon lui, entiérement dépendante de
la différence de l' éducation. Quelle contradiction
frappante ! Est-il plus d' accord avec lui-même,
lorsqu' après avoir regarl' esprit comme un pur
effet de l' organisation, et avoir en conséquence
décla contre toutes sortes d' instructions, il
fait le plus grand cas de celle des spartiates
qui commençoit à la mamelle. Mais, dira-t-on, en
s' opposant en ral à toute instruction, l' objet
de M Rousseau est simplement de soustraire la
jeunesse au danger d' une mauvaise éducation. Sur
ce point tout le monde est de son avis et convient
que, mieux vaut refuser toute éducation aux
enfans que de leur en donner une mauvaise.
ce n' est donc pas sur une vérité aussi triviale
que peut insister M Rousseau. Une preuve du
peu de netteté de ses idées sur cet objet, c' est
qu' en plusieurs autres endroits de ses ouvrages
il consent qu' on donne quelques instructions aux
enfans, pourvu, dit-il, qu' elle ne soit pas
prématurée. Or sur ce point il est encore
contradictoire à lui-même.
4 e proposition.
Il dit p 153, t 5, de l' Héloïse. " la marche de
la nature est la meilleure ; il faut sur-tout ne
la pas contraindre par une éducation pmaturée " .
Or s' il est une éducation prématurée, c' est
sans contredit celle des nourices. Il faudroit
donc qu' elles n' en donnassent aucune à leurs
nourissons. Voyons si c' est l' opinion constante
de M Rousseau.
p26
5 e proposition.
Il dit t 5, p 135 et 136, ibid. " les nourices
devroient dès l' âge le plus tendre réprimer dans
les enfans le défaut de la criaillerie : la me
cause qui rend l' enfant criard à trois ans, le
rend mutin à douze, querelleur à vingt, imrieux
à trente, et insuportable toute sa vie " . M
Rousseau avoue donc ici que les nourices peuvent
réprimer dans les enfans le défaut de la
criaillerie. Les enfans au berceau sont donc déjà
susceptibles d' instructions. S' ils le sont, pourquoi
dès le plus bas âge ne pas commencer leur
éducation ? Par quelle raison en hazarder le sucs
en se donnant à la fois, et les défauts de l' enfant
et l' habitude de ces défauts à combattre ?
Pourquoi ne se teroit-on pas d' étouffer dans ses
passions encore foibles le germe des plus grands
vices ? M Rousseau ne doute point à cet égard du
pouvoir de l' éducation.
6 e proposition.
Il dit t 5, p 158, ibid. " une mere un peu
vigilante tient dans ses mains les passions de ses
enfans " . Elle y tient donc aussi leur caractere.
Qu' est-ce en effet qu' un caractere ! Le produit
d' une volonté vive et constante, par conséquent
d' une passion forte. Or si la mere peut tout sur
celle de ses fils, elle peut tout sur leur caractere.
Qui peut disposer de la cause, est le maître de
l' effet.
Mais pourquoi Julie toujours contraire à elle-même,
péte-t-elle sans cesse qu' elle met peu
p27
d' importance à l' instruction de ses enfans et
qu' elle en abandonne le soin à la nature, lorsque
dans le fait, il n' est point d' éducation, si
je l' ose dire, plus éducation que la sienne ;
et qu' enfin en ce genre, elle ne laisse, pour
ainsi dire, rien à faire à la nature.
C' est avec plaisir que je saisis cette occasion de
louer M Rousseau : ses vues sont quelquefois
extrêmement fines. Les moyens employés par Julie
pour l' instruction de ses fils sont souvent les
meilleurs possibles. Tous les hommes, par exemple,
sont singes et imitateurs. Le vice se gagne par
contagion. Julie le sait, et veut en conséquence
que tous jusqu' à ses domestiques concourent par
leur exemple et leurs discours à inspirer à ses
enfans les vertus qu' elle desire en eux. Mais un
pareil plan d' instruction est-il praticable dans
la maison paternelle ? J' en doute : et si de
l' aveu de Julie, un seul valet brutal ou flatteur
suffit pour gâter toute une éducation,
p29
trouver des domestiques tels que l' exige ce plan
d' instruction ? Au reste ce qui paroît impossible
à l' éducation particuliere, l' est-il à l' éducation
publique ? Je vais l' examiner.
SECTION 5 CHAPITRE 6
de l' heureux usage qu' on peut faire dans
l' éducation publique de quelque idée de
M Rousseau.
dans l' éducation particuliere on n' a pas le choix
du maître. L' excellent est rare, il doit être cher,
et peu de particuliers sont assez riches pour le
bien payer. Il n' en est pas de me dans une
éducation publique. Le gouvernement attache-t-il
de gros revenus aux maisons d' instruction ; paye-t-il
libéralement les instituteurs ; leur marque-t-il
une certaine considération ; rend-il enfin leur
place honorable ? Il les rend généralement desirables.
Le gouvernement alors a le choix sur un si grand
nombre d' hommes éclairés, qu' il en trouve toujours
de propres à remplir les places qu' il leur destine.
En tous les genres c' est la disette des compenses
qui produit celle des talens.
p30
Mais dans le plan d' éducation propo par M
Rousseau, quel doit être le premier soin des
maîtres ? L' éducation des domestiques destinés à
servir les enfans. Ces domestiques élevés, alors
les maîtres, d' après leur propre expérience et
celle de leurs prédécesseurs, peuvent s' attacher à
perfectionner les méthodes de l' instruction.
Ces maîtres sont-ils chargés d' inspirer à leurs
disciples les goûts, les idées, les passions les
plus conformes à l' intérêt général ? Ils sont en
présence de l' éleve forcés de porter sur leurs
démarches, leur conduite et leurs discours, une
attention impossible à soutenir long-tems. C' est
tout le plus, s' ils peuvent quatre ou cinq heures
par jour supporter une telle contrainte. Aussi
n' est-ce que dans les colleges où les maîtres se
relaient successivement qu' on peut faire usage de
certaines vues et de certaines idées répandues
dans l' émile et l' Héloïse. Le possible dans une
maison publique d' instruction, cesse de l' être
dans la maison paternelle.
à quel âge commencer l' éducation des enfans ? Si
l' on en croit M Rousseau p 116, t 5 de l' Héloïse,
ils sont jusqu' à dix ou douze ans sans jugement .
Jusqu' à cet âge toute éducation est donc inutile.
L' expérience, il est vrai, est sur ce point en
contradiction avec cet auteur. Elle nous apprend
que l' enfant discerne au moins confusément au
moment même qu' il sent, qu' il juge avant douze
ans des distances, des grandeurs, de la dureté, de
la molesse des corps ; de ce qui l' amuse ou
l' ennuie ; de ce qui est bon ou mauvais au goût,
qu' enfin il sait avant douze ans une grande partie
de la langue usuelle et connoît déjà
p31
les mots propres à exprimer ses idées. D' où je
conclus que l' intention de la nature n' est pas
comme le dit l' auteur d' émile, que le corps se
fortifie avant que l' esprit s' exerce, mais que
l' esprit s' exerce à mesure que le corps se fortifie.
M Rousseau sur ce point ne paroît pas bien assu
de la vérité de ses raisonnemens. Aussi avoue-t-il
p 259, t 1 de l' émile. " qu' il est souvent en
contradiction avec lui-même ; mais, ajoute-t-il,
cette contradiction n' est que dans les mots " . J' ai
déjà fait voir qu' elle est dans les choses ; et
l' auteur m' en fournit une nouvelle preuve dans le
me endroit de son ouvrage. " si je regarde, dit-il,
les enfans comme incapables de raisonnement, c' est
qu' on les fait raisonner sur ce qu' ils ne
comprennent pas " . Mais il en est à cet égard de
l' homme fait comme de l' enfant. L' un et l' autre
raisonnent mal sur ce qu' ils n' entendent pas. L' on
peut même assurer que si l' enfant est aussi
capable de l' étude des langues que l' homme fait,
il est aussi susceptible d' attention, et peut
également appercevoir les ressemblances et les
différences, les convenances et les disconvenances
qu' ont entr' eux les objets divers, et par
conséquent raisonner également juste.
Quelles sont d' ailleurs les expériences sur
lesquelles se fonde M Rousseau pour assurer
p 203, t 1, de l' émile, " que si l' on pouvoit
amener
p32
un éleve sain et robuste à l' âge de 10 ou 12 ans
sans qu' il pût distinguer sa main droite de la
gauche, et sans savoir ce que c' est qu' un livre,
les yeux de son entendement s' ouvriroient
tout-à-coup aux leçons de la raison " .
Je ne conçois pas, je l' avoue, pourquoi l' enfant
en verroit mieux, s' il n' ouvroit, qu' à 10 ou 12
ans les yeux de son entendement . Tout ce que
je sais, c' est que l' attention d' un enfant livré
jusqu' à 12 ans à la dissipation est très-difficile
à fixer ; c' est que le savant lui-même distrait
trop long-tems de ses études ne s' y remet pas
sans peine. Il en est de l' esprit comme du corps,
l' on ne rend l' un attentif, et l' autre souple que
par un exercice continuel. L' attention ne devient
facile que par l' habitude.
Mais on a vu des hommes triompher dans un âge mûr
des obstacles qu' une longue inapplication met à
l' acquisition des talens.
Un desir excessif de la gloire peut sans doute
opérer ce prodige. Mais quel concours, quelle
union rare de circonstances pour allumer un tel
desir. Doit-on compter sur ce concours et tout
attendre d' un miracle ? Le parti le plus sûr est
d' habituer de bonne heure les enfans à la fatigue
de l' attention. Cette habitude est l' avantage le
plus réel qu' on retire maintenant des meilleures
études. Mais que faire pour rendre les enfans
attentifs ? Qu' ils aient intérêt à l' être. C' est
pour cet effet qu' on a quelquefois recours au
châtiment. La crainte engendre l' attention, et
si l' on a d' ailleurs perfectionles
p33
thodes de l' instruction, cette attention est
peunible.
Mais ces méthodes sont-elles faciles à perfectionner ?
Que dans une science abstraite telle, par exemple,
que la morale, on fasse remonter un enfant des
idées particulieres aux générales ; qu' on attache
des ies nettes et précises aux divers mots qui
composent la langue de cette science, l' étude en
deviendra facile. Par quelle raison, observateur
exact de l' esprit humain, ne disposeroit-on pas
les études de maniere que l' expérience fût l' unique
ou du moins le premier des maîtres, et que dans
chaque science le disciple s' élevât toujours des
simples sensations aux idées les plus composées ?
Cette méthode une fois adoptée, les progrès de
l' éleve seroient plus rapides, sa science plus
assurée, l' étude pour lui moins pénible, lui
deviendroit moins odieuse, et l' éducation enfin
pouroit plus sur lui.
Répéter que l' enfance et la jeunesse sont sans
jugement , c' est le propos des vieillards de la
comédie. La jeunesse réfléchit moins que la
vieillesse, parce qu' elle sent plus, parce que
tous les objets nouveaux pour elle, lui font une
impression plus forte. Mais si la force de ses
sensations la distrait de la méditation, leur
vivacité grave plus profonment dans son souvenir
les objets qu' un intérêt quelconque doit lui faire
un jour comparer entr' eux.
p34
SECTION 5 CHAPITRE 7
des prétendus avantages de l' âge mûr sur
l' adolescence.
l' homme sait plus que l' adolescent ; il a plus
de faits dans sa mémoire : mais a-t-il plus de
capacité d' apprendre, plus de force d' attention,
plus d' aptitude à raisonner ? Non : c' est au
sortir de l' enfance, c' est dans l' âge des desirs
et des passions que les idées, si je l' ose dire,
poussent le plus vigoureusement. Il en est du
printems de la vie, comme du printems de l' année.
La seve alors monte avec force dans les arbres, se
pand dans leurs branches, se partage dans leurs
rameaux, se porte à leurs extrêmités, les ombrage
de feuilles, les pare de fleurs et en noue les
fruits. C' est dans la jeunesse de l' homme que se
nouent pareillement en lui les pensées sublimes
qui doivent un jour le rendre célébre.
Dans l' été de sa vie ses idées se mûrissent. Dans
cette saison l' homme les compare, les unit
entr' elles, en compose un grand ensemble. Il passe
dans ce travail, de la jeunesse à l' âge mûr, et le
public qui récolte alors le fruit de ses travaux,
regarde les dons de son printems comme un présent
de son automne. L' homme
p35
est-il jeune ? C' est alors qu' en total il est le
plus parfait, qu' il porte en lui plus d' esprit,
de vie et qu' il en pand davantage sur ce qui
l' entoure.
Considérons les empires l' ame du prince devenue
celle de sa nation, lui communique le mouvement et
la vie ; où semblable à la fontaine d' alcinoüs,
dont les eaux jaillissoient dans l' enceinte du
palais et se distribuoient ensuite par cent canaux
dans la capitale. L' esprit du souverain est par le
canal des grands pareillement transmis aux sujets.
Qu' arrive-t-il ? C' est qu' en ces empires où tout
émane du monarque, le moment de sa jeunesse est
communément celui la nation est la plus
florissante. Si la fortune à l' exemple des
coquettes semble fuir les cheveux gris, c' est
qu' alors l' activité des passions abandonne le
prince et que l' activité est la mere des succès.
à mesure que la vieillesse approche, l' homme moins
attacà la terre, est moins fait pour la
gouverner. Il sent chaque jour décroître en lui le
sentiment de son existence. Le principe de son
mouvement s' exhale. L' ame du monarque s' engourdit,
et son engourdissement se communiquant à ses sujets,
ils perdent leur audace, leur énergie, et l' on
redemande envain à la vieillesse de Louis Xiv,
les lauriers qui couronnoient sa jeunesse.
Veut-on savoir ce que l' éducation peut sur l' enfance ;
ouvrons le tome 5 de l' Héloïse et
p36
rapportons-nous-en à Julie ou à M Rousseau
lui-même. Il y dit, " que les enfans de Julie
dont l' aîné a six ans, lisentpassablement ; ...
etc. "
que Julie ou M Rousseau regardent, s' ils le
veulent, ces instructions comme simplement
préparatoires, le nom ne fait rien à la chose.
Toujours est-il vrai qu' à six ans, il est peu
d' éducation plus avancée. Quels progrès plus
étonnans encore M Rousseau p 132, t 2, d' émile,
ne fait-il pas faire à son éleve. " par le moyen,
dit-il, de mon éducation, quelles grandes idées je
vois s' arranger dans la tête d' émile ! ... etc. "
si tel est l' émile de M Rousseau, personne ne
lui contestera la qualité d' homme supérieur.
Cependant cet éleve t 2, p 302, " n' avoit reçu de
la nature que de médiocres dispositions à l' esprit " .
Sa supériorité, comme le soutient M Rousseau,
p37
n' est donc pas en nous l' effet de la perfection
plus ou moins grande de nos organes, mais de notre
éducation.
Qu' on ne s' étonne point des contradictions de ce
lébre écrivain. Ses observations sont presque
toujours justes, et ses principes presque toujours
faux et communs. De-là ses erreurs. Peu scrupuleux
examinateur des opinions généralement reçues, le
nombre de ceux qui les adoptent, lui en impose. Et
quel philosophe porte toujours sur ses opinions
l' oeil sévere de l' examen ? La plupart des hommes
se tent : ce sont des voyageurs qui les uns
d' après les autres donnent la même description
des pays qu' ils ont rapidement parcourus, ou me
qu' ils n' ont jamais vus.
Dans les anciennes salles de spectacle, il y avoit,
dit-on, beaucoup d' échos artificiels placés de
distance en distance et peu d' acteurs sur la scene.
Or sur le théâtre du monde, le nombre de ceux qui
pensent par eux-mêmes est pareillement très-petit
et le nombre des échos très-grand. L' on est
par-tout étourdi du bruit de ces échos. Je
n' appliquerai pas cette comparaison à M Rousseau :
mais j' observerai que s' il n' est pas de génie dans
la composition duquel il n' entre souvent beaucoup
de oui-dire, c' est l' un de ces oui-dire, qui sans
doute a fait croire à M Rousseau, " qu' avant 10
ou 12 ans, les enfans étoient entiérement incapables
et de raisonnement et d' instruction " .
p38
SECTION 5 CHAPITRE 8
des éloges donnés par M Rousseau à l' ignorance.
celui qui par fois regarde la diversité des esprits
et des caracteres comme l' effet de la diversité des
tempéramens, et qui persuaque l' éducation ne
substitue que de petites qualités aux grandes
données par la nature , croit en conséquence
l' éducation nuisible, doit aussi par fois se
faire l' apologiste de l' ignorance. Aussi, dit
M Rousseau p 163, t 5, de l' Héloïse, " ce n' est
point des livres que les enfans doivent tirer leurs
connoissances ; les connoissances, ajoute-t-il, ne
s' y trouvent pas. " mais sans livres les sciences et
les arts eussent-ils jamais atteint un certain
degré de perfection ? Pourquoi n' apprendroit-on
pas la geométrie dans les Euclides et les
Clairauts ; la médecine dans les Hipocrates et
les Boerhaves ; la guerre dans les sars, les
Feuquieres et les Montecucullis ; le droit civil
dans les Domats ; enfin la politique
p39
et la morale dans des historiens tels que les
Tacites, les Humes, les Polybes, les
Machiavel ? Pourquoi non content de mépriser les
lettres, M Rousseau semble-t-il insinuer que
l' homme vertueux de sa nature, doit ses vices à
ses connoissances ? " peu m' importe, dit Julie
p 158 et 159, t 5, ib " que mon fils soit savant :
il me suffit qu' il soit sage et bon " . Mais les
sciences rendent-elles le citoyen vicieux ?
L' ignorant est-il le meilleur et le plus sage
des hommes ?
Si l' espece de probité nécessaire pour n' être
pas pendu exige peu de lumieres, en est-il ainsi
d' une probité fine et délicate ? Quelle connoissance
des devoirs patriotiques, cette probité ne
suppose-t-elle pas ?
Parmi les stupides, j' ai vu des hommes bons, mais
en petit nombre. J' ai vu beaucoup d' huîtres et
peu qui renferment des perles. On n' a point
observé que les peuples les plus ignorans fussent
toujours les plus heureux, les plus doux et les
plus vertueux.
Au nord de l' Arique, une guerre inhumaine arme
perpétuellement les ignorans sauvages les uns contre
les autres. Ces sauvages cruels dans leurs combats,
sont plus cruels encore dans leurs triomphes.
Quel traitement attendent leurs prisonniers ? La
mort dans des supplices abominables. La paix le
calumet en main a-t-elle suspendu la fureur de
deux peuples sauvages ; quelles violences
n' exercent-ils pas souvent dans leurs propres
peuplades ? Combien de fois a-t-on vu le meurtre,
la cruauté, la
p40
perfidie encouragée par l' impunité, y marcher
le front levé ?
Par quelle raison en effet l' homme stupide des
bois, seroit-il plus vertueux que l' homme éclairé
des villes ? Par-tout les hommes naissent avec les
mes besoins et le même desir de les satisfaire.
Ils sont les mes au berceau, et s' ils différent
entr' eux, c' est lorsqu' ils entrent plus avant
dans la carriere de la vie.
Les besoins, dira-t-on, d' un peuple sauvage se
duisent aux seuls besoins physiques. Ils sont
en petit nombre. Ceux d' une nation policée au
contraire sont immenses. Peu d' hommes y sont
expos aux rigueurs de la faim ; mais que de
goûts et de desirs n' ont-ils pas à satisfaire ?
Et dans cette multiplicité de goûts, que de germes
de querelles, de discussions et de vices ! Oui :
mais aussi que de loix et de police pour les
primer.
Au reste les grands crimes ne sont pas toujours
l' effet de la multitude de nos desirs. Ce ne sont
pas les passions multipliées, mais les passions
fortes qui sont fécondes en forfaits. Plus j' ai
de desirs et de goûts, moins ils sont ardens. Ce
sont des torrens d' autant moins gonflés et
dangereux dans leur cours, qu' ils se partagent en
plus de rameaux. Une passion forte est une passion
solitaire qui concentre tous nos desirs en un
seul point. Telles sont souvent en nous les
passions produites par des besoins physiques.
Deux nations sans arts et sans agriculture
sont-elles quelquefois exposées au tourment de la
faim ? Dans cette faim quelque principe
p41
d' activité. Point de lac poissonneux, point de
forêt giboyeuse, qui ne devienne entr' elles un
germe de discussion et de guerre. Le poisson et
le gibier cesse-t-il d' être abondant ? Chacune
défend le lac ou les bois qu' elle s' approprie,
comme le laboureur l' entrée du champ prêt à
moissonner.
La faim se renouvelle plusieurs fois le jour et
par cette raison devient dans le sauvage un
principe plus actif que ne l' est chez un peuple
policé la variété de ses goûts et de ses desirs.
Or l' activité dans le sauvage est toujours cruelle ;
parce qu' elle n' est pas contenue par la loi. Aussi
proportionment au nombre de ses habitans, se
commet-il au nord de l' Amérique, plus de cruauté
et de crimes que dans l' Europe entiere. Sur quoi
donc fonder l' opinion de la vertu et du bonheur
des sauvages ?
Le dépeuplement des contrées septentrionales si
souvent ravagées par la famine, prouveroit-il que
les samoïedes soient plus heureux que les
hollandois ? Depuis l' invention des armes à feu
et le progs de l' art militaire, quel état
que celui de l' eskimau ! à quoi doit-il son
existence ? à la pitié des nations euroennes.
Qu' il s' éleve quelque démêlé entr' elles et lui,
le peuple sauvage est détruit. Est-ce un peuple
heureux que celui dont l' existence est aussi
incertaine ?
Quand le huron ou l' iroquois seroit aussi
ignorant que M Rousseau le desire, je ne l' en
croirois pas plus fortuné. C' est à ses lumieres,
c' est à la sagesse de sa législation qu' un peuple
doit ses
p42
vertus, sa prospérité, sa population et sa
puissance. Dans quel moment les russes devinrent-ils
redoutables à l' Europe ? Lorsque le czar les
eut forcé de s' éclairer. M Rousseau t 3,
p 30 de l' émile ; " veut absolument que les arts,
les sciences, la philosophie et les habitudes
qu' elle engendre, changent bientôt l' Europe en
désert, et qu' enfin les connoissances
corrompent les moeurs " . Mais sur quoi fonde-t-il
cette opinion. Pour soutenir de bonne foi ce
paradoxe, il faut n' avoir jamais porté ses regards
sur les empires de Constantinople, d' Ispahan,
de Déli, dequinès, enfin sur aucun de ces
pays l' ignorance est également encene et
dans les mosquées et dans les palais.
Que voit-on sur le trône ottoman ? Un souverain
dont le vaste empire n' est qu' une vaste lande,
dont toutes les richesses et tous les sujets
rassemblés pour ainsi dire, dans une capitale
immense, ne présentent qu' un vain simulacre de
puissance et qui maintenant sans force pour résister
à l' attaque d' un seul des princes chrétiens,
échoueroit devant le rocher de malthe, et ne
jouera peut-être plus de rôle en Europe.
Quel spectacle offre la Perse ? Des habitans
épars dans des vastes régions infestées de brigands
et vingt tyrans qui le fer en main, se disputent
des villes en cendres et des champs ravagés.
Qu' apperçoit-on dans l' Inde, dans ce climat le
plus favorisé de la nature ? Des peuples paresseux,
p43
avilis par l' esclavage et qui sans amour du bien
public, sans élévation d' ame, sans discipline,
sans courage, végétent sous le plus beau ciel du
monde ; des peuples enfin dont toute la puissance
ne soutient pas l' effort d' une poignée
d' européens. Tel est dans une grande partie de
l' orient l' état des peuples soumis à cette
ignorance si vantée.
M Rousseau croit-il réellement que les empires
que je viens de citer, soient plus peuplés que
la France, l' Allemagne, l' Italie, la Hollande
etc. Croit-il les peuples ignorans de ces contrées
plus vertueux et plus fortunés que la nation
éclairée et libre de l' Angleterre ? Non sans
doute. Il ne peut ignorer des faits connus du
petit-maître le plus superficiel et de la
caillette la plus dissipée. Quel intérêt détermine
donc M Rousseau à prendre si hautement parti
pour l' ignorance ?
SECTION 5 CHAPITRE 9
quels motifs ont pu engager M Rousseau à se
faire l' apologiste de l' ignorance.
c' est à M Rousseau à nous éclairer sur ce
point. " il n' est point, dit-il p 3, t 30 de
l' émile, de philosophe qui venant à conntre le
vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu' il
a trou à la vérité découverte par un autre.
p44
Quel est, ajoute-il, le philosophe qui pour sa
gloire ne tromperoit pas volontiers le genre
humain " ?
M Rousseau seroit-il ce philosophe ? Je ne
me permets pas de le penser. Au reste s' il croyoit
qu' un mensonge ingénieux pût à jamais immortaliser
le nom de son inventeur, il se tromperoit. Le vrai
seul a des succès durables. Les lauriers dont
l' erreur quelquefois se couronne n' ont qu' une
verdure éphémere.
Qu' une ame vile, un esprit trop foible pour
atteindre au vrai, avance sciemment un mensonge ;
il obéit à son instinct : mais qu' un philosophe
puisse se faire l' atre d' une erreur qu' il ne
prend pas pour la rité même ; j' en doute et mon
garant est irrécusable ; c' est le desir que tout
auteur a de l' estime publique et de la gloire.
M Rousseau la cherche sans doute, mais c' est en
qualité d' orateur, non de philosophe. Aussi de
tous les hommes célebres est-il le seul qui se
soit élevé contre la science. Laprise-t-il
en lui ? Manqueroit-il d' orgueil ? Non ; mais cet
orgueil fut aveugle un moment. Sans doute qu' en
se faisant l' apologiste de l' ignorance, il s' est
dit à lui-même.
p45
" les hommes en général sont paresseux, par
conséquent ennemis de toute étude qui les force
à l' attention. "
" les hommes sont vains, par conséquent ennemis de
tout esprit supérieur. "
" les hommes médiocres enfin ont une haine secrette
pour les savans et pour les sciences. Que j' en
persuade l' inutilité ; je flatterai la vanité du
stupide : je me rendrai cher aux ignorans ; je
serai leur maître, eux mes disciples, et mon nom
consacré par leurs éloges, remplira l' univers. Le
moine lui-même se clarera pour moi. L' homme
ignorant et cdule est l' homme du moine. La
stupidité publique fait sa grandeur. D' ailleurs
quel moment plus favorable à mon projet ? En
France tout concourt à dépriser les talents. Si
j' en profite mes ouvrages deviennent célebres. "
mais cette lébrité doit-elle être durable ?
L' auteur de l' émile a-t-il pu se le promettre ?
Ignore-t-il qu' il s' opére une révolution sourde et
perpétuelle dans l' esprit et le caractere des
peuples, et qu' à la longue l' ignorance se décrédite
elle-même.
Or quel supplice pour cet auteur, s' il entrevoit
déjà le mépris futur où tomberont ses panégyriques
de l' ignorance. Quel moyen sur cet objet de
faire long-temps illusion à l' Europe ? L' expérience
apprend à ses peuples que le génie, les lumieres et
les connoissances sont les vrais sources de leur
puissance, de leur prospérité, de leurs vertus.
Que leur foiblesse et le malheur est au contraire
toujours l' effet d' un vice dans le
p46
gouvernement, par conséquent de quelque ignorance
dans le législateur. Les hommes ne croiront donc
jamais les sciences et les lumieres vraiment
nuisibles.
Mais dans le même siecle, l' on a vu quelquefois
les arts et les sciences se perfectionner et les
moeurs se corrompre. J' en conviens, et je sais
avec quelle adresse l' ignorance toujours envieuse
profite de ce fait pour imputer aux sciences, une
corruption de moeurs entiérement pendante d' une
autre cause.
SECTION 5 CHAPITRE 10
des causes de la décadence d' un empire.
l' introduction et la perfection des arts et des
sciences dans un empire n' en occasionnent pas la
décadence. Mais les mêmes causes qui y aclerent
le progrès des sciences, y produisent quelquefois
les effets les plus funestes.
Il est des nations où par un singulier enchaînement
de circonstances, le germe productif des arts et
des sciences ne se veloppe qu' au moment même où
les moeurs se corrompent.
Un certain nombre d' hommes se rassemblent pour
former une société. Ces hommes fondent une nouvelle
ville. Leurs voisins la voient s' élever d' un oeil
jaloux. Les habitants de cette ville forcés d' être
à la fois laboureurs et soldats
p47
se servent tour-à-tour de la beche et de l' épée.
Quelles sont dans ce pays la science et la vertu
de nécessité ? La science militaire et la valeur.
Elles y sont les seules honorées. Toute autre
science, toute autre vertu y est inconnue. Tel
fut l' état de Rome naissante, lorsque foible,
lorsqu' environnée de peuples belliqueux, elle ne
soutenoit qu' à peine leurs efforts.
Sa gloire, sa puissance s' étendirent par toute
la terre. Mais Rome acquit l' un et l' autre avec
lenteur. Il lui fallut des siecles de triomphes
pour s' asservir ses voisins. Or ces voisins
asservis, si les guerres civiles durent par la
forme de son gouvernement, sucder aux guerres
étrangeres, comment imaginer que des citoyens
engagés alors dans des partis différents en
qualité de chefs ou de soldats, que des citoyens
sans cesse agités de crainte ou d' esrances vives,
pussent jouir du loisir et de la tranquilité
qu' exige l' étude des sciences.
En tout pays où ces événements s' enchaînent et se
succédent, le seul instant favorable aux lettres
est malheureusement celui les guerres civiles,
les troubles, les factions s' éteignent ; où la
liberté expirante succombe comme du tems d' Auguste
sous les efforts du despotisme. Or cette époque
précede de peu celle de la décadence d' un empire.
Cependant les arts et les sciences y fleurissent.
Il est deux causes de cet effet.
p48
La premiere est la force des passions. Dans les
premiers momens de l' esclavage, les esprits encore
vivifiés par le souvenir de leur liberté perdue,
sont dans une agitation assez semblable à celle
des eaux après la tourmente. Le citoyen brûle
encore du desir de s' illustrer, mais sa position
a changé. Il ne peut élever son buste àté de
celui des Timoléons, des Pélopidas et des
Brutus. Ce n' est plus à titre de destructeur
des tyrans, de vengeurs de la liberté que son
nom peut parvenir à la postérité. Sa statue ne
peut être placée qu' entre celle des Homeres, des
épicures, des Archimedes etc. Il le sent, et s' il
n' est plus qu' une sorte de gloire à laquelle il
puisse prétendre ; si les lauriers des muses sont
les seuls dont il puisse se couronner, c' est dans
l' arene des arts et des sciences qu' il descend
pour les disputer, et c' est alors qu' il s' éleve
des hommes illustres en tous les genres.
La seconde de ces causes est l' intérêt qu' ont
alors les souverains d' encourager les progrès de
ces mêmes sciences. Au moment où le despotisme
s' établit, que desire le monarque ? D' inspirer
l' amour des arts et des sciences à ses sujets.
Que craint-il ? Qu' ils ne portent les yeux sur
leurs fers ; qu' ils ne rougissent de leur servitude,
et ne tournent encore leurs regards vers la liberté.
Il veut donc leur cacher leur avilissement ; il
veut occuper leur esprit. Il leur présente à cet
effet de nouveaux objets de gloire. Hypocrite
amateur des sciences, il marque d' autant plus de
considération à l' homme de génie qu' il a plus
besoin de ses éloges.
p49
Les moeurs d' une nation ne changent point au
moment même de l' établissement du despotisme.
L' esprit des citoyens est libre quelque tems après
que leurs mains sont liées. Dans ces premiers
instans les hommes lebres conservent encore
quelque crédit sur une nation. Le despote le comble
donc de faveurs pour qu' ils le comblent de
louanges, et les grands talens se sont trop souvent
prêtés à cet échange ; ils ont trop souvent été
panégyristes de l' usurpation et de la tyrannie.
Quels motifs les y déterminent ? Quelquefois la
bassesse et souvent la reconnoissance. Il en faut
convenir : toute grande révolution dans un empire
en impose à l' imagination, et suppose dans celui
qui l' opere quelque grande qualité, ou du moins
quelque vice brillant que l' étonnement ou la
reconnoissance peut métamorphoser en vertu.
Telle au moment de l' établissement du despotisme,
la cause productrice des grands talents dans les
sciences et les arts. Ce premier moment passé, si
ce me pays devient stérile en hommes de cette
espece, c' est que le despote plus assusur
son trône, n' a plus d' intérêt de le protéger.
Aussi dans les états le regne des arts et des
sciences ne s' étend guere au delà d' un siecle ou
deux. L' aloès est chez tous les peuples
p50
l' emblême de la production des sciences. Il
emploie cent ans à fortifier ses racines ; il se
prépare cent ans à pousser sa tige ; le siecle
écoulé, il s' éleve, s' épanouit en fleurs et meurt.
Si dans chaque empire les sciences pareillement ne
poussent, si je l' ose dire, qu' un jet et
disparoissent ensuite ; c' est que les causes propres
à produire des hommes de génie, ne s' yveloppent
communément qu' une fois. C' est au plus haut
période de sa grandeur qu' une nation porte
ordinairement les fruits de la science et des arts.
Trois ou quatre générations d' hommes illustres se
sont-elles écoulées ? Les peuples dans cet
intervalle ont changé de moeurs ; ils se sont
façonnés à la servitude ; leur ame a perdu son
énergie ; nulle passion forte ne la met en action :
le despote n' excite plus le citoyen à la poursuite
d' aucune espece de gloire. Ce n' est plus le talent
qu' il honore, c' est la bassesse : et lenie, s' il
en est encore en ce pays, vit et meurt inconnu à
sa propre patrie. C' est l' oranger qui fleurit,
parfume l' air et meurt dans un désert.
Le despotisme qui s' établit, laisse tout dire
pourvu qu' on le laisse faire. Mais le despotisme
affermi défend de parler, de penser et d' écrire.
Alors les esprits tombent dans l' apathie ; tous
les citoyens devenus esclaves maudissent le sein
qui les a allaités, et dans un pareil empire,
tout nouveau né est un malheur de plus.
Le génie enchaîné y traîne pesamment ses fers ; il
ne vole plus, il rampe. Les sciences sont négligées ;
l' ignorance est en honneur et tout homme de
sens claennemi de l' état.
p51
Dans un royaume d' aveugles, quel citoyen seroit
le plus odieux ? Le clairvoyant. Si les aveugles
le saisissoient, il seroit mis en pieces. Or dans
l' empire de l' ignorance, le même sort attend le
citoyen éclairé. La presse en est d' autant plus
gênée que les vues du ministère sont plus courtes.
Sous le regne d' un Fréderic ou d' un Antonin, on
ose tout dire, tout penser, tout écrire et l' on
se tait sous les autres regnes.
L' esprit du prince s' annonce toujours par l' estime
et la considération qu' il marque aux talens. La
faveur qu' il leur accorde loin de nuire à l' état,
le sert.
Les arts et les sciences sont la gloire d' une
nation ; ils ajoutent à son bonheur. C' est donc
au seul despotisme intéressé d' abord à les
protéger, et non aux sciences mêmes qu' il faut
attribuer la décadence des empires. Le souverain
d' une nation puissante a-t-il ceint la couronne
du pouvoir arbitraire ? Cette nation s' affoiblit
de jour en jour.
La pompe d' une cour orientale peut sans doute en
imposer au vulgaire : il peut croire la force de
l' empire égale à la magnificence de ses palais.
Le sage en juge autrement. C' est sur cette même
magnificence qu' il en mesure la foiblesse. Il ne
voit dans le luxe imposant au milieu duquel est
assis le despote que la superbe, la riche et la
funebre décoration
p52
de la mort ; qu' un catafalque fastueux au centre
duquel est un cadavre froid et sans vie, une cendre
inanimée ; enfin un fantôme de puissance prêt à
disparoître devant l' ennemi qui la méprise. Une
grande nation où s' est enfin établi le pouvoir
despotique est comparable au chêne que les siecles
couronnent. Son tronc majestueux, la grosseur de
ses branches, annoncent encore quelle fut sa force
et sa grandeur premiere ; il semble être encore
le monarque des forêts : mais son véritable état
est celui depérissement : ses branches dépouillées
de feuilles, privées de l' esprit de vie et
demi-pouries, sont chaque année brisées par les
vents. Tel est l' état des nations soumises au
pouvoir arbitraire.
SECTION 5 CHAPITRE 11
la culture des arts et des sciences dans un
empire despotique en retarde la ruine.
c' est au moment que le despotisme entiérement
affermi,duit, comme je l' ai dit, les peuples
en esclavage ; c' est lorsqu' il éteint en eux
tout amour de la gloire, qu' il étend par-tout les
ténebres de l' ignorance, qu' un empire se précipite
à sa ruine. Cependant, si comme l' observe
M Saurin, l' étude des sciences et la douceur des
moeurs qu' elles inspirent, temperent quelque tems
la violence du pouvoir arbitraire, les sciences
p53
loin de hâter, retardent donc la chûte des états.
La digue des sciences, il est vrai, ne soutient
pas long-tems l' effort d' un pouvoir à qui tout
cede, et qui détruit et les trônes les plus solides
et les empires les plus puissans : mais du moins
n' y peut-on imputer aux sciences la corruption
des moeurs. Les sciences n' engendrent point les
malheurs publics, proportionnés dans chaque état
à l' accroissement du pouvoir arbitraire. Par
quelle raison en effet les arts et les sciences
corromproient-elles les moeurs et énerveroient-elles
le courage ? Qu' est-ce qu' une science ? C' est un
recueil d' observations faites, si c' est en
mechanique, sur la maniere d' employer les forces
mouvantes ; si c' est en géométrie, sur le rapport
des grandeurs entr' elles ; si c' est en chirurgie,
sur l' art de panser et de guérir les plaies ; si
c' est enfin en législation, sur les moyens les
plus propres à rendre les hommes heureux et
vertueux. Or pourquoi ces divers recueils
d' observations en énerveroient-ils le courage ? Ce
fut la science de la discipline qui soumit l' univers
aux romains. Ce fut donc en qualité de savans qu' ils
dompterent les nations. Aussi lorsque pour s' attacher
la milice et s' en assurer la protection, la
tyrannie eut été contrainte d' adoucir la sévérité
de la discipline militaire ; lorsqu' enfin la
science en fut presqu' entiérement perdue, ce fut
alors que vaincus à leur tour, les vainqueurs du
monde subirent en qualité d' ignorans le joug des
peuples du nord.
On forgeoit à Sparte des casques, des cuirasses,
p54
des épées bien trempées. Cet art en suppose une
infinité d' autres, et les spartiates n' en étoient
pas moins vaillans. César, Cassius et Brutus
étoient éloquens, savans et braves. L' on exerçoit
à la fois en Grece et son esprit et son corps. La
molesse est fille de la richesse et non des sciences.
Lorsqu' Homere versifioit l' Illiade, il avoit
pour contemporains les graveurs du bouclier
d' Achille. Les arts avoient donc alors atteint en
Grece un certain degde perfection, et cependant
l' on s' y exerçoit encore aux combats du ceste et
de la lutte.
En France ce ne sont point les sciences qui
rendent la plupart des officiers incapables des
fatigues de la guerre, mais la molesse de leur
éducation. Qu' on refuse du service à quiconque ne
p55
peut faire certaines marches, soulever certains
poids et supporter certaines fatigues, le desir
d' obtenir des emplois militaires, arrachera les
fraois à la molesse : ils voudront être hommes :
leurs moeurs et leur éducation changeront.
L' ignorance produit l' imperfection des loix ; et
leur imperfection les vices des peuples. Les
lumieres produisent l' effet contraire. Aussi
n' a-t-on jamais compté parmi les corrupteurs des
moeurs ce Licurgue, ce sage qui parcourut tant
de contrées pour puiser dans les entretiens des
philosophes, les connoissances qu' exigeoit
l' heureuse réforme des loix de son pays.
Mais, dira-t-on, ce fut dans l' acquisition même
de ces connoissances qu' il puisa son mépris pour
elles. Et qui croira jamais qu' un législateur qui
se donna tant de peines pour rassembler les
ouvrages d' Homere, et qui fit élever la statue du
rire dans la place publique, ait réellement
prisé les sciences ! Les spartiates ainsi que les
athéniens, furent les peuples les plus éclairés et
les plus illustres de la Grece. Quel rôle y
jouerent les ignorans thébains jusqu' au moment
qu' épaminondas les eut arrachés à leur stupidité.
J' ai montré dans cette section les erreurs et les
contradictions de ceux dont les principes différent
des miens.
J' ai prouvé que tout pagyriste de l' ignorance,
est du moins à son insçu, l' ennemi du bien public.
Que c' est dans le coeur de l' homme qu' il faut
étudier la science de la morale.
Que tout peuple ignorant, si d' ailleurs il est
p56
riche et policé, est toujours un peuple sans
moeurs.
Il faut maintenant détailler les malheurs où
l' ignorance plonge les nations ; on en sentira
plus fortement l' importance d' une bonne éducation ;
j' inspirerai plus de desir de la perfectionner,
et j' intéresserai d' avance mes concitoyens aux
idées que je dois leur proposer à ce sujet.
p57
SECTION 5 NOTES
Mr Rousseau l 4, t 2, de son émile, après
avoir dit un mot de l' origine des passions, ajoute.
" sur ce principe il est aisé de voir comment on
peut diriger au bien ou au mal toutes les passions
des enfans et des hommes " . Mais s' il est possible
de diriger au bien ou au mal les passions des
enfans, il est donc possible de changer leur
caractere.
" la voix intérieure de la vertu, dit M Rousseau,
ne se fait point entendre aux pauvres " . Cet auteur
range apparemment les incdules dans la classe
des pauvres, lorsqu' il ajoute p 207, t 3, de
l' émile. " un incdule souhaite que tout l' univers
soit dans la misere pour s' épargner la moindre
peine et se procurer le moindre plaisir " . M
Rousseau est incrédule et je ne l' accuse pas d' un
pareil souhait. M De Voltaire n' est pas bigot,
et c' est cependant lui qui prit en main la
défense de l' innocente famille de Calas, qui
leur ouvrit sa bourse, qui sacrifia en sollicitations
un tems pour lui toujours si pcieux, et qui
protégea seul la veuve et les orphelins opprimés
lorsque l' église et les magistrats les abandonnoient.
M Rousseau n' auroit-il voulu dire autre chose,
sinon que l' incdule s' aime de préférence aux
autres. Ce sentiment est commun au dévot comme à
l' incrédule. Point de saint qui voulût être damné
pour son voisin. Quand saint
p58
Paul a souhaité d' être anathême pour ses freres,
ne s' est-il point exagéré la noblesse de ce
sentiment, et ne lui falloit-il pas quinze jours
de résidence en enfer pour s' assurer de sa vérité ?
" tant que la sensibilité de l' homme, (émile
l 4, t 2) reste bore à son individu, il n' y a
rien de moral dans ses actions. Ce n' est que
quand elle commence à s' étendre hors de lui, qu' il
prend d' abord ces sentimens et ensuite ces notions
du bien et du mal, qui le constituent véritablement
homme " . Ce texte prouve l' ingénuité avec laquelle
M Rousseau se réfute lui-même.
Juger, dit M Rousseau, n' est pas sentir. La
preuve de son opinion, " c' est qu' il est en nous
une faculté ou force qui nous fait comparer les
objets. Or, dit-il, cette force ne peut être l' effet
de la sensibilité physique " . Si M Rousseau eût
plus approfondi cette question, il t reconnu que
cette force n' étoit autre chose que l' intérêt même
que nous avons de comparer les objets entr' eux, et
que cet intérêt prend sa source dans le sentiment
de l' amour de soi, effet immédiat de la sensibilité
physique .
L' imagination des peuples du nord n' est pas
moins vive que celle des peuples du midi.
Compare-t-on les psies d' Ossian à celles
d' Homere ; lit-on les pmes de Milton, de
Fingal, les psies erses, etc., on n' apperçoit
pas moins de force dans les tableaux des poëtes du
nord que dans ceux des poëtes du midi. Aussi le
sublime traducteur des poésies d' Ossian, après
avoir démontré dans une excellente dissertation,
que les grandes
p59
et mâles beautés de la poésie appartiennent à
tous les peuples, observe à ce sujet que les
compositions de cette espece ne supposent qu' un
certain degré de police dans une nation. Ce n' est
point, ajoute-t-il, le climat, mais les moeurs du
siecle qui donnent un caractere fort et sublime à
la psie. Celle d' Ossian en est la preuve.
Si l' homme est quelquefois méchant, c' est
lorsqu' il a intérêt de l' être ; c' est lorsque les
loix qui par la crainte de la punition et l' espoir
de la récompense devroient le porter à la vertu,
le portent au contraire au vice. Tel est l' homme
dans les pays despotiques, c' est-à-dire, dans ceux
de la flatterie, de la bassesse, de la bigotterie,
de l' espionnage, de la paresse, de l' hypocrisie,
du mensonge, de la trahison, etc.
Ce n' est point le sentiment du beau moral qui
fait travailler l' ouvrier, mais la promesse de
24 sols pour boire. Qu' un homme soit infirme,
qu' il doive la prolongation de sa vie aux soins
assidus de ses domestiques, que doit-il faire
pour s' assurer la continuité de ces mêmes soins ?
Faut-il qu' il pche le beau moral ? Non, mais
qu' il leur déclare que n' étant point sur son
testament, il récompensera leur zele de son vivant
en leur comptant chaque ane de sa vie telle
gratification honnête et graduelle. Qu' il tienne
parole, il sera bien servi, et l' t été mal, s' il
n' en eût appellé qu' à leur sens du beau moral.
Point d' objets sur lesquels on ne t donner de
pareilles recettes, qui, tirées du principe de
l' intérêt personnel, seroient tout autrement
efficaces que des recettes extraites, ou de la
taphysique-théologique,
p60
ou de la métaphysique alambiquée du schaftesburysme.
On écrase sans pitié une mouche, une araignée,
un insecte, et l' on ne voit pas sans peine égorger
un boeuf. Pourquoi ? C' est que dans un grand
animal l' effusion du sang, les convulsions de la
souffrance, rappellent à la mémoire un sentiment
de douleur que n' y rappelle point l' écrasement
d' un insecte.
Deux nations ont-elles intérêt de s' unir ? Elles
font entr' elles un traité de bonté et d' humanité
ciproque. Que l' une des deux nations ne trouve
plus d' avantage à ce traité ; elle le rompt :
voilà l' homme. L' intérêt détermine sa haine ou
son amour. L' humanité n' est point essentielle à sa
nature. Qu' entend-on en effet par ce mot essentiel ?
Ce sans quoi une chose n' existe pas. Or en ce sens
la sensibilité physique est la seule qualité
essentielle à la nature de l' homme.
On frémit au spectacle de l' assassin qu' on
roue. Pourquoi ? C' est que son supplice rappelle
à notre souvenir la mort et la douleur à laquelle
la nature nous a condamnés. Mais pourquoi les
boureaux et les chirurgiens sont-ils impitoyables ?
C' est qu' habitués ou de torturer un coupable, ou
d' orer sur un malade, sans éprouver eux-mêmes
de douleur, ils deviennent insensibles à ses cris.
N' apeoit-on plus dans les souffrances d' autrui,
celles auxquelles on est soi-même sujet ? On
devient dur.
Le besoin d' être plaint dans ses malheurs, aidé
dans ses entreprises ; le besoin de fortune, de
conversation, de plaisirs, etc., produit dans tous
p61
le sentiment de l' amitié. Elle n' est donc pas
toujours fondée sur la vertu : aussi les méchans
sont-ils comme les bons susceptibles d' amitié et
non d' humanité. Les bons seuls éprouvent ce
sentiment de compassion et de tendresse éclairée,
qui, unissant l' homme à l' homme, le rend l' ami
de tous ses concitoyens. Ce sentiment n' est
éprouvé que du vertueux.
Que d' arrêts et d' édits cruels prouvent contre
la ptendue bonté naturelle de l' homme !
On voit des enfans enduire de cire chaude des
hannetons, des cerfs volans, les habiller en
soldats et prolonger ainsi leur mort pendant deux
ou trois mois. En vain dira-t-on, que ces enfans
ne réfléchissent point aux douleurs qu' éprouvent
ces insectes. Si le sentiment de la compassion
leur étoit aussi naturel que celui de la crainte,
il les avertiroit des souffrances de l' insecte,
comme la crainte les avertit du danger à la
rencontre d' un animal furieux.
Le despotisme de la Chine est, dit-on, fort
modéré. L' abondance de ses récoltes en est la
preuve. En Chine comme par-tout ailleurs, on
sait que pour féconder la terre, il ne suffit pas
de faire de bons livres d' agriculture ; qu' il faut
encore que nulle loi ne s' oppose à la bonne culture.
Aussi les imts à la Chine, dit à ce sujet
M Poivre, ne sont portés sur les terres médiocres
qu' au trentieme du produit. Les chinois jouissent
donc presqu' en entier de la propriété de leurs
biens. Leur gouvernement à cet égard est donc bon.
Mais jouit-on pareillement à la Chine de la
propriété de sa personne ? L' habituelle et
prodigieuse
p62
distribution qui s' y fait de coups de bamboux
prouve le contraire. C' est l' arbitraire des
punitions qui sans doute y avilit les ames et fait
de presque tout chinois un gociant fripon, un
soldat poltron, un citoyen sans honneur.
M De Montesquieu compare le despotisme
oriental à l' arbre abattu par le sauvage pour en
cueillir les fruits. Un simple fait rapporté dans
le journal intitulé, état politique de l' Angleterre,
donnera peut-être du despotisme une idée encore
plus effrayante.
Les anglois, dit le journaliste, investis dans
le fort Guillaume par les troupes du suba ou
vice-roi de Bengale, sont faits prisonniers.
Enfermés dans le cachot noir de collicotta, ils y
sont au nombre de 146 entassés dans une espace de
dix-huit pieds quarrés. Ces malheureux dans un des
climats le plus chaud de l' univers, et dans la
saison la plus chaude de ce climat, ne roivent
d' air que par une fetre en partie bouchée par la
largeur des barreaux. à peine y sont-ils entrés
qu' ils sont trems de sueur et dévos de soif. Ils
étouffent, poussent des cris affreux, demandent
qu' on les transporte dans une plus grande prison.
On est sourd à leurs plaintes. Ils veulent mettre
en mouvement l' air qui les environne ; ils se
servent à cet effet de leurs chapeaux ; ressource
impuissante. Ils tombent en défaillance et meurent.
Ce qui survit, boit sa sueur, redemande de l' air,
veut qu' on les partage en deux cachots. Ils
s' adressent à cet effet au jemman-daar un des
gardes de la prison. Le coeur du garde s' ouvre à
la pitié et à l' avarice. Il consent pour une grosse
somme d' avertir
p63
le suba de leur état. à son retour les anglois
vivans crient du milieu des cadavres qu' on leur
rende l' air, qu' on ouvre le cachot. " malheureux,
dit le garde, achevez de mourir, le suba repose.
Quel esclave oseroit interrompre son sommeil " . Tel
est le despotisme.
M Rousseau ne veut pas qu' on châtie les
enfans. Mais selon lui-même, pour que les enfans
soient attentifs, il faut qu' ils aient intérêt de
l' être. N' ont-ils point encore atteint l' âge de
l' émulation ? Il n' est alors que deux moyens
d' exciter en eux cet intérêt. L' un est l' espoir
d' un bonbon ou d' un joujou (l' amusement et la
gourmandise sont les seules passions de l' enfance.)
l' autre est la crainte du châtiment. Le premier
moyen suffit-il ? Il mérite la pférence. Ne
suffit-il pas ? C' est au ctiment qu' il faut
avoir recours. La crainte est toujours efficacement
employée. L' enfant craint encore plus la douleur
qu' il n' aime un bonbon. Le châtiment est-il
vere ? Est-il justement infligé ? On est
rarement obligé d' y revenir. Mais c' estpandre
sur l' aube de la vie les images du chagrin. Non :
ce chagrin est aussi court que la punition. L' instant
d' après l' enfant châtié saute, joue avec ses
camarades, et s' il se souvient du fouet, c' est
dans ces momens calmes et consacrés à l' étude,
ce souvenir soutient son application.
Qu' on perfectionne d' ailleurs les thodes encore
trop imparfaites d' enseigner ; qu' on les simplifie ;
l' étude devenue plus facile, l' éleve sera moins
expoau châtiment. L' enfant apprendra l' italien
ou l' allemand avec la même facilité que sa propre
langue, si toujours entouré d' italiens
p64
ou d' allemands, il ne peut demander qu' en ces
langues les choses qui lui sont agréables.
Avec l' âge on gagne en connoissances, en
expérience : mais l' on perd en activité et en
fermeté. Or dans l' administration des affaires
civiles et militaires, lesquelles de ces qualités
sont les plus nécessaires ? Les dernieres. C' est
toujours trop tard, dit à ce sujet Machiavel,
qu' on éleve les hommes aux places importantes.
Presque toutes les grandes actions des siécles
présens et passés, ont été exécutées avant l' âge
de 30 ans. Les Annibals, les Alexandres etc. En
sont la preuve. L' homme qui doit se rendre illustre,
dit Philippe De Commines, l' est toujours de
bonne heure. Ce n' est point dans le moment
qu' affoibli par l' âge, qu' alors insensible aux
charmes de la louange et indifférent à la
considération compagne de la gloire, qu' on fait
des efforts pour la mériter.
Dans les grands romans, c' est toujours avant
leur mariage que les héros combattent les monstres,
les géans et les enchanteurs. Un sentiment sûr et
sourd avertit le romancier que les desirs de son
héros une fois satisfaits, il n' a plus en lui de
principe d' action. Aussi tous les auteurs de ce
genre nous assurent qu' après les noces du prince
et de la princesse, tous deux vécurent heureux,
mais en paix.
L' instruction toujours utile nous fait ce que
nous sommes. Les savants sont nos instituteurs,
notre mépris pour les livres est donc toujours un
pris de mauvaise foi. Sans livres nous serions
encore ce que sont les sauvages.
Pourquoi la femme du sérail n' a-t-elle pas
p65
l' esprit des femmes de Paris ? C' est qu' il en est
des ies comme des langues. On parle celle de
ceux qui nous entourent. L' esclave de l' orient ne
soupçonne pas la fierté du caractere romain. Il
n' a point lu tite-live : il n' a d' idées, ni de la
liberté, ni d' un gouvernement républicain. Tout est
en nous acquisition et éducation.
La connoissance et la fiance des hommes, sont,
dit-on, inséparables. L' homme n' est donc pas aussi
bon que le ptend Julie.
Moins on a de lumieres, plus on devient
personnel. J' entends une petite maîtresse pousser
les hauts cris : quelle en est la cause ? Est-ce le
mauvais choix d' un général ou l' enrégistrement
d' un édit oreux au peuple ? Non : c' est la mort
de son chat ou de son oiseau. Plus on est ignorant,
moins on apperçoit de rapport entre le bonheur
national et le sien.
Chez certains sauvages l' ivresse attire le
respect. Qui se dit ivre est déclaré prophete ; et
comme ceux des juifs, il peut impument assassiner.
Un peuple est-il heureux ? Pour continuer de
l' être que faut-il ? Que les nations voisines ne
puissent l' asservir. Pour cet effet, ce peuple doit
être exercé aux armes ; il doit être bien
gouverné, avoir d' habiles généraux, d' excellens
amiraux, de sages administrateurs de ses finances ;
enfin une excellente législation. Ce n' est donc
jamais de bonne foi qu' on se fait l' apologiste de
l' ignorance. M Rousseau sent bien que c' est à
l' imbécillité commune à tous les sultans qu' il
p66
faut rapporter presque tous les malheurs du
despotisme.
Quelques officiers adoptent en France l' opinion
de M Rousseau ; ils veulent des soldats
automates. Cependant jamais Turenne ni Condé ne
se sont plaints du trop d' esprit des leurs. Des
soldats grecs et romains citoyens au retour de la
campagne étoient cessairement plus instruits,
plus éclairés que les soldats de nos jours, et les
ares grecques et romaines valoient bien les
nôtres. Les soins que les généraux actuels prennent
pour étouffer les lumieres des subalternes,
n' annonceroient-ils pas la crainte qu' ils ont
d' avoir des censeurs trop éclairés de leur
manoeuvre ? Scipion et César avoient moins de
défiance.
De toutes les parties de l' Asie, la plus
savante est la Chine, et c' est aussi la mieux
cultivée et la plus habitée. Quelques érudits
veulent que l' ignorante et barbare Europe ait été
jadis plus peuplée qu' elle ne l' est aujourd' hui.
Ma réponse à leurs nombreuses citations, c' est que
dix arpens en froment nourissent plus d' hommes que
cent arpens en bruyeres, tures etc., c' est que
l' Europe étoit autrefois couverte d' immenses
forêts, et que les germains se nourrissoient du
produit de leurs bestiaux. César et Tacite
l' assurent, et leur témoignage décide la question.
Un peuple pasteur ne peut être nombreux. L' Europe
civilisée est donc nécessairement plus peuplée que
ne l' étoit l' Europe barbare et sauvage. S' en
rapporter là-dessus à des historiens souvent
menteurs
p67
ou mal-instruits, lorsqu' on a en main des preuves
évidentes de leur mensonge, c' est folie. Un pays
sans agriculture ne peut sans un miracle nourrir
un grand nombre d' habitans. Or les miracles sont
plus rares que les mensonges.
Les indiens n' ont nulle force de caractere. Ils
n' ont que l' esprit de commerce. Il est vrai qu' en
ce genre la nature a tout fait pour eux. C' est elle
qui couvre leur sol de ces denrées précieuses que
l' Europe y vient acheter. Les indiens en
conséquence sont riches et paresseux. Ils aiment
l' argent, et n' ont pas le courage de le défendre.
Leur ignorance dans l' art militaire et dans la
science du gouvernement les rendra long-tems vils
et méprisables.
Il n' est point de proposition soit morale, soit
politique, que M Rousseau n' adopte et ne rejette
tour-à-tour. Tant de contradictions ont fait
quelquefois suspecter sa bonne foi. Il assure par
exemple t 3, p 132, dans une note de l' émile,
" que c' est au christianisme que les gouvernemens
modernes doivent leur plus solide autorité... etc. "
p68
or en deux ouvrages donnés presqu' en même tems au
public, comment imaginer que le me homme puisse
être si contraire à lui-même et qu' il soutienne de
bonne foi deux propositions aussi contradictoires.
Conséquemment à la haine de M Rousseau pour
les sciences, j' ai vu des prêtres se flatter de sa
prochaine conversion. Pourquoi, disoient-ils,
désesrer de son salut ? Il protége l' ignorance,
il hait les philosophes : il ne peut souffrir un
bon raisonneur.
si Jean-Jacque étoit saint que feroit-il de
plus ?
tous les dévots sont ennemis de la science.
Sous Louis Xiv ils donnoient le nom de jansénistes
aux savants qu' ils vouloient perdre. Ils y ont
depuis substitué le nom d' encyclopédistes. Cette
expression n' a maintenant en France aucun sens
déterminé. C' est un mot ptendu injurieux dont
les sots se servent pour diffamer quiconque a plus
d' esprit qu' eux.
Le despotisme, ce cruel fléau de l' humanité
p69
est le plus souvent une production de la stupidité
nationale. Tout peuple commence par être libre.
à quelle cause attribuer la perte de sa liberté ?
à son ignorance, à sa folle confiance en des
ambitieux. L' ambitieux et le peuple, c' est la
fille et le lion de la fable. A-t-elle persua
à cet animal de se laisser couper les griffes, et
limer les dents ? Elle le livre aux mâtins.
Les gens de lettres sont hommes comme les
courtisans : ils ont donc souvent flatté le
puissant injuste. Cependant il est entr' eux une
différence remarquable. Les gens de lettres ayant
toujours été protégés par les princes de quelque
rite, ils n' ont pu qu' en exagérer les vertus. Ils
ont trop lo Auguste. Mais les courtisans ont
louéron et Caracalla.
Le mérite ne conduit-il plus aux honneurs ? Il
est méprisé, et pour comparer les petites choses
aux grandes, il en est d' un empire comme d' un
college. Les prix et les premieres places sont-ils
pour les favoris dugent ? Plus d' émulation
parmi les éleves. Les études tombent. Or, ce qui
se fait en petit dans les écoles, s' ore en grand
dans les empires ; et lorsque la faveur seule y
dispose des places, la nation alors est sans
énergie ; les grands hommes en disparoissent.
En orient les meilleurs titres à la grande
fortune sont la bassesse et l' ignorance. Une place
importante vient-elle à vaquer le despote passe
dans l' antichambre : n' ai-je pas, dit-il, quelque
valet dont je puisse faire un visir ? Tous les
esclaves se présentent. Le plus vil obtient la
place. Faut-il ensuite s' étonner si les actions du
visir pondent à la maniere dont il est choisi ?
p70
Les romains ni les françois n' avoient encore
rien perdu de leur courage au tems d' Auguste et
de Louis Xiv.
M Rousseau trop souvent panégyriste de
l' ignorance, dit en je ne sais quel endroit de ses
ouvrages. " la nature a voulu préserver les hommes
de la science,... etc. " je ne suis pas à mon tour
trop content de la réponse de M Rousseau.
Est-il premiérement bien vrai que dans une isle
inconnue l' on parvienne si facilement à faire du
pain ? Avant de faire cuire le grain, il faudroit
le semer ; avant de semer il faudroit descher les
marécages abattre les forêts, défricher la terre,
et ce défrichement ne se feroit pas sans peine.
Dans les contréesme où la terre est la mieux
cultivée, que de soins sa culture n' exige-t-elle
pas du laboureur ? C' est le travail de toute son
année. Mais ne fallût-il que l' ouvrir pour la
féconder ; son ouverture suppose l' invention du
soc, de la charrue, celle des forges, par conséquent
p71
une infinité de connoissances dans les mines,
dans l' art de construire des fourneaux, dans les
chaniques, dans l' hydraulique, enfin dans presque
toutes les sciences dont M Rousseau veut
préserver l' homme . On ne parvient donc pas à
faire du pain sans quelque peine et quelque
industrie.
" un homme raisonnable, dit M Rousseau, est encore
plus difficile à faire : avec beaucoup d' études,
on n' est pas toujours sûr d' y parvenir. " mais
est-on toujours sûr d' une bonne récolte ? Le
pénible labour de l' automne assure-t-il
l' abondante moisson de l' été ? Au reste qu' il soit
difficile ou non de former un homme raisonnable ;
le fait est qu' il ne le devient que par l' instruction.
Qu' est-ce qu' un homme raisonnable ? Celui dont
les jugemens sont en général toujours justes. Or
pour bien juger des progrès d' une maladie, de
l' excellence d' une piece de théatre et de la
beauté d' une statue, que faut-il avoir
préliminairement étud? Les sciences et les
arts de la médecine, de la poésie et de la
sculpture. M Rousseau n' entend-il par ce mot
raisonnable , que l' homme d' une conduite sage ?
Mais une telle conduite suppose quelquefois une
connoissance profonde du coeur humain ; et cette
connoissance en vaut bien une autre. L' auteur de
l' émile décrie l' instruction, c' est, dira-t-il,
qu' il a vu quelquefois l' homme éclairé se
conduire mal. Cela se peut. Les desirs d' un tel
homme sont souvent contraires à ses lumieres. Il
peut agir mal et voir bien. Cependant cet homme,
(et M Rousseau n' en peut disconvenir) n' a du
moins en lui qu' une cause de
p72
mauvaise conduite : ce sont ces passions
criminelles. L' ignorance au contraire en a deux.
L' une, sont ces mêmes passions, l' autre est
l' ignorance de ce que l' homme doit à l' homme,
c' est-à-dire, de ses devoirs envers la société ;
ces devoirs sont plus étendus qu' on ne pense.
L' instruction est donc toujours utile.
p73
SECTION 6 CHAPITRE 1
de l' ignorance et de la mollesse des peuples.
l' ignorance n' arrache point les peuples à la
mollesse. Elle les y plonge, les dégrade et les
avilit. Les nations les plus stupides ne sont
pas les plus recommandables pour leur magnanimité,
leur courage et la sévérité de leurs moeurs. Les
portugais et les romains modernes sont ignorans :
ils n' en sont pas moins pusillanimes, voluptueux
et moux. Il en est ainsi de la
p74
plupart des peuples de l' orient. Ennéral dans
tout pays où le despotisme et la superstition
engendrent l' ignorance, l' ignorance à son tour y
enfante la mollesse et l' oisiveté.
Le gouvernement fend-il de penser ? Je me livre
à la paresse. L' inhabitude de réfléchir, me rend
l' application pénible et l' attention fatiguante.
Quels charmes pour moi auroit alors l' étude ?
Indifférent à toute espece de connoissances,
aucune ne m' intéresse assez pour m' en occuper, et
ce n' est plus que dans des sensations agréables
que je puis chercher mon bonheur.
Qui ne pense pas veut sentir et sentir délicieusement.
On veut me croître, si je l' ose dire, en
sensations à mesure qu' on diminue en pensées.
Mais peut-on être à chaque instant affecté de
sensations voluptueuses ? Non : c' est de loin en
loin qu' on en éprouve de telles.
L' intervalle qui sépare chacune de ces sensations
est chez l' ignorant et le désoeuvré rempli par
l' ennui. Pour en abréger la durée, il se provoque
au plaisir, s' épuise et se blase. Entre tous les
peuples quels sont les plus généralement livrés à
la débauche ? Les peuples esclaves et superstitieux.
Il n' est point de nation plus corrompue que la
nitienne, et sa corruption, dit M Burck, est
l' effet de l' ignorance qu' entretient à Venise
le despotisme aristocratique. " nul citoyen
p75
n' ose y penser... etc. "
ce que M Burck dit ici des vénitiens est
applicable aux romains modernes, et généralement
à tous les peuples ignorans et policés. Si le
catholicisme, disent les réformés, énerve les ames
et ruine à la longue l' empire où il s' établit,
c' est qu' il y propage l' ignorance et l' oisiveté,
p76
et que l' oisiveté est mere de tous les vices
politiques et moraux.
L' amour du plaisir seroit-il donc un vice ? Non.
La nature porte l' homme à sa recherche, et tout
homme obéit à cette impulsion de la nature. Mais
le plaisir est le délassement du citoyen instruit,
actif et industrieux, et c' est l' unique occupation
de l' oisif et du stupide. Le spartiate, comme le
perse étoit sensible à l' amour ; mais l' amour
différent en chacun d' eux, faisoit de l' un un
peuple vertueux et de l' autre un peuple efféminé.
Le ciel a fait les femmes dispensatrices de nos
plaisirs les plus vifs. Mais le ciel a-t-il voulu
qu' uniquement occupés d' elles, les hommes à
l' exemple des fades bergers de l' Astrée, n' eussent
d' autre emploi que celui d' amans ? Ce n' est point
dans les petits soins d' une passion langoureuse,
mais dans l' activité de son esprit, dans l' acquisition
des connoissances, dans ses travaux et son
industrie que l' homme peut trouver un remede à
l' ennui. L' amour est toujours un pécthéologique
et devient un péché moral, lorsqu' on en fait sa
principale occupation. Alors il énerve l' esprit
et dégrade l' ame.
Qu' à l' exemple des grecs et des romains les
nations fassent de l' amour un dieu : mais qu' elles
ne s' en rendent point les esclaves.
p77
L' Hercule qui combat Achéloüs et lui enleve
Déjanire est fils de Jupiter. Mais l' Hercule
qui file aux pieds d' Omphale n' est qu' un sybarite.
Tout peuple actif et éclairé est le premier de ces
Hercules ; il aime le plaisir, le conquiert et ne
s' en excede point ; il pense souvent ; jouit
quelquefois.
Quant au peuple esclave et superstitieux, il
pense peu, s' ennuie beaucoup, voudroit toujours
jouir, s' excite et s' énerve. Le seul antidote à
son ennui seroit le travail, l' industrie et les
lumieres. Mais, dit à ce sujet Sidney, les
lumieres d' un peuple sont toujours proportionnées
à sa liberté, comme son bonheur et sa puissance
toujours proportionnés à ses lumieres. Aussi
l' anglois plus libre est communément plus éclairé
que le françois ; le fraois que l' espagnol,
l' espagnol que le portugais, le portugais que le
maure. L' Angleterre en conquence est
relativement à son étendue plus puissante que la
France, la France que l' Espagne,
p78
l' Espagne que le Portugal, et le Portugal que
Maroc. Plus les peuples sont éclairés, plus ils
sont vertueux, puissans et heureux. C' est à
l' ignorance seule qu' il faut imputer les effets
contraires. Il n' est qu' un cas où l' ignorance
puisse être desirable ; c' est lorsque tout est
désesré dans un état et qu' à travers les maux
présens, on apperçoit encore de plus grands maux
à venir. Alors la stupidité est un bien. La
science et la prévoyance est un mal. C' est alors
que fermant les yeux à la lumiere, on voudroit se
cacher des maux sans remede. La position du
citoyen est semblable à celle du marchand naufragé ;
l' instant pour lui le plus cruel n' est pas celui où
porté sur les débris du vaisseau, la nuit couvre
la surface des mers, l' amour de la vie et
l' espérance lui font dans l' obscurité entrevoir
une terre prochaine. Le moment terrible est le
lever de l' aurore, lorsque repliant les voiles de
la nuit, elle éloigne la terre de ses yeux et lui
découvre à la fois l' immensité des mers et de ses
malheurs : c' est alors que l' espérance portée avec
lui sur les débris du vaisseau fuit et céde sa place
au désespoir.
Mais est-il quelque royaume en Europe où les
malheurs des citoyens soient sans remede ? Qu' on
y détruise l' ignorance et l' on y aura
p79
détruit tous les germes du mal moral.
L' ignorance plonge non-seulement les peuples
dans la mollesse, mais éteint en eux jusqu' au
sentiment de l' humanité. Les plus ignorans sont
les plus barbares. Lequel se montra dans la
derniere guerre le plus inhumain des peuples !
L' ignorant portugais. Il coupoit le nez et les
oreilles des prisonniers faits sur les espagnols.
Pourquoi les anglois et les françois se
montrerent-ils plus généreux, c' est qu' ils étoient
moins stupides.
Nul citoyen de la Grande Bretagne qui ne soit
plus ou moins instruit. Point d' anglois que la
forme de son gouvernement necessite à l' étude.
Nul ministere qui doive être et qui soit en effet
plus sage à certains égards. Aucun que le cri
national avertisse plus promptement de ces fautes.
Or si dans la science du gouvernement comme dans
toute autre, c' est du choc des opinions contraires
que doit jaillir la lumiere, point de pays où
l' administration puisse être plus éclairée,
puisqu' il n' en est aucun où la presse soit plus
libre.
Il n' en est pas de me à Lisbonne. Où le
citoyen étudieroit-il la science du gouvernement ?
Seroit-ce dans les livres ? La superstition souffre
à peine qu' on y lise la bible. Seroit-ce dans
la conversation ? Il est dangereux d' y parler
des affaires publiques, et personne en conquence
ne s' y intéresse. Seroit-ce enfin au moment qu' un
grand entre en place ? Mais alors, comme je l' ai
déja dit, le moment de se faire des principes est
pas; c' est le tems de les
p80
appliquer, d' exécuter et non de méditer. D' où
faut-il donc qu' une pareille nation tire ses
généraux et ses ministres ? De l' étranger. Tel est
l' état d' avilissement où l' ignorance réduit un
peuple.
SECTION 6 CHAPITRE 2
l' ignorance n' assure point la fidéli des
sujets.
quelques politiques ont regardé l' ignorance
comme favorable au maintien de l' autorité du
prince, comme l' appui de sa couronne et la
sauve-garde de sa personne. Rien de moins prouvé
par l' histoire. L' ignorance des peuples n' est
vraiment favorable qu' au sacerdoce. Ce n' est point
en Prusse, en Angleterre où l' on peut tout dire
et tout écrire qu' on attente à la vie des
monarques, mais en Portugal, en Turquie, dans
l' Indostan etc. Dans quel siecle dressa-t-on
l' échafaud de Charles I ? Dans celui où la
superstition commandoit en Angleterre, les
peuples missant sous le joug de l' ignorance,
étoient encore sans art et sans industrie.
La vie de George Iii est assurée : et ce n' est
point l' esclavage et l' ignorance, mais les lumieres
et la liberté qui la lui assurent. En est-il de
me en Asie ? Y voit-on un trône au dessus de
l' atteinte d' un meurtrier. Tout pouvoir sans
p81
bornes est un pouvoir incertain. Les siecles où
les princes sont les plus exposés aux coups du
fanatisme et de l' ambition, sont ceux de l' ignorance
et du despotisme. L' ignorance et la servitude
détruisent les empires, et tout monarque qui les
propage, creuse le gouffre où du moins s' abymera
sa postérité.
Un prince a-t-il avili l' homme au point de fermer
la bouche aux opprimés ? Il a conjuré contre
lui-même. Qu' alors un prêtre ar du poignard de
la religion, ou qu' un usurpateur à la tête d' une
troupe de brigands descende dans la place publique,
il sera suivi de ceux-mêmes qui, s' ils avoient eu
des ies nettes de la justice eussent sous
l' étendard du prince légitime, combattu et puni le
prêtre ou l' usurpateur. Tout l' orient dépose en
faveur de ce que j' avance. Tous les trônes y ont
été souillés du sang de leur maître. L' ignorance
n' assure donc pas la fidélité des sujets.
Ses principaux effets sont d' exposer les empires
à tous les malheurs d' une mauvaise administration,
de répandre sur tous les esprits un aveuglement
qui passant bien-tôt du gouverné au gouvernant,
assemble les tempêtes sur la tête du monarque.
Dans les pays policés, si l' ignorance trop
souvent compagne du despotisme, expose la vie
des rois, porte le désordre dans les finances et
l' injustice dans la repartition des impôts, quel
homme osera donc se déclarer l' ennemi de la
science et le protecteur d' une ignorance qui,
s' opposant à toute réforme utile, éternise les
p82
abus et non seulement prolonge la durée des
calamités publiques, mais rend encore les
citoyens incapables de cette opiniâtre attention,
qu' exige l' examen de la plupart des questions
politiques.
Je prendrai pour exemple celle du luxe. Que de
faces sous lesquelles on peut la considérer ! Que
de contradictions à ce sujet dans les décisions
des moralistes ! Que de sagacité et d' attention
pour résoudre ce problême politique ! Combien une
erreur sur de pareilles questions n' est-elle pas
quelquefois préjudiciable aux empires, et
l' ignorance par conséquent funeste aux nations ?
SECTION 6 CHAPITRE 3
de la question du luxe.
qu' est-ce que le luxe ? En vain voudroit on en
donner une définition précise. Le mot de luxe
comme celui de grandeur est une de ces expressions
comparatives, qui n' offrent à l' esprit aucune idée
nette et déterminée. Ce mot n' exprime qu' un
rapport entre deux ou plusieurs objets. Il n' a de
sens fixe qu' au moment où l' on les met, si je
l' ose dire, en équation, et qu' on compare le luxe
d' une certaine nation, d' une certaine classe
d' hommes, d' un certain particulier, avec le luxe
d' une autre nation, d' une autre classe d' hommes et
d' un autre particulier.
Le paysan anglois bien nourri, bien vêtu
p83
est dans un état de luxe comparé au paysan
français. L' homme habillé d' un draps épais est
dans un état de luxe par rapport au sauvage
couvert d' une peau d' ours. Tout jusqu' aux plumes
dont le caraïbe orne son bonnet peut être regardé
comme luxe.
SECTION 6 CHAPITRE 4
si le luxe est nécessaire et utile.
il est de l' intérêt de toute nation de former de
grands hommes dans les arts et les sciences de la
guerre, de l' administration etc. Or les grands
talens sont par-tout le fruit de l' étude et de
l' application. L' homme paresseux de sa nature ne
peut être arracau repos que par un motif
puissant. Quel peut être ce motif ? De grandes
compenses. Mais de quelle nature doivent être
les récompensescernées par une nation ?
Entendroit-on par ce mot le simple don du
nécessaire ? Non sans doute. Le mot récompense
désigne toujours le don de quelque superfluité, ou
dans les plaisirs, ou dans les commodités de la
vie. Or toutes les superfluités dont jouit celui
auquel elles sont accordées, le mettent dans un
état de luxe par rapport au plus grand nombre de
ses concitoyens. Il est donc évident que les
esprits ne pouvant être arracs à une stagnation
nuisible à la société, que par l' espoir des
compenses,
p84
c' est-dire, des superfluités, la nécessité du
luxe est démontrée, et qu' en ce sens le luxe est
utile.
Mais, dira-t-on, ce n' est point contre cette
espece de luxe ou de superfluités, récompense des
grands talens, que s' élevent les moralistes : c' est
contre ce luxe destructeur qui produit l' intempérance
et sur tout cette avidité de richesses corruptrice
des moeurs d' une nation et présage de sa ruine.
J' ai souvent prêté l' oreille aux discours des
moralistes : je me suis souvent rappellé leurs
panégyriques vagues de la tempérance, et leurs
déclamations encore plus vagues contre les
richesses ; et jusqu' à présent nul d' entr' eux
examinateur profond des accusations pores contre
le luxe, et des calamités qu' on lui impute, n' a
selon moi réduit la question au point de simplicité
qui doit en donner la solution.
Ces moralistes prennent-ils le luxe de la France
pour exemple ? Je consens d' en examiner avec eux
les avantages et les désavantages. Mais avant
d' aller plus loin, est-il bien vrai, comme ils
le répetent sans cesse :
1 que le luxe produise l' intempérance national ?
2 que cette intempérance enfante tous les maux
qu' on lui attribue ?
p85
SECTION 6 CHAPITRE 5
du luxe et de la tempérance.
il est deux sortes de luxe :
le premier est un luxe national fondé sur une
certaine égalité dans le partage des richesses
publiques. Il est peu apparent, s' étend à presque
tous les habitans d' un pays. Ce partage ne permet
pas aux citoyens de vivre dans le faste et
l' intempérance d' un Samuel Bernard, mais dans
un certain état d' aisance et de luxe par rapport
aux citoyens d' une autre nation. Telle est la
position du paysan anglois comparé au paysan
fraois. Or le premier n' est pas toujours le
plus temrant.
La seconde espece de luxe moins générale, p 7
plus apparente et renfermée dans une classe plus
ou moins nombreuse de citoyens, est l' effet d' une
partition très inégale des richesses nationales.
Ce luxe est celui des gouvernemens despotiques,
la bourse des petits est sans cesse vuie dans
celle des grands, où quelques-uns regorgent du
superflu, lorsque les autres manquent ducessaire.
Les habitans d' un tel
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pays consomment peu : qui n' a rien, n' achete rien.
Ils sont d' ailleurs d' autant plus tempérans, qu' ils
sont plus indigens.
La misere est toujours sobre et le luxe dans ces
gouvernemens ne produit pas l' intempérance, mais
la tempérance nationale, c' est-dire, du plus
grand nombre.
Sachons maintenant si cette tempérance est aussi
féconde en prodiges que l' assurent les moralistes.
Qu' on consulte l' histoire : l' on apprend que les
peuples communément les plus corrompus sont les
sobres habitans soumis au pouvoir arbitraire ; que
les nationsputées les plus vertueuses sont au
contraire ces nations libres, aisées, dont les
richesses sont les plus également réparties, et
dont les citoyens en conséquence ne sont pas
toujours le plus temrans. En néral plus un
homme a d' argent, plus il en dépense, mieux il
se nourrit. La frugalité, vertu sans doute
respectable et méritoire dans un particulier, est
dans une nation toujours l' effet d' une grande
cause. La vertu d' un peuple est presque toujours
une vertu decessité ; et la frugalité par
cette raison, produit rarement dans les empires
les miracles qu' on en publie.
Les asiatiques esclaves, pauvres etcessairement
tempérans sous Darius et Tigrane, n' eurent
jamais les vertus de leurs vainqueurs.
Les portugais comme les orientaux surpassent les
anglois en sobriété et ne les égalent point en
valeur, en industrie, en vertu, enfin en bonheur.
Si les françois ont été battus dans la derniere
p87
guerre, ce n' est point à l' intempérance de leurs
soldats qu' il faut rapporter leurs faites. La
plupart des soldats sont tis de la classe des
cultivateurs, et les cultivateurs françois ont
l' habitude de la sobriété.
Si les moralistes vantent sans cesse la frugalité
et décrient continuellement le luxe, c' est que
plus respectables à leurs propres yeux, ils
s' honorent de cesclamations ; c' est qu' ils n' ont
point d' idées nettes du luxe, qu' ils le confondent
avec la cause souvent funeste qui le produit,
qu' ils se croient vertueux parce qu' ils sont
austeres ; et raisonnables parce qu' ils sont
ennuyeux. Or l' ennui n' est pas raison.
Qu' on se défie donc à cet égard des moralistes
modernes : ils n' ont sur cette question que des
idées superficielles. Mais, dira-t-on, les
écrivains de l' antiquité ont dans le luxe vu
pareillement le corrupteur de l' Asie. Ils se sont
donc trompés comme les modernes.
Pour savoir si c' est le luxe ou la cause même du
luxe qui dans l' homme détruit tout amour de la
vertu, qui corrompt les moeurs d' une nation et
l' avilit, il faut d' abord déterminer ce qu' on
entend par le mot peuple vil . Est-ce celui
dont tous les citoyens sont corrompus ? Il n' est
point de tel peuple ; il n' est point de pays où
l' ordre commun du bourgeois toujours opprimé et
rarement oppresseur, n' aime et n' estime la vertu.
Son intérêt l' y sollicite. Il n' en est pas de
me de l' ordre des grands. L' intérêt de qui veut
être impunément injuste, c' est d' étouffer dans les
coeurs tout sentiment d' équité. Cet intérêt
commande
p88
imrieusement aux puissans, mais non au reste
de la nation. Les ouragans bouleversent la
surface des mers ; mais leurs profondeurs sont
toujours calmes et tranquilles. Telle est la
classe inférieure des citoyens de presque tous
les pays. La corruption parvient lentement
jusqu' aux cultivateurs qui seuls composent la
plus grande partie de toute nation.
L' on n' entend et l' on ne peut donc entendre par
nation avilie , que celle où la partie
gouvernante, c' est-à-dire les puissans, sont
ennemis de la partie gouvere ou du moins
indifférens à son bonheur. Or cette différence
n' est pas l' effet du luxe, mais de la cause qui
le produit, c' est-à-dire, de l' excessif pouvoir
des grands, et du mépris qu' en conséquence ils
conçoivent pour leurs concitoyens.
Dans la ruche de la société humaine, il faut
p89
pour y entretenir l' ordre et la justice, pour en
écarter le vice et la corruption que tous les
individus également occupés, soient forcés de
concourir également au bien néral, et que les
travaux soient également partagés entr' eux.
En est-il que leurs richesses et leur naissance
dispensent de tout service ? La division et le
malheur est dans la ruche : les oisifs y meurent
d' ennui ; ils sont enviés, sans être enviables,
parce qu' ils ne sont pas heureux. Leur oisive
cependant fatiguante pour eux-mêmes, est destructive
du bonheur néral. Ils dévorent par ennui le miel
que les autres mouches apportent, et les
travailleuses meurent de faim pour des oisifs qui
n' en sont pas plus fortus.
Pour établir solidement le bonheur et la vertu
d' une nation, il faut la fonder sur une dépendance
ciproque entre tous les ordres des citoyens.
Est-il des grands qui revêtus d' un pouvoir sans
bornes, n' ont du moins pour le moment rien à
craindre ou à espérer de la haine ou de l' amour de
leurs inférieurs ? Alors toute dépendance mutuelle
entre les grands et les petits est rompue ; et
sous unme nom ces deux ordres de citoyens
composent deux nations rivales. Alors le grand se
permet tout : il sacrifie sans remords à ses
caprices, à ses fantaisies, le bonheur de tout un
peuple.
Si la corruption des puissans ne se manifeste
jamais d' avantage que dans les siecles du grand
luxe, c' est que ces siecles sont ceux où les
richesses se trouvent rassemblées dans un petit
p90
nombre de mains, où les grands sont plus puissans,
par conquent plus corrompus.
Pour connoître la source de leur corruption,
l' origine de leur pouvoir, de leurs richesses et de
cette division d' intéts des citoyens qui sous le
me nom forment deux nations ennemies, il faut
remonter à la formation des premieres sociétés.
SECTION 6 CHAPITRE 6
de la formation des peuplades.
quelques familles ont passé dans une île. Je veux
que le sol en soit bon, mais inculte et désert.
Quel est au moment du barquement le premier
soin de ces familles ? Celui de construire des
huttes et de défricher l' étendue de terrain
nécessaire à leur subsistance.
Dans ce premier moment quelles sont les richesses
de l' île ? Les récoltes et le travail qui les
produit. Cette île contient-elle plus de terres à
cultiver que de cultivateurs, quels sont les vrais
opulens ? Ceux dont les bras sont les plus forts
et les plus actifs.
Les intérêts de cette société naissante seront
d' abord peu compliqs, et peu de loix en
conséquence lui suffiront. C' est à la défense du
vol et du meurtre que presque toutes seduiront.
De telles loix seront toujours justes, parce qu' elles
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seront faites du consentement de tous ; parce
qu' une loiralement adoptée dans un état
naissant, est toujours conforme à l' intérêt du
plus grand nombre et par conséquent toujours sage
et bienfaisante.
Je suppose que cette société élise un chef, ce ne
sera qu' un chef de guerre, sous les ordres duquel
elle combattra les pirates et les nouvelles
colonies qui voudront s' établir dans son île. Ce
chef, comme tout autre colon, ne sera possesseur
que de la terre qu' il aura défrichée. L' unique
faveur qu' on pourra lui faire, c' est de lui laisser
le choix du terrain. Il sera d' ailleurs sans
pouvoir.
Mais les chefs successeurs du premier,
resteront-ils long-tems dans cet état d' impuissance ?
Par quel moyen en sortiront-ils, et parviendront-ils
enfin au pouvoir arbitraire ?
L' objet de la plupart d' entr' eux sera de se
soumettre l' île qu' ils habitent. Mais leurs efforts
seront vains tant que la nation sera peu
nombreuse. Le despotisme s' établit difficilement
dans un pays qui nouvellement habité, est encore
peu peuplé. Dans toutes les monarchies les progs
du pouvoir sont lents. Le tems employé par les
souverains de l' Europe pour s' asservir leurs
grands vassaux en est la preuve. Le prince qui de
trop bonne heure attenteroit à la propriété des
biens, de la vie et de la liberté des puissans
propriétaires, et voudroit accabler le peuple
d' impôts, se perdroit lui-même. Grand et petit,
tout sevolteroit contre lui. Le monarque
n' auroit ni argent pour lever une armée, ni armée
pour combattre ses sujets.
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Le moment où la puissance du prince ou du chef
s' accroît, est celui la nation est devenue
riche et nombreuse, où chaque citoyen cesse
d' être soldat, où pour repousser l' ennemi le
peuple consent de soudoyer des troupes et de les
tenir toujours sur pied. Si le chef s' en conserve
le commandement dans la paix et dans la guerre,
son crédit insensiblement augmente ; il en profite
pour grossir l' armée. Est-elle assez forte ? Alors
le chef ambitieux leve le masque, opprime les
peuples, anéantit toute propriété, pille la
nation ; parce qu' en ral l' homme s' approprie
tout ce qu' il peut ravir ; parce que le vol ne
peut être contenu que par des loixveres, et
que les loix sont impuissantes contre le chef et
son armée.
C' est ainsi qu' un premier impôt fournit souvent
à l' usurpateur les moyens d' en lever de nouveaux,
jusqu' à ce qu' enfin ard' une puissance
irrésistible, il puisse comme à Constantinople,
engloutir dans sa cour et son are toutes les
richesses nationales. Alors indigent et foible,
un peuple est attaqué d' une maladie incurable.
Nulle loi ne garantit alors aux citoyens la
propriété de leur vie, de leurs biens et de leur
liberté.
Faute de cette garantie, tous rentrent en état
de guerre et toute société est dissoute.
Ces citoyens vivent-ils encore dans les mêmes
cités ? Ce n' est plus dans une union, mais dans
p93
une servitude commune. Il ne faut alors qu' une
poignée d' hommes libres pour renverser les
empires en apparence si formidables.
Qu' on batte trois ou quatre fois l' armée avec
laquelle l' usurpateur tient la nation aux fers,
point de ressource pour lui dans l' amour et la
valeur de ses peuples. Lui et sa milice sont
craints et haïs. Le bourgeois de Constantinople
ne voit dans les janissaires, que les complices
du sultan et les brigands à l' aide desquels il
pille et ravage l' empire. Le vainqueur a-t-il
affranchi les peuples de la crainte de l' armée ?
Ils favorisent ses entreprises et ne voient en
lui qu' un vengeur.
Les romains font cent ans la guerre aux volsques ;
ils en emploient cinq cens à la conquête de
l' Italie ; ils paroissent en Asie : elle leur
est asservie. La puissance d' Antiochus et de
Tigrane s' anéantit à leur aspect, comme celle de
Darius à l' aspect d' Alexandre.
Le despotisme est la vieillesse et la derniere
maladie d' un empire. Cette maladie n' attaque point
sa jeunesse. L' existence du despotisme suppose
ordinairement celle d' un peuple riche et
nombreux. Mais se peut-il que la grandeur, la
richesse et l' extrême population d' un état ait
quelquefois des suites aussi funestes ?
Pour s' en éclaircir, considérons dans un royaume
les effets de l' extrême richesse et de la grande
multiplication des citoyens. Peut-être
découvrira-t-on dans cette multiplication le
premier germe du despotisme.
p94
SECTION 6 CHAPITRE 7
de la multiplication des hommes dans un état
et de ses effets.
dans l' île d' abord inculte où j' ai placé un
petit nombre de familles ; que ces familles se
multiplient ; qu' insensiblement l' île se trouve
pourvue et du nombre de laboureurs nécessaires à
sa culture, et du nombre d' artisans nécessaires
aux besoins d' un peuple agriculteur ; launion
de ces familles formera bientôt une nation
nombreuse. Que cette nation continue à se
multiplier ; qu' il naisse dans l' île plus d' hommes
que n' en peut occuper la culture des terres et
les arts que suppose cette culture ; que faire de
ce surplus d' habitans ? Plus ils croîtront en
nombre, plus l' état croitra en charges, et delà la
nécessité, ou d' une guerre qui consomme ce surplus
d' habitans, ou d' une loi qui tolere, comme à la
Chine, l' exposition des enfans.
Tout homme sans propriété et sans emploi dans une
société, n' a que trois partis à prendre, ou de
s' expatrier, et d' aller chercher fortune ailleurs,
ou de voler pour subvenir à sa subsistance, ou
d' inventer enfin quelque commodité ou parure
nouvelle en échange de laquelle ses concitoyens
fournissent à ses besoins. Je n' examinerai point
ce que devient le voleur ou la banni volontaire.
Ils sont hors de cette société. Mon unique objet
p95
est de considérer ce qui doit arriver à l' inventeur
d' une commodité ou d' un luxe nouveau. S' il
découvre le secret de peindre la toile et que cette
invention soit du goût de peu d' habitans ; peu
d' entr' eux échangeront leurs denrées contre sa
toile. Mais si le goût de ces toiles devient
général et qu' en ce genre on lui fasse beaucoup
de demandes, que fera-t-il pour y satisfaire ? Il
s' associera un plus ou moins grand nombre de ces
hommes que j' appelle superflus, il levera une
manufacture, l' établira dans un lieu agréable,
commode et communément sur les bords d' un fleuve
dont les bras s' étendant au loin dans le pays, y
faciliteront le transport de ses marchandises. Or
je veux que la multiplication contine des
habitans, donne encore lieu à l' invention de
quelqu' autre commodité, de quelqu' autre objet de
luxe, et qu' il s' éleve encore une nouvelle
manufacture. L' entrepreneur pour l' avantage de son
commerce aura intérêt de la placer sur les bords
du même fleuve. Il la tira donc près de la
premiere. Plusieurs de ces manufactures formeront
un bourg ; puis une ville considérable. Cette
ville renfermera bientôt les citoyens les plus
opulens, parce que les profits du commerce sont
toujours immenses, lorsque les negocians peu
nombreux ont encore peu de concurrens.
Les richesses de cette ville y attireront les
plaisirs. Pour en jouir et les partager, les riches
propriétaires quitteront leur campagne, passeront
quelques mois dans cette ville, y construiront des
hôtels. La ville de jour en jour s' agrandira, les
hommes s' y rendront de toutes parts,
p96
parce que la pauvreté y trouvera plus de secours,
le vice plus d' impunité, et la volupté plus de
moyens de se satisfaire. Cette ville portera
enfin le nom de capitale.
Tels seront dans cette isle les premiers effets de
l' extrême multiplication des citoyens.
Un autre effet de la même cause sera l' indigence
de la plupart des habitants. Leur nombre s' accroit-il ?
Est-il plus d' ouvriers que d' ouvrages ? La
concurrence baisse le prix des journées ; l' ouvrier
préféré est celui qui vend moins chérement son
travail, c' est-à-dire, qui retranche le plus de sa
subsistance. Alors l' indigence s' étend ; le
pauvre vend, le riche achete ; le nombre des
possesseurs diminue et les loix deviennent de
jour en jour plus séveres.
Des loix douces peuvent régir un peuple de
propriétaires. La confiscation partielle ou totale
des biens y suffit pourprimer les crimes. Chez
les germains, les gaulois et les scandinaves,
des amendes plus ou moins fortes étoient les
seules peines infligées aux différents délits.
Il n' en est pas de me lorsque les non-propriétaires
composent la plus grande partie d' une nation. On
ne les gouverne que par des loix dures. Un homme
est-il pauvre ? Ne peut-on le punir dans ses biens ?
Il faut le punir dans sa personne : et delà les
peines afflictives. Or ces peines d' abord
impliquées aux indigens, sont par le laps du
temps étendues jusqu' aux propriétaires ; et tous
les citoyens sont alors régis par des loix de
sang. Tout concourt à les établir.
Chaque citoyen posséde-t-il quelque bien
p97
dans un état ? le desir de la conservation est
sans contredit le voeu général d' une nation.
il s' y fait peu de vols. Le grand nombre au
contraire y vit-il sans propriétés ? le vol
devient le voeu géral de cette même nation.
et les brigands se multiplient. Or cet esprit de
vol généralement répandu, nécessite souvent à des
actes de violence.
Supposons que par la lenteur des procédures
criminelles et la facilité avec laquelle l' homme
sans propriété se transporte d' un lieu à l' autre,
le coupable doive presque toujours échapper au
châtiment, et que les crimes deviennent fréquens :
il faudra pour les prévenir pouvoir arrêter un
citoyen sur le premier soupçon. Or arrêter est
déjà une punition arbitraire qui bient exercée
sur les propriétaires eux-mêmes, substitue
l' esclavage à la liberté. Quel remede à cette
maladie de l' état ? Est-il un moyen de le rappeller
à des loix douces ? Le seul que je sache, seroit
de multiplier le nombre des propriétaires et de
refaire en conséquence un nouveau partage des
terres. Or ce partage est toujours difficile
dans l' exécution. Voilà comme l' inégale partition
des richesses nationales et la trop grande
multiplication des hommes sans propriété
introduisant à la fois dans un empire des vices et
des loix cruelles, y développe enfin le germe
d' un despotisme qu' on doit regarder comme un
nouvel effet de la même cause.
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Un peuple nombreux n' est-il point comme les grecs
et les suisses, divisé en un certain nombre de
publiquesdératives ; ne compose-t-il comme
en Angleterre, qu' un seul et même peuple ; alors
les citoyens en trop grand nombre et trop éloignés
les uns des autres pour y délibérer sur les affaires
générales, sont forcés de nommer des représentans
pour chaque bourg, ville, province etc. Ces
représentans s' assemblent dans la capitale, et
c' est-là qu' ils séparent leur intérêt de l' intérêt
des représentés.
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SECTION 6 CHAPITRE 8
division des intérêts des citoyens produite
par leur multiplication.
du moment où les citoyens trop multipliés dans
un état pour se rassembler dans un même lieu, ont
nommé des représentans, ces représentans tirés du
corps même de la nation, choisis par elle, honorés
de ce choix, ne proposent d' abord que des loix
conformes à l' intérêt public. Le droit de propriété
est pour eux un droit sac. Ils le respectent
d' autant plus que surveillés par la nation, s' ils
en trahissoient la confiance, ils en seroient
punis par le déshonneur et peut-être par un
châtiment plusvere.
C' est donc au moment, où comme je l' ai déjà dit,
les peuples ont édifié une capitale immense où
les intérêts compliqués des différens ordres de
l' état ont multiplié les loix, où pour se
soustraire à leur étude fatiguante, les peuples se
reposent de ce soin sur leurs représentans ; où les
habitans enfin uniquement occupés de mettre leurs
terres en valeur, cessent d' être citoyens et ne
sont qu' agriculteurs, que le représentant sépare
son intérêt de celui des représentés.
C' est alors que la paresse de l' esprit dans les
commettans, le desir actif du pouvoir dans les
commis, annoncent un grand changement dans l' état.
Tout en ce moment favorise l' ambition de ces
derniers.
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Lorsqu' en conquence de la multiplication de ses
habitans, un peuple se subdivise en plusieurs et
qu' on compte dans la même nation celle des riches,
des indigens, des propriétaires, des négocians etc.,
il n' est pas possible que les intérêts de ces
divers ordres de citoyens soient toujours les
mes. Rien à certains égards de plus contraire à
l' intérêt national qu' un trop grand nombre d' hommes
sans propriétés. Ce sont autant d' ennemis secrets
que le tyran peut à son gré armer contre les
propriétaires. Cependant rien de plus conforme à
l' intérêt dugociant. Plus il est d' indigens,
moins il paie leur travail. L' intérêt du
commerçant est donc quelquefois contraire à
l' intérêt public. Or un corps de négocians est
souvent le puissant dans un pays de commerce. Il
a sous ses ordres un nombre infini de matelots,
d' artisans, de porte-faix, d' ouvriers de toute
espece qui n' ayant d' autres richesses que leurs
bras, sont toujours pts à les employer au
service de quiconque les paie.
Un peuple compose-t-il sous un même nom, une
infinité de peuples différens et dont les intérêts
sont plus ou moins contradictoires ; il est
évident que faute d' unité dans l' intérêt national
et d' unanimité réelle dans les arrêtés des divers
ordres des commettans, le représentant favorisant
tour-à-tour telle ou telle classe de citoyens,
peut en semant entr' elles la division, se rendre
d' autant plus redoutable à toutes, qu' en armant
une partie de la nation contre l' autre, il se met
par ce moyen à l' abri de toute recherche.
L' impunité lui a-t-elle don plus de considération
p101
et de hardiesse. Il sent enfin qu' au milieu de
l' anarchie des intérêts nationaux, il peut de
jour en jour devenir plus indépendant, s' approprier
de jour en jour plus d' autorité et de richesses ;
qu' avec de grandes richesses il peut soudoyer
ceux qui sans propriétés, se vendent à quiconque
veut les acheter, et que l' acquisition de tout
nouveau degré d' autorité doit lui fournir de
nouveaux moyens d' en usurper une plus grande.
Lorqu' animés de cet espoir, les repsentans ont
par une conduite aussi mal-honnête qu' adroite,
acquis un pouvoir égal à celui de la nation entiere,
de ce moment il se fait une division d' intérêt
contre la partie gouvernante et la partie
gouvernée. Tant que la derniere est composée de
propriétaires aisés, braves, éclairés, en état
d' ébranler et peut-être même de détruire l' autorité
des représentans, le corps de la nation est
nagé ; il estme florissant. Mais cet
équilibre de puissance peut-il subsister long-temps
entre ces deux ordres de citoyens ? N' est-il pas
à craindre que les richesses s' accumulant
insensiblemant dans un petit nombre de mains, le
nombre des propriétaires, (seuls soutiens de la
liberté publique) ne diminue journellement ? Que
l' esprit
p102
d' usurpation toujours plus actif dans les
représentans, que l' esprit de conservation et de
défense dans les représentés, ne mette à la
longue la balance du pouvoir en faveur des
premiers ? Quelle autre cause du despotisme auquel
ont jusqu' à présent abouti toutes les différentes
especes de gouvernement ?
Ne sent-on pas qu' en un pays vaste et peuplé la
division des intérêts des gouvernés doit toujours
fournir aux gouvernans le moyen d' envahir une
autorité que l' amour naturel de l' homme pour le
pouvoir lui a toujours fait desirer ?
Tous les empires se sont détruits ; et c' est du
moment où les nations devenues nombreuses, ont été
gouvernées par des représentans ; ces
représentans favorisés par la division des intérêts
des commettans, ont pu s' en rendre indépendans,
qu' on doit dater la décadence de ces empires.
En tous les pays la grande multiplication des
hommes fut la cause inconnue, nécessaire et
éloignée de la perte des moeurs. Si les nations
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de l' Asie toujours citées comme les plus
corrompues, reçurent les premieres le joug du
despotisme, c' est que de toutes les parties du
monde, l' Asie fut la premiere habitée et policée.
Son extrême population la soumit à des souverains.
Ces souverains accumulerent les richesses de l' état
sur un petit nombre de grands, les revêtirent d' un
pouvoir excessif : et ces grands alors se
plongerent dans ce luxe, languirent dans cette
corruption, c' est-à-dire, dans cette indifférence
pour le bien public que l' histoire a toujours si
justement reproché aux asiatiques.
Aps avoir rapidement considéré les grandes
causes, dont le développement vivifie les sociétés
depuis le moment de leur formation jusqu' au
moment de leur décadence ; après avoir indiq
les situations et les états différens par lesquels
passent ces sociétés pour tomber enfin sous le
pouvoir arbitraire, il faut maintenant examiner
pourquoi ce pouvoir une fois établi, il se fait
dans les nations unepartition de richesses qui
plus inégale et plus prompte dans le gouvernement
despotique que dans tout autre, les précipite plus
rapidement à leur ruine.
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SECTION 6 CHAPITRE 9
du partage trop inégal des richesses nationales.
point de forme de gouvernement maintenant les
richesses nationales soient et puissent être
également réparties. Se flatter de cet égal
partage chez un peuple soumis au pouvoir arbitraire,
c' est folie.
Dans les gouvernemens despotiques si les richesses
de tout un peuple s' absorbent dans un petit
nombre de familles, la cause en est simple.
Les peuples reconnoissent-ils un mtre ; peut-il
arbitrairement leur imposer des taxes, transporter
à son gré les biens d' une certaine classe de
citoyens à une autre ? Il faut qu' en peu de tems
les richesses de l' empire se rassemblent dans les
mains des favoris. Mais quel bien ce mal de l' état
fait-il au prince ? Le voici.
Un despote en qualité d' homme s' aime de préférence
aux autres. Il veut être heureux et
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sent comme le particulier qu' il participe à la
joie et à la tristesse de tout ce qui l' environne.
Son intérêt c' est que ses gens, c' est-à-dire, ses
courtisans soient contens. Or leur soif pour l' or
est insatiable. S' ils sont à cet égard sans pudeur,
comment leur refuser sans cesse ce qu' ils lui
demandent toujours ? Voudra-t-il constamment
contenter ses familiers et s' exposer au chagrin
communicatif de tout ce qui l' entoure ? Peu
d' hommes ont ce courage. Il vuidera donc
perpétuellement la bourse de ses peuples dans celle
de ses courtisans ; et c' est entre ses favoris
qu' il partagera presque toutes les richesses de
l' état. Ce partage fait, quelles bornes mettre à
leur luxe ? Plus il est grand, et plus dans la
situation où se trouve alors un empire, ce luxe
est utile. Le mal n' est que dans sa cause
productrice, c' est-à-dire, dans le partage trop
inégal des richesses nationales et dans la
puissance excessive du prince, qui peu instruit de
ses devoirs et prodigue par foiblesse, se croit
généreux, lorsqu' il est injuste.
Mais le cri de la misere ne peut-il l' avertir de
sa prise ? Le trône où s' assied un sultan est
inaccessible aux plaintes de ses sujets : elles
ne parviennent point jusqu' à lui. D' ailleurs que
lui importe leurlicité, si leur mécontentement
n' a nulle influence immédiate sur son bonheur
actuel !
Le luxe, comme je le prouve, est dans la plupart
des pays, l' effet rapide et nécessaire du
despotisme. C' est donc contre le despotisme que
doivent s' élever les ennemis du luxe.
p106
Pour supprimer un effet, il faut en détruire la
cause. S' il est un moyen d' orer en ce genre
quelque changement heureux, c' est par un
changement insensible dans les loix et
l' administration.
Il faudroit pour le bonheur même du prince et de
sa postérité que ces moralistes austeres fixassent
en fait d' impôts les limites immuables que le
souverain ne doit jamais reculer. Du moment où la
loi comme un obstacle insurmontable, s' opposera à
la prodigalité du monarque, les courtisans mettront
des bornes à leurs desirs et à leurs demandes ; ils
n' exigeront point ce qu' ils ne pourront obtenir.
Le prince, dira-t-on, en sera moins heureux. Il
aura sans doute près de lui moins de courtisans
et de courtisans moins bas ; mais leur bassesse
n' est peut-être pas si cessaire qu' on le croit
à sa félicité. Les favoris d' un roi sont-ils
libres et vertueux ? Le souverain s' accoutume
insensiblement à leur vertu. Il ne s' en trouve
pas plus mal, et ses peuples s' en trouvent
beaucoup mieux.
Le pouvoir arbitraire ne fait donc que hâter le
partage inégal des richesses nationales.
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SECTION 6 CHAPITRE 10
causes de la trop grande inégalité des fortunes
des citoyens.
dans les pays libres et gouvers par des loix
sages, nul homme sans doute n' a le pouvoir
d' appauvrir sa nation pour enrichir quelques
particuliers. Dans ces mes pays cependant tous
les citoyens ne jouissent pas de la me fortune.
La réunion des richesses s' y fait moins lentement ;
mais enfin elle s' y fait.
Il faut bien que le plus industrieux gagne plus,
que le plus ménagé épargne davantage, et qu' avec
des richesses déjà acquises, il en acquiere de
nouvelles. D' ailleurs il est des héritiers qui
recueillent de grandes successions. Il est des
négocians qui mettant de gros fonds sur leurs
vaisseaux, font de gros gains ; parce qu' en toute
espece de commerce, c' est l' argent qui attire
l' argent. Son inégale distribution est donc une
suite nécessaire de son introduction dans un état.
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SECTION 6 CHAPITRE 11
des moyens de s' opposer à launion trop
rapide des richesses en peu de mains.
il est mille moyens d' opérer cet effet. Qui
pourroit empêcher un peuple de se déclarer
héritier de tous les nationaux ; et lors du
décès d' un particulier très-riche de répartir
entre plusieurs les biens trop considérables d' un
seul ?
Par quelle raison à l' exemple des lucquois un
peuple ne proportionneroit-il pas tellement les
impôts à la richesse de chaque citoyen, qu' au
de-là de la possession d' un certain nombre d' arpens,
l' imt mis sur ces arpens excédât le prix de
leur fermage ? Dans ce pays il ne se feroit
certainement pas de grandes acquisitions.
On peut imaginer cent loix de cette espece. Il
est donc mille moyens de s' opposer à la trop
prompte réunion des richesses dans un certain
nombre de mains, et de suspendre les progrès trop
rapides du luxe.
Mais peut-on dans un pays l' argent a cours, se
promettre de maintenir toujours un juste équilibre
entre les fortunes des citoyens ? Peut-on empêcher
qu' à la longue les richesses ne s' y distribuent
d' une maniere très-inégale, et qu' enfin le luxe
ne s' y introduise et ne s' y accroisse ? Ce projet
est impossible. Le riche
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fourni du nécessaire mettra toujours le superflu
de son argent à l' achat des superfluités. Des
loix somptuaires, dira-t-on, réprimeroient en
lui ce desir. J' en conviens. Mais alors le riche
n' ayant plus le libre usage de son argent, l' argent
lui en paroîtroit moins desirable : il feroit
moins d' efforts pour en acquérir. Or dans tous
pays l' argent a cours, peut-être l' amour de
l' argent, comme je le prouverai ci-après, est-il
un principe de vie et d' activité dont la
destruction entraîne celle de l' état.
Le résultat de ce chapitre, c' est que l' argent
une fois introduit et toujours inégalement
partagé entre les citoyens, y doit à la longue
nécessairement amener le goût des superfluités.
La question du luxe se duit donc maintenant à
savoir si l' introduction de l' argent dans un état
y est utile ou nuisible.
Dans la position actuelle de l' Europe, tout
examen à ce sujet paroît superflu. Quelque chose
qu' on pût dire, on n' engageroit point les françois,
les anglois et les hollandois à jetter leur or à
la mer. Cependant la question est par elle-même si
curieuse, que le lecteur considérera sans doute
avec quelque plaisir, l' état différent de deux
nations chez lesquelles l' argent a, ou n' a pas
cours.
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SECTION 6 CHAPITRE 12
du pays où l' argent n' a point cours.
l' argent est-il sans valeur dans un pays ? Quel
moyen d' y faire le commerce ? Par échange. Mais
les échanges sont incommodes. Aussi s' y fait-il
peu de ventes, peu d' achats et point d' ouvrages
de luxe. Les habitans de ce pays peuvent être
sainement nourris, bientus et non connoître
ce qu' en France on appelle le luxe.
Mais un peuple sans argent et sans luxe n' auroit-il
pas à certains égards quelques avantages sur un
peuple opulent ? Oui sans doute : et ces avantages
sont tels qu' en un pays où l' on ignoreroit le prix
de l' argent, peut-être ne pourroit-on l' y
introduire sans crime.
Un peuple sans argent, s' il est éclairé, est
communément un peuple sans tyrans. Le pouvoir
arbitraire s' établit difficilement dans un
royaume sans canaux, sans commerce et sans grands
chemins. Le prince qui leve ses impôts en nature,
c' est-à-dire, en denrées, peut rarement soudoyer
et rassembler le nombre d' hommescessaires pour
mettre une nation aux fers.
p111
Un prince d' orient se fût difficilement assis et
soutenu sur le trône de Sparte ou de Rome
naissante.
Or si le despotisme est le plus cruel fléau des
nations et la source la plus féconde de leurs
malheurs, la non-introduction de l' argent qui
communément les défend de la tyrannie, peut donc
être regardée comme un bien.
Mais jouissoit-on à Sparte de certaines
commodités de la vie ? ô riches et puissans ! Qui
faites cette question, ignorez-vous que les pays
de luxe sont ceux où les peuples sont les plus
misérables !
Uniquement occus de satisfaire vos fantaisies,
vous prenez-vous pour la nation entiere ?
êtes-vous seuls dans la nature ? Y vivez-vous
sans freres ? ô ! Hommes sans pudeur, sans
humanité et sans vertu, qui concentrez en vous
seuls toutes vos affections, et vous cez sans
cesse de nouveaux besoins, sachez que Sparte
étoit sans luxe, sans commodité et que Sparte
étoit heureuse ! Seroit-ce en effet la somptuosité
des ameublemens et les recherches de la mollesse
qui constitueroient la félicité humaine ? Il y
auroit trop peu d' heureux. Placera-t-on le
bonheur dans lalicatesse de la table ? Mais la
différente cuisine des nations prouve que la
bonne chere n' est que la chere accoutumée.
Si des mêts bien apptés irritent mon appetit et
me donnent quelques sensations agréables, ils me
donnent aussi des pesanteurs, des maladies ; et
tout compensé le tempérant est au bout de l' an du
moins aussi heureux que le gourmand. Quiconque
p112
a faim et peut satisfaire ce besoin, est content.
Un homme est-il bien nouri, bien vêtu ? Le surplus
de son bonheur dépend de la maniere plus ou moins
agréable dont il remplit, comme je le prouverai
bientôt, l' intervalle quipare un besoin
satisfait d' un besoin renaissant . Or à cet
égard rien ne manquoit au bonheur du lacédémonien ;
et malgré l' apparente austérité de ses moeurs, de
tous les grecs, dit Xénophon, c' étoit le plus
heureux. Le spartiate avoit-il satisfait à ses
besoins ? Il descendoit dans l' arene, et c' est-
qu' en présence des vieillards et des plus belles
femmes, il pouvoit chaque jour déployer dans des
jeux et des exercices publics, toute la force,
l' agilité, la souplesse de son corps, et montrer
dans la vivacité de sesparties toute la
justesse et la précision de son esprit.
Or de toutes les occupations propres à remplir
l' intervalle d' un besoin satisfait au besoin
renaissant , aucunes qui soient plus agréables.
Le lacédémonien sans commerce et sans argent
étoit donc à peu-ps aussi heureux qu' un peuple
peut l' être. J' assurerai donc d' aps l' exrience
et Xénophon, qu' on peut bannir l' argent d' un état
et y conserver le bonheur. à quelle cause
d' ailleurs rapporter la licité publique, si ce
n' est à la vertu des particuliers ? Les contrées
en général les plus fortunées sont donc celles où
les citoyens sont les plus vertueux. Or seroit-ce
p113
dans les pays où l' argent a cours que les
citoyens seroient tels ?
SECTION 6 CHAPITRE 13
quels sont dans les pays l' argent n' a point
cours, les principes productifs de la vertu.
dans tout gouvernement le principe le plus fécond
en vertu est l' exactitude à punir et à compenser
les actions utiles ou nuisibles à la société.
Mais en quels pays ces actions sont-elles le plus
exactement honoes et punies ? Dans ceux où la
gloire, l' estime générale et les avantages attachés
à cette estime, sont les seules récompenses connues.
Dans ces pays la nation est l' unique et juste
dispensatrice des récompenses. La consiration
générale, ce don de la reconnoissance publique, n' y
peut être accore qu' aux idées et aux actions
utiles à la nation, et tout citoyen en conséquence
s' y trouve nécessité à la vertu.
En est-il ainsi dans un pays l' argent a cours ?
Non : le public n' y peut être le seul possesseur
des richesses, ni par conséquent l' unique
distributeur descompenses. Quiconque a de
l' argent peut en donner, et le donne communément à
la personne qui lui procure le plus de plaisir. Or
p114
cette personne n' est pas toujours la plus honnête.
En effet si l' homme veut toujours obtenir avec le
plus de reté et le moins de peine possible
l' objet de ses desirs, et qu' il soit plus facile
de se rendre agréable aux puissans que
recommandable au public, c' est donc au puissant
qu' enral on veut plaire. Or si l' intérêt du
puissant est souvent contraire à l' inrêt
national, les plus grandes récompenses seront donc
en certains pays souvent décernées aux actions qui
personnellement utiles aux grands, sont nuisibles
au public et par conséquent criminelles. Voilà
pourquoi les richesses y sont si souvent
accumulées sur des hommes accusés de bassesses,
d' intrigues, d' espionnage, etc. Pourquoi les
compenses cuniaires presque toujours accores
au vice, y produisent tant de vicieux, et pourquoi
l' argent a toujours été regar comme une source
de corruption.
Je conviens donc qu' à late d' une nouvelle
colonie, si j' allois fonder un nouvel empire, et
que je pusse à mon choix enflammer mes colons de
la passion de la gloire ou de l' argent, c' est celle
de la gloire que je devrois leur inspirer. C' est en
faisant de l' estime publique et des avantages
attacs à cette estime, le principe d' activité de
ces nouveaux citoyens, que je les cessiterois à
la vertu.
Dans un pays où l' argent n' a point de cours, rien
de plus facile que d' entretenir l' ordre et
l' harmonie, d' encourager les talens et les vertus,
et d' en bannir les vices. On entrevoit même en ce
pays la possibilité d' une législation inaltérable,
p115
ce qui supposée bonne, conserveroit toujours les
citoyens dans le même état de bonheur. Cette
possibilité disparoît dans les pays l' argent a
cours.
Peut-être le problême d' une législation parfaite
et durable y devient-il trop compliq pour pouvoir
être encoresolu. Ce que je sais, c' est que
l' amour de l' argent y étouffant tout esprit,
toute vertu patriotique, y doit à la longue
engendrer tous les vices dont il est trop souvent
la récompense.
Mais convenir que dans l' établissement d' une
nouvelle colonie, on doit s' opposer à l' introduction
de l' argent, c' est convenir avec les moralistes
austeres du danger du luxe. Non, c' est avouer
simplement que la cause du luxe, c' est-à-dire,
que le partage trop inégal des richesses est
un mal. C' en est un en effet, et le luxe est à
certains égards le remede à ce mal. Au moment
de la formation d' une société l' on peut sans
doute se proposer d' en bannir l' argent. Mais
peut-on comparer l' état d' une telle société à
celui où se trouvent maintenant la plupart des
nations de l' Europe ?
Seroit-ce dans des contrées à moitié soumises au
despotisme, où l' argent eut toujours cours,
les richesses sont déjà rassemblées en un petit
nombre de mains, qu' un esprit sensé formeroit
un pareil projet ? Supposons le projet exécuté :
supposons l' usage et l' introduction de l' argent
défendu dans un pays. Qu' en résulteroit-il ? Je
vais l' examiner.
p116
SECTION 6 CHAPITRE 14
des pays l' argent a cours.
chez les peuples riches, s' il est beaucoup de
vicieux, c' est qu' il est beaucoup de récompenses
pour le vice. S' il s' y fait communément un grand
commerce, c' est que l' argent y facilite les
échanges. Si le luxe s' y montre dans toute sa
pompe, c' est que la très-inégale répartition des
richesses produit le luxe le plus apparent, et
qu' alors pour le bannir d' un état, il faudroit,
comme je l' ai prouvé, en bannir l' argent. Or
nul prince ne peut concevoir un tel dessein ; et
supposé qu' il le conçût, nulle nation dans l' état
actuel de l' Europe qui se ptât à ses desirs. Je
veux cependant qu' humble disciple d' un moraliste
austere, un monarque forme ce projet et l' exécute.
Que s' ensuivroit-il ? La population
presqu' entiere de l' état. Qu' en France, par
exemple, onfende comme à Sparte l' introduction
de l' argent et l' usage de tout meuble non fait
avec la hache ou la serpe. Alors le mon,
l' architecte, le sculpteur, le serrurier de luxe,
le charron, le vernisseur, le perruquier,
l' éniste, la fileuse, l' ouvrier en toile, en
laine fine, en dentelles, soiries, etc.,
abandonneront
p117
la France et chercheront un pays qui les nourisse.
Le nombre de ces exilés volontaires montera
peut-être en ce royaume au quart de ses habitans.
Or si le nombre des laboureurs et des artisans
grossiers que suppose la culture, se proportionne
toujours au nombre des consommateurs, l' exil des
ouvriers de luxe entraînera donc à sa suite celui
de beaucoup d' agriculteurs. Les hommes opulens
fuyant avec leurs richesses chez l' étranger,
seront suivis dans leur exil d' un certain nombre
de leurs concitoyens et d' un grand nombre de
domestiques. La France alors sera déserte.
Quels seront ses habitans ? Quelques laboureurs
dont le nombre depuis l' invention de la charrue
sera bien moins considérable qu' il l' eût été lors
de la culture à la beche. Or dans cet état de
dépopulation et d' indigence, que deviendroit ce
royaume ? Porteroit-il la guerre chez ses
voisins ? Non : il seroit sans argent. La
soutiendroit-il sur son territoire ? Non : il
seroit sans hommes. D' ailleurs la France n' étant
pas comme la Suissefendue par des montagnes
inaccessibles, comment imaginer qu' un royaume
dépeuplé, ouvert de toute part, attaquable en
Flandre et en Allemagne, pût repousser le choc
d' une nation nombreuse ? Il faudroit pour y
sister que les françois par leur courage et
leur discipline eussent sur leurs voisins
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le même avantage que les grecs avoient jadis sur
les perses, ou que les françois conservent encore
aujourd' hui sur les indiens. Or nulle nation
européenne n' a cette supériorité sur les autres.
La France dévastée et sans argent seroit donc
expoe au danger presque certain d' une invasion.
Est-il un prince qui voulût à ce prix bannir les
richesses et le luxe de son état ?
SECTION 6 CHAPITRE 15
du moment où les richesses se retirent
d' elles-mêmes d' un empire.
il n' est point de pays les richesses se
fixent et puissent à jamais se fixer. Semblables
aux mers qui tour-à-tour inondent et découvrent
différentes plages, les richesses après avoir
porté l' abondance et le luxe chez certaines nations,
s' en retirent pour sepandre dans d' autres
contrées. Elles s' accumulerent jadis à Tyr et à
Sydon, passerent ensuite à Carthage, puis à
Rome. Elles séjournent maintenant en Angleterre.
S' y arrêteront-elles ? Je l' ignore. Ce que je
sais ; c' est qu' un peuple enrichi par son commerce
et son industrie, appauvrit ses voisins et les
met à la longue hors d' état d' acheter ses
marchandises.
C' est que dans une nation riche l' argent et les
p119
papiers présentatifs de l' argent, se multipliant
peu-à-peu, les denrées et la main d' oeuvre
enchérissent.
C' est que toutes choses d' ailleurs égales, la
nation opulente ne pouvant fournir ses denrées et
marchandises au prix d' une nation pauvre, l' argent
de la premiere doit insensiblement passer aux
mains de la seconde, qui devenue opulente à son
tour, se ruine de la même maniere.
Telle est peut-être la principale cause du flux
et du reflux des richesses dans les empires. Or
les richesses en se retirant d' un pays où elles
ont séjourné, y déposent presque toujours la
fange de la bassesse et du despotisme. Une nation
riche qui s' appauvrit passe rapidement du
dépérissement à sa destruction entiere. L' unique
ressource qui lui reste, seroit de reprendre des
moeurs mâles, les seules convenables à sa
pauvreté. Mais rien de plus rare que ce
phénomene moral. L' histoire ne nous en offre
point d' exemple. Une nation tombe-t-elle de la
richesse dans l' indigence ? Cette nation n' attend
plus qu' un vainqueur et des fers. Il faudroit
pour l' arracher à ce malheur qu' en elle l' amour
de la gloire pût remplacer celui de l' argent. Or
des peuples anciennement policés et commerçans
p120
sont peu susceptibles de ce premier amour, et
toute loi qui réfroidiroit en eux le desir des
richesses, hâteroit leur ruine.
Dans le corps politique comme dans le corps de
l' homme, il faut une ame, un esprit qui le
vivifie et le mette en action. Quelle sera-t-elle ?
SECTION 6 CHAPITRE 16
des divers principes d' activité des nations.
parmi les hommes en est-il sans desirs ?
Presqu' aucun. Leurs desirs sont-ils les mes ?
Il en est deux qui leur sont communs.
Le premier est celui du bonheur.
Le second celui de la puissance nécessaire pour
se le procurer.
Ai-je un goût ? Je veux pouvoir le satisfaire. Le
desir du pouvoir, comme je l' ai déjà prouvé est
donc nécessairement commun à tous. Par quel
moyen acquiert-on du pouvoir sur ces concitoyens ?
Par la crainte dont on les frappe, ou par l' amour
qu' on leur inspire, c' est-à-dire, par les biens
et les maux qu' on leur peut faire : et delà la
considération conçue pour le fort, ou méchant ou
vertueux.
Mais dans un pays libre où l' argent n' a point
cours, quel avantage cette considération
procure-t-elle au ros qui, par exemple, contribue
p121
le plus au gain d' une bataille ? Elle lui donne
le choix sur les dépouilles ennemies : elle lui
assigne pour récompense la plus belle esclave,
le meilleur cheval, le plus riche tapis, le plus
beau char, la plus armure. Dans une nation libre,
la considération et l' estime publique est un
pouvoir, et le desir de cette estime y devient
en conséquence un principe puissant d' activité.
Mais ce principe moteur est-il celui d' un peuple
soumis au despotisme, d' un peuple où l' argent a
cours, le public est sans puissance ; où son
estime n' est représentative d' aucune espece de
plaisir et de pouvoir ? Non : dans un tel pays,
les deux seuls objets du desir des citoyens sont,
l' un la faveur du despote, et l' autre de grandes
richesses, à la possession desquelles chacun peut
aspirer.
Leur source, dira-t-on, est souvent infecte.
L' amour de l' argent est destructif de l' amour de
la patrie, des talens et de la vertu. Je le sais :
mais comment imaginer qu' on puisse mépriser
l' argent qui soulagera l' homme dans ses besoins,
qui le soustraira à des peines et lui procurera
des plaisirs. Il est des pays où l' amour de
l' argent devient le principe de l' activité
nationale, où cet amour par conséquent est
salutaire. Le plus vicieux des gouvernemens est
un gouvernement sans principe moteur. Un peuple
sans objet de desirs, est sans action. Il est
le mépris de ses voisins. Or leur estime importe
plus qu' on ne pense à sa prospérité.
p122
En tout empire où l' argent a cours, où le rite
ne conduit ni aux honneurs, ni au pouvoir ; que
le magistrat se garde bien d' affoiblir ou
d' éteindre dans les citoyens le sir de l' argent
et du luxe. Il étoufferoit en eux tout principe
de mouvement et d' action.
SECTION 6 CHAPITRE 17
de l' argent considéré comme principe d' activité.
l' argent et les papiers représentatifs de l' argent
facilitent les emprunts. Tous les gouvernemens
abusent de cette facilité. Par-tout les emprunts
se sont multipliés ; les intérêts se sont grossis.
Il a fallu pour les payer accumuler imts sur
impôts. Leur fardeau accable maintenant les
empires les plus puissans de l' Europe, et ce
mal cependant n' est pas le plus grand qu' ait
produit le desir et de l' argent et des papiers
représentatifs de cet argent.
L' amour des richesses ne s' étend point à toutes
les classes des citoyens sans inspirer à la partie
gouvernante le desir du vol et des vexations.
Dès lors la construction d' un port, un armement,
une compagnie de commerce, une guerre entreprise,
dit-on pour l' honneur de la nation ; enfin tout
prétexte de la piller est avidement
p123
saisi. Alors tous les vices enfans de la cupidité,
s' introduisant à la fois dans un empire, en
infectent successivement tous les membres et le
précipitent enfin à sa ruine.
Quel spécifique à ce mal ? Aucun.
Le sang qui porte la nutrition dans tous les
membres de l' enfant, et qui successivement en
développe toutes les parties, est un principe de
destruction. La circulation du sang ossifie à la
longue les vaisseaux : elle en anéantit les
ressorts, et devient un germe de mort. Cependant
qui la suspendroit en seroit sur le champ puni.
La stagnation d' un instant seroit suivie de la
perte de la vie. Il en est deme de l' argent.
Le desire-t-on vivement ? Ce desir vivifie une
nation, éveille son industrie, anime son
commerce, accroît ses richesses et sa puissance ;
et la stagnation si je l' ose dire, de ce sir,
seroit mortelle à certains états.
Mais les richesses en abandonnant les empires
elles se sont d' abord accumulées, n' en
occasionnent-elles pas la ruine, et tôt ou tard
rassemblées dans un petit nombre de mains, ne
détachent-elles pas l' intérêt particulier de
l' intérêt public ? Oui sans doute. Mais dans la
forme actuel des gouvernemens, peut-être ce mal
est-il inévitable. Peut-être est-ce à cette
époque qu' un empire s' affoiblissant de jour en
jour, tombe dans un affaissement précurseur d' une
entiere destruction : et peut-être est-ce ainsi
que doit germer, croître, s' élever et mourir la
plante morale nommée empire.
p124
SECTION 6 CHAPITRE 18
que ce n' est point dans le luxe, mais dans sa
cause productrice, qu' on doit changer le
principe destructeur des grands empires.
que conclure de l' examen rapide de la question
que je traite ? Que presque toutes les
accusations intentées contre le luxe sont sans
fondement ; que de deux especes de luxe citées
au chap 5, il en est un qui toujours l' effet de
la trop grande multiplication des hommes et de la
forme despotique de leurs gouvernemens, suppose
une très-inégale répartition des richesses
nationales ; qu' une telle répartition est sans
doute un grand mal, mais qu' une fois établie,
le luxe devient, sinon un remede efficace, du
moins un palliatif à ce mal. C' est la magnificence
des grands qui reporte journellement l' argent et
la vie dans la classe inférieure des citoyens.
L' emportement avec lequel la plupart des
moralistes s' elevent contre le luxe, est l' effet
de leur ignorance. Que cet emportement trouve
place dans un sermon : un sermon n' exige aucune
précision dans les idées. Ces ouvrages applaudis
d' un vieillard, craintif etnévol, sont
p125
trop vagues, trop enthousiastes et trop ridicules
pour obtenir l' estime d' un auditoire éclairé.
Ce que le bon sens examine, l' ignorance du
prédicateur le décide. Son esprit léger et
confiant ne sut jamais douter. Malheur au prince
qui prêteroit l' oreille à ses déclamations, et
qui sans des changemens préalables dans la forme
du gouvernement, tenteroit de bannir tout luxe
d' une nation, dont l' amour de l' argent est le
principe d' activité. Il auroit bien-tôtpeup
son pays, énervé l' industrie de ses sujets, et
jetté les esprits dans une langueur fatale à sa
puissance.
Je suis content, si l' on regarde ces idées
premieres et peut-être encore superfitielles
qu' occasionne la question du luxe, comme un
exemple des points de vue divers sous lesquels on
doit considérer tout problême important et
compliqué de la morale. Si l' on sent toute
influence que doit avoir sur le bonheur public la
solution plus ou moins exacte de pareils problêmes,
et la scrupuleuse attention qu' on doit par
conséquent porter à leur examen.
Qui se déclare protecteur de l' ignorance, se
déclare donc l' ennemi de l' état, et sans le savoir
commet le crime de leze humanité.
Chez tous les peuples il est unependance
ciproque entre la perfection de la législation
et les progrès de l' esprit humain. Plus les
citoyens seront éclairés, plus les loix seront
parfaites. Or c' est de leur seule bonté, comme je
vais le prouver, quepend la félicité publique.
p126
SECTION 6 NOTES
La haine d' un peuple ignorant pour l' application,
s' étend jusqu' à ses amusemens. Aime-t-il le jour ?
Il ne joue que les jeux de hazards. Aime-t-il les
opéra ? C' est pour ainsi dire, des pmes sans
parole qu' il demande. Peu lui importe que son
esprit soit occupé : il suffit que ses oreilles
soient frappées de sons agréables. Entre tous
les plaisirs ceux qu' il pfére sont ceux qui ne
supposent ni esprit, ni connoissance.
En Angleterre pourquoi les grands sont-ils en
général plus éclairés qu' en tout autre pays ?
C' est qu' ils ont intérêt de l' être. En Portugal
au contraire, pourquoi sont-ils si souvent
ignorans et stupides ? C' est que nul intérêt ne
les nécessite à s' instruire.
La science des premiers est celle de l' homme et du
gouvernement.
Celle des secondes, est la science du lever, du
coucher et des voyages du prince.
Mais les anglois ont-ils porté dans la morale et
la politique les lumieres qu' on devoit attendre
d' un peuple aussi libre ? J' en doute. Enivrés de
leur gloire, les anglois ne soupçonnent point de
défaut dans leur gouvernement actuel. Peut-être
les écrivains fraois ont-ils eu sur cet objet
des vues plus profondes et plus étendues. Il est
deux causes de cet effet.
La premiere est l' état de la France. Le malheur
p127
n' est-il pas encore excessif en un pays ; n' a-t-il
pas entiérement abattu les esprits ? Il les
éclaire et devient dans l' homme un principe
d' activité. Souffre-t-on ? On veut s' arracher à la
douleur, et ce desir est inventif.
La seconde est peut-être le peu de liberté dont
jouissent en France les écrivains. L' homme en
place fait-il une injustice, une bévue, il faut
la respecter. La plainte est en ce royaume le
crime le plus puni. Y veut-on écrire sur les
matieres d' administration ? Il faut pour cet effet
remonter en morale et en politique, jusqu' à ces
principes simples et généraux dont le développement
indique d' une maniere éloignée, la route que le
gouvernement doit tenir pour faire le bien. Les
écrivains françois ont présenté en ce genre les
idées les plus grandes et les plus étendues. Ils
se sont par cette raison rendus plus universellement
utiles que les écrivains anglois. Ces derniers
n' ayant pas les mêmes motifs pour s' élever à des
principesnéraux et premiers, font de bons
ouvrages, mais presqu' uniquement applicables à la
forme particuliere de leur gouvernement, aux
circonstances présentes et enfin à l' affaire du
jour.
Il n' est point à Londres d' ouvrier, de porteur
de chaise qui ne lise les gazettes, qui ne
soupçonne la vénalité de ses repsentans et ne
croie en conséquence devoir s' instruire de ses
droits en qualité de citoyen. Aussi nul membre du
parlement n' oseroit y proposer une loi directement
contraire à la liberté nationale. S' il le faisoit,
ce membre cité par le parti de l' opposition
p128
et les papiers publics devant le peuple, seroit
expoà sa vengeance. Le corps du parlement est
donc contenu par la nation. Nul bras maintenant
assez fort pour enchaîner un pareil peuple. Son
asservissement est donc éloig. Est-il impossible ?
Je ne l' assurerai point, peut-être ses immenses
richesses présagent-elles jà cet événement
futur.
Le dernier roi de Danemarc doutoit sans contredit
de la légitimité du pouvoir despotique, lorsqu' il
permit à des écrivains célebres de discuter à cet
égard ses droits, ses prétentions, et d' examiner
les limites que l' intérêt public devoit mettre à
sa puissance. Quel magnanimité dans un souverain !
Son autorité en fut-elle affoiblie ? Non ; et
cette noble conduite qui le rendit cher à son
peuple doit à jamais le rendre respectable à
l' humanité.
Dans les sieclesroïques ; dans ceux des
Hercules, des Tes, des Fingals, c' étoit par
le don d' un riche carquois, d' une épée bien
trempée, ou d' une belle esclave qu' oncompensoit
les vertus des guerriers. Du tems de Manlius
Capitolinus c' étoit un aggrandissant de deux
acres les domaines d' unros que la patrie
s' acquittoit envers lui. La dixme d' une paroisse
aujourd' hui e au plus vil moine eût donc jadis
été la compense d' un Scévola ou d' un Horace
Coclès. Si c' est en argent qu' on paie aujourd' hui
tous les services rendus à la patrie, c' est que
l' argent est représentatif de ces anciens dons.
L' amour des superfluités fut en tout tems le
moteur de l' homme. Mais quelle maniere d' administrer
p129
les dons de la reconnoissance publique et quelle
espece de superfluités faut-il préférer pour en
faire lacompense des talens et de la vertu ?
C' est un problême moral également digne de
l' attention du ministre et du philosophe.
De grandes richesses sont-elles parties entre
un grand nombre de citoyens ? Chacun d' eux vit
dans un état d' aisance et de luxe par rapport aux
citoyens d' une autre nation, et n' a cependant que
peu d' argent à mettre en ce qu' on appelle
magnificence.
Chez un tel peuple le luxe est, si j' ose le dire,
national, mais peu apparent.
Au contraire dans un pays tout l' argent est
rassemblé dans un petit nombre de mains, chacun
des riches a beaucoup à mettre en somptuosité.
Un tel luxe suppose un partage très-inégal des
richesses de l' état et ce partage est sans doute
une calamité publique. En est-il ainsi de ce luxe
national qui suppose tous les citoyens dans un
certain état d' aisance et par conséquent un
partage à-peu-ps égal de ces mêmes richesses ?
Non : ce luxe loin d' être un malheur est un bien
public. Le luxe par conséquent n' est point en
lui-même un mal.
On peut au nombre et sur-tout à l' espece de
manufactures d' un pays juger de la maniere dont
les richesses y sont réparties. Tous les
citoyens y sont-ils aisés ? Tous veulent être bien
tus. Il s' y établit en conquence un grand
nombre de manufactures ni trop fines, ni trop
grossieres.
p130
Les étoffes en sont solides, durables et bien
frapes, parce que les citoyens sont pourvus de
l' argent nécessaire pour se vêtir, mais non pour
changer souvent d' habits.
L' argent d' un royaume est-il au contraire
rassemblé dans un petit nombre de mains ? La
plupart des citoyens languissent dans la misere. Or
l' indigent ne s' habille point et plusieurs des
manufactures dont nous venons de parler, tombent.
Que substitue-t-on à ces établissemens ? Quelques
manufactures d' étoffes riches, brillantes et peu
durables ; parce que l' opulence honteuse d' user
un habit, veut en changer souvent. C' est ainsi que
tout se tient dans un gouvernement.
Lorsque je vois, disoit un grand roi, licatesse
et profusion sur la table du riche, du grand et du
prince, je soupçonne disette sur celle du peuple.
Or j' aime à savoir mes sujets bien nourris, bien
tus. Je ne tolere la pauvreté qu' à la tête de
mes régimens. La pauvreté est brave, active,
intelligente, parce qu' elle est avide des richesses,
parce qu' elle poursuit l' or à travers les dangers,
parce que l' homme est plus hardi pour conquérir
que pour conserver, et le voleur plus courageux
que le marchand. Ce dernier est plus opulent, il
apprécie mieux la vraie valeur des richesses : le
voleur s' en exare toujours le prix.
L' Angleterre a peu d' étendue et toute l' Europe
la respecte. Quelle preuve plus assurée de la
sagesse de son administration, de l' aisance, du
courage des peuples, enfin de ce bonheur national
p131
que les législateurs et les philosophes se
proposent de procurer aux hommes, les premiers
par les loix, les seconds par leurs écrits.
La dépense et la consommation d' hommes
occasionnée par le commerce, la navigation et
l' exercice de certains arts est, dit-on,
très-considérable. Tant mieux : il faut pour la
tranquillité d' un pays très-peuplé, ou que la
dépense en ce genre soit, si je l' ose dire, égale
à la recette, ou que l' état prenne, comme en
Suisse, le parti de consommer dans des guerres
étrangeres le surplus de ses habitans.
On a dit du luxe qu' il augmentoit l' industrie
du laboureur : l' on a dit vrai. Le laboureur
veut-il faire beaucoup d' échanges, il est obli
pour cet effet d' améliorer son champ et
d' augmenter sa récolte.
De la somme des imts mis sur les peuples, une
partie est destinée à l' entretien et à
l' amusement particulier du souverain ; mais l' autre
doit être en entier appliquée aux besoins de l' état.
Si le prince est propriétaire de la premiere partie,
il n' est qu' administrateur de la seconde. Il peut
être libéral de l' une, il doit être économe de
l' autre.
Le trésor public est un pôt entre les mains du
souverain. Le courtisan avide donne, je le sais,
le nom de générosité à la dissipation de ce dépôt :
mais le prince qui le viole, commet une injustice
et un vol réel. Le devoir d' un monarque est d' être
avare du bien de ses sujets. " je me croirois
indigne du trône, disoit un grand prince, si
dépositaire de la recette des imts, j' en
p132
distrayois une seule pension pour enrichir un
favori ou un délateur. "
l' emploi légitime de toute taxe levée pour
subvenir aux besoins de l' état, est le paiement
des troupes pour repousser la guerre au déhors, et
le paiement de la magistrature pour entretenir la
paix et l' ordre au dedans.
Tibére lui-même répétoit souvent à ses favoris :
" je me garderai bien de toucher au trésor public.
Si je l' épuisois en folles dépenses, il faudroit
le remplir, et pour cet effet avoir recours à des
moyens injustes, le trône en seroit ébran. "
à quel signe reconnoit-on le luxe vraiment
nuisible ? à l' espece de marchandise étalée sur
les boutiques. Plus ces marchandises sont riches,
moins il y a de proportion dans la fortune des
citoyens. Or cette grande proportion toujours un
mal en elle-même, devient encore un plus grand mal
pour la multiplicité des goûts qu' elle engendre.
Ces goûts contractés, on veut les satisfaire. Il
faut à cet effet d' immenses trésors. Point de
bornes alors au desir des richesses. Rien qu' on ne
fasse pour les acquérir. Vertu, honneur, patrie,
tout est sacrifié à l' amour de l' argent.
Dans les pays au contraire où l' on se contente
du nécessaire, l' on est heureux et l' on peut être
vertueux.
Le luxe excessif qui presque par-tout accompagne
le despotisme, suppose une nation déjà partagée
en oppresseurs et en opprimés, en voleurs et en
volés. Mais si les voleurs forment le
p133
plus petit nombre, pourquoi ne succombent-ils
pas sous les efforts des plus grands ? à quoi
doivent-ils leur salut ? à l' impossibilité où
se trouvent les volés de se donner le mot et de
se rassembler le même jour. D' ailleurs l' oppresseur
avec l' argent déjà pillé peut toujours soudoyer
une armée pour combattre les opprimés et les
vaincre en détail.
Aussi le pillage d' une nation soumise au
despotisme continue-t-il jusqu' à ce qu' enfin le
dépeuplement, la misere des peuples ait également
soumis et le voleur et le volé au joug d' un voisin
puissant. Une nation n' est plus en cet état
compoe que d' indigens sans courage, et de
brigands sans justice. Elle est avilie et sans
vertu.
Il n' en est pas ainsi dans un pays où les
richesses sont à-peu-près également réparties entre
les citoyens, où tous sont aisés par rapport aux
citoyens des autres nations. Dans ce pays nul
homme assez riche pour se soumettre ses compatriotes.
Chacun contenu par son voisin est plus occupé de
conserver que d' envahir. Le desir de la
conservation y devient donc le voeu général et
dominant de la plus grande et de la plus riche
partie de la nation. Or c' est, et ce desir, et
l' état d' aisance des citoyens, et le respect de
la propriété d' autrui qui chez tous les peuples,
féconde les germes de la vertu, de la justice,
et du bonheur. C' est donc à la cause productrice
d' un certain luxe qu' il faut rapporter presque
toutes les calamités qu' on lui impute.
Les courtisans, dit-on, se modelent sur le prince.
prise-t-il le luxe et la mollesse ?
p134
L' un et l' autre disparoissent : oui ; pour le
moment. Mais pour orer un changement durable
dans les moeurs d' un peuple, ce n' est pas assez
de l' exemple ou de l' ordre du souverain. Cet
ordre ne transforme pas un peuple de sybarites
en un peuple robuste, laborieux et vaillant. C' est
l' oeuvre des loix. Qu' elles imposent tous les
jours le citoyen à quelques heures d' un travail
pénible, qu' elles l' obligent de s' exposer tous les
jours à quelque petit danger, elles le rendront
à la longue robuste et brave ; parce que la force
et le courage, disent le roi de Prusse et
Végece, s' acquierent par l' habitude du travail et
du danger.
Dans un pays libre, la réunion des richesses
nationales en un certain nombre de mains se fait
lentement : c' est l' oeuvre des siecles, mais à
mesure qu' elle se fait, le gouvernement tend au
pouvoir arbitraire, par conséquent à sa dissolution.
L' état depublique est l' âge viril d' un empire ;
le despotisme en est la vieillesse. L' empire
est-il vieux ? Rarement il rajeunit. Les riches
ont-ils soudoune partie de la nation ? Avec
cette partie ils soumettent l' autre au
despotisme aristocratique ou monarchique.
Propose-t-on quelques loix nouvelles dans cet
empire ? Toutes sont en faveur des riches et
des grands ; aucune en faveur du peuple. L' esprit
de législation se corrompt et sa corruption
annonce la cte de l' état.
Rien à ce sujet de plus contradictoire que les
opinions des moralistes. Conviennent-ils de la
nécessité et de l' utilité du commerce en certains
p135
pays ! Ils veulent en même tems y introduire une
ausrité de moeurs incompatible avec l' esprit
commerçant.
En France le moraliste qui le matin recommande
les riches manufactures aux soins du
gouvernement, déclame le soir contre le luxe, les
spectacles et les moeurs de la capitale.
Mais quel est l' objet du gouvernement, lorsqu' il
perfectionne ses manufactures, lorsqu' il étend
son commerce ? C' est d' attirer chez lui l' argent
de ses voisins. Or qui doute que les moeurs, les
amusemens de la capitale, ne concourent à cet
effet ? Que les spectacles, les actrices, les
dépenses qu' elles font et font faire aux étrangers,
ne soient une des parties les plus lucratives du
commerce de Paris ? Quel est donc, ô moralistes,
l' objet de vos déclamations contradictoires ?
Qu' on ne s' étonne point de l' extrême amour des
hommes pour l' argent. Un phénomene vraiment
surprenant seroit leur indifférence pour les
richesses. Il faut en tous pays où l' argent a
cours, les richesses sont l' échange de tous
les plaisirs, que les richesses y soient aussi
vivement poursuivies que les plaisirs mêmes dont
elles sont représentatives. Il faut la naissance
d' un Lycurgue et la prohibition de l' argent
pour éteindre chez un peuple l' amour des richesses.
Or quel concours singulier de circonstances pour
former et ce législateur et le peuple propre à
recevoir ses loix !
Du moment où les honneurs ne sont plus le prix
des actions honnêtes, les moeurs se corrompent.
p136
Lors de l' arrie du duc de Milan à Florence,
le mépris, dit Machiavel, étoit le partage des
vertus et des talens. Les florentins sans esprit
et sans courage étoient entiérement dégérés.
S' ils cherchoient à se surpasser les uns les
autres, c' étoit en magnificence d' habits, en
vivacités, et d' expressions et departies. Le
plus satyrique étoit chez eux réputé le plus
spirituel. Y auroit-il maintenant dans l' Europe
quelque nation dont le tour d' esprit ressemblât à
celui des florentins de ce tems-là.
Ce n' est point dans la masse plus ou moins grande
des richesses nationales, mais de leur plus ou
moins inégale répartition que dépend le bonheur
ou le malheur des peuples. Supposons qu' on
anéantisse la moitié des richesses d' une nation,
si l' autre moitié est à-peu-ps également
partie entre tous les citoyens, l' état sera
presqu' également heureux et puissant.
De tous les commerces le plus avantageux à chaque
nation est celui dont les profits se partagent en
un plus grand nombre de mains. Plus on compte dans
un état d' hommes libres, indépendans et jouissans
d' une fortune médiocre, plus l' état est fort. Aussi
tout prince sage, n' a-t-il jamais accablé ses
sujets d' imts, ne les a-t-il jamais privé de
leur aisance, et n' a-t-il enfin jamais gêné leur
liberté, ou par trop d' espionage, ou par des loix
trop veres et trop incommodes de police.
Un monarque qui ne respecte ni l' aisance, ni la
liberté de ses sujets voit leur ame flétrie
languir dans l' inertie. Or cette maladie des
esprits est d' autant plus fâcheuse qu' elle est
communément
p137
déjà incurable alors qu' elle est apperçue.
A-t-on défendu l' introduction de l' argent dans
une nation ? Il faut ou que cette nation adopte
les loix de Sparte ou qu' elle reste exposée à
l' invasion de ses voisins. Quel moyen à la longue
de leur résister si pouvant être toujours
attaquée, elle ne peut les attaquer !
Dans tout état, il faut pour repousser la guerre
maintenant si dispendieuse, ou de grandes richesses,
ou la pauvreté, le courage et la discipline des
spartiates.
Or qui fournit de grandes richesses au
gouvernement ? De grosses taxes levées sur le
superflu et non sur les besoins des citoyens. Que
supposent de grosses taxes ? De grandes
consommations. Si l' anglois vivoit comme
l' espagnol de pain, d' eau et d' oignons,
l' Angleterre bientôt appauvrie et dans l' impossibilité
de soudoyer des flottes et des armées, cesseroit
d' être respectée. Sa puissance aujourd' hui fondée
sur d' immenses revenus et de gros impôts, seroit
encore truite, si ces imts, comme je l' ai
déjà dit, se levoient sur les besoins et non sur
l' aisance des habitans.
Le crime le plus habituel des gouvernemens de
l' Europe est leur avidité à s' approprier tout
l' argent du peuple. Leur soif est insatiable. Que
s' ensuit-il ? Que les sujets dégoûtés de l' aisance
par l' impossibilité de se le procurer sont sans
émulation et sans honte de leur pauvreté. De ce
moment la consommation diminue, les terres restent
en friche, les peuples croupissent dans
p138
la paresse et l' indigence, parce que l' amour des
richesses a pour base :
1 la possibilité d' en acquérir.
2 l' assurance de les conserver.
3 le droit d' en faire usage.
Supposons que la grande Bretagne attaque l' Inde,
la dépouille de ses trésors et les transporte à
Londres, les anglois seront alors possesseurs
d' immenses richesses. Qu' en feront-ils ? Ils
épuiseront d' abord l' Angleterre de tout ce qui
peut contribuer à leurs plaisirs ; ils tireront
ensuite de l' étranger les vins exquis, les
huiles, les cafés, enfin tout ce qui peut flatter
leur goût ; et toutes les nations entreront en
partage des trésors indiens. Je doute que des
loix somptuaires puissent s' opposer à cette
dispersion de leurs richesses. Ces loix toujours
faciles à éluder donnent d' ailleurs trop d' atteinte
au droit de propriété, le premier et le plus sacré
des droits. Mais quel moyen de fixer les richesses
dans un empire ? Je n' en connois aucun. Le flux et
reflux de l' argent sont dans le moral l' effet de
causes aussi constantes, aussi nécessaires et
aussi puissantes que le sont dans le physique le
flux et reflux des mers.
Rien de plus facile à tracer que les divers
degrés par lesquels une nation passe de la
pauvreté à la richesse, de la richesse à l' inégal
partage de cette richesse, de cet inégal partage
au despotisme et du despotisme à sa ruine. Un
homme pauvre s' applique-t-il au commerce,
s' adonne-t-il à l' agriculture, fait-il fortune ?
Il a
p139
des imitateurs. Ces imitateurs se sont-ils
enrichis ? Leur nombre se multiplie, et la nation
entiere se trouve insensiblement animée de
l' esprit de travail et de gain. Alors son
industrie s' éveille, son commerce s' étend ; elle
croit chaque jour en richesses et en puissance.
Mais si sa richesse et sa puissance se unissent
insensiblement dans un petit nombre de mains,
alors le goût du luxe et des superfluités
s' emparera des grands ; parce que si l' on en
excepte quelques avares, l' on n' acquiert que pour
dépenser. L' amour des superfluités irritera dans
ces grands la soif de l' or et le desir du
pouvoir ; ils voudront commander en despotes à
leurs concitoyens. Ils tenteront tout à cet effet ;
et c' est alors qu' à la suite des richesses, le
pouvoir arbitraire s' introduisant peu-à-peu chez
un peuple, en corrompra les moeurs et l' avilira.
Lorsqu' une nation commerçante atteint le période
de sa grandeur, le me desir du gain qui fit
d' abord sa force et sa puissance, devient ainsi
la cause de sa ruine.
Le principe de vie qui se développant dans un
chêne majestueux, éleve sa tige, étend ses
branches, grossit son tronc et le fait régner sur
les fots, est le principe de son dépérissement.
Mais en suspendant dans les peuples le
développement trop rapide du desir de l' or, ne
pourroit-on prolonger la durée des empires ? L' on
n' y parviendroit, répondrai-je, qu' en affoiblissant
dans les citoyens l' amour des richesses. Or qui
peut assurer qu' alors les citoyens ne tombassent
point dans cette paresse espagnole,
p140
la plus incurable des maladies politiques.
Les vertus de la pauvreté, sont dans une nation
l' audace, la fierté, la bonne foi, la constance,
enfin une sorte derocité noble. Elles sont chez
des peuples nouveaux l' effet de l' espece d' égalité
qui regne d' abord entre tous les citoyens. Mais
ces vertus séjournent-elles long-tems dans un
empire ? Non : elles y vieillissent rarement, et
la seule multiplication des habitans suffit
souvent pour les en bannir.
Point de talens et de vertus que ne crée dans un
peuple l' espoir des honneurs décers par l' estime
et la reconnoissance publique. Rien que
n' entreprend le desir de les mériter et de les
obtenir. Les honneurs sont une monnoie qui hausse
et baisse selon le plus ou le moins de justice
avec laquelle on la distribue. L' intérêt public
exigeroit qu' on lui conservât la me valeur et
qu' on la dispensât avec autant d' équité que
d' économie. Tout peuple sage doit payer en
honneurs les services qu' on lui rend. Veut-il
les acquitter en argent ? Il épuise bientôt son
trésor, et dans l' impuissance alors decompenser
le talent et la vertu, l' un et l' autre est
étouffé dans son germe.
L' argent est-il devenu l' unique principe d' activité
dans une nation ? C' est un mal. Je n' y connois
plus de remede. Les récompenses en nature seroient
sans doute plus favorables à la production des
hommes vertueux. Mais pour les proposer que de
changemens à faire dans les gouvernemens de la
plupart des états de l' Europe !
p141
à quelle cause attribuer l' extrême puissance de
l' Angleterre ? Au mouvement, au jeu de toutes
les passions contraires. Le parti de l' opposition
excité par l' ambition, la vengeance ou l' amour de
la patrie, y protege le peuple contre la tyrannie.
Le parti de la cour ani du desir des places, de
la faveur ou de l' argent, y soutient le ministere
contre les attaques quelquefois injustes de
l' opposition.
L' avarice et la cupidité toujours inquietes des
commerçans yveillent à chaque instant
l' industrie de l' artisan. Les richesses de presque
tout l' univers sont par cette industrie
transportées en Angleterre. Mais dans une nation
aussi riche, aussi puissante, comment se flatter
que les divers partis se conserveront toujours
dans cet équilibre de force qui maintenant assure
son repos et sa grandeur ? Peut-être cet
équilibre est-il très-difficile à maintenir. On a
pu faire jusqu' à présent aux anglois l' application
de cette épitaphe du duc de Dévonshire, fidele
sujet des bons rois, ennemi redoutable des
tyrans . Pourra-t-on toujours la leur faire ?
Heureuse la nation de qui M De Gourville a pu
dire ; son roi, lorsqu' il est l' homme de son
peuple, est le plus grand roi du monde ; veut-il
être plus ? Il n' est rien . Ce motpété par
M Temple à Charles Ii irrita d' abord l' orgueil
du prince : mais revenu à lui-me, il serra la
main à M Temple et dit : Gourville a raison ;
je veux être l' homme de mon peuple .
C' est l' esprit de juiverie d' un métropole qui
souvent porte le feu de lavolte dans ses
p142
colonies. En traite-t-elle les colons en négres ?
Ce traitement les irrite. S' ils sont nombreux, ils
lui résistent et s' en séparent enfin comme le
fruit mûr se tache de sa branche.
Pour s' assurer l' amour et la soumission de ses
colonies, une nation doit être juste. Elle doit
souvent se rappeller qu' elle ne transporte dans
des terres étrangeres qu' un superflu de citoyens
qui lui eût été à charge ; qu' elle n' est par
conséquent en droit d' exiger d' eux, que des
secours en tems de guerre et la signature d' un
traité fédératif auquel se soumettront toujours
les colonies, lorsque la métropole ne voudra pas
s' approprier tout le profit de leurs travaux.
Dans tout pays où l' argent a cours, il faut qu' à
la longue la maniere inégale dont l' argent s' y
partit, y engendre la pauvreté générale. Or cette
espece de pauvreté est mere de la dépopulation.
L' indigence soigne peu ses enfans, les nourrit
mal, en éleve peu. J' en citerai pour preuve, et les
sauvages du nord de l' Amérique et les esclaves des
colonies. Le travail excessif exigé des négresses
enceintes ; le peu de soin qu' on y prend d' elles ;
enfin le despotisme du maître, tout concourt à
leur stérilité.
En Amérique si lessuites étoient les seuls
chez qui la réproduction des negres fut à peu
près égale à la consommation, c' est que maîtres
plus éclairés, ils fatiguoient et maltraitoient
moins leurs esclaves.
Un prince traite-t-il mal ses sujets ? Les
accable-t-il d' impôts ? Il dépeuple son pays,
engourdit l' activité des habitans ; parce que
l' extrême
p143
misere produit nécessairement le couragement,
et le couragement la paresse.
Une trop inégale répartition des richesses
nationales précede et produit toujours le goût
du luxe. Un particulier a-t-il plus d' argent
qu' il n' en faut pour subvenir à ses besoins ? Il
se livre à l' amour des superfluités. L' ennemi du
luxe doit donc chercher dans la cause même du
partage trop inégal des richesses et dans la
destruction du despotisme, le remede aux maux
dont il accuse le luxe et que réellement le luxe
soulage. Toute espece de superfluités a sa cause
productrice.
Le luxe des chevaux pférable à celui des
bijoux et particulier aux anglois, est en partie
l' effet du long séjour qu' ils font dans leurs
campagnes. Si tous les habitent, c' est qu' ils y
sont, pour ainsi-dire, nécessités par la
constitution de leur état.
C' est la forme des gouvernemens qui dirige d' une
maniere invisible jusqu' aux goûts des particuliers.
C' est toujours à leurs loix que les peuples
doivent leurs moeurs et leurs habitudes.
On ne peut trop scrupuleusement examiner toute
question importante de morale et de politique.
C' est, si je l' ose dire, au fond de l' examen que
se trouve la science et la vérité. L' or se
ramasse au fond des creusets.
p144
SECTION 7 CHAPITRE 1
du peu d' influence des religions sur les vertus
et la félicité des peuples.
des hommes plus pieux qu' éclairés ont imaginé
que les vertus des nations, leur humanité et la
douceur de leurs moeurs dépendoit de la pureté
de leur culte. Les hypocrites intéressés à
propager cette opinion l' ont publiée sans la
croire. Le commun des hommes l' a crue sans
examiner.
Cette erreur une fois annoncée a presque par-tout
été rue comme une vérité constante. Cependant
l' expérience et l' histoire nous apprennent que la
prospérité des peuples, dépendent, non de la
pureté de leur culte, mais de l' excellence de
leur législation.
Qu' importe en effet leur croyance ! Celle des
juifs étoit pure, et les juifs étoient la lie des
p145
nations. On ne les compara jamais ni aux
égyptiens, ni aux anciens perses.
Ce fut sous Constantin que la religion
chrétienne devint la religion dominante. Elle ne
rendra cependant point les romains à leurs
premieres vertus. On ne vit point alors de
Décius sevouer pour la patrie et de
Fabricius préférer sept acres de terres aux
richesses de l' empire.
En quel moment Constantinople devint il le
cloaque de tous les vices ? Au moment même de
l' etablissement de la religion chrétienne. Son
culte ne changea point les moeurs des souverains.
Leur pieté ne les rendit pas meilleurs. Les rois
les plus chrétiens ne furent pas les plus grands
des rois. Peu d' entr' eux montrerent sur le tne
les vertus des Tites, des Trajans, des
Antonins. Quel prince dévot leur fut comparable !
Ce que je dis des monarques, je le dis des
nations. Le pieux portugais si ignorant et si
crédule, n' est ni plus vertueux, ni plus humain,
que le peuple moins crédule et plus tolérant
des anglois.
L' intolérance religieuse est fille de l' ambition
sacerdotale et de la stupide cdulité. Elle
n' aliorera jamais les hommes. Avoir recours à
la superstition, à la crédulité et au fanatisme
pour leur inspirer la bienfaisance, c' est jetter
de l' huile sur le feu pour l' éteindre.
Pour adoucir la férocité humaine et rendre les
hommes plus sociables entr' eux il faut d' abord
les rendre indifférens à la diversité des cultes.
Les
p146
espagnols moins superstitieux eussent été moins
barbares envers les américains.
Rapportons nous-en au roi Jacques. Ce prince
étoit bigot et connoisseur en ce genre. Il ne
croyoit point à l' humanité des prêtres. " il est
très-difficile, disoit-il, d' être à la fois bon
théologien et bon sujet " .
En tout pays beaucoup de gens de la bonne doctrine
et peu de vertueux. Pourquoi ? C' est que la
religion n' est pas vertu. Toute croyance et même
tout principe spéculatif n' a pour l' ordinaire
aucune influence sur la conduite et la probité
des hommes.
Le dogme de la fatalité est le dogme presque
général de l' orient : c' étoit celui de stoïciens.
Ce qu' on appelle liberté ou puissance de
délibérer, n' est disoient-ils, dans l' homme, qu' un
sentiment de crainte ou d' espérance successivement
éprouvé, lorsqu' il s' agit de prendre un parti du
choix duquel dépend son bonheur ou son malheur.
La délibération est donc toujours en nous l' effet
nécessaire de notre haine pour la douleur et de
notre amour pour le plaisir.
Qu' on consulte à ce sujet les tologiens. Un tel
dogme, diront-ils, est destructif de toute vertu.
Cependant les stoïciens n' étoient pas moins
vertueux que les philosophes des autres sectes :
cependant les princes turcs ne sont pas moins
fideles à leurs traités que les princes
catholiques : cependant le fataliste persan n' est
p147
pas moins honnête dans son commerce que le
chrétien françois ou portugais. La pureté des
moeurs est donc indépendante de la pureté des
dogmes.
La religion païenne quant à sa partie morale
étoit fondée comme tout autre sur ce qu' on
appelle la loi naturelle. Quant à sa partie
théologique ou mythologique, elle n' étoit pas
très-édifiante. On ne lit point l' histoire de
Jupiter, de ses amours, et sur-tout du
traitement fait à son pere Saturne, sans
convenir qu' en fait de vertus les dieux ne
prêchoient point d' exemple. Cependant la Grece
et l' ancienne Rome abondoient en ros, en
citoyens vertueux. Et maintenant la Grece
moderne et la nouvelle Rome n' engendrent comme
le Bzil et le Mexique, que des hommes vils,
paresseux, sans talens, sans vertus et sans
industrie.
Or depuis l' établissement du christianisme dans
les monarchies de l' Europe, si les souverains
n' ont été ni plus vaillans, ni plus éclairés ; si
les peuples n' ont été ni plus instruits, ni plus
humains ; si le nombre des patriotes ne s' est
nulle part multiplié ; quel bien font donc les
religions ? Sous quel ptexte le magistrat
tourmenteroit-il l' incrédule ? égorgeroit-il
l' hérétique ? Pourquoi mettre tant d' importance
à la croyance de certaines révélations toujours
contestées, souvent si contestables, lorsqu' on en
met si peu à la moralité des actions humaines ?
Que nous apprend l' histoire des religions ?
Qu' elles ont par-tout allumé les flambeaux de
l' intolérance, jonché les plaines de cadavres,
p148
abreuvé les campagnes de sang, embrasé les villes,
dévasté les empires ; mais qu' elles n' ont jamais
rendu les hommes meilleurs. Leur bonté est l' oeuvre
des loix.
Ce sont les chaussées qui contiennent les torrens ;
c' est la digue du supplice et du mépris qui
contient le vice. C' est au magistrat d' élever cette
digue.
Si les sciences de la morale, de la politique
et de la législation ne sont qu' une seule et
me science, quels devroient être les vrais
docteurs de la morale ? Les prêtres ? Non :
mais les magistrats. La religion détermine notre
croyance, et les loix nos moeurs et nos vertus.
Quel signe distingue le chrétien du juif, du
guebre, du musulman ? Est-ce une équité, un
courage, une humanité, une bienfaisance particuliere
à l' un et non connue des autres ? On les
reconnoît à leurs diverses professions de foi.
Qu' on ne confonde donc jamais l' homme honnête
avec l' orthodoxe.
En chaque pays, l' orthodoxe est celui qui croit
tel ou tel dogme, et dans tout l' univers, le
vertueux est celui qui fait telle ou telle action
humaine et conforme à l' intérêt géral. Or si ce
sont les loix qui déterminent nos actions, ce
sont elles qui font les bons citoyens.
Ce n' est donc point à la sainteté du culte qu' on
doit rapporter et les vertus et la pureté des
moeurs d' un peuple. Pousse-t-on plus loin cet
examen ? On voit que l' esprit religieux est
entiérement destructif de l' esprit législatif.
p149
SECTION 7 CHAPITRE 2
de l' esprit religieux, destructif de l' esprit
législatif.
l' obéissance aux loix est le fondement de toute
législation. L' obéissance au prêtre est le
fondement de presque toute religion.
Si l' intérêt du ptre pouvoit se confondre avec
l' intérêt national, les religions deviendroient
les confirmatrices de toute loi sage et humaine.
Cette supposition est inadmissible. L' intérêt
du corps ecclésiastique fut par-tout isolé et
distinct de l' intérêt public. Le gouvernement
sacerdotal a depuis celui des juifs jusqu' à celui
du pape, toujours avili la nation chez laquelle il
s' est établi. Par-tout le clervoulut être
indépendant du magistrat et dans presque toutes
les nations, il y eut en conséquence deux autorités
suprêmes et destructives l' une de l' autre.
Un corps oisif est ambitieux : il veut être riche
et puissant et ne peut le devenir qu' en
dépouillant les magistrats de leur autorité et les
peuples de leurs biens.
p150
Les prêtres pour se les approprier fonderent la
religion sur une révélation et s' en déclarerent
les interpretes. Est-on l' interprete d' une loi ?
On la change à son gré. On en devient à la longue
l' auteur. Du moment où les prêtres se chargent
d' annoncer les volontés du ciel, et ne sont plus
des hommes ; ce sont des divinités. C' est en eux,
ce n' est point en Dieu que l' on croit. Ils
peuvent en son nom ordonner la violation de
toute loi contraire à leurs intérêts, et la
destruction de toute autorité rebelle à leurs
décisions.
L' esprit religieux par cette raison fut toujours
incompatible avec l' esprit législatif et le
prêtre toujours l' ennemi du magistrat. Le
premier institua des loix canoniques, le second
les loix politiques. L' esprit de domination et de
mensonge présida à la confection des premieres :
elles furent funestes à l' univers. L' esprit de
justice et derité présida plus ou moins à la
confection des secondes ; elles furent en
conséquence plus ou moins avantageuses aux
nations.
Si la justice et la vérité sont soeurs, il n' est
de loix réellement utiles que les loix fondées sur
une connoissance profonde de la nature et des
p151
vrais intérêts de l' homme. Toute loi qui pour
base a le mensonge ou quelque fausse révélation
est toujours nuisible. Ce n' est point sur un
tel fondement que l' homme éclairé édifiera les
principes de l' équité. Si le turc permet de tirer
de son koran les principes du juste et de
l' injuste, et ne souffre pas qu' on les tire du
veddam, c' est que sans pjus à l' égard de ce
dernier livre, il craindroit de donner à la
justice et à la vertu un fondement ruineux. Il ne
veut pas en confirmer les pceptes par de fausses
vélations.
Le mal que font les religions est réel et le bien
imaginaire.
De quelle utilité en effet peuvent-elles être ?
Leurs préceptes sont ou contraires, ou conformes
à la loi naturelle, c' est-à-dire, à celle que la
raison perfectionnée dicte aux sociétés pour
leur plus grand bonheur.
Dans le premier cas il faut rejetter les pceptes
de cette religion comme contraires au bien public.
Dans le second il faut les admettre. Mais alors
que sert une religion qui n' enseigne rien que
l' esprit et le bon sens n' enseigne sans elle ?
Du moins, dira-t-on, les pceptes de la raison
consacrés par une révélation en paroissent plus
respectables. Oui, dans un premier moment de
ferveur. Alors des maximes crues vraies parce
qu' on les croit révélées, agissent plus
fortement sur les imaginations. Mais cet
enthousiasme est bientôt dissipé.
De tous les préceptes ceux dont la vérité est
démontrée sont les seuls qui commandent
constamment
p152
aux esprits. Une lation par cela même qu' elle
est incertaine et contestée, loin de fortifier
la démonstration d' un principe moral, doit à la
longue en obscurcir l' évidence.
L' erreur et la vérité sont deux êtres rogenes.
Ils ne s' allient jamais ensemble. Tous les hommes
d' ailleurs ne sont pas s par la religion : tous
n' ont pas la foi, mais tous sont animés du desir
du bonheur et le saisiront par-tout où la loi le
leur présentera.
Des principes respectés, parce qu' ils sont
vélés, sont toujours les moins fixes.
Journellement interprétés par le prêtre, ils sont
aussi variables que ses intérêts, et presque
toujours en contradiction avec l' intérêt géral.
Toute nation, par exemple, desire que le prince
soit éclairé. Le sacerdoce desire au contraire
que le prince soit abruti. Que d' art à cet effet
n' emploient-ils pas ?
Point d' anecdote qui peigne mieux l' esprit du
clerque ce fait si souvent cité par les
formés.
Il s' agissoit dans un grand royaume de savoir
quels seroient les livres dont on permettroit la
lecture au jeune prince. On assemble le conseil
à ce sujet. Le confesseur du jeune prince y
préside. On propose d' abord les cades de tite
live commentées par Machiavel, l' esprit des loix,
montagne, Voltaire, etc. Ces ouvrages
successivement rejettés, le confesseursuite se
leve enfin et dit : j' ai vu l' autre jour sur la
table du prince le catéchisme et le cuisinier
fraois : point de lecture pour lui moins
dangereuse.
p153
La puissance du prêtre comme celle du courtisan
est toujours attachée à l' ignorance et à la
stupidité du monarque. Aussi rien qu' ils ne
fassent pour le rendre sot, inaccessible à ses
sujets, et le dégoûter des soins de l' administration.
Du tems du czar Pierre, sévach Hussein, sophi de
Perse, persuadé par les visirs, par les ptres
et par sa paresse que sa dignité ne lui permettoit
pas de s' occuper des affaires publiques, s' en
décharge sur ses favoris. Peu d' années après ce
sophi est détrôné.
SECTION 7 CHAPITRE 3
quelle espece de religion seroit utile.
le principe le plus fécond en calamités publiques
est l' ignorance. C' est de la perfection des loix
quependent les vertus des citoyens ; et des
progs de la raison humaine que dépend la
perfection de ces mêmes loix. Pour être honnête,
il faut être éclairé. Pourquoi donc l' arbre de la
science est-il encore l' arbre défendu par le
despotisme et le sacerdoce ? Toute religion qui
dans les hommes honore la pauvreté d' esprit, est
une religion dangereuse. La pieuse stupidité des
papistes ne les rend pas meilleurs. Quelle armée
dévaste le moins les
p154
contrées qu' elle traverse ? Est-ce l' armée
dévote, l' armée des croisés ? Non ; mais l' armée
la mieux disciplinée.
Or si la discipline, si la crainte du géral
prime la licence des troupes et contient dans
le devoir des soldats jeunes, ardens et
journellement accoutumés à braver la mort dans les
combats, que ne peut la crainte des loix sur les
timides habitans des villes ?
Ce ne sont point les anathêmes de la religion ;
c' est l' épée de la justice qui dans les cités
désarme l' assassin ; c' est le bourreau qui retient
le bras du meurtrier. La crainte du supplice peut
tout dans les camps. Elle peut tout aussi dans les
villes. Elle rend dans les uns l' armée obéissante
et brave ; et dans les autres les citoyens justes
et vertueux. Il n' en est pas ainsi des religions.
Le papisme commande la temrance ; cependant
quelles sont les années où l' on voit le moins
d' ivrognes ? Sont-ce celles où l' on débite le
plus de sermons ? Non : mais celles où l' on
recueille le moins de vin. Le catholicisme
défendit en tous les tems le vol, la rapine, le
viol, le meurtre, etc., et dans tous les siecles
les plus dévots, dans le neuvieme, le dixieme et
le onzieme, l' Europe n' étoit peuplée que de
brigands. Quelle cause de tant de violences et de
tant d' injustices ? La trop foible digue que les
loix opposoient alors aux forfaits. Une amende
plus ou moins considérable étoit le seul
châtiment des grands crimes. On payoit tant pour
le meurtre d' un chevalier, d' un baron, d' un comte,
p155
d' un légat, enfin jusqu' à l' assassinat d' un
prince, tout étoit tarifé.
Le duel fut long-tems à la mode en Europe et
sur-tout en France. La religion les défendoit
et l' on se battoit tous les jours. Le luxe a
depuis amolli les moeurs françoises. La peine de
mort est portée contre les dlistes. Ils sont du
moins presque tous forcés de s' expatrier. Il n' est
plus de duel.
Qui fait maintenant la sûreté de Paris ? La
dévotion de ses habitans ? Non : mais l' exactitude
et la vigilance de sa police. Les parisiens du
siecle passé étoient plus dévots et plus voleurs.
Les vertus sont donc l' oeuvre des loix ; et non
de la religion. Je citerai pour preuve le peu
d' influence de notre croyance sur notre conduite.
p156
SECTION 7 CHAPITRE 4
de la religion papiste.
plus de conséquence dans les esprits rendroit
la religion papiste plus nuisible aux états.
Dans cette religion si lelibat passe pour
l' état le plus parfait et le plus agréable au
ciel, point de croyant, s' il est conséquent, qui
ne dût vivre dans le célibat.
Dans cette religion, s' il est beaucoup d' appellés
et peu d' élus, toute mere tendre doit tuer ses
enfans nouveaux baptisés pour les faire jouir
plutôt et plus sûrement du bonheur éternel.
Dans cette religion, quelle est, disent les
prédicateurs, la mort à craindre ? La mort
imprévue. Quelle est la desirable ? Celle à
laquelle on est préparé. Où trouver cette mort ?
Sur l' échafaud. Mais elle suppose le crime : il
faut donc le commettre.
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Dans cette religion, quel usage faire de son
argent ? Le donner aux moines pour tirer par
leurs prieres et leurs messes les ames du
purgatoire.
Qu' un malheureux soit enchaîné sur un bûcher,
qu' on soit prêt à l' allumer, quel homme humain ne
donneroit pas sa bourse pour l' en délivrer ? Quel
homme ne s' y sentiroit pas forcé par le sentiment
d' une pitié involontaire ? Doit-on moins à des
ames destinées à être brûlées pendant plusieurs
siecles !
Un vrai catholique doit donc se reprocher toute
espece depense en luxe et en superfluités. Il
doit vivre de pain, de fruits, de légumes. Mais
l' évêque lui-même fait bonne chere, boit
d' excellens vins, fait vernir ses arosses. La
plupart des papistes font broder des habits et
dépensent plus en chiens, chevaux, équipages qu' en
messes. C' est qu' ils sont inconséquens à leur
croyance. Dans la supposition du purgatoire, qui
donne l' aumone au pauvre fait un mauvais usage de
ses richesses. Ce n' est point aux vivans qu' on la
doit ; c' est aux morts ; c' est à ces derniers que
l' argent est le plus nécessaire.
Jadis plus sensible aux maux des trépassés,
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l' on faisoit plus de legs aux ecclésiastiques. On
ne mouroit point sans leur abandonner une partie
de ses biens. L' on ne faisoit, il est vrai, ce
sacrifice qu' au moment où l' on n' avoit plus, ni de
santé pour jouir des plaisirs, ni de tête pour se
défendre des insinuations monacales. Le moine
d' ailleurs étoit redouté, et peut-être donnoit-on
plus à la crainte du moine, qu' à l' amour des ames.
Sans cette crainte la croyance du purgatoire n' t
pas autant enrichi l' église. La conduite des
hommes, des peuples, est donc rarement conséquente
à leur croyance et me à leurs principes sculatifs.
Ces principes sont presque toujours stériles.
Que j' établisse l' opinion la plus absurde, celle
dont on peut tirer les conquences les plus
abominables ; si je ne change rien aux loix, je n' ai
rien changé aux moeurs d' une nation. Ce n' est point
une fausse maxime de morale qui me rendra méchant,
mais l' intérêt que j' aurai de l' être. Je deviendrai
pervers si les loix détachent mon inrêt de
l' intérêt public ; si je ne puis trouver mon
bonheur que dans le malheur d' autrui, et que par
la forme du gouvernement le
p159
crime soit récompensé, la vertu délaissée et le
vice élevé aux premieres places.
L' intérêt est la semence productrice du vice et
de la vertu. Ce n' est point l' opinion erroe d' un
écrivain qui peut accrtre le nombre des voleurs
dans un empire. La doctrine dessuites
favorisoit le larcin : cette doctrine fut
condamnée par les magistrats ; ils le devoient par
décence : mais ils n' avoient point remarqué qu' elle
eût multiplié le nombre des filoux. Pourquoi ?
C' est que cette doctrine n' avoit point changé les
loix ; c' est que la police étoit aussi vigilante ;
c' est qu' on infligeoit les mêmes peines aux
coupables, et que sauf le hazard d' une famine,
d' uneforme ou d' un événement pareil, les mêmes
loix doivent en tout tems donner à peu près le
me nombre de brigands.
Je suppose qu' on voulût multiplier les voleurs,
que faudroit-il faire ?
Augmenter les impôts et les besoins des peuples ;
obliger tout marchand de voyager avec une bourse
d' or ;
mettre moins de maréchaussée sur les routes ;
abolir enfin les peines contre le vol ;
alors on verroit bientôt l' impunité multiplier le
crime.
Ce n' est donc ni de la vérité d' une lation, ni
de la pureté d' un culte, mais uniquement de
l' absurdité ou de la sagesse des loix que
dépendent les vices ou les vertus des citoyens. La
p160
religion vraiment utile est celle qui force les
hommes à s' instruire. Quels sont les gouvernemens
les plus parfaits ? Ceux dont les sujets sont
les plus éclairés. De tous les exemples le plus
propre àmontrer cette vérité, c' est le
gouvernement des jésuites. C' est en ce genre le
chef-d' oeuvre de l' esprit humain. Examinons leurs
constitutions : nous en connoîtrons mieux quel
est sur les hommes le pouvoir de la législation.
SECTION 7 CHAPITRE 5
du gouvernement des jésuites.
je ne considere ici la constitution dessuites
que relativement à leurs vues ambitieuses. Les
p161
jésuites voulurent crédit, pouvoir, considération
et l' obtinrent dans les cours catholiques.
Quels moyens employerent-ils à cet effet ? La
terreur et la séduction.
Qui les rendit redoutables aux princes ? L' union
de leur volonté à celle de leur général. La force
d' une pareille union, n' est peut-être pas encore
assez connue.
L' antiquité n' offre point de modele du gouvernement
des jésuites. Supposons qu' ont demandé aux
anciens la solution de ce problême politique :
savoir,
" comment du fond d' un monastere un homme peut en
régir une infinité d' autrespandus dans des
climats divers et soumis à des loix et à des
souverains différens. Comment à des distances
souvent immenses, cet homme peut conserver assez
d' empire sur ses sujets pour les faire à son gré
mouvoir, agir, penser et conformer toujours leurs
démarches aux vues ambitieuses de l' ordre " .
Avant l' institution des ordres monastiques, ce
probme eût paru une folie. On t mis sa
solution au rang des chimeres platoniciennes.
Cette chimere cependant s' estalisée.
à l' égard des moyens par lesquels le général
s' assure l' obéissance de ses religieux, ces
moyens sont connus ; je ne m' arrêterai pas à les
détailler.
Mais comment avec si peu de sujets, inspire-t-il
p162
souvent tant de crainte aux souverains ? C' est
un chef-d' oeuvre de politique.
Pour orer ce prodige, il falloit que la
constitution des jésuites rassemblât tout ce que
le gouvernement monarchique et républicain ont
d' avantageux.
D' une part, promptitude et secret dans l' exécution :
de l' autre, amour vif et habituel de la grandeur
de l' ordre.
Les jésuites pour cet effet devoient avoir un
despote à leur tête, mais un despote éclairé et
par conquent électif.
L' élection de ce chef supposoit,
choix sur un certain nombre de sujets ;
tems et moyens d' étudier l' esprit, les moeurs,
les caracteres, et les inclinations de ces sujets.
Pour cet effet il falloit que nourris dans les
maisons dessuites, leurs éleves pussent être
examinés par les plus ambitieux et les plus
éclairés des supérieurs.
Que l' élection faite le nouveau général
étroitement lié à l' intérêt de la société, n' en
pût avoir d' autres.
Qu' il fût par conséquent comme tout jésuite,
soumis aux principales regles de l' ordre.
Qu' il fît lesmes voeux ;
fût comme eux inhabile à se marier ;
eût comme eux, renon à toute dignité, à tout
lien de parenté, d' amour et d' amitié.
Que tout entier aux suites, il ne tînt sa
propre consiration que de la grandeur de l' ordre :
p163
qu' il n' eût par conséquent d' autre desir que d' en
accroître le pouvoir ;
que l' obéissance de ses sujets lui en fournît les
moyens.
Qu' enfin pour être le plus utile possible à sa
société, le géral pût se livrer tout entier à
son genie, et que ses conceptions hardies ne
pussent être réprimées par aucune crainte.
à cet effet on fixa sa résidence ps d' un prêtre
roi.
On voulut qu' attaché à ce souverain par le lien
d' un intérêt commun, à certains égards, le
général partageant en secret l' autorité du
pontife, vécût dans sa cour, et pût delà braver la
vengeance des rois.
C' est-là qu' en effet au fond de sa cellule, comme
l' araignée au centre de sa toile, il étend ses
fils dans toute l' Europe et qu' il est par ces
mes fils averti de tout ce qui se passe.
Instruit par la confession des vices, des talens,
des vertus, des foiblesses des princes, des
grands et des magistrats, il sait par quelle
intrigue on peut favoriser l' ambition des uns,
s' opposer à celle des autres, flatter ceux-ci,
gagner ou effrayer ceux-là.
Pendant qu' il médite sur ces grands objets, on
voit à ses côtés l' ambition monacale qui tenant
devant lui le livre secret et redouté, sont
inscrites les bonnes ou mauvaises qualités des
princes, leurs dispositions favorables ou
contraires à la société, marque d' un trait de
sang le nom des rois qui dévoués à la vengeance
de l' ordre, doivent
p164
être rayés du nombre des vivans. Si frappés de
terreur les princes foibles crurent au
commandement dural, n' avoir que le choix
entre la mort et l' obéissance servile, leur
crainte ne fut pas entiérement panique. Le
gouvernement des jésuites la justifioit à un
certain point. Un homme commande-t-il une société,
dont les membres sont entre ses mains ce que le
bâton est dans celle du vieillard ; parle-t-il
par leur bouche ; frappe-t-il par leurs bras ?
Dépositaire d' immenses richesses, peut-il à son
gré les transporter par-tout où le requiert
l' avantage de l' ordre ? Aussi despote que le
vieux De La Montagne, a-t-il des sujets aussi
soumis ? Les voit-on à son commandement se
précipiter dans les grands dangers, exécuter
les entreprises les plus hardies ? Un tel homme
sans doute est à redouter.
Les jésuites le sentirent et fiers de la terreur
qu' inspiroit leur chef, ils ne songerent qu' à
s' assurer de cet homme redouté. Ils voulurent à
cet effet que si par paresse ou quelques autres
intérêts, le général trahissoit ceux de la
société, il ent lepris et craignît d' en
être la victime. Or qu' on nomme un gouvernement
l' intérêt, et du chef et de ses membres ait
été si réciproque et si étroitement uni. Qu' on
ne s' étonne donc point qu' avec des moyens en
apparence si foibles, la société ait en si peu de
tems atteint un si haut degde puissance.
p165
Son pouvoir fut l' effet de la forme de son
gouvernement.
Quelque hardis que fussent les principes de sa
morale, ces principes adoptés par les papes
étoient à peu-ps ceux de l' église catholique.
Si dans les mains des séculiers, cette dangereuse
morale eut des effets peu funestes, je n' en suis
point surpris. Ce n' est point la lecture d' un
Busembaum, ou d' un La Croix qui crée les
régicides ; c' est dans l' ignorance et la solitude
des cloîtres que s' engendrent ces monstres, et
c' est delà qu' ils s' élancent sur le prince. En
vain le moine en les armant du poignard, veut
cacher la main qui le leur fournit. Rien de plus
reconnoissable que les crimes commis par
l' ambition sacerdotale.
Que pour les pvenir, l' ami des souverains et
l' ennemi du fanatisme sache à quels signes certains
on peut distinguer les diverses causes des grands
attentats.
SECTION 7 CHAPITRE 6
des diverses causes des grands attentats.
ces causes sont l' amour de la gloire, l' ambition
et le fanatisme. Quelque puissantes que soient
ces passions, leur force anmoins n' égale
point ordinairement dans l' homme l' amour de sa
conservation et de sa félicité ; il ne brave
point
p166
le danger et la douleur : il ne tente point
d' entreprise périlleuse, si l' avantage attaché au
succès n' est en quelque proportion avec le danger
auquel il s' expose. C' est un fait prouvé par
l' expérience de tous les tems.
SECTION 7 CHAPITRE 7
des attentats commis par l' amour de la gloire
ou de la patrie.
lorsque pour arracher eux et leur patrie aux fers
de l' esclavage, les Dions, les Pélopidas, les
Aratus et les Timoléons méditoient le meurtre
du tyran, quelles étoient leurs craintes et
leurs esrances ? Ils n' avoient point à redouter
la honte et le supplice d' un Ravaillac. La
fortune les abandonnoit-elle dans leurs
entreprises ? Ces héros toujours soutenus d' un
parti puissant pouvoient toujours se flatter de
mourir les armes à la main. Le sort leur étoit-il
favorable ? Ils devenoient l' idole et l' amour de
leurs concitoyens. La récompense étoit donc au
moins en proportion avec le danger auquel ils
s' exposoient.
Lorsque Brutus suivit César au sénat, il se dit
sans doute à lui-même ; le nom de Brutus, ce
nom déjà consacré par l' expulsion des Tarquins,
m' ordonne le meurtre du dictateur et m' en fait
un devoir. Si le succès me favorise, je détruis un
gouvernement tyrannique, je désarme le
despotisme
p167
prêt à faire couler le plus pur sang de Rome,
je la sauve de la destruction et j' en deviens
le nouveau fondateur. Si je succombe dans mon
entreprise, jeris de ma propre main ou de celle
de l' ennemi. Lacompense est donc égale au
danger.
Le vertueux Brutus du tems de la ligue se fût-il
tenu ce discours ?t-il porté la main sur son
souverain ? Non : quel avantage pour la France
et quelle gloire pour lui, si vil instrument de
l' ambition papale, il eût été l' assassin de son
maître ?
Dans un gouvernement monarchique, il n' est que
deux motifs qui puissent déterminer un sujet au
régicide ; l' un une couronne terrestre ; l' autre
une couronne céleste. L' ambition et le fanatisme
produisent seuls de tels crimes.
SECTION 7 CHAPITRE 8
des attentats commis par l' ambition.
les attentats de l' ambition sont toujours commis
par un homme puissant. Il faut pour les projetter
que le crime consommé, l' ambitieux puisse au
me instant en recueillir le fruit, et que le
crime manq et découvert, il reste encore assez
puissant pour intimider le prince, ou du moins
se nager le tems de sa fuite.
Telle étoit sous l' empire grec la position de
p168
ses généraux qui suivis de leurs armées marchoient
à l' empereur, le frappoient dans le combat, ou
l' égorgeoient sur le trône.
Telle est encore à Constantinople celle se
trouve l' aga ou le prince ottoman, lorsqu' à la
tête des janissaires, il force le sérail, arrête
et tue le sultan qui souvent n' assure son trône
et sa vie que par le meurtre de ses proches.
La condition du régicide déclare presque toujours
quelle espece de passion l' anime, de l' ambition
ou du fanatisme religieux.
SECTION 7 CHAPITRE 9
des attentats commis par le fanatisme.
le régicide ambitieux ne se trouve que dans la
classe des grands : le régicide fanatique se
trouve dans toutes et le plus souventme dans
la plus basse, parce que tout homme peut également
prétendre au trône et aux récompenses célestes. Il
est encore d' autres signes auxquels on distingue
ces deux especes de régicides. Rien de plus
différent que leur conduite dans de pareils
attentats.
Le premier perd-il l' espoir d' échapper ? Est-il
au moment d' être pris ? Il s' empoisonne ou se tue
sur sa victime. Le second n' attente point à sa
vie ; sa religion le lui défend : elle seule peut
retenir le bras d' un homme assez intrépide pour
commettre
p169
un tel forfait : elle seule peut lui faire
préférer une mort affreuse subie sur un échafaud,
à la mort douce qu' il se seroit donnée lui-même.
Le fanatique est un instrument de vengeance que le
moine fabrique et emploie, lorsque son intérêt le
lui ordonne.
SECTION 7 CHAPITRE 10
du moment où l' intérêt des jésuites leur
commande un grand attentat.
le cdit des jésuites baisse-t-il ? Attend-t-il
d' un gouvernement nouveau plus de faveur que du
gouvernement actuel ? La bonté du prince régnant,
le pouvoir du parti dévot à la cour les
assure-t-il de l' impunité ? Ils conçoivent alors
leur détestable projet. Ils préparent les
citoyens à de grands événements : ils éveillent en
eux des passions sinistres, ils effraient les
imaginations, ou comme autrefois par la prédiction
de la fin prochaine du monde, ou par l' annonce du
renversement total de la religion. Au moment
ces idées mises en fermentation échauffent les
esprits et deviennent le sujet général des
conversations ; les jésuites cherchent le force
que doit armer leur ambition. Les scélérats de
cette espece sont rares. Il faut pour de tels
attentats des ames composées de sentimens violens
et contraires ;
p170
des ames à la fois susceptibles du dernier degré
de scélératesse, de dévotion, de cdulité et de
remords. Il faut des hommes à la fois hardis et
prudens, impétueux et discrets ; et les
caracteres de cette espece sont le produit des
passions les plus mornes et les plus séveres. Mais
à quoi reconnoître les ames inflammables au
fanatisme ? Quel moyen de découvrir ces semences
de passions qui fortes, contraires et propres à
former ces régicides, sont toujours invisibles
avant d' être mises en action ? Le tribunal de la
confession est le microscope où ces germes se
découvrent. Dans ce tribunal l' homme se trouve
à nud, le droit d' interroger permet au moine de
fouiller tous les replis d' une ame.
Le général instruit par lui des moeurs, des
passions et des dispositions d' une infinité de
pénitens, a le choix sur un trop grand nombre
pour n' y pas trouver l' instrument de sa vengeance.
Son choix fixé et le fanatique trouvé, il s' agit
d' allumer son zele. L' enthousiasme est une maladie
contagieuse qui se communique, dit milord
Shaftesbury, par le geste, le regard, le son de
la voix etc. Le néral le sait : il commande et
le fanatique attiré dans une maison de jésuites,
s' y trouve au milieu d' enthousiastes. C' est-là que
s' animant lui-même du sentiment de ceux qui
l' entourent, on lui fait accroire qu' il pense ce
qu' on lui suggere, et que familiariavec l' idée
du crime qu' il doit commettre, on le rend
inaccessible aux remords.
Le remords d' un instant suffit poursarmer
p171
le bras de l' assassin. Il n' est point d' homme
quelquechant, quelqu' audacieux qu' il soit, qui
soutienne sans effroi l' idée d' un si grand attentat
et des tourmens qui le suivent. Le seul moyen de
lui en dérober l' horreur ; c' est d' exalter
tellement en lui le fanatisme, que l' idée de son
crime loin de s' associer dans sa mémoire à l' idée
de son supplice lui rappelle uniquement celle des
plaisirs célestes, recompense de son forfait.
De tous les ordres religieux, celui des jésuites
est à la fois le plus puissant, le plus éclai
et le plus enthousiaste. Nul par conséquent qui
puisse opérer aussi fortement sur l' imagination
d' un fanatique, et nul qui puisse avec moins de
danger attenter à la vie des princes. L' aveugle
soumission des suites aux ordres de leur
général les assure tous les uns des autres. Sans
défiance à cet égard, ils donnent un libre essor à
leurs pensées.
Rarement chargés de commettre le crime qu' ils
encouragent jusqu' à son exécution, la crainte du
supplice ne peut refroidir leur zele. Chaque
jésuite étayé de tout le crédit et de la puissance
de l' ordre, sent qu' à l' abri de toute recherche
jusqu' à la consommation de l' attentat, nul avant
cet instant n' osera se porter accusateur du
membre d' une société redoutable par ses richesses,
par le grand nombre d' espions qu' elle soudoie, de
grands qu' elle dirige, de bourgeois qu' elle
protege et qu' elle s' attache par le lien
indissoluble de la crainte et de l' espérance.
Le jésuite sait de plus que le crime consom,
rien de plus difficile que d' en convaincre sa
société ;
p172
que prodiguant l' or et les menaces et se
supposant toujours calomniée, elle pourra toujours
pandre sur les plus noirs forfaits, cette
obscurité favorable aux jésuites qui veulent bien
être soupçonnés d' un grand crime, parce qu' ils
en deviennent plus redoutables ; mais qui ne
veulent pas en être convaincus, parce qu' ils
seroient trop odieux.
Quel moyen en effet de les en convaincre ? Le
général sait le nom de tous ceux qui trempent
dans un grand complot ; il peut au premier
soupçon les disperser dans des couvens inconnus et
étrangers : il peut sous un faux nom les y
entretenir à l' abri d' une poursuite ordinaire.
Devient-elle vive ? Le général est toujours sûr
de la rendre vaine, soit en enfermant l' accusé au
fond du cloître, soit en le sacrifiant à l' intérêt
de l' ordre. Avec tant de ressources et d' impunités,
doit-on s' étonner que la société ait tant osé, et
qu' encouragés par les éloges de l' ordre, ses
membres aient souvent exécuté les entreprises les
plus hardies.
On apperçoit donc dans la forme même du
gouvernement des jésuites la cause de la crainte,
du respect qu' ils inspirent, et la raison enfin
pour laquelle depuis leur établissement, il n' est
point de guerre religieuse, devolutions,
d' assassinats de princes à la Chine, en éthiopie,
en Hollande, en France, en Angleterre, en
Portugal, à Genéve etc. Auxquels les jésuites
n' aient eu plus ou moins de part.
L' ambition du général et des assistans est l' ame
de cette société. Nulle qui plus jalouse de la
p173
domination, ait employé plus de moyens pour se
l' assurer. Le clergéculier est sans doute
ambitieux ; mais animé de la même passion, il n' a
pas les mêmes moyens de la satisfaire. Il fut plus
rarement régicide.
Le jésuite est dans la pendance imdiate d' un
supérieur. Il n' en est pas de me du prêtre
culier. Ce ptre répandu dans le monde, distrait
par ses affaires et ses plaisirs, n' est point en
entier à une seule idée. Son fanatisme n' est point
sans cesse exalté par la présence d' autres
fanatiques. Moins puissant d' ailleurs qu' un corps
religieux, coupable, il seroit puni. Il est donc
moins entreprenant et moins redoutable que le
régulier.
Le vrai crime des jésuites ne fut pas la perversité
de leur morale, mais leurs constitutions, leurs
richesses, leur pouvoir, leur ambition et
l' incompatibilité de leurs intéts avec celui de
toute nation.
Quelque parfaite qu' ait été lagislation de ces
religieux, quelqu' empire qu' elle dût leur donner
sur les peuples, cependant, dira-t-on, ces jésuites
si redoutés, sont aujourd' hui bannis de France,
de Portugal, d' Espagne : oui ; parce qu' on s' est
encore opposé à tems à leurs vastes projets.
Dans toute constitution monastique, il est un vice
radical ; c' est lefaut de puissance réelle.
Celle des moines est fone sur la folie et la
stupidité des hommes. Or il faut qu' à la longue
l' esprit
p174
humain s' éclaire ou du moins qu' il change de folie.
Les jésuites qui l' avoient prévu vouloient en
conséquence réunir dans leurs mains la puissance
temporelle et spirituelle. Ils vouloient effrayer
par leurs armées les princes qu' ils n' intimideroient
point par le poignard, ou le poison. Ils avoient à
cet effetjetté dans le Paraguai et la
Californie les fondemens de nouveaux empires.
Que le sommeil du magistrat eût été plus long, cent
ans plus tard, peut-être étoit-il impossible de
s' opposer à leurs desseins. L' union du pouvoir
spirituel et temporel les eût rendus trop
redoutables : ils eussent à jamais retenu les
catholiques dans l' aveuglement et leurs princes
dans l' humiliation. Rien ne prouve mieux le degré
d' autorité auquel lessuites étoient dé
parvenus que la conduite tenue en France pour les
en chasser.
Pourquoi le magistrat s' éleva-t-il si vivement
contre leurs livres ? Il appercevoit sans doute la
frivolité d' une telle accusation. Mais il sentoit
aussi que cette accusation étoit la seule qui pût
les perdre dans l' esprit des peuples. Toute autre
eût été impuissante.
Supposons en effet que dans l' arrêt de leur
bannissement
p175
le magistrat n' eût fait usage que des seuls motifs
du bien public.
" toute société nombreuse, eût-il dit, est
ambitieuse et ne s' occupe que de son intérêt
particulier. Ne se confond-il pas avec l' intérêt
public ? Cette société est dangereuse.
Quant à celle dessuites,t-il ajouté, il est
évident que soumise par sa constitution à un
despote étranger, elle ne peut avoir d' intérêt
conforme à celui du public.
L' extrême étendue du commerce des jésuites ne
peut-il pas être destructif du commerce national ?
Des richesses immenses gagnées dans le goce et
transportées au gré du général, à la Chine, en
Espagne, en Allemagne, en Italie, etc. Ne
peuvent qu' appauvrir une nation " .
Une société enfin devenue célebre par des attentats
sans nombre, une société composée d' hommes sobres
et qui pour multiplier ses partisans, offre
protection, crédit, richesses à ses amis,
persécution, infortune et mort à ses ennemis,
p176
est à coup r une société dont les projets
devoient être aussi vastes que destructifs du
bonheur général.
Quelque raisonnables qu' eussent été ces motifs, ils
eussent fait peu d' impressions, et l' ordre puissant
et protégé des suites n' eût jamais été sacrif
à la raison et au bien public.
SECTION 7 CHAPITRE 11
le jansénisme seul pouvoit détruire les
jésuites.
pour combattre les jésuites avec avantage, que
falloit-il ? Opposer passion à passion, secte à
secte, fanatisme à fanatisme. Il falloit armer
contr' eux le janséniste. Or le janséniste
insensible par dévotion ou par stupidité au
malheur de ses semblables ne se fût point éle
contre les jésuites, s' il n' t apperçu en eux que
les ennemis du bien public. Les magistrats le
sentirent et crurent que pour l' animer contre ces
religieux, il falloit étonner son imagination et
dans un livre tel que celui des assertions, faire
sans cesse retentir à ses oreilles les mots
d' impudicité, de pécphilosophique, de magie,
d' astrologie, d' idolatrie, etc.
On a reproché ces assertions aux magistrats. Ils
ont, a-t-on dit, avili et dégraleur caractere
et leur dignité en se présentant au public
p177
sous la forme de controversistes. Ni les princes,
ni les magistrats ne doivent sans doute pas faire
le vil métier d' ergotistes et de théologiens. Les
disputes de l' école sont incompatibles avec les
grandes vues de l' administration. Ces disputes
retrécissent les esprits.
Si l' on y met trop d' importance, elles deviennent
le psage des plus grands malheurs. Elles
annoncerent la st Barthelemi. Le siecle d' or
d' une nation n' est pas celui des controverses.
Cependant si lors de l' affaire des jésuites, les
magistrats n' avoient en France que peu de crédit
et d' autorité ; si la position des parlemens par
rapport aux jésuites étoit telle qu' ils ne pussent
opérer le bien public que sous des prétextes et
par des motifs différens de ceux qui les
déterminoient réellement, pourquoi n' en eussent-ils
pas fait usage, et n' eussent-ils pas profité du
pris tomboient les livres et la morale des
jésuites, pourlivrer la France de moines
devenus si redoutables par leur pouvoir, leurs
intrigues, leurs richesses, leur ambition et
sur-tout par les moyens que leur constitution
leur fournissoit pour s' asservir les esprits ?
Le vrai crime des jésuites fut l' excellence de
leur gouvernement. Son excellence fut par-tout
destructive du bonheur public.
Il faut en convenir ; lessuites ont été un des
plus cruels fléaux des nations : mais sans eux
l' on n' eût jamais parfaitement connu ce que peut
sur les hommes un corps de loix dirigées au me
but.
Que se proposerent les jésuites ? La puissance
p178
et la richesse de l' ordre. Or nulle législation
avec si peu de moyens ne remplit mieux ce grand
objet. Si l' on ne trouve chez aucun peuple
d' exemple d' un gouvernement aussi parfait, c' est
que pour l' établir, il faut avoir comme un
Romulus un nouvel empire à fonder. On est
rarement dans cette position ; et dans toute autre
peut-être est-il impossible de donner une
excellente législation.
SECTION 7 CHAPITRE 12
examen de cette vérité.
un homme établit-il quelques loix nouvelles dans
un empire, ou c' est en qualité de magistrat commis
par le peuple pour corriger l' ancienne législation,
ou c' est en qualité de vainqueur, c' est-à-dire, à
titre de conquêtes. Telles ont été les diverses
positions où se sont trouvés, Solon d' une part,
Alexandre ou Tamerlan de l' autre.
Dans la premiere de ces positions, le magistrat,
comme s' en plaignoit Solon, est for de se
conformer aux moeurs et aux goûts de ceux qui
l' emploient. Ils ne lui demandent point une
excellente législation ; elle seroit trop
discordante avec leurs moeurs. Ils desirent
simplement la correction de quelques abus introduits
dans le gouvernement actuel. Le magistrat en
conséquence ne peut donner d' essor à son nie. Il
p179
n' embrasse point un grand plan et ne se propose
point l' établissement d' un gouvernement parfait.
Dans la seconde de ces positions, que se
propose d' abord le conquérant ? D' affermir son
autorité sur des nations appauvries, dévastées par
la guerre et encore irritées de leur défaite. S' il
leur impose quelques unes des loix de son pays,
c' est en adoptant une partie des leurs. Peu lui
importent les malheurssultans d' un lange de
loix souvent contradictoires entr' elles.
Ce n' est point au moment de la conquête que le
vainqueur conçoit le vaste projet d' une parfaite
législation. Possesseur encore incertain d' une
couronne nouvelle, l' unique chose qu' il exige
alors de ses nouveaux sujets, c' est leur soumission.
Et dans quel tems s' occupe-t-on de leur félicité ?
Il n' est point de muse à laquelle on n' ait érigé
un temple ; point de science qu' on n' ait cultivée
dans quelqu' académie ; point d' académie où l' on
n' ait proposé quelque prix pour la solution de
certains probmes d' optique, d' agriculture,
d' astronomie, de méchaniques, etc. Par quelle
fatalité les sciences de la morale et de la
politique, sans contredit les plus importantes de
toutes et celles qui contribuent le plus à la
félicité nationale, sont-elles encore sans écoles
publiques ?
Quelle preuve plus frappante de l' indifférence des
hommes pour le bonheur de leurs semblables ?
Pourquoi les puissans n' ont-ils point encore
p180
institué d' acamies morales et politiques ?
Craindroient-ils qu' elles ne résolussent enfin le
probme d' une excellente législation, et
n' assurassent à jamais le bonheur des citoyens ? Ils
le craindroient sans doute, s' ils soupçonnoient que
le bonheur public exigeât le sacrifice de la
moindre partie de leur autorité. Il n' est qu' un
intérêt qui se taise devant l' intérêt national,
c' est celui du foible. Le prince communément ne voit
que lui dans la nature. Qui l' intéresseroit à la
félicité de ses sujets ? S' il les aimoit, les
enchaîneroit-il ? Est-ce du char de la victoire et
du trône du despotisme qu' il peut leur donner des
loix utiles ? Enivré de ses succès, qu' importe au
conquérant la félicité de ses esclaves ?
Quant au magistrat chargé par une république de la
forme de ses loix, il a commument trop
d' intérêts divers à ménager, trop d' opinions
différentes à concilier pour pouvoir en ce genre
rien faire de grand et de simple. C' est uniquement
au fondateur d' une colonie qui commande à des
hommes encore sans préjugés et sans habitudes qu' il
appartient de résoudre le problême d' une
excellente législation. Rien dans cette position
n' arrête la marche de son génie, ne s' oppose à
l' établissement des loix les plus sages. Leur
perfection n' a d' autres bornes que les bornes
mes de son esprit.
Mais quant à l' objet qu' elles se proposent, pourquoi
les loix monastiques sont-elles les moins
imparfaites ? C' est que le fondateur d' un ordre
religieux est dans la position du fondateur d' une
p181
colonie. C' est qu' un Ignace en traçant dans le
silence et la retraite le plan de sa regle, n' a
point encore à ménager les goûts et les opinions
de ses sujets futurs. Sa regle faite, son ordre
approu, il est entouré de novices d' autant plus
soumis à cette regle qu' ils l' ont volontairement
embrase et qu' ils ont par conséquent approuvé les
moyens par lesquels ils sont contraints à
l' observer. Faut-il donc s' étonner, si dans leur
genre, de telles législations sont plus parfaites
que celles d' aucune nations.
De toutes les études celle des diverses constitutions
monastiques est peut-être une des plus curieuses et
des plus instructives pour des magistrats, des
philosophes et généralement pour tous les hommes
d' état. Ce sont des exriences en petit qui
vélant les causes secrettes de la licité, de
la grandeur et de la puissance des différens
ordres religieux, prouvent, comme je me suis
proposé de le montrer, que ce n' est ni de la
religion, ni de ce qu' on appelle la morale à
peu-près la même chez tous les peuples et tous les
moines, mais de lagislation seule que
dépendent les vices, les vertus, la puissance et
la félicité des nations.
Les loix sont l' ame des empires, les instrumens du
bonheur public. Ces instrumens encore grossiers
peuvent être de jour en jour perfectionnés. à quel
degré peuvent-ils l' être ; et jusqu' où l' excellence
de la législation peut elle porter le bonheur des
citoyens ? Il faut pour
p183
soudre cette question, savoir d' abord en quoi
consiste le bonheur de l' individu.
SECTION 7 NOTES
Tous les fraois se vantent d' être des amis
tendres. Lorsque le livre de l' esprit parut, ils
crierent beaucoup contre le chapitre de l' amitié.
On eût cru Paris peuplé d' Orestes et de Pylades.
C' est cependant dans cette nation que la loi
militaire oblige un soldat de fusiller son
compagnon et son ami déserteur. L' établissement
d' une pareille loi ne prouve pas de la part du
gouvernement un grand respect pour l' amitié ; et
l' obéissance à cette loi une grande tendresse pour
ses amis.
Quiconque, disoient les stoïciens, se voudroit du
mal, et sans motif se jetteroit dans le feu, dans
l' eau ou par la fetre, passeroit pour fou et le
seroit en effet, parce qu' en son état naturel
l' homme cherche le plaisir et fuit la douleur ;
parce qu' en toutes ses actions, il est
nécessairement déterminé par le desir d' un bonheur
apparent ou el. L' homme n' est donc pas libre. Sa
volonté est donc aussi nécessairement l' effet de
ses idées, par conséquent de ses sensations, que
la douleur est l' effet d' un coup. D' ailleurs,
ajoutoient les stoïciens, est-il un seul instant où
la liberté de l' homme puisse être rappore aux
différentes opérations de son ame ?
Si par exemple, la même chose ne peut au même
instant être et n' être pas, il n' est donc pas
possible,
p184
qu' au moment l' ame agit, elle agisse autrement ;
qu' au moment elle choisit, elle choisisse
autrement ;
qu' au moment elle délibere, elle libere
autrement ;
qu' au moment elle veut, elle veuille autrement.
Or si c' est ma volonté telle qu' elle est qui me
fait délirer ; si c' est ma délibération telle
qu' elle est qui me fait choisir ; si c' est mon
choix tel qu' il est qui me fait agir ; si lorsque
j' ai déli, il n' étoit pas possible (vu l' amour
que je me porte) que je ne voulusse pas délibérer,
il est évident, que la liberté n' existe ni dans la
volonté actuelle ni dans la délibération actuelle,
ni dans le choix actuel, ni dans l' action actuelle
et qu' enfin la liberté ne se rapporte à nulle des
opérations de l' ame.
Il faudroit pour cet effet qu' une même chose,
comme je l' ai dit, pût au même instant être
et n' être pas. Or, ajoutoient les stoïciens, voici
la question que nous faisons aux philosophes.
" l' ame est-elle libre, si quand elle veut, quand
elle délibere, quand elle choisit, quand elle agit,
elle n' est pas libre " ?
Il n' est presque point de saint qui n' ait une fois
dans sa vie lavé ses mains dans le sang humain et
fait supplicier son homme. L' évêque qui
dernièrement sollicita si vivement la mort d' un
jeune homme d' Abbeville, étoit un saint. Il
voulut que cet adolescent expiât dans des tourmens
affreux le crime d' avoir chanté quelques couplets
licencieux.
Si nous massacrons les hérétiques, disent
p185
les dévots, c' est par pitié. Nous ne voulons que
leur faire sentir l' aiguillon de la charité. Nous
espérons par la crainte de la mort et des
bourreaux les arracher à l' enfer. Mais depuis
quand la charité a-t-elle un aiguillon ? Depuis
quand égorge-t-elle ? D' ailleurs si les vices ne
damnent pas moins que les erreurs, pourquoi les
dévots ne massacrent-ils pas les hommes vicieux
de leur secte ?
C' est la faim, c' est le besoin qui rend les
citoyens industrieux, et ce sont des loix sages
qui les rendent bons. Si les anciens romains, dit
Machiavel, donnerent en tout genre des exemples
de vertu ; si l' honnêteté chez eux fut commune, si
dans l' espace de plusieurs siecles, on t comp
à peine six ou sept de condamnés à l' amende, à
l' exil, à la mort, à quoi durent-ils et leurs
vertus et leurs succès ? à la sagesse de leurs
loix, aux premieres dissensions qui s' élevant
entre les plébéiens et les patriciens, établirent
cet equilibre de puissance, que des dissensions
toujours renaissantes maintinrent long-tems entre
ces deux corps.
Si les romains, ajoute cet illustre écrivain,
différerent en tout des vénitiens ; si les premiers
ne furent ni humbles dans le malheur, ni
présomptueux dans la prospérité, la diverse
conduite et le caractere différent de ces deux
peuples fut l' effet de la différence de leur
discipline.
M Helvétius fut par quelques théologiens traité
d' impie et le pere Bertier de saint .
Cependant le premier n' a fait, ni voulu faire
mal à personne, et le second disoit publiquement
que
p186
s' il eût été roi, il eût nole président De
Montesquieu dans son sang.
L' un d' eux est l' honnête homme et l' autre le
chrétien.
Des loix justes sont toutes puissantes sur les
hommes. Elles commandent à leurs volontés, les
rendent honnêtes, humains et fortus. C' est à
4 ou 5 loix de cette espece que les anglois
doivent leur bonheur et l' assurance de leur
propriété et de leur liberté.
La premiere de ces loix est celle qui remet à la
chambre des communes le pouvoir de fixer les
subsides.
La seconde est l' acte de l' habeas corpus .
La troisieme sont les jugemens rendus par jurés.
La quatrieme la liberté de la presse.
La cinquieme la maniere de lever les imts.
Mais ces imts ne sont-ils pas maintenant oreux
à la nation ? S' ils le sont, ils ne fournissent
pas du moins au prince de moyens d' opprimer les
individus.
Ce n' est point à la religion, ce n' est point à
cette loi naturelle ine et gravée, dit-on, dans
toutes les ames que les hommes doivent leurs
vertus sociales. Cette loi naturelle si vantée
n' est comme les autres loix que le produit de
l' expérience, de la flexion et de l' esprit. Si
la nature imprimoit dans les coeurs des idées nettes
de la vertu ; si ces idées n' étoient point une
acquisition, les hommes eussent-ils jadis immolé
des victimes humaines à des dieux qu' ils disoient
bons ? Les carthaginois pour se rendre Saturne
propice,
p187
eussent-ils sacrifié leurs enfans sur ces autels ?
L' espagnol croiroit-il la divinité avide du sang
hérétique ou juif ? Des peuples entiers se
flatteroient-ils d' obtenir l' amour du ciel, soit
par le supplice de l' homme qui ne pense pas comme
leurs prêtres, soit par le meurtre d' une vierge
offerte en expiation de leurs forfaits ?
Je veux que les principes de la loi naturelle
soient innés : les hommes sentiroient donc que
les châtimens doivent comme les crimes être
personnels, que la cruauté et l' injustice ne
peuvent être les prêtresses des dieux. Or si des
idées aussi claires, aussi simples de l' équité ne
sont point encore adoptées de toutes les nations,
ce n' est donc point à la religion, ce n' est donc
point à la loi naturelle, mais à l' instruction
que l' homme doit la connoissance de la justice et
de la vertu.
La vertu est si précieuse et sa pratique si liée
à l' avantage nationale, que si la vertu n' étoit
qu' une erreur, il lui faudroit sans doute sacrifier
jusqu' à la vérité. Mais pourquoi ce sacrifice, et
pourquoi le mensonge seroit-il pere de la vertu ?
Par-tout où l' intérêt particulier se confond avec
l' intérêt public, la vertu devient dans chaque
individu l' effet nécessaire de l' amour de soi et
de l' intérêt personnel.
Tous les vices d' une nation se rapportent toujours
à quelques vices de sa législation. Pourquoi si
peu d' hommes honnêtes ? C' est que l' infortune
poursuit presque par-tout la probité. Qu' au
contraire les honneurs et la considération en
soient les compagnes, tous les hommes seront
vertueux.
p188
Mais il est des crimes secrets auxquels la
religion seule peut s' opposer. Le vol d' un pôt
confié en est un exemple. Mais l' expérience
prouve-t-elle que ce pôt soit plus surement
confié au prêtre qu' à Ninon De L' Enclos ? Sous
le nom de legs pieux que de vols commis ! Que de
successions enlevées à des héritiers légitimes ?
Telle est la source infecte des richesses
immenses de l' église. Voilà ses vols. Où sont ses
restitutions ? Si le moine, dit-on, ne rend rien,
il fait rendre. à quelle somme par an évaluer ces
restitutions dans un grand royaume ? à cent mille
écus ? Soit qu' on compare cette somme à celle
qu' exige l' entretien de tant de couvens : c' est
alors qu' on pourra juger leur utilité. Que
diroit-on d' un financier qui pour assurer la
recette d' un million en dépenseroit vingt en frais
de régie ? On le traiteroit d' imbécille. Le
public est cet imbécille lorsqu' il entretient
tant de prêtres.
Leurs instructions à trop haut prix sont d' ailleurs
inutiles à des peuples aisés, actifs, industrieux,
et dont la liberté éleve le caractere. Chez de
tels peuples, il se commet peu de crimes secrets.
Devroit-on encore ignorer que c' est à l' union de
l' intérêt public et particulier, que les citoyens
doivent leurs vertus patriotiques ? Les
fondera-t-on toujours sur des erreurs et des
vélations qui depuis si long-tems servent de
prétexte aux plus grands forfaits ?
Si tous les hommes sont esclaves nés de la
superstition, pourquoi, dira-t-on, ne pas profiter
de leur foiblesse pour les rendre heureux et
p189
leur faire honorer les loix ? Est-ce le
superstitieux qui le respecte ? C' est au contraire
lui qui les viole. La superstition est une source
empoisone d' où sont sortis tous les malheurs et
les calamités de la terre. Ne peut-on la tarir ? On
le peut sans doute, et les peuples ne sont pas
aussi nécessairement superstitieux qu' on le pense.
Ils sont ce que le gouvernement les fait. Sous un
prince détrompé, ils ne tardent point à l' être.
Le monarque à la longue est plus fort que les
dieux. Aussi le premier soin du prêtre est de
s' emparer de l' esprit des souverains. Point de viles
flatteries auxquelles à cet effet il ne s' abaisse.
Faut-il les déclarer de droit divin ? Il les
déclarera tels, il s' avouera lui-même leur esclave ;
mais sous la condition tacite qu' ils seront
réellement les leurs. Les princes cessent-ils de
l' être ? Le clergé change de ton et si les
circonstances lui sont favorables, ils leur
annoncent que si dans Saül, Samuël déposa
l' oint du seigneur, Samuël ne put rien autrefois
que le pape ne puisse aujourd' hui.
C' est toujours à sa raison que l' homme honnête
obéira de préférence à la révélation. Il est,
dira-t-il, plus certain que Dieu est l' auteur
de la raison humaine, c' est-à-dire, de la faculté
que l' homme a de discerner le vrai du faux, qu' il
n' est certain que ce même dieu soit l' auteur d' un
tel livre.
Il est plus criminel aux yeux du sage de nier sa
propre raison que de nier quelque rélation que
ce soit.
Le systême religieux rompt toute proportion
p190
entre les compensescernées aux actions des
hommes, et l' utilité dont ces actions sont au
public. Par quelle raison en effet le soldat est-il
moins respecté que le moine ? Pourquoi donne-t-on au
religieux qui fait voeu de pauvreté 12 ou 15 mille
livres de rentes, pour écouter une fois par an les
péchés ou les sotises d' un grand, lorsqu' on refuse
600 livres à l' officier blessé sur la breche ?
Presque toute religion défend aux hommes l' usage
de leur raison, les rend à la fois brutes,
malheureux et cruels. Cette vérité est assez
plaisamment mise en action dans une piece angloise
intitulée la reine du bon sens . Les favoris de
la reine sont dans cette piece la jurisprudence
sous le nom de law , la médecine sous le
nom de phisick ; un prêtre du soleil sous le
nom de Firebrand ou Boutefeu .
Ces favoris las d' un gouvernement contraire à
leurs intérêts conspirent, appellent l' ignorance
à leur secours. Elle débarque dans l' isle du bon
sens à la tête d' une troupe de bateleurs, de
nétriers, de singes etc. ; elle est suivie d' un
gros d' italiens et de françois. La reine du bon
sens marche à sa rencontre. Firebrand l' arrête ;
ô reine, lui dit-il, ton trône est ébranlé : les
dieux s' arment contre toi ; leur colere est l' effet
funeste de ta protection accordée aux incdules.
C' est par ma bouche que le soleil te parle ;
tremble ; remets-moi cet impie, que je le livre
aux flammes ; ou le ciel consommera sur toi sa
vengeance. Je suis ptre ; je suis infaillible ;
je commande, ois, si tu ne crains que je
maudisse le jour de
p191
ta naissance comme un jour fatal à la religion.
La reine sans écouter fait sonner la charge ;
elle est abandonnée de son armée : elle se retire
dans un bois. Firebrand l' y suit et l' y
poignarde. Mon intérêt et ma religion, demandoient,
dit-il, cette grande victime ; mais m' en
déclarerai-je l' assassin ? Non : l' intérêt qui
m' ordonna ce parricide, veut que je le taise : je
pleurerai en public mon ennemie, je célébrerai ses
vertus. Il dit : on entend un bruit de guerre.
L' ignorance paroît, fait enlever le corps du
bon sens , le dépose dans un tombeau. Une voix
en sort et prononce ces mots proptiques : " que
l' ombre du bon sens erre à jamais sur la terre ;
que ses missemens soient l' éternel effroi de
l' armée de l' ignorance ; que cette ombre soit
uniquement visible aux gens éclairés, et qu' ils
soient en conséquence toujours traités de
visionnaires. "
les loix sont les fanaux dont la lumiere éclaire le
peuple dans le chemin de la vertu. Que faut-il
pour rendre les loix respectables ? Qu' elles
tendent évidemment au bien public, et soient
long-tems examinées avant d' être promulguées.
Les loix des douze tables furent chez les romains
un an entier exposées à la censure publique. C' est
par une telle conduite que des magistrats prouvent
le desir sincere qu' ils ont d' établir de bonnes loix.
Tout tribunal qui sur la quisition d' un homme en
place enrégistreroit facilement une peine de mort
contre les citoyens, rendroit lagislation odieuse
et la magistrature méprisable.
Quatre choses disent les juifs doivent détruire
p192
le monde, l' une desquelles est un homme religieux
et fou.
Tout homme craint la douleur et la mort. Le soldat
me oit à cette crainte ; elle le discipline.
Qui ne redouteroit rien, ne feroit rien contre sa
volonté. C' est en qualité de poltronnes que les
troupes sont braves. Or, dit à ce sujet un grand
prince, si le bourreau peut tout sur les armées, il
peut tout sur les villes.
Si la police nécessaire pour primer le crime est
trop coûteuse, elle est à charge aux citoyens : elle
devient une calamité publique. Si la police est
trop inquisitive, elle corrompt les moeurs, elle
étend l' esprit d' espionnage ; elle devient une
calamité publique. Il ne faut pas que la police
serve la vengeance du fort contre le foible et
qu' elle emprisonne le citoyen sans faire
juridiquement son pros. Elle doit de plus se
surveiller sans cesse elle-même. Sans la plus
extrême vigilance, ses commis devenus des
malfaiteurs autorisés, sont d' autant plus
dangereux, que leurs crimes nombreux et cachés
restent inconnus comme impunis.
Il n' est pas d' un despote jésuite comme d' un
tyran oriental qui suivi d' une troupe de bandits à
laquelle il donne le nom d' armée, pille et ravage
son empire. Lesuite despote soumis lui-même aux
regles de son ordre, ani du même esprit, ne tire
sa considération que de la puissance de ses sujets.
Son despotisme ne peut donc leur être nuisible.
Si l' on cite peu de régicides parmi les réformés,
p193
c' est qu' ils ne s' agenouillent point devant le
prêtre, qu' ils se confessent à Dieu et non à
l' homme. Il n' en est pas de même des catholiques.
Presque tous se confessent et communient avant
leurs attentats.
L' oissance du moine envers son supérieur rendra
toujours ce dernier redoutable. Ordonne-t-il le
meurtre ? Le meurtre s' exécute. Quel religieux
peut résister à ses commandemens ? Que de moyens
dans le supérieur pour se faire obéir ! Pour les
connoître, parcourons la regle des capucins.
p194
Une telle regle done, il n' est point de moine
dont le pape, l' église et le ral ne puisse
faire un régicide. Point de supérieurs auxquels
le prince dût conférer une semblable puissance
sur ses inférieurs. Par quel aveuglement expose-t-il
ainsi l' innocence aux plus cruels supplices et
lui-même à tant de dangers ?
Parmi les ouvrages des suites, il en est sans
doute beaucoup plus de ridicules que de hazardés.
Le p Garasse, par exemple, déclamant contre
Caïn, dit p 130, l 2, de sa doctrine curieuse.
" que Caïn, comme le remarquent les
p195
hébreux, étoit un homme de peu de sens... etc. "
ce me pere l 1 p 97, raconte qu' à l' arrivée de
Calvin, dans le Poitou, lorsque presque toute
la noblesse en embrassoit les erreurs, un
gentilhomme retint partie de cette noblesse à la
foi catholique en disant ; " je promets d' établir
une religion meilleure que celle de Calvin, si je
trouve une douzaine de bélîtres qui ne craignent
pas de se faire bler pour la défense de mes
veries. " Fontenelle fut persécuté pour avoir
pété dans ses oracles ce que le pere Garasse
fit dire au gentilhomme Poitevin. Tant il est
vrai qu' il n' y a qu' heur et malheur en ce monde.
Jusqu' aux dans jansénistes, tous conviennent
qu' en France l' éducation actuelle ne peut former
des citoyens et des patriotes. Pourquoi donc
toujours occupés de leur grace versatile ou
suffisante, ces jansénistes n' ont-ils encore
proposé aucun plan d' éducation publique. Que
d' indifférence dans les dévots pour le bien
général !
Ce livre des assertions, disoient les partisans
p196
des jésuites, digne d' un théologien hibernois ne
l' est point d' un parlement. Les jésuites,
ajoutoient-ils, n' ont donc pas été jugés par des
magistrats, mais par des procureurs jansénistes.
Ce que je sais, c' est qu' on doit en partie à ce
livre la dissolution de cette société. Tant il est
vrai que les plus heureuses réformes s' opérent
quelquefois par les moyens les plus ridicules.
En presque tous les pays, qui veut obtenir une
charge, doit être de la religion du peuple. La
Chine, dit-on, est presque le seul empire
l' on ait reconnu l' abus de cet usage. Pour être
historien juste et véridique, s' il faut, disent
les chinois, être indifférent à toute religion ;
pour régir équitablement les hommes, pour être
magistrat integre, mandarin sans pvention, il
faut donc n' être pareillement d' aucune secte.
Pons De Thiard De Bissy évêque de Chalons
Sur Saone (le seul qui dans les états de Blois
de 1558t resté fidele à Henri Iii) adresse une
lettre au parlement de Dijon. Dans cette lettre
en date de 1590, ce prélatplore d' abord le
malheur de sa triste patrie ; il décrit les
horreurs de la ligue et ses crimes abominables ;
il assure enfin que Dieu dans sa colere veut
abymer ce beau royaume que des imposteurs au
masque de fer ont ébranlé de toutes parts . Puis
s' adressant au parlement, c' est ainsi qu' il
l' exhorte à chasser les jésuites.
" ces apôtres de Mahomet ont, dit-il, l' impiété de
prêcher que la guerre est la voie de Dieu... etc. "
p197
ô ! Mortels qui vous dites bons et qui l' êtes en
effet si peu, ne rougirez-vous jamais de votre
indifférence pour la réforme et la perfection de
vos loix ! Vos magistrats ne savent-ils vous régir
et vous contenir que par la crainte des supplices
les plus abominables ? Insensibles aux cris et aux
gémissemens des condams, n' essaieront-ils jamais
de réprimer le crime par des moyens plus doux ? Il
est temps qu' ils constatent leur humanité
p198
par la recherche de ces moyens. Qu' ils composent
donc des ouvrages sur ce sujet. Qu' ils craignent
qu' on n' impute à la paresse de leur esprit le
meurtre de tant d' infortus, et qu' ils proposent
enfin des prix pour la solution du problême si
digne de l' équité compatissante des souverains !
ô ! Mortels, votre prétendue bonté n' est
qu' hypocrisie ! Elle est dans vos paroles et non
dans vos actions.
p199
SECTION 8 CHAPITRE 1
tous les hommes dans l' état de socié
peuvent-ils être également heureux.
nulle société où tous les citoyens puissent être
égaux en richesses et en puissance. En est-il
tous puissent être égaux en bonheur ? C' est ce que
j' examine.
Des loix sages pourroient sans doute opérer le
prodige d' une félicité universelle. Tous les
citoyens ont-ils quelque propriété ? Tous sont-ils
dans un certain état d' aisance, et peuvent-ils
par un travail de sept ou huit heures subvenir
abondamment à leurs besoins et à ceux de leur
famille ? Ils sont aussi heureux qu' ils peuvent
l' être.
p200
Pour le prouver, sachons en quoi consiste le
bonheur du particulier. Cette connoissance
préliminaire est la seule base sur laquelle on
puisse édifier la félicité nationale.
Une nation est le composé de tous ses citoyens ;
et le bonheur public le composé de tous les
bonheurs particuliers. Or qu' est-ce qui constitue
le bonheur de l' individu ? Peut-être l' ignore-t-on
encore et ne s' est-on point assez occupé d' une
question qui peut cependant jetter les plus grandes
lumieres sur les diverses parties de l' administration.
Qu' on interroge la plupart des hommes. Pour être
également heureux, diront-ils, il faudroit que
tous fussent également riches et puissans. Rien de
plus faux que cette assertion. En effet si la vie
n' est que le composé d' une infinité d' instans
divers, tous les hommes seroient également heureux,
si tous pouvoient remplir ces instans d' une
maniere également agréable. Le peut-on dans les
différentes conditions ? Est-il possible d' y
colorier de la même nuance de félicité tous les
momens de la vie humaine ? Pour résoudre cette
question, sachons dans quelles occupations
différentes se consomment nécessairement les
diverses parties de la journée.
p201
SECTION 8 CHAPITRE 2
de l' emploi du tems.
les hommes ont faim et soif : ils ont besoin de
coucher avec eur femmes, de dormir etc. Des
vingt-quatre heures de la journée, ils en
emploient dix ou douze à pourvoir à ces divers
besoins. Au moment qu' ils les satisfont, depuis
le marchand de peaux de lapin jusqu' au prince,
tous sont également heureux.
En vain diroit-on que la table de la richesse
est plus licate que celle de l' aisance. L' artisan
est-il bien nourri ? Il est content. La différente
cuisine des différens peuples prouve, comme je l' ai
déjà dit, que la bonne chere est la chere
accoutumée.
Il est donc dix ou douze heures de la journée
tous les hommes assez aisés pour se procurer leur
nécessaire, peuvent être également heureux. Quant
aux dix ou douze autres heures, c' est-à-dire, à
celles qui séparent un besoin
p202
renaissant d' un besoin satisfait, qui doute que
les hommes n' y jouissent encore de la même félicité,
s' ils en font communément le même usage, et si
presque tous le consacrent au travail, c' est-à-dire,
à l' acquisition de l' argent nécessaire pour
subvenir à leurs besoins ? Or le postillon qui
court, le charretier qui voiture, le commis qui
enrégistre, tous dans leurs divers états, se
proposent ce même objet. Ils font donc en ce sens
le même emploi de leur tems.
Mais, dira-t-on, en est-il ainsi de l' opulent oisif ?
Ses richesses fournissent sans travail à tous ses
besoins, à tous ses amusemens : j' en conviens. En
est-il plus heureux ? Non : la nature ne multiplie
pas en sa faveur les besoins de la faim, de
l' amour etc. Mais cet opulent remplit d' une
maniere plus agréable l' intervalle qui sépare un
besoin satisfait, d' un besoin renaissant ? J' en
doute.
L' artisan est sans contredit exposé au travail.
Mais le riche oisif l' est à l' ennui. Lequel de
ces deux maux est le plus grand ?
Si le travail est généralement regarcomme un
mal, c' est que dans la plupart des gouvernemens,
l' on ne se procure le nécessaire que par un
travail excessif ; c' est que l' idée du travail
rappelle en conséquence toujours l' idée de la
peine.
Le travail cependant n' en est pas une en lui-même.
L' habitude nous le rend-elle facile ? Nous
occupe-t-il sans trop nous fatiguer ? Le travail
au contraire est un bien.
Que d' artisans devenus riches continuent
p203
encore leur commerce et ne le quittent qu' à
regret, lorsque la vieillesse les y contraint ! Rien
que l' habitude ne rende agréable.
Dans l' exercice de sa charge, de son métier, de sa
profession, de son talent, le magistrat qui juge,
le serrurier qui forge, l' huissier qui exploite, le
poëte et le musicien qui composent, tous goûtent
à peu près leme plaisir et dans leurs travaux
divers trouvent également le moyen d' échapper au
mal physique de l' ennui.
L' homme occupé est l' homme heureux. Pour le
prouver, je distinguerai deux sortes de plaisirs.
Les uns sont les plaisirs des sens . Ils sont
fondés sur des besoins physiques. Ils sont goûtés
dans toutes les conditions ; et dans le moment
les hommes en jouissent, ils sont également
fortus. Mais ces plaisirs ont peu de durée.
Les autres sont les plaisirs de prevoyance .
Entre ces plaisirs, je compte tous les moyens de
se procurer les besoins physiques. Ces moyens sont
par la prévoyance toujours convertis en plaisirs
réels. Je prends le rabot ; qu' éprouverai-je ?
Tous les plaisirs de prévoyance attachés au
paiement de ma menuiserie. Or les plaisirs de cette
espece n' existent point pour l' opulent qui sans
travail, trouve dans sa caisse l' échange de tous les
objets de ses desirs. Il n' a rien à faire pour se
les procurer ; il en est d' autant plus ennuyé.
Aussi toujours inquiet, toujours en mouvement,
toujours prome dans un carrosse, c' est
l' écureuil qui se désennuie en roulant sa cage.
p204
Pour être heureux, l' opulent oisif est forcé
d' attendre que la nature renouvelle en lui quelque
besoin.
C' est donc l' ennui du désoeuvrement qui remplit
en lui l' intervalle qui sépare un besoin
renaissant d' un besoin satisfait.
Dans l' artisan c' est le travail, qui, lui
procurant les moyens de pourvoir à des besoins, à
des amusemens qu' il n' obtient qu' à ce prix, le lui
rend agréable.
Pour le riche oisif il est mille momens d' ennui
pendant lesquels l' artisan et l' ouvrier goûtent les
plaisirs toujours renaissans de la prévoyance.
Le travail, lorsqu' il est modé, est ennéral le
plus heureux emploi que l' on puisse faire du tems
l' on ne satisfait aucun besoin, où l' on ne
jouit d' aucun des plaisirs des sens, sans contredit
les plus vifs et les moins durables de tous.
Que de sentimens agréables ignorés de celui
qu' aucun besoin ne nécessite à penser ! Mes
immenses richesses m' assurent-elles tous les
plaisirs que le pauvre desire et qu' il acquiert
avec tant de peine ? Je me plonge dans l' oisiveté.
J' attends, comme je l' ai déjà dit, avec impatience
que la nature veille en moi quelque desir
nouveau. J' attends ; je suis ennuyé et malheureux.
Il n' en est pas ainsi de l' homme occupé. L' idée de
travail et de l' argent dont on le paye, s' est-elle
associée dans sa mémoire à l' ie de bonheur ;
l' occupation en devient un. Chaque
p205
coup de hache rappelle au souvenir du charpentier
les plaisirs que doit lui procurer le paiement de
sa journée.
En général toute occupationcessaire remplit de
la maniere la plus agréable l' intervalle qui
pare un besoin satisfait d' un besoin renaissant,
c' est-à-dire, les dix ou douze heures de la
journée l' on envie le plus l' oisiveté du riche,
l' on le croit si supérieurement heureux.
La joie avec laquelle s le matin le laboureur
attele sa charrue, et le receveur ouvre sa caisse
et son livre de compte en est la preuve.
L' occupation est un plaisir de tous les instans,
mais ignoré du grand et du riche oisif. La
mesure de notre opulence, quoi qu' en dise le
préjugé, n' est donc pas la mesure de notre licité.
Aussi dans toutes les conditions, où, comme je l' ai
déjà dit, l' on peut par un travail modésubvenir
à tous ses besoins, les hommes au-dessus de
l' indigence, moins exposés à l' ennui que les riches
oisifs, sont à peu-près aussi heureux qu' ils
peuvent l' être.
Les hommes sans être égaux en richesses, et en
dignités, peuvent donc l' être en bonheur. Mais
pourquoi les empires ne sont-ils peuplés que
d' infortunés.
p206
SECTION 8 CHAPITRE 3
des causes du malheur de presque toutes les
nations.
le malheur presque universel des hommes et des
peuples pend de l' imperfection de leurs loix
et du partage trop inégal des richesses. Il n' est
dans la plupart des royaumes que deux classes de
citoyens ; l' une qui manque du nécessaire, l' autre
qui regorge de superflus.
La premiere ne peut pourvoir à ses besoins que par
un travail excessif. Ce travail est un mal physique
pour tous : c' est un supplice pour quelques-uns.
La seconde classe vit dans l' abondance, mais aussi
dans les angoisses de l' ennui. Or l' ennui est un
mal presqu' aussi redoutable que l' indigence.
La plupart des empires ne doivent donc être
peuplés que d' infortunés. Que faire pour y
rappeller
p207
le bonheur ? Diminuer la richesse des uns ;
augmenter celle des autres ; mettre le pauvre en
un tel état d' aisance qu' il puisse par un travail
de sept ou huit heures abondamment subvenir à ses
besoins et à ceux de sa famille. C' est alors qu' il
devient à peu près aussi heureux qu' il le peut
être.
Il gte alors, quant aux plaisirs physiques, tous
ceux de l' opulent. L' appetit du pauvre est de la
nature de l' appetit du riche, et pour me servir du
proverbe usité, le riche ne ne pas deux fois .
Je sais qu' il est des plaisirs coûteux hors de la
portée de la simple aisance : mais l' on peut
toujours les remplacer par d' autres et remplir
d' une maniere également agréable l' intervalle qui
pare un besoin satisfait d' un besoin renaissant,
c' est-à-dire, un repas d' un autre repas, une
premiere d' une seconde jouissance. Dans tout sage
gouvernement, l' on peut jouir d' une égale félicité,
et dans les momens l' on satisfait ses besoins,
et dans ceux qui séparent un besoin satisfait d' un
besoin renaissant. Or si la vie n' est que
l' addition de ces deux sortes d' instans, l' homme
aisé, comme je m' étois proposé de le prouver, peut
donc égaler en bonheur les plus riches et les plus
puissans.
Mais est-il possible que de bonnes loix missent
tous les citoyens dans cet état d' aisance requis
pour le bonheur ? C' est à ce fait que se duit
maintenant cette importante question.
p208
SECTION 8 CHAPITRE 4
qu' il est possible de donner plus d' aisance
aux citoyens.
dans l' état actuel de la plupart des nations, que
le gouvernement frappé de la trop grande
disproportion des fortunes, veuille y remettre
plus d' égalité, il aura sans doute mille obstacles
à surmonter. Un semblable projet conçu avec
sagesse ne doit et ne peut s' ecuter que par des
changemens continus et insensibles ; mais ces
changemens sont possibles.
Que les loix assignent quelque propriété à tous
les citoyens, elles arracheront le pauvre à
l' horreur de l' indigence et le riche au malheur de
l' ennui. Elles rendront l' un et l' autre plus
heureux.
Mais ces loix établies s' imagine-t-on que sans être
également riches ou puissans, les hommes
p209
se croiroient également heureux ? Rien de plus
difficile à leur persuader dans l' éducation
actuelle. Pourquoi ? C' est que dans leur enfance
on associe dans leur moire l' idée de richesse à
celle de bonheur ; c' est qu' en presque tous les
pays cette idée doit se graver d' autant plus
profondément dans leur souvenir, qu' ils n' y
pourvoient communément que par un travail excessif
à leurs besoins pressans et journaliers.
En seroit-il ainsi dans un pays gouverné par
d' excellentes loix ?
Si le sauvage a pour l' or et les dignités le
pris le plus dédaigneux, l' idée de l' extrême
richesse n' est donc pascessairement liée à celle
de l' extrême bonheur. On peut donc s' en former des
idées distinctes et différentes ; on peut donc
prouver aux hommes que dans la suite des instans
qui composent leur vie, tous seroient également
heureux, si par la forme du gouvernement ils
pouvoient à quelqu' aisance joindre la propriété de
leurs biens, de leur vie et de leur liberté. C' est
le défaut de bonnes loix qui par-tout allume le
desir d' immenses richesses.
SECTION 8 CHAPITRE 5
p210
du desir excessif des richesses.
je n' examine point dans ce chapitre si le desir
de l' or est le principe d' activité de la plupart
des nations, et si dans les gouvernemens actuels,
cette passion n' est point un malcessaire. Je
ne la considere que relativement à son influence
sur le bonheur des particuliers.
Ce que j' observe à ce sujet, c' est qu' il est des
pays le desir d' immenses richesses devient
raisonnable. Ce sont ceux les taxes sont
arbitraires et par conséquent les possessions
incertaines, où les renversemens des fortunes sont
fréquens ; où comme en orient le prince peut
impunément s' emparer des propriétés de ses sujets.
Dans ce pays, si l' on desire les trésors
d' ambouleasent, c' est que toujours exposé à les
perdre, on espere au moins tirer des débris d' une
grande fortune de quoi subsister soi et sa famille.
Par-tout où la loi sans force ne peut protéger le
foible contre le puissant, on peut regarder
l' opulence comme un moyen de se soustraire aux
injustices, aux vexations du fort, aupris enfin
compagnon de la foiblesse. On désire donc une
grande fortune comme une protectrice et un bouclier
contre les oppresseurs.
Mais dans un gouvernement où l' on seroit assuré de
la propriété de ses biens, de sa vie et
p211
de sa liberté, où le peuple vivroit dans une
certaine aisance, le seul homme qui pût
raisonnablement desirer d' immenses richesses, seroit
le riche oisif ; lui-seul, s' il en étoit dans un
tel pays, pourroit les croire cessaires à son
bonheur ; parce que ses besoins sont en fantaisies,
et que les fantaisies n' ont point de bornes.
Vouloir les satisfaire, c' est vouloir remplir le
tonneau des Danaïdes.
Par-tout où les citoyens n' ont point de part au
gouvernement, où toute émulation est éteinte,
quiconque est au dessus du besoin, est sans motif
pour étudier et s' instruire ; son ame est vuide
d' idées ; il est absorbé dans l' ennui ; il
voudroit y échapper : il ne le peut. Sans ressource
au dedans de lui-même, c' est du dehors qu' il
attend sa félicité. Trop paresseux pour aller au
devant du plaisir, il voudroit que le plaisir
vînt au devant de lui. Or le plaisir se fait
souvent attendre, et le riche par cette raison est
souvent et nécessairement infortuné.
Ma félicité pend-elle d' autrui ? Suis-je passif
dans mes amusemens ? Ne puis-je m' arracher
moi-même à l' ennui ? Quel moyen de m' y soustraire ?
C' est peu d' une table spendide, il me faut encore
des chevaux, des chiens, des équipages,
p212
des concerts, des musiciens, des peintres, des
spectacles pompeux. Point de trésor qui puisse
fournir à ma pense.
Peu de fortune suffit au bonheur de l' homme
occupé. La plus grande ne suffit pas au bonheur
d' un soeuvré. Il faut ruiner cent villages pour
amuser un oisif. Les plus grands princes n' ont
point assez de richesses et de bénéfices pour
satisfaire l' avidité d' une femme, d' un courtisan
ou d' un prélat. Ce n' est point au pauvre, c' est au
riche oisif que se fait le plus vivement sentir le
besoin d' immenses richesses. Aussi que de nations
ruinées et surchargées d' impôts. Que de citoyens
privés ducessaire, uniquement pour subvenir
aux dépenses de quelques ennuyés ! La richesse
a-t-elle engourdi dans un homme la faculté de
penser ? Il s' abandonne à la paresse ; il sent à la
fois de la douleur à se mouvoir et de l' ennui à
n' être point mû. Il voudroit être remué sans se
donner la peine de se remuer. Or que de richesses
pour se procurer ce mouvement étranger !
ô ! Indigens, vous n' êtes pas sans doute les seuls
misérables ! Pour adoucir vos maux considérez cet
opulent oisif qui passif dans presque tous ses
amusemens, ne peut s' arracher à l' ennui que par des
sensations trop vives pour être fréquentes.
Si l' on me souonnoit d' exagérer ici le malheur
du riche oisif, que l' on examine en détail ce que
la plupart des grands et des riches font pour
l' éviter, l' on sera convaincu que cette maladie est
du moins aussi commune que cruelle.
p213
SECTION 8 CHAPITRE 6
de l' ennui.
l' ennui est une maladie de l' ame. Quel en est le
principe ? L' absence de sensations assez vives
pour nous occuper.
Unediocre fortune nous nécessite-t-elle au
travail ? En a-t-on contracté l' habitude ?
Poursuit-on la gloire dans la carriere des arts et
des sciences ? On n' est point exposé à l' ennui.
Il n' attaque communément que le riche oisif.
SECTION 8 CHAPITRE 7
des moyens inventés par les oisifs pour se
soustraire à l' ennui.
en France, par exemple, mille devoirs de socié
inconnus aux autres nations y ont été inventés
par l' ennui. Une femme se marie ; elle
p214
accouche. Un oisif l' apprend : il s' impose à tant
de visites ; va tous les jours à la porte de
l' accouchée, parle au suisse ; remonte dans son
carrosse et va s' ennuyer ailleurs.
De plus ce me oisif se condamne chaque jour à
tant de billets, à tant de lettres de complimens
écrites avec dégoût et lues de même.
L' oisif voudroit éprouver à chaque instant des
sensations fortes. Elles-seules peuvent l' arracher
à l' ennui. à leur défaut, il saisit celles qui se
trouvent à sa pore. Je suis seul ; j' allume du
feu. Le feu fait compagnie. C' est pour éprouver
sans cesse de nouvelles sensations que le turc et
le persan chent perpétuellement, l' un son opium,
l' autre son bétel.
Le sauvage s' ennuie-t-il ? Il s' assied ps d' un
ruisseau et fixe les yeux sur le courant. En
France, le riche pour la même raison se loge
chérement sur le quai des théatins. Il voit passer
les bateaux ; il éprouve de tems-en-tems quelques
sensations. C' est un tribut de trois ou quatre
mille livres que l' oisif paie tous les ans à
l' ennui et dont l' homme occupé eût pu faire présent
à l' indigence. Or si les grands, les riches sont
si fquemment et si fortement attaqués de la
maladie de l' ennui, nul doute qu' elle n' ait une
grande influence sur les moeurs nationales.
SECTION 8 CHAPITRE 8
p215
de l' influence de l' ennui sur les moeurs des
nations.
dans un gouvernement où les riches et les grands
n' ont point de part au maniement des affaires
publiques ; où comme en Portugal la superstition
leur fend de penser, que peut faire le riche
oisif ? L' amour. Les soins qu' exige une maîtresse
y peuvent seuls remplir d' une maniere vive
l' intervalle qui sépare un besoin satisfait d' un
besoin renaissant. Mais pour qu' une maîtresse
devienne une occupation, que faut-il ? Que l' amour
soit entouré de périls, que la jalousie
vigilante s' opposant sans cesse aux desirs de
l' amant, cet amant soit sans cesse occupé des
moyens de la surprendre.
L' amour et la jalousie sont donc en Portugal
les seuls remedes à l' ennui. Or quelle influence
p216
de tels remedes ne doivent-ils pas avoir sur les
moeurs nationales ? C' est à l' ennui qu' on doit
pareillement en Italie l' invention des sigisbées.
L' ennui sans doute eut autrefois part à
l' institution de la chevalerie. Les anciens et
preux chevaliers ne cultivoient ni les arts, ni
les sciences. La mode ne leur permettoit pas de
s' instruire, ni leur naissance de commercer. Que
pouvoit donc faire un chevalier ? L' amour. Mais
au moment qu' il claroit sa passion à sa maîtresse,
si cette maîtresse eût comme dans les moeurs
actuelles ru sa main et couron sa tendresse,
ils se fussent mariés, eussent fait des enfans et
puis c' est tout. Or un enfant est bientôt fait.
L' époux
p217
et l' épouse se fussent ennuyés une partie de leur
vie.
Pour conserver leurs desirs dans toute leur
activité, pour occuper leur jeunesse et en
écarter l' ennui, le chevalier et sa maîtresse
durent donc par une convention tacite et
inviolable s' engager l' un d' attaquer, l' autre de
sister tant de tems. L' amour par ce moyen
devenoit une occupation. C' en étoit réellement une
pour le chevalier.
Toujours en action près de sa bien-aimée, il
falloit pour la conqrir que l' amant se montrât
passionné dans ses propos, vaillant dans les
combats, qu' il se présentât dans les tournois, y
parût bien monté, galamment armé, et y maniât la
lance avec adresse et force. Le chevalier passoit
sa jeunesse dans ces exercices, tuoit le tems dans
ces occupations ; il se marioit enfin, et la
bénédiction nuptiale donnée, le romancier n' en
parloit plus.
Peut-être dans leur vieillesse les preux
chevaliers d' autrefois, étoient-ils comme
quelques-uns de nos vieux guerriers d' aujourd' hui,
ennuyés, ennuyeux, bavards et superstitieux.
Pour être heureux faut-il que nos desirs soient
remplis aussi-tôt que conçus ? Non : le plaisir
veut qu' on le poursuive quelque tems. Puis-je à
mon lever jouir d' une jolie femme, que faire le
reste de la joure ? Tout y prendra la couleur de
l' ennui. Ne dois-je la voir que le soir. Le
flambeau de l' espoir et du plaisir colorera d' une
nuance de rose tous les instans de ma journée. Un
jeune homme demande unrail. S' il l' obtient,
bientôt
p218
épuisé par le plaisir, il végétera dans le
désoeuvrement de l' ennui.
Connois, lui dirois-je, toute l' absurdité de ta
demande. Vois ces grands, ces princes, ces hommes
extrêmement riches, ils possedent tout ce que tu
envies ; quels mortels sont plus ennuyés ! S' ils
jouissent de tout avec indifrence, c' est qu' ils
jouissent sans besoin.
Quel plaisir différent éprouvent dans les forêts
deux hommes, dont l' un chasse pour s' amuser et
l' autre pour nourir lui et sa famille ? Ce dernier
arrive-t-il à sa cabane charde gibier ? Sa
femme et ses enfans ont couru au-devant de lui. La
joie est sur leur visage ; il jouit de toute celle
qu' il leur procure.
Le besoin est le principe, et de l' activité et du
bonheur des hommes. Pour être heureux, il faut des
desirs, les satisfaire avec quelque peine : mais
la peine donnée, être sûr d' en jouir.
SECTION 8 CHAPITRE 9
de l' acquisition plus ou moins difficile des
plaisirs selon le gouvernement l' on vit et
le poste qu' on y occupe.
je prends encore le plaisir des femmes pour
exemple. En Angleterre l' amour n' y est point une
p219
occupation ; c' est un plaisir. Un grand, un riche
occupé dans la chambre haute ou basse des affaires
publiques, ou chez lui de son commerce, traite
légérement l' amour. Ses lettres ou ses envois
expéds, il monte chez une jolie fille jouir et
non soupirer. Quel rôle joueroit à Londres un
sigisbée ? à peu-ps le même qu' il eût joué à
Sparte ou dans l' ancienne Rome.
Qu' en Franceme un ministre ait des femmes ; on
le trouve bon. Mais qu' il perde son tems auprès
d' elles ; on s' en moque. On veut bien qu' il jouisse,
non qu' il soupire. Les dames sont donc priées de se
prêter avec égard à la triste situation du
ministre et d' être pour lui moins difficiles.
Peut-être n' a-t-on rien à leur reprocher sur ce
point. Elles sont assez patriotes pour lui épargner
jusqu' à l' ennui de la déclaration et sentent que
c' est toujours sur le degdu désoeuvrement d' un
amant, qu' elles doivent mesurer leur résistance.
SECTION 8 CHAPITRE 10
quelle maîtresse convient à l' oisif.
on fait maintenant peu de cas de l' amour
platonique : on lui préfere l' amour physique ; et
celui-ci n' est pasellement le moins vif. Le
cerf est-il enflammé de ce dernier amour ? De
timide, il devient brave. Le chien fidele quitte
son maître et court après la lice en chaleur. En
est-il
p220
paré ? Il ne mange point : tout son corps
frissonne, il pousse de longs hurlemens. L' amour
platonique fait-il plus ? Non : je m' en tiens
donc à l' amour physique. C' est pour ce dernier
que M De Buffon seclare, et je pense comme
lui, que de tous les amours, c' est le plus agréable,
excepté cependant pour les désoeuvrés.
Une coquette est pour ces derniers une maîtresse
délicieuse. Entre-t-elle dans une assemblée vêtue
de cette maniere galante qui permet à tous
d' espérer ce qu' elle n' accordera qu' à très-peu ?
L' oisif s' éveille ; sa jalousie s' irrite ; il est
arraché à l' ennui. Il faut donc des coquettes aux
oisifs et de jolies filles aux occupés.
La chasse des femmes comme celle du gibier, doit
être différente selon le tems qu' on veut y mettre.
N' y peut-on donner qu' une heure ou deux ? On va au
tiré. Ne sait-on que faire de son tems ? Veut-on
prolonger son mouvement ? Il faut des chiens
courans et forcer le gibier. La femme adroite se
fait long-tems courir par le soeuvré.
Au Canada le roman du sauvage est court. Il n' a
pas le tems de faire l' amour. Il faut qu' il pêche
et qu' il chasse. Il offre donc l' allumette à sa
maîtresse ; l' a-t-elle souflée ? Il est heureux.
Si l' on avoit à peindre les amours de Marius et
de César, lorsqu' ils avoient en tête Silla et
Pompée, ou le
p221
roman ne seroit pas vraisemblable, ou, comme celui
du sauvage, il seroit très-court. Il faudroit
quesar y répétât, je suis venu, j' ai vu, j' ai
vaincu.
Si l' on décrivoit au contraire les amours
champêtres des bergers oisifs, il faudroit leur
donner des maîtresses délicates, cruelles et
sur-tout fort pudibondes. Sans de telles maîtresses
Céladon périroit d' ennui.
SECTION 8 CHAPITRE 11
de la variété des romans et de l' amour dans
l' homme oisif ou occupé.
dans tous les siecles les femmes ne se laissent
pas prendre aux mêmes appas, et de-là tant de
tableaux différens de l' amour. Le sujet est
cependant toujours le même ; c' est l' union d' un
homme à une femme.
Le roman est fini lorsque le romancier les a
couchés dans le même lit.
Si ces sortes d' ouvrages different entr' eux, ce
n' est que dans la variété des moyens employés par
le héros pour faire agréer à sa maîtresse cette
phrase un peu sauvage ; moi vouloir coucher
avec toi .
p222
Le ton des romans change selon le siecle, le
gouvernement, où le romancier écrit et le degré
d' oisiveté de sonros. Chez une nation occupée
on met peu d' importance à l' amour. Il est
inconstant, aussi peu durable que la rose. Tant
que l' amant en est aux petits soins, aux premieres
faveurs ; c' est la rose en bouton. Aux premiers
plaisirs le bouton s' ouvre et découvre la rose
naissante. De nouveaux plaisirs l' épanouissent
entiérement. A-t-elle atteint toute sa beauté ?
La rose se flétrit ; ses feuilles se détachent,
elle meurt pour refleurir l' année suivante, et
l' amour pour renaître avec une mtresse nouvelle.
Chez un peuple oisif, l' amour devient une affaire,
il est plus constant.
Que ne peuvent sur les moeurs l' ennui et l' oisiveté.
Parmi les gens du monde, dit La Rochefoucault,
s' il n' est point de mariages délicieux, c' est qu' en
France la femme riche ne sait à quoi passer son
tems. L' ennui la poursuit. Elle veut s' y
soustraire ; elle prend un amant ; fait des dettes.
Le mari se che, il n' est point écouté. Les
deux époux s' aigrissent et se détestent, parce
qu' ils sont oisifs, ennuyés et malheureux. Il en
est autrement de la femme du laboureur. Dans cet
état les époux s' aiment, parce qu' ils sont
occupés, qu' ils se sont mutuellement utiles ;
parce que la femme veille sur la basse-cour,
allaite ses enfans, tandis que le mari laboure.
L' oisiveté souvent mere des vices, l' est toujours
de l' ennui : et c' est jusque dans la religion
qu' on cherche un remede à cet ennui.
p223
SECTION 8 CHAPITRE 12
de la religion et de ses cérémonies considérées
comme remede à l' ennui.
aux Indes où la terre sans culture fournit
abondamment aux besoins d' un peuple paresseux,
qui pourroit, dit un savant anglois, l' arracher à
l' ennui, sinon la religion et ses devoirs
multipliés ? Aussi la pureté de l' ame y est-elle
attace à tant de rits et de pratiques
superstitieuses qu' il n' est point d' indien
quelqu' attentif qu' il soit sur lui-même qui ne
commette chaque instant des fautes dont les dieux
ne manquent point d' être irrités, jusqu' à ce que
les prêtres enrichis des offrandes ducheur,
soient appaisés et satisfaits.
La vie d' un indien n' est en conséquence qu' une
purification, une ablution et une pénitence
perpétuelle.
En Europe nos femmes atteignent-elles un certain
âge ? Quittent-elles le rouge, les amans, les
spectacles ? Elles tombent dans un ennui
insuportable. Que faire pour s' y soustraire ?
Subtuer de nouvelles occupations aux anciennes,
se faire dévotes, se créer des devoirs pieux.
Aller tous les jours à la messe, à vèpres, au
sermon, en visite chez un directeur, s' imposer des
macérations. On aime mieux encore se macérer que
p224
s' ennuyer. Mais à quel âge cette métamorphose
s' opere-t-elle ? Communément à quarante-cinq ou
cinquante ans. C' est pour les femmes le tems de
l' apparition du diable. Les pjugés alors le
représentent vivement à leur mémoire.
Il en est des pjugés comme des fleurs de lis :
l' empreinte en est quelque tems invisible : mais
le directeur et le boureau la font à leur gré
reparoître. Or si l' on cherche jusque dans une
dévotion prile le moyen d' échapper à l' ennui, il
faut donc que cette maladie soit bien commune et
bien cruelle. Quel remede y apporter ? Aucun qui
soit efficace. On n' use en ce genre que de palliatifs :
les plus puissans sont les arts d' agrémens ; et
c' est en faveur des ennuyés que sans doute on les
perfectionna.
On a dit du hasard qu' il est le pere commun de
toutes les découvertes. Or si les besoins physiques
peuvent aps le hazard être regars comme les
inventeurs des arts utiles, le besoin d' amusement
doit après ceme hasard être pareillement
regarcomme l' inventeur des arts d' agrémens.
Leur objet est d' exciter en nous des sensations
qui nous arrachent à l' ennui. Or plus ces
sensations sont à la fois fortes et distinctes,
plus elles sont efficaces.
L' objet des arts est d' émouvoir, et les diverses
regles de la poëtique ou de l' éloquence, ne sont
que les divers moyens d' orer cet effet.
émouvoir est le principe, et les préceptes de la
rhétorique en sont le veloppement ou les
conséquences. C' est parce que les rteurs n' ont
p225
pas également senti toute l' étendue de cette idée
que je me permets d' en indiquer la fécondité.
Mon sujet m' autorise à cet examen. C' est par la
connoissance des remedes employés contre l' ennui,
qu' on peut de plus en plus s' éclairer sur sa
nature.
SECTION 8 CHAPITRE 13
des arts d' agmens et de ce qu' en ce genre
on appelle le beau.
l' objet des arts, comme je l' ai déjà dit, est
de plaire et par conséquent d' exciter en nous
des sensations qui sans être douloureuses, soient
vives et fortes. Un ouvrage produit-il sur nous
cet effet ? On y applaudit.
p226
Le beau est ce qui nous frappe vivement. Et par
le mot de connoissance du beau , l' on entend
celle des moyens d' exciter en nous des sensations
d' autant plus agréables qu' elles sont plus
neuves et plus distinctes.
C' est aux moyens d' opérer cet effet que se
duisent toutes les diverses regles de la
poétique et de l' éloquence.
Si l' on veut du neuf dans l' ouvrage d' un artiste,
c' est que le neuf produit une sensation de
surprise, une commotion vive. Si l' on veut qu' il
pense d' après lui ; si l' onprise l' auteur qui
fait des livres après des livres ; c' est que de
tels ouvrages ne rappellent à ma moire que des
idées trop connues pour faire sur nous des
impressions fortes.
Qui nous fait exiger du romancier et du tragique
des caracteres singuliers et des situations
neuves ? Le desir d' être ému. Il faut de telles
situations et de telles caracteres pour exciter
en nous des sensations vives.
L' habitude d' une impression en émousse la vivacité.
Je vois froidement ce que j' ai toujours vu et le
me beau cesse à la longue de l' être pour moi.
J' ai tant considéré ce soleil, cette mer, ce
paysage, cette belle femme que pour réveiller
de nouveau mon attention et mon admiration pour
ces objets, il faut que ce soleil peigne les
cieux de couleurs plus vives qu' à l' ordinaire,
p227
que cette mer soit bouleversée par les ouragans,
que ce paysage soit éclairé d' un coup de lumiere
singulier, et que la beauté elle même se présente
à moi sous une forme nouvelle.
La durée de la même sensation nous y rend à la
longue insensible, et delà cette inconstance et
cet amour de la nouveauté commun à tous les
hommes, parce que tous veulent être vivement et
fortement émus.
Si tous les objets affectent fortement la
jeunesse, c' est que tous sont neufs pour elle.
En fait d' ouvrages si la jeunesse a le goût moins
r que l' âge mûr, c' est que cet âge est moins
sensible et que la sûreté du goût suppose peut-être
une certaine difficulté d' être ému. On veut l' être.
Ce n' est pas assez que le plan d' un ouvrage soit
neuf : on desire, s' il est possible, que tous les
détails le soient pareillement. Le lecteur
voudroit que chaque vers, chaque ligne, chaque
mot excitât en lui une sensation. Aussi Boileau
dit à ce sujet dans une de ses épîtres, si mes
vers plaisent, ce n' est pas que tous soient
également corrects, élégans, harmonieux :
mais mon vers bien ou mal, dit toujours
quelque chose.
en effet les vers de ce poëte psentent presque
toujours une idée ou une image et par conquent
p228
excitent presque toujours en nous une sensation.
Plus elle est vive, plus le vers est beau. Il
devient sublime lorsqu' il fait sur nous la plus
forte impression possible.
C' est donc à sa force plus ou moins grande, qu' on
distingue le beau du sublime.
SECTION 8 CHAPITRE 14
du sublime.
le seul moyen de se former une idée du mot
sublime , c' est de se rappeller les morceaux
cités comme tels par les Longins, les
Despréaux et la plupart des rhéteurs.
Ce qu' il y a de commun dans l' impression
qu' excitent en nous ces morceaux divers, est ce
qui constitue le sublime.
Pour en mieux connoître la nature, je distinguerai
deux sortes de sublime, l' un d' image, l' autre
de sentiment.
du sublime des images.
à quelle espece de sensation donne-t-on le nom
de sublime ?
p229
à la plus forte, lorsqu' elle n' est pas, comme
je l' ai déjà dit, portée jusqu' au terme de la
douleur.
Quel sentiment produit en nous cette sensation ?
Celui de la crainte : la crainte est fille de la
douleur ; elle nous en rappelle l' idée.
Pourquoi cette idée fait-elle sur nous la plus
forte impression ? C' est que l' excès de la
douleur excite en nous un sentiment plus vif que
l' excès du plaisir : c' est qu' il n' en est point
dont la vivacité soit comparable à celle des
douleurs éproues dans le supplice d' un Ravaillac
ou d' un Damien. De toutes les passions la
crainte est la plus forte. Aussi le sublime est-il
toujours l' effet du sentiment d' une terreur
commencée.
Mais les faits sont-ils d' accord avec cette
opinion ? Pour s' en assurer examinons entre les
divers objets de la nature, quels sont ceux dont
la vue nous paroît sublime.
Ce sont les profondeurs des cieux, l' immensité
des mers, les éruptions des volcans, etc.
D' où naît l' impression vive qu' excitent en nous
ces grands objets ? Des grandes forces qu' ils
annoncent dans la nature et de la comparaison
involontaire que nous faisons de ces forces
avec notre foiblesse. à cette vue l' on se sent
saisi d' un certain respect qui suppose toujours
en nous le sentiment d' une crainte et d' une
terreur commencée.
Par quelle raison en effet donnai-je le nom de
sublime au tableau où Jules Romain peint le
combat des géans et le refusai-je à celui
L' Albane
p230
peint les jeux des amours ? Seroit-il plus facile
de peindre une grace qu' un ant et de colorier
le tableau de la toilette de nus, que celui du
champ de bataille des titans ? Non : mais lorsque
L' Albane me transporte à la toilette de la
déesse, rien n' y réveille le sentiment du respect
et de la terreur. Je n' y vois que deux objets
gracieux et donne en conséquence le nom d' agréable
à l' impression qu' ils font sur moi.
Au contraire lorsque Jules Romain me transporte
aux lieux où les fils de la terre entassent Ossa
sur Pélion frappé de la grandeur de ce spectacle,
je compare malgré moi ma force à celle de ces
géans. Convaincus alors de ma foiblesse, j' éprouve
une espece de terreur secrette, et je donne le
nom de sublime à l' impression de crainte que fait
sur moi ce tableau.
Dans la tragédie des Eunides par quel art
Eschile et son décorateur firent-ils une si vive
impression sur les grecs ? En leur psentant un
spectacle et descorations effrayantes. Cette
impression fut peut-être horrible pour quelques
uns, parce qu' elle fut portée jusqu' au terme de
la douleur. Mais cette même impression adoucie
eût été généralement reconnue pour sublime.
En image le sublime suppose donc toujours le
sentiment d' une terreur commencée , et ne
p231
peut être le produit d' un autre sentiment.
Lorsque Dieu dit que la lumiere soit, la
lumiere fut ; cette image est sublime. Quel
tableau que celui de l' univers tout-à-coup tiré
du néant par la lumiere ! Mais une telle image
devroit-elle inspirer la crainte ? Oui ; parce
qu' elle s' associe nécessairement dans notre
moire à l' idée de l' être créateur d' un tel
prodige, et qu' alors saisi malgsoi d' un respect
craintif pour l' auteur de la lumiere, on éprouve le
sentiment d' une terreur commencée.
Tous les hommes sont-ils également frappés de
cette grande image ? Non : parce que tous ne se
la repsentent pas aussi vivement. Si c' est du
connu qu' on s' éleve à l' inconnu, pour concevoir
toute la grandeur de cette image, qu' on se rappelle
celle d' une nuit profonde, lorsque les orages
amoncelés en redoublent l' obscurité, lorsque la
foudre allumée par les vents déchirent le flanc
des images et qu' à la lueur répétée et fugitive des
éclairs, on voit les mers, les flottes, les plaines,
les fots, les montagnes, les paysages et
l' univers entier à chaque instant disparoître
et se reproduire.
S' il n' est point d' homme auquel ce spectacle n' en
impose, quelle impression n' eût donc point
éprouvé celui qui n' ayant point encore d' idées
de la lumiere, l' t vu pour la premiere fois
donner la forme et les couleurs à l' univers !
p232
Quelle admiration pour l' astre producteur de ces
merveilles, et quel respect craintif pour l' être
qui l' auroit créé !
Les grandes images, celles qui supposent de
grandes forces dans la nature, sont donc les
seules sublimes, les seules qui nous inspirent le
sentiment du respect et par conséquent celui d' une
terreur commencée. Telles sont celles d' Homere,
lorsque pour donner une grande idée de la
puissance des dieux, il dit :
autant qu' un homme assis au rivage des mers,
voit d' un roc élevé d' espace dans les airs ;
autant des immortels les coursiers intrépides
en franchissent d' un saut.
p233
telle est cette autre image dume pte :
l' enfer s' émeut au bruit de Neptune en
furie,
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s' écrie ;
il a peur que ce dieu dans cet affreux séjour
d' un coup de son trident ne fasse entrer le
jour ;
et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
ne fasse voir du stix la rive désolée ;
ne découvre aux vivans cet empire odieux
abhorré des mortels et craint même des dieux.
si le nom de sublime est pareillement donné aux
fieres compositions du hardi Milton, c' est que
ses images toujours grandes, excitent en nous le
me sentiment.
En physique le grand annonce de grandes forces ;
et de grandes forces nouscessitent au respect.
C' est en ce genre ce qui constitue le sublime.
p234
du sublime de sentiment.
le moi dee ; l' exclamation d' Ajax ; le
qu' il mourût de Corneille ; le serment des
sept chefs devant Thebes sont par les
rhéteurs unanimement cités comme sublimes, et j' en
conclus que si dans le physique c' est à la
grandeur et à la force des images ; c' est dans le
moral à la grandeur et à la force des caracteres
qu' on donne pareillement le nom de sublime .
Ce n' est point Tircis aux pieds de sa maîtresse,
mais Scévola la main sur un brasier qui
m' inspire un respect toujours mêlé de quelque
crainte. Tout grand caractere produira toujours
le sentiment d' une terreur commencée.
Lorsque rine dit à Médée :
votre peuple vous hait ; votre époux est
sans foi ;
contre tant d' ennemis, que vous reste-t-il ?
moi.
ce moi étonne : il suppose de la part de
dée tant de confiance dans la force de son
art et sur-tout de son caractere, que frappé de
son audace, le spectateur est à ce moi saisi
d' un certain degde respect et de terreur.
Tel est l' effet produit par la confiance
qu' Ajax a dans sa force et son courage, lorsqu' il
s' écrie :
p235
grand Dieu, rends-nous le jour, et combats
contre nous.
une telle confiance en impose aux plus intrépides.
Le qu' il mout du vieil Horace excite en
nous la même impression. Un homme dont la passion
pour l' honneur et pour Rome est exaltée au
point de compter pour rien la vie d' un fils qu' il
aime, est à redouter.
Quant au serment des sept chefs devant Thebes ;
sur un bouclier noir sept chefs impitoyables
épouvantent les dieux de sermens effroyables ;
près d' un taureau mourant qu' ils viennent
d' égorger,
tous la main dans le sang, jurent de se venger
ils en jurent la peur, le dieu Mars et
Bellone.
un tel serment annonce de la part de ces chefs
une vengeance désespérée. Mais si cette
vengeance ne doit point tomber sur le
spectateur, d' naît sa crainte ?
De l' association de certaines idées.
Celle de la terreur s' associe toujours dans la
p236
moire à l' idée de force et de puissance. Elle
s' y unit comme l' ie de l' effet à l' idée de sa
cause.
Suis-je favori d' un roi ou d' une fée ? Ma tendre,
ma respectueuse amitié est toujours mêlée de
quelque crainte, et dans le bien qu' ils me font,
j' appeois toujours le mal qu' ils peuvent me
faire.
Au reste si le sentiment de la douleur, comme je
l' ai déjà dit, est le plus vif, et si c' est à
l' impression la plus vive, lorsqu' elle n' est pas
trop nible, qu' on donne le nom de sublime, il
faut, comme l' expérience le prouve, que la
sensation du sublime, renferme toujours celle
d' une terreur commene.
C' est ce qui différencie de la maniere la plus
nette le sublime du beau.
du sublime des ies spéculatives.
est-il quelques idées philosophiques auxquelles
les rhéteurs donnent le nom de sublimes ?
Aucune. Pourquoi ? C' est qu' en ce genre les idées
les plus générales et les plus fécondes ne sont
senties que du petit nombre de ceux qui peuvent
en appercevoir rapidement toutes les conséquences.
De telles pensées peuvent sans douteveiller en
eux un grand nombre de sensations, ébranler une
longue chaîne d' idées qui saisies aussi-tôt que
présentées, excitent en eux des impressions vives,
mais non de l' espece de celles auxquelles on
donne le nom de sublimes .
p237
S' il n' est point d' axiomes géométriques cités
comme sublimes par les rhéteurs, c' est qu' on ne
peut donner ce nom à des idées auxquelles les
ignorans et par conséquent la plus part des
hommes sont susceptibles.
Il est donc évident :
1 que le beau est ce qui fait sur la plupart
des hommes une impression forte.
2 que le sublime est ce qui fait sur nous une
impression encore plus forte ; impression toujours
lée d' un certain sentiment de respect ou de
terreur commencée.
3 que la beauté d' un ouvrage a pour mesure
l' impression plus ou moins vive qu' il fait sur
eux.
4 que toutes les regles de la poëtique proposées
par les rteurs ne sont que les moyens divers
d' exciter dans les hommes des sensations
agréables ou fortes.
SECTION 8 CHAPITRE 15
de la variété et simplicité requise dans tous
les ouvrages et sur-tout dans les ouvrages
d' agrémens.
pourquoi desire-t-on tant de variétés dans les
ouvrages d' agrémens ? C' est, dit La Mothe,
que
p238
" l' ennui naquit un jour de l' uniformité. "
des sensations monotones cessent bien-tôt de
faire sur nous une impression vive et agréable.
Il n' est point de beaux objets dont à la longue
la contemplation ne nous lasse. Le soleil est
beau ; et cependant la petite-fille de l' oracle
s' écrie, j' ai tant vu le soleil . Une jolie
femme est pour un jeune amant un objet encore
plus beau que le soleil. Que d' amans à la longue
s' écrient pareillement, j' ai tant vu ma
maîtresse !
la haine de l' ennui, le besoin des sensations
agréables, nous en fait sans cesse souhaiter de
nouvelles. Si l' on désire en conséquence, et
variété dans les détails, et simplicité dans son
plan, c' est que les idées en sont plus nettes,
plus distinctes et d' autant plus propres à faire
sur nous une impression vive.
Les ies difficilement saisies ne sont jamais
vivement senties. Un tableau est-il trop chargé
de figures ? Le plan d' un ouvrage est-il trop
compliqué ? Il n' excite en nous qu' une impression,
si je l' ose dire, émoussée et foible. Telle est la
p239
sensation éprouvée à la vue de ces temples
gothiques que l' architecte a surchargés de
sculpture. L' oeil distrait et fatigpar le
grand nombre des ornemens ne s' y fixe point
sans recevoir une impression pénible.
Trop de sensations à la fois font confusion :
leur multiplicité détruit leur effet. à grandeur
égale l' édifice le plus frappant est celui dont
mon oeil saisit facilement l' ensemble et dont
chaque partie fait sur moi l' impression la plus nette
et la plus distincte. L' architecture noble,
simple et majestueuse des grecs sera par cette
raison toujours préférée à l' architecture
légere, confuse et mal proportionnée des goths.
Applique-t-on aux ouvrages d' esprit ce que je
dis de l' architecture, on sent que pour faire un
grand effet, il faut pareillement qu' ils se
développent clairement, qu' ils psentent
toujours des idées nettes et distinctes. Aussi
la loi de coutumité dans les idées, les images et
les sentimens a-t-elle toujours été expressément
recommandée par les rhéteurs.
p240
SECTION 8 CHAPITRE 16
de la loi de coutumité.
idée, image, sentiment ; il faut dans un livre
que tout se prépare et s' amene.
Une image fausse en elle-même me déplaît. Que
sur la surface des mers un peintre dessine un
parterre de roses, ces deux images incohérentes,
hors de nature, me sont désagréables. Mon
imagination ne sait où attacher la racine de ces
roses, et ne devine point quelle force en
soutient la tige.
Mais une image vraie en elle-même me plaît
encore, lorsqu' elle n' est point en sa place, que
rien ne l' amene et ne la prépare. On ne se
rappelle pas assez souvent que dans les bons
ouvrages presque toutes les beautés sont locales.
Je prends pour exemple une succession rapide de
tableaux vrais et divers. En général une telle
succession est agréable comme excitant en nous
des sensations vives. Cependant pour produire
cet effet, il faut encore qu' elle soit adroitement
préparée.
J' aime à passer avec Isis ou la vache Io des
climats brûlés de la torride à ces antres, à ces
rochers de glace que le soleil frappe d' un jour
oblique. Mais le contraste de ces images ne
produiroit pas sur moi d' impression vive, si le
poëte en m' annonçant toute la puissance et la
jalousie
p241
de Junon ne m' eût déjà préparé à ces changemens
subits de tableaux.
Qu' on applique aux sentimens ce que je dis des
images. Pour qu' ils fassent au théatre une forte
impression, il faut qu' ils soient amenés et
préparés avec art ; que ceux dont j' échauffe un
personnage ne puissent absolument convenir qu' à
la position je le mets, qu' à la passion dont
je l' anime.
Faute d' une exacte conformité entre cette
position et les sentimens de monros, ces
sentimens deviennent faux, et le spectateur n' en
trouvant point en lui le germe, éprouve une
sensation d' autant moins vive qu' elle est plus
confuse.
Passons du sentiment aux idées. Ai-je une
rité neuve à présenter au public ? Cette vérité
presque toujours trop escarpée pour le commun
des hommes, n' est d' abord apperçue que du plus
petit nombre d' entr' eux. Si je veux qu' elle les
affecte généralement, il faut que d' avance je
prépare les esprits à cette vérité, que je les
y éleve par degré et la leur montre enfin sous
un point de vue distinct et pcis. Mais suffit-il
à cet effet de duire cette vérité d' un fait
ou principe simple ? Il faut à la netteté de
l' idée joindre encore la clarté de l' expression.
C' est à cette derniere espece de clarté que se
rapportent presque toutes les regles du style.
p242
SECTION 8 CHAPITRE 17
de la clarté du style.
a-t-on des ies claires et vraies ? Ce n' est
point assez. Il faut pour les communiquer aux
autres pouvoir encore les exprimer nettement.
Les mots snt les signes représentatifs de nos
idées. Elles sont obscures, lorsque les signes le
sont, c' est-à-dire, lorsque la signification des
mots n' a pas été très-exactementterminée.
En général tout ce qu' on appelle tours et
expressions heureuses, ne sont que les tours et les
expressions les plus propres à rendre nettement nos
pensées. C' est donc à la clarté que seduisent
presque toutes les regles du style.
Pourquoi le louche de l' expression est-il en tout
écrit réputé le premier des vices ? C' est que le
louche du mot s' étend sur l' idée, l' obscurcit et
s' oppose à l' impression vive qu' elle feroit.
Pourquoi veut-on qu' un auteur soit varié dans
son style et le tour de ses phrases ? C' est que
les tours monotones engourdissent l' attention ;
c' est que l' attention une fois engourdie, les
idées et les images s' offrent moins nettement à
notre esprit et ne font plus sur nous qu' une
impression foible.
Pourquoi exige-t-on précision dans le style ?
C' est que l' expression la plus courte, lorsqu' elle
est propre est toujours la plus claire ; c' est
qu' on
p243
peut toujours appliquer au style ces vers de
Despréaux.
" tout ce qu' on dit de trop est fade et
rebutant :
l' esprit rassassié le rejette à l' instant. 3
pourquoi desire-t-on pureté et correction dans
tout ouvrage ? C' est que l' un et l' autre y portent
la clarté.
Pourquoi lit-on enfin avec tant de plaisir les
écrivains qui rendent leurs idées par des images
brillantes ? C' est que leurs ies en deviennent
plus frappantes, plus distinctes, plus claires et
plus propres enfin à faire sur nous une impression
vive. C' est donc à la seule clarque se
rapportent toutes les regles du style.
Mais les hommes attachent-ils la même idée au
mot style ? On peut prendre ce mot en deux
sens différens.
Ou l' on regarde uniquement le style comme une
maniere plus ou moins heureuse d' exprimer ses
idées, et c' est sous ce point de vue que je le
considere.
Ou l' on donne à ce mot une signification plus
étendue et l' on confond ensemble et l' idée et
l' expression de l' idée.
C' est en ce dernier sens que M Beccaria dans
une dissertation pleine d' esprit et de sagacité,
dit que pour bien écrire, il faut meubler sa
mémoire d' une infinité d' idées accessoires au
sujet qu' on traite. En ce sens l' art d' écrire, est
l' art d' éveiller
p244
dans le lecteur un grand nombre de sensations, et
l' on ne manque de style que parce qu' on manque
d' idées.
Par quelle raison en effet le même homme écrit-il
bien en un genre et mal dans un autre ? Cet homme
n' ignore ni les tours heureux, ni la propriété
des mots de sa langue. à quoi donc attribuer la
foiblesse de son style ? à la disette de ses idées.
Mais qu' est-ce que le public entend communément
par ouvrage bien écrit ? Un ouvrage fortement
pensé. Le public n' en juge que l' effet total ; et
ce jugement est juste, lorsqu' on ne se propose
point, comme je le fais ici, de distinguer les
idées de la maniere de les exprimer. Les vrais
juges de cette maniere sont les écrivains
nationaux ; et ce sont eux aussi qui font la
réputation du poëte, dont le principal mérite est
l' élégance de la diction.
La réputation du philosophe quelquefois plus
étendue, est plus indépendante du jugement d' une
seule nation. La vérité et la profondeur des
idées est le premier mérite de l' ouvrage
philosophique, et tous les peuples en sont juges.
Que le philosophe en conquence n' imagine
cependant pas pouvoir impunément négliger le
coloris du style. Point d' écrits que la beauté
de l' expression n' embellisse.
Pour plaire au lecteur, il faut toujours exciter
en lui des impressions vives. La nécessi de
l' émouvoir, soit par la force de l' expression ou
des idées, a toujours é recommandée par les
rhéteurs et les écrivains de tous les siecles. Les
différentes
p245
regles de la poëtique, comme je l' ai déjà dit,
ne sont que les divers moyens d' opérer cet effet.
Un auteur est-il foible de choses ? Ne peut-il
fixer mon attention par la grandeur de ses
images ou de ses pensées ? Que son style soit
rapide, précis et châtié : l' élégance continue
est quelquefois un cache-sottise. Il faut qu' un
écrivain pauvre d' idées soit riche en mots et
substitue le brillant de l' expression à
l' excellence des penes.
C' est une recette dont les hommes de génie ont
eux-mêmes quelquefois fait usage. Je pourrois
citer en exemple certains morceaux des ouvrages
de M Rousseau, où l' on ne trouve qu' un amas de
principes et d' idées contradictoires. Il instruit
peu ; mais son coloris toujours vif, amuse et plaît.
L' art d' écrire consiste dans l' art d' exciter des
sensations. Aussi le président De Montesquieu
lui-même a-t-il quelquefois enlevé l' admiration,
étonné les esprits par des idées encore plus
brillantes que vraies. Si leur fausseté reconnue,
ses idées n' ont plus fait la même impression, c' est
que dans le genre d' instruction, le seul beau est
à la longue le vrai. Le vrai seul obtient une
estime durable.
Au défaut d' ies un bizarre accouplement de mots
peut encore faire illusion au lecteur et produire
en lui une sensation vive.
Ces expressions fortes, obscures et singulieres
p246
suppléent dans une premiere lecture au vuide
des penes. Un mot bizarre, une expression
surannée excite une surprise, et toute surprise
une impression plus ou moins forte. Les épîtres
du poëte Rousseau en sont la preuve.
En tout genre et sur-tout dans le genre d' agrément,
la beauté d' un ouvrage a pour mesure la sensation
qu' il fait sur nous. Plus cette sensation est nette
et distincte, plus elle est vive. Toute poëtique
n' est que le commentaire de ce principe simple et le
veloppement de cette regle primitive.
Si les rhéteurs répetent encore les uns d' après
les autres que la perfection des ouvrages de l' art
dépend de leur exacte ressemblance avec ceux de
la nature, ils se trompent. L' expérience prouve
que la beauté de ces sortes d' ouvrages consiste
moins dans une imitation exacte, que dans une
imitation perfectionnée de cette même nature.
p247
SECTION 8 CHAPITRE 18
de l' imitation perfectione de la nature.
cultive-t-on les arts ? On sait qu' il en est
dont les ouvrages sont sans modeles et dont la
perfection par conséquent est indépendante de
leur ressemblance avec aucun des objets connus.
Le palais d' un monarque n' est pas modélé sur le
palais de l' univers ; ni les accords de notre
musique sur celle des corps célestes. Leur son
du moins n' a jusqu' à présent frappé aucune oreille.
Les seuls ouvrages de l' art dont la perfection
suppose une imitation exacte de la nature, sont
le portrait d' un homme, d' un animal, d' un fruit,
d' une plante, etc. En presque tout autre genre
c' est dans une imitation embellie de cette même
nature que consiste la perfection de ces ouvrages.
Racine, Corneille ou Voltaire, mettent-ils un
héros en scene ? Ils lui font dire de la maniere
la plus courte, la plus élégante et la plus
harmonieuse, précisément ce qu' il doit dire. Nul
héros cependant n' a tenu de tels discours. Il est
impossible que Mahomet, Zopire, Pompée,
Sertorius, etc. Quelqu' esprit qu' on leur suppose
aient :
1 toujours paren vers.
2 qu' ils se soient toujours servis dans leurs
entretiens des expressions les plus courtes et les
plus précises.
p248
3 qu' ils aient sur le champ prononcé les discours
que deux autres grands hommes tels que Corneille
et Voltaire ont été quelquefois quinze jours ou
un mois à composer.
En quoi les grands poëtes imitent-ils donc la
nature ? En faisant toujours parler leurs
personnages conforment à la passion dont ils les
animent. à tout autre égard ils embellissent la
nature et font bien.
Mais comment l' embellir ? Toutes nos idées nous
viennent par nos sens ; on ne compose que d' après
ce qu' on voit. Comment imaginer quelque chose hors
la nature ? Et suppo qu' on l' imaginât, quel
moyen d' en transmettre l' ie aux autres ? Aussi,
pondrai-je, ce qu' en description, par exemple,
on entend par une composition nouvelle, n' est
proprement qu' un nouvel assemblage d' objets dé
connus. Ce nouvel assemblage suffit pour étonner
l' imagination et pour exciter des impressions
d' autant plus vives qu' elles sont plus neuves.
De quoi les peintres et les sculpteurs
composent-ils leur sphinx ? Des aîles de l' aigle,
du corps du lion et de la tête de la femme. De
quoi fut composée la Venus d' Appelle ? Des
beautés
p249
éparses sur le corps des dix plus belles filles
de la Grece. C' est ainsi qu' en l' embellissant,
Appelle imita la nature. à son exemple et d' après
cette méthode les peintres et les poëtes ont
depuis creusé les antres des Gorgones, modélé les
Typhons, les Anthées, édifié les palais des fées
et des esses, et décoré enfin de toutes les
richesses du génie les lieux divers et fortunés de
leur habitation.
Je suppose qu' un poëte ait à décrire les jardins
de l' amour. Jamais le sifflement mortel et glacial
de Borée ne s' y fait entendre ; c' est le zéphir
qui sur des ailes de roses le parcourt pour en
épanouir les fleurs et se charger de leurs odeurs.
Le ciel en cejour est toujours pur et serein.
Jamais l' orage ne l' obscurcit. Jamais de fange
dans les champs, d' insectes dans les airs et de
viperes dans les bois. Les montagnes y sont
couronnées d' orangers et de grenadiers en fleurs,
les plaines couvertes d' épis ondoyans, les vallons
toujours coupés de mille ruisseaux ou traversés
par un fleuve majestueux dont les vapeurs pompées
par le soleil et reçues dans le récipient des
cieux, ne s' y condensent jamais assez pour retomber
en pluie sur la terre.
La poésie fait-elle dans ce jardin jaillir des
fontaines d' ambroisie, grossir des pommes d' or ? Y
a-t-elle aligné des bosquets ? Conduit-elle
l' amour et Psyché sous leurs ombrages ? Y
sont-ils nus, amoureux et dans les bras du
plaisir ? Jamais par sa piquure une abeille
importune ne les distrait de leur ivresse. C' est
ainsi que la poésie embellit la nature, et que
de la décomposition des
p250
objets déjà connus, elle recompose des êtres et
des tableaux dont la nouveauté excite la surprise
et produit souvent en nous les impressions les
plus vives et les plus fortes.
Mais quelle est la fée dont le pouvoir nous
permet de métamorphoser, de recomposer ainsi les
objets et de créer, pour ainsi dire, dans l' univers
et dans l' homme, et des êtres et des sensations
neuves ? Cette fée est le pouvoir d' abstraire.
SECTION 8 CHAPITRE 19
du pouvoir d' abstraire.
il est peu de mots abstraits dans les langues
sauvages et beaucoup dans celles des peuples
policés. Ces derniers intéressés à l' examen d' une
infinité d' objets, sentent à chaque instant le
besoin de se communiquer nettement et rapidement
leurs idées ; c' est à cet effet qu' ils inventent
tant de mots abstraits : l' étude des sciences les
y nécessite.
Deux hommes, par exemple, ont à consirer une
qualité commune à deux corps : ces deux corps
peuvent se comparer selon leur masse, leur
grandeur, leur densité, leur forme, enfin leurs
couleurs diverses. Que feront ces deux hommes ?
Ils voudront d' abord déterminer l' objet de leur
examen. Ces deux corps sont-ils blancs ? Si c' est
p251
uniquement leur couleur qu' ils comparent ; ils
inventeront le mot blancheur : ils fixeront
par ce mot toute leur attention sur cette qualité
commune à ces deux corps et en deviendront
d' autant meilleurs juges de la différente nuance
de leur blancheur.
Si les arts et la philosophie ont par ce motif
cer en chaque langue une infinité de mots
abstraits ; faut-il s' étonner qu' à leur exemple,
la psie ait fait aussi ses abstractions ; qu' elle
ait personnifié et déifié les êtres imaginaires de
la force, de la justice, de la vertu, de la
fievre, de la victoire, qui ne sont réellement
que l' homme considéré en tant que fort, juste,
vertueux, malade, victorieux, etc. ; et qu' elle
ait enfin dans toutes les religions peuplé
l' olympe d' abstractions.
Un pte se fait-il l' architecte des demeures
lestes ? Se charge-t-il de construire le palais
de Plutus ? Il applique la couleur et la densité
de l' or aux montagnes au centre desquelles il
place l' édifice qui se trouve alors environné de
montagnes d' or. Ce même poëte applique-t-il à la
grosseur de la pierre de taille la couleur du
rubis ou du diamant ? Cette abstraction lui
fournit tous les matériaux nécessaires à la
construction du palais de Plutus ou des murs
cristallins des cieux. Sans le pouvoir d' abstraire,
Milton n' eût point rassemblé dans les jardins
d' éden ou des fées tant de points de vue
pittoresque, tant des grottes délicieuses, tant
d' arbres, tant de fleurs, enfin tant de beautés
partagées par la nature entre mille climats
divers.
C' est le pouvoir d' abstraire qui dans les contes
p252
et les romans crée ces pigmées, cesnies, ces
enchanteurs, ces princes lutins, enfin ce
fortunatus dont l' invisibilité n' est que
l' abstraction des qualités apparentes des corps.
C' est au pouvoir d' élaguer, si je l' ose dire,
d' un objet tout ce qu' il a de fectueux et de
créer des roses sans épines que l' homme encore
doit presque toutes ses peines et ses plaisirs
factices.
Par quelle raison en effet attend-on toujours
de la possession d' un objet plus de plaisir que
cette possession ne vous en procure ? Pourquoi
tant dechet entre le plaisir espéré et le
plaisir senti ? C' est que dans le fait on prend le
tems et le plaisir comme il vient, et que dans
l' espérance on jouit de ce même plaisir sans le
lange des peines qui presque toujours
l' accompagnent.
Le bonheur parfait et tel qu' on le desire ne se
rencontre que dans les palais de l' espérance et de
l' imagination. C' est-là que la poésie nous peint
comme éternels, ces rapides momens d' ivresse
que l' amour seme de loin en loin dans la carriere
de nos jours. C' est-là qu' on croit toujours jouir
de cette force, de cette chaleur de sentimens
éprouvée une fois ou deux dans la vie, et e
sans doute à la nouveauté des sensations
qu' excitent en nous les premiers objets de notre
tendresse. C' est-là qu' enfin s' exagérant la vivacité
p253
d' un plaisir rarement goûté et souvent desiré, on
se surfait le bonheur de l' opulent.
Que le hazard ouvre à la pauvreté le sallon de
la richesse, lorsqu' éclairé de cent bougies ce
sallon retentit des sons d' une musique vive ;
alors frappé de l' éclat des dorures et de
l' harmonie des instrumens, que le riche est
heureux, s' écrie l' indigent ! Salicité
l' emporte autant sur la mienne que la magnificence
de ce sallon l' emporte sur la pauvreté de ma
chaumiere. Cependant il se trompe, et dupe de
l' impression vive qu' il roit, il ne sait point
qu' elle est en partie l' effet de la nouveau des
sensations qu' il éprouve, que l' habitude de ces
sensations émoussant leur vivacité, lui rendroit
ce sallon et ce concert insipides, et qu' enfin ces
plaisirs des riches sont achetés par mille soucis
et mille inquiétudes.
L' indigent a par des abstractions écarté des
richesses tous les soins et les ennuis qui les
suivent.
Sans le pouvoir d' abstraire, nos conceptions
n' atteindroient point au delà des jouissances. Or
dans le sein même des délices, si l' on éprouve
encore des desirs et des regrets, c' est, comme je
l' ai déjà dit, un effet de la différence qui se
trouve entre le plaisir imaginé et le plaisir
senti.
C' est le pouvoir de décomposer, de recomposer
les objets et d' en créer de nouveaux, qu' on
p254
peut regarder non-seulement comme la source
d' une infinité de peines et de plaisirs factices,
mais encore comme l' unique moyen, et d' embellir
la nature en l' imitant et de perfectionner les
arts d' agrémens.
Je ne m' étendrai pas davantage sur la beau
de leurs ouvrages. J' ai montré que le principal
objet est de nous soustraire à l' ennui ; que cet
objet est d' autant mieux rempli qu' ils excitent en
nous des sensations plus vives, plus distinctes, et
qu' enfin c' est toujours sur la force plus ou moins
grande de ces sensations que se mesure le deg
de perfection et de beauté de ces ouvrages.
Qu' on honore, qu' on cultive donc les beaux arts ;
ils sont la gloire de l' esprit humain et la source
d' une infinité d' impressions délicieuses. Mais qu' on
ne croie pas le riche oisif si supérieurement
heureux par la jouissance de leurs chefs-d' oeuvres.
On a vu dans les premiers chapitres de cette
section que sans être égaux en richesses et en
puissance, tous les hommes étoient également
heureux, du moins dans les dix ou douze heures
de la journée employées à la satisfaction de leurs
divers besoins physiques.
Quant aux dix ou douze autres heures, c' est-à-dire,
à celles qui séparent un besoin satisfait d' un
besoin renaissant, j' ai prouqu' elles sont
remplies de la maniere la plus agable,
lorsqu' elles sont consacrées à l' acquisition des
moyens de pourvoir abondamment à nos besoins et
à nos amusemens. Que puis-je pour confirmer la
rité de cette opinion ; sinon m' arter encore
un moment
p255
à considérer lesquels sont les plus sûrement
heureux, ou de ces opulens oisifs si fatigués de
n' avoir rien à faire, ou de ces hommes que la
diocrité de leur fortunecessite à un travail
journalier qui les occupe sans les fatiguer.
SECTION 8 CHAPITRE 20
de l' impression des arts d' agmens sur
l' opulent oisif.
un riche est-il par ses emplois nécessité à un
travail que l' habitude lui rend agréable ? Un
riche s' est-il fait des occupations ? Il peut
comme l' homme d' une fortune médiocre facilement
échapper à l' ennui.
Mais où trouver des riches de cette espece ?
Quelquefois en Angleterre où l' argent ouvre la
carriere de l' ambition. Par-tout ailleurs la
richesse compagne de l' oisiveté est passive dans
presque tous ses amusemens. Elle les attend des
objets environnans ; et peu de ces objets
excitent en elle des sensations vives. De telles
sensations ne peuvent d' ailleurs, ni se succéder
rapidement, ni se renouveller chaque instant. La
vie de l' oisif s' écoule donc dans une insipide langueur.
En vain le riche a rassemblé près de lui les
arts d' agrémens : ces arts ne peuvent lui procurer
sans cesse des impressions nouvelles, ni le
soustraire long-tems à son ennui. Sa curiosité est
p256
si-tôt émoussée, l' oisif est si peu sensible, les
chefs-d' oeuvres des arts font sur lui des
impressions si peu durables, qu' il faudroit pour
l' amuser lui en présenter sans cesse de nouveaux.
Or tous les artistes d' un empire ne pourroient à
cet égard subvenir à ses besoins.
Il ne faut qu' un moment pour admirer : il faut un
siecle pour faire des choses admirables. Que de
riches oisifs sans éprouver de sensations agréables,
passent journellement sous ce magnifique portail
du vieux louvre que l' étranger contemple avec
étonnement !
Pour sentir la difficulté d' amuser un riche oisif,
il faut observer qu' il n' est pour l' homme que deux
états ; l' un où il est passif, l' autre où il est
actif.
SECTION 8 CHAPITRE 21
de l' état actif et passif de l' homme.
dans le premier de ces états l' homme peut sans
ennui supporter assez long-tems la même sensation.
Il ne le peut dans le second. Je puis pendant
six heures faire de la musique et ne puis sans
dégoût assister trois heures à un concert.
Rien de plus difficile à amuser que la passive
oisiveté. Tout la goûte. C' est ce dégt
universel qui la rend juge si sévere des beautés
des arts et qui lui fait exiger tant de perfection
dans
p257
leurs ouvrages. Plus sensible et moins ennuyée,
elle seroit moins difficile.
Quelles impressions vives les arts d' agrémens
exciteroient-ils dans l' oisif ! Si les arts nous
charment, c' est en retraçant, en embellissant à
nos yeux l' image des plaisirs déjà éprouvés ; c' est
en rallumant le desir de les goûter encore. Or
quel desir réveillent-elles dans un homme, qui,
riche assez pour acheter tous les plaisirs, en est
toujours rassasié ?
En vain la danse, la peinture, les arts enfin les
plus voluptueux et les plus spécialement consacrés
à l' amour, en rappellent l' ivresse et les
transports, quelle impression feront-ils sur celui
qui fatigué de jouissance est blasé sur ce plaisir ?
Si le riche court les bals et les spectacles, c' est
pour changer d' ennui et par ce changement en
adoucir le mal-aise.
Tel est en général le sort des princes. Tel fut
celui du fameux Bonnier. à peine avoit-il formé
un souhait que la fée de la richesse venoit le
remplir. Bonnier étoit ennuyé de femmes, de
concerts, de spectacles : malheureux qu' il étoit,
il n' avoit rien à desirer. Moins riche il eût eu
des desirs.
Le desir est le mouvement de l' ame ; privée de
desirs, elle est stagnante. Il faut desirer pour
agir, et agir pour être heureux. Bonnier mourut
d' ennui au milieu des délices.
On ne jouit vivement qu' en espérance. Le bonheur
side moins dans la possession que dans
l' acquisition des objets de nos desirs.
Pour être heureux, il faut qu' il manque toujours
p258
quelque chose à notre félicité. Ce n' est point
après avoir acquis vingt millions, mais en les
acquérant qu' on est vraiment fortuné. Ce n' est
point après avoir prospéré, c' est en prosrant
qu' on est heureux. L' ame alors toujours en action,
toujours agablement remuée, ne connoît point
l' ennui.
D' où naît la passion effrée des grands pour
la chasse ? De ce que passifs dans presque tous
leurs autres amusemens, par conséquent toujours
ennuyés, c' est à la chasse seule qu' ils sont
forcément actifs. On l' est au jeu. Aussi le joueur
en est-il d' autant moins accessible à l' ennui.
Cependant, ou le jeu est gros, ou il est petit.
Dans le premier cas il est inquiétant et
quelquefois funeste : dans le second il est presque
toujours insipide.
Cette riche et passive oisiveté si enviée de tous,
et qui dans une excellente forme de gouvernement ne
se montreroit peut-être pas sans honte, n' est
donc pas aussi heureuse qu' on l' imagine : elle est
souvent exposée à l' ennui.
p259
SECTION 8 CHAPITRE 22
c' est aux riches que se fait le plus vivement
sentir le besoin des richesses.
si l' opulent oisif ne se croit jamais assez riche,
c' est que les richesses qu' il possede ne suffisent
point encore à son bonheur. A-t-il des musiciens
à ses gages ? Leurs concerts ne remplissent point
le vuide de son ame. Il lui faut de plus des
architectes, un vaste palais, une cage immense
pour renfermer un triste oiseau. Il desire en
outre des équipages de chasse, des bals, des fêtes,
etc. L' ennui est un gouffre sans fond que ne
peuvent combler les richesses d' un empire et
peut-être celles de l' univers entier. Le travail
seul le remplit. Peu de fortune suffit à la
félicité d' un citoyen laborieux. Sa vie uniforme et
simple s' écoule sans orage. Ce n' est point sur la
tombe de Crésus, mais sur celle de Baucis qu' on
grava cette épitaphe.
p260
" sa mort fut le soir d' un beau jour. "
de grands trésors sont l' apparence du bonheur
et non sa réalité. Il est plus de vraie joie dans
la maison de l' aisance que dans celle de
l' opulence, et l' on soupe plus gaiement au cabaret
que chez le président Hainaut.
Qui s' occupe se soustrait à l' ennui. Aussi
l' ouvrier dans sa boutique, le marchand à son
comptoir est souvent plus heureux que son
monarque. Une fortune médiocre nous nécessite à
un travail journalier. Si ce travail n' est point
excessif, si l' habitude en est contractée, il
nous devient dès-lors agréable. Tout homme qui par
cette espece de travail peut pourvoir à ses
besoins physiques et à celui de ses amusemens, est
à-peu-près aussi heureux qu' il le peut être. Mais
doit-on compter l' amusement parmi les besoins ?
Il faut à l' homme comme à l' enfant des momens
de récréation ou de changement d' occupations.
Avec quel plaisir l' ouvrier et l' avocat quittent-ils,
l' un son attelier, et l' autre son cabinet pour
la comédie ! S' ils sont plus sensibles à ce
spectacle
p261
que l' homme du monde, c' est que les sensations
qu' ils y éprouvent moins émouses par l' habitude,
sont pour eux plus nouvelles.
A-t-on d' ailleurs contracté l' habitude d' un
certain travail de corps et d' esprit ? Ce besoin
satisfait, l' on devient sensible aux amusemens
mes où l' on est passif. Si ces amusemens sont
insipides aux riches oisifs, c' est qu' il fait du
plaisir son affaire et non son délassement. Le
travail auquel jadis l' homme fut, dit-on,
condamné, ne fut point une punition leste, mais
un bienfait de la nature. Travail suppose desir.
Est-on sans desir ? On végete sans principes
d' activité. Le corps et l' ame restent, si je l' ose
dire, dans la même attitude. L' occupation est le
bonheur de l' homme. Mais pour s' occuper et se
mouvoir, que faut-il ? Un motif. Quel est le plus
puissant et le plus général ? La faim. C' est elle
qui dans les campagnes commande le labour au
p262
cultivateur, et qui dans les forêts commande la
pêche et la chasse au sauvage.
Un besoin d' une autre espece anime l' artiste et
l' homme de lettres. C' est le besoin de la gloire,
de l' estime publique et des plaisirs dont elle est
représentative.
Tout besoin, tout desir cessite au travail. En
a-t-on de bonne heure contracté l' habitude ? Il est
agréable. Faute de cette habitude, la paresse le
rend odieux, et c' est à regret qu' on seme, qu' on
cultive et qu' on pense.
SECTION 8 CHAPITRE 23
de la puissance de la paresse .
Les peuples ont-ils à choisir entre la profession
de voleur ou de cultivateur ? C' est la premiere
qu' ils embrassent. Les hommes en général sont
paresseux : ils preront presque toujours les
fatigues, la mort et les dangers au travail de la
culture. Mes exemples sont la grande nation des
malais, partie des tartares et des arabes, tous les
habitans du Taurus, du Caucase, et des hautes
montagnes de l' Asie.
Mais, dira-t-on, quel que soit l' amour des hommes
pour l' oisiveté, s' il est des peuples voleurs et
redoutés comme plus aguerris et plus courageux,
n' est-il pas aussi des nations cultivatrices ? Oui,
parce que l' existence des peuples
p263
voleurs suppose celle des peuples riches et
volables. Les premiers sont peu nombreux, parce
qu' il faut beaucoup de moutons pour nourir peu
de loups, parce que des peuples voleurs habitent
des montagnes stériles et inaccessibles, et ne
peuvent que dans de semblables retraites résister
à la puissance d' une nation nombreuse et cultivatrice.
Or s' il est vrai qu' en général les hommes soient
pirates et voleurs, toutes les fois que la position
physique de leur pays leur permet de l' être
impunément, l' amour du vol leur est donc naturel :
sur quoi cet amour est-il fon ? Sur la paresse,
c' est-à-dire, sur l' envie d' obtenir avec le moins de
peine possible l' objet de leurs desirs.
L' oisiveté est dans les hommes la cause sourde des
plus grands effets. C' est faute de motifs assez
puissans pour s' arracher à la paresse que la
plupart des satrapes aussi voleurs et plus oisifs
que les malais, sont encore plus ennus et plus
malheureux.
SECTION 8 CHAPITRE 24
une fortune médiocre assure le bonheur du
citoyen .
Si l' habitude rend le travail facile ; si l' on fait
toujours sans peine ce que l' on refait tous les
jours ; si tout moyen d' acquérir un plaisir, doit
être compté parmi les plaisirs, une fortune
diocre
p264
en nécessitant l' homme au travail assure d' autant
plus sa félicité, que le travail remplit toujours
de la maniere la plus agréable l' espace de tems qui
pare un besoin satisfait d' un besoin renaissant ;
et par conséquent les douze et seules heures de la
journée l' on suppose le plus d' inégalité dans le
bonheur des hommes.
Un gouvernement accorde-t-il à ses sujets la
propriété de leurs biens, de leur vie et de leur
liberté ? S' oppose-t-il à la trop igale
partition des richesses nationales ? Conserve-t-il
enfin tous les citoyens dans un certain état
d' aisance ? Il leur a fourni à tous les moyens d' être
à peu près aussi heureux qu' ils le peuvent être.
Sans être égaux en richesses, en dignités, les
individus peuvent donc l' être en bonheur. Mais
quelquemontrée que soit cette vérité, est-il
un moyen de la persuader aux hommes ? Et comment les
empêcher d' associer perpétuellement dans leur
moire l' idée de bonheur à l' idée de richesses.
SECTION 8 CHAPITRE 25
de l' association des ies de bonheur et de
richesses dans notre mémoire .
En tout pays où l' on n' est assuré de la propriété,
ni de ses biens, ni de sa vie, ni de sa liberté,
les idées de bonheur et de richesses doivent
p265
souvent se confondre. On y a besoin de protecteurs,
et richesse fait protection.
Dans tout autre, on peut s' en former des idées
distinctes. Si des fakirs à l' aide d' un catéchisme
religieux persuadent aux hommes les absurdités les
plus grossieres, par quelle raison à l' aide d' un
catéchisme moral ne leur persuaderoit-on pas
qu' ils sont heureux, lorsque pour l' être, il ne leur
manque que de se croire tels ? Cette croyance fait
partie de notre félicité. Qui se croit infortu
le devient. Mais peut-on s' aveugler sur ce point
important ? Quels sont donc les plus grands
ennemis de notre bonheur ? L' ignorance et l' envie.
L' envie louable dans la premiere jeunesse tant
qu' elle porte le nom d' émulation, devient une
passion funeste, lorsque dans l' âge avancé elle a
repris celui d' envie.
Qui l' engendre ? L' opinion fausse et exagérée
qu' on se forme du bonheur de certaines conditions.
Quel moyen detruire cette opinion ? C' est
d' éclairer les hommes. C' est à la connoissance
p266
du vrai qu' il est réservé de les rendre meilleurs :
elle seule peut étouffer cette guerre intestine qui
sourdement et éternellement allumée entre les
citoyens de professions et de talens différens,
divise presque tous les membres des sociétés
policées.
L' ignorance et l' envie en les abreuvant du fiel
d' une haine injuste et réciproque leur a trop
long-tems caché celle d' unerité importante. C' est
que peu de fortune, comme je l' ai prouvé, suffit à
leur félicité. Qu' on ne regarde point cet axiome
comme un lieu commun de chaire ou de college. Plus
on l' approfondira, plus on en sentira la vérité.
Si la méditation de cet axiome peut persuader de
leur bonheur une infinité de gens auxquels pour
être heureux, il ne manque que de se croire tels,
cette vérité n' est donc point une de ces maximes
spéculatives inapplicables à la pratique.
p267
SECTION 8 CHAPITRE 26
de l' utilité éloignée de mes principes .
Si le premier j' ai prouvé la possibilité d' une
égale répartition de bonheur entre les citoyens,
et géotriquement montré cette importante
rité, je suis heureux ; je puis me regarder
comme le bienfaiteur des hommes et me dire :
tout ce que les moralistes ont publié sur l' égalité
des conditions ; tout ce que les romanciers ont
débité du talisman d' orosmane, n' étoit que
l' appercevance encore obscure de ce que j' ai prou.
Si l' on me reprochoit d' avoir trop long-tems
insisté sur cette question, je répondrois que la
félicité publique se composant de toutes les
félicités particulieres, pour savoir ce qui
constitue le bonheur de tous, il falloit savoir ce
qui constitue le bonheur de chacun, et montrer que
s' il n' est point de gouvernement où tous les hommes
puissent être également puissans et riches, il n' en
est aucun où ils ne puissent être également
heureux ; qu' enfin il est telle législation où
(sauf des malheurs particuliers) ils n' y auroient
d' autres infortunés que des foux.
Mais une égale répartition de bonheur entre les
citoyens suppose une moins igale partition
des richesses nationales. Or dans quel gouvernement
p268
de l' Europe établir maintenant cette répartition ?
L' on n' en apperçoit point sans doute la possibilité
prochaine. Cependant l' altération qui se fait
journellement dans la constitution de tous les
empires, prouve qu' au moins cette possibilité n' est
point une chimere platonicienne.
Dans un tems plus ou moins long, s' il faut, disent
les sages, que toutes les possibilités se
réalisent, pourquoi désesrer du bonheur futur de
l' humanité ? Qui peut assurer que les vérités
ci-dessus établies lui soient toujours inutiles.
Il est rare, mais nécessaire dans un tems donné
qu' il naisse un Pen, un Manco-Capac pour donner
des loix à des sociétés naissantes. Or supposé
(ce qui peut-être est plus rare encore) que
jaloux d' une gloire nouvelle, un tel homme voulût
sous le titre d' ami des hommes, consacrer son nom
à la postérité, et qu' en conquence plus occupé de
la composition de ses loix et du bonheur des
peuples, que de l' accroissement de sa puissance,
cet homme voulût faire des heureux et non des
esclaves ; nul doute comme je le prouverai
section ix qu' il n' apperçût dans les principes
que je viens d' établir, le germe d' unegislation
neuve et plus conforme au bonheur de l' humanité.
p269
SECTION 8 NOTES
Point de calomnie dont en France le clern' ait
noirci les philosophes. Il les accusoit de ne
reconnoître aucune suriorité de rang, de
naissance et de dignité. Il croyoit par ce moyen
irriter le puissant contre eux. Cette accusation
étoit heureusement trop vague et trop ridicule. En
effet sous quel point de vue un philosophe
s' égaleroit-il au grand seigneur ? Ou ce seroit en
qualité de chrétien, parce qu' à ce titre tous les
hommes sont freres, ou ce seroit en qualité de
sujet d' un despote, parce que tout sujet n' est
devant lui qu' un esclave, et que tous les esclaves
sont essentiellement de même condition. Or les
philosophes ne sont apôtres ni du papisme, ni du
despotisme, et d' ailleurs il ne doit point y avoir
en France de despote. Mais les titres dont on y
décore les grands seigneurs sont-ils autre chose
que les joujoux d' une vanité prile. Ont-ils
nécessairement part au maniement des affaires
publiques ? Ont-ils une puissance réelle ? Ils ne
sont point grands en ce sens ; mais ils ont des
noms qu' on respecte et qu' on doit respecter.
L' homme occupé s' ennuie peu et desire peu.
Souhaite-t-on d' immenses richesses ? C' est comme
moyen, ou d' éviter l' ennui, ou de se procurer des
plaisirs. Qui n' a point de besoin est indifférent
aux richesses. Il en est de l' amour de l' argent
comme de l' amour du luxe. Qu' un jeune
p270
homme soit avide de femmes ; s' il regarde le luxe
dans les ameublemens, les fêtes et les équipages
comme un moyen de les duire, il est passion
pour le luxe. Vieillit-il ? Devient-il insensible
aux plaisirs de l' amour ? Il dore son carosse, y
attelle de vieux chevaux et dégalonne ses habits.
Cet homme aimoit le luxe comme moyen de se procurer
certains plaisirs. Y devient-il indifférent ? Il est
sans amour pour le luxe.
Le mariage dans certaines conditions ne présente
souvent que le tableau de deux infortunés unis
ensemble pour faireciproquement leur malheur.
Le mariage a deux objets ; l' un la conservation
de l' espece ; l' autre le bonheur et le plaisir des
deux sexes.
La recherche des plaisirs est permise : pourquoi
s' en priveroit-on, lorsque ces plaisirs ne nuisent
point à la société.
Mais le mariage tel qu' il est institué dans les
pays catholiques ne convient point également à
toutes les professions. à quoi rapporter
l' uniformité de son institution ? à la convenance,
pondrai-je, qui se trouve entre cette forme de
mariage, et l' état primitif des habitans de
l' Europe, c' est-à-dire, l' état de laboureur. Dans
cette profession l' homme et la femme ont un objet
commun de desir ; c' est l' amélioration des terres
qu' ils cultivent. Cette amélioration résulte du
concours de leurs travaux. Dans leur ferme les deux
époux toujours occupés, toujours utiles l' un à
l' autre, supportent sans dégoût et sans inconvénient
l' indissolubilité de leur union. Il n' en est pas de
me
p271
dans les autres professions. Le clergé ne se
marie point. Pourquoi ? C' est que dans la forme
actuelle du mariage l' église a cru qu' une femme,
un ménage et les soins qu' il entraîne détourneroient
le ptre de ses fonctions. Entourne-t-il moins
le magistrat, l' homme de lettres, l' homme en
place ? Et les fonctions de ces derniers ne
sont-elles pas tout autrement sérieuses et
importantes que celles du prêtre. Les peuples de
l' Europe croient-ils cette forme de mariage mieux
assortie à la profession des armes ? La preuve du
contraire, c' est qu' ils l' interdisent à presque
tous leurs soldats. Or que suppose cette interdiction ;
sinon qu' instruites par l' expérience, les nations
ont enfin reconnu qu' une femme corrompt les moeurs
du guerrier, éteint en lui l' amour patriotique et
le rend à la longue efféminé, paresseux et timide.
Quel remede à ce mal ? En Prusse un soldat du
premier bataillon trouve-t-il une fille jolie ? Il
couche avec elle, et l' union des deux époux dure
autant que leur amour et leur convenance. Ont-ils des
enfans ? S' ils ne peuvent les nourrir, le roi s' en
charge, les éleve dans une maison fondée à cet
effet. Il y forme une pépiniere de jeunes soldats.
Or qu' on donne à ce prince la disposition d' une
plus grande quantité de fonds ecclésiastiques, il
exécutera en grand ce qu' il ne peut faire qu' en
petit, et ses soldats amans et peres jouiront des
plaisirs de l' amour sans que leurs moeurs soient
amollies et qu' ils aient rien perdu de leur courage.
Dans le mariage, disoit Fontenelle, la loi
p272
d' une union indissoluble est une loi barbare et
cruelle. En France le peu de bons nages prouve
en ce genre la cessité d' une réforme.
Il est des nations où l' amant et la maîtresse ne
s' épousent qu' après trois ans d' habitation. Ils
essaient pendant ce tems la sympathie de leurs
caracteres. Ne se conviennent-ils pas ? Ils se
parent et la fille passe en d' autres mains.
Ces mariages africains sont les plus propres à
assurer le bonheur des conjoints. Mais qui
pourvoiroit alors à la subsistance des enfans ? Les
mes loix qui l' assurent dans les pays où le
divorce est permis. Que les mâles restent aux peres
et les filles à la mere : qu' on assigne dans les
contrats de mariage telle somme pour l' éducation des
enfans venus avant le divorce : que le revenu des
dixmes et despitaux soit appliqué à l' entretien
de ceux dont les parens sont sans bien et sans
industrie ; l' inconnient du divorce sera nul, et
le bonheur des époux assuré. Mais, dira-t-on, que
de mariages dissous par une loi si favorable à
l' inconstance humaine ! L' expérience prouve le
contraire.
Au reste je veux que les desirs ambulatoires et
variables de l' homme et de la femme leur fissent
quelquefois changer l' objet de leur tendresse.
Pourquoi les priver des plaisirs du changement, si
d' ailleurs leur inconstance par des loix sages,
n' est point nuisible à la société ?
En France les femmes sont trop maîtresses ; en
orient trop esclaves : leur sexe y est sacrifié
au nôtre.
Pourquoi ce sacrifice ? Deux époux cessent-ils
p273
de s' aimer, commencent-ils à se haïr ? Pourquoi
les condamner à vivre ensemble ?
D' ailleurs s' il est vrai que le desir du changement
soit aussi conforme qu' on le dit à la nature
humaine, on pourroit donc proposer la possibilité du
changement comme le prix durite : on pourroit
donc essayer de rendre par ce moyen, les guerriers
plus braves, les magistrats plus justes, les
artisans plus industrieux et les gens de génie
plus studieux.
Quelle espece de plaisir ne devient point entre les
mains d' un législateur habile, un instrument de la
félicité publique ?
Peu de poëtes tragiques connoissent l' homme : peu
d' entr' eux ont assez étudié les diverses passions
pour leur faire toujours parler leur propre langue.
Chacune d' elles cependant a la sienne.
S' agit-il de détourner un homme d' une action
dangereuse et imprudente ? L' humanité se
charge-t-elle de lui donner un conseil à ce sujet ?
Elle ménage sa vanité, lui montre larité, mais
sous les expressions les moins offensantes. Elle
adoucit enfin par le ton et le geste ce que cette
rité a de trop amer.
La dureté la dit cruement.
La malignité la dit de la maniere la plus
humiliante.
L' orgueil commande impérieusement : il est sourd à
toute représentation. Il veut qu' on lui oisse
sans examen.
La raison discute avec cet homme la sagesse de
son action, écoute sa réponse et la soumet au
jugement de l' intéressé.
p274
L' ami plein de tendresse pour son ami le contredit
à regret. Ne le persuade-t-il pas ? Il a recours
aux larmes et à la priere, le conjure par le lien
sacré qui unit son bonheur au sien de ne point
s' exposer au danger de cette action.
L' amour prend un autre ton, et pour combattre la
solution de son amant, la maîtresse n' allegue
d' autre motif que sa volonté et son amour. L' amant
siste-t-il ? Elle s' abaisse enfin à raisonner.
Mais la raison n' est jamais que la derniere
ressource de l' amour.
On peut donc à la différente maniere de donner le
me conseil, distinguer l' espece de caractere ou
de passion qui le dicte. Mais la fourberie
a-t-elle une langue particuliere ? Non : aussi le
fourbe emprunte-t-il tantôt celle de l' amitié, et
se reconnt-il à la différence qu' on remarque entre
le sentiment dont il se dit affecté et celui qu' il
doit avoir. étudie-t-on la langue des passions et
des caracteres difrens, on trouve souvent les
tragiques en défaut. Il en est peu qui faisant
parler telle passion, n' emprunte quelquefois le
langage d' une autre. Je ne parlerai point des
poëtes tragiques sans citer à ce sujet milord
Shaftesburi. Lui seul me paroît avoir eu la
ritable ie de la tragédie. " l' objet de la
comédie est, dit-il, la correction des moeurs des
particuliers ; celui de la tragédie doit être
pareillement la correction des moeurs des ministres
et des souverains. Pourquoi, ajoute-t-il, ne pas
intituler des tragédies du nom des roi tyran ,
de monarque , ou foible , ou superstitieux ,
ou superbe , ou flatté ? C' est l' unique
p275
moyen de rendre les tragédies encore plus utiles. "
l' homme instruit par les découvertes de ses peres
a reçu l' héritage de leurs pensées : c' est un pôt
qu' il est chargé de transmettre à ses descendans
augmenté de quelques-unes de ses propres idées.
Que d' hommes à cet égard meurent banqueroutiers.
Toujours Philippe Ii par les ménagements et les
artifices dont usa Clément Viii pour parvenir
à réconcilier Henri Iv a
SECTION Ç CHAPITRE O
p277
de la difficulté de tracer un bon plan de
législation .
Peu d' hommes célebres ont écrit sur la morale
et la législation. Quelle est la cause de leur
silence ? Seroit-ce la grandeur, l' importance du
sujet, le grand nombre d' idées, enfin l' étendue
d' esprit nécessaire pour le bien traiter ? Non.
Leur silence est l' effet de l' indifférence du
public pour ces sortes d' ouvrages.
En ce genre un excellent écrit regardé tout au
plus comme le rêve d' un homme de bien, devient
le germe de mille discussions, la source de mille
disputes que l' ignorance des uns et la mauvaise foi
des autres rendent interminables. Quel mépris
n' affiche-t-on pas pour un ouvrage dont l' utilité
éloignée est toujours traitée de chimere
platonicienne !
Dans tout pays policé et jà soumis à certaines
loix, à certaines moeurs, à certains préjugés, un
bon plan de gislation presque toujours
incompatible avec une infinité d' intérêts
personnels, d' abus établis et de plans déjà adoptés,
paroîtra donc toujours ridicule. En démontrât-on
l' excellence, elle seroit long-tems contestée.
Cependant si jaloux d' éclairer les nations sur
l' objet important de leur bonheur, un homme
p278
d' un caractere élevé et nerveux vouloit affronter
ce ridicule, me seroit-il permis de l' avertir que
le public se prête avec peine à l' examen d' une
question compliqe, et que s' il est un moyen de
fixer son attention sur le problême d' une
excellente législation, c' est de le simplifier
et de le réduire à deux propositions.
L' objet de la premiere seroit la découverte des
loix propres à rendre les hommes les plus heureux
possibles, à leur procurer par conquent tous les
amusemens et les plaisirs compatibles avec le bien
public.
L' objet de la seconde seroit la découverte des
moyens par lesquels on peut faire insensiblement
passer un peuple de l' état de malheur qu' il
éprouve à l' état de bonheur dont il peut jouir.
Poursoudre la premiere de ces propositions il
faudroit prendre exemple sur les ometres. Leur
propose-t-on un problême compliqué de méchanique ?
Que font-ils ? Ils le simplifient ; ils calculent
la vitesse des corps en mouvement sans égard à
leur densité, à la sistance des fluides
environnans, au frottement des autres corps etc.
Il faudroit donc pour résoudre la premiere partie
du problême d' une excellente législation, n' avoir
pareillement égard, ni à la résistance des
préjugés, ni au frottement des intérêts contraires,
et personnels, ni aux moeurs, ni aux loix, ni aux
usages déjà établis. Il faudroit se regarder comme
le fondateur d' un ordre religieux qui dictant sa
regle monastique, n' a point égard aux habitudes,
aux préjugés de ses sujets futurs.
p279
Il n' en seroit pas ainsi de la seconde partie de
ce me problême. Ce n' est pas d' après ses seules
conceptions, mais d' après la connoissance des
loix et des moeurs actuelles d' un peuple, qu' on
peut déterminer les moyens de changer peu-à-peu
ces mêmes moeurs, ces mêmes loix et par des degrés
insensibles de faire passer un peuple de sa
législation actuelle à la meilleure possible.
Une différence essentielle et remarquable entre ces
deux propositions, c' est que la premiere une fois
solue, sa solution, (sauf quelques difrences
occasionnées par la position particuliere d' un
pays, est gérale et la même pour tous les peuples.
Au contraire la solution de la seconde doit être
différente selon la forme différente de chaque état.
On sent que les gouvernemens turc, suisse,
espagnol ou portugais doiventcessairement se
trouver à des distances plus ou moins inégales
d' une parfaite législation.
S' il ne faut que du génie poursoudre la premiere
de ces propositions, poursoudre la seconde il
faut au génie joindre la connoissance des moeurs et
des principales loix du peuple dont on veut
insensiblement changer la législation.
En général pour bien traiter une pareille question,
il estcessaire d' avoir du moins sommairement
étudié les coutumes et les préjugés des peuples de
tous les siecles et de tous les pays. On ne
persuade les hommes que par des faits : on ne les
instruit que par des exemples. Celui qui se refuse
au meilleur raisonnement, se rend au fait souvent
le plus équivoque.
p280
Mais ces faits acquis, quelles seroient les
questions dont l' examen pourroit donner la
solution du problême de la meilleure législation ?
Je citerai celles qui se présentent les premieres
à mon esprit.
SECTION 9 CHAPITRE 2
des premieres questions à se faire, lorsqu' on
veut donner de bonnes loix.
on peut se demander.
1 quel motif a rassemblé les hommes en société :
si la crainte des bêtes féroces, la nécessité de
les écarter des habitations, de les tuer pour
assurer sa vie et sa subsistance ; ou si quelqu' autre
motif de cette espece ne dut point former les
premieres peuplades.
2 si les hommes une foisunis et successivement
devenus chasseurs, pasteurs et cultivateurs ne
furent pas forcés de faire entr' eux des conventions
et de se donner des loix.
3 si ces loix pouvoient avoir d' autre fondement que
le desir commun d' assurer la propriété de leurs
biens, de leur vie et de leur liberté, exposée
dans l' état de non-socté comme dans celui du
despotisme à la violence du plus fort.
4 si le pouvoir arbitraire sous lequel un
citoyen reste expoaux insultes de la force et de
p281
la violence, où l' on lui ravit jusqu' au droit de la
défense naturelle, peut être regar comme une
forme de gouvernement.
5 si le despotisme en s' établissant dans un
empire, n' y rompt pas tous les liens de l' union
sociale. Si les mes motifs, si les mes besoins
qui réunirent d' abord les hommes, ne leur
commandent point alors la dissolution d' une société
, comme en Turquie, l' on n' a la proprté ni de
ses biens, ni de sa vie, ni de sa liberté ; où les
citoyens enfin toujours en état de guerre les uns
contre les autres, ne reconnoissent d' autres
droits que la force et l' adresse.
6 si les propriétés peuvent être longtems respectées
sans entretenir comme en Angleterre un certain
équilibre de puissance entre les différentes classes
des citoyens.
7 s' il est un moyen de maintenir la durée de cet
équilibre, et si son entretien n' est pas
absolument nécessaire pour s' opposer efficacement
aux efforts continuels des grands pour s' emparer
des propriétés des petits.
8 si les moyens proposés à ce sujet par M Hume,
dans son petit, mais excellent traité d' une
publique parfaite, sont suffisans pour opérer
cet effet.
9 si l' introduction de l' argent dans sa république
n' y produiroit point à la longue cette inégale
partition de richesses qui fournit au puissant
p282
les fers dont il enchaîne ses concitoyens.
10 si l' indigent a réellement une patrie ; si la
non-propriété doit quelque chose au pays où elle
ne possede rien ; si l' extrême pauvreté toujours
aux gages des riches et des puissans n' en doit
pas souvent favoriser l' ambition ; si l' indigent
enfin n' a pas trop de besoins pour avoir des
vertus.
11 si par la subdivision des propriétés, les loix
ne pourroient pas unir l' intérêt du grand nombre
des habitans à l' intérêt de la patrie.
12 si d' après l' exemple des lacédémoniens dont le
territoire partagé en trente neuf mille lots étoit
distribué aux trent-neuf mille familles qui
formoient la nation, on ne pourroit pas en
supposant à la trop grande multiplication des
citoyens, assigner à chaque famille un terrain plus
ou moins étendu, mais toujours proportionau
nombre de ceux qui la composent.
13 si la distribution moins inégale des terres et
des richesses, n' arracheroit point une infinité
d' hommes au malheur réel qu' occasionne
p283
l' idée exarée qu' ils se forment de la félicité du
riche ; idée productrice de tant d' inimitiés entre
les hommes et de tant d' indifférence pour le
bien public.
14 si c' est par un grand ou petit nombre de loix
saines et claires qu' il faut gouverner les
peuples : si du tems des empereurs, et lorsque
la multiplicité des loix obligea de les rassembler
dans les codes Justinien, Trebonien etc. Les
romains étoient plus vertueux et plus heureux que
lors de l' établissement des loix des douze tables.
15 si la multiplicité des loix n' en occasionne
pas l' ignorance et l' inecution.
16 si cette même multiplicité de loix souvent
contraires les unes aux autres, ne nécessite pas
les peuples à charger certains hommes et certains
corps de leur interprétation : si les hommes et
les corps chargés de cette interptation ne
peuvent point en changeant insensiblement ces
mes loix en faire les instrumens de leur
ambition, si l' expérience enfin ne nous apprend
pas que partout il y a beaucoup de loix, il y
a peu de justice.
p284
17 si dans un gouvernement sage on doit laisser
subsister deux autorités indépendantes et
suprêmes, telles sont la temporelle et la
spirituelle.
18 si l' on doit limiter la grandeur des villes.
19 si leur extrême étendue permet de veiller à
l' honnêteté des moeurs : si dans les grandes
villes on peut faire usage du supplice si salutaire
de la honte et de l' infamie, et si dans une ville
comme Paris ou Constantinople, un citoyen en
changeant de nom et de quartier ne peut pas
toujours échapper à ce supplice.
20 si par une ligue dérative plus parfaite que
celle des grecs, un certain nombre de petites
publiques ne se mettroient pas à l' abri, et de
l' invasion de l' ennemi, et de la tyrannie d' un
citoyen ambitieux.
21 si dans la supposition où l' on partageât en
trente provinces ou républiques, un pays grand
comme la France ; où l' on assignât à chacun de
ces états un territoire à peu-ps égal ; où ce
territoire t circonscrit et fixé par des bornes
immuables, où sa possession enfint garantie par
les vingt-neuf autres républiques, il est à
présumer qu' une de ces républiques pût asservir
les autres, c' est-à-dire, qu' un seul homme se
battît avec avantage contre vingt-neuf.
22 si dans la supposition où toutes ces
publiques
p285
seroient gouvernées par les mêmes loix ; où chacun
de ces petits états chargé de sa police intérieure
et de l' élection de ses magistrats, répondroit à
un conseil surieur ; où ce conseil supérieur
compo de quatre putés de chaque république et
principalement occupé des affaires de la guerre et
de la politique, seroit cependant chargé de veiller
à ce que chacune de ces républiques ne réformât ou
ne changeât sa législation que du consentement de
toutes ; où d' ailleurs l' objet des loix seroit
d' élever les ames, d' exalter les courages et
d' entretenir une discipline exacte dans les armées :
si dans une telle supposition le corps entier de
ces républiques ne seroit pas toujours assez
puissant pour s' opposer efficacement aux projets
ambitieux de leurs voisins et de leurs
concitoyens.
23 si dans l' hypothese où lagislation de ces
publiques en rendît les citoyens les plus
heureux possibles, et leur procurât tous les
plaisirs compatibles avec le bien public ; si ces
mes républiques ne seroient pas alors
moralement assurées d' unelicité inaltérable.
24 si le plan d' une bonne législation ne doit pas
renfermer celui d' une excellente éducation ; si
l' on peut donner une telle éducation
p286
aux citoyens sans leur psenter des idées nettes
de la morale et sans rapporter les préceptes au
principe unique de l' amour du bien général : si
rappellant à cet effet aux hommes les motifs qui
les ont réunis en socté, on ne pourroit pas
leur prouver qu' il est presque toujours de leur
intérêt bien entendu de sacrifier un avantage
personnel et momentané à l' avantage national, et
de mériter par ce sacrifice le titre honorable de
vertueux.
25 si l' on peut fonder la morale sur d' autres
principes que sur celui de l' utilité publique : si
les injustices mêmes du despotisme toujours
commises au nom du bien public, ne prouvent pas
que ce principe est réellement l' unique de la
morale ; si l' on peut y substituer l' utilité
particuliere de sa famille et de sa parenté.
26 si dans la supposition l' on consacreroit
cet axiome :
qu' on doit plus à sa parenqu' à sa patrie.
un pere dans le dessein de se conserver à sa
p287
famille, ne pourroit pas abandonner son poste
au moment du combat : si ce pere chargé de la
caisse publique ne pourroit pas la piller pour
en distribuer l' argent à ses enfans et dépouiller
ainsi ce qu' il doit aimer le moins pour en
revêtir ce qu' il doit aimer le plus.
27 si du moment le salut public n' est plus la
suprême loi et la premiere obligation du
citoyen ; il subsiste encore une science du bien
et du mal ; s' il est enfin une morale, lorsque
l' utilité publique n' est plus la mesure de la
punition, ou de la récompense, de l' estime ou du
pris s aux actions des citoyens.
28 si l' on peut se flatter de trouver des
citoyens vertueux dans un pays les honneurs,
l' estime et les richesses seroient devenus par la
forme du gouvernement les récompenses du crime ;
le vice enfin seroit heureux et respecté.
29 si les hommes se rappellant alors que le desir
du bonheur est le seul motif de leurunion, ils
ne sont pas en droit de s' abandonner
p288
au vice, par-tout le vice procure honneur,
richesse et félicité.
30 si dans la supposition, où les loix, comme le
prouve la constitution des jésuites, puissent tout
sur les hommes, il seroit possible qu' un peuple
entraîné au vice par la forme de son gouvernement
pût s' en arracher sans faire quelque changement
dans ces mêmes loix.
31 s' il suffit pour qu' une législation soit
bonne qu' elle assure la propriété des biens, de
la vie et de la liberté des citoyens, qu' elle
mette moins d' inégalité dans les richesses
nationales, et les citoyens plus à portée de
subvenir par un travail modéré à leurs besoins et
à ceux de leur famille : s' il ne faut pas encore
que cette législation exalte dans les hommes le
sentiment de l' émulation ; que l' état propose à
cet effet de grandes récompenses aux grands
talens et aux grandes vertus ; si ces récompenses
qui consistent toujours dans le don de quelques
superfluités et qui furent jadis le principe de
tant
p289
d' actions fortes et magnanimes, ne pourroient point
encore produire le me effet ; et si des
compenses cernées par le public (de quelque
nature d' ailleurs qu' elles soient) peuvent être
regardées comme un luxe de plaisir propre à
corrompre les moeurs.
SECTION 9 CHAPITRE 3
du luxe de plaisir.
point de jour que l' on ne parle de la
corruption des moeurs nationales . Que doit-on
entendre par ce mot ?
" le détachement de l' intét particulier de
l' intérêt général " .
Pourquoi l' argent ce principe d' activité d' un
peuple riche, devient-il si souvent un principe
de corruption ? C' est que le public, comme je
l' ai déjà dit, n' en est pas le seul distributeur,
p290
c' est que l' argent en conséquence est souvent la
compense du vice. Il n' en est pas ainsi des
compenses dont le public est l' unique
dispensateur. Toujours un don de la reconnoissance
nationale, elles supposent toujours un bienfait,
un service rendu à la patrie, par conquent une
action vertueuse. Un tel don de quelque espece
qu' il soit, resserrera donc toujours le noeud de
l' intérêt personnel et général.
Qu' une belle esclave, une concubine devienne chez
un peuple le prix, ou des talens, ou de la vertu,
ou de la valeur : les moeurs de ce peuple n' en
seront pas plus corrompus. C' est dans les siecles
héroïques que les crétois imposoient aux athéniens
ce tribut de dix belles filles dont Thésée les
affranchit : c' est dans les siecles de leurs
triomphes et de leur gloire que les arabes et les
turcs exigeoient de pareils tributs des peuples
qu' ils avoient vaincus.
Lit-on ces poëmes, ces romans celtiques, histoires
toujours vraies des moeurs d' un peuple encore
féroce ? On y voit les celtes s' armer comme les
grecs pour la conquête de la beauté, et l' amour
loin de les amollir, leur faire exécuter les
entreprises les plus hardies.
Tout plaisir quel qu' il soit, s' il est proposé
comme prix des grands talens ou des grandes vertus,
peut exciter l' émulation des citoyens et même
devenir un principe d' activité et de bonheur
national. Mais il faut pour cet effet que tous les
citoyens y puissent également prétendre, et
qu' équitablement dispensés, ces plaisirs soient
toujours la récompense de quiconque
p291
montre, ou plus de talens dans le cabinet, ou
plus de valeur dans les ares, ou plus de vertus
dans les cités.
Supposons qu' on ordonne des fêtes magnifiques et
que pour réchauffer l' émulation des citoyens, l' on
n' y admette d' autres spectateurs que des hommes
déjà distingués par leur génie, leurs talens, ou
leurs actions ; rien qui ne fasse entreprendre le
desir d' y trouver place. Ce desir sera d' autant
plus vif que la beauté de ces mêmes fêtes sera
nécessairement exagérée, et par la vanité de ceux
qui y seront admis, et par l' ignorance de ceux qui
s' en trouveront exclus.
Mais, dira-t-on, que d' hommes malheureux par cette
exclusion ! Moins qu' on ne croit. Si tous envient
une récompense qui s' obtient par l' intrigue et le
crédit, c' est que tous sont en droit d' y ptendre,
mais peu de gens desirent celle qui s' acquiert par
de grands travaux et de grands dangers.
Loin d' envier le laurier d' Achille ou d' Homere,
le poltron et le paresseux le dédaigne. Leur
vanité consolatrice ne leur laisse voir dans les
hommes d' un grand talent ou d' une grande valeur
que des foux dont la paie, comme celle des plombiers
et des sappeurs, doit être haute ; parce qu' ils
s' exposent à de grands dangers et à de grands
travaux. Il est juste et sage, diront le poltron et
le paresseux de payer magnifiquement
p292
de tels hommes ; il seroit fou de les imiter.
L' envie commune à tous n' est un tourment réel que
pour ceux qui courent la même carriere, et si
l' envie est un mal pour eux, c' est un mal
nécessaire.
Mais je veux, dira-t-on, que d' aps une
connoissance profonde du coeur et de l' esprit
humain, l' on parvînt à résoudre le problême d' une
excellente législation, qu' on éveillât dans tous
les citoyens et l' industrie et ces principes
d' activité qui les portent au grand, qu' on les
rendît enfin les plus heureux possibles.
Une si parfaite législation ne seroit encore
qu' un palais bâti sur le sable, et l' inconstance
naturelle à l' homme truiroit bientôt cet
édifice élevé par le génie, l' humanité et la vertu.
SECTION 9 CHAPITRE 4
des vraies causes des changemens arrivés dans
les loix des peuples.
tant de changemens arrivés dans les différentes
formes de gouvernemens doivent-ils être regardés
comme l' effet de l' inconstance de l' homme ? Ce
que je sais, c' est qu' en fait de coutumes, de loix
et de préjugés, c' est de l' opiniâtreté et non de
l' inconstance de l' esprit humain dont on peut se
plaindre.
Que de tems pour désabuser quelquefois un
p293
peuple d' une religion fausse et destructive du
bonheur national ! Que de tems pour abolir une
loi souvent absurde et contraire au bien public !
Pour orer de pareils changemens, ce n' est pas
assez d' être roi ; il faut être un roi courageux,
instruit et secouru encore par des circonstances
favorables.
L' éternité, pour ainsi dire, des loix, des
coutumes, des usages de la Chine, dépose contre la
prétenduereté des nations.
Supposons l' homme aussi réellement inconstant qu' on
le dit ; ce seroit dans le cours de sa vie que se
manifesteroit son inconstance. Par quelle raison
en effet des loix respectées de l' aïeul, du fils,
du petit-fils, des loix à l' épreuve pendant six
générations de la prétendue légéreté de l' homme, y
deviendroient-elles tout-à-coup sujettes ?
Qu' on établisse des loix conformes à l' intérêt
général ? Elles pourront être détruites par la
force, la sédition, ou un concours singulier de
circonstances, et jamais par l' inconstance de
l' esprit humain.
p294
Je sais que des loix bonnes en apparence, mais
nuisibles en effet sont tôt ou tard abolies.
Pourquoi ? C' est que dans un tems donné, il faut
qu' il naisse un homme éclairé qui frappé de
l' incompatibilité de ces loix avec le bonheur
général, transmette sa couverte aux bons esprits
de son siecle.
Cette découverte qui par la lenteur avec laquelle
la vérité se propage, ne se communique que de
proche en proche, n' est généralement reconnue vraie
que desnérations suivantes. Or si les anciennes
loix sont alors abolies, cette abolition n' est point
un effet de l' inconstance des hommes, mais de la
justesse de leur esprit.
Certaines loix sont-elles enfin reconnues mauvaises
et insuffisantes ? N' y tient-on plus que par une
vieille habitude ? Le moindre prétexte suffit pour
les détruire et le moindre énement le procure.
En est-il ainsi des loix vraiment utiles ? Non :
ainsi point de société étendue et policée où l' on
ait abrogé celles qui punissent le vol, le
meurtre etc.
Mais cette législation si admirée de Lycurgue,
cette législation tirée en partie de celle de
Minos n' eut que cinq ou six cens ans
p295
de durée. J' en conviens, et peut-être n' en
pourroit-elle avoir davantage. Quelqu' excellentes
que fussent les loix de Lycurgue, quelque génie,
quelque vertu patriotique et quelque courage
qu' elles inspirassent aux spartiates, il étoit
impossible dans la position où se trouvoit
Lacédémone, que cette législation se conservât
plus long-tems sans altération.
Les spartiates trop peu nombreux pour sister à
la Perse eussent été tôt ou tard ensevélis
p296
sous la masse de ses ares, si la Grece si
féconde alors en grands hommes n' eût réuni ses
forces pour repousser l' ennemi commun.
Qu' arriva-t-il alors ? C' est qu' Athenes et
Sparte se trouverent à la tête de la ligue
fédérative des grecs.
à peine ces deux républiques eurent par des efforts
égaux de conduite et de courage, triomphé de la
Perse, que l' administration de l' univers se
partagea entr' elles, et cette admiration dut
devenir et devint le germe de leur discorde et de
leur jalousie. Cette jalousie n' eût produit qu' une
noble émulation entre ces deux peuples, s' ils
eussent été gouvernés par les mêmes loix ; si les
limites de leur territoire eussent été fixées par
des bornes immuables ;
p297
s' ils n' eussent pû les reculer sans armer contre
eux toutes les autres républiques, et qu' enfin
ils n' eussent connu d' autres richesses que cette
monnoie de fer dont Lycurgue avoit permis
l' usage.
La confédération des grecs n' étoit pas fondée sur
une base aussi solide. Chaque république avoit sa
constitution particuliere. Les athéniens étoient
à la fois guerriers et négocians. Les richesses
gages dans le commerce leur fournissoient les
moyens de porter la guerre au dehors. Ils avoient
à cet égard un grand avantage sur les lacédémoniens.
Ces derniers orgueilleux et pauvres, voyoient avec
chagrin dans quelles bornes étroites leur
indigence contenoit leur ambition. Le désir de
commander, desir si puissant sur deux publiques
rivales et guerrieres, rendit cette pauvreté
insupportable aux spartiates. Ils se dégterent
donc insensiblement des loix de Lycurgue et
contracterent des alliances avec les puissances
de l' Asie.
La guerre du péloponese s' étant alors allumée, ils
sentirent plus vivement le besoin d' argent. La
Perse en offrit : les lacédémoniens l' accepterent.
Alors la pauvreté, clef de l' édifice des loix de
Lycurgue, setacha de la voute et sa chûte
entraîna celle de l' état. Alors les loix et les
moeurs changerent, et ce changement comme les maux
qui s' ensuivirent, ne furent point l' effet de
l' inconstance de l' esprit humain, mais de la
différente forme des gouvernemens
p298
des grecs, de l' imperfection des principes de leur
confédération, et de la liberté qu' ils conserverent
toujours de se faire réciproquement la guerre.
Delà cette suite d' événemens qui les entraînerent
enfin à une ruine commune.
Une liguedérative doit être fone sur des
principes plus solides. Qu' on partage en trente
publiques un pays grand comme la France et le
Paraguai. Si ces républiques gouveres par les
mes loix sont liguées entr' elles contre les
ennemis du dehors ; si les bornes de leur territoire
sont invariablement déterminées, qu' elles s' en
soient respectivement
p299
garanti la possession, et se soient réciproquement
assuleur liberté : je dis que si elles ont
d' ailleurs adopté les loix et les moeurs des
spartiates, leurs forces réunies et la garantie
mutuelle de leur liberté, les mettra également à
l' abri et de l' invasion des étrangers, et de la
tyrannie de leurs compatriotes.
Or supposons cette législation la plus propre à
rendre les citoyens heureux, quel moyen d' en
éterniser la durée ? Le plus sûr c' est d' ordonner
aux maîtres dans leurs instructions, aux
magistrats dans des discours publics, d' en
démontrer l' excellence. Cette excellence
constatée une législation deviendroit à l' épreuve
de la légéreté de l' esprit humain. Les hommes
p300
(fussent-ils aussi inconstans qu' on le dit) ne
peuvent abroger des loix établies qu' ils ne se
unissent dans leurs volontés. Or cette réunion
suppose un intérêt commun de les truire, et
par conquent une grande absurdité dans les loix.
Dans tout autre cas l' instanceme des hommes, en
les divisant d' opinion, s' oppose à l' unanimité de
leurs délibérations et par conséquent assure la
durée des mêmes loix.
ô ! Souverains, rendez vos sujets heureux !
Veillez à ce qu' on leur inspire s l' enfance
l' amour du bien public : prouvez-leur la bonté de
vos loix par l' histoire de tous les tems et la
misere de tous les peuples : montrez-leur
(car la morale est susceptible de démonstration)
que votre administration est la meilleure
possible, et vous aurez à jamais enchaîné leur
inconstance ptendue.
Si le gouvernement chinois quelqu' imparfait qu' il
soit, subsiste encore et subsiste le même, qui
détruiroit celui où les hommes seroient les plus
heureux possible. Ce n' est que la conquête, ou les
malheurs des peuples qui changent la forme des
gouvernemens.
Toute sage législation qui lie l' intérêt particulier
à l' intérêt public, et fonde la vertu sur
l' avantage de chaque individu, est indestructible.
Mais cette législation est-elle possible ? Pourquoi
non ? L' horison de nos idées s' étend de jour en
jour, et si la législation comme les autres
sciences participe aux progrès de l' esprit
humain, pourquoi sesrer du bonheur futur de
l' humanité ?
p301
Pourquoi les nations s' éclairant de siecle en
siecle ne parviendroient-elles pas un jour à toute
la plénitude du bonheur dont elles sont susceptibles ?
Ce ne seroit pas sans peine que je me détacherois
de cet espoir.
La félicité des hommes est pour une ame sensible
le spectacle le plus agréable. à considérer dans
la perspective de l' avenir, c' est l' oeuvre d' une
législation parfaite. Mais si quelqu' esprit hardi
osoit en donner le plan, que de préjus, dira-t-on,
il auroit à combattre et à truire ! Que de
rités dangereuses à révéler !
SECTION 9 CHAPITRE 5
la vélation de la vérité n' est funeste qu' à
celui qui la dit.
qu' est-ce en morale qu' une vérité nouvelle ?
un nouveau moyen d' accroître ou d' assurer le
bonheur des peuples. quesulte-t-il de
cette définition ? Que la vérité ne peut être
nuisible.
Un auteur fait-il en ce genre une couverte ?
Quels sont donc ses ennemis ?
1 ceux qu' il contredit.
2 les envieux de sa réputation.
3 ceux dont les intérêts sont contraires à l' intérêt
public.
Qu' un ministre multiplie le nombre des
maréchaussées,
p302
il a pour ennemis les voleurs de grands chemins.
Que ces voleurs soient puissans, le ministre sera
persécuté. Il en est de même du philosophe. Ses
préceptes tendent-ils à assurer le bonheur du plus
grand nombre ? Il aura pour ennemis tous les
voleurs de l' état, et ces derniers sont à craindre.
Pénétrai-je les intrigues d' un clergé avide ?
Déconcertai-je les projets de l' avarice et de
l' ambition monacale ? Si le moine est puissant, je
suis poursuivi.
Prouvai-je les malversations d' un homme en place ?
Si ma preuve est claire je suis puni. La
vengeance du fort sur les foibles est toujours
proportionnée à la vérité des accusations intentées
contre lui. C' est du puissant que Ménippe dit :
" tu te ches ô Jupiter ! Tu prends ton foudre,
tu as donc tort " . Le puissant est communément
d' autant plus cruel qu' il est plus stupide. Qu' un
turc en entrant au divan y représente que
l' intolérance du mahométisme dépeuple l' état,
aliene les grecs, que le despotisme du
grand-seigneur avilit la nation, que l' avarice et
les vexations des pachas la couragent, que le
défaut de discipline rend ses armées méprisables :
quel nom donnera-t-on à ce fidele citoyen ? Celui
de factieux. On le livrera aux muets. La mort est
à Constantinople la peine infligée à la
vélation d' une vérité qui méditée par le
sultan eût sauvé l' empire de la ruine prochaine
qui le menace. L' amour qu' on y affecte quelquefois
pour la vertu est toujours faux. Tout dans les
pays despotiques est hypocrisie : on n' y rencontre
que des masques ; on n' y voit point de visages.
p303
Par-tout où la nation n' est pas le puissant
(et dans quel pays l' est-elle ? ) l' avocat du bien
public est martyr desrités qu' il découvre.
Quelle cause de cet effet ? La trop grande
puissance de quelques membres de la société.
Présentai-je au public une opinion nouvelle ? Le
public frapde sa nouveauté, et quelque tems
incertain, ne porte d' abord aucun jugement. Dans
ce premier moment si les cris de l' envie, de
l' ignorance et de l' intérêt s' élevent contre moi ;
si je ne suis protégé ni par la loi, ni par
l' homme en place, je suis proscrit.
L' homme illustre achete donc toujours sa gloire à
venir par des malheurs présens. Au reste ses
malheurs mes et les violences qu' il éprouve,
promulguent plus rapidement sescouvertes. La
rité toujours instructive pour celui qui l' écoute,
ne nuit qu' à celui qui la dit.
En morale, c' est à la connoissance du vrai qu' on
attache la félicité publique.
ô ! Vérité, vous êtes la divinité des ames nobles !
Le vertueux ne vous imputa jamais lesvolutions
des empires et les malheurs des hommes. Les vices
ne sont pas les fruits amers qu' on cueille sur
votre tige. La vérité éclaire-t-elle les
p304
princes ? Le bonheur et la vertu regnent sous eux
dans leur empire.
SECTION 9 CHAPITRE 6
la connoissance de la vérité est toujours
utile.
l' homme oit toujours à son intérêt bien ou
mal entendu. c' est une vérité de fait ; qu' on la
taise, ou qu' on la dise, la conduite de l' homme
sera toujours la même. la révélation de cette
rité n' est donc pas nuisible. Mais de quelle
utilité peut-elle être ? De la plus grande. Une
fois assuré que l' homme agit toujours conformément
à son intérêt, legislateur infligera tant de
peines au crime, accordera tant de récompenses à la
vertu, que tout particulier aura inrêt d' être
vertueux.
Ce législateur sait-il qu' ami de sa conservation
l' homme se psente avec crainte au danger ? Il
attachera tant de honte et d' infâmie à la lâcheté,
tant d' honneurs au courage, que le soldat aura le
jour de la bataille plus d' intérêt de combattre
que de fuir.
Qu' uniquement occu de ses fantaisies, un homme
mette son bien à fond perdu : qu' il laisse ses
enfans dans l' indigence : quel remede à ce mal ?
Le mépris qu' on lui marquera. Fait-on connoître
l' homme aux autres hommes ; leur
p305
montre-t-on les crimes qu' il peut commettre ? Ils
créeront les loix propres à les réprimer ; et
parviendront enfin à lier assez étroitement
l' intérêt particulier à l' intérêt public pour se
nécessiter eux-mêmes à la vertu.
En toute espece de science l' écrivain, dit-on,
doit chercher et dire la rité. Faut-il en
excepter la science de la morale ? Quel est son
objet ? Le bonheur du plus grand nombre. En ce
genre toute vérité nouvelle n' est, comme je l' ai
déjà dit, qu' un nouveau moyen d' améliorer la
condition des citoyens. Le desir de leur bonheur
seroit-il un crime ? Une telle opinion n' est
soutenue que du stupide sans humanité et du fripon
intéressé aux malheurs publics.
En morale c' est le vrai seul qu' il faut enseigner.
Mais ne peut-on en aucun cas y substituer des
erreurs utiles ? Il n' en est point de telles : je le
démontrerai ci-après. La religion elle-même ne
rend point un peuple vertueux. Les romains modernes
en sont la preuve. L' intérêt est notre unique
moteur. L' on paroît sacrifier, mais l' on ne
sacrifie jamais son bonheur à celui d' autrui. Les
eaux ne remontent point à leur source, ni les
hommes contre le courant rapide de leurs inrêts.
Qui le tenteroit seroit un fou. De tels foux sont
d' ailleurs en trop petit nombre pour avoir
quelqu' influence sur la masse totale de la société.
S' il ne s' agit que de former de citoyens vertueux,
p306
qu' est-il besoin à cet effet de recourir à des
moyens impossibles et surnaturels ?
Qu' on fasse de bonnes loix, elles dirigeront
naturellement les citoyens au bien général en
leur laissant suivre la pente irsistible qui les
porte à leur bien particulier. Ce ne sont point
les vices, la chanceté et l' improbité des hommes,
qui fait le malheur des peuples, mais l' imperfection
de leurs loix et par conséquent leur stupidité. Peu
importe que les hommes soient vicieux ; c' en est
assez s' ils sont éclairés. Une crainte respective
et salutaire les contiendra dans les bornes du
devoir. Les voleurs ont des loix et peu d' entr' eux
les violent, parce qu' ils s' inspectent et se
suspectent. Les loix font tout. Si quelque dieu,
disent à ce sujet les philosophes siamois, fût
réellement descendu du ciel pour instruire les
hommes dans la science de la morale, il leur eût
donné une bonne législation, et cette législation
les eûtcessité à la vertu. En morale, comme en
physique, c' est toujours en grand et par des
moyens simples que la divinité opere.
Le résultat de ce chapitre, c' est que larité
souvent odieuse au puissant injuste, est toujours
utile au public. Mais n' est-il point d' instant où
sa révélation puisse occasionner des troubles
dans un empire ?
SECTION 9 CHAPITRE 7
p307
que la révélation de la vérité ne trouble
jamais les empires.
une administration est mauvaise : les peuples
souffrent : ils poussent des plaintes ; en ce
moment il paroît un écrit l' on leur montre
toute l' étendue de leurs malheurs ; les peuples
s' irritent et se soulevent. Je le veux. L' écrit
est-il la cause du soulevement ? Non ; il en est
l' époque. La cause est dans la misere publique.
Si l' écrit eût plutôt paru, le gouvernement
plutôt averti, eût en adoucissant les souffrances
des peuples, pu prévenir la sédition. Le trouble
n' accompagne la vélation de la vérité que dans
des pays entiérement despotiques ; parce qu' en ce
pays le moment où l' on ose dire larité est
celui où le malheur insoutenable et porté à son
comble, ne permet plus au peuple de retenir ses
cris.
Un gouvernement devient-il cruel à l' excès ? Les
troubles sont alors salutaires. Ce sont les
trances qu' occasionne au malade la médecine
qui le grit. Pour affranchir un peuple de la
servitude, il en coûte quelquefois moins d' hommes
à l' état qu' il n' en rit dans une fête publique
et mal ordonnée. Le mal du soulévement est dans la
cause qui le produit : la douleur de la crise est
dans la maladie qui l' excite. Tombe-t-on dans le
despotisme ? Il faut des efforts pour s' y soustraire,
p308
et ces efforts sont en ce moment le seul bien des
infortus. Le degré du malheur, c' est de ne pouvoir
s' en arracher, et de souffrir sans oser se
plaindre. Quel homme assez barbare, assez
stupide pour donner le nom de paix au silence, à
la tranquillité forcée de l' esclavage ! C' est la
paix, mais la paix de la tombe.
La révélation de la vérité quelquefois l' époque, ne
fut donc jamais la cause des troubles et du
soulévement. La connoissance du vrai toujours
utile aux opprimés, l' est même aux oppresseurs.
Elle les avertit, comme je l' ai dédit, du
contentement du peuple. En Europe les
murmures des nations pcedent de loin leur
volte.
Leurs plaintes sont le tonnerre entendu dans le
lointain. Il n' est point encore à craindre. Le
souverain est encore à tems de réparer ses
injustices et de seconcilier avec son peuple. Il
n' en est pas de même dans un pays d' esclaves. C' est
le poignard en main que la remontrance se présente
au sultan. Le silence des esclaves est terrible.
C' est le silence des airs avant l' orage. Les
vents sont muets encore. Mais du sein noir d' un
nuage immobile, part le coup de tonnerre qui, signal
de la temte, frappe au moment qu' il luit.
Le silence qu' impose la force est la principale
cause, et des malheurs des peuples, et de la
chûte de leurs oppresseurs. Si la recherche de la
rité nuit, ce n' est jamais qu' à son auteur. Les
Buffons, les Quesnayes, les Montesquieux en ont
découvert. On a long-tems disputé sur la
préférence à donner aux anciens sur les modernes,
à la musique françoise sur l' italienne : ces
p309
disputes ont éclairé le goût du public et n' ont
ar le bras d' aucun citoyen. Mais ces disputes,
dira-t-on, ne se rapportoient qu' à des objets
frivoles ; soit. Mais sans la crainte de la loi,
les hommes s' entregorgeroient pour des frivolités.
Les disputes tologiques toujoursductibles à
des questions de mots en sont la preuve. Que de
sang elles ont fait couler ! Puis-je de l' aveu de
la loi, donner le nom de saint zele à
l' emportement de ma vanité ? Point d' excès auquel
elle ne se livre. La cruauté religieuse est
atroce. Qui l' engendre ? Seroit-ce la nouveauté
d' une opinion théologique ? Non : mais l' exercice
libre et impuni de l' intolérance.
Qu' on traite une question où libre dans ses
opinions chacun pense ce qu' il veut, où chacun
contredit et est contredit, où quiconque
insulteroit son contradicteur, seroit puni selon
la griéveté de l' offense ; l' orgueil des
disputans alors contenu par la crainte de la loi,
cesse d' être inhumain.
Mais par quelle contradiction le magistrat qui
lie les bras des citoyens, et leurfend les voies
de fait, lorsqu' il s' agit d' une discussion d' intérêt
ou d' opinion, les leur délie-t-il, lorsqu' il
s' agit d' une dispute scholastique ? Quelle cause
d' un tel effet ? L' esprit de superstition et de
fanatisme qui plus souvent que l' esprit de justice
et d' humanité, a psidé à la rédaction des loix.
J' ai lu l' histoire des différens cultes : j' ai
nombré leurs absurdités ; j' ai eu honte de la
raison humaine, et j' ai rougi d' être homme. Je me
suis à la fois étonné des maux que produit la
superstition, de la facilité avec laquelle on peut
étouffer un fanatisme
p310
qui rendra toujours les religions si funestes à
l' univers ; et j' ai conclu que les malheurs des
peuples pouvoient toujours se rapporter à
l' imperfection de leurs loix et par conséquent à
l' ignorance de quelques vérités morales. Ces vérités
toujours utiles ne peuvent troubler la paix des
états. La lenteur de leurs progrès en est encore
une nouvelle preuve.
SECTION 9 CHAPITRE 8
de la lenteur avec laquelle la vérise
propage.
la marche de la rité est lente ; l' expérience
le prouve.
Quand le parlement de Paris voqua-t-il la
peine de mort portée contre quiconque enseignoit
une autre philosophie que celle d' Aristote ?
Cinquante ans après que cette philosophie étoit
oubliée.
Quand la faculté de médecine admit-elle la
doctrine de la circulation du sang ?
Cinquante ans après la découverte d' Harvei.
Quand cette même faculté reconnut-elle la
salubrité des pommes de terre ? Après cent ans
d' expérience et lorsque le parlement eut cas
l' arrêt qui défendoit la vente de cegume.
p311
Quand lesdecins conviendront-ils des avantages
de l' inoculation ? Dans vingt ans ou environ.
Cent faits de cette espece prouvent la lenteur
des progrès de la vérité : ses progrès cependant
sont ce qu' ils doivent être.
Une vérité en qualité de nouvelle, choque toujours
quelqu' usage ou quelqu' opinion généralement
établie : elle a d' abord peu de sectateurs : elle
est traitée de paradoxe, citée comme une erreur
et rejettée sans être entendue. Les hommes en
général approuvent ou condamnent au hazard, et la
rité même est par la plupart d' entr' eux rue
comme l' erreur, sans examen et par préjugé.
De quelle maniere une opinion nouvelle
parvient-elle donc à la connoissance de tous ?
Les bons esprits en ont-ils apperçu la vérité ? Ils
la publient et cette rité promulguée par eux et
p312
devenue de jour en jour plus commune, finit enfin
par être généralement adoptée, mais c' est
long-tems après sa découverte, sur-tout lorsque
cette vérité est morale.
Si l' on se prête si difficilement à la
démonstration de ces dernieres vérités, c' est
qu' elles exigent quelquefois le sacrifice,
non-seulement de nos pjugés, mais encore de nos
intérêts personnels. Peu d' hommes sont capables de
ce double sacrifice. D' ailleurs une vérité de cette
espece découverte par un de nos concitoyens peut
se pandre rapidement et peut le combler
d' honneurs. Notre envie qui s' en irrite doit donc
s' empresser de l' étouffer. C' est l' étranger qui
éclaire maintenant les livres moraux faits et
proscrits en France. Pour juger ces livres, il
faut des hommes dos à la fois, et du degré de
lumiere et du degré de désintéressement nécessaire
pour distinguer le vrai du faux. Or par-tout les
hommes éclairés sont rares, et les désintéressés
plus rares encore, ne se rencontrent que chez
l' étranger. Les vérités morales ne s' étendent que
par des ondulations très-lentes. Il en est, si je
l' ose dire, de la chûte de ces vérités sur la terre,
comme de celles d' une pierre au milieu d' un lac :
les eaux séparées en point du contact forment un
cercle bientôt enfer dans un plus grand, qui
lui-même environné de cercles plus spacieux
s' aggrandissant de moment en moment, vont enfin
se briser sur la rive. C' est de cercles en cercles
qu' une vérité morale s' étendant aux difrentes
classes des citoyens, parvient enfin à la
connoissance de tous ceux qui n' ont point intérêt de
la rejetter.
p313
Pour établir cette vérité il suffit que le
puissant ne s' oppose point à sa promulgation, et
c' est en ceci que la vérité differe de l' erreur.
C' est par la violence que cette derniere se
propage : c' est la force en main qu' on a prou
presque toutes les religions et c' est ce qui les
a rendues les fléaux du monde moral.
La vérité sans la force s' établit sans doute
lentement, mais elle s' établit sans troubles. Les
seules nations où la vérité pénetre avec peine
sont les nations ignorantes. L' imbécillité est
moins docile qu' on ne l' imagine.
Que l' on propose chez un peuple ignorant une loi
utile, mais nouvelle ; cette loi rejettée sans
examen, peut même exciter une dition chez ce
peuple qui stupide parce qu' il est esclave, est
d' autant plus irritable que le despotisme l' a plus
souvent irrité.
Que l' on propose au contraire cette même loi
chez un peuple éclairé, où la presse est libre,
l' utilité de cette loi estpressentie et sa
promulgation desirée, elle sera reçue avec
reconnoissance par la partie instruite de la
nation, et cette partie contiendra l' autre.
Il résulte de ce chapitre que la rité par la
lenteurme avec laquelle sa découverte se
propage, ne peut produire de trouble dans les états.
Mais n' est-il pas des formes de gouvernement où
la connoissance du vrai puisse être dangereuse ?
SECTION 9 CHAPITRE 9
p314
des gouvernemens.
si toute vérité morale n' est qu' un moyen
d' accroître ou d' assurer le bonheur du plus
grand nombre, et si l' objet de tout gouvernement
est la félicité publique , point de rité
morale dont la publication ne soit desirable.
Toute diversité d' opinions à ce sujet tient à la
signification incertaine du mot gouvernement .
Qu' est-ce qu' un gouvernement ? l' assemblage de
loix ou de conventions faites entre les
citoyens d' uneme nation. or ces loix et
conventions sont, ou contraires ou conformes à
l' intérêt général. Il n' est donc que deux formes de
gouvernement, l' une bonne, l' autre mauvaise : c' est
à ces deux especes que je les duis toutes. Or
dans l' assemblage des conventions qui les constitue,
dire qu' on ne peut changer les loix nuisibles à la
nation, que de telles loix sont sacrées, qu' elles ne
peuvent êtregitimement réformées, c' est dire
qu' on ne peut changer le régime contraire à sa
santé, qu' affligé d' une plaie, c' est un crime de la
nétoyer, qu' il faut la laisser tomber en gangrene.
Au reste si tout gouvernement de quelque nature
qu' il soit, ne peut se proposer d' autre objet que
le bonheur du plus grand nombre des citoyens, tout
ce qui tend à les rendre heureux, ne peut être
contraire à sa constitution.
p315
Celui-là seul doit s' opposer à toute réforme utile
à l' état, qui fonde sa grandeur sur l' avilissement
de ses compatriotes, sur le malheur de ses
semblables et qui veut usurper sur eux un pouvoir
arbitraire. Quant au citoyen honnête, à l' homme
ami de la vérité et de sa patrie, il ne peut avoir
d' intérêt contraire à l' intérêt national. Est-on
heureux du bonheur de l' empire et glorieux de sa
gloire ? On desire en secret la correction de tous
les abus. On sait qu' on n' aantit point une
science lorsqu' on la perfectionne, et qu' on ne
détruit point un gouvernement lorsqu' on le
forme.
Supposons qu' en Portugal l' on respectât
davantage la propriété des biens, de la vie et de
la liberté des sujets ; le gouvernement en seroit-il
moins monarchique ? Supposons qu' en ce pays l' on
supprit l' inquisition et les letres de cachet,
qu' on limitât l' excessive autorité de certaines
places, auroit-on changé la forme du gouvernement ?
Non : l' on en auroit seulement corrigé les abus.
Quel monarque vertueux ne se prêteroit point à
cette réforme ! Comparera-t-on les rois de
l' Europe à ces stupides sultans de l' Asie, à ces
vampires qui succent le sang de leurs sujets et
que toute contradiction révolte. Soupçonner son
prince d' adopter les principes d' un despotisme
oriental, c' est lui faire l' injure la plus atroce.
Un souverain éclairé ne regarda jamais le pouvoir
arbitraire, soit d' un seul tel qu' il existe en
Turquie, soit de plusieurs tel qu' il existe en
Pologne, comme la constitution réelle d' un état.
Honorer de ce titre un despotisme cruel, c' est
p316
donner le nom de gouvernement à une conration de
voleurs qui sous la banniere d' un seul ou de
plusieurs, ravagent les provinces qu' ils habitent.
Tout acte d' un pouvoir arbitraire est injuste.
Un pouvoir acquis et conservé par la force est
un pouvoir que la force a droit de repousser. Une
nation, quelque nom que porte son ennemi peut
toujours le combattre et le détruire.
Au reste si l' objet des sciences de la morale et
de la politique seduit à la recherche des
moyens de rendre les hommes heureux, il n' est donc
point en ce genre derités dont la connoissance
puisse être dangereuse.
Mais le bonheur des peuples fait-il celui des
souverains.
SECTION 9 CHAPITRE 10
dans aucune forme de gouvernement le bonheur
du prince n' est attaché au malheur des peuples.
le pouvoir arbitraire dont quelques monarques
paroissent si jaloux, n' est qu' un luxe de puissance
qui sans rien ajouter à leur félicité fait le
malheur de leurs sujets. Le bonheur du prince est
indépendant de son despotisme. C' est souvent par
complaisance pour ses favoris, c' est pour le plaisir
p317
et la commodité de cinq ou six personnes qu' un
souverain met ses peuples en esclavage et sa tête
sous le poignard de la conjuration.
Le Portugal nous apprend les dangers auxquels
dans ce siecle me les rois sont encore exposés.
Le pouvoir arbitraire, cette calamité des nations
n' assure donc ni la félicité, ni la vie des
monarques. Leur bonheur n' est donc pas essentiellement
lié au malheur de leurs sujets. Pourquoi taire
aux princes cette vérité et leur laisser ignorer
que la monarchie modérée est la monarchie la plus
désirable ; que le souverain n' est grand que de la
grandeur de ses peuples, n' est fort que de leur
force, riche que de leurs richesses ; que son
intérêt bien entendu est essentiellement uni au
leur, et qu' enfin son devoir est de les rendre
heureux ?
" le sort des armes, dit un indien à Tamerlan,
nous soumet à toi. Es-tu marchand ? Vends nous.
Es-tu boucher ? Tue nous. Es-tu monarque ? Rends
nous heureux " .
Est-il un souverain qui puisse sans horreur
entendre sans cesse murmurer autour de lui ce mot
lebre d' un arabe.
Cet homme accablé sous le faix de l' impôt, ne peut
subsister lui et sa famille : il porte ses
plaintes au calife : le calife s' en irrite ;
l' arabe est condamà mort. En marchant au
supplice, il rencontre en chemin un officier de
la bouche : pour qui ces viandes, demande le
condamné ? Pour les chiens du calife, pond
l' officier. que la condition des chiens d' un
despote, s' écrie l' arabe, est préférable
à celle de son sujet !
p318
Quel prince éclairé soutient un tel reproche et
veut en usurpant un pouvoir arbitraire sur ses
peuples se condamner à ne vivre qu' avec des
esclaves ?
L' homme en psence de son despote est sans
opinion et sans caractere.
Thomas Kouli-Kan soupe avec un favori. On lui
sert un nouveau légume. " rien de meilleur et de
plus sain que ce mets, dit le courtisan. Le repas
fait Kouli-Kan se sent incommodé : il ne dort
pas. Rien, dit-il, à son lever, de plus détestable
et de plus mal-sain que ce légume. Rien de plus
mal-sain, dit le courtisan. Mais tu ne le pensois
pas hier, reprend le prince : qui te force à
changer d' avis ! Mon respect et ma crainte ; je
puis, replique le favori, impunément médire de ce
mets ; je suis l' esclave de ta hautesse et non
l' esclave de ce légume " .
Le despote est la Gorgone : il pétrifie dans
l' homme jusqu' à la pensée. Comme la Gorgone,
p319
il est l' effroi du monde. Son sort est-il donc
si désirable ? Le despotisme est un joug également
onéreux à celui qui le porte, à celui qui l' impose.
Que l' armée abandonne le despote, le plus vil
des esclaves devient son égal, le frappe et lui
dit :
ta force étoit ton droit ; ta foiblesse est ton
crime.
mais si dans l' erreur à cet égard, un prince
attache son bonheur à l' acquisition du pouvoir
arbitraire, et qu' un écrit publiant les intentions
du prince éclaire les peuples sur le malheur qui
les menace, cet écrit ne suffit-il pas pour
exciter le trouble et le soulevement ? Non : l' on
a par-tout décrit les suites funestes du
despotisme. L' histoire romaine, l' écriture sainte
elle-même en font en cent endroits le tableau
le plus effrayant, et cette lecture n' excita
jamais de révolution.
p320
Ce sont les maux actuels, multipliés et durables
du despotisme, qui douent quelquefois un peuple
de courage nécessaire pour s' arracher à ce joug.
C' est toujours la cruau des sultans qui
provoque la sédition. Tous les trônes de l' orient
sont souillés du sang de leur mtre. Qui le
versa ? La main des esclaves.
La simple publication de la vérité n' occasionne
point de commotions vives. D' ailleurs l' avantage
de la paixpend du prix dont on l' achete. La
guerre est sans doute un mal ; mais pour l' éviter,
faut-il que sans combattre, les citoyens se
laissent ravir leurs biens, leur vie et leur
liberté ? Un prince ennemi vient les armes à la
main réduire un peuple à l' esclavage : ce peuple
présentera-t-il sate au joug de la servitude ?
Qui le propose est un lâche. Quelque nom que
porte le ravisseur de ma liberté, je dois la
défendre contre lui.
Point d' état qui ne soit susceptible de réforme
souvent aussi nécessaire que désagréable à
certaines gens. L' administration s' abstiendra-t-elle
de les faire ? Faut il dans l' espoir d' une fausse
tranquillité qu' elle fasse aux grands le sacrifice
du bien public, et sous le vain prétexte de
conserver la paix qu' elle abandonne l' empire aux
voleurs qui le pillent ?
Il est comme je l' ai déjà dit, des maux nécessaires.
Point de guérison sans douleur. Si l' on souffre
dans le traitement, c' est moins du remede que de la
maladie.
Une conduite timide, des ménagemens bas ont été
souvent plus fatals aux sociétés que la sédition
p321
me. On peut sans offenser un prince vertueux
fixer les bornes de son autorité ; lui représenter
que la loi qui déclare le bien public la premiere
des loix, est une loi sacrée, inviolable, que
lui-même doit respecter ; que toutes les autres
loix ne sont que les divers moyens d' assurer
l' exécution de la premiere, et qu' enfin toujours
malheureux du malheur des sujets, il est une
dépendance réciproque entre la félicité des peuples
et celle du souverain. D' où je conclus :
que la chose vraiment nuisible pour lui, lui est
le mensonge qui lui cache la maladie de l' état ;
que la chose vraiment avantageuse pour lui, est
la vérité qui l' éclaire sur le traitement et le
remede.
La révélation de la vérité est donc utile ; mais
l' homme, dira-t-on, la doit-il aux autres hommes ?
Lorsqu' il est si dangereux pour lui de la leur
véler.
SECTION 9 CHAPITRE 11
qu' on doit la vériaux hommes.
si je consultois sur ce sujet et st Augustin et
st Ambroise, je dirois avec le premier.
" la vérité devient-elle un sujet de scandale ?
p322
Que le scandale naisse et que la vérité soit
dite " .
Je répéterois d' aps le second : " on n' est pas
défenseur de larité, si du moment qu' on la voit,
on ne la dit point sans honte et sans crainte " .
J' ajouterois enfin, " que la vérité quelque-tems
eclipsée par l' erreur, en perce t ou tard le
nuage " .
Mais il n' est point ici question d' autorité. Ce
que l' on doit à l' opinion des hommes célèbres,
c' est du respect et non une foi aveugle. Il faut
donc scrupuleusement examiner leurs opinions ; et
cet examen fait, il faut juger non d' après leur
raison, mais d' après la sienne. Je crois les trois
angles d' un triangle égaux à deux droits, non
parce qu' Euclide l' a dit, mais parce que je puis
m' en démontrer larité.
Veut-on savoir si l' on doit réellement la vérité
aux hommes ? Qu' on interroge les gens en place
eux-mêmes : tous conviendront qu' il leur est
important de la connoître et que sa connoissance
seule leur fournit les moyens d' accroître et
d' assurer la félicité publique. Or si tout homme
doit en qualité de citoyen contribuer de tout son
pouvoir au bonheur de ses compatriotes, sait-on
la vérité, on doit la dire.
p323
Demander si l' on la doit aux hommes, c' est sous
un tour de phrase obscur et détourdemander s' il
est permis d' être vertueux et de faire le bien de
ses semblables.
Mais l' obligation de dire la rité suppose la
possibilité de la découvrir. Les gouvernemens
doivent donc en faciliter les moyens ; et le plus
r de tous est la liberté de la presse.
SECTION 9 CHAPITRE 12
de la liberté de la presse.
c' est à la contradiction, par conséquent à la
liberté de la presse que les sciences physiques
doivent leur perfection. ôtez cette liberté :
que d' erreurs consacrées par le tems seront
citées comme des axiomes incontestables ! Ce que je
dis du physique est applicable au moral et au
politique. Veut-on en ce genre s' assurer de la
rité de ses opinions ? Il faut les promulguer.
C' est à la pierre de touche de la contradiction
qu' il faut les éprouver. La presse doit donc être
libre. Le magistrat qui la gêne s' oppose donc à
la perfection de la morale et de la politique : il
peche contre sa nation : il étouffe jusque dans
leurs germes les
p324
idées heureuses qu' eût produit cette liberté. Or
qui peut apprécier cette perte ? Ce qu' on peut
dire à ce sujet, c' est que le peuple libre, le
peuple qui pense, commande toujours au peuple qui
ne pense pas.
Le prince doit donc aux nations la vérité comme
utile, et la liberté de la presse comme moyen de
la découvrir. Par-tout cette liberté est
interdite, l' ignorance comme une nuit profonde
s' étend sur tous les esprits. Alors en cherchant
la vérité, ses amateurs craignent de la découvrir.
Ils sentent qu' une fois découverte, il faudra, ou
la taire, ou la déguiser lâchement ou s' exposer à
la persécution. Tout homme la redoute. S' il est
toujours de l' intérêt public de connoître la
rité, il n' est pas toujours de l' intérêt
particulier de la dire.
La plupart des gouvernemens exhortent encore le
citoyen à sa recherche ; mais presque tous le
punissent de sacouverte. Or peu d' hommes
bravent à la longue la haine du puissant par pur
amour de l' humanité et de la vérité. En
conséquence peu de maîtres qui la velent à leurs
éleves. Aussi l' instruction donnée maintenant
dans les colleges et les séminaires se réduit-elle
à la lecture de quelques légendes, à la science
de quelques sophismes propres à favoriser la
superstition, à rendre les esprits faux et les
coeurs inhumains.
p325
Il faut aux hommes une autre éducation ; il est
tems qu' à de frivoles instructions, on en substitue
de plus solides ; qu' on enseigne aux citoyens ce
qu' ils doivent à eux, à leur prochain, à leur
patrie ; qu' on leur fasse sentir le ridicule des
disputes religieuses, l' intérêt qu' ils ont de
perfectionner la morale et par conquent s' assurer
la liberté de penser et d' écrire.
Mais que d' opinions bizarres n' engendreroit point
cette liberté ? Qu' importe. Ces opinions détruites
par la raison aussi-tôt que produites,
n' altéreroient pas la paix des états.
Point de prétextes spécieux dont l' hypocrisie et la
tyrannie n' aient coloré le desir d' imposer silence
aux hommes éclairés ; et dans ces vains ptextes
nul citoyen vertueux n' apperçut de motif légitime
pour la taire.
La révélation de la vérité ne peut être odieuse
qu' à ces imposteurs qui trop souvent écoutés des
princes, leur psentent le peuple éclairé comme
factieux et le peuple abruti comme docile.
Qu' apprend à ce sujet l' expérience ? Que toute
nation instruite est sourde aux vaines déclamations
du fanatisme et que l' injustice la révolte.
C' est lorsqu' on me dépouille de la propriété de mes
biens, de ma vie et de ma liberté que
p326
je m' irrite, c' est alors que l' esclave s' arme contre
le maître. La vérité n' a pour ennemis que les
ennemis même du bien public. Les méchans
s' opposent seuls à sa promulgation.
Au reste c' est peu de montrer que la vérité est
utile, que l' homme la doit à l' homme, et que la
presse doit être libre : il faut de plus indiquer
les maux qu' engendre dans les empires l' indifférence
pour la vérité.
SECTION 9 CHAPITRE 13
des maux que produit l' indifférence pour la
vérité.
dans le corps politique comme dans le corps
humain il faut un certain degré de fermentation
pour y entretenir le mouvement et la vie.
L' indifférence pour la gloire et la vérité produit
stagnation dans les ames et les esprits. Tout
peuple qui par la forme de son gouvernement ou la
stupidité de ses administrateurs parvient à cet
état d' indifférence, est stérile en grands talens
comme en grandes vertus. Prenons les habitans de
l' Inde pour exemple. Quels hommes comparés
p327
aux habitans actifs et industrieux des bords de
la Seine, du Rhin, ou de la Tamise !
L' indien plongé dans l' ignorance, indifférent à
la vérité, malheureux au dedans, foible au dehors,
est esclave d' un despote également incapable de le
conduire au bonheur durant la paix, à l' ennemi
durant la guerre.
Quelle différence de l' Inde actuelle, à cette
Inde jadis si renommée et qui citée comme le
berceau des arts et des sciences, étoit peuplée
d' hommes avides de gloire et derités. Le mépris
conçu pour cette nation déclare le mépris auquel
doit s' attendre tout peuple qui croupira comme
l' indien, dans la paresse et l' indifférence pour
la gloire.
Quiconque regarde l' ignorance comme favorable au
gouvernement, et l' erreur comme utile, en
connoît les productions. Il n' a point consulté
l' histoire. Il ignore qu' une erreur utile pour le
moment, ne devient que trop souvent le germe des
plus grandes calamités.
Un nuage blanc s' est il elevé au-dessus des
montagnes ; c' est le voyageur expérimenté qui
seul ycouvre l' annonce de l' ouragan : il se hâte
p328
vers la couchée. Il sait que s' abbaissant du
sommet des monts, ce nuage étendu sur la plaine,
voilera bientôt de la nuit affreuse des tempêtes,
ce ciel pur et serein qui luit encore sur sa tête.
L' erreur est ce nuage blanc où peu d' hommes
apperçoivent les malheurs dont il est l' annonce.
Ces malheurs cacs au stupide sont prévus du
sage. Il sait qu' une seule erreur peut abrutir un
peuple, peut obscurcir tout l' horison de ses idées ;
qu' une imparfaite idée de la divinité a souvent
opéré cet effet.
L' erreur dangereuse en elle-même l' est surtout par
ses productions. Une erreur est féconde en erreurs.
Tout homme compare plus ou moins ses idées
entr' elles. En adopte-t-il une fausse ? De cette
idée unie à d' autres, il en résulte des idées
nouvelles et nécessairement fausses qui se
combinant de nouveau avec toutes celles dont il a
chargé sa mémoire, donnent à toutes une plus ou
moins forte teinte de fausseté.
Les erreurs théologiques en sont un exemple. Il
n' en faut qu' une pour infecter toute la masse des
idées d' un homme, pour produire une infini
d' opinions bizarres, monstrueuses et toujours
innattendues, parce qu' avant l' accouchement on ne
prédit pas la naissance des monstres.
L' erreur est de mille especes. La vérité au
contraire est unesimple : sa marche est toujours
uniforme et conséquente. Un bon esprit sait
d' avance la route qu' elle doit parcourir.
p329
Il n' en est pas ainsi de l' erreur. Toujours
inconséquente et toujours irréguliere dans sa
course, on la perd chaque instant de vue : ses
apparitions sont toujours imprévues ; on n' en peut
donc prévenir les effets.
Pour en étouffer les semences le législateur ne
peut trop exciter les hommes à la recherche de la
rité.
Tout vice, disent les philosophes, est une erreur
de l' esprit. Les crimes et les pjugés sont
freres : les vérités et les vertus sont soeurs.
Mais quelles sont les matrices de la vérité ? La
contradiction et la dispute. La liberté de penser
porte les fruits de la vérité : cette liberté
éleve l' ame, engendre des pensées sublimes ; la
crainte au contraire l' affaisse et ne produit
que des idées basses.
Quelqu' utile que soit la vérité, supposons
cependant qu' entraîné à sa ruine par le vice de
son gouvernement, un peuple ne peut l' éviter que
par un grand changement dans ses loix, ses moeurs
et ses habitudes, faut-il que le législateur le
tente ? Doit-il faire le malheur de ses
contemporains pourriter l' estime de la
postérité ?
p330
La vérité enfin qui conseilleroit d' assurer la
félicité desnérations futures par le malheur
de la présente doit-elle être écoutée ?
SECTION 9 CHAPITRE 14
que le bonheur de la génération future n' est
jamais attaché au malheur de la nération
présente.
pour montrer l' absurdité de cette supposition ;
examinons de quoi se compose ce qu' on appelle la
génération présente.
1 d' un grand nombre d' enfans qui n' ont point
encore contracté d' habitudes.
2 d' adolescens qui peuvent facilement en changer.
3 d' hommes faits et dont plusieurs ont dé
pressenti et approuvé les réformes proposées.
4 de vieillards pour qui tout changement d' opinions
et d' habitudes est réellement insupportable.
Que résulte-t-il de cette énuration ? Qu' une
sage réforme dans les moeurs, les loix et le
gouvernement peut déplaire au vieillard, à l' homme
foible et d' habitude, mais qu' utile aux
générations futures, cette réforme l' est encore
au plus grand nombre de ceux qui composent la
génération
p331
présente ; que par conséquent elle n' est jamais
contraire à l' intérêt actuel etnéral d' une
nation.
Au reste tout le monde sait que dans les empires
l' éternité des abus n' est point l' effet de notre
compassion pour les vieillards, mais de l' intérêt
mal-entendu du puissant. Ce dernier également
indifférent au bonheur de la génération psente
ou future, veut qu' on le sacrifie à ses moindres
fantaisies ; il veut ; il est obéi.
Quelqu' élevé cependant que soit un homme, c' est à
la nation et non à lui qu' on doit le premier
respect. Dieu, dit-on, est mort pour le salut de
tous. Il ne faut donc pas immoler le bonheur de
tous aux fantaisies d' un seul. On doit à l' intérêt
général le sacrifice de tous les intérêts
personnels. Mais, dira-t-on, ces sacrifices sont
quelquefois cruels : oui : s' ils sont exécutés par
des gens inhumains ou stupides. Le bien public
ordonne-t-il le mal d' un individu ? Toute
compassion est due à sa misere. Point de moyen de
l' adoucir qu' on ne doive employer. C' est alors
que la justice et l' humanité du prince doivent
être inventives. Tous les infortunés ont droit à
ses bienfaits : il doit flatter leurs peines.
Malheur à l' homme dur et barbare qui refuseroit
au citoyen jusqu' à la consolation de se plaindre.
p332
La plainte commune à tout ce qui souffre, à tout
ce qui respire, est toujours légitime.
Je ne veux pas que l' infortune éplorée retarde
la marche du prince vers le bien public. Mais je
veux qu' en passant, il essuye les larmes de la
douleur, et que sensible à la pitié l' amour seul
de la patrie l' emporte en lui sur l' amour du
particulier.
Un tel prince toujours ami des malheureux et
toujours occupé de la félicité de ses sujets, ne
regardera jamais la révélation de la rité comme
dangereuse.
Que conclure de ce que j' ai dit au sujet de cette
question ?
Que la découverte du vrai toujours utile au public,
ne fut jamais funeste qu' à son auteur.
Que la révélation de la rité n' altere point la
paix des états ; qu' on en a pour garant la lenteur
me de ses progs.
Qu' en toute espece de gouvernement il est
important de la connoître.
Qu' il n' est proprement que deux sortes de
gouvernement, l' un bon, l' autre mauvais.
Qu' en aucun d' eux le bonheur du prince n' est lié
au malheur des sujets.
Que si la vérité est utile, on la doit aux hommes.
Que tout gouvernement en conséquence doit faciliter
les moyens de la découvrir.
Que le plus sûr de tous est la liberté de la presse.
Que les sciences doivent leur perfection à cette
liberté.
p333
Que l' indifférence pour la vérité est une source
d' erreurs et l' erreur une source de calamités
publiques.
Qu' aucun ami de larité ne proposa de sacrifier
la félicité de la génération présente, à la
félicité de la génération à venir.
Qu' une telle hypothese est impossible.
Qu' enfin c' est de la seule révélation de la
rité qu' on peut attendre le bonheur futur de
l' humanité.
La conséquence de ces diverses propositions, c' est
que personne n' ayant le droit de faire le mal
public, nul n' a droit de s' opposer à la publication
de la vérité et sur-tout des premiers principes
de la morale.
Un homme à titre de fort a-t-il usurce pouvoir
sur une nation ? De ce moment me la nation
croupit dans l' ignorance de ses véritables intérêts.
Les seules loix adoptées sont les loix favorables
à l' avarice, et à la tyrannie des grands. La cause
publique reste sans défenseurs. Telle est dans la
plupart des royaumes l' état actuel des peuples.
Cet état est d' autant plus affreux qu' il faut des
siecles pour les en arracher.
Qu' au reste les intéressés aux malheurs publics ne
redoutent encore aucune révolution prochaine. Ce
n' est point sous les coups de la vérité, c' est
sous les coups du puissant que succombera l' erreur.
Le moment de sa destruction est celui où le
prince confondra son intérêt avec l' intérêt public.
Jusque-là c' est en vain qu' on présentera le vrai
aux hommes. Il en sera toujours méconnu. N' est-on
gui dans sa conduite et
p334
sa croyance que par l' intérêt du moment, comment
à sa lueur incertaine et variable distinguer le
mensonge de la rité.
SECTION 9 CHAPITRE 15
que les mêmes opinions paroissent vraies ou
fausses, selon l' intérêt qu' on a de les croire
telles ou telles.
tous les hommes conviennent de la vérité des
propositions géometriques : seroit-ce parce
qu' elles sontmontrées ? Non : mais parce
qu' indifférens à leur fausseté ou à leur vérité,
les hommes n' ont nul intérêt de prendre le faux
pour le vrai. Leur suppose-t-on cet intérêt ?
Alors les propositions les plus évidemment
démontrées leur paroîtront problématiques. Je me
prouverois au besoin que le contenu est plus grand
que le contenant : c' est un fait dont quelques
religions fournissent des exemples.
Qu' un théologien catholique se propose de prouver
qu' il est des bâtons sans deux bouts, rien pour
lui de plus facile. Il distinguera d' abord deux
sortes detons, les uns spirituels, les autres
matériels. Il dissertera obscurément sur la nature
des bâtons spirituels : il en conclura que
l' existence de ces bâtons est un mystere au dessus
et non contraire à la raison ; alors cette
proposition
p335
évidente " qu' il n' est point de bâton sans deux
bouts " , deviendra problématique.
Il en est de même, dit à ce sujet un anglois,
des vérités les plus claires de la morale. La plus
évidente " c' est qu' en fait de crimes, la punition
doit être personnelle, et que je ne dois pas être
pendu pour le vol commis par mon voisin " .
Cependant que de tologiens soutiennent encore
que Dieu punit dans les hommes actuels le ché
de leur premier pere.
p336
Pour cacher l' absurdité de ce raisonnement, ils
ajoutent que la justice d' en haut n' est pas celle
de l' homme. Mais si la justice du ciel est la
vraie, et que cette justice ne soit pas celle de
la terre, l' homme vit donc dans l' ignorance de
la justice. Il ne sait donc jamais si l' action
qu' il croit équitable n' est point injuste, si le
vol et l' assassinat ne sont point des vertus. Que
deviennent alors les principes de la loi naturelle
et de la morale ? Comment s' assurer de leur
justesse et distinguer l' honnête homme du
scélérat.
SECTION 9 CHAPITRE 16
l' inrêt fait estimer en soi jusqu' à la
cruauté qu' on déteste dans les autres.
toutes les nations de l' Europe considerent avec
horreur ces ptres de Carthage dont la barbarie
enfermoit des enfans vivans dans la statue
brûlante de Saturne ou de Moloch. Point
d' espagnol cependant qui ne respecte la même
cruauté en lui et dans ses inquisiteurs. à quelle
cause attribuer cette contradiction ? à la
nération que l' espagnol conçoit dès l' enfance
pour les moines. Il faudroit pour le défaire de
ce respect d' habitude qu' il pensât, qu' il
consultât sa raison, qu' il s' exposât à la fois à
la fatigue de l' attention et à la haine de ce me
moine. L' espagnol est donc forcé par le double
intérêt de la crainte et de la
p337
paresse de révérer dans le dominicain la barbarie
qu' il déteste dans le ptre du Mexique. On me
dira sans doute que la différence des cultes
change l' essence des choses, et que la cruauté
abominable dans une religion est respectable dans
l' autre.
Je ne répondrai point à cette absurdité :
j' observerai seulement que le même intérêt qui,
par exemple, me fait aimer et respecter dans un
pays la cruauté que je hais et méprise dans les
autres, doit à d' autres égards fasciner encore les
yeux de ma raison, qu' il doit souvent m' exagérer
le mépris à certains vices.
L' avarice en est un exemple. L' avare se
contente-t-il de ne rien donner et d' épargner le
sien ; ne se porte-t-il d' ailleurs à aucune
injustice ? De tous les vicieux, c' est peut-être
celui qui nuit le moins à la société. Le mal qu' il
fait n' est proprement que l' omission du bien qu' il
pourroit faire.
De tous les vices, si l' avarice est le plus
généralement détesté, c' est l' effet d' une avidité
commune à presque tous les hommes : c' est qu' on
hait celui dont on ne peut rien attendre. Ce sont
les avares avides qui décrient les avares sordides.
p338
SECTION 9 CHAPITRE 17
l' inrêt fait honorer le crime.
quelque notion imparfaite que les hommes aient de
la vertu, il en est peu qui respectent le vol,
l' assassinat, l' empoisonnement, le parricide ; et
cependant l' église entiere honora toujours ces
crimes dans ses protecteurs. Je citerai pour
exemple, Constantin et Clovis.
Le premier malgré la foi des sermens fait
assassiner Licinius son beau-frere ; massacrer
Licinius son neveu à l' âge de douze ans ; mettre
à mort son fils Crispus illustré par ses victoires ;
égorger son beau-pere Maximien à Marseille : il
fait enfin étouffer sa femme Fausta dans un bain.
L' authenticité de ces crimes force les païens
d' exclure cet empereur de leurs fêtes et de leurs
initiations ; et les vertueux chrétiens le
reçoivent dans leur église.
Quant au farouche Clovis, il assomme avec une
masse d' armes Regnacaire et Richemer deux freres
et tous deux ses parens. Mais il est libéral envers
l' église, et Savaron prouve dans un livre la
sainteté de Clovis.
L' église, il est vrai, ne sanctifia ni lui, ni
Constantin, mais elle honora du moins en eux
deux hommes souillés des plus grands crimes.
Quiconque étend le domaine de l' église est
toujours innocent à ses yeux. Pepin en est la
p339
preuve. Le pape à sa priere passe d' Italie en
France. Arrivé dans ce royaume, il oint Pepin
et couronne en lui un usurpateur qui tenoit son
roi légitime enferdans le couvent de st Martin
et le fils de son maître dans le couvent de
Fontenelle en Normandie.
Mais ce couronnement, dira-t-on, fut le crime du
pape et non celui de l' église. Le silence des
prélats fut l' approbation secrette de la conduite
du pontife. Sans ce consentement tacite le pape
dans une assemblée des principaux de la nation,
n' eût ogitimer l' usurpation de Pepin. Il
n' eût point sous peine d' excommunication défendu
de prendre un roi d' une autre race.
Mais tous les prélats ont-ils honoré de bonne foi
ces Pepins, ces Clovis, ces Constantins ?
Quelques-uns sans doute rougissoient intérieurement
de ces odieuses béatifications ; mais la plupart
n' appercevoient point le crime dans le criminel
qui les enrichissoit.
Que ne peut sur nous le prestige de l' intérêt.
SECTION 9 CHAPITRE 18
l' inrêt fait des saints.
je prends Charlemagne pour exemple. C' étoit un
grand homme. Il étoit doué de grandes vertus ;
mais d' aucune de celles qui font des saints. Ses
mains étoient dégoutantes du sang des saxons
p340
injustement égors. Il avoit dépouillé ses
neveux de leur patrimoine. Il avoit épousé quatre
femmes ; il étoit accusé d' inceste. Sa conduite
n' étoit pas celle d' un saint : mais il avoit accrû
le domaine de l' église, et l' église en a fait un
saint. Elle en usa de me avec Hermenigilde fils
du roi visigot L' Eurigilde. Ce jeune prince
ligué avec un prince sueve contre son propre pere,
lui livre bataille, la perd, est pris ps de
Cordoue, tué par un officier de L' Eurigilde.
Mais il croyoit à la consubstantialité et l' église
le sanctifie.
Mille slérats ont eu la même bonne fortune.
S Grille évêque d' Alexandrie est l' assassin de
la belle et sublime Hypatie : il est pareillement
canonisé.
Philippe De Commines rapporte à ce sujet qu' entré
à Pavie dans le couvent des carmes on lui montra
le corps du comte D' Yvertu, de ce comte qui
parvenu à la principauté de Milan par le meurtre
de Bernabo son oncle, fut le premier qui porta le
titre de duc. Eh quoi ! Dit Commines au moine qui
l' accompagnoit, vous avez canonisé un tel monstre !
Il nous faut des bienfaiteurs, repliqua le carme :
or pour les multiplier, nous sommes dans l' usage
de leur accorder les honneurs de la sainteté. C' est
par nous que les sots et les fripons deviennent
saints, et par eux que nous devenons riches.
Que de successions volées par les moines ! Mais ils
voloient pour l' église et l' église en a fait des
saints.
L' histoire du papisme n' est qu' un recueil immense
de faits pareils. Ouvre-t-on ses légendes ?
p341
On y lit les noms de mille scélérats canonis ;
et l' on y cherche en vain et le nom d' un Alfred
Le Grand qui fit long-tems le bonheur de
l' Angleterre, et celui d' un Henri Iv qui vouloit
faire celui de la France, et enfin le nom de ces
hommes de génie qui par leurs découvertes dans les
arts et les sciences ont à la fois honoré leur
siecle et leur pays.
L' église toujours avide de richesses disposa
toujours des dignités du paradis en faveur de ceux
qui lui donnoient de grands biens sur la terre.
L' intérêt peupla le ciel. Quelle borne mettre à sa
puissance ? Si Dieu, comme on le dit, a tout fait
pour lui, l' homme créé à son image et
ressemblance a fait de même. C' est toujours d' après
son intérêt qu' il juge. Est-il souvent
malheureux ? C' est qu' il n' est pas assez éclairé.
La paresse, un avantage momentané et sur-tout une
soumission honteuse aux opinions reçues, font
autant d' écueils semés sur la route de notre
bonheur.
p342
Pour les éviter il faut penser ; et l' on n' en
prend pas la peine : l' on aime mieux croire
qu' examiner. Combien de fois notre crédulité ne
nous a-t-elle pas aveuglés sur nos vrais intérêts !
L' homme a été défini un animal raisonnable, je le
définis un animal crédule. Que ne lui fait-on pas
accroire ?
Un hypocrite se donne-t-il pour vertueux ? Il est
puté tel. Il est en conquence plus honoré que
l' homme honnête.
Le clergé se dit-il sans ambition ? Il est reconnu
pour tel au moment me où il se déclare le
premier corps de l' état.
p343
Les évêques et les cardinaux se disent-ils
humbles ? Ils en sont crus sur leur parole en se
faisant donner les titres de monseigneur,
d' éminence et de grandeur ; alors même que les
derniers veulent marcher de pair avec les rois.
Le moine se dit-il pauvre ? On le pute indigent,
lors me qu' il envahit la plus grande partie des
domaines d' un état ; et ce moine en conséquence est
aumôné par une infinité de dupes.
Au reste qu' on ne s' étonne point de l' imbécillité
humaine. Les hommes en général mal-élevés doivent
être ce qu' ils sont. Leur extrême cdulité leur
laisse rarement l' exercice libre de leur raison :
ils portent en conséquence de faux jugemens et sont
malheureux. Qu' y faire ? Ou l' on est indifférent à
la chose qu' on juge ;
p344
et dès-lors on est sans attention et sans esprit
pour la bien juger : ou l' on est vivement affecté
de cette même chose ; et c' est alors l' intérêt du
moment qui presque toujours prononce nos jugemens.
Une décision juste suppose indifférence pour la
chose qu' on juge et desir vif de la bien juger. Or
dans l' état actuel des sociétés, peu d' hommes
éprouvent ce double sentiment de desir et
d' indifférence et se trouvent dans l' heureuse
position qui le produit.
Trop servilement attaché à l' intérêt du moment,
l' on y sacrifie presque toujours l' intérêt à venir ;
et l' on juge contre l' évidence me. Peut-être
M De La Riviere a-t-il trop attendu de cette
évidence. C' est sur son pouvoir qu' il fonde le
bonheur futur des nations et ce fondement n' est pas
aussi solide qu' il le pense.
p345
SECTION 9 CHAPITRE 19
l' inrêt persuade aux grands qu' ils sont
d' une espece difrente des autres hommes.
admet-on un premier homme ? Tous sont de la me
maison, d' une famille également ancienne : tous
par conquent sont nobles.
Qui refuseroit le titre de gentilhomme à celui qui
par des extraits levés sur les régistres des
circoncisions et des baptêmes, prouveroit une
descendance en ligne directe depuis Abraham
jusqu' à lui !
Ce n' est donc que la conservation ou la perte de
ces extraits qui distingue le noble du roturier.
Mais le grand se croit-il réellement d' une race
supérieure à celle du bourgeois, et le souverain
d' une espece différente de celle du duc, du comte
etc. ? Pourquoi non ? J' ai vu des hommes pas plus
sorciers que moi se dire et se croire sorciers
jusque sur l' échafaud. Mille procédures justifient
ce fait. Il en est qui se croient nés heureux et
qui s' indignent, lorsque la fortune les abandonne
un moment. Ce sentiment, diroit M Hume, est en
eux l' effet du sucs constant de leurs premieres
entreprises : d' après ce succès, ils ont dû
prendre leur bonheur pour un effet, et leur étoile
p346
pour la cause de cet effet. Si telle est l' humanité,
faut-il s' étonner que des grands gâtés par les
hommages journaliers rendus à leurs richesses et
à leurs dignités, se croient d' une race particuliere.
Cependant ils reconnoissent Adam pour le pere
commun des hommes : oui ; mais sans en être
entiérement convaincus.
Leurs gestes, leurs discours, leurs regards, tout
dément en eux cet aveu, et tous sont persuadés
qu' eux et le prince ont sur le peuple et le
bourgeois le droit du fermier sur ses bestiaux.
Je ne fais point ici la satyre des grands, mais
celle de l' homme. Le bourgeois rend à son valet
tout le pris que le puissant a pour lui.
Qu' au reste on ne soit point surpris de trouver
l' homme sujet à tant d' illusion. Ce qui seroit
vraiment surprenant, c' est qu' il se refusât aux
erreurs qui flattent sa vanité.
p347
Il croit et croira toujours ce qu' il aura intérêt
de croire. S' il s' attache quelquefois à la recherche
du vrai ; s' il s' occupe de sa découverte, c' est
qu' il imagine par fois qu' il est de son intérêt de
la conntre.
SECTION 9 CHAPITRE 20
l' inrêt fait honorer le vice dans un protecteur.
un homme attend-il sa fortune et sa consiration
d' un grand sansrite ? Il devient son
panégyriste. L' homme jusqu' alors honnête cesse de
l' être : il change de moeurs et pour ainsi dire,
d' état. Il descend de la condition de citoyen libre
à celle d' esclave. Son intérêt se pare en cet
instant de l' intérêt public. Uniquement occupé de
son maître et de la fortune de ce protecteur, tout
moyen de l' accrtre, lui paroît légitime. Ce
maître commet-il des injustices, opprime-t-il ses
concitoyens, s' en plaignent-ils ? Ils ont tort.
Les prêtres de Jupiter ne faisoient-ils pas
adorer en lui le parricide qui les faisoit vivre ?
Qu' est-ce que le protégé exige du protecteur ?
Puissance et non mérite. Qu' est-ce qu' à son tour
le protecteur exige du protégé ? Bassesse,
dévouement et non vertu.
C' est en qualité de dévoué que le protégé est
élevé aux premiers postes. S' il est des instans
p348
le mérite seul y monte, c' est dans les tems
orageux où la nécessité les y appelle.
Si dans les guerres civiles tous les emplois
importans sont confiés aux talens, c' est que le
puissant de chaque parti fortement intéressé à la
destruction du parti contraire, est forcé de
sacrifier à sa sûreté, et son envie et ses autres
passions. Cet intérêt pressant l' éclaire alors sur
le mérite de ceux qu' il emploie : mais le danger
pas; la paix et la tranquillité rétablie, ce
me puissant indifférent au vice ou à la vertu,
aux talens ou à la sottise, ne les distingue plus.
Le mérite tombe dans l' avilissement, la vérité
dans le mépris. Que peut-elle alors en faveur de
l' humanité !
SECTION 9 CHAPITRE 21
l' inrêt du puissant commande plus
impérieusement que la vérité aux opinions
générales.
l' on vante sans cesse la puissance de la vérité et
cependant cette puissance tant vantée est stérile,
si l' intérêt du prince ne la féconde. Que de
rités encore enterrées dans les ouvrages des
Gordons, de Syducis, des Machiavel, n' en seront
reties que par la volonté efficace d' un
souverain éclairé et vertueux ! Ce prince, dit-on,
naîtra tôt ou tard. Soit ! Jusqu' à ce moment qu' on
p349
regarde, si l' on veut, ces vérités, comme des
pierres d' attente et des matériaux préparés.
Toujours est-il certain que ces matériaux ne seront
employés par le puissant que dans les positions et
les circonstances où les intérêts de sa gloire le
forceront d' en faire usage.
L' opinion, dit-on, est la reine du monde. Il est
des instans où sans doute l' opinion générale
commande aux souverains eux-mes. Mais qu' est-ce
que ce fait a de commun avec le pouvoir de la
rité ? Prouve-t-il que l' opinion générale en soit
la production ? Non : l' expérience nous démontre
au contraire que presque toutes les questions de
la morale et de la politique sont résolues par le
fort et non par le raisonnable ; et que si l' opinion
régit le monde, c' est à la longue le puissant qui
régit l' opinion.
Quiconque distribue les honneurs, les richesses
et les ctimens, s' attache toujours un grand
nombre d' hommes. Cette distribution lui asservit les
esprits, lui donne l' empire sur les ames. Tel est
le moyen par lequel les sultans légitiment leurs
prétentions les plus absurdes, accoutument leurs
sujets à s' honorer du titre d' esclaves, à priser
celui d' hommes libres.
Quelles sont les opinions les plus généralement
pandues ? Ce sont sans contredit les opinions
religieuses. Or ce n' est ni la raison, ni la
rité, mais la violence qui les établit. Mahomet
veut persuader son koran, il s' arme, il flatte, il
effraie les imaginations. Les peuples sont par la
crainte et l' esrance intéressés à recevoir sa
loi ; et les visions du prophête deviennent
p350
bientôt l' opinion de la moitié de l' univers.
Mais les progrès de la vérité ne sont-ils pas plus
rapides que ceux de l' erreur ? Oui : lorsque l' une
et l' autre sont également promulguées par la
puissance. La rité par elle-même est claire ;
elle saisit tout bon esprit. L' erreur au contraire
toujours obscure, toujours retirée dans le nuage
de l' incomphensible, y devient le mépris du bon
sens. Mais que peut le bon sens sans la force ?
C' est la violence, la fourberie, le hazard qui
plus que la raison et la vérité ont toujours
présidé à la formation des opinions générales.
SECTION 9 CHAPITRE 22
un intérêt secret cacha toujours aux parlemens
la conformité de la morale des jésuites et du
papisme.
les parlemens ont à la fois condamné la morale
des jésuites et respecté celle du papisme.
Cependant la conformité de ces deux morales est
sensible. La protection accordée aux jésuites, et
par le pape et par la plupart des évêques
catholiques, rend cette conformité frappante. On
sait que l' église papiste approuva toujours dans
p351
les ouvrages de ces religieux des maximes aussi
favorables aux prétentions de Rome, que
défavorables à celles de tout gouvernement : que le
clerà cet égard fut leur complice. La morale
des jésuites est néanmoins la seule condame. Les
parlemens se taisent sur celle de l' église.
Pourquoi ? C' est qu' ils craignent de se compromettre
avec un coupable trop puissant.
Ils sentent confument que leur crédit n' est
point proportionné à cette entreprise ; qu' à peine
il a suffi pour contre-balancer celui dessuites.
Leur intérêt en conséquence les avertit de ne pas
tenter davantage et leur ordonne d' honorer le
crime dans le coupable qu' ils ne peuvent punir.
SECTION 9 CHAPITRE 23
l' inrêt fait nier journellement cette
maxime : ne fais pas à autrui ce que tu ne
voudrois pas qu' on te fît.
Le prêtre catholique persécuté par le calviniste
ou le musulman, dénonce la persécution comme une
infraction à la loi naturelle : ce me prêtre
est-il persécuteur ? La persécution lui paroît
légitime ; c' est en lui l' effet d' un saint zele
et de son amour pour le prochain. Ainsi la me
action devient injuste ougitime, selon que ce
prêtre est ou bourreau, ou patient.
Lit-on l' histoire des différentes sectes religieuses
p352
et chrétiennes ? Tant qu' elles sont foibles,
elles veulent qu' on n' emploie dans les disputes
théologiques d' autres armes que celles du
raisonnement et de la persuasion.
Ces sectes deviennent-elles puissantes ? De
persécutées, comme je l' ai déja dit, elles
deviennent persécutrices. Calvin brûle Servet :
le jésuite poursuit le janséniste ; et le
janséniste voudroit faire bler le déiste. Dans
quel labyrinthe d' erreurs et de contradictions
l' intérêt ne nous égare-t-il pas ! Il obscurcit
en nous jusqu' à l' évidence.
Que nous psente en effet le théatre de ce
monde ? Rien que les jeux divers et perpétuels
de cet intérêt. Plus on médite ce principe, plus
on y découvre d' étendue et de fécondité. C' est une
carriere inépuisable d' idées fines et grandes.
SECTION 9 CHAPITRE 24
l' inrêt dérobe à la connoissance du prêtre
honnête homme, les maux produits par le papisme.
les contrées les plus religieuses sont les plus
incultes. C' est dans les domaines ecclésiastiques
que se manifeste la plus grande dépopulation. Ces
contrées sont donc les plus mal-gouvernées. Dans
p353
les cantons catholiques de la Suisse regnent la
disette et la stupidité. Dans les cantons
protestans l' abondance et l' industrie. Le papisme
est donc destructeur des empires.
Il est sur-tout fatal aux nations qui puissantes
par leur commerce, ont intérêt d' améliorer leurs
colonies, d' encourager l' industrie et de
perfectionner les arts.
Mais chez les divers peuples, qui rend l' idôle
papale si respectable ? La coutume.
Qui chez ces mêmes peuples, défend de penser ? La
paresse : elle y commande aux hommes de tous les
états.
C' est par paresse que le prince y voit tout avec
les yeux d' autrui, et par paresse qu' en certain cas
les nations et les ministres chargent le pape de
penser pour eux. Qu' en arrive-t-il ? Que le
pontife en profite pour étendre son autorité et
confirmer son pouvoir. Les princes peuvent-ils le
limiter ? Oui ; s' ils le veulent fortement. Sans
une telle volonté qu' on n' imagine pas qu' une
église intolérante rompe elle-même les fers dont
elle enchaîne les peuples.
L' intolérance est une mine toujours chargée sous
le trône et que le mécontentement ecclésiastique
est toujours prêt d' allumer. Qui peut éventer
cette mine ? La philosophie et la vertu. Aussi
l' église a-t-elle toujours décrié les lumieres de
l' une et l' humanité de l' autre, a-t-elle toujours
peint la philosophie et la vertu sous des traits
difformes.
p354
L' objet du clergé fut de les décréditer, et ses
moyens furent les calomnies. Les hommes en
général aiment mieux croire qu' examiner ; et le
cleren conquence vit toujours dans la
paresse de penser, le plus ferme appui de la
puissance papale. Quelle autre cause eû pu
fasciner les yeux des magistrats françois sur le
danger du papisme.
Si dans l' affaire dessuites ils montrerent pour
leur prince la tendresse la plus inquiete ; s' ils
prévirent alors l' excès auquel le fanatisme
pouvoit se porter, ils n' apperçurent cependant
point que de toutes les religions, la papiste est
la plus propre à l' allumer.
L' amour des magistrats pour le prince n' est pas
douteux : mais il est douteux que cet amour ait
été en eux assez éclairé. Leurs yeux se sont
long-tems fermés à la lumiere. S' ils s' ouvrent un
jour, ils appercevront que la tolérance seule peut
assurer la vie des monarques qu' ils chérissent. Ils
ont vu le fanatisme frapper un prince, qui prouve
chaque jour son humanité par les bontés detail
dont il comble ceux qui l' approchent.
Je suis étranger : je ne connois pas ce prince.
Il est, dit-on, ai. Tel est cependant dans le
coeur du dévot fraois l' effet de la superstition,
p355
que l' amour du moine l' emporte encore sur l' amour
du roi.
Ne peut-on sur un objet si importantveiller
l' attention des magistrats et les éclairer sur les
dangers auxquels l' intolérant papisme exposera
toujours les souverains.
SECTION 9 CHAPITRE 25
toute religion intolérante est essentiellement
régicide.
presque toute religion est intolérante, et dans
toute religion de cette espece, l' intolérance
fournit un prétexte au meurtre et à la persécution.
Le trône même n' offre point d' abri contre la
cruauté du sacerdoce. L' intolérance admise, le
prêtre peut également poursuivre l' ennemi de Dieu
sur le trône et dans la chaumiere.
p356
L' intolérance est mere du régicide. C' est sur son
intolérance que l' église fonda l' édifice de sa
grandeur. Tous ses membres concoururent à cette
construction. Tous crurent qu' ils seroient
d' autant plus respectables et d' autant plus
heureux que le corps auquel ils appartiendroient
seroit plus puissant. Les prêtres en tous les
siecles ne s' occuperent donc que de l' accroissement
du pouvoir ecclésiastique. Partout le clerfut
ambitieux et dut l' être.
Mais l' ambition d' un corps fait-elle nécessairement
le mal public ? Oui ; si ce corps ne peut la
satisfaire que par des actions contraires au bien
général. Il importoit peu qu' en Grece, les
Lycurgues, les Léonidas, les Timoléons ; qu' à
Rome les Brutus, les émiles, les Regulus,
fussent ambitieux. Cette passion ne pouvoit se
manifester en eux que par des services rendus à
la patrie. Il n' en est pas de même du clergé : il
veut une autorité suprême. Il ne peut s' en revêtir
qu' en en dépouillant les légitimes possesseurs. Il
doit donc faire une guerre perpétuelle et sourde
à la puissance temporelle, avilir à cet effet
l' autorité des princes et des magistrats, déchner
l' intolérance ; par elle ébranler les trônes, par
elle abrutir les citoyens, les rendre
p357
à la fois pauvres, paresseux et stupides. Tous les
degrés par lesquels le clergé monte au pouvoir
suprême sont donc autant de malheurs publics.
C' est le papisme qui doit un jour détruire en
France les loix et les parlemens : destruction
toujours l' annonce de la corruption des moeurs
nationales et de la ruine d' un empire.
En vain nieroit-on l' ambition du clergé. L' étude
de l' homme la démontre à qui s' en occupe, et
l' étude de l' histoire à ceux qui lisent celle de
l' église. Du moment qu' elle se fut donun chef
temporel, ce chef se proposa l' humiliation des
rois : il voulut à son gré disposer de leur vie
et de leur couronne. Tel fut son projet. Pour
l' exécuter, il fallut que les princes eux-mêmes
concourussent à leur avilissement, que le prêtre
s' insinuât dans leur confiance, se fît leur
conseil ; s' associât à leur autorité : il yussit.
Ce n' étoit point tout encore ; il falloit
insensiblement accréditer l' opinion de la
prééminence de l' autorité spirituelle sur la
temporelle. à cet
p358
effet les papes accumulerent les honneurs
ecclésiastiques sur quiconque à l' exemple des
Bellarmins, soumettoit les souverains aux
pontifes, et sur ce point déclaroit le doute une
hérésie.
Cette opinion une fois étendue et adoptée, l' église
put lancer des anathêmes, pcher des croisades
contre les monarques rebelles à ses ordres,
souffler par-tout la discorde ; elle put au nom
d' un dieu de paix massacrer une partie de l' univers.
Ce qu' elle put faire, elle le fit. Bientôt son
pouvoir égala celui des anciens prêtres celtes
qui sous le nom de druides commandoient aux
bretons, aux gaulois, aux scandinaves, en
excommunioient les princes et les immoloient à
leur caprice et à leur intérêt.
Mais pour disposer de la vie des rois, il faut
s' être soumis l' esprit des peuples. Par quel art
l' église y parvint-elle ?
p359
SECTION 9 CHAPITRE 26
des moyens employés par l' église pour s' asservir
les nations.
ces moyens sont simples. Pour être indépendant
du prince, il falloit que le clergé tînt son
pouvoir de Dieu ; il le dit et l' on le crut.
Pour être obéi de préférence aux rois, il falloit
qu' on le regardât comme inspiré par la divinité :
il le dit et l' on le crut.
Pour se soumettre la raison humaine, il falloit
que Dieu parlât par sa bouche ; il le dit et l' on
le crut.
Donc, ajoutoit-il, en me déclarant infaillible,
je le suis.
Donc en me clarant vengeur de la divinité, je le
deviens.
Or dans cet auguste emploi, mon ennemi est celui
du très-haut, celui qu' une église infaillible
déclare hérétique.
Que cet hérétique soit prince ou non, quel que
soit le titre du coupable, l' église a le droit
de l' emprisonner, de le torturer, de le bler.
Qu' est-ce qu' un roi devant l' éternel ? Tous les
hommes à ses yeux sont égaux et sont tels aux
yeux de l' église.
p360
Or d' aps ces principes, et lorsqu' en vertu de
son infaillibilité l' église se fut attrible
droit de persécuter, et en eut fait usage, alors
redoutable à tous les citoyens, tous durent
s' humilier devant elle, tous durent tomber aux
pieds du prêtre. Tout homme enfin (quel que fût
son rang) devenu justiciable du clergé, dut
reconnoître en lui une puissance supérieure à
celle des monarques et des magistrats.
Tel fut le moyen par lequel le ptre, et se
soumit les peuples et fit trembler les rois.
Aussi par-tout où l' église éleva le tribunal de
l' inquisition, son trône fut au-dessus de celui
des souverains.
Mais dans les pays où l' église ne put s' armer de
la puissance inquisitive, comment sa ruse
triompha-t-elle de celle du prince ? En lui
persuadant comme à Vienne ou en France, qu' il
regne par la religion ; que ses ministres, si
souvent destructeurs des rois, en sont les appuis,
et qu' enfin l' autel est le soutien du trône.
Mais on sait qu' à la Chine, aux Indes et dans
tout l' orient, les trônes s' affermissent sur leur
propre masse. On sait qu' en occident, ce furent
les prêtres qui les renverserent ; que la
religion plus souvent que l' ambition des grands,
créa des régicides ; que dans l' état actuel de
l' Europe, ce n' est que du fanatique que les
monarques ont à se défendre. Ces monarques
douteroient-ils encore de l' audace d' un corps qui
les a si souvent déclarés ses justiciables.
Cette orgueilleuse prétention eût à la longue
p361
sans doute éclairé les princes, si l' église selon
les tems et les circonstances n' eût sur ce point
successivement paru changer d' opinion.
SECTION 9 CHAPITRE 27
des tems où l' église catholique laisse reposer
ses prétentions.
l' esprit d' un siecle est-il peu favorable aux
entreprises du sacerdoce ? Les lumieres
philosophiques ont-elles perdans tous les
ordres de citoyens ? Le militaire plus instruit,
est-il plus attaché au prince qu' au clergé ? Le
souverain lui-même plus éclairé s' est-il rendu
plus respectable à l' église ? Elle dépouille sa
férocité, modere son zele : elle avoue hautement
l' indépendance du prince. Mais cet aveu est-il
sincere ? Est-il l' effet de la nécessité, de la
prudence ou de la persuasion réelle du clergé ? La
preuve qu' en se taisant l' église n' abandonne pas
ses ptentions, c' est qu' elle enseigne toujours
à Rome la me doctrine. Le clergé affecte sans
doute le plus grand respect pour la royauté. Il
veut qu' on l' honore jusque dans les tyrans. Mais
ses maximes à ce sujet prouvent moins son
attachement pour les souverains, que son indifrence,
et son mépris pour le bonheur des hommes et des
nations.
Qu' importe à l' église la tyrannie des mauvais
p362
rois, pourvu qu' elle partage leur pouvoir !
Lorsque l' ange des ténebres emporta le fils de
l' homme sur la montagne, il lui dit : tu vois d' ici
tous les royaumes de la terre : adore-moi, je t' en
fais le maître. L' église dit pareillement au
prince, sois mon esclave, sois l' exécuteur de mes
barbaries, adore-moi, inspire aux peuples la crainte
du prêtre, qu' ils croupissent dans l' ignorance et
la stupidité ; à ce prix je te donne un empire
illimité sur tes sujets : tu peux être tyran.
Quel traité monstrueux entre le sacerdoce et le
despotisme !
L' église enseigne, dit-on, à respecter les princes
et les magistrats. Mais les honore-t-elle,
lorsqu' elle les nomme en Espagne les bourreaux de
son inquisition, en France ses geoliers, et qu' elle
leur ordonne l' emprisonnement de quiconque ne pense
pas comme elle ?
C' est avilir les princes que de les charger de
pareils emplois : c' est haïr les peuples que de
leur commander de se soumettre aux tyrans les
plus inhumains. L' église d' ailleurs leur en
donne-t-elle l' exemple, s' humilie-t-elle devant les
princes qu' elle nommerétiques ?
Ennemi sourd de la puissance temporelle, le
sacerdoce, selon les tems et le caractere des rois,
les nage, ou les insulte. Du moment où le
souverain cesse d' être son esclave, l' anathême est
suspendu sur sa tête. Le souverain est-il foible ?
p363
L' anathême est lancé : il est le jouet de son
cler. Le prince est-il éclairé et ferme ? Son
clerle respecte.
Le pape se refuse aux demandes de Valdemar roi de
Dannemarck, ce roi lui fait cette réponse. " de
Dieu je tiens la vie, des danois le royaume, de
mes peres mes richesses, de tes pdécesseurs la
foi que je te remets par les présentes, si tu ne
m' octroies ma demande " .
Tel est le protocole de tout prince éclairé avec
la cour de Rome. Qu' on la brave, on n' a point à la
redouter.
Les prêtres par la mollesse de leur éducation
sont pusillanimes. Ils ont la barbe de l' homme et
le caractere de la femme. Imrieux avec qui les
craint, ils sont lâches avec qui leur résiste.
Henri Viii en est la preuve.
Un attentat conçu, mais manqué, est sous un tel
roi le signal de la destruction entiere des ptres.
Ils le savent, et la terreur retient alors leur
bras. Sur qui le levent-ils ? Sur des princes, ou
craintifs, ou bons. Qu' Henri Iv t moins
nagé le sacerdoce, il n' en eût point été la
victime. Qui redoute le clergé le rend redoutable.
Mais si sa puissance est fondée sur l' opinion,
lorsque l' opinion s' affoiblit, sa puissance
n' est-elle pas diminuée ? Elle reste entiere,
pondrai-je, tant qu' elle n' est point anéantie.
Pour reprendre son crédit, il suffit qu' un prêtre
gagne la confiance du prince : cette confiance
gage, il éloignera
p364
du monarque les hommes éclairés. Ces hommes sont
contre le sacerdoce les soutiens invisibles du
trône et de la magistrature. Une fois bannis d' un
empire, les peuples diris par les prêtres
retombent dans leur ancienne stupidité, et les
princes dans leur ancien esclavage.
Peut-être l' esprit des nations est-il maintenant
peu favorable au clergé. Mais un corps immortel
ne doit jamais désespérer de son crédit. Tant
qu' il subsiste, il n' a rien perdu. Pour recouvrer
sa premiere puissance, il ne fait qu' épier
l' occasion, la saisir et marcher constamment à son
but. Le reste est l' oeuvre du tems.
Qui jouit comme le clergé d' immenses richesses peut
l' attendre patiemment. Ne peut-il plus pcher de
croisades contre les souverains et les combattre
à force ouverte ? Il lui reste encore la ressource
du fanatique contre tout prince assez timide pour
n' oser établir la loi de la tolérance.
p365
SECTION 9 CHAPITRE 28
du tems l' église fait revivre ses prétentions.
qu' un prince foible et superstitieux occupe le
trône d' un grand empire : qu' en cet empire
l' église ait élevé le tribunal de l' inquisition :
qu' enrichie despouilles des tiques et
devenue de jour en jour plus riche et plus puissante,
elle ait par des supplices horribles et multipliés,
effrayé les esprits, éteint le jour de la science,
ramené les ténebres de la stupidité, l' église y
commandera en reine, elle y fera revivre ses
prétentions, le regne du monarque sera le siecle
de la grandeur sacerdotale, et si les mêmes causes
produisent nécessairement les mêmes effets, les
peuples esclaves de l' église, reconnoîtront en
elle une puissance supérieure à celle du souverain.
Alors le prince humilié et privé du secours de ses
peuples ne sera devant son clergé qu' un citoyen
isolé, expoau même mépris, auxmes indignités
et au même châtiment que le dernier de ses sujets.
Que cette conduite soit criminelle ou non : la
superstition la justifie. L' infaillibilité avouée
d' un corps,gitime tous les forfaits.
p366
SECTION 9 CHAPITRE 29
des prétentions de l' église prouvées par le fait.
les gouvernemens d' Allemagne et de France ont
soustrait leurs sujets aux bûchers de l' inquisition.
Mais de quel droit, dira l' église, ces gouvernemens
mirent-ils des bornes à ma puissance ? Fut-ce de
mon aveu qu' ils en bannirent mes inquisiteurs ? Ne
les ai-je pas sans cesse rappellés dans ces
empires ? Le clergé d' Espagne et de Portugal ne
regarde-t-il pas l' inquisition comme salutaire ?
Les prélats de France et d' Allemagne ont-ils
cité ce tribunal comme impie et funeste ? Se
sont-ils séparés de la communion de ces prêtres
prétendus cruels, parce qu' ils font bler leurs
semblables ? Est-il enfin un pays catholique du
moins par leur silence, les évêques n' aient
approul' inquisition ? Or qu' est-ce que l' église ?
L' assembe des ecclésiastiques. L' église se
déclare-t-elle le vengeur de Dieu ? Ce droit de le
venger est celui de persécuter
p367
les hommes. Or la me infaillibilité qui lui
donne ce droit, l' autorise à l' exercer également
sur les rois, comme sur le dernier de leurs sujets.
Mais la majesté des princes, dira-t-on, doit-elle
s' humilier devant l' orgueil des prêtres ? Doit-elle
se soumettre aux punitions infligées par le
sacerdoce ? Pourquoi non, répondra l' église ?
Qu' est-ce que leur prétendue majesté ? Un néant
devant l' éternel et ses ministres. Le vain titre
de roi aantiroit-il les droits du clergé ? Il ne
peut le perdre. Que le prince et le sujet
commettent le crime de l' hérésie, le même crime
exige la même punition. De plus si la conduite du
prince est la loi des peuples, si son exemple peut
autoriser l' impiété, c' est sur-tout le sang des
rois que l' intérêt du prêtre et de Dieu demande.
L' église le versoit du temps de Henri Iii et de
Henri
p368
Iv ; et l' église est toujours la même. La doctrine
de Bellarmin est la doctrine de Rome et des
minaires. " les premiers chrétiens, dit ce
docteur, eurent le droit de tuer Néron et tous les
princes leurs persécuteurs. S' ils souffrirent
sans se plaindre, ce fut l' audace et non le droit
qui leur manqua " . Samuel n' en eut aucun que
l' église catholique, cette épouse de Dieu, n' ait
encore. Or Agag étoit roi ; Samuel ordonne à
Saul le meurtre de ce roi ; Saul hésite ; il est
proscrit et son sceptre passe en d' autres mains.
Qu' instruits par cet exemple, les chrétiens
sachent enfin qu' au moment même où par la bouche
du prêtre, Dieu commande le supplice d' un roi,
c' est au chrétien d' obéir. Hésiter est un crime.
SECTION 9 CHAPITRE 30
des prétentions de l' église prouvées par le fait.
les mes droits, dit l' église, que mon
infaillibilité me donne sur les rois, une possession
immoriale me les confirme. Les princes furent
toujours mes esclaves et j' ai toujours versé le
sang humain. En vain l' impie a cité contre moi ce
passage, " rendez à César ce qui est dû à César " .
Si sar estrétique, que lui doit l' église ? La
p369
mort. Est-ce à des catholiques à lire, à citer
les écritures ? Prétendoient-ils à l' exemple des
protestans et des quakers en pénétrer le sens et
s' en faire les interpretes : la lettre tue et c' est
l' esprit qui vivifie.
Qu' à l' exemple des saints, le catholique humble
adorateur des décisions de l' église, reconnoisse
son pouvoir sur le temporel des rois. Ce Thomas
De Cantorbéri, ce prêtre, dit-on, intriguant,
ingrat, audacieux, fut lui-même le plus vif
défenseur des droits du sacerdoce, et son zele
le place au rang des saints. Que les vils laïcs,
que ces insectes des ténebres humilient leur
raison devant les incompréhensibles écritures ;
qu' ils en attendent en silence l' interprétation :
c' est assez pour eux de savoir que toute autorité
vient de Dieu, releve de son vicaire, et qu' il n' en
est point d' indépendante du pape. Les princes
catholiques ont vainement tenté de se soustraire
à ce saint joug : eux-mêmes n' ont jusqu' à psent
pu déterminer les bornes nettes et précises des
deux autorités. Que peuvent-ils reprocher à
l' église. La reconnoissent-ils pour infaillible ?
p370
Elle est donc sans ambition. Les témoignages les
plus authentiques de sa propre histoire ne peuvent
déposer contre elle. Enfin pour lui prouver des
crimes, les démonstrations les plus claires sont
insuffisantes.
L' Europe nie maintenant l' infaillibilité de
l' église, mais elle n' en doutoit point lorsque le
clertransportoit aux espagnols la couronne de
Montézume, qu' il armoit l' occident contre
l' orient, qu' il ordonnoit à ses saints de pcher
des croisades et disposoit enfin à son gré des
couronnes de l' Asie. Ce que l' église put en Asie,
elle le peut en Europe.
Quels sont d' ailleurs les droits reclamés par le
cler? Ceux dont ont joui les prêtres de toutes
les religions.
Lors du paganisme les dons les plus magnifiques
n' étoient-ils pas portés en Suede au fameux
temple d' Upsal ? Les plus riches offrandes dit
M Mallet, n' y étoient-elles point dans les tems
de calamités publiques ou particulieres, prodiguées
aux druides ? Or du moment où le prêtre catholique
eut succédé aux richesses et au pouvoir de ces
druides, il eut, comme eux, part à toutes les
volutions de la Sde. Que de ditions
excitées par les archevêques d' Upsal. Que de
changemens faits par eux dans la forme du
gouvernement ! Le trône alors n' étoit point un
abri contre la puissance de ces redoutables prélats.
Demandoient-ils le sang des princes ? Le peuple
se toit de le répandre. Tels furent en Suéde les
droits de l' église.
En Allemagne, elle voulut que les empereurs
p371
pieds et têtes nus vinssent devant le pape
reconnoître en elle la même autorité.
En France elle ordonna que les rois pouillés
de leurs habits par les ministres de la religion,
seroient attacs aux autels, y seroient frappés
de verges et qu' ils expireroient dans ce supplice
les crimes dont l' église les déclaroit coupables.
En Portugal on a vu l' inquisition déterrer le
cadavre du roi don Juan Iv pour l' absoudre d' une
excommunication qu' il n' avoit pas encourue.
Lors des difrens de Paul V avec la république
de Venise, l' église anathématisa le savant dont
la plume vengeoit la publique ; elle fit plus,
elle assassina Fra-Paolo, et nul ne lui en
contesta le droit ; l' Europe sut l' action et
garda un silence respectueux.
Lorsque Rome frappa pareillement de l' anathême
le seigneur de Milan ; lorsqu' elle le déclara
hérétique et publia des croisades contre les
Malatestes, les Ordolaphées et les Manfrédys
les puissances de l' Europe se turent et
p372
leur silence fut la reconnoissance tacite du
droit aujourd' hui réclamé par l' église, droit
exercé par elle en tous les tems et fon sur la
base inébranlable de son infaillibilité.
Or que répondre à cette foule d' exemples et de
raisonnemens sur lesquels le clergé appuie ses
prétentions ? L' église une fois reconnue infaillible
et la seule interprête des écritures, tout droit
prétendu par elle est un droit acquis. Nulle
décision qui ne soit vraie : en douter est une
impiété. Déclare-t-elle un roi rétique ? Ce roi
le devient. Le condamne-t-elle au supplice ? Il
faut l' y traîner.
Quelque barbare, quelqu' intolérant que soit un
corps, le reconnt-on pour infaillible, on perd
le droit de le juger. Soupçonner alors sa justice,
c' est nier la conquence imdiate et claire
d' un principe admis. Je ne m' étendrai pas davantage
sur ce sujet et me contenterai d' observer, que s' il
est vrai, comme j' ai dit ci-dessus, que tout homme
ou du moins tout corps soit ambitieux ;
que l' ambition soit en lui vertu ou vice selon
les moyens divers par lesquels il la satisfait ;
que ceux employés par l' église soient toujours
destructifs du bonheur des nations ;
p373
que sa grandeur fondée sur l' intolérance doive
appauvrir les peuples, avilir les magistrats,
exposer la vie des souverains, et qu' enfin jamais
l' intérêt du sacerdoce ne puisse se confondre
avec l' intérêt public :
on doit conclure de ces faits divers que la
religion, (non cette religion douce et tolérante
établie par Jesus-Christ,) mais celle du prêtre,
celle au nom de laquelle il se clare vengeur
de la divinité, et prétend au droit de brûler et
de persécuter les hommes, est une religion de
discorde et de sang, une religion régicide, et
sur laquelle un clergé ambitieux pourra toujours
établir les droits horribles dont il a si souvent
fait usage.
Mais que peuvent contre l' ambition de l' église
lui refuser comme certaines sectes chrétiennes :
1 la qualité d' infaillible ;
2 le droit exclusif d' interpter les écritures ;
3 le titre de vengeur de la divinité.
p374
SECTION 9 CHAPITRE 31
des moyens d' enchner l' ambition ecclésiastique.
laisse-t-on à Dieu le soin de sa propre
vengeance, lui remet-on la punition des hérétiques ;
la terre ne s' arroge-t-elle plus le droit de juger
les offenses faites au ciel : le précepte de la
tolérance devient-il enfin un précepte de
l' éducation publique ; alors sans prétexte pour
persécuter les hommes, soulever les peuples, envahir
la puissance temporelle ; l' ambition du prêtre
s' éteint. Alors dépouillé de sa férocité, il ne
maudit plus ses souverains, n' arme plus les
Ravaillacs, et n' ouvre plus le ciel aux régicides.
Si la foi est un don du ciel, l' homme sans foi est
à plaindre non à punir. L' excès de l' inhumanité
c' est de percuter un infortuné. Par quelle
fatalité se le permet-on, lorsqu' il s' agit de
religion !
La tolérance admise le paradis n' est plus la
compense de l' assassin et le prix des grands
attentats.
Au reste que le prince soit barbare ou bon, qu' il
soit Busiris ou Trajan, il a toujours intérêt
d' établir la tolérance. Ce n' est qu' à son esclave
que l' église permet d' être tyran. Or Busiris ne
veut point être esclave.
Quant aux princes vertueux et jaloux du bonheur de
ses sujets, quel doit être son premier
p375
soin ? Celui d' affoiblir le pouvoir ecclésiastique.
C' est son clergé qui s' opposera toujours le plus
fortement à l' exécution de ses projets bienfaisans.
La puissance spirituelle est toujours l' ennemi
ouverte ou cachée de la temporelle. L' église est
un tigre. Est-il enchaî par la loi de la
tolérance ? Il est doux. Sa chaîne se rompt-elle ?
Il reprend sa premiere fureur.
Parce qu' a fait autrefois l' église, les princes
peuvent juger de ce qu' elle feroit encore si l' on
lui rendoit son premier pouvoir. Le pasdoit les
éclairer sur l' avenir.
Le magistrat qui se flatteroit de faire concourir
les puissances spirituelles et temporelles au même
objet, c' est-à-dire, au bien public, se tromperoit :
leurs intérêts sont trop différens. Il en est de
ces deux puissances quelquefois réunies pour
dévorer le même peuple, comme de deux nations
voisines et jalouses, qui liguées contre une
troisieme, l' attaquent et se battent au partage de
ses dépouilles.
Nul empire ne peut être sagement gouverné par deux
pouvoirs suprêmes et indépendans. C' est d' un seul,
ou partagé entre plusieurs, ou réuni entre les
mains du monarque, que toute loi doit émaner.
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La tolérance soumet le prêtre au prince,
l' intolérance soumet le prince au ptre. Elle
annonce deux puissances rivales dans un empire.
Peut-être les anciens dans le partage qu' ils
firent de l' univers entre Oromaze et Ariman et
dans le récit de leurs éternels combats, ne
désignoient-ils que la guerre éternelle du
sacerdoce et de la magistrature. Le regne
d' Oromaze étoit celui de la lumiere et de la
vertu : tel doit être le regne des loix. Le regne
d' Ariman étoit celui desnebres et du crime :
tel doit être celui du prêtre et de la superstition.
Quels sont les disciples d' Oromaze ? Ces
philosophes aujourd' hui si persécutés en France
par l' intrigue des moines et des ministres
d' Ariman. Quel crime leur reproche-t-on ? Aucun.
Ils ont autant qu' il est en eux éclairé les nations ;
ils les ont soustraites au joug flétrissant de la
superstition, et c' est peut-être à leurs écrits
que les princes et les magistrats doivent en partie
la conservation de leur autorité.
L' ignorance des peuples, mere d' une votion
stupide, est un poison qui sublimé par les
chymistes de la religion, répand autour du trône
les exhalaisons mortelles de la superstition. La
science des philosophes au contraire est ce feu
pur et sacré qui loin des rois écarte les vapeurs
pestilentielles du fanatisme.
Le prince qui soumet lui et son peuple à l' empire
du sacerdoce, éloigne de lui ses sujets vertueux.
Il regne, mais sur des superstitieux, sur des
peuples dont l' ame est dégradée ; enfin sur les
esclaves du ptre. Ces esclaves sont des hommes
p377
morts pour la patrie. Ils ne la servent ni par
leurs talens, ni par leur courage. Un pays
d' inquisition n' est pas la patrie d' un citoyen
honnête.
Malheur aux nations où le moine poursuit
impunément quiconque prise ses légendes et ne
croit, ni aux sorciers, ni au nain jaune ; le
moine traîne au supplice l' homme vertueux qui
fait le bien, ne nuit à personne et dit la
vérité . Sous le regne du fanatisme, les plus
persécutés, dit M Hume, vie de Marie
d' Angleterre, sont les plus honnêtes et les plus
spirituels. Du moment où la bigotterie prend en
main les nes d' un empire, elle en bannit les
vertus et les talens : alors les esprits tombent
dans un affaissement, le seul peut-être qui soit
incurable.
Quelque critique que soit la situation d' un peuple,
un seul grand homme suffit quelquefois pour changer
la face des affaires. La guerre s' allume entre
la France et l' Angleterre : la France a d' abord
l' avantage. M Pitt est élevé au ministere ; la
nation angloise reprend ses esprits et les officiers
de mer leur intrépidité. Le supplice d' un amiral
opere ce changement. Le ministre communique
l' activité de son génie aux chefs de ses entreprises.
La cupidité du soldat et du matelot révéillée
par l' appas du gain et du pillagechauffe leur
courage : et rien de moins semblable à lui même
que l' anglois du commencement et de la fin de la
guerre.
M Pitt, dira-t-on, commandoit à des hommes libres.
Il est sans doute facile de souffler l' esprit de
vie sur un tel peuple. Dans tout autre
p378
pays quel usage faire du ressort puissant de
l' amour patriotique ? Qu' en orient un citoyen
identifie son intérêt avec l' intérêt public ;
qu' ami de sa nation, il en partage la gloire, la
honte et les infortunes, un tel homme peut-il se
promettre, si sa patrie succombe sous le faix du
malheur, de n' en jamais nommer les auteurs ? S' il
les nomme, il est perdu. Il faut donc en certains
gouvernemens qu' un bon citoyen, ou soit puni comme
tel, ou cesse de l' être. L' est-on en France ? Je
l' ignore. Ce que je sais, c' est que le seul
ministre qui dans cette guerret pu donner
quelqu' énergie à la nation étoit m le duc de
Choiseul. Sa naissance, son courage, l' élévation
de son caractere, la vivacité de ses conceptions t
sans doute ranimé les fraois, s' ils eussent été
ranimables. Mais la bigotterie commandoit alors
trop impérieusement aux grands. Telle étoit sur eux
sa puissance qu' au moment même où la France
battue de toutes parts, se voyoit enlever ses
colonies, on ne s' occupoit à Paris que de
l' affaire des jésuites. L' on ne s' intriguoit que
pour eux.
p379
Tel étoit l' esprit qui régnoit à Constantinople,
lorsque Mahomet Second en faisoit le siege. La
cour y tenoit des conciles dans le tems même que le
sultan en prenoit les fauxbourgs.
La bigotterie rétrecit l' esprit du citoyen : la
tolérance l' étend. Elle seule peut dépouiller le
fraois de sa dévote férocité.
Quelque superstitieuse, quelque fanatique que soit
une nation, son caractere sera toujours susceptible
des diverses formes que lui donneront ses loix,
son gouvernement, et surtout l' éducation publique.
L' instruction peut tout ; et si j' ai dans les
sections précédentes si scrupuleusement détaillé
les maux produits par une ignorance
p380
dont tant de gens se déclarent aujourd' hui les
protecteurs, c' étoit pour faire mieux sentir toute
l' importance de l' éducation.
Quels moyens de la perfectionner ?
Peut être est-il des siecles où content d' esquisser
un grand plan, on ne doit pas se flatter qu' il
s' exécute.
C' est par l' examen de cette question que je
terminerai cet ouvrage.
p381
SECTION 9 NOTES
La contradiction révolte l' ignorant. Si l' homme
éclairé la supporte, c' est qu' examinateur
scrupuleux de lui-même, il s' est souvent surpris en
erreur. L' ignorant ne sent point le besoin de
l' instruction. Il croit tout savoir. Qui ne
s' examine point, se croit infaillible, et c' est
ce que se croient la plupart des hommes et sur-tout
le petit maître françois. Je l' ai toujours vu
s' étonner de son peu de succès chez l' étranger.
Devroit-il ignorer que pour se faire entendre
dans les échelles du levant, s' il faut parler la
langue franque, il faut pour se faire entendre de
l' étranger parler la langue du bon sens, et qu' un
petit maître y paroîtra toujours ridicule, tant
qu' au langage de la raison, il substituera le
jargon à la mode en son pays.
Les vérités générales éclairent le public sans
offenser personnellement l' homme en place, pourquoi
donc n' excite-t-il point les écrivains à la
recherche de ces sortes de vérités ? C' est qu' elles
contredisent quelquefois ses projets.
Ce n' est point en théologie la nouveauté d' une
opinion qui révolte, mais la violence emploe
pour la faire recevoir. Cette violence a dans les
empires quelquefois produit des commotions vives.
Une ame noble et élevée soutient impatiemment le
joug avilissant du prêtre, et le percuté se
venge toujours du persécuteur. L' homme, dit
Machiavel, a droit de tout penser, de
p382
tout dire, de tout écrire, mais non d' imposer
ses opinions. Que le théologien me persuade ou
me convainque, et qu' il ne prétende point forcer
ma croyance.
La seule religion intorable est une religion
intolérante. Une telle religion étant devenue la
plus puissante dans un empire, y allumeroit les
flambeaux de la guerre et le plongeroit dans des
troubles et des calamités sans nombre.
Les prêtres sont-ils indifférens aux disputes
théologiques ? Les orgueilleux docteurs après s' être
dit bien des injures, s' ennuient d' écrire sans être
lus. Le mépris public leur impose silence.
Un gislateur prudent fait toujours proposer par
quelqu' écrivain célebre les loix nouvelles qu' il
veut établir. Ces loix sont-elles sous le nom de
cet auteur quelque tems exposées à la critique
publique ? Si l' on les juge bonnes et qu' on les
reconnoisse pour telles ; on les roit sans
murmurer.
Un ministre fait-il une loi ? Un philosophe
découvre-t-il une vérité ? Jusqu' à ce que l' utilité
de cette loi et de cette vérité soit avouée, tous
deux sont en butte à l' envie et à la sottise. Leur
sort cependant est très-différent : le ministre
ar de la puissance n' est exposé qu' à des
railleries : mais le philosophe sans pouvoir, l' est
à des persécutions.
On entend vanter tous les jours l' excellence de
certains établissemens étrangers, mais ces
établissemens, ajoute-t-on, ne sont pas compatibles
avec telle forme de gouvernement. Si ce fait est
vrai dans quelques cas particuliers, il est faux
p383
dans la plupart. La procédure criminelle angloise
est-elle la plus propre à protéger l' innocence ?
Pourquoi les fraois, les allemands et les
italiens ne l' adoptent-ils pas ?
Les princes changent journellement les loix du
commerce. Celles qui reglent la perception des
droits et des impôts. Ils peuvent donc changer
également toute loi contraire au bien public.
Trajan croit-il le gouvernement publicain
préférable au monarchique ? Il offre de changer la
forme du gouvernement : il offre la liberté aux
romains et la leur auroit rendue s' ils eussent
voulu l' accepter. Une telle action mérite sans doute
de grands éloges. Elle a frappé l' univers
d' admiration. Mais est-elle aussi surnaturelle qu' on
l' imagine ? Ne sent-on pas qu' en brisant les fers
des romains Trajan conservoit la plus grande
autorité sur un peuple affranchi par sa nérosité ;
qu' il eût alors tenu de l' amour et de la
reconnoissance presque tout le pouvoir qu' il devoit
à la force de ses ares. Or quoi de plus flatteur
que le premier de ces pouvoirs ! Peu de princes ont
imité Trajan. Peu d' hommes ont fait à l' intérêt
général le sacrifice apparent de leur autorité
particuliere : j' en conviens. Mais leur excessif
amour du despotisme est quelquefois en eux moins
l' effet d' un défaut de vertu que d' un défaut de
lumiere.
Il n' est qu' une chose vraiment contraire à toute
espece de constitution, c' est le malheur des
peuples. Leur commande-t-on ? On n' a pas droit de
leur nuire. Un prince contracte-t-il sciemment un
traité désavantageux à sa nation ? Il excede son
pouvoir : il se rend coupable envers elle.
p384
Un monarque n' est jamais qu' au droit de ses
ancêtres. Or toute souveraineté légitime prend
son origine dans l' élection et le choix libre du
peuple. Il est donc évident que le magistrat
suprême quelque nom qu' on lui donne, n' est que
le premier commis de sa nation. Or nul commis n' a
droit de contracter au désavantage de ses
commettans. La société même peut toujours réclamer
contre ses propres engagemens s' ils lui sont trop
onéreux.
Que deux peuples concluent entr' eux un traité ; ils
n' ont comme les particuliers d' autre objet en vue
que leur bonheur et leur avantage réciproque. Cette
ciprocité davantages n' existe-t-elle plus ? De
ce moment le traité est nul ; l' un des deux peut
le rompre. Le doit-il ? Non : s' il n' en sulte
pour lui qu' un dommage peu considérable. Il est
alors plus avantageux pour lui de supporter ce
petit dommage que d' être regardé comme trop léger
infracteur de ses engagemens. Or dans les motifs
mes qui font alors observer son traité, on
apperçoit le droit qu' a toute nation de l' annuller,
s' il devient entiérement destructif de son bonheur.
Dans les pays despotiques, si le militaire est
intérieurement haï et méprisé, c' est que le
peuple ne voit dans les beys et les pachas que ses
geoliers et ses bourreaux. Si dans les publiques
grecques et romaines, le soldat au contraire étoit
aimé et respecté, c' est qu' armé contre l' ennemi
commun, il n' eût point marché contre ses
compatriotes.
Suffit-il qu' un sultan commande en vertu
p385
d' une loi pour rendre son autorité légitime ? Non :
un usurpateur par une loi expresse peut se déclarer
souverain, dira-t-on 20 ans après que son
usurpation est légitime. Une telle opinion est
absurde. Nulle société lors de son établissement
n' a remis ni pu remettre aux mains d' un homme le
pouvoir de disposer à son gré des biens, de la
vie et de la liberté des citoyens. Toute autorité
arbitraire est une usurpation contre laquelle un
peuple peut toujours revenir.
Lorsque les romains vouloient énerver le courage
d' un peuple, éteindre ses lumieres, avilir son
ame, le retenir dans la servitude, que faisoient-ils ?
Ils lui donnoient un despote. C' est par ce moyen
qu' ils s' asservirent les spartiates et les bretons.
Or toute constitution imaginée pour corrompre les
moeurs d' un peuple ; toute forme de gouvernement
que le vainqueur impose à cet effet au vaincu,
ne peut jamais être citée comme juste et légale.
Est-ce un gouvernement que celuitout se duit
à plaire, à oir au sultan, l' on rencontre çà
et là quelque habitant et pas un citoyen.
Tout peuple gémissant sous le joug du pouvoir
arbitraire a droit de le secouer. Les loix sacrées
sont les loix conformes à l' intérêt public. Toute
loi contraire n' est pas une loi, c' est un abus
légal.
Un despote n' a pas reçu de la nature les forces
nécessaires pour soumettre lui seul une nation.
Il ne l' asservit qu' à l' aide de ses janissaires,
de ses soldats et de son armée. Déplait-il à cette
are ? Sevolte-t-elle ? Alors privé de son
soutien, il est sans force. Le sceptre échappe de
ses
p386
mains ; il est condampar ses complices. On ne
le juge point, on le tue. Il en est autrement d' un
prince qui regne sous l' autorité des magistrats et
des loix. Supposons qu' il commette un crime
punissable par ces mêmes loix, il est du moins
entendu dans ses fenses, et la lenteur de la
procédure lui laisse toujours le tems de prévenir
son jugement en réparant ses injustices.
Le prince sur le trône d' une monarchie modérée est
toujours plus fermement assis que sur celui du
despotisme.
La justice du ciel fut toujours un mystere. L' église
pensoit autrefois que dans les duels ou les
batailles Dieu se rangeoit toujours du côté de
l' offensé. L' expérience a menti l' église. L' on
sait que dans les combats particuliers le ciel est
toujours du côté du plus fort et du plus adroit, et
dans les combats généraux, du côté des meilleures
troupes et du plus habilenéral.
Peu de philosophes ont nié l' existence d' un dieu
physique. " il est une cause de ce qui est, et cette
cause est inconnue " . Or qu' on lui donne le nom de
dieu ou tout autre : qu' importe ? Les disputes à ce
sujet ne sont que des disputes de mots. Il n' en est
pas ainsi du dieu moral. L' opposition qui s' est
toujours trouvée entre la justice de la terre et
celle du ciel en a souvent fait nier l' existence.
D' ailleurs, a-t-on dit, qu' est-ce que la morale ?
Le recueil des conventions que les besoins
ciproques des hommes les ont nécessité de
contracter entr' eux. Or comment faire un dieu de
l' oeuvre des hommes ?
La preuve de notre peu de foi est le mépris
p387
connu pour quiconque change de religion. Rien sans
doute de plus louable que d' abandonner une erreur
pour embrasser la rité. D' où naît donc notre
pris pour les nouveaux convertis ? De la
conviction obscure où l' on est que toutes les
religions sont également fausses et que quiconque
en change, s' ytermine par un intérêt sordide et
par conquent méprisable.
Si la morale des jésuites t été l' oeuvre d' un
laïc, elle eût été condamnée aussitôt qu' imprimée.
Il n' est point de persécutions que n' eût éprouvées
son auteur.
Sans les parlemens cette morale néanmoins étoit en
France la seule généralement enseignée. Les
évêques l' approuvoient. La sorbonne craignoit les
jésuites. Cette crainte rendoit leurs principes
respectables. En cas pareil, ce n' est pas la chose,
c' est l' auteur que le clergé juge, il eut toujours
deux poids et deux mesures. St Thomas en est un
exemple. Machiavel dans son prince n' avança
jamais les propositions que ce saint enseigne dans
son commentaire sur la cinquieme des politiques
texte ii. Voyez ses propres mots.
p390
Telles sont sur ce sujet les idées de st Thomas.
Qu' il ait regardé la tyrannie comme une impiété,
ou non ; je remarquerai avec Nau que voila des
préceptes bien étranges dans la bouche d' un saint.
J' observerai de plus que Machiavel dans son
prince, n' est que le commentateur de st Thomas. Or
en présentant les mes idées, si l' un de ces
écrivains est sanctifié, si ses ouvrages approuvés
sont mis dans les mains de tout le monde, et si
l' autre au contraire est excommunié et son livre
condamné, il est évident que l' église a deux poids
et deux mesures, et que son intérêt seul dicte ses
jugemens.
Les moines disputent encore, ils ne raisonnent plus.
Combat-on leurs opinions ? Leur fait-on des
objections ? N' y peuvent-ilspondre ? Ils
assurent qu' elles sont depuis long-tems résolues,
et dans ce cas cette réponse est réellement la
plus adroite. Les peuples, il est vrai, maintenant
p391
plus éclairés savent que le livre fendu est le
livre dont les maximes sont en général les plus
conformes à l' intérêt public.
Si l' espoir de la récompense peut seul exciter
l' homme à la recherche de la vérité, l' indifférence
pour elle suppose une grande disproportion entre
les récompenses attachées à sacouverte et les
peines qu' exige sa recherche. Pourquoi la vérité
découverte, un auteur est-il si souvent en but à la
persécution ? C' est que l' envieux et le chant
ont intérêt de le persécuter. Pourquoi le public
prend-il d' abord parti contre le philosophe ? C' est
que le public est ignorant, et queduit d' abord
par les cris des fanatiques, il s' enivre de leur
fureur. Mais il en est du public comme de Philippe
de Macédoine ; on peut toujours appeller du public
ivre au public à jeun. Pourquoi les puissans
font-ils rarement usage des vérités découvertes par
le philosophe ? C' est qu' ils s' intéressent
rarement au bien public. Mais supposé qu' ils s' en
occupassent, qu' ils protégeassent la vérité,
qu' arrive-t-il ? Qu' elle se propageroit avec une
rapidité incroyable. Il n' en est pas ainsi de
l' erreur. Est-elle favorisée du puissant ? Elle
est généralement, mais non universellement adoptée.
Il reste toujours à la rité des partisans secrets.
Ce sont, pour ainsi dire, autant de conjurés
toujours prêts dans l' occasion à se clarer pour
elle. Un mot du souverain suffit pour détruire une
erreur. Quant à la rité son germe est indestructible.
Il est sans doute stérile, si le puissant ne le
féconde : mais il subsiste et si ce
p392
germe doit son développement au pouvoir, il doit
son existence à la philosophie.
Parmi les ecclésiastiques, il est sans doute des
hommes honnêtes, heureux et sans ambition ; mais
ceux-là ne sont point appellés au gouvernement de
ce corps puissant.
Le clergé toujours régi par des intriguans sera
toujours ambitieux.
L' église toujours occupée de sa grandeur duisit
toutes les vertus chrétiennes à l' abstinence, à
l' humilité, à l' aveugle soumission. Elle ne prêcha
jamais l' amour de la patrie, ni de l' humanité.
Si l' église défendit quelquefois aux laïcs le
meurtre du prince, elle se le permit toujours.
Son histoire le prouve. Il est vrai, disent les
théologiens que les papes ont posé les souverains,
prêccontr' eux des croisades, béatifié des
cléments ; mais ces léretés sont des fautes du
pontife et non de l' église. Quant au silence coupable
gar à ce sujet par les évêques, il fut,
ajoutent-ils, l' effet de leur politesse pour le
st siege et non d' une approbation donnée à sa
conduite. Mais doivent-ils se taire sur de pareils
crimes, et s' élever avec tant de fureur contre
l' interprétation prétendue singuliere que Luther
et Calvin donnoient à certains passages des
écritures ? Est-il permis de poursuivre l' erreur,
lorsqu' on tolere les plus grands forfaits ? Tout
homme sensé aperçoit dans la conduite
perpétuellement équivoque de l' église, qu' elle n' eut
réellement qu' un but, ce fut de pouvoir selon ses
intérêts divers tour-à-tour approuver ou
désapprouver les mêmes actions.
p393
Point de preuve plus évidente de son ambition que
le projet conçu par les jesuites d' associer à leur
ordre les grands, les princes et jusqu' aux
souverains. Par cette association dans laquelle tant
de grands étoient déja entrés ; les rois devenus
sujets des jésuites et de leur général, n' étoient
plus que les vils ecuteurs de leurs persécutions.
Sans les parlemens, qui sait si ce projet si
hardiment conçu n' eût pasussi !
L' inquisition n' est pas reçue en France. Cependant,
dira l' église, l' on y emprisonne à ma sollicitation
le janséniste, le calviniste et le déiste. On y
reconnoît donc tacitement le droit que j' ai de
persécuter. Or ce droit que le prince me donne sur
ses sujets, je n' attends que l' occasion pour le
clamer sur lui-même et sur les magistrats.
L' église se dit épouse de Dieu et je ne sais
pourquoi. L' église est une assemblée de fideles.
Ces fideles sont barbus ou non barbus, chauffés ou
déchauffés, capuchonnés ou décapuchons. Or qu' une
telle assemblée soit l' épouse de la divinité, c' est
une prétention trop folle et trop ridicule. Si le
mot église t été masculin, comment eût-on
consomce mariage ?
L' église de France refuse maintenant au pape le
droit de disposer des couronnes. Mais le refus
de cette église est-il sincere ? Est-il l' effet
de sa conviction ? C' est à sa conduite passée à
nous en instruire. Quel respect le clergé peut-il
avoir pour une loi humaine, lui qui croit en
qualité d' interprête de la loi divine, pouvoir la
changer et la modifier à son gré ? Quiconque
p394
s' est créé le droit d' interpréter une loi, finit
toujours par la faire. L' église en conséquence s' est
fait dieu. Aussi rien de moins ressemblant que la
religion de sus et la religion actuelle des
papistes.
Quelle surprise pour les atres, si rendus au
monde, ils lisoient un catéchisme qu' ils n' ont
point fait ; s' ils apprenoient que n' agueres
l' église interdisoit aux laïcs la lecture me des
écritures sous le vain prétexte qu' elles étoient
scandaleuses pour les foibles !
Je citerai à ce sujet un fait singulier : c' est un
acte du parlement d' Angleterre rendu en 1414. Par
cet acte, il est défendu sous peine de mort de lire
l' écriture en langue vulgaire, c' est-à-dire, dans
une langue qu' on entende. Et quoi ! Disent les
formés, Dieu rassemble dans un livre les devoirs
qu' il impose à l' homme, et ce dieu si sage, si
éclairé y auroit si obscument expliq ses
volontés qu' on ne pourroit le lire sans interprête ?
Quoi l' être puissant qui a créé l' homme n' auroit pas
connu la portée de son esprit ? ô prêtres quelles
idées avez vous donc de la sagesse et de
l' intelligence divine ?
Le jeune homme d' Abbeville poursuivi pour de
prétendus blasphêmes en a-t-il jamais prononcé
d' aussi horribles ? Cependant on le mit à mort, et
l' on vous respecte. Tant il est vrai qu' il n' y a
qu' heur et malheur sur la terre, et qu' en ce
monde il n' est d' homme juste que le puissant.
Les gouvernemens sont juges des actions et non des
opinions. Que j' avance une erreur grossiere, j' en
suis puni par le ridicule et le pris.
p395
Mais qu' en conséquence d' une opinion erronée,
j' attente à la liberté de mes semblables, c' est
alors que je deviens criminel.
Que dévot adorateur de Venus je brûle le
temple derapis, le magistrat doit me punir,
non commerétique, mais comme perturbateur du
repos public, comme un homme injuste et qui libre
dans l' exercice de son culte, veut priver ses
concitoyens de la liberté dont il jouit.
L' expulsion des jésuites supposoit en Espagne et en
Portugal des ministres d' un caractere ferme et
hardi. En France les lumieres jà répandues dans
la nation facilitoient cette expulsion. Si le pape
s' en fût plaint trop amérement, ses plaintes eussent
paru déplacées.
Dans une lettre écrite au sujet de la condamnation
du mandement de M De Soissons par la
congrégation du st office, un vertueux cardinal
remontre au st pere, " qu' il est certaines
prétentions que la cour de Rome devroit ensevelir
dans un silence et un oubli éternel, sur-tout,
ajoute-t-il, dans ces tems malheureux et
déplorables où les incrédules et les impies font
suspecter la fidélité des ministres de la religion " .
Or que signifient dans la langue ecclésiastique
ces mots d' incredules et d' impies ? Les
opposans à la puissance du clergé. C' est donc aux
incdules que les rois doivent leur sûreté, les
peuples leur tranquillité, les parlemens leur
existence, et l' ambition sacerdotale sa serve. Ces
prétendus impies doivent être d' autant plus chers
à la nation françoise, qu' elle n' a rien à en
redouter.
p396
Les philosophes ne forment point de corps. Ils sont
sans crédit. Il est d' ailleurs impossible qu' en
qualité de simples citoyens, leur inrêt ne soit
pas toujours lié à l' intérêt public, par conséquent
à celui d' un gouvernement éclairé.
Dans les pays catholiques, quel moyen de former des
citoyens vertueux ? L' instruction de la jeunesse y
est confiée aux prêtres. Or l' intérêt du ptre est
presque toujours contraire à celui de l' état.
Jamais le ptre n' adoptera ce principe fondamental
de toutes les vertus, savoir " que la justice de nos
actions dépend de leur conformité avec l' intérêt
général " . Un tel principe nuit à ses vues
ambitieuses.
D' ailleurs si la morale, comme les autres sciences
ne se perfectionne que par le tems et l' exrience,
il est évident qu' une religion qui prétend en
qualité de révélée, avoir instruit l' homme de tous
ses devoirs, s' oppose d' autant plus efficacement
à la perfection de cette même science, qu' elle ne
laisse plus rien à faire au génie et à l' expérience.
Dans le moment où la France faisoit la guerre
aux anglois, les parlemens la faisoient aux jésuites
et la cour dévote prenoit parti pour les derniers.
En conséquence tout y étoit rempli d' intrigues
ecclésiastiques. On se seroit cru volontiers à la
fin du regne de Louis Xiv. L' on comptoit alors
à Versailles peu d' honnêtes gens et beaucoup de
bigots.
L' on me demandera sans doute pourquoi je regarde
la bigoterie comme si funeste aux états ;
l' Espagne, dira-t-on, subsiste, et l' Espagne n' a
p397
point encore secoué le joug de l' inquisition ; j' en
conviens.
Mais cet empire est foible ; il n' inspire point de
jalousie ; il ne fait ni conqte, ni commerce.
L' Espagne est isolée dans un coin de l' Europe.
Elle ne peut dans sa position actuelle attaquer ni
être attaquée. Il n' en est pas de me de tout
autre état. La France, par exemple, est enviée et
redoutée : elle est ouverte de toutes parts : son
commerce soutient sa puissance, et son génie soutient
son commerce. Il n' est qu' un moyen d' y entretenir
l' industrie, c' est d' y établir un gouvernement
doux, où l' esprit conserve son ressort et le
citoyen sa liberté de penser. Que les ténebres de
la bigoterie s' étendent encore en France, son
industrie diminuera et sa puissance s' affoiblira
journellement.
Une nation superstitieuse comme une nation
soumise au pouvoir arbitraire, est bientôt sans
moeurs, sans esprit, et par conséquent sans force.
Rome, Constantinople et Lisbonne en sont la
preuve. Si tous les habitans s' y livrent à la
mollesse, à la volupté, qu' on ne s' en étonne point,
c' est uniquement de ses sens dont on fait usage,
lorsqu' il n' est plus permis d' en faire de son esprit.
p398
SECTION 10 CHAPITRE 1
l' éducation peut tout.
la plus forte preuve de la puissance de l' éducation
est le rapport constamment observé entre la
diversité des instructions et leurs produits ou
sultats différens. Le sauvage est infatigable à
la chasse : il est plus léger à la course que
l' homme policé parce que le sauvage y est plus
exercé.
L' homme policé est plus instruit : il a plus d' idées
que le sauvage, parce qu' il reçoit un plus grand
nombre de sensations différentes, et qu' il
p399
est par sa position plus intéressé à les comparer
entr' elles.
L' agilité supérieure de l' un, les connoissances
multipliées de l' autre, sont donc l' effet de la
différence de leur éducation.
Si les hommes communément francs, loyals, industrieux
et humains sous un gouvernement libre, sont bas,
menteurs, vils, sans génie et sans courage sous
un gouvernement despotique, cette différence dans
leur caractere est l' effet de la différente
éducation reçue dans l' un ou l' autre de ces
gouvernemens.
Passe-t-on de diverses constitutions des états aux
différentes conditions des hommes ? Se
demande-t-on la cause du peu de justesse d' esprit
des théologiens ? On voit qu' en général s' ils ont
l' esprit faux, c' est que leur éducation les rend
tels : c' est qu' ils sont à cet égard plus
soigneusement élevés que les autres hommes ; c' est
qu' accoutumés dès leur jeunesse à se contenter du
jargon de l' école, à prendre des mots pour des
choses, il leur devient impossible de distinguer
le mensonge de la vérité et le sophisme de la
démonstration.
Pourquoi les ministres des autels sont-ils les
plus redoutés des hommes ? Pourquoi, dit le
proverbe espagnol, " faut-il se garer du devant de
la femme, du derriere de la mule, de la tête du
taureau, et d' un moine de tous les tés " ?
Les proverbes presque tous fondés sur l' expérience
p400
sont presque toujours vrais. à quoi donc attribuer
la méchanceté du moine ? à son éducation.
Le sphinx, disoient les égyptiens, est l' emblême du
prêtre : le visage du prêtre est doux, modeste,
insinuant ; et le sphinx a celui d' une fille ; les
ailes du sphinx le déclarent habitant des cieux :
ses griffes annoncent la puissance que la
superstition lui donne sur la terre. Sa queue de
serpent est le signe de sa souplesse : comme le
sphinx, le prêtre propose des énigmes, et précipite
dans les cachots quiconque ne les interprete point
à son gré. Le moine en effet accoutus sa
premiere jeunesse à l' hypocrisie dans sa conduite et
ses opinions, est d' autant plus dangereux qu' il a
plus d' habitude de la dissimulation.
Si le religieux est le plus arrogant des fils de
la terre, c' est qu' il est perpetuellement
énorgueilli par l' hommage d' un grand nombre de
superstitieux.
Si l' évêque est le plus barbare des hommes, c' est
qu' il n' est point comme la plupart exposé au
besoin et au danger ; c' est qu' une éducation molle
et efféminée a rapetissé son caractere ; c' est
qu' il est déloyal et poltron, et qu' il n' est rien,
dit Montagne, de plus cruel que la foiblesse
et la coüardise .
Le militaire est dans sa jeunesse communément
ignorant et libertin. Pourquoi ? C' est que rien ne
le nécessite à s' instruire. Dans sa vieillesse, il
est souvent sot et fanatique, pourquoi ? C' est
que l' âge du libertinage passé, son ignorance
doit le rendre superstitieux.
p401
Il est peu de grands talens parmi les gens du
monde, et c' est l' effet de leur éducation, celle
de leur enfance est tropgligée. On ne grave
alors dans leur mémoire que des idées fausses et
puériles. Pour y en substituer ensuite de justes
et de grandes, il faudroit en effacer les premieres.
Or c' est toujours l' oeuvre d' un long tems et l' on
est vieux avant d' être homme.
Dans presque toutes les professions la vie
instructive est très-courte. Le seul moyen de
l' allonger, c' est de former de bonne heure le
jugement de l' homme. Qu' on ne charge samoire
que d' idées claires et nettes, son adolescence
sera plus éclairée que ne l' est maintenant sa
vieillesse.
L' éducation nous fait ce que nous sommes. Si dès
l' âge de six ou sept ans le savoyard est déjà
économe, actif, laborieux et fidele, c' est qu' il
est pauvre, c' est qu' il a faim, c' est qu' il vit,
comme je l' ai dit, avec des compatriotes
dos des qualités qu' on exige de lui ; c' est
qu' enfin il a pour instituteur l' exemple et le
besoin, deux maîtres impérieux auxquels tout obéit.
La conduite uniforme des savoyards tient à la
ressemblance de leur position, par conséquent à
l' uniformité de leur éducation. Il en est de même
de celle des princes. Pourquoi leur reproche-t-on
à-peu-près la même éducation ? C' est que
p402
sans intérêt de s' éclairer, il leur suffit de
vouloir pour subvenir à leurs besoins, à leurs
fantaisies. Or qui peut sans talens et sans travail
satisfaire les uns et les autres, est sans principe
de lumieres et d' activité.
L' esprit et les talens ne sont jamais dans les
hommes que le produit de leurs desirs, et de leur
position particuliere. La science de l' éducation
p403
se duit peut-être à placer les hommes dans une
position qui les force à l' acquisition des talens et
des vertus desirées en eux.
Les souverains à cet égard ne sont pas toujours les
mieux placés. Les grands rois sont des pnomenes
extraordinaires dans la nature. Ces phénomenes
long-tems espérés n' apparoissent que rarement.
C' est toujours du prince successeur qu' on attend
la réforme des abus : il doit opérer des miracles.
Ce prince monte sur le trône. Rien ne change, et
l' administration reste la même. Par quelle raison
en effet un monarque souvent plus mal-élevé que
ses ancêtres, seroit-il plus éclairé ?
En tous les tems les mêmes causes produiront
toujours les mêmes effets.
SECTION 10 CHAPITRE 2
de l' éducation des princes.
" un roi né sur le tne en est rarement digne,
dit un poëte fraois. " en général les princes
doivent leur génie à l' austérité de leur éducation,
aux dangers dont fut entouré leur enfance, aux
malheurs qu' enfin ils ont éprouvés.
p404
L' éducation la plus dure est plus saine pour ceux
qui doivent un jour commander aux autres.
C' est dans les tems de troubles et de discorde
que les souverains reçoivent cette espece
d' éducation. En tout autre tems, on ne leur donne
qu' une instruction d' étiquette aussi mauvaise et
presqu' aussi difficile à changer que la forme du
gouvernement dont elle est l' effet.
Qu' attendre d' une telle instruction ? Quelle est
en Turquie l' éducation de l'ritier du trône ?
Le jeune prince retiré dans un quartier du sérail
a pour compagnie et pour amusement une femme et un
tier de tapisserie : s' il sort de sa retraite,
c' est pour venir sous bonne garde faire chaque
semaine visite au sultan. Sa visite faite, il est
par la garde reconduit à son appartement. Il y
retrouve la me femme et le même métier de
tapisserie. Or quelle ie acqrir dans cette
retraite de la science du gouvernement ? Ce prince
monte-t-il sur le trône. Le premier objet qu' on lui
présente, c' est la carte de son vaste empire : ce
qu' on lui recommande c' est d' être l' amour de ses
sujets et la terreur de ses ennemis. Que faire pour
être l' un et l' autre ? Il l' ignore. L' inhabitude
de l' application l' en rend incapable : la science
du gouvernement lui devient odieuse ; il s' en
dégoute : il s' enferme dans son harem, y change
de femmes et de visirs, fait
p405
empaler les uns, donner la bastonade aux autres,
et croit gouverner. Les princes sont des hommes
et ne peuvent en cette qualité porter d' autres
fruits que ceux de leur instruction.
En Turquie, et sultan, et sujet, nul ne pense.
Il en est de même dans les diverses cours de
l' Europe, à mesure que l' éducation des princes
s' y rapproche de l' éducation orientale.
Le résultat de ce chapitre c' est que les vices et
les vertus des hommes sont toujours l' effet et
de leur diverse position et de la différence de
leur instruction.
Ce principe admis supposons qu' on voulût résoudre
pour chaque condition le problême d' une excellente
éducation ; que faire ?
Déterminer 1 quels sont les talens ou les vertus
essentielles à l' homme de telle ou telle profession.
Indiquer 2 les moyens de le forcer à l' acquisition
de ces talens et de ces vertus.
L' homme en général nefléchit que les idées de
ceux qui l' environnent ; et les seules vertus
qu' on soit sûr de lui faire acquérir, sont les
vertus de nécessité. Persuadé de cette vérité, que
je veuille inspirer à mon fils les qualités sociales,
je lui donnerai des camarades à-peu-ps de sa
force et de son âge : je leur abandonnerai à cet
égard le soin de leur mutuelle éducation, et ne
les ferai inspecter par le maître que pour modérer
la rigueur de leurs corrections. D' après ce plan
d' éducation, je suis sûr si mon fils fait le beau,
l' impertinent, le fat, ledaigneux, qu' il ne le
fera pas long-tems.
p406
Un enfant ne soutient point à la longue le mépris,
l' insulte et les railleries de ses camarades. Il
n' est point de défaut social que ne corrige un
pareil traitement. Pour en assurer encore plus
le sucs, il faut que presque toujours absent de
la maison paternelle, l' enfant ne vienne point
dans les vacances et les jours de congé, repuiser
de nouveau dans la conversation et la conduite
des gens du monde les vices qu' ont truit en lui
ses condisciples.
En général la meilleure éducation est celle où
l' enfant plus éloigné de ses parens, le moins
d' idées incohérentes à celles qui doivent
l' occuper dans le cours de ses études. C' est la
raison pour laquelle l' éducation publique
l' emportera toujours sur la domestique.
Trop de gens néanmoins sont sur cet objet d' un
avis différent pour ne pas exposer les motifs de
mon opinion.
SECTION 10 CHAPITRE 3
avantages de l' éducation publique sur la
domestique.
le premier de ces avantages est la salubrité
du lieu où la jeunesse peut recevoir ses
instructions .
Dans l' éducation domestique, l' enfant habite la
maison paternelle, et cette maison dans
p407
les grandes villes est souvent petite et malsaine.
Dans l' éducation publique au contraire, cette
maison édifiée à la campagne peut être bien aérée.
Son vaste emplacement permet à la jeunesse tous les
exercices propres à fortifier son corps et sa
santé.
Le second avantage est la rigidité de la regle .
La regle n' est jamais aussi exactement observée
dans la maison paternelle que dans une maison
d' instruction publique. Tout dans un college est
soumis à l' heure. L' horloge y commande aux maîtres,
aux domestiques ; elle y fixe la durée des repas,
des études et des récations ; l' horloge y
maintient l' ordre. Sans ordre point d' études
suivies : l' ordre allonge les jours : le sordre
les racourcit.
Le troisieme avantage, est l' émulation qu' elle
inspire .
Les principaux moteurs de la premiere jeunesse sont
la crainte et l' émulation.
L' émulation est produite par la comparaison qu' on
fait de soi avec un grand nombre d' autres.
De tous les moyens d' exciter l' amour des talens
et des vertus, ce dernier est le plus sûr. Or
l' enfant n' est point dans la maison paternelle
à portée de faire cette comparaison et son
instruction en est d' autant moins bonne.
Le quatrieme avantage est l' intelligence des
instituteurs .
Parmi les hommes, par conséquent parmi les peres,
il en est de stupides et d' éclairés. Les
p408
premiers ne savent quelle instruction donner à
leur fils. Les seconds le savent : mais ils
ignorent la maniere dont ils doivent leur présenter
leurs idées pour leur en faciliter la conception.
C' est une connoissance pratique qui bientôt
acquise dans les colleges, soit par sa propre
expérience, soit par une expérience traditionelle,
manque souvent aux peres les plus instruits.
Le cinquieme avantage de l' éducation publique est
sa fermeté .
L' instruction domestique est rarement mâle et
courageuse. Les parents uniquement occupés de la
conservation physique de l' enfant, craignent de le
chagriner, ils cedent à toutes ses fantaisies et
donnent à cette lâche complaisance le titre d' un
amour paternel.
Tels sont les divers motifs qui feront toujours
préférer l' instruction publique à l' instruction
particuliere. La premiere est la seule dont on
puisse attendre des patriotes. Elle seule peut
lier fortement dans la mémoire des citoyens l' idée
p409
du bonheur personnel à celle du bonheur national.
Je ne m' étendrai pas davantage sur ce sujet.
J' ai fait sentir toute la puissance de l' éducation.
J' ai prouvé qu' à cet égard les effets sont toujours
proportionnés aux causes.
J' ai montré combien l' éducation publique est
préférable à la domestique.
Ce seroit le moment de détailler les obstacles
presqu' insurmontables qui dans la plupart des
gouvernements s' oppose à l' avancement de cette
science, et la facilité avec laquelle, ces
obstacles les, on pourroit perfectionner
l' éducation.
Mais avant de donner ces détails, il faut, je
pense, faire connoître au lecteur quelles sont
les diverses parties de l' instruction sur lesquelles
le législateur doit porter sa principale attention.
Je distinguerai à cet effet deux sortes d' éducation ;
une physique, l' autre morale.
SECTION 10 CHAPITRE 4
idée générale sur l' éducation physique.
l' objet de cette espece d' éducation est de rendre
l' homme plus fort, plus robuste, plus sain, par
conséquent plus heureux, plus généralement utile
à sa patrie, c' est-à-dire, plus propre
p410
aux divers emplois auxquels peut l' appeller
l' intérêt national.
Convaincus de l' importance de l' éducation physique,
les grecs honoroient la gymnastique ; elle faisoit
partie de l' instruction de leur jeunesse. Ils
employoient dans leur médecine non seulement comme
un remede préservatif, mais encore comme un
spécifique pour fortifier tel ou tel membre
affoibli par une maladie ou un accident.
Peut-être desireroit-on que je présentasse ici
le tableau des jeux et des exercices des anciens
grecs. Mais que dire à ce sujet, qu' on ne trouve
dans lesmoires de l' académie des inscriptions,
l' oncrit jusqu' à la maniere dont les nourrices
lacédémoniennes élevoient les spartiates et
commençoient leur éducation.
La science de la gymnastique étoit-elle portée chez
les grecs au dernier degré de perfection ? Je
l' ignore. Ce ne seroit même qu' après le
rétablissement de ces exercices qu' un chirurgien
habile et qu' undecin éclairé par une exrience
journaliere, pourroient déterminer de quel degré de
perfection cette science est encore susceptible.
Ce que j' observerai à ce sujet, c' est que si
l' éducation physique est négligée chez presque
tous les peuples européens, ce n' est pas que les
gouvernements s' opposent directement à la perfection
de cette partie de l' éducation ; mais ces exercices
pass de mode, n' y sont plus encouras.
Point de loi qui dans les colleges défende
p411
la construction d' une arene où les éleves d' un
certain âge pourroient s' exercer à la lutte, à la
course, au saut, apprendroient à voltiger, nager,
jetter le ceste, soulever des poids etc. Or dans
cette arene construite à l' imitation de celle des
grecs, qu' oncerne des prix aux vainqueurs, nul
doute que ces prix ne rallument bientôt dans la
jeunesse le goût naturel qu' elle a pour de tels
jeux. Mais peut-on à la fois exercer le corps et
l' esprit des jeunes gens ? Pourquoi non ? Qu' on
supprime dans les colleges ces congés pendant
lesquels l' enfant va chez ses parents s' ennuyer ou
se distraire de ses études, et qu' on allonge ses
créations journalieres, cet enfant pourra chaque
jour consacrer sept ou huit heures à des études
rieuses, quatre ou cinq à des exercices plus ou
moins violens. Il pourra à la fois fortifier son
corps et son esprit.
Le plan d' une telle éducation n' est pas un
chef-d' oeuvre d' invention. Il ne s' agit pour
l' exécuter que de réveiller sur cet objet l' attention
des parents. Une bonne loi produiroit cet effet.
p412
C' en est assez sur la partie physique de
l' éducation. Je passe à la morale : c' est sans
contredit la moins connue.
SECTION 10 CHAPITRE 5
dans quel moment et quelle position l' homme est
susceptible d' une éducation morale.
en qualité d' animal l' homme éprouve des besoins
physiques et différents. Ces divers besoins sont
autant de génies tutelaires créés par la nature
pour conserver son corps, pour éclairer son esprit.
C' est du chaud, du froid, de la soif, de la faim
qu' il apprend à courber l' arc, à décocher la
fleche, à tendre le filet, à se couvrir de peaux,
à construire des huttes etc. Tant que les individus
épars dans les forêts continuent de les habiter,
il n' est point pour eux d' éducation morale. Les
vertus de l' homme policé sont l' amour de la
p413
justice et de la patrie : celle de l' homme sauvage
sont la force et l' adresse. Ses besoins sont ses
seuls instituteurs, ce sont les seuls conservateurs
de l' espece, et cette conservation semble être le
seul voeu de la nature.
Lorsque les hommes multipliés sont unis en
société ; lorsque la disette des vivres les force
de cultiver la terre, ils font entr' eux des
conventions, et l' étude de ces conventions, donne
naissance à la science de l' éducation. Son objet
est d' inspirer aux hommes l' amour des loix et
des vertus sociales. Plus l' éducation est parfaite,
plus les peuples sont heureux. Sur quoi j' observerai
que les progs de cette science, comme ceux de la
législation, sont toujours proportionnés aux
progs de la raison humaine perfectione par
l' expérience ; exrience qui suppose toujours
la réunion des hommes en société. Alors on peut
les considérer sous deux aspects.
1 comme citoyens.
2 comme citoyens de telle ou telle profession.
En ces deux qualités, ils reçoivent deux sortes
d' instructions. La plus perfectionnée est la
derniere. J' aurai peu de chose à dire à ce sujet,
et c' est la raison pour laquelle j' en ferai le
premier objet de mon examen.
p414
SECTION 10 CHAPITRE 6
de l' éducation relative aux diverses professions.
desire-t-on d' instruire un jeune homme dans tel
art ou telle sciences ? Les mêmes moyens
d' instruction se psentent à tous les esprits. Je
veux faire de mon fils un Tartini. Je lui fais
apprendre la musique. Je tâche de l' y rendre
sensible : je place dès la premiere jeunesse sa main
sur le manche du violon. Voilà ce qu' on fait, et
c' est à peu ps ce qu' on peut faire.
Les progrès plus ou moins rapides de l' enfant
dépendent ensuite de l' habileté du maître, de sa
thode meilleure ou moins bonne d' enseigner, enfin
du gt plus ou moins vif que l' éleve prend pour
son instrument.
Qu' un danseur de corde destine ses fils à son
tier : si dès leur plus tendre enfance, il
exerce la souplesse de leur corps, il leur a donné
la meilleure éducation possible.
S' agit-il d' un art plus difficile ? Veut-on
former un peintre ? Du moment qu' il peut tenir le
crayon, on le lui met à la main : on le fait
d' abord dessiner d' aps les estampes les plus
correctes, puis d' aps la bosse, enfin d' après les
plus
p415
beaux modeles. On charge de plus sa mémoire des
grandes et sublimes images répandues dans les
poëmes des Virgiles, des Homeres, des Miltons,
etc. L' on met sous ses yeux les tableaux des
Raphaëls, des Guides, des Correges. On lui en
fait remarquer les beautés diverses. Il étudie
successivement dans ces tableaux la magie du
dessin, de la composition, du coloris etc. L' on
excite enfin son émulation par le récit des honneurs
rendus aux peintres célebres.
C' est tout ce qu' une excellente éducation peut en
faveur d' un jeune peintre. C' est au desir plus ou
moins vif de s' illustrer qu' il doit ensuite ses
progs. Or le hasard influe beaucoup sur la
force de ce desir. Une louange donnée au moment
que l' éleve crayonne un trait hardi, suffit
quelquefois pour éveiller en lui l' amour de la
gloire, et le douer de cette opiniâtreté d' attention
qui produit les grands talens.
Mais dira-t-on, point d' homme qui ne soit
sensible au plaisir physique, tous peuvent donc
aimer la gloire, du moins dans les pays où cette
gloire est représentative de quelque plaisir réel :
j' en conviens. Mais la force plus ou moins grande
de cette passion est toujours dépendante de
certaines circonstances de certaines positions,
enfin de ce même hasard qui préside, comme je l' ai
prouvé section ii à toutes nos découvertes. Le
hasard a donc toujours part à la formation des
hommes illustres.
Ce que peut une excellente éducation, c' est de
multiplier le nombre des gens de génie dans une
nation ; c' est d' inoculer, si je l' ose dire, le
p416
bon sens au reste des citoyens. Voila ce qu' elle
peut et c' est assez. Cette inoculation en vaut bien
une autre.
Le résultat de ce que je viens de dire, c' est que
la partie de l' instruction spécialement
applicable aux états et professions différentes, est
en général assez bonne ; c' est que pour la porter
à la perfection, il ne s' agit d' une part que de
simplifier les méthodes d' enseigner, (et c' est
l' affaire des maîtres) et de l' autre d' augmenter le
ressort de l' émulation (et c' est l' affaire du
gouvernement).
Quant à la partie morale de l' éducation, c' est
sans contredit la partie la plus importante et la
plusgligée. Point d' écoles publiques où on
enseigne la science de la morale.
Qu' apprend-on au college depuis la troisieme
jusqu' en rtorique ? à faire des vers latins. Quel
tems y consacre-t-on à l' étude de ce qu' on appelle
l' éthique ou la morale ? à peine un mois. Faut-il
s' étonner ensuite si l' on rencontre si peu d' hommes
vertueux si peu instruits de leurs devoirs envers
la société ?
Au reste je suppose que dans une maison
d' instruction publique, on se propose de donner aux
éleves un cours de morale, que faut-il à cet effet ?
Que les maximes de cette science toujours fixes
et déterminées se rapportent à un principe simple
et duquel on puisse, comme en géométrie
p417
déduire une infinité de principes secondaires :
or ce principe n' est point encore connu. La
morale n' est donc point encore une science : car
enfin l' on n' honorera pas de ce nom un ramas de
préceptes incorans et contradictoires entr' eux.
Or si la morale n' est point une science, quel
moyen de l' enseigner !
Veut-on que j' en aie enfin couvert le principe
fondamental ? On doit sentir que l' intérêt du
prêtre s' opposera toujours à sa publication et
qu' en tout pays l' on pourra toujours dire ; " point
de prêtres ou point de vraie morale " .
En Italie, en Portugal, ce n' est ni de religion,
ni de superstition dont on manque.
p418
SECTION 10 CHAPITRE 7
de l' éducation morale de l' homme.
il est peu de bons patriotes, peu de citoyens
toujours équitables : pourquoi ? C' est qu' on n' éleve
point les hommes pour être justes ; c' est que la
morale, actuelle, comme je viens de le dire, n' est
qu' un tissu d' erreurs et de contradictions
grossieres : c' est que pour être juste, il faut être
éclairé et qu' on obscurcit dans l' enfant jusqu' aux
notions les plus claires de la loi naturelle.
Mais peut-on donner à la premiere jeunesse des idées
nettes de la justice ? Ce que je sais, c' est qu' à
l' aide d' un catéchisme religieux, si l' on grave
dans la mémoire d' un enfant, les préceptes de la
croyance souvent la plus ridicule, l' on peut à
l' aide d' un cathéchisme moral y graver par
conséquent les préceptes et les principes d' une
équité dont l' exrience journaliere lui prouveroit
à la fois l' utilité et la vérité.
Du moment où l' on distingue le plaisir de la
douleur ; du moment l' on a reçu et fait du mal
l' on a ja quelque notion de la justice.
Pour s' en former les idées les plus claires et les
plus précises, que faire ? Se demander.
Qu' est-ce que l' homme ?
R un animal, dit-on, raisonnable, mais certainement
sensible, foible et propre à se multiplier.
p419
D en qualité de sensible que doit faire l' homme ?
R fuir de la douleur, chercher le plaisir. C' est
à cette recherche, c' est à cette fuite constante
qu' on donne le nom d' amour de soi.
D en qualité d' animal foible, que doit-il faire
encore ?
R se réunir à d' autres hommes, soit pour se
défendre contre les animaux plus forts que lui, soit
pour s' assurer une subsistance que les bêtes lui
disputent, soit enfin pour surprendre celles qui
lui servent de nourriture. Delà toutes les conventions
relatives à la chasse et à la pêche.
D en qualité d' animal propre à se reproduire,
qu' arrive-t-il à l' homme ?
R que les moyens de la subsistance diminuent à
mesure que son espece se multiplie.
D que doit-il faire en conséquence ?
R lorsque les lacs et les forêts sont épuisés de
poissons et de gibier, il doit chercher de
nouveaux moyens de pourvoir à sa nourriture.
D quels sont ces moyens ?
R ils se réduisent à deux. Lorsque les citoyens sont
encore peu nombreux, ils élevent des bestiaux, et les
peuples alors sont pasteurs. Lorsque les citoyens
se sont infiniment multipliés et qu' ils doivent
dans un moindre espace de terrain
p420
trouver de quoi fournir à leur nourriture, ils
labourent, et les peuples sont alors agriculteurs.
D que suppose la culture perfectionnée de la terre ?
R des hommes déja réunis en sociétés ou bourgades
et des conventions faites entr' eux.
D quel est l' objet de ces conventions ?
R d' assurer le boeuf à celui qui le nourrit, et la
colte du champ à celui qui le friche.
D qui détermine l' homme à ces conventions ?
R son intérêt et sa prévoyance. S' il étoit un
citoyen qui pût enlever la récolte de celui qui
seme et laboure, personne ne laboureroit et ne
semeroit, et l' année suivante, la bourgade seroit
expoe aux horreurs de la disette et la famine.
D que suit-il de la nécessité de la culture ?
R la nécessité de la propriété.
D à quoi s' étendent les conventions de la
propriété ?
R à celles de ma personne, de mes pensées, de ma vie,
de ma liber, de mes biens.
D les conventions de la propriété une fois établies,
qu' en resulte-t-il ?
R des peines contre ceux qui les violent, c' est-à-dire,
contre les voleurs, les meurtriers les fanatiques
et les tyrans. Abolit-on ces peines ? Alors toute
convention entre les hommes est nulle. Qu' un d' eux
puisse impunément attenter à la propriété des
autres : de ce moment les hommes rentrent en état
de guerre. Toute société entr' eux est dissoute. Ils
doivent se fuir comme ils fuient les lions et les
tigres.
p421
D est-il des peines établies dans les pays policés
contre les infracteurs du droit de propriété ?
R oui : du moins dans tous ceux où les biens ne
sont pas en commun, c' est-à-dire chez presque toutes
les nations.
D qui rend ce droit de propriété si sacré, et par
quelque raison sous le nom de termes en a-t-on
presque par-tout fait un dieu ?
R c' est que la conservation de la propriété est
le dieu moral des empires ; c' est qu' elle y
entretient la paix domestique ; y fait régner
l' équité ; c' est que les hommes ne se sont
rassemblés que pour s' assurer de leurs propriétés ;
c' est que la justice qui renferme en elle seule
presque toutes les vertus, consiste à rendre à
chacun ce qui lui appartient, se réduit par
conséquent au maintien de ce droit de la propriété,
et qu' enfin les diverses loix n' ont jamais été que
les divers moyens d' assurer ce droit aux citoyens.
D mais la pensée doit-elle être comprise au
nombre des propriétés, et qu' entend-on alors par ce
mot ?
R le droit par exemple de rendre à Dieu le culte
que je crois lui devoir être plus agréable.
Quiconque me dépouille de ce droit viole ma
propriété, et quel que soit son rang il est
punissable.
D est-il des casle prince puisse s' opposer à
l' établissement d' une religion nouvelle ?
R oui : lorsqu' elle est intorante.
D qui l' y autorise alors ?
p422
R la sûreté publique. Il sait que cette religion
devenue la dominante deviendra persécutrice. Or le
prince chardu bonheur de ses sujets doit
s' opposer aux progrès d' une telle religion.
D mais pourquoi citer la justice comme le germe de
toutes les vertus ?
R c' est que du moment où pour assurer leur bonheur,
les hommes se rassemblent en société, il est de la
justice que chacun par sa douceur, son humanité et
ses vertus contribue autant qu' il est en lui à la
félicité de cette même société.
D je suppose les loix d' une nation dictées par
l' équité ; quels moyens de les faire observer et
d' allumer dans les ames l' amour de la patrie ?
R ces moyens sont les peines infligées aux crimes
et les récompenses cernées aux vertus.
D quelles sont les récompenses de la vertu ?
R les titres, les honneurs, l' estime publique et
tous les plaisirs dont cette estime est repsentative.
D quelles sont les peines du crime ?
R quelquefois la mort : souvent la honte compagne
du mépris.
D le mépris est-il une peine ?
Oui : du moins dans les pays libres et bien
administrés. Dans un tel pays le supplice du mépris
public est cruel et redouté. Il suffit pour contenir
les grands dans le devoir. La crainte dupris les
rend justes, actifs, laborieux.
D la justice doit sans doute régir les empires ;
p423
elle y doit régner par les loix. Mais les loix
sont-elles toutes deme nature ?
R non : il en est, pour ainsi dire, d' invariables
sans lesquelles la société ne peut subsister ; ou
du moins subsister heureusement : telles sont les
loix fondamentales de la propriété.
D est-il quelquefois permis de les enfreindre ?
R non : si ce n' est dans les positions rares il
s' agit du salut de la patrie.
D qui donne alors le droit de violer ?
R l' intérêt général qui ne reconnoît qu' une loi
unique et inviolable.
salus populi suprema lex esto.
d toutes les loix doivent-elles se taire devant
celle-ci ?
R oui : que des armes turques marchent à Vienne,
le législateur pour les affamer peut violer un
moment le droit de propriété, faucher la récolte de
ses compatriotes et brûler leurs greniers s' ils sont
près de l' ennemi.
D les loix sont-elles si sacrées qu' on ne puisse
jamais les réformer ?
R on le doit, lorsqu' elles sont contraires au
bonheur du plus grand nombre.
D mais toute proposition de réforme n' est-elle pas
souvent regardée dans un citoyen comme une témérité
punissable ?
R j' en conviens. Cependant si l' homme doit la
rité à l' homme ; si la connoissance de la vérité
est toujours utile ; si tout intéressé a droit de
proposer ce qu' il croit être avantageux à sa
p424
compagnie ; tout citoyen par la même raison a le
droit de proposer à sa nation ce qu' il croit
pouvoir contribuer à la félicité générale.
D cependant il est des pays où l' on proscrit la
liberté de la presse et jusqu' à celle de penser.
R oui ; parce qu' on imagine pouvoir plus facilement
voler l' aveugle que le clairvoyant, et duper un
peuple idiot qu' un peuple éclairé. Dans toute
grande nation, il est toujours des intéressés à la
misere publique. Ceux-là seuls nient aux citoyens
le droit d' avertir ses compatriotes des malheurs
auxquels souvent une mauvaise loi les expose.
D pourquoi n' est-il point de méchant de cette
espece dans les sociétés encore petites et
naissantes ? Pourquoi les loix y sont-elles presque
toujours justes et sages ?
R c' est que les loix s' y font du consentement et
par conquent pour l' utilité de tous. C' est que les
citoyens encore peu nombreux ne peuvent y former des
associations particulieres peu contre l' association
générale, ni détacher encore leur intérêt de
l' intérêt public.
D pourquoi les loix sont-elles alors si
religieusement observées ?
R c' est qu' alors nul citoyen n' est plus fort que les
loix ; c' est que son bonheur est attaché à leur
observation et son malheur à leur infraction.
D entre les diverses loix n' en est-il point
auxquelles on donne le nom de loix naturelles ?
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R ce sont celles, comme je l' aijà dit, qui
concernent la propriété ; qu' on trouve établies
chez presque toutes les nations et les sociétés
policées, parce que les sociétés ne peuvent se
former qu' à l' aide de ces loix.
D est-il encore d' autres loix ?
R oui il en est de variables, et ces loix sont de
deux especes. Les unes variables par leur nature ;
telles sont celles qui regardent le commerce, la
discipline militaire, les impôts etc. Elles peuvent
et doivent se changer selon les temps et les
circonstances. Les autres immuables de leur nature
sont variables, parce qu' elles ne sont point encore
portées à leur perfection. Dans ce nombre je
citerai les loix civiles et criminelles ; celles qui
regardent l' administration des finances, le
partage des biens, les testamens, les mariages, etc.
D l' imperfection de ces loix est-elle uniquement
l' effet de la paresse et de l' indifférence des
législateurs ?
R d' autres causes y concourent ; tel est le
fanatisme, la superstition et la conqte.
D si les loix établies par l' une de ces causes
sont favorables aux fripons, que s' ensuit-il ?
R qu' elles sont protégées par ces mêmes fripons.
D les vertueux par la raison contraire ne
doivent-ils pas en desirer l' abolition ?
R oui, mais les vertueux sont en petit nombre : ils
ne sont pas toujours les plus puissans. Les mauvaises
loix en conséquence ne sont point abolies et
peuvent rarement l' être.
D pourquoi ?
p426
R c' est qu' il faut du génie pour substituer de
bonnes loix à de mauvaises, et qu' il faut ensuite
du courage pour les faire recevoir. Or dans
presque tous les pays les grands n' ont ni le génie
nécessaire pour faire de bonnes loix, ni le
courage suffisant pour les établir et braver le cri
des mal-intentionnés. Si l' homme aime à régir les
autres hommes, c' est toujours avec le moins de peine
et de soin possible.
D en supposant dans un prince le desir de
perfectionner la science des loix, que doit-il
faire ?
R encourager les hommes de génie à l' étude de cette
science et les charger d' en soudre les divers
probmes.
D qu' arriveroit-il alors ?
R que les loix variables encore imparfaites
cesseroient de l' être et deviendroient invariables
et sacrées.
D pourquoi sacrées ?
R c' est que d' excellentes loix nécessairement l' oeuvre
de l' expérience et d' une raison éclairée sont
censées révélées par le ciel lui-même ; c' est que
l' observation de telles loix peut être regare
comme le culte le plus agréable à la divinité et
comme la seule vraie religion : religion que nulle
puissance et Dieu lui-même ne peut abolir, parce
que le mal pugne à sa nature.
D les rois à cet égard n' ont-ils pas été quelquefois
plus puissans que les dieux ?
R parmi les princes, il en est sans doute qui violant
les droits les plus saints de la propriété,
p427
ont attenté aux biens, à la vie, à la liberté de
leurs sujets. Ils reçurent du ciel la puissance et
non le droit de nuire. Ce droit ne fut conféré à
personne. Peut-on croire qu' à l' exemple des esprits
infernaux, les princes soient condams à
tourmenter leurs sujets. Quelle affreuse idée de la
souveraineté ! Faut-il accoutumer les peuples à ne
voir qu' un ennemi dans leur monarque, et dans le
sceptre que le pouvoir de nuire ?
On sent par cette esquisse le degré de perfection
auquel un tel catéchisme pourroit porter l' éducation
du citoyen ; combien il éclaireroit les sujets et le
monarque sur leurs devoirs respectifs, et quelles
idées saines enfin il leur donneroit de la morale.
Réduit-on au simple fait de la sensibilité physique
le principe fondamental de la science des moeurs ?
Cette science devient à portée des hommes de tout
âge et de tout esprit. Tous peuvent en avoir la
me idée.
Du moment où l' on regarde cette sensibilité physique
comme le premier principe de la morale ; ses
maximes cessent d' être contradictoires ; ses
axiomes enchaînés les uns aux autres supportent la
démonstration la plus rigoureuse : ses principes
enfin dégagés des ténebres d' une philosophie
spéculative sont clairs et d' autant plus
généralement adoptés, qu' ilscouvrent plus
sensiblement aux citoyens l' intérêt qu' ils ont d' être
vertueux.
Quiconque s' est élevé à ce premier principe, voit,
si je l' ose dire, du premier coup d' oeil tous
p428
les défauts d' une législation : il sait si la digue
opposée par les loix aux passions contraires au bien
public, est assez forte pour en soutenir l' effort :
si la loi punit et récompense dans cette juste
proportion qui doit nécessiter les hommes à la vertu.
Il n' apperçoit enfin dans cet axiome tant vanté de
la morale actuelle
ne fais pas à autrui, ce que tu ne voudrois pas
qui te t fait.
qu' une maxime secondaire, domestique, et toujours
insuffisante pour éclairer les citoyens sur ce qu' ils
doivent à leur patrie. Il substitue bientôt à cet
axiome celui qui déclare
le bien public, la suprême loi.
axiome qui renfermant d' une maniere plus générale
et plus nette tout ce que le premier a d' utile, est
applicable à toutes les positions différentes où
peut se trouver un citoyen, et convient également
au bourgeois, au juge, au ministre, etc. C' est, si
je l' ose dire, de la hauteur d' un tel principe, que
descendant jusqu' aux conventions locales qui forment
le droit coutumier de chaque peuple, chacun
s' instruiroit plus particuliérement de l' espece de
ses engagemens, de la sagesse ou de la folie des
usages, des loix, des coutumes de son pays, et
pourroit en porter un jugement d' autant plus sain,
qu' il auroit plus habituellement présent à l' esprit
les grands principes
p429
à la balance desquels on pese la sagesse et l' équi
me des loix.
On peut donc donner à la jeunesse des idées nettes et
saines de la morale : à l' aide d' un catéchisme de
probité, on peut donc porter cette partie de
l' éducation au plus haut degré de perfection. Mais
que d' obstacles à surmonter !
SECTION 10 CHAPITRE 8
intérêt du prêtre, premier obstacle à la
perfection de l' éducation morale de l' homme.
l' intérêt du clergé comme celui de tous les corps,
change selon les lieux, les tems et les circonstances.
Toute morale dont les principes sont fixes, ne sera
donc jamais adoptée du sacerdoce. Il en veut une
dont les pceptes obscurs, contradictoires et par
conséquent variables, se prêtent à toutes les
positions diverses dans lesquelles il peut se
trouver.
Il faut au prêtre une morale arbitraire qui
p430
lui permette degitimer aujourd' hui l' action qu' il
déclarera demain abominable.
Malheur aux nations qui lui confient l' éducation de
leurs citoyens ! Il ne leur donnera que de fausses
idées de la justice : et mieux vaudroit ne leur en
donner aucune. Quiconque est sans pjugés est
d' autant plus près de la vraie connoissance, et
d' autant plus susceptible de bonnes instructions. Mais
trouver de telles instructions ? Dans l' histoire
de l' homme, dans celle des nations, de leurs loix,
et des motifs qui les ont fait établir. Or ce n' est
pas dans de pareilles sources que le clergé permet
de puiser les principes de la justice. Son intérêt
le lui défend. Il sent qu' éclairés par cette étude,
les peuples mesureroient l' estime ou le mépris
aux diverses actions sur l' échelle de l' utilité
générale. Et quel respect alors auroient-ils pour
les bonzes, les bramines et leur prétendue sainteté ?
Que fait au public leurs macérations, leur haire, leur
aveugle obéissance ? Toutes ces vertus monacales ne
contribuent en rien au bonheur national. Il n' en
est pas deme des vertus d' un citoyen, c' est-à-dire,
de la générosité, de la vérité, de la justice, de
la filité à l' amitié, à sa parole, aux
engagemens pris avec la société dans laquelle on vit.
De telles vertus sont vraiment utiles. Aussi nulle
ressemblance entre un saint et un citoyen vertueux.
p431
Le clergé pour qu' on le croie utile, ptendroit-il
que c' est à ses prieres, que c' est aux effets de la
grace que les hommes doivent leur probité ?
L' expérience prouve que la probité de l' homme est
l' oeuvre de son éducation ; que le peuple est ce que
le fait la sagesse de ses loix ; que l' Italie
moderne a plus de foi et moins de vertus que
l' ancienne, et qu' enfin c' est toujours au vice de
l' administration qu' on doit rapporter les vices des
particuliers.
Un gouvernement cesse-t-il d' être économe ?
S' endette-t-il, fait-il de mauvaises affaires ?
Comme le prodigue, commence-t-il par être dupe ?
Il finit par être fripon. Les grands en qualité de
forts s' y croient-ils tout permis ? Sont-ils sans
justice et sans paroles ? Sous ce gouvernement, les
peuples sont sans moeurs. Ils s' accoutument bientôt
à compter la force pour tout et la justice pour rien.
C' est à l' aide d' un catéchisme moral, c' est en y
rappellant à la mémoire des hommes, et les motifs
de leur réunion en société, et leurs conventions
simples et primitives qu' on pourroit
p432
leur donner des idées nettes de l' équité. Mais plus
ce catéchisme seroit clair, plus la publication en
seroitfendue. Ce catéchisme supposeroit pour
instituteurs de la jeunesse des hommes instruis
dans la connoissance du droit naturel, du droit des
gens et des principales loix de chaque empire. Or de
tels hommes transporteroient bientôt à la puissance
temporelle la vénération coue pour la spirituelle.
Les prêtres s' opposeront donc toujours à la
publication d' un tel ouvrage, et leurs criminelles
oppositions trouveront encore des approbateurs.
L' ambition sacerdotale se permet tout : elle
calomnie, elle persécute, elle aveugle les hommes,
et paroît toujours juste aux yeux de ses partisans.
Reproche-t-on au moine son intolérance et sa
cruauté ; il répond que son état l' exige, qu' il
fait sontier. Est-il donc des professions où
l' on ait le droit de faire le mal public ? S' il en
est, il faut les abolir. Tout homme n' est-il pas
citoyen avant d' être citoyen de telle profession ?
S' il en étoit une qui pût excuser le crime, à quel
titre eût-on puni Cartouche ? Il étoit chef d' une
bande de brigands. Il voloit, il faisoit son métier.
Le clergé n' a donc pas le droit, mais le pouvoir
de s' opposer à la perfection de la partie morale
de l' éducation.
Déjà les prêtres redoutent un changement prochain
dans l' instruction publique. Mais leur crainte est
panique. Qu' on est loin encore d' adopter un bon
plan d' éducation ! Les hommes seront encore
long-tems stupides. Que l' église catholique se
rassure donc et croie qu' en un siecle aussi
p433
superstitieux, ses ministres conserveront toujours
assez de puissance pour s' opposer efficacement à
toute réforme utile.
La nécessité seule peut triompher de leurs intrigues,
peut opérer un changement desirable, mais
inexécutable sans la faveur, la protection et le
concours des gouvernemens.
SECTION 10 CHAPITRE 9
imperfection de la plupart des gouvernemens,
second obstacle à la perfection de l' éducation
morale de l' homme.
une mauvaise forme de gouvernement est celle où les
intérêts des citoyens sont divisés et contraires, où
la loi ne les force point également de concourir au
bien général. Il est donc peu de bons gouvernemens.
Dans les mauvais quelles sont les actions auxquelles
on donne le nom de vertueuses ? Seroit-ce aux
actions conformes à l' intérêt du plus grand nombre ?
Ces actions y sont souvent déclarées criminelles par
les édits des puissans et les moeurs du siecle. Or
quels préceptes honnêtes en ces pays donner aux
citoyens, et quel moyen de les graver profondément
dans leur moire ?
Je l' ai dit, l' homme reçoit deux éducations :
p434
celle de l' enfance ; elle est donnée par les maîtres :
celle de l' adolescence ; elle est donnée par la
forme du gouvernement où l' on vit, et les moeurs de
sa nation.
Les préceptes de ces deux parties de l' éducation
sont-ils contradictoires, ceux de la premiere sont
nuls.
Ai-je dès l' enfance inspiré à mon fils l' amour de
la patrie ? L' ai-je forcé d' attacher son bonheur
à la pratique des actions vertueuses, c' est-à-dire,
à des actions utiles au plus grand nombre ? Si ce
fils à sa premiere entrée dans le monde, voit les
patriotes languir dans le mépris, la misere et
l' oppression ; s' il apprend que haïs des grands et
des riches, les hommes vertueux tarés à la ville,
sont encore bannis de la cour, c' est-à-dire, de la
source des graces, des honneurs et des richesses
(qui sans contredit sont des biens réels), il y a
cent à parier contre un que mon fils ne verra dans
moi qu' un radoteur absurde, qu' un fanatique austere,
qu' il méprisera ma personne, que son pris pour moi
fléchira sur mes maximes, et qu' il s' abandonnera
à tous les vices que favorise la forme du
gouvernement et les moeurs de ses compatriotes.
Qu' au contraire les préceptes donnés à son
enfance, lui soient rappellés dans son adolescence
et qu' à son entrée dans le monde un jeune homme y
voie les maximes de ses maîtres honorées de
l' approbation publique ; plein de respect pour ces
maximes elles deviendront la regle de sa conduite ;
il sera vertueux.
p435
Mais dans un empire tel que celui de la Turquie,
que l' on ne se flatte point de former de pareils
hommes. Toujours en crainte, toujours exposé à la
violence, est-ce dans cet état d' inquiétude qu' un
citoyen peut aimer la vertu et la patrie ? Son
souhait c' est de pouvoir repousser la force par la
force. Veut-il assurer son bonheur ? Peu lui importe
d' être juste, il lui suffit d' être fort. Or dans un
gouvernement arbitraire, quel est le fort ? Celui
qui plaît aux despotes et aux sous-despotes. Leur
faveur est une puissance. Pour l' obtenir, rien ne
coûte. L' acquiert-on par la bassesse, le mensonge et
l' injustice ? On est bas, menteur et injuste.
L' homme franc et loyal, placé dans un tel
gouvernement, y seroit empalé avant la fin de l' année.
S' il n' est point d' homme qui ne redoute la douleur
et la mort, tout scélérat peut toujours en ce pays
justifier la conduite la plus infame.
Des besoins mutuels, dira-t-il, ont forcé les hommes
à se réunir en société. S' ils ont fondé des villes ;
c' est qu' ils ont trouvé plus d' avantage à se
rassembler qu' à s' isoler. Le desir du bonheur a
donc été le seul principe de leur union. Or ce même
motif, ajoutera-t-il, doit forcer de se livrer au
vice, lorsque par la forme du gouvernement les
richesses, les honneurs et lalicité en sont les
compenses.
Quelqu' insensible qu' on soit à l' amour des richesses
et des grandeurs, il faut dans tout pays où la loi
impuissante ne peut efficacement protéger le foible
contre le fort, où l' on ne voit que des oppresseurs
et des opprimés,
p436
des bourreaux et des pendus, que l' on recherche les
richesses et les places, si non comme un moyen de
faire des injustices, au moins comme un moyen de se
soustraire à l' oppression.
Mais il est des gouvernemens arbitraires où l' on
prodigue encore des éloges à la modération des
sages et des ros anciens, où l' on vante leur
désintéressement, l' élévation et la magnanimité de
leur ame. Soit : mais ces vertus y sont passées de
mode, la louange des hommes magnanimes est dans la
bouche de tous et dans le coeur d' aucun. Personne
n' est dans sa conduite la dupe de pareils éloges.
J' ai vu des admirateurs des temps héroïques vouloir
rappeller dans leurs pays les institutions des
anciens : vains efforts. La forme des gouvernemens
et des religions s' y oppose. Il est des siecles où
toute réforme dans l' instruction publique doit être
précédée de quelqueforme dans l' administration
et le culte.
à quoi se duisent dans un gouvernement despotique
les conseils d' un pere à son fils, à cette phrase
effrayante. " mon fils, sois bas, rampant, sans vertus,
sans vices, sans talens, sans caractere. Sois ce que
la cour veut que tu sois, et chaque instant de la
vie souviens-toi que tu es esclave. "
ce n' est point en un tel pays à des instituteurs
courageusement vertueux qu' un pere confiera
l' éducation de ses enfans. Il ne tarderoit pas à
s' en repentir. Je veux qu' un lacédémonient du
tems de Xerxès été nom
p437
instituteur d' un seigneur persan. Que fût-il arrivé ?
Qu' élévé dans les principes du patriotisme et d' une
frugalité austere, le jeune homme odieux à ses
compatriotes, eût par sa probité mâle et courageuse,
mis des obstacles à sa fortune. ô grec, trop
durement vertueux, se fût alors écrié le pere,
qu' as-tu fait de mon fils ! Tu l' as perdu. Je
desirois en lui cette médiocrité d' esprit, ces vertus
molles et flexibles auxquelles on donne en Perse
les noms de sagesse, d' esprit, de conduite, d' usage
du monde etc. Ce sont de beaux noms, diras-tu, sous
lesquels la Perse déguise les vices accrédités
dans son gouvernement. Soit. Je voulois le bonheur
et la fortune de mon fils : son indigence, ou sa
richesse ; sa vie ou sa mort dépend du prince : tu
le sais : il falloit donc en faire un courtisan
adroit ; et tu n' en as fait qu' un héros et un homme
vertueux.
Tel t été le discours du pere. Qu' y répondre ?
Quelle plus grande folie eussent ajouté les prudens
du pays, que de donner l' éducation honnête et
magnanime à l' homme destiné par la forme du
gouvernement à n' être qu' un courtisan vil et un
scélérat obscur. Que servoit de lui inspirer l' amour
de la vertu ? Est-ce au milieu de la corruption
qu' il pouvoit la conserver ?
Il s' ensuit donc qu' en tout gouvernement despotique,
et qu' en tout pays la vertu est odieuse au
puissant, il est également inutile et fou de
prétendre à la formation de citoyens honnêtes.
p438
SECTION 10 CHAPITRE 10
toute réforme importante dans la partie morale
de l' éducation, en suppose une dans les loix et la
forme du gouvernement.
propose-t-on dans un gouvernement vicieux un bon
plan d' éducation ; se flatte-t-on de l' y faire
recevoir ? L' on se trompe. L' auteur d' un tel plan
est trop borné dans ses vues pour pouvoir en rien
attendre de grand. Les préceptes de cette éducation
nouvelle sont-ils en contradiction avec les moeurs
et le gouvernement ? Ils sont toujours réputés
mauvais. En quel moment seroient-ils adoptés ?
Lorsqu' un peuple éprouve de grands malheurs, de
grandes calamités, et qu' un concours heureux et
singulier de circonstances, fait sentir au prince
la nécessité d' une réforme. Tant qu' elle n' est
point sentie, on peut, si l' on veut, diter les
principes d' une bonne éducation. Leur découverte
doit pder leur établissement. D' ailleurs plus
l' on s' occupe d' une science, plus on y appeoit de
verités nouvelles, plus on en simplifie les
principes. Mais qu' on n' espere pas les faire adopter.
Quelques hommes illustres ont jetté de grandes
lumieres sur ce sujet, et l' éducation est
p439
toujours la même. Pourquoi ? C' est qu' il suffit
d' être éclairé pour concevoir un bon plan
d' instruction, et qu' il faut être puissant pour
l' établir. Qu' on ne s' étonne donc pas si dans ce
genre les meilleurs ouvrages n' ont point encore
opéré de changement sensible. Mais ces ouvrages
doivent-ils en conséquence être regardés comme
inutiles ? Non : ils ont réellement avancé la
science de l' éducation. Un méchanicien invente une
machine nouvelle ; en a-t-il calculé les effets et
prouvé l' utilité ? La science est perfectionnée.
La machine n' est point faite : elle n' est encore
d' aucun avantage au public, mais elle est découverte.
Il ne s' agit que de trouver le riche qui la fasse
construire, et tôt ou tard ce riche se trouve.
Qu' une idée si flatteuse encourage les philosophes
à l' étude de la science de l' éducation. S' il est
une recherche digne d' un citoyen vertueux, c' est
celle des vérités dont la connoissance peut être un
jour si utile à l' humanité. Quel espoir consolant
dans ses travaux que celui du bonheur de la
postérité ! Lescouvertes des philosophes sont en
ce genre autant de germes quiposés dans les bons
esprits n' attendent qu' un événement qui les féconde,
et tôt ou tard cet événement arrive.
L' univers moral est aux yeux du stupide dans un
état constant de repos et d' immobilité. Il croit
que tout a été, est, et sera comme il est. Dans le
paset l' avenir, il ne voit jamais que le présent.
Il n' en est pas ainsi de l' homme éclairé. Le monde
moral lui présente
p440
le spectacle toujours varié d' une révolution
perpétuelle. L' univers toujours en mouvement lui
paroît forde se reproduire sans cesse sous
des formes nouvelles, jusqu' à l' épuisement total
de toutes les combinaisons, jusqu' à ce que tout
ce qui peut être, ait été et que l' imaginable ait
existé.
Le philosophe apperçoit donc dans un plus ou moins
grand lointain le moment où la puissance adoptera
le plan d' instruction psenté par la sagesse.
Qu' excité par cet espoir le philosophe s' occupe
d' avance à sapper les pjus qui s' opposent à
l' exécution de ce plan.
Veut-on élever un magnifique monument ? Il faut avant
d' en jetter les fondemens, faire choix de la place,
abattre les masures qui la couvrent, en enlever les
décombres. Tel est l' ouvrage de la philosophie. Qu' on
ne l' accuse plus de rien édifier. C' est elle qui
maintenant substitue une morale claire, saine et
puisée dans les besoins même de l' homme, à cette
morale
p441
obscure, monacale et fanatique, fléau de l' univers
présent et passé. C' est en effet aux philosophes
qu' on doit cet unique et premier axiome de la
morale.
que le bonheur public soit la suprême loi.
peu de gouvernemens sans doute se conduisent par
cette maxime : mais en imputer la faute aux
philosophes, c' est leur faire un crime de leur
impuissance. L' architecte a-t-il donné le plan, le
dévis et la coupe du palais ? Il a rempli sache :
c' est à l' état d' acheter le terrain et de fournir
les fondscessaires à sa construction. Je sais
qu' on la différe long-tems, qu' on étaie long-tems
les vieux palais avant d' en élever un nouveau.
Jusques-là les plans sont inutiles : ils restent
dans le porte-feuille ; mais on les y trouve.
L' architecte de l' édifice moral, c' est le
philosophe. Le plan est fait. Mais la plupart des
religions et des gouvernemens s' opposent à son
exécution. Qu' on leve ces obstacles qu' une stupidité
religieuse ou tyrannique met au progrès de la
morale, c' est alors qu' on pourra se flatter de porter
la science de l' éducation au degré de perfection
dont elle est susceptible.
Sans entrer dans le plan détaillé d' une bonne
éducation, j' ai du moins indiqué en ce genre les
grandes masses à réformer. J' ai montla
dépendance réciproque qui se trouve entre la
p442
partie morale de l' éducation et la forme différente
des gouvernemens. J' ai prouenfin que la réforme
de l' un ne peut s' opérer que par la réforme de
l' autre.
Cette vérité clairement démontrée, l' on ne tentera
plus l' impossible. Assuque l' excellence de
l' éducation estpendante de l' excellence des
loix, l' on n' entreprendra plus de concilier les
inconciliables.
Si j' ai marqué l' endroit de la mine où il faut
fouiller, plus éclairés à ce sujet dans leur
recherche, les savans à venir ne s' égareront plus
dans des sculations vaines, et je leur aurai
épargné la fatigue d' un travail inutile.
SECTION 10 CHAPITRE 11
de l' instruction après qu' on auroit levé les
obstacles qui s' opposent à ses progrès.
les honneurs et les récompenses sont-ils en un pays
toujourscernés au mérite ? L' intérêt particulier
y est-il toujours lié à l' intérêt public, l' éducation
morale est nécessairement excellente et les
citoyens nécessairement vertueux.
L' homme, (et l' expérience le prouve,) est de sa
nature imitateur et singe. Vit-il au milieu de
citoyens honnêtes ? Il le devient lorsque les
p443
préceptes des maîtres ne sont point contredits par
les moeurs nationales ; lorsque les maximes et les
exemples concourent également à allumer dans un
homme le desir des talens et des vertus ; lorsque
nos concitoyens ont le vice en horreur et
l' ignorance en pris, on n' est ni sot, ni méchant.
L' idée de rite s' associe dans notre moire à
l' idée du bonheur ; et l' amour de notre félicité
nous nécessite à l' amour de la vertu.
Que je voie les honneurs accumulés sur ceux qui se
sont rendus utiles à la patrie ; que je ne
rencontre par-tout que des citoyens sensés et
n' entende que des discours honnêtes, j' apprendrai,
si je l' ose dire, la vertu, comme on apprend sa
propre langue sans s' en appercevoir.
En tout pays si l' on en excepte le sort, le chant
est celui que les loix et l' instruction rendent tel.
J' ai montré que l' excellence de l' éducation morale
dépend de l' excellence du gouvernement. J' en puis
dire autant de l' éducation physique. Dans toute
sage constitution l' on se propose de former
non-seulement des citoyens vertueux, mais encore des
citoyens forts et robustes. De tels hommes sont, et
plus heureux, et plus propres aux divers emplois
auxquels l' intérêt de la république les appelle.
Tout gouvernement éclairé rétablira donc les
exercices de la gymnastique.
Quant à cette derniere partie de l' éducation qui
consiste à créer des hommes illustres dans les arts
et les sciences, il est évident que sa perfection
dépend encore de la sagesse du législateur.
p444
A-t-il affranchi les instituteurs du respect
superstitieux conservé pour les anciens usages ;
laisse-t-il un libre essor à leur génie ; les
force-t-il par l' espoir des récompenses de
perfectionner, et lesthodes d' instruction et le
ressort de l' émulation ? Il est impossible
qu' encouragés par cet espoir, des maîtres instruits
et dans l' habitude de manier l' esprit de leurs
éleves, ne parviennent bientôt à donner à cette
partie la plus avancée de l' instruction, tout
le degré de perfection dont elle est susceptible.
La bonne ou mauvaise éducation est presqu' en entier
l' oeuvre des loix. Mais, dira-t-on, que de lumieres
pour les faire bonnes ! Moins qu' on ne pense. Il
suffit pour cet effet que le ministere ait intérêt
et desir de les faire telles. Supposons d' ailleurs
qu' il manque de connoissances, tous les citoyens
éclairés et vertueux viendront à son secours. Les
bonnes loix seroient faites, et les obstacles qui
s' opposent aux progrès de l' instruction seront levés.
Mais ce qui sans doute est facile dans des sociétés
foibles, naissantes et dont les intérêts sont encore
peu compliqués, est-il possible dans des sociétés
riches, puissantes, et nombreuses ? Comment y
contenir l' amour illimité des hommes pour le
pouvoir ? Comment y prévenir les projets des
ambitieux ligué pour s' asservir leurs compatriotes ?
Comment enfin s' opposer toujours efficacement à
l' élevation de ce pouvoir colossal et despotique
qui fondé sur le mépris des talens et de la vertu,
fait languir les peuples dans l' inertie, la crainte
et la misere ?
p445
Dans de trop vastes empires, il n' est peut-être qu' un
moyen desoudre d' une maniere durable le double
probme d' une excellente législation et d' une
parfaite éducation. C' est, comme je l' ai déja dit,
de subdiviser ces mêmes empires en un certain
nombre depubliques fératives que leur petitesse
défende de l' ambition de leurs concitoyens, et leur
confédération de l' ambition des peuples voisins.
Je ne m' étendrai pas davantage sur cette question.
Ce que je me suis proposé dans cette section, c' est
de donner des idées nettes et simples de l' éducation
physique et morale ; de déterminer les diverses
instructions qu' on doit à l' homme, au citoyen et au
citoyen de telle profession ; de signer les
formes à faire dans les gouvernemens ; d' indiquer
les obstacles qui s' opposent maintenant aux progrès
de la science de la morale et de montrer enfin que
ces obstacles levés, l' on auroit presqu' en entier
solu le problême d' une excellente éducation.
Je finirai ce chapitre par cette observation, c' est
que pour jetter plus de lumieres sur un sujet si
important, il falloit connoître l' homme.
Déterminer l' étendue des facultés de son esprit.
Montrer les ressorts qui le meuvent,
la maniere dont ces ressorts sont mis en action,
et faire enfin entrevoir au législateur de nouveaux
moyens de perfectionner le grand oeuvre des loix.
Ai-je sur ces objets diverslé aux hommes
quelques vérités neuves et utiles ; j' ai rempli ma
p446
tâche ; j' ai droit à leur estime et à leur
connoissance.
Entre une infinité de questions traitées dans cet
ouvrage, une des plus importantes étoit de savoir si
le génie, les vertus et les talens auxquels les
nations doivent leur grandeur et leur félicité,
étoient un effet de la différence des nourritures,
des tempéramens, et enfin des organes des cinq sens
sur lesquels l' excellence des loix et de
l' administration n' a nulle influence, ou si ce même
génie, ces mêmes vertus et ces mêmes talens étoient
l' effet de l' éducation, sur laquelle les loix et la
forme du gouvernement peuvent tout.
Si j' ai prou la vérité de cette derniere
assertion, il faut convenir que le bonheur des
nations est entre leurs mains, qu' il est entiérement
dépendant de l' intérêt plus ou moins vif qu' elles
mettront à perfectionner la science de l' éducation.
Pour soulager la mémoire du lecteur, je terminerai
cet ouvrage par la récapitulation des divers
principes sur lesquels j' ai fondé mon opinion. Le
lecteur en pourra mieux apprécier la probabilité.
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