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Langue Française (InaLF)
De l'esprit [Document électronique] / [par C. A. Helvétius]
PREFACE
p1
L' objet que je me propose d' examiner dans cet
ouvrage est intéressant ; il est même neuf. L' on n' a
jusqu' à psent consil' esprit que sous
quelques-unes de ses faces. Les grands écrivains
n' ont jeté qu' un coup d' oeil rapide sur cette
matiere ; et c' est ce qui m' enhardit à la traiter.
La connoissance de l' esprit, lorsqu' on prend ce mot
dans toute son étendue, est si étroitement liée à
la connoissance du coeur et des passions de l' homme,
qu' il étoit impossible d' écrire sur ce sujet, sans
avoir du moins à parler de cette partie de la morale
commune aux hommes de toutes les nations, et qui ne
peut avoir, dans tous les gouvernements, que le bien
public pour objet.
Les principes que j' établis sur cette matiere sont,
je pense, conformes à l' intérêt général et à
l' expérience. C' est par les faits que j' ai remon
aux causes. J' ai cru qu' on devoit traiter la morale
comme toutes les autres sciences, et
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faire une morale comme une physique expérimentale.
Je ne me suis livré à cette idée que par la
persuasionje suis que toute morale dont les
principes sont utiles au public est nécessairement
conforme à la morale de la religion, qui n' est que
la perfection de la morale humaine. Au reste, si je
m' étois trompé, et si, contre mon attente,
quelques-uns de mes principes n' étoient pas conformes
à l' intérêt général, ce seroit une erreur de mon
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esprit, et non pas de mon coeur ; et je déclare
d' avance que je les savoue.
Je ne demande qu' une grace à mon lecteur, c' est de
m' entendre avant que de me condamner ; c' est de
suivre l' enchaînement qui lie ensemble toutes mes
idées ; d' être mon juge, et non ma partie. Cette
demande n' est pas l' effet d' une sotte confiance ;
j' ai trop souvent trouvé mauvais le soir, ce que
j' avois cru bon le matin, pour avoir une haute
opinion de mes lumieres.
Peut-être ai-je traité un sujet au-dessus de mes
forces : mais, quel homme se connoît assez lui-me
pour n' en pas trop présumer ? Je n' aurai
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pas du moins à me reprocher de n' avoir pas fait tous
mes efforts pour mériter l' approbation du public.
Si je ne l' obtiens pas, je serai plus affligé que
surpris : il ne suffit point, en ce genre, de
desirer, pour obtenir.
Dans tout ce que j' ai dit, je n' ai cherc que le
vrai, non pas uniquement pour l' honneur de le dire,
mais parce que le vrai est utile aux hommes. Si je
m' en suis écarté, je trouverai dans mes erreurs
me des motifs de consolation. si les hommes,
comme le dit M De Fontenelle, ne peuvent, en
quelque genre que ce soit, arriver à quelque chose
de raisonnable, qu' aps avoir, en ce même genre,
épuisé toutes les sottises imaginables ; mes
erreurs pourront donc être utiles à mes concitoyens :
j' aurai marql' écueil par mon naufrage. que de
sottises, ajoute M De Fontenelle, ne
dirions-nous pas maintenant, si les anciens ne les
avoient pas déjà dites avant nous, et ne nous les
avoient, pour ainsi dire, enlevées !
Je le pete donc : je ne garantis de mon ouvrage
que la pureté et la droiture des intentions.
Cependant, quelque assuré qu' on soit de ses
intentions, les cris de l' envie sont si
favorablement
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écoutés, et ses fréquentes déclamations sont si
propres à séduire des ames plus honnêtes qu' éclairées,
qu' on n' écrit, pour ainsi dire, qu' en tremblant. Le
découragement dans lequel des imputations, souvent
calomnieuses, ont jeté les hommes de génie, semble
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déjà présager le retour des siecles d' ignorance.
Ce n' est, en tout genre, que dans la médiocrité de
ses talents qu' on trouve un azyle contre les
poursuites des envieux. La médiocrité devient
maintenant une protection ; et cette protection,
je me la suis vraisemblablement nagée malgré moi.
D' ailleurs, je crois que l' envie pourroit
difficilement m' imputer le desir de blesser aucun de
mes concitoyens. Le genre de cet ouvrage, où je ne
considere aucun homme en particulier, mais les
hommes et les nations en général, doit me mettre à
l' abri de tout soupçon de malignité. J' ajouterai
me qu' en lisant ces discours, on s' appercevra que
j' aime les hommes, que je desire leur bonheur, sans
haïr nipriser aucun d' eux en particulier.
Quelques-unes de mes idées paroîtront peut-être
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hazardées. Si le lecteur les juge fausses, je le
prie de se rappeller, en les condamnant, que ce n' est
qu' à la hardiesse des tentatives qu' on doit souvent
la découverte des plus grandesrités ; et que la
crainte d' avancer une erreur ne doit point nous
détourner de la recherche de la rité. En vain des
hommes vils et lâches voudroient la proscrire, et
lui donner quelquefois le nom odieux de licence ;
en vain petent-ils que les vérités sont souvent
dangereuses. En supposant qu' elles le fussent
quelquefois, à quel plus grand danger encore ne seroit
pas exposée la nation qui consentiroit à croupir
dans l' ignorance ? Toute nation sans lumieres,
lorsqu' elle cesse d' être sauvage et féroce, est une
nation avilie, et tôt ou tard subjuguée. Ce fut
moins la valeur que la science militaire des romains
qui triompha des Gaules.
Si la connoissance d' une telle vérité peut avoir
quelques inconvénients dans un tel instant ; cet
instant passé, cette même vérité redevient utile à
tous les siecles et à toutes les nations.
Tel est enfin le sort des choses humaines : il n' en
est aucune qui ne puisse devenir dangereuse
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dans de certains moments ; mais ce n' est qu' à cette
condition qu' on en jouit. Malheur à qui voudroit,
par ce motif, en priver l' humanité.
Au moment même qu' on interdiroit la connoissance de
certaines rités, il ne seroit plus permis d' en dire
aucune. Mille gens puissants et souventme mal
intentions, sous prétexte qu' il est quelquefois
sage de taire la vérité, la banniroient entiérement
de l' univers. Aussi le public éclairé qui seul en
connoît tout le prix la demande sans cesse : il ne
craint point de s' exposer à des maux incertains, pour
jouir des avantages els qu' elle procure. Entre les
qualités des hommes, celle qu' il estime le plus est
cette élévation d' ame qui se refuse au mensonge. Il
sait combien il est utile de tout penser et de tout
dire ; et que les erreurs me cessent d' être
dangereuses, lorsqu' il est permis de les contredire.
Alors elles sont bientôt reconnues pour erreurs ;
elles seposent bientôt d' elles-mêmes dans les
abymes de l' oubli, et les vérités seules surnagent
sur la vaste étendue des siecles.
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DISCOURS 1 CHAPITRE 1
de l' esprit en lui-même.
on dispute tous les jours sur ce qu' on doit appeller
esprit : chacun dit son mot ; personne n' attache
les mes idées à ce mot, et tout le monde parle sans
s' entendre.
Pour pouvoir donner une idée juste et précise de ce
mot esprit et des différentes acceptions dans
lesquelles on le prend, il faut d' abord considérer
l' esprit en lui-même.
Ou l' on regarde l' esprit comme l' effet de la facul
de penser (et l' esprit n' est, en ce sens, que
l' assemblage des pensées d' un homme) ; ou l' on le
considere comme la faculté même de penser.
Pour savoir ce que c' est que l' esprit, pris dans cette
derniere signification, il faut connoître quelles
sont les causes productrices de nos idées.
Nous avons en nous deux facultés, ou, si je l' ose dire,
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deux puissances passives, dont l' existence est
généralement et distinctement reconnue.
L' une est la faculté de recevoir les impressions
différentes que font sur nous les objets extérieurs ;
on la nomme sensibilité physique .
L' autre est la faculté de conserver l' impression que
ces objets ont faite sur nous ; on l' appelle
mémoire : et la mémoire n' est autre chose qu' une
sensation contine, mais affoiblie.
Ces facultés, que je regarde comme les causes
productrices de nos pensées, et qui nous sont communes
avec les animaux, ne nous occasionneroient cependant
qu' un très-petit nombre d' ies, si elles n' étoient
jointes en nous à une certaine organisation extérieure.
Si la nature, au lieu de mains et de doigts flexibles,
eût termi nos poignets par un pied de cheval ; qui
doute que les hommes, sans art, sans habitations,
sans fense contre les animaux, tout occupés du
soin de pourvoir à leur nourriture et d' éviter les
bêtes féroces, ne fussent encore errants dans les
forêts comme des troupeaux fugitifs ?
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Or, dans cette supposition, il est évident que la
police n' eût, dans aucune société, été portée au
degré de perfection où maintenant elle est parvenue.
Il n' est aucune nation
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qui, en fait d' esprit, ne fût restée fort inférieure
à certaines nations sauvages qui n' ont pas deux
cents idées, deux cents mots pour exprimer leurs
idées, et dont la langue, par conséquent, ne fût
duite, comme celle des animaux, à cinq ou six sons
ou cris, si l' on retranchoit de cette même langue
les mots d' arcs , de fleches , de filets ,
etc. Qui supposent l' usage de nos mains. D' où je
conclus que, sans une certaine organisation
extérieure, la sensibilité et la moire ne seroient
en nous que des facultés stériles.
Maintenant il faut examiner si, par le secours de
cette organisation, ces deux facultés ont réellement
produit toutes nos pensées.
Avant d' entrer à ce sujet dans aucun examen,
peut-être me demandera-t-on si ces deux facultés
sont des modifications d' une substance spirituelle
ou matérielle. Cette question, autrefois agitée par
les philosophes, et renouvellée de nos jours, n' entre
pas nécessairement dans le plan de
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mon ouvrage. Ce que j' ai à dire de l' esprit s' accorde
également bien avec l' une et l' autre de ces
hypothèses. J' observerai seulement à ce sujet que,
si l' église n' eût pas fixé notre croyance sur ce
point, et qu' on dût, par les seules lumieres de la
raison, s' élever jusqu' à la connoissance du principe
pensant, on ne pourroit s' empêcher de convenir que
nulle opinion en ce genre n' est susceptible de
démonstration ; qu' on doit peser les raisons pour et
contre, balancer les difficultés, se déterminer en
faveur du plus grand nombre de vraisemblances ; et
par conquent ne porter que des jugements
provisoires. Il en seroit, de ce probme, comme
d' une infinité d' autres qu' on ne peut résoudre qu' à
l' aide du calcul des probabilités. Je ne m' arte
donc pas
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davantage à cette question ; je viens à mon sujet :
et je dis que la sensibilité physique et la mémoire,
ou, pour parler plus exactement, que la sensibilité
seule produit toutes nos idées. En effet, la mémoire
ne peut être qu' un des organes de la sensibilité
physique : le principe qui sent en nous doit être
nécessairement le principe qui se ressouvient ;
puisque se ressouvenir , comme je vais le prouver,
n' est proprement que sentir .
Lorsque, par une suite de mes idées ou par
l' ébranlement que certains sons causent dans l' organe
de mon oreille,
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je me rappelle l' image d' un chêne ; alors mes organes
intérieurs doivent nécessairement se trouver à peu
près dans la même situation où ils étoient à la vue
de ce chêne. Or cette situation des organes doit
incontestablement produire une sensation : il est
donc évident que se ressouvenir, c' est sentir.
Ce principe posé, je dis encore que c' est dans la
capacité que nous avons d' appercevoir les
ressemblances ou les différences, les convenances
ou les disconvenances qu' ont entr' eux les objets
divers, que consistent toutes les opérations de
l' esprit. Or cette capacité n' est que la sensibili
physique même : tout se réduit donc à sentir.
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Pour nous assurer de cette vérité, consirons la
nature. Elle nous présente des objets, ces objets
ont des rapports avec nous et des rapports entr' eux ;
la connoissance de ces rapports forme ce qu' on
appelle l' esprit : il est plus ou moins grand,
selon que nos connoissances en ce genre sont plus
ou moins étendues. L' esprit humain s' éleve jusqu' à
la connoissance de ces rapports ; mais ce sont des
bornes qu' il ne franchit jamais. Aussi tous les mots
qui composent les diverses langues, et qu' on peut
regarder comme la collection des signes de toutes
les pensées des hommes, nous rappellent ou des images,
tels sont les mots, chêne, océan, soleil ; ou
désignent des idées, c' est-à-dire, les divers
rapports que les objets ont entr' eux, et qui sont ou
simples, comme les mots, grandeur, petitesse,
ou composés, comme, vice, vertu ; ou ils
expriment enfin les rapports divers que les objets
ont avec nous, c' est-à-dire notre action sur eux,
comme dans ces mots, je brise, je creuse, je
souleve ; ou leur impression sur nous, comme dans
ceux-ci, je suis blessé, ébloui, épouvanté .
Si j' ai resserré ci-dessus la signification de ce
mot, idée ; qu' on prend dans des acceptions
très-différentes, puisqu' on dit également l' idée
d' un arbre et l' idée de vertu , c' est que la
signification indéterminée de cette expression peut
faire quelquefois tomber dans les erreurs
qu' occasionne toujours l' abus des mots.
La conclusion de ce que je viens de dire, c' est que,
si tous les mots des diverses langues ne désignent
jamais que des objets ou les rapports de ces objets
avec nous et entre eux, tout l' esprit par conséquent
consiste à comparer et nos sensations et nos idées ;
c' est-à-dire, à voir les ressemblances et les
différences, les convenances et les disconvenances
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qu' elles ont entr' elles. Or, comme le jugement n' est
que cette appercevance elle-même, ou du moins que le
prononcé de cette appercevance, il s' ensuit que toutes
les opérations de l' esprit se réduisent à juger.
La question renfermée dans ces bornes, j' examinerai
maintenant si juger n' est pas sentir . Quand
je juge la grandeur ou la couleur des objets qu' on me
présente, il est évident que le jugement porté sur les
différentes impressions que ces objets ont faites
sur mes sens n' est proprement qu' une sensation ; que
je puis dire également, je juge ou je sens que, de
deux objets, l' un, que j' appelle toise , fait sur
moi une impression différente de celui que j' appelle
pied ; que la couleur que je nomme rouge agit
sur mes yeux différemment de celle que je nomme
jaune ; et j' en conclus qu' en pareil cas juger
n' est jamais que sentir . Mais, dira-t-on,
supposons qu' on veuille savoir si la force est
préférable à la grandeur du corps, peut-on assurer
qu' alors juger soit sentir ? Oui, répondrai-je : car,
pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit
me tracer successivement les tableaux des situations
différentes je puis me trouver le plus communément
dans le cours de ma vie. Or juger, c' est voir, dans
ces divers tableaux, que la force me sera souvent plus
utile que la grandeur du corps. Mais, repliquera-t-on,
lorsqu' il s' agit de juger si, dans un roi, la justice
est préférable à la bonté, peut-on imaginer qu' un
jugement ne soit alors qu' une sensation ?
Cette opinion, sans doute, a d' abord l' air d' un
paradoxe : cependant, pour en prouver la vérité,
supposons dans un homme la connoissance de ce qu' on
appelle le bien et le mal ; et que cet homme sache
encore qu' une action est plus ou moins mauvaise,
selon qu' elle nuit plus ou moins au
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bonheur de la société. Dans cette supposition, quel
art doit employer le pte ou l' orateur, pour faire
plus vivement appercevoir que la justice, préférable,
dans un roi, à la bonté, conserve à l' état plus de
citoyens ?
L' orateur présentera trois tableaux à l' imagination
de ce même homme : dans l' un, il lui peindra le roi
juste qui condamne et fait exécuter un criminel ;
dans le second, le roi bon qui fait ouvrir le cachot
de ce même criminel et lui tache ses fers ; dans
le troisieme, il repsentera ce me criminel qui,
s' armant d' un poignard au sortir de son cachot, court
massacrer cinquante citoyens : or, quel homme, à la
vue de ces trois tableaux, ne sentira pas que la
justice, qui, par la mort d' un seul, pvient la
mort de cinquante hommes, est, dans un roi,
préférable à la bonté ? Cependant ce jugement n' est
réellement qu' une sensation. En effet, si par
l' habitude d' unir certaines ies à certains mots,
on peut, comme l' expérience le prouve, en frappant
l' oreille de certains sons, exciter en nous à peu
près les mêmes sensations qu' on éprouveroit à la
présence me des objets ; il est évident qu' à
l' exposé de ces trois tableaux, juger que, dans un
roi, la justice est préférable à la bonté, c' est
sentir et voir que, dans le premier tableau, on
n' immole qu' un citoyen ; et que, dans le troisieme,
on en massacre cinquante : d' où je conclus que tout
jugement n' est qu' une sensation.
Mais, dira-t-on, faudra-t-il mettre encore au rang
des sensations les jugements portés, par exemple, sur
l' excellence plus ou moins grande de certaines
thodes, telles que la méthode propre à placer
beaucoup d' objets dans notre mémoire, ou la méthode
des abstractions, ou celle de l' analyse.
Pourpondre à cette objection, il faut d' abord
déterminer
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la signification de ce mot méthode : une méthode
n' est autre chose que le moyen dont on se sert pour
parvenir au but qu' on se propose. Supposons qu' un
homme ait dessein de placer certains objets ou
certaines idées dans sa mémoire, et que le hazard
les y ait rangés de maniere que le ressouvenir d' un
fait ou d' une idée lui ait rappellé le souvenir
d' une infinité d' autres faits ou d' autres idées,
et qu' il ait ainsi graplus facilement et plus
profondément certains objets dans sa mémoire : alors,
juger que cet ordre est le meilleur et lui donner le
nom de méthode , c' est dire qu' on a fait moins
d' efforts d' attention, qu' on a éprouvé une sensation
moinsnible, en étudiant dans cet ordre que dans
tout autre : or, se ressouvenir d' une sensation
pénible, c' est sentir ; il est donc évident que,
dans ce cas, juger est sentir .
Supposons encore que, pour prouver la vérité de
certaines propositions deométrie et pour les faire
plus facilement concevoir à ses disciples, un
géometre se soit avisé de leur faire considérer les
lignes indépendamment de leur largeur et de leur
épaisseur : alors, juger que ce moyen ou cette
thode d' abstraction est la plus propre à faciliter
à ses éleves l' intelligence de certaines propositions
de géométrie, c' est dire qu' ils font moins d' efforts
d' attention, et qu' ils éprouvent une sensation moins
pénible, en se servant de cette méthode que d' une
autre.
Supposons, pour dernier exemple, que, par un examen
paré de chacune des vérités que renferme une
proposition compliquée, on soit plus facilement
parvenu à l' intelligence de cette proposition :
juger alors que le moyen ou la méthode de l' analyse
est la meilleure, c' est pareillement dire qu' on a
fait moins d' efforts d' attention, et qu' on a par
conséquent éprouvé une sensation moins pénible,
lorsqu' on a considéré
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en particulier chacune des vérités renfermées dans
cette proposition compliquée, que lorsqu' on les a
voulu saisir toutes à la fois.
Il résulte, de ce que j' ai dit, que les jugements
portés sur les moyens ou les méthodes que le hazard
nous présente pour parvenir à un certain but ne sont
proprement que des sensations ; et que, dans l' homme,
tout seduit à sentir.
Mais, dira-t-on, comment jusqu' à ce jour a-t-on
supposé en nous une faculté de juger distincte de la
faculté de sentir ? L' on ne doit cette supposition,
pondrai-je, qu' à l' impossibilité où l' on s' est cru
jusqu' à présent d' expliquer d' aucune autre maniere
certaines erreurs de l' esprit.
Pour lever cette difficulté, je vais, dans les
chapitres suivants, montrer que tous nos faux
jugements et nos erreurs se rapportent à deux causes
qui ne supposent en nous que la faculté de sentir ;
qu' il seroit, par conséquent, inutile et même absurde
d' admettre en nous une faculté de juger qui
n' expliqueroit rien qu' on ne puisse expliquer sans
elle. J' entre donc en matiere ; et je dis qu' il n' est
point de faux jugement qui ne soit un effet ou de
nos passions ou de notre ignorance.
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DISCOURS 1 CHAPITRE 2
des erreurs occasionnées par nos passions.
les passions nous induisent en erreur, parce qu' elles
fixent toute notre attention sur un côté de l' objet
qu' elles nous présentent, et qu' elles ne nous
permettent point de le considérer sous toutes ses
faces. Un roi est jaloux du titre de conquérant :
la victoire, dit-il, m' appelle au bout de la terre ;
je combattrai, je vaincrai ; je briserai l' orgueil
de mes ennemis, je chargerai leurs mains de fers ;
et la terreur de mon nom, comme un rempart
imtrable, défendra l' entrée de mon empire. Enivré
de cet espoir, il oublie que la fortune est
inconstante, que le fardeau de la misere est presque
également supporté par le vainqueur et par le vaincu ;
il ne sent point que le bien de ses sujets ne sert
que de prétexte à sa fureur guerriere, et que c' est
l' orgueil qui forge ses armes et déploie ses
étendards : toute son attention est fixée sur le char
et la pompe du triomphe.
Non moins puissante que l' orgueil, la crainte
produira les mêmes effets ; on la verra créer des
spectres, les répandre autour des tombeaux, et dans
l' obscurité des bois les offrir aux regards du
voyageur effrayé, s' emparer de toutes les facultés
de son ame, et n' en laisser aucune libre pour
considérer l' absurdité des motifs d' une terreur si
vaine.
Non seulement les passions ne nous laissent considérer
que certaines faces des objets qu' elles nous
présentent ; mais elles nous trompent encore, en
nous montrant souvent ces mêmes objets où ils
n' existent pas. On sait le conte d' un
p14
curé et d' une dame galante : ils avoient oui dire
que la lune étoit habitée, ils le croyoient ; et, le
télescope en main, tous deux tâchoient d' en
reconnoître les habitants. si je ne me trompe,
dit d' abord la dame, j' apperçois deux ombres ;
elles s' inclinent l' une vers l' autre : je n' en
doute point, ce sont deux amants heureux... eh !
fi donc, madame, reprend le curé, ces deux
ombres que vous voyez sont deux clochers d' une
cathédrale . Ce conte est notre histoire ; nous
n' appercevons le plus souvent dans les choses que
ce que nous desirons y trouver : sur la terre, comme
dans la lune, des passions différentes nous y feront
toujours voir ou des amants ou des clochers.
L' illusion est un effet nécessaire des passions, dont
la force se mesure presque toujours par le degré
d' aveuglement où elles nous plongent. C' est ce
qu' avoit très-bien senti je ne sais quelle femme,
qui, surprise par son amant entre les bras de son
rival, osa lui nier le fait dont il étoit témoin :
quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point
l' impudence... ah, perfide ! s' écria-t-elle,
je le vois, tu ne m' aimes plus ; tu crois plus
ce que tu vois que ce que je te dis . Ce mot n' est
pas seulement applicable à la passion de l' amour,
mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du
plus profond aveuglement. Lorsque l' ambition, par
exemple, met les armes à la main à deux nations
puissantes, et que les citoyens inquiets se demandent
les uns aux autres des nouvelles : d' une part, quelle
facilité à croire les bonnes ! De l' autre, quelle
incdulité sur les mauvaises ! Combien de fois une
trop sotte confiance en des moines ignorants
n' a-t-elle pas fait nier à des chrétiens la
possibilité des antipodes ? Il n' est point de siecle
qui, par quelque affirmation ou quelque négation
ridicule, n' apprête à rire au siecle suivant. Une
folie pase éclaire rarement les hommes sur leur
folie psente.
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Au reste, ces mes passions, qu' on doit regarder
comme le germe d' une infinité d' erreurs, sont aussi
la source de nos lumieres. Si elles nous égarent,
elles seules nous donnent la force nécessaire pour
marcher ; elles seules peuvent nous arracher à
cette inertie et à cette paresse toujours pte à
saisir toutes les facultés de notre ame.
Mais ce n' est pas ici le lieu d' examiner larité
de cette proposition. Je passe maintenant à la
seconde cause de nos erreurs.
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DISCOURS 1 CHAPITRE 3
de l' ignorance.
nous nous trompons, lorsqu' entraînés par une passion,
et fixant toute notre attention sur un des côtés d' un
objet, nous voulons, par ce seul té, juger de
l' objet entier. Nous nous trompons encore, lorsque,
nous établissant juges sur une matiere, notre mémoire
n' est point chare de tous les faits de la
comparaison desquels dépend en ce genre la justesse
de nos décisions. Ce n' est pas que chacun n' ait
l' esprit juste ; chacun voit bien ce qu' il voit :
mais, personne ne se fiant assez de son ignorance,
on croit trop facilement que ce que l' on voit dans
un objet est tout ce que l' on y peut voir.
Dans les questions un peu difficiles, l' ignorance
doit être regardée comme la principale cause de nos
erreurs. Pour savoir combien, en ce cas, il est facile
de se faire illusion à soi-me ; et comment, en
tirant des conséquences toujours justes de leurs
principes, les hommes arrivent à des sultats
entiérement contradictoires, je choisirai pour
exemple une question un peu compliquée : telle est
celle du luxe, sur laquelle on a porté des jugements
très-différents, selon qu' on l' a considérée sous
telle ou telle face.
Comme le mot de luxe est vague, n' a aucun sens
bien déterminé, et n' est ordinairement qu' une
expression relative ; il faut d' abord attacher une
idée nette à ce mot de luxe pris dans une
signification rigoureuse ; et donner ensuite une
définition du luxe considéré par rapport à une nation
et par rapport à un particulier.
p17
Dans une signification rigoureuse, on doit entendre,
par luxe , toute espece de superfluités ;
c' est-à-dire, tout ce qui n' est pas absolument
nécessaire à la conservation de l' homme. Lorsqu' il
s' agit d' un peuple policé et des particuliers qui le
composent, ce mot de luxe a une toute autre
signification ; il devient absolument relatif. Le
luxe d' une nation policée est l' emploi de ses
richesses à ce que nomme superfluités le peuple avec
lequel on compare cette nation. C' est le cas où se
trouve l' Angleterre par rapport à la Suisse.
Le luxe, dans un particulier, est pareillement l' emploi
de ses richesses à ce que l' on doit appeller
superfluités, eu égard au poste que cet homme occupe
dans un état, et au pays dans lequel il vit : tel
étoit le luxe de Bourvalais.
Cette définition donnée, voyons sous quels aspects
différents on a consile luxe des nations, lorsque
les uns l' ont regardé comme utile, et les autres
comme nuisible à l' état.
Les premiers ont porté leurs regards sur ces
manufactures que le luxe construit, où l' étranger
s' empresse d' échanger ses trésors contre l' industrie
d' une nation. Ils voient l' augmentation des richesses
amener à sa suite l' augmentation du luxe et la
perfection des arts propres à le satisfaire. Le siecle
du luxe leur paroît l' époque de la grandeur et de la
puissance d' un état. L' abondance d' argent qu' il
suppose et qu' il attire rend, disent-ils, la nation
heureuse au dedans, et redoutable au dehors. C' est
par l' argent qu' on soudoie un grand nombre de troupes,
qu' on bâtit des magasins, qu' on fournit des arcenaux,
qu' on contracte, qu' on entretient alliance avec des
grands princes, et qu' une nation enfin peut non
seulement sister, mais encore commander à des peuples
plus nombreux et par conséquent plus réellement
puissants qu' elle. Si le luxe rend un état redoutable
au dehors, quelle
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félicité ne lui procure-t-il pas au-dedans ? Il
adoucit les moeurs ; il crée de nouveaux plaisirs,
fournit par ce moyen à la subsistance d' une infinité
d' ouvriers. Il excite une cupidité salutaire qui
arrache l' homme à cette inertie, à cet ennui qu' on
doit regarder comme une des maladies les plus
communes et les plus cruelles de l' humanité. Il
pand par tout une chaleur vivifiante, fait circuler
la vie dans tous les membres d' un état, y veille
l' industrie, fait ouvrir des ports, y construit des
vaisseaux, les guide à travers l' oan, et rend
enfin communes à tous les hommes les productions et
les richesses que la nature avare enferme dans les
gouffres des mers, dans les abymes de la terre, ou
qu' elle tient éparses dans mille climats divers.
Voilà, je pense, à peu ps le point de vue sous
lequel le luxe se psente à ceux qui le considerent
comme utile aux états.
Examinons maintenant l' aspect sous lequel il s' offre
aux philosophes qui le regardent comme funeste aux
nations.
Le bonheur des peuples dépend, et de la félicité
dont ils jouissent au-dedans, et du respect qu' ils
inspirent au-dehors.
à l' égard du premier objet, nous pensons, diront
ces philosophes, que le luxe et les richesses qu' il
attire dans un état n' en rendroient les sujets que
plus heureux, si ces richesses étoient moins
inégalement partagées, et que chacun pût se procurer
les commodités dont l' indigence le force à se priver.
Le luxe n' est donc pas nuisible comme luxe, mais
simplement comme l' effet d' une grande disproportion
entre les richesses des citoyens. Aussi le luxe
n' est-il jamais extrême,
p19
lorsque le partage des richesses n' est pas trop
inégal ; il s' augmente à mesure qu' elles se
rassemblent en un plus petit nombre de mains ; il
parvient enfin à son dernier période, lorsque la
nation se partage en deux classes, dont l' une abonde
en superfluités, et l' autre manque du cessaire.
Arrivé une fois à ce point, l' état d' une nation est
d' autant plus cruel qu' il est incurable. Comment
remettre alors quelque égalité dans les fortunes des
citoyens ? L' homme riche aura acheté de grandes
seigneuries : à portée de profiter du dérangement
de ses voisins, il aura réuni, en peu de temps, une
infinité de petites propriétés à son domaine. Le
nombre des propriétaires dimin, celui des journaliers
sera augmenté : lorsque ces derniers seront assez
multipliés
p20
pour qu' il y ait plus d' ouvriers que d' ouvrage, alors
le journalier suivra le cours de toute espece de
marchandise, dont la valeur diminue lorsqu' elle est
commune. D' ailleurs, l' homme riche, qui a plus de
luxe encore que de richesses, est intéressé à baisser
le prix des journées, à n' offrir au journalier que
la paye absolument cessaire pour sa subsistance :
le besoin contraint ce dernier à s' en contenter ;
mais s' il lui survient quelque maladie ou quelque
augmentation de famille, alors, faute d' une
nourriture saine ou assez abondante, il devient
infirme, il meurt, et laisse à l' état une famille de
mendiants. Pour pvenir un pareil malheur, il
faudroit avoir recours à un nouveau partage de terres :
partage toujours injuste et impraticable. Il est donc
évident
p21
que, le luxe parvenu à un certain période, il est
impossible de remettre aucune égalité entre la fortune
des citoyens. Alors les riches et les richesses se
rendent dans les capitales, où les attirent les
plaisirs et les arts du luxe : alors la campagne
reste inculte et pauvre ; sept ou huit millions
d' hommes languissent dans la misere, et cinq ou six
mille vivent
p22
dans une opulence qui les rend odieux, sans les
rendre plus heureux.
En effet, que peut ajouter au bonheur d' un homme
l' excellence plus ou moins grande de sa table ? Ne lui
suffit-il pas d' attendre la faim, de proportionner
ses exercices ou la longueur de ses promenades au
mauvais goût de son cuisinier, pour trouver délicieux
tout mets qui ne sera pas détestable ? D' ailleurs, la
frugalité et l' exercice ne le font-ils pas échapper
à toutes les maladies qu' occasionne la gourmandise
irritée par la bonne chere ? Le bonheur ne dépend
donc pas de l' excellence de la table.
Il ne dépend pas non plus de la magnificence des
habits ou des équipages : lorsqu' on part en public
couvert d' un habit brodé et traîdans un char
brillant, on n' éprouve pas des plaisirs physiques,
qui sont les seuls plaisirs réels ; on est, tout au
plus, affecté d' un plaisir de vanité, dont la
privation seroit peut-être insupportable, mais dont
la jouissance est insipide. Sans augmenter son
bonheur, l' homme riche ne fait, par l' étalage de son
luxe, qu' offenser l' humanité et le malheureux qui,
comparant les haillons de la misere aux habits de
l' opulence, s' imagine qu' entre le bonheur du riche
et le sien il n' y a pas moins de différence qu' entre
leurs tements ; qui se rappelle, à cette occasion,
le souvenir douloureux des peines qu' il endure ; et
qui se trouve ainsi pridu seul soulagement de
l' infortuné, de l' oubli momentané de sa misere.
Il est donc certain, continueront ces philosophes,
que le luxe ne fait le bonheur de personne ; et qu' en
supposant une trop grande inégalité de richesses
entre les citoyens, il suppose le malheur du plus
grand nombre d' entr' eux. Le peuple, chez qui le luxe
s' introduit, n' est donc pas
p23
heureux au-dedans : voyons s' il est respectable
au-dehors.
L' abondance d' argent que le luxe attire dans un état
en impose d' abord à l' imagination ; cet état est,
pour quelques instants, un état puissant : mais cet
avantage (supposé qu' il puisse exister quelque
avantage indépendant du bonheur des citoyens) n' est,
comme le remarque M Hume, qu' un avantage passager.
Assez semblables aux mers, qui successivement
abandonnent et couvrent mille plages différentes, les
richesses doivent successivement parcourir mille
climats divers. Lorsque, par la beauté de ses
manufactures et la perfection des arts de luxe, une
nation a attiré chez elle l' argent des peuples
voisins, il est évident que le prix des denrées et
de la main d' oeuvre doit nécessairement baisser
chez ces peuples appauvris ; et que ces peuples, en
enlevant quelques manufacturiers, quelques ouvriers
à cette nation riche, peuvent l' appauvrir à son tour
en l' approvisionnant, à meilleur compte, des
marchandises dont cette nation les fournissoit.
Or, sitôt que la disette d' argent se
p24
fait sentir dans un état accoutumé au luxe, la nation
tombe dans le mépris.
Pour s' y soustraire, il faudroit se rapprocher d' une
vie simple ; et les moeurs, ainsi que les loix, s' y
opposent. Aussi l' époque du plus grand luxe d' une
nation est-elle ordinairement l' époque la plus
prochaine de sa chûte et de son avilissement. La
félicité et la puissance apparente que le luxe
communique, durant quelques instants, aux nations,
est comparable à ces fievres violentes qui prêtent,
dans le transport, une force incroyable au malade
qu' elles dévorent ; et qui semblent ne multiplier
les forces d' un homme, que
p25
pour le priver, au déclin de l' acs, et de ces
mes forces et de la vie.
Pour se convaincre de cette vérité, diront encore les
mes philosophes, cherchons ce qui doit rendre une
nation réellement respectable à ses voisins : c' est,
sans contredit, le nombre, la vigueur de ses
citoyens, leur attachement pour la patrie, et enfin
leur courage et leur vertu.
Quant au nombre des citoyens, on ait que les pays
de luxe ne sont pas les plus peuplés ; que, dans la
me étendue de terrein, la Suisse peut compter plus
d' habitants que l' Espagne, la France et même
l' Angleterre.
La consommation d' hommes, qu' occasionne nécessairement
un grand commerce, n' est pas en ces pays l' unique
cause de la dépopulation : le luxe en crée mille
autres, puisqu' il attire les richesses dans les
capitales, laisse les campagnes
p26
dans la disette, favorise le pouvoir arbitraire et
par conquent l' augmentation des subsides, et qu' il
donne enfin aux nations opulentes la facilité de
contracter des dettes dont elles ne peuvent ensuite
s' acquitter sans surcharger les peuples d' impôts
onéreux. Or ces différentes causes de dépopulation,
en plongeant tout un pays dans la misere, y doivent
nécessairement affoiblir la constitution des corps.
Le peuple adon au luxe n' est jamais un peuple
robuste : de ses citoyens, les uns sont énervés par
la mollesse, les autres exténués par le besoin.
Si les peuples sauvages ou pauvres, comme le remarque
le chevalier Folard, ont à cet égard une grande
supériorité sur les peuples livrés au luxe ; c' est
que le laboureur est, chez les nations pauvres,
souvent plus riche que chez les nations opulentes ;
c' est qu' un paysan suisse est plus à son aise qu' un
paysan françois.
Pour former des corps robustes, il faut une
nourriture simple, mais saine et abondante ; un
exercice qui, sans être excessif, soit fort ; une
grande habitude à supporter les intempéries des
saisons, habitude que contractent les paysans, qui,
par cette raison, sont infiniment plus propres à
soutenir les fatigues de la guerre que des
manufacturiers, la plupart habitués à une vie
dentaire. C' est aussi chez les nations pauvres
que se forment ces armées infatigables qui changent
le destin des empires.
Quels remparts opposeroit à ces nations un pays
livré au luxe et à la mollesse ? Il ne peut leur
en imposer ni par le
p27
nombre, ni par la force de ses habitants.
L' attachement pour la patrie, dira-t-on, peut
suppléer au nombre et à la force des citoyens. Mais
qui produiroit en ces pays cet amour vertueux de la
patrie ? L' ordre des paysans, qui compose à lui seul
les deux tiers de chaque nation, y est malheureux :
celui des artisans n' y possede rien ; transplanté
de son village dans une manufacture ou une boutique,
et de cette boutique dans une autre, l' artisan est
familiarisé avec l' idée du déplacement ; il ne peut
contracter d' attachement pour aucun lieu ; assu
presque partout de sa subsistance, il doit se
regarder non comme le citoyen d' un pays, mais comme
un habitant du monde.
Un pareil peuple ne peut donc se distinguer
longtemps par son courage ; parce que, dans un peuple,
le courage est ordinairement, ou l' effet de la
vigueur du corps, de cette confiance aveugle en ses
forces qui cache aux hommes la moitié duril
auquel ils s' exposent, ou l' effet d' un violent amour
pour la patrie qui leur fait dédaigner les dangers :
or le luxe tarit, à la longue, ces deux sources de
courage. Peut-être la cupidité en ouvriroit-elle
une troisiéme, si nous vivions encore dans ces
siecles barbares l' onduisoit les peuples en
servitude, et l' on abandonnoit les villes au pillage.
p28
Le soldat n' étant plus maintenant excité par ce
motif, il ne peut l' être que par ce qu' on appelle
l' honneur ; or le desir de l' honneur s' attiédit chez
un peuple, lorsque l' amour des richesses s' y allume.
En vain diroit-on que les nations riches gagnent du
moins en bonheur et en plaisirs ce qu' elles perdent
en vertu et en courage : un spartiate n' étoit pas
moins heureux qu' un perse ; les premiers romains,
dont le courage étoit récompensé par le don de
quelques denrées, n' auroient point envié le sort de
Crassus.
Caïus Duillius, qui, par ordre du sénat, étoit tous
les soirs reconduit à sa maison à la clarté des
flambeaux et au son des flûtes, n' étoit pas moins
sensible à ce concert grossier que nous le sommes à
la plus brillante sonate. Mais, en accordant que les
nations opulentes se procurent quelques commodités
inconnues aux peuples pauvres, qui jouira de ces
commodités ? Un petit nombre d' hommes privilégiés
et riches, qui, se prenant pour la nation entiere,
concluent de leur aisance particuliere que le paysan
est heureux. Mais quand même ces commodités seroient
reparties entre un plus grand nombre de citoyens,
de quel prix est cet avantage comparé à ceux que
procurent à des peuples pauvres une ame forte,
courageuse et ennemie de l' esclavage ? Les nations
p29
chez qui le luxe s' introduit sont tôt ou tard victimes
du despotisme ; elles présentent des mains foibles
et débiles aux fers dont la tyrannie veut les
charger. Comment s' y soustraire ? Dans ces nations,
les uns vivent dans la mollesse, et la mollesse ne
pense ni ne prévoit : les autres languissent dans la
misere ; et le besoin pressant, entiérement occupé
à se satisfaire, n' éleve point ses regards jusqu' à
la liberté. Dans la forme despotique, les richesses
de ces nations sont à leurs maîtres ; dans la forme
publicaine, elles appartiennent aux gens puissants,
comme aux peuples courageux qui les avoisinent.
" apportez-nous vos trésors, auroient pu dire les
romains aux carthaginois ; ils nous appartiennent :
Rome et Carthage ont toutes deux voulu s' enrichir,
mais elles ont pris des routes difrentes pour
arriver à ce but. Tandis que vous encouragiez
l' industrie de vos citoyens, que vous établissiez
des manufactures, que vous couvriez la mer de vos
vaisseaux, que vous alliez reconntre des côtes
inhabitées, et que vous attiriez chez vous tout l' or
des Espagnes et de l' Afrique ; nous, plus prudents,
nous endurcissions nos soldats aux fatigues de la
guerre, nous élevions leur courage, nous savions que
l' industrieux ne travailloit que pour le brave. Le
temps de jouir est arrivé ; rendez-nous des biens
que vous êtes dans l' impuissance de fendre. " si
les romains n' ont pas tenu ce langage, du moins leur
conduite prouve-t-elle qu' ils étoient affectés des
sentiments que ce discours suppose. Comment la
pauvreté de Rome n't-elle pas commandé à la
richesse de Carthage, et conser, à cet égard,
l' avantage que presque toutes les nations pauvres
ont eu sur les nations opulentes ? N' a-t-on pas vu
la frugale Lacédémone triompher de la riche et
commerçante
p30
Athenes ? Les romains fouler aux pieds les sceptres
d' or de l' Asie ? N' a-t-on pas vu l' égypte, la
Phénicie, Tyr, Sidon, Rhodes, Genes, Venise,
subjuges ou du moins humiliées par des peuples
qu' elles appelloient barbares ? Et qui sait si on
ne verra pas un jour la riche Hollande, moins
heureuse au-dedans que la Suisse, opposer à ses
ennemis une sistance moins opiniâtre ? Voilà sous
quel point de vue le luxe se présente aux philosophes
qui l' ont regardé comme funeste aux nations.
La conclusion de ce que je viens de dire, c' est que
les hommes, en voyant bien ce qu' ils voient, en
tirant des conséquences très-justes de leurs
principes, arrivent cependant à dessultats souvent
contradictoires ; parce qu' ils n' ont pas dans la
moire tous les objets de la comparaison desquels
doit résulter la vérité qu' ils cherchent.
Il est, je pense, inutile de dire qu' en présentant
la question du luxe sous deux aspects différents,
je ne ptends point décider si le luxe est
réellement nuisible ou utile aux états : il faudroit,
pour résoudre exactement ce problême moral, entrer
dans des détails étrangers à l' objet que je me
propose ; j' ai seulement voulu prouver, par cet
exemple, que, dans les questions compliquées et sur
lesquelles on juge sans passions, on ne se trompe
jamais que par ignorance, c' est-à-dire, en imaginant
que le côté qu' on voit dans un objet est tout ce
qu' il y a à voir dans ce même objet.
p31
DISCOURS 1 CHAPITRE 4
de l' abus des mots.
une autre cause d' erreur, et qui tient pareillement
à l' ignorance, c' est l' abus des mots, et les idées
peu nettes qu' on y attache. M Locke a si
heureusement traité ce sujet, que je ne m' en permets
l' examen que pour épargner la peine des recherches
aux lecteurs, qui tous n' ont pas l' ouvrage de ce
philosophe également présent à l' esprit.
Descartes avoitjà dit, avant Locke, que les
péripatéticiens, retranchés derriere l' obscurité des
mots, étoient assez semblables à des aveugles qui,
pour rendre le combat égal, attireroient un homme
clairvoyant dans une caverne obscure : que cet homme,
ajoutoit il, sache donner du jour à la caverne, qu' il
force les péripatéticiens d' attacher des idées nettes
aux mots dont ils se servent ; son triomphe est
assuré. D' après Descartes et Locke, je vais donc
prouver qu' en métaphysique et en morale, l' abus des
mots et l' ignorance de leur vraie signification est,
si j' ose le dire, un labyrinthe où les plus grands
génies se sont quelquefois égarés. Je prendrai pour
exemples quelques-uns de ces mots qui ont excité les
disputes les plus longues et les plus vives entre les
philosophes : tels sont, en métaphysique, les mots
de matiere , d' espace et d' infini .
L' on a de tout temps et tour-à-tour soutenu que la
matiere sentoit ou ne sentoit pas, et l' on a sur ce
sujet disputé très-longuement et très-vaguement. L' on
s' est avisé très-tard de se demander sur quoi l' on
disputoit, et d' attacher une idée
p32
précise à ce mot de matiere . Si d' abord l' on en
eût fixé la signification, ont reconnu que les
hommes étoient, si je l' ose dire, les créateurs de
la matiere, que la matiere n' étoit pas un être, qu' il
n' y avoit dans la nature que des individus auxquels
on avoit donné le nom de corps, et qu' on ne pouvoit
entendre par ce mot de matiere que la collection
des propriétés communes à tous les corps. La
signification de ce mot ainsi déterminée, il ne
s' agissoit plus que de savoir si l' étendue, la
solidité, l' impénétrabilité étoient les seules
propriétés communes à tous les corps ; et si la
découverte d' une force, telle, par exemple, que
l' attraction, ne pouvoit pas faire soupçonner que les
corps eussent encore quelques propriétés inconnues,
telle que la faculté de sentir, qui, ne se
manifestant que dans les corps organisés des animaux,
pouvoit être cependant commune à tous les individus.
La question duite à ce point, on eût alors senti
que, s' il est, à la rigueur, impossible de démontrer
que tous les corps soient absolument insensibles,
tout homme, qui n' est pas, sur ce sujet, éclairé
par la révélation, ne peut décider la question qu' en
calculant et comparant la probabilité de cette
opinion avec la probabilité de l' opinion contraire.
Pour terminer cette dispute, il n' étoit donc point
nécessaire de tir difrents systêmes du monde, de
se perdre dans la combinaison des possibilités, et
de faire ces efforts prodigieux d' esprit qui n' ont
abouti et n' ont dû réellement aboutir qu' à des
erreurs plus ou moins ingénieuses. En effet (qu' il
me soit permis de le remarquer ici), s' il faut tirer
tout le parti possible de l' observation, il faut ne
marcher qu' avec elle, s' arrêter au moment qu' elle
nous abandonne, et avoir le courage d' ignorer ce
qu' on ne peut encore savoir.
Instruits par les erreurs des grands hommes qui nous
ont
p33
précédés, nous devons sentir que nos observations
multipliées et rassemblées suffisent à peine pour
former quelques-uns de ces systêmes partiels
renfermés dans le systêmeral ; que c' est des
profondeurs de l' imagination qu' on a jusqu' à présent
tiré celui de l' univers ; et que, si l' on n' a
jamais que des nouvelles tronquées des pays éloigs
de nous, les philosophes n' ont pareillement que des
nouvelles tronquées du systême du monde. Avec
beaucoup d' esprit et de combinaisons, ils ne
débiteront jamais que des fables, jusqu' à ce que le
temps et le hazard leur aient donné un fait général
auquel tous les autres puissent se rapporter.
Ce que j' ai dit du mot de matiere , je le dis
de celui d' espace ; la plupart des philosophes
en ont fait un être, et l' ignorance de la
signification de ce mot a donné lieu à de longues
disputes. Ils les auroient abrégées, s' ils avoient
attacune idée nette à ce mot : ils seroient alors
convenus que l' espace, considéré abstractivement,
est le pur néant ; que l' espace, considéré dans les
corps, est ce qu' on appelle l' étendue ; que nous
devons l' idée de vuide, qui compose en partie l' idée
d' espace, à l' intervalle apperçu entre deux
montagnes élevées ; intervalle qui, n' étant occupé
que par l' air, c' est-à-dire, par un corps qui d' une
certaine distance ne fait sur nous aucune impression
sensible, a nous donner une idée du vuide, qui
n' est autre chose que la possibilité de nous
représenter des montagnes éloignées les unes des
autres, sans que la distance qui les sépare soit
remplie par aucun corps.
à l' égard de l' idée de l' infini , renfermée
encore dans l' idée de l' espace , je dis que
nous devons cette idée de
p34
l' infini qu' à la puissance qu' un homme placé dans
une plaine a d' en reculer toujours les limites, sans
qu' on puisse, à cet égard, fixer le terme où son
imagination doive s' arrêter : l' absence de bornes
est donc, en quelque genre que ce soit, la seule
idée que nous puissions avoir de l' infini. Si les
philosophes, avant que d' établir aucune opinion sur
ce sujet, avoient déterminé la signification de ce
mot d' infini , je crois que, fors d' adopter
la définition ci-dessus, ils n' auroient pas perdu
leur temps à des disputes frivoles. C' est à la
fausse philosophie des siecles pcédents qu' on doit
principalement attribuer l' ignorance grossiere
nous sommes de la vraie signification des mots :
cette philosophie consistoit presque entiérement
dans l' art d' en abuser. Cet art, qui faisoit toute
la science des scholastiques, confondoit toutes les
idées ; et l' obscurité qu' il jetoit sur toutes les
expressions se pandoit géralement sur toutes les
sciences et principalement sur la morale.
Lorsque le célebre M De La Rochefoucault dit que
l' amour-propre est le principe de toutes nos actions,
combien l' ignorance de la vraie signification de ce
mot amour-propre ne souleva-t-elle pas de gens
contre cet illustre auteur ? On prit l' amour-propre
pour orgueil et vanité ; et l' on s' imagina, en
conséquence, que M De La Rochefoucault ploit
dans le vice la source de toutes les vertus. Il étoit
cependant facile d' appercevoir que l' amour-propre,
ou l' amour de soi, n' étoit autre chose qu' un
sentiment gravé en nous par la nature ; que ce
sentiment se transformoit dans chaque homme en vice
ou en vertu, selon les goûts et les passions qui
l' animoient ; et que l' amour-propre, différemment
modifié, produisoit également l' orgueil et la
modestie.
La connoissance de ces idées auroit pserM De
La
p35
Rochefoucault du reproche tant répété qu' il voyoit
l' humanité trop en noir ; il l' a connue telle qu' elle
est. Je conviens que la vue nette de l' indifférence
de presque tous les hommes à notre égard est un
spectacle affligeant pour notre vanité ; mais enfin
il faut prendre les hommes comme ils sont : s' irriter
contre les effets de leur amour-propre, c' est se
plaindre des giboulées du printemps, des ardeurs de
l' été, des pluies de l' automne, et des glaces de
l' hyver.
Pour aimer les hommes, il faut en attendre peu : pour
voir leursfauts sans aigreur, il faut s' accoutumer
à les leur pardonner, sentir que l' indulgence est
une justice que la foible humanité est en droit
d' exiger de la sagesse. Or rien de plus propre à
nous porter à l' indulgence, à fermer nos coeurs à
la haine, à les ouvrir aux principes d' une morale
humaine et douce, que la connoissance profonde du
coeur humain, telle que l' avoit M De La
Rochefoucault : aussi les hommes les plus éclairés
ont-ils presque toujours été les plus indulgents.
Que de maximes d' humanité pandues dans leurs
ouvrages ! vivez, disoit Platon, avec vos
inférieurs et vos domestiques comme avec des amis
malheureux . " entendrai-je toujours, disoit un
philosophe indien, les riches s' écrier, seigneur,
frappe quiconque nous dérobe la moindre parcelle
de nos biens ; tandis que, d' une voix plaintive et
les mains étendues vers le ciel, le pauvre dit,
seigneur, fais-moi part des biens que tu prodigues
au riche ; et, si de plus infortunés m' en enlevent
une partie, je n' implorerai point ta vengeance, et
je considérerai ces larcins de l' oeil dont on voit,
au temps des semailles, les colombes se répandre
dans les champs pour y chercher leur nourriture. "
au reste, si le mot d' amour-propre, mal entendu, a
soulevé
p36
tant de petits esprits contre M De La
Rochefoucault, quelles disputes, plus sérieuses
encore, n' a point occasionné le mot de liberté ?
Disputes qu' on eût facilement terminées, si tous les
hommes, aussi amis de la vérité que le
p Mallebranche, fussent convenus, comme cet habile
théologien, dans sa prémotion physique , que
la liberté étoit un mystere. Lorsqu' on me pousse
sur cette question , disoit-il, je suis forcé
de m' arrêter tout court . Ce n' est pas qu' on ne
puisse se former une idée nette du mot de liberté ,
pris dans une signification commune. L' homme libre
est l' homme qui n' est ni chargé de fers, ni tenu
dans les prisons, ni intimidé, comme l' esclave, par
la crainte des châtiments ; en ce sens, la liber
de l' homme consiste dans l' exercice libre de sa
puissance : je dis de sa puissance, parce qu' il
seroit ridicule de prendre pour une non-liberté
l' impuissance où nous sommes de percer la nue comme
l' aigle, de vivre sous les eaux comme la baleine, et
de nous faire roi, pape, ou empereur.
On a donc une idée nette de ce mot de liberté ,
pris dans une signification commune. Il n' en est pas
ainsi lorsqu' on applique ce mot de liberà la
volonté. Que seroit-ce alors que la liberté ? On ne
pourroit entendre, par ce mot, que le pouvoir libre
de vouloir ou de ne pas vouloir une chose ; mais ce
pouvoir supposeroit qu' il peut y avoir des volontés
sans motifs, et par conséquent des effets sans cause.
Il faudroit donc que nous pussions également nous
vouloir du bien et du mal ; supposition absolument
impossible. En effet, si le desir du plaisir est le
principe de toutes nos pensées et de toutes nos
actions, si tous les hommes tendent continuellement
vers leur bonheur réel ou apparent ; toutes nos
volontés ne sont donc que l' effet de
p37
cette tendance. En ce sens, on ne peut donc attacher
aucune idée nette à ce mot de liber. Mais,
dira-t-on, si l' on est nécessité à poursuivre le
bonheur partout où l' on l' apperçoit, du moins
sommes-nous libres sur le choix des moyens que nous
employons pour nous rendre heureux ? Oui,
pondrai-je : mais libre n' est alors qu' un
synonyme d' éclai, et l' on ne fait que
confondre ces deux notions. Selon qu' un homme saura
plus ou moins de procédure et de jurisprudence, qu' il
sera conduit dans ses affaires par un avocat plus ou
moins habile, il prendra un parti meilleur ou moins
bon ; mais, quelque parti qu' il prenne, le desir de
son bonheur lui fera toujours choisir le parti qui
lui paroîtra le plus convenable à ses intérêts, ses
goûts, ses passions, et enfin à ce qu' il regarde
comme son bonheur.
Comment pourroit-on philosophiquement expliquer le
probme de la liberté ? Si, comme M Locke l' a
prouvé, nous sommes disciples des amis, des parents,
des lectures, et enfin de tous les objets qui nous
environnent ; il faut que toutes nos pensées et nos
volontés soient des effets immédiats ou des suites
nécessaires des impressions que nous avons reçues.
p38
On ne peut donc se former aucune ie de ce mot
liber, appliqué à la volonté ; il faut la
considérer comme un mystere ; s' écrier avec s Paul,
o altitudo ! convenir que la théologie seule
peut discourir sur une pareille matiere, et qu' un
traité philosophique de la liberté ne seroit qu' un
traité des effets sans cause.
On voit quel germe éternel de disputes et de
calamités renferme souvent l' ignorance de la vraie
signification des mots. Sans parler du sang ver
par les haines et les disputes théologiques,
disputes presque toutes fondées sur un abus de mots,
quels autres malheurs encore cette ignorance
n' a-t-elle point produits, et dans quelles erreurs
n' a-t-elle point jeté les nations ?
Ces erreurs sont plus multipliées qu' on ne pense. On
sait ce conte d' un suisse : on lui avoit consigné
une porte des tuileries, avec défense d' y laisser
entrer personne. Un bourgeois s' y psente : on
n' entre point, lui dit le suisse. aussi,
pond le bourgeois, je ne veux point entrer, mais
sortir seulement du pont-royal... ah ! S' il s' agit
de sortir, reprend le suisse, monsieur, vous
pouvez passer . Qui le
p39
croiroit ? Ce conte est l' histoire du peuple romain.
César se présente dans la place publique, il veut
s' y faire couronner ; et les romains, faute
d' attacher des idées précises au mot de royauté,
lui accordent, sous le nom d' imperator , la
puissance qu' ils lui refusent sous le nom de rex .
Ce que je dis des romains peut généralement
s' appliquer à tous les divans et à tous les conseils
des princes. Parmi les peuples, comme parmi les
souverains, il n' en est aucun que l' abus des mots
n' ait précipité dans quelque erreur grossiere. Pour
échapper à ce piege, il faudroit, suivant le conseil
de Leibnitz, composer une langue philosophique,
dans laquelle on termineroit la signification
précise de chaque mot. Les hommes alors pourroient
s' entendre, se transmettre exactement leurs idées ;
les disputes, qu' éternise l' abus des mots, se
termineroient ; et les hommes, dans toutes les
p40
sciences, seroient bien-tôt forcés d' adopter les
mes principes.
Mais l' exécution d' un projet si utile et si
desirable est peut-être impossible. Ce n' est point
aux philosophes, c' est au besoin qu' on doit
l' invention des langues ; et le besoin, en ce genre,
n' est pas difficile à satisfaire. En conséquence,
on a d' abord attaché quelques fausses idées à
certains mots ; ensuite on a combi, comparé ces
idées et ces mots entr' eux ; chaque nouvelle
combinaison a produit une nouvelle erreur ; ces
erreurs se sont multipliées, et, en se multipliant,
se sont tellement compliqes qu' il seroit maintenant
impossible, sans une peine et un travail infini, d' en
suivre et d' en découvrir la source. Il en est des
langues comme d' un calcul algébrique : il s' y glisse
d' abord quelques erreurs ; ces erreurs ne sont pas
apperçues ; on calcule d' aps ses premiers calculs ;
de proposition en proposition, l' on arrive à des
conséquences entiérement ridicules. On en sent
l' absurdité : mais comment retrouver l' endroit où
s' est glissée la premiere erreur ? Pour cet effet,
il faudroit refaire et revérifier un grand nombre
de calculs ; malheureusement il est peu de gens qui
puissent l' entreprendre, encore moins qui le
veuillent, surtout lorsque l' intérêt des hommes
puissants s' oppose à cette vérification.
J' ai montré les vraies causes de nos faux jugements ;
j' ai fait voir que toutes les erreurs de l' esprit
ont leur source ou dans les passions, ou dans
l' ignorance, soit de certains faits, soit de la vraie
signification de certains mots. L' erreur n' est donc
pas essentiellement attachée à la nature de l' esprit
humain ; nos faux jugements sont donc l' effet des
causes accidentelles, qui ne supposent point en nous
une faculté de juger distincte de la faculté de
sentir ; l' erreur n' est donc
qu' un accident, d' il suit que tous les hommes ont
essentiellement l' esprit juste.
Ces principes une fois admis, rien ne m' empêche
maintenant d' avancer, que juger , comme je l' ai
déjà prou, n' est proprement que sentir .
La conclusion générale de ce discours, c' est que
l' esprit peut être considéré ou comme la faculté
productrice de nos pensées ; et l' esprit, en ce
sens, n' est que sensibilité et mémoire : ou l' esprit
peut être regarcomme un effet de ces mêmes
facultés ; et, dans cette seconde signification,
l' esprit n' est qu' un assemblage de pensées, et peut
se subdiviser dans chaque homme en autant de parties
que cet homme a d' idées.
Voilà les deux aspects sous lesquels se présente
l' esprit considéré en lui-même : examinons
maintenant ce que c' est que l' esprit par rapport
à la société.
p43
DISCOURS 2 CHAPITRE 1
de l' esprit par rapport à la société.
la science n' est que le souvenir ou des faits
ou des idées d' autrui : l' esprit , disting
de la science , est donc un assemblage d' idées
neuves quelconques.
Cette définition de l' esprit est juste ; elle est
me très-instructive pour un philosophe : mais elle
ne peut être généralement adoptée : il faut au
public une définition qui le mette à portée de
comparer les différents esprits entr' eux, et de
juger de leur force et de leur étendue. Or, si l' on
admettoit la définition que je viens de donner,
comment le public mesureroit-il l' étendue d' esprit
d' un homme ? Qui donneroit au public une liste exacte
des ies de cet homme ? Et comment distinguer en lui
la science et l' esprit ?
Supposons que je prétende à lacouverte d' une idée
déjà connue : il faudroit que le public, pour savoir
si je rite réellement à cet égard le titre de
second inventeur,
p44
t préliminairement ce que j' ai lu, vu et entendu :
connoissance qu' il ne veut ni ne peut acquérir.
D' ailleurs, dans l' hypothese impossible que le
public pût avoir un dénombrement exact et de la
quantité et de l' espece des idées d' un homme, je
dis qu' en conséquence de ce dénombrement, le public
seroit souvent forde placer au rang des génies,
des hommes auxquels il ne souonne pas même qu' on
puisse accorder le titre d' hommes d' esprit : tels
sont en général tous les artistes.
Quelque frivole que paroisse un art, cet art
cependant est susceptible de combinaisons infinies.
Lorsque Marcel, la main appuyée sur le front, l' oeil
fixe, le corps immobile, et dans l' attitude d' une
ditation profonde, s' écrie tout-à-coup, en voyant
danser son écoliere, que de choses dans un menuet !
il est certain que ce danseur appercevoit alors,
dans la maniere de plier, de relever et d' emboiter
ses pas, des adresses invisibles aux yeux ordinaires,
et que son exclamation n' est ridicule que par la trop
grande importance mise à de petites choses. Or, si
l' art de la danse renferme un très-grand nombre
d' idées et de combinaisons, qui sait si l' art de la
déclamation ne suppose point, dans l' actrice qui y
excelle, autant d' idées qu' en emploie un politique
pour former un systême de gouvernement ? Qui peut
assurer, lorsqu' on consulte nos bons romans, que,
dans
p45
les gestes, la parure et les discours étudiés d' une
coquette parfaite, il n' entre pas autant de
combinaisons et d' idées qu' en exige la découverte
de quelque systême du monde ; et qu' en des genres
très-différents, la Le Couvreur et Ninon De
L' Enclos n' aient eu autant d' esprit qu' Aristote
et Solon ?
Je ne ptends pas démontrer à la rigueur la rité
de cette proposition ; mais faire seulement sentir
que, toute ridicule qu' elle paroisse, il n' est
cependant personne qui puisse la résoudre exactement.
Trop souvent dupes de notre ignorance, nous prenons
pour les limites d' un art celles que cette même
ignorance lui donne : mais supposons qu' on t, à
cet égard, détromper le public, je dis qu' en
l' éclairant on ne changeroit rien à sa maniere de
juger. Il ne mesurera jamais son estime pour un art
uniquement sur le nombre plus ou moins grand de
combinaisons nécessaires pour y réussir ; 1 parce que
le dénombrement en est impossible à faire ; 2 parce
qu' il ne doit considérer l' esprit que du point de
vue sous lequel il est important de le connoître,
c' est-à-dire, par rapport à la société. Or, sous cet
aspect, je dis que l' esprit n' est qu' un assemblage,
plus ou moins nombreux, non seulement d' idées
neuves, mais encore d' idées intéressantes pour le
public ; et que c' est moins au nombre et à la
finesse, qu' au choix heureux de nos ies, qu' on a
attacla réputation d' homme d' esprit.
En effet, si les combinaisons du jeu des échecs sont
infinies, si l' on n' y peut exceller sans en faire
un grand nombre ; pourquoi le public ne donne-t-il
pas aux grands joueurs d' échecs le titre de grands
esprits ? C' est que leurs idées ne lui sont utiles
ni comme agréables ni comme
p46
instructives, et qu' il n' a par conséquent nul intérêt
de les estimer : or l' intérêt préside à tous nos
jugements. Si le public a toujours fait peu de cas
de ces erreurs dont l' invention suppose quelquefois
plus de combinaisons et d' esprit que la découverte
d' une vérité, et s' il estime plus Locke que
Mallebranche, c' est qu' il mesure toujours son estime
sur son intérêt. à quelle autre balance peseroit-il
le mérite des idées des hommes ? Chaque particulier
juge des choses et des personnes par l' impression
agréable ou désagréable qu' il en reçoit : le public
n' est que l' assemblage de tous les particuliers ;
il ne peut donc jamais prendre que son utilité pour
regle de ses jugements.
Ce point de vue, sous lequel j' examine l' esprit, est,
je crois, le seul sous lequel il doive être considéré.
C' est l' unique maniere d' apprécier le rite de
chaque idée, de fixer sur ce point l' incertitude de
nos jugements, et de découvrir enfin la cause de
l' étonnante diversité des opinions des hommes en
matiere d' esprit ; diversité absolument dépendante
de la différence de leurs passions, de leurs idées,
de leurs pjugés, de leurs sentiments, et par
conséquent de leurs intérêts.
Il seroit en effet bien singulier que l' intérêt
général eût mis le prix aux différentes actions des
hommes ; qu' il leur eût donles noms de vertueuses,
de vicieuses ou de permises, selon qu' elles étoient
utiles, nuisibles ou indifférentes au public ; et
que ce même intérêt n' eût pas été
p47
l' unique dispensateur de l' estime ou dupris
attacaux ies des hommes.
On peut ranger les idées, ainsi que les actions,
sous trois classes différentes.
Les ies utiles : et prenant cette expression dans
le sens le plus étendu, j' entends, par ce mot, toute
idée propre à nous instruire ou à nous amuser.
Les ies nuisibles : ce sont celles qui font sur
nous une impression contraire.
Les ies indifférentes : je veux dire toutes celles
qui, peu agréables en elles-mêmes ou devenues trop
familieres, ne font presque aucune impression sur nous.
Or, de pareilles idées n' ont presque point
d' existence, et ne peuvent, pour ainsi dire, porter
qu' un instant le nom d' indifférentes ; leur durée
ou leur succession, qui les rend ennuyeuses, les
sait bientôt rentrer dans la classe des idées
nuisibles.
Pour faire sentir combien cette maniere de considérer
l' esprit est féconde en vérités, je ferai
successivement l' application des principes que
j' établis, aux actions et aux idées des hommes ;
et je prouverai qu' en tout temps, en tout lieu,
tant en matiere de morale qu' en matiere d' esprit,
c' est l' intérêt personnel qui dicte le jugement des
particuliers, et l' intérêt néral qui dicte celui
des nations : qu' ainsi c' est toujours, de la part
du public comme des particuliers, l' amour ou la
reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance
qui méprise.
Pourmontrer cette vérité, et faire appercevoir
l' exacte et perpétuelle ressemblance de nos manieres
de juger, soit les actions, soit les idées des
hommes, je consirerai la probité et l' esprit à
différents égards, et relativement, 1 à un
particulier, 2 à une petite société, 3 à une nation,
p48
4 aux différents siecles et aux différents pays,
5 à l' univers entier : et prenant toujours
l' expérience pour guide dans mes recherches, je
montrerai que, sous chacun de ces points de vue,
l' intérêt est l' unique juge de la probité et de
l' esprit.
p49
DISCOURS 2 CHAPITRE 2
de la probité, par rapport à un particulier.
ce n' est point de la vraie probité, c' est-à-dire,
de la probité par rapport au public, dont il s' agit
dans ce chapitre ; mais simplement de la probité
considérée relativement à chaque particulier.
Sous ce point de vue, je dis que chaque particulier
n' appelle probité , dans autrui, que l' habitude
des actions qui lui sont utiles : je dis l' habitude,
parce que ce n' est point une seule action honnête,
non plus qu' une seule idée ingénieuse, qui nous
obtiennent le titre de vertueux ou de spirituel ;
on sait qu' il n' est point d' avare qui ne se soit une
fois montnéreux, de libéral qui n' ait été une
fois avare, de fripon qui n' ait fait une bonne
action, de stupide qui n' ait dit un bon mot, et
d' homme enfin qui, si l' on rapproche certaines
actions de sa vie, ne paroisse do de toutes les
vertus et de tous les vices contraires. Plus de
conséquence dans la conduite des hommes supposeroit
en eux une continuité d' attention dont ils sont
incapables ; ils ne different les uns des autres
que du plus au moins. L' homme absolument conquent
n' existe point encore ; et c' est pourquoi rien de
parfait sur la terre, ni dans le vice, ni dans la
vertu.
C' est donc à l' habitude des actions qui lui sont
utiles qu' un particulier donne le nom de probité ;
je dis des actions, parce qu' on n' est point juge des
intentions. Comment le seroit-on ? Une action n' est
presque jamais l' effet d' un
p50
sentiment ; nous ignorons souvent nous-mêmes les
motifs qui nousterminent. Un homme opulent
enrichit un homme estimable et pauvre : il fait sans
doute une bonne action ; mais cette action est-elle
uniquement l' effet du desir de faire un heureux ?
La pitié, l' espoir de la reconnoissance, la vanité
me ; tous ces divers motifs, séparés ou réunis,
ne peuvent-ils pas, à son insu, l' avoir déterminé
à cette action louable ? Or, si le plus souvent
l' on ignore soi-même les motifs de son bienfait,
comment le public les appercevroit-il ? Ce n' est
donc que par les actions des hommes que le public
peut juger de leur probité.
Je conviens que cette maniere de juger est encore
fautive. Un homme a, par exemple, vingt degrés de
passion pour la vertu, mais il aime ; il a trente
degrés d' amour pour une femme, et cette femme en
veut faire un assassin : dans cette hypothese, il
est certain que cet homme est plus près du forfait
que celui qui, n' ayant que dix degs de passion
pour la vertu, n' aura que cinq degs d' amour pour
cette méchante femme. D' où je conclus que, de deux
hommes, le plus honnête dans ses actions est
quelquefois le moins passionné pour la vertu.
Aussi tout philosophe convient que la vertu des
hommespend infiniment des circonstances dans
lesquelles ils se trouvent placés. On n' a que trop
souvent vu des hommes vertueux céder à un
enchaînement malheureux d' énements bizarres.
Celui qui, dans toutes les situations possibles,
pond de sa vertu, est un imposteur ou un imbécille
dont il faut également sefier.
Aps avoir détermil' idée que j' attache à ce mot
de probité , considérée par rapport à chaque
particulier ; il faut, pour s' assurer de la justesse
de cette définition, avoir recours
p51
à l' observation ; elle nous apprend qu' il est des
hommes auxquels un heureux naturel, un desir vif de
la gloire et de l' estime, inspirent pour la justice
et la vertu le même amour que les hommes ont
communément pour les grandeurs et les richesses. Les
actions personnellement utiles à ces hommes vertueux
sont les actions justes, conformes à l' intérêt
général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires.
Ces hommes sont en si petit nombre, que je n' en fais
ici mention que pour l' honneur de l' humanité. La
classe la plus nombreuse, et qui compose à elle
seule presque tout le genre humain, est celle où
les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts,
n' ont jamais porté leurs regards sur l' intérêt
général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur
bien-être, ces hommes ne donnent le nom d' honnêtes
qu' aux actions qui leur sont personnellement utiles.
Un juge absout un coupable, un ministre éleve aux
honneurs un sujet indigne ; l' un et l' autre sont
toujours justes, au dire de leurs protégés : mais
que le juge punisse, que le ministre refuse, ils
seront toujours injustes aux yeux du criminel et
du disgracié.
Si les moines, chargés, sous la premiere race,
d' écrire la vie de nos rois, ne donnerent que la vie
de leurs bienfaiteurs ; s' ils ne désignerent les
autres regnes que par ces
p52
mot nihil fecit ; et s' ils ont donle nom des
rois fainéants à des princes très-estimables ;
c' est qu' un moine est un homme, et que tout homme
ne prend, dans ses jugements, conseil que de son
intérêt.
Les chrétiens, qui donnoient avec justice le nom de
barbarie et de crime aux cruautés qu' exeoient sur
eux les païens, ne donnerent-ils pas le nom de zele
aux cruautés qu' ils exercerent à leur tour sur ces
mes païens ? Qu' on examine les hommes, on verra
qu' il n' est point de crime qui ne soit mis au rang
des actions honnêtes par les sociétés auxquelles ce
crime est utile, ni d' action utile au public qui ne
soit blâmée de quelque société particuliere à qui
cette même action est nuisible.
Quel homme, en effet, s' il sacrifie l' orgueil de se
dire plus vertueux que les autres à l' orgueil d' être
plus vrai, et s' il sonde, avec une attention
scrupuleuse, tous les replis de son ame, ne
s' appercevra pas que c' est uniquement à la maniere
différente dont l' intérêt personnel se modifie, que
l' on doit ses vices et ses vertus ? Que tous les
hommes sont mus par la me force ? Que tous tendent
également
p53
à leur bonheur ? C' est que la diversité des passions
et des goûts, dont les uns sont conformes et les
autres contraires à l' intérêt public, quicide de
nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le vicieux,
il faut le plaindre, se féliciter d' un naturel
heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné
aucun de ces goûts et de ces passions, qui nous
eussent forcés de chercher notre bonheur dans
l' infortune d' autrui. Car enfin on obéit toujours
à son intérêt ; et de-là l' injustice de tous nos
jugements, et ces noms de juste et d' injuste
prodigs à la même action, relativement à l' avantage
ou au désavantage que chacun en roit.
Si l' univers physique est soumis aux loix du
mouvement, l' univers moral ne l' est pas moins à celle
de l' intérêt. L' intérêt est, sur la terre, le
puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes
les créatures la forme de tous les objets. Ce
mouton paisible, qui pâture dans nos plaines,
n' est-il pas un objet d' épouvante et d' horreur pour
ces insectes imperceptibles qui vivent dans
l' épaisseur de la pampe des herbes ? " fuyons,
disoient-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre,
dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos
cités. Que ne prend-il exemple sur le lion et le
tigre ? Ces animaux bienfaisants ne détruisent
point nos habitations, ils ne se repaissent point
de notre sang ; justes vengeurs du crime, ils
punissent sur le mouton les cruautés que le mouton
exerce sur nous. " c' est ainsi que des intérêts
différents métamorphosent les objets : le lion est
à nos yeux l' animal cruel ; à ceux de l' insecte,
c' est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l' univers
moral ce que Leibnitz disoit de l' univers
physique : que ce monde, toujours en mouvement,
offroit à chaque instant un phénomene nouveau et
différent à chacun de ses habitants.
p54
Ce principe est si conforme à l' expérience, que,
sans entrer dans un plus long examen, je me crois
en droit de conclurre que l' intérêt personnel est
l' unique et universel appréciateur du mérite des
actions des hommes ; et qu' ainsi la probité, par
rapport à un particulier, n' est, conforment à
mafinition, que l' habitude des actions
personnellement utiles à ce particulier.
p55
DISCOURS 2 CHAPITRE 3
de l' esprit, par rapport à un particulier.
transportons maintenant aux idées les principes que
je viens d' appliquer aux actions : l' on sera
contraint d' avouer que chaque particulier ne donne
le nom d' esprit qu' à l' habitude des idées qui
lui sont utiles, soit comme instructives, soit
comme agréables ; et qu' à ce nouvel égard, l' intérêt
personnel est encore le seul juge durite des
hommes.
Toute idée qu' on nous présente a toujours quelques
rapports avec notre état, nos passions ou nos
opinions. Or, dans tous ces différents cas, nous
prisons d' autant plus une idée que cette idée nous
est plus utile. Le pilote, le médecin et l' ingénieur
auront plus d' estime pour le constructeur de
vaisseau, le botaniste et le chanicien, que n' en
auront, pour ces mêmes hommes, le libraire, l' orfevre
et le maçon, qui leur préféreront toujours le
romancier, le dessinateur et l' architecte.
Lorsqu' il s' agira d' idées propres à combattre ou à
favoriser nos passions ou nos goûts, les plus
estimables à nos yeux seront, sans contredit, les
idées qui flatteront le plus ces mêmes passions ou
ces mêmes goûts. Une femme
p56
tendre fera plus de cas d' un roman que d' un livre
de métaphysique : un homme tel que Charles Xii
préférera l' histoire d' Alexandre à tout autre
ouvrage : l' avare ne trouvera certainement d' esprit
qu' à ceux qui lui indiqueront le moyen de placer
son argent au plus gros intérêt.
En fait d' opinions, comme en fait de passions, pour
estimer les idées d' autrui, il faut être intéressé
à les estimer ; sur quoi j' observerai qu' à ce
dernier égard les hommes peuvent être mus par deux
sortes d' intérêt.
Il est des hommes anis d' un orgueil noble et
éclairé, qui, amis du vrai, attacs à leur sentiment
sans opiniâtreté, conservent leur esprit dans cet
état de suspension qui y laisse une entrée libre aux
rités nouvelles : de ce nombre, sont quelques
esprits philosophiques, et quelques gens trop jeunes
pour s' être formé des opinions et rougir d' en
changer ; ces deux sortes d' hommes estimeront
toujours, dans les autres, des idées vraies,
lumineuses, et propres à satisfaire la passion qu' un
orgueil éclairé leur donne pour le vrai.
Il est d' autres hommes, et, dans ce nombre, je les
comprends presque tous, qui sont animés d' une vanité
moins noble ; ceux-là ne peuvent estimer dans les
autres que des idées conformes aux leurs et propres
à justifier la haute
p57
opinion qu' ils ont tous de la justesse de leur
esprit. C' est sur cette analogie d' idées que sont
fondés leur haine ou leur amour. De-là cet instinct
r et prompt qu' ont presque tous les gens diocres
pour connoître et fuir les gens de mérite : de-là
cet attrait puissant que les gens d' esprit ont les
uns pour les autres ; attrait qui les force, pour
ainsi dire, à se rechercher, malgré le danger que
met souvent dans leur commerce le desir commun qu' ils
ont de la gloire : de-là cette maniere sure de juger
du caractere et de l' esprit d' un homme par le choix
de ses livres et de ses amis ; un sot, en effet, n' a
jamais que de sots amis : toute liaison d' amitié,
lorsqu' elle n' est pas fondée sur un intérêt de
bienséance, d' amour, de protection, d' avarice,
d' ambition, ou sur quelqu' autre motif pareil,
suppose toujours quelque ressemblance d' idées ou de
sentiments entre deux hommes. Voilà ce qui rapproche
des gens d' une condition très-différente : voilà
pourquoi les Auguste, les Mécene, les Scipion,
les Julien, les Richelieu et les Condé vivoient
familiérement avec les gens d' esprit, et ce qui a
donné lieu au proverbe dont la trivialité atteste
la vérité : dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui
tu es .
L' analogie, ou la conformité des idées et des
opinions, doit donc être consirée comme la force
attractive et répulsive qui éloigne ou rapproche
les hommes les uns des autres.
p58
Qu' on transporte à Constantinople un philosophe,
qui, n' étant point éclairé par les lumieres de la
vélation, ne peut suivre que les lumieres de la
raison ; que ce philosophe nie la mission de
Mahomet, les visions et les prétendus miracles de
ce prophête : qui doute que ceux qu' on appelle les
bons musulmans n' aient de l' éloignement pour ce
philosophe, ne le regardent avec horreur, et ne le
traitent de fou, d' impie et quelquefois me de
malhonnête homme ? En vain diroit-il que, dans une
pareille religion, il est absurde de croire aux
miracles dont on n' est pas soi-même lemoin : et
que, s' il y a toujours plus à parier pour un mensonge
que pour un miracle ; les croire trop facilement,
c' est moins croire en Dieu qu' aux imposteurs : en
vain représenteroit-il que, si Dieut voulu
annoncer la mission de Mahomet, il n' eût
p59
point fait de ces prodiges ridicules aux yeux de la
raison la moins exere. Quelques raisons que ce
philosophe apportât de son incrédulité, il
n' obtiendroit jamais la réputation de sage et
d' honnête auprès de ces bons musulmans, qu' en
devenant assez imbécille pour croire des choses
absurdes, ou assez faux pour feindre de les croire.
Tant il est vrai que les hommes ne jugent les
opinions des autres que par la conformité qu' elles
ont avec les leurs. Aussi ne persuade-t-on jamais
les sots qu' avec des sottises.
Si le sauvage du Canada nous préfere aux autres
peuples de l' Europe, c' est que nous nous prêtons
davantage à ses moeurs, à son genre de vie ; c' est
à cette complaisance que nous devons l' éloge
magnifique qu' il croit faire d' un françois, lorsqu' il
dit : c' est un homme comme moi .
En fait de moeurs, d' opinions et d' idées, il paroît
donc que c' est toujours soi qu' on estime dans les
autres ; et c' est la raison pour laquelle les sar,
les Alexandre, et généralement tous les grands
hommes, ont toujours eu d' autres grands hommes sous
leurs ordres. Un prince est habile, il prend en
main le sceptre ; à peine est-il monté sur le trône,
que toutes les places se trouvent remplies par des
hommes supérieurs : le prince ne les a point formés,
il semble même les avoir pris au hazard ; mais,
forcé de n' estimer et de n' élever aux premiers postes
que des hommes dont l' esprit soit analogue au sien,
il est, par cette raison, toujours nécessité à faire
de bons choix. Un prince, au contraire, est peu
éclairé : contraint, par cette même raison, d' attirer
près de lui des gens qui lui ressemblent, il est
presque toujourscessité aux mauvais choix. C' est
la suite de semblables princes qui souvent a fait
substituer les plus grandes places de sots en sots
durant plusieurs siecles. Aussi les peuples, qui
p60
ne peuvent connoître personnellement leur maître,
ne le jugent-ils que sur le talent des hommes qu' il
emploie et sur l' estime qu' il a pour les gens de
rite. sous un monarque stupide, disoit la reine
Christine, toute sa cour ou l' est ou le devient .
Mais, dira-t-on, on voit quelquefois des hommes
admirer, dans les autres, des idées qu' ils n' auroient
jamais produites, et quime n' ont nulle analogie
avec les leurs. On sait ce mot d' un cardinal : après
la nomination du pape, ce cardinal s' approche du
saint pere, et lui dit : vous voiélu pape ;
voici la derniere fois que vous entendrez la
vérité : séduit par les respects, vous allez
bientôt vous croire un grand homme : souvenez-vous
qu' avant votre exaltation vous n' étiez qu' un
ignorant et un opiniâtre. Adieu, je vais vous
adorer .
Peu de courtisans sans doute sont doués de l' esprit
et du courage nécessaire pour tenir un pareil
discours ; mais la plupart d' entr' eux, semblables
à ces peuples qui tour à tour adorent et fouettent
leur idole, sont en secret charmés de voir humilier
le maître auquel ils sont soumis. La vengeance leur
inspire l' éloge qu' ils font de pareils traits, et
la vengeance est un intérêt. Qui n' est point ani
d' un intérêt de cette espece, n' estime et me ne
sent que les idées analogues aux siennes : aussi la
baguette, propre à découvrir un mérite naissant et
inconnu, ne tourne-t-elle et ne doit-elle réellement
tourner qu' entre les mains des gens d' esprit, parce
qu' il n' y a que le lapidaire qui se connoisse en
diamants bruts, et que l' esprit qui sente l' esprit.
Ce n' étoit que l' oeil d' un Turenne qui, dans le
jeune Curchill, pouvoit appercevoir le fameux
Marlborough.
Toute idée trop étrangere à notre maniere de voir
et de sentir nous semble toujours ridicule. Le même
projet, qui,
p61
vaste et grand, paroîtra cependant d' une exécution
facile au grand ministre, sera traité, par un
ministre ordinaire, de fou, d' insensé ; et ce projet,
pour me servir de la phrase usitée parmi les sots,
sera renvoyé à la république de Platon . Voilà
la raison pour laquelle, en certains pays, où
les esprits, énervés par la superstition, sont
paresseux et peu capables des grandes entreprises,
on croit couvrir un homme du plus grand ridicule,
lorsqu' on dit de lui : c' est un homme qui veut
former l' état . Ridicule que la pauvreté, le
dépeuplement de ces pays, et par conquent la
nécessité d' uneforme, fait, aux yeux des
étrangers, retomber sur les moqueurs. Il en est de
ces peuples comme de ces plaisants subalternes qui
croient déshonorer un homme lorsqu' ils disent de
lui, d' un ton sottement malin : c' est un romain,
c' est un esprit . Raillerie qui, rappellée à son
sens précis, apprend seulement que cet homme ne leur
ressemble point ; c' est-à-dire, qu' il n' est ni sot,
ni fripon. Combien un esprit attentif n' entend-il
pas, dans les conversations, de ces aveux imbécilles
et de ces phrases absurdes, qui, réduites à leur
signification exacte, étonneroient fort ceux qui les
emploient ? Aussi l' homme derite doit-il être
indifférent à l' estime comme au pris d' un
particulier, dont l' éloge ou la critique ne
signifient rien, sinon que cet homme pense ou ne
pense pas comme lui. Je pourrois encore, par une
p63
infinité d' autres faits, prouver que nous n' estimons
jamais que les idées analogues aux nôtres ; mais,
pour constater cette vérité, il faut l' appuyer sur
des preuves de pur raisonnement.
DISCOURS 2 CHAPITRE 4
de la nécessité où nous sommes de n' estimer que
nous dans les autres.
deux causes également puissantes nous y déterminent :
l' une est la vanité, et l' autre est la paresse. Je
dis la vanité, parce que le desir de l' estime est
commun à tous les hommes ; non que quelques-uns
d' entr' eux ne veuillent joindre, au plaisir d' être
admirés, le mérite de mépriser l' admiration ; mais
ce pris n' est pas vrai, et jamais l' admirateur
n' est stupide aux yeux de l' admiré : or, si tous les
hommes sont avides d' estime, chacun d' eux, instruit
par l' expérience que ses idées ne paroîtront
estimables ou méprisables aux autres qu' autant
qu' elles seront conformes ou contraires à leurs
opinions ; il s' ensuit qu' inspiré par sa vanité,
chacun ne peut s' emcher d' estimer dans les autres
une conformité d' idées qui l' assure de leur estime ;
et de haïr en eux une opposition d' idées, garant sûr
de leur haine ou du moins de leur pris qu' on doit
regarder comme un calmant de la haine.
Mais, dans la suppositionme qu' un homme fît, à
l' amour de la vérité, le sacrifice de sa vanité ; si
cet homme n' est point animé du desir le plus vif de
s' instruire, je dis que sa paresse ne lui permet
d' avoir, pour des opinions contraires aux siennes,
qu' une estime sur parole. Pour expliquer ce que
j' entends par estime sur parole , je distinguerai
deux sortes d' estime.
L' une, qu' on peut regarder comme l' effet ou du respect
p64
qu' on a pour l' opinion publique ou de la confiance
qu' on a dans le jugement de certaines personnes, et
que je nomme estime sur parole . Telle est celle
que certaines gens conçoivent pour des romans
très-diocres, uniquement parce qu' ils les croient
de quelques-uns de nos écrivains célebres. Telle est
encore l' admiration qu' on a pour les Descartes et
les Newton ; admiration qui, dans la plupart des
hommes, est d' autant plus enthousiaste qu' elle est
moins éclairée ; soit qu' après s' être for une idée
vague durite de ces grands génies, leurs
admirateurs respectent, en cette idée, l' ouvrage de
leur imagination ; soit qu' en s' établissant juges du
rite d' un homme tel que Newton, ils croient
s' associer aux éloges qu' ils lui prodiguent. Cette
sorte d' estime, dont notre ignorance nous force à
faire souvent usage, est, par-là même, la plus
commune. Rien de si rare que de juger d' aps soi.
L' autre espece d' estime est celle qui,
indépendante de l' opinion d' autrui, naît uniquement
de l' impression que font sur nous certaines idées,
et que, par cette raison, j' appelle estime sentie ,
la seule véritable et celle dont il s' agit ici. Or,
pour prouver que la paresse e nous permet d' accorder
cette sorte d' estime qu' aux idées analogues aux
nôtres, il suffit de remarquer que c' est, comme le
prouve sensiblement la géométrie, par l' analogie et
les rapports secrets
p65
que les idées déjà connues ont avec les idées
inconnues, qu' on parvient à la connoissance de ces
dernieres ; et que c' est en suivant la progression
de ces analogies qu' on peut s' élever au dernier
terme d' une science. D' où il suit que des idées,
qui n' auroient nulle analogie avec lestres,
seroient pour nous des idées inintelligibles. Mais,
dira-t-on, il n' est point d' idées qui n' aient
nécessairement entr' elles quelque rapport, sans
lequel elles seroient universellement inconnues.
Oui ; mais ce rapport peut être immédiat ou éloigné :
lorsqu' il est immédiat, le foible desir que chacun
a de s' instruire le rend capable de l' attention que
suppose l' intelligence de pareilles idées : mais,
s' il est éloigné, comme il l' est presque toujours
lorsqu' il s' agit de ces opinions qui sont le résultat
d' un grand nombre d' idées et de sentiments
différents, il est évident qu' à moins qu' on ne soit
ani d' un desir vif de s' instruire et qu' on ne se
trouve dans une situation propre à satisfaire ce
desir, la paresse ne nous permettra jamais de
concevoir, ni par conséquent d' avoir, d' estime
sentie pour des opinions trop contraires aux
nôtres.
Peu d' hommes ont le loisir de s' instruire. Le
pauvre, par exemple, ne peut ni réfléchir, ni
examiner ; il ne reçoit la vérité, comme l' erreur,
que par pjugé : occupé d' un travail journalier, il
ne peut s' élever à une certaine sphere d' idées ;
aussi pfere-t-il la bibliotheque bleue aux écrits
de Sal, De La Rochefoucault et du cardinal
De Retz.
Aussi dans ces jours dejouissances publiques où
le spectacle s' ouvre gratis , les comédiens,
ayant alors d' autres spectateurs à amuser, donneront
plutôt dom Japhet et Pourceaugnac ,
qu' Héraclius et le misanthrope . Ce que je
dis du peuple peut s' appliquer à toutes les
différentes classes d' hommes. Les gens du monde
sont distraits par mille affaires
p66
et mille plaisirs ; les ouvrages philosophiques ont
aussi peu d' analogie avec leur esprit, que le
misanthrope avec l' esprit du peuple. Aussi
préféreront-ils en général la lecture d' un roman
à celle de Locke. C' est par ce même principe des
analogies qu' on explique comment les savants et
me les gens d' esprit ont donné à des auteurs
moins estimés la pférence sur ceux qui le sont
davantage. Pourquoi Malherbe préféroit-il Stace
à tout autre pte ? Pourquoi Heinsius et
Corneille faisoient-ils plus de cas de Lucain que
de Virgile ? Par quelle raison Adrien préroit-il
l' éloquence de Caton à celle de Cicéron ?
Pourquoi Scaliger regardoit-il Homere et Horace
comme fort inférieurs à Virgile et à Juvenal ?
C' est que l' estime plus ou moins grande qu' on a pour
un auteur, dépend de l' analogie plus ou moins grande
que ses idées ont avec celles de son lecteur.
Que, dans un ouvrage manuscrit, et sur lequel on n' a
aucune prévention, l' on charge, pament, dix
hommes d' esprit de marquer les morceaux qui les
auront le plus frappés : je dis que chacun d' eux
soulignera des endroits différents ; et que, si l' on
confronte ensuite les endroits approuvés avec
l' esprit et le caractere de chaque approbateur, on
sentira que chacun d' eux n' a loué que les ies
analogues à sa maniere de voir et de sentir ; et
que l' esprit est, si j' ose le dire, une corde qui
ne frémit qu' à l' unisson.
Si le savant abde Longuerue, comme il le disoit
lui-même, n' avoit rien retenu des ouvrages de
s Augustin,
p67
sinon que le cheval de Troie étoit une machine de
guerre ; et si, dans le roman de Cléopatre, un
avocat célebre ne voyoit rien d' intéressant que les
nullités du mariage d' élise avec Artaban ; il
faut avouer que la seule différence qui se trouve
à cet égard entre les savants ou les gens d' esprit,
et les hommes ordinaires, c' est que les premiers,
ayant un plus grand nombre d' ies, leur sphere
d' analogies est beaucoup plus étendue. S' agit-il
d' un genre d' esprit très-différent du sien ? Pareil
en tout aux autres hommes, l' homme d' esprit n' estime
que les idées analogues aux siennes. Que l' on
rassemble un Newton, un Quinaut, un Machiavel ;
qu' on ne les nomme point, et qu' on ne les mette
point à portée de concevoir l' un pour l' autre cette
espece d' estime que j' appelle estime sur parole ;
on verra qu' après avoir ciproquement, mais
inutilement, essayé de se communiquer leurs idées,
Newton regardera Quinaut comme un rimailleur
insupportable, celui-ci prendra Newton pour un
faiseur d' almanachs, tous deux regarderont
Machiavel comme un politique du palais-royal ; et
tous trois enfin, se traitant réciproquement
d' esprits médiocres, se vengeront, par un mépris
ciproque, de l' ennui mutuel qu' ils se seront
procu.
Or, si les hommes supérieurs, entiérement absorbés
dans leur genre d' étude, ne peuvent avoir d' estime
sentie pour un genre d' esprit trop différent du
leur ; tout auteur, qui donne au public des ies
nouvelles, ne peut donc espérer d' estime que de
deux sortes d' hommes : ou des jeunes gens, qui,
n' ayant point adopté d' opinions, ont encore le desir
et le loisir de s' instruire ; ou de ceux dont
l' esprit, ami de la vérité et analogue à celui de
l' auteur, soupçonne dél' existence des idées qu' il
lui présente. Ce nombre d' hommes
p68
est toujours très-petit : voilà ce qui retarde les
progs de l' esprit humain, et pourquoi chaque
rité est toujours si lente à se dévoiler aux
yeux de tous.
Il résulte de ce que je viens de dire, que la plupart
des hommes, soumis à la paresse, ne conçoivent que
les idées analogues aux leurs, qu' ils n' ont
d' estime sentie que pour cette espece d' idées ;
et de-là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi
dire, forcé d' avoir de soi-même ; opinion que les
moralistes n' eussent peut-être point attribuée à
l' orgueil, s' ils eussent eu une connoissance plus
approfondie des principes ci-dessus établis. Ils
auroient alors senti que, dans la solitude, le saint
respect et l' admiration profonde dont on se sent
quelquefois pénétré pour soi-même, ne peut être
que l' effet de la nécessité où nous sommes de nous
estimer préférablement aux autres.
Comment n' auroit-on pas de soi la plus haute idée ?
Il n' est personne qui ne changeât d' opinions, s' il
croyoit ses opinions fausses. Chacun croit donc
penser juste, et par conséquent beaucoup mieux que
ceux dont les idées sont contraires aux siennes. Or,
s' il n' est pas deux hommes dont les idées soient
exactement semblables, il faut nécessairement que
chacun en particulier croie mieux penser que tout
autre. La duchesse de La Ferté disoit un jour à
Madame De Staal : il faut l' avouer, ma chere
amie, je ne
p69
trouve que moi qui aie toujours raison . écoutons
le talapoin, le bonze, le bramine, le guebre, le
grec, l' iman, le marabou : lorsque, dans l' assemblée
du peuple, ils pchent les uns contre les autres,
chacun d' eux ne dit-il pas comme la duchesse de
La Ferté : peuples, je vous l' assure, moi seul
j' ai toujours raison ? Chacun se croit donc
un esprit supérieur, et les sots ne sont pas ceux
qui s' en croient le moins : c' est ce qui a don
lieu au conte des quatre marchands qui viennent,
en foire, vendre de la beauté, de la naissance, des
dignités et de l' esprit, et qui trouvent tous le
débit de leur marchandise, à l' exception du dernier
qui se retire sans étrenner.
Mais, dira-t-on, on voit quelques gens reconntre
dans les autres plus d' esprit qu' en eux. Oui,
pondrai-je, on voit des hommes en faire l' aveu ;
et cet aveu est d' une belle ame : cependant ils
n' ont, pour celui qu' ils avouent leur supérieur,
qu' une estime sur parole ; ils ne font que
donner à l' opinion publique la pférence sur la
leur, et convenir que ces personnes sont plus
estimées, sans être intérieurement convaincus qu' elles
soient plus estimables.
p70
Un homme du monde conviendra, sans peine, qu' il est
en géométrie fort inférieur aux Fontaine, aux
d' Alembert, aux Clairaut, aux Euler ; que dans
la psie il le cede aux Moliere, aux Racine, aux
Voltaire : mais je dis en même temps que cet homme
fera d' autant moins de cas d' un genre, qu' il
reconnoîtra plus de supérieurs en ce même genre ;
et que d' ailleurs il se croira tellement dédommagé
de la suriorité qu' ont sur lui les hommes que je
viens de citer, soit en cherchant à trouver de la
frivolité dans les arts et les sciences, soit par
la variété de ses connoissances, le bon sens,
l' usage du monde, ou par quelque autre avantage
pareil, que, tout pesé, il se croira aussi estimable
que qui que ce soit.
Mais, ajoutera-t-on, comment imaginer qu' un homme
qui, par exemple, remplit les petits offices de la
magistrature, puisse se croire autant d' esprit que
Corneille ? Il est vrai, répondrai-je, qu' il ne
mettra personne à cet égard dans sa confidence :
cependant, lorsque, par un examen scrupuleux,
p71
l' on a couvert de combien de sentiments d' orgueil
nous sommes journellement affectés, sans nous en
appercevoir, et par combien d' éloges il faut être
enhardi pour s' avouer à soi-même et aux autres la
profonde estime qu' on a pour son esprit, on sent
que le silence de l' orgueil n' en prouve point
l' absence. Supposons, pour suivre l' exemple
ci-dessus rapporté, qu' au sortir de la codie le
hazard rassemble trois praticiens ; qu' ils viennent
à parler de Corneille ; tous trois, peut-être,
s' écrieront à la fois que Corneille est le plus
grand génie du monde : cependant, si, pour se
décharger du poids importun de l' estime, l' un d' eux
ajoutoit que ce Corneille est à la vérité un
grand homme, mais dans un genre frivole ; il est
certain, si l' on en juge par le mépris que certaines
gens affectent pour la poésie, que les deux autres
praticiens pourroient se ranger à l' avis du premier :
puis, de confiance en confiance, s' ils venoient à
comparer la chicane à la psie : l' art de la
procédure, diroit un autre, a bien ses ruses, ses
finesses et ses combinaisons, comme tout autre art :
vraiment, répondroit le troisieme, il n' est point
d' art plus difficile. Or, dans l' hypothese
très-admissible, que, dans cet art si difficile,
chacun de ces praticiens se crût le plus habile ;
sans qu' aucun d' eux eût pronon le mot, le résultat
de cette conversation seroit que chacun d' eux se
croiroit autant d' esprit que Corneille. Nous
sommes, par la vanité et surtout par l' ignorance,
tellement nécessités à nous estimer préférablement
aux autres, que le plus grand homme dans chaque art
est celui que chaque artiste regarde comme le premier
après lui. Du temps de Thémistocle, où l' orgueil
n' étoit différent de l' orgueil du siecle présent
qu' en ce qu' il étoit plus naïf, tous les capitaines,
après la bataille de Salamine, ayant
p72
été obligés de déclarer, par des billets pris sur
l' autel de Neptune, ceux qui avoient eu le plus de
part à la victoire, chacun s' y donnant la premiere
part, adjugea la seconde à Thémistocle ; et le
peuple crut alors devoir décerner la premiere
compense à celui que chacun des capitaines en
avoit regarcomme le plus digne après lui.
Il est donc certain que chacun a cessairement de
soi la plus haute idée ; et qu' en conséquence on
n' estime jamais dans autrui que son image et sa
ressemblance.
La conclusion générale de ce que j' ai dit de l' esprit,
considépar rapport à un particulier, c' est que
l' esprit n' est que l' assemblage des idées
intéressantes pour ce particulier, soit comme
instructives, soit comme agréables : d' où il suit
que l' intérêt personnel, comme je m' étois proposé
de le montrer, est, en ce genre, le seul juge du
rite des hommes.
DISCOURS 2 CHAPITRE 5
p73
de la probité, par rapport à une société
particuliere.
sous ce point de vue, je dis que la probité n' est
que l' habitude plus ou moins grande des actions
particuliérement utiles à cette petite société. Ce
n' est pas que certaines sociétés vertueuses ne
paroissent souvent se pouiller de leur propre
intérêt, pour porter sur les actions des hommes
des jugements conformes à l' intérêt public ; mais
elles ne font alors que satisfaire la passion qu' un
orgueil éclairé leur donne pour la vertu ; et, par
conséquent, qu' obéir, comme toute autre société,
à la loi de l' intérêt personnel. Quel autre motif
pourroitterminer un homme à des actions
généreuses ? Il lui est aussi impossible d' aimer
le bien pour le bien, que d' aimer le mal pour le
mal.
Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome, que
parce que l' amour paternel avoit sur lui moins de
puissance que l' amour de la patrie ; il ne fit alors
que céder à sa plus forte passion : c' est elle qui,
l' éclairant sur l' intérêt public, lui fit
appercevoir, dans un parricide si généreux, si
propre à ranimer l' amour de la liberté, l' unique
ressource qui pût sauver
p74
Rome et l' empêcher de retomber sous la tyrannie
des tarquins. Dans les circonstances critiques
Rome se trouvoit alors, il falloit qu' une pareille
action servît de fondement à la vaste puissance à
laquelle l' éleva depuis l' amour du bien public et
de la liberté.
Mais comme il est peu de Brutus et de sociétés
compoes de pareils hommes, c' est dans l' ordre
commun que je prendrai mes exemples, pour prouver
que, dans chacune des sociétés, l' intérêt particulier
est l' unique distributeur de l' estime accordée aux
actions des hommes.
Pour s' en convaincre, qu' on jette les yeux sur un
homme qui sacrifie tous ses biens pour sauver de la
rigueur des loix un parent, assassin : cet homme
passera certainement, dans sa famille, pour
très-vertueux, quoiqu' il soit réellement
très-injuste. Je dis très-injuste, parce que, si
l' espoir de l' impunité doit multiplier les forfaits
chez une nation, si la certitude du supplice est
absolument nécessaire pour y entretenir l' ordre ;
il est évident qu' une grace accore à un criminel
est, envers le public, une injustice dont se rend
complice celui qui sollicite une pareille grace.
p75
Qu' un ministre, sourd aux sollicitations de ses
parents et de ses amis, croie ne devoir élever aux
premieres places que des hommes du premier mérite :
ce ministre si juste passera certainement, dans sa
société, pour un homme inutile, sans amitié,
peut-être même sans honteté. Il faut le dire à la
honte du siecle ; ce n' est presque jamais qu' à des
injustices qu' un homme en grande place doit les
titres de bon ami, de bon parent, d' homme vertueux
et bienfaisant que lui prodigue la société dans
laquelle il vit.
Que, par ses intrigues, un pere obtienne l' emploi
de général pour un fils incapable de commander ; ce
pere sera cité, dans sa famille, comme un homme
honnête et bienfaisant : cependant, quoi de plus
abominable que d' exposer une nation, ou du moins
plusieurs de ses provinces, aux ravages qui suivent
unefaite, uniquement pour satisfaire l' ambition
d' une famille ?
Quoi de plus punissable que des sollicitations,
contre lesquelles il est impossible qu' un souverain
soit toujours en garde ? De pareilles sollicitations,
qui n' ont que trop souvent plonles nations dans
les plus grands malheurs, sont des sources
intarissables de calamis : calamités auxquelles
peut-être on ne peut soustraire les peuples qu' en
brisant entre les hommes tous les liens de la
parenté, et déclarant tous les citoyens enfants de
l' état. C' est l' unique moyen d' étouffer des vices
qu' autorise une apparence de vertu, d' emcher la
subdivision d' un peuple en une infinité de familles
ou de petites sociétés, dont les intérêts, presque
toujours oppos à l' intérêt public, éteindroient
à la fin dans les ames toute espece d' amour pour la
patrie.
Ce que j' ai dit prouve suffisamment que, devant le
tribunal d' une petite société, l' intérêt est le
seul juge du mérite
p76
des actions des hommes : aussi n' ajouterois-je rien
à ce que je viens de dire, si je ne m' étois propo
l' utilité publique pour but principal de cet
ouvrage. Or, je sens qu' un homme honte, effrayé
de l' ascendant que doit nécessairement avoir sur
lui l' opinion des sociétés dans lesquelles il vit,
peut craindre avec raison d' être, à son insu,
souvent détourné de la vertu.
Je n' abandonnerai donc pas cette matiere sans
indiquer les moyens d' échapper aux séductions, et
d' éviter les pieges que l' intérêt des sociétés
particulieres tend à la probité des plus honnêtes
gens, et dans lesquels il ne l' a que trop souvent
surprise.
p77
DISCOURS 2 CHAPITRE 6
des moyens de s' assurer de la vertu.
un homme est juste, lorsque toutes ses actions
tendent au bien public. Ce n' est point assez de
faire du bien pour mériter le titre de vertueux.
Un prince a mille places à donner, il faut les
remplir ; il ne peut s' empêcher de faire mille
heureux. C' est donc uniquement de la justice ou de
l' injustice de ses choix que dépend sa vertu. Si,
lorsqu' il s' agit d' une place importante, il donne,
par amitié, par foiblesse, par sollicitation ou par
paresse, à un homme médiocre, la préférence sur un
homme supérieur ; il doit se regarder comme injuste,
quelques éloges d' ailleurs que donne à sa probité
la société dans laquelle il vit.
En fait de probité, c' est uniquement l' intérêt
public qu' il faut consulter et croire, et non les
hommes qui nous environnent. L' intérêt personnel
leur fait trop souvent illusion.
Dans les cours, par exemple, cet intérêt ne
donne-t-il pas le nom de prudence à la fausseté,
et de sottise à la vérité qu' on y regarde du moins
comme une folie, et qu' on y doit toujours regarder
comme telle ?
Elle y est dangereuse ; et les vertus nuisibles
seront toujours comptées au rang des défauts. La
rité ne trouve grace qu' après des princes
humains et bons, tels que les
p78
Louis Xii, les Louis Xv. Les comédiens avoient
joué le premier sur le théâtre ; les courtisans
exhortoient le prince à les punir : non,
dit-il, ils me rendent justice ; ils me croient
digne d' entendre la vérité . Exemple de
modération imité depuis par m le duc d' . Ce prince,
forcé de mettre quelques impositions sur une
province, et fatigué des remontrances d' un puté
des états de cette province, lui répondit avec
vivacité : et quelles sont vos forces, pour vous
opposer à mes volons ? Que pouvez-vous faire ? ...
obeir et haïr, repliqua le député. Réponse noble
qui fait également honneur au député et au prince.
Il étoit presque aussi difficile à l' un de
l' entendre, qu' à l' autre de la faire. Ce me prince
avoit une maîtresse ; un gentilhomme la lui avoit
enlevée ; le prince étoit piqué, et ses favoris
l' excitoient à la vengeance : punissez,
disoient-ils, un insolent... je sais, leur
pondit-il, que la vengeance m' est facile, un mot
suffit pour me défaire d' un rival ; et c' est ce
qui m' empêche de le prononcer .
Une pareille modération est trop rare ; la vérité
est ordinairement trop mal accueillie des princes
et des grands, pourjourner long-temps dans les
cours. Comment habiteroit-elle un pays où la
plupart de ceux qu' on appelle les honnêtes gens,
habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent
et doivent réellement donner à ces vices le nom
d' usage du monde ? L' on apperçoit difficilement le
crime où se trouve l' utilité. Qui doute cependant
que certaines flatteries ne soient plus dangereuses
et par conséquent plus criminelles aux yeux d' un
prince ami de la gloire, que des libelles faits
contre lui ? Non que je prenne ici le parti des
libelles : mais enfin une flatterie peut, à son
insu tourner
p79
un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu' un
libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce
n' est souvent que par la bouche de la licence que
les plaintes des opprimés peuvent s' élever jusqu' au
trône. Mais l' intérêt cachera toujours de pareilles
rités aux sociétés particulieres de la cour. Ce
n' est, peut-être, qu' en vivant loin de ces sociétés
qu' on peut sefendre des illusions qui les
duisent. Il est du moins certain que, dans ces
mes sociétés, on ne peut conserver une vertu
toujours forte et pure, sans avoir habituellement
présent à l' esprit le principe de l' utilité
publique, sans avoir une connoissance profonde des
ritables intérêts de ce public, par conséquent
de la morale et de la politique. La parfaite
probité n' est jamais le partage de la stupidité ;
une probité sans lumieres n' est, tout au plus,
qu' une probité d' intention, pour laquelle le public
n' a et ne doit effectivement avoir aucun égard,
1 parce qu' il n' est point juge des intentions ;
2 parce qu' il ne prend, dans ses jugements, conseil
que de son intérêt.
p80
S' il soustrait à la mort celui qui par malheur tue
son ami à la chasse, ce n' est pas seulement à
l' innocence de ses intentions qu' il fait grace,
puisque la loi condamne au supplice la sentinelle
qui s' est involontairement laissé surprendre au
sommeil. Le public ne pardonne, dans le premier
cas, que pour ne point ajouter à la perte d' un
citoyen celle d' un autre citoyen ; il ne punit,
dans le second, que pour pvenir les surprises et
les malheurs auxquels l' exposeroit une pareille
invigilance.
Il faut donc, pour être honnête, joindre à la
noblesse de l' ame les lumieres de l' esprit.
Quiconque rassemble en soi ces différents dons de
la nature, se conduit toujours sur la boussole de
l' utilité publique. Cette utilité est le principe
de toutes les vertus humaines, et le fondement de
toutes lesgislations. Elle doit inspirer le
législateur, forcer les peuples à se soumettre à
ses loix ; c' est enfin à ce principe qu' il faut
sacrifier tous ses sentiments, jusqu' au sentiment
me de l' humanité.
L' humanité publique est quelquefois impitoyable
envers les particuliers. Lorsqu' un vaisseau est
surpris par de longs calmes, et que la famine a,
d' une voix impérieuse, comman de tirer au sort la
victime infortunée qui doit servir de pâture à ses
compagnons, on l' égorge sans
p81
remords : ce vaisseau est l' emblême de chaque nation ;
tout devient légitime et même vertueux pour le salut
public.
La conclusion de ce que je viens de dire, c' est qu' en
fait de probité, ce n' est point des sociétés où l' on
vit dont il faut prendre conseil, mais uniquement de
l' intérêt public : qui le consulteroit toujours ne
feroit jamais que des actions ou immédiatement utiles
au public, ou avantageuses aux particuliers sans être
nuisibles à l' état. Or de pareilles actions lui sont
toujours utiles.
L' homme qui secourt le mérite malheureux donne, sans
contredit, un exemple de bienfaisance conforme à
l' intérêt général ; il acquitte la taxe que la
probité impose à la richesse.
L' honnête pauvreté n' a d' autre patrimoine que les
trésors de la vertueuse opulence.
Qui se conduit par ce principe peut se rendre à
lui-même un moignage avantageux de sa probité,
peut se prouver qu' il mérite réellement le titre
d' honnête homme : je dis riter ; car, pour
obtenir quelque réputation en ce genre, il ne suffit
pas d' être vertueux ; il faut, de plus, se trouver,
comme les Codrus et les Regulus, heureusement
placé dans des temps, des circonstances et des
postes où nos actions puissent beaucoup influer sur
le bien public. Dans toute autre position, la
probité d' un citoyen, toujours ignorée du public,
n' est, pour ainsi dire, qu' une qualité de société
particuliere, à l' usage seulement de ceux avec
lesquels il vit.
C' est uniquement par ses talents qu' un homme pri
peut se rendre utile et recommandable à sa nation.
Qu' importe au public la probité d' un particulier ?
Cette probité
p82
ne lui est de presqu' aucune utilité. Aussi juge-t-il
les vivants comme la postérité juge les morts : elle
ne s' informe point si Juvenal étoit méchant, Ovide
débauché, Annibal cruel, Lucrece impie, Horace
libertin, Auguste dissimulé, et César la femme de
tous les maris : c' est uniquement leurs talents
qu' elle juge.
Sur quoi je remarquerai que la plupart de ceux qui
s' emportent avec fureur contre les vices domestiques
d' un homme illustre, prouvent moins leur amour pour
le bien public que leur envie contre les talents ;
envie qui prend souvent, à leurs yeux, le masque
d' une vertu, mais qui n' est le plus souvent qu' une
envie déguisée, puisqu' en général ils n' ont pas la
me horreur pour les vices d' un homme sans mérite.
Sans vouloir faire l' apologie du vice, que
d' honnêtes-gens auroient à rougir des sentiments dont
ils se targuent, si on leur en couvroit le principe
et la bassesse.
Peut-être le public marque-t-il trop d' indifférence
pour la vertu ; peut-être nos auteurs sont-ils
quelquefois plus soigneux de la correction de leurs
ouvrages que de celle de leurs moeurs, et prennent-ils
exemple sur Averroës, ce philosophe, qui se
permettoit, dit-on, des friponneries qu' il regardoit
non seulement comme peu nuisibles, maisme comme
utiles à sa réputation : il donnoit, disoit-il,
par-là le change à ses rivaux, détournoit adroitement
sur ses moeurs les critiques qu' ils eussent faites
de ses ouvrages ; critiques qui, sans doute,
auroient porté à sa gloire de plus dangereuses
atteintes.
p83
J' ai, dans ce chapitre, indiqué le moyen d' échapper
aux séductions des sociétés particulieres, de
conserver une vertu toujours ibranlable au choc
de mille intérêts particuliers et difrents ; et
ce moyen consiste à prendre, dans toutes ses
démarches, conseil de l' intérêt public.
p84
DISCOURS 2 CHAPITRE 7
de l' esprit, par rapport aux sociétés
particulieres.
ce que j' ai dit de l' esprit par rapport à un seul
homme, je le dis de l' esprit considéré par rapport
aux sociétés particulieres. Je nepéterai donc
point, à ce sujet, le tail fatigant des mêmes
preuves ; je montrerai seulement, par de nouvelles
applications du me principe, que chaque société,
comme chaque particulier, n' estime ou ne méprise
les idées des autres soctés que par la convenance
ou la disconvenance que ces idées ont avec ses
passions, son genre d' esprit, et enfin le rang que
tiennent dans le monde ceux qui composent cette
société.
Qu' on produise un fakir dans un cercle de sybarites,
ce fakir n' y sera-t-il pas regaravec cette pitié
prisante que des ames sensuelles et douces ont
pour un homme qui perd des plaisirs els, pour
courir aps des biens imaginaires ? Que je fasse
pénétrer un conquérant dans la retraite des
philosophes, qui doute qu' il ne traite de frivolités
leurs spéculations les plus profondes, qu' il ne les
considere avec le mépris daigneux qu' une ame, qui
se dit grande, a pour des ames qu' elle croit petites,
et que la puissance a pour la foiblesse ? Mais qu' à
son tour, je transporte ce conquérant au portique :
orgueilleux, lui dira le stoïcien outragé, toi qui
prises des ames plus hautes que la tienne,
apprends que l' objet de tes desirs est ici celui de
nos mépris ; que rien ne paroît grand sur la terre,
à qui la contemple d' un point de vue élevé. Dans une
forêt antique, c' est
p85
du pied des cedres, où s' assied le voyageur, que
leur faîte semble toucher aux cieux ; du haut des
nues, où plane l' aigle, les hautes futaies rampent
comme la bruyere, et n' offrent aux yeux du roi des
airs qu' un tapis de verdure déployé sur des plaines.
C' est ainsi que l' orgueil blessé du stoïcien se
vengera du dédain de l' ambitieux ; et qu' en général
se traiteront tous ceux qui seront animés de passions
différentes.
Qu' une femme jeune, belle, galante, telle enfin que
l' histoire nous peint cette célebre Cléopatre, qui,
par la multiplicité de ses beautés, les charmes de
son esprit, la variété de ses caresses, faisoit
goûter chaque jour à son amant les lices de
l' inconstance ; et dont enfin la premier jouissance
n' étoit, dit échard, qu' une premiere faveur ;
qu' une telle femme se trouve dans une assemblée de
ces prudes, dont la vieillesse et la laideur
assurent la chasteté ; on y prisera ses graces
et ses talents : à l' abri de la duction, sous
l' égide de la laideur, ces prudes ne sentent pas
combien l' ivresse d' un amant est flatteuse ; avec
quelle peine, quand on est belle, on résiste au
desir de mettre un amant dans la confidence de mille
appas secrets : elles se déchaîneront donc avec
fureur contre cette belle femme, et mettront ses
foiblesses au rang des plus grands crimes. Mais,
si l' une de ces prudes se présente à son tour dans
un cercle de coquettes, elle y sera traitée sans
aucun des ménagements que la jeunesse et la beau
doivent à la vieillesse et à la laideur. Pour se
venger de sa pruderie, on lui dira que la belle qui
cede à l' amour et la laide qui lui résiste ne font,
toutes deux, qu' obéir au même principe de vanité ;
que, dans un amant, l' une cherche un admirateur de
ses attraits, l' autre fuit unlateur de ses
disgraces ; et
p86
qu' animées, toutes deux, par le même motif, entre la
prude et la femme galante, il n' y a jamais que la
beauté de différence.
Voilà comme les passions différentes s' insultent
ciproquement ; et pourquoi le glorieux, qui
connoît le mérite dans une condition médiocre,
qui le dédaigne et qui voudroit le voir ramper à
ses pieds, est à son tour méprisé des gens éclairés.
Insensé, lui diroient-ils volontiers, homme sans
rite et même sans orgueil, de quoi t' applaudis-tu ?
Des honneurs qu' on te rend ? Mais, ce n' est point à
ton mérite, c' est à ton faste et à ta puissance
qu' on rend hommage. Tu n' es rien par toi-même ; si
tu brilles, c' est de l' éclat quefléchit sur toi
la faveur du souverain. Regarde ces vapeurs qui
s' élevent de la fange des marécages ; soutenues
dans les airs, elles s' y changent en nuages
éclatants ; elles brillent comme toi, mais d' une
splendeur empruntée du soleil ; l' astre se couche,
l' éclat du nuage a disparu.
Si des passions contraires excitent le mépris
respectif de ceux qu' elles animent, trop d' opposition
dans les esprits produit à peu près le même effet.
Nécessités, comme je l' ai prou dans le chapitre iv,
à ne sentir, dans les autres, que les idées analogues
à nos ies, comment admirer un genre d' esprit trop
différent du tre ? Si l' étude d' une science ou
d' un art nous y fait appercevoir une infinité de
beautés et de difficultés que nous ignorerions sans
cette étude, c' est donc pour la science et l' art que
nous cultivons, que nous avons nécessairement le plus
de cette estime que j' appelle sentie .
Notre estime, pour les autres arts ou sciences, est
toujours proportionnée au rapport plus ou moins
prochain
p87
qu' ils ont avec la science ou l' art auquel nous nous
appliquons. Voilà pourquoi le géometre a
communément plus d' estime pour le physicien que pour
le pte, qui doit en accorder davantage à l' orateur
qu' auometre.
C' est aussi de la meilleure foi du monde qu' on voit
des hommes illustres, en des genres différents,
faire très-peu de cas les uns des autres. Pour se
convaincre de la réalité d' un mépris toujours
ciproque de leur part (car il n' y a point de dette
plus fidellement acquittée que le mépris), ptons
l' oreille aux discours qui échappent aux gens
d' esprit.
Semblables aux vendeurs de mithridate répandus dans
une place publique, chacun d' eux appelle les
admirateurs à soi, et croit les mériter seul. Le
romancier se persuade que c' est son genre d' ouvrage
qui suppose le plus d' invention et de délicatesse
dans l' esprit ; le métaphysicien se voit comme la
source de l' évidence et le confident de la nature :
moi seul, dit-il, je puis généraliser les idées, et
découvrir le germe des événements qui se développent
journellement dans le monde physique et moral ; et
c' est par moi seul que l' homme peut être éclairé. Le
poëte, qui regarde les métaphysiciens comme des foux
rieux, les assure que, s' ils cherchent la vérité
dans le puits où elle s' est retirée, ils n' ont, pour
y puiser, que le sceau des Danaïdes ; que les
découvertes de leur esprit sont douteuses, mais que
les agrémens du sien sont certains.
C' est par de tels discours que ces trois hommes se
prouveroient ciproquement le peu de cas qu' ils
font les uns des autres ; et si, dans une pareille
contestation, ils prenoient un politique pour
arbitre : apprenez, leur diroit-il à tous, que les
sciences et les arts ne sont que de sérieuses
bagatelles et de difficiles frivolités. L' on s' y
peut appliquer
p88
dans l' enfance, pour donner plus d' exercice à son
esprit : mais c' est uniquement la connoissance des
intérêts des peuples qui doit occuper la tête d' un
homme fait et sensé ; tout autre objet est petit,
et tout ce qui est petit est méprisable : d' où il
concluroit que lui seul est digne de l' admiration
universelle.
Or, pour terminer cet article par un dernier exemple,
supposons qu' un physicien ptât l' oreille à cette
conclusion : tu te trompes, répliqueroit-il à ce
politique. Si l' on ne mesure la grandeur de l' esprit
que par la grandeur des objets qu' il considere,
c' est moi seul qu' on doit réellement estimer. Une
seule de mes découvertes change les intérêts des
peuples. J' aimante une aiguille, je l' enferme dans
une boussole ; l' Amérique secouvre ; l' on fouille
ses mines, mille vaisseaux chargés d' or fendent les
mers, abordent en Europe ; et la face du monde
politique est changée. Toujours occupé de grands
objets, si je me recueille dans le silence et la
solitude, ce n' est point pour y étudier les petites
volutions des gouvernements, mais celles de
l' univers ; ce n' est point pour y trer les
frivoles secrets des cours, mais ceux de la nature :
je couvre comment les mers ont formé les
montagnes et se sontpandues sur la terre ; je
mesure et la force qui meut les astres et l' étendue
des cercles lumineux qu' ilscrivent dans l' azur
du ciel : je calcule leur masse, je la compare à
celle de la terre ; et je rougis de la petitesse du
globe. Or, si j' ai tant de honte de la ruche, juge
du mépris que j' ai pour l' insecte qui l' habite : le
plus grand législateur n' est à mes yeux que le roi
des abeilles.
Voilà par quels raisonnements chacun se prouve à
lui-même qu' il est possesseur du genre d' esprit le
plus estimable ;
p89
et comment, excités par le desir de le prouver aux
autres, les gens d' esprit seprisent
ciproquement, sans s' appercevoir que chacun d' eux,
enveloppé dans le mépris qu' il inspire pour ses
pareils, devient le jouet et la risée de ce me
public dont il devroit être l' admiration.
Au reste, c' est en vain qu' on voudroit diminuer la
prévention favorable que chacun a pour son esprit.
On se moque d' un fleuriste immobile ps d' une
platte-bande de tulipes ; il tient les yeux toujours
fixés sur leurs calices ; il ne voit rien d' admirable
sur la terre que la finesse et le mêlange des
couleurs dont il a, par sa culture, forcé la nature
à les peindre : chacun est ce fleuriste ; s' il ne
mesure l' esprit des hommes que sur la connoissance
qu' ils ont des fleurs, nous ne mesurons pareillement
notre estime pour eux que sur la conformité de leurs
idées avec les nôtres.
Notre estime est tellement dépendante de cette
conformité d' idées, que personne ne peut s' examiner
avec attention sans s' appercevoir que, si, dans tous
les instants de la journée, il n' estime point le
me homme précisément au même degré, c' est toujours
à quelques-unes de ces contradictions, inévitables
dans le commerce intime et journalier, qu' il doit
attribuer la perpétuelle variation du thermometre
de son estime : aussi tout homme, dont les idées
ne sont point analogues à celles de la société, en
est-il toujours méprisé.
Le philosophe, qui vivra avec des petits-maîtres,
sera l' imbécille et le ridicule de leur société ; il
s' y verra jo par le plus mauvais bouffon, dont les
plus fades quolibets passeront pour d' excellents
mots : car le succès des plaisanteries dépend moins
de la finesse d' esprit de leur auteur, que de son
attention à ne ridiculiser que les ies désagréables
p90
à sa société. Il en est des plaisanteries comme des
ouvrages de parti ; elles sont toujours admirées
de la cabale.
Le mépris injuste des sociétés particulieres les unes
pour les autres, est donc, comme le mépris de
particulier à particulier, uniquement l' effet et de
l' ignorance et de l' orgueil : orgueil sans doute
condamnable, mais cessaire et inhérent à la nature
humaine. L' orgueil est le germe de tant de vertus et
de talents, qu' il ne faut ni espérer de le détruire,
ni me tenter de l' affoiblir, mais seulement de le
diriger aux choses hontes. Si je me moque ici de
l' orgueil de certaines gens, je ne le fais, sans
doute, que par un autre orgueil, peut-être mieux
entendu que le leur dans ce cas particulier, comme
plus conforme à l' intérêt général ; car la justice
de nos jugements et de nos actions n' est jamais que
la rencontre heureuse de notre intérêt avec l' intérêt
public.
Si l' estime, que les diverses sociétés ont pour
certains sentiments et certaines sciences, est
différente selon la diversité des passions et du
genre d' esprit de ceux qui les composent ; qui doute
que la différence entre les conditions des hommes
ne produise à peu près le me effet ; et que des
idées, agréables aux gens d' un certain rang, ne
soient ennuyeuses pour des hommes d' un autre état ?
Qu' un homme de guerre, ungociant, dissertent
devant des gens de
p91
robe ; l' un sur l' art des sieges, des campements et
des évolutions militaires ; l' autre, sur le commerce
de l' indigo, de la soie, du sucre et du cacao ; ils
seront écoutés avec moins de plaisir et d' avidité,
que l' homme qui, plus au fait des intrigues du
palais, des prérogatives de la magistrature et de
la maniere de conduire une affaire, leur parlera
de tous les objets que le genre de leur esprit ou
de leur vanité rend plus particuliérement
intéressants pour eux.
En général, on méprise jusqu' à l' esprit dans un
homme d' un état inférieur au sien. Quelque mérite
qu' ait un bourgeois, il sera toujours prisé d' un
homme en place, si cet homme en place est stupide ;
quoiqu' il n' y ait, dit Domat, qu' une
distinction civile entre le bourgeois et le grand
seigneur, et une distinction naturelle entre
l' homme d' esprit et le grand seigneur stupide .
C' est donc toujours l' intérêt personnel, modifié
selon la différence de nos besoins, de nos passions,
de notre genre d' esprit et de nos conditions, qui,
se combinant, dans les diverses sociétés, d' un
nombre infini de manieres, produit l' étonnante
diversité des opinions.
C' est conséquemment à cette variété d' intérêt que
chaque société a son ton, sa maniere particuliere
de juger et son grand esprit, dont elle feroit
volontiers un dieu, si la crainte des jugements du
public ne s' opposoit à cette apothéose.
Voilà pourquoi chacun trouve à s' assortir. Aussi
n' est-il point de stupide, s' il apporte une certaine
attention au choix de sa société, qui n' y puisse
passer une vie douce au milieu d' un concert de
louanges données par des admirateurs sinceres ;
aussi n' est-il point d' homme d' esprit, s' il se
pand dans différentes sociétés, qui ne s' y voie
successivement
p92
traité de fou, de sage, d' agréable, d' ennuyeux, de
stupide et de spirituel.
La conclusion générale de ce que je viens de dire,
c' est que l' intérêt personnel est, dans chaque
société, l' unique appréciateur du mérite des choses
et des personnes. Il ne me reste plus qu' à montrer
pourquoi les hommes les plus généralement fêtés et
recherchés des sociétés particulieres telles que
celles du grand monde, ne sont pas toujours les plus
estimés du public.
p93
DISCOURS 2 CHAPITRE 8
de la différence des jugements du public, et de
ceux des sociétés particulieres.
pour découvrir la cause des jugements difrents que
portent sur les mêmes gens le public et les sociétés
particulieres, il faut observer qu' une nation n' est
que l' assemblage des citoyens qui la composent ;
que l' intérêt de chaque citoyen est toujours, par
quelque lien, attaché à l' intérêt public ; que,
semblable aux astres qui, suspendus dans les déserts
de l' espace, y sont mus par deux mouvements
principaux, dont le premier plus lent leur est
commun avec tout l' univers, et le second plus rapide
leur est particulier, chaque société est aussi mue
par deux différentes especes d' intérêt.
Le premier, plus foible, lui est commun avec la
société générale, c' est-à-dire, avec la nation ; et
le second, plus puissant, lui est absolument
particulier.
Conséquemment à ces deux sortes d' intérêt, il est
deux sortes d' idées propres à plaire aux sociétés
particulieres.
L' une, dont le rapport, plus immédiat à l' intérêt
public, a pour objet le commerce, la politique, la
guerre, la législation, les sciences et les arts :
cette espece d' ies intéressantes pour chacun d' eux
en particulier, est en conséquence la plus
généralement, mais la plus foiblement estimée de la
plupart des soctés. Je dis de la plupart, parce
qu' il est
p94
des sociétés, telles que les soctés académiques,
pour qui les idées le plusralement utiles sont
les idées le plus particuliérement agréables, et
dont l' intérêt personnel se trouve par ce moyen
confondu avec l' intérêt public.
L' autre espece d' idées a des rapports immédiats à
l' intérêt particulier de chaque société, c' est-à-dire,
à ses goûts, à ses aversions, à ses projets, à ses
plaisirs. Plus intéressante et plus agréable, par
cette raison, aux yeux de cette société, elle est
communément assez indifférente à ceux du public.
Cette distinction admise, quiconque acquiert un
très-grand nombre d' idées de cette derniere espece,
c' est-à-dire, d' idées particuliérement intéressantes
pour les sociétés où il vit, y doit être, en
conséquence, regardé comme très-spirituel : mais
que cet homme s' offre aux yeux du public, soit dans
un ouvrage, soit dans une grande place, il ne lui
paroîtra souvent qu' un homme très-médiocre. C' est
une voix charmante en chambre, mais trop foible
pour le théâtre.
Qu' un homme, au contraire, ne s' occupe que d' idées
généralement inressantes, il sera moins agréable
aux sociétés dans lesquelles il vit ; il y paroîtra
me quelquefois et lourd et déplacé : mais qu' il
s' offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage,
soit dans une grande place ; étincelant alors de
génie, il méritera le titre d' homme surieur. C' est
un colosse monstrueux et même désagréable dans
l' attelier du sculpteur, qui, élevé dans la place
publique, devient l' admiration des citoyens.
Mais pourquoi ne réuniroit-on pas en soi les idées
de l' une et l' autre espece ? Et n' obtiendroit-on
pas, à la fois, l' estime de la nation et celle des
gens du monde ? C' est, répondrai-je, parce que le
genre d' étude auquel il faut se livrer pour acquérir
des ies intéressantes pour le public,
p95
ou pour les sociétés particulieres, est absolument
différent.
Pour plaire dans le monde, il ne faut approfondir
aucune matiere, mais voltiger incessamment de sujets
en sujets ; il faut avoir des connoissances
très-vares, ets-lors très-superficielles ;
savoir de tout, sans perdre son temps à savoir
parfaitement une chose ; et donner, par conséquent,
à son esprit plus de surface que de profondeur.
Or, le public n' a nul intérêt d' estimer des hommes
superficiellement universels : peut-être même ne
leur rend-il point une exacte justice, et ne se
donne-t-il jamais la peine de prendre le toisé d' un
esprit partagé en trop de genres différents.
Uniquement intéressé à estimer ceux qui se rendent
supérieurs en un genre, et qui avancent, à cet égard,
l' esprit humain, le public doit faire peu de cas de
l' esprit du monde.
Il faut donc, pour obtenir l' estime générale, donner
à son esprit plus de profondeur que de surface, et
concentrer, pour ainsi dire, dans un seul point,
comme dans le foyer d' un verre ardent, toute la
chaleur et les rayons de son esprit. Eh ! Comment
se partager entre ces deux genres d' étude, puisque
la vie qu' il faut mener pour suivre l' un ou l' autre
est entiérement différente ? L' on n' a donc l' une
de ces especes d' esprit qu' exclusivement à l' autre.
Si, pour acquérir des idées intéressantes pour le
public, il faut, comme je le prouverai dans les
chapitres suivants, se recueillir dans le silence
et la solitude ; il faut, au contraire, pour
présenter aux sociétés particulieres les idées les
plus agréables pour elles, se jeter absolument dans
le tourbillon du monde. Or, l' on ne peut y vivre
sans se remplir la tête d' idées fausses et puériles :
je dis fausses,
p96
parce que tout homme qui ne connoît qu' une seule
façon de penser, regarde cessairement sa société
comme l' univers par excellence ; il doit imiter les
nations dans le mépris réciproque qu' elles ont pour
leur moeurs, leur religion, et même leurs
habillements différents ; trouver ridicule tout ce
qui contredit les idées de sa société ; et tomber,
en conquence, dans les erreurs les plus
grossieres. Quiconque s' occupe fortement des petits
intérêts des sociétés particulieres, doit
nécessairement attacher trop d' estime et
d' importance à des fadaises.
Or, qui peut se flatter d' échapper à cet égard aux
pieges de l' amour-propre, lorsqu' on voit qu' il n' est
point de procureur dans son étude, de conseiller
dans sa chambre, de marchand dans son comptoir,
d' officier dans sa garnison, qui ne croie l' univers
occupé de ce qui l' intéresse ?
Chacun peut s' appliquer ce conte de la mere
Jesus ,
p97
qui, témoin d' une dispute entre la discrette et la
supérieure, demande au premier qu' elle trouve au
parloir : savez-vous que la mere Cécile et la
mere Thérese viennent de se brouiller ? Mais,
vous êtes surpris ? Quoi ! Tout de bon, vous
ignoriez leur querelle ? Et d' où venez-vous donc ?
Nous sommes tous, plus ou moins, la mere Jesus : ce
dont notre société s' occupe, c' est ce dont tous les
hommes doivent s' occuper ; ce qu' elle pense, croit
et dit, c' est l' univers entier qui le pense, le
croit et le dit.
Comment un courtisan qui vit répandu dans un monde
l' on ne parle que des cabales, des intrigues de
la cour, de ceux qui s' élevent en crédit ou qui
tombent en disgrace, et qui, dans le cercle étendu
de ses soctés, ne voit personne qui ne soit, plus
ou moins, affecté des mêmes idées ; comment, dis-je,
ce courtisan ne se persuaderoit-il pas que les
intrigues de la cour sont, pour l' esprit humain, les
objets les plus dignes de méditation et les plus
généralement inressants ? Peut-il imaginer que,
dans la boutique la plus voisine de son hôtel, on
ne connoît ni lui, ni tous ceux dont il parle ;
qu' on n' y soupçonne pas même l' existence des choses
qui l' occupent si vivement ; que, dans un coin de
son grenier, loge un philosophe, auquel les
intrigues et les cabales que forme un ambitieux
pour se faire chamarrer de tous les cordons de
l' Europe, paroissent aussi priles et moins sensées
qu' un complot d' écoliers pour dérober une boëte de
dragées, et pour qui enfin les ambitieux ne sont que
vieux enfants qui ne croient pas l' être ?
Un courtisan ne devinera jamais l' existence de
pareilles idées : s' il venoit à la soupçonner, il
seroit comme ce roi du Pégu, qui, ayant demanà
quelques vénitiens le nom de leur souverain, et
ceux-ci lui ayant répondu qu' ils
p98
n' étoient point gouvernés par des rois, trouva cette
ponse si ridicule, qu' il en pâma de rire.
Il est vrai qu' en général les grands ne sont pas
sujets à de pareils soupçons ; chacun d' eux croit
tenir un grand espace sur la terre, et s' imagine
qu' il n' y a qu' une seule façon de penser qui doit
faire loi parmi les hommes, et que cette façon de
penser est renfermée dans sa société. Si, de temps
en temps, il entend dire qu' il est des opinions
différentes des siennes, il ne les apperçoit, pour
ainsi dire, que dans un lointain confus ; il les
croit toutes reléguées dans la tête d' un très-petit
nombre d' insensés. Il est, à cet égard, aussi fou
que ce géographe chinois, qui, plein d' un
orgueilleux amour pour sa patrie, dessina une
mappemonde dont la surface étoit presque
entiérement couverte par l' empire de la Chine,
sur les confins de laquelle on ne faisoit
qu' appercevoir l' Asie, l' Afrique, l' Europe et
l' Amérique. Chacun est tout dans l' univers, les
autres n' y sont rien.
On voit donc que, forcé, pour se rendre agréable
aux sociétés particulieres, de se répandre dans le
monde, de s' occuper de petits intérêts et d' adopter
mille préjugés, on doit insensiblement charger sa
tête d' une infinité d' ies absurdes et ridicules
aux yeux du public.
Au reste, je suis bien aise d' avertir que je
n' entends point ici, par les gens du monde,
uniquement les gens de la cour : les Turenne, les
Richelieu, les Luxembourg, les La Rochefoucault,
les Retz et plusieurs autres hommes de leur espece,
prouvent que la frivolité n' est pas l' appanage
nécessaire d' un rang élevé ; et qu' il faut
uniquement entendre par hommes du monde, tous ceux
qui ne vivent que dans son tourbillon.
Ce sont ceux-là que le public, avec tant de raison,
regarde comme des gens absolument vuides de sens ;
j' en apporterai
p99
pour preuve leurs prétentions folles et exclusives
sur le bon ton et le bel usage . Je choisis
ces ptentions d' autant plus volontiers pour
exemple, que les jeunes gens, dupes du jargon du
monde, ne prennent que trop souvent son cailletage
pour esprit, et le bon sens pour sottise.
p100
DISCOURS 2 CHAPITRE 9
du bon ton, et du bel usage.
toute société, divisée d' intérêt et de gt,
s' accuse respectivement de mauvais ton ; celui
des jeunes gens déplaît aux vieillards, celui de
l' homme passionné à l' homme froid, et celui du
nobite à l' homme du monde.
Si l' on entend par bon ton le ton propre à
plaire également dans toute société, en ce sens il
n' est point d' homme de bon ton . Pour l' être, il
faudroit avoir toutes les connoissances, tous les
genres d' esprit et, peut-être, tous les jargons
différents ; supposition impossible à faire. L' on
ne peut donc entendre par ce mot de bon ton que
le genre de conversation, dont les idées et
l' expression de cesmes ies doit plaire le plus
généralement. Or, le bon ton , ainsi défini,
n' appartient à nulle classe d' hommes en particulier,
mais uniquement à ceux qui s' occupent d' idées
grandes, et qui, puies dans des arts et des
sciences, telles que la métaphysique, la guerre, la
morale, le commerce, la politique, présentent
toujours à l' esprit des objets intéressants pour
l' humanité. Ce genre de conversation, sans contredit
le plus généralement inressant, n' est pas, comme
je l' ai déjà dit, le plus agréable pour chaque
société en particulier. Chacune d' elles regarde son
ton comme surieur à celui des gens d' esprit ; et
celui des gens d' esprit simplement comme supérieur
à toute autre espece de ton.
Les sociétés sont, à cet égard, comme les paysans
de diverses provinces, qui parlent plus volontiers
le patois de
p101
leur canton que la langue de leur nation, mais qui
préferent la langue nationale au patois des autres
provinces. Le bon ton est celui que chaque
société regarde comme le meilleur après le sien ;
et ce ton est celui des gens d' esprit.
J' avouerai cependant, à l' avantage des gens du monde,
que, s' il falloit, entre les différentes classes
d' hommes, en choisir une au ton de laquelle ont
donner la préférence, ce seroit, sans contredit, à
celle des gens de la cour ; non qu' un bourgeois
n' ait autant d' idées qu' un homme du monde : tous
deux, si j' ose m' exprimer ainsi, parlent souvent à
vuide, et n' ont peut-être, en fait d' idées, aucun
avantage l' un sur l' autre ; mais le dernier, par la
position où il se trouve, s' occupe d' ies plus
généralement inressantes.
En effet, si les moeurs, les inclinations, les
préjugés et le caractere des rois ont beaucoup
d' influence sur le bonheur ou le malheur public ;
si toute connoissance, à cet égard, est
intéressante ; la conversation d' un homme attaché
à la cour, qui ne peut parler de ce qui l' occupe
sans parler souvent de ses maîtres, est donc
nécessairement moins insipide que celle du bourgeois.
D' ailleurs, les gens du monde étant, ennéral,
fort au-dessus des besoins, et n' en ayant presque
point d' autre à satisfaire que celui du plaisir ; il
est encore certain que leur conversation doit, à cet
égard, profiter des avantages de leur état : c' est
ce qui rend, en général, les femmes de la cour si
supérieures aux autres femmes en graces, en esprit,
en agréments ; et pourquoi la classe des femmes
d' esprit n' est presque composée que de femmes du
monde.
Mais, si le ton de la cour est supérieur à celui de
la bourgeoisie, les grands, n' ayant cependant pas
toujours à citer
p102
de ces anecdotes curieuses sur la vie prie des
rois, leur conversation doit le plus communément
rouler sur les prérogatives de leurs charges, sur
celles de leur naissance, sur leurs aventures
galantes, et sur les ridicules dons ou rendus à
un souper : or de pareilles conversations doivent
être insipides à la plupart des sociétés.
Les gens du monde sont donc, vis-à-vis d' elles,
précisément dans le cas des gens fortement occupés
d' un mêtier ; ils en font l' unique et perpétuel
sujet de leur conversation : en conséquence, on les
taxe de mauvais ton , parce que c' est toujours
par un mot de pris qu' un ennuyé se venge d' un
ennuyeux.
On me pondra, peut-être, qu' aucune société
n' accuse les gens du monde de mauvais ton . Si
la plupart des sociétés se taisent, à cet égard,
c' est que la naissance et les dignités leur en
imposent, les empêchent de manifester leurs
sentiments, et souvent même de se les avouer à
elles-mêmes. Pour s' en convaincre, qu' on interroge
sur ce sujet un homme de bon sens : le ton du
monde, dira-t-il, n' est le plus souvent qu' un
persiflage ridicule. Ce ton, usité à la cour, y fut
sans doute introduit par quelque intrigant, qui,
pour voiler ses menées, vouloit parler sans rien
dire : dupes de ce persiflage, ceux qui le suivirent,
sans avoir rien à cacher, emprunterent le jargon du
premier, et crurent dire quelque chose lorsqu' ils
prononçoient des mots assez mélodieusement arrangés.
Les gens en place, pour détourner les grands des
affaires sérieuses et les en rendre incapables,
applaudirent à ce ton, permirent qu' on le nommât
esprit , et furent les premiers à lui en donner
le nom. Mais, quelque éloge qu' on donne à ce jargon,
si, pour apprécier le mérite de la plupart de ces
bons mots si admirés dans la bonne
p103
compagnie, on les traduisoit dans une autre langue,
la traduction dissiperoit le prestige, et la
plupart de ces bons mots se trouveroient vuides de
sens. Aussi, bien des gens, ajouteroit-il, ont,
pour ce qu' on appelle les gens brillants, un dégt
très-marqué, et répete-t-on souvent ce vers de la
comédie :
quand le bon ton paroît, le bon sens se
retire .
Le vrai bon ton est donc celui des gens d' esprit,
de quelque état qu' ils soient.
Je veux, dira quelqu' un, que les gens du monde,
attacs à de trop petites idées, soient, à cet
égard, inférieurs aux gens d' esprit : ils leur sont
du moins supérieurs dans la maniere d' exprimer leurs
idées. Leur prétention, à cet égard, paroît sans
contredit mieux fondée. Quoique les mots, en
eux-mêmes, ne soient ni nobles, ni bas ; et que,
dans un pays où le peuple est respecté, comme en
Angleterre, on ne fasse, ni ne doive faire cette
distinction : dans un état monarchique, l' on n' a
nulle considération pour le peuple, il est certain
que les mots doivent prendre l' une ou l' autre de
ces dénominations, selon qu' ils sont usités ou
rejetés à la cour ; et qu' ainsi l' expression des
gens du monde doit toujours être élégante ; aussi
l' est-elle. Mais la plupart des courtisans ne
s' exerçant que sur des matieres frivoles, le
dictionaire de la langue noble est, par cette raison,
très-court, et ne suffit pas même au genre du roman,
dans lequel ceux des gens du monde qui voudroient
écrire se trouveroient souvent fort inférieurs aux
gens de lettres.
p104
à l' égard des sujets qu' on regarde comme sérieux,
et qui tiennent aux arts et à la philosophie,
l' expérience nous apprend que, sur de tels sujets,
les gens du monde ne peuvent qu' avec peine gayer
leurs pensées : d' où il résulte qu' à l' égard même
de l' expression, ils n' ont nulle supériorité sur les
gens d' esprit ; et qu' ils n' en ont, à cet égard, sur
le commun des hommes, que dans des matieres frivoles
sur lesquelles ils sont très-exers, et dont ils ont
fait une étude et, pour ainsi dire, un art particulier ;
supériorité qui n' est pas encore bien constatée, et
que presque tous les hommes s' exagerent, par le
respect mécanique qu' ils ont pour la naissance et
pour les dignités.
Au reste, quelque ridicule que donne aux gens du
monde leur ptention exclusive au bon ton , ce
ridicule est moins un ridicule de leur état qu' un
de ceux de l' humanité. Comment l' orgueil ne
persuaderoit-il pas aux grands qu' eux et les gens de
leur espece sont doués de l' esprit le plus propre à
plaire dans la conversation, puisque ce même orgueil
a bien persuadé à tous les hommes en général que la
nature n' avoit allumé le soleil que pourconder
dans l' espace ce petit point nommé la terre, et qu' elle
n' avoit semé le firmament d' étoiles que pour l' éclairer
pendant les nuits ?
p105
On est vain, méprisant, et, par conséquent, injuste,
toutes les fois qu' on peut l' être impument. C' est
pourquoi tout homme s' imagine que, sur la terre, il
n' est point de partie du monde ; dans cette partie
du monde, de nation ; dans la nation, de province ;
dans la province, de ville ; dans la ville, de
société comparable à la sienne ; qui ne se croie
encore l' homme supérieur de sa société ; et qui,
de proche en proche, ne se surprenne en s' avouant
à lui-même qu' il est le premier homme de l' univers.
Aussi, quelque folles que soient les prétentions
exclusives au bon ton , et quelque ridicule que
le public donne à ce sujet aux gens du monde, ce
ridicule trouvera toujours grace devant l' indulgente
et saine philosophie, qui doit même, à cet égard,
leur épargner l' amertume des remedes inutiles.
Si l' animal enfermé dans un coquillage, et qui ne
connoît de l' univers que le rocher sur lequel il
est attaché, ne peut juger de son étendue ; comment
l' homme du monde, qui vit concentré dans une petite
société, qui se voit toujours environné des mêmes
objets, et qui ne connoît qu' une seule opinion,
pourroit-il juger du mérite des choses ?
La rité ne s' apperçoit et ne s' engendre que dans
la fermentation des opinions contraires. L' univers
ne nous est connu que par celui avec lequel nous
commeons. Quiconque se renferme dans une société
ne peut s' empêcher d' en adopter les préjugés,
sur-tout s' ils flattent son orgueil.
Qui peut s' arracher à une erreur, quand la vanité,
complice de l' ignorance, l' y a attac, et la lui a
rendu chere ?
C' est par un effet de la même vanité que les gens du
p106
monde se croient les seuls possesseurs du bel
usage , qui, selon eux, est le premier des rites,
et sans lequel il n' en est aucun. Ils ne
s' apperçoivent pas que cet usage, qu' ils regardent
comme l' usage du monde par excellence, n' est que
l' usage particulier de leur monde. En effet, au
Monomotapa, où, quand le roi éternue, tous les
courtisans sont, par politesse, obligés d' éternuer,
et où, l' éternuement gagnant de la cour à la ville
et de la ville aux provinces, tout l' empire paroît
affligé d' un rhume général, qui doute qu' il n' y ait
des courtisans qui ne se piquent d' éternuer plus
noblement que les autres hommes ; qui ne se
regardent, à cet égard, comme les possesseurs uniques
du bel usage ; et qui ne traitent de mauvaise
compagnie, ou de nations barbares, tous les
particuliers et tous les peuples dont l' éternuement
leur paroît moins harmonieux ?
Les mariannois ne prétendront-ils pas que la
civilité consiste à prendre le pied de celui auquel
on veut faire honneur, à s' en frotter doucement le
visage, et ne jamais cracher devant son surieur ?
Les chiriguanes ne soutiendront-ils pas qu' il faut
des culottes ; mais que le bel usage est de les
porter sous le bras, comme nous portons nos
chapeaux ?
Les habitants des Philippines ne diront-ils pas
que ce n' est point au mari à faire éprouver à sa
femme les premiers plaisirs de l' amour ; que c' est
une peine dont il doit, en payant, se décharger sur
quelque autre ? N' ajouteront-ils pas qu' une fille
qui l' est encore lors de son mariage, est une fille
sans rite, qui n' est digne que de mépris ?
Ne soutient-on pas au Pégu qu' il est du bel usage
et de la décence, qu' un éventail à la main, le roi
s' avance dans la salle d' audience, précédé de quatre
jeunes gens
p107
des plus beaux de la cour ; et qui, destinés à ses
plaisirs, sont en même temps ses interpretes et
les rauts qui déclarent ses volontés ?
Que je parcoure toutes les nations, je trouverai
par tout des usages différents : et chaque peuple,
en particulier, se croira nécessairement en
possession du meilleur usage . Or, s' il n' est
rien de plus ridicule que de pareilles prétentions,
me aux yeux des gens du monde ; qu' ils fassent
quelque retour sur eux-mes, ils verront que, sous
d' autres noms, c' est d' eux-mêmes dont ils se
moquent.
Pour prouver que ce que l' on appelle, ici, usage
du monde, loin de plaire universellement, doit
au contraire déplaire le plus néralement, qu' on
transporte successivement à la Chine, en Hollande
et en Angleterre le petit-maître le plus savant
dans ce composé de gestes, de propos et de manieres,
appellé usage du monde ; et l' homme sensé, que
son ignorance à cet égard fait traiter de stupide
ou de
p108
mauvaise compagnie ; il est certain que ce dernier
passera, chez ces divers peuples, pour plus instruit
du véritable usage du monde que le premier.
Quel est le motif d' un pareil jugement ? C' est que
la raison, indépendante des modes et des coutumes
d' un pays, n' est nulle part étrangere et ridicule ;
c' est qu' au contraire l' usage d' un pays, inconnu à
un autre pays, rend toujours l' observateur de cet
usage d' autant plus ridicule, qu' il y est plus
exercé et s' y est rendu plus habile.
Si, pour éviter l' air pesant et méthodique en
horreur à la bonne compagnie, nos jeunes gens ont
souvent jo l' étourderie ; qui doute qu' aux yeux
des anglois, des allemands ou des espagnols, nos
petits-maîtres ne paroissent d' autant plus ridicules
qu' ils seront, à cet égard, plus attentifs à remplir
ce qu' ils croiront du bel usage ?
Il est donc certain, du moins si on en juge par
l' accueil qu' on fait à nos agréables dans le pays
étranger, que ce qu' ils appellent usage du monde ,
loin de réussir universellement, doit au contraire
déplaire le plus généralement ; et que cet usage
est aussi différent du vrai usage du monde ,
toujours fondé sur la raison, que la civilité l' est
de la vraie politesse.
L' une ne suppose que la science des manieres ; et
l' autre, un sentiment fin, délicat et habituel de
bienveillance pour les hommes.
Au reste, quoiqu' il n' y ait rien de plus ridicule que
ces ptentions exclusives au bon ton , et au
bel usage , il est si difficile, comme je l' ai
dit plus haut, de vivre dans les sociétés du grand
monde sans adopter quelques-unes de leurs erreurs,
que les gens d' esprit, le plus en garde à cet
égard, ne sont pas toujours rs de s' en défendre.
Aussi n' est-ce, en
p109
ce genre, que des erreurs extrêmement multipliées,
qui déterminent le public à placer les agréables au
rang des esprits faux et petits ; je dis petits,
parce que l' esprit, qui n' est ni grand ni petit en soi,
emprunte toujours l' une ou l' autre de ces
dénominations de la grandeur ou de la petitesse des
objets qu' il considere, et que les gens du monde ne
peuvent guere s' occuper que de petits objets.
Il résulte des deux chapitres précedents, que
l' intérêt public est presque toujours différent de
celui des sociétés particulieres ; qu' en conséquence,
les hommes les plus estimés de ces sociétés ne sont
pas toujours les plus estimables aux yeux du public.
Maintenant je vais montrer que ceux qui méritent le
plus d' estime de la part du public, doivent, par
leur maniere de vivre et de penser, être souvent
désagables aux sociétés particulieres.
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DISCOURS 2 CHAPITRE 10
pourquoi l' homme admiré du public n' est pas
toujours estimé des gens du monde.
pour plaire aux sociétés particulieres, il n' est pas
nécessaire que l' horizon de nos idées soit fort
étendu ; mais il faut connoître ce qu' on appelle
le monde, s' y répandre et l' étudier : au contraire,
pour s' illustrer dans quelque art, ou quelque
science que ce soit, etriter, en conséquence,
l' estime du public, il faut, comme je l' ai dit plus
haut, faire des études très-différentes.
Supposons des hommes curieux de s' instruire dans la
science de la morale. Ce n' est que par le secours
de l' histoire et sur les aîles de la méditation,
qu' ils pourront, selon les forces inégales de leur
esprit, s' élever à différentes hauteurs, d' l' un
découvrira des villes, l' autre l' univers entier.
Ce n' est qu' en contemplant la terre de ce point de
vue, en s' élevant à cette hauteur, qu' elle se réduit
insensiblement, devant un philosophe, à un petit
espace, et qu' elle prend à ses yeux la forme d' une
bourgade habitée par différentes familles qui
portent le nom de chinoise, d' angloise, de
fraoise, d' italienne, enfin tous ceux qu' on donne
aux différentes nations. C' est de-là que, venant
à consirer le spectacle des moeurs, des loix, des
coutumes, des religions, et des passions différentes,
un homme, devenu presque insensible à l' éloge comme
à la satyre des nations, peut briser tous les liens
des pjugés,
p111
examiner d' un oeil tranquille la contrariété des
opinions des hommes, passer sans étonnement du
serrail à la chartreuse, contempler avec plaisir
l' étendue de la sottise humaine, voir du me oeil
Alcibiade couper la queue à son chien et Mahomet
s' enfermer dans une caverne, l' un pour se moquer
de la légéreté des athéniens, l' autre pour jouir de
l' adoration du monde.
Or de pareilles idées ne se psentent que dans le
silence et la solitude. Si les muses, disent les
poëtes, aiment les bois, les ps, les fontaines,
c' est qu' on y goûte une tranquillité qui fuit les
villes ; et que les réflexions qu' un homme,taché
des petits intérêts des sociétés, y fait sur
lui-même, sont des flexions qui, faites sur
l' homme en général, appartiennent et plaisent à
l' humanité. Or, dans cette solitude l' on est,
comme malgré soi, porté vers l' étude des arts et
des sciences, comment s' occuper d' une infinité de
petits faits qui font l' entretien journalier des
gens du monde ?
Aussi nos Corneille et nos La Fontaine ont-ils
quelquefois paru insipides dans nos soupers de
bonne compagnie ; leur bonhommie me contribuoit
à les faire trouver tels. Comment les gens du monde
pourroient-ils, sous le manteau de la simplicité,
reconnoître l' homme illustre ? Il est peu de
connoisseurs en vrairite. Si la plupart des
romains, dit Tacite, trompés par la douceur et la
simplicité d' Agricola, cherchoient le grand homme
sous son extérieur modeste, sans pouvoir l' y
reconnoître ; on sent que, trop heureux d' échapper
au mépris des sociétés particulieres, le grand homme,
surtout s' il est modeste, doit renoncer à
l' estime sentie de la plupart d' entr' elles.
Aussi n' est-il que foiblement animé du desir de leur
plaire. Il sent confusément que l' estime de ces
sociétés ne prouveroit que l' analogie
p112
de ses idées avec les leurs ; que cette analogie
seroit souvent peu flatteuse ; et que l' estime
publique est la seule digne d' envie, la seule
desirable, puisqu' elle est toujours un don de la
reconnoissance publique, et par conséquent la preuve
d' un rite réel. C' est pourquoi le grand homme,
incapable d' aucun des efforts nécessaires pour plaire
aux sociétés particulieres, trouve tout possible pour
riter l' estime générale. Si l' orgueil de
commander aux rois dommageoit les romains de la
dureté de la discipline militaire, le noble plaisir
d' être estimé console les hommes illustres des
injustices même de la fortune. Ont-ils obtenu cette
estime ? Ils se croient les possesseurs du bien le
plus desiré. En effet, quelque indifférence qu' on
affecte pour l' opinion publique, chacun cherche à
s' estimer soi-même, et se croit d' autant plus
estimable qu' il se voit plus généralement estimé.
Si les besoins, les passions, et sur-tout la paresse,
n' étouffoient en nous ce desir de l' estime, il n' est
personne qui ne fît des efforts pour la riter, et
qui ne desirât le suffrage public pour garant de la
haute opinion qu' il a de soi. Aussi le mépris de la
putation, et le sacrifice qu' on en fait, dit-on,
à la fortune et à la considération, est-il toujours
inspiré par le désespoir de se rendre illustre.
On doit vanter ce qu' on a, et dédaigner ce qu' on n' a
pas. C' est un effet nécessaire de l' orgueil ; on le
volteroit, si l' on ne paroissoit pas sa dupe. Il
seroit, en pareil cas, trop cruel d' éclairer un
homme sur les vrais motifs de ses dédains ; aussi le
rite ne se porte-t-il jamais à cet excès de
barbarie. Tout homme (qu' il me soit permis de
l' observer en passant), lorsqu' il n' est pas
chant, et lorsque les passions n' offusquent pas les
lumieres de sa raison,
p113
sera toujours d' autant plus indulgent qu' il sera plus
éclairé. C' est unerité dont je me refuse d' autant
moins la preuve, qu' en rendant justice, à cet égard,
à l' homme de mérite, je puis, dans les motifs me de
son indulgence, faire plus nettement appercevoir la
cause du peu de cas qu' il fait de l' estime des
sociétés particulieres, et en conséquence du peu de
succès qu' il doit y avoir.
Si le grand homme est toujours le plus indulgent ;
s' il regarde comme un bienfait tout le mal que les
hommes ne lui font pas, et comme un don tout ce que
leur iniquité lui laisse ; s' il verse enfin sur les
défauts d' autrui le baume adoucissant de la pitié,
et s' il est lent à les appercevoir ; c' est que la
hauteur de son esprit ne lui permet pas de s' arrêter
sur les vices et les ridicules d' un particulier, mais
sur ceux des hommes en ral. S' il en considere les
défauts, ce n' est point de l' oeil malin et toujours
injuste de l' envie ; mais de cet oeil serein avec
lequel s' examineroient deux hommes qui, curieux
de connoître le coeur et l' esprit humain, se
regarderoient ciproquement comme deux sujets
d' instruction et deux cours vivants d' exrience
morale : bien différents, à cet égard, de ces
demi-esprits, avides d' uneputation qui les fuit,
toujoursvorés du poison de la jalousie, et qui,
sans cesse à l' affut des défauts d' autrui,
perdroient tout leur petit mérite si les hommes
perdoient leurs ridicules. Ce n' est point à de
pareilles gens qu' appartient la connoissance de
l' esprit humain. Ils sont faits pour étendre la
lébrité des talents, par les efforts qu' ils font
pour les étouffer. Le mérite est comme la poudre ;
son explosion est d' autant plus forte qu' elle est
plus comprimée. Au reste, quelque haine qu' on porte
à ces envieux, ils sont cependant encore plus à
plaindre qu' à blâmer. La
p114
présence du mérite les importune : s' ils l' attaquent
comme un ennemi, et s' ils sontchants, c' est qu' ils
sont malheureux ; c' est qu' ils poursuivent, dans les
talents, l' offense que le mérite fait à leur vanité :
leurs crimes ne sont que des vengeances.
Un autre motif de l' indulgence de l' homme de mérite
tient à la connoissance qu' il a de l' esprit humain.
Il en a tant de fois éprouvé la foiblesse ; au milieu
des applaudissements d' un aréopage, il a tant de fois
été tenté, comme Phocion, de se retourner vers son
ami pour lui demander s' il n' a pas dit une grande
sottise, que, toujours en garde contre sa vanité, il
excuse volontiers dans les autres des erreurs dans
lesquelles il est quelquefois tombé lui-même. Il sent
que c' est à la multitude des sots qu' on doit la
création du mot homme d' esprit ; et qu' en
reconnoissance, il doit donc écouter, sans aigreur,
les injures que lui prodiguent des gens médiocres.
Que ces derniers se vantent, entr' eux et en secret,
des ridicules qu' ils donnent au mérite, dupris
qu' ils ont, disent-ils, pour l' esprit ; ils sont
semblables à ces fanfarons d' impiété qui ne
blasphêment qu' en tremblant.
La derniere cause de l' indulgence de l' homme de rite
tient à la vue nette qu' il a de lacessité des
jugements humains. Il sait que nos idées sont, si je
l' ose dire, des conséquences si nécessaires des
sociétés où l' on vit, des lectures qu' on fait et des
objets qui s' offrent à nos yeux, qu' une intelligence
supérieure pourroit également, et par les objets
qui se sont psentés à nous, deviner nos pensées ;
et, par nos pensées, deviner le nombre et l' espece
des objets que le hazard nous a offerts.
L' homme d' esprit sait que les hommes sont ce qu' ils
doivent être ; que toute haine contr' eux est
injuste ; qu' un sot porte des sottises, comme le
sauvageon des fruits amers ;
p115
que l' insulter, c' est reprocher au chêne de porter
le gland plutôt que l' olive ; que, si l' homme
diocre est stupide à ses yeux, il est fou à ceux
de l' homme diocre : car, si tout fou n' est pas
homme d' esprit, du moins tout homme d' esprit
paroîtra toujours fou aux gens bornés. L' indulgence
sera donc toujours l' effet de la lumiere, lorsque
les passions n' en intercepteront pas l' action. Mais
cette indulgence, principalement fondée sur la
hauteur d' ame qu' inspire l' amour de la gloire, rend
l' homme éclairé très-indifférent à l' estime des
sociétés particulieres. Or cette indifférence,
jointe aux genres différents de vie et d' étude
nécessaires pour plaire, soit au public, soit à ce
qu' on appelle la bonne compagnie, fera presque
toujours, de l' homme de rite, un homme assez
désagable aux gens du monde.
La conclusion générale de ce que j' ai dit de l' esprit
par rapport aux sociétés particulieres, c' est
qu' uniquement soumise à son intérêt, chaque société
mesure sur l' échelle de ce même intérêt le degré
d' estime qu' elle accorde aux différents genres
d' idées et d' esprits. Il en est des petites sociétés
comme d' un particulier. A-t-il un procès ? Si ce
procès est considérable, il recevra son avocat avec
plus d' empressement, plus de témoignages de respect
et d' estime qu' il ne recevroit Descartes, Locke
ou Corneille. Le pros est-il accommodé ? C' est à
ces derniers qu' il marquera le plus derence.
La difrence de sa position décidera de la
différence de ses réceptions.
Je voudrois, en finissant ce chapitre, pouvoir
rassurer le très-petit nombre de gens modestes, qui,
distraits par des affaires, ou par le soin de leur
fortune, n' ont pu faire preuve de grands talents ;
et ne peuvent, conséquemment aux principes ci-dessus
établis, savoir si, quant à l' esprit, ils sont
p116
réellement dignes d' estime. Quelque desir que j' aie,
à cet égard, de leur rendre justice, il faut
convenir qu' un homme qui s' annonce comme un grand
esprit, sans se distinguer par aucun talent, est
précisément dans le cas d' un homme qui se dit noble
sans avoir de titres de noblesse. Le public ne
connoît et n' estime que le mérite prou par les
faits. A-t-il à juger des hommes de conditions
différentes ? Il demande au militaire, quelle
victoire avez-vous remportée ? à l' homme en place,
quel soulagement avez-vous apporté aux miseres du
peuple ? Au particulier, par quel ouvrage avez-vous
éclairé l' humanité ? Qui n' a rien à répondre à ces
questions, n' est ni connu, ni estimé du public.
Je sais que,duits par les prestiges de la
puissance, par le faste qui l' environne, par l' espoir
des graces dont un homme en place est le distributeur,
un grand nombre d' hommes reconnoissent machinalement
un grand mérite où ils apperçoivent un grand pouvoir.
Mais leurs éloges, aussi passagers que le crédit de
ceux auxquels ils les prodiguent, n' en imposent
point à la saine partie du public. à l' abri de toute
duction, exempt de tout intérêt, le public juge
comme l' étranger, qui ne reconnoît pour homme de
rite que l' homme distingpar ses talents : c' est
celui-là seul qu' il recherche avec empressement ;
empressement toujours flatteur pour quiconque en
est l' objet. Lorsqu' on n' est point constitué en
dignité, c' est le signe certain d' un mérite réel.
p117
Qui veut savoir exactement ce qu' il vaut, ne peut
donc l' apprendre que du public, et doit, par
conséquent, s' exposer à son jugement. On sait les
ridicules qu' à cet égard l' on s' efforce de donner
à ceux qui prétendent, en qualité d' auteurs, à
l' estime de leur nation : mais ces ridicules ne
font nulle impression sur l' homme de mérite ; il les
regarde comme un effet de la jalousie de ces petits
esprits, qui, s' imaginant que, si personne ne
faisoit preuve de mérite, ils pourroient s' en croire
autant qu' à qui que ce soit, ne peuvent souffrir
qu' on produise de pareils titres. Sans ces titres
cependant, personne ne mérite, ni n' obtient l' estime
du public.
Qu' on jette les yeux sur tous ces grands esprits, si
vantés dans les sociétés particulieres : on verra
que, placés par le public au rang des hommes
diocres, ils ne doivent la réputation d' esprit,
dont quelques gens les décorent, qu' à l' incapacité
ils sont de prouver leur sottise, même par de
mauvais ouvrages. Aussi, parmi ces merveilleux ,
ceux-là même qui promettent le plus, ne sont, si je
l' ose dire, en esprit, tout au plus que des
peut-être .
Quelque certaine que soit cette vérité, et quelque
raison qu' aient les gens modestes de douter d' un
rite qui n' a pas passé par la coupelle du public,
il est pourtant certain qu' un homme peut, quant à
l' esprit, se croire réellement digne de l' estime
générale : 1 lorsque c' est pour les gens les plus
estimés du public et des nations étrangeres qu' il
se sent le plus d' attrait ; 2 lorsqu' il est loué,
comme dit Ciceron, par un homme lo ;
3 lorsqu' enfin, il obtient l' estime
p118
de ceux qui, dans des ouvrages ou de grandes places,
ontjà fait éclater de grands talents : leur
estime pour lui suppose une grande analogie entre
leurs idées et les siennes ; et cette analogie
peut être regardée, sinon comme une preuve complette,
du moins comme une assez grande probabilité que,
s' il se fût, comme eux, exposé aux regards du
public, il eût eu, comme eux, quelque part à son
estime.
p119
DISCOURS 2 CHAPITRE 11
de la probité, par rapport au public.
ce n' est plus de la probité par rapport à un
particulier ou une petite société, mais de la vraie
probité, de la probité consirée par rapport au
public, dont il s' agit dans ce chapitre. Cette
espece de probité est la seule qui réellement en
rite et qui en obtienne généralement le nom. Ce
n' est qu' en considérant la probité sous ce point de
vue, qu' on peut se former des idées nettes de
l' honnêteté, et trouver un guide à la vertu.
Or, sous cet aspect, je dis que le public, comme les
sociétés particulieres, est, dans ses jugements,
uniquement déterminé par le motif de son intérêt ;
qu' il ne donne le nom d' honnêtes, de grandes ou
d' hérques, qu' aux actions qui lui sont utiles ;
et qu' il ne proportionne point son estime pour telle
ou telle action sur le degré de force, de courage
ou de générosité nécessaire pour l' exécuter, mais
sur l' importance même de cette action et l' avantage
qu' il en retire.
En effet, qu' encouragé par la psence d' une armée,
un homme se batte seul contre trois hommes blessés ;
cette action, sans doute estimable, n' est cependant
qu' une action dont mille de nos grenadiers sont
capables, et pour laquelle ils ne seroient jamais
cités dans l' histoire : mais que le salut d' un
empire, qui doit subjuguer l' univers, se trouve
attacau succès de ce combat, Horace est un
héros : l' admiration de ses concitoyens et son nom
lébre dans l' histoire passe aux siecles les plus
reculés.
p120
Que deux personnes se précipitent dans un gouffre ;
c' est une action commune à Sapho et à Curtius :
mais la premiere s' y jette pour s' arracher aux
malheurs de l' amour, et le second pour sauver
Rome ; Sapho est une folle, et Curtius un héros.
En vain quelques philosophes donneroient-ils
également à ces deux actions le nom de folie ; le
public, plus éclairé qu' eux sur ses véritables
intérêts, ne donnera jamais le nom de fou à ceux
qui le sont à son profit.
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DISCOURS 2 CHAPITRE 12
de l' esprit, par rapport au public.
appliquons à l' esprit ce que j' ai dit de la probité :
l' on verra que, toujours le même dans ses jugements,
le public ne prend jamais conseil que de son
intérêt ; qu' il ne proportionne point son estime
pour les différents genres d' esprit à l' inégale
difficulté de ces genres, c' est-à-dire au nombre
et à la finesse des idées nécessaires pour y ussir,
mais seulement à l' avantage plus ou moins grand qu' il
en retire.
Qu' unnéral ignorant gagne trois batailles sur un
général encore plus ignorant que lui, il sera, du
moins pendant sa vie, revêtu d' une gloire qu' on
n' accordera pas au plus grand peintre du monde. Ce
dernier n' a cependant mérité le titre de grand
peintre, que par une grande supériorité sur des
hommes habiles, et qu' en excellant dans un art,
sans doute moins nécessaire, mais peut-être plus
difficile que celui de la guerre. Je dis plus
difficile, parce qu' à l' ouverture de l' histoire,
on voit une infinité d' hommes tels que les
épaminondas, les Lucullus, les Alexandre, les
Mahomet, les Spinola, les Cromwel, les Charles
Xii, obtenir laputation de grands capitaines
le jour même qu' ils ont commanet battu des
ares ; et qu' aucun peintre, quelque heureuse
disposition qu' il ait reçu de la nature, n' est cité
entre les peintres illustres, s' il n' a du moins
consomdix ou douze ans de sa vie en études
préliminaires de cet art. Pourquoi
p122
donc accorder plus d' estime aunéral ignorant
qu' au peintre habile ?
Cet inégal partage de gloire, si injuste en
apparence, tient à l' inégalité des avantages que
ces deux hommes procurent à leur nation. Qu' on
se demande encore pourquoi le public donne au
négociateur habile le titre d' esprit supérieur,
qu' il refuse à l' avocat célebre ? L' importance des
affaires dont on charge le premier prouve-t-elle
en lui quelque suriorité d' esprit sur le second ?
Ne faut-il pas souvent autant de sagacité et de
finesse pour discuter les intérêts et terminer les
procès de deux seigneurs de paroisse, que pour
pacifier deux nations ? Pourquoi donc le public, si
avare de son estime envers l' avocat, en est-il si
prodigue envers le négociateur ? C' est que le public,
toutes les fois qu' il n' est pas aveuglé par quelque
préjugé ou quelque superstition, est, sans s' en
appercevoir, capable de faire, sur ce qui l' intéresse,
les raisonnements les plus fins. L' instinct, qui lui
fait tout rapporter à son intérêt, est comme l' éther,
qui pénetre tous les corps sans y faire aucune
impression sensible. Il a moins besoin de peintres
et d' avocats lebres, que de généraux et de
négociateurs habiles ; il attachera donc aux
talents de ces derniers le prix d' estime cessaire
pour engager toujours quelque citoyen à les acquérir.
De quelque côté qu' on jette les yeux, on verra
toujours l' intérêt psider à la distribution que le
public fait de son estime.
Lorsque les hollandois érigent une statue à ce
Guillaume Buckelst qui leur avoit don le secret
de saler et d' encaquer les harengs, ce n' est point
à l' étendue de génie nécessaire pour cette
découverte qu' ils déferent cet honneur,
p123
mais à l' importance du secret et aux avantages qu' il
procure à la nation.
Dans toute découverte, cet avantage en impose
tellement à l' imagination, qu' il en cuple le
rite, même aux yeux des gens sensés.
Lorsque les petits augustins députerent à Rome pour
obtenir du saint siege la permission de se couper
la barbe, qui sait si le pere Eustache n' employa
pas dans cette négociation autant de finesse et
d' esprit que le président Jeannin dans ses
négociations de Hollande ? Personne ne peut rien
affirmer à ce sujet. à quoi donc attribuer le
sentiment du rire ou de l' estime qu' excitent ces
deux négociations différentes, si ce n' est à la
différence de leurs objets ? Nous supposons toujours
de grandes causes à de grands effets. Un homme occupe
une grande place ; par la position où il se trouve,
il opere de grandes choses avec peu d' esprit : cet
homme passera, ps de la multitude, pour surieur
à celui qui, dans un poste inférieur et des
circonstances moins heureuses, ne peut qu' avec
beaucoup d' esprit exécuter de petites choses. Ces
deux hommes seront comme des poids inégaux appliqués
à différents points d' un long levier, où le poids
plus léger, placé à une des extrêmités, enleve un
poids décuple placé plus ps du point d' appui.
Or, si le public, comme je l' ai prouvé, ne juge que
d' après son intérêt, et s' il est indifférent à
toute autre espece de considération ; ce même public,
admirateur enthousiaste des arts qui lui sont utiles,
ne doit point exiger des artistes qui les cultivent
ce haut degré de perfection auquel il veut
absolument qu' atteignent ceux qui s' attachent à des
arts moins utiles, et dans lesquels il est souvent
plus difficile de réussir. Aussi les hommes, selon
qu' ils s' appliquent
p124
à des arts plus ou moins utiles, sont-ils
comparables à des outils grossiers, ou à des
bijoux : les premiers sont toujours jugés bons
quand l' acier en est bien trem, et les seconds
ne sont estimés qu' autant qu' ils sont parfaits.
C' est pourquoi notre vanité est en secret toujours
d' autant plus flattée d' un succès, que nous
obtenons ce succès dans un genre moins utile au
public, où l' on mérite plus difficilement son
approbation, dans lequel enfin la ussite suppose
nécessairement plus d' esprit et de rite personnel.
En effet, de quelles préventions différentes le
public n' est-il pas affecté, lorsqu' il pese le
rite ou d' un auteur ou d' un géral ? Juge-t-il
le premier ? Il le compare à tous ceux qui ont
excellé dans son genre, et ne lui accorde son estime
qu' autant qu' il surpasse ou qu' au moins il égale
ceux qui l' ont précédé. Juge-t-il un général ? Il
n' examine point, avant d' en faire l' éloge, s' il
égale en habileté les Scipion, les César, ou les
Sertorius. Qu' un poëte dramatique fasse une bonne
tragédie sur un plan jà connu, c' est, dit-on,
un plagiaire méprisable ; mais qu' un général se
serve, dans une campagne, de l' ordre de bataille
et des stratagêmes d' un autre ral, il n' en
paroît souvent que plus estimable.
Qu' un auteur emporte un prix sur soixante
concurrents, si le public n' avoue point le rite
de ces concurrents, ou si leurs ouvrages sont
foibles, l' auteur et son succès sont bientôt
oubliés.
Mais quand le néral a triomphé, le public, avant
que de le couronner, a-t-il jamais constaté
l' habileté et la valeur des vaincus ? Exige-t-il
d' un ral ce sentiment fin et délicat de gloire
qui, à la mort de M De Turenne, détermina
M De Montecuculi à quitter le commandement des
p125
ares ? on ne peut plus, disoit-il,
m' opposer d' ennemi digne de moi .
Le public pese donc à des balances très-différentes
le mérite d' un auteur et celui d' un général. Or,
pourquoi daigner dans l' un ladiocrité que
souvent il admire dans l' autre ? C' est qu' il ne tire
nul avantage de la médiocrité d' un écrivain, et
qu' il en peut tirer de très-grands de celle d' un
général, dont l' ignorance est quelquefois couronnée
du succès. Il est donc intéressé à priser dans l' un
ce qu' il méprise dans l' autre.
D' ailleurs, si le bonheur public pend du mérite des
gens en place, et si les grandes places sont
rarement remplies par de grands hommes ; pour
engager les gens médiocres à porter du moins dans
leurs entreprises toute la prudence et l' activité
dont ils sont capables, il faut nécessairement les
flatter de l' espoir d' une grande gloire. Cet espoir
seul peut élever jusqu' au terme de la médiocri
des hommes qui n' y eussent jamais atteint, si le
public, trop sévere appréciateur de leur mérite,
les eûtgoûtés de son estime par la difficulté
de l' obtenir.
Voilà la cause de l' indulgence secrette avec laquelle
le public juge les gens en place ; indulgence
quelquefois aveugle dans le peuple, mais toujours
éclairée dans l' homme d' esprit. Il sait que les
hommes sont les disciples des objets qui les
environnent ; que la flatterie, assidue auprès
des grands, préside à toutes les instructions qu' on
leur donne ; et qu' ainsi l' on ne peut, sans
injustice, leur demander autant de talents et de
vertus qu' on en exige d' un particulier.
Si le spectateur éclairé siffle au théâtre françois
ce qu' il applaudit aux italiens ; si, dans une belle
femme et un joli enfant, tout est grace, esprit et
gentillesse ; pourquoi ne pas
p126
traiter les grands avec la même indulgence ? On peut
légitimement admirer en eux des talents qu' on trouve
communément chez un particulier obscur, parce qu' il
leur est plus difficile de les acquérir. Gâtés par
les flatteurs, comme les jolies femmes par les
galants ; occupés d' ailleurs de mille plaisirs,
distraits par mille soins, ils n' ont point, comme
un philosophe, le loisir de penser, d' acquérir un
grand nombre d' idées, ni de reculer et les bornes
de leur esprit et celles de l' esprit humain. Ce n' est
point aux grands qu' on doit les découvertes dans les
arts et les sciences ; leur main n' a pas levé le
plan de la terre et du ciel, n' a point construit des
vaisseaux, édifié des palais, forgé le soc des
charrues, ni même écrit les premieres loix : ce sont
les philosophes qui, de l' état de sauvages, ont
porté les sociétés au point de perfection
maintenant elles semblent parvenues. Si nous
n' eussions été secourus que par les lumieres des
hommes puissants, peut-être n' auroit-on point encore
de bled pour se nourrir, ni de ciseaux pour se
faire les ongles.
La supériorité d' esprit dépend principalement, comme
je le prouverai dans le discours suivant, d' un
certain concours de circonstances où les petits
sont rarement placés, mais dans lequel il est
presque impossible que les grands se rencontrent.
On doit donc juger les grands avec indulgence,
p127
et sentir que, dans une grande place, un homme
diocre est un homme très-rare.
Aussi le public, sur-tout dans les temps de
calamités, leur prodigue-t-il une infinité d' éloges.
Que de louanges données à Varron, pour n' avoir
point désespéré du salut de la publique ! En des
circonstances pareilles à celles se trouvoient
alors les romains, l' homme d' un vrai mérite est un
dieu.
Si Camille eût prévenu les malheurs dont il arrêta
le cours ; si ce héros, élu ral à la bataille
d' Allia, t défait à cette journée les gaulois
qu' il vainquit au pied du capitole ; Camille,
pareil alors à cent autres capitaines, n't point eu
le titre de second fondateur de Rome. Si, dans des
temps de prosrité, M De Villars t rencontré
en Italie la journée de Denain, s' il t gagné
cette bataille dans un moment où la France n' eût
point été ouverte à l' ennemi, la victoire eût été
moins importante, la reconnoissance du public moins
vive, et la gloire du général moins grande.
La conclusion de ce que j' ai dit, c' est que le public
ne juge que d' après son intérêt : perd-on cet
intérêt de vue ? Nulle ie nette de la probité,
ni de l' esprit.
Si les nations enchaînées sous un pouvoir
despotique sont le mépris des autres nations ; si,
dans les empires du Mogol et de Maroc, on voit
très-peu d' hommes illustres ; c' est que l' esprit,
comme je l' ai dit plus haut, n' étant en soi ni
grand ni petit, il emprunte l' une ou l' autre de ces
dénominations de la grandeur ou de la petitesse des
objets qu' il considere. Or, dans la plupart des
gouvernements arbitraires, les citoyens ne peuvent,
sans plaire au despote, s' occuper de l' étude du
droit de nature, du droit public, de
p128
la morale et de la politique. Ils n' osent remonter,
en ce genre, jusqu' aux premiers principes de ces
sciences, ni s' élever à de grandes idées ; ils ne
peuvent donc mériter le titre de grands esprits.
Mais, si tous les jugements du public sont soumis
à la loi de son intérêt, il faut, dira-t-on,
trouver dans ce même principe de l' intérêt général
la cause de toutes les contradictions qu' on croit,
à cet égard, appercevoir dans les idées du public.
Pour cet effet, je poursuis le parallele commencé
entre le général et l' auteur, et je me fais cette
question : si l' art militaire, de tous les arts,
est le plus utile, pourquoi tant de généraux, dont
la gloire éclipsoit, de leur vivant, celle de tous
les hommes illustres en d' autres genres, ont-ils
été, eux, leur moire et leurs exploits, ensevelis
dans la même tombe, lorsque la gloire des auteurs
leurs contemporains conserve encore son premier
éclat ? La réponse à cette question, c' est que, si
l' on en excepte les capitaines qui réellement ont
perfectionné l' art militaire, et qui, tels que les
Pyrrhus, les Annibal, les Gustave, les Con,
les Turenne, doivent en ce genre être mis au rang
des modeles et des inventeurs ; tous les néraux
moins habiles que ceux-là, cessant, à leur mort,
d' être utiles à leur nation, n' ont plus de droit
à sa reconnoissance, ni par conséquent à son estime.
Au contraire, en cessant de vivre, les auteurs n' ont
pas cessé d' être utiles au public ; ils ont lais
entre ses mains les ouvrages qui leur avoient dé
rité son estime : or, comme la reconnoissance
doit subsister autant que le bienfait, leur gloire
ne peut s' éclipser qu' au moment que leurs ouvrages
cesseront d' être utiles à leur patrie. C' est donc
uniquement à la différente et inégale utilité dont
l' auteur et le général paroissent au public après
leur mort, qu' on doit attribuer cette
p129
successive supériorité de gloire qu' en des temps
différents ils obtiennent tour à tour l' un sur
l' autre.
Voilà par quelle raison tant de rois, déifiés sur
le trône, ont été oubliés immédiatement après leur
mort : voilà pourquoi le nom des écrivains illustres,
qui, de leur vivant, se trouve si rarement à cô
de celui des princes, s' est, à la mort de ces
écrivains, si souvent confondu avec ceux des plus
grands rois ; pourquoi le nom de Confucius est plus
connu, plus respecté en Europe que celui d' aucun
des empereurs de la Chine ; et pourquoi l' on cite
les noms d' Horace et de Virgile à côté de celui
d' Auguste.
Qu' on applique à l' éloignement des lieux ce que je
dis de l' éloignement des temps ; qu' on se demande
pourquoi le savant illustre est moins estimé de sa
nation que le ministre habile ; et par quelle raison
un Rosny, plus honoré chez nous qu' un Descartes,
est moins considéré de l' étranger : c' est,
pondrai-je, qu' un grand ministre n' est guere utile
qu' à son pays ; et qu' en perfectionnant l' instrument
propre à la culture des arts et des sciences, en
habituant l' esprit humain à plus d' ordre et de
justesse, Descartes s' est rendu plus utile à
l' univers, et doit, par conséquent, en être plus
respecté.
Mais, dira-t-on, si, dans tous leurs jugements, les
nations ne consultoient jamais que leur intérêt,
pourquoi le laboureur et le vigneron, plus utiles,
sans doute, que le poëte et le géometre, en
seroient-ils moins estimés ?
C' est que le public sent confusément que l' estime
est, entre ses mains, un trésor imaginaire, qui n' a
de valeur réelle qu' autant qu' il en fait une
distribution sage et ménagée ; que, par conséquent,
il ne doit point attacher d' estime à des travaux
dont tous les hommes sont capables.
p130
L' estime, alors, devenue trop commune, perdroit,
pour ainsi dire, toute sa vertu ; elle ne féconderoit
plus les germes d' esprit et de probité répandus
dans toutes les ames ; et ne produiroit plus enfin
ces hommes illustres en tous les genres, qu' anime
à la poursuite de la gloire la difficulté de
l' obtenir. Le public apperçoit donc qu' à l' égard
de l' agriculture, c' est l' art et non l' artiste qu' il
doit honorer ; et que, s' il a jadis, sous les noms
de Cérès et de Bacchus, déifié le premier
laboureur et le premier vigneron, cet honneur, si
justement accordé aux inventeurs de l' agriculture,
ne doit point être prodigà des manoeuvres.
Dans tout pays où le paysan n' est point surchargé
d' impôts, l' espoir du gain attaché à celui de la
colte suffit pour l' engager à la culture des
terres ; et j' en conclus que, dans certains cas,
comme l' a jà fait voir le célebre M Duclos, il
est de l' intérêt des nations de proportionner leur
estime, non seulement à l' utilité d' un art, mais
encore à sa difficulté.
Qui doute qu' un recueil de faits, tel que celui de la
bibliothéque orientale , ne soit aussi instructif,
aussi agréable, et par conséquent aussi utile qu' une
excellente tragédie ? Pourquoi donc le public a-t-il
plus d' estime pour le poëte tragique que pour le
savant compilateur ? C' est qu' assuré, par le grand
nombre des entreprises comparé au petit nombre des
succès, de la difficulté du genre dramatique, le
public sent que, pour former des Corneille, des
Racine, des Crebillon et des Voltaire, il doit
attacher infiniment plus de gloire à leurs succès ;
et qu' au contraire,
p131
il suffit d' honorer les simples compilateurs du plus
foible genre d' estime, pour être abondamment pourvu
de ces ouvrages dont tous les hommes sont capables,
et qui ne sont proprement que l' oeuvre du temps et
de la patience.
Parmi les savants, tous ceux qui, totalement privés
des lumieres philosophiques, ne font que rassembler
dans des recueils les faits épars dans les ruines
de l' antiquité, sont, par rapport à l' homme d' esprit,
ce que les tireurs de pierre sont par rapport à
l' architecte ; ce sont eux qui fournissent les
matériaux des édifices ; sans eux, l' architecte
seroit inutile. Mais peu d' hommes peuvent devenir
bons architectes, tous sont propres à tirer la
pierre : il est donc de l' intérêt public d' accorder
aux premiers une paye d' estime proportionnée à la
difficulté de leur art. C' est par ce même motif,
et parce que l' esprit d' invention et de systême ne
s' acquiert ordinairement que par de longues et
pénibles méditations, qu' on attache plus d' estime
à ce genre d' esprit qu' à tout autre ; et qu' enfin,
dans tous les genres d' une utilité à peu près
pareille, le public proportionne toujours son
estime à l' inégale difficulté de ces divers genres.
Je dis d' une utilité à peu près pareille ; parce
que, s' il étoit possible d' imaginer une sorte
d' esprit absolument inutile, quelque difficile qu' il
fût d' y exceller, le public n' accorderoit aucune
estime à un pareil talent ; il traiteroit celui qui
l' auroit acquis, comme Alexandre traita cet homme
qui, devant lui, dardoit, dit-on, avec une adresse
merveilleuse, des grains de millet à travers le
trou d' une aiguille, et qui n' obtint de l' équité
du prince qu' un boisseau de millet pour récompense.
p132
La contradiction, qu' on croit quelquefois
appercevoir entre l' intérêt et les jugements du
public, n' est donc jamais qu' apparente. L' inrêt
public, comme je m' étois proposé de le prouver,
est donc le seul distributeur de l' estime accore
aux différentes sortes d' esprit.
p133
DISCOURS 2 CHAPITRE 13
de la probité, par rapport aux siecles et aux
peuples divers.
dans tous les siecles et les pays divers, la probité
ne peut être que l' habitude des actions utiles à sa
nation. Quelque certaine que soit cette proposition,
pour en faire sentir plus évidemment la vérité, je
tâcherai de donner des idées nettes et précises de
la vertu.
Pour cet effet, j' exposerai les deux sentiments qui,
sur ce sujet, ont jusqu' à psent partagé les
moralistes.
Les uns soutiennent que nous avons de la vertu une
idée absolue et inpendante des siecles et des
gouvernements divers ; que la vertu est toujours
une et toujours la même. Les autres soutiennent,
au contraire, que chaque nation s' en forme une
idée différente.
Les premiers apportent, en preuve de leurs opinions,
les rêves ingénieux, mais inintelligibles, du
platonisme. La vertu, selon eux, n' est autre chose
que l' idée me de l' ordre, de l' harmonie et d' un
beau essentiel. Mais ce beau est un mystere dont ils
ne peuvent donner d' idée précise : aussi
n' établissent-ils point leur systême sur la
connoissance que l' histoire nous donne du coeur
et de l' esprit humain.
Les seconds, et parmi eux Montaigne, avec des
armes d' une trempe plus forte que des raisonnements,
c' est-à-dire, avec des faits, attaquent l' opinion
des premiers ; font voir qu' une action, vertueuse
au nord, est vicieuse au midi ; et en concluent
que l' idée de la vertu est purement arbitraire.
p134
Telles sont les opinions de ces deux especes de
philosophes. Ceux-là, pour n' avoir pas consul
l' histoire, errent encore dans le dédale d' une
taphysique de mots : ceux-ci, pour n' avoir point
assez profondément examiné les faits que l' histoire
présente, ont pensé que le caprice seul décidoit de
la bonou de la chanceté des actions humaines.
Ces deux sectes de philosophes se sont également
tromes ; mais l' une et l' autre auroient échappé
à l' erreur, s' ils avoient considéré, d' un oeil
attentif, l' histoire du monde. Alors ils auroient
senti que les siecles doivent nécessairement amener,
dans le physique et le moral, des révolutions qui
changent la face des empires ; que, dans les grands
bouleversements, les intérêts d' un peuple éprouvent
toujours de grands changements ; que les mêmes
actions peuvent lui devenir successivement utiles
et nuisibles, par conséquent prendre tour à tour
le nom de vertueuses et de vicieuses.
Conséquemment à cette observation, s' ils eussent
voulu se former de la vertu une idée purement
abstraite et indépendante de la pratique, ils
auroient reconnu que, par ce mot de vertu, l' on ne
peut entendre que le desir du bonheur néral ; que,
par conquent, le bien public est l' objet de la
vertu, et que les actions qu' elle commande sont les
moyens dont elle se sert pour remplir cet objet ;
qu' ainsi l' idée de la vertu n' est point arbitraire ;
que, dans les siecles et les pays divers, tous les
hommes, du moins ceux qui vivent en socté, ont
s' en former la même idée ; et qu' enfin, si les
peuples se la représentent sous des formes
différentes, c' est qu' ils prennent pour la vertu
me les divers moyens dont elle se sert pour
remplir son objet.
Cette définition de la vertu en donne, je pense,
une idée nette, simple, et conforme à l' expérience ;
conformité
p135
qui peut seule constater la vérité d' une opinion.
La pyramide de Venus-Uranie, dont la cime se
perdoit dans les cieux, et dont la base étoit
appuyée sur la terre, est l' emblême de tout systême,
qui s' écroule à mesure qu' on l' édifie, s' il ne
porte sur la base inébranlable des faits et de
l' expérience. C' est aussi sur des faits, c' est-à-dire,
sur la folie et la bizarrerie jusqu' à psent
inexplicables des loix et des usages divers, que
j' établis la preuve de mon opinion.
Quelque stupides qu' on suppose les peuples, il est
certain qu' éclairés par leurs intérêts ils n' ont
point adopté sans motifs les coutumes ridicules
qu' on trouve établies chez quelques-uns d' eux ;
la bizarrerie de ces coutumes tient donc à la
diversité des inrêts des peuples : en effet, s' ils
ont toujours confusément entendu, par le mot de
vertu, le desir du bonheur public ; s' ils n' ont,
en conquence, donné le nom d' honnêtes qu' aux
actions utiles à la patrie ; et si l' idée d' utilité
a toujours été secrettement associée à l' idée de
vertu ; on peut assurer que les coutumes les plus
ridicules, et même les plus cruelles, ont, comme
je vais le montrer par quelques exemples, toujours
eu pour fondement l' utilité réelle ou apparente
du bien public.
Le vol étoit permis à Sparte, l' on n' y punissoit
que la mal-adresse du voleur surpris : quoi de plus
bizarre que
p136
cette coutume ? Cependant, si l' on se rappelle les
loix de Lycurgue, et le mépris qu' on avoit pour
l' or et l' argent, dans une publique les loix ne
donnoient cours qu' à une monnoie d' un fer lourd et
cassant, on sentira que les vols de poules et de
légumes étoient les seuls qu' on y t commettre.
Toujours faits avec adresse, souvent niés avec
fermeté, de pareils vols entretenoient les
lacédémoniens dans l' habitude du courage et de la
vigilance : la loi qui permettoit le vol pouvoit
donc être très-utile à ce peuple, qui n' avoit pas
moins à redouter de la trahison des ilotes que de
l' ambition des perses, et qui ne pouvoit opposer
aux attentats des uns, comme aux armées innombrables
des autres, que le boulevard de ces deux vertus. Il
est donc certain que le vol, nuisible à tout peuple
riche, mais utile à Sparte, y devoit être honoré.
à la fin de l' hyver, lorsque la disette des vivres
contraint le sauvage à quitter sa cabane, et que la
faim lui commande d' aller à la chasse faire de
nouvelles provisions, quelques-unes des nations
sauvages s' assemblent avant leur départ, font monter
leurs sexagénaires sur des chênes, et font secouer
ces chênes par des bras nerveux ; la plupart des
vieillards tombent, et sont massacrés dans le moment
me de leur chûte. Ce fait est connu, et rien ne
paroît d' abord plus abominable que cette coutume :
cependant, quelle surprise, lorsqu' après avoir
remonté à son origine, on voit que le sauvage
regarde la cte de ces malheureux vieillards comme
la preuve de leur impuissance à soutenir les
p137
fatigues de la chasse ! Les laissera-t-il, dans des
cabanes ou des forêts, en proie à la famine ou aux
bêtes féroces ? Il aime mieux leur épargner la durée
et la violence des douleurs, et, par des parricides
prompts et nécessaires, arracher leurs peres aux
horreurs d' une mort trop cruelle et trop lente.
Voilà le principe d' une coutume si exécrable ;
voilà comme un peuple vagabond, que la chasse et le
besoin de vivres retient six mois dans des forêts
immenses, se trouve, pour ainsi dire, nécessité à
cette barbarie ; et comment, en ces pays, le
parricide est inspiré et commis par le me
principe d' humanité qui nous le fait regarder avec
horreur.
Mais, sans avoir recours aux nations sauvages, qu' on
jette les yeux sur un pays policé, tel que la
Chine ; qu' on se demande pourquoi l' on y donne
aux peres le droit de vie et de mort sur leurs
enfants : et l' on verra que les terres de cet
empire, quelque étendues qu' elles soient, n' ont pu
quelquefois subvenir qu' avec peine aux besoins de
ses nombreux habitants ; or, comme la trop grande
disproportion entre la multiplicité des hommes et
la fécondité des terres occasionneroit nécessairement
des guerres funestes à cet empire et peut-être me
à l' univers, on cooit que, dans un instant de
disette, et pour pvenir une infinité de meurtres
et de malheurs inutiles, la nation chinoise, humaine
dans
p138
ses intentions, mais barbare dans le choix des
moyens, a, par le sentiment d' une humanité peu
éclairée, pu regarder ces cruautés comme cessaires
au pos du monde. j' y sacrifie, s' est-elle dit,
quelques victimes infortunées, auxquelles
l' enfance et l' ignorance dérobent la connoissance
et les horreurs de la mort, en quoi consiste
peut-être ce qu' elle a de plus redoutable .
C' est sans doute au desir de s' opposer à la trop
grande multiplication des hommes, et par conséquent
à la même origine, qu' on doit attribuer la
nération ridicule que certains peuples d' Afrique
conservent encore aujourd' hui pour des solitaires
qui s' interdisent avec les femmes le commerce qu' ils
se permettent avec les brutes.
Ce fut pareillement le motif de l' intérêt public,
et le desir de protéger la pudique beauté contre
les attentats de l' incontinence, qui jadis engagea
les suisses à publier un édit par lequel il étoit
non seulement permis, mais même ordonné à chaque
prêtre de se pourvoir d' une concubine.
Sur les côtes de Coromandel, les femmes
s' affranchissoient par le poison du joug importun
de l' hymen, ce fut enfin le même motif qui, par un
remede aussi odieux que le
p139
mal, engagea le législateur à pourvoir à la sûreté
des maris, en forçant les femmes de se bler sur
les tombeaux de leurs époux.
D' accord avec mes raisonnements, tous les faits que
je viens de citer concourent à prouver que les
coutumes, même les plus cruelles et les plus folles,
ont toujours pris leur source dans l' utilité réelle,
ou du moins apparente, du public.
Mais, dira-t-on, ces coutumes n' en sont pas moins
odieuses ou ridicules : oui, parce que nous ignorons
les motifs de leur établissement ; et parce que ces
coutumes, consacrées par leur antiquité ou par la
superstition, ont, par la négligence ou la foiblesse
des gouvernements, subsisté long-temps après que
les causes de leur établissement avoient disparu.
Lorsque la France n' étoit, pour ainsi dire, qu' une
vaste forêt, qui doute que ces donations de terres
en friche, faites aux ordres religieux, ne dussent
alors être permises ; et que la prorogation d' une
pareille permission ne fût maintenant aussi absurde
et aussi nuisible à l' état qu' elle pouvoit être sage
et utile lorsque la France étoit encore inculte ?
Toutes les coutumes qui ne procurent que des
avantages passagers, sont comme des échaffauds qu' il
faut abattre quand les palais sont élevés.
Rien de plus sage au fondateur de l' empire des
incas, que de s' annoncer d' abord auxruviens
comme le fils du soleil, et de leur persuader qu' il
leur apportoit les loix que lui avoit dictées le
dieu son pere. Ce mensonge imprimoit aux sauvages
p140
plus de respect pour sa législation ; ce mensonge
étoit donc trop utile à cet état naissant, pour ne
devoir point être regardé comme vertueux : mais,
après avoir assis les fondements d' une bonne
législation ; aps s' être assu, par la forme
me du gouvernement, de l' exactitude avec laquelle
les loix seroient toujours obseres ; il falloit
que, moins orgueilleux ou plus éclairé, ce
législateur prévît les révolutions qui pourroient
arriver dans les moeurs et les intérêts de ses
peuples, et les changements qu' en conséquence il
faudroit faire dans ses loix ; qu' il déclarât à ces
mes peuples, par lui ou par ses successeurs, le
mensonge utile et nécessaire dont il s' étoit servi
pour les rendre heureux ; que, par cet aveu, il
ôtât à ses loix le caractere de divinité qui, les
rendant sacrées et inviolables, devoit s' opposer
à toute réforme, et qui peut-être eût un jour rendu
ces mêmes loix nuisibles à l' état, si, par le
débarquement des européans, cet empire n' eût é
détruit presqu' aussitôt que formé.
L' intérêt des états est, comme toutes les choses
humaines, sujet à mille volutions. Les mêmes loix
et les mêmes coutumes deviennent successivement
utiles et nuisibles aume peuple ; d' où je conclus
que ces loix doivent être tour à tour adoptées et
rejetées, et que les mêmes actions doivent
successivement porter les noms de vertueuses ou de
vicieuses ; proposition qu' on ne peut nier sans
convenir qu' il est des actions à la fois vertueuses
et nuisibles à l' état, sans sapper, par conséquent,
les fondements de toute législation et de toute
société.
La conclusion générale de tout ce que je viens de
dire, c' est que la vertu n' est que le desir du
bonheur des hommes ; et qu' ainsi la probité, que je
regarde comme la vertu mise
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en action, n' est, chez tous les peuples et dans tous
les gouvernements divers, que l' habitude des actions
utiles à sa nation.
Quelque évidente que soit cette conclusion, comme il
n' est point de nation qui ne connoisse et ne confonde
ensemble deux difrentes especes de vertu ; l' une,
que j' appellerai vertu de préjugé ; et l' autre,
vraie vertu ; je crois, pour ne laisser rien à
désirer sur ce sujet, devoir examiner la nature de ces
différentes sortes de vertu.
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DISCOURS 2 CHAPITRE 14
des vertus de préjugé, et des vraies vertus.
je donne le nom de vertus de préjugé à toutes
celles dont l' observation exacte ne contribue en
rien au bonheur public ; telles sont les austérités
de ces fakirs insensés dont l' Inde est peuplée ;
vertus qui, souvent indifrentes et même nuisibles
à l' état, font le supplice de ceux qui s' y vouent.
Ces fausses vertus sont, dans la plupart des nations,
plus honorées que les vraies vertus, et ceux qui
les pratiquent en plus grande vénération que les
bons citoyens.
Personne de plus honoré dans l' Indoustan que les
bramines : l' on y adore jusqu' à leurs nudités ;
l' on y respecte aussi leurs pénitences, et ces
pénitences sont réellement affreuses : les uns
restent toute leur vie attacs à un arbre, les
autres se balancent sur les flammes, ceux-ci
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portent des chaînes d' un poids énorme, ceux-là ne
se nourrissent que de liquides, quelques-uns se
ferment la bouche d' un cadenat, et quelques-autres
s' attachent une clochette au ppuce ; il est d' une
femme de bien d' aller en votion baiser cette
clochette, et c' est un honneur aux peres de
prostituer leurs filles à des fakirs.
Entre les actions ou les coutumes auxquelles la
superstition attache le nom de sacrées, une des
plus plaisantes, sans contredit, est celles des
juibus, ptresses de l' isle Formose.
" pour officier dignement, et riter lanération
des peuples, elles doivent, après des sermons, des
contorsions et des hurlements, s' écrier qu' elles
voient leurs dieux ; ce cri jeté, elles se roulent
par terre, montent sur le toit des pagodes,
découvrent leur nudité, se claquent les fesses,
lâchent leur urine, descendent nues, et se lavent
en psence de l' assemblée. "
trop heureux encore les peuples chez qui, du moins,
les vertus de préju ne sont que ridicules ;
souvent elles sont barbares. Dans la capitale du
Cochin, l' on éleve des
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crocodiles ; et quiconque s' expose à la fureur de
ces animaux, et s' en fait dévorer, est compté parmi
les élus. Au royaume de Martemban, c' est un acte
de vertu, le jour qu' on promene l' idole, de se
précipiter sous les roues du chariot, ou de se
couper la gorge à son passage ; qui se voue à
cette mort est réputé saint, et son nom est, à cet
effet, inscrit dans un livre.
Or, s' il est des vertus, il est aussi des crimes de
préjugé. C' en est un pour un bramine d' épouser une
vierge. Dans l' isle Formose, si, pendant les trois
mois qu' il est ordonné d' aller nud, un homme est
couvert du plus petit morceau de toile, il porte,
dit-on, une parure indigne d' un homme. Dans cette
me isle, c' est un crime aux femmes enceintes
d' accoucher avant l' âge de trente-cinq ans :
sont-elles grosses ? Elles s' étendent aux pieds de
la ptresse, qui, en exécution de la loi, les y
foule jusqu' à ce qu' elles soient avortées.
Augu, lorsque les prêtres ou magiciens ont
prédit la convalescence ou la mort d' un malade,
c' est un crime au malade condamné d' en revenir. Dans
sa convalescence, chacun le fuit et l' injurie. S' il
eût été bon, disent les prêtres, Dieu l' eût reçu
en sa compagnie.
Il n' est, peut-être, point de pays où l' on n' ait
pour
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quelques-uns de ces crimes de pjugé, plus d' horreur
que pour les forfaits les plus atroces et les plus
nuisibles à la société.
Chez les giagues, peuple anthropophage qui dévore
ses ennemis vaincus, on peut, sans crime, dit le
p Cavazi, piler ses propres enfants dans un mortier,
avec des racines, de l' huile et des feuilles, les
faire bouillir, en composer une pâte dont on se
frotte pour se rendre invulnérable ; mais ce seroit
un sacrilege abominable que de ne pas massacrer,
au mois de mars, à coups de bêche, un jeune homme
et une jeune femme devant la reine du pays. Lorsque
les grains sont mûrs, la reine, entourée de ses
courtisans, sort de son palais, égorge ceux qui se
trouvent sur son passage, et les donne à manger à
sa suite : ces sacrifices, dit-elle, sont nécessaires
pour appaiser les mânes de ses antres, qui voient,
avec regret, des gens du commun jouir d' une vie dont
ils sont privés ; cette foible consolation peut
seule les engager ànir la récolte.
Au royaume de Congo, d' Angole et de Matamba, le
mari peut, sans honte, vendre sa femme ; le pere,
son fils ; le fils, son pere : dans ces pays, on ne
connoît qu' un seul crime, c' est de refuser les
prémices de sacolte au Chitombé, grand-ptre
de la nation. Ces peuples, dit le pere Labat, si
dépourvus de toutes vraies vertus, sont
très-scrupuleux observateurs de cet usage. On juge
bien qu' uniquement occu
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de l' augmentation de ses revenus, c' est tout ce que
leur recommande le Chitombé : il ne desire point
que ses negres soient plus éclairés ; il craindroit
me que des idées trop saines de la vertu ne
diminuassent et la superstition et le tribut qu' elle
lui paye.
Ce que j' ai dit des crimes et des vertus de préjugé
suffit pour faire sentir la différence de ces
vertus aux vraies vertus : c' est-à-dire, à celles
qui, sans cesse, ajoutent à la félicité publique,
et sans lesquelles les sociétés ne peuvent
subsister.
Conséquemment à ces deux différentes especes de
vertu, je distinguerai deux différentes especes de
corruption de moeurs : l' une que j' appellerai
corruption religieuse , et l' autre corruption
politique . Mais, avant d' entrer dans cet
examen, je déclare que c' est en qualité de philosophe
et non de théologien que j' écris ; et qu' ainsi je
ne prétends, dans ce chapitre et les suivants,
traiter que des vertus purement humaines. Cet
avertissement donné, j' entre en matiere ; et je dis
qu' en fait de moeurs, l' on donne le nom de corruption
religieuse à toute espece de libertinage, et
principalement à celui des hommes avec les femmes.
Cette espece de corruption, dont je ne suis point
l' apologiste, et qui est sans doute criminelle,
puisqu' elle offense Dieu, n' est cependant point
incompatible avec le bonheur d' une nation.
Différents peuples ont cru et croient encore que
cette espece de corruption n' est pas criminelle ;
elle l' est sans doute en France, puisqu' elle blesse
les
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loix du pays ; mais elle le seroit moins, si les
femmes étoient communes, et les enfants déclarés
enfants de l' état ; ce crime alors n' auroit
politiquement plus rien de dangereux. En effet,
qu' on parcoure la terre, on la voit peuplée de
nations difrentes chez lesquelles ce que nous
appellons le libertinage, non seulement n' est pas
regarcomme une corruption de moeurs, mais se
trouve autorisé par les loix et même consacré par
la religion.
Sans compter, en Orient, les serrails qui sont sous
la protection des loix ; au Tonquin, l' on
honore la condité, la peine imposée, par la loi,
aux femmes stériles, c' est de chercher et de
présenter à leurs époux des filles qui leur soient
agréables. En conséquence de cette législation, les
tonquinois trouvent les européans ridicules de
n' avoir qu' une femme ; ils ne conçoivent pas comment,
parmi nous, des hommes raisonnables croient honorer
Dieu par le voeu de chasteté ; ils soutiennent que,
lorsqu' on le peut, il est aussi criminel de ne pas
donner la vie à qui ne l' a pas, que de l' ôter à
ceux qui l' ont .
C' est pareillement sous la sauvegarde des loix, que
les siamoises, la gorge et les cuisses à moitié
découvertes, portées dans les rues sur des palanquins,
s' y présentent dans des attitudes très-lascives.
Cette loi fut établie par une de leurs reines nommée
Tirada, qui, pour dégoûter les hommes d' un amour
plusshonnête, crut devoir employer toute la
puissance de la beauté. Ce projet, disent les
siamoises, lui ussit. Cette loi, ajoutent-elles,
est d' ailleurs assez sage : il est agréable aux
hommes d' avoir des desirs, aux femmes de les exciter.
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C' est le bonheur des deux sexes, le seul bien que le
ciel le aux maux dont il nous afflige : et quelle
ame assez barbare voudroit encore nous le ravir ?
Au royaume de Batimena, toute femme, de quelque
condition qu' elle soit, est, par la loi et sous
peine de la vie, forcée de céder à l' amour de
quiconque la desire ; un refus est contre elle un
arrêt de mort.
Je ne finirois pas, si je voulois donner la liste de
tous les peuples qui n' ont pas la même idée que nous
de cette espece de corruption de moeurs : je me
contenterai donc, après avoir nommé quelques-uns
des pays où la loi autorise le libertinage, de citer
quelques-uns de ceux ce même libertinage fait
partie du culte religieux.
Chez les peuples de l' isle Formose, l' ivrognerie
et l' impudicité sont des actes de religion. Les
voluptés, disent ces peuples, sont les filles du
ciel, des dons de sa bonté ; en jouir, c' est honorer
la divinité, c' est user de ses bienfaits. Qui doute
que le spectacle des caresses et des jouissances de
l' amour ne plaise aux dieux ? Les dieux sont bons ;
et nos plaisirs sont, pour eux, l' offrande la plus
agréable de notre reconnoissance. En conséquence de
ce raisonnement, ils se livrent publiquement à toute
espece de prostitution.
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C' est encore pour se rendre les dieux favorables,
qu' avant declarer la guerre, la reine des giagues
fait venir, devant elle, les plus belles femmes et
les plus beaux de ses guerriers, qui, dans des
attitudes différentes, jouissent, en sa présence,
des plaisirs de l' amour. Que de pays, dit Cicéron,
la débauche a ses temples ! Que d' autels élevés
à des femmes prostituées ! Sans rappeller l' ancien
culte de nus, de Cotytto, les banians
n' honorent-ils pas, sous le nom de laesse
Banany , une de leurs reines, qui, selon
le témoignage de Gemelli Carreri, laissoit jouir
sa cour de la vue de toutes ses beautés, prodiguoit
successivement ses faveurs à plusieurs amants, et
même à deux à la fois .
Je ne citerai plus, à ce sujet, qu' un seul fait
rapporpar Julius Firmicus Maternus, pere du
deuxieme siecle de l' église, dans un traité
intitulé : de errore profanarum religionum .
" l' Assyrie, ainsi qu' une partie de l' Afrique, dit
ce pere, adore l' air, sous le nom de Junon ou de
nus vierge. Cette déesse commande aux éléments ;
on lui consacre des temples : ces temples sont
desservis par des prêtres qui,
p150
tus et parés comme des femmes, prient la esse
d' une voix languissante et efféminée, irritent les
desirs des hommes, s' y prêtent, se targuent de leur
impudicité ; et, après ces plaisirs pparatoires,
croient devoir invoquer la déesse à grands cris,
jouer des instruments, se dire remplis de l' esprit
de la divinité, et prophétiser. "
il est donc une infinité de pays la corruption
des moeurs, que j' appelle religieuse , est
autorisée par la loi, ou consacrée par la religion.
Que de maux, dira-t-on, attachés à cette espece de
corruption ! Mais ne pourroit-on pas répondre que le
libertinage n' est politiquement dangereux dans un
état, que lorsqu' il est en opposition avec les loix
du pays, ou qu' il se trouve uni à quelqu' autre vice
du gouvernement ? En vain ajouteroit-on que les
peuples regne ce libertinage sont le pris de
l' univers. Mais, sans parler des orientaux et des
nations sauvages ou guerrieres, qui, livrées à
toutes sortes de voluptés, sont heureuses au dedans
et redoutables au dehors, quel peuple plus célebre
que les grecs ! Peuple qui fait encore aujourd' hui
l' étonnement, l' admiration et l' honneur de
l' humanité. Avant la guerre du péloponese, époque
fatale à leur vertu, quelle nation et quel pays
plus fécond en hommes vertueux et en grands hommes !
On sait cependant le goût des grecs pour l' amour le
plusshonnête. Ce goût étoit si général,
qu' Aristide surnomle juste, cet Aristide qu' on
étoit las, disoient les athéniens, d' entendre
toujours louer, avoit cependant aimé Tmistocle.
Ce fut la beauté du jeune Stesileus, de l' isle de
Céos, qui, portant dans leur ame les desirs les
plus violents, alluma entr' eux les flambeaux de la
haine. Platon étoit libertin. Socrate même,
déclaré, par l' oracle d' Apollon, le plus sage des
hommes, aimoit Alcibiade
p151
et Archelaus ; il avoit deux femmes, et vivoit avec
toutes les courtisanes. Il est donc certain que,
relativement à l' idée qu' on s' est fore des bonnes
moeurs, les plus vertueux des grecs n' eussent passé
en Europe que pour des hommes corrompus. Or cette
espece de corruption de moeurs se trouvant, en
Grece, portée au dernier excès dans le temps me
que ce pays produisoit de grands hommes en tout
genre, qu' il faisoit trembler la Perse, et jetoit
le plus grand éclat, on pourroit penser que la
corruption des moeurs, à laquelle je donne le nom
de religieuse , n' est point incompatible avec
la grandeur et la félicité d' un état.
Il est une autre espece de corruption de moeurs qui
prépare la chûte d' un empire et en annonce la ruine :
je donnerai à celle-ci le nom de corruption
politique .
Un peuple en est infecté, lorsque le plus grand
nombre des particuliers qui le composent détachent
leurs intérêts de l' intérêt public. Cette espece de
corruption, qui se joint quelquefois à la pdente,
a donné lieu à bien des moralistes de les confondre.
Si l' on ne consulte que l' inrêt politique d' un
état, cette derniere seroit peut-être la plus
dangereuse. Un peuple, eût-il d' ailleurs les moeurs
les plus pures, s' il est attaqué de cette corruption,
est nécessairement malheureux au dedans, et peu
redoutable au dehors. La durée d' un tel empire dépend
du hazard, qui seul en retarde ou en pcipite la
chûte.
Pour faire sentir combien cette anarchie de tous les
intérêts est dangereuse dans un état, considérons le
mal qu' y produit la seule opposition des intérêts
d' un corps avec ceux de la république : donnons aux
bonzes, aux talapoins, toutes les vertus de nos
saints. Si l' intérêt du corps des bonzes n' est point
lié à l' intérêt public ; si, par exemple, le crédit
du
p152
bonze tient à l' aveuglement des peuples, ce bonze,
nécessairement ennemi de la nation qui le nourrit,
sera, à l' égard de cette nation, ce que les romains
étoient à l' égard du monde ; honnêtes entr' eux,
brigands par rapport à l' univers. Chacun des bonzes
eût-il en particulier beaucoup d' éloignement pour
les grandeurs, le corps n' en sera pas moins
ambitieux ; tous ses membres travailleront, souvent
sans le savoir, à son aggrandissement ; ils s' y
croiront autorisés par un principe vertueux. Il
n' est donc rien de plus dangereux dans un état,
qu' un corps dont l' intérêt n' est pas attaché à
l' intérêt général.
Si les prêtres du paganisme firent mourir Socrate
et persécuterent presque tous les grands hommes,
c' est que leur bien particulier se trouvoit opposé
au bien public ; c' est que les prêtres d' une fausse
religion ont intérêt de retenir les peuples dans
l' aveuglement, et, pour cet effet, de poursuivre
tous ceux qui peuvent l' éclairer : exemple quelquefois
imité par les ministres de la vraie religion, qui,
sans le même besoin, ont souvent eu recours aux
mes cruautés, ont persécuté, déprimé les grands
hommes, se sont faits les pagyristes des ouvrages
diocres, et les critiques des excellents, et ont
ensuite été désavoués par des théologiens plus
éclairés qu' eux.
p153
Quoi de plus ridicule, par exemple, que la défense
faite dans certains pays d' y faire entrer aucun
exemplaire de l' esprit des loix ? Ouvrage que
plus d' un prince fait lire et relire à son fils.
Ne peut-on pas, d' après un homme d' esprit, réter
à ce sujet, qu' en sollicitant cette défense, les
moines en ont ucomme les scythes avec leurs
esclaves ? Ils leur crevoient les yeux, pour qu' ils
tournassent la meule avec moins de distraction.
Il paroît donc que c' est uniquement de la conformité
ou de l' opposition de l' intérêt des particuliers
avec l' intérêt général, que pend le bonheur ou le
malheur public ; et qu' enfin, la corruption
religieuse de moeurs peut, comme l' histoire le
prouve, s' allier souvent à la magnanimité, à la
grandeur d' ame, à la sagesse, aux talents, enfin à
toutes les qualités qui forment les grands hommes.
p154
On ne peut nier que des citoyens tachés de cette
espece de corruption de moeurs n' aient souvent rendu
à la patrie des services plus importants que les
plusveres anachorettes. Que ne doit-on pas à la
galante Circassienne, qui, pour assurer sa beauté,
ou celle de ses filles, a, la premiere, osé les
inoculer ? Que d' enfants l' inoculation n' a-t-elle
pas arracs à la mort ? Peut-être n' est-il point
de fondatrice d' ordre de religieuses qui se soit
rendue recommandable à l' univers par un aussi grand
bienfait, et qui, par conséquent, ait autant mérité
de sa reconnoissance.
Au reste, je crois devoir encore réter, à la fin
de ce chapitre, que je n' ai point prétendu me faire
l' apologiste de la bauche. J' ai seulement voulu
donner des notions nettes de ces deux différentes
especes de corruption de moeurs, qu' on a trop
souvent confondues, et sur lesquelles on semble
n' avoir eu que des idées confuses. Plus instruits
du véritable objet de la question, on peut en mieux
connoître l' importance, mieux juger du deg de
pris qu' on doit assigner à ces deux différentes
sortes de corruption, et reconnoître qu' il est deux
especes différentes de mauvaises actions ; les unes
qui sont vicieuses dans toutes formes de
gouvernement, et les autres qui ne sont nuisibles,
et par conséquent criminelles, chez un peuple, que
par l' opposition qui se trouve entre ces mes
actions et les loix du pays.
Plus de connoissance du mal doit donner aux
moralistes plus d' habileté pour la cure. Ils
pourront considérer la morale d' un point de vue
nouveau, et, d' une science vaine, faire une science
utile à l' univers.
p155
DISCOURS 2 CHAPITRE 15
de quelle utilité peut être, à la morale, la
connoissance des principes établis dans les
chapitres précédents.
si la morale a, jusqu' à psent, peu contribué au
bonheur de l' humanité, ce n' est pas qu' à
d' heureuses expressions, à beaucoup d' élégance et
de netteté, plusieurs moralistes n' aient joint
beaucoup de profondeur d' esprit et d' élévation
d' ame : mais, quelque supérieurs qu' aient été ces
moralistes, il faut convenir qu' ils n' ont pas assez
souvent regardé les différents vices des nations
comme des dépendances nécessaires de la différente
forme de leur gouvernement : ce n' est cependant
qu' en considérant la morale de ce point de vue,
qu' elle peut devenir réellement utile aux hommes.
Qu' ont produit, jusqu' aujourd' hui, les plus belles
maximes de morale ? Elles ont corrigé quelques
particuliers des défauts que, peut-être, ils se
reprochoient ; d' ailleurs, elles n' ont produit aucun
changement dans les moeurs des nations. Quelle en
est la cause ? C' est que les vices d' un peuple sont,
si j' ose le dire, toujours cachés au fond de sa
législation : c' est là qu' il faut fouiller, pour
arracher la racine productrice de ces vices. Qui
n' est do ni des lumieres ni du couragecessaires
pour l' entreprendre, n' est, en ce genre, de presque
aucune utilité à l' univers. Vouloir truire des
vices attacs à la législation d' un peuple, sans
faire aucun changement dans cette législation, c' est
prétendre à l' impossible ; c' est rejeter les
conséquences justes des principes qu' on admet.
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Qu' espérer de tant de déclamations contre la fausseté
des femmes, si ce vice est l' effet nécessaire d' une
contradiction entre les desirs de la nature et les
sentiments que, par les loix et lacence, les
femmes sont contraintes d' affecter ? Dans le Malabar,
à Madagascar, si toutes les femmes sont vraies,
c' est qu' elles y satisfont, sans scandale, toutes
leurs fantaisies, qu' elles ont mille galants, et
ne seterminent au choix d' un époux qu' après des
essais tés. Il en est de même des sauvages de la
nouvelle Orléans, de ces peuples où les parentes
du grand soleil, les princesses du sang, peuvent,
lorsqu' elles se dégoûtent de leurs maris, les
pudier pour en épouser d' autres. En de tels pays,
on ne trouve point de femmes fausses, parce qu' elles
n' ont aucun intérêt de l' être.
Je ne ptends pas insérer, de ces exemples, qu' on
doive introduire chez nous de pareilles moeurs. Je
dis seulement qu' on ne peut raisonnablement reprocher
aux femmes une fausseté dont la cence et les loix
leur font, pour ainsi dire, une nécessité ; et
qu' enfin l' on ne change point les effets, en laissant
subsister les causes.
Prenons la médisance pour second exemple. La
disance est, sans doute, un vice : mais c' est un
vice nécessaire ; parce qu' en tout pays où les
citoyens n' auront point de part au maniement des
affaires publiques, ces citoyens, peu intéressés à
s' instruire, doivent croupir dans une honteuse
paresse. Or, s' il est, dans ce pays, de mode et
d' usage de se jeter dans le monde, et du bon air
d' y parler beaucoup, l' ignorant, ne pouvant parler
de choses, doit nécessairement parler des personnes.
Tout panégyrique est ennuyeux, et toute satyre
agréable ; sous peine d' être ennuyeux, l' ignorant
est donc ford' être médisant. On ne
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peut donc détruire ce vice, sans anéantir la cause
qui le produit, sans arracher les citoyens à la
paresse, et, par conséquent, sans changer la forme
du gouvernement.
Pourquoi l' homme d' esprit est-il ordinairement moins
tracassier, dans les sociétés particulieres, que
l' homme du monde ? C' est que le premier, occupé de
plus grands objets, ne parle communément des personnes
qu' autant qu' elles ont, comme les grands hommes, un
rapport immédiat avec les grandes choses ; c' est que
l' homme d' esprit, qui ne dit jamais que pour se
venger, dit très-rarement, lorsque l' homme du
monde, au contraire, est presque toujours obligé de
dire pour parler.
Ce que je dis de la médisance, je le dis du
libertinage, contre lequel les moralistes se sont
toujours si violemment déchaînés. Le libertinage
est trop généralement reconnu pour être une suite
nécessaire du luxe, pour que je m' arrête à le
prouver. Or, si le luxe, comme je suis fort éloigné
de le penser, mais comme on le croit communément,
est très-utile à l' état ; si, comme il est facile
de le montrer, l' on n' en peut étouffer le goût,
et réduire les citoyens à la pratique des loix
somptuaires, sans changer la forme du gouvernement ;
ce ne seroit donc qu' aps quelques réformes en ce
genre qu' on pourroit se flatter d' éteindre ce goût
du libertinage.
Touteclamation sur ce sujet est, théologiquement,
mais non politiquement, bonne. L' objet que se
proposent la politique et la législation est la
grandeur et la félicité temporelle des peuples : or,
relativement à cet objet, je dis que, si le luxe
est réellement utile à la France, il seroit
ridicule d' y vouloir introduire une rigidité de
moeurs incompatible avec le goût du luxe. Nulle
proportion entre
p158
les avantages que le commerce et le luxe procurent
à l' état, constitué comme il l' est (avantages
auxquels il faudroit renoncer pour en bannir le
libertinage), et le mal infiniment petit
qu' occasionne l' amour des femmes. C' est se plaindre
de trouver, dans une mine riche, quelques paillettes
de cuivre mêlées à des veines d' or. Partout où le
luxe est nécessaire, c' est une inconséquence
politique que de regarder la galanterie comme un
vice moral : et, si l' on veut lui conserver le nom
de vice, il faut alors convenir qu' il en est d' utiles
dans certains siecles et certains pays ; et que c' est
au limon du Nil que l' Egypte doit sa fertilité.
En effet, qu' on examine politiquement la conduite
des femmes galantes : on verra que, blâmables à
certains égards, elles sont, à d' autres, fort utiles
au public ; qu' elles font, par exemple, de leurs
richesses un usage communément plus avantageux à
l' état que les femmes les plus sages. Le desir de
plaire, qui conduit la femme galante chez le
rubanier, chez le marchand d' étoffes ou de modes,
lui fait non seulement arracher une infinité
d' ouvriers à l' indigence où lesduiroit la pratique
des loix somptuaires, mais lui inspire encore les
actes de la charité la plus éclairée. Dans la
supposition que le luxe soit utile à une nation, ne
sont-ce pas les femmes galantes qui, en excitant
l' industrie des artisants du luxe, les rendent de
jour en jour plus utiles à l' état ? Les femmes sages,
en faisant des largesses à des mendiants ou à des
criminels, sont donc moins bien conseillées par
leurs directeurs, que les femmes galantes par le
desir de plaire : celles-ci nourrissent des citoyens
utiles ; et celles-là des hommes inutiles, oume
les ennemis de cette nation.
Il suit de ce que je viens de dire, qu' on ne peut
se flatter
p159
de faire aucun changement dans les idées d' un peuple,
qu' aps en avoir fait dans sa législation ; que
c' est par la réforme des loix qu' il faut commencer
la réforme des moeurs, que des déclamations contre
un vice utile, dans la forme actuelle d' un
gouvernement, seroient, politiquement, nuisibles si
elles n' étoient vaines ; mais elles le seront
toujours, parce que la masse d' une nation n' est
jamais remuée que par la force des loix. D' ailleurs,
qu' il me soit permis de l' observer en passant,
parmi les moralistes, il en est peu qui sachent, en
armant nos passions les unes contre les autres, s' en
servir utilement pour faire adopter leur opinion :
la plupart de leurs conseils sont trop injurieux.
Ils devroient pourtant sentir que des injures ne
peuvent, avec avantage, combattre contre des
sentiments : que c' est une passion qui seule peut
triompher d' une passion : que, pour inspirer, par
exemple, à la femme galante plus de retenue et de
modestie vis-à-vis du public, il faut mettre en
opposition sa vanité avec sa coquetterie ; lui faire
sentir que la pudeur est une invention de l' amour
et de la volupté rafinée ; que c' est à la gaze,
p160
dont cette même pudeur couvre les beautés d' une
femme, que le monde doit la plupart de ses plaisirs ;
qu' au Malabar, où les jeunes agréables se
présentent demi-nuds dans les assemblées, qu' en
certains cantons de l' Amérique, où les femmes
s' offrent sans voile aux regards des hommes, les
desirs perdent tout ce que la curiosité leur
communiqueroit de vivacité ; qu' en ces pays, la
beauté avilie n' a de commerce qu' avec les besoins :
qu' au contraire, chez les peuples la pudeur
suspend un voile entre les desirs et les nudités,
ce voile mystérieux est le talisman qui retient
l' amant aux genoux de sa maîtresse ; et que c' est
enfin la pudeur qui met aux foibles mains de la
beauté le sceptre qui commande à la force. Sachez
de plus, diroient-ils à la femme galante, que les
malheureux sont en grand nombre ; que les infortunés,
ennemis-nés de l' homme heureux, lui font un crime de
son bonheur ; qu' ils haïssent en lui une félicité
trop inpendante d' eux ; que le spectacle de vos
amusements est un spectacle qu' il faut éloigner de
leurs yeux ; et que l' indécence, en trahissant le
secret de vos plaisirs, vous expose à tous les
traits de leur vengeance.
C' est en substituant ainsi le langage de l' intérêt
au ton de l' injure, que les moralistes pourroient
faire adopter leurs maximes. Je ne m' étendrai pas
davantage sur cet article : je
p161
rentre dans mon sujet ; et je dis que tous les
hommes ne tendent qu' à leur bonheur ; qu' on ne peut
les soustraire à cette tendance ; qu' il seroit
inutile de l' entreprendre, et dangereux d' y réussir ;
que, par conséquent, l' on ne peut les rendre
vertueux qu' en unissant l' intérêt personnel à
l' intérêt général. Ce principe posé, il est évident
que la morale n' est qu' une science frivole, si l' on
ne la confond avec la politique et la législation :
d' où je conclus que, pour se rendre utiles à
l' univers, les philosophes doivent considérer les
objets du point de vue d' où le législateur les
contemple. Sans être armés du même pouvoir, ils
doivent être animés du même esprit. C' est au
moraliste d' indiquer les loix, dont le législateur
assure l' ecution par l' apposition du sceau de sa
puissance.
Parmi les moralistes, il en est peu, sans doute,
qui soient assez fortement frappés de cette vérité :
parmi ceux même dont l' esprit est fait pour
atteindre aux plus hautes idées, il en est beaucoup
qui, dans l' étude de la morale et les portraits qu' ils
font des vices, ne sont animés que par des intérêts
personnels et des haines particulieres. Ils ne
s' attachent, en conséquence, qu' à la peinture des
vices incommodes dans la société ; et leur esprit,
qui, peu à peu, se resserre dans le cercle de leur
intérêt, n' a bientôt plus la force cessaire pour
s' élever jusqu' aux grandes idées. Dans la science
de la morale, souvent l' élévation de l' esprit tient
à l' élévation de l' ame. Pour saisir, en ce genre,
les rités réellement utiles aux hommes, il faut
être échauffé de la passion du bien général ; et
malheureusement, en morale comme en religion, il est
beaucoup d' hypocrites.
p162
DISCOURS 2 CHAPITRE 16
des moralistes hypocrites.
j' entends par hypocrite celui qui, n' étant point
soutenu dans l' étude de la morale par le desir du
bonheur de l' humanité, est trop fortement occupé de
lui-même. Il est beaucoup d' hommes de cette espece :
on les reconnoît, d' une part, à l' indifférence avec
laquelle ils considerent les vices destructeurs des
empires ; et de l' autre, à l' emportement avec lequel
ils se déchaînent contre les vices particuliers.
C' est en vain que de pareils hommes se disent
inspirés par la passion du bien public. Si vous
étiez, leurpondra-t-on, ellement anis de cette
passion, votre haine pour chaque vice seroit
toujours proportionnée au mal que ce vice fait à la
société : et, si la vue des défauts les moins
nuisibles à l' état suffisoit pour vous irriter, de
quel oeil considéreriez-vous l' ignorance des moyens
propres à former des citoyens vaillants, magnanimes
et désintéressés ? De quel chagrin seriez-vous
affectés, lorsque vous appercevriez quelquefaut
dans la jurisprudence ou la distribution des
impôts ; lorsque vous en découvririez dans la
discipline militaire, qui décide si souvent du sort
des batailles et du ravage de plusieurs provinces ?
Alors, nétrés de la plus vive douleur, à l' exemple
de Nerva, on vous verroit, détestant le jour qui
vous rend témoin des maux de votre patrie,
vous-même en terminer le cours ; ou, du moins,
prendre exemple sur ce chinois vertueux, qui,
justement irrité des vexations des grands, se
présente à l' empereur, lui porte ses plaintes :
je viens, dit-il,
p163
m' offrir au supplice auquel de pareilles
représentations ont fait traîner six cents de mes
concitoyens ; et je t' avertis de te préparer à de
nouvelles exécutions : la Chine possede encore
dix-huit mille bons patriotes, qui, pour la même
cause, viendront successivement te demander le
même salaire . Il se tait à ces mots ; et
l' empereur, étonné de sa fermeté, lui accorde la
compense la plus flatteuse pour un homme vertueux ;
la punition des coupables et la suppression des
impôts.
Voilà de quelle maniere se manifeste l' amour du bien
public. Si vous êtes, dirois-je à ces censeurs,
réellement animés de cette passion, votre haine
pour chaque vice est proportione au mal que ce
vice fait à l' état : si vous n' êtes vivement
affectés que des défauts qui vous nuisent, vous
usurpez le nom de moralistes, vous n' êtes que des
égoïstes.
C' est donc par untachement absolu de ses intérêts
personnels, par une étude profonde de la science de
la législation, qu' un moraliste peut se rendre utile
à sa patrie. Il est alors en état de peser les
avantages et les inconvénients d' une loi ou d' un
usage, et de juger s' il doit être aboli ou conservé.
L' on n' est que trop souvent contraint de se prêter
à des abus et même à des usages barbares. Si, dans
l' Europe, l' on a si longtemps toléré les duels ;
c' est qu' en des pays où l' on n' est point, comme à
Rome, animé de l' amour de la patrie, la valeur
n' est point exercée par des guerres continuelles,
les moralistes n' imaginoient peut-être pas d' autres
moyens et d' entretenir le courage dans le corps des
citoyens et de fournir l' état de vaillants
défenseurs : ils croyoient, par cette tolérance,
acheter un grand bien au prix d' un petit mal ; ils
se trompoient dans le cas particulier du duel : mais
il en est mille autres où l' on est
p164
duit à cette option. Ce n' est souvent qu' au choix
fait entre deux maux qu' on reconnoît l' homme de
génie. Loin de nous tous ces pédants épris d' une
fausse idée de perfection. Rien de plus dangereux,
dans un état, que ces moralistes déclamateurs et
sans esprit, qui, concentrés dans une petite sphere
d' idées, répetent continuellement ce qu' ils ont
entendu dire à leurs mies, recommandent sans cesse
la moration des desirs, et veulent, en tous les
coeurs, aantir les passions : ils ne sentent pas
que leurs préceptes, utiles à quelques particuliers
placés dans certaines circonstances, seroient la
ruine des nations qui les adopteroient.
En effet, si, comme l' histoire nous l' apprend, les
passions fortes, telles que l' orgueil et le
patriotisme chez les grecs et les romains, le
fanatisme chez les arabes, l' avarice chez les
flibustiers, enfantent toujours les guerriers les
plus redoutables ; tout homme qui ne menera contre de
pareils soldats que des hommes sans passions,
n' opposera que de timides agneaux à la fureur des
loups. Aussi la sage nature a-t-elle enfermé dans le
coeur de l' homme un préservatif contre les
raisonnements de ces philosophes. Aussi les nations,
soumises d' intention à ces préceptes, s' y
trouvent-elles toujours indociles dans le fait. Sans
cette heureuse indocilité, le peuple, scrupuleusement
attacà leurs maximes, deviendroit le mépris et
l' esclave des autres peuples.
Pourterminer jusqu' à quel point on doit exalter
ou modérer le feu des passions, il faut de ces
esprits vastes qui embrassent toutes les parties
d' un gouvernement. Quiconque en est doué, est, pour
ainsi dire, désigné par la nature pour remplir,
auprès du législateur, la charge
p165
de ministre penseur, et justifier ce mot de Cicéron,
qu' un homme d' esprit n' est jamais un simple
citoyen, mais un vrai magistrat .
Avant d' exposer les avantages que procureroient à
l' univers des idées plus étendues et plus saines
de la morale, je crois pouvoir remarquer, en passant,
que ces mes idées jetteroient infiniment de
lumieres sur toutes les sciences, et surtout sur
celle de l' histoire dont les progrès sont à la fois
effet et cause des progrès de la morale.
Plus instruits du véritable objet de l' histoire,
alors les écrivains ne peindroient, de la vie prie
d' un roi, que les tails propres à faire sortir
son caractere ; ils necriroient plus si
curieusement ses moeurs, ses vices et ses vertus
domestiques ; ils sentiroient que le public demande
aux souverains compte de leurs édits, et non de leurs
soupers ; que le public n' aime à connoître l' homme
dans le prince qu' autant que l' homme a part aux
délibérations du prince ; et qu' à des anecdotes
puériles, ils doivent, pour instruire et plaire,
substituer le tableau agréable ou effrayant de la
félicité ou de la misere publique et des causes qui
les ont produites. C' est à la simple exposition de
ce tableau qu' on devroit une infinité de flexions
et de réformes utiles.
Ce que je dis de l' histoire, je le dis de la
taphysique,
p166
de la jurisprudence. Il est peu de sciences qui
n' aient quelque rapport à celle de la morale. La
chaîne, qui les lie toutes entr' elles, a plus
d' étendue qu' on ne pense : tout se tient dans
l' univers.
p167
DISCOURS 2 CHAPITRE 17
des avantages qui résultent des principes ci-dessus
établis.
je passe rapidement sur les avantages qu' en
retireroient les particuliers : ils consisteroient
à leur donner des idées nettes de cette même morale,
dont les pceptes, jusqu' à psent équivoques et
contradictoires, ont permis aux plus insensés de
justifier toujours la folie de leur conduite par
quelques-unes de ses maximes.
D' ailleurs, plus instruit de ses devoirs, le
particulier seroit moins pendant de l' opinion de
ses amis : à l' abri des injustices que lui font
souvent commettre, à son insu, les sociétés dans
lesquelles il vit, il seroit alors, en même temps,
affranchi de la crainte puérile du ridicule ;
fantôme qu' anéantit la présence de la raison, mais
qui est l' effroi de ces ames timides et peu éclairées
qui sacrifient leurs goûts, leur repos, leurs
plaisirs, et quelquefois même jusqu' à la vertu, à
l' humeur et aux caprices de ces atrabilaires, à la
critique desquels on ne peut échapper quand on a le
malheur d' en être connu.
Uniquement soumis à la raison et à la vertu, le
particulier pourroit alors braver les pjugés, et
s' armer de ces sentiments mâles et courageux qui
forment le caractere distinctif de l' homme vertueux ;
sentiments qu' on desire dans chaque citoyen, et
qu' on est en droit d' exiger des grands. Comment
l' homme élevé aux premiers postes renversera-t-il
les obstacles que certains pjugés mettent au bien
général, et résistera-t-il aux menaces, aux cabales
des gens puissants,
p168
souvent intéressés au malheur public, si son ame
n' est inabordable à toutes especes de sollicitations,
de craintes et de préjugés ?
Il paroît donc que la connoissance des principes
ci-dessus établis procure, du moins, cet avantage
au particulier ; c' est de lui donner une idée nette
et sûre de l' honnête, de l' arracher à cet égard à
toute espece d' inquiétude, d' assurer le repos de
sa conscience, et de lui procurer, en conséquence, les
plaisirs intérieurs et secrets attacs à la pratique
de la vertu.
Quant aux avantages qu' en retireroit le public, ils
seroient, sans doute, plus consirables.
Conséquemment à ces mêmes principes, on pourroit,
si j' ose le dire, composer un catéchisme de probité,
dont les maximes simples, vraies, et à la portée de
tous les esprits, apprendroient aux peuples que la
vertu, invariable dans l' objet qu' elle se propose,
ne l' est point dans les moyens propres à remplir
cet objet ; qu' on doit, par conséquent, regarder les
actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir
que c' est au besoin de l' état à déterminer celles
qui sont dignes d' estime ou de mépris ; et enfin
au législateur, par la connoissance qu' il doit avoir
de l' intérêt public, à fixer l' instant où chaque
action cesse d' être vertueuse et devient vicieuse.
Ces principes une fois reçus, avec quelle facilité
le législateur éteindroit-il les torches du
fanatisme et de la superstition, supprimeroit-il
les abus, réformeroit-il les coutumes barbares, qui,
peut-être utiles lors de leur établissement, sont
devenues depuis si funestes à l' univers ? Coutumes
qui ne subsistent que par la crainte où l' on est de
ne pouvoir les abolir sans soulever les peuples
toujours accoutumés à prendre la pratique de
certaines actions pour la vertu même,
p169
sans allumer des guerres longues et cruelles, et
sans occasionner enfin de ces séditions qui, toujours
hazardeuses pour l' homme ordinaire, ne peuvent
réellement être prévues et cales que par des
hommes d' un caractere ferme et d' un esprit vaste.
C' est donc en affoiblissant la stupideration
des peuples pour les loix et les usages anciens,
qu' on met les souverains en état de purger la terre
de la plupart des maux qui lasolent, et qu' on
leur fournit les moyens d' assurer la durée des
empires.
Maintenant, lorsque les intérêts d' un état sont
changés ; et que des loix, utiles lors de sa
fondation, lui sont devenues nuisibles ; ces mes
loix, par le respect que l' on conserve toujours pour
elles, doivent nécessairement entraîner l' état à sa
ruine. Qui doute que la destruction de la république
romaine n' ait été l' effet d' une ridicule vénération
pour d' anciennes loix, et que cet aveugle respect
n' ait forgé les fers dont César chargea sa patrie ?
Aps la destruction de Carthage, lorsque Rome
atteignoit au faîte de la grandeur, les romains,
par l' opposition qui se trouvoit alors entre leurs
intérêts, leurs moeurs et leurs loix, devoient
appercevoir la révolution dont l' empire étoit
menacé ; et sentir que, pour sauver l' état, la
publique en corps devoit se presser de faire, dans
les loix et le gouvernement, la réforme
qu' exigeoient les temps et les circonstances, et
surtout se hâter de prévenir les changements qu' y
vouloit apporter l' ambition personnelle, la plus
dangereuse des législatrices. Aussi les romains
auroient-ils eu recours à ce remede, s' ils avoient
eu des idées plus nettes sur la morale. Instruits
par l' histoire de tous les peuples, ils auroient
apperçu que les mêmes loix qui les avoient portés
au dernier degré d' élévation
p170
ne pouvoient les y soutenir ; qu' un empire est
comparable au vaisseau que certains vents ont
conduit à certaine hauteur, où, repris par d' autres
vents, il est en danger de rir, si, pour se parer
du naufrage, le pilote habile et prudent ne change
promptement de manoeuvre : rité politique qu' avoit
connue M Locke, qui, lors de l' établissement de
sa législation à la Caroline, voulut que ses loix
n' eussent de force que pendant un siecle ; que, ce
temps expiré, elles devinssent nulles, si elles
n' étoient de nouveau examinées et confirmées par la
nation. Il sentoit qu' un gouvernement guerrier ou
commerçant supposoit des loix différentes ; et
qu' une législation propre à favoriser le commerce
et l' industrie, pouvoit devenir un jour funeste à
cette colonie, si ses voisins venoient à s' aguerrir,
et que les circonstances exigeassent que ce peuple
fût alors plus militaire que commerçant.
Qu' on fasse aux fausses religions l' application de
cette idée de M Locke ; l' on sera bien-tôt
convaincu de la sottise et de leur inventeur et de
leurs sectateurs. Quiconque, en effet, examine les
religions (qui, à l' exception de la nôtre, sont
toutes faites de main d' homme) sent qu' elles n' ont
jamais été l' ouvrage de l' esprit vaste et profond
d' un législateur, mais de l' esprit étroit d' un
particulier : qu' en conséquence, ces fausses
religions n' ont jamais été fondées sur la base des
loix et le principe de l' utilité publique ; principe
toujours invariable, mais qui, pliable dans ses
applications à toutes les diverses positions où peut
successivement se trouver un peuple, est le seul
principe que doivent admettre ceux qui veulent, à
l' exemple des Anastase, des Ripperda, des
Thamas-Kouli-Kan et des Gehan-Guir, tracer le
plan d' une nouvelle religion, et la rendre utile
aux hommes. Si, dans
p171
la composition des fausses religions, on eût toujours
suivi ce plan, on auroit conservé à ces religions
tout ce qu' elles ont d' utile ; on n' eût point détruit
le tartare ni l' élysée ; le législateur en eût
toujours fait, à son gré, des tableaux plus ou moins
agréables ou terribles, selon la force plus ou moins
grande de son imagination. Ces religions, simplement
dépouillées de ce qu' elles ont de nuisible, n' eussent
point courbé les esprits sous le joug honteux d' une
sotte crédulité ; et que de crimes et de superstitions
eussent disparu de la terre ! On n' eût point vu
l' habitant de la grande Java, persuadé à la plus
légere incommodité que l' heure fatale est venue, se
presser de rejoindre le dieu de ses peres, implorer
la mort et consentir à la recevoir ; les prêtres
eussent vainement voulu lui extorquer un pareil
consentement pour l' étrangler ensuite de leurs
propres mains et se gorger de sa chair. La Perse
n' eût point nourri cette secte abominable de dervis
qui demande l' aumône à main armée, qui tue
impunément quiconque n' admet point ses principes,
qui leva une main homicide sur un sophi, et plongea
le poignard dans le sein d' Amurath. Des romains,
aussi superstitieux que des negres, n' eussent point
réglé leur courage
p172
sur l' appétit des poulets sacrés. Enfin, les religions
n' auroient point, dans l' Orient, fécon les germes
de ces guerres longues et cruelles que les sarrasins
firent d' abord aux chrétiens ; que, sous les
drapeaux des omar et des hali, ces mes sarrasins
se firent entr' eux ; et qui, sans doute, firent
inventer la fable dont se servit un prince de
l' Indoustan pour réprimer le zele indiscret d' un
iman.
Soumets-toi, lui disoit l' iman, à l' ordre du
très-haut. La terre va recevoir sa sainte loi : la
victoire marche partout devant Omar. Tu vois
l' Arabie, la Perse, la Syrie, l' Asie entiere
subjuge, l' aigle romaine foulée aux pieds des
fideles, et le glaive de la terreur remis aux mains
de Khaled. à ces signes certains, reconnois la
rité de ma religion, et plus encore à la sublimi
de l' alcoran, à la simplicité de ses dogmes, à la
douceur de notre loi. Notre dieu n' est point un dieu
cruel ; il s' honore de nos plaisirs. C' est, dit
Mahomet, en respirant l' odeur des parfums, en
éprouvant les voluptueuses caresses de l' amour, que
mon ame s' allume de plus de ferveur et s' élance plus
rapidement vers le ciel. Insecte couronné,
lutteras-tu longtemps contre ton dieu ? Ouvre les
yeux, vois les superstitions et les vices dont ton
peuple est infecté : le priveras-tu toujours des
lumieres de l' alcoran ?
p173
Iman, répondit le prince, il fut un temps, dans
la république des castors, comme dans mon empire,
l' on se plaignit de quelques dépôts volés, et même
de quelques assassinats : pour pvenir les crimes,
il suffisoit d' ouvrir quelques dépôts publics,
d' élargir les grandes routes et d' établir quelques
maréchaussées. Le sénat des castors étoit prêt à
prendre ce parti, quand l' un d' eux, jetant la vue
sur l' azur du firmament, s' écria tout-à-coup :
prenons exemple sur l' homme. Il croit ce palais des
airs bâti, habité et régi par un être plus puissant
que lui : cet être porte le nom de Michapour .
Publions ce dogme ; que le peuple des castors s' y
soumette. Persuadons-lui qu' un génie est, par l' ordre
de ce dieu, mis en sentinelle sur chaque planette ;
que de-là, contemplant nos actions, il s' occupe à
dispenser les biens aux bons et les maux aux
chants : cette croyance rue, le crime fuira loin
de nous. Il se tait : on consulte, on délibere ;
l' idée plaît par sa nouveauté, on l' adopte ; voilà
la religion établie, et les castors vivants d' abord
comme freres. Cependant, bientôt après, il s' éleve
une grande controverse. C' est la loutre, disent les
uns ; c' est le rat musqué, répondent les autres,
qui, le premier psenta à Michapour les grains de
sable dont il forma la terre. La dispute s' échauffe ;
le peuple se partage ; on en vient aux injures, des
injures aux coups ; le fanatisme sonne la charge.
Avant cette religion, il se commettoit quelques vols
et quelques assassinats : la guerre civile s' allume,
et la moitié de la nation est égorgée. Instruit
par cette fable, ne prétends donc pas, ô cruel iman,
ajouta ce prince indien, me prouver larité et
l' utilité d' une religion qui désole l' univers.
Il résulte de ce chapitre que, si le législateur
étoit autorisé,
p174
conséquemment aux principes ci-dessus établis, à
faire, dans les loix, les coutumes et les fausses
religions, tous les changements qu' exigent les temps
et les circonstances, il pourroit tarir la source
d' une infinité de maux, et, sans doute, assurer le
repos des peuples, en étendant la durée des empires.
D' ailleurs, que de lumieres ces mêmes principes ne
pandroient-ils pas sur la morale, en nous faisant
appercevoir la dépendance nécessaire qui lie les
moeurs aux loix d' un pays, et nous apprenant que la
science de la morale n' est autre chose que la science
me de la législation ? Qui doute que, plus assidus
à cette étude, les moralistes ne pussent alors
porter cette science à ce haut degré de perfection
que les bons esprits ne peuvent maintenant
qu' entrevoir, et peut-être auquel ils n' imaginent
pas qu' elle puisse jamais atteindre ?
Si, dans presque tous les gouvernements, toutes les
loix, incohérentes entr' elles, semblent être
l' ouvrage du pur hazard, c' est que, guidés par des
vues et des intérêts différents, ceux qui les font
s' embarrassent peu du rapport de ces loix entr' elles.
Il en est de la formation de ce corps entier des
loix comme de la formation de certaines isles : des
paysans veulent
p175
vuider leur champ des bois, des pierres, des herbes
et des limons inutiles ; pour cet effet, ils les
jettent dans un fleuve, où je vois ces matériaux,
chariés par les courants, s' amonceler autour de
quelques roseaux, s' y consolider, et former enfin
une terre ferme.
C' est cependant à l' uniformité des vues du
législateur, à la dépendance des loix entr' elles,
que tient leur excellence. Mais, pour établir cette
dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à
un principe simple, tel que celui de l' utilité du
public, c' est-à-dire, du plus grand nombre d' hommes
soumis à la même forme de gouvernement : principe
dont personne ne connoît toute l' étendue ni la
fécondité ; principe qui renferme toute la morale
et la législation, que beaucoup de gens répetent
sans l' entendre, et dont les législateurs même n' ont
encore qu' une idée superficielle, du moins si l' on
en juge par le malheur de presque tous les peuples
de la terre.
p176
DISCOURS 2 CHAPITRE 18
de l' esprit, considéré par rapport aux siecles
et aux pays divers.
j' ai prouvé que les mêmes actions, successivement
utiles et nuisibles dans des siecles et des pays
divers, étoient tour à tour estimées ou méprisées.
Il en est des idées comme des actions. La diversi
des intérêts des peuples, et les changements arrivés
dans ces mêmes intérêts, produisent desvolutions
dans leurs gts, occasionnent la création ou
l' aantissement subit et total de certains genres
d' esprit, et le mépris, injuste ou légitime, mais
toujours réciproque, qu' en fait d' esprit, les
siecles et les pays divers ont toujours les uns pour
les autres.
Proposition dont je vais, dans les deux chapitres
suivants, prouver la vérité par des exemples.
DISCOURS 2 CHAPITRE 19
p177
l' estime pour les différents genres d' esprit est,
dans chaque siecle, proportione à l' intérêt qu' on
a de les estimer.
pour faire sentir l' extrême justesse de cette
proportion, prenons d' abord les romans pour exemple.
Depuis les Amadis jusqu' aux romans de nos jours,
ce genre a successivement éprouvé mille changements.
En veut-on savoir la cause ? Qu' on se demande
pourquoi les romans les plus estimés il y a trois
cents ans nous paroissent aujourd' hui ennuyeux ou
ridicules ; et l' on appercevra que le principal
rite de la plupart de ces ouvrages dépend de
l' exactitude avec laquelle on y peint les vices, les
vertus, les passions, les usages et les ridicules
d' une nation.
Or, les moeurs d' une nation changent souvent d' un
siecle à l' autre ; ce changement doit donc en
occasionner dans le genre de ses romans et de son
goût : une nation est donc, par l' intérêt de son
amusement, presque toujours forcée depriser dans
un siecle ce qu' elle admiroit dans le siecle
précédent. Ce que je dis des romans peut s' appliquer
à
p178
presque tous les ouvrages. Mais, pour faire plus
fortement sentir cette vérité, peut-être faut-il
comparer l' esprit des siecles d' ignorance à l' esprit
de notre siecle. Arrêtons-nous un moment à cet
examen.
Comme les ecclésiastiques étoient alors les seuls
qui ussent écrire, je ne peux tirer mes exemples
que de leurs ouvrages et de leurs sermons. Qui les
lira n' appercevra pas moins de différence entre
ceux de Menot et ceux
p179
du p Bourdaloue, qu' entre le chevalier du soleil
et la princesse de Cleves . Nos moeurs ayant
changé, nos lumieres s' étant augmentées, l' on se
moqueroit aujourd' hui de ce qu' on admiroit autrefois.
Qui ne riroit point du sermon d' un prédicateur de
Bordeaux, qui, pour prouver toute la reconnoissance
des trépassés pour quiconque fait prier Dieu pour
eux, et donne, en conséquence, de l' argent aux
moines, débitoit gravement en chaire qu' au seul
son de l' argent qui tombe dans le tronc ou le
bassin, et qui fait tin, tin, tin, toutes les
ames du purgatoire se prennent tellement à rire,
qu' elles font ha, ha, ha, hi, hi, hi ?
Dans la simplicité des siecles d' ignorance, les
objets se présentent sous un aspect très-différent
de celui sous lequel on les considere dans les siecles
éclairés. Les tragédies de la passion, édifiantes
pour nos ancêtres, nous paroîtroient à présent
scandaleuses. Il en seroit de même de presque toutes
les questions subtiles qu' on agitoit alors dans les
écoles de théologie. Rien ne paroîtroit aujourd' hui
plus indécent que des disputes en regle, pour savoir
si Dieu est habillé ou nud dans l' hostie ; si Dieu
est tout-puissant, s' il a le pouvoir de pécher ; si
Dieu pouvoit prendre la nature de
p180
la femme, du diable, de l' âne, du rocher, de la
citrouille, et mille autres questions encore plus
extravagantes.
Tout, jusqu' aux miracles, portoit, dans ces temps
d' ignorance, l' empreinte du mauvais goût du siecle.
Entre plusieurs de ces prétendus miracles rapportés
dans
p181
les moires de l' académie des inscriptions et
belles-lettres , j' en choisis un opéré en faveur
d' un moine. " ce moine revenoit d' une maison dans
laquelle il s' introduisoit toutes les nuits... etc. "
l' on seroit, sans doute, peu édifié d' un tel miracle ;
et l' on riroit pareillement de cet autre miracle,
tiré des lettres édifiantes et curieuses, sur la
visite de l' évêque d' Halicarnasse ,
p183
et qui m' a paru trop plaisant pour sister au desir
de le placer ici.
Pour prouver l' excellence du bapme, l' auteur raconte
" qu' autrefois, dans le royaume d' Arménie, il y eut
un roi qui avoit beaucoup de haine contre les
chrétiens ; ... etc. "
ces miracles, ces sermons, ces tragédies et ces
questions théologiques, qui maintenant nous
paroîtroient si ridicules, étoient et devoient être
admirés dans les siecles d' ignorance, parce qu' ils
étoient proportionnés à l' esprit du temps, et que
les hommes admireront toujours des idées analogues
aux leurs. La grossiere imbécillité de la plupart
d' entr' eux ne leur permettoit pas de connoître la
sainteté et la grandeur de la religion ; dans
presque toutes les têtes, la religion n' étoit, pour
ainsi dire, qu' une superstition et qu' une idolâtrie.
à l' avantage de la philosophie, on peut dire que
nous en avons des idées plus relevées. Quelque injuste
qu' on soit envers les sciences, quelque corruption
qu' on les accuse d' introduire dans les moeurs, il
est certain que celles de notre clergé sont
maintenant aussi pures qu' elles étoient alors
dépravées, du moins si l' on consulte et l' histoire
et les anciens prédicateurs. Maillard et Menot,
les plus célebres d' entr' eux, ont toujours ce mot
à la bouche : sacerdotes, religiosi,
concubinarii . " damnés, infâmes, s' écrie Maillard,
dont les noms sont inscrits dans les registres du
diable... etc. "
p184
je ne m' arrêterai pas davantage à considérer ces
siecles grossiers, tous les hommes, superstitieux
et braves, ne s' amusoient que des contes des moines
et des hauts faits de la chevalerie. L' ignorance et
la simplicité sont toujours monotones : avant le
renouvellement de la philosophie, les auteurs,
quoique s dans des siecles différents, écrivoient
tous sur le même ton. Ce qu' on appelle le goût
suppose connoissance. Il n' est point de goût, ni par
p185
conséquent de volutions de goût chez des peuples
encore barbares ; ce n' est du moins que dans les
siecles éclairés qu' elles sont remarquables. Or ces
sortes de révolutions y sont toujours précédées de
quelque changement dans la forme du gouvernement,
dans les moeurs, les loix, et la position d' un
peuple. Il est donc une pendance secrettement
établie entre le goût d' une nation et ses intérêts.
Pour éclaircir ce principe par quelques applications,
qu' on se demande pourquoi la peinture tragique des
vengeances les plus mémorables, telles que celles
des Atrides, n' allumeroit plus, en nous, les mêmes
transports qu' elle excitoit autrefois chez les
grecs ; et l' on verra que cette différence
d' impression tient à la différence de notre religion,
de notre police, avec la police et la religion des
grecs.
Les anciens élevoient des temples à la vengeance :
cette passion, mise aujourd' hui au nombre des vices,
étoit alors comptée parmi les vertus. La police
ancienne favorisoit ce culte. Dans un siecle trop
guerrier pour n' être pas un peu féroce, l' unique
moyen d' enchaîner la colere, la fureur et la
trahison, étoit d' attacher le déshonneur à l' oubli
de l' injure, de placer toujours le tableau de la
vengeance à côté du tableau de l' affront : c' est
ainsi qu' on entretenoit, dans le coeur des citoyens,
une crainte respective et salutaire, qui suppléoit
au défaut de police. La peinture de cette passion
étoit donc trop analogue au besoin, au préjudes
peuples anciens, pour n' y être pas considérée avec
plaisir.
Mais, dans le siecle nous vivons, dans un temps
la police est à cet égard fort perfectionnée, où
d' ailleurs
p186
nous ne sommes plus asservis aux mêmes pjugés, il
est évident qu' en consultant pareillement notre
intérêt, nous ne devons voir qu' avec indifférence
la peinture d' une passion qui, loin de maintenir
la paix et l' harmonie dans la société, n' y
occasionneroit que des désordres et des cruautés
inutiles. Pourquoi des tradies, pleines de ces
sentiments mâles et courageux qu' inspire l' amour
de la patrie, ne feroient-elles plus sur nous que des
impressions légeres ? C' est qu' il est très-rare que
les peuples allient une certaine espece de courage
et de vertu avec l' extrême soumission ; c' est que
les romains devinrent bas et vils sitôt qu' ils
eurent un maître ; et qu' enfin, comme dit Homere :
l' affreux instant qui met un homme libre aux fers
lui ravit la moitié de sa vertu premiere .
D' où je conclus que les siecles de liberté, dans
lesquels s' engendrent les grands hommes et les
grandes passions, sont aussi les seuls les
peuples soient vraiment admirateurs des sentiments
nobles et courageux.
Pourquoi le genre de Corneille, maintenant moins
goûté, l' étoit-il davantage du vivant de cet illustre
poëte ? C' est qu' on sortoit alors de la ligue, de
la fronde, de ces temps de troubles les esprits,
encore échauffés du feu de la dition, sont plus
audacieux, plus estimateurs des sentiments hardis,
et plus susceptibles d' ambition ; c' est que les
caracteres que Corneille donne à ses héros, les
projets qu' il fait concevoir à ces ambitieux,
étoient par conséquent plus analogues à l' esprit
du siecle, qu' ils ne le seroient maintenant qu' on
rencontre peu de héros, de citoyens
p187
et d' ambitieux, qu' un calme heureux a succédé à tant
d' orages, et que les volcans de la sédition sont de
toutes parts éteints.
Comment un artisan habitué à gémir sous le faix de
l' indigence et du mépris, un homme riche et même un
grand seigneur accoutu à ramper devant un homme
en place, à le regarder avec le saint respect que
l' egyptien a pour ses dieux et le negre pour son
fétiche, seroient-ils fortement frappés de ce vers
Corneille dit :
pour être plus qu' un roi, tu te crois quelque
chose ?
De pareils sentiments doivent leur paroître fous et
gigantesques ; ils n' en pourroient admirer l' élévation,
sans avoir souvent à rougir de la bassesse des
leurs : c' est pourquoi, si l' on en excepte un petit
nombre d' esprits et de caracteres élevés, qui
conservent encore pour Corneille une estime
raisonnée et sentie, les autres admirateurs de ce
grand poëte l' estiment moins par sentiment que par
préjugé et sur parole.
Tout changement arrivé dans le gouvernement ou dans
les moeurs d' un peuple, doit nécessairement amener
des révolutions dans son goût. D' un siecle à
l' autre, un peuple est différemment frappé des mêmes
objets, selon la passion différente qui l' anime.
Il en est des sentiments des hommes comme de leurs
idées ; si nous ne concevons dans les autres que les
idées analogues auxtres, nous ne pouvons, dit
Salluste, être affectés que des passions qui nous
affectent nous-mes fortement.
p188
Pour être touché de la peinture de quelque passion,
il faut soi-me en avoir été le jouet.
Supposons que le berger Tircis et Catilina se
rencontrent, et se fassent ciproquement confidence
des sentiments d' amour et d' ambition qui les agitent ;
ils ne pourront certainement pas se communiquer
l' impression différente qu' excitent en eux les
différentes passions dont ils sont animés. Le premier
ne conçoit point ce qu' a de si séduisant le pouvoir
suprême, et le second ce que la conquête d' une femme
a de si flatteur. Or, pour faire aux différents
genres tragiques l' application de ce principe, je
dis qu' en tout pays où les habitants n' ont point de
part au maniement des affaires publiques, où l' on
cite rarement les mots de patrie et de citoyen, on
ne plaît au public qu' en présentant sur le théâtre
des passions convenables à des particuliers ; telles,
par exemple, que celle de l' amour. Ce n' est pas que
tous les hommes y soient également sensibles : il
est certain que des ames fieres et hardies, des
ambitieux, des politiques, des avares, des vieillards
ou des gens chargés d' affaires, sont peu toucs de
la peinture de cette passion : et c' est pcisément
la raison pour laquelle les pieces de théâtre n' ont
de succès pleins et entiers que dans les états
publicains, où la haine des tyrans, l' amour de la
patrie et de la liberté, sont, si je l' ose dire, des
points de ralliement pour l' estime publique.
Dans tout autre gouvernement, les citoyens n' étant
pas réunis par un intérêt commun, la diversité des
intérêts personnels doit nécessairement s' opposer à
l' universalité des applaudissements. Dans ces pays,
on ne peut prétendre qu' à des succès plus ou moins
étendus, en peignant des passions plus ou moins
généralement inressantes pour
p189
les particuliers. Or, parmi les passions de cette
espece, nul doute que celle de l' amour, fone en
partie sur un besoin de la nature, ne soit la plus
universellement sentie. Aussi préfere-t-on
maintenant, en France, le genre de Racine à celui
de Corneille, qui, dans un autre siecle ou un
pays différent tel que l' Angleterre, auroit
vraisemblablement la préférence.
C' est une certaine foiblesse de caractere, suite
nécessaire du luxe et du changement arri dans nos
moeurs, qui, nous privant de toute force et de toute
élévation dans l' ame, nous fait déjà préférer les
comédies aux tragédies, qui ne sont plus maintenant
que des comédies d' un style élevé, et dont l' action
se passe dans le palais des rois.
C' est l' heureux accroissement de l' autorité
souveraine qui, désarmant la sédition, avilissant la
condition des bourgeois, a dû presque entiérement
les bannir de la scene comique, où l' on ne voit plus
que des gens du bon air et du grand monde, lesquels
y tiennent réellement la place qu' occupoient les
gens d' une condition commune, et sont proprement les
bourgeois du siecle.
On voit donc qu' en des temps différents, certains
genres d' esprit font sur le public des impressions
très-différentes, mais toujours proportionnées à
l' intérêt qu' il a de les estimer. Or cet intérêt
public est quelquefois, d' un siecle à l' autre, assez
différent de lui-même, pour occasionner, comme je
vais le prouver, la création ou l' anéantissement
subit de certains genres d' idées et d' ouvrages ;
tels sont tous les ouvrages de controverse, ouvrages
maintenant aussi ignorés qu' ils étoient et devoient
être autrefois connus et admirés.
En effet, dans un temps les peuples, partagés sur
leur croyance, étoient animés de l' esprit de
fanatisme ; où chaque
p190
secte, ardente à soutenir ses opinions, vouloit,
are de fer ou d' arguments, les anoncer, les
prouver, les faire adopter à l' univers ; les
controverses étoient, premiérement quant au choix
du sujet, des ouvrages trop généralement intéressants,
pour n' être pas universellement estimés : d' ailleurs,
ces ouvrages devoient être faits, du moins de la
part de certains hérétiques, avec toute l' adresse et
l' esprit imaginables ; car enfin, pour persuader des
contes de peau d' âne et de la barbe bleue ,
comme sont quelques hérésies, il étoit impossible
que les controversistes n' employassent, dans leurs
écrits, toute la souplesse, la force et les
ressources de la logique, que leurs ouvrages ne
fussent des chefs-d' oeuvre de subtilité, et
peut-être, en ce genre, le dernier effort de l' esprit
humain. Il est donc certain que, tant par
l' importance de la matiere, que par la maniere de
la traiter, les controversistes devoient alors être
regardés comme les écrivains les plus estimables.
Mais, dans un siecle où l' esprit de fanatisme a
presque entiérement disparu ; où les peuples et les
rois, instruits par les malheurs passés, ne
s' occupent plus des disputes théologiques ; où
d' ailleurs les principes de la vraie religion
s' affermissent de jour en jour, ces mêmes écrivains
ne doivent plus faire la même impression sur les
esprits. Aussi l' homme du monde ne liroit-il
maintenant leurs écrits qu' avec le dégoût qu' il
éprouveroit à la lecture d' une controverse ruvienne,
dans laquelle on examineroit si Manco-Capac est ou
n' est pas fils du soleil.
Pour confirmer ce que je viens de dire par un fait
passous nos yeux, qu' on se rappelle le fanatisme
avec lequel on disputoit sur la prééminence des
modernes sur les anciens. Ce fanatisme fit alors la
putation de plusieurs dissertations
p191
diocres composées sur ce sujet : et c' est
l' indifférence avec laquelle on a considéré cette
dispute, qui depuis a laissé dans l' oubli les
dissertations de l' illustre M De La Motte et
du savant ab Terrasson : dissertations qui,
regardées à juste titre comme des chefs-d' oeuvre
et des modeles en ce genre, ne sont cependant presque
plus connues que des gens de lettres.
Ces exemples suffisent pour prouver que c' est à
l' intérêt public, différemment modifié selon les
différents siecles, qu' on doit attribuer la création
et l' anéantissement de certains genres d' idées et
d' ouvrages.
Il ne me reste plus qu' à montrer comment ceme
intérêt public, malgré les changements journellement
arrivés dans les moeurs, les passions et les goûts
d' un peuple, peut cependant assurer à certains genres
d' ouvrages l' estime constante de tous les siecles.
Pour cet effet, il faut se rappeller que le genre
d' esprit le plus estimé dans un siecle et dans un
pays, est souvent le plus méprisé dans un autre
siecle et dans un autre pays ; que l' esprit, par
conséquent, n' est proprement que ce qu' on est
convenu de nommer esprit. Or, parmi les conventions
faites à ce sujet, les unes sont passageres, et les
autres durables. On peut donc réduire à deux especes
toutes les différentes sortes d' esprits : l' une, dont
l' utilité momentanée est dépendante des changements
survenus dans le commerce, le gouvernement, les
passions, les occupations et les préjugés d' un
peuple, n' est, pour ainsi dire, qu' un esprit de
mode : l' autre, dont l' utilité éternelle,
p192
inaltérable, indépendante des moeurs et des
gouvernements divers, tient à la nature même de
l' homme, est par conséquent toujours invariable,
et peut être regardée comme le vrai esprit,
c' est-à-dire, comme l' esprit le plus desirable.
Tous les genres d' esprit duits ainsi à ces deux
especes, je distinguerai, en conquence, deux
différentes sortes d' ouvrages.
Les uns sont faits pour avoir un succès brillant et
rapide ; les autres un succès étendu et durable. Un
roman satyrique où l' on peindra, par exemple, d' une
maniere vraie et maligne, les ridicules des grands,
sera certainement couru de tous les gens d' une
condition commune. La nature, qui grave dans tous les
coeurs le sentiment d' une égalité primitive, a mis
un germe éternel de haine entre les grands et les
petits : ces derniers saisissent donc, avec tout le
plaisir et la sagacité possibles, les traits les
plus fins des tableaux ridicules ces grands
paroissent indignes de leur supériorité. De tels
ouvrages doivent donc avoir un succès rapide et
brillant, mais peu étendu et peu durable : peu
étendu, parce qu' il a nécessairement pour limites
les pays où ces ridicules prennent naissance ; peu
durable, parce que la mode, en remplaçant
continuellement un ancien ridicule par un nouveau,
efface bientôt du souvenir des hommes les ridicules
anciens et les auteurs qui les ont peints ; parce
qu' enfin, ennuyée de la contemplation du me
ridicule, la malignité des petits cherche, dans de
nouveaux défauts, de nouveaux motifs
p193
de justifier ses mépris pour les grands. Leur
impatience, à cet égard, hâte donc encore la chûte
de ces sortes d' ouvrages dont la célébrité n' égale
pas souvent la durée du ridicule.
Tel est le genre deussite que doivent avoir les
romans satyriques. à l' égard d' un ouvrage de morale
ou de taphysique, son succès ne peut être le
me : le desir de s' instruire, toujours plus rare
et moins vif que celui de censurer, ne peut fournir,
dans une nation, ni un si grand nombre de lecteurs,
ni des lecteurs si passions. D' ailleurs, les
principes de ces sciences, avec quelque clarté qu' on
les présente, exigent toujours des lecteurs une
certaine attention qui doit encore en diminuer
considérablement le nombre.
Mais si le mérite de cet ouvrage de morale ou de
taphysique est moins rapidement senti que celui
d' un ouvrage satyrique, il est plusralement
reconnu ; parce que des traités, tels que ceux de
Locke ou de Nicole, où il ne s' agit ni d' un
italien, ni d' un fraois, ni d' un anglois, mais
de l' homme en général, doivent nécessairement
trouver des lecteurs chez tous les peuples du monde,
et même les conserver dans chaque siecle. Tout
ouvrage qui ne tire son mérite que de la finesse
des observations faites sur la nature de l' homme
et des choses, ne peut cesser de plaire en aucun
temps.
J' en ai dit assez pour faire connoître la vraie
cause des différentes especes d' estime attachées
aux différents genres d' esprit : s' il reste encore
quelque doute sur ce sujet, on peut, par de
nouvelles applications des principes ci-dessus
établis, acquérir de nouvelles preuves de leur
rité.
Veut-on savoir, par exemple, quels seroient les
divers
p194
succès de deux écrivains, dont l' un se distingueroit
uniquement par la force et la profondeur de ses
pensées, et l' autre par la maniere heureuse de les
exprimer ? Conséquemment à ce que j' ai dit, la
ussite du premier doit être plus lente ; parce
qu' il est beaucoup plus de juges de la finesse, des
graces, des agréments d' un tour ou d' une expression,
et enfin de toutes les beautés de style, qu' il n' est
de juges de la beauté des idées. Un écrivain poli,
comme Malherbe, doit donc avoir des sucs plus
rapides qu' étendus, et plus brillants que durables.
Il en est deux causes : la premiere, c' est qu' un
ouvrage, traduit d' une langue dans une autre, perd
toujours, dans la traduction, la fraîcheur et la
force de son coloris ; et ne passe par conséquent
aux étrangers que dépouillé des charmes du style,
qui, dans ma supposition, en faisoient le principal
agrément : la seconde, c' est que la langue vieillit
insensiblement ; c' est que les tours les plus
heureux deviennent à la longue les plus communs ;
et qu' un ouvrage, enfin dépourvu, dans le pays même
il a été composé, des beautés qui l' y rendoient
agréable, ne doit tout au plus conserver à son
auteur qu' une estime de tradition.
Pour obtenir un succès entier, il faut, aux graces
de l' expression, joindre le choix des idées. Sans
cet heureux choix, un ouvrage ne peut soutenir
l' épreuve du temps, et surtout d' une traduction,
qu' on doit regarder comme le creuset le plus propre
à séparer l' or pur du clinquant. Aussi ne doit-on
attribuer qu' à ce défaut d' idées, trop commun à nos
anciens poëtes, le mépris injuste que quelques gens
raisonnables ont conçu pour la poésie.
Je n' ajouterai qu' un mot à ce que j' ai dédit :
c' est qu' entre les ouvrages dont la lébrité doit
s' étendre dans tous les
p195
siecles et les pays divers, il en est qui, plus
vivement et plus généralement intéressants pour
l' humanité, doivent avoir des succès plus prompts
et plus grands. Pour s' en convaincre, il suffit de
se rappeller que, parmi les hommes, il en est peu
qui n' aient éprouvé quelque passion ; que la plupart
d' entre eux sont moins frappés de la profondeur
d' une idée que de la beauté d' une description ;
qu' ils ont, comme l' expérience le prouve, presque
tous, plus senti que vu, mais plus vu que réfléchi ;
qu' ainsi la peinture des passions doit être plus
généralement agable, que la peinture des objets
de la nature ; et la description poétique de ces
mes objets doit trouver plus d' admirateurs que
les ouvrages philosophiques. à l' égard même de ces
derniers ouvrages, les hommes étant communément
moins curieux de la connoissance de la botanique,
de la géographie et des beaux arts, que de la
connoissance du coeur humain, les philosophes
excellents en ce dernier genre doivent être plus
généralement connus et estimés que les botanistes,
les géographes et les grands critiques. Aussi,
M De La Motte (qu' il me soit encore permis de
le citer pour exemple) eût-il été, sans contredit,
plusnéralement estimé, s' il eût appliqué à des
sujets plus intéressants la me finesse, la même
élégance et la même netteté qu' il a portées dans
ses discours sur l' ode, la fable et la tragédie.
Le public, content d' admirer les chefs-d' oeuvre des
grands poëtes, fait peu de cas des grands critiques ;
leurs ouvrages ne sont lus, jugés et appciés,
que par les gens de l' art auxquels ils sont utiles.
Voilà la vraie cause du peu de proportion
p196
qu' on remarque entre laputation et le rite de
M De La Motte.
Voyons maintenant quels sont les ouvrages qui
doivent, au succès rapide et brillant, unir le succès
étendu et durable.
On n' obtient à la fois ces deux especes de succès
que par des ouvrages où, conformément à mes principes,
l' on a su joindre, à l' utilité momentanée, l' utili
durable ; tels sont certains genres de poëmes, de
romans, de pieces de théâtre et d' écrits moraux ou
politiques : sur quoi il est bon d' observer que ces
ouvrages, bientôt dépouillés des beautés dépendantes
des moeurs, des pjugés, du temps et du pays où
ils sont faits, ne conservent, aux yeux de la
postérité, que les seules beautés communes à tous les
siecles et à tous les pays ; et qu' Homere, par cette
raison, doit nous paroître moins agréable qu' il ne
le parut aux grecs de son temps. Mais cette perte,
et, si je l' ose dire, cechet en mérite, est plus
ou moins grand, selon que les beautés durables qui
entrent dans la composition d' un ouvrage, et qui y
sont toujours inégalement mêlangées aux beautés du
jour, l' emportent plus ou moins sur ces dernieres.
Pourquoi les femmes savantes de l' illustre
Moliere sont-elles dé moins estimées que son
avare , son tartuffe et son misanthrope ?
L' on n' a point calculé le nombre d' idées renfermées
dans chacune de ces pieces ; l' on n' a point, en
conséquence, déterminé le degré d' estime qui leur
est dû : mais l' on a éprouvé qu' une comédie, telle
que l' avare , dont le succès est fondé sur la
peinture d' un vice toujours subsistant et toujours
nuisible aux hommes, renfermoit nécessairement, dans
ses détails, une infinité de beautés analogues au
choix heureux de ce sujet, c' est-à-dire, de beautés
durables ; qu' au contraire, une comédie telle que
les femmes savantes , dont la réussite
p197
n' est appuyée que sur un ridicule passager, ne
pouvoit étinceller que de ces beautés momentanées,
qui, plus analogues à la nature de ce sujet, et
peut-être plus propres à faire des impressions
vives sur le public, n' en pouvoient faire d' aussi
durables. C' est pourquoi l' on ne voit guere, chez
les différentes nations, que les pieces de caractere
passer avec succès d' un théâtre à l' autre.
La conclusion de ce chapitre, c' est que l' estime
accordée aux divers genres d' esprit, est, dans chaque
siecle, toujours proportionnée à l' intérêt qu' on
a de les estimer.
p198
DISCOURS 2 CHAPITRE 20
de l' esprit, considéré par rapport aux différents
pays.
ce que j' ai dit des siecles divers, je l' applique
aux pays différents : et je prouve que l' estime ou
le mépris, attachés aux mêmes genres d' esprit est,
chez les différents peuples, toujours l' effet de
la forme différente de leur gouvernement, et par
conséquent de la diversité de leurs intérêts.
Pourquoi l' éloquence est-elle si fort en estime chez
les publicains ? C' est que, dans la forme de leur
gouvernement, l' éloquence ouvre la carriere des
richesses et des grandeurs. Or, l' amour et le
respect que tous les hommes ont pour l' or et les
dignités doit nécessairement se réfléchir sur les
moyens propres à les acquérir. Voilà pourquoi,
dans lespubliques, on honore non seulement
l' éloquence, mais encore toutes les sciences qui,
telles que la politique, la jurisprudence, la
morale, la poësie, ou la philosophie, peuvent
servir à former des orateurs.
Dans les pays despotiques, au contraire, si l' on fait
peu de cas de cette même espece d' éloquence, c' est
qu' elle ne mene point à la fortune ; c' est qu' elle
n' est, dans ces pays, de presque aucun usage, et
qu' on ne se donne pas la peine de persuader lorsqu' on
peut commander.
Pourquoi les lacédémoniens affectoient-ils tant de
pris pour le genre d' esprit propre à perfectionner
les ouvrages de luxe ? C' est qu' une république
pauvre et petite, qui ne pouvoit opposer que ses
vertus et sa valeur à la puissance redoutable des
perses, devoit mépriser tous les arts propres
p199
à amollir le courage, qu' on eût, peut-être, avec
raison, ifiés à Tyr ou à Sidon.
D' où vient a-t-on moins d' estime en Angleterre
pour la science militaire, qu' à Rome et dans la
Grece on n' en avoit pour cette même science ? C' est
que les anglois, maintenant plus carthaginois que
romains, ont, par la forme de leur gouvernement et
par leur position physique, moins besoin de grands
généraux que d' habiles négociants ; c' est que
l' esprit de commerce, qui nécessairement amene à
sa suite le goût du luxe et de la mollesse, doit
chaque jour augmenter à leurs yeux le prix de l' or
et de l' industrie, doit chaque jour diminuer leur
estime pour l' art de la guerre et même pour le
courage : vertu que, chez un peuple libre, soutient
long-temps l' orgueil national ; mais qui,
s' affoiblissant néanmoins de jour en jour, est,
peut-être, la cause éloignée de la cte ou de
l' asservissement de cette nation. Si les écrivains
lebres, au contraire, comme le prouve l' exemple
des Locke et des Adisson, ont été jusqu' à présent
plus honorés en Angleterre que par-tout ailleurs,
c' est qu' il est impossible qu' on ne fasse très-grand
cas du rite dans un pays où chaque citoyen a
part au maniement des affairesnérales, tout
homme d' esprit peut éclairer le public sur ses
ritables intérêts. C' est la raison pour laquelle
on rencontre si communément à Londres, des gens
instruits ; rencontre plus difficile à faire en
France : non que le climat anglois, comme on l' a
prétendu, soit plus favorable à l' esprit que le
nôtre ; la liste de nos hommes célebres, dans la
guerre, la politique, les sciences et les arts, est
peut-être plus nombreuse que la leur. Si les
seigneurs anglois sont en général plus éclairés que
les tres, c' est qu' ils sont forcés de s' instruire ;
c' est qu' en dédommagement des
p200
avantages que la forme de notre gouvernement peut
avoir sur la leur, ils en ont, à cet égard, un
très-considérable sur nous ; avantage qu' ils
conserveront jusqu' à ce que le luxe ait entiérement
corrompu les principes de leur gouvernement, les ait
insensiblement pliés au joug de la servitude, et
leur ait appris à pférer les richesses aux talents.
Jusqu' aujourd' hui, c' est, à Londres, un mérite de
s' instruire ; à Paris, c' est un ridicule. Ce fait
suffit pour justifier laponse d' un étranger que
m le duc d' Orléans, régent, interrogeoit sur le
caractere et lenie différent des nations de
l' Europe : la seule maniere, lui dit l' étranger,
de répondre à votre altesse royale est de lui
répéter les premieres questions que, chez les divers
peuples, l' on fait le plus communément sur le
compte d' un homme qui se présente dans le monde.
en Espagne, ajouta-t-il, on demande :
est-ce un grand de la premiere classe ?
en Allemagne : peut-il entrer dans les
chapitres ? en France : est-il bien à la
cour ? en Hollande : combien a-t-il d' or ?
en Angleterre : quel homme est-ce ?
Le même intérêt général qui, dans les états
publicains et ceux dont la constitution est mixte,
préside à la distribution de l' estime, est aussi,
dans les empires soumis au despotisme, le
distributeur unique de cette même estime. Si, dans
ces gouvernemens, l' on fait peu de cas de l' esprit,
et si l' on a plus de considération à Ispahan, à
Constantinople, pour l' eunuque, l' icoglan ou le
bacha, que pour l' homme de mérite ; c' est qu' en ces
pays on n' a nul intérêt d' estimer les grands hommes :
ce n' est pas que ces grands hommes n' y fussent
utiles et desirables ; mais aucun des particuliers,
dont l' assemblage forme le public, n' ayant intérêt
à le devenir, on sent que chacun d' eux estimera
toujours peu ce qu' il ne voudroit pas être.
p201
Qui pourroit, dans ces empires, engager un particulier
à supporter la fatigue de l' étude et de la méditation
nécessaires pour perfectionner ses talents ? Les
grands talents sont toujours suspects aux
gouvernements injustes : les talents n' y procurent
ni les dignités, ni les richesses. Or les richesses
et les dignités sont cependant les seuls biens
visibles à tous les yeux, les seuls qui soient
putés vrais biens et soient universellement desirés.
En vain diroit-on qu' ils sont quelquefois fastidieux
à leurs possesseurs : ce sont, si l' on veut, des
décorations quelquefois désagréables aux yeux de
l' acteur, et qui néanmoins partront toujours
admirables du point de vue d' où le spectateur les
contemple : c' est pour les obtenir qu' on fait les
plus grands efforts. Aussi les hommes illustres ne
croissent-ils que dans les pays où les honneurs et
les richesses sont le prix des grands talents ; aussi
les pays despotiques sont-ils, par la raison
contraire, toujours stériles en grands hommes. Sur
quoi j' observerai que l' or est maintenant d' un si
grand prix aux yeux de toutes les nations, que, dans
des gouvernements infiniment plus sages et plus
éclairés, la possession de l' or est presque toujours
regardée comme le premier mérite. Que de gens riches,
enorgueillis par les hommages universels, se croient
supérieurs à l' homme de talent ; selicitent,
p202
d' un ton superbement modeste, d' avoir pféré
l' utile à l' agréable ; et d' avoir, au défaut d' esprit,
fait, disent-ils, emplette de bon sens, qui, dans la
signification qu' ils attachent à ce mot, est le
vrai, le bon et le suprême esprit ! De telles gens
doivent toujours prendre les philosophes pour des
spéculateurs visionnaires, leurs écrits pour des
ouvrages rieusement frivoles, et l' ignorance pour
un mérite.
Les richesses et les dignités sont trop généralement
desirées, pour qu' on honore jamais les talents chez
les peuples les prétentions au rite sont
exclusives des ptentions à la fortune. Or, pour
faire fortune, dans quel pays l' homme d' esprit
n' est-il pas contraint à perdre, dans l' antichambre
d' un protecteur, un temps que, pour exceller en
quelque genre que ce soit, il faudroit employer à
des études opiniâtres et continues ? Pour obtenir
la faveur des grands, à quelles flatteries, à
quelles bassesses ne doit-il pas se plier ? S' il
naît en Turquie, il faut qu' il s' expose aux dedains
d' un muphti ou d' une sultane ; en France, aux
bontés outrageantes d' un grand seigneur ou d' un
homme en place, qui, méprisant en lui un genre
d' esprit trop différent du sien, le regardera comme
un homme inutile à l' état, incapable d' affaires
rieuses, et tout au plus comme un joli enfant
occupé d' ingénieuses bagatelles. D' ailleurs,
secrettement jaloux de la réputation des gens de
rite, et
p203
sensible à leur censure, l' homme en place les roit
chez lui moins par gt que par faste, uniquement
pour montrer qu' il a de tout dans sa maison. Or,
comment imaginer qu' un homme, ani de cette passion
pour la gloire, qui l' arrache aux douceurs du plaisir,
s' avillisse jusqu' à ce point ? Quiconque est né pour
illustrer son siecle est toujours en garde contre les
grands ; il ne se lie du moins qu' avec ceux dont
l' esprit et le caractere, fait pour estimer les
talens et s' ennuyer dans la plupart des sociétés,
y recherche, y rencontre l' homme d' esprit avec le me
plaisir que se rencontrent, à la Chine, deux
fraois, qui s' y trouvent amis à la premiere vue.
Le caractere propre à former les hommes illustres
les expose donc nécessairement à la haine, ou du
moins à l' indifférence des grands et des hommes en
place, et surtout chez des peuples, tels que les
orientaux, qui, abrutis par la forme de leur
gouvernement et par leur religion, croupissent dans
une honteuse ignorance, et tiennent, si j' ose le
dire, le milieu entre l' homme et la brute.
Aps avoir prouvé que le faut d' estime pour le
rite est, dans l' Orient, fondé sur le peu
d' intérêt que les peuples ont d' estimer les talents ;
pour faire mieux sentir la puissance de cet intérêt,
appliquons ce principe à des objets qui nous soient
plus familiers. Qu' on examine pourquoi l' intérêt
public, modifselon la forme de notre gouvernement,
p204
nous donne, par exemple, tant de dégoût pour le
genre de la dissertation ; pourquoi le ton nous en
paroît insupportable : et l' on sentira que la
dissertation estnible et fatigante ; que les
citoyens ayant, par la forme de notre gouvernement,
moins besoin d' instruction que d' amusement, ils ne
desirent, en général, que la sorte d' esprit qui les
rend agréables dans un souper ; qu' ils doivent, en
conséquence, faire peu de cas de l' esprit de
raisonnement ; et ressembler tous, plus ou moins,
à cet homme de la cour, qui, moins ennuqu' embarras
des raisonnements qu' un homme sage apportoit en
preuve de son opinion, s' écria vivement : ah !
monsieur, je ne veux pas qu' on me prouve .
Tout doit céder chez nous à l' intérêt de la paresse.
Si, dans la conversation, l' on ne se sert que de
phrases décousues et hyperboliques ; si l' exagération
est devenue l' éloquence particuliere de notre siecle
et de notre nation ; si l' on n' y fait nul cas de la
justesse et de la précision des idées et des
expressions, c' est que nous ne sommes nullement
intéressés à les estimer. C' est par ménagement pour
cette même paresse que nous regardons le goût comme
un don de la nature, comme un instinct supérieur à
toute connoissance raisone, et enfin comme un
sentiment vif et prompt du bon et du mauvais ;
sentiment qui nous dispense de tout examen, et
duit toutes les regles de la critique aux deux
seuls mots de licieux ou de détestable .
C' est à cette même paresse que nous devons aussi
quelques-uns des avantages que nous avons sur les
autres nations. Le peu d' habitude de l' application,
qui bientôt nous en rend tout-à-fait incapables,
nous fait desirer, dans les ouvrages, une netteté
qui supplée à cette incapacité d' attention : nous
sommes des enfants qui voulons, dans nos lectures,
être toujours soutenus par la lisiere de l' ordre. Un
p205
auteur doit donc maintenant se donner toutes les
peines imaginables pour en épargner à ses lecteurs ;
il doit souventpéter d' après Alexandre :
ô athéniens, qu' il m' en coûte pour être loué de
vous ! Or la nécessité d' être clairs pour être
lus, nous rend, à cet égard, supérieurs aux écrivains
anglois : si ces derniers font peu de cas de cette
clar, c' est que leurs lecteurs y sont moins
sensibles, et que des esprits plus exers à la
fatigue de l' attention peuvent suppléer plus
facilement à ce défaut. Voilà ce qui, dans une
science telle que lataphysique, doit nous donner
quelques avantages sur nos voisins. Si l' on a
toujours appliqué à cette science le proverbe,
point de merveille sans voile, et si ses
ténebres l' ont rendu long-temps respectable,
maintenant notre paresse n' entreprendroit plus de
les percer, son obscurité la rendroit prisable :
nous voulons qu' on la dépouille du langage
inintelligible dont elle est encore revêtue, qu' on
la dégage des nuages mystérieux qui l' environnent.
Or ce desir, qu' on ne doit qu' à la paresse, est
l' unique moyen de faire une science de choses de
cette même métaphysique, qui jusqu' à présent n' a
été qu' une science de mots. Mais, pour satisfaire
sur ce point le goût du public, il faut, comme le
remarque l' illustre historiographe de l' acamie de
Berlin, " que les esprits brisent les entraves d' un
respect trop superstitieux, connoissent les limites
qui doivent éternellement séparer la raison de la
religion ; et que les examinateurs, follement
voltés contre tout ouvrage de raisonnement, ne
condamnent plus la nation à la frivolité. "
ce que j' ai dit suffit, je pense, pour nous découvrir
en même temps la cause de notre amour pour les
historiettes et les romans, de notre habileté en
ce genre, de notre supériorité dans l' art frivole
et cependant assez difficile de dire des
p206
riens, et enfin de la pférence que nous donnons à
l' esprit d' agrément sur tout autre genre d' esprit ;
préférence qui nous accoutume à regarder l' homme
d' esprit comme divertissant, à l' avilir en le
confondant avec le pantomime ; préférence enfin
qui nous rend le peuple le plus galant, le plus
aimable, mais le plus frivole de l' Europe.
Nos moeurs données, nous devons être tels. La route
de l' ambition est, par la forme de notre
gouvernement, fermée à la plupart des citoyens ; il
ne leur reste que celle du plaisir. Entre les
plaisirs, celui de l' amour est le plus vif ; pour en
jouir, il faut se rendre agréable aux femmes ; dès
que le besoin d' aimer se fait sentir, celui de plaire
doit donc s' allumer en notre ame. Malheureusement,
il en est des amants comme de ces insecteslés
qui prennent la couleur de l' herbe à laquelle ils
s' attachent ; ce n' est qu' en empruntant la
ressemblance de l' objet aimé, qu' un amant parvient à
lui plaire. Or, si les femmes, par l' éducation qu' on
leur donne, doivent acquérir plus de frivolités et
de graces, que de force et de justesse dans les
idées, nos esprits, se modelant sur les leurs,
doivent, en conséquence, se ressentir desmes vices.
Il n' est que deux moyens de s' en garantir. Le
premier, c' est de perfectionner l' éducation des
femmes, de donner plus de hauteur à leur ame, plus
d' étendue à leur esprit. Nul doute qu' on ne s' élevât
aux plus grandes choses, si l' on avoit l' amour pour
précepteur, et que la main de la beauté jetât dans
notre ame les semences de l' esprit et de la vertu.
Le second moyen (et ce n' est pas certainement celui
que je conseillerois), ce seroit de débarrasser les
femmes d' un reste de pudeur, dont le sacrifice les
met en droit d' exiger le culte et l' adoration
perpétuelle de leurs amants. Alors les faveurs
p207
des femmes, devenues plus communes, paroîtroient
moins précieuses ; alors les hommes, plus
indépendants, plus sages, ne perdroient ps d' elles
que les heures consacrées aux plaisirs de l' amour,
et pourroient, par conquent, étendre et fortifier
leur esprit par l' étude et la méditation. Chez tous
les peuples et dans tous les pays vos à l' idolâtrie
des femmes, il faut en faire des romaines ou des
sultanes ; le milieu entre ces deux partis est le
plus dangereux.
Ce que j' ai dit ci-dessus prouve que c' est à la
diversité des gouvernements et, par conséquent, des
intérêts des peuples, qu' on doit attribuer
l' étonnante variété de leurs caracteres, de leur
génie et de leur goût. Si l' on croit quelquefois
appercevoir un point de ralliement pour l' estime
générale ; si, par exemple, la science militaire
est, chez presque tous les peuples, regardée comme
la premiere ; c' est que le grand capitaine est,
presqu' en tous les pays, l' homme le plus utile, du
moins jusqu' à la convention d' une paix universelle
et inaltérable. Cette paix une fois confirmée, on
donneroit, sans contredit, aux hommeslebres dans
les sciences, les loix, les lettres et les beaux arts,
la prence sur le plus grand capitaine du monde :
d' où je conclus que l' intérêt général est, dans
chaque nation, le dispensateur unique de son estime.
C' est à cette même cause, comme je vais le prouver,
qu' on doit attribuer le mépris, injuste ougitime,
mais toujoursciproque, que les nations ont pour
leurs moeurs, leurs usages et leurs caracteres
différents.
p208
DISCOURS 2 CHAPITRE 21
le mépris respectif des nations tient à l' intérêt
de leur vanité.
il en est des nations comme des particuliers : si
chacun de nous se croit infaillible, place la
contradiction au rang des offenses, et ne peut estimer
ni admirer dans autrui que son propre esprit, chaque
nation n' estime pareillement dans les autres que les
idées analogues aux siennes ; toute opinion
contraire est donc entr' elles un germe de mépris.
Qu' on jette un coup d' oeil rapide sur l' univers : ici,
c' est l' anglois qui nous prend pour des têtes
frivoles, lorsque nous le prenons pour une tête
brûlée. Là, c' est l' arabe qui, persuadé de
l' infaillibilité de son khalife, rit de la sotte
crédulité du tartare qui croit le grand lama
immortel. Dans l' Afrique, c' est le negre qui,
toujours en adoration devant une racine, une patte de
crabe, ou la corne d' un animal, ne voit dans la
terre qu' une masse immense de divinités, et se moque
de la disette où nous sommes de dieux ; tandis que
le musulman, peu instruit, nous accuse d' en
reconnoître trois. Plus loin, ce sont les habitants
de la montagne de Bata : ils sont persuas que
tout homme qui mange avant sa mort un coucou roti,
est un saint ; ils se moquent en conquence de
l' indien : quoi de plus ridicule, lui disent-ils, que
d' approcher une vache du lit d' un malade, et
d' imaginer que, si la vache, dont on tire la queue,
vient à pisser, et qu' il tombe quelques gouttes de
son urine sur le moribond, ce moribond est un saint ?
Quoi de plus absurde aux bramines
p209
que d' exiger de leurs nouveaux convertis que, pendant
six mois, ils se tiennent pour toute nourriture à
la fiente de vache !
C' est toujours sur une semblable différence de moeurs
et de coutumes qu' est fondé le mépris respectif des
nations. C' est par ce motif que l' habitant d' Antioche
prisoit jadis, dans l' empereur Julien, cette
simplicité de moeurs et cette frugalité qui lui
ritoient l' admiration des gaulois. La différence
de religion et par conséquent d' opinion déterminoit,
dans le même temps, des chrétiens, plus zélés que
justes, à noircir, par les plus infâmes calomnies,
la mémoire d' un prince qui, diminuant les impôts,
rétablissant la discipline militaire et ranimant la
vertu expirante des romains, a si justement mérité
d' être mis au rang de leurs plus grands empereurs.
Qu' on jette les yeux de toutes parts ; tout est plein
de ces injustices. Chaque nation, convaincue qu' elle
seule possede la sagesse, prend toutes les autres
pour folles ; et ressemble assez au marianois qui,
persuaque sa langue est la seule de l' univers,
en conclut que les autres hommes ne savent pas
parler.
S' il descendoit du ciel un sage, qui, dans sa
conduite,
p210
ne consultât que les lumieres de la raison, ce sage
passeroit universellement pour fou. Il seroit, dit
Socrate, vis-à-vis des autres hommes, comme un
decin que destissiers accuseroient, devant un
tribunal d' enfants, d' avoir défendu les pâtés et les
tartelettes, et qui sûrement y paroîtroit coupable
au premier chef. En vain appuieroit-il ses opinions
sur les démonstrations les plus fortes ; toutes les
nations seroient, à son égard, comme ce peuple de
bossus, chez lequel, disent les fabulistes indiens,
passa un dieu beau, jeune et bien fait. Ce dieu,
ajoutent-ils, entre dans la capitale ; il s' y voit
environné d' une multitude d' habitants ; sa figure
leur paroît extraordinaire ; les ris et les brocards
annoncent leur étonnement : on alloit pousser plus
loin les outrages, si, pour l' arracher à ce danger,
un des habitants, qui sans doute avoit vu d' autres
hommes que des bossus, ne set tout-à-coup écrié :
eh ! Mes amis, qu' allons-nous faire ? N' insultons
point ce malheureux contrefait : si le ciel nous a
fait à tous le don de la beauté, s' il a orné notre
dos d' une montagne de chair ; pleins de reconnoissance
pour les immortels, allons au temple en rendre graces
aux dieux. Cette fable est l' histoire de la vanité
humaine. Tout peuple admire ses fauts, et méprise
les qualités contraires : pourussir dans un pays,
il faut être porteur de la bosse de la nation chez
laquelle on voyage.
Il est, dans chaque pays, peu d' avocats qui plaident
la cause des nations voisines, peu d' hommes qui
reconnoissent en eux le ridicule dont ils accusent
l' étranger ; et qui prennent exemple sur je ne sais
quel tartare qui fit, à ce sujet, adroitement rougir
le grand lama lui-même de son injustice.
Ce tartare avoit parcouru le nord, visité le pays
des
p211
lappons, et même acheté du vent de leurs sorciers.
De retour en son pays, il raconte ses aventures :
le grand lama veut les entendre, il me de rire à
ce récit. De quelle folie, disoit-il, l' esprit
humain n' est-il pas capable ! Que de coutumes
bizarres ! Quelle crédulité dans les lappons !
Sont-ce des hommes ? Oui, vraiment, répondit le
tartare : apprends même quelque chose de plus
étrange ; c' est que ces lappons, si ridicules avec
leurs sorciers, ne rient pas moins de notre cdulité
que tu ris de la leur. Impie ! Répond le grand lama ;
oses-tu bien prononcer ce blaspme, et comparer
ma religion avec la leur ? Pere éternel, reprit le
tartare, avant que l' imposition sacrée de ta main
sur ma tête m' ait lavé de mon péché, je te
représenterai que, par tes ris, tu ne dois pas
engager tes sujets à faire un profane usage de leur
raison. Si l' oeil sévere de l' examen et du doute
se portoit sur tous les objets de la croyance
humaine, qui sait si ton culte même seroit à l' abri
des railleries de l' incdule ? Peut-être que ta
sainte urine et tes saints excréments, que tu
distribues en présent aux princes de la terre, leur
paroîtroient moins précieux ; peut-être n' y
trouveroient-ils plus la même saveur, n' en
saupoudreroient-ils plus leurs ragoûts, et n' en
leroient-ils plus dans leurs sausses.
l' impiété nie à la Chine les neuf incarnations de
Visthnou. Toi, dont la vue embrasse le passé, le
présent et l' avenir, tu nous l' as répété souvent ;
c' est au talisman d' une croyance aveugle que tu dois
ton immortalité et ta puissance sur la terre : sans
la soumission entiere à tes dogmes, obligé de quitter
ce jour denebres,
p212
tu remonterois au ciel, ta patrie. Tu sais que les
lamas, soumis à ta puissance, doivent un jour
t' élever des autels dans toutes les parties du
monde : qui peut t' assurer qu' ils exécutent ce
projet sans le secours de la cdulité humaine ; et
que, sans elle, l' examen, toujours impie, ne prît
les lamas pour des sorciers lappons qui vendent du
vent aux sots qui l' achetent ? Excuse donc, ô Fo
vivant, les discours que me dicte l' intét de ton
culte ; et que le tartare apprenne de toi à
respecter l' ignorance et la crédulité dont le ciel,
toujours impénétrable dans ses vues, part se servir
pour te soumettre la terre.
Peu d' hommes font, à cet exemple, sentir à leur
nation le ridicule dont elle se couvre aux yeux de
la raison, lorsque, sous un nom étranger, elle rit
de sa propre folie : mais il est encore moins de
nations qui sussent profiter de pareils avis. Toutes
sont si scrupuleusement attachées à l' intérêt de
leur vanité, qu' en tout pays l' on ne donnera jamais
le nom de sages qu' à ceux qui , comme disoit
M De Fontenelle, sont fous de la folie
commune . Quelque bizarre que soit une fable, elle
est toujours crue de quelques nations ; et
quiconque en doute est traité de fou par cette même
nation. Dans le royaume de Juida, où l' on adore le
serpent, quel homme oseroit nier le conte que les
marabous font d' un cochon qui, disent-ils, insulta
à la divinité du serpent et le mangea. Un saint
marabou, ajoutent-ils, s' en apperçoit, en porte ses
plaintes au roi. Sur le champ, arrêt de mort contre
tous les cochons : l' exécution s' ensuit ; et la race
en alloit être anéantie, lorsque les peuples
représenterent au roi que, pour un coupable, il
n' étoit pas juste de punir tant d' innocents : ces
remontrances suspendent la colere du prince, on
appaise le grand marabou,
p213
le massacre cesse, et les cochons ont ordre, à
l' avenir, d' être plus respectueux envers la divinité.
Voilà, s' écrient les marabous, comme le serpent sait
allumer la colere des rois, pour se venger des
impies : que l' univers reconnoisse sa divinité, à
son temple, à son sacrificateur, à l' ordre de
marabou destià le servir, enfin aux vierges
consacrées à son culte. Si, retiré au fond de son
sanctuaire, le dieu serpent, invisible aux yeux
me du roi, ne reçoit ses demandes et ne rend ses
ponses que par l' organe des prêtres, ce n' est
point aux mortels à porter sur ces mysteres un
oeil profane : leur devoir est de croire, de se
prosterner et d' adorer.
En Asie, au contraire, lorsque les perses, tout
souillés du sang des serpents immolés au dieu du
bien, couroient au temple des mages se vanter de
cet acte de piété, s' imagine-t-on qu' un homme qui
les auroit arrêtés pour leur prouver le ridicule
de leur opinion en eût été bien reçu ? Plus une
opinion est folle, plus il est honte et dangereux
d' en démontrer la folie.
Aussi M De Fontenelle a-t-il toujourspété que,
s' il tenoit toutes les vérités dans sa main, il se
garderoit bien de l' ouvrir pour les montrer aux
hommes . En effet, si la découverte d' une seule a,
dans l' Europeme, fait traîner Galilée dans les
prisons de l' inquisition, à quel supplice ne
condamneroit-on pas celui qui les révéleroit toutes ?
Parmi les lecteurs raisonnables qui rient dans cet
instant de la sottise de l' esprit humain, et qui
s' indignent du traitement fait à Galilée, peut-être
n' en est-il aucun qui, dans le siecle
p214
de ce philosophe, n' ent sollicité la mort. Ils
eussent alors eu des opinions différentes : et dans
quelles cruautés ne nous précipite pas le barbare
et fanatique attachement pour nos opinions ? Combien
cet attachement n' a-t-il pas semé de maux sur la
terre ? Attachement cependant dont il seroit
également juste, utile et facile de se faire.
Pour apprendre à douter de ses opinions, il suffit
d' examiner les forces de son esprit, de considérer
le tableau des sottises humaines, de se rappeller
que ce fut six cents ans après l' établissement des
universités qu' il en sortit enfin un homme
extraordinaire, que son siecle persécuta, et mit
ensuite au rang des demi-dieux, pour avoir enseigné
aux hommes à n' admettre pour vrais que les principes
dont ils auroient des idées claires ; vérité dont
peu de gens sentent toute l' étendue : pour la
plupart des hommes, les principes ne renferment
point de conséquences.
Quelle que soit la vanité des hommes, il est certain
que, s' ils se rappelloient souvent de pareils faits ;
si, comme M De Fontenelle, ils se disoient
souvent à eux-mêmes : personne n' échappe à
l' erreur : serois-je le seul homme infaillible ?
ne seroit-ce pas dans les choses mêmes que je
soutiens avec le plus de fanatisme que je me
tromperois ? Si les hommes avoient cette idée
habituellement présente à l' esprit, ils seroient
plus en garde contre leur vanité, plus attentifs
aux objections de leurs adversaires, plus à portée
d' appercevoir la vérité ; ils seroient plus doux,
plus tolérants, et sans doute auroient une moins
haute opinion de leur sagesse. Socrate répétoit
souvent : tout ce que je sais, c' est que je ne
sais rien . On sait tout dans notre siecle,
excepté ce que Socrate savoit. Les
p215
hommes ne se surprennent si souvent en erreur, que
parce qu' ils sont ignorants ; et qu' ennéral leur
folie la plus incurable, c' est de se croire sages.
Cette folie, commune à toutes les nations et
produite en partie par leur vanité, leur fait non
seulement priser les moeurs et les usages
différents des leurs, mais leur fait encore regarder
comme un don de la nature la supériorité que
quelques-unes d' entr' elles ont sur les autres :
supériorité qu' elles ne doivent qu' à la constitution
politique de leur état.
p216
DISCOURS 2 CHAPITRE 22
pourquoi les nations mettent au rang des dons de
la nature les qualis qu' elles ne doivent qu' à
la forme de leur gouvernement.
la vanité est encore le principe de cette erreur :
et quelle nation peut triompher d' une pareille
erreur ? Supposons, pour en donner un exemple, qu' un
fraois accoutumé à parler assez librement, à
rencontrer çà et là quelques hommes vraiment
citoyens, quitte Paris, et débarque à Constantinople ;
quelle idée se formera-t-il des pays soumis au
despotisme, lorsqu' il considérera l' avilissement où
s' y trouve l' humanité ? Qu' il appercevra partout
l' empreinte de l' esclavage ? Qu' il verra la
tyrannie infecter de son souffle les germes de tous
les talents et de toutes les vertus, porter
l' abrutissement, la crainte servile et la
dépopulation du Caucase jusqu' à l' Egypte ? Qu' enfin
il apprendra qu' enferdans son serrail, tandis
que le persan bat ses troupes et ravage ses
provinces, le tranquille sultan, indifférent aux
calamités publiques, boit son sorbet, caresse ses
femmes, fait étrangler ses bachas et s' ennuie ?
Frappé de la lâcheté et de la servitude de ces
peuples, à la fois animé du sentiment de l' orgueil
et de l' indignation, quel françois ne se croira pas
d' une nature supérieure au turc ? En est-il
beaucoup qui sentent que le mépris pour une nation
est toujours unpris injuste ? Que c' est de la
forme plus ou moins heureuse des gouvernements que
dépend la supériorité d' un
p217
peuple sur un autre ? Et qu' enfin ce turc peut lui
faire la mêmeponse qu' un perse fit à un soldat
lacédémonien, qui lui reprochoit la lâcheté de sa
nation : pourquoi m' insulter ? Lui disoit-il ; sache
qu' il n' est plus de nation partout où l' on
reconnoît un maître absolu. Un roi est l' ame
universelle d' un état despotique ; c' est son courage
ou sa foiblesse qui fait languir ou qui vivifie cet
empire. Vainqueurs sous Cyrus, si nous sommes
vaincus sous Xerxès, c' est que Cyrus eut à fonder
le trône Xerxès s' est assis en naissant ; c' est
que Cyrus eut, en naissant, des égaux ; c' est que
Xerxès fut toujours environné d' esclaves : et les
plus vils, tu le sais, habitent le palais des rois.
C' est donc la lie de la nation que tu vois aux
premiers postes ; c' est l' écume des mers qui s' est
élevée sur leur surface. Reconnois l' injustice de
tes mépris. Et, si tu en doutes, donne-nous les loix
de Sparte, prends Xerxès pour maître ; tu seras
le lâche et moi le héros.
Rappellons-nous le moment où le cri de la guerre
avoit réveillé toutes les nations de l' Europe,
son tonnerre se faisoit entendre du nord au midi
de la France : supposons qu' en ce moment un
publicain, encore tout échauffé de l' esprit de
citoyen, arrive à Paris, et se présente dans la
bonne compagnie ; quelle surprise pour lui de voir
chacun y traiter avec indifférence les affaires
publiques, et ne s' y occuper vivement que d' une
mode, d' une histoire galante, ou d' un petit chien !
Frappé, à cet égard, de la différence qui se trouve
entre notre nation et la sienne, il n' est presque
point d' anglois qui ne se croie un être d' une nature
supérieure ; qui ne
p218
prenne les fraois pour des têtes frivoles, et la
France pour le royaume babiole : ce n' est pas qu' il
ne pût facilement s' appercevoir que c' est non
seulement à la forme de leur gouvernement que ses
compatriotes doivent cet esprit de patriotisme et
d' élévation inconnu à tout autre pays qu' aux pays
libres, mais qu' ils le doivent encore à la position
physique de l' Angleterre.
En effet, pour sentir que cette liber, dont les
anglois sont si fiers et qui renferme réellement le
germe de tant de vertus, est moins le prix de leur
courage qu' un don du hazard, consirons le nombre
infini de factions qui jadis ont chiré
l' Angleterre : et l' on sera convaincu que, si les
mers, en embrassant cet empire, ne l' eussent rendu
inaccessible aux peuples voisins ; ces peuples, en
profitant des divisions des anglois, ou les eussent
subjugs, ou du moins eussent fourni à leurs rois
des moyens de les asservir ; et qu' ainsi leur
liberté n' est point le fruit de leur sagesse. Si,
comme ils le prétendent, ils ne la tenoient que
d' une fermeté et d' une prudence particuliere à leur
nation, aps le crime affreux commis dans la
personne de Charles I, n' auroient-ils pas du moins
tiré de ce crime le parti le plus avantageux ?
Auroient-ils souffert que, par des services et des
processions publiques, on mît au rang des martyrs
un prince qu' il étoit de leur intérêt, disent
quelques-uns d' entr' eux, de faire regarder comme une
victime immolée au bien général ; et dont le supplice,
nécessaire au monde, devoit à jamais épouvanter
quiconque entreprendroit de soumettre les peuples
à une autorité arbitraire et tyrannique ? Tout
anglois sensé conviendra donc que c' est à la position
physique de son pays qu' il doit sa liberté ; que la
forme de son gouvernement ne pourroit subsister
p219
telle qu' elle est en terre ferme, sans être
infiniment perfectionnée ; et que l' unique et
légitime sujet de son orgueil seduit au bonheur
d' être né insulaire plutôt qu' habitant du continent.
Un particulier fera sans doute un pareil aveu, mais
jamais un peuple. Jamais un peuple ne donnera à sa
vanité les entraves de la raison : plus d' équité
dans ses jugements supposeroit une suspension
d' esprit, trop rare dans les particuliers, pour la
trouver jamais dans une nation.
Chaque peuple mettra donc toujours au rang des dons
de la nature les vertus qu' il tient de la forme de
son gouvernement. L' intérêt de sa vanité le lui
conseillera : et qui résiste au conseil de l' intérêt ?
La conclusion générale de ce que j' ai dit de l' esprit
considépar rapport aux pays divers, c' est que
l' intérêt est le dispensateur unique de l' estime ou
du mépris que les nations ont pour leurs moeurs,
leurs coutumes et leurs genres d' esprit différents.
La seule objection qu' on puisse opposer à cette
conclusion est celle-ci : si l' intérêt, dira-t-on,
étoit le seul dispensateur de l' estime accore
aux différents genres de science et d' esprit,
pourquoi la morale, utile à toutes les nations,
n' est-elle pas la plus honorée ? Pourquoi le nom
des Descartes, des Newton est-il plus célebre que
ceux des Nicole, des La Bruyere et de tous les
moralistes, qui peut-être ont, dans leurs ouvrages,
fait preuve d' autant d' esprit ? C' est, répondrai-je,
que les grands physiciens ont, par leurs couvertes,
quelquefois servi l' univers ; et que la plupart des
moralistes n' ont été, jusqu' à présent, d' aucun
secours à l' humanité. Que sert de répéter sans cesse
qu' il est beau de mourir pour la patrie ? Un
apophthegme ne fait point un héros. Pour
p220
riter l' estime, les moralistes devoient employer,
à la recherche des moyens propres à former des
hommes braves et vertueux, le temps et l' esprit
qu' ils ont perdu à composer des maximes sur la
vertu. Lorsqu' Omar écrivoit aux syriens,
j' envoie contre vous des hommes aussi avides de la
mort que vous l' êtes des plaisirs ; alors les
sarrasins, trompés par les prestiges de l' ambition
et de la crédulité, ne voyoient, dans le ciel, que
le partage de la valeur et de la victoire ; et, dans
l' enfer, que celui de la lâcheté et de la défaite.
Ils étoient alors animés du plus violent fanatisme ;
et ce sont les passions et non les maximes de morale
qui forment les hommes courageux. Les moralistes
devoient le sentir ; et savoir que, semblable au
sculpteur, qui, d' un tronc d' arbre, fait un dieu
ou un banc, le législateur forme à son gré des
héros, des génies et des gens vertueux. J' en atteste
les moscovites transformés en hommes par Pierre
Le Grand.
En vain les peuples, follement amoureux de leur
législation, cherchent-ils, dans l' inexécution de
leurs loix, la cause de leurs malheurs. L' inexécution
des loix, dit le sultan Mahmouth, est toujours la
preuve de l' ignorance du législateur. La compense,
la punition, la gloire et l' infamie, soumises à ses
volontés, sont quatre especes de divinités avec
lesquelles il peut toujours opérer le bien public,
et créer des hommes illustres en tous les genres.
Toute l' étude des moralistes consiste à terminer
l' usage qu' on doit faire de ces récompenses et de
ces punitions, et les secours qu' on en peut tirer
pour lier l' intérêt personnel à l' intérêt général.
Cette union est le chef-d' oeuvre que doit se proposer
la morale. Si les citoyens ne pouvoient faire leur
bonheur particulier sans faire le bien public, il
n' y auroit alors de vicieux que les fous ; tous les
hommes seroient nécessités
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à la vertu ; et la félicité des nations seroit un
bienfait de la morale : or, qui doute que, dans cette
supposition, cette science ne t infiniment
honorée ; et que les écrivains excellents en ce
genre ne fussent, du moins par l' équitable et
reconnoissante postérité, mis au rang des Solon,
des Lycurgue et des Confucius ?
Mais, répliquera-t-on, l' imperfection de la morale
et la lenteur de ses progrès ne peut être qu' un effet
du peu de proportion qui se trouve entre l' estime
accordée aux moralistes, et les efforts d' esprit
nécessaires pour perfectionner cette science.
L' intérêt général, ajoutera-t-on, ne préside donc
pas à la distribution de l' estime publique ?
Pourpondre à cette objection, il faut, dans les
obstacles insurmontables qui se sont jusqu' à psent
opposés à l' avancement de la morale, chercher les
causes de l' indifférence avec laquelle on a jusqu' à
présent regarune science dont les progrès
annoncent toujours ceux de la législation, et que,
par conquent, tous les peuples ont intérêt de
perfectionner.
p222
DISCOURS 2 CHAPITRE 23
des causes qui, jusqu' à présent, ont retar les
progrès de la morale.
si la poésie, la géométrie, l' astronomie, et
généralement toutes les sciences tendent plus ou
moins rapidement à leur perfection, lorsque la morale
semble à peine sortir du berceau ; c' est que les
hommes, fors, en se rassemblant en société, de se
donner et des loix et des moeurs, ont dû se faire
un systême de morale avant que l' observation leur en
eût couvert les vrais principes. Le systême fait,
l' on a cessé d' observer : aussi nous n' avons, pour
ainsi dire, que la morale de l' enfance du monde ;
et comment la perfectionner ?
Pourter les progrès d' une science, il ne suffit
pas que cette science soit utile au public ; il faut
que chacun des citoyens, qui composent une nation,
trouve quelque avantage à la perfectionner. Or,
dans lesvolutions qu' ont éprou tous les peuples
de la terre, l' intérêt public, c' est-à-dire, celui
du plus grand nombre, sur lequel doivent toujours
être appuyés les principes d' une bonne morale, ne
s' étant pas toujours trouconforme à l' intérêt
du plus puissant ; ce dernier, indifférent au progrès
des autres sciences, a s' opposer efficacement à
ceux de la morale.
L' ambitieux, en effet, qui s' est le premier élevé
au-dessus de ses citoyens ; le tyran, qui les a
foulés à ses pieds ; le fanatique, qui les y tient
prosternés ; tous ces divers fléaux de l' humanité,
toutes ces différentes especes de scélérats, forcés,
par leur inrêt particulier, d' établir des loix
p223
contraires au bien néral, ont bien senti que leur
puissance n' avoit pour fondement que l' ignorance
et l' imbécillité humaine : aussi ont-ils toujours
imposé silence à quiconque, en découvrant aux nations
les vrais principes de la morale, leurt révélé
tous leurs malheurs et tous leurs droits, et les eût
ares contre l' injustice.
Mais, répliquera-t-on, si, dans les premiers siecles
du monde, lorsque les despotes tenoient les nations
asservies sous un sceptre de fer, il étoit alors de
leur intérêt de voiler aux peuples les vrais
principes de la morale ; principes qui, les
soulevant contre les tyrans, eût fait à chaque
citoyen un devoir de la vengeance : aujourd' hui que
le sceptre n' est plus le prix du crime ; que, remis
d' un consentement unanime entre les mains des princes,
l' amour des peuples l' y conserve ; que la gloire et
le bonheur d' une nation, réfléchi sur le souverain,
ajoute à sa grandeur et à sa félicité : quels
ennemis de l' humanité, dira-t-on, s' opposent encore
aux progs de la morale ?
Ce ne sont plus les rois, mais deux autres especes
d' hommes puissants. Les premiers sont les fanatiques,
et je ne les confonds point avec les hommes vraiment
pieux : ceux-ci sont les soutiens des maximes de la
religion ; ceux-là en sont les destructeurs : les
uns sont amis de l' humanité ; les autres, doux
au-dehors et barbares au-dedans, ont la voix de
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Jacob et les mains d' és: indifférents aux
actions honnêtes, ils se jugent vertueux, non sur ce
qu' ils font, mais seulement sur ce qu' ils croient ;
la cdulité des hommes est, selon eux, l' unique
mesure de leur probité. Ils haïssent mortellement,
disoit la reine Christine, quiconque n' est pas leur
dupe ; et leur intérêt les y nécessite : ambitieux,
hypocrites et discrets, ils sentent que, pour
s' asservir les peuples, ils doivent les aveugler :
aussi ces impies crient-ils sans cesse à l' impiété
contre tout homme né pour éclairer les nations ;
toute vérité nouvelle leur est suspecte ; ils
ressemblent aux enfants que tout effraie dans les
ténebres.
La seconde espece d' hommes puissants, qui s' opposent
aux progs de la morale, sont les demi-politiques.
Entre ceux-ci, il en est qui, naturellement portés
au vrai, ne sont ennemis des vérités nouvelles, que
parce qu' ils sont paresseux, et qu' ils voudroient se
soustraire à la fatigue d' attentioncessaire pour
les examiner. Il en est d' autres qu' animent des
motifs dangereux, et ceux-ci sont les plus à
craindre ; ce sont des hommes dont l' esprit est
dépourvu de talents et l' ame de vertus ; auxquels,
pour être de grands scélérats, il ne manque que du
courage : incapables de vues élevées et neuves,
ces derniers croient que leur considération tient
au respect imcille ou feint qu' ils affichent pour
toutes les opinions et les erreurs reçues : furieux
contre tout homme qui veut en ébranler l' empire, ils
arment contre lui
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les passions et les préjugés même qu' ils méprisent,
et ne cessent d' effaroucher les foibles esprits
par le mot de nouveau .
Comme si les vérités devoient bannir les vertus de
la terre ; que tout y fût tellement à l' avantage
du vice, qu' on ne pût être vertueux sans être
imcille ; que la morale enmontrât la nécessité ;
et que l' étude de cette science devînt par
conséquent funeste à l' univers ; ils veulent qu' on
tienne les peuples prosternés devant les pjus
reçus, comme devant les crocodiles sacs de
Memphis. Fait-on quelque découverte en morale ?
C' est à nous seuls, disent-ils, qu' il faut la
véler ; nous seuls, à l' exemple des initiés de
l' Egypte, devons en être les dépositaires : que le
reste des humains soit envelop des ténebres du
préjugé ; l' état naturel de l' homme est l' aveuglement.
Assez semblables à ces médecins, qui, jaloux de la
découverte de l' étique, abuserent de la crédulité
de quelques prélats pour excommunier un remede dont
les secours sont si prompts et si salutaires, ils
abusent de la crédulité de quelques hommes hontes,
mais dont la probité stupide et séduite pourroit,
sous un gouvernement moins sage, traîner au supplice
la probité éclairée d' un Socrate.
Tels sont les moyens dont se sont servi ces deux
especes d' hommes pour imposer silence aux esprits
éclairés. En vain, pour leur résister, s' appuieroit-on
de la faveur publique.
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Lorsqu' un citoyen est animé de la passion de larité
et du biennéral, je sais qu' il s' exhale toujours
de son ouvrage un parfum de vertu qui le rend
agréable au public, et que ce public devient son
protecteur : mais comme, sous le bouclier de la
reconnoissance et de l' estime publique, on n' est pas
à l' abri des persécutions de ces fanatiques ; parmi
les gens sages, il entrès-peu d' assez vertueux pour
oser braver leur fureur.
Voilà quels obstacles insurmontables se sont,
jusqu' à présent, opposés aux progrès de la morale ;
et pourquoi cette science, presque toujours inutile,
a, conséquemment à mes principes, toujours mérité
peu d' estime.
Mais ne peut-on faire sentir aux nations l' utili
qu' elles tireroient d' une excellente morale ? Et
ne pourroit-on pas hâter les progrès de cette
science, en honorant davantage ceux qui la cultivent ?
Vu l' importance de la matiere, au risque d' une
digression, je vais traiter ce sujet.
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DISCOURS 2 CHAPITRE 24
des moyens de perfectionner la morale.
il suffit, pour cet effet, de lever les obstacles
que mettent à ses progrès les deux especes d' hommes
que j' ai cités. L' unique moyen d' yussir est de
les masquer ; de montrer, dans les protecteurs
de l' ignorance, les plus cruels ennemis de
l' humanité ; d' apprendre aux nations que les hommes
sont, en ral, encore plus stupides quechants ;
qu' en les guérissant de leurs erreurs, on les
guériroit de la plupart de leurs vices ; et que
s' opposer, à cet égard, à leur guérison, c' est
commettre un crime de lèse-humanité.
Tout homme qui, dans l' histoire, considere le tableau
des miseres publiques, s' apperçoit bientôt que
c' est l' ignorance qui, plus barbare encore que
l' intérêt, a versé le plus de calamités sur la terre.
Frappé de cette rité, on est toujours tenté de
s' écrier : heureuse la nation où, du moins, les
citoyens ne se permettroient que des crimes
d' intérêt ! Combien l' ignorance les multiplie-t-elle !
Que de sang n' a-t-elle pas fait répandre sur les
autels ! Cependant
p229
l' homme est fait pour être vertueux : en effet, si
c' est dans le plus grand nombre queside
essentiellement la force, et dans la pratique des
actions utiles au plus grand nombre que consiste
la justice, il est évident que la justice est, par
sa nature, toujours armée du pouvoircessaire pour
primer le vice et nécessiter les hommes à la vertu.
Si le crime audacieux et puissant met si souvent à la
chaîne la justice et la vertu, et s' il opprime les
nations, ce n' est que par le secours de l' ignorance :
c' est elle qui, cachant à chaque nation ses
ritables intérêts, empêche l' action et la union
de ses forces, et met, par ce moyen, le coupable
à l' abri du glaive de l' équité.
à quel mépris faut-il donc condamner quiconque veut
retenir les peuples dans les ténebres de l' ignorance ?
L' on n' a point jusqu' à psent assez fortement
insisté sur cette vérité : non qu' on doive renverser
en un jour tous les autels de l' erreur ; je sais
avec quel ménagement on doit avancer une opinion
nouvelle ; je sais même qu' en les détruisant, on
doit respecter les pjugés ; et qu' avant d' attaquer
une
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erreurnéralement reçue, il faut envoyer, comme les
colombes de l' arche, quelques vérités à la
découverte, pour voir si le luge des préjugés ne
couvre point encore la face du monde, si les erreurs
commencent à s' écouler, et si l' on apperçoit çà et là
dans l' univers quelques isles où la vertu et la
rité puissent prendre terre pour se communiquer aux
hommes.
Mais tant de précautions ne se prennent qu' avec des
préjugés peu dangereux. Que doit-on à des hommes
qui, jaloux de la domination, veulent abrutir les
peuples pour les tyranniser ? Il faut, d' une main
hardie, briser le talisman d' imbécillité, auquel est
attace la puissance de ces génies malfaisants ;
découvrir aux nations les vrais principes de la
morale ; leur apprendre qu' insensiblement entraînées
vers le bonheur apparent ou el, la douleur et le
plaisir sont les seuls moteurs de l' univers moral ;
et que le sentiment de l' amour de soi est la seule
base sur laquelle on puisse jeter les fondements
d' une morale utile.
Comment se flatter de rober aux hommes la
connoissance de ce principe ? Pour yussir, il faut
donc leur défendre de sonder leurs coeurs, d' examiner
leur conduite, d' ouvrir ces livres d' histoire où
l' on voit les peuples, de tous les siecles et de
tous les pays, uniquement attentifs à la voix du
plaisir, immoler leurs semblables, je ne dis pas à
de grands intérêts, mais à leur sensualité et à leur
amusement. J' en prends à témoin, et ces viviers où
la gourmandise barbare des romains noyoit des
esclaves et les donnoit en pâture à leurs poissons,
pour en rendre la chair plus délicate ; et cette
isle du Tibre la cruauté des maîtres transportoit
les esclaves infirmes, vieux et malades, et les y
laissoit périr dans le supplice de la faim : j' en
atteste encore les bris
p231
de ces vastes et superbes arênes où sont gravés les
fastes de la barbarie humaine ; où le peuple le plus
policé de l' univers sacrifioit des milliers de
gladiateurs au seul plaisir que produit le spectacle
des combats ; où les femmes accouroient en foule ;
ce sexe, nourri dans le luxe, la mollesse et les
plaisirs, ce sexe qui, fait pour l' ornement et les
délices de la terre, semble ne devoir respirer que
la volupté, portoit la barbarie au point d' exiger
des gladiateurs blessés, de tomber, en mourant, dans
une attitude agréable. Ces faits, et mille autres
pareils, sont trop avérés, pour se flatter d' en
dérober aux hommes la véritable cause. Chacun sait
qu' il n' est pas d' une autre nature que les romains ;
que la différence de son éducation produit la
différence de ses sentiments, et le fait frémir
au seul récit d' un spectacle que l' habitude lui eût
sans doute rendu agréable, s' il fût sur les bords
du Tibre. En vain quelques hommes, dupes de leur
paresse à s' examiner, et de leur vanité à se croire
bons, s' imaginent devoir à l' excellence particuliere
de leur nature les sentiments humains dont ils
seroient affectés à un pareil spectacle : l' homme
sensé convient que la nature, comme le dit Pascal,
et comme le prouve l' exrience, n' est rien autre
chose que notre premiere habitude. Il est donc
absurde de vouloir cacher aux hommes le principe
qui les meut.
Mais supposons qu' on y réussît : quel avantage en
retireroient les nations ? On ne feroit certainement
que voiler aux yeux des gens grossiers le sentiment
de l' amour de soi ; on n' empêcheroit point l' action
de ce sentiment sur eux ;
p232
ou n' en changeroit point les effets ; les hommes ne
seroient point autres qu' ils sont : cette ignorance
ne leur seroit donc point utile. Je dis de plus
qu' elle leur seroit nuisible : c' est, en effet, à la
connoissance du principe de l' amour de soi que les
sociétés doivent la plupart des avantages dont elles
jouissent : cette connoissance, toute imparfaite
qu' elle est encore, a fait sentir aux peuples la
nécessité d' armer de puissance la main des
magistrats ; elle a fait confusément appercevoir au
législateur la nécessité de fonder sur la base de
l' intérêt personnel les principes de la probité. Sur
quelle autre base, en effet, pourroit-on les appuyer ?
Seroit-ce sur les principes de ces fausses religions,
qui, dira-t-on, toutes fausses qu' elles sont,
pourroient être utiles au bonheur temporel des
hommes ? Mais la plupart de ces religions sont trop
absurdes pour donner de pareils étais à la vertu.
On ne l' appuiera pas non plus sur les principes de la
vraie religion ; non que la morale n' en soit
excellente, que ses maximes n' élevent l' ame jusqu' à
la sainteté, et ne la remplissent d' une joie
intérieure, avant-goût de la joie céleste ; mais
parce que ses principes ne pourroient convenir qu' au
petit nombre de chrétiens répandus sur la terre ;
et qu' un philosophe qui, dans ses écrits, est toujours
censé parler à l' univers, doit donner à la vertu
des fondements sur lesquels toutes les nations
puissent également bâtir, et par conséquent l' édifier
sur la base de l' intérêt personnel. Il doit se tenir
d' autant plus fortement attaché à ce principe, que
des motifs d' intérêt temporel, maniés avec adresse
par ungislateur habile, suffisent pour former des
hommes vertueux.
p233
L' exemple des turcs qui, dans leur religion,
admettent le dogme de la nécessité, principe
destructif de toute religion, et qui peuvent, en
conséquence, être regardés comme des déistes ;
l' exemple des chinois matérialistes ; celui des
saduens qui nioient l' immortalité de l' ame, et qui
recevoient chez les juifs le titre de justes par
excellence ; enfin l' exemple des gymnosophistes, qui,
toujours accusés d' athéisme, et toujours respectés
pour leur sagesse et leur retenue, remplissoient
avec la plus grande exactitude les devoirs de la
société ; tous ces exemples, et mille autres pareils,
prouvent que l' espoir ou la crainte des peines ou
des plaisirs temporels sont aussi efficaces, aussi
propres à former des hommes vertueux, que ces peines
et ces plaisirs éternels qui, considérés dans la
perspective de l' avenir, font communément une
impression trop foible pour y sacrifier des plaisirs
criminels, mais présents.
Comment ne donneroit-on pas la pférence aux motifs
d' intérêt temporel ? Ils n' inspirent aucune de ces
pieuses et saintes cruautés que condamne notre
religion, cette loi
p234
d' amour et d' humanité, mais dont ses ministres ont
fait si souvent usage ; cruautés qui seront à
jamais la honte des siecles passés, l' horreur et
l' étonnement des siecles à venir.
De quelle surprise, en effet, ne doit point être saisi
le citoyen vertueux, et le chtien tré de cet
esprit de charité tant recommandé dans l' évangile,
lorsqu' il jette un coup d' oeil sur l' univers
pas! Il y voit différentes religions évoquer
toutes le fanatisme, et s' abbreuver de sang humain.
Là, ce sont différentes sectes de chrétiens
acharnées les unes contre les autres qui déchirent
l' empire de Constantinople : plus loin, s' éleve
en Arabie une religion nouvelle ; elle commande
aux sarrazins de parcourir la terre le fer et la
flamme à la main. Aux irruptions de ces barbares,
il voit succéder la guerre contre les infideles :
sous l' étendard des croisés, des nations entieres
désertent l' Europe pour inonder l' Asie, pour
exercer sur leur route les plus affreux brigandages,
et courir s' ensevelir dans les ables de l' Arabie
et de l' Egypte. C' est ensuite le
p235
fanatisme qui met les armes à la main des princes
chrétiens ; il ordonne aux catholiques le massacre
des hérétiques ; il fait reparoître sur la terre ces
tortures inventées par les Phalaris, les Busiris
et les Néron ; il dresse, il allume, en Espagne,
les chers de l' inquisition, tandis que les pieux
espagnols quittent leurs ports, traversent les mers,
pour planter la croix et la désolation en Amérique.
Qu' on jette les yeux sur le nord, le midi, l' orient
et l' occident du monde, par-tout l' on voit le couteau
sacré de la religion levé sur le sein des femmes, des
enfants, des vieillards ; et la terre, fumante du
sang des victimes immolées aux faux dieux ou à l' être
suprême, n' offrir de toutes parts que le vaste, le
dégoûtant et l' horrible charnier de l' intolérance.
Or quel homme vertueux, et quel chrétien, si son ame
tendre est remplie de la divine onction qui s' exhale
des maximes de l' évangile, s' il est sensible aux
plaintes des malheureux, et s' il a quelquefois essu
leurs larmes, ne seroit point, à ce spectacle, touc
de compassion pour l' humanité, et
p236
n' essaieroit point de fonder la probité, non sur des
principes aussi respectables que ceux de la religion,
mais sur des principes dont il soit moins facile
d' abuser, tels que sont les motifs d' intérêt
personnel ?
Sans être contraires aux principes de notre religion,
ces motifs suffisent pour nécessiter les hommes à la
vertu. La religion des païens, en peuplant l' olympe
de scélérats, étoit sans contredit moins propre que
la nôtre à former des hommes justes : qui peut
cependant douter que les premiers romains n' aient
été plus vertueux que nous ? Qui peut nier que les
maréchaussées n' aient désarmé plus de brigands que
la religion ? Que l' italien, plus dévôt que le
fraois, n' ait, le chapelet en main, fait plus
d' usage du stylet et du poison ? Et que, dans les
temps où la dévotion est plus ardente et la police
plus imparfaite, il ne se commette infiniment plus
de crimes que dans les siecles où la dévotion
s' attiédit et la police se perfectionne ?
C' est donc uniquement par de bonnes loix qu' on
peut
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former des hommes vertueux. Tout l' art du législateur
consiste
donc à forcer les hommes, par le sentiment de l' amour
d' eux-mêmes, d' être toujours justes les uns envers
les autres. Or, pour composer de pareilles loix, il
faut connoître le coeur humain ; et préliminairement
savoir que les hommes, sensibles pour eux seuls,
indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons
ni chants, mais pts à être l' un ou l' autre, selon
qu' un intérêt commun lesunit ou les divise ; que
le sentiment de pférence que chacun éprouve pour
soi, sentiment auquel est attaché la conservation de
l' espece, est gravé par la nature d' une maniere
ineffaçable ; que la sensibilité physique a produit
en nous l' amour du plaisir et la haine de la
douleur ; que le plaisir et la douleur ont ensuite
déposé et fait éclorre dans tous les coeurs le germe
de l' amour de soi, dont le développement a donné
naissance aux passions, d' où sont sortis tous nos
vices et toutes nos vertus.
C' est par la méditation de ces idées préliminaires,
qu' on apprend pourquoi les passions, dont l' arbre
défendu n' est, selon quelques rabbins, qu' une
ingénieuse image, portent également sur leur tige
les fruits du bien et du mal ; qu' on apperçoit le
chanisme qu' elles emploient à la production de nos
vices et de nos vertus ; et qu' enfin un législateur
découvre le moyen de nécessiter les hommes à la
probité, en forçant les passions à ne porter que
des fruits de vertu et de sagesse.
Or si l' examen de ces idées, propres à rendre les
hommes vertueux, nous est interdit par les deux
especes d' hommes
p239
puissants cités ci-dessus, l' unique moyen de hâter
les progrès de la morale seroit donc, comme je l' ai
dit plus haut, de faire voir, dans ces protecteurs
de la stupidité, les plus cruels ennemis de
l' humanité ; de leur arracher le sceptre qu' ils
tiennent de l' ignorance, et dont ils se servent pour
commander aux peuples abrutis. Sur quoi j' observerai
que ce moyen, simple et facile dans la spéculation,
est très-difficile dans l' exécution ; non qu' il ne
naisse des hommes qui, à des esprits vastes et
lumineux, unissent des ames fortes et vertueuses.
Il est des hommes qui, persuadés qu' un citoyen sans
courage est un citoyen sans vertu, sentent que les
biens et la vie même d' un particulier ne sont, pour
ainsi dire, entre ses mains, qu' un pôt qu' il doit
toujours être prêt de restituer, lorsque le salut
du public l' exige : mais de pareils hommes sont
toujours en trop petit nombre pour éclairer le
public ; d' ailleurs, la vertu est toujours sans
force, lorsque les moeurs d' un siecle y attachent
la rouille du ridicule. Aussi la morale et la
législation, que je regarde comme une seule et me
science, ne feront-elles que des progrès insensibles.
C' est uniquement le laps du temps qui pourra
rappeller ces siecles heureux, signés par les noms
d' Astrée ou de Rhée, qui n' étoient que
l' ingénieux embme de la perfection de ces deux
sciences.
p240
DISCOURS 2 CHAPITRE 25
de la probité, par rapport à l' univers.
s' il existoit une probité par rapport à l' univers,
cette probité ne seroit que l' habitude des actions
utiles à toutes les nations : or il n' est point
d' action qui puisse imdiatement influer sur le
bonheur ou le malheur de tous les peuples. L' action
la plus généreuse, par le bienfait de l' exemple, ne
produit pas, dans le monde moral, un effet plus
sensible que la pierre, jetée dans l' océan, n' en
produit sur les mers, dont elle éleve nécessairement
la surface.
Il n' est donc point de probité pratique, par rapport
à l' univers. à l' égard de la probité d' intention, qui
se duiroit au desir constant et habituel du
bonheur des hommes, et par conséquent au voeu simple
et vague de la félicité universelle, je dis que cette
espece de probité n' est encore qu' une chimere
platonicienne. En effet, si l' opposition des intérêts
des peuples les tient, les uns à l' égard des autres,
dans un état de guerre perpétuelle ; si les paix
conclues entre les nations ne sont proprement que des
treves comparables au temps qu' après un long combat
deux vaisseaux prennent pour se ragréer et
recommencer l' attaque ; si les nations ne peuvent
étendre leurs conquêtes et leur commerce qu' aux
dépens de leurs voisins ; enfin si la félicité et
l' aggrandissement d' un peuple est presque toujours
attacau malheur et à l' affoiblissement d' un
autre ; il est évident que la passion du patriotisme,
passion si desirable, si vertueuse et si estimable
dans un citoyen, est, comme le prouve l' exemple des
grecs
p241
et des romains, absolument exclusive de l' amour
universel.
Il faudroit, pour donner l' être à cette espece de
probité, que les nations, par des loix et des
conventions ciproques, s' unissent entr' elles,
comme les familles qui composent un état ; que
l' intérêt particulier des nations fût soumis à un
intérêt plus général ; et qu' enfin l' amour de la
patrie, en s' éteignant dans les coeurs, y allumât
le feu de l' amour universel : supposition qui ne se
réalisera de long-temps. D' où je conclus qu' il ne
peut y avoir de probité pratique, ni même de
probité d' intention, par rapport à l' univers ; et
c' est en ce point que l' esprit differe de la probité.
En effet, si les actions d' un particulier ne peuvent
en rien contribuer au bonheur universel, et si les
influences de sa vertu ne peuvent sensiblement
s' étendre au-delà des limites d' un empire, il n' en
est pas ainsi de ses idées : qu' un homme découvre
un spécifique, qu' il invente une machine, telle
qu' un moulin à vent, ces productions de son esprit
peuvent en faire un bienfaiteur du monde.
D' ailleurs, en matiere d' esprit, comme en matiere
de probité, l' amour de la patrie n' est point exclusif
de l' amour universel. Ce n' est point aux dépens de
ses voisins qu' un peuple acquiert des lumieres : au
contraire, plus les nations sont
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éclairées, plus elles se réfléchissent
ciproquement d' idées, et plus la force et l' activité
de l' esprit universel augmente. D' où je conclus que,
s' il n' est point de probité relative à l' univers,
il est du moins certains genres d' esprit qu' on peut
considérer sous cet aspect.
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DISCOURS 2 CHAPITRE 26
de l' esprit, par rapport à l' univers.
l' esprit, considéré sous ce point de vue, ne sera,
conforment aux définitions précédentes, que
l' habitude des ies intéressantes pour tous les
peuples, soit comme instructives, soit comme
agréables.
Ce genre d' esprit est, sans contredit, le plus
desirable. Il n' est aucun temps où l' espece d' idées
putée esprit par tous les peuples, ne soit
vraiment digne de ce nom. Il n' en est pas ainsi du
genre d' idées auquel une nation donne quelquefois le
nom d' esprit. Il est, pour chaque nation, un temps
de stupidité et d' avilissement, pendant lequel elle
n' a point d' idées nettes de l' esprit : elle
prodigue alors ce nom à certains assemblages d' ies
à la mode, et toujours ridicules aux yeux de la
postérité : ces siecles d' avilissement sont
ordinairement ceux du despotisme. Alors, dit un
poëte, Dieu prive les nations de la moitié de leur
intelligence, pour les endurcir contre les miseres
et le supplice de la servitude.
Parmi les idées propres à plaire à tous les peuples,
il en est d' instructives ; ce sont celles qui
appartiennent à certains genres de science et d' art :
mais il en est aussi d' agréables ; telles sont,
premrement, les idées et les sentiments admirés
dans certains morceaux d' Homere, de Virgile, de
Corneille, du Tasse, de Milton ; dans lesquels,
comme je l' ai dit, ces illustres écrivains ne
s' arrêtent point à la peinture d' une nation ou d' un
siecle en particulier, mais à celle
p244
de l' humanité ; telles sont, en second lieu, les
grandes images dont ces poëtes ont enrichi leurs
ouvrages.
Pour prouver qu' en quelque genre que ce soit, il est
des beautés propres à plaire universellement, je
choisis ces mêmes images pour exemple : et je dis
que la grandeur est, dans les tableaux poétiques,
une cause universelle de plaisir ; non que tous les
hommes en soient également frappés : il en est même
d' insensibles aux beautés de description comme aux
charmes de l' harmonie, et qu' il seroit, à
p245
cet égard, aussi injuste qu' inutile de vouloir
désabuser : ils ont, par leur insensibilité, acquis
le droit malheureux de nier un plaisir qu' ils
n' éprouvent pas : mais ces hommes sont en petit
nombre.
En effet, soit que le desir habituel et impatient
de la félicité, qui nous fait souhaiter toutes les
perfections comme des moyens d' accroître notre
bonheur, nous rende agréables tous ces grands objets,
dont la contemplation semble donner plus d' étendue
à notre ame, plus de force et d' élévation à nos
idées ; soit que par eux-mêmes les grands objets
fassent sur nos sens une impression plus forte, plus
continue et plus agable ; soit enfin quelqu' autre
cause, nous éprouvons que la vue hait tout ce qui la
resserre ; qu' elle se trouve gênée dans les gorges
d' une montagne, ou dans l' enceinte d' un grand mur ;
qu' elle aime au contraire à parcourir une vaste
plaine, à s' étendre sur la surface des mers, à se
perdre dans un horizon reculé.
Tout ce qui est grand a droit de plaire aux yeux et
à l' imagination des hommes : cette espece de beautés
l' emporte, dans les descriptions, infiniment sur
toutes les autres beautés, qui pendantes, par
exemple, de la justesse des proportions, ne peuvent
être ni aussi vivement ni aussi généralement senties,
puisque toutes les nations n' ont pas les mêmes idées
des proportions.
En effet, si l' on oppose aux cascades que l' art
proportionne, aux souterreins qu' il creuse, aux
terrasses qu' il éleve, les cataractes du fleuve
Saint-Laurent, les cavernes creusées dans l' Ethna,
les masses énormes de rochers entassés sans ordre
sur les Alpes ; ne sent-on pas que le plaisir
produit par cette prodigalité, cette magnificence
rude et grossiere que la nature met dans tous ses
ouvrages, est
p246
infiniment surieur au plaisir qui résulte de la
justesse des proportions ?
Pour s' en convaincre, qu' un homme monte la nuit sur
une montagne, pour y contempler le firmament : quel
est le charme qui l' y attire ? Est-ce la symmétrie
agréable dans laquelle les astres sont rangés ? Mais,
ici, dans la voie lactée, ce sont des soleils sans
nombre amoncelés, sans ordre, les uns sur les autres ;
là, ce sont de vastes deserts. Quelle est donc la
source de ses plaisirs ? L' immensité même du ciel.
En effet, quelle idée se former de cette immensité,
lorsque des mondes enflammés ne paroissent que des
points lumineux semés çà etdans les plaines de
l' éther ; lorsque des soleils, plus avant engagés
dans les profondeurs du firmament, n' y sont
apperçus qu' avec peine ? L' imagination, qui s' élance
de ces dernieres spheres pour parcourir tous les
mondes possibles, ne doit-elle pas s' engloutir dans
les vastes et immesurables concavités des cieux ;
se plonger dans le ravissement que produit la
contemplation d' un objet qui occupe l' ame toute
entiere, sans cependant la fatiguer ? C' est aussi
la grandeur de ces décorations, qui, dans ce genre,
a fait dire que l' art étoit si inrieur à la
nature ; ce qui, en termes intelligibles, ne
signifie rien autre chose, sinon que les grands
tableaux nous paroissent pférables aux petits.
Dans les arts susceptibles de ce genre de beautés,
tels que la sculpture, l' architecture et la poésie,
c' est l' énormité des masses qui place le colosse
de Rhodes et les pyramides de Memphis au rang des
merveilles du monde. C' est la grandeur des
descriptions qui nous fait regarder Milton du
moins comme l' imagination la plus forte et la plus
sublime. Aussi son sujet, peu fertile en beautés
d' une autre espece, l' étoit-il infiniment en
beautés de descriptions.
p247
Devenu, par ce sujet, l' architecte du paradis
terrestre, il avoit à rassembler, dans le court
espace du jardin d' éden, toutes les beautés que la
nature a disperes sur la terre pour l' ornement
de mille climats divers. Porté, par le choix de ce
me sujet, sur le bord de l' abyme informe du chaos,
il avoit à en tirer cette matiere premiere propre
à former l' univers, à creuser le lit des mers, à
couronner la terre de montagnes, à la couvrir de
verdure, à mouvoir les soleils, à les allumer, à
déployer aups d' eux le pavillon des cieux, à
peindre enfin la beauté du premier jour du monde,
et cette fraîcheur printaniere dont sa vive
imagination embellit la nature nouvellement éclose.
Il avoit donc non seulement à nous psenter les plus
grands tableaux, mais encore les plus neufs et les
plus variés, qui, pour l' imagination des hommes, sont
encore deux causes universelles de plaisir.
Il en est de l' imagination comme de l' esprit : c' est
par la contemplation et la combinaison, soit des
tableaux de la nature, soit des idées philosophiques,
que, perfectionnant leur imagination ou leur esprit,
les poëtes et les philosophes parviennent également
à exceller dans des genres très-différents, et dans
lesquels il est également rare et, peut-être,
également difficile de ussir.
Quel homme, en effet, ne sent pas que la marche de
l' esprit humain doit être uniforme, à quelque science
ou à quelque art qu' on l' applique ? Si, pour plaire
à l' esprit, dit M De Fontenelle, il faut l' occuper
sans le fatiguer ; si l' on ne peut l' occuper qu' en
lui offrant de ces vérités nouvelles, grandes et
premieres, dont la nouveauté, l' importance et la
fécondité fixent fortement son attention ; si l' on
n' évite de le fatiguer qu' en lui présentant des idées
rangées avec ordre,
p248
exprimées par les mots les plus propres, dont le
sujet soit un, simple, et par conséquent facile à
embrasser, et où la variété se trouve identifiée à
la simplicité ; c' est pareillement à la triple
combinaison, de la grandeur, de la nouveauté, de la
variété et de la simplicité dans les tableaux, qu' est
attacle plus grand plaisir de l' imagination. Si,
par exemple, la vue ou la description d' un grand lac
nous est agréable, celle d' une mer calme et sans
bornes nous est sans doute plus agréable encore ; son
immensité est pour nous la source d' un plus grand
plaisir. Cependant, quelque beau que soit ce
spectacle, son uniformité devient bien-tôt ennuyeuse.
C' est pourquoi, si, enveloppée de nuages noirs, et
portée par les aquilons, la tempête, personnifiée par
l' imagination du poëte, se détache du midi en roulant
devant elle les mobiles montagnes des eaux ; qui
doute que la succession rapide, simple et variée des
tableaux effrayants que présente le bouleversement
des mers, ne fasse, à chaque instant, sur notre
imagination, des impressions nouvelles, ne fixe
fortement notre attention, ne nous occupe sans nous
fatiguer, et ne nous plaise par conséquent
davantage ? Mais, si la nuit vient encore redoubler
les horreurs de cette même tempête ; et que les
montagnes d' eau, dont la chaîne termine et ceintre
l' horizon, soient à l' instant éclairées par les
lueurs répétées et réfléchies des éclairs et des
foudres ; qui doute que cette mer obscure, changée
tout-à-coup en une mer de feu, ne forme, par la
nouveauté unie à la grandeur et à la variété de
cette image, un des tableaux les plus propres à
étonner notre imagination ? Aussi l' art du poëte,
considé
p249
purement comme descripteur, est de n' offrir à la vue
que des objets en mouvement ; et même de frapper, s' il
peut, dans ses descriptions, plusieurs sens à la
fois. La peinture du mugissement des eaux, du
sifflement des vents et des éclats du tonnerre,
pourroit-elle ne pas ajouter encore à la terreur
secrette, et, par conquent, au plaisir que nous fait
éprouver le spectacle d' une mer en furie ? Au retour
du printemps, lorsque l' aurore descend dans les
jardins de marly, pour entr' ouvrir le calice des
fleurs, en cet instant les parfums qu' elles exhalent,
le gazouillement de mille oiseaux, le murmure des
cascades, n' augmente-t-il pas encore le charme de ces
bosquets enchantés ? Tous les sens sont autant de
portes par lesquelles les impressions agréables
peuvent entrer dans nos ames : plus on en ouvre à la
fois, plus il y pénetre de plaisir.
On voit donc que, s' il est des idées généralement
utiles aux nations comme instructives (telles sont
celles qui appartiennent directement aux sciences),
il en est aussi d' universellement utiles comme
agréables ; et que, différent, en ce point, de la
probité, l' esprit d' un particulier peut avoir des
rapports avec l' univers entier.
La conclusion de ce discours c' est que, tant en
matiere d' esprit qu' en matiere de morale, c' est
toujours, de la part des hommes, l' amour ou la
reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance
qui méprise. L' intérêt est donc le seul dispensateur
de leur estime : l' esprit, sous quelque point de vue
qu' on le considere, n' est donc jamais qu' un
assemblage d' idées neuves, intéressantes, et par
conséquent utiles aux hommes, soit comme
instructives, soit comme agréables.
DISCOURS " CHAPITRE O
p251
si l' esprit doit être considéré comme un don de la
nature, ou comme un effet de l' éducation.
je vais examiner, dans ce discours, ce que peuvent
sur l' esprit la nature et l' éducation : pour cet
effet, je dois d' abord déterminer ce qu' on entend
par le mot nature .
Ce mot peut exciter en nous l' idée confuse d' un
être ou d' une force qui nous a doués de tous nos
sens : or les sens sont les sources de toutes nos
idées ; privés d' un sens, nous sommes privés de
toutes les idées qui y sont relatives ; un
aveugle-né n' a, par cette raison, aucune idée des
couleurs : il est donc évident que, dans cette
signification, l' esprit doit être en entier consi
comme un don de la nature.
Mais, si l' on prend ce mot dans une acception
différente ; et si l' on suppose qu' entre les hommes
bien conformés, doués de tous leurs sens, et dans
l' organisation desquels on n' apperçoit
p252
aucun défaut, la nature cependant ait mis de si
grandes différences, et des dispositions si inégales
à l' esprit, que les uns soient organisés pour être
stupides, et les autres pour être spirituels, la
question devient pluslicate.
J' avoue qu' on ne peut d' abord considérer la grande
inégalité d' esprit des hommes, sans admettre entre
les esprits la même différence qu' entre les corps,
dont les uns sont foibles et licats, lorsque les
autres sont forts et robustes. Qui pourroit,
dira-t-on, à cet égard, occasionner des différences
dans la maniere uniforme dont la nature opere ?
Ce raisonnement, il est vrai, n' est fondé que sur une
analogie. Il est assez semblable à celui des
astronomes qui concluroient que le globe de la lune
est habité, parce qu' il est composé d' une matiere
à peu ps pareille au globe de la terre.
Quelque foible que ce raisonnement soit en lui-même,
il doit cependant paroître monstratif ; car enfin,
dira-t-on, à quelle cause attribuer la grande
inégalité d' esprit qu' on remarque entre des hommes
qui semblent avoir eu la même éducation ?
Pourpondre à cette objection, il faut d' abord
examiner si plusieurs hommes peuvent, à la rigueur,
avoir eu la même éducation ; et, pour cet effet,
fixer l' idée qu' on attache au mot éducation .
Si, par éducation , on entend simplement celle
qu' on reçoit dans les mêmes lieux, et par les mêmes
maîtres ; en ce sens, l' éducation est la me pour
une infinité d' hommes.
Mais, si l' on donne à ce mot une signification plus
vraie et plus étendue, et qu' on y comprenne
généralement tout ce qui sert à notre instruction,
alors je dis que personne ne
p253
reçoit la me éducation ; parce que chacun a, si je
l' ose dire, pour pcepteurs, et la forme du
gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses
maîtresses, et les gens dont il est entou, et ses
lectures, et enfin le hazard, c' est-à-dire, une
infinité d' énements dont notre ignorance ne nous
permet pas d' appercevoir l' enchaînement et les causes.
Or, ce hazard a plus de part qu' on ne pense à notre
éducation. C' est lui qui met certains objets sous nos
yeux, nous occasionne, en conséquence, les idées les
plus heureuses, et nous conduit quelquefois aux plus
grandes découvertes. Ce fut le hazard, pour en donner
quelques exemples, qui guida Galilée dans les
jardins de Florence, lorsque les jardiniers en
faisoient jouer les pompes : ce fut lui qui inspira
ces jardiniers, lorsque, ne pouvant élever les eaux
au dessus de la hauteur de trente-deux pieds, ils en
demanderent la cause à Galilée, et piquerent, par
cette question, l' esprit et la vanité de ce
philosophe : ce fut ensuite sa vanité, mise en action
par ce coup de hazard, qui l' obligea à faire de cet
effet naturel l' objet de ses méditations, jusqu' à
ce qu' enfin il eût, par lacouverte du principe
de la pesanteur de l' air, trouvé la solution de ce
probme.
Dans un moment où l' ame paisible de Newton n' étoit
occupée d' aucune affaire, agitée d' aucune passion,
c' est pareillement le hazard qui, l' attirant sous
une allée de pommiers, détacha quelques fruits de
leurs branches, et donna à ce philosophe la premiere
idée de son systême : c' est réellement de ce fait
dont il partit, pour examiner si la lune ne
gravitoit pas vers la terre, avec la même force que
les corps tombent sur sa surface. C' est donc au
hazard que les grands génies ont dû souvent les
idées les plus heureuses. Combien de gens d' esprit
restent confondus dans la foule des hommes
p254
diocres, faute ; ou d' une certaine tranquillité
d' ame, ou de la rencontre d' un jardinier, ou de la
chûte d' une pomme !
Je sens qu' on ne peut d' abord, sans quelque peine,
attribuer de si grands effets à des causes si
éloignées et si petites en apparence. Cependant
l' expérience nous apprend que, dans le physique
comme dans le moral, les plus grands événements sont
souvent l' effet de causes presque imperceptibles.
Qui doute qu' Alexandre n' ait dû, en partie, la
conquête de la Perse, à l' instituteur de la
phalange macédonienne ? Que le chantre d' Achille
animant ce prince de la fureur de la gloire, n' ait
eu part à la destruction de l' empire de Darius,
comme Quinte-Curce aux victoires de Charles Xii ?
Que les pleurs deturie n' aient désarmé
Coriolan, n' aient affermi la puissance de Rome
prête à succomber sous les efforts des volsques,
n' aient occasionné ce long enchaînement de victoires
qui changerent la face du monde ; et que ce ne soit,
par conquent, aux larmes de cette Véturie que
l' Europe doit sa situation psente ? Que de faits
pareils ne pourroit-on pas citer ? Gustave, dit
m l' ab de
p255
Vertot, parcouroit vainement les provinces de la
Suede ; il erroit depuis plus d' un an dans les
montagnes de la Dalécarlie. Les montagnards,
quoique prévenus par sa bonne mine, par la grandeur
de sa taille et la force apparente de son corps, ne
se fussent cependant pas déterminés à le suivre,
si, le jour même où ce prince harangua les
dalécarliens, les anciens de la contrée n' eussent
remarqué que le vent du nord avoit toujours soufflé.
Ce coup de vent leur parut un signe certain de la
protection du ciel, et l' ordre d' armer en faveur du
héros. C' est donc le vent du nord qui mit la
couronne de Suede sur la tête de Gustave.
La plupart des événements ont des causes aussi
petites : nous les ignorons, parce que la plupart
des historiens les ont ignorées eux-mêmes, ou parce
qu' ils n' ont pas eu d' yeux pour les appercevoir.
Il est vrai qu' à cet égard l' esprit peutparer
leurs omissions ; la connoissance de certains
principes supplée facilement à la connoissance de
certains faits. Ainsi, sans m' arter davantage à
prouver que le hazard joue dans ce monde un plus
grand rôle qu' on ne pense, je conclurai de ce que
je viens de dire, que, si l' on comprend sous le mot
d' éducation généralement tout ce qui sert à notre
instruction, ce me hazard doit nécessairement y
avoir la plus grande part ; et que personne n' étant
exactement placé dans le même concours de
circonstances, personne ne reçoit pcisément la
me éducation.
Ce fait po, qui peut assurer que la différence de
l' éducation ne produise la différence qu' on remarque
entre les
p256
esprits ? Que les hommes ne soient semblables à ces
arbres de la me espece, dont le germe,
indestructible et absolument le même, n' étant jamais
se exactement dans la même terre, ni pcisément
expoaux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes
pluies, doit, en se développant, prendre
nécessairement une infinité de formes différentes.
Je pourrois donc conclure que l' igalité d' esprit
des hommes peut être indifféremment regardée comme
l' effet de la nature ou de l' éducation. Mais,
quelque vraie quet cette conclusion, comme elle
n' auroit rien que de vague, et qu' elle se réduiroit,
pour ainsi dire, à un peut-être , je crois devoir
considérer cette question sous un point de vue
nouveau, la ramener à des principes plus certains
et plus précis. Pour cet effet, il faut réduire la
question à des points simples ; remonter jusqu' à
l' origine de nos idées, au développement de l' esprit ;
et se rappeller que l' homme ne fait que sentir, se
ressouvenir, et observer les ressemblances et les
différences, c' est-à-dire, les rapports qu' ont
entr' eux les objets divers qui s' offrent à lui,
ou que sa mémoire lui psente ; qu' ainsi la nature
ne pourroit donner aux hommes plus ou moins de
disposition à l' esprit, qu' en douant les uns
préférablement aux autres d' un peu plus de finesse
de sens, d' étendue de moire, et de capacité
d' attention.
p257
DISCOURS 3 CHAPITRE 2
de la finesse des sens.
la plus ou moins grande perfection des organes des
sens, dans laquelle se trouve nécessairement comprise
celle de l' organisation intérieure, puisque je ne
juge ici de la finesse des sens que par leurs effets,
seroit-elle la cause de l' inégalité d' esprit des
hommes ?
Pour raisonner avec quelque justesse sur ce sujet,
il faut examiner si le plus ou le moins de finesse
des sens donne à l' esprit ou plus d' étendue, ou
plus de cette justesse, qui, prise dans sa vraie
signification, renferme toutes les qualités de
l' esprit.
La perfection plus ou moins grande des organes des
sens n' influe en rien sur la justesse de l' esprit,
si les hommes, quelque impression qu' ils roivent
des mêmes objets, doivent cependant toujours
appercevoir les mêmes rapports entre ces objets. Or,
pour prouver qu' ils les apperçoivent, je choisis
le sens de la vue pour exemple, comme celui auquel
nous devons le plus grand nombre de nos idées : et
je dis qu' à des yeux différents, si les mêmes objets
paroissent plus ou moins grands ou petits, brillants
ou obscurs ; si la toise, par exemple, est aux yeux
d' un tel homme plus petite, la neige moins blanche,
et l' ébene moins noire qu' aux yeux de tel autre ;
ces deux hommes appercevront néanmoins toujours les
mes rapports entre tous les objets : la toise, en
conséquence, paroîtra toujours à leurs yeux plus
grande que le pied ; la neige, le plus blanc de tous
p258
les corps ; et l' ébene, le plus noir de tous les
bois.
Or, comme la justesse d' esprit consiste dans la vue
nette des véritables rapports que les objets ont
entr' eux ; et qu' en répétant sur les autres sens
ce que j' ai dit sur celui de la vue, on arrivera
toujours au même résultat ; j' en conclus que la
plus ou moins grande perfection de l' organisation,
tant extérieure qu' intérieure, ne peut en rien
influer sur la justesse de nos jugements.
Je dirai de plus que, si l' on distingue l' étendue,
de la justesse de l' esprit, le plus ou le moins de
finesse des sens n' ajoutera rien à cette étendue.
En effet, en prenant toujours le sens de la vue pour
exemple, n' est-il pas évident que la plus ou moins
grande étendue d' esprit dépendroit du nombre plus
ou moins grand d' objets qu' à l' exclusion des autres
un homme, do d' une vue très-fine, pourroit placer
dans sa moire. Or il est très-peu de ces objets
imperceptibles par leur petitesse, qui, considérés,
précisément avec la me attention, par des yeux
aussi jeunes et aussi exercés, soient apperçus des
uns et échappent aux autres : mais la différence
que la nature met, à cet égard, entre les hommes
que j' appelle bien organisés, c' est-à-dire, dans
l' organisation desquels on n' apperçoit aucun défaut,
fût-elle infiniment plus considérable qu' elle ne
l' est ; je puis montrer que cette différence n' en
produiroit aucune sur l' étendue de l' esprit.
Supposons des hommes doués d' une même capacité
p259
d' attention, d' une mémoire également étendue ;
enfin, deux hommes égaux en tout, excepté en finesse
de sens : dans cette hypothese, celui qui sera doué
de la vue la plus fine pourra, sans contredit,
placer dans sa mémoire et comparer entr' eux plusieurs
de ces objets que leur petitesse cache à celui dont
l' organisation est, à cet égard, moins parfaite :
mais ces deux hommes ayant, par ma supposition, une
moire également étendue, et capable, si l' on veut,
de contenir deux mille objets, il est encore
certain que le second pourra remplacer, par des faits
historiques, les objets qu' un moindre degré de
finesse dans la vue ne lui aura pas permis
d' appercevoir ; et qu' il pourra completter, si l' on
veut, le nombre de deux mille objets que contient
la mémoire du premier. Or, de ces deux hommes, si
celui dont le sens de la vue est le moins fin peut
cependant déposer dans le magasin de sa mémoire un
aussi grand nombre d' objets que l' autre ; et si
d' ailleurs ces deux hommes sont égaux en tout, ils
doivent, par conséquent, faire autant de
combinaisons ; et, par ma supposition, avoir autant
d' esprit, puisque l' étendue de l' esprit se mesure
par le nombre des ies et des combinaisons. Le
plus ou le moins de perfection dans l' organe de la
vue ne peut, en conséquence, qu' influer sur le genre
de leur esprit, faire de l' un un peintre, un
botaniste, et de l' autre un historien et un politique ;
mais elle ne peut en rien influer sur l' étendue de
leur esprit. Aussi ne remarque-t-on pas une
constante supériorité d' esprit et dans ceux qui ont
le plus de finesse dans le sens de la vue et de
l' ouie, et dans ceux qui, par l' usage habituel des
lunettes et des cornets, mettroient par ce moyen,
entr' eux et les autres hommes, plus de différence
que n' en met à cet égard la nature. D' je conclus
qu' entre les hommes que
p261
j' appelle bien organisés, ce n' est point à la plus
ou moins grande perfection des organes, tant
extérieurs qu' intérieurs, des sens, qu' est attachée
la supériorité de lumiere ; et que c' est
nécessairement d' une autre cause que dépend la grande
inégalité des esprits.
DISCOURS 3 CHAPITRE 3
de l' étendue de la mémoire.
la conclusion du chapitre précédent fera, sans doute,
chercher dans l' inégale étendue de la mémoire des
hommes la cause de l' inégalité de leur esprit. La
moire est le magasin se déposent les sensations,
les faits et les idées, dont les diverses
combinaisons forment ce qu' on appelle esprit .
Les sensations, les faits et les idées doivent donc
être regardés comme la matiere premiere de l' esprit.
Or, plus le magasin de la mémoire est spacieux, plus
il contient de cette matiere premiere ; et plus,
dira-t-on, l' on a d' aptitude à l' esprit.
Quelque fondé que paroisse ce raisonnement, peut-être,
en l' approfondissant, ne le trouvera-t-on que
spécieux. Pour y répondre pleinement, il faut
premrement examiner si la différence d' étendue,
dans la mémoire des hommes bien organis, est aussi
considérable en effet qu' elle l' est en apparence :
et, supposant cette différence effective, il faut
secondement savoir si l' on doit la considérer comme
la cause de l' inégalité des esprits.
Quant au premier objet de mon examen, je dis que
l' attention seule peut graver dans la moire les
objets qui, vus sans attention, ne feroient sur nous
que des impressions insensibles, et pareilles, à
peu près, à celles qu' un lecteur roit successivement
de chacune des lettres qui composent la feuille d' un
ouvrage. Il est donc certain que, pour juger
p262
si le défaut de mémoire est dans les hommes l' effet
de leur inattention, ou d' une imperfection dans
l' organe qui la produit, il faut avoir recours à
l' expérience. Elle nous apprend que, parmi les
hommes, il en est beaucoup, comme saint Augustin
et Montaigne le disent d' eux-mêmes, qui, ne
paroissant doués que d' une mémoire très-foible,
sont, par le desir de savoir, parvenus cependant à
mettre un assez grand nombre de faits et d' idées
dans leur souvenir, pour être mis au rang des
moires extraordinaires. Or, si le desir de
s' instruire suffit du moins pour savoir beaucoup,
j' en conclus que la moire est presque entiérement
factice : aussi l' étendue de la mémoirepend,
1, de l' usage journalier qu' on en fait ; 2, de
l' attention avec laquelle on considere les objets
que l' on y veut imprimer, et qui, vus sans attention,
comme je viens de le dire, n' y laisseroient qu' une
tracegere et prompte à s' effacer ; et, 3, de
l' ordre dans lequel on range ses idées. C' est à cet
ordre qu' on doit tous les prodiges de mémoire ; et
cet ordre consiste à lier ensemble toutes ses idées,
à ne charger par conséquent sa moire que d' objets
qui, par leur nature ou la maniere dont on les
considere, conservent entr' eux assez de rapport pour
se rappeller l' un l' autre.
Les fquentes représentations des mêmes objets à
la mémoire sont, pour ainsi dire, autant de coups
de burin qui les y gravent d' autant plus profonment
qu' ils s' y représentent plus souvent. D' ailleurs,
cet ordre si propre à rappeller les mêmes objets à
notre souvenir nous donne l' explication de tous les
phénomenes de la mémoire ; nous
p263
apprend que la sagacité d' esprit de l' un,
c' est-à-dire, la promptitude avec laquelle un homme
est frappé d' une rité, dépend souvent de
l' analogie de cette vérité avec les objets qu' il a
habituellement présents à la mémoire ; que la
lenteur d' esprit d' un autre à cet égard, est, au
contraire, l' effet du peu d' analogie de cette même
rité avec les objets dont il s' occupe. Il ne
pourroit la saisir, en appercevoir tous les rapports,
sans rejeter toutes les premieres idées qui se
présentent à son souvenir, sans bouleverser tout le
magasin de samoire, pour y chercher les idées
qui se lient à cette vérité. Voilà pourquoi tant de
gens sont insensibles à l' exposition de certains
faits ou de certaines vérités, qui n' en affectent
vivement d' autres que parce que ces faits ou ces
rités ébranlent toute la chaîne de leurs pensées,
en veillent un grand nombre dans leur esprit :
c' est un éclair qui jette un jour rapide sur tout
l' horizon de leurs idées. C' est donc à l' ordre qu' on
doit souvent la sagacité de son esprit, et toujours
l' étendue de sa moire : c' est aussi le faut
d' ordre, effet de l' indifférence qu' on a pour
certains genres d' étude, qui, à certains égards,
prive absolument de mémoire ceux qui, à d' autres
égards, paroissent être doués de la mémoire la plus
étendue. Voilà pourquoi le savant dans les langues
et l' histoire, qui, par le secours de l' ordre
chronologique, imprime et conserve facilement dans
sa moire des mots, des dates et des faits
historiques, ne peut souvent y retenir la preuve
d' une vérité morale, la démonstration d' une ri
géométrique, ou le tableau d' un paysage qu' il aura
long-temps considéré : en effet, ces sortes d' objets
n' ayant aucune analogie avec le reste des faits ou
des ies dont il a rempli sa mémoire, ils ne
peuvent s' y représenter fréquemment, et s' y imprimer
profondément,
p264
ni, par conséquent, s' y conserver long-temps.
Telle est la cause productrice de toutes les
différentes especes de mémoire, et la raison pour
laquelle ceux qui savent le moins dans un genre,
sont ceux qui, dans ce même genre, commument
oublient le plus.
Il paroît donc que la grandemoire est, pour ainsi
dire, un phénomene de l' ordre ; qu' elle est presque
entiérement factice ; et qu' entre les hommes que
j' appelle bien organisés, cette grande inégalité de
moire est moins l' effet d' une inégale perfection
dans l' organe qui la produit, que d' une inégale
attention à la cultiver.
Mais, en supposant me que l' inégale étendue de
moire qu' on remarque dans les hommes fût
entiérement l' ouvrage de la nature, et fût aussi
considérable en effet qu' elle l' est en apparence ;
je dis qu' elle ne pourroit en rien influer sur
l' étendue de leur esprit, 1 parce que le grand
esprit, comme je vais le montrer, ne suppose pas la
très-grande mémoire ; et, 2 parce que tout homme
est do d' une mémoire suffisante pour s' élever au
plus haut degré d' esprit.
Avant de prouver la premiere de ces propositions,
il faut observer que, si la parfaite ignorance fait
la parfaite imcillité, l' homme d' esprit ne paroît
quelquefois manquer de moire, que parce qu' on donne
trop peu d' étendue à ce mot de mémoire , qu' on en
restreint la signification au seul souvenir des
noms, des dates, des lieux et des personnes pour
lesquels les gens d' esprit sont sans curiosité, et
se trouvent souvent sans mémoire. Mais, en
comprenant dans la signification de ce mot le
souvenir ou des idées, ou des images, ou des
raisonnements, aucun d' eux n' en est privé : d' où
il résulte qu' il n' est point d' esprit sans moire.
p265
Cette observation faite, il faut savoir quelle étendue
de mémoire suppose le grand esprit. Choisissons pour
exemple deux hommes illustres dans des genres
différents, tels que Locke et Milton ; examinons
si la grandeur de leur esprit doit être regardée
comme l' effet de l' extrême étendue de leur mémoire.
Si l' on jette d' abord les yeux sur Locke ; et si
l' on suppose qu' éclairé par une idée heureuse, ou
par la lecture d' Aristote, de Gassendi, ou de
Montaigne, ce philosophe ait apperçu dans les sens
l' origine commune de toutes nos idées ; on sentira
que, pour déduire tout son systême de cette
premiere idée, il lui falloit moins d' étendue dans
la mémoire que d' opiniâtreté dans la méditation ;
que la mémoire la moins étendue suffisoit pour
contenir tous les objets de la comparaison desquels
devoit résulter la certitude de ses principes, pour
lui en développer l' enchnement, et lui faire,
par conquent, mériter et obtenir le titre de grand
esprit.
à l' égard de Milton, si je le regarde sous le point
de vue , de l' aveu général, il est infiniment
supérieur aux autres ptes ; si je considere
uniquement la force, la grandeur, la rité, et
enfin la nouveauté de ses images poétiques ; je suis
obligé d' avouer que la supériorité de son esprit en
ce genre ne suppose point non plus une grande
étendue de moire. Quelque grandes, en effet, que
soient les compositions de ses tableaux (telle est
celle où,unissant l' éclat du feu à la solidité
de la matiere terrestre, il peint le terrein de
l' enfer brûlant d' un feu solide, comme le lac
brûloit d' un feu liquide) ; quelque grandes, dis-je,
que soient ses compositions ; il est évident que le
nombre des images hardies, et propres à former de
pareils tableaux, doit être extrêmement
p266
borné ; que, par conséquent, la grandeur de
l' imagination de ce poëte est moins l' effet d' une
grande étendue de mémoire que d' une méditation
profonde sur son art. C' est cette méditation qui,
lui faisant chercher la source des plaisirs de
l' imagination, la lui a fait appercevoir et dans
l' assemblage nouveau des images propres à former des
tableaux grands, vrais et bien proportionnés, et
dans le choix constant de ces expressions fortes qui
sont, pour ainsi dire, les couleurs de la poésie,
et par lesquelles il a rendu ses descriptions
visibles aux yeux de l' imagination.
Pour dernier exemple du peu d' étendue de moire
qu' exige la belle imagination, je donne, en note,
la traduction d' un morceau de poésie angloise. Cette
traduction,
p268
et les exemples précédents, prouveront, je crois, à
ceux qui décomposeront les ouvrages des hommes
illustres,
que le grand esprit ne suppose point la grande
moire. J' ajouterai même que l' extrême étendue de
l' un est absolument exclusif de l' extrême étendue
de l' autre. Si l' ignorance fait languir l' esprit
faute de nourriture, la vaste érudition, par une
surabondance d' aliment, l' a souvent étouffé. Il
suffit, pour s' en convaincre, d' examiner l' usage
différent que doivent faire de leur temps deux
hommes qui veulent se rendre supérieurs aux autres,
l' un en esprit, l' autre en moire.
Si l' esprit n' est qu' un assemblage d' idées neuves ;
et si toute idée neuve n' est qu' un rapport
nouvellement apperçu entre certains objets ; celui
qui veut se distinguer par son esprit doit
nécessairement employer la plus grande partie de son
temps à l' observation des rapports divers que les
objets ont entr' eux, et n' en consommer que la moindre
partie à placer des faits ou des idées dans sa
moire. Au contraire, celui qui veut surpasser les
autres en étendue de mémoire doit, sans perdre son
tems à méditer et à comparer les objets entr' eux,
employer les journées entieres à sans cesse
emmagaziner de nouveaux objets dans sa mémoire. Or,
par un usage si difrent de leur temps, il est
évident que le premier de ces deux hommes doit être
aussi inrieur en moire au second, qu' il lui sera
supérieur en esprit : rité qu' avoit vraisemblablement
apperçue Descartes, lorsqu' il dit que, pour
perfectionner son esprit, il falloit moins apprendre
quediter. D' je conclus que non
p269
seulement le très-grand esprit ne suppose pas la
très-grande mémoire, mais que l' extrême étendue de
l' un est toujours exclusive de l' extrême étendue
de l' autre.
Pour terminer ce chapitre, et prouver que ce n' est
point à l' inégale étendue de la mémoire qu' on doit
attribuer la force inégale des esprits, il ne me
reste plus qu' à montrer que les hommes, communément
bien organisés, sont tous dos d' une étendue de
moire suffisante pour s' élever aux plus hautes
idées. Tout homme, en effet, est, à cet égard, assez
favorisé de la nature, si le magazin de sa mémoire
est capable de contenir un nombre d' ies ou de
faits, tel qu' en les comparant sans cesse entr' eux,
il puisse toujours y appercevoir quelque rapport
nouveau, toujours accroître le nombre de ses ies,
et, par conséquent, donner toujours plus d' étendue
à son esprit. Or, si trente ou quarante objets,
comme le montre la ométrie, peuvent se comparer
entr' eux de tant de manieres, que, dans le cours
d' une longue vie, personne ne puisse en observer
tous les rapports, ni en déduire toutes les idées
possibles ; et si, parmi les hommes que j' appelle
bien organisés, il n' en est aucun dont la moire
ne puisse contenir non seulement tous les mots d' une
langue, mais encore une infinité de dates, de faits,
de noms, de lieux et de personnes, et enfin un
nombre d' objets beaucoup plus considérable que celui
de six ou sept mille ; j' en conclurai hardiment que
tout homme bien organisé est doué d' une capacité de
moire bien supérieure à celle dont il peut faire
usage pour l' accroissement de ses idées ; que plus
d' étendue de mémoire ne donneroit pas plus d' étendue
à son esprit ; et qu' ainsi, loin de regarder
l' inégalité de mémoire des hommes comme la cause de
l' inégalité de leur esprit, cette derniere inégalité
est uniquement l' effet
p270
ou de l' attention plus ou moins grande avec laquelle
ils observent les rapports des objets entr' eux, ou
du mauvais choix des objets dont ils chargent leur
souvenir. Il est, en effet, des objets stériles, et
qui, tels que les dates, les noms des lieux, des
personnes, ou autres pareils, tiennent une grande
place dans la mémoire, sans pouvoir produire ni
idée neuve, ni idée intéressante pour le public.
L' inégalité des esprits dépend donc en partie du
choix des objets qu' on place dans la mémoire. Si les
jeunes gens dont les succès ont été les plus brillants
dans les colleges, n' en ont pas toujours de pareils
dans un age plus avancé, c' est que la comparaison
et l' application heureuse des regles du despautere,
qui font les bons écoliers, ne prouvent nullement
que, dans la suite, ces mêmes jeunes gens portent
leur vue sur des objets de la comparaison desquels
sultent des idées intéressantes pour le public : et
c' est pourquoi l' on est rarement grand homme, si l' on
n' a le courage d' ignorer une infinité de choses
inutiles.
p271
DISCOURS 3 CHAPITRE 4
de l' inégale capacité d' attention.
j' ai fait voir que ce n' est point de la perfection
plus ou moins grande, et des organes des sens et de
l' organe de la mémoire, quepend la grande
inégalité des esprits. On n' en peut donc chercher
la cause que dans l' inégale capacité d' attention des
hommes.
Comme c' est l' attention, plus ou moins grande, qui
grave plus ou moins profondément les objets dans la
moire, qui en fait appercevoir mieux ou moins bien
les rapports, qui forme la plupart de nos jugements
vrais ou faux ; et que c' est enfin à cette attention
que nous devons presque toutes nos idées ; il est,
dira-t-on, évident que c' est de l' inégale capacité
d' attention des hommes quepend la force inégale
de leur esprit.
En effet, si le plus foible degré de maladie, auquel
on ne donneroit que le nom d' indisposition, suffit
pour rendre la plupart des hommes incapables d' une
attention suivie, c' est, sans doute, ajoutera-t-on,
à des maladies, pour ainsi dire, insensibles, et
par conquent à l' inégalité de force que la nature
donne aux divers hommes, qu' on doit principalement
attribuer l' incapacité totale d' attention qu' on
remarque dans la plupart d' entreux, et leur inégale
disposition à l' esprit : d' o l' on conclura que
l' esprit est purement un don de la nature.
Quelque vraisemblable que soit ce raisonnement, il
n' est cependant point confirmé par l' expérience.
p272
Si on en excepte les gens affligés de maladies
habituelles, et qui contraints, par la douleur, de
fixer toute leur attention sur leur état, ne peuvent
la porter sur des objets propres à perfectionner
leur esprit, ni, par conséquent, être compris dans
le nombre des hommes que j' appelle bien organisés ;
on verra que tous les autres hommes, même ceux qui,
foibles et délicats, devroient, conséquemment au
raisonnement pdent, avoir moins d' esprit que
les gens bien constitués, paroissent souvent, à cet
égard, les plus favorisés de la nature.
Dans les gens sains et robustes qui s' appliquent
aux arts et aux sciences, il semble que la force
du tempérament, en leur donnant un besoin pressant
du plaisir, les détourne plus souvent de l' étude
et de la méditation, que la foiblesse du tempérament,
par de légeres et fquentes indispositions, ne peut
en détourner les gens licats. Tout ce qu' on peut
assurer, c' est qu' entre les hommes à peu ps
anis d' un égal amour pour l' étude, le succès sur
lequel on mesure la force de l' esprit paroît
entiérement dépendre des distractions plus ou moins
grandes occasionnées par la différence des goûts,
des fortunes, des états, et du choix plus ou moins
heureux des sujets qu' on traite, de la thode plus
ou moins parfaite dont on se sert pour composer,
de l' habitude plus ou moins grande qu' on a de
diter, des livres qu' on lit, des gens de goût
qu' on voit, et enfin des objets que le hazard
présente journellement sous nos yeux. Il semble que,
dans le concours des accidents nécessaires pour
former un homme d' esprit, la différente capacité
d' attention que pourroit produire la force plus ou
moins grande du tempérament, ne soit d' aucune
considération. Aussi l' inégalité d' esprit
occasionnée par la différente constitution
p273
des hommes, est-elle insensible. Aussi n' a-t-on,
par aucune observation exacte, pu jusqu' à psent
déterminer l' espece de tempérament le plus propre
à former des gens de génie ; et ne peut-on encore
savoir lesquels des hommes, grands ou petits, gras
ou maigres, bilieux ou sanguins, ont le plus
d' aptitude à l' esprit.
Au reste, quoique cette réponse sommaire t
suffire pour réfuter un raisonnement qui n' est fondé
que sur des vraisemblances ; cependant, comme cette
question est fort importante, il faut, pour la
soudre avec précision, examiner si le défaut
d' attention est dans les hommes, ou l' effet d' une
impuissance physique de s' appliquer, ou d' un desir
trop foible de s' instruire.
Tous les hommes que j' appelle bien organisés sont
capables d' attention, puisque tous apprennent à
lire, apprennent leur langue, et peuvent concevoir
les premieres propositions d' Euclide. Or, tout
homme, capable de concevoir ces premieres
propositions, a la puissance physique de les entendre
toutes : en effet, en géotrie comme en toutes les
autres sciences, la facilité plus ou moins grande
avec laquelle on saisit unerité, dépend du nombre
plus ou moins grand de propositions antécédentes que,
pour la concevoir, il faut avoir présentes à la
moire. Or, si tout homme bien organisé, comme je
l' ai proudans le chapitre pdent, peut placer
dans sa moire un nombre d' idées fort supérieur à
celui qu' exige la monstration de quelque proposition
de géométrie que ce soit ; et si, par le secours de
l' ordre et par la représentation fquente des mêmes
idées, on peut, comme l' expérience le prouve, se les
rendre assez familieres et assez habituellement
présentes pour se les rappeller sans peine ; il
s' ensuit
p274
que chacun a la puissance physique de suivre la
démonstration de toute vérité géométrique ; et
qu' aps s' être élevé, de propositions en
propositions et d' idées analogues en idées analogues,
jusqu' à la connoissance, par exemple, de
quatre-vingt-dix-neuf propositions, tout homme
peut concevoir la centieme avec la même facilité
que la deuxieme, qui est aussi distante de la
premiere que la centieme l' est de la
quatre-vingt-dix-neuvieme.
Maintenant, il faut examiner si le degré d' attention
nécessaire pour concevoir la démonstration d' une
rité géométrique ne suffit pas pour la découverte
de ces vérités qui placent un homme au rang des gens
illustres. C' est à ce dessein que je prie le lecteur
d' observer avec moi la marche que tient l' esprit
humain, soit qu' il découvre une vérité, soit qu' il
en suive simplement la démonstration. Je ne tire
point mon exemple de la géométrie, dont la
connoissance est étrangere à la plupart des hommes ;
je le prends dans la morale, et je me propose ce
probme : pourquoi les conquêtes injustes ne
shonorent-elles point autant les nations que les
vols déshonorent les particuliers .
Poursoudre ce probme moral, les idées qui se
présenteront les premieres à mon esprit sont les
idées de justice qui me sont les plus familieres :
je la considérerai donc entre particuliers ; et je
sentirai que des vols, qui troublent et renversent
l' ordre de la société, sont avec justice regardés
comme inmes.
Mais quelque avantageux qu' il fût d' appliquer aux
nations les idées que j' ai de la justice entre
citoyens ; cependant, à la vue de tant de guerres
injustes, entreprises de tous les temps par des
peuples qui font l' admiration de la terre, je
soupçonnerai bientôt que les idées de la justice
p275
considérée par rapport à un particulier ne sont point
applicables aux nations : ce souon sera le premier
pas que fera mon esprit pour parvenir à la découverte
qu' il se propose. Pour éclaircir ce soupçon,
j' écarterai d' abord les idées de justice qui me sont
les plus familieres : je rappellerai à ma mémoire,
et j' en rejetterai successivement une infinité
d' idées, jusqu' au moment où j' appercevrai que, pour
soudre cette question, il faut d' abord se former
des ies nettes et générales de la justice ; et,
pour cet effet, remonter jusqu' à l' établissement des
sociétés, jusqu' à ces temps reculés l' on en peut
mieux appercevoir l' origine, où d' ailleurs l' on peut
plus facilement découvrir la raison pour laquelle les
principes de la justice considérée par rapport aux
citoyens ne seroient pas applicables aux nations.
Tel sera, si je l' ose dire, le second pas de mon
esprit. Je me repsenterai, en conséquence, les
hommes absolument pris de la connoissance des loix,
des arts, et à peu près tels qu' ils devoient être aux
premiers jours du monde. Alors, je les vois dispers
dans les bois comme les autres animaux voraces ; je
vois que, trop foibles avant l' invention des armes
pour résister aux tes féroces, ces premiers hommes,
instruits par le danger, le besoin ou la crainte,
ont senti qu' il étoit de l' intérêt de chacun d' eux en
particulier de se rassembler en société, et de former
une ligue contre les animaux leurs ennemis communs.
J' apperçois ensuite que ces hommes, ainsi rassemblés
et devenus bien-tôt ennemis par le desir qu' ils
eurent de posséder les mêmes choses, durent s' armer
pour se les ravir mutuellement ; que le plus
vigoureux les enleva d' abord au plus spirituel, qui
inventa des armes, et lui
p276
dressa des emches pour lui reprendre les mêmes
biens ; que la force et l' adresse furent par
conséquent les premiers titres de propriété ; que la
terre appartint premiérement au plus fort, et ensuite
au plus fin ; que ce fut d' abord à ces seuls titres
qu' on posséda tout : mais qu' enfin, éclairés par
leur malheur commun, les hommes sentirent que leur
union ne leur seroit point avantageuse, et que les
sociétés ne pourroient subsister, si, à leurs
premieres conventions, ils n' en ajoutoient de
nouvelles, par lesquelles chacun en particulier
renoât au droit de la force et de l' adresse, et
tous, ennéral, se garantîssent réciproquement
la conservation de leur vie et de leurs biens, et
s' engageassent à s' armer contre l' infracteur de ces
conventions ; que ce fut ainsi que, de tous les
intérêts des particuliers, se forma un intérêt
commun, qui dut donner aux différentes actions les
noms de justes, de permises et d' injustes, selon
qu' elles étoient utiles, indifférentes ou nuisibles
aux sociétés.
Une fois parvenu à cette vérité, je découvre
facilement la source des vertus humaines : je vois
que, sans la sensibilité à la douleur et au plaisir
physique, les hommes, sans desirs, sans passions,
également indifférents à tout, n' eussent point connu
d' intérêt personnel ; que, sans intérêt personnel,
ils ne se fussent point rassemblés en société,
n' eussent point fait entr' eux de conventions, qu' il
n' y t point eu d' intérêt général, par conséquent
point d' actions justes ou injustes ; et qu' ainsi
la sensibilité physique et l' intérêt personnel ont
été les auteurs de toute justice.
Cette vérité, appuyée sur cet axiome de jurisprudence,
l' inrêt est la mesure des actions des hommes,
et confire
p277
d' ailleurs par mille faits, me prouve que, vertueux
ou vicieux, selon que nos passions ou nos goûts
particuliers sont conformes ou contraires à l' intérêt
général, nous tendons si nécessairement à notre bien
particulier, que le législateur divin lui-même a
cru, pour engager les hommes à la pratique de la
vertu, devoir leur promettre un bonheur éternel en
échange des plaisirs temporels qu' ils sont quelquefois
obligés d' y sacrifier.
Ce principe établi, mon esprit en tire les
conséquences : et j' apperçois que toute convention
l' intérêt particulier se trouve en opposition
avec l' intérêt général, eût toujours été violée,
si les législateurs n' eussent toujours propo de
grandes récompenses à la vertu ; et qu' au penchant
naturel qui porte tous les hommes à l' usurpation,
ils n' eussent sans cesse oppola digue du
déshonneur et du supplice : je vois donc que la peine
et la compense sont les deux seuls liens par
lesquels ils ont pu tenir l' intérêt particulier uni
à l' intérêt général : et j' en conclus que les loix
faites pour le bonheur de tous ne seroient observées
par aucun, si les magistrats n' étoient armés de la
puissancecessaire pour en assurer l' ecution.
Sans cette puissance, les loix, violées par le plus
grand nombre, seroient, avec justice, enfreintes
par chaque particulier ; parce que les loix n' ayant
que l' utilité publique pour fondement, si-tôt que,
par une infraction générale, ces loix deviennent
inutiles, dès-lors elles sont nulles et cessent
d' être des loix ; chacun rentre en ses premiers
droits ; chacun ne prend conseil que de son intérêt
particulier, qui lui défend avec raison d' observer
des loix qui deviendroient pjudiciables à celui qui
en seroit l' observateur unique. Et c' est pourquoi,
si, pour la sureté des grandes routes, on eût
défendu d' y marcher
p278
avec des armes ; et que, faute de maréchaussée, les
grands chemins fussent infestés de voleurs ; que
cette loi, par conséquent, n' eût point rempli son
objet ; je dis qu' un homme pourroit non seulement
y voyager avec des armes et violer cette convention
ou cette loi sans injustice, mais qu' il ne pourroit
me l' observer sans folie.
Aps que mon esprit est ainsi, de dégrés en dégrés,
parvenu à se former des idées nettes et nérales de
la justice ; après avoir reconnu qu' elle consiste
dans l' observation exacte des conventions que
l' intérêt commun, c' est-à-dire, l' assemblage de
tous les intérêts particuliers, leur a fait faire,
il ne reste à mon esprit qu' à faire aux nations
l' application de ces idées de la justice. éclairé
par les principes ci-dessus établis, j' apperçois
d' abord que toutes les nations n' ont point fait
entr' elles de conventions par lesquelles elles se
garantîssent réciproquement la possession des pays
qu' elles occupent et des biens qu' elles possedent.
Si j' en veux découvrir la cause, mamoire, en me
retraçant la carte générale du monde, m' apprend que
les peuples n' ont point fait entr' eux de ces sortes
de conventions ; parce qu' ils n' ont point eu, à les
faire, un intérêt aussi pressant que les particuliers ;
parce que les nations peuvent subsister sans
conventions entr' elles, et que les sociétés ne
peuvent se maintenir sans loix. D' où je conclus
que les idées de la justice, considérée de nation
à nation ou de particulier à particulier, doivent
être extrêmement différentes.
Si l' église et les rois permettent la traite des
negres ; si le chrétien, qui maudit au nom de Dieu
celui qui porte le trouble et la dissension dans les
familles, bénit le négociant qui court la
Côte-D' Or ou le Ségal, pour échanger contre
des negres les marchandises dont les africains sont
p279
avides ; si, par ce commerce, les européans
entretiennent sans remords des guerres éternelles
entre ces peuples ; c' est que, sauf les traités
particuliers et des usages ralement reconnus
auxquels on donne le nom de droit des gens, l' église
et les rois pensent que les peuples sont, les uns à
l' égard des autres, pcisément dans le cas des
premiers hommes avant qu' ils eussent formé des
sociétés, qu' ils connussent d' autres droits que la
force et l' adresse, qu' il y eût entr' eux aucune
convention, aucune loi, aucune propriété, et qu' il
pût, par conséquent, y avoir aucun vol et aucune
injustice. à l' égard même des traités particuliers
que les nations contractent entr' elles, ces traités
n' ayant jamais été garantis par un assez grand nombre
de nations, je vois qu' ils n' ont presque jamais pu
se maintenir par la force ; et qu' ils ont par
conséquent, comme des loix sans force, souvent
rester sans exécution.
Lorsqu' en appliquant aux nations les idées générales
de la justice, mon esprit aura réduit la question à
ce point ; pour découvrir ensuite pourquoi le peuple
qui enfreint les traités faits avec un autre peuple,
est moins coupable que le particulier qui viole les
conventions faites avec la société ; et pourquoi,
conforment à l' opinion publique, les conquêtes
injustes déshonorent moins une nation que les vols
n' avilissent un particulier ; il suffit de rappeller
à ma mémoire la liste de tous les traités violés de
tous les temps et par tous les peuples : alors je
vois qu' il y a toujours une grande probabilité que,
sans égard à ses traités, toute nation profitera des
temps de trouble et de calamités pour attaquer ses
voisins à son avantage, les conquérir, ou du moins
les mettre hors d' état de lui nuire. Or chaque
nation, instruite par l' histoire, peut considérer
cette probabilité
p280
comme assez grande, pour se persuader que
l' infraction d' un traité, qu' il est avantageux de
violer, est une clause tacite de tous les traités
qui ne sont proprement que des trèves ; et qu' en
saisissant, par conséquent, l' occasion favorable
d' abaisser ses voisins, elle ne fait que les
prévenir ; puisque tous les peuples, forcés de
s' exposer au reproche d' injustice ou au joug de la
servitude, sont réduits à l' alternative d' être
esclaves ou souverains.
D' ailleurs, si, dans toute nation, l' état de
conservation est un état dans lequel il est presque
impossible de se maintenir ; et si le terme de
l' aggrandissement d' un empire doit, ainsi que le
prouve l' histoire des romains, être regardé comme
un psage presque certain de sa décadence ; il est
évident que chaque nation peut même se croire
d' autant plus autorisée à ces conquêtes qu' on appelle
injustes, que, ne trouvant point, dans la garantie,
par exemple, de deux nations contre une troisieme,
autant de sureté qu' un particulier en trouve dans
la garantie de sa nation contre un autre particulier,
le traité en doit être d' autant moins sacré que
l' exécution en est plus incertaine.
C' est lorsque mon esprit a percé jusqu' à cette
derniere idée que je couvre la solution du problême
de morale que je m' étois proposé. Alors je sens que
l' infraction des traités, et cette espece de
brigandage entre les nations, doit, comme le prouve
le passé, garant en ceci de l' avenir, subsister
jusqu' à ce que tous les peuples, ou du moins le plus
grand nombre d' entr' eux, aient fait des conventions
générales ; jusqu' à ce que les nations, conformément
au projet de Henri Iv ou de l' abde saint-Pierre,
se soientciproquement garanti leurs possessions, se
soient engagées à s' armer contre le peuple qui
voudroit en assujettir un autre,
p281
et qu' enfin le hazard ait mis une telle disproportion
entre la puissance de chaque état en particulier et
celle de tous les autres unis, que ces conventions
puissent se maintenir par la force, que les peuples
puissent établir entr' eux la même police qu' un sage
législateur met entre les citoyens, lorsque, par
la récompense attace aux bonnes actions, et les
peines infligées aux mauvaises, il nécessite les
citoyens à la vertu, en donnant à leur probité
l' intérêt personnel pour appui.
Il est donc certain que, conformément à l' opinion
publique, les conquêtes injustes, moins contraires
aux loix de l' équité, et par conséquent moins
criminelles que les vols entre particuliers, ne
doivent point autantshonorer une nation que les
vols shonorent un citoyen.
Ce problême moral résolu, si l' on observe la marche
que mon esprit a tenue pour le résoudre, on verra que
je me suis d' abord rappellé les idées qui m' étoient
les plus familieres ; que je les ai comparées
entr' elles, obser leurs convenances et leurs
disconvenances relativement à l' objet de mon examen ;
que j' ai ensuite rejeté ces idées, que je m' en suis
rappellé d' autres ; et que j' ai répété ce même
procéjusqu' à ce qu' enfin ma moire m' ait présenté
les objets de la comparaison desquels devoit résulter
la vérité que je cherchois.
Or, comme la marche de l' esprit est toujours la même,
ce que je dis sur la maniere decouvrir une vérité
doit s' appliquer généralement à toutes les vérités.
Je remarquerai seulement, à ce sujet, que, pour faire
une découverte, il faut nécessairement avoir dans la
moire les objets dont les rapports contiennent cette
rité.
Si l' on se rappelle ce que j' ai dit pdemment à
l' exemple
p282
que je viens de donner, et qu' en conséquence on
veuille savoir si tous les hommes bien organisés
sont réellement doués d' une attention suffisante
pour s' élever aux plus hautes idées, il faut comparer
les opérations de l' esprit, lorsqu' il fait la
découverte, ou qu' il suit simplement la
démonstration d' une rité ; et examiner laquelle de
ces orations suppose le plus d' attention.
Pour suivre la démonstration d' une proposition de
géométrie, il est inutile de rappeller beaucoup
d' objets à son esprit ; c' est au maître à psenter
aux yeux de son éleve les objets propres à donner la
solution du problême qu' il lui propose. Mais, soit
qu' un homme découvre une vérité, soit qu' il en suive
la démonstration, il doit, dans l' un et l' autre cas,
observer également les rapports qu' ont entr' eux les
objets que sa mémoire ou son maître lui présentent :
or, comme on ne peut, sans un hazard singulier, se
représenter uniquement les idées cessaires à la
découverte d' une vérité, et n' en considérer
précisément que les faces sous lesquelles on doit
les comparer entr' elles ; il est évident que, pour
faire une découverte, il faut rappeller à son esprit
une multitude d' idées étrangeres à l' objet de la
recherche, et en faire une infinité de comparaisons
inutiles ; comparaisons dont la multiplicité peut
rebuter. On doit consommer infiniment plus de temps
pour découvrir une vérité que pour en suivre la
démonstration : mais la découverte de cette vérité
n' exige en aucun instant plus d' effort d' attention
que n' en suppose la suite d' une démonstration.
Si, pour s' en assurer, l' on observe l' étudiant en
géométrie, on verra qu' il doit porter d' autant plus
d' attention à considérer les figuresométriques
que le maître met sous ses yeux, que ces objets lui
étant moins familiers que ceux
p283
que lui présenteroit sa moire, son esprit est à la
fois occupé du double soin, et de considérer ces
figures, et de découvrir les rapports qu' elles ont
entr' elles : d' où il suit que l' attention nécessaire
pour suivre lamonstration d' une proposition de
géométrie, suffit pour découvrir une vérité. Il est
vrai que, dans ce dernier cas, l' attention doit être
plus continue : mais cette continuité d' attention
n' est proprement que la répétition des mêmes actes
d' attention. D' ailleurs, si tous les hommes, comme
je l' ai dit plus haut, sont capables d' apprendre à
lire, et d' apprendre leur langue, ils sont tous
capables non seulement de l' attention vive, mais
encore de l' attention continue qu' exige la
découverte d' une vérité.
Quelle continuité d' attention ne faut-il pas, ou
pour connoître ses lettres, les assembler, en former
des syllabes, en composer des mots ; ou pour unir
dans sa moire des objets d' une nature différente,
et qui n' ont entr' eux que des rapports arbitraires,
comme les mots chêne, grandeur, amour , qui n' ont
aucun rapport réel avec l' idée, l' image ou le
sentiment qu' ils expriment ? Il est donc certain que,
si, par la continuité d' attention, c' est-à-dire,
par la rétition fquente des mes actes d' attention,
tous les hommes parviennent à graver successivement
dans leur moire tous les mots d' une langue, ils sont
tous doués de la force et de la continuité d' attention
nécessaire pour s' élever à ces grandes idées dont la
découverte les place au rang des hommes illustres.
Mais, dira-t-on, si tous les hommes sont doués de
l' attention cessaire pour exceller dans un genre,
lorsque l' inhabitude ne les en a point rendu
incapables, il est encore certain que cette attention
coûte plus aux uns qu' aux autres : or, à quelle
autre cause, si ce n' est à la perfection plus ou
moins
p284
grande de l' organisation, attribuer cette attention
plus ou moins facile ?
Avant depondre directement à cette objection,
j' observerai que l' attention n' est pas étrangere
à la nature de l' homme ; qu' en général, lorsque
nous croyons l' attention difficile à supporter,
c' est que nous prenons la fatigue de l' ennui et de
l' impatience pour la fatigue de l' application. En
effet, s' il n' est point d' homme sans desirs, il n' est
point d' homme sans attention. Lorsque l' habitude en
est prise, l' attention devient même un besoin. Ce
qui rend l' attention fatigante, c' est le motif qui
nous y détermine. Est-ce le besoin, l' indigence ou
la crainte ? L' attention est alors une peine. Est-ce
l' espoir du plaisir ? L' attention devient alors
elle-même un plaisir. Qu' on présente aume homme
deux écrits difficiles à déchiffrer ; l' un est un
procès verbal, l' autre est la lettre d' une mtresse :
qui doute que l' attention ne soit aussinible dans
le premier cas, qu' agréable dans le second ?
Conséquemment à cette observation, on peut facilement
expliquer pourquoi l' attention coûte plus aux uns
qu' aux autres. Il n' est pas nécessaire, pour cet
effet, de supposer en eux aucune différence
d' organisation : il suffit de remarquer qu' en ce
genre, la peine de l' attention est toujours plus
ou moins grande proportionnément au degré plus ou
moins grand de plaisir que chacun regarde comme la
compense de cette peine. Or, si les mêmes objets
n' ont jamais le même prix à des yeux différents, il
est évident qu' en proposant à divers hommes le même
objet de récompense, on ne leur propose pas
réellement la même récompense ; et que, s' ils sont
forcés de faire les mêmes efforts d' attention, ces
efforts doivent être, en conséquence, plusnibles
aux uns qu' aux autres. L' on peut donc résoudre le
probme
p285
d' une attention plus ou moins facile, sans avoir
recours au mystere d' une inégale perfection dans les
organes qui la produisent. Mais, en admettant même,
à cet égard, une certaine différence dans
l' organisation des hommes, je dis qu' en supposant
en eux un desir vif de s' instruire, desir dont tous
les hommes sont susceptibles, il n' en est aucun
qui ne se trouve alors doué de la capacité d' attention
nécessaire pour se distinguer dans un art. En effet,
si le desir du bonheur est commun à tous les hommes,
s' il est en eux le sentiment le plus vif, il est
évident que, pour obtenir ce bonheur, chacun fera
toujours tout ce qu' il est en sa puissance de faire :
or, tout homme, comme je viens de le prouver, est
capable du dégré d' attention suffisant pour s' élever
aux plus hautes idées. Il fera donc usage de cette
capacité d' attention, lorsque, par la législation
de son pays, son goût particulier ou son éducation,
le bonheur deviendra le prix de cette attention. Il
sera, je crois, difficile de résister à cette
conclusion, sur-tout si, comme je puis le prouver,
il n' est pas même nécessaire, pour se rendre
supérieur en un genre, d' y donner toute l' attention
dont on est capable.
Pour ne laisser aucun doute sur cette vérité,
consultons l' expérience, interrogeons les gens de
lettres : ils ont tous éprouvé que ce n' est pas aux
plusnibles efforts d' attention qu' ils doivent les
plus beaux vers de leurs poëmes, les plus singulieres
situations de leurs romans, et les principes les
plus lumineux de leurs ouvrages philosophiques. Ils
avoueront qu' ils les doivent à la rencontre heureuse
de certains objets que le hazard ou met sous leurs
yeux ou présente à leur mémoire, et de la comparaison
desquels ontsulté ces beaux vers, ces situations
frappantes et ces grandes idées philosophiques :
idées que l' esprit conçoit toujours avec
p286
plus de promptitude et de facilité qu' elles sont plus
vraies et plus générales. Or, dans tout ouvrage, si
ces belles idées, de quelque genre qu' elles soient,
sont, pour ainsi dire, le trait du génie ; si l' art
de les employer n' est que l' oeuvre du temps et de la
patience, et ce qu' on appelle le travail du
manoeuvre ; il est donc certain que le génie est
moins le prix de l' attention qu' un don du hazard,
qui présente à tous les hommes de ces idées heureuses
dont celui-là seul profite qui, sensible à la gloire,
est attentif à les saisir. Si le hazard est, dans
presque tous les arts, généralement reconnu pour
l' auteur de la plupart descouvertes ; et si,
dans les sciences spéculatives, sa puissance est
moins sensiblement appeue, elle n' en est
peut-être pas moins réelle ; il n' en préside pas
moins à la découverte des plus belles idées. Aussi
ne sont-elles pas, comme je viens de le dire, le prix
des plus nibles efforts d' attention ; et peut-on
assurer que l' attention qu' exige l' ordre des idées,
la maniere de les exprimer, et l' art de passer d' un
sujet à l' autre est, sans contredit, beaucoup plus
fatigante ; et qu' enfin la plus pénible de toutes
est celle que suppose la comparaison des objets qui
ne nous sont point familiers. C' est pourquoi le
philosophe, capable de six ou sept heures des plus
hautes méditations, ne pourra, sans une fatigue
extrême d' attention, passer ces six à sept heures,
soit à l' examen d' une produre, soit à copier
fidélement et correctement un manuscrit ; et c' est
pourquoi les commencements de chaque science sont
toujours épineux. Aussi n' est-ce qu' à l' habitude
que nous avons de considérer certains objets que
nous devons non seulement la facilité avec laquelle
nous les comparons, mais encore la comparaison juste
et rapide
p287
que nous faisons de ces objets entr' eux. Voilà
pourquoi, du premier coup-d' oeil, le peintre
apperçoit dans un tableau des défauts de dessein
ou de coloris, invisibles aux yeux ordinaires ;
pourquoi le berger, accoutuà considérer ses
moutons,couvre entr' eux des ressemblances et
des différences qui les lui font distinguer ; et
pourquoi l' on n' est proprement le maître que des
matieres que l' on a long-temps méditées. C' est à
l' application, plus ou moins constante, avec laquelle
nous examinons un sujet, que nous devons les idées
superficielles ou profondes que nous avons sur ce
me sujet. Il semble que les ouvrages long-temps
dités et longs à composer, en soient plus forts
de choses ; et que, dans les ouvrages d' esprit,
comme dans la mécanique, on gagne en force ce que
l' on perd en temps.
Mais, pour ne pas m' écarter de mon sujet, je
péterai donc que, si l' attention la plus pénible
est celle que suppose la comparaison des objets qui
nous sont peu familiers, et si cette attention est
précisément de l' espece de celle qu' exige l' étude
des langues, tous les hommes étant capables
d' apprendre leur langue, tous, par conséquent, sont
dos d' une force et d' une continuité d' attention
suffisante pour s' élever au rang des hommes illustres.
Il ne me reste, pour derniere preuve de cette vérité,
qu' à rappeller ici que l' erreur, comme je l' ai dit
dans mon premier discours, toujours accidentelle,
n' est point inrente à la nature particuliere de
certains esprits ; que tous nos faux jugements sont
l' effet, ou de nos passions, ou de notre ignorance :
d' où il suit que tous les hommes sont, par la nature,
dos d' un esprit également juste ; et qu' en leur
présentant les mes objets, ils en porteroient tous
les mes jugements. Or, comme ce mot d' esprit
juste , pris
p288
dans sa signification étendue, renferme toutes sortes
d' esprits, le résultat de ce que j' ai dit ci-dessus,
c' est que tous les hommes que j' appelle bien organisés
étant nés avec l' esprit juste, ils ont tous en eux
la puissance physique de s' élever aux plus hautes
idées.
Mais, repliquera-t-on, pourquoi donc voit-on si peu
d' hommes illustres ? C' est que l' étude est une petite
peine ; c' est que, pour vaincre legoût de l' étude,
il faut, comme je l' ai déinsinué, être animé
d' une passion.
Dans la premiere jeunesse, la crainte des châtiments
suffit pour forcer les jeunes gens à l' étude : mais,
dans un âge plus avancé où l' on n' éprouve pas les
mes traitements, il faut alors, pour s' exposer à
la fatigue de l' application, être échauffé d' une
passion telle, par exemple, que l' amour de la gloire.
La force de notre attention est alors proportionnée
à la force de notre passion. Considérons les
enfants : s' ils font dans leur langue naturelle des
progs moins igaux que dans une langue étrangere,
c' est qu' ils y sont excités par des besoins à peu
près pareils ; c' est-à-dire, et par la gourmandise,
et par l' amour du jeu, et par le desir de faire
connoître les objets de leur amour et de leur
aversion : or, des besoins à peu près pareils
doivent produire des effets à peu près égaux. Au
contraire, comme les
p289
progs dans une langue étrangerependent et de la
thode dont se servent les maîtres, et de la crainte
qu' ils inspirent à leurs écoliers, et de l' intérêt
que les parents prennent aux études de leurs enfants ;
on sent que des progrèspendant de causes si
variées qui agissent et se combinent si diversement
doivent, par cette raison, être extrêmement inégaux.
D' où je conclus que la grande inégalité d' esprit
qu' on remarque entre les hommes dépend, peut-être,
du desir inégal qu' ils ont de s' instruire. Mais,
dira-t-on, ce desir est l' effet d' une passion : or,
si nous ne devons qu' à la nature la force plus ou
moins grande de nos passions, il s' ensuit que
l' esprit doit, en conséquence, être considéré comme
un don de la nature.
C' est à ce point, véritablement délicat et décisif,
que se réduit toute cette question. Pour lasoudre,
il faut connoître et les passions et leurs effets,
et entrer, à ce sujet, dans un examen profond et
détaillé.
p290
DISCOURS 3 CHAPITRE 5
des forces qui agissent sur notre ame.
l' expérience seule peut nouscouvrir quelles sont
ces forces. Elle nous apprend que la paresse est
naturelle à l' homme ; que l' attention le fatigue
et le peine ; qu' il gravite sans cesse vers le repos,
comme le corps vers un centre ; qu' attiré sans cesse
vers le centre, il s' y tiendroit fixement attac,
s' il n' en étoit à chaque instant repoussé par deux
sortes de forces qui contrebranlent en lui celles
de la paresse et de l' inertie, et qui lui sont
communiqes l' une par les passions fortes, et
l' autre par la haine de l' ennui.
L' ennui est, dans l' univers, un ressort plus général
et plus puissant qu' on ne l' imagine. De toutes les
douleurs, c' est sans contredit la moindre ; mais
enfin, c' en est une. Le desir du bonheur nous fera
toujours regarder l' absence du plaisir comme un mal.
Nous voudrions que l' intervalle nécessaire
p291
qui sépare les plaisirs vifs, toujours attachés à la
satisfaction des besoins physiques, fût rempli par
quelques-unes de ces sensations qui sont toujours
agréables lorsqu' elles ne sont pas douloureuses.
Nous souhaiterions donc, par des impressions
toujours nouvelles, être à chaque instant avertis
de notre existence ; parce que chacun de ces
avertissements est pour nous un plaisir. Voilà
pourquoi le sauvage, dès qu' il a satisfait ses
besoins, court au bord d' un ruisseau, où la
succession rapide des flots, qui se poussent l' un
l' autre, font à chaque instant sur lui des
impressions nouvelles : voilà pourquoi nous
préférons la vue des objets en mouvement à celle
des objets en repos ; voilà pourquoi l' on dit
proverbialement, le feu fait compagnie,
c' est-à-dire, qu' il nous arrache à l' ennui.
C' est ce besoin d' être remué, et l' espece
d' inquiétude que produit dans l' ame l' absence
d' impression, qui contient, en partie, le principe
de l' inconstance et de la perfectibilité de l' esprit
humain ; et qui, le forçant à s' agiter en tout sens,
doit, après la révolution d' une infinité de siecles,
inventer, perfectionner les arts et les sciences, et
enfin amener lacadence du goût.
En effet, si les impressions nous sont d' autant plus
agréables qu' elles sont plus vives, et si la durée
d' une même impression en émousse la vivacité ; nous
devons donc être avides de ces impressions neuves,
qui produisent dans notre
p292
ame le plaisir de la surprise : les artistes, jaloux
de nous plaire et d' exciter en nous ces sortes
d' impressions, doivent donc, après avoir en partie
épuisé les combinaisons du beau, y substituer le
singulier, que nous préférons au beau, parce qu' il
fait sur nous une impression plus neuve, et par
conséquent plus vive. Voilà, dans les nations
policées, la cause de la décadence du gt.
Pour connoître encore mieux tout ce que peut sur
nous la haine de l' ennui, et quelle est quelquefois
l' activité de ce principe, qu' on jette sur les
hommes un oeil observateur ; et l' on sentira que
c' est la crainte de l' ennui qui fait agir et penser
la plupart d' entr' eux ; que c' est pour s' arracher
à l' ennui qu' au risque de recevoir des impressions
trop fortes et par conséquent désagréables, les
hommes recherchent avec le plus grand empressement
tout ce qui peut les remuer fortement ; que c' est
ce desir qui fait courir le peuple à la grève et
les gens du monde au théâtre ; que c' est ce même
motif qui, dans une dévotion triste et jusques dans
p293
les exercices austeres de la pénitence, fait souvent
chercher aux vieilles femmes un remede à l' ennui :
car Dieu, qui, par toutes sortes de moyens, cherche
à ramener lecheur à lui, se sert ordinairement,
avec elles, de celui de l' ennui.
Mais c' est surtout dans les siecles où les grandes
passions sont mises à la chaîne, soit par les moeurs,
soit par la forme du gouvernement, que l' ennui joue
le plus grand rôle : il devient alors le mobile
universel.
Dans les cours, autour du trône, c' est la crainte de
l' ennui jointe au plus foible degré d' ambition qui
fait, des courtisans oisifs, de petits ambitieux,
qui leur fait concevoir de petits desirs, leur fait
faire de petites intrigues, de petites cabales, de
petits crimes, pour obtenir de petites places
proportionnées à la petitesse de leurs passions ;
qui fait desjan, et jamais des Octave ; mais
qui, d' ailleurs, suffit pour s' élever jusqu' à ces
postes où l' on jouit, à la vérité, du privilege
d' être insolent, mais où l' on cherche en vain un
abri contre l' ennui.
Telles sont, si je l' ose dire, et les forces actives
et les forces d' inertie qui agissent sur notre ame.
C' est pour obéir à ces deux forces contraires, qu' en
général nous souhaitons d' être remués, sans nous
donner la peine de nous remuer : c' est par cette
raison que nous voudrions tout savoir sans nous
donner la peine d' apprendre : c' est pourquoi, plus
dociles à l' opinion qu' à la raison, qui, dans tous
les cas, nous imposeroit la fatigue de l' examen, les
hommes acceptent indifféremment, en entrant dans le
monde, toutes les idées vraies ou fausses qu' on leur
présente ; et pourquoi enfin
p294
porté, par le flux et reflux des pjus, tantôt
vers la sagesse et tantôt vers la folie, raisonnable
ou fou par hazard,
p295
l' esclave de l' opinion est également insensé aux
yeux du sage, soit qu' il soutienne une vérité, soit
qu' il avance une erreur. C' est un aveugle qui nomme
par hazard la couleur qu' on lui présente.
On voit donc que ce sont les passions et la haine
de l' ennui qui communiquent à l' ame son mouvement,
qui l' arrachent à la tendance qu' elle a naturellement
vers le repos,
p296
et qui lui font surmonter cette force d' inertie à
laquelle elle est toujours prête à céder.
Quelque certaine que paroisse cette proposition,
comme en morale, ainsi qu' en physique, c' est
toujours sur des faits qu' il faut établir ses
opinions, je vais, dans les chapitres suivants,
prouver, par des exemples, que ce sont uniquement
les passions fortes qui font ecuter ces actions
courageuses et concevoir ces idées grandes qui sont
l' étonnement et l' admiration de tous les siecles.
p297
DISCOURS 3 CHAPITRE 6
de la puissance des passions.
les passions sont, dans le moral, ce que, dans le
physique, est le mouvement ; il crée, anéantit,
conserve, anime tout, et sans lui tout est mort :
ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral.
C' est l' avarice qui guide les vaisseaux à travers
les deserts de l' océan ; l' orgueil, qui comble les
vallons, applanit les montagnes, s' ouvre des routes
à travers les rochers, éleve les pyramides de
Memphis, creuse le lac Moeris et fond le colosse
de Rhodes. L' amour tailla, dit-on, le crayon du
premier dessinateur. Dans un pays où la révélation
n' avoit point pénétré, ce fut encore l' amour, qui,
pour flatter la douleur d' une veuve éplorée par la
mort de son jeune époux, lui découvrit le systême
de l' immortalité de l' ame. C' est l' enthousiasme de
la reconnoissance qui mit au rang des dieux les
bienfaiteurs de l' humanité, qui inventa les fausses
religions, et les superstitions, qui toutes n' ont
pas pris leur source dans des passions aussi nobles
que l' amour et la reconnoissance.
C' est donc aux passions fortes qu' on doit l' invention
et les merveilles des arts : elles doivent donc être
regardées comme le germe productif de l' esprit, et le
ressort puissant qui porte les hommes aux grandes
actions. Mais, avant que de passer outre, je dois
fixer l' idée que j' attache à ce mot de passion
forte . Si la plupart des hommes parlent sans
s' entendre, c' est à l' obscurité des mots qu' il faut
s' en
p298
prendre ; c' est à cette cause qu' on peut attribuer
la prolongation du miracle opéà la tour de babel.
J' entends, par ce mot de passion forte , une
passion dont l' objet soit si nécessaire à notre
bonheur, que la vie nous soit insupportable sans
la possession de cet objet. Telle est l' idée
qu' Omar se formoit des passions, lorsqu' il dit :
qui que tu sois, qui, amoureux de la liberté, veux
être riche sans bien, puissant sans sujets, sujet
sans maître ; ose mépriser la mort : les rois
trembleront devant toi, toi seul ne craindras
personne .
Ce sont, en effet, les passions seules qui, portées
à ce degde force, peuvent exécuter les plus
grandes actions, et braver les dangers, la douleur,
la mort et le ciel même.
Dicéarque, général De Philippe, éleve, en psence
de son armée, deux autels, l' un à l' impiété, l' autre
à l' injustice, y sacrifie et marche contre les
cyclades.
Quelques jours avant l' assassinat de César, l' amour
conjugal, uni à la passion d' un noble orgueil,
engage
p299
Porcie à s' ouvrir la cuisse, à montrer sa blessure
à son mari, lui disant : Brutus, tu médites et
tu me caches un grand dessein. Je ne t' ai jusqu' à
présent fait aucune question indiscrete ; je savois
cependant que notre sexe, foible par lui-même, se
fortifioit par le commerce des hommes sages et
vertueux, que j' étois fille de Caton et femme de
Brutus : mais mon amour timide m' a fait défier
de ma foiblesse. Tu vois l' essai de mon courage :
juge si je suis digne de ton secret, maintenant
que j' ai fait l' épreuve de la douleur .
C' est la passion de l' honneur et le fanatisme
philosophique qui pouvoient seuls, au milieu des
supplices, engager la pythagoricienne Timicha à
se couper la langue avec les dents, pour ne point
s' exposer à révéler les secrets de sa secte.
Lorsqu' accompagné de son gouverneur, Caton, jeune
encore, monte au palais de Sylla, et qu' à l' aspect
destes sanglantes des proscrits, il demande le
nom du monstre qui avoit assassiné tant de romains :
c' est Sylla, lui dit-on. quoi ! Sylla les
égorge, et Sylla vit encore ? le seul nom de
Sylla, lui replique-t-on, désarme le bras de nos
citoyens. ô Rome ! s' écrie alors Caton,
que ton destin est déplorable, si, dans la vaste
enceinte de tes murs, tu ne renfermes pas un
homme vertueux, et si tu ne peux armer contre la
tyrannie que le bras d' un foible enfant ! à ces
mots, se tournant vers son gouverneur, donne-moi,
lui dit-il, ton épée ; je la cacherai sous ma
robe, j' approcherai de Sylla, je l' égorgerai.
Caton vit. Rome est libre encore .
p300
En quels climats cet amour vertueux de la patrie
n' a-t-il point exécuté d' actions héroïques ? à la
Chine, un empereur, poursuivi par les armes
victorieuses d' un citoyen, veut se servir du respect
superstitieux qu' en ce pays un fils a pour les
ordres de sa mere, pour contraindre ce citoyen à
désarmer. Député vers cette mere, un officier de
l' empereur vient, le poignard à la main, lui dire
qu' elle n' a que le choix de mourir ou d' obéir.
ton maître, lui répondit-elle avec un souris
amer, se seroit-il flatté que j' ignore les
conventions tacites, mais sacrées, qui unissent
les peuples aux souverains, par lesquelles les
peuples s' engagent à obéir et les rois à les
rendre heureux ? Il a le premier vioces
conventions. Lâche ecuteur des ordres d' un
tyran, apprends à une femme ce qu' en pareil cas
on doit à sa patrie . à ces mots, arrachant le
poignard des mains de l' officier, elle se frappe,
et lui dit : esclave, s' il te reste encore quelque
vertu, porte à mon fils ce poignard sanglant ;
dis-lui qu' il venge sa nation, qu' il punisse le
tyran. Il n' a plus rien à craindre pour moi, plus
rien à ménager : il est maintenant libre d' être
vertueux .
p301
Si le noble orgueil, la passion du patriotisme et
de la gloire, déterminent les citoyens à des actions
si courageuses, quelle constance et quelle force les
passions n' inspirent-elles point à ceux qui veulent
s' illustrer dans les sciences et les arts, et que
Cicéron nomme des ros paisibles ? C' est le
desir de la gloire, qui, sur la cîme glacée des
Cordelieres, au milieu des neiges, des frimats,
incline les lunettes de l' astronome ; qui, pour
cueillir des plantes, conduit le botaniste sur le
bord des précipices ; qui jadis guidoit les jeunes
amateurs des sciences dans l' égypte, l' éthiophie
et jusques dans les Indes, pour y voir les
philosophes les plus célebres, et puiser dans leur
conversation les principes de leur doctrine.
Quel empire cette même passion n' avoit-elle pas sur
Démosthène qui, pour perfectionner sa prononciation,
s' arrêtoit sur le rivage de la mer, où, la bouche
remplie de cailloux, il haranguoit tous les jours
les flots mutinés ! C' est ceme desir de la gloire,
qui, pour faire contracter aux jeunes pythagoriciens
l' habitude du recueillement et de la méditation,
leur imposoit un silence de trois ans ; qui, pour
soustraire Démocrite aux distractions du monde, le
renfermoit dans des tombeaux pour y chercher de ces
rités précises dont
p302
la découverte, toujours si difficile, est toujours
si peu estimée des hommes : c' est par elle enfin que,
pour se donner tout entier à la philosophie,
Héraclite se détermine àder à son frere cadet
le trône d' éphèse, où l' appelloit le droit
d'nesse ; que, pour conserver toutes ses forces,
l' athlete se prive des plaisirs de l' amour : c' est
elle encore qui forçoit certains prêtres des anciens,
dans l' espoir de se rendre plus recommandables, à
renoncer à ces mêmes plaisirs, sans avoir souvent,
comme disoit plaisamment Boindin, d' autre
compense de leur continence que la tentation
perpétuelle qu' elle procure.
J' ai fait voir que c' est aux passions que nous devons
sur la terre presque tous les objets de notre
admiration ; qu' elles nous font braver les dangers,
la douleur, la mort, et nous portent aux résolutions
les plus hardies.
Je vais prouver maintenant que, dans les occasions
délicates, ce sont elles seules qui, volant au
secours des grands hommes, peuvent leur inspirer
ce qu' il y a de mieux à dire et à faire.
Qu' on se rappelle à ce sujet la célebre et courte
harangue d' Annibal à ses soldats le jour de la
bataille du Tesin ; et l' on sentira que sa haine
pour les romains et sa passion pour la gloire
pouvoient seules la lui inspirer : compagnons,
leur dit-il, le ciel m' annonce la victoire. C' est
aux romains, non à vous, de trembler. Jetez les
yeux sur ce champ de bataille : nulle retraite ici
pour les lâches : nous périssons tous, si nous
p303
sommes vaincus. Quel gage plus certain du triomphe ?
quel signe plus sensible de la protection des
dieux ? Ils nous ont placés entre la victoire et
la mort .
Qui peut douter que ces mes passions n' animassent
Sylla, lorsque, Crassus lui ayant deman une
escorte pour aller faire de nouvelles levées dans
le pays des marses, Sylla lui répond : si tu crains
tes ennemis, rois de moi pour escorte ton pere,
tes freres, tes parents, tes amis, qui, massacrés
par les tyrans, crient vengeance et l' attendent
de toi .
Lorsque les macédoniens, las des fatigues de la
guerre, prient Alexandre de les licentier, c' est
l' orgueil et l' amour de la gloire qui dictent à ce
héros cette fiere réponse : allez, ingrats ;
fuyez, lâches ; je dompterai l' univers sans vous :
Alexandre trouvera des sujets et des soldats
par-tout il y aura des hommes .
De semblables discours sont toujours prononcés par
des gens passions. L' esprit même, en pareil cas,
ne peut jamais suppléer au sentiment. On ignore
toujours la langue des passions qu' on n' éprouve
pas.
Au reste, ce n' est pas dans un art tel que
l' éloquence, c' est en tout genre que les passions
doivent être regardées comme le germe productif de
l' esprit : ce sont elles qui, entretenant une
perpétuelle fermentation dans nos idées, fécondent
en nous ces mêmes idées, qui, stériles dans des
ames froides, seroient semblables à la semence
jetée sur la pierre.
Ce sont les passions qui, fixant fortement notre
attention sur l' objet de nos desirs, nous le fait
considérer sous des aspects inconnus aux autres
hommes ; et qui font, en conséquence, concevoir et
exécuter aux héros ces entreprises hardies, qui,
jusqu' à ce que la réussite en ait prouvé la sagesse,
p304
paroissent folles et doivent réellement partre
telles à la multitude.
Voilà pourquoi, dit le cardinal De Richelieu, l' ame
foible trouve de l' impossibilité dans le projet le
plus simple, lorsque le plus grand paroît facile
à l' ame forte ; devant celle-ci les montagnes
s' abaissent, lorsqu' aux yeux de celle-là les buttes
se tamorphosent en montagnes.
Ce sont, en effet, les fortes passions, qui, plus
éclairées que le bon sens, peuvent seules nous
apprendre à distinguer l' extraordinaire de
l' impossible que les gens sensés confondent presque
toujours ensemble ; parce que, n' étant point animés
de passions fortes, ces gens sens ne sont jamais
que des hommes médiocres : proposition que je vais
prouver, pour faire sentir toute la supériorité
de l' homme passionné sur les autres hommes, et
montrer qu' il n' y a réellement que les grandes
passions qui puissent enfanter les grands hommes.
DISCOURS 3 CHAPITRE 7
p305
de la supériorité d' esprit des gens passionnés
sur les gens sensés.
avant le succès, si les grands génies en tout genre
sont presque toujours traités de fous par les gens
sensés, c' est que ces derniers, incapables de rien
de grand, ne peuvent pas même soupçonner l' existence
des moyens dont se servent les grands hommes pour
opérer les grandes choses.
Voilà pourquoi ces grands hommes doivent toujours
exciter le rire, jusqu' à ce qu' ils excitent
l' admiration. Lorsque Parménion, prespar
Alexandre d' ouvrir un avis sur les propositions de
paix que faisoit Darius, lui dit, je les
accepterois, si j' étois Alexandre ; qui doute,
avant que la victoire t justifié la térité
apparente du prince, que l' avis de Parménion ne
parût plus sage aux macédoniens que la ponse
d' Alexandre, et moi aussi, si j' étois Parménion ?
L' un est d' un homme commun et sensé, et l' autre d' un
homme extraordinaire. Or, il est plus d' hommes de la
premiere que de la seconde classe. Il est donc
évident que, si, par de grandes actions, le fils
de Philippe ne se fût pas déjà attiré le respect
des macédoniens, et ne les t pas accoutumés aux
entreprises extraordinaires, saponse leur t
absolument paru ridicule. Aucun d' eux n' en eût
recherché le motif et dans le sentiment intérieur
que ce héros devoit avoir de la supériorité de son
courage et de ses lumieres, de l' avantage que l' une
et l' autre de ces qualités lui donnoient sur des
p306
peuples efféminés et mous, tels que les perses, et
dans la connoissance enfin qu' il avoit et du
caractere des macédoniens et de son empire sur leurs
esprits, et par conséquent de la facilité avec
laquelle il pouvoit, par ses gestes, ses discours
et ses regards, leur communiquer l' audace qui
l' animoit lui-même. C' étoient cependant ces divers
motifs, joints à la soif ardente de la gloire, qui,
lui faisant, avec raison, considérer la victoire
comme beaucoup plus assurée qu' elle ne le paroissoit
à Parnion, devoit en conséquence lui inspirer
aussi une ponse plus haute.
Lorsque Tamerlan planta ses drapeaux au pied des
remparts de Smyrne, contre lesquels venoient de se
briser les forces de l' empire Ottoman, il sentoit
la difficulté de son entreprise ; il savoit bien
qu' il attaquoit une place que l' Europe chrétienne
pouvoit continuellement ravitailler : mais, en
l' excitant à cette entreprise, la passion de la
gloire lui fournit les moyens de l' exécuter. Il
comble l' abyme des eaux, oppose une digue à la mer
et aux flottes euroanes, arbore ses étendards
victorieux sur les brêches de Smyrne, et montre
à l' univers étonné que rien n' est impossible aux
grands hommes.
Lorsque Lycurgue voulut faire de Lacédémone une
publique de ros, on ne le vit point, selon la
marche lente, et dès-lors incertaine, de ce qu' on
appelle la sagesse, y
p307
procéder par des changements insensibles. Ce grand
homme, échauffé de la passion de la vertu, sentoit
que, par des harangues ou des oracles suppos, il
pouvoit inspirer à ses concitoyens les sentiments
dont lui-même étoit enflammé ; que, profitant du
premier instant de ferveur, il pourroit changer la
constitution du gouvernement et faire dans les moeurs
de ce peuple une révolution subite, que, par les
voies ordinaires de la prudence, il ne pourroit
exécuter que dans une longue suite d' anes. Il
sentoit que les passions sont semblables aux volcans
dont l' éruption soudaine change tout-à-coup le lit
d' un fleuve, que l' art ne pourroit détourner qu' en
lui creusant un nouveau lit, et par conséquent après
des temps et des travaux immenses. C' est ainsi qu' il
ussit dans un projet peut-être le plus hardi qui
jamais ait été conçu, et dans l' exécution duquel
échoueroit tout homme sensé, qui, ne devant ce titre
de sensé qu' à l' incapacité où il est d' être mu par
des passions fortes, ignore toujours l' art de les
inspirer.
Ce sont ces passions qui, justes appréciatrices des
moyens d' allumer le feu de l' enthousiasme, en ont
souvent employé que les gens sensés, faute de
connoître à cet égard le coeur humain, ont, avant le
succès, toujours regardés comme puériles et ridicules.
Tel est celui dont se servit Périclès, lorsque,
marchant à l' ennemi, et voulant transformer ses
soldats en autant deros, il fait cacher dans un
bois sombre, et monter sur un char attelé de quatre
chevaux blancs, un homme d' une taille extraordinaire,
qui, le corps couvert d' un riche manteau, les pieds
parés de brodequins brillants, la tête ornée d' une
chevelure éclatante, apparoît tout-à-coup à l' armée
et passe rapidement devant elle en criant au
général : riclès, je te promets la victoire .
p308
Tel est le moyen dont se servit épaminondas pour
exciter le courage des thébains, lorsqu' il fit
enlever de nuit les armes suspendues dans un temple,
et persuada à ses soldats que les dieux protecteurs
de Thebes s' y étoient ars pour venir le
lendemain combattre contre leurs ennemis.
Tel est enfin l' ordre que Ziska donne au lit de la
mort, lorsqu' encore animé de la haine la plus
violente contre les catholiques qui l' avoient
persécuté, il commande à ceux de son parti de
l' écorcher immédiatement après sa mort, et de faire
un tambour de sa peau, leur promettant la victoire
toutes les fois qu' au son de ce tambour ils
marcheroient contre les catholiques : promesse que
le sucs justifia toujours.
On voit donc que les moyens les pluscisifs, les
plus propres à produire de grands effets, toujours
inconnus à ceux qu' on appelle les gens sensés, ne
peuvent être apperçus que par des hommes passionnés,
qui, placés dans les mêmes circonstances que ce
héros, eussent été affectés desmes sentiments.
Sans le respect dû à la réputation du grand Condé,
regarderoit-on comme un germe d' émulation pour les
soldats le projet qu' avoit force prince de faire
enregistrer dans chaque régiment le nom des soldats
qui se seroient distingués par quelques faits ou
quelques dits mémorables ? L' inexécution de ce
projet ne prouve-t-elle point qu' on en a peu connu
l' utilité ? Sent-on, comme l' illustre chevalier
Folard, le pouvoir des harangues sur les soldats ?
Tout le monde apperçoit-il également toute la
beauté de ce mot de M Vendôme, lorsque, témoin
de la fuite de quelques troupes que leurs officiers
tâchoient en vain de r' allier, ce général se jette
au milieu des fuyards, en criant
p309
aux officiers : laissez faire les soldats ; ce
n' est point ici, c' est (montrant un arbre
éloigné de cent pas) que ces troupes vont et
doivent se reformer . Il ne laissoit, dans ce
discours, entrevoir aux soldats aucun doute de leur
courage ; il réveilloit par ce moyen en eux les
passions de la honte et de l' honneur qu' ils se
flattoient encore de conserver à ses yeux. C' étoit
l' unique moyen d' arrêter ces fuyards et de les
ramener au combat et à la victoire.
Or, qui doute qu' un pareil discours ne soit un trait
de caractere ? Et qu' en néral tous les moyens dont
se sont servis les grands hommes, pour échauffer
les ames du feu de l' enthousiasme, ne leur aient
été inspirés par les passions ? Est-il un homme sen
qui, pour imprimer plus de confiance et plus de
respect aux madoniens, eût autorisé Alexandre à
se dire fils de Jupiter Hammon ? t conseillé
à Numa de feindre un commerce secret avec la
nymphe égérie ? à Zamolxis, à Zaleucus, à
Mnévès, de se dire inspiré par Vesta, Minerve ou
Mercure ? à Marius de traîner à sa suite une
diseuse de bonne aventure ? à Sertorius de
consulter sa biche ? Et enfin au comte De Dunois
d' armer une pucelle pour triompher des anglois ?
Peu de gens élevent leurs pensées au-delà des
pensées communes ; moins de gens encore osent
exécuter et dire
p310
ce qu' ils pensent. Si les hommes sens vouloient
faire usage de pareils moyens, faute d' un certain
tact et d' une certaine connoissance des passions,
ils n' en pourroient jamais faire d' heureuses
applications. Ils sont faits pour suivre les
chemins battus ; ils s' égarent, s' il les abandonnent.
L' homme de bon sens est un homme dans le caractere
duquel la paresse domine : il n' est point doué de
cette activité d' ame, qui, dans les premiers postes,
fait inventer aux grands hommes de nouveaux ressorts
pour mouvoir le monde, ou qui leur fait semer dans
le psent le germe des événements futurs. Aussi le
livre de l' avenir ne s' ouvre-t-il qu' à l' homme
passionné et avide de gloire.
à la journée de Marathon, Thémistocle fut le seul
des grecs qui prévît la bataille de Salamine, et
qui sût, en exerçant les athéniens à la navigation,
les préparer à la victoire.
Lorsque Caton le censeur, homme plus sensé
qu' éclairé, opinoit avec tout le sénat à la
destruction de Carthage, pourquoi Scipion
s' opposoit-il seul à la ruine de cette ville ? C' est
que lui seul regardoit Carthage et comme une rivale
digne de Rome, et comme une digue qu' on pouvoit
opposer au torrent des vices et de la corruption
prêt à se border dans l' Italie. Occupé de l' étude
politique de l' histoire, habitué à la méditation,
à cette fatigue d' attention dont la seule passion
de la gloire nous rend capables, il étoit, par ce
moyen, parvenu à une espece de divination. Aussi
présageoit-il tous les malheurs sous lesquels Rome
alloit succomber, dans le moment me que cette
maîtresse du monde élevoit son trône sur les débris
de toutes les monarchies de l' univers ; aussi
voyoit-il ntre de toutes parts des Marius et des
Sylla ; aussi entendroit-il déjà publier les
funestes tables de proscription,
p311
lorsque les romains n' appercevoient par-tout que des
palmes triomphales, et n' entendoient que les cris
de la victoire. Ce peuple étoit alors comparable
à ces matelots qui, voyant la mer calme, les zéphirs
enfler doucement les voiles et rider la surface des
eaux, se livrent à une joie indiscrete, tandis que
le pilote attentif voit s' élever, à l' extrémité de
l' horizon, le grain qui doit bientôt bouleverser les
mers.
Si le sénat romain n' eut point égard au conseil de
Scipion, c' est qu' il est peu de gens à qui la
connoissance du passé et du présent dévoile celle de
l' avenir ; c' est que, semblables au chêne, dont
l' accroissement ou le dépérissement est insensible
aux insectes éphémeres qui rampent sous son
ombrage, les empires paroissent dans une espece
d' état d' immobilité à la plupart des hommes, qui s' en
tiennent d' autant plus volontiers à cette apparence
d' immobilité qu' elle flatte davantage leur paresse,
qui se croit alors déchargée des soins de la
prévoyance.
Il en est du moral comme du physique. Lorsque les
peuples croient les mers constamment enchaînées dans
leur lit, le sage les voit successivement découvrir
et submerger de vastes contrées, et le vaisseau
sillonner les plaines que n' aguere sillonnoit la
charrue. Lorsque les peuples voient les montagnes
porter dans les nues une tête également élevée, le
sage voit leurs cimes orgueilleuses, perpétuellement
démolies par les siecles, s' ébouler dans les vallons
et les combler de leurs ruines. Mais ce ne sont
jamais que des hommes accoutumés
p312
à méditer, qui, voyant l' univers moral, ainsi que
l' univers physique, dans une destruction et une
production successive et perpétuelle, peuvent
appercevoir les causes éloignées du renversement
des états. C' est l' oeil d' aigle des passions qui
perce dans l' abyme nébreux de l' avenir :
l' indifférence est née aveugle et stupide. Quand le
ciel est serein et les airs épus, le citadin ne
prévoit point l' orage : c' est l' oeil intéressé du
laboureur attentif qui voit avec effroi des vapeurs
insensibles s' élever de la surface de la terre, se
condenser dans les cieux, et les couvrir de ces
nuages noirs dont les flancs entr' ouverts vomiront
bientôt les foudres et les grêles qui ravageront les
moissons.
Qu' on examine chaque passion en particulier : l' on
verra que toutes sont toujours très-éclairées sur
l' objet de leurs recherches ; qu' elles seules
peuvent quelquefois appercevoir la cause des effets
que l' ignorance attribue au hazard ; qu' elles
seules, par conséquent, peuvent rétrécir et
peut-être un jour détruire entiérement l' empire
de ce hazard, dont chaque couverte resserre
nécessairement les bornes.
Si les idées et les actions que font concevoir et
exécuter des passions telles que l' avarice ou l' amour
sont en général peu estimées, ce n' est pas que ces
idées et ces actions n' exigent souvent beaucoup
de combinaisons et d' esprit ; mais c' est que les
unes et les autres sont indifférentes ou même
nuisibles au public, qui n' accorde, comme je l' ai
prouvé dans le discours précédent, les titres de
vertueuses ou de spirituelles qu' aux actions et aux
idées qui lui sont utiles. Or, l' amour de la gloire
est, entre toutes les passions, la seule qui puisse
toujours inspirer des actions et des idées de cette
espece. Elle seule enflammoit un roi d' orient,
lorsqu' il s' écrioit : malheur aux souverains qui
commandent à des
p313
peuples esclaves. Hélas ! Les douceurs d' une juste
louange, dont les dieux et les héros sont si
avides, ne sont pas faites pour eux. ô peuples,
ajoutoit-il, assez vils pour avoir perdu le droit
de blâmer publiquement vos maîtres, vous avez
perdu le droit de les louer : l' éloge de l' esclave
est suspect ; l' infortu qui le régit ignore
toujours s' il est digne d' estime ou de mépris.
eh ! Quel tourment pour une ame noble, que de
vivre livrée au supplice de cette incertitude !
De pareils sentiments supposent toujours une passion
ardente pour la gloire. Cette passion est l' ame des
hommes de génie et de talent en tout genre ; c' est
à ce desir qu' ils doivent l' enthousiasme qu' ils ont
pour leur art, qu' ils regardent quelquefois comme
la seule occupation digne de l' esprit humain ;
opinion qui les fait traiter de fous par les gens
sensés, mais qui ne les fait jamais consirer
comme tels par l' homme éclairé, qui, dans la cause
de leur folie, apperçoit celle de leurs talents et
de leurs succès.
La conclusion de ce chapitre, c' est que ces gens
sensés, ces idoles des gens médiocres, sont toujours
fort inférieurs aux gens passionnés ; et que ce sont
les passions fortes qui, nous arrachant à la
paresse, peuvent seules nous douer de cette
continuité d' attention à laquelle est attachée la
supériorité d' esprit. Il ne me reste, pour confirmer
cette vérité, qu' à montrer dans le chapitre suivant
que ceux-là même qu' on place, avec raison, au rang
des hommes illustres, rentrent dans la classe des
hommes les plus médiocres, au moment même qu' ils
ne sont plus soutenus du feu des passions.
p314
DISCOURS 3 CHAPITRE 8
on devient stupide, s qu' on cesse d' être
passionné.
cette proposition est une conséquence nécessaire de
la pdente. En effet, si l' homme épris du desir
le plus vif de l' estime, et capable, en ce genre,
de la plus forte passion, n' est point à portée de
satisfaire ce desir, ce desir cessera bientôt de
l' animer ; parce qu' il est de la nature de tout
desir de s' éteindre, s' il n' est point nourri par
l' espérance. Or la même cause, qui éteindra en lui
la passion de l' estime, y doit nécessairement
étouffer le germe de l' esprit.
Qu' on nomme à la recette d' un péage, où à quelque
emploi pareil, des hommes aussi passions pour
l' estime publique que devoient l' être les Turenne,
les Con, les Descartes, les Corneille et les
Richelieu : privés, par leur position, de tout
espoir de gloire, ils seront à l' instant dépourvus
de l' esprit nécessaire pour remplir de pareils
emplois. Peu propres à l' étude des ordonnances ou
des tarifs, ils seront sans talents pour un emploi
qui peut les rendre odieux au public : ils n' auront
que dugoût pour une science dans laquelle l' homme
qui s' est le plus profondément instruit et qui s' est,
en conquence, couché très-savant et très-respectable
à ses propres yeux, peut se veiller très-ignorant
et très-inutile, si le magistrat a cru devoir
supprimer ou simplifier ces droits. Entiérement
livrés à la force d' inertie, de pareils hommes seront
bientôt incapables de toute espece d' application.
Voilà pourquoi, dans la gestion d' une place
subalterne,
p315
les hommess pour le grand sont souvent inférieurs
aux esprits les plus communs. Vespasien, qui sur le
trône fut l' admiration des romains, avoit été l' objet
de leur mépris dans la charge de prêteur. L' aigle,
qui perce les nues d' un vol audacieux, rase la terre
d' unele moins rapide que l' hirondelle. Détruisez
dans un homme la passion qui l' anime, vous le privez
au même instant de toutes ses lumieres ; il semble
que la chevelure de Samson soit, à cet égard,
l' emblême des passions : cette chevelure est-elle
coupée ? Samson n' est plus qu' un homme ordinaire.
Pour confirmer cette vérité par un second exemple,
qu' on jette les yeux sur ces usurpateurs d' orient,
qui à beaucoup d' audace et de prudence joignoient
nécessairement de grandes lumieres ; qu' on se
demande pourquoi la plupart d' entr' eux n' ont mont
que peu d' esprit sur le tne : pourquoi, fort
inférieurs en général aux usurpateurs d' occident,
il n' en est presqu' aucun, comme le prouve la forme
des gouvernements asiatiques, qu' on puisse mettre
au nombre desgislateurs. Ce n' est pas qu' ils
fussent toujours avides du malheur de leurs sujets :
mais c' est qu' en prennant la couronne, l' objet de
leur desir étoit rempli : c' est qu' assurés de sa
possession par la bassesse, la soumission et
l' obéissance d' un peuple esclave, la passion, qui les
avoit portés à l' empire, cessoit alors de les animer :
c' est que, n' ayant plus de motifs assez puissants
pour les déterminer à supporter la fatigue
d' attention que suppose la couverte et
l' établissement des bonnes loix, ils étoient, comme
je l' ai dit plus haut, dans le cas de ces hommes
sensés qui, n' étant animés d' aucun desir vif,
p316
n' ont jamais le courage de s' arracher aux lices
de la paresse.
Si dans l' occident, au contraire, plusieurs
usurpateurs ont sur le trône fait éclater de grands
talents, si les Auguste et les Cromwel peuvent
être mis au rang des législateurs, c' est qu' ayant
à faire à des peuples impatients du frein, et dont
l' ame étoit plus hardie et plus élevée, la crainte
de perdre l' objet de leurs desirs attisoit, si j' ose
le dire, toujours en eux la passion de l' ambition.
élevés sur des trônes sur lesquels ils ne pouvoient
impunément s' endormir, ils sentoient qu' il falloit
se rendre agréables à des peuples fiers, établir
des loix utiles pour le moment, tromper ces peuples,
et, du moins, leur en imposer par le fantôme d' un
bonheur passager, qui les dédommageât des malheurs
réels que l' usurpation entrne après elle.
C' est donc aux dangers, auxquels ces derniers ont
sans cesse été exposés sur le trône, qu' ils ont dû
cette suriorité de talents qui les place au-dessus
de la plupart des usurpateurs d' orient : ils étoient
dans le cas de l' homme de génie en d' autres genres,
qui, toujours en butte à la critique, et
perpétuellement inquiet dans la jouissance d' une
putation toujours prête à lui échaper, sent qu' il
n' est pas seul échauffé
p317
de la passion de la vanité ; et que, si la sienne
lui fait desirer l' estime d' autrui, celle d' autrui
doit constamment la lui refuser, si, par des ouvrages
utiles et agréables, et par de continuels efforts
d' esprit, il ne les console de la douleur de le
louer. C' est sur le trône, en tous les genres, que
cette crainte entretient l' esprit dans l' état de
fécondité : cette crainte est-elle aantie ? Le
ressort de l' esprit est détruit.
Qui doute qu' un physicien ne porte infiniment plus
d' attention à l' examen d' un fait de physique,
souvent peu important pour l' humanité, qu' un sultan
à l' examen d' une loi d' oùpend le bonheur ou le
malheur de plusieurs milliers d' hommes ? Si ce
dernier emploie moins de temps à méditer, à rédiger
ses ordonnances et ses édits, qu' un homme d' esprit
à composer un madrigal ou une épigramme, c' est que
la méditation, toujours fatigante, est, pour ainsi
dire, contraire à notre nature ; et qu' à l' abri,
sur le trône, et de la punition et des traits de la
satyre, un sultan n' a point de motif pour triompher
d' une paresse dont la jouissance est si agréable
à tous les hommes.
Il paroît donc que l' activité de l' esprit dépend de
l' activité des passions. C' est aussi dans l' âge des
passions, c' est-à-dire, depuis vingt-cinq jusqu' à
trente-cinq et quarante ans, qu' on est capable des
plus grands efforts et de vertu et de génie. à cet
âge, les hommes, nés pour le grand, ont acquis une
certaine quantité de connoissances, sans que leurs
passions aient encore presque rien perdu de leur
activité : cet
p318
âge passé, les passions s' affoiblissent en nous, et
voilà le terme de la croissance de l' esprit ; l' on
n' acquiert plus alors d' idées nouvelles ; et quelque
supérieurs que soient, dans la suite, les ouvrages
que l' on compose, on ne fait plus qu' appliquer et
développer les ies coues dans le temps de
l' effervescence des passions, et dont on n' avoit
point encore fait usage.
Au reste, ce n' est point uniquement à l' âge qu' on
doit toujours attribuer l' affoiblissement des
passions. On cesse d' être passionné pour un objet,
lorsque le plaisir qu' on se promet de sa possession
n' est point égal à la peine cessaire pour
l' acquérir : l' homme amoureux de la gloire n' y
sacrifie ses goûts qu' autant qu' il se croit
dédommade ce sacrifice par l' estime qui en est le
prix. C' est pourquoi tant deros ne pouvoient, que
dans le tumulte des camps et parmi les chants de
victoire, échapper aux filets de la volupté : c' est
pourquoi le grand Condé ne maîtrisoit son humeur
qu' un jour de bataille, où, dit-on, il étoit du plus
grand sang-froid : c' est pourquoi, si l' on peut
comparer aux grandes choses celles auxquelles on
donne le nom de petites, Dupré, trop négligé dans
sa marche ordinaire, ne triomphoit de cette habitude
qu' au théâtre, où les applaudissements et l' admiration
des spectateurs le dédommageoient de la peine qu' il
prenoit pour leur plaire. On ne triomphe point de ses
habitudes et de sa paresse, si l' on n' est amoureux
de la gloire ; et les hommes illustres ne sont
quelquefois sensibles qu' à la plus grande. S' ils ne
peuvent envahir presqu' en entier l' empire de
l' estime, la plupart s' abandonnent à une honteuse
paresse. L' extrême orgueil et l' extrême ambition
produisent souvent en eux l' effet de l' indifférence
et de la modération. Une petite gloire, en effet,
n' est jamais desirée que par une
p319
petite ame. Si les gens, si attentifs dans la maniere
de s' habiller, de se psenter et de parler dans les
compagnies, sont en général incapables des grandes
choses, c' est non seulement parce qu' ils perdent, à
l' acquisition d' une infinité de petits talents et de
petites perfections, un temps qu' ils pourroient
employer à la découverte de grandes idées et à la
culture de grands talents ; mais encore parce que la
recherche d' une petite gloire suppose en eux des
desirs trop foibles et trop morés. Aussi les grands
hommes sont-ils, presque tous, incapables des petits
soins et des petites attentions nécessaires pour
s' attirer de la considération ; ilsdaignent de
pareils moyens. méfiez-vous, disoit Sylla en
parlant de César, de ce jeune homme qui marche si
immodestement dans les rues ; je vois en lui
plusieurs Marius .
J' ai fait, je crois, suffisamment sentir que l' absence
totale de passions, si elle pouvoit exister,
produiroit en nous le parfait abrutissement ; et
qu' on approche d' autant plus de ce terme, qu' on est
moins passionné. Les passions sont, en effet, le feu
leste qui vivifie le monde moral ; c' est aux
passions que les sciences et les arts doivent leurs
découvertes et l' ame son élévation. Si l' humanité
leur doit aussi ses vices et la plupart de ses
malheurs, ces malheurs ne donnent point aux moralistes
le droit de condamner les passions et de les
p320
traiter de folie. La sublime vertu et la sagesse
éclairée sont deux assez belles productions de cette
folie, pour la rendre respectable à leurs yeux.
La conclusion générale de ce que j' ai dit sur les
passions, c' est que leur force peut seule
contrebalancer en nous la force de la paresse et de
l' inertie, nous arracher au repos et à la stupidité
vers laquelle nous gravitons sans cesse, et nous
douer enfin de cette continuité d' attention à
laquelle est attace la suriorité de talent.
Mais, dira-t-on, la nature n' auroit-elle pas don
aux divers hommes d' inégales dispositions à l' esprit,
en allumant dans les uns des passions plus fortes
que dans les autres ? Je répondrai à cette question
que, si, pour exceller dans un genre, il n' est pas
nécessaire, comme je l' ai prouvé plus haut, d' y
donner toute l' application dont on est capable ; il
n' est pas nécessaire non plus, pour s' illustrer dans
ce me genre, d' être ani de la plus vive passion ;
mais seulement du degré de passion suffisant pour
nous rendre attentifs. D' ailleurs, il est bon
d' observer qu' en fait de passions les hommes ne
different peut-être pas entr' eux autant qu' on
l' imagine. Pour savoir si la nature, à cet égard, a si
inégalement partagé ses dons, il faut examiner si tous
les hommes sont susceptibles de passions, et, pour cet
effet, remonter jusqu' à leur origine.
p321
DISCOURS 3 CHAPITRE 9
de l' origine des passions.
pour s' élever à cette connoissance, il faut
distinguer deux sortes de passions.
Il en est qui nous sont immédiatement données par la
nature ; il en est aussi que nous ne devons qu' à
l' établissement des sociétés. Pour savoir laquelle
de ces deux différentes especes de passions a
produit l' autre, qu' on se transporte en esprit aux
premiers jours du monde. L' on y verra la nature, par
la soif, la faim, le froid et le chaud, avertir
l' homme de ses besoins, et attacher une infinité de
plaisirs et de peines à la satisfaction ou à la
privation de ces besoins : on y verra l' homme
capable de recevoir des impressions de plaisir et
de douleur ; et naître, pour ainsi dire, avec
l' amour de l' un et la haine de l' autre. Tel est
l' homme au sortir des mains de la nature.
Or, dans cet état, l' envie, l' orgueil, l' avarice,
l' ambition n' existoient point pour lui : uniquement
sensible au plaisir et à la douleur physique, il
ignoroit toutes ces peines et ces plaisirs factices
que nous procurent les passions que je viens de
nommer. De pareilles passions ne nous sont donc pas
imdiatement données par la nature ; mais leur
existence, qui suppose celle des sociétés, suppose
encore en nous le germe caché de ces mes passions.
C' est pourquoi, si la nature ne nous donne, en
naissant, que des besoins, c' est dans nos besoins
et nos premiers desirs qu' il faut chercher l' origine
de ces passions factices, qui ne
p322
peuvent jamais être qu' un développement de la
faculté de sentir.
Il semble que, dans l' univers moral comme dans
l' univers physique, Dieu n' ait mis qu' un seul
principe dans tout ce qui a été. Ce qui est, et ce
qui sera, n' est qu' un développement nécessaire.
Il a dit à la matiere : je te doue de la force.
Aussi-tôt les éléments, soumis aux loix du
mouvement, mais errants et confondus dans les deserts
de l' espace, ont for mille assemblages monstrueux,
ont produit mille chaos divers, jusqu' à ce qu' enfin
ils se soient placés dans l' équilibre et l' ordre
physique dans lequel on suppose maintenant l' univers
rangé.
Il semble qu' il ait dit pareillement à l' homme : je
te doue de la sensibilité ; c' est par elle qu' aveugle
instrument de mes volontés, incapable de conntre la
profondeur de mes vues, tu dois, sans le savoir,
remplir tous mes desseins. Je te mets sous la garde
du plaisir et de la douleur : l' un et l' autre
veilleront à tes pensées, à tes actions ;
engendreront tes passions ; exciteront tes aversions,
tes amitiés, tes tendresses, tes fureurs ;
allumeront tes desirs, tes craintes, tes espérances ;
te dévoileront des vérités ; te plongeront dans des
erreurs ; et, après t' avoir fait enfanter mille
systêmes absurdes et différents de morale et de
législation, te découvriront un jour les principes
simples, au développement desquels est attac
l' ordre et le bonheur du monde moral.
En effet, supposons que le ciel anime tout-à-coup
plusieurs hommes : leur premiere occupation sera de
satisfaire leurs besoins ; bien-tôt après ils
essaieront, par des cris, d' exprimer les impressions
de plaisir et de douleur qu' ils reçoivent. Ces
premiers cris formeront leur premiere langue,
p323
qui, à en juger par la pauvreté de quelques langues
sauvages, a d' abord être très-courte, et se
duire à ces premiers sons. Lorsque les hommes, plus
multipliés, commenceront à se pandre sur la
surface du monde ; et que, semblables aux vagues
dont l' océan couvre au loin ses rivages et qui
rentrent aussitôt dans son sein, plusieurs
générations se seront montrées à la terre, et seront
rentrées dans le gouffres' abyment les êtres ;
lorsque les familles seront plus voisines les unes
des autres ; alors le desir commun de posséder les
mes choses, telles que les fruits d' un certain
arbre ou les faveurs d' une certaine femme,
exciteront en eux des querelles et des combats :
de-là naîtront la colere et la vengeance. Lorsque,
saoulés de sang, et las de vivre dans une crainte
perpétuelle, ils auront consenti à perdre un peu de
cette liberté qu' ils ont dans l' état naturel, et qui
leur est nuisible ; alors ils feront entr' eux des
conventions ; ces conventions seront leurs premieres
loix. Les loix faites, il faudra charger quelques
hommes de leur exécution : et voilà les premiers
magistrats. Ces magistrats grossiers de peuples
sauvages habiteront d' abord les forêts. Après en
avoir, en partie, détruit les animaux, lorsque les
peuples ne vivront plus de leur chasse, la disette
des vivres leur enseignera l' art d' élever des
troupeaux. Ces troupeaux fourniront à leurs besoins,
et les peuples chasseurs seront changés en peuples
pasteurs. Après un certain nombre de siecles,
lorsque ces derniers se seront extrêmement
multipliés, et que la terre ne pourra, dans le
me espace, subvenir à la nourriture d' un plus
grand nombre d' habitants, sans être fécone par le
travail humain, alors les peuples pasteurs
disparoîtront, et feront place aux peuples
cultivateurs. Le besoin de la faim, en leur
découvrant l' art de l' agriculture, leur enseignera
bien-tôt
p324
après l' art de mesurer et de partager les terres. Ce
partage fait, il faut assurer à chacun ses
propriétés : et de-là une foule de sciences et de
loix. Les terres, par la différence de leur nature
et de leur culture, portant des fruits différents,
les hommes feront entr' eux des échanges, sentiront
l' avantage qu' il y auroit à convenir d' un échange
général qui représentât toutes les denrées ; et ils
feront choix, pour cet effet, de quelques
coquillages ou de quelques métaux. Lorsque les
sociétés en seront à ce point de perfection, alors
toute égalité entre les hommes sera rompue : on
distinguera des supérieurs et des inférieurs : alors
ces mots de bien et de mal , créés pour
exprimer les sensations de plaisir ou de douleur
physiques que nous recevons des objets extérieurs,
s' étendront généralement à tout ce qui peut nous
procurer l' une ou l' autre de ces sensations, les
accroître ou les diminuer ; telles sont les
richesses et l' indigence : alors les richesses et
les honneurs, par les avantages qui y seront
attacs, deviendront l' objet général du desir des
hommes. De-là naîtront, selon la forme différente
des gouvernements, des passions criminelles ou
vertueuses ; telles sont l' envie, l' avarice,
l' orgueil, l' ambition, l' amour de la patrie, la
passion de la gloire, la magnanimité, et même
l' amour, qui, ne nous étant donné par la nature que
comme un besoin, deviendra, en se confondant avec la
vanité, une passion factice, qui ne sera, comme les
autres, qu' un veloppement de la sensibilité
physique.
Quelque certaine que soit cette conclusion, il est
peu d' hommes qui conçoivent nettement les idées dont
elle résulte. D' ailleurs, en avouant que nos passions
prennent originairement leur source dans la
sensibilité physique, on pourroit croire encore que,
dans l' état actuel où sont les
p325
nations policées, ces passions existent
indépendamment de la cause qui les a produites. Je
vais donc, en suivant la tamorphose des peines et
des plaisirs physiques, en peines et en plaisirs
factices, montrer que, dans des passions, telles
que l' avarice, l' ambition, l' orgueil et l' amitié,
dont l' objet paroît le moins appartenir aux plaisirs
des sens, c' est cependant toujours la douleur et le
plaisir physique que nous fuyons ou que nous
recherchons.
p326
DISCOURS 3 CHAPITRE 10
de l' avarice.
l' or et l' argent peuvent être regardés comme des
matieres agréables à la vue. Mais, si l' on ne
desiroit dans leur possession que le plaisir produit
par l' éclat et la beauté de ces métaux, l' avare se
contenteroit de la libre contemplation des richesses
entassées dans le trésor public. Or, comme cette vue
ne satisferoit pas sa passion, il faut que l' avare,
de quelque espece qu' il soit, ou desire les richesses
comme l' échange de tous les plaisirs, ou comme
l' exemption de toutes les peines attaces à
l' indigence.
Ce principe posé, je dis que l' homme n' étant, par sa
nature, sensible qu' aux plaisirs des sens, ces
plaisirs, par conséquent, sont l' unique objet de
ses desirs. La passion du luxe, de la magnificence
dans les équipages, les fêtes et les emmeublements,
est donc une passion factice, nécessairement
produite par les besoins physiques ou de l' amour ou
de la table. En effet, quels plaisirs réels ce luxe
et cette magnificence procureroient-ils à l' avare
voluptueux, s' il ne les considéroit comme un moyen
ou de plaire aux femmes, s' il les aime, et d' en
obtenir des faveurs, ou d' en imposer aux hommes et
de les forcer, par l' espoir confus d' une récompense,
à écarter de lui toutes les peines et à rassembler
près de lui tous les plaisirs ?
Dans ces avares voluptueux, qui ne méritent pas
proprement le nom d' avares, l' avarice est donc l' effet
imdiat de la crainte de la douleur et de l' amour
du plaisir physique.
p327
Mais, dira-t-on, comment ce me amour du plaisir,
ou cette même crainte de la douleur, peuvent-ils
l' exciter chez les vrais avares, chez ces avares
infortus qui n' échangent jamais leur argent contre
des plaisirs ? S' ils passent leur vie dans la disette
du nécessaire, et s' ils exagerent à eux-mêmes et aux
autres le plaisir attaché à la possession de l' or,
c' est pour s' étourdir sur un malheur que personne
ne veut ni ne doit plaindre.
Quelque surprenante que soit la contradiction qui
se trouve entre leur conduite et les motifs qui les
font agir, je tâcherai de découvrir la cause qui,
leur laissant desirer sans cesse le plaisir, doit
toujours les en priver.
J' observerai d' abord que cette sorte d' avarice
prend sa source dans une crainte excessive et
ridicule et de la possibilité de l' indigence et
des maux qui y sont attachés. Les avares sont assez
semblables aux hypocondres qui vivent dans des
transes perpétuelles, qui voient par-tout des
dangers, et qui craignent que tout ce qui les
approche ne les casse.
C' est parmi les gens nés dans l' indigence qu' on
rencontre le plus communément de ces sortes d' avares ;
ils ont par eux-mêmes éprouce que la pauvreté
entraîne de maux à sa suite : aussi leur folie, à
cet égard, est-elle plus pardonnable qu' elle ne le
seroit à des hommess dans l' abondance, parmi
lesquels on ne trouve guere que des avares fastueux
ou voluptueux.
Pour faire voir comment, dans les premiers, la crainte
de manquer ducessaire les force toujours à s' en
priver ; supposons qu' accablé du faix de l' indigence,
quelqu' un d' entr' eux cooive le projet de s' y
soustraire. Le projet conçu, l' espérance aussi-tôt
vient vivifier son ame affaissée par la misere ;
elle lui rend l' activité, lui fait chercher des
protecteurs,
p328
l' enchaîne dans l' antichambre de ses patrons, le
force à s' intriguer aups des ministres, à ramper
aux pieds des grands, et à se dévouer enfin au
genre de vie le plus triste, jusqu' à ce qu' il ait
obtenu quelque place qui le mette à l' abri de la
misere. Parvenu à cet état, le plaisir sera-t-il
l' unique objet de sa recherche ? Dans un homme qui,
par ma supposition, sera d' un caractere timide et
défiant, le souvenir vif des maux qu' il a éprouvés
doit d' abord lui inspirer le desir de s' y
soustraire, et leterminer, par cette raison, à se
refuser jusqu' à des besoins dont il a, par la
pauvreté, acquis l' habitude de se priver. Une fois
au dessus du besoin, si cet homme atteint alors
l' âge de trente-cinq ou quarante ans ; si l' amour
du plaisir, dont chaque instant émousse la vivacité,
se fait moins vivement sentir à son coeur, que
fera-t-il alors ? Plus difficile en plaisirs, s' il
aime les femmes, il lui en faudra de plus belles et
dont les faveurs soient plus cheres : il voudra
donc acqrir de nouvelles richesses pour satisfaire
ses nouveaux gts : or, dans l' espace de temps
qu' il mettra à cette acquisition, si lafiance et
la timidité, qui s' accroissent avec l' âge et qu' on
peut regarder comme l' effet du sentiment de notre
foiblesse, lui montrent qu' en fait de richesses,
assez n' est jamais assez ; et si son avidité
se trouve en équilibre avec son amour pour les
plaisirs, il sera soumis alors à deux attractions
différentes : pour obéir à l' une et à l' autre, cet
homme, sans renoncer au plaisir, se prouvera qu' il
doit, du moins, en remettre la jouissance au temps
, possesseur de plus grandes richesses, il pourra,
sans crainte de l' avenir, s' occuper tout entier de
ses plaisirs présents. Dans le nouvel intervalle de
temps qu' il mettra à accumuler ces nouveaux trésors,
si l' âge le rend tout-à-fait insensible au plaisir,
changera-t-il son genre de vie ? Renoncera-t-il
p329
à des habitudes que l' incapacité d' en contracter de
nouvelles lui a rendues cheres ? Non, sans doute ;
et satisfait, en contemplant ses trésors, de la
possibilité des plaisirs dont les richesses sont
l' échange, cet homme, pour éviter les peines physiques
de l' ennui, se livrera tout entier à ses occupations
ordinaires. Il deviendra même d' autant plus avare
dans sa vieillesse, que l' habitude d' amasser n' étant
plus contrebalancée par le desir de jouir, elle sera,
au contraire, soutenue en lui par la crainte
machinale que la vieillesse a toujours de manquer.
La conclusion de ce chapitre, c' est que la crainte
excessive et ridicule des maux attachés à l' indigence
est la cause de l' apparente contradiction qu' on
remarque entre la conduite de certains avares et les
motifs qui les font mouvoir. Voilà comme, en desirant
toujours le plaisir, l' avarice peut toujours les en
priver.
p330
DISCOURS 3 CHAPITRE 11
de l' ambition.
le cdit attaché aux grandes places peut, ainsi
que les richesses, nous épargner des peines, nous
procurer des plaisirs, et, par conséquent, être
regarcomme un échange. On peut donc appliquer
à l' ambition ce que j' ai dit de l' avarice.
Chez ces peuples sauvages dont les chefs ou les rois
n' ont d' autre privilege que celui d' être nourris et
tus de la chasse que font pour eux les guerriers
de la nation, le desir de s' assurer ses besoins y
fait des ambitieux.
Dans Rome naissante, lorsqu' on n' assignoit d' autre
compense aux grandes actions que l' étendue de
terrein qu' un romain pouvoit labourer et défricher
en un jour, ce motif suffisoit pour former desros.
Ce que je dis de Rome, je le dis de tous les
peuples pauvres ; ce qui chez eux forme des
ambitieux, c' est le desir de se soustraire à la
peine et au travail. Au contraire, chez les nations
opulentes, où tous ceux qui prétendent aux grandes
places sont pourvus des richesses nécessaires pour
se procurer non seulement les besoins, mais encore
les commodités de la vie, c' est presque toujours
dans l' amour du plaisir que l' ambition prend
naissance.
Mais, dira-t-on, la pourpre, les thiares et
généralement toutes les marques d' honneur, ne font
sur nous aucune impression physique de plaisir :
l' ambition n' est donc pas fone sur cet amour du
plaisir, mais sur le desir de l' estime
p331
et des respects ; elle n' est donc pas l' effet de
la sensibilité physique.
Si le desir des grandeurs,pondrai-je, n' étoit
allumé que par le desir de l' estime et de la gloire,
il ne s' éleveroit d' ambitieux que dans des
publiques telles que celles de Rome et de Sparte,
les dignités annonçoient communément de grandes
vertus et de grands talents dont elles étoient la
compense. Chez ces peuples, la possession des
dignités pouvoit flatter l' orgueil ; puisqu' elle
assuroit un homme de l' estime de ses concitoyens ;
puisque cet homme, ayant toujours de grandes
entreprises à exécuter, pouvoit regarder les grandes
places comme des moyens de s' illustrer et de prouver
sa suriorité sur les autres. Or l' ambitieux
poursuit également les grandeurs dans les siecles
ces grandeurs sont le plus avilies par le choix
des hommes qu' on y éleve, et, par conséquent, dans
les temps mêmes où leur possession est le moins
flatteuse. L' ambition n' est donc pas fondée sur le
desir de l' estime. En vain diroit-on qu' à cet égard
l' ambitieux peut se tromper lui-même : les marques
de considération, qu' on lui prodigue, l' avertissent
à chaque instant que c' est sa place et non lui qu' on
honore. Il sent que la considération dont il jouit
n' est point personnelle ; qu' elle s' évanouit par la
mort ou la disgrace du maître ; que la vieillesse
me du prince suffit pour la détruire ; qu' alors
les hommes, élevés aux premiers postes, sont autour
du souverain comme ces nuages d' or qui assistent au
coucher du soleil, et dont la splendeur s' obscurcit
et disparoît à mesure que l' astre s' enfonce sous
l' horizon. Il l' a mille fois oui dire, et l' a
lui-même mille foispété, que le mérite n' appelle
point aux honneurs ; que la promotion aux dignités
n' est point, aux yeux du public, la preuve d' un
rite réel ; qu' elle est, au
p332
contraire, presque toujours regardée comme le prix
de l' intrigue, de la bassesse et de l' importunité.
S' il en doute, qu' il ouvre l' histoire, et sur tout
celle de Byzance ; il y verra qu' un homme peut être
à la fois revêtu de tous les honneurs d' un empire
et couvert dupris de toutes les nations. Mais
je veux que, confusément avide d' estime, l' ambitieux
croie ne chercher que cette estime dans les grandes
places : il est facile de montrer que ce n' est pas le
vrai motif qui le termine ; et que, sur ce point,
il se fait illusion à lui-même ; puisqu' on ne desire
pas, comme je le prouverai dans le chapitre de
l' orgueil, l' estime pour l' estime même, mais pour
les avantages qu' elle procure. Le desir des
grandeurs n' est donc point l' effet du desir de
l' estime.
à quoi donc attribuer l' ardeur avec laquelle on
recherche les dignités ? à l' exemple de ces jeunes
gens riches qui n' aiment à se montrer au public que
dans un équipage leste et brillant, pourquoi
l' ambitieux ne veut-il y paroître que décoré de
quelques marques d' honneur ? C' est qu' il considere
ces honneurs comme un truchement qui annonce aux
hommes son indépendance, la puissance qu' il a de
rendre, à son gré, plusieurs d' entr' eux heureux et
malheureux, et l' intérêt qu' ils ont tous de riter
une faveur toujours proportionnée aux plaisirs qu' ils
sauront lui procurer.
Mais, dira-t-on, ne seroit-ce pas plutôt du respect
et de l' adoration des hommes dont l' ambitieux seroit
jaloux ? Dans le fait, c' est le respect des hommes
qu' il desire ; mais pourquoi le desire-t-il ? Dans
les hommages qu' on rend aux grands, ce n' est point
le geste du respect qui leur plaît : si ce geste
étoit par lui-même agréable, il n' est point d' homme
riche qui, sans sortir de chez lui et sans courir
après les dignités, ne se pût procurer un tel
bonheur. Pour se satisfaire, il loueroit
p333
une douzaine de portefaix, les revêtiroit d' habits
magnifiques, les barioleroit de tous les cordons
de l' Europe, les tiendroit le matin dans son
antichambre, pour venir tous les jours payer à sa
vanité un tribut d' encens et de respects.
L' indifférence des gens riches pour cette espece de
plaisir prouve que l' on n' aime point le respect
comme respect, mais comme un aveu d' infériorité de
la part des autres hommes, comme un gage de leur
disposition favorable à notre égard, et de leur
empressement à nous éviter des peines et à nous
procurer des plaisirs.
Le desir des grandeurs n' est donc fondé que sur la
crainte de la douleur ou l' amour du plaisir. Si ce
desir n' y prenoit point sa source, quoi de plus
facile que de désabuser l' ambitieux ? ô toi, lui
diroit-on, qui seches d' envie en contemplant le
faste et la pompe des grandes places, ose t' élever à
un orgueil plus noble ; et leur éclat cessera de
t' en imposer. Imagine, pour un moment, que tu n' es
pas moins supérieur aux autres hommes que les
insectes leur sont inférieurs ; alors tu ne verras,
dans les courtisans, que des abeilles qui
bourdonnent autour de leur reine ; le sceptre me
ne te paroîtra plus qu' une gloriole .
Pourquoi les hommes ne prêteront-ils jamais l' oreille
à de pareils discours, auront-ils toujours peu de
considération pour ceux qui ne peuvent guere, et
préféreront-ils toujours les grandes places aux
grands talents ? C' est que les grandeurs sont un
bien, et peuvent, ainsi que les richesses, être
regardées comme l' échange d' une infinité de plaisirs.
Aussi les recherche-t-on avec d' autant plus d' ardeur
qu' elles peuvent nous donner sur les hommes une
puissance plus étendue, et par conséquent nous
procurer plus d' avantages. Une preuve de cette
rité, c' est qu' ayant le choix du trône d' Ispahan
ou
p334
de Londres, il n' est presque personne qui ne donnât
au sceptre de fer de la Perse la pférence sur celui
de l' Angleterre. Qui doute cependant qu' aux yeux
d' un homme honnête le dernier ne pat le plus
desirable, et qu' ayant à choisir entre ces deux
couronnes, un homme vertueux ne se déterminât en
faveur de celle où le roi, borné dans son pouvoir,
se trouve dans l' heureuse impuissance de nuire à ses
sujets ? S' il n' est cependant presqu' aucun ambitieux
qui n' aimât mieux commander au peuple esclave des
persans qu' au peuple libre des anglois, c' est qu' une
autorité plus absolue sur les hommes les rend plus
attentifs à nous plaire ; c' est qu' instruits par un
instinct secret, mais sûr, on sait que la crainte
rend toujours plus d' hommages que l' amour ; que les
tyrans, du moins de leur vivant, ont presque
toujours été plus honorés que les bons rois ; c' est
que la reconnoissance a toujours élevé des temples
moins somptueux aux dieux bienfaisants qui portent
la corne d' abondance, que la crainte n' en a consac
aux dieux cruels et colossaux qui, portés sur les
ouragans et les tempêtes et couverts d' untement
d' éclairs, sont peints la foudre à la main ; c' est
enfin qu' éclais par cette connoissance, on sent
qu' on doit plus attendre de l' obéissance d' un
esclave, que de la reconnoissance d' un homme libre.
p335
La conclusion de ce chapitre, c' est que le desir des
grandeurs est toujours l' effet de la crainte de la
douleur ou de l' amour des plaisirs des sens,
auxquels se réduisent nécessairement tous les autres.
Ceux que donne le pouvoir et la considération ne
sont pas proprement des plaisirs : ils n' en
obtiennent le nom que parce que l' espoir et les
moyens de se procurer des plaisirs sont dédes
plaisirs : plaisirs qui ne doivent leur existence
qu' à celle des plaisirs physiques.
Je sais que, dans les projets, les entreprises, les
forfaits, les vertus et la pompe éblouissante de
l' ambition, l' on apperçoit difficilement l' ouvrage
de la sensibilité physique. Comment, dans cette
fiere ambition qui, le bras fumant de carnage,
s' assied, au milieu des champs de bataille, sur un
monceau de cadavres, et frappe, en signe de victoire,
ses aîles dégoûtantes de sang ; comment, dis-je,
dans l' ambition ainsi figurée, reconntre la fille
de la volupté ? Comment imaginer qu' à travers les
dangers, les fatigues et les travaux de la guerre,
ce soit la volupté qu' on poursuive ? C' est cependant
elle seule,pondrai-je, qui, sous le nom de
libertinage, recrute les ares de presque toutes les
p336
nations. On aime les plaisirs et, par conséquent, les
moyens de s' en procurer : les hommes desirent donc
et les richesses et les dignités. Ils voudroient, de
plus, faire fortune en un jour, et la paresse leur
inspire ce desir : or, la guerre, qui promet le
pillage des villes au soldat et des honneurs à
l' officier, flatte, à cet égard, et leur paresse et
leur impatience. Les hommes doivent donc supporter
plus volontiers les fatigues de la guerre que les
travaux de l' agriculture, qui ne leur promet de
richesses que dans un avenir éloigné. Aussi les
anciens germains, les celtes, les tartares, les
habitants des côtes d' Afrique et les arabes, ont-ils
toujours été plus adonnés au vol et à la piraterie
qu' à la culture des terres.
Il en est de la guerre comme du gros jeu qu' on
préfere au petit, au risque même de se ruiner, parce
que le gros jeu nous flatte de l' espoir de grandes
richesses et nous les promet dans un instant.
Pour ôter aux principes que j' ai établis tout air de
paradoxe, je vais, dans le titre du chapitre suivant,
exposer l' unique objection à laquelle il me reste à
pondre.
DISCOURS 3 CHAPITRE 12
p337
si, dans la poursuite des grandeurs, l' on ne cherche
qu' un moyen de se soustraire à la douleur, ou de
jouir du plaisir physique ; pourquoi le plaisir
échape-t-il si souvent à l' ambitieux ?
on peut distinguer deux sortes d' ambitieux. Il est
des hommes malheureusement nés, qui, ennemis du
bonheur d' autrui, desirent les grandes places, non
pour jouir des avantages qu' elles procurent, mais
pour goûter le seul plaisir des infortunés, pour
tourmenter les hommes et jouir de leur malheur. Ces
sortes d' ambitieux sont d' un caractere assez
semblable aux faux dévots, qui, en général, passent
pourchants, non que la loi qu' ils professent ne
soit une loi d' amour et de charité, mais parce que
les hommes le plus ordinairement portés à une
dévotion austere sont apparemment
p338
des hommes mécontents de ce bas monde, qui ne
peuvent espérer de bonheur qu' en l' autre, et qui,
mornes, timides et malheureux, cherchent dans le
spectacle du malheur d' autrui une distraction aux
leurs. Les ambitieux de cette espece sont en
très-petit nombre ; ils n' ont rien de grand ni de
noble dans l' ame ; ils ne sont comptés que parmi les
tyrans ; et, par la nature de leur ambition, ils
sont privés de tous les plaisirs.
Il est des ambitieux d' une autre espece ; et, dans
cette espece, je les comprends presque tous : ce sont
ceux qui, dans les grandes places, ne cherchent qu' à
jouir des avantages qui y sont attachés. Parmi ces
ambitieux, il en est qui, par leur naissance ou leur
position, sont d' abord élevés à des postes
importants : ceux-là peuvent quelquefois allier le
plaisir avec les soins de l' ambition ; ils sont en
naissant placés, pour ainsi dire, à la moitié de la
carriere qu' ils ont à parcourir. Il n' en est pas
ainsi d' un homme qui, de l' état le plus médiocre,
veut, comme Cromwel, s' élever aux premiers postes.
Pour s' ouvrir la route de l' ambition, où les
premiers pas sont ordinairement les plus difficiles,
il a mille intrigues à faire, mille amis à ménager ;
il est à la fois occupé et du soin de former de
grands projets, et dutail de leur exécution. Or,
pour découvrir comment de pareils hommes, ardents à
la poursuite de tous les plaisirs, animés de ce seul
motif, en sont souvent privés ; supposons qu' avide
de ces plaisirs, et frapde l' empressement avec
lequel on cherche
p339
à pvenir les desirs des grands, un homme de cette
espece veuille s' élever aux premiers postes : ou cet
homme naîtra dans ces pays où le peuple est le
dispensateur des graces, où l' on ne peut se concilier
la bienveillance publique que par des services
rendus à la patrie, où par conséquent le mérite est
nécessaire ; ou ce même homme naîtra dans des
gouvernements absolument despotiques, tels que le
mogol, où les honneurs sont le prix de l' intrigue :
or, quel que soit le lieu de sa naissance, je dis
que, pour parvenir aux grandes places, il ne peut
donner presqu' aucun temps à ses plaisirs. Pour le
prouver, je prendrai le plaisir de l' amour pour
exemple, non seulement comme le plus vif de tous,
mais encore comme le ressort presque unique des
sociétés policées. Car il est bon d' observer, en
passant, qu' il est, dans chaque nation, un besoin
physique qu' on doit considérer comme l' ame universelle
de cette nation : chez les sauvages du septentrion
qui, souvent exposés à des famines affreuses, sont
toujours occupés de chasse et de pêche, c' est la
faim et non l' amour qui produit toutes les idées ;
ce besoin est en eux le germe de toutes leurs
pensées : aussi, presque toutes les combinaisons de
leur esprit ne roulent-elles que sur les ruses de la
chasse et de la pêche, et sur les moyens de pourvoir
au besoin de la faim. Au contraire, l' amour des
femmes est, chez les nations policées, le ressort
presque unique qui les meut. En ces pays, l' amour
invente tout, produit tout :
p340
la magnificence, la création des arts de luxe, sont
des suites nécessaires de l' amour des femmes et de
l' envie de leur plaire ; le desir me qu' on a d' en
imposer aux hommes, par les richesses ou les
dignités, n' est qu' un nouveau moyen de les séduire.
Supposons donc qu' un homme né sans bien, mais avide
des plaisirs de l' amour, ait vu les femmes se rendre
d' autant plus facilement aux desirs d' un amant, que
cet amant, plus élevé en dignité, fait refléchir
plus de considération sur elles ; qu' excité par la
passion des femmes à celle de l' ambition, l' homme
dont je parle aspire au poste de général ou de
premier ministre ; il doit, pour monter à ces
places, s' occuper tout entier du soin d' acquérir des
talents ou de faire des intrigues. Or le genre de
vie propre à former, soit un habile intrigant, soit
un homme de mérite, est entiérement opposé au genre
de vie propre à séduire des femmes, auxquelles on ne
plaît commument que par des assiduités
incompatibles avec la vie d' un ambitieux. Il est
donc certain que, dans la jeunesse, et jusqu' à ce
qu' il soit parvenu à ces grandes places où les
femmes doivent échanger leurs faveurs
p341
contre du crédit, cet homme doit s' arracher à tous
ses goûts, et sacrifier, presque toujours, le
plaisir présent à l' espoir des plaisirs à venir. Je
dis, presque toujours ; parce que la route de
l' ambition est ordinairement très-longue à
parcourir. Sans parler de ceux dont l' ambition,
accrue aussitôt que satisfaite, remplace toujours
un desir rempli par un desir nouveau ; qui, de
ministres, voudroient être rois ; qui, de rois,
aspireroient, comme Alexandre, à la monarchie
universelle, et voudroient monter sur un trône où
les respects de tout l' univers les assurassent que
l' univers entier s' occupe de leur bonheur ; sans
parler, dis-je, de ces hommes extraordinaires, et
supposant même de la modération dans l' ambition,
il est évident que l' homme, dont la passion des
femmes aura fait un ambitieux, ne parviendra
ordinairement aux premiers postes que dans un âge
tous ses desirs seront étouffés.
Mais ses desirs ne fussent-ils qu' attiédis, à peine
cet homme a-t-il atteint ce terme, qu' il se trouve
placé sur un écueil escarpé et glissant ; il se voit
de toutes parts en butte aux envieux, qui, prêts à
le percer, tiennent autour de lui leurs arcs
toujours bandés : alors il découvre avec horreur
l' abyme affreux qui s' entr' ouvre ; il sent que, dans
sa chûte, par un triste appanage de la grandeur, il
sera misérable sans être plaint ; qu' exposé aux
insultes de ceux qu' outrageoit son orgueil, il sera
l' objet du mépris de ses rivaux, mépris plus cruel
encore que les outrages ; que, devenu la rie de
ses inférieurs, ils s' affranchiront alors de ce
tribut de respects dont la jouissance a pu quelquefois
lui paroître importune, mais dont la privation est
insupportable, lorsque l' habitude en a fait un
besoin. Il voit donc que, privé du seul plaisir
qu' il ait jamais goûté, et réduit à l' abbaissement,
il ne jouira plus en contemplant ses grandeurs,
comme l' avare en
p342
contemplant ses richesses, de la possibilité de
toutes les jouissances qu' elles peuvent lui
procurer.
Cet ambitieux est donc, par la crainte de l' ennui
et de la douleur, retenu dans la carriere où
l' amour du plaisir l' a fait entrer : le desir de
conserver succede donc en son coeur au desir
d' acquérir. Or l' étendue des soins cessaires pour
se maintenir dans les dignités, ou pour y parvenir,
étant à peu près la même, il est évident que cet
homme doit passer le temps de la jeunesse et de
l' âge mûr à la poursuite ou à la conservation de ces
places, uniquement desirées comme des moyens
d' acquérir les plaisirs qu' il s' est toujours refusés.
C' est ainsi que, parvenu à l' âge l' on est
incapable d' un nouveau genre de vie, il se livre,
et doit, en effet, se livrer tout entier à ses
anciennes occupations ; parce qu' une ame toujours
agitée de craintes et d' espérances vives, et sans
cesse reme par de fortes passions, préférera
toujours la tourmente de l' ambition au calme
insipide d' une vie tranquille. Semblables aux
vaisseaux que les flots portent encore sur late
du midi, lorsque les vents du nord n' enflent plus les
mers, les hommes suivent dans la vieillesse la
direction que les passions leur ont donnée dans la
jeunesse.
J' ai fait voir comment, appellé aux grandeurs par
la passion des femmes, l' ambitieux s' engage dans
une route aride. S' il y rencontre, par hazard,
quelques plaisirs, ces plaisirs sont toujours lés
d' amertume ; il ne les goûte avec délices que parce
qu' ils y sont rares et semés çà et là, à peu près
comme ces arbres qu' on rencontre de loin en loin
dans lesserts de la Lybie, et dont le feuillage
desché n' offre un ombrage agréable qu' à l' africain
brûlé qui s' y repose.
La contradiction qu' on appeoit entre la conduite
d' un ambitieux et les motifs qui le font agir, n' est
donc qu' apparente ;
p344
l' ambition est donc allumée en nous par l' amour du
plaisir et la crainte de la douleur. Mais,
dira-t-on, si l' avarice et l' ambition sont un effet
de la sensibilité physique, du moins l' orgueil n' y
prend-il pas sa source.
DISCOURS 3 CHAPITRE 13
de l' orgueil.
l' orgueil n' est dans nous que le sentiment vrai ou
faux de notre excellence : sentiment qui, dépendant
de la comparaison avantageuse qu' on fait de soi aux
autres, suppose, par conséquent, l' existence des
hommes, etme l' établissement des sociétés.
Le sentiment de l' orgueil n' est donc point inné,
comme celui du plaisir et de la douleur. L' orgueil
n' est donc qu' une passion factice, qui suppose la
connoissance du beau et de l' excellent. Or,
l' excellent ou le beau ne sont autre chose que ce
que le plus grand nombre des hommes a toujours
regardé, estimé et hono comme tel. L' idée de
l' estia donc précédé l' idée de l' estimable. Il
est vrai que ces deux idées ont bien-tôt se
confondre ensemble. Aussi l' homme qu' anime le noble
et superbe desir de se plaire à lui-même, et qui,
content de sa propre estime, se croit indifférent
à l' opinion rale, est, en ce point, dupe de son
propre orgueil, et prend en lui le desir d' être
estimé pour le desir d' être estimable.
L' orgueil, en effet, ne peut jamais être qu' un desir
secret et déguisé de l' estime publique. Pourquoi le
me homme qui, dans les forêts de l' Amérique,
tire vanité de l' adresse, de la force et de l' agilité
de son corps, ne s' enorgueillira-t-il en France
de ces avantages corporels qu' au faut de qualités
plus essentielles ? C' est que la force et l' agilité
du corps
p345
ne sont ni ne doivent être autant estimées d' un
fraois que d' un sauvage.
Pour preuve que l' orgueil n' est qu' un amour déguisé
de l' estime, supposons un homme uniquement occu
du desir de s' assurer de son excellence et de sa
supériorité. Dans cette hypothese, la supériorité
la plus personnelle, la plus indépendante du hazard
lui paroîtroit sans doute la plus flatteuse : ayant
à choisir entre la gloire des lettres et celle des
armes, ce seroit, par conséquent, à la premiere qu' il
donneroit la préférence. Oseroit-il contredire
César lui-me ? Ne conviendroit-il pas, avec ce
héros, que les lauriers de la victoire sont, par
le public éclairé, toujours partagés entre le
général, le soldat et le hazard ; et qu' au contraire
les lauriers des muses appartiennent sans partage
à ceux qu' elles inspirent ? N' avoueroit-il pas que
le hazard a pu souvent placer l' ignorance et la
lâcheté sur un char de triomphe, et qu' il n' a jamais
couronné le front d' un stupide auteur ?
En n' interrogeant que son orgueil, c' est-à-dire, le
desir de s' assurer de son excellence, il est donc
certain que la premiere espece de gloire lui
paroîtroit la plus desirable. La préférence qu' on
donne au grand capitaine sur le philosophe profond
ne changeroit point, à cet égard, son opinion : il
sentiroit que, si le public accorde plus d' estime
au général qu' au philosophe, c' est que les talents
du premier ont une influence plus prompte sur le
bonheur public, que les maximes d' un sage qui ne
paroissent immédiatement utiles qu' au petit nombre
de ceux qui veulent être éclairés.
Or, s' il n' est cependant en France personne qui ne
préférât la gloire des armes à celle des lettres,
j' en conclus que ce n' est qu' au desir d' être estimé
qu' on doit le desir d' être
p346
estimable, et que l' orgueil n' est que l' amour même
de l' estime.
Pour prouver ensuite que cette passion de l' orgueil
ou de l' estime est un effet de la sensibilité
physique, il faut maintenant examiner si l' on
desire l' estime pour l' estimeme ; et si cet
amour de l' estime ne seroit pas l' effet de la
crainte de la douleur et de l' amour du plaisir.
à quelle autre cause, en effet, peut-on attribuer
l' empressement avec lequel on recherche l' estime
publique ? Seroit-ce à la méfiance intérieure que
chacun a de son mérite et, par conséquent, à
l' orgueil qui, voulant s' estimer et ne pouvant
s' estimer seul, a besoin du suffrage public pour
étayer la haute opinion qu' il a de lui-même et pour
jouir du sentiment délicieux de son excellence ?
Mais, si nous ne devions qu' à ce motif le desir de
l' estime, alors l' estime la plus étendue,
c' est-à-dire, celle qui nous seroit accordée par le
plus grand nombre d' hommes, nous paroîtroit, sans
contredit, la plus flatteuse et la plus desirable,
comme la plus propre à faire taire en nous une
fiance importune et à nous rassurer sur notre
rite. Or, supposons les planetes habitées par des
êtres semblables à nous : supposons qu' un génie vînt
à chaque instant nous informer de ce qui s' y passe,
et qu' un homme eût à choisir entre l' estime de son
pays et celle de tous ces mondes lestes : dans
cette supposition, n' est-il pas évident que ce
seroit à l' estime la plus étendue, c' est-à-dire, à
celle de tous les habitants planétaires, qu' il
devroit donner la pférence sur celle de ses
concitoyens ? Il n' est cependant personne qui, dans
ce cas, ne se termit en faveur de l' estime
nationale. Ce n' est donc point au desir qu' on a de
s' assurer de son mérite, qu' on doit le desir de
l' estime, mais aux avantages que cette estime
procure.
p347
Pour s' en convaincre, qu' on se demande d' vient
l' empressement avec lequel ceux qui se disent le
plus jaloux de l' estime publique, recherchent les
grandes places dans les siecles même où, contrariés
par des intrigues et des cabales, ils ne peuvent
rien faire d' utile à leur nation ; où, par
conséquent, ils sont exposés à la risée du public,
qui, toujours juste dans ses jugements, prise
quiconque est assez indifférent à son estime pour
accepter un emploi qu' il ne peut remplir dignement ;
qu' on se demande encore pourquoi l' on est plus
flatté de l' estime d' un prince que de celle d' un
homme sans crédit : et l' on verra que, dans tous les
cas, notre amour pour l' estime est proportionné aux
avantages qu' elle nous promet.
Si nous préférons, à l' estime d' un petit nombre
d' hommes choisis, celle d' une multitude sans
lumieres, c' est que, dans une multitude, nous voyons
plus d' hommes soumis à cette espece d' empire que
l' estime donne sur les ames ; c' est qu' un plus grand
nombre d' admirateurs rappelle plus souvent à notre
esprit l' image agréable des plaisirs qu' ils peuvent
nous procurer.
C' est la raison pour laquelle, indifférent à
l' admiration d' un peuple avec lequel on n' auroit
aucune relation, il est peu de françois qui fussent
fort touchés de l' estime qu' auroient pour eux les
habitants du grand Thibet. S' il est des hommes qui
voudroient envahir l' estime universelle, et qui
seroient même jaloux de l' estime des terres
australes, ce desir n' est pas l' effet d' un plus
grand amour pour l' estime, mais seulement de
l' habitude qu' ils ont d' unir l' idée d' un plus grand
bonheur à l' idée d' une plus grande estime.
p348
La derniere et la plus forte preuve de cette vérité,
c' est le dégt qu' on a pour l' estime et la disette
l' on est de grands hommes dans les siecles où
l' on ne décerne pas les plus grandes compenses
au mérite. Il semble qu' un homme capable d' acquérir
de grands talents ou de grandes vertus passe un
contrat tacite avec sa nation, par lequel il
s' engage à s' illustrer par des talents et des
actions utiles à ses concitoyens, pourvu que ses
concitoyens reconnoissants, attentifs à le soulager
dans ses peines, rassemblent près de lui tous les
plaisirs.
C' est de la négligence ou de l' exactitude du public
à remplir ces engagements tacites que dépend, dans
tous les siecles et les pays, l' abondance ou la
rareté des grands hommes.
Nous n' aimons donc pas l' estime pour l' estime, mais
uniquement pour les avantages qu' elle procure. En
vain voudroit-on s' armer, contre cette conclusion,
de l' exemple de Curtius : un fait presque unique
ne prouve rien contre des principes appuyés sur les
expériences les plus multipliées, sur tout lorsque
ce me fait peut s' attribuer à d' autres principes
et s' expliquer naturellement par d' autres causes.
Pour former un Curtius, il suffit qu' un homme,
fatigué de la vie, se trouve dans la malheureuse
disposition de corps qui détermine tant d' anglois
au suicide ; ou que, dans un siecle très-superstitieux,
comme celui de Curtius, il naisse un
p349
homme qui, plus fanatique et plus cdule encore que
les autres, croie, par son devouement, obtenir une
place parmi les dieux. Dans l' une ou l' autre
supposition, on peut se vouer à la mort, ou pour
mettre fin à ses miseres, ou pour s' ouvrir l' entrée
aux plaisirs célestes.
La conclusion de ce chapitre, c' est qu' on ne desire
d' être estimable que pour être estimé, et qu' on ne
desire l' estime des hommes que pour jouir des
plaisirs attachés à cette estime : l' amour de
l' estime n' est donc que l' amour déguisé du plaisir.
Or il n' est que deux sortes de plaisirs ; les uns
sont les plaisirs des sens, et les autres sont les
moyens d' acquérir cesmes plaisirs ; moyens qu' on
a rangés dans la classe des plaisirs, parce que
l' espoir d' un plaisir est un commencement de
plaisir ; plaisir cependant qui n' existe que lorsque
cet espoir peut se réaliser. La sensibilité physique
est donc le germe productif de l' orgueil et de
toutes les autres passions, dans le nombre
desquelles je comprends l' amitié, qui, plus
indépendante, en apparence, du plaisir des sens,
rite d' être examinée, pour confirmer, par ce
dernier exemple, tout ce que j' ai dit de l' origine
des passions.
p350
DISCOURS 3 CHAPITRE 14
de l' amitié.
aimer, c' est avoir besoin. Nulle amitié sans besoin
ce seroit un effet sans cause. Les hommes n' ont pas
tous les mes besoins : l' amitié est donc,
entr' eux, fondée sur des motifs différents. Les uns
ont besoin de plaisir ou d' argent, les autres de
crédit, ceux-ci de converser, ceux-là de confier
leurs peines : en conséquence, il est des amis de
plaisir, d' argent, d' intrigue, d' esprit et de
malheur. Rien
p351
de plus utile que de considérer l' amitié sous ce
point de vue, et de s' en former des idées nettes.
En amitié, comme en amour, on fait souvent des
romans : on en cherche par-tout leros ; on croit
à chaque instant l' avoir trouvé ; on s' accroche au
premier venu, on l' aime tant qu' on le connoît peu
et qu' on est curieux de le connoître. La curiosité
est-elle satisfaite ? On s' en dégte : on n' a point
rencontré le ros de son roman. C' est ainsi qu' on
devient susceptible d' engouement, mais incapable
d' amitié. Pour l' intérêt même de l' amitié, il faut
donc en avoir une idée nette.
J' avouerai qu' en la considérant comme un besoin
ciproque, on ne peut se cacher que, dans un long
espace de temps, il est très-difficile que le me
besoin, et, par conséquent, la même amitié, subsiste
entre deux
p352
hommes. Aussi rien de plus rare que les anciennes
amitiés.
Mais, si le sentiment de l' amitié, beaucoup plus
durable que celui de l' amour, a cependant sa
naissance, son accroissement et son dépérissement ;
qui le sait ne passe pas du moins de l' amitié la
plus vive à la haine la plus forte, et n' est point
expoà détester ce qu' il a aimé. Un ami vient-il
à lui manquer ? Il ne s' emporte point contre lui ;
il gémit sur la nature humaine, et s' écrie en
pleurant : mon ami n' a plus les mes besoins.
Il est assez difficile de se faire des idées nettes
de l' amitié. Tout ce qui nous environne cherche, à
cet égard, à nous tromper. Parmi les hommes, il en
est qui, pour se trouver plus estimables à leurs
propres yeux, s' exagerent à eux-mes leurs
sentiments pour leurs amis, se font de l' amitié des
descriptions romanesques, et s' en persuadent la
réalité, jusqu' à ce que l' occasion, lestrompant
eux et leurs amis, leur apprenne qu' ils n' aimoient
pas autant qu' ils le pensoient.
Ces sortes de gens prétendent ordinairement avoir le
besoin d' aimer et d' être aimés très-vivement. Or,
comme on n' est jamais si vivement frappé des vertus
d' un homme que les premieres fois qu' on le voit ;
comme l' habitude nous rend insensibles à la beauté,
à l' esprit et même aux qualités de l' ame ; et que
nous ne sommes enfin fortement émus que par le
plaisir de la surprise ; un homme d' esprit disoit,
p353
assez plaisamment, à ce sujet, que ceux qui veulent
être ais si vivement doivent, en amitié comme en
amour, avoir beaucoup de passades et point de
passion ; parce que les moments du début,
ajoutoit-il, sont, en l' un et l' autre genre,
toujours les moments les plus vifs et les plus
tendres.
Mais, pour un homme qui se fait illusion à
lui-même, il est en amitié dix hypocrites qui
affectent des sentiments qu' ils n' éprouvent pas,
font des dupes et ne le sont jamais. Ils peignent
l' amitié de couleurs vives, mais fausses :
uniquement attentifs à leur inrêt, ils ne veulent
qu' engager les autres à se modéler, en leur faveur,
sur un pareil portrait.
Exposés à tant d' erreurs, il est donc très-difficile
de se faire des notions nettes de l' amitié. Mais,
dira-t-on, quel mal à s' exagérer un peu la force de ce
sentiment ? Le mal d' habituer les hommes à exiger de
leurs amis des perfections que la nature ne comporte
pas.
duits par de pareilles peintures, mais enfin
éclairés par
p354
l' expérience, une infinité de genss sensibles,
mais lass de courir sans cesse après une chimere,
se goûtent de l' amitié, à laquelle ils eussent été
propres, s' ils ne s' en fussent pas fait une idée
romanesque.
L' amitié suppose un besoin ; plus ce besoin sera
vif, plus l' amitié sera forte : le besoin est donc
la mesure du sentiment. Qu' échappés du naufrage,
un homme et une femme se sauvent dans une isle
déserte ; que là, sans espoir de revoir leur patrie,
ils soient forcés de se prêter un secours mutuel
pour se défendre des bêtes féroces, pour vivre et
s' arracher au sespoir : nulle amitié plus vive
que celle de cet homme et de cette femme, qui se
seroient peut-être détestés, s' ils fussent restés
à Paris. L' un des deux vient-il à périr ? L' autre
a réellement perdu la moitié de lui-même ; nulle
douleur égale à sa douleur : il faut avoir habité
l' isle déserte, pour en sentir toute la violence.
Mais, si la force de l' amitié est toujours
proportionnée à nos besoins, il est, par conséquent,
des formes de gouvernement, des moeurs, des
conditions et enfin des siecles plus favorables à
l' amitié les uns que les autres.
Dans les siecles de chevalerie, l' on prenoit un
compagnon d' armes, ou deux chevaliers faisoient
communauté de gloire et de danger, où la lâcheté
de l' un pouvoit coûter la vie et l' honneur à l' autre ;
alors, devenu par son propre intérêt plus attentif
au choix de ses amis, on leur étoit plus fortement
attac.
Lorsque la mode des duels prit la place de la
chevalerie, des gens, qui tous les jours s' exposoient
ensemble à la mort, devoient certainement être fort
chers l' un à l' autre. Alors l' amitié étoit en
grande vénération et comptée parmi les vertus : elle
supposoit du moins, dans les duellistes et les
p355
chevaliers, beaucoup de loyauté et de valeur ; vertus
qu' on honoroit beaucoup et qu' on devoit alors
extrêmement honorer, puisque ces vertus étoient
presque toujours en action.
Il est bon de se rappeller quelquefois que les mes
vertus sont, dans les divers temps, mises à des taux
différents, selon l' inégale utilité dont elles sont
à chaque siecle.
Qui doute que, dans des temps de troubles et de
volutions et dans une forme de gouvernement qui
se prête aux factions, l' amitié ne soit plus forte
et plus courageuse qu' elle ne l' est dans un état
tranquille ? L' histoire fournit, dans ce genre,
mille exemples d' héroïsme ! Alors l' amitié suppose,
dans un homme, du courage, de la discrétion, de la
fermeté, des lumieres et de la prudence ; qualités
qui, absolument nécessaires dans ces moments de
troubles, et rarement rassemblées dans le même
homme, doivent le rendre extrêmement cher à son ami.
Si, dans nos moeurs actuelles, nous ne demandons
plus les mes qualités à nos amis, c' est que ces
qualités nous sont inutiles ; c' est qu' on n' a plus
de secrets importants à se confier, de combats à
livrer ; et qu' on n' a, par conséquent, besoin ni
de la prudence, ni des lumieres, ni de la discrétion,
ni du courage de son ami.
p356
Dans la forme actuelle de notre gouvernement, les
particuliers ne sont unis par aucun intérêt commun.
Pour faire fortune, on a moins besoin d' amis que de
protecteurs. En ouvrant l' entrée de toutes les
maisons, le luxe, et ce qu' on appelle l' esprit de
société, a soustrait une infinité de gens au besoin
de l' amitié. Nul motif, nul intérêt suffisant pour
nous faire maintenant supporter les défauts réels
ou respectifs de nos amis. Il n' est donc plus
d' amitié ; on n' attache plus au mot d' ami lesmes
idées qu' on y attachoit autrefois ; on peut donc,
en ce siecle, s' écrier avec Aristote : ô mes amis !
il n' est plus d' amis .
Or, s' il est des siecles, des moeurs, et des formes
de gouvernement l' on a plus ou moins besoin
d' amis ; et si la force de l' amitié est toujours
proportionnée à la vivacité de ce besoin ; il est
aussi des conditions où le coeur s' ouvre plus
facilement à l' amitié : et ce sont ordinairement
celles où l' on a le plus souvent besoin du secours
d' autrui.
Les infortunés sont ennéral les amis les plus
tendres : unis par une communauté de malheur, ils
jouissent, en plaignant les maux de leur ami, du
plaisir de s' attendrir sur eux-mêmes.
Ce que je dis des conditions, je le dis des
caracteres :
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il en est qui ne peuvent se passer d' amis. Les
premiers sont ces caracteres foibles et timides,
qui, dans toute leur conduite, ne se déterminent
qu' à l' aide et par le conseil d' autrui : les seconds
sont ces caracteres mornes, séveres, despotiques,
et qui, chauds amis de ceux qu' ils tyrannisent,
sont assez semblables à l' une des deux femmes de
Socrate, qui, à la nouvelle de la mort de ce grand
homme, s' abandonna à une douleur plus vive que la
seconde ; parce que celle-ci, d' un caractere doux
et aimable, ne perdoit dans Socrate qu' un mari,
lorsque celle-là perdoit en lui le martyr de ses
caprices, et le seul homme qui t les supporter.
Il est enfin des hommes exempts de toute ambition,
de toutes passions fortes, et qui font leurs délices
de la conversation des gens instruits. Dans nos
moeurs actuelles, les hommes de cette espece, s' ils
sont vertueux, sont les amis les plus tendres et les
plus constants. Leur ame, toujours ouverte à
l' amitié, en connoît tout le charme. N' ayant, par
ma supposition, aucune passion qui puisse
contrebalancer en eux ce sentiment, il devient leur
unique besoin : aussi sont-ils capables d' une
amitié très-éclairée et très-courageuse, sans
qu' elle le soit néanmoins autant que celle des
grecs et des scythes.
Par la raison contraire, on est en général d' autant
moins susceptible d' amitié, qu' on est plus
indépendant des autres hommes. Aussi les gens riches
et puissants sont-ils communément peu sensibles à
l' amitié ; ils passent même ordinairement pour durs.
En effet, soit que les hommes soient naturellement
cruels toutes les fois qu' ils peuvent l' être
impunément, soit que les riches et les puissants
regardent la misere d' autrui comme un reproche de
leur bonheur, soit
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enfin qu' ils veuillent se soustraire aux demandes
importunes des malheureux, il est certain qu' ils
maltraitent presque toujours le misérable. La vue
de l' infortu fait, sur la plupart des hommes,
l' effet de la tête deduse : à son aspect, les
coeurs se changent en rochers.
Il est encore des gens indifférents à l' amitié ; et
ce sont ceux qui se suffisent à eux-mêmes.
Accoutumés à chercher,
p359
à trouver le bonheur en eux, et d' ailleurs trop
éclairés pour goûter encore le plaisir d' être dupes,
ils ne peuvent conserver l' heureuse ignorance de la
chanceté des hommes (ignorance pcieuse, qui,
dans la premiere jeunesse, resserre si fort les
liens de l' amitié) : aussi sont-ils peu sensibles au
charme de ce sentiment, non qu' ils n' en soient
susceptibles. ce sont souvent, comme l' a dit
une femme de beaucoup d' esprit, moins des hommes
insensibles, que des hommes désabusés .
Il résulte de ce que j' ai dit, que la force de
l' amitié est toujours proportionnée au besoin que
les hommes ont les uns des autres ; et que ce besoin
varie selon la différence des siecles, des moeurs,
des formes de gouvernement, des conditions et des
caracteres. Mais, dira-t-on, si l' amitié suppose
toujours un besoin ; ce n' est pas du moins un besoin
physique. Qu' est-ce qu' un ami ? Un parent de notre
choix. On desire un ami, pour vivre pour ainsi dire
en lui, pour épancher notre ame dans la sienne, et
jouir d' une conversation que la confiance rend
toujourslicieuse. Cette passion n' est donc fone
ni sur la crainte de la douleur, ni sur
p360
l' amour des plaisirs physiques. Mais, pondrai-je,
à quoi tient le charme de la conversation d' un ami ?
Au plaisir d' y parler de soi. La fortune nous
a-t-elle placés dans un état honnête ? On s' entretient
avec son ami des moyens d' accroître ses biens, ses
honneurs, son crédit et sa réputation. Est-on dans
la misere ? On cherche avec ce me ami les moyens
de se soustraire à l' indigence ; et son entretien
nous épargne du moins, dans le malheur, l' ennui
des conversations indifférentes. C' est donc toujours
de ses peines ou de ses plaisirs dont on parle à son
ami. Or, s' il n' est de vrais plaisirs et de vraies
peines, comme je l' ai prouvé plus haut, que les
plaisirs et les peines physiques ; si les moyens de
se les procurer ne sont que des plaisirs d' espérance
qui supposent l' existence des premiers, et qui n' en
sont pour ainsi dire qu' une conséquence ; il
s' ensuit que l' amitié, ainsi que l' avarice, l' orgueil,
l' ambition et les autres passions, est l' effet
imdiat de la sensibilité physique.
Pour derniere preuve de cette vérité, je vais
montrer qu' avec le secours de ces mêmes peines et
de ces mêmes plaisirs, on peut exciter en nous toute
espece de passions ; et qu' ainsi les peines et les
plaisirs des sens sont le germe productif de tout
sentiment.
p361
DISCOURS 3 CHAPITRE 15
que la crainte des peines ou le desir des plaisirs
physiques peuvent allumer en nous toutes sortes de
passions.
qu' on ouvre l' histoire ; et l' on verra que, dans tous
les pays où certaines vertus étoient encouraes
par l' espoir des plaisirs des sens, ces vertus ont
été les plus communes et ont jeté le plus grand
éclat.
Pourquoi les crétois, les béotiens et généralement
tous les peuples les plus adonnés à l' amour, ont-ils
été les plus courageux ? C' est que, dans ces pays,
les femmes n' accordoient leurs faveurs qu' aux plus
braves ; c' est que les plaisirs de l' amour, comme le
remarquent Plutarque et Platon, sont les plus
propres à élever l' ame des peuples, et la plus digne
compense des héros et des hommes vertueux.
C' étoit vraisemblablement par ce motif que le sénat
romain, vil flatteur de César, voulut, au rapport de
quelques historiens, lui accorder par une loi
expresse le droit de jouissance sur toutes les dames
romaines : c' est aussi ce qui, suivant les moeurs
grecques, faisoit dire à Platon que le plus beau
devoit, au sortir du combat, être la récompense du
plus vaillant ; projet dont épaminondas lui-même
avoit eu quelque idée, puisqu' il rangea à la bataille
de Leuctres l' amant à côté de la maîtresse ;
pratique qu' il regarda toujours comme très-propre
à assurer les succès militaires. Quelle puissance,
en effet, n' ont pas sur nous les plaisirs des sens !
Ils firent du bataillon sacré des thébains un
bataillon invincible ; ils inspiroient le plus grand
courage
p362
aux peuples anciens, lorsque les vainqueurs
partageoient entr' eux les richesses et les femmes
des vaincus ; ils formerent enfin le caractere de
ces vertueux samnites, chez qui la plus grande
beauté étoit le prix de la plus grande vertu.
Pour s' assurer de cette vérité par un exemple plus
détaillé, qu' on examine par quels moyens le fameux
Lycurgue porta dans le coeur de ses concitoyens
l' enthousiasme et pour ainsi dire la fievre de la
vertu ; et l' on verra que, si nul peuple ne surpassa
les lacédémoniens en courage, c' est que nul peuple
n' honora davantage la vertu et ne sut mieux
compenser la valeur. Qu' on se rappelle cestes
solemnelles, où, conformément aux loix de Lycurgue,
les belles et jeunes lamoniennes s' avançoient
demi-nues, en dansant, dans l' assemblée du peuple.
C' étoitqu' en psence de la nation, elles
insultoient, par des traits satyriques, ceux qui
avoient marqquelque foiblesse à la guerre, et
qu' elles célébroient, par leurs chansons, les jeunes
guerriers qui s' étoient signalés par quelques
exploits éclatants. Or, qui doute que le lâche, en
butte, devant tout un peuple, aux railleries ameres
de ces jeunes filles, en proie aux tourments de la
honte et de la confusion, ne dût être dévoré du
plus cruel repentir ? Quel triomphe, au contraire,
pour le jeune héros qui recevoit la palme de la
gloire des mains de la beauté, qui lisoit l' estime
sur le front des vieillards, l' amour dans les yeux
de ces jeunes filles, et l' assurance de ces faveurs
dont l' espoir seul est un plaisir ? Peut-on douter
qu' alors ce jeune guerrier ne fût ivre de vertu ?
Aussi les spartiates, toujours impatients de
combattre, se précipitoient avec fureur dans les
bataillons ennemis ; et de toute part environnés
de la mort, ils n' envisageoient autre chose que la
gloire. Tout concouroit, dans cette législation, à
tamorphoser
p363
les hommes en héros. Mais, pour l' établir, il
falloit que Lycurgue, convaincu que le plaisir est
le moteur unique et universel des hommes, eût senti
que les femmes, qui, par-tout ailleurs, sembloient,
comme les fleurs d' un beau jardin, n' être faites
que pour l' ornement de la terre et le plaisir des
yeux, pouvoient être employées à un plus noble
usage ; que ce sexe, avili et dégradé chez presque
tous les peuples du monde, pouvoit entrer en
communauté de gloire avec les hommes, partager avec
eux les lauriers qu' il leur faisoit cueillir, et
devenir enfin un des plus puissants ressorts de la
législation.
En effet, si le plaisir de l' amour est pour les
hommes le plus vif des plaisirs, quel germe fécond
de courage renfermé dans ce plaisir, et quelle ardeur
pour la vertu ne peut point inspirer le desir des
femmes ?
Qui s' examinera sur ce point sentira que, si
l' assemblée des spartiates eût été plus nombreuse,
qu' on y eût couvert le lâche de plus d' ignominie,
qu' il eût été possible d' y rendre encore plus de
respect et d' hommages à la valeur, Sparte auroit
porté plus loin encore l' enthousiasme de la vertu.
Supposons, pour le prouver, que, pétrant, si je
l' ose dire, plus avant dans les vues de la nature,
on eût imaginé qu' en ornant les belles femmes de
tant d' attraits, en attachant le plus grand plaisir
à leur jouissance, la nature eût voulu en faire la
compense de la plus haute vertu : supposons encore
qu' à l' exemple de ces vierges consacrées à Isis ou
à Vesta, les plus belles lacédémoniennes eussent été
p364
consacrées au mérite ; que, psentées nues dans les
assemblées, elles eussent été enlevées par les
guerriers comme le prix de leur courage ; et que ces
jeunes héros eussent, aume instant, éproula
double ivresse de l' amour et de la gloire ; quelque
bizarre et quelqu' éloignée de nos moeurs que soit
cette législation, il est certain qu' elle eût encore
rendu les spartiates plus vertueux et plus vaillants,
puisque la force de la vertu est toujours
proportionnée au degré de plaisir qu' on lui assigne
pour récompense.
Je remarquerai, à ce sujet, que cette coutume, si
bizarre en apparence, est en usage au royaume de
Bisnagar, dont Narsingue est la capitale. Pour
élever le courage de ses guerriers, le roi de cet
empire, au rapport des voyageurs, achette, nourrit
et habille, de la maniere la plus galante et la
plus magnifique, des femmes charmantes, uniquement
destinées aux plaisirs des guerriers qui se sont
signalés par quelques hauts faits. Par ce moyen, il
inspire le plus grand courage à ses sujets ; il
attire à sa cour tous les guerriers des peuples
voisins, qui, flattés de l' espoir de jouir de ces
belles femmes, abandonnent leur pays et s' établissent
à Narsingue, où ils ne se nourrissent que de la
chair des lions et des tigres, et ne s' abbreuvent
que du sang de ces animaux.
Il résulte des exemples ci-dessus apportés, que les
peines
p365
et les plaisirs des sens peuvent nous inspirer
toute espece de passions, de sentiments et de vertus.
C' est pourquoi, sans avoir recours à des siecles ou
des pays éloignés, je citerai, pour derniere preuve
de cette vérité, ces siecles de chevalerie, où les
femmes enseignoient à la fois aux apprentifs
chevaliers l' art d' aimer et le catéchisme.
Si, dans ces temps, comme le remarque Machiavel, et
lors de leur descente en Italie, les françois
parurent si courageux et si terribles à la postérité
des romains, c' est qu' ils étoient animés de la plus
grande valeur. Comment ne l' eussent-ils pas été ?
Les femmes, ajoute cet historien, n' accordoient
leurs faveurs qu' aux plus vaillants d' entr' eux.
Pour juger du mérite d' un amant et de sa tendresse,
les preuves qu' elles exigeoient, c' étoit de faire
des prisonniers à la guerre, de tenter une escalade,
ou d' enlever un poste aux ennemis ; elles aimoient
mieux voir périr que voir fuir leur amant. Un
chevalier étoit alors obligé de combattre, pour
soutenir, et la beauté de sa dame, et l' excès de sa
tendresse. Les exploits des chevaliers étoient le
sujet perpétuel des conversations et des romans.
Par-tout on recommandoit la galanterie. Les poëtes
vouloient qu' au milieu des combats et des dangers,
un chevalier eût toujours le portrait de sa dame
présent à sa mémoire. Dans les tournois, avant que
de sonner la charge, ils vouloient qu' il tînt les
yeux sur sa maîtresse, comme le prouve cette ballade :
servants d' amour, regardez doucement,
aux eschaffauds, anges de paradis ;
lors jousterez fort et joyeusement,
et vous serez honorez et chéris .
Tout alors prêchoit l' amour ; et quel ressort plus
puissant
p366
pour mouvoir les ames ? La démarche, les regards,
les moindres gestes de la beauté, ne sont-ils pas
le charme et l' ivresse des sens ? Les femmes ne
peuvent-elles pas, à leur gré, cer des ames et
des corps dans les imbécilles et les foibles ? La
Phénicie n' a-t-elle pas, sous le nom denus ou
d' Astarté, élevé des autels à la beauté ?
Ces autels ne pouvoient être abbattus que par notre
religion. Quel objet (pour qui n' est pas éclairé des
rayons de la foi) est en effet plus digne de notre
adoration, que celui auquel le ciel a confle
dépôt précieux du plus vif de nos plaisirs ? Plaisirs
dont la jouissance seule peut nous faire supporter
avec délices le pénible fardeau de la vie, et nous
consoler du malheur d' être.
La conclusion générale de ce que j' ai dit sur
l' origine des passions, c' est que la douleur et le
plaisir des sens font agir et penser les hommes, et
sont les seuls contrepoids qui meuvent le monde
moral.
Les passions sont donc en nous l' effet immédiat de
la sensibilité physique : or, tous les hommes sont
sensibles et susceptibles de passions ; tous, par
conséquent, portent en eux le germe productif de
l' esprit. Mais, dira-t-on, s' ils sont sensibles, ils
ne le sont peut-être pas tous au même degré ; l' on
voit, par exemple, des nations entieres indifrentes
à la passion de la gloire et de la vertu : or, si les
hommes ne sont pas susceptibles de passions aussi
fortes, tous ne sont pas capables de cette même
continuité d' attention qu' on doit regarder comme la
cause de la grande inégalité de leurs lumieres :
d' où il résulte que la nature n' a pas donné à tous
les hommes d' égales dispositions à l' esprit.
Pourpondre à cette objection, il n' est pas
nécessaire d' examiner si tous les hommes sont
également sensibles :
p367
cette question, peut-être plus difficile à résoudre
qu' on ne l' imagine, est d' ailleurs étrangere à mon
sujet. Ce que je me propose, c' est d' examiner si
tous les hommes ne sont pas du moins susceptibles
de passions assez fortes pour les douer de l' attention
continue à laquelle est attace la suriorité
d' esprit.
C' est à cet effet que je réfuterai d' abord l' argument
tiré de la sensibilité de certaines nations aux
passions de la gloire et de la vertu ; argument par
lequel on croit prouver que tous les hommes ne sont
pas susceptibles de passions. Je dis donc que
l' insensibilité de ces nations ne doit point être
attribuée à la nature ; mais à des causes
accidentelles, telles que la forme difrente des
gouvernements.
p368
DISCOURS 3 CHAPITRE 16
à quelle cause on doit attribuer l' indifrence
de certains peuples pour la vertu.
pour savoir si c' est de la nature, ou de la forme
particuliere des gouvernements, que pend
l' indifférence de certains peuples pour la vertu,
il faut d' abord connoître l' homme, pétrer jusques
dans l' abyme du coeur humain ; se rappeller que,
sensible à la douleur et au plaisir, c' est à la
sensibilité physique que l' homme doit ses passions ;
et à ses passions, qu' il doit tous ses vices et
toutes ses vertus.
Ces principes posés, pour résoudre la question
ci-dessus proposée, il faut examiner ensuite si les
mes passions, modifiées selon les différentes
formes de gouvernement, ne produiroient point en
nous les vices et les vertus contraires.
Qu' un homme soit assez amoureux de la gloire pour y
sacrifier toutes ses autres passions : si, par la
forme du gouvernement, la gloire est toujours le
prix des actions vertueuses, il est évident que
cet homme sera toujours nécessité à la vertu ; et
que, pour en faire un Léonidas, un Horatius Coclès,
il ne faut que le placer dans un pays et dans des
circonstances pareilles.
Mais, dira-t-on, il est peu d' hommes qui s' élevent
à ce degde passion. Aussi, pondrai-je,
n' est-ce que l' homme fortement passionné qui
pénetre jusqu' au sanctuaire de la vertu. Il n' en
est pas ainsi de ces hommes incapables de passions
vives, et qu' on appelle honnêtes . Si, loin de ce
sanctuaire,
p369
ces derniers cependant sont toujours retenus par les
liens de la paresse dans le chemin de la vertu,
c' est qu' ils n' ont pas même la force de s' en écarter.
La vertu du premier est la seule vertu éclairée et
active : mais elle ne croît ou du moins ne parvient
à un certain degré de hauteur, que dans les
publiques guerrieres ; parce que c' est uniquement
dans cette forme de gouvernement que l' estime
publique nous éleve le plus au-dessus des autres
hommes, qu' elle nous attire plus de respects de leur
part, qu' elle est la plus flatteuse, la plus
desirable, et la plus propre enfin à produire de
grands effets.
La vertu des seconds, entée sur la paresse, et
produite, si je l' ose dire, par l' absence des passions
fortes, n' est qu' une vertu passive, qui, peu
éclairée, et par conséquent très-dangereuse dans
les premieres places, est d' ailleurs assez sûre.
Elle est commune à tous ceux qu' on appelle
honnêtes gens , plus estimables par les maux
qu' ils ne font pas, que par les biens qu' ils font.
à l' égard des hommes passionnés que j' ai cités les
premiers, il est évident que le même desir de gloire,
qui, dans les premiers siecles de la publique
romaine, ent fait des Curtius et des Décius,
en devoit faire des Marius et des Octave dans ces
moments de troubles et devolutions, où la gloire
étoit, comme dans les derniers temps de la
publique, uniquement attachée à la tyrannie et à
la puissance. Ce que je dis de la passion de la
gloire, je le dis de l' amour de la consiration,
qui n' est qu' un diminutif de l' amour de la gloire,
et l' objet des desirs de ceux qui ne peuvent
atteindre à la renommée.
Ce desir de la considération doit pareillement
produire, en des siecles différents, des vices et
des vertus contraires.
p370
Lorsque le crédit a le pas sur le mérite, ce desir
fait des intrigants et des flatteurs ; lorsque
l' argent est plus honoré que la vertu, il produit
des avares, qui recherchent les richesses avec le
me empressement que les premiers romains les
fuyoient lorsqu' il étoit honteux de les posséder :
d' où je conclus que, dans des moeurs et des
gouvernements différents, leme desir doit produire
des Cincinnatus, des Papyrius, des Crassus et des
jan.
à ce sujet, je ferai remarquer en passant quelle
différence on doit mettre entre les ambitieux de
gloire et les ambitieux de places ou de richesses.
Les premiers ne peuvent jamais être que de grands
criminels ; parce que les grands crimes, par la
supériorité des talents nécessaires pour les
exécuter et le grand prix attacau succès,
peuvent seuls en imposer assez à l' imagination des
hommes, pour ravir leur admiration ; admiration
fondée en eux sur un desir intérieur et secret de
ressembler à ces illustres coupables. Tout homme
amoureux de la gloire est donc incapable de tous
les petits crimes. Si cette passion fait des
Cromwel, elle ne fait jamais des Cartouche. D' où
je conclus que, sauf les positions rares et
extraordinaires où se sont trous les Sylla et
les sar, dans toute autre position, ces mes
hommes, par la nature même de leurs passions,
fussent restés fideles à la vertu ; bien différents
en ce point de ces intrigants et de ces avares que
la bassesse et l' obscurité de leurs crimes met
journellement dans l' occasion d' en commettre de
nouveaux.
Aps avoir montré comment la me passion, qui nous
nécessite à l' amour et à la pratique de la vertu,
peut, en des temps et des gouvernements différents,
produire en nous des vices contraires ; essayons
maintenant de percer plus
p371
avant dans le coeur humain ; et de découvrir
pourquoi, dans quelque gouvernement que ce soit,
l' homme, toujours incertain dans sa conduite, est,
par ses passions, déterminé tantôt aux bonnes,
tantôt aux mauvaises actions ; et pourquoi son
coeur est une arene toujours ouverte à la lutte du
vice et de la vertu.
Poursoudre ce probme moral, il faut chercher la
cause du trouble et du repos successif de la
conscience, de ces mouvements confus et divers de
l' ame, et enfin de ces combats intérieurs que le
poëte tragique ne présente avec tant de sucs
au théâtre, que parce que les spectateurs en ont
tous éprouvé de semblables : il faut se demander
quels sont ces deux moi que Pascal et quelques
philosophes indiens ont reconnu en eux.
Pourcouvrir la cause universelle de tous ces
effets, il suffit d' observer que les hommes ne sont
point mus par une seule espece de sentiment ; qu' il
n' en est aucun d' exactement animé de ces passions
solitaires qui remplissent toute la capacité d' une
ame ; qu' entraîné tour à tour par des passions
différentes, dont les unes sont conformes et les
autres contraires à l' intérêt général, chaque homme
est soumis à deux attractions différentes, dont
l' une le porte au vice et l' autre à la vertu. Je dis
chaque homme, parce qu' il n' y a point de probité plus
universellement reconnue que celle de Caton et de
Brutus, parce qu' aucun homme
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ne peut se flater d' être plus vertueux que ces deux
romains : cependant, le premier, surpris par un
mouvement d' avarice, fit quelques vexations dans
son gouvernement ; et le second, touché des prieres
de sa fille, obtint du sénat, en faveur de
Bibulus son gendre, une grace qu' il avoit fait
refuser à Cicéron son ami, comme contraire à
l' intérêt de lapublique. Voilà la cause de ce
lange de vice et de vertu qu' on apperçoit dans
tous les coeurs ; et pourquoi, sur la terre, il
n' est point de vice ni de vertu pure.
Pour savoir maintenant ce qui fait donner à un homme
le nom de vertueux ou de vicieux, il faut observer
que, parmi les passions dont chaque homme est ani,
il en est nécessairement une qui pside
principalement à sa conduite, et qui, dans son ame,
l' emporte sur toutes les autres.
Or, selon que cette derniere y commande plus ou moins
imrieusement, et qu' elle est, par sa nature ou
par les circonstances, utile ou nuisible à l' état,
l' homme, plus souvent détermiau bien ou au mal,
reçoit le nom de vertueux ou de vicieux.
J' ajouterai seulement que la force de ses vices ou
de ses vertus sera toujours proportione à la
vivacité de ses passions, dont la force se mesure
sur le degré de plaisir qu' il trouve à les
satisfaire. Voilà pourquoi dans la premiere
jeunesse, âge l' on est plus sensible au plaisir
et capable de passions plus fortes, l' on est, en
général, capable de plus grandes actions.
La plus haute vertu, comme le vice le plus honteux,
est en nous l' effet du plaisir plus ou moins vif
que nous trouvons à nous y livrer.
Aussi n' a-t-on de mesure pcise de sa vertu
qu' aps avoir
p373
découvert, par un examen scrupuleux, le nombre et
les degrés de peines qu' une passion telle que l' amour
de la justice ou la gloire peuvent nous faire
supporter. Celui pour qui l' estime est tout et la
vie n' est rien, subira, comme Socrate, plutôt
la mort que de demander lâchement la vie. Celui
qui devient l' ame d' un état républicain, que
l' orgueil et la gloire rendent passion pour le
bien public, préfere, comme Caton, la mort à
l' humiliation de voir lui et sa patrie asservis
à une autorité arbitraire. Mais de telles actions
sont l' effet du plus grand amour pour la gloire.
C' est à ce dernier terme qu' atteignent les plus
fortes passions, et à ce me terme que la nature
a posé les bornes de la vertu humaine.
En vain voudroit-on se le dissimuler à soi-me ;
on devient cessairement l' ennemi des hommes,
lorsqu' on ne peut être heureux que par leur
infortune. C' est l' heureuse conformité qui se
trouve entre notre intérêt et l' intérêt public,
conformité ordinairement produite par le desir
de l' estime, qui nous donne pour les hommes ces
sentiments tendres dont leur affection est la
compense. Celui qui, pour être vertueux, auroit
toujours ses penchants à vaincre, seroit
nécessairement un malhonnête homme. Les vertus
ritoires ne sont jamais des vertus sûres. Il est
impossible, dans la pratique, de livrer, pour ainsi
dire, tous les jours des batailles à ses passions,
sans en perdre un grand nombre.
p374
Toujours forcé de céder à l' intérêt le plus puissant,
quelque amour qu' on ait pour l' estime, on n' y
sacrifie jamais des plaisirs plus grands que ceux
qu' elle procure. Si, dans certaines occasions, de
saints personnages se sont quelquefois exposés au
pris du public, c' est qu' ils ne vouloient pas
sacrifier leur salut à leur gloire. Si quelques
femmes sistent aux empressements d' un prince,
c' est qu' elles ne se croient pas dommagées par sa
conquête de la perte de leur réputation : aussi en
est-il peu d' insensibles à l' amour d' un roi, presque
aucune qui ne cede à l' amour d' un roi jeune et
charmant, et nulle qui pût sister à ces êtres
bienfaisants, aimables et puissants, tels qu' on nous
peint les sylphes et les génies, qui, par mille
enchantements, pourroient à la fois enivrer tous les
sens d' une mortelle.
Cette vérité, fondée sur le sentiment de l' amour de
soi, est non seulement reconnue, mais même avouée
desgislateurs.
Convaincus que l' amour de la vie étoit en général
la plus forte passion des hommes, lesgislateurs
n' ont, en conséquence, jamais regardé comme criminel
ou l' homicide commis à son corps défendant, ou le
refus que feroit un citoyen de se vouer, comme
Décius, à la mort pour le salut de sa patrie.
L' homme vertueux n' est donc point celui qui sacrifie
ses plaisirs, ses habitudes et ses plus fortes
passions, à l' intérêt public, puisqu' un tel homme
est impossible ; mais celui
p375
dont la plus forte passion est tellement conforme à
l' intérêt général, qu' il est presque toujours
nécessité à la vertu. C' est pourquoi l' on approche
d' autant plus de la perfection et l' on mérite
d' autant plus le nom de vertueux, qu' il faut, pour
nous déterminer à une action malhonnête ou criminelle,
un plus grand motif de plaisir, un intét plus
puissant, plus capable d' enflammer nos desirs, et
qui suppose par conséquent en nous plus de passion
pour l' honteté.
César n' étoit pas, sans doute, un des romains les
plus vertueux : cependant, s' il ne put renoncer au
titre de bon citoyen qu' en prenant celui de maître
du monde, peut-être n' est-on pas en droit de le
bannir de la classe des hommes honnêtes. En effet,
parmi les hommes vertueux, et réellement dignes de
ce titre, combien est-il d' hommes qui, placés dans
les mes circonstances, refusassent le sceptre du
monde, sur-tout s' ils se sentoient, comme César,
dos de ces talents supérieurs qui assurent le
succès des grandes entreprises ? Moins de talent
les rendroit peut-être meilleurs citoyens ; une
diocre vertu, soutenue de plus d' inquiétude sur le
succès, suffiroit pour les goûter d' un projet si
hardi. C' est quelquefois unfaut de talent qui
nous préserve d' un vice ; c' est souvent à ce même
défaut qu' on doit le compment de ses vertus.
On est au contraire d' autant moins honnête, qu' il
faut, pour nous porter au crime, des motifs de
plaisirs moins puissants. Tel est, par exemple,
celui de quelques empereurs de Maroc, qui,
uniquement pour faire parade de leur adresse,
enlevent d' un seul coup de sabre, en se mettant en
selle, la tête de leur écuyer.
Voilà ce qui différencie, de la maniere la plus
nette, la plus précise et la plus conforme à
l' expérience, l' homme
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vertueux de l' homme vicieux : c' est sur ce plan
que le public feroit un thermometre exact, où
seroient marqués les divers degrés de vice ou de
vertu de chaque citoyen, si, perçant au fond des
coeurs, il pouvoit y découvrir le prix que chacun
met à sa vertu. L' impossibilité de parvenir à cette
connoissance l' a forcé à ne juger des hommes que
par leurs actions ; jugement extrêmement fautif
dans quelque cas particulier, mais en total assez
conforme à l' intérêt général, et presque aussi
utile que s' il étoit plus juste.
Aps avoir examiné le jeu des passions, expliq
la cause du mêlange de vices et de vertus qu' on
apperçoit dans tous les hommes ; avoir posé la
borne de la vertu humaine, et fixé enfin l' idée
qu' on doit attacher au mot vertueux ; l' on est
maintenant en état de juger si c' est à la nature ou
à la législation particuliere de quelques états qu' on
doit attribuer l' indifférence de certains peuples
pour la vertu.
Si le plaisir est l' unique objet de la recherche des
hommes, pour leur inspirer l' amour de la vertu, il
ne faut qu' imiter la nature : le plaisir en annonce
les volontés, la douleur les défenses ; et l' homme
lui obéit avec docilité. Armé de la me puissance,
pourquoi le législateur ne produiroit-il pas les
mes effets ? Si les hommes étoient sans passions,
nul moyen de les rendre bons : mais l' amour du
plaisir, contre lequel se sont élevés des gens d' une
probité plus respectable qu' éclairée, est un frein
avec lequel on peut toujours diriger au bien général
les passions des particuliers. La haine de la
plupart des hommes pour la vertu n' est donc pas
l' effet de la corruption de leur nature, mais de
l' imperfection de la
p377
législation. C' est la législation, si je l' ose dire,
qui nous excite au vice, en y amalgamant trop souvent
le plaisir : le grand art du législateur est l' art de
les désunir, et de ne laisser aucune proportion
entre l' avantage que le scélérat retire du crime et
la peine à laquelle il s' expose. Si, parmi les gens
riches, souvent moins vertueux que les indigents,
on voit peu de voleurs et d' assassins, c' est que le
profit du vol n' est jamais, pour un homme riche,
proportionau risque du supplice. Il n' en est pas
ainsi de l' indigent : cette disproportion se
trouvant infiniment moins grande à son égard, il
reste, pour ainsi dire, en équilibre entre le vice
et la vertu. Ce n' est pas que je ptende insinuer
ici qu' on doive mener les hommes avec une verge de
fer. Dans une excellente législation, et chez un
peuple vertueux, le mépris, qui prive un homme de
tout consolateur, qui le laisse isolé au milieu de
sa patrie, est un motif suffisant pour former des
ames vertueuses. Toute autre espece de châtiment
rend l' homme timide, lâche et stupide. L' espece de
vertu qu' engendre la crainte des supplices se
ressent de son origine ; cette vertu est pusillanime
et sans lumiere : ou plutôt la crainte n' étouffe
que des vices, et ne produit point de vertus. La
vraie vertu est fondée sur le desir de l' estime et
de la gloire, et sur l' horreur du mépris, plus
effrayant que la mort même. J' en prends pour
exemple la réponse que le spectateur anglois
fait faire à Pharamond par un soldat duelliste, à
qui ce prince reprochoit d' avoir contrevenu à ses
ordres : comment, lui pondit-il, m' y
serois-je soumis ? Tu ne punis que de
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mort ceux qui les violent, et tu punis d' infamie
ceux qui y obéissent. Apprends que je crains moins
la mort que le mépris .
Je pourrois conclure de ce que j' ai dit, que ce
n' est point de la nature, mais de la différente
constitution des états, que dépend l' amour ou
l' indifférence de certains peuples pour la vertu :
mais, quelque juste que fût cette conclusion, elle
ne seroit cependant pas assez prouvée, si, pour
jeter plus de jour sur cette matiere, je ne cherchois
plus particuliérement dans les gouvernements, ou
libres ou despotiques, les causes de ce même amour
ou de cette même indifférence pour la vertu. Je
m' arrêterai d' abord au despotisme : et, pour en
mieux connoître la nature, j' examinerai quel motif
allume dans l' homme ce desir effréné d' un pouvoir
arbitraire, tel qu' on l' exerce dans l' orient.
Si je choisis l' orient pour exemple, c' est que
l' indifférence pour la vertu ne se fait constamment
sentir que dans les gouvernements de cette espece.
En vain quelques nations voisines et jalouses nous
accusent-elles déjà de ployer sous le joug du
despotisme oriental : je dis que notre religion ne
permet pas aux princes d' usurper un pareil pouvoir ;
que notre constitution est monarchique, et non
despotique ; que les particuliers ne peuvent, en
conséquence, êtrepouillés de leur propriété que
par la loi, et non par une volonté arbitraire ; que
nos princes prétendent au titre de monarque, et non
à celui de despote ; qu' ils reconnoissent des loix
fondamentales dans le royaume ; qu' ils seclarent
les peres, et non les tyrans de leurs sujets.
D' ailleurs, le despotisme ne pourroit s' établir en
France, qu' elle net bien-tôt subjuge. Il n' en
est pas de ce royaume comme de la Turquie, de la
Perse, de ces empiresfendus par de vastes
déserts, et dont l' immense étendue suppléant à la
dépopulation qu' occasionne
p379
le despotisme, fournit toujours des armées au sultan.
Dans un pays resserré comme le nôtre, et environné
de nations éclairées et puissantes, les ames ne
seroient pas impument avilies. La France,
dépeuplée par le despotisme, seroit bientôt la proie
de ces nations. En chargeant de fers les mains de
ses sujets, le prince ne les soumettroit au joug
de l' esclavage que pour subir lui-même le joug des
princes ses voisins. Il est donc impossible qu' il
forme un pareil projet.
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DISCOURS 3 CHAPITRE 17
du desir que tous les hommes ont d' être despotes,
des moyens qu' ils emploient pour y parvenir, et du
danger auquel le despotisme expose les rois.
ce desir prend sa source dans l' amour du plaisir, et
par conquent dans la nature même de l' homme. Chacun
veut être le plus heureux qu' il est possible ; chacun
veut être revêtu d' une puissance qui force les hommes
à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur :
c' est pour cet effet qu' on veut leur commander.
Or, l' on régit les peuples, ou selon des loix et des
conventions établies, ou par une volonté arbitraire.
Dans le premier cas, notre puissance sur eux est
moins absolue ; ils sont moins nécessités à nous
plaire : d' ailleurs, pour gouverner un peuple selon
ses loix, il faut les connoître, les méditer,
supporter des études pénibles, auxquelles la paresse
veut toujours se soustraire. Pour satisfaire cette
paresse, chacun aspire donc au pouvoir absolu, qui,
le dispensant de tout soin, de toute étude et de
toute fatigue d' attention, soumet servilement les
hommes à ses volontés.
Selon Aristote, le gouvernement despotique est celui
tout est esclave, où l' on ne trouve qu' un homme
de libre.
Voilà par quel motif chacun veut être despote. Pour
l' être, il faut abbaisser la puissance des grands
et du peuple, et diviser, par conséquent, les
intérêts des citoyens. Dans une longue suite de
siecles, le temps en fournit toujours
p381
l' occasion aux souverains, qui, presque tous animés
d' un intérêt plus actif que bien entendu, la
saisissent avec avidité.
C' est sur cette anarchie des intérêts que s' est
établi le despotisme oriental, assez semblable à la
peinture que Milton fait de l' empire du chaos, qui,
dit-il, étend son pavillon royal sur un gouffre
aride et désolé, où la confusion, entrelassée dans
elle-même, entretient l' anarchie et la discorde des
éléments, et gouverne chaque atôme avec un sceptre
de fer.
La division une fois semée entre les citoyens, il
faut, pour avilir et dégrader les ames, faire sans
cesse étinceller aux yeux des peuples le glaive de
la tyrannie, mettre les vertus au rang des crimes,
et les punir comme tels. à quelles cruautés ne s' est
point, en ce genre, porté le despotisme, non
seulement en orient, mais même sous les empereurs
romains ? Sous le regne de Domitien, dit Tacite,
les vertus étoient des arrêts de mort. Rome n' étoit
remplie que de délateurs ; l' esclave étoit l' espion
de son maître, l' affranchi de son patron, l' ami de
son ami. Dans ces siecles de calamité, l' homme
vertueux ne conseilloit pas le crime, mais il étoit
forcé de s' y prêter. Plus de courage eût été mis au
rang des forfaits. Chez les romains avilis, la
foiblesse étoit unroïsme. On vit, sous ce regne,
punir, dans Sénécion et Rusticus, les panégyristes
des vertus de Thrasea et d' Helvidius ; ces illustres
orateurs traités de criminels d' état, et leurs
ouvrages brûlés par l' autorité publique. On vit des
écrivains célebres, tels que Pline, réduits à
composer des ouvrages de grammaire, parce que tout
genre d' ouvrage plus élevé étoit suspect à la
tyrannie et dangereux pour son auteur. Les savants
attirés à Rome par les Auguste, les Vespasien,
les Antonins et les Trajan, en étoient bannis
par les Néron, les Caligula, les Domitien
p382
et les Caracalla. On chassa les philosophes, on
proscrivit les sciences. Ces tyrans vouloient
anéantir, dit Tacite, tout ce qui portoit
l' empreinte de l' esprit et de la vertu.
C' est en tenant ainsi les ames dans les angoisses
perpétuelles de la crainte, que la tyrannie les
sait avilir : c' est elle qui, dans l' orient,
invente ces tortures, ces supplices si cruels ;
supplices quelquefois nécessaires dans ces pays
abominables, parce que les peuples y sont excités
aux forfaits, non seulement par leur misere, mais
encore par le sultan, qui leur donne l' exemple du
crime, et leur apprend à mépriser la justice.
Voilà, et les motifs sur lesquels est fondé l' amour
du despotisme, et les moyens qu' on emploie pour y
parvenir. C' est ainsi que, follement amoureux du
pouvoir arbitraire, les rois se jettent
inconsidérément dans une route coupée pour eux de
mille précipices, et dans laquelle mille d' entr' eux
ontri. Osons, pour le bonheur de l' humanité et
celui des souverains, les éclairer sur ce point ;
leur montrer le danger auquel, sous un pareil
gouvernement, eux et leurs peuples sont exposés.
Qu' ils écartentsormais loin d' eux tout conseiller
perfide qui leur inspireroit le desir du pouvoir
arbitraire : qu' ils sachent enfin que le traité le
plus fort contre le despotisme, seroit le traité du
bonheur et de la conservation des rois.
Mais, dira-t-on, qui peut leur cacher cette vérité ?
Que ne comparent-ils le petit nombre de princes
bannis d' Angleterre
p383
au nombre prodigieux d' empereurs grecs ou turcs
égorgés sur le trône de Constantinople ? Si les
sultans, répondrai-je, ne sont point retenus par
ces exemples effrayants, c' est qu' ils n' ont pas ce
tableau habituellement présent à la mémoire ; c' est
qu' ils sont continuellement poussés au despotisme
par ceux qui veulent partager avec eux le pouvoir
arbitraire ; c' est que la plupart des princes d' orient,
instruments des volontés d' un vizir, cedent par
foiblesse à ses desirs, et ne sont pas assez avertis
de leur injustice par la noble résistance de leurs
sujets.
L' entrée au despotisme est facile. Le peuple prévoit
rarement les maux que lui ppare une tyrannie
affermie. S' il l' apperçoit enfin, c' est au moment
qu' accablé sous le joug, enchaîné de toutes parts,
et dans l' impuissance de se fendre, il n' attend
plus qu' en tremblant le supplice auquel on veut le
condamner.
Enhardis par la foiblesse des peuples, les princes
se font despotes. Ils ne savent pas qu' ils
suspendent eux-mêmes sur leurs têtes le glaive qui
doit les frapper ; que, pour abroger toute loi et
duire tout au pouvoir arbitraire, il faut
perpétuellement avoir recours à la force, et souvent
employer le glaive du soldat. Or l' usage habituel
de pareils moyens, ou révolte les citoyens et les
excite à la vengeance, ou les accoutume insensiblement
à ne reconnoître d' autre justice que la force.
Cette idée est long-temps à se pandre dans le
peuple ; mais elle y perce, et parvient jusqu' au
soldat. Le soldat appeoit enfin qu' il n' est dans
l' état aucun corps qui puisse lui résister ;
qu' odieux à ses sujets, le prince lui doit toute sa
puissance : son ame s' ouvre à son insu à des projets
audacieux, il desire d' améliorer sa condition.
Qu' alors un homme
p384
hardi et courageux le flatte de cet espoir, et lui
promette le pillage de quelques grandes villes, un
tel homme, comme le prouve toute l' histoire, suffit
pour faire unevolution ; révolution toujours
rapidement suivie d' une seconde ; puisque, dans les
états despotiques, comme le remarque l' illustre
président de Montesquieu, sans détruire la tyrannie,
on massacre souvent les tyrans. Lorsqu' une fois le
soldat a connu sa force, il n' est plus possible de
le contenir. Je puis citer, à ce sujet, tous les
empereurs romains proscrits par les prétoriens, pour
avoir voulu affranchir la patrie de la tyrannie des
soldats, et rétablir l' ancienne discipline dans les
ares.
Pour commander à des esclaves, le despote est donc
forcé d' obéir à des milices toujours inquietes et
imrieuses. Il n' en est pas ainsi, lorsque le prince
a créé dans l' état un corps puissant de magistrats.
Jugé par ces magistrats, le peuple a des idées du
juste et de l' injuste ; le soldat, toujours tiré du
corps des citoyens, conserve dans son nouvel état
quelqu' idée de la justice ; d' ailleurs, il sent
qu' ameuté par le prince et par les magistrats, le
corps entier des citoyens, sous l' étendard des loix,
s' opposeroit aux entreprises hardies qu' il pourroit
tenter ; et que, quelle que fût sa valeur, il
succomberoit enfin sous le nombre : il est donc à la
fois retenu dans son devoir, et par l' idée de la
justice, et par la crainte.
Ce corps puissant de magistrats est donc nécessaire
à la reté des rois : c' est un bouclier sous lequel
le peuple et le prince sont à l' abri, l' un des
cruautés de la tyrannie, l' autre des fureurs de la
dition.
C' étoit à ce sujet, et pour se soustraire au danger
qui, de toutes parts, environnent les despotes,
que le khalife Aaron Al-Raschid
p385
demandoit un jour au célebre Beloulh, son frere,
quelques conseils sur la maniere de bien régner :
" faites, lui dit-il, que vos volontés soient
conformes aux loix, et non les loix à vos
volontés... etc. "
Thémiste, chargé de la part du sénat de haranguer
Jovien à son avénement au trône, tint, à peu près,
le même discours à cet empereur : souvenez-vous,
lui dit-il, que, si les gens de guerre vous ont
élevé à l' empire,... etc.
p386
chez les anciens perses même, les plus vils et les
plus lâches de tous les peuples, il étoit permis
aux philosophes, chargés d' inaugurer les princes,
de leur répéter ces mots au jour de leur
couronnement : sache, ô roi, que ton autorité
cessera d' être légitime, le jour même que tu
cesseras de rendre les perses heureux . Vérité
dont Trajan paroissoit pétré, lorsqu' élevé à
l' empire, et faisant, selon l' usage, présent d' une
épée au préfet du prétoire, il lui dit : recevez
de moi cette épée, et servez-vous en sous mon
regne, ou pour défendre en moi un prince juste,
ou pour punir en moi un tyran .
Quiconque, sous prétexte de maintenir l' autorité
du prince, veut la porter jusqu' au pouvoir arbitraire,
est, à la fois, mauvais pere, mauvais citoyen, et
mauvais sujet : mauvais pere et mauvais citoyen,
parce qu' il charge sa patrie et sa postérité des
chaînes de l' esclavage ; mauvais sujet, parce que
changer l' autorité légitime en autorité arbitraire,
c' est évoquer contre les rois l' ambition et le
désespoir. J' en prends à témoin les trônes de
l' orient, teints si souvent du sang de leurs
souverains. L' intérêt bien entendu des sultans ne
leur permettroit jamais, ni de souhaiter un pareil
pouvoir, ni de céder, à cet égard, aux desirs de
leurs vizirs. Les rois doivent être sourds à de
pareils conseils, et se rappeller que leur unique
intérêt est de tenir, si je l' ose dire, toujours
leur royaume en valeur, pour en jouir eux et leur
p387
postérité. Ce véritable intérêt ne peut être entendu
que des princes éclairés : dans les autres, la
gloriole de commander en maître, et l' intérêt
de la paresse qui leur cache les rils qui les
environnent, l' emporteront toujours sur tout autre
intérêt ; et tout gouvernement, comme l' histoire le
prouve, tendra toujours au despotisme.
p388
DISCOURS 3 CHAPITRE 18
principaux effets du despotisme.
je distinguerai d' abord deux especes de despotisme :
l' un qui s' établit tout-à-coup par la force des
armes, sur une nation vertueuse qui le souffre
impatiemment. Cette nation est comparable au chêne
plié avec effort, et dont l' élasticité brise bientôt
les cables qui le courboient. La Grece en fournit
mille exemples.
L' autre est fondé par le temps, le luxe et la
mollesse. La nation chez laquelle il s' établit est
comparable à ce même chêne, qui, peu à peu courbé,
perd insensiblement le ressort nécessaire pour se
redresser. C' est de cette derniere espece de
despotisme dont il s' agit dans ce chapitre.
Chez les peuples soumis à cette forme de
gouvernement, les hommes en place ne peuvent avoir
aucune idée nette de la justice : ils sont, à cet
égard, plongés dans la plus profonde ignorance. En
effet, quelle idée de justice pourroit se former un
vizir ? Il ignore qu' il est un bien public : sans
cette connoissance cependant, on erre çà et là sans
guide ; les idées du juste et de l' injuste, reçues
dans la premiere jeunesse, s' obscurcissent
insensiblement, et disparoissent enfin entiérement.
Mais, dira-t-on, qui peutrober cette connoissance
aux vizirs ? Et comment, répondrai-je,
l' acquerreroient-ils dans ces pays despotiques,
les citoyens n' ont nulle part au maniement des
affaires publiques ; l' on voit avec chagrin
quiconque tourne ses regards sur les malheurs de la
patrie ;
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l' intérêt mal entendu du sultan se trouve en
opposition avec l' intérêt de ses sujets ; où servir
le prince c' est trahir sa nation ? Pour être juste
et vertueux, il faut savoir quels sont les devoirs
du prince et des sujets, étudier les engagements
ciproques qui lient ensemble tous les membres de
la société. La justice n' est autre chose que la
connoissance profonde de ces engagements. Pour
s' élever à cette connoissance, il faut penser : or,
quel homme ose penser chez un peuple soumis au
pouvoir arbitraire ? La paresse, l' inutilité,
l' inhabitude, et même le danger de penser, en
entraîne bient l' impuissance. L' on pense peu
dans les pays où l' on taît ses pensées. En vain
diroit-on qu' on s' y tait par prudence, pour faire
accroire qu' on n' en pense pas moins : il est certain
qu' on n' en pense pas plus, et que jamais les idées
nobles et courageuses ne s' engendrent dans les
têtes soumises au despotisme.
Dans ces gouvernements, l' on n' est jamais animé que
de cet esprit d' égoïsme et de vertige, qui annonce
la destruction des empires. Chacun, tenant les yeux
fixés sur son intérêt particulier, ne les détourne
jamais sur l' intérêt géral. Les peuples n' ont donc,
en ces pays, aucune idée ni du bien public, ni des
devoirs des citoyens. Les vizirs, tirés du corps de
cette même nation, n' ont donc, en entrant en place,
aucun principe d' administration ni de justice ;
c' est donc pour faire leur cour, pour partager la
puissance du souverain, et non pour faire le bien,
qu' ils recherchent les grandes places.
Mais, en les supposant même animés du desir du
bien, pour le faire, il faut s' éclairer : et les
vizirs, nécessairement emportés par les intrigues
du serrail, n' ont pas le loisir de méditer.
p390
D' ailleurs, pour s' éclairer, il faut s' exposer à la
fatigue de l' étude et de la méditation : et quel
motif les y pourroit engager ? Ils n' y sont pas
me excités par la crainte de la censure.
Si l' on peut comparer les petites choses aux
grandes, qu' on se représente l' état de la république
des lettres. Si l' on en bannissoit les critiques,
ne sent-on pas qu' affranchi de la crainte salutaire
de la censure, qui force maintenant un auteur à
soigner, à perfectionner ses talents, ce même auteur
ne psenteroit plus au public que des ouvrages
négligés et imparfaits ? Voilà pcisément le cas
se trouvent les vizirs ; c' est la raison pour
laquelle ils ne donnent aucune attention à
l' administration des affaires, et ne doivent en
général jamais consulter les gens éclairés.
Ce que je dis des vizirs, je le dis des sultans. Les
princes n' échappent point à l' ignorance générale de
leur nation. Leurs yeuxme, à cet égard, sont
couverts de ténebres plus épaisses que ceux de leurs
sujets. Presque tous ceux qui les élevent ou qui les
environnent, avides de gouverner sous leur nom, ont
intérêt de les abrutir.
p391
Aussi les princes destinés àgner, enfermés dans
le serrail jusqu' à la mort de leur pere, passent-ils
du harem sur le trône sans avoir aucune idée nette
de la science du gouvernement et sans avoir une
seule fois assisté au divan.
Mais, à l' exemple de Philippe De Macédoine, à qui
la supériorité de courage et de lumieres n' inspiroit
point une aveugle confiance, et qui payoit des pages
pour lui péter tous les jours ces paroles,
Philippe, souviens-toi que tu es homme ;
pourquoi les vizirs ne permettroient-ils pas aux
critiques de les avertir quelquefois de leur
humanité ? Pourquoi ne pourroit-on sans crime douter
de la justice de leurs décisions, et leur répéter,
d' après Grotius, que tout ordre ou toute loi dont
on défend l' examen et la critique ne peut jamais
être qu' une loi injuste ?
C' est que les vizirs sont des hommes. Parmi les
auteurs, en est-il beaucoup qui eussent la générosité
d' épargner leurs critiques, s' ils avoient la
puissance de les punir ? Ce ne seroit du moins que
des hommes d' un esprit supérieur et d' un caractere
élevé, qui, sacrifiant leur ressentiment à
l' avantage du public, conserveroient à la publique
des lettres des critiques, si nécessaires au progs
des arts et des sciences. Or, comment exiger tant de
générosité de la part du vizir ?
il est, dit Balzac, peu de ministres assez
généreux pour
p392
preférer les louanges de la clémence, qui durent
aussi long-temps que les races conservées, au
plaisir que donne la vengeance, et qui cependant
passe aussite que le coup de hache qui abbat
une te . Peu de vizirs sont dignes de l' éloge
donné dans Sethos à la reine Nephté, lorsque
les prêtres, en prononçant son panégyrique, disent :
elle a pardonné comme les dieux, avec plein
pouvoir de punir .
Le puissant sera toujours injuste et vindicatif.
M De Vendôme disoit plaisamment à ce sujet que,
dans la marche des armées, il avoit souvent examiné
les querelles des mulets et des muletiers ; et qu' à
la honte de l' humanité, la raison étoit presque
toujours du côté des mulets.
M Du Vernay, si savant dans l' histoire naturelle,
et qui connoissoit, à la seule inspection de la
dent d' un animal, s' il étoit carnacier ou pâturant,
disoit souvent : qu' on me présente la dent d' un
animal inconnu ; par sa dent, je jugerai de ses
moeurs . à son exemple, un philosophe moral
pourroit dire : marquez-moi le degré de pouvoir
dont un homme est revêtu ; par son pouvoir, je
jugerai de sa justice. En vain, pour désarmer la
cruauté des vizirs, teroit-on, d' après Tacite,
que le supplice des critiques est la trompette qui
annonce à la postérité la honte et les vices de
leurs bourreaux : dans les états despotiques, on se
soucie et l' on doit se soucier peu de la gloire et
de la postérité ; puisqu' on n' aime point, comme je
l' ai prouplus haut, l' estime pour l' estime même,
mais pour les avantages qu' elle procure ; et qu' il
n' en est aucun qu' on accorde au mérite et qu' on ose
refuser à la puissance.
Les vizirs n' ont donc aucun intérêt de s' instruire,
et par conséquent de supporter la censure : ils
doivent donc être
p393
en général peu éclairés. Milord Bolingbrooke
disoit à ce sujet que, " jeune encore, il s' étoit
d' abord représenté ceux qui gouvernoient les nations
comme des intelligences supérieures. Mais,
ajoutoit-il, l' expérience me détrompa bientôt :
j' examinai ceux qui tenoient en Angleterre le
timon des affaires ; et je reconnus que les grands
étoient assez semblables à ces dieux de Phénicie
sur les épaules desquels on attachoit une tête de
boeuf en signe de puissance supme, et qu' en
général les hommes étoient régis par les plus sots
d' entr' eux. " cette vérité, que Bolingbrooke
appliquoit peut-être par humeur à l' Angleterre,
est sans doute incontestable dans presque tous les
empires de l' orient.
p394
DISCOURS 3 CHAPITRE 19
le mépris et l' avilissement où sont les peuples
entretient l' ignorance des vizirs ; second effet
du despotisme.
si les vizirs n' ont nul intérêt de s' instruire, il
est, dira-t-on, de l' intérêt du public que les
vizirs soient instruits ; toute nation veut être
bien gouvernée. Pourquoi donc ne voit-on point en
ces pays de citoyens assez vertueux pour reprocher
aux vizirs leur ignorance et leur injustice, et les
forcer, par la crainte du mépris, à devenir
citoyens ? C' est que le propre du despotisme est
d' avilir et de dégrader les ames.
Dans les états la loi seule punit et récompense,
l' on n' obéit qu' à la loi, l' homme vertueux,
toujours en sureté, y contracte une hardiesse et une
fermeté d' ame qui s' affoiblit nécessairement dans
les pays despotiques, où sa vie, ses biens et sa
liberté dépendent du caprice et de la volonté
arbitraire d' un seul homme. Dans ces pays, il seroit
aussi insensé d' être vertueux, qu' il eût été fou de
ne l' être pas en Crete et à Lacédémone : aussi
n' y voit-on personne s' élever contre l' injustice,
et, plutôt que d' y applaudir, crier comme
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le philosophe Philoxene : qu' on me remene aux
carrieres .
Dans ces gouvernements, que n' en coûte-t-il pas pour
être vertueux ? à quels dangers la probité n' est-elle
pas exposée ? Supposons un homme passionné pour la
vertu : vouloir qu' un tel homme apperçoive, dans
l' injustice ou l' incapacité des vizirs ou des
satrapes, la cause des miseres publiques, et qu' il
se taise, c' est vouloir les contradictoires.
D' ailleurs, une probité muette seroit dans ce cas
une probité inutile. Plus cet homme sera vertueux,
plus il s' empressera de nommer celui sur lequel doit
tomber le mépris national : je dirai de plus qu' il
le doit. Or, l' injustice et l' imbécillité d' un vizir
se trouvant, comme je l' ai dit plus haut, toujours
revêtue de la puissance nécessaire pour condamner
le mérite aux plus grands supplices, cet homme sera
d' autant plus promptement livaux muets, qu' il
sera plus ami du bien public et de la vertu.
Si ron forçoit au théâtre les applaudissements
des spectateurs, plus barbares encore que Néron,
les vizirs exigent les éloges de ceux-là même qu' ils
surchargent d' imts et qu' ils maltraitent. Ils sont
semblables à Tibere : sous son regne, on traitoit
de factieux jusqu' aux cris, jusqu' aux soupirs des
infortus qu' on opprimoit ; parcetout est
criminel, dit Suetone, sous un prince qui se sent
toujours coupable.
Il n' est point de vizir qui ne voulût réduire les
hommes à la condition de ces anciens perses, qui,
cruellement fouettés par l' ordre du prince, étoient
ensuite oblis de comparoître devant lui : nous
venons, lui disoient-ils, vous remercier d' avoir
daigné vous souvenir de nous .
La noble hardiesse d' un citoyen assez vertueux pour
reprocher aux vizirs leur ignorance et leur
injustice seroit
p396
donc bientôt suivie de son supplice ; et personne ne
s' y veut exposer. Mais, dira-t-on, le héros, le
brave ? Oui, répondrai-je, lorsqu' il est soutenu par
l' espoir de l' estime et de la gloire. Est-il privé
de cet espoir ? Son courage l' abandonne. Chez un
peuple esclave, l' on donneroit le nom de factieux à
ce citoyen généreux ; son supplice trouveroit des
approbateurs. Il n' est point de crimes auxquels on
ne prodigue des éloges, lorsque, dans un état, la
bassesse est devenue moeurs. " si la peste, dit
Gordon, avoit des jarretieres, des cordons et des
pensions à donner, il est des tologiens assez vils,
et des jurisconsultes assez bas, pour soutenir que
le regne de la peste est de droit divin ; et que se
soustraire à ses malignes influences, c' est se rendre
coupable au premier chef. " il est donc, en ces
gouvernements, plus sage d' être le complice que
l' accusateur des fripons ; les vertus et les talents
y sont toujours en butte à la tyrannie.
Lors de la conquête de l' Inde par
Thamas-Kouli-Kan, le seul homme estimable que ce
prince trouva dans l' empire du Mogol étoit un
nommé Mahmouth, et ce Mahmouth étoit exilé.
Dans les pays soumis au despotisme, l' amour, l' estime,
les acclamations du public sont des crimes dont le
prince
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punit ceux qui les obtiennent. Après avoir triomphé
des bretons, Agricola, pour échapper aux
applaudissements du peuple, ainsi qu' à la fureur
de Domitien, traverse de nuit les rues de Rome,
se rend au palais de l' empereur : le prince
l' embrasse froidement, Agricola se retire ; et le
vainqueur de la Bretagne, dit Tacite, se perd au
me instant dans la foule des autres esclaves.
C' est dans ces temps malheureux qu' on pouvoit à
Rome s' écrier, avec Brutus : ô vertu ! Tu n' es
qu' un vain nom . Comment en trouver chez des
peuples qui vivent dans des transes pertuelles,
et dont l' ame, affaissée par la crainte, a perdu
tout son ressort ? On ne rencontre, chez ces
peuples, que des puissants insolents, et des esclaves
vils et lâches. Quel tableau plus humiliant pour
l' humanité que l' audience d' un vizir, lorsque, dans
une importance et une gravité stupide, il s' avance
au milieu d' une foule de clients ; et que ces
derniers, sérieux, muets, immobiles, les yeux fixes
et baiss, attendent en tremblant la faveur d' un
regard, à peu-ps dans l' attitude de ces bramines,
qui, les yeux fixes sur le bout de leur nez,
attendent la flamme bleue et divine dont le ciel doit
l' enluminer, et dont l' apparition doit, selon eux,
les élever à la dignité de pagode !
Quand on voit le mérite ainsi humilié devant un vizir
sans talent, ou même un vil eunuque, on se rappelle
malgré soi la vénération ridicule qu' au Japon l' on
a pour les grues, dont on ne prononce jamais le nom
que prédu mot o-thurisama , c' est-à-dire,
monseigneur .
p398
DISCOURS 3 CHAPITRE 20
du mépris de la vertu, et de la fausse estime qu' on
affecte pour elle : troisme effet du despotisme.
si, comme je l' ai prouvé dans les chapitres
précédents, l' ignorance des vizirs est une suite
nécessaire de la forme despotique des gouvernements,
le ridicule qu' en ces pays l' on jette sur la vertu
en paroît être également l' effet.
Peut-on douter que, dans les repas somptueux des
perses, dans leurs soupers de bonne compagnie, l' on
ne se moquât de la frugalité et de la grossiéreté
des spartiates ? Et que des courtisans, accoutus
à ramper dans l' antichambre des eunuques pour y
briguer l' honneur honteux d' en être le jouet, ne
donnassent le nom de férocité au noble orgueil qui
défendoit aux grecs de se prosterner devant le grand
roi ?
Un peuple esclave doit nécessairement jeter du
ridicule sur l' audace, la magnanimité, le
désintéressement, lepris de la vie, enfin sur
toutes les vertus fondées sur un amour extrême de
la patrie et de la liberté. On devoit, en Perse,
traiter de fou, d' ennemi du prince, tout sujet
vertueux qui, frappé de l'roïsme des grecs,
exhortoit ses concitoyens à leur ressembler, et à
prévenir, par une prompteforme dans le
gouvernement, la ruine prochaine d' un empire
la vertu étoit méprisée. Les perses, sous peine de
se
p399
trouver vils, devoient trouver les grecs ridicules.
Nous ne pouvons jamais être frappés que des
sentiments qui nous affectent nous-mêmes vivement.
Un grand citoyen, objet de vénération par-tout
l' on est citoyen, ne passera jamais que pour fou
dans un gouvernement despotique.
Parmi nous autres européans, encore plus éloignés
de la vileté des orientaux que de l' roïsme des
grecs, que de grandes actions passeroient pour folles,
si cesmes actions n' étoient consacrées par
l' admiration de tous les siecles ! Sans cette
admiration, qui ne citeroit point comme ridicule cet
ordre qu' avant la bataille de Mantinée le roi
Agis reçut du peuple de Lacédémone : ne profitez
point de l' avantage du nombre, renvoyez une partie
de vos troupes ; ne combattez l' ennemi qu' à force
égale . On traiteroit pareillement d' insensée la
ponse qu' à la journée des argineuses fit
Callicratidas, général de la flotte lamonienne :
Hermon lui conseilloit de ne point combattre avec
des forces trop inégales l' are navale des
athéniens : ô Hermon, luipondit-il, à
dieu ne plaise que je suive un conseil dont les
suites seroient si funestes à ma patrie ! Sparte
ne sera point déshonorée par son général. C' est
ici qu' avec mon armée je dois vaincre ou périr.
est-ce à Callicratidas d' apprendre l' art des
retraites à des hommes qui, jusqu' aujourd' hui,
ne se sont jamais informés du nombre, mais
seulement du lieucampoient leurs ennemis ?
Une réponse si noble et si haute paroîtroit folle
à la plupart des gens. Quels hommes ont assez
d' élévation dans l' ame, une connoissance assez
profonde de la politique, pour sentir, comme
Callicratidas, de quelle importance il étoit
d' entretenir, dans les spartiates, l' audacieuse
opiniâtreté qui les rendoit invincibles ? Ce héros
savoit qu' occupés sans cesse
p400
à nourrir en eux le sentiment du courage et de la
gloire, trop de prudence pourroit en émousser la
finesse, et qu' un peuple n' a point les vertus dont
il n' a pas les scrupules.
Les demi-politiques, faute d' embrasser une assez
grande étendue de temps, sont toujours trop vivement
fraps d' un danger présent. Accoutumés à considérer
chaque action indépendamment de la chaîne qui les
unit toutes entr' elles, lorsqu' ils pensent corriger
un peuple de l' excès d' une vertu, ils ne font le
plus souvent que lui enlever le palladium auquel
sont attachés ses sucs et sa gloire.
C' est donc à l' ancienne admiration qu' on doit
l' admiration présente que l' on conserve pour ces
actions : encore cette admiration n' est-elle qu' une
admiration hypocrite ou de préjugé. Une admiration
sentie nous porteroit nécessairement à l' imitation.
Or, quel homme, parmi ceux-là même qui se disent
passionnés pour la gloire, rougit d' une victoire
qu' il ne doit pas entiérement à sa valeur et à son
habileté ? Est-il beaucoup d' Antiochus-Soter ?
Ce prince sent qu' il ne doit la défaite des galates
qu' à l' effroi qu' avoit jeté dans leurs rangs l' aspect
imprévu de ses éléphants ; il verse des larmes sur
ses palmes triomphales, et fait, sur le champ de
bataille, élever un trophée à ses éléphants.
On vante la générosité de lon. Après la défaite
de l' are innombrable des carthaginois, lorsque
les vaincus s' attendoient aux conditions les plus
dures, ce prince n' exige de Carthage humiliée que
d' abolir les sacrifices barbares qu' ils faisoient
de leurs propres enfants à Saturne. Ce vainqueur
ne veut profiter de sa victoire que pour conclure
le seul traité qui, peut-être, ait jamais été fait
en faveur de l' humanité. Parmi tant d' admirateurs,
pourquoi lon
p401
n' a-t-il point d' imitateurs ? Mille héros ont tour
à tour subjugué l' Asie : cependant il n' en est
aucun qui, sensible aux maux de l' humanité, ait
profité de sa victoire pour décharger les orientaux
du poids de la misere et de l' avilissement dont les
accable le despotisme. Aucun d' eux n' a détruit ces
maisons de douleurs et de larmes, où la jalousie
mutile sans pitles infortus destinés à la
garde de ses plaisirs, et condamnés au supplice d' un
desir toujours renaissant et toujours impuissant.
L' on n' a donc pour l' action de Gélon qu' une estime
hypocrite ou de pjugé.
Nous honorons la valeur, mais moins qu' on ne
l' honoroit à Sparte : aussi n' éprouvons-nous pas,
à l' aspect d' une ville fortifiée, le sentiment de
pris dont étoient affectés les lacédémoniens.
Quelques-uns d' eux, passant sous les murs de
Corinthe, quelles femmes, demanderent-ils,
habitent cette ci? Ce sont, leur répondit-on,
des corinthiens. ne savent-ils pas, reprirent-ils,
ces hommes vils etches, que les seuls remparts
impénétrables à l' ennemi sont des citoyens
terminés à la mort ? tant de courage et
d' élévation d' ame ne se rencontre que dans des
publiques guerrieres. De quelque amour que nous
soyions animés pour la patrie, on ne verra point de
mere, après la perte d' un fils tué dans le combat,
reprocher au fils qui lui reste d' avoir survécu à
sa faite. On ne prendra point exemple sur ces
vertueuses ladémoniennes : après la bataille de
Leuctres, honteuses d' avoir porté dans leur sein
des hommes capables de fuir, celles dont les enfants
étoient échappés au carnage se retiroient au fond
de leurs maisons, dans le deuil et le silence ;
lorsqu' au contraire les meres dont les fils étoient
morts en combattant, pleines de joie et la tête
couronnée de fleurs, alloient au temple en rendre
graces aux dieux.
p402
Quelque braves que soient nos soldats, on ne verra
plus un corps de douze cents hommes soutenir, comme
les suisses, au combat de S Jacques-L' Hôpital,
l' effort d' une armée de soixante mille hommes, qui
paya sa victoire de la perte de huit mille soldats.
On ne verra plus de gouvernements traiter de ches,
et condamner comme tels au dernier supplice dix
soldats, qui, s' échappant du carnage de cette
journée, apportoient chez eux la nouvelle d' une
défaite si glorieuse.
Si, dans l' Europe même, l' on n' a plus qu' une
admiration stérile pour de pareilles actions et de
semblables vertus, quel mépris les peuples de
l' orient ne doivent-ils point avoir pour ces mêmes
vertus ? Qui pourroit les leur faire respecter ?
Ces pays sont peuplés d' ames abjectes et vicieuses :
or, dès que les hommes vertueux ne sont plus en assez
grand nombre dans une nation pour y donner le ton,
elle le roit nécessairement des gens corrompus.
Ces derniers, toujours intéressés à ridiculiser les
sentiments qu' ils n' éprouvent pas, font taire les
vertueux. Malheureusement il en est peu qui ne cedent
aux clameurs de ceux qui les environnent, qui soient
assez courageux pour braver le mépris de leur nation,
et qui sentent assez nettement que l' estime d' une
nation tome dans un certain degré d' avilissement
est une estime moins flatteuse queshonorante.
p403
Le peu de cas qu' on faisoit d' Annibal, à la cour
d' Antiochus, a-t-il déshonoré ce grand homme ? La
lâcheté avec laquelle Prusias voulut le vendre aux
romains, a-t-elle donné atteinte à la gloire de cet
illustre carthaginois ? Elle n' ashonoré aux yeux
de la postérité que le roi, le conseil et le peuple
qui le livrerent.
Le sultat de ce que j' ai dit, c' est qu' on n' a
réellement, dans les empires despotiques, que du
pris pour la vertu, et qu' on n' en honore que le
nom. Si tous les jours on l' invoque, et si l' on en
exige des citoyens ; il en est, en ce cas, de la
vertu comme de la vérité, qu' on demande à condition
qu' on sera assez prudent pour la taire.
p404
DISCOURS 3 CHAPITRE 21
du renversement des empires soumis au pouvoir
arbitraire : quatriéme effet du despotisme.
l' indifférence des orientaux pour la vertu,
l' ignorance et l' avilissement des ames, suite
nécessaire de la forme de leur gouvernement, doit à
la fois en faire des citoyens fripons entr' eux, et
sans courage vis-à-vis de l' ennemi.
Voilà la cause de l' étonnante rapidité avec laquelle
les grecs et les romains subjuguerent l' Asie.
Comment des esclaves, élevés et nourris dans
l' antichambre d' un maître, eussent-ils étouffé devant
le glaive des romains les sentiments habituels de
crainte que le despotisme leur avoit fait contracter ?
Comment des hommes abrutis, sans élévation dans l' ame,
habitués à fouler les foibles, à ramper devant les
puissants, n' eussent-ils pas cédé à la magnanimité,
à la politique, au courage des romains, et ne se
fussent-ils pas montrés également lâches et dans le
conseil et dans le combat ?
Si les égyptiens, dit à ce sujet Plutarque, furent
successivement esclaves de toutes les nations, c' est
qu' ils furent soumis au despotisme le plus dur : aussi
ne donnerent-ils presque jamais que des preuves de
lâcheté. Lorsque le roi Cléomene, chasde Sparte,
fugié en égypte, emprisonné par l' intrigue d' un
ministre nommé Sobisius, eut massacsa garde et
rompu ses fers, le prince se présente dans les rues
d' Alexandrie ; mais vainement il y exhorte les
citoyens à le venger, à punir l' injustice, à secouer
le joug de la tyrannie :
p405
par-tout, dit Plutarque, il ne trouve que
d' immobiles admirateurs. Il ne restoit à ce peuple
vil et lâche que l' espece de courage qui fait
admirer les grandes actions, non celui qui les fait
exécuter.
Comment un peuple esclave résisteroit-il à une nation
libre et puissante ? Pour user impunément du pouvoir
arbitraire, le despote est forcé d' énerver l' esprit
et le courage de ses sujets. Ce qui le rend puissant
au dedans, le rend foible au dehors : avec la liberté,
il bannit de son empire toutes les vertus ; elles ne
peuvent, dit Aristote, habiter chez des ames
serviles. Il faut, ajoute l' illustre président de
Montesquieu, que nous avons déjà cité, commencer par
être mauvais citoyen pour devenir bon esclave. Il ne
peut donc opposer aux attaques d' un peuple, tel que
les romains, qu' un conseil et desnéraux
absolument neufs dans la science politique et
militaire, et pris dans cette même nation dont il a
amolli le courage et retréci l' esprit ; il doit donc
être vaincu.
Mais, dira-t-on, les vertus ont cependant, dans les
états despotiques, quelquefois brillé du plus grand
éclat ? Oui, lorsque le trône a successivement été
occupé par plusieurs grands hommes. La vertu,
engourdie par la présence de la tyrannie, se ranime
à l' aspect d' un prince vertueux : sa présence est
comparable à celle du soleil ; lorsque sa lumiere
perce et dissipe les nuages ténébreux qui couvroient
la terre, alors tout se ranime, tout se vivifie dans
la nature, les plaines se peuplent de laboureurs,
les bocages retentissent de concerts aëriens, et le
peuple aîlé du ciel vole jusques sur la cime des
chênes pour y chanter le retour du soleil. ô temps
heureux, s' écrie Tacite sous le regne de
Trajan, l' on n' obéit qu' aux loix,l' on peut
penser librement, et dire librement
p406
ce qu' on pense, l' on voit tous les coeurs voler
au devant du prince, où sa vue seule est un
bienfait !
Toutefois l' éclat que jettent de pareilles nations
est toujours de peu de durée. Si quelquefois elles
atteignent au plus haut degré de puissance et de
gloire, et s' illustrent par des succès en tout genre,
ces succès, attachés, comme je viens de le dire, à
la sagesse des rois qui les gouvernoient, et non à
la forme de leur gouvernement, ont toujours été aussi
passagers que brillants : la force de pareils états,
quelque imposante qu' elle soit, n' est qu' une force
illusoire : c' est le colosse de Nabuchodonosor, ses
pieds sont d' argile. Il en est de ces empires comme
du sapin superbe ; sa cime touche aux cieux, les
animaux des plaines et des airs cherchent un abri
sous son ombrage : mais, attaché à la terre par de
trop foibles racines, il est renver au premier
ouragan. Ces états n' ont qu' un moment d' existence,
s' ils ne sont environnés de nations peu
entreprenantes et soumises au pouvoir arbitraire.
La force respective de pareils états consiste alors
dans l' équilibre de leur foiblesse. Un empire
despotique a-t-il reçu quelque échec ? Si le trône
ne peut être raffermi que par une résolution mâle
et courageuse, cet empire est détruit.
Les peuples qui gémissent sous un pouvoir arbitraire
n' ont donc que des succès momentas, que des éclairs
de gloire : ils doivent, tôt ou tard, subir le joug
d' une nation libre et entreprenante. Mais, en
supposant que des circonstances et des positions
particulieres les arrachassent à ce danger, la
mauvaise administration de ces royaumes suffit pour
les détruire, les dépeupler et les changer en
déserts. La langueur léthargique, qui successivement
en saisit tous les membres, produit cet effet. Le
propre du despotisme
p407
est d' étouffer les passions : or, dès que les ames
ont, par lefaut de passions, perdu leur activité ;
lorsque les citoyens sont, pour ainsi dire, engourdis
par l' opium du luxe, de l' oisiveté et de la
mollesse ; alors l' état tombe en consomption : le
calme apparent dont il jouit n' est, aux yeux de
l' homme éclairé, que l' affaisement précurseur de la
mort. Il faut des passions dans un état ; elles en
sont l' ame et la vie. Le peuple le plus passionné
est, à la longue, le peuple triomphant.
L' effervescence moe des passions est salutaire
aux empires : ils sont, à cet égard, comparables
aux mers dont les eaux stagnantes exhaleroient en
croupissant des vapeurs funestes à l' univers, si,
en les soulevant, la tempête ne les épuroit.
Mais, si la grandeur des nations soumises au pouvoir
arbitraire n' est qu' une grandeur momentanée, il n' en
est pas ainsi des gouvernements où la puissance est,
comme dans Rome et dans la Grece, partagée entre
le peuple, les grands ou les rois. Dans ces états,
l' intérêt particulier, étroitement lié à l' intérêt
public, change les hommes en citoyens. C' est dans ces
pays qu' un peuple, dont les succès tiennent à la
constitutionme de son gouvernement, peut s' en
promettre de durables. La nécessité où se trouve
alors le citoyen de s' occuper d' objets importants,
la liberté qu' il a de tout penser et de tout dire,
donne plus de force et d' élévation à son ame :
l' audace de son esprit passe dans son coeur ; elle
lui fait concevoir des projets plus vastes, plus
hardis, exécuter des actions plus courageuses.
J' ajouterai même que, si l' intérêt particulier n' est
point entiérement détaché de l' intérêt public ; si
les moeurs d' un peuple, tel que les romains, ne sont
pas aussi corrompues qu' elles
p408
l' étoient du temps des Marius et des Sylla ;
l' esprit de faction, qui force les citoyens à
s' observer et à se contenir ciproquement, est
l' esprit conservateur de ces empires. Ils ne se
soutiennent que par le contrepoids des intéts
opposés. Jamais les fondements de ces états ne sont
plus assurés que dans ces moments de fermentation
extérieure où ils paroissent prêts à s' écrouler.
Ainsi, le fond des mers est calme et tranquille,
lors me que les aquilons, déchaînés sur leur
surface, semblent les bouleverser jusques dans
leurs abymes.
Aps avoir reconnu, dans le despotisme oriental,
la cause de l' ignorance des vizirs, de l' indifférence
des peuples pour la vertu et du renversement des
empires soumis à cette forme de gouvernement, je
vais, dans d' autres constitutions d' état, montrer
la cause des effets contraires.
p409
DISCOURS 3 CHAPITRE 22
de l' amour de certains peuples pour la gloire et
la vertu.
ce chapitre est une conséquence si necessaire du
précédent, que je me croirois à ce sujet dispensé
de tout examen, si je ne sentois combien l' exposition
des moyens propres à nécessiter les hommes à la
vertu peut être agréable au public ; et combien les
détails, sur une pareille matiere, sont instructifs
pour ceux même qui la possedent le mieux. J' entre
donc en matiere. Je jette les yeux sur les
publiques les plus fécondes en hommes vertueux ;
je les arrête sur la Grece, sur Rome : et j' y vois
naître une multitude de héros. Leurs grandes actions,
conservées avec soin dans l' histoire, y semblent
recueillies pour pandre les odeurs de la vertu
dans les siecles les plus corrompus et les plus
reculés : il en est de ces actions comme de ces vases
d' encens, qui, placés sur l' autel des dieux,
suffisent pour remplir de parfums la vaste étendue
de leur temple.
En considérant la continuité d' actions vertueuses
que présente l' histoire de ces peuples, si je veux
en découvrir la cause, je l' apperçois dans l' adresse
avec laquelle les législateurs de ces nations avoient
lié l' inrêt particulier à l' intérêt public.
Je prends l' action de Régulus pour preuve de cette
rité. Je ne suppose en ce général aucun sentiment
d' hérsme,
p410
pas même ceux que lui devoit inspirer l' éducation
romaine : et je dis que, dans le siecle de ce consul,
la législation, à certains égards, étoit tellement
perfectionnée, qu' en ne consultant que son intérêt
personnel, Régulus ne pouvoit se refuser à l' action
généreuse qu' il fit. En effet, lorsqu' instruit de la
discipline des romains, on se rappelle que la fuite,
ou même la perte de leur bouclier dans le combat,
étoit punie du supplice de la bastonade, dans lequel
le coupable expiroit ordinairement, n' est-il pas
évident qu' un consul vaincu, fait prisonnier, et
député par les carthaginois pour traiter de
l' échange des prisonniers, ne pouvoit s' offrir aux
yeux des romains sans craindre ce mépris toujours
si humiliant de la part des publicains, et si
insoutenable pour une ame élevée ? Qu' ainsi, le seul
parti que Régulus eût à prendre, étoit d' effacer,
par quelque action héroïque, la honte de sa défaite ?
Il devoit donc s' opposer au traité d' échange que le
nat étoit prêt à signer. Il exposoit, sans doute,
sa vie par ce conseil : mais ce danger n' étoit pas
imminent ; il étoit assez vraisemblable, qu' éton
de son courage, le sénat n' en seroit que plus
empressé à conclure un traité qui devoit lui rendre
un citoyen si vertueux. D' ailleurs, en supposant que
le sénat se rendît à son avis, il étoit encore
très-vraisemblable que, par crainte de représailles,
ou par admiration pour sa vertu, les carthaginois
ne le livreroient point au supplice dont ils
l' avoient menacé. Régulus ne s' exposoit donc qu' au
danger auquel, je ne dis pas un héros, mais un homme
prudent et sensé devoit se psenter pour se
soustraire au mépris, et s' offrir à l' admiration des
romains.
Il est donc un art de nécessiter les hommes aux
actions héroïques ; non que je prétende insinuer ici
quegulus
p411
n' ait fait qu' obéir à cette nécéssité, et que je
veuille donner atteinte à sa gloire ; l' action de
Régulus fut, sans doute, l' effet de l' enthousiasme
imtueux qui le portoit à la vertu : mais un pareil
enthousiasme ne pouvoit s' allumer qu' à Rome.
Les vices et les vertus d' un peuple sont toujours
un effet nécessaire de sa législation : et c' est la
connoissance de cette vérité qui, sans doute, a
donné lieu à cette belle loi de la Chine : pour y
féconder les germes de la vertu, on veut que les
mandarins participent à la gloire ou à la honte des
actions vertueuses ou infâmes commises dans leurs
gouvernements ; et qu' en conséquence, ces mandarins
soient élevés à des postes supérieurs, ou rabaissés
à des grades inférieurs.
Comment douter que la vertu ne soit chez tous les
peuples l' effet de la sagesse plus ou moins grande
de l' administration ? Si les grecs et les romains
furent si longtemps animés de ces vertus mâles et
courageuses, qui sont, comme dit Balzac, des
courses que l' ame fait au delà des devoirs
communs, c' est que les vertus de cette espece
sont presque toujours le partage des peuples où
chaque citoyen a part à la souveraineté.
Ce n' est qu' en ces pays qu' on trouve un Fabricius.
Pressé par Pyrrhus de le suivre en épire :
Pyrrhus, lui dit-il, vous êtes sans doute un
prince illustre, un grand guerrier ; mais vos
peuples gémissent dans la misere. Quelle témérité
de vouloir me mener en épire ? Doutez-vous que,
bientôt rangés
p412
sous ma loi, vos peuples ne preférassent
l' exemption de tributs aux surcharges de vos
impots, et la sûreté à l' incertitude de leurs
possessions. Aujourd' hui votre favori, demain je
serois votre maître . Un tel discours ne pouvoit
être prononcé que par un romain. C' est dans les
publiques qu' on apperçoit, avec étonnement,
jusqu' où peut être portée la hauteur du courage et
l' héroïsme de la patience. Je citerai Thémistocle
pour exemple en ce genre : peu de jours avant la
bataille de Salamine, ce guerrier, insulté en plein
conseil par le ral des lacédémoniens, ne répond
à ses menaces que ces deux mots : frappe, mais
écoute . à cet exemple, j' ajouterai celui de
Timoléon ; il est accusé de malversation, le peuple
est prêt à mettre en pieces ses délateurs ; il en
arrête la fureur en disant : ô syracusains,
qu' allez-vous faire ? Songez que tout citoyen a le
droit de m' accuser : gardez-vous, en cédant à la
reconnoissance, de donner atteinte à cette même
liber, qu' il m' est si glorieux de vous avoir
rendue .
Si l' histoire grecque et romaine est pleine de ces
traits héroïques, et si l' on parcourt presque
inutilement toute l' histoire du despotisme pour en
trouver de pareils, c' est que, dans ces gouvernements,
l' intérêt particulier n' est jamais lié à l' intérêt
public ; c' est qu' en ces pays, entre mille qualités,
p413
c' est la bassesse qu' on honore, ladiocrité qu' on
compense ; c' est à cette médiocrité qu' on confie
presque toujours l' administration publique ; on en
écarte les gens d' esprit. Trop inquiets et trop
remuants, ils altéreroient, dit-on, le repos de
l' état : repos comparable au moment de silence, qui,
dans la nature, pcede de quelques instants la
tempête. La tranquillité d' un état ne prouve pas
toujours le bonheur des sujets. Dans les gouvernements
arbitraires, les hommes sont comme ces chevaux qui,
serrés par les morailles, souffrent, sans remuer,
les plus cruelles opérations : le coursier en
liberté se cabre au premier coup. On prend, dans
ces pays, la léthargie pour la tranquillité. La
passion de la gloire, inconnue chez ces nations,
peut seule entretenir, dans le corps politique, la
douce fermentation qui le rend sain et robuste, et
qui développe toute espece de vertus et de talents.
Les siecles les plus favorables aux lettres ont,
par cette raison, toujours été les plus fertiles en
grandsnéraux et en grands politiques : le même
soleil vivifie les cedres et les platanes.
Au reste, cette passion de la gloire, qui, divinisée
chez les païens, a reçu les hommages de toutes les
publiques, n' a principalement été honorée que
dans lespubliques pauvres et guerrieres.
p414
DISCOURS 3 CHAPITRE 23
que les nations pauvres ont toujours été et plus
avides de gloire, et plus fécondes en grands
hommes, que les nations opulentes.
les ros, dans les républiques commerçantes,
semblent ne s' y présenter que pour y détruire la
tyrannie et disparoître avec elle. C' étoit dans le
premier moment de la liberté de la Hollande que
Balzac disoit de ses habitants, qu' ils avoient
mérité d' avoir Dieu seul pour roi, puisqu' ils
n' avoient pu endurer d' avoir un roi pour Dieu .
Le sol propre à la production des grands hommes est,
dans cespubliques, bientôt épuisé. C' est la gloire
de Carthage qui disparoît avec Annibal. L' esprit
de commerce y détruit nécessairement l' esprit de
force et de courage. les peuples riches, dit ce
me Balzac, se gouvernent par les discours de la
raison qui conclut à l' utile, et non selon
l' institution morale qui se propose l' honnête et
le hazardeux .
Le courage vertueux ne se conserve que chez les
nations pauvres. De tous les peuples, les scythes
étoient, peut-être, les seuls qui chantassent des
hymnes en l' honneur des dieux, sans jamais leur
demander aucune grace ; persuadés, disoient-ils,
que rien ne manque à l' homme de courage. Soumis à
des chefs dont le pouvoir étoit assez étendu, ils
étoient indépendants, parce qu' ils cessoient d' obéir
au chef lorsqu' il cessoit d' obéir aux loix. Il n' en
est pas des nations riches, comme de ces scythes,
qui n' avoient d' autre besoin
p415
que celui de la gloire. Partout où le commerce
fleurit, on préfere les richesses à la gloire, parce
que ces richesses sont l' échange de tous les
plaisirs, et que l' acquisition en est plus facile.
Or, quelle stérilité de vertus et de talents cette
préférence ne doit-elle point occasionner ? La
gloire ne pouvant jamais être décernée que par la
reconnoissance publique, l' acquisition de la gloire
est toujours le prix des services rendus à la
patrie : le desir de la gloire suppose toujours le
desir de se rendre utile à sa nation.
Il n' en est pas ainsi du desir des richesses. Elles
peuvent être quelquefois le prix de l' agiotage, de
la bassesse, de l' espionage, et souvent du crime ;
elles sont rarement le partage des plus spirituels
et des plus vertueux. L' amour des richesses ne porte
donc pascessairement à l' amour de la vertu. Les
pays commerçants doivent donc être plus féconds en
bons négociants qu' en bons citoyens, en grands
banquiers qu' en ros.
Ce n' est donc point sur le terrein du luxe et des
richesses, mais sur celui de la pauvreté, que
croissent les sublimes vertus ; rien de si rare que
de rencontrer des ames élevées dans les empires
opulents ; les citoyens y contractent trop de besoins.
Quiconque les a multipliés a donné à la tyrannie des
ôtages de sa bassesse et de sache. La vertu,
p416
qui se contente de peu, est la seule qui soit à
l' abri de la corruption. C' est cette espece de vertu
qui dicta la ponse que fit au ministre anglois un
seigneur distingpar son rite. La cour ayant
intérêt de l' attirer dans son parti, M Walpole va
le trouver : je viens, lui dit-il, de la part du
roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le
regret qu' il a de n' avoir encore rien fait pour vous,
et vous offrir un emploi plus convenable à votre
rite. milord, lui repliqua le seigneur anglois,
avant de répondre à vos offres, permettez-moi de
faire apporter mon souper devant vous . On lui
sert au même instant un hachis fait du reste d' un
gigot dont il avoit dîné. Se tournant alors vers
M Walpole, milord, ajouta-t-il, pensez-vous
qu' un homme qui se contente d' un pareil repas,
soit un homme que la cour puisse aisément gagner ?
dites au roi ce que vous avez vu ; c' est la seule
réponse que j' aie à lui faire . Un pareil discours
part d' un caractere qui sait retrécir le cercle de
ses besoins : et combien en est-il qui, dans un pays
riche, résistent à la tentation perpétuelle des
superfluités ? Combien la pauvreté d' une nation ne
rend-elle pas à la patrie d' hommes vertueux que le
luxe eût corrompus ? ô philosophes, s' écrioit
souvent Socrate, vous qui représentez les dieux
sur la terre, sachez comme eux vous suffire à
vous-mêmes, vous contenter de peu ; sur-tout,
n' allez point, en rampant, importuner les princes
et les rois . " rien de plus ferme et de plus
vertueux, dit Ciceron, que le caractere des premiers
sages de la Grece. Aucun péril ne les effrayoit,
aucun obstacle ne les décourageoit, aucune
considération ne les retenoit, et ne leur faisoit
sacrifier la vérité aux volontés absolues des
princes. " mais ces philosophes étoient nés dans un
pays pauvre : aussi leurs successeurs ne
conserverent-ils pas toujours les mes
p417
vertus. On reproche à ceux d' Alexandrie d' avoir eu
trop de complaisance pour les princes leurs
bienfaiteurs, et d' avoir acheté par des bassesses
le tranquille loisir dont ces princes les laissoient
jouir. C' est à ce sujet que Plutarque s' écrie :
" quel spectacle plus avilissant pour l' humanité que
de voir des sages prostituer leurs éloges aux gens
en place ! Faut-il que les cours des rois soient si
souvent l' écueil de la sagesse et de la vertu ! Les
grands ne devroient-ils pas sentir que tous ceux qui
ne les entretiennent que de choses frivoles les
trompent ? La vraie maniere de les servir c' est de
leur reprocher leurs vices et leurs travers, de
leur apprendre qu' il leur sied mal de passer les
jours dans les divertissements. Voilà le seul
langage digne d' un homme vertueux ; le mensonge et
la flatterie n' habitent jamais sur ses levres. "
cette exclamation de Plutarque est sans doute
très-belle ; mais elle prouve plus d' amour pour la
vertu que de connoissance de l' humanité. Il en est
de même de celle de Pythagore : " je refuse, dit-il,
le nom de philosophes à ceux qui cedent à la
corruption des cours : ceux-là seuls sont dignes
de ce nom, qui sont prêts à sacrifier, devant les
rois, leur vie, leurs richesses, leurs dignités,
leurs familles, et même leur réputation. C' est,
ajoute Pythagore, par cet amour
p418
pour la vérité qu' on participe à la divinité ; et
qu' on s' y unit de la maniere la plus noble et la
plus intime. "
de tels hommes ne naissent pas indifféremment dans
toute espece de gouvernements : tant de vertus
sont l' effet ou du fanatisme philosophique qui
s' éteint promptement, ou d' une éducation singuliere,
ou d' une excellente législation. Les philosophes,
de l' espece dont parlent Plutarque et Pythagore,
ont presque tous reçu le jour chez des peuples
pauvres et passionnés pour la gloire.
Non que je regarde l' indigence comme la source des
vertus : c' est à l' administration, plus ou moins
sage, des honneurs et descompenses qu' on doit,
chez tous les peuples, attribuer la production des
grands hommes. Mais ce qu' on n' imaginera pas sans
peine, c' est que les vertus et les talents ne sont
nulle part récompens d' une maniere aussi flatteuse,
que dans lespubliques pauvres et guerrieres.
p419
DISCOURS 3 CHAPITRE 24
preuve de cette vérité.
pour ôter à cette proposition tout air de paradoxe,
il suffit d' observer que les deux objets les plus
généraux du desir des hommes sont les richesses et
les honneurs. Entre ces deux objets, c' est des
honneurs dont ils sont le plus avides, lorsque ces
honneurs sont dispensés d' une maniere flatteuse pour
l' amour-propre.
Le desir de les obtenir rend alors les hommes
capables des plus grands efforts, et c' est alors
qu' ils operent des prodiges. Or ces honneurs ne sont
nulle part repartis avec plus de justice, que chez
les peuples qui, n' ayant que cette monnoie pour
payer les services rendus à la patrie, ont, par
conséquent, le plus grand intérêt à la tenir en
valeur : aussi lespubliques pauvres de Rome et
de la Grece ont-elles produit plus de grands hommes
que tous les vastes et riches empires de l' orient.
Chez les peuples opulents et soumis au despotisme,
on fait et l' on doit faire peu de cas de la monnoie
des honneurs. En effet, si les honneurs empruntent
leur prix de la maniere dont ils sont administrés,
et si dans l' orient les sultans en sont les
dispensateurs, on sent qu' ils doivent souvent les
décréditer par le mauvais choix de ceux qu' ils en
décorent. Aussi, dans ces pays, les honneurs ne sont
proprement que des titres ; ils ne peuvent vivement
flatter l' orgueil, parce qu' ils sont rarement unis
à la gloire, qui n' est point en la disposition des
princes, mais du peuple ; puisque la gloire n' est
p420
autre chose que l' acclamation de la reconnoissance
publique. Or, lorsque les honneurs sont avilis, le
desir de les obtenir s' attiédit ; ce desir ne porte
plus les hommes aux grandes choses ; et les
honneurs deviennent dans l' état un ressort sans
force, dont les gens en place négligent avec raison
de se servir.
Il est un canton dans l' Arique, où, lorsqu' un
sauvage a remporté une victoire, ou manié
adroitement une négociation, on lui dit dans une
assemblée de la nation : tu es un homme . Cet
éloge l' excite plus aux grandes actions que toutes
les dignités proposées dans les états despotiques
à ceux qui s' illustrent par leurs talents.
Pour sentir tout le mépris que doit quelquefois jeter
sur les honneurs la maniere ridicule dont on les
administre, qu' on se rappelle l' abus qu' on en faisoit
sous le regne de Claude : sous cet empereur, dit
Pline, un citoyen tua un corbeau célebre par son
adresse ; ce citoyen fut mis à mort ; on fit à
cet oiseau des funérailles magnifiques ; un joueur
de flûte précédoit le lit de parade sur lequel deux
esclaves portoient le corbeau, et le convoi étoit
ferpar une infinité de gens de tout sexe et de
tout âge. C' est à ce sujet que Pline s' écrie : " que
diroient nos antres, si, dans cette même Rome,
l' on enterroit nos premiers rois sans pompe,
l' on n' a point vengé la mort du destructeur de
Carthage et de Numance, ils assistoient aux
obseques d' un corbeau ! "
mais, dira-t-on, dans les pays soumis au pouvoir
arbitraire, les honneurs cependant sont quelquefois
le prix durite. Oui, sans doute : mais ils le sont
plus souvent du vice et de la bassesse. Les honneurs
sont, dans ces gouvernements, comparables à ces
arbres épars dans lesserts,
p421
dont les fruits, quelquefois enlevés par les oiseaux
du ciel, deviennent trop souvent la proie du serpent
qui, du pied de l' arbre, s' est en rampant éle
jusqu' à sa cime.
Les honneurs une fois avilis, ce n' est plus qu' avec
de l' argent qu' on paye les services rendus à l' état.
Or, toute nation qui ne s' acquitte qu' avec de
l' argent est bientôt surchargée de dépenses, l' état
épuisé devient bientôt insolvable ; alors il n' est
plus de compense pour les vertus et les talents.
En vain dira-t-on qu' éclairés par le besoin, les
princes, en cette extrémi, devroient avoir recours
à la monnoie des honneurs : si, dans les publiques
pauvres, où la nation en corps est la distributrice
des graces, il est facile de rehausser le prix de ces
honneurs, rien de plus difficile que de les mettre
en valeur dans un pays despotique.
Quelle probité cette administration de la monnoie des
honneurs ne supposeroit-elle pas dans celui qui
voudroit y donner du cours ? Quelle force de caractere
pour résister aux intrigues des courtisans ? Quel
discernement pour n' accorder ces honneurs qu' à de
grands talents et de grandes vertus, et les refuser
constamment à tous ces hommes médiocres qui les
décréditeroient ? Quelle justesse d' esprit pour
saisir le moment pcis ces honneurs, devenus
trop communs, n' excitent plus les citoyens aux mêmes
efforts ; où l' on doit, par conquent, en créer de
nouveaux ?
Il n' en est pas des honneurs comme des richesses. Si
l' intérêt publicfend les refontes dans les
monnoies d' or et d' argent, il exige, au contraire,
qu' on en fasse dans la monnoie des honneurs,
lorsqu' ils ont perdu du prix qu' ils ne doivent qu' à
l' opinion des hommes.
p422
Je remarquerai, à ce sujet, qu' on ne peut, sans
étonnement, considérer la conduite de la plupart des
nations, qui chargent tant de gens de la gie de
leurs finances, et n' en nomment aucuns pour veiller
à l' administration des honneurs. Quoi de plus utile
cependant que la discussion sévere du mérite de ceux
qu' on éleve aux dignités ? Pourquoi chaque nation
n' auroit-elle pas un tribunal qui, par un examen
profond et public, l' assurât de la réalité des
talents qu' elle récompense ? Quel prix un pareil
examen ne mettroit-il pas aux honneurs ? Quel desir
de les mériter ? Quel changement heureux ce desir
n' occasionneroit-il pas et dans l' éducation
particuliere, et, peu à peu, dans l' éducation
publique ? Changement duquelpend, peut-être,
toute la différence qu' on remarque entre les peuples.
Parmi les vils et lâches courtisans d' Antiochus, que
d' hommes, s' ils eussent été dès l' enfance élevés à
Rome, auroient, comme Popilius, tracé autour de ce
roi le cercle dont il ne pouvoit sortir sans se
rendre l' esclave ou l' ennemi des romains ?
Aps avoir prouvé que les grandes récompenses font
les grandes vertus, et que la sage administration
des honneurs est le lien le plus fort que les
législateurs puissent employer pour unir l' intérêt
particulier à l' intérêt général, et former des
citoyens vertueux ; je suis, je pense, en droit d' en
conclure que l' amour ou l' indifférence de certains
peuples pour la vertu est un effet de la forme
différente de leurs gouvernements. Or ce que je dis
de la passion de la vertu, que j' ai prise pour
exemple, peut s' appliquer à toute autre espece de
passions. Ce n' est donc point à la nature qu' on doit
attribuer cegré inégal de passions dont les divers
peuples paroissent susceptibles.
p423
Pour derniere preuve de cette vérité, je vais montrer
que la force de nos passions est toujours
proportionnée à la force des moyens employés pour
les exciter.
p424
DISCOURS 3 CHAPITRE 25
du rapport exact entre la force des passions et la
grandeur descompenses qu' on leur propose pour
objet.
pour sentir toute l' exactitude de ce rapport, c' est
à l' histoire qu' il faut avoir recours. J' ouvre celle
du Mexique : je vois des monceaux d' or offrir à
l' avarice des espagnols plus de richesses que ne
leur en eût procuré le pillage de l' Europe entiere.
Animés du desir de s' en emparer, ces mêmes espagnols
quittent leurs biens, leurs familles ; entreprennent,
sous la conduite de Cortez, la conquête du nouveau
monde ; combattent à la fois le climat, le besoin, le
nombre, la valeur ; et en triomphent par un courage
aussi opiniâtre qu' impétueux.
Plus échauffés encore de la soif de l' or, et
d' autant plus avides de richesses qu' ils sont plus
indigents, je vois les flibustiers passer des mers
du nord à celles du sud ; attaquer des retranchements
imtrables ; défaire, avec une poignée d' hommes,
des corps nombreux de soldats disciplinés : et ces
mes flibustiers, aps avoir ravagé les côtes du
sud, se r' ouvrir de nouveau un passage dans les mers
du nord, en surmontant, par des travaux incroyables,
des combats continuels et un courage à toute
épreuve, les obstacles que les hommes et la nature
mettoient à leur retour.
Si je jette les yeux sur l' histoire du nord, les
premiers peuples qui se psentent à mes regards
sont les disciples d' Odin. Ils sont animés de
l' espoir d' une compense imaginaire,
p425
mais la plus grande de toutes, lorsque la crédulité
la réalise. Aussi, tant qu' ils sont anis d' une foi
vive, ils montrent un courage qui, proportionné à
des récompenseslestes, est encore surieur à
celui des flibustiers. nos guerriers, avides du
trépas, dit un de leurs poëtes, le cherchent
avec fureur : dans les combats, frappés du coup
mortel, on les voit tomber, rire et mourir . Ce
qu' un de leurs rois, nomLodbrog, confirme,
lorsqu' il s' écrie, sur le champ de bataille :
quelle joie inconnue me saisit ? Je meurs :
j' entends la voix d' Odin qui m' appelle ; déjà les
portes de son palais s' ouvrent ; j' en vois sortir
des filles demi-nues ; elles sont ceintes d' une
écharpe bleue qui releve la blancheur de leur
sein ; elles s' avancent vers moi, et m' offrent
une bierre délicieuse dans le cne sanglant de
mes ennemis .
Si du nord je passe au midi, j' y vois Mahomet,
créateur d' une religion pareille à celle d' Odin,
se dire l' envoyé du ciel, annoncer aux sarrazins
que le très-haut leur a livré la terre, qu' il fera
marcher devant eux la terreur et la désolation, mais
qu' il faut enriter l' empire par la valeur. Pour
échauffer leur courage, il enseigne que l' éternel a
jeté un pont sur l' abyme des enfers. Ce pont est plus
étroit que le tranchant du cimeterre. Après la
surrection, le brave le franchira d' un pied léger
pour s' élever aux voûtes célestes ; et le lache,
précipité de ce pont, sera, en tombant, reçu dans
la gueule de l' horrible serpent qui habite
l' obscure caverne de la maison de la fumée . Pour
confirmer la mission du prophéte, ses disciples
ajoutent que, monté sur l' al-borak, il a parcouru
les sept cieux, vu l' ange de la mort et le coq blanc,
qui, les pieds posés sur le premier ciel, cache sa
tête dans le septieme ; que Mahomet a fendu la lune
en deux, a fait jaillir des fontaines de ses doigts ;
qu' il
p426
a donné la parole aux brutes ; qu' il s' est fait
suivre par les forêts, saluer par les montagnes ; et
qu' ami de Dieu, il leur apporte la loi que ce dieu
lui a dictée. Frappés de ces récits, les sarrazins
prêtent aux discours de Mahomet une oreille
d' autant plus cdule, qu' il leur fait des
descriptions plus voluptueuses du séjour céleste
destiné aux hommes vaillants. Intéress par les
plaisirs des sens à l' existence de ces beaux lieux,
je les vois, échauffés de la plus vive croyance et
soupirant sans cesse après les houris, fondre avec
fureur sur leurs ennemis. guerriers, s' écrie
dans le combat un de leurs généraux, nommé Ikrimach,
je les vois, ces belles filles aux yeux
noirs ; ... etc.
p427
tant que les yeux crédules des sarrazins virent aussi
distinctement les houris, la passion des conquêtes,
proportionnée en eux à la grandeur des récompenses
qu' ils attendoient, les anima d' un courage supérieur
à celui qu' inspire l' amour de la patrie : aussi
produisit-il de plus grands effets, et les vit-on,
en moins d' un siecle, soumettre plus de nations que
les romains n' en avoient subjugen six cents ans.
Aussi les grecs, surieurs aux arabes, en nombre,
en discipline, en armures et en machines de guerre,
fuyoient-ils devant eux, comme des colombes à la vue
de l' épervier. Toutes les nations liguées ne leur
auroient alors opposé que d' impuissantes barrieres.
Pour leur résister, il eût fallu armer les chrétiens
du même esprit dont la loi de Mahomet animoit les
musulmans ; promettre le ciel et la palme du martyre,
comme s Bernard la promit du temps des croisades, à
tout guerrier qui mourroit en combattant les
infideles : proposition que l' empereur Nicéphore
fit aux évêques assemblés, qui, moins habiles que
saint Bernard, la rejetterent d' une commune
p428
voix. Ils ne s' apperçurent point que ce refus
décourageoit les grecs, favorisoit l' extinction du
christianisme et les progrès des sarrasins, auxquels
on ne pouvoit opposer que la digue d' un zele égal à
leur fanatisme. Ces évêques continuerent donc
d' attribuer aux crimes de la nation les calamités
qui désoloient l' empire, et dont un oeil éclai
eût cherché et découvert la cause dans l' aveuglement
de ces mêmes prélats, qui, dans de pareilles
conjonctures, pouvoient être regardés comme les
verges dont le ciel se servoit pour frapper l' empire,
et comme la plaie dont il l' affligeoit.
Les succès étonnants des sarrazins dépendoient
tellement de la force de leurs passions, et la force
de leurs passions des moyens dont on se servoit pour
les allumer en eux, que cesmes arabes, ces
guerriers si redoutables, devant lesquels la terre
trembloit et les armées grecques fuyoient dispersées
comme la poussiere devant les aquilons, fmissoient
eux-mêmes à l' aspect d' une secte de musulmans nommés
les safriens. échauffés, comme
p429
tous réformateurs, d' un orgueil plus féroce et d' une
croyance plus ferme, ces sectaires voyoient, d' une
vue plus distincte, les plaisirs lestes, que
l' espérance ne présentoit aux autres musulmans que
dans un lointain plus confus. Aussi ces furieux
safriens vouloient-ils purger la terre de ses
erreurs, éclairer ou exterminer les nations, qui,
disoient-ils, à leur aspect, devoient, frapes de
terreur ou de lumiere, setacher de leurs préjugés
ou de leurs opinions aussi promptement que la
fleche setache de l' arc dont elle est décochée.
Ce que je dis des arabes et des safriens peut
s' appliquer à toutes les nations mues par le ressort
des religions ; c' est en ce genre l' égal degré de
crédulité, qui, chez tous les peuples, produit
l' équilibre de leur passion et de leur courage.
à l' égard des passions d' une autre espece, c' est
encore le degré inégal de leur force, toujours
occasionné par la diversité des gouvernements et des
positions des peuples, qui, dans la même extrémité,
les détermine à des partis très-différents.
Lorsque Thémistocle vint, à main are, lever des
subsides consirables sur les riches alliés de sa
publique ; ces alliés, dit Plutarque,
s' empresserent de les lui fournir, parce qu' une
crainte proportionnée aux richesses qu' il pouvoit
leur enlever les rendoit souples aux volontés
d' Athenes. Mais, lorsque ce même Thémistocle
s' adressa à des peuples indigents ; que, débarq
à Andros, il fit les mêmes demandes à ces insulaires,
leur déclarant qu' il venoit, accompagné de deux
puissantes divinités, le besoin et la force, qui,
disoit-il, entraînent toujours la persuasion de
leur suite ; Thémistocle, lui pondirent les
habitants d' Andros, nous
p430
nous soumettrions, comme les autres alls, à tes
ordres, si nous n' etions aussi protégés par deux
divinités aussi puissantes que les tiennes,
l' indigence, et le sespoir qui méconnoît la
force .
La vivacité des passions dépend donc ou des moyens
que le législateur emploie pour les allumer en nous,
ou des positions où la fortune nous place. Plus nos
passions sont vives, plus les effets qu' elles
produisent sont grands. Aussi, les succès, comme le
prouve toute l' histoire, accompagnent toujours les
peuples animés de passions fortes : vérité trop peu
connue, et dont l' ignorance s' est opposée aux
progs qu' on eût fait dans l' art d' inspirer des
passions ; art jusqu' à présent inconnu,me à ces
politiques de putation, qui calculent assez bien
les intérêts et les forces d' un état, mais qui n' ont
jamais senti les ressources singulieres qu' en des
instants critiques on peut tirer des passions
lorsqu' on sait l' art de les allumer.
p431
Les principes de cet art, aussi certains que ceux
de la géométrie, ne paroissent, en effet, avoir été
jusqu' ici apperçus que par de grands hommes dans la
guerre ou dans la politique. Sur quoi j' observerai
que, si la vertu, le courage, et par conséquent les
passions dont les soldats sont animés, ne contribuent
pas moins au gain des batailles, que l' ordre dans
lequel ils sont rangés, un traité sur l' art de les
inspirer ne seroit pas moins utile à l' instruction
des généraux que l' excellent traité de l' illustre
chevalier Folard sur la tactique.
Ce furent les passions réunies de l' amour de la
liberté et de la haine de l' esclavage, qui, plus que
l' habileté des ingénieurs, firent les célébres et
opiniâtres défenses d' Abydos, de Sagunte, de
Carthage, de Numance et de Rhodes.
Ce fut dans l' art d' exciter des passions
qu' Alexandre surpassa presque tous les autres grands
capitaines : c' est à ce même art qu' il dut ces
succès, attribués tant de fois, par ceux auxquels
on donne le nom de gens sensés, au hazard, ou à une
folle témérité, parce qu' ils n' apperçoivent point
les ressorts presque invisibles dont ce ros se
servoit pour opérer tant de prodiges.
La conclusion de ce chapitre, c' est que la force des
passions est toujours proportione à la force des
moyens employés pour les allumer. Maintenant je dois
examiner si ces mêmes passions peuvent, dans tous
les hommes
p433
communément bien organisés, s' exalter au point de
les douer de cette continuité d' attention à laquelle
est attachée la supériorité d' esprit.
DISCOURS 3 CHAPITRE 26
de quel degré de passion les hommes sont
susceptibles.
si, pour déterminer ce degré, je me transporte sur
les montagnes de l' Abyssinie, j' y vois, à l' ordre
de leurs khalifes, des hommes, impatients de la
mort, se précipiter les uns sur la pointe des
poignards et des rochers, et les autres dans les
abymes de la mer : on ne leur propose cependant point
d' autre récompense que les plaisirs célestes promis
à tous les musulmans ; mais la possession leur en
paroît plus assue ; en conséquence, le desir d' en
jouir se fait plus vivement sentir en eux, et leurs
efforts pour les mériter sont plus grands.
Nulle autre part que dans l' Abyssinie, on n' employoit
autant de soin et d' art pour affermir la croyance
de ces aveugles et zélés exécuteurs des volontés du
prince. Les victimes destinées à cet emploi ne
recevoient et n' auroient reçu nulle part une
éducation si propre à former des fanatiques.
Transportés, s l' âge le plus tendre, dans un
endroit écarté, sert et sauvage du serrail, c' est
là qu' on égaroit leur raison dans les ténebres de la
foi musulmane, qu' on leur annonçoit la mission, la
loi de Mahomet, les prodiges opérés par ce prophéte,
et l' entier dévoument dû aux ordres du khalife :
c' est là, qu' en leur faisant les descriptions les
plus voluptueuses du paradis, on excitoit en eux
la soif la plus ardente des plaisirs célestes. à
peine avoient-ils atteint cet âge où l' on est
prodigue de son être ; où, par des desirs fougueux,
la nature marque et l' impatience
p434
et la puissance qu' elle a de jouir des plaisirs les
plus vifs ; qu' alors, pour fortifier la croyance
d' un jeune homme et l' enflammer du fanatisme le plus
violent, les ptres, après avoir mêlé dans sa
boisson une liqueur assoupissante, le transportoient,
pendant son sommeil, de sa triste demeure dans un
bosquet charmant destiné à cet usage.
Là, couché sur des fleurs, entou de fontaines
jaillissantes, il repose jusqu' au moment l' aurore,
en rendant la forme et la couleur à l' univers,
éveille toutes les puissances productrices de la
nature, et fait circuler l' amour dans les veines
de la jeunesse. Frappé de la nouveauté des objets
qui l' environnent, le jeune homme porte par-tout
ses regards, et les arrête sur des femmes charmantes,
que son imagination crédule transforme en houris.
Complices de la fourbe des prêtres, elles sont
instruites dans l' art de séduire : il les voit
s' avancer vers lui en dansant ; elles jouissent du
spectacle de sa surprise ; par mille jeux enfantins,
elles excitent en lui des desirs inconnus, opposent
la gaze légere d' une feinte pudeur à l' impatience
des desirs qui s' en irritent : elles cedent enfin
à son amour. Alors, substituant à ces jeux enfantins
les caresses emportées de l' ivresse, elles le
plongent dans ce ravissement dont l' ame ne peut qu' à
peine supporter les délices. à cette ivresse, succede
un sentiment tranquille, mais voluptueux, qui
bientôt est interrompu par de nouveaux plaisirs ;
jusqu' à ce qu' enfin épuisé de desirs, ce jeune
homme, assis par ces mêmes femmes dans un banquet
délicieux, y soit enivré de nouveau, et reporté
pendant son sommeil dans sa premiere demeure. Il y
cherche, à son reveil, les objets qui l' ont
enchanté ; ils ont, comme une vision trompeuse,
disparu à ses yeux. Il appelle encore les houris ;
il ne retrouve près de lui que des imans : il leur
raconte les songes qui l' ont
p435
fatigué : à ce cit, le front attaché sur la terre,
les imans s' écrient : " ô vase d' élection ! ô mon
fils ! Sans doute que notre saint prophéte t' a ravi
aux cieux, t' a fait jouir des plaisirs servés
aux fideles, pour fortifier ta foi et ton courage.
rite donc une pareille faveur par un dévoument
absolu aux ordres du khalife. "
c' est par une semblable éducation que ces dervis
animoient les ismaëlites de la plus ferme croyance :
c' est ainsi qu' ils leur faisoient prendre, si je
l' ose dire, la vie en haine et la mort en amour ;
qu' ils leur faisoient considérer les portes du trépas
comme une entrée aux plaisirs célestes, et leur
inspiroient enfin ce courage déterminé, qui, pendant
quelques instants, a fait l' étonnement de l' univers.
Je dis quelques instants, parce que cette espece de
courage disparoît bientôt avec la cause qui le
produit. De toutes les passions, celle du fanatisme,
qui, fondée sur le desir des plaisirs célestes, est
sans contredit la plus forte, est toujours chez un
peuple la passion la moins durable, parce que le
fanatisme ne s' établit que sur des prestiges et des
ductions dont la raison doit insensiblement sapper
les fondements. Aussi, les arabes, les abyssins, et
généralement tous les peuples mahométans, perdirent-ils,
dans l' espace d' un siecle, toute la suriorité de
courage qu' ils avoient sur les autres nations ; et
c' est en ce point qu' ils furent fort inférieurs aux
romains.
La valeur de ces derniers, excitée par la passion du
patriotisme, et fondée sur des récompenseselles
et temporelles, eût toujours été la même, si le luxe
n' eût passé à Rome avec les dépouilles de l' Asie,
si le desir des richesses n' eût brisé les liens qui
unissoient l' intérêt personnel à l' intérêt général,
et n' eût à la fois corrompu chez
p436
ce peuple et les moeurs et la forme du gouvernement.
Je ne puis m' empêcher d' observer, au sujet de ces
deux especes de courages, fondés, l' un sur un
fanatisme de religion, l' autre sur l' amour de la
patrie, que le dernier est le seul qu' un habile
législateur doive inspirer à ses concitoyens. Le
courage fanatique s' affoiblit et s' éteint bientôt.
D' ailleurs, ce courage prenant sa source dans
l' aveuglement et la superstition, dès qu' une nation
a perdu son fanatisme, il ne lui reste que sa
stupidité ; alors elle devient le mépris de tous
les peuples auxquels elle est réellement inférieure
à tous égards.
C' est à la stupidité musulmane que les chrétiens
doivent tant d' avantages remportés sur les turcs,
qui, par leur nombre seul, dit le chevalier Folard,
seroient si redoutables, s' ils faisoient quelques
légers changements dans leur ordre de bataille,
leur discipline et leur armure, s' ils quittoient le
sabre pour la baïonnette, et qu' ils pussent enfin
sortir de l' abrutissement la superstition les
retiendra toujours : tant leur religion, ajoute cet
illustre auteur, est propre à éterniser la
stupidité et l' incapacité de cette nation.
J' ai fait voir que les passions pouvoient, si je
l' ose dire, s' exalter en nous jusqu' au prodige :
verité proue et par le courage désespéré des
ismaëlites ; et par les méditations des
gymnosophistes, dont le noviciat ne s' achevoit qu' en
trente-sept ans de retraite, d' étude et de silence ;
et par les macérations barbares et continues des
fakirs ; et par la fureur vengeresse des japonois ;
et par les duels des européans ; et enfin par la
fermeté des gladiateurs, de ces
p437
hommes pris au hazard, qui, frappés du coup mortel,
tomboient et mouroient sur l' arene avec le même
courage qu' ils y avoient combattu.
Tous les hommes, comme je m' étois proposé de le
prouver, sont donc, en général, susceptibles d' un
degré de passion plus que suffisant pour les faire
triompher de leur paresse, et les douer de la
continuité d' attention à laquelle est attachée la
supériorité des lumieres.
La grande inégalité d' esprit qu' on apperçoit entre
les hommespend donc uniquement et de la différente
éducation qu' ils reçoivent, et de l' enchaînement
inconnu et divers des circonstances dans lesquelles
ils se trouvent placés.
En effet, si toutes les opérations de l' esprit se
duisent à sentir, se ressouvenir, et à observer
les rapports que ces divers objets ont entr' eux et
avec nous ; il est évident que tous les hommes
étant doués, comme je viens de le montrer, de la
finesse de sens, de l' étendue demoire, et enfin
de la capacité d' attention nécessaire pour s' élever
aux plus hautes idées ; parmi les hommes communément
bien organisés, il n' en est, par conséquent, aucun
qui ne puisse s' illustrer par de grands talents.
J' ajouterai, comme une seconde démonstration de cette
rité, que tous les faux jugements, ainsi que je l' ai
prouvé dans mon premier discours, sont l' effet ou de
l' ignorance, ou des passions : de l' ignorance,
lorsqu' on n' a point dans sa moire les objets de
la comparaison desquels doit résulter larité que
l' on cherche : des passions, lorsqu' elles
p438
sont tellement modifiées, que nous avons intérêt à
voir les objets différents de ce qu' ils sont. Or,
ces deux causes uniques et générales de nos erreurs
sont deux causes accidentelles. L' ignorance,
premrement, n' est pointcessaire ; elle n' est
l' effet d' aucun défaut d' organisation, puisqu' il
n' est point d' homme, comme je l' ai montré au
commencement de ce discours, qui ne soit doué d' une
moire capable de contenir infiniment plus d' objets
que n' en exige la découverte des plus hautes vérités.
à l' égard des passions, les besoins physiques étant
les seules passions immédiatement dones par la
nature, et les besoins n' étant jamais trompeurs, il
est encore évident que lefaut de justesse dans
l' esprit n' est point l' effet d' un défaut dans
l' organisation ; que nous avons tous en nous la
puissance de porter les mêmes jugements sur les
mes choses. Or, voir de même, c' est avoir
également d' esprit. Il est donc certain que
l' inégalité d' esprit, apperçue dans les hommes que
j' appelle communément bien organisés, ne pend
nullement de l' excellence plus ou moins grande de
leur organisation ; mais de l' éducation différente
qu' ils reçoivent, des circonstances diverses dans
lesquelles ils se trouvent, enfin du peu d' habitude
p439
qu' ils ont de penser, de la haine qu' en conquence
ils contractent, dans leur premiere jeunesse, pour
l' application dont ils deviennent absolument
incapables dans un âge plus avancé.
Quelque probable que soit cette opinion, comme sa
nouveauté peut encore étonner, qu' on setache
difficilement de ses anciens préjugés, et qu' enfin
la vérité d' un systême se prouve par l' explication
des phénomenes qui en dépendent ; je vais,
conséquemment à mes principes, montrer, dans le
chapitre suivant, pourquoi l' on trouve si peu de gens
de génie parmi tant d' hommes tous faits pour en
avoir.
DISCOURS 3 CHAPITRE 27
p440
du rapport des faits avec les principes ci-dessus
établis.
l' expérience semble démentir mes raisonnements ; et
cette contradiction apparente peut rendre mon opinion
suspecte. Si tous les hommes, dira-t-on, avoient une
égale disposition à l' esprit, pourquoi, dans un
royaume compode quinze à dix-huit millions d' ames,
voit-on si peu de Turenne, deny, de Colbert,
de Descartes, de Corneille, de Moliere, de
Quinault, de Le Brun, de ces hommes enfin cités
comme l' honneur de leur siecle et de leur pays ?
Poursoudre cette question, qu' on examine la
multitude des circonstances dont le concours est
absolument nécessaire pour former des hommes illustres,
en quelque genre que ce soit ; et l' on avouera que
les hommes sont si rarement placés dans ce concours
heureux de circonstances, que les génies du premier
ordre doivent être, en effet, aussi rares qu' ils le
sont.
Supposons en France seize millions d' ames douées
de la plus grande disposition à l' esprit ; supposons
dans le gouvernement un desir vif de mettre ces
dispositions en valeur ; si, comme l' exrience le
prouve, les livres, les hommes et les secours
propres à développer en nous ces dispositions, ne se
trouvent que dans une ville opulente, c' est, par
conséquent, dans les huit cents mille ames qui
p441
vivent ou qui ont longtemps vêcu à Paris qu' on doit
chercher et qu' on peut trouver des hommes supérieurs
dans les différents genres de sciences et d' arts.
Or, de ces huit cents mille ames, si d' abord l' on en
supprime la moitié ; c' est-à-dire, les femmes, dont
l' éducation et la vie s' oppose au progrès qu' elles
pourroient faire dans les sciences et les arts ;
qu' on en retranche encore les enfants, les vieillards,
les artisans, les manoeuvres, les domestiques, les
moines, les soldats, les marchands, et généralement
tous ceux qui, par leur état, leurs dignités, leurs
richesses, sont assujettis à des devoirs ou livs à
des plaisirs qui remplissent une partie de leur
journée ; si l' on ne considere enfin que le petit
nombre de ceux qui, placés dès leur jeunesse dans cet
état de médiocrité où l' on n' éprouve d' autre peine
que celle de ne pouvoir soulager tous les malheureux ;
ou d' ailleurs l' on peut, sans inquiétude, se livrer
tout entier à l' étude et à la méditation ; il est
certain que ce nombre ne peut excéder celui de six
mille ; que, de ces six mille, il n' en est pas six
cents d' animés du desir de s' instruire ; que, de
ces six cents, il n' en est pas la moitié qui soient
échauffés de ce desir, au dégde chaleur propre à
féconder en eux les grandes idées ; qu' on n' en
comptera pas cent, qui, au desir de s' instruire,
joignent la constance et la patience nécessaires pour
perfectionner leurs talents, et qui
p442
unissent ainsi deux qualités, que la vanité, trop
impatiente de se produire, rend presque toujours
inalliables ; qu' enfin, il n' en est peut-être pas
cinquante qui, dans leur premiere jeunesse, toujours
appliqués au même genre d' étude, toujours insensibles
à l' amour et à l' ambition, n' aient, ou dans des
études trop variées, ou dans les plaisirs, ou dans
les intrigues, perdu des moments dont la perte est
toujours irréparable pour quiconque veut se rendre
supérieur en quelque science ou quelque art que ce
soit. Or, de ce nombre de cinquante, qui, divisé
par celui des divers genres d' étude, ne donneroit
qu' un ou deux hommes dans chaque genre, si je duis
ceux qui n' ont pas lu les ouvrages, vécu avec les
hommes les plus propres à les éclairer ; et que, de
ce nombre ainsi réduit, je retranche encore tous ceux
dont la mort, les renversements de fortune ou
d' autres accidents pareils ont arrêté les progrès ;
je dis que, dans la forme actuelle de notre
gouvernement, la multitude des circonstances, dont
le concours est absolument nécessaire pour former
de grands hommes, s' oppose à leur multiplication ;
et que les gens denie doivent être aussi rares
qu' ils le sont.
C' est donc uniquement dans le moral qu' on doit
chercher la ritable cause de l' inégalité des
esprits. Alors, pour rendre compte de la disette ou
de l' abondance des grands hommes dans certains
siecles ou certains pays, on n' a plus recours aux
influences de l' air, aux différents éloignements
les climats sont du soleil, ni à tous les
raisonnements pareils, qui, toujours tés, ont
toujours été démentis par l' exrience et l' histoire.
Si la différente température des climats avoit tant
d' influence sur les ames et sur les esprits, pourquoi
ces
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romains, si magnanimes, si audacieux sous un
gouvernement républicain, seroient ils aujourd' hui
si mous et si efféminés ? Pourquoi ces grecs et ces
égyptiens, qui, jadis recommandables par leur esprit
et leur vertu, étoient l' admiration de la terre,
en sont-ils aujourd' hui le mépris ? Pourquoi ces
asiatiques, si braves sous le nom d' éléamites, si
lâches et si vils du temps d' Alexandre sous celui
de perses, seroient-ils, sous le nom de parthes,
devenus la terreur de Rome, dans un siecle où les
romains n' avoient encore rien perdu de leur courage
et de leur discipline ? Pourquoi les lacédémoniens,
les plus braves et les plus vertueux des grecs, tant
qu' ils furent religieux observateurs des loix de
Lycurgue, perdirent-ils l' une et l' autre de ces
putations, lorsqu' après la guerre du Péloponnèse,
ils eurent laissé introduire l' or et le luxe chez
eux ? Pourquoi ces anciens cattes, si redoutables
aux gaulois, n' auroient-ils plus le même courage ?
Pourquoi ces juifs, si souventfaits par leurs
ennemis, montrerent-ils, sous la conduite des
machabées, un courage digne des nations les plus
belliqueuses ? Pourquoi les sciences et les arts,
tour à tour cultivés et négligés chez les différents
peuples, ont-ils successivement parcouru presque
tous les climats ?
Dans un dialogue de Lucien, " ce n' est point en
Grece, dit la philosophie, que je fis ma premiere
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demeure... etc. "
pourquoi la philosophie a-t-elle passé de la Grece
dans l' Hespérie, de l' Hespérie à Constantinople
et dans l' Arabie ? Et pourquoi, repassant d' Arabie
en Italie, a-t-elle trouvé des azyles dans la
France, l' Angleterre, et jusques dans le nord de
l' Europe ? Pourquoi ne trouve-t-on plus de Phocion
à Athenes, de Pélopidas à Thebes, de cius à
Rome ? La température de ces climats n' a pas changé :
à quoi donc attribuer la transmigration des arts,
des sciences, du courage et de la vertu, si ce n' est
à des causes morales ?
C' est à ces causes que nous devons l' explication
d' une infinité de phénomenes politiques, qu' on essaie
en vain d' expliquer par le physique. Tels sont les
conquêtes des peuples du nord, l' esclavage des
orientaux, le génie allégorique de ces mêmes nations,
la supériorité de certains peuples dans certains
genres de sciences ; supériorité qu' on cessera, je
pense, d' attribuer à la différente température des
climats, lorsque j' aurai rapidement indiqué la cause
de ces principaux effets.
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DISCOURS 3 CHAPITRE 28
des conquêtes des peuples du nord.
la cause physique des conqtes des septentrionaux
est, dit-on, renfermée dans cette supériorité de
courage ou de force dont la nature a doué les
peuples du nord prablement à ceux du midi. Cette
opinion, propre à flatter l' orgueil des nations de
l' Europe, qui, presque toutes, tirent leur origine
des peuples du nord, n' a point trouvé de contradicteurs.
Cependant, pour s' assurer de la rité d' une
opinion si flatteuse, examinons si les septentrionaux
sont réellement plus courageux et plus forts que les
peuples du midi. Pour cet effet, sachons d' abord
ce que c' est que le courage, et remontons jusqu' aux
principes qui peuvent jeter du jour sur une des
questions les plus importantes de la morale et de la
politique.
Le courage n' est, dans les animaux, que l' effet de
leurs besoins : ces besoins sont-ils satisfaits ?
Ils deviennent lâches : le lion affa attaque
l' homme, le lion rassasié le fuit. La faim de
l' animal une fois appaisée, l' amour de tout être
pour sa conservation l' éloigne de tout danger. Le
courage, dans les animaux, est donc un effet de leur
besoin. Si nous donnons le nom de timides aux
animaux pâturants, c' est qu' ils ne sont pas forcés
de combattre pour se nourrir, c' est qu' ils n' ont
nuls motifs de braver les dangers : ont-ils un
besoin ? Ils ont du courage ; le cerf en rut est
aussi furieux qu' un animal vorace.
Appliquons à l' homme ce que j' ai dit des animaux. La
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mort est toujours pe de douleurs ; la vie
toujours accompagnée de quelques plaisirs. On est
donc attaché à la vie par la crainte de la douleur
et par l' amour du plaisir ; plus la vie est heureuse,
plus on craint de la perdre : et de-là les horreurs
qu' éprouvent, à l' instant de la mort, ceux qui
vivent dans l' abondance. Au contraire, moins la vie
est heureuse, moins on a de regret à la quitter :
de-là cette insensibilité avec laquelle le paysan
attend la mort.
Or, si l' amour de notre être est fon sur la
crainte de la douleur et l' amour du plaisir, le desir
d' être heureux est donc en nous plus puissant que le
desir d' être. Pour obtenir l' objet à la possession
duquel on attache son bonheur, chacun est donc
capable de s' exposer à des dangers plus ou moins
grands, mais toujours proportionnés au desir plus ou
moins vif qu' il a de posséder cet objet. Pour être
absolument sans courage, il faudroit être absolument
sans desir.
Les objets des desirs des hommes sont variés ; ils
sont animés de passions différentes, telles sont
l' avarice, l' ambition, l' amour de la patrie, celui
des femmes, etc. En conséquence, l' homme capable des
solutions les plus hardies pour satisfaire une
certaine passion, sera sans courage lorsqu' il s' agira
d' une autre passion. On a vu mille fois le flibustier,
ani d' une valeur plus qu' humaine lorsqu' elle étoit
soutenue par l' espoir du butin, se trouver sans
courage pour se venger d' un affront. César, qu' aucun
péril n' étonnoit quand il marchoit à la gloire, ne
montoit qu' en tremblant dans son char, et ne s' y
asséyoit jamais qu' il n' eût superstitieusement
cité trois fois un certain vers qu' il s' imaginoit
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devoir l' empêcher de verser. L' homme timide, que tout
danger effraye, peut s' animer d' un courage désespéré,
s' il s' agit de fendre sa femme, sa maîtresse ou
ses enfants. Voilà de quelle maniere l' on peut
expliquer une partie des phénomenes du courage, et
la raison pour laquelle le même homme est brave ou
timide, selon les circonstances diverses dans
lesquelles il est placé.
Aps avoir prouvé que le courage est un effet de nos
besoins, une force qui nous est communiquée par nos
passions, et qui s' exerce sur les obstacles que le
hazard ou l' intét d' autrui mettent à notre
bonheur ; il faut maintenant, pour prévenir toute
objection et jeter plus de jour sur une matiere si
importante, distinguer deux especes de courage.
Il en est un que je nomme vrai courage : il consiste
à voir le danger tel qu' il est et à l' affronter. Il
en est un autre qui n' en a, pour ainsi dire, que les
effets : cette espece de courage, commun à presque
tous les hommes, leur fait braver les dangers, parce
qu' ils les ignorent ; parce que les passions, en
fixant toute leur attention sur l' objet de leurs
desirs, leur dérobent du moins une partie du péril
auquel elles les exposent.
Pour avoir une mesure exacte du vrai courage de ces
sortes de gens, il faudroit pouvoir en soustraire
toute la partie du danger que les passions ou les
préjugés leur cachent ; et cette partie est
ordinairement très-considérable. Proposez le pillage
d' une ville à ce même soldat qui monte avec crainte
à l' assaut, l' avarice fascinera ses yeux ; il
attendra impatiemment l' heure de l' attaque ; le
danger disparoîtra ; il
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sera d' autant plus intrépide, qu' il sera plus avide.
Mille autres causes produisent l' effet de l' avarice :
le vieux soldat est brave, parce que l' habitude d' un
péril auquel il a toujours échappé rend à ses yeux
le péril nul ; le soldat victorieux marche à
l' ennemi avec intrépidité, parce qu' il ne s' attend
point à sa résistance, et croit triompher sans
danger. Celui-ci est hardi, parce qu' il se croit
heureux ; celui-là, parce qu' il se croit dur ;
un troisieme, parce qu' il se croit adroit. Le courage
est donc rarement fonsur un vrai mépris de la
mort. Aussi l' homme intrépide l' épée à la main, sera
souvent poltron au combat du pistolet. Transportez
sur un vaisseau le soldat qui brave la mort dans le
combat ; il ne la verra qu' avec horreur dans la
tempête, parce qu' il ne la voit réellement que là.
Le courage est donc souvent l' effet d' une vue peu
nette du danger qu' on affronte, ou de l' ignorance
entiere de ce même danger. Que d' hommes sont saisis
d' effroi au bruit du tonnerre, et craindroient de
passer une nuit dans un bois éloigné des grandes
routes, lorsqu' on n' en voit aucun qui n' aille de
nuit et sans crainte de Paris à Versailles ?
Cependant la maladresse d' un postillon, ou la rencontre
d' un assassin dans une grande route, sont des
accidents plus communs, et par conséquent plus à
craindre qu' un coup de tonnerre ou la rencontre de
ce me assassin dans un bois écarté. Pourquoi donc
la frayeur est-elle plus commune dans le premier cas
que dans le second ? C' est que la lueur des éclairs
et le bruit du tonnerre, ainsi que l' obscurité des
bois, psentent chaque instant à l' esprit l' image
d' un ril que ne veille point la route de Paris
à Versailles. Or il est peu d' hommes qui soutiennent
la psence du danger : cet aspect a sur eux tant de
puissance, qu' on a vu des
p449
hommes, honteux de leur lâcheté, se tuer et ne
pouvoir se venger d' un affront. L' aspect de leur
ennemi étouffoit en eux le cri de l' honneur ; il
falloit, pour y oir, que, seuls et s' échauffant
eux-mêmes de ce sentiment, il saisîssent le moment
d' un transport pour se donner, si je l' ose dire, la
mort, sans s' en appercevoir. C' est aussi pour
prévenir l' effet que produit, sur presque tous les
hommes, la vue du danger, qu' à la guerre, non content
de ranger les soldats dans un ordre qui rend leur
fuite très-difficile, on veut encore, en Asie, les
échauffer d' opium ; en Europe, d' eau-de-vie ;
et les étourdir ou par le bruit du tambour ou par les
cris qu' on leur fait jeter. C' est par ce moyen que,
leur cachant une partie du danger auquel on les
expose, on met leur amour pour l' honneur en équilibre
avec leur crainte. Ce que je dis des soldats, je le
dis des capitaines : entre les plus courageux, il
en est peu, qui, dans le lit ou sur l' échaffaud,
considerent la mort d' un oeil tranquille. Quelle
foiblesse ce maréchal De Biron, si brave dans les
combats, ne montra-t-il pas au supplice ?
Pour soutenir la psence du trépas, il faut être ou
dégoûté de la vie, ou dévoré de ces passions fortes
qui déterminerent
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Calanus, Caton et Porcie à se donner la mort.
Ceux qu' animent toutes ces fortes passions n' aiment
la vie qu' à certaines conditions : leur passion ne
leur cache point le danger auquel ils s' exposent ;
ils le voient tel qu' il est, et le bravent. Brutus
veut affranchir Rome de la tyrannie ; il assassine
César, il leve une are, attaque, combat Octave ;
il est vaincu, il se tue : la vie lui est
insupportable sans la liberté de Rome.
Quiconque est susceptible de passions aussi vives
est capable des plus grandes choses : non seulement
il brave la mort, mais encore la douleur. Il n' en
est pas ainsi de ces hommes qui se donnent la mort
par dégt pour la vie : ils méritent presqu' autant
le nom de sages que de courageux ; la plupart
seroient sans courage dans les tortures : ils n' ont
point assez de vie et de force en eux pour en
supporter les douleurs. Le mépris de la vie n' est
point, en eux, l' effet d' une passion forte, mais de
l' absence des passions ; c' est le résultat d' un
calcul par lequel ils se prouvent qu' il vaut mieux
n' être pas que d' être malheureux. Or cette
disposition de leur ame les rend incapables des
grandes choses. Quiconque est dégoûté de la vie,
s' occupe peu des affaires de ce monde. Aussi parmi
tant de romains qui se sont volontairement donné
la mort, en est-il peu qui, par le massacre des
tyrans, aient osé la rendre utile à leur patrie. En
vain diroit-on que la garde qui, de toutes parts,
environnoit les palais de la tyrannie, leur en
défendoit l' acs : c' étoit la crainte des supplices
qui désarmoit leur bras. De pareils hommes se
noient, se font ouvrir les veines, mais ne s' exposent
point à des supplices cruels : nul motif ne les y
détermine.
C' est la crainte de la douleur qui nous explique
toutes
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les bizarreries de cette espece de courage. Si
l' homme assez courageux pour se brûler la cervelle
n' ose se frapper d' un coup de stilet, s' il a de
l' horreur pour certains genres de mort, cette
horreur est fondée sur la crainte vraie ou fausse
d' une plus grande douleur.
Les principes ci-dessus établis donnent, je pense,
la solution de toutes les questions de ce genre ;
et prouvent que le courage n' est point, comme
quelques-uns le prétendent, un effet de la
température difrente des climats, mais des
passions et des besoins communs à tous les hommes.
Les bornes de mon sujet ne me permettent pas de
parler ici des divers noms donnés au courage, tels
que ceux de bravoure , de valeur ,
d' intrépidité , etc. Ce ne sont proprement que
des manieres différentes dont le courage se manifeste.
Cette question examinée, je passe à la seconde. Il
s' agit de savoir si, comme on le soutient, on doit
attribuer les conquêtes des peuples du nord à la
force et à la vigueur particuliere dont la nature,
dit-on, les a doués.
Pour s' assurer de la rité de cette opinion, c' est
en vain que l' on auroit recours à l' expérience :
rien n' indique, jusqu' à présent, à l' examinateur
scrupuleux, que la nature soit, dans ses productions
du septentrion, plus forte que dans celles du midi.
Si le nord a ses ours blancs et ses orox, l' Afrique
a ses lions, ses rhinocéros et ses éléphants. On
n' a point fait lutter un certain nombre de négres
de la Côte D' Or ou du Sénégal, avec un pareil
nombre de russes ou de finlandois : on n' a point
mesu l' inégalité de leur force par la pesanteur
différente des poids qu' ils pourroient soulever.
On est si loin d' avoir rien constaté à cet égard,
que, si je voulois combattre un préjugé par un
préjugé, j' opposerois, à tout ce qu' on dit de la
force des gens du
p452
nord, l' éloge qu' on fait de celle des turcs. On ne
peut donc appuyer l' opinion qu' on a de la force et
du courage des septentrionaux, que sur l' histoire
de leurs conquêtes : mais alors, toutes les nations
peuvent avoir les mêmes ptentions, les justifier
par les mêmes titres, et se croire toutes également
favorisées de la nature.
Qu' on parcoure l' histoire : on y verra les huns
quitter les Palus-Méotides pour enchaîner des
nations situées au nord de leur pays ; on y verra
les sarrazins descendre en foule des sables brûlants
de l' Arabie pour venger la terre, dompter les
nations, triompher des Espagnes, et porter la
désolation jusques dans le coeur de la France ;
on verra ces mêmes sarrazins briser d' une main
victorieuse les étendards des croisés ; et les
nations de l' Europe, par des tentatives réitérées,
multiplier, dans la Palestine, leurs défaites et
leur honte. Si je porte mes regards sur d' autres
régions, j' y vois encore larité de mon opinion
confirmée ; et par les triomphes de Tamerlan, qui,
des bords de l' Indus, descend en conquérant
jusqu' aux climats glacés de la Sibérie ; et par
les conquêtes des incas ; et par la valeur des
égyptiens, qui, regardés du temps de Cyrus comme
les peuples les plus courageux, se montrerent, à la
bataille de Tembreia, si dignes de leur réputation ;
et enfin par ces romains qui porterent leurs armes
victorieuses jusques dans la Sarmatie, et les isles
britanniques. Or, si la victoire a vo
alternativement du midi au nord, et du nord au midi ;
si tous les peuples ont été, tour à tour, conqrants
et conquis ; si, comme l' histoire nous l' apprend, les
peuples du septentrion ne sont pas moins sensibles
aux ardeurs brûlantes
p453
du midi, que les peuples du midi le sont à l' âpreté
des froids du nord, et s' ils font la guerre avec un
désavantage égal dans des climats trop différents
du leur ; il est évident que les conqtes des
septentrionaux sont absolument indépendantes de la
température particuliere de leurs climats ; et qu' on
chercheroit en vain dans le physique la cause d' un
fait dont le moral donne une explication simple et
naturelle.
Si le nord a produit les derniers conquérants de
l' Europe, c' est que des peuplesroces et encore
sauvages tels que l' étoient alors les septentrionaux,
sont, comme le remarque le chevalier Folard,
infiniment plus courageux et plus propres à la
guerre que des peuples nourris dans le luxe, la
mollesse, et soumis au pouvoir arbitraire, comme
l' étoient alors les romains. Sous les derniers
empereurs, les romains n' étoient plus ce peuple qui,
vainqueur des
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gaulois et des germains, tenoit encore le midi sous
ses loix : alors ces maîtres du monde succomboient
sous les mêmes vertus qui les avoient fait triompher
de l' univers.
Mais, pour subjuguer l' Asie, ils n' eurent, dit-on,
qu' à lui porter des chaînes. La rapidité,
pondrai-je, avec laquelle ils la conquirent, ne
prouve point la lâcheté des peuples du midi. Quelles
villes du nord se sont défendues avec plus
d' opiniâtreté que Marseille, Numance, Sagunte,
Rhodes ? Du temps de Crassus, les romains ne
trouverent-ils pas dans les parthes des ennemis
dignes d' eux ? C' est donc à l' esclavage et à la
mollesse des asiatiques que les romains durent la
rapidité de leurs sucs.
Lorsque Tacite dit que la monarchie des parthes
est moins redoutable aux romains que la liber
des germains, c' est à la forme du gouvernement de
ces derniers qu' il attribue la supériorité de leur
courage. C' est donc aux causes morales, et non à
la température particuliere des pays du nord, que
l' on doit rapporter les conquêtes des septentrionaux.
p455
DISCOURS 3 CHAPITRE 29
de l' esclavage, et du nie allégorique des
orientaux.
également frappés de la pesanteur du despotisme
oriental, et de la longue et lâche patience des
peuples soumis à ce joug odieux, les occidentaux,
fiers de leur liberté, ont eu recours aux causes
physiques pour expliquer ce pnomene politique. Ils
ont soutenu que la luxurieuse Asie n' enfantoit que
des hommes sans force, sans vertu, et qui, livrés
à des desirs brutaux, n' étoient nés que pour
l' esclavage. Ils ont ajouté que les contrées du midi
ne pouvoient, en conséquence, adopter qu' une religion
sensuelle.
Leurs conjectures sont démenties par l' exrience
et l' histoire : on sait que l' Asie a nourri des
nations très-belliqueuses ; que l' amour n' amollit
point le courage ; que les nations les plus sensibles
à ses plaisirs ont, comme le remarquent Plutarque
et Platon, souvent été les plus braves et les plus
courageuses ; que le desir ardent des femmes ne
peut jamais être regardé comme une preuve de la
foiblesse
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du tempérament des asiatiques ; et qu' enfin,
longtemps avant Mahomet, Odin avoit établi, chez
les nations les plus septentrionales, une religion
absolument semblable à celle du prophéte de
l' orient.
Forcé d' abandonner cette opinion, et de restituer,
si j' ose le dire, l' ame et le corps aux asiatiques,
on a cherché, dans la position physique des peuples
de l' orient, la cause de leur servitude : en
conséquence, on a regardé le midi comme une vaste
plaine dont l' étendue fournissoit à la tyrannie les
moyens de retenir les peuples dans l' esclavage. Mais
cette supposition n' est pas confirmée par la
géographie : on sait que le midi de la terre est
de toutes parts hérisde montagnes ; que le nord,
au contraire, peut être considéré comme une plaine
vaste, deserte et couverte de bois, comme
vraisemblablement l' ont jadis été les plaines de
l' Asie.
Aps avoir inutilement épuisé les causes physiques
pour y trouver les fondements du despotisme oriental,
il faut bien avoir recours aux causes morales, et
par conquent à l' histoire. Elle nous apprend qu' en
se poliçant les nations perdent insensiblement leur
courage, leur vertu, et même leur amour pour la
liberté ; qu' incontinent après sa formation, toute
société, selon les différentes circonstances où
elle se trouve, marche d' un pas plus ou moins rapide
à l' esclavage. Or, les peuples du midi s' étant les
premiers rassemblés en société, doivent, par
conséquent, avoir été les premiers soumis au
despotisme ; parce que c' est à ce terme
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qu' aboutit toute espece de gouvernement, et la forme
que tout état conserve jusqu' à son entiere
destruction.
Mais, diront ceux qui croient le monde plus ancien que
nous ne le pensons, comment est-il encore des
publiques sur la terre ? Si toute société, leur
pondra-t-on, tend, en se poliçant, au despotisme,
toute puissance despotique tend à la dépopulation.
Les climats soumis à ce pouvoir, incultes et
dépeuplés après un certain nombre de siecles, se
changent en déserts ; les plaines, où s' étendoient
des villes immenses, où s' élevoient des édifices
somptueux, se couvrent peu à peu de forêts où se
fugient quelques familles, qui insensiblement
reforment de nouvelles nations sauvages ; succession
qui doit toujours conserver des républiques sur la
terre.
J' ajouterai seulement à ce que je viens de dire, que,
si les peuples du midi sont les peuples les plus
anciennement esclaves ; et si les nations de
l' Europe, à l' exception des moscovites, peuvent
être regardées comme des nations libres ; c' est que
ces nations sont plus nouvellement policées : c' est,
que du temps de Tacite, les germains et les gaulois
n' étoient encore que des especes de sauvages ; et
qu' à moins de mettre, par la force des armes, toute
une nation à la fois dans les fers, ce n' est qu' après
une longue suite de siecles et par des tentatives
insensibles, mais continues, que les tyrans peuvent
étouffer dans les coeurs l' amour vertueux que tous
les hommes ont naturellement pour la liber, et
avilir assez les ames pour les plier à l' esclavage.
Une fois parvenu à ce terme, un peuple devient
incapable d' aucun acte de générosité. Si les nations
de l' Asie sont le mépris de l' Europe,
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c' est que le temps les a soumises à un despotisme
incompatible avec une certaine élévation d' ame.
C' est ce même despotisme, destructeur de toute espece
d' esprits et de talents, qui fait encore regarder
la stupidité de certains peuples de l' orient, comme
l' effet d' un défaut d' organisation. Il seroit
cependant facile d' appercevoir que la différence
extérieure qu' on remarque, par exemple, dans la
physionomie du chinois et du suédois, ne peut avoir
aucune influence sur leur esprit ; et que, si
toutes nos idées, comme l' a mont M Locke,
nous viennent par les sens, les septentrionaux
n' ayant point un plus grand nombre de sens que les
orientaux, tous par conséquent ont, par leur
conformation physique, d' égales dispositions à
l' esprit.
Ce n' est donc qu' à la différente constitution des
empires, et par conséquent aux causes morales, qu' on
doit attribuer toutes les différences d' esprit et
de caractere qu' on découvre entre les nations. C' est,
par exemple, à la forme de leur gouvernement que les
orientaux doivent ce génie
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allégorique, qui fait et qui doit réellement faire
le caractere distinctif de leurs ouvrages. Dans les
pays les sciences ont été cultivées, où l' on
conserve encore le desir d' écrire, où l' on est
cependant soumis au pouvoir arbitraire, où par
conséquent la vérité ne peut se présenter que sous
quelque emblême, il est certain que les auteurs
doivent insensiblement contracter l' habitude de ne
penser qu' en allégorie. Ce fut aussi pour faire
sentir à je ne sais quel tyran l' injustice de ses
vexations, la dureté avec laquelle il traitoit ses
sujets, et la dépendanceciproque etcessaire
qui unit les peuples et les souverains, qu' un
philosophe indien inventa, dit-on, le jeu des
échecs . Il en donna des leçons au tyran ; lui
fit remarquer, que, si, dans ce jeu, les pieces
devenoient inutiles après la perte du roi, le roi,
après la prise de ses pieces, se trouvoit dans
l' impuissance de se défendre ; et que, dans l' un et
l' autre cas, la partie étoit également perdue.
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Je pourrois donner mille autres exemples de la forme
allégorique sous laquelle les idées se présentent
aux indiens ; ces exemples feroient, je crois,
sentir que la forme du gouvernement, à laquelle les
nations de l' orient doivent tant d' ingénieuses
allégories, a, dans cesmes nations, dû occasionner
une grande disette d' historiens. En effet, le genre
de l' histoire, qui suppose, sans doute, beaucoup
d' esprit, n' en exige cependant pas davantage que tout
autre genre d' écrire. Pourquoi donc, entre les
écrivains, les bons historiens sont-ils si rares ?
C' est que, pour s' illustrer en ce genre, il faut
non seulement naître dans l' heureux concours de
circonstances propres à former un grand homme, mais
encore dans des pays où l' on puisse impunément
pratiquer la vertu et dire larité. Or, le
despotisme s' y oppose, et ferme la bouche aux
historiens, si sa puissance n' est, à cet égard,
enchaînée par quelque préjugé, quelque superstition
ou quelque établissement particulier. Tel est, à la
Chine, l' établissement d' un tribunal d' histoire ;
tribunal également sourd, jusqu' aujourd' hui, aux
prieres comme aux menaces des rois.
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Ce que je dis de l' histoire, je le dis de l' éloquence.
Si l' Italie fut si conde en orateurs, ce n' est
pas, comme l' a soutenu la savante imcillité de
quelques pédants de college, que le sol de Rome
fût plus propre que celui de Lisbonne ou de
Constantinople à produire de grands orateurs. Rome
perdit au même instant son éloquence et sa liberté :
cependant nul accident arrivé à la terre n' avoit,
sous les empereurs, chanle climat de Rome. à
quoi donc attribuer la disette d' orateurs se
trouverent alors les romains,
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si ce n' est à des causes morales, c' est-à-dire, aux
changements arrivés dans la forme de leur
gouvernement ? Qui doute qu' en forçant les orateurs
à s' exercer sur de petits sujets, le despotisme
n' ait tari les sources de l' éloquence ? Sa force
consiste principalement dans la grandeur des sujets
qu' elle traite. Supposons qu' il fallût autant
d' esprit pour écrire le panégyrique de Trajan, que
pour composer les catilinaires : dans cette
hypothese même, je dis que, par le choix de son
sujet, Pline seroit resté fort inrieur à
Cicéron. Ce dernier ayant à tirer les romains de
l' assoupissement où Catilina vouloit les surprendre,
il avoit à réveiller en eux les passions de la haine
et de la vengeance : et comment un sujet si
intéressant pour les maîtres du monde n' auroit-il
pas fait déférer à Cicéron la palme de l' éloquence ?
Qu' on examine à quoi tiennent les reproches de
barbarie et de stupidité que les grecs, les romains
et tous les européans ont toujours faits aux
peuples de l' orient : l' on verra que les nations
n' ayant jamais donné le nom d' esprit qu' à
l' assemblage des idées qui leur étoient utiles ;
et le despotisme ayant interdit, dans presque toute
l' Asie, l' étude de la morale, de la taphysique,
de la jurisprudence, de la politique, enfin de toutes
les sciences intéressantes pour l' humanité ; les
orientaux doivent en conséquence être traités de
barbares, de stupides, par les peuples éclairés de
l' Europe, et devenir éternellement le mépris des
nations libres et de la postérité.
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DISCOURS 3 CHAPITRE 30
de la supériorité que certains peuples ont eue
dans divers genres de sciences.
la position physique de la Grece est toujours la
me : pourquoi les grecs d' aujourd' hui sont-ils si
différents des grecs d' autrefois ? C' est que la
forme de leur gouvernement a changé ; c' est que,
semblable à l' eau qui prend la forme de tous les
vases dans lesquels on la verse, le caractere des
nations est susceptible de toutes sortes de formes ;
c' est qu' en tous les pays, lenie du gouvernement
fait le génie des nations. Or, sous la forme de
publique, quelle
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contrée devoit être plusconde que la Grece en
capitaines, en politiques et enros ? Sans parler
des hommes d' état, quels philosophes ne devoit
point produire un pays où la philosophie étoit si
honorée ? Où le vainqueur de la Grece, le roi
Philippe, écrivoit à Aristote : ce n' est point
de m' avoir donné un fils, dont je rends graces
aux dieux ; c' est de l' avoir fait naître de votre
vivant. Je vous charge de son éducation ; j' espere
que vous le rendrez digne de vous et de moi .
Quelle lettre plus flatteuse encore pour ce
philosophe que celle d' Alexandre, du maître de la
terre, qui, sur les débris du trône de Cyrus,
lui écrit : j' apprends que tu publies tes traités
acroamatiques. Quelle supériorité me reste-t-il
maintenant sur les autres hommes ? Les hautes
sciences que tu m' as enseignées vont devenir
communes ; et tu savois cependant que j' aime
encore mieux surpasser les hommes par la science
des choses sublimes, que par la puissance.
adieu .
Ce n' étoit pas dans le seul Aristote qu' on honoroit
la philosophie. On sait que Ptolémée, roi
d' égypte, traita non en souverain, et députa
vers lui des ambassadeurs ; que les athéniens
éleverent à ce philosophe un mausolée construit aux
dépens du public ; qu' avant la mort de ce me
Zénon,
p465
Antigonus, roi de Macédoine, lui écrivit : si la
fortune m' a élevé à la plus haute place,... etc. .
Au reste, ce n' étoit pas à la seule philosophie,
c' étoit à tous les arts que les grecs rendoient de
pareils hommages. Un poëte étoit si précieux à la
Grece, que, sous peine de mort et par une loi
expresse, Athenes leur défendoit de s' embarquer.
Les lacédémoniens, que certains auteurs ont pris
plaisir à nous peindre comme des hommes vertueux,
mais plus grossiers que spirituels, n' étoient pas
moins sensibles que les autres grecs aux beautés
des arts et des sciences.
p466
Passions pour la poésie, ils attirerent chez eux
Archiloque, Xenodame, Xenocrite, Polymneste,
Sacados, Periclite, Phrynis, Timothée : pleins
d' estime pour les poésies de Terpandre, de
Spendon et d' Alcman, il étoit défendu à tout
esclave de les chanter ; c' étoit, selon eux,
profaner les choses divines. Non moins habiles
dans l' art de raisonner que dans l' art de peindre
ses penes en vers : " quiconque, dit Platon,
converse avec un lacémonien,t ce le dernier
de tous, peut lui trouver l' abord grossier : mais,
s' il entre en matiere, il verra ce même homme
s' énoncer avec une dignité, une précision, une
finesse, qui rendront ses paroles comme autant de
traits perçants. Tout autre grec ne paroîtra, près
de lui, qu' un enfant qui bégaie. " aussi leur
apprenoit-on,s la premiere jeunesse, à parler
avec élégance et pureté : on vouloit qu' à la vérité
des pensées, ils joignissent les graces et la
finesse de l' expression ; que leurs réponses,
toujours courtes et justes, fussent pleines de sel
et d' agrément. Ceux qui, par précipitation ou par
lenteur d' esprit, répondoient mal ou ne répondoient
rien, étoient châtiés sur le champ. Un mauvais
raisonnement étoit puni à Sparte, comme le seroit
ailleurs une mauvaise conduite. Aussi, rien n' en
imposoit à la raison de ce peuple. Un lamonien,
exempt dès le berceau des caprices et des humeurs
de l' enfance, étoit dans sa jeunesse
p467
affranchi de toute crainte ; il marchoit avec
assurance dans les solitudes et les ténébres : moins
superstitieux que les autres grecs, les spartiates
citoient leur religion au tribunal de la raison.
Or, comment les sciences et les arts n' auroient-ils
pas jeté le plus grand éclat, dans un pays tel que
la Grece, où l' on leur rendoit un hommage si
général et si constant ? Je dis constant, pour
prévenir l' objection de ceux qui ptendent, comme
m l' ab Dubos, que, dans certains siecles, tels
que ceux d' Auguste et de Louis Xiv, certains
vents amenent les grands hommes, comme des volées
d' oiseaux rares. On allegue, en faveur de ce
sentiment, les peines que se sont vainement dones
quelques souverains pour ranimer chez eux les
sciences et les arts. Si les efforts de ces princes
ont été inutiles, c' est, répondrai-je, parce qu' ils
n' ont pas été constants. Après quelques siecles
d' ignorance, le terrein des arts et des sciences
est quelquefois si sauvage et si inculte, qu' il ne
peut produire de vraiment grands hommes, qu' après
avoir auparavant été défriché par plusieurs
générations de savants. Tel étoit le siecle de
Louis Xiv, dont les grands hommes ont dû leur
supériorité aux savants qui les avoient précédés
dans la carriere des sciences et des arts : carriere
ces mes savants n' avoient pénétré que soutenus
de la faveur de nos rois, comme le prouvent et les
lettres-patentes du 10 mai 1543, françois premier
fait
p468
les plus expresses défenses d' user de médisance
et d' invective contre Aristote , et les vers
que Charles Ix adresse à Ronsard.
Je n' ajouterai qu' un mot à ce que je viens de dire :
c' est, qu' assez semblables à ces artifices, qui,
rapidement élancés dans les airs, les parsement
d' étoiles, éclairent un instant l' horizon,
s' évanouissent et laissent la nature dans une nuit
plus profonde ; les arts et les sciences ne font,
dans une infinité de pays, que luire, disparoître,
et les abandonner auxnebres de l' ignorance. Les
siecles les plus féconds en grands hommes sont
presque toujours suivis d' un siecle où les sciences
et les arts sont moins heureusement cultivés. Pour
en connoître la cause, ce n' est point au physique
qu' il faut avoir recours : le moral suffit pour nous
la découvrir. En effet, si l' admiration est toujours
l' effet de la surprise, plus les grands hommes sont
multipliés dans
p469
une nation, moins on les estime, moins on excite
en eux le sentiment de l' émulation, moins ils font
d' efforts pour atteindre à la perfection, et plus
ils en restent éloignés. Après un tel siecle, il
faut souvent le fumier de plusieurs siecles
d' ignorance pour rendre de nouveau un pays fertile
en grands hommes.
Il paroît donc que c' est uniquement aux causes
morales qu' on peut, dans les sciences et dans les
arts, attribuer la supériorité de certains peuples
sur les autres ; et qu' il n' est point de nations
privilégiées en vertu, en esprit, en courage. La
nature, à cet égard, n' a point fait un partage
inégal de ses dons. En effet, si la force plus ou
moins grande de l' esprit dépendoit de la différente
température des pays divers, il seroit impossible,
vu l' ancienneté du monde, que la nation à cet égard
la plus favorisée n' eût, par des progrès multipliés,
acquis une grande suriorité sur toutes les autres.
Or l' estime qu' en fait d' esprit ont tour-à-tour
obtenue les différentes nations, le mépris où elles
sont successivement tombées, prouvent le peu
d' influence des climats sur les esprits. J' ajouterai
me que, si le lieu de la naissance décidoit de
l' étendue de nos lumieres, les causes morales ne
pourroient nous donner, en ce genre, une explication
aussi simple et aussi naturelle des phénomenes qui
dépendroient du physique. Sur quoi j' observerai que,
s' il n' est aucun peuple auquel la température
particuliere de son pays, et les petites difrences
qu' elle doit produire dans son organisation, ait
jusqu' à présent donné aucune supériorité constante
sur les autres peuples ; on pourroit du moins
soupçonner que les petites différences qui peuvent
se trouver dans l' organisation des particuliers qui
composent une nation, n' ont pas une influence plus
sensible
p470
sur leurs esprits. Tout concourt à prouver larité
de cette proposition. Il semble qu' en ce genre les
probmes les plus compliqués ne se psentent à
l' esprit que pour se résoudre par l' application des
principes que j' ai établis.
Pourquoi les hommesdiocres reprochent-ils une
conduite extraordinaire à presque tous les hommes
illustres ? C' est que le nie n' est point un don
de la nature ; et qu' un homme qui prend un genre
de vie à peu près semblable à celui des autres, n' a
qu' un esprit à peu près pareil au leur : c' est que,
dans un homme, le génie suppose une vie studieuse
et appliqe ; et qu' une vie, si différente de la
vie commune, paroîtra toujours ridicule. Pourquoi
l' esprit, dit-on, est-il plus commun dans ce siecle
que dans le siecle précédent ? Et pourquoi le génie
y est-il plus rare ? Pourquoi, comme dit Pythagore,
voit-on tant de gens prendre le thyrse, et si peu
qui soient animés de l' esprit du Dieu qui le porte ?
C' est que les gens de lettres, trop souvent arrachés
de leur cabinet par le besoin, sont forcés de se
jeter dans le monde : ils ypandent des lumieres,
ils y forment des gens d' esprit ; mais ils y perdent
nécessairement un temps qu' ils eussent, dans la
solitude et la méditation, employé à donner plus
d' étendue à leur génie. L' homme de lettres est
comme un corps qui, poussé rapidement entre d' autres
corps, perd, en les heurtant, toute la force qu' il
leur communique.
p471
Ce sont les causes morales qui nous donnent
l' explication de tous les divers phénomenes de
l' esprit ; et qui nous apprennent que, semblable
aux parties de feu, qui, renfermées dans la poudre,
y restent sans action si nulle étincelle ne les
développe, l' esprit reste sans action s' il n' est
mis en mouvement par les passions ; que ce sont les
passions qui, d' un stupide, font souvent un homme
d' esprit ; et que nous devons tout à l' éducation.
Si, comme on le prétend, le génie, par exemple,
étoit un don de la nature ; parmi les gens chargés
de certains emplois, ou parmi ceux qui naissent ou
qui ont longtemps vêcu dans la province, pourquoi
n' en seroit-il aucun qui excellât dans des arts tels
que la poésie, la musique et la peinture ? Pourquoi
le don dunie ne suppléeroit-il pas, et dans les
gens chargés d' emplois, à la perte de quelques
instants qu' exige l' exercice de certaines places ;
et dans les gens de province, à l' entretien d' un
petit nombre de gens instruits, qu' on ne rencontre
que dans la capitale ? Pourquoi le grand homme
n' auroit-il proprement de génie que dans le genre
auquel il s' est longtemps appliq? Ne sent-on pas
que, si cet homme ne conserve pas, en d' autres genres,
la même supériorité ; c' est que, dans un art dont
il n' a pas fait l' objet de ses méditations, l' homme
de génie n' a d' autre avantage sur les autres hommes
que l' habitude de l' application et la méthode
d' étudier ? Par quelle raison, enfin, entre les
grands hommes, les grands ministres sont-ils les
hommes les plus rares ? C' est qu' à la multitude de
circonstances dont le concours est absolument
nécessaire pour former un grand génie, il faut encore
unir le concours de circonstances propres à élever
cet homme de génie au ministere. Or, la réunion de
ces deux concours de circonstances, extrêmement
p472
rare chez tous les peuples, est presque impossible
dans les pays où le mérite seul n' éleve point aux
premieres places. C' est pourquoi, si l' on en
excepte les Xénophon, les Scipion, les Confucius,
les sar, les Annibal, les Lycurgue, et,
peut-être, dans l' univers une cinquantaine d' hommes
d' état dont l' esprit pourroit réellement subir
l' examen le plus rigoureux ; tous les autres, et
me quelques-uns des pluslebres dans l' histoire,
et dont les actions ont jeté le plus grand éclat,
n' ont été, quelqu' éloge qu' on donne à l' étendue
de leurs lumieres, que des esprits très-communs.
C' est à la force de leur caractere, plus qu' à celle
de leur esprit, qu' ils doivent leurlébrité. Le
peu de progrès de la législation, la médiocrité des
ouvrages divers et presque inconnus, qu' ont laissé
les Auguste, les Tibere, les Titus, les
Antonin, les Adrien, les Maurice et les
Charles-Quint, et qu' ils ont composés dans le genre
me où ils devoient exceller, ne prouve que trop
cette opinion.
La conclusion générale de ce discours, c' est que le
génie est commun, et les circonstances propres à le
développer très-rares. Si on peut comparer le
profane avec le sacré, on peut dire qu' en ce genre
il est beaucoup d' appellés et peu d' élus.
L' inégalité d' esprit qu' on remarque entre les hommes
p473
dépend donc et du gouvernement sous lequel ils
vivent, et du siecle plus ou moins heureux où ils
naissent, et de l' éducation meilleure ou moins
bonne qu' ils reçoivent, et du desir plus ou moins
vif qu' ils ont de se distinguer, et enfin des
idées plus ou moins grandes, ou fécondes, dont ils
font l' objet de leurs méditations.
L' homme de génie n' est donc que le produit des
circonstances dans lesquelles cet homme s' est
trouvé. Aussi
p474
tout l' art de l' éducation consiste à placer les
jeunes gens dans un concours de circonstances
propres à développer en eux le germe de l' esprit
et de la vertu. L' amour du paradoxe ne m' a point
conduit à cette conclusion ; mais le seul desir du
bonheur des hommes. J' ai senti et ce qu' une bonne
éducation répandroit de lumieres, de vertus, et par
conséquent de bonheur dans la société ; et combien
la persuasion où l' on est que le nie et la vertu
sont de purs dons de la nature, s' opposoit aux
progs de la science de l' éducation, et favorisoit,
à cet égard, la paresse et la négligence. C' est
dans cette vue qu' examinant ce que pouvoient sur nous
la nature et l' éducation, je me suis appeu que
l' éducation nous faisoit ce que nous sommes : en
conséquence, j' ai cru qu' il étoit du devoir d' un
citoyen d' annoncer une vérité propre à réveiller
l' attention sur les moyens de perfectionner cette
me éducation. Et c' est pour jeter encore plus de
jour sur une matiere si importante, que je tâcherai,
dans le discours suivant, de fixer, d' une maniere
précise, les idées différentes qu' on doit attacher
aux divers noms dons à l' esprit.
DISCOURS 4 CHAPITRE 1
p475
des différents noms donnés à l' esprit.
du génie.
beaucoup d' auteurs ont écrit sur le génie : la
plupart l' ont considéré comme un feu, une inspiration,
un enthousiasme divin ; et l' on a pris ces
taphores pour des définitions.
Quelque vagues que soient ces especes de définitions,
la même raison cependant qui nous fait dire que le
feu est chaud, et mettre au nombre de ses propriétés
l' effet qu' il produit sur nous, a dû faire donner
le nom de feu à toutes les idées et les sentiments
propres à remuer nos passions, et à les allumer
vivement en nous.
p476
Peu d' hommes ont senti que ces métaphores,
applicables à certaines especes de nie, tel que
celui de la psie ou de l' éloquence, ne l' étoient
point à des génies de réflexion, tels que ceux de
Locke et de Newton.
Pour avoir une définition exacte du mot nie ,
et généralement de tous les noms divers dons à
l' esprit, il faut s' élever à des idées plus
générales ; et, pour cet effet, prêter une oreille
extrêmement attentive aux jugements du public.
Le public place également au rang des génies, les
Descartes, les Newton, les Locke, les
Montesquieu, les Corneille, les Moliere, etc.
Le nom de génies qu' il donne à des hommes si
différents suppose donc une qualité commune qui
caractérise en eux le génie.
Pour reconnoître cette qualité, remontons jusqu' à
l' étymologie du mot nie , puisque c' est
communément dans ces étymologies que le public
manifeste le plus clairement les idées qu' il attache
aux mots.
Celui de nie dérive de gignere, gigno ;
j' enfante, je produis ; il suppose toujours
invention : et cette qualité est la seule qui
appartienne à tous les génies différents.
Les inventions ou les découvertes sont de deux
especes. Il en est que nous devons au hazard ; telles
sont la boussole, la poudre à canon, et généralement
presque toutes lescouvertes que nous avons faites
dans les arts.
Il en est d' autres que nous devons au génie : et,
par ce mot de découverte, on doit alors entendre
une nouvelle combinaison, un rapport nouveau apperçu
entre certains objets ou certaines idées. On obtient
le titre d' homme de génie, si les idées qui
sultent de ce rapport forment un grand ensemble,
sont fécondes en rités, et intéressantes
p477
pour l' humanité. Or, c' est le hazard qui choisit
presque toujours pour nous les sujets de nos
ditations. Il a donc plus de part qu' on n' imagine
aux succès des grands hommes, puisqu' il leur fournit
les sujets plus ou moins intéressants qu' ils
traitent, et que c' est ce même hazard qui les fait
naître dans un moment où ces grands hommes peuvent
faire époque.
Pour éclaircir ce mot époque , il faut observer
que tout inventeur dans un art ou une science, qu' il
tire, pour ainsi dire, du berceau, est toujours
surpassé par l' homme d' esprit qui le suit dans la
me carriere, et ce second par un troisiéme, ainsi
de suite, jusqu' à ce que cet art ait fait de certains
progs. En est-on au point où ce même art peut
recevoir le dernier degré de perfection, ou du moins
le degré nécessaire pour en constater la perfection
chez un peuple ? Alors celui qui la lui donne obtient
le titre de génie, sans avoir quelquefois avancé cet
art dans une proportion plus grande que ne l' ont
fait ceux qui l' ont p. Il ne suffit donc pas
d' avoir dunie pour en avoir le titre.
Depuis les tragédies de la passion jusqu' aux ptes
Hardy et Rotrou et jusqu' à la mariamne de Tristan,
le théâtre fraois acquiert successivement une
infinité de degrés de perfection. Corneille naît
dans un moment où la perfection qu' il ajoute à cet
art doit faire époque ; Corneille est un génie.
p478
Je ne ptends nullement, par cette observation,
diminuer la gloire de ce grand poëte, mais prouver
seulement que la loi de continuité est toujours
exactement obsere, et qu' il n' y a point de sauts
dans la nature. Aussi peut-on appliquer aux sciences
l' observation faite sur l' art dramatique.
Kepler trouve la loi dans laquelle les corps
doivent peser les uns sur les autres ; Newton, par
l' application heureuse qu' un calcul très-ingénieux
lui permet d' en faire au systême céleste, assure
l' existence de cette loi : Newton fait époque, il
est mis au rang des génies.
Aristote, Gassendi, Montaigne, entrevoient
confusément que c' est à nos sensations que nous
devons toutes nos idées : Locke éclaircit,
approfondit ce principe ; en constate la rité
par une infinité d' applications ; et Locke est un
génie.
Il est impossible qu' un grand homme ne soit toujours
annoncé par un autre grand homme. Les ouvrages du
génie
p479
sont semblables à quelques-uns de ces superbes
monuments de l' antiquité, qui, exécutés par plusieurs
générations de rois, portent le nom de celui qui les
acheve.
Mais, si le hazard, c' est-à-dire, l' enchaînement des
effets dont nous ignorons les causes, a tant de part
à la gloire des hommes illustres dans les arts et
dans les sciences ; s' il détermine l' instant dans
lequel ils doivent naître pour faire époque et
recevoir le nom de génie ; quelle influence plus
grande encore ce me hazard n' a-t-il pas sur la
putation des hommes d' état ?
César et Mahomet ont rempli la terre de leur
renommée. Le dernier est, dans la moitié de l' univers,
respecté comme l' ami de Dieu ; dans l' autre, il est
honoré comme un grand génie : cependant, ce
Mahomet, simple courtier d' Arabie, sans lettres,
sans éducation, et dupe lui-même en partie du
fanatisme qu' il inspiroit, avoit été forcé, pour
composer le médiocre et ridicule ouvrage nommé
al-koran, d' avoir recours à quelques moines grecs.
Or, comment, dans un tel homme, ne pas reconnoître
l' ouvrage du hazard qui le place dans le temps et les
circonstances où devoit s' orer la révolution à
laquelle cet homme hardi ne fit guere que prêter son
nom ?
Qui doute que ce même hazard, si favorable à
Mahomet, n' ait aussi contribué à la gloire de
César ? Non, que je prétende rien retrancher des
louanges dues à ce héros : mais enfin Sylla avoit,
comme lui, asservi les romains. Les faits de guerre
ne sont jamais assez circonstanciés dans l' histoire,
pour juger si César étoit réellement surieur à
Sertorius ou à quelque autre capitaine semblable.
S' il est le seul des romains qu' on ait comparé au
vainqueur de Darius, c' est que tous deux asservirent
un grand nombre de nations. Si la
p480
gloire de César a terni celle de presque tous les
grands capitaines de la république, c' est qu' il
jeta par ses victoires les fondements du trône
qu' Auguste affermit ; c' est que sa dictature fut
l' époque de la servitude des romains ; et qu' il
fit dans l' univers une révolution dont l' éclat dut
nécessairement ajouter à la célébrité que ses grands
talents lui avoient méritée.
Quelque rôle que je fasse jouer au hazard, quelque
part qu' il ait à la réputation des grands hommes, le
hazard cependant ne fait rien qu' en faveur de ceux
qu' anime le desir vif de la gloire.
Ce desir, comme je l' ai déjà dit, fait supporter
sans peine la fatigue de l' étude et de la méditation.
Il doue un homme de cette constance d' attention
nécessaire pour s' illustrer dans quelque art ou
quelque science que ce soit. C' est à ce desir qu' on
doit cette hardiesse de génie qui cite au tribunal
de la raison les opinions, les préjugés et les
erreurs consacrées par les temps.
C' est ce desir seul qui, dans les sciences ou les
arts, nous éleve à des vérités nouvelles, ou nous
procure des amusements nouveaux. Ce desir enfin est
l' ame de l' homme de génie : il est la source de ses
ridicules et de ses succès ; succès
p482
qu' il ne doit ordinairement qu' à l' opiniâtreté avec
laquelle il se concentre dans un seul genre. Une
science suffit pour
remplir toute la capacité d' une ame : aussi n' est-il
pas et ne peut-il y avoir de génie universel.
La longueur des ditations nécessaires pour se
rendre supérieur dans un genre, compae au court
espace de la vie, nous démontre l' impossibilité
d' exceller en plusieurs genres.
D' ailleurs, il n' est qu' un âge, et c' est celui des
passions, où l' on peut dévorer les premieres
difficultés qui défendent l' accès de chaque science.
Cet âge passé, on peut apprendre encore à manier
avec plus d' adresse l' outil dont on s' est toujours
servi, à mieux développer ses idées, à les présenter
dans un plus grand jour ; mais on est incapable des
efforts nécessaires pour défricher un terrein
nouveau.
Le génie, en quelque genre que ce soit, est toujours
le produit d' une infinité de combinaisons qu' on ne
fait que dans la premiere jeunesse.
Au reste, par nie , je n' entends pas simplement
le génie des découvertes dans les sciences, ou de
l' invention dans le fond et le plan d' un ouvrage ;
il est encore un nie de l' expression. Les principes
de l' art d' écrire sont encore si obscurs et si
imparfaits ; il est en ce genre si peu de données ,
qu' on n' obtient point le titre de grand écrivain sans
êtreellement inventeur en ce genre.
La Fontaine et Boileau ont porté peu d' invention
dans le fonds des sujets qu' ils ont traités :
cependant l' un et l' autre sont, avec raison, mis au
rang des génies ; le premier, par la naïveté, le
sentiment et l' agrément qu' il a jeté dans ses
narrations ; le second, par la correction, la force
et la poésie de stile qu' il a mises dans ses
ouvrages. Quelques reproches qu' on fasse à Boileau,
on est forcé de convenir qu' en perfectionnant
infiniment l' art de la versification, il a réellement
rité le titre d' inventeur.
p483
Selon les divers genres auxquels on s' applique, l' une
ou l' autre de ces différentes especes denies sont
plus ou moins desirables. Dans la psie, par
exemple, le nie de l' expression est, si je l' ose
dire, le génie de nécessité. Le poëte épique le
plus riche dans l' invention des fonds, n' est point lu
s' il est privé du génie de l' expression ; au
contraire, un poëme bien versifié, et plein de beautés
de détail et de poésie, fût-il d' ailleurs sans
invention, sera toujours favorablement accueilli
du public.
Il n' en est pas ainsi des ouvrages philosophiques :
dans ces sortes d' ouvrages, le premier mérite est
celui du fonds. Pour instruire les hommes, il faut,
ou leur psenter unerité nouvelle, ou leur
montrer le rapport qui lie ensemble des vérités qui
leur paroissent isolées. Dans le genre instructif,
la beauté, l' élégance de la diction et l' agrément
des détails ne sont qu' un mérite secondaire. Aussi,
parmi les modernes, a-t-on vu des philosophes sans
force, sans grace, et même sans netteté dans
l' expression, obtenir encore une grandeputation.
L' obscurité de leurs écrits peut quelque temps les
condamner à l' oubli ; mais enfin ils en sortent : il
naît tôt ou tard un esprit pénétrant et lumineux,
qui, saisissant les vérités contenues dans leurs
ouvrages, les dégage de l' obscurité qui les couvre,
et sait les exposer avec clarté. Cet esprit
lumineux partage avec les inventeurs le mérite et la
gloire de leurs découvertes. C' est un laboureur qui
déterre un trésor, et partage avec le propriétaire
du fonds les richesses qui s' y trouvent enferes.
D' aps ce que j' ai dit de l' invention des fonds et
du génie de l' expression, il est facile d' expliquer
comment un écrivain, déjà célebre, peut composer de
mauvais ouvrages : il suffit, pour cet effet, qu' il
écrive dans un genre où l' espece de génie
p484
dont il est doué ne joue, si je l' ose dire, qu' un
le secondaire. C' est la raison pour laquelle le
poëte célebre peut être un mauvais philosophe, et
l' excellent philosophe un poëte diocre ; pourquoi
le romancier peut mal écrire l' histoire, et
l' historien mal faire un roman.
La conclusion de ce chapitre, c' est que, si le genie
suppose toujours invention, toute invention
cependant ne suppose pas le nie. Pour obtenir le
titre d' homme de nie, il faut que cette invention
porte sur des objets généraux et intéressants pour
l' humanité ; il faut de plus naître dans le moment
, par ses talents et ses découvertes, celui qui
cultive les arts ou les sciences puisse faire époque
dans le monde savant. L' homme de génie est donc,
en partie, l' oeuvre du hazard ; c' est le hazard qui,
toujours en action, prépare les découvertes,
rapproche insensiblement les vérités, toujours
inutiles lorsqu' elles sont trop éloignées les unes
des autres ; et qui fait naître l' homme denie
dans l' instant précis les vérités,
rapprochées, lui donnent des principes généraux et
lumineux ; le genie s' en saisit, les présente, et
quelque partie de l' empire des arts ou des sciences
en est éclairée. Le hazard remplit donc auprès du
génie l' office de ces vents qui, dispersés aux
quatre coins du monde, s' y chargent des matieres
inflammables qui composent les météores ; ces
matieres, poussées vaguement dans les airs, n' y
produisent aucun effet, jusqu' au moment , par des
souffles contraires, portées impétues
souffles contraires, portées impétueusement les
unes contre les autres, elles se choquent en un
point ; alors l' éclair s' allume et brille, et
l' horison est éclairé.
p485
DISCOURS 4 CHAPITRE 2
de l' imagination et du sentiment.
la plupart de ceux qui, jusqu' à présent, ont traité
de l' imagination, ont trop restreint ou trop étendu
la signification de ce mot. Pour attacher une idée
précise à cette expression, remontons à
l' étymologie du mot imagination ; il rive
du mot latin imago , image.
Plusieurs ont confondu la mémoire et l' imagination.
Ils n' ont point senti qu' il n' est point de mots
exactement synonymes ; que la mémoire consiste
dans un souvenir net des objets qui se sont psentés
à nous ; et l' imagination dans une combinaison,
un assemblage nouveau d' images et un rapport de
convenances apperçues entre ces images et le
sentiment qu' on veut exciter. Est-ce la terreur ?
L' imagination donne l' être aux sphinx, aux furies.
Est-ce l' étonnement ou l' admiration ? Elle crée
le jardin des hespérides, l' isle enchantée
d' Armide, et le palais d' Atlant.
L' imagination est donc l' invention en fait d' images,
comme l' esprit l' est en fait d' idées.
La mémoire, qui n' est que le souvenir exact des
objets
p486
qui se sont psentés à nous, ne differe pas moins
de l' imagination, qu' un portrait de Louis Xiv,
fait par Le Brun, differe du tableau composé
de la conquête de la Franche-Comté.
Il suit de cette définition de l' imagination qu' elle
n' est guere employée seule que dans les descriptions,
les tableaux et les corations. Dans tout autre
cas, l' imagination ne peut servir que de vêtement
aux ies et aux sentiments qu' on nous présente. Elle
jouoit autrefois un plus grand rôle dans le monde ;
elle expliquoit presque seule tous les pnomenes
de la nature. C' étoit de l' urne sur laquelle
s' appuyoit une naïade, que sortoient les ruisseaux
qui serpentoient dans les vallons ; les forêts et
les plaines se couvroient de verdure par les soins
des dryades et des napées ; les rochers détachés des
montagnes étoient roulés dans les plaines par les
orcades ; c' étoient les puissances de l' air, sous
les noms denies ou de démons, qui déchnoient
les vents et amonceloient les orages sur les pays
qu' elles vouloient ravager. Si, dans l' Europe, l' on
n' abandonne plus à l' imagination l' explication des
phénomenes de la physique, si l' on n' en fait usage
que pour jeter plus de clarté et d' agrément sur les
principes des sciences, et si l' on y attend de la
seule expérience la révélation des secrets de la
nature, il ne faut pas penser que toutes les nations
soient également éclairées sur ce point. L' imagination
est encore le philosophe de l' Inde : c' est elle qui,
dans le Tonquin, a fixé l' instant de la formation
des perles :
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c' est elle encore qui, peuplant les éléments de
demi-dieux, créant à son gdes démons, des génies,
deses et des enchanteurs pour expliquer les
phénomenes du monde physique, s' est d' une aîle
audacieuse souvent élevée jusqu' à son origine.
Aps avoir longtemps parcouru les deserts
immesurables de l' espace et de l' éternité, elle est
enfin forcée de s' arrêter en un point ; ce point
marqué, le temps commence. L' air obscur, épais et
spiritueux, qui, selon le taautus des phéniciens,
couvroit le vaste abyme, est affecté d' amour pour
ses propres principes ; cet amour produit un
lange, et ce mêlange roit le nom de desir ;
ce desir conçoit le mud , ou la corruption
aqueuse ; cette corruption contient le germe de
l' univers, et les semences de toutes les créatures.
Des animaux intelligents, sous le nom de
zophasemin ou de contemplateurs des cieux,
reçoivent l' être : le soleil luit ; les terres et
les mers sont échauffées de ses rayons, elles les
fléchissent et en embrasent les airs : les vents
soufflent, les nuages s' élevent,
p488
se frappent ; et, de leur choc, rejaillissent les
éclairs et le tonnerre ; ses éclats réveillent les
animaux intelligents, qui, frappés d' effroi, se
meuvent et fuient, les uns dans les cavernes de la
terre, les autres dans les gouffres de l' océan.
La même imagination, qui jointe à quelques principes
d' une fausse philosophie, avoit, dans la Phénicie,
décrit ainsi la formation de l' univers, sut, dans
les divers pays,brouiller successivement le
chaos de mille autres manieres différentes.
p489
Dans la Grece, elle inspiroit Hésiode, lorsque,
plein de son enthousiasme, il dit : " au commencement
étoient le chaos, le noir érebe et le tartare... etc. "
voilà, dans le premier siecle de la Grece, de
quelle maniere l' imagination construisit le palais
du monde. Maintenant, plus sage dans ses conceptions,
c' est par la connoissance de l' histoire psente de
la terre, qu' elle s' éleve à la connoissance de sa
formation. Instruite par une infinité d' erreurs, elle
ne marche plus, dans l' explication des phénomenes
de la nature, qu' à la suite de l' expérience ; elle ne
s' abandonne à elle-même que dans les descriptions et
les tableaux.
C' est alors qu' elle peut créer ces êtres et ces lieux
nouveaux, que la poësie, par la précision de ses
tours, la magnificence de l' expression et la
propriété des mots, rend visibles aux yeux des
lecteurs.
S' agit-il de peintures hardies ? L' imagination sait
que les plus grands tableaux, fussent-ils les moins
corrects, sont les
p490
plus propres à faire impression ; qu' on préfere à la
lumiere douce et pure des lampes allumées devant
les autels, les jets mêlés de feu, de cendre et de
fue, lancés par l' Ethna.
S' agit-il d' un tableau voluptueux ? C' est Adonis
que l' imagination conduit avec l' Albane au milieu
d' un bocage :nus y paroît endormie sur des
roses ; la déesse se veille ; l' incarnat de la
pudeur couvre ses joues, un voile léger dérobe une
partie de ses beautés ; l' ardent Adonis les dévore ;
il saisit la déesse, triomphe de sasistance ;
le voile est arraché d' une main impatiente, Venus
est nue, l' albâtre de son corps est exposé aux
regards du desir : et c' est là que le tableau reste
vaguement terminé, pour laisser aux caprices et aux
fantaisies variées de l' amour le choix des caresses
et des attitudes.
S' agit-il de rendre un fait simple sous une image
brillante ? D' annoncer, par exemple, la dissention
qui s' éleve entre les citoyens ? L' imagination
représentera la paix qui sort éplorée de la ville,
en abaissant sur ses yeux l' olivier qui lui ceint
le front. C' est ainsi que, dans la psie,
l' imagination sait tout exposer sous de courtes
images, ou sous des allégories qui ne sont
proprement que destaphores prolongées.
Dans la philosophie, l' usage qu' on en peut faire est
infiniment plus borné : elle ne sert alors, comme
je l' ai dit plus haut, qu' à jeter plus de clarté et
d' agrément sur les principes. Je dis plus de clarté ;
parce que les hommes, qui s' entendent assez bien
lorsqu' ils prononcent des mots qui peignent des
objets sensibles, tels que chêne, océan, soleil ,
ne s' entendent plus lorsqu' ils prononcent les mots
beauté, justice, vertu , dont la signification
embrasse un grand nombre d' idées. Il leur est
presque impossible d' attacher la me collection
p491
d' idées au même mot ; et delà ces disputes
éternelles et vives qui, si souvent, ont ensanglanté
la terre.
L' imagination, qui cherche à revêtir d' images
sensibles les idées abstraites et les principes des
sciences, prête donc infiniment de clarté et
d' agrément à la philosophie.
Elle n' embellit pas moins les ouvrages de sentiment.
Quand l' Arioste conduit Roland dans la grotte où
doit se rendre Angélique, avec quel art ne
décore-t-il pas cette grotte ? Ce sont par-tout des
inscriptions gravées par l' amour, des lits de gazon
dress par le plaisir ; le murmure des ruisseaux,
la fraîcheur de l' air, les parfums des fleurs, tout
s' y rassemble pour exciter les desirs de Roland. Le
poëte sait que plus cette grotte embellie promettra
de plaisir et portera d' ivresse dans l' ame du héros,
plus son sespoir sera violent lorsqu' il y
apprendra la trahison d' Anlique, et plus ce
tableau excitera dans l' ame des lecteurs de ces
mouvements tendres auxquels sont attachés leurs
plaisirs.
Je terminerai ce morceau sur l' imagination par une
fable orientale, peut-être incorrecte à certains
égards, mais très-innieuse et très-propre à
prouver combien l' imagination peut quelquefois
prêter de charme au sentiment. C' est un amant
fortu qui, sous le voile d' une allégorie, attribue
ingénieusement à sa maîtresse et à l' amour qu' il a
pour elle les qualités qu' on admire en lui :
" j' étois un jour dans le bain : une terre odorante,
d' une main aimée, passa dans la mienne. Je lui dis :
es-tu le musc ? Es-tu l' ambre ? Elle me pondit :
je ne suis qu' une terre commune, mais j' ai eu
quelque liaison avec la rose ; sa vertu bienfaisante
m' a pétrée ; sans elle, je ne serois encore qu' une
terre commune. "
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j' ai, je pense, nettement déterminé ce qu' on doit
entendre par imagination , et montré, dans les
différents genres, l' usage qu' on en peut faire. Je
passe maintenant au sentiment.
Le moment la passion se veille le plus fortement
en nous, est ce qu' on appelle le sentiment . Aussi
n' entend-on par passion qu' une continuité de
sentiments de même espece. La passion d' un homme pour
une femme n' est que la durée de ses desirs et de ses
sentiments pour cette même femme.
Cette définition donnée, pour distinguer ensuite les
sentiments des sensations, et savoir quelles idées
différentes on doit attacher à ces deux mots, qu' on
emploie souvent l' un pour l' autre, il faut se
rappeller qu' il est des passions de deux especes ;
les unes qui nous sont imdiatement dones par la
nature, tels sont les desirs ou les besoins
physiques de boire, manger, etc. ; les autres, qui,
ne nous étant point immédiatement données par la
nature, supposent l' établissement des sociétés, et
ne sont proprement que des passions factices, telles
sont l' ambition, l' orgueil, la passion du luxe, etc.
Conséquemment à ces deux especes de passions, je
distinguerai deux especes de sentiments. Les uns ont
rapport aux passions de la premiere espece,
c' est-à-dire, à nos besoins physiques ; ils
reçoivent le nom de sensations : les autres ont
rapport aux passions factices, et sont plus
particuliérement connus sous le nom de sentiments.
C' est de cette derniere espece dont il s' agit dans
ce chapitre.
Pour s' en former une idée nette, j' observerai qu' il
n' est point d' hommes sans desirs, ni par conséquent
sans sentiments ; mais que ces sentiments sont en
eux ou foibles ou
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vifs. Lorsqu' on n' en a que de foibles, on est censé
n' en point avoir. Ce n' est qu' aux hommes fortement
affectés qu' on accorde du sentiment. Est-on saisi
d' effroi ? Si cet effroi ne nous pcipite pas dans
de plus grands dangers que ceux qu' on veut éviter,
si notre peur calcule et raisonne, notre peur est
foible, et l' on ne sera jamais cité comme un homme
peureux. Ce que je dis du sentiment de la peur, je
le dis également de celui de l' amour et de l' ambition.
Ce n' est qu' à des passions bien déterminées que
l' homme doit ces mouvements fougueux et ces accès
auxquels on donne le nom de sentiment.
On est animé de ces passions, lorsqu' un desir seul
regne dans notre ame, y commande impérieusement à
des desirs subordonnés. Quiconque cede successivement
à des desirs différents, se trompe s' il se croit
passionné ; il prend en lui des goûts pour des
passions.
Le despotisme, si je l' ose dire, d' un desir auquel
tous les autres sont subordonnés, est donc en nous
ce qui caractérise la passion. Il est, en conséquence,
peu d' hommes passionnés et capables de sentiments
vifs.
Souvent même les moeurs d' un peuple et la
constitution d' un état s' opposent au développement
des passions et des sentiments. Que de pays où
certaines passions ne peuvent se manifester, du
moins par des actions ! Dans un gouvernement
arbitraire, toujours sujet à millevolutions, si
les grands y sont presque toujours embrasés du feu
de l' ambition, il n' en est pas ainsi d' un état
monarchique où les loix sont en vigueur. Dans un
pareil état, les ambitieux sont à la chaîne, et l' on
n' y voit que des intriguants que je ne décore pas
du titre d' ambitieux. Ce n' est pas qu' en ces pays
une infinité d' hommes ne portent en eux le germe de
l' ambition :
p494
mais, sans quelques circonstances singulieres, ce
germe y meurt sans se développer. L' ambition est,
dans ces hommes, comparable à ces feux souterreins
allumés dans les entrailles de la terre : ils y
brûlent sans explosion, jusqu' au moment les eaux
y pénétrent, et que, rafiées par le feu, elles
soulevent, entr' ouvrent les montagnes, en ébranlant
les fondements du monde.
Dans les pays où le germe de certaines passions et de
certains sentiments est étouffé, le public ne peut
les connoître et les étudier que dans les tableaux
qu' en donnent les écrivains lebres et
principalement les poëtes.
Le sentiment est l' ame de la poésie, et surtout de la
poésie dramatique. Avant d' indiquer les signes
auxquels on reconnoît, en ce genre, les grands
peintres et les hommes à sentiments, il est bon
d' observer qu' on ne peint jamais bien les passions
et les sentiments, si l' on n' en est soi-même
susceptible. Place-t-on un ros dans une situation
propre àvelopper en lui toute l' activité des
passions ? Pour faire un tableau vrai, il faut être
affecté des mêmes sentiments dont on crit en lui
les effets, et trouver en soi son modele. Si l' on
n' est passion, on ne saisit jamais ce point précis
que le sentiment atteint, et qu' il ne franchit
jamais : on est toujours en deçà ou au ded' une
nature forte.
D' ailleurs, pour réussir en ce genre, il ne suffit
pas d' être en général susceptible de passions ; il
faut, de plus, être ani de celle dont on fait le
tableau. Une espece de sentiment
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ne nous en fait pas deviner une autre. On rend
toujours mal ce que l' on sent foiblement. Corneille,
dont l' ame étoit plus élevée que tendre, peint mieux
les grands politiques et les héros qu' il ne peint
les amants.
C' est principalement à la rité des peintures qu' est,
en ce genre, attachée la célébrité. Je sais cependant
que d' heureuses situations, des maximes brillantes
et des vers élégants, ont quelquefois, au théâtre,
obtenu les plus grands succès ; mais, quelque rite
que supposent ces succès, ce mérite cependant n' est,
dans le genre dramatique, qu' un mérite secondaire.
Le vers de caractere est, dans les tragédies, le vers
qui fait sur nous le plus d' impression. Qui n' est pas
frapde cette scene Catilina, pour réponse aux
reproches d' assassinats que lui fait Lentulus, lui
dit :
crois que ces crimes
sont de ma politique, et non pas de mon coeur.
forcé de se plier aux moeurs de ses complices, il
faut, ajoute-t-il, qu' un chef de conjurés
prenne successivement tous les caracteres. Si je
n' avois que des Lentulus dans mon parti,
et s' il n' étoit rempli que d' hommes vertueux,
je n' aurois pas de peine à l' être encor plus qu' eux .
Quel caractere renfermé dans ces deux vers ! Quel
chef de conjurés qu' un homme assez maître de lui
pour être à son choix vertueux ou vicieux ! Quelle
ambition enfin que celle qui peut, contre
l' inflexibilité ordinaire des passions, plier à tous
les caracteres le superbe Catilina ! Une telle
ambition annonce le destructeur de Rome.
p496
De pareils vers ne sont jamais inspirés que par les
passions. Qui n' en est pas susceptible doit renoncer
à les peindre. Mais, dira-t-on, à quel signe le
public, souvent peu instruit de ce qui est en deçà
ou au delà d' une nature forte, reconnoîtroit-il les
grands peintres de sentiments ? à la maniere,
pondrai-je, dont ils les expriment. à force de
ditations et de miniscences, un homme d' esprit
peut, à peu près, deviner ce qu' un amant doit faire
ou dire dans une telle situation ; il peut substituer,
si je peux m' exprimer ainsi, le sentiment pensé
au sentiment senti : mais il est dans le cas
d' un peintre qui, sur le récit qu' on lui auroit fait
de la beauté d' une femme, et l' image qu' il s' en
seroit formée, voudroit en faire le portrait ; il
feroit peut-être un beau tableau, mais jamais un
tableau ressemblant. L' esprit ne devinera jamais
le langage du sentiment.
Rien de plus insipide pour un vieillard que la
conversation de deux amants. L' homme insensible,
mais spirituel, est dans le cas du vieillard ; le
langage simple du sentiment lui part plat ; il
cherche, malgré lui, à le relever par quelque tour
ingénieux qui décele toujours en lui le défaut de
sentiment.
Lorsque Pelée brave le courroux du ciel, lorsque
les éclats du tonnerre annoncent la présence du dieu
son rival, et que Thétis intimidée, pour calmer les
soupçons d' un amant jaloux, lui dit :
va, fuis ; te montrer que je crains,
c' est te dire assez que je t' aime :
p497
on sent que le danger où se trouve Pelée est trop
instant, que Thétis n' est pas dans une situation
assez tranquille pour tourner aussi innieusement
sa ponse. Effrayée de l' approche d' un dieu qui,
d' un mot, peut anéantir son amant, et pressée de le
voir partir, elle n' a proprement que le temps de lui
crier de fuir et qu' elle l' adore.
Toute phrase innieusement tournée prouve à la fois
l' esprit et lefaut de sentiment. L' homme agité
d' une passion, tout entier à ce qu' il sent, ne
s' occupe point de la maniere dont il le dit ;
l' expression la plus simple est d' abord celle qu' il
saisit.
Lorsque l' amour, en pleurs aux genoux denus, lui
demande la grace de Psyc, et que la déesse rit de
sa douleur, l' amour lui dit :
je ne me plaindrois pas, si je pouvois mourir .
Lorsque Titus clare à Bérénice qu' enfin le destin
ordonne qu' ils se séparent pour jamais, Bérénice
reprend :
pour jamais ! ... que ce mot est affreux quand on
aime !
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Lorsque Palmire dit à Seïde que vainement elle a
tenté par ses prieres de toucher son ravisseur,
Seïde répond :
quel est donc ce mortel insensible à tes larmes ?
Ces vers, et généralement tous les vers de sentiment,
seront toujours simples et dans le tour et dans
l' expression. Mais l' esprit, pourvu de sentiment,
nous éloignera toujours de cette simplicité ; je
dirai même qu' il fera tourner quelquefois le
sentiment en maxime.
Comment ne seroit-on pas à cet égard la dupe de
l' esprit ? Le propre de l' esprit est d' observer, de
généraliser ses observations, et d' en tirer des
sultats ou des maximes. Habitué à cette marche,
il est presque impossible que l' homme d' esprit qui,
sans avoir senti l' amour, en voudra peindre la
passion, ne mette, sans s' en appercevoir, souvent le
sentiment en maxime. Aussi M De Fontenelle
a-t-il fait dire à l' un de ses bergers :
l' on ne doit point aimer, lorsqu' on a le coeur
tendre .
Idée qui lui est commune avec Quinaut, qui
l' exprime bien différemment, lorsqu' il fait dire à
Atys :
si j' aimois un jour, par malheur,
je connois bien mon coeur,
il seroit trop sensible .
Si Quinaut n' a point mis en maxime le sentiment
dont Atys est agité, c' est qu' il sentoit qu' un
homme vivement affecté ne s' amuse point ànéraliser.
Il n' en est pas à cet égard de l' ambition comme de
l' amour. Le sentiment, dans l' ambition, s' allie
très-bien avec l' esprit et laflexion : la cause
de cette différence tient à
p499
l' objet difrent que se proposent ces deux passions.
Que desire un amant ? Les faveurs de ce qu' il aime.
Or ce n' est point à la sublimité de son esprit, mais
à l' excès de sa tendresse, que ces faveurs sont
accordées. L' amour en larmes, et désespéré aux pieds
d' une maîtresse, est l' éloquence la plus propre à la
toucher. C' est l' ivresse de l' amant qui prépare et
saisit ces instants de foiblesse qui mettent le
comble à son bonheur. L' esprit n' a point de part au
triomphe : l' esprit est donc étranger au sentiment
de l' amour. D' ailleurs, l' excès de la passion d' un
amant promet mille plaisirs à l' objet aimé. Il n' en
est pas ainsi d' un ambitieux. La violence de son
ambition ne promet aucuns plaisirs à ses complices.
Si le tne est l' objet de ses desirs, et si, pour
y monter, il doit s' appuyer d' un parti puissant, ce
seroit en vain qu' il étaleroit aux yeux de ses
partisans tout l' excès de son ambition : ils ne
l' écouteroient qu' avec indifférence, s' il n' assignoit
à chacun d' eux la part qu' il doit avoir au
gouvernement, et ne leur prouvoit l' intérêt qu' ils
ont de l' élever.
L' amant enfin nepend que de l' objet ai; un
seul instant assure sa félicité ; laflexion n' a
pas le temps de trer dans un coeur d' autant plus
vivement agité, qu' il est plus près d' obtenir ce
qu' il desire. Mais l' ambitieux a, pour l' exécution
de ses projets, continuellement besoin du secours de
toute sorte d' hommes : pour s' en servir utilement,
il faut les connoître : d' ailleurs, son succès tient
à des projets ménagés avec art et prépas de loin.
Que d' esprit ne faut-il pas pour les concerter et
les suivre ? Le sentiment de l' ambition s' allie
donc nécessairement avec l' esprit et la flexion.
Le poëte dramatique peut donc rendre fidelement le
caractere de l' ambitieux, en mettant quelquefois
dans sa bouche de ces vers sententieux, qui, pour
frapper fortement le spectateur,
p500
doivent être le résultat d' un sentiment vif et d' une
flexion profonde. Tels sont ces vers, où, pour
justifier l' audace qu' il a de se présenter au sénat,
Catilina dit à Probus qui l' accuse d' imprudence :
l' imprudence n' est pas dans la témérité,
elle est dans un projet faux et mal concerté ;
mais, s' il est bien suivi, c' est un trait de
prudence
que d' aller quelquefois jusques à l' insolence.
et je sais, pour dompter les plus impérieux,
qu' il faut souvent moins d' art que de mépris pour
eux .
Ce que j' ai dit de l' ambition indique en quelles
doses différentes, si je l' ose dire, l' esprit peut
s' allier aux différents genres de passions.
Je finirai par cette observation, c' est que nos
moeurs et la forme de notre gouvernement ne nous
permettant point de nous livrer à des passions
fortes, telles que l' ambition et la vengeance, on
ne cite communément ici comme peintres de sentiments
que les hommes sensibles à la tendresse paternelle
ou filiale, et enfin à l' amour, qui, par cette
raison, occupe presque seul le théâtre françois.
p501
DISCOURS 4 CHAPITRE 3
de l' esprit.
l' esprit n' est autre chose qu' un assemblage d' ies
et de combinaisons nouvelles. Si l' on avoit fait,
en un genre, toutes les combinaisons possibles, l' on
n' y pourroit plus porter ni invention ni esprit ;
l' on pourroit être savant en ce genre, mais non pas
spirituel. Il est donc évident que, s' il ne restoit
plus de couvertes à faire en aucun genre, alors
tout seroit science, et l' esprit seroit impossible :
on auroit remonté jusqu' aux premiers principes des
choses. Une fois parvenus à des principes généraux
et simples, la science des faits qui nous y auroient
élevés ne seroit plus qu' une science futile, et
toutes les bibliotheques où ces faits sont renfermés
deviendroient inutiles. Alors, de tous les matériaux
de la politique et de la législation, c' est-à-dire
de toutes les histoires, on auroit extrait, par
exemple, le petit nombre de principes qui, propres
à maintenir entre les hommes le plus d' égalité
possible, donneroient un jour naissance à la
meilleure forme de gouvernement. Il en seroit de
me de la physique et généralement de toutes les
sciences. Alors l' esprit humain, épars dans une
infinité d' ouvrages divers, seroit, par une main
habile, concentré dans un petit volume de principes ;
à peu ps comme les esprits des fleurs, qui
couvrent de vastes plaines, sont, par l' art du
chymiste, facilement concentrés dans un vase
d' essence.
p502
L' esprit humain, à la vérité, est en tout genre fort
loin du terme que je suppose. Je conviens volontiers
que nous ne serons pas sitôt réduits à la triste
nécessité de n' être que savants ; et qu' enfin,
grace à l' ignorance humaine, il nous sera longtemps
permis d' avoir de l' esprit.
L' esprit suppose donc toujours invention. Mais quelle
différence, dira-t-on, entre cette espece
d' invention et celle qui nous fait obtenir le titre
de nies ? Pour la découvrir, consultons le
public. En morale et en politique, il honorera, par
exemple, du titre de génies et Machiavel et l' auteur
de l' esprit des loix , et ne donnera que le
titre d' hommes de beaucoup d' esprit à La
Rochefoucault et à La Bruyere. L' unique différence
sensible qu' on remarque entre ces deux especes
d' hommes, c' est que les premiers traitent de
matieres plus importantes, lient plus de rités
entr' elles, et forment un plus grand ensemble que
les seconds. Or l' union d' un plus grand nombre de
rités suppose une plus grande quantité de
combinaisons, et par conséquent un homme plus rare.
D' ailleurs, le public aime à voir, du haut d' un
principe, toutes les conséquences qu' on en peut
tirer : il doit donc récompenser par un titre
supérieur, tel que celui de nie, quiconque lui
procure cet avantage, enunissant une infinité de
rités sous le me point de vue. Telle est, dans
le genre philosophique, la différence sensible entre
le génie et l' esprit.
Dans les arts, où par le mot talent , on exprime
ce que, dans les sciences, on désigne par le mot
d' esprit , il semble que la différence soit à
peu près la même.
Quiconque ou se modele sur les grands hommes qui
l' ontjà précédé dans la même carriere, ou ne les
surpasse pas,
p503
ou n' a point fait un certain nombre de bons
ouvrages, n' a pas assez combiné, n' a pas fait d' assez
grands efforts d' esprit, ni donassez de preuves
d' invention pour mériter le titre de génie. En
conséquence, on place dans la liste des hommes de
talent les Regnard, les Vergier, les Campistron
et les Fléchier ; lorsqu' on cite comme génies les
Moliere, les La Fontaine, les Corneille et les
Bossuet. J' ajouterai même, à ce sujet, qu' on refuse
quelquefois à l' auteur le titre qu' on accorde à
l' ouvrage. Un conte, une tradie ont un grand
succès : on peut dire, de ces ouvrages, qu' ils sont
pleins de génie, sans oser quelquefois en accorder
le titre à l' auteur. Pour l' obtenir, il faut ou,
comme La Fontaine, avoir, si je l' ose dire, dans
une infinité de petites pieces la monnoie d' un grand
ouvrage ; ou, comme Corneille et Racine, avoir
compo un certain nombre d' excellentes tragédies.
Le pme épique est, dans la poésie, le seul
ouvrage dont l' étendue suppose une mesure d' attention
et d' invention suffisante pour décorer un homme du
titre de génie.
Il me reste, en finissant ce chapitre, deux
observations à faire. La premiere, c' est qu' on ne
désigne dans les arts par le nom d' esprit, que ceux
qui, sansnie ni talent pour un genre, y
transportent les beautés d' un autre genre : telles
sont, par exemple, les comédies de M De
Fontenelle, qui, dénuées du génie et du talent
comique, étincellent de quelques beautés
philosophiques. La seconde, c' est que l' invention
appartient tellement à l' esprit, qu' on n' a jusqu' à
présent, par aucune des épithetes applicables au
grand esprit, signé ceux qui remplissent des
emplois utiles, mais dont l' exercice n' exige point
d' invention. Le
p504
me usage qui donne l' épithete de bon au juge,
au financier, à l' arithméticien habile, nous permet
d' appliquer l' épithete de sublime au poëte, au
législateur, auometre, à l' orateur. L' esprit
suppose donc toujours invention. Cette invention,
plus élevée dans le génie, embrasse d' ailleurs plus
d' étendue de vue ; elle suppose par conséquent et
plus de cette opiniâtreté qui triomphe de toutes les
difficultés, et plus de cette hardiesse de caractere
qui se fraye des routes nouvelles.
Telle est la difrence entre le génie et l' esprit,
et l' idée générale qu' on doit attacher à ce mot
esprit .
Cette difrence établie, je dois observer que nous
sommes forcés, par la disette de la langue, à prendre
cette expression dans mille acceptions différentes,
qu' on ne distingue entr' elles que par les épithetes
qu' on unit au mot esprit . Ces épithetes, toujours
données par le lecteur ou le spectateur, sont
toujours relatives à l' impression que fait sur lui
certain genre d' idées.
Si l' on a tant de fois, et peut être sans sucs,
traité ceme sujet, c' est qu' on n' a point considéré
l' esprit sous ce même point de vue ; c' est qu' on a
pris pour des qualitéselles et distinctes les
épithetes de fin , de fort , de lumineux ,
etc. Qu' on joint au mot esprit ; c' est qu' enfin
l' on n' a point regardé ces épithetes comme l' expression
des effets différents que font sur nous, et les
diverses especes d' ies et les différentes manieres
p505
de les rendre. C' est pour dissiper l' obscurité
pandue sur ce sujet, que je vais, dans les
chapitres suivants, tâcher de déterminer nettement
les idées différentes qu' on doit attacher aux
épithetes souvent unies au mot esprit .
p506
DISCOURS 4 CHAPITRE 4
de l' esprit fin, de l' esprit fort.
dans le physique on donne le nom de fin à ce qu' on
n' apperçoit point sans quelque peine. Dans le moral,
c' est-à-dire, en fait d' idées et de sentiments, on
donne pareillement le nom de fin à ce qu' on
n' apperçoit point sans quelques efforts d' esprit, et
sans une grande attention.
L' avare de Moliere soupçonne son valet de l' avoir
volé ; il le fouille ; et, ne trouvant rien dans
ses poches, il lui dit : rends-moi, sans te
fouiller, ce que tu m' a volé . Ce mot d' Harpagon
est fin, il est dans le caractere d' un avare ; mais
il étoit difficile de l' y découvrir.
Dans l' opera d' Isis, lorsque la nymphe Io, pour
calmer les plaintes d' Hiérax, lui dit : vos
rivaux sont-ils mieux traités que vous ? Hiérax
lui pond :
le mal de mes rivaux n' égale pas ma peine.
la douce illusion d' une espérance vaine
ne les fait point tomber du fte du bonheur :
aucun d' eux, comme moi, n' a perdu votre coeur :
comme eux, à votre humeur sévere
je ne suis point accoutumé.
quel tourment de cesser de plaire,
lorsqu' on a fait l' essai du plaisir d' être aimé !
Ce sentiment est dans la nature ; mais il est fin, il
est cac au fond du coeur d' un amant malheureux. Il
falloit les yeux de Quinault pour l' y appercevoir.
p507
Du sentiment, passons aux idées fines. On entend par
idée fine une conséquence finement déduite d' une
idée générale. Je dis une conséquence ; parce qu' une
idée, dès qu' elle devient féconde en vérités, quitte
le nom d' idée fine , pour prendre celui de
principe ou d' idée générale . On dit les
principes ; et non les idées fines
d' Aristote, de Descartes, de Locke et de Newton.
Ce n' est pas que, pour remonter, comme ces philosophes,
d' observations en observations, jusqu' à des idées
générales, il n' ait fallu beaucoup de finesse
d' esprit, c' est-à-dire, beaucoup d' attention.
L' attention (qu' il me soit permis de le marquer en
passant) est un microscope qui, grossissant à nos
yeux les objets sans les déformer, nous y fait
appercevoir une infinité de ressemblances et de
différences invisibles à l' oeil inattentif. L' esprit
en tout genre, n' est proprement qu' un effet de
l' attention.
Mais, pour ne pas m' écarter de mon sujet, j' observerai
que toute idée et tout sentiment, dont la découverte
suppose, dans un auteur, et beaucoup de finesse et
beaucoup d' attention, ne recevront cependant pas le
nom de fins , si ce sentiment ou cette idée sont
ou mis en action dans une scène, ou rendus par un
tour simple et naturel. Le public ne donne pas le
nom de fin à ce qu' il entend sans effort. Il ne
désigne jamais, par les épithetes qu' il unit à ce
mot d' esprit , que les impressions que font sur
lui les idées ou les sentiments qu' on lui présente.
Ce fait po, on entend donc, par idée fine , une
idée qui échappe à la pénétration de la plupart des
lecteurs : or elle leur échappe, lorsque l' auteur
saute les idées
p508
intermédiaires nécessaires pour faire concevoir
celle qu' il leur offre.
Tel est ce mot que répétoit souvent M De
Fontenelle : on détruiroit presque toutes les
religions, si l' on obligeoit ceux qui les
professent à s' aimer . Un homme d' esprit supplée
aisément aux idées intermédiaires qui lient
ensemble les deux propositions renfermées dans ce
mot : mais il est peu d' hommes d' esprit .
On donne encore le nom d' idées fines aux idées
rendues par un tour obscur, énigmatique et
recherché. C' est moins à l' espece des idées qu' à la
maniere de les exprimer qu' en général on attache le
nom de fin.
Dans l' éloge de m le cardinal Dubois, lorsque,
parlant du soin qu' il avoit pris de l' éducation de
m le duc D' Oransgent, M De Fontenelle dit
que ce prélat avoit tous les jours travaillé à se
rendre inutile ; c' est à l' obscurité de
l' expression que cette idée doit sa finesse.
Dans l' opéra de Thétis, lorsque cette déesse, pour
se venger de Pélée qu' elle croit infidele, dit :
p509
mon coeur s' est engagé sous l' apparence vaine.
des feux que tu feignis pour moi ;
mais je veux l' en punir, en m' imposant la peine
d' en aimer un autre que toi ;
il est encore certain que cette idée et toutes les
idées de cette espece ne devront le nom de fines
qu' on leur donnera communément qu' au tour
énigmatique sous lequel on les présente, et par
conséquent au petit effort d' esprit qu' il faut faire
pour les saisir. Or un auteur n' écrit que pour se
faire entendre. Tout ce qui s' oppose à la clar
est donc un faut dans le style ; toute maniere
fine de s' exprimer est donc vicieuse ; il faut donc
être d' autant plus attentif à rendre son idée par
un tour et une expression simple et naturelle, que
cette idée est plus fine, et peut, plus facilement,
échapper à la sagacité du lecteur.
Portons maintenant nos regards sur la sorte d' esprit
désigpar l' épithete de fort .
Une idée forte est une idée intéressante et propre
à faire
p510
sur nous une impression vive. Cette impression peut
être l' effet ou de l' ie même, ou de la maniere
dont elle est exprimée.
Une idée assez commune, mais rendue par une
expression ou une image frappante, peut faire sur
nous une impression assez forte. M l' ab Cartaut,
par exemple, comparant Virgile à Lucain ;
" Virgile, dit-il, n' est qu' un prêtre élevé au milieu
des grimaces du temple ; le caractere pleureur,
hypocrite et vot de son héros déshonore le pte ;
son enthousiasme semble ne s' échauffer qu' à la
lueur des lampes suspendues devant les autels, et
l' enthousiasme audacieux de Lucain s' allumer au feu
de la foudre. " ce qui nous frappe vivement est donc
ce qu' on désigne par l' épithete de fort. Or le grand
et le fort ont cela de commun, qu' ils font sur nous
une impression vive ; aussi les a-t-on souvent
confondus.
Pour fixer nettement les idées différentes qu' on doit
se former du grand et du fort, je considérerai
parément ce que c' est que le grand et le fort,
1 dans les ies, 2 dans les images, 3 dans les
sentiments.
Une idée grande, est une idée généralement
intéressante. Mais les idées de cette espece ne
sont pas toujours celles qui nous affectent le plus
vivement. Les axiomes du portique ou du lycée,
intéressants pour tous les hommes en général et
par conquent pour les athéniens, ne devoient
cependant pas faire sur eux l' impression des
harangues de Démosthene, lorsque cet orateur leur
reprochoit leur lâcheté.
p511
vous vous demandez l' un à l' autre, leur
disoit-il, Philippe est-il mort ? Hé ! Que vous
importe athéniens, qu' il vive ou qu' il meure ?
quand le ciel vous en auroit délivrés, vous vous
feriez bientôt vous-mêmes un autre Philippe .
Si les athéniens étoient plus frappés du discours
de leur orateur que des découvertes de leurs
philosophes, c' est quemosthene leur présentoit
des ies plus convenables à leur situation psente,
et par conséquent plus imdiatement intéressantes
pour eux.
Or les hommes, qui ne connoissent en général que
l' existence du mouvement, seront toujours plus
vivement affectés de cette espece d' idées, que de
celles qui, par la raison même qu' elles sont grandes
et générales, appartiennent moins directement à
l' état où ils se trouvent.
Aussi ces morceaux d' éloquence propre à porter
l' émotion dans les ames, et ces harangues si fortes
parce qu' on y discute les intérêts actuels d' un
état, ne sont-elles pas d' une utilité aussi étendue,
aussi durable, et ne peuvent-elles, comme les
découvertes d' un philosophe, convenir également à
tous les temps et à tous les lieux.
En fait d' idées, la seule différence entre le grand
et le fort, c' est que l' un est plusnéralement
et l' autre plus vivement intéressant.
S' agit-il de ces belles images, de ces descriptions
ou de ces tableaux faits pour frapper l' imagination ?
Le fort et le grand ont ceci de commun, qu' ils
doivent nous présenter de grands objets.
p512
Tamerlan et Cartouche sont deux brigands, dont
l' un vole avec quatre cent mille hommes, et l' autre
avec quatre cents hommes ; le premier attire notre
respect, et le second notre mépris.
Ce que je dis du moral, je l' applique au physique.
Tout ce qui, par soi-même, est petit, ou le devient
par la comparaison qu' on en fait aux grandes choses,
ne fait sur nous presque aucune impression.
Que l' on se peigne Alexandre dans l' attitude la
plusroïque, au moment qu' il fond sur l' ennemi : si
l' imagination place à côté du héros l' un de ces fils
de la terre qui, croissant par an d' une coudée en
grosseur, et de trois ou quatre coudées en hauteur,
pouvoient entasser Ossa sur Pelion, Alexandre
n' est plus qu' une marionnette plaisante, et sa
fureur n' est que ridicule.
Mais si le fort est toujours grand, le grand n' est
pas toujours fort. Une décoration, ou du temple du
destin, ou des fêtes du ciel, peut être grande,
majestueuse etme sublime ; mais elle nous
affectera moins fortement qu' une décoration du
tartare. Le tableau de la gloire des saints est
moins fait pour étonner l' imagination que le
jugement dernier de Michel-Ange.
Le fort est donc le produit du grand uni au terrible.
Or, si tous les hommes sont plus sensibles à la
douleur qu' au plaisir ; si la douleur violente fait
taire tout sentiment agréable, lorsqu' un plaisir
vif ne peut étouffer en nous le
p513
sentiment d' une douleur violente ; le fort doit donc
faire sur nous la plus vive impression : on doit
donc être plus frappé du tableau des enfers que du
tableau de l' olympe.
En fait de plaisirs, l' imagination, excitée par le
desir d' un plus grand bonheur, est toujours
inventive ; il manque toujours quelques agréments
à l' olympe.
S' agit-il du terrible ? L' imagination n' a plus le
me intérêt à inventer, elle est moins difficile en
ce genre : l' enfer est toujours assez effrayant.
Telle est, dans les décorations, les descriptions
poétiques, la différence entre le grand et le fort.
Examinons maintenant si, dans les tableaux
dramatiques et la peinture des passions, on ne
trouveroit pas la même différence entre ces deux
genres d' esprit.
Dans le genre tragique ; on donne le nom de fort à
toute passion, à tout sentiment qui nous affecte
très-vivement ; c' est-à-dire, à tous ceux dont le
spectateur peut être le jouet ou la victime.
Personne n' est à l' abri des coups de la vengeance
et de la jalousie. La scene d' Atrée, qui présente
à son frere Thyeste une coupe remplie du sang de
son fils ; les fureurs de Rhadamiste, qui, pour
soustraire les charmes de nobie aux regards avides
du vainqueur, la traîne sanglante dans l' Araxe,
offrent donc aux regards des particuliers deux
tableaux plus effrayants que celui d' un ambitieux
qui s' assied sur le trône de son maître.
Dans ce dernier tableau, le particulier ne voit rien
de dangereux pour lui. Aucun des spectateurs n' est
monarque : les malheurs, qu' occasionnent souvent les
volutions, ne sont pas assez imminents pour le
frapper de terreur : il doit
p514
donc en considérer le spectacle avec plaisir. Ce
spectacle charme les uns, en leur laissant entrevoir,
dans les rangs les plus élevés, une instabilité de
bonheur qui remet une certaine égalité entre toutes
les conditions, et console les petits de
l' infériorité de leur état. Il plaît aux autres, en
ce qu' il flatte leur inconstance ; inconstance qui,
fondée sur le desir d' une condition meilleure, fait,
à travers le bouleversement des empires, toujours
luire à leurs yeux l' espoir d' un état plus heureux,
et leur en montre la possibilité comme une possibilité
prochaine. Il ravit enfin la plupart des hommes, par
la grandeur même du tableau qu' il présente, et par
l' intérêt qu' on est forcé de prendre au héros
estimable et vertueux que le poëte met sur la scene.
Le desir du bonheur, qui nous fait consirer
l' estime comme un moyen d' être plus heureux, nous
identifie toujours avec un pareil personnage. Cette
identification est, si je l' ose dire, d' autant plus
parfaite, et nous nous intéressons d' autant plus
vivement au sort heureux ou malheureux d' un grand
homme, que ce grand homme nous paroît plus estimable,
c' est-à-dire, que ses idées et ses sentiments sont
plus analogues aux nôtres. Chacun reconnt avec
plaisir, dans un héros les sentiments dont il est
lui-même affecté. Ce plaisir est d' autant plus vif,
que ce héros joue un plus grand rôle sur la terre ;
qu' il a, comme les Annibal, les Sylla, les
Sertorius
p515
et les César, à triompher d' un peuple dont le destin
fait celui de l' univers. Les objets nous frappent
toujours en proportion de leur grandeur. Qu' on
présente au théâtre la conjuration de Genes et celle
de Rome ; qu' on trace d' une main également hardie
les caracteres du comte de Fiesque et de Catilina ;
qu' on leur donne la même force, le même courage, le
me esprit, et lame élévation : je dis que
l' audacieux Catilina emportera presque toute notre
admiration ; la grandeur de son entreprise se
fléchira sur son caractere, l' aggrandira toujours
à nos yeux ; et notre illusion prendra sa source
dans le desir même du bonheur.
En effet, on se croira toujours d' autant plus heureux
qu' on sera plus puissant, qu' on gnera sur un plus
grand peuple, que plus d' hommes seront intéressés à
prévenir, à satisfaire nos desirs, et que, seuls
libres sur la terre, nous serons environnés d' un
univers d' esclaves.
Voilà les causes principales du plaisir que nous fait
la peinture de l' ambition, de cette passion qui ne
doit le nom de grande qu' aux grands changements
qu' elle fait sur la terre.
Si l' amour en a quelquefois occasionné de pareils ;
s' il acidé la bataille d' Actium en faveur
d' Octave ; si, dans un siecle plus voisin du tre,
il a ouvert aux maures les ports de l' Espagne, et
s' il a renversuccessivement et relevé une
infinité de trônes ; ces grandesvolutions ne
sont cependant pas des effets nécessaires de
l' amour, comme elles le sont de l' ambition.
Aussi le desir des grandeurs et l' amour de la patrie,
qu' on peut regarder comme une ambition plus
vertueuse, ont-ils toujours reçu le nom de grands,
préférablement à toutes les autres passions : nom
qui, transporté aux héros que ces passions
p516
inspirent, a été ensuite donné aux Corneille et aux
poëtes célebres qui les ont peints. Sur quoi
j' observerai que la passion de l' amour n' est
cependant pas moins difficile à peindre que celle
de l' ambition. Pour manier le caractere de Phedre
avec autant d' adresse que l' a fait Racine, il ne
falloit certainement pas moins d' idées, de
combinaisons et d' esprit que pour tracer, dans
rodogune le caractere de Cléopatre. C' est donc
moins à l' habileté du peintre qu' au choix de son
sujet qu' est attaché le nom de grand.
Il résulte de ce que j' ai dit que, si les hommes
sont plus sensibles à la douleur qu' au plaisir, les
objets de crainte et de terreur doivent, en fait
d' idées, de tableaux et de passions, les affecter
plus fortement que les objets faits pour
l' étonnement et l' admiration générale. Le grand
est donc, en tout genre, ce qui frappe universellement ;
et le fort, ce qui fait une impression moins
générale, mais plus vive.
La découverte de la boussole est, sans contredit,
plusnéralement utile à l' humanité que la
découverte d' une conjuration ; mais cette derniere
découverte est infiniment plus intéressante pour la
nation chez laquelle on conjure.
L' idée du fort une fois déterminée, j' observerai que
les hommes ne pouvant se communiquer leurs idées
que par des mots, si la force de l' expression ne
pond pas à celle de la pensée, quelque forte que
soit cette pensée, elle paroîtra toujours foible,
du moins à ceux qui ne sont point doués de cette
vigueur d' esprit qui supplée à la foiblesse de
l' expression.
Or, pour rendre fortement une pene, il faut
1 l' exprimer d' une maniere nette et pcise : toute
idée rendue par une expression louche, est un objet
apperçu à travers un brouillard ; l' impression n' en
est point assez distincte pour
p517
être forte. 2 il faut que cette pensée, s' il est
possible, soit revêtue d' une image, et que l' image
soit exactement calquée sur la pensée.
En effet, si toutes nos ies sont un effet de nos
sensations, c' est donc par les sens qu' il faut
transmettre nos idées aux autres hommes ; il faut
donc, comme j' ai dit dans le chapitre de l' imagination,
parler aux yeux pour se faire entendre à l' esprit.
Pour nous frapper fortement, ce n' est pas même assez
qu' une image soit juste et exactement calquée sur
une idée ; il faut encore qu' elle soit grande sans
être gigantesque : telle est l' image employée par
l' immortel auteur de l' esprit des loix ,
lorsqu' il compare les despotes aux sauvages qui,
la hache à la main, abattent l' arbre dont ils
veulent cueillir les fruits .
Il faut, de plus, que cette grande image soit neuve,
ou du moins présentée sous une face nouvelle. C' est
la surprise excitée par sa nouveauté, qui, fixant
toute notre attention sur une idée, lui laisse le
temps de faire sur nous une plus forte impression.
L' on atteint enfin, en ce genre, au dernier deg de
perfection, lorsque l' image sous laquelle on
présente une idée est une image de mouvement. Ce
tableau, toujours préféré au tableau d' un objet
immobile, excite en nous plus de sensations, et
nous fait, en conséquence, une impression
p518
plus vive. On est moins frappé du calme que des
tempêtes de l' air.
C' est donc à l' imagination qu' un auteur doit, en
partie, la force de son expression ; c' est par ce
secours qu' il transmet dans l' ame de ses lecteurs
tout le feu de ses pensées. Si les anglois, à cet
égard, s' attribuent une grande supériorité sur
nous, c' est moins à la force particuliere de leur
langue qu' à la forme de leur gouvernement qu' ils
doivent cet avantage. On est toujours fort dans un
état libre, où l' homme cooit les plus hautes
pensées, et peut les exprimer aussi vivement qu' il
les cooit. Il n' en est pas ainsi des états
monarchiques : dans ces pays, l' intérêt de certains
corps, celui de quelques particuliers puissants, et
plus souvent encore une fausse et petite politique,
s' oppose aux élans du génie. Quiconque, dans ces
gouvernements, s' éleve jusqu' aux grandes idées,
est souvent forcé de les taire, ou du moins contraint
d' en énerver la force par le louche, l' énigmatique
et la foiblesse de l' expression. Aussi le lord
Chesterfield, dans une lettre adressée à m l' abbé
De Guasco, dit, en parlant de l' auteur de
l' esprit des loix : " c' est dommage que m le
président De Montesquieu, retenu, sans doute, par
la crainte du ministere, n' ait pas eu le courage de
tout dire. On sent bien, en gros, ce qu' il pense
sur certains sujets ; mais il ne s' exprime point
assez nettement et assez fortement : ont bien
mieux su ce qu' il pensoit, s' ilt composé à
Londres, et qu' il fût né anglois. "
ce faut de force dans l' expression n' est cependant
point un faut de génie dans la nation. Dans tous
les genres, qui, futiles aux yeux des gens en place,
sont, avec dédain, abandonnés au génie, je puis
citer mille preuves de cette vérité. Quelle force
d' expression dans certaines oraisons
p519
de Bossuet et certaines scenes de Mahomet !
Tragédie qui, peut-être, quelques critiques qu' on en
fasse, est un des plus beaux ouvrages du célebre
M De Voltaire.
Je finis par un morceau de m l' abbé Cartaut ;
morceau plein de cette force d' expression dont on
ne croit pas notre langue susceptible. Il ycouvre
les causes de la superstition égyptienne.
" comment ce peuple n' eût-il pas été le peuple le plus
superstitieux ? ... etc. "
p522
ce magnifique tableau, de m l' ab Cartaut, prouve,
je crois, que la foiblesse d' expression qu' on nous
reproche et qu' en certain genre on remarque dans
nos écrits, ne peut être attribuée au défaut de
génie de la nation.
DISCOURS 4 CHAPITRE 5
de l' esprit de lumiere, de l' esprit étendu, de
l' esprit pétrant, et du goût.
si l' on en croit certaines gens, le génie est une
espece d' instinct qui peut, à l' insu même de celui
qu' il anime, orer en lui les plus grandes choses.
Ils mettent cet instinct fort au-dessous de l' esprit
de lumiere, qu' ils prennent pour l' intelligence
universelle. Cette opinion, soutenue par quelques
hommes de beaucoup d' esprit, n' est cependant point
encore adoptée du public.
Pour arriver sur ce sujet à quelques résultats, il
faut, je pense, attacher des idées nettes à ces mots
esprit de lumiere .
Dans le physique, la lumiere est un corps dont la
présence rend les objets visibles. L' esprit de
lumiere est donc la sorte d' esprit qui rend nos
idées visibles au commun des lecteurs. Il consiste
à disposer tellement toutes les idées qui concourent
à prouver une vérité, qu' on puisse facilement la
saisir. Le titre d' esprit de lumiere est donc
accordé par la reconnoissance du public à celui qui
l' éclaire.
Avant M De Fontenelle, la plupart des savants,
après avoir escaladé le sommet escarpé des sciences,
s' y trouvoient isolés et pris de toute communication
avec les autres hommes. Ils n' avoient point applani
la carriere des sciences, ni frayé à l' ignorance un
chemin pour y marcher. M De Fontenelle, que je ne
considere point ici sous l' aspect qui le met au rang
des génies, fut un des premiers
p523
qui, si je l' ose dire, établit un pont de
communication entre la science et l' ignorance. Il
s' apperçut que l' ignorant même pouvoit recevoir les
semences de toutes les vérités : mais que, pour cet
effet, il falloit, avec adresse, y préparer son
esprit ; qu' une idée nouvelle, pour me servir
de son expression, étoit un coin qu' on ne pouvoit
faire entrer par le gros bout . Il fit donc ses
efforts pour psenter ses idées avec la plus grande
netteté, il y réussit : la tourbe des esprits
diocres se sentit tout-à-coup éclairée, et la
reconnoissance publique luicerna le titre d' esprit
de lumiere.
Que falloit-il pour orer un pareil prodige ?
Simplement observer la marche des esprits ordinaires :
savoir que tout se tient et s' amene dans l' univers ;
qu' en fait d' idées, l' ignorance est toujours
contrainte de céder à la force immense des progrès
insensibles de la lumiere, que je compare à ces
racines déliées qui, s' insinuant dans les fentes des
rochers, y grossissent et les font éclater. Il
falloit enfin sentir que la nature n' est qu' un long
enchaînement ; et que, par le secours des idées
intermédiaires, l' on pouvoit élever de proche en
proche les esprits médiocres jusqu' aux plus hautes
idées.
p524
L' esprit de lumiere n' est donc que le talent de
rapprocher les pensées les unes des autres, de lier
les idées déjà connues aux idées moins connues, et
de rendre ces idées par des expressions pcises
et claires.
Ce talent est, à la philosophie, ce que la
versification est à la poésie. Tout l' art du
versificateur consiste à rendre, avec force et
harmonie, les pensées des poëtes ; tout l' art des
esprits de lumiere est de rendre, avec netteté, les
idées des philosophes.
Sans exclurre, ni le génie, ni l' invention, ces deux
talents ne les supposent point. Si les Descartes,
les Locke, les Hobbes et les Bacon ont, à
l' esprit de lumiere, uni le génie et l' invention,
tous les hommes ne sont pas si heureux. L' esprit de
lumiere n' est quelquefois que le truchement du génie
philosophique, et l' organe par lequel il communique,
aux esprits communs, des idées trop au-dessus de leur
intelligence.
Si l' on a souvent confondu l' esprit de lumiere avec
le génie, c' est que l' un et l' autre éclairent
l' humanité, et qu' on n' a point assez fortement senti
que le génie étoit le centre et le foyer d' où cette
sorte d' esprit tiroit les idées lumineuses qu' il
fléchissoit ensuite sur la multitude.
Dans les sciences, le nie, semblable au navigateur
hardi, cherche et découvre desgions inconnues.
C' est aux esprits de lumiere à traîner lentement sur
ses traces et leur siecle et la lourde masse des
esprits communs.
Dans les arts, lenie, moins à portée des esprits
de lumiere, est comparable au coursier superbe, qui,
d' un pied rapide, s' enfonce dans l' épaisseur des
forêts, et franchit les halliers et les fondrieres.
Occupés sans cesse à l' observer, et trop peu agiles
pour le suivre dans sa course, les
p525
esprits de lumiere l' attendent, pour ainsi dire, à
quelques clairieres, l' y entrevoient, et marquent
quelques-uns des sentiers qu' il a battus ; mais ils
ne peuvent jamais en déterminer que le plus petit
nombre.
En effet, si dans les arts, tels que l' éloquence ou
la psie, l' esprit de lumiere pouvoit donner toutes
les regles fines, de l' observation desquelles il dût
sulter des poëmes ou des discours parfaits,
l' éloquence et la poésie ne seroient plus des arts
de génie ; on deviendroit grand poëte et grand
orateur, comme on devient bon arithticien. Le génie
seul saisit toutes ces regles fines qui lui assurent
des succès. L' impuissance des esprits de lumiere à
les découvrir toutes, est la cause de leur peu de
ussite dans les arts même sur lesquels ils ont
souvent donné d' excellents pceptes. Ils remplissent
bien quelques-unes des conditions nécessaires pour
faire un bon ouvrage, mais ils omettent les
principales.
M De Fontenelle, que je cite pour éclaircir cette
idée par un exemple, a certainement, dans sa
poëtique, don des préceptes excellents. Ce grand
homme cependant n' ayant, dans cet ouvrage, parlé ni
de la versification, ni de l' art d' émouvoir les
passions ; il est vraisemblable qu' en observant les
regles fines qu' il a prescrites, il n't compo
que des tragédies froides, s' il eût écrit en ce
genre.
Il suit, de la différence établie entre le génie et
l' esprit de lumiere, que le genre humain n' est
redevable à cette derniere sorte d' esprit d' aucune
espece de découvertes, et que les esprits de lumiere
ne reculent point les bornes de nos idées.
Cette sorte d' esprit n' est donc qu' un talent, qu' une
thode de transmettre nettement ses idées aux autres.
Sur
p526
quoi, j' observerai que tout homme qui se
concentreroit dans un genre, et n' exposeroit avec
netteté que les principes d' un art tel, par
exemple, que la musique ou la peinture, ne seroit
cependant point compté parmi les esprits de lumiere.
Pour obtenir ce titre, il faut, ou porter la
lumiere sur un genre extrêmement intéressant, ou la
pandre sur un certain nombre de sujets différents.
Ce qu' on appelle de la lumiere suppose presque
toujours une certaine étendue de connoissances.
Cette sorte d' esprit doit, par cette raison, en
imposer me aux gens éclais, et, dans la
conversation, l' emporter sur le nie. Que, dans
une assemblée d' hommes célebres dans des arts ou des
sciences différentes, on produise un de ces esprits
de lumiere : s' il parle de peinture au poëte, de
philosophie au peintre, de sculpture au philosophe,
il exposera ses principes avec plus de précision,
et développera ses idées avec plus de netteté que
ces hommes illustres ne se les développeroient les
uns aux autres ; il obtiendra donc leur estime. Mais
que ce même homme aille maladroitement parler de
peinture au peintre, de poésie au poëte, de
philosophie au philosophe, il ne leur paroîtra plus
qu' un esprit net, mais bor, et qu' un diseur des
lieux communs. Il n' est qu' un cas où les esprits de
lumiere et d' étendue puissent être comptés parmi les
génies : c' est lorsque certaines sciences sont fort
approfondies, et qu' appercevant les rapports qu' elles
ont entr' elles, ces sortes d' esprits les rappellent
à des principes communs, et par conséquent plus
généraux.
Ce que j' ai dit établit une différence sensible
entre les esprits pénétrants et les esprits de
lumiere et d' étendue : ceux-ci portent une vue
rapide sur une infinité d' objets ;
p527
ceux-là, au contraire, s' attachent à peu d' objets,
mais ils les creusent ; ils parcourent, en
profondeur, l' espace que les esprits étendus
parcourent en superficie. L' idée que j' attache au
mot pénétrant s' accorde avec son étymologie.
Le propre de cette sorte d' esprit est de percer
dans un sujet ; a-t-il, dans ce sujet, fouillé
jusqu' à certaine profondeur ? Il quitte alors le
nom de pénétrant et prend celui de profond.
L' esprit profond ou le génie des sciences, n' est,
selon M Formey, que l' art de réduire des idées
déjà distinctes à d' autres idées encore plus simples
et plus nettes, jusqu' à ce qu' on ait, en ce genre,
atteint la derniere résolution possible. Qui sauroit,
ajoute M Formey, à quel point chaque homme a
poussé cette analyse, auroit l' échelle graduée de
la profondeur de tous les esprits.
Il suit de cette idée que le court espace de la vie
ne permet point à l' homme d' être profond en plusieurs
genres, qu' on a d' autant moins d' étendue d' esprit
qu' on l' a plus pénétrant et plus profond, et qu' il
n' est point d' esprit universel.
à l' égard de l' esprit pénétrant, j' observerai que
le public n' accorde ce titre qu' aux hommes illustres,
qui s' occupent de sciences dans lesquelles il est
plus ou moins initié ; telles sont, la morale, la
politique, la métaphysique, etc. S' agit-il de
peinture ou de géométrie ? On n' est pétrant qu' aux
yeux des gens habiles dans cet art ou cette science.
Le public, trop ignorant pour apprécier, en ces
divers genres, la pénétration d' esprit d' un homme,
juge ses ouvrages, et n' applique jamais à son
esprit l' épithete de pénétrant ; il attend, pour
louer, que, par la solution de quelques problêmes
difficiles, ou par la composition de tableaux
sublimes,
p528
un homme ait mérité le titre de grandometre ou
de grand peintre.
Je n' ajouterai qu' un mot à ce que j' ai dit, c' est
que la sagacité et la pénétration sont deux sortes
d' esprit de me nature. On paroît doué d' une
très-grande sagacité, lorsqu' ayant très-longtemps
dité, et ayant très-habituellement présents à
l' esprit les objets qu' on traite le plus
communément dans les conversations, on les saisit
et les pénetre avec vivacité. La seule différence
entre la pénétration et la sagacité d' esprit, c' est
que cette derniere sorte d' esprit, qui suppose plus
de prestesse de conception, suppose aussi des études
plus fraîches des questions sur lesquelles on fait
preuve de sagacité. On a d' autant plus de sagacité
dans un genre, qu' on s' en est plus profondément et
plus nouvellement occupé.
Passons maintement au goût : c' est dans ce chapitre,
le dernier objet que je me sois propo d' examiner.
Le goût , pris dans sa signification la plus
étendue, est, en fait d' ouvrages, la connoissance
de ce qui mérite l' estime de tous les hommes. Entre
les arts et les sciences, il en est sur lesquels
le public adopte le sentiment des gens instruits,
et ne prononce de lui-même aucun jugement ; telles
sont la géométrie, la méchanique et certaines
parties de physique ou de peinture. Dans ces sortes
d' arts ou de sciences, les seuls gens de goût sont
les gens instruits ; et le goût n' est, en ces divers
genres, que la connoissance du vraiment beau.
Il n' en est pas ainsi de ces ouvrages dont le public
est ou se croit juge : tels sont les poëmes, les
romans, les tradies, les discours moraux ou
politiques, etc. Dans ces divers genres, on ne doit
point entendre, par le mot
p529
goût , la connoissance exacte de ce beau propre
à frapper les peuples de tous les siecles et de tous
les pays, mais la connoissance plus particuliere de
ce qui plaît au public d' une certaine nation. Il
est deux moyens de parvenir à cette connoissance, et
par conquent deux différentes especes de goût.
L' un, que j' appelle goût d' habitude : tel est celui
de la plupart des comédiens, qu' une étude journaliere
des ies et des sentiments propres à plaire au
public rend très-bons juges des ouvrages de théâtre
et surtout des pieces ressemblantes aux pieces dé
données. L' autre espece de goût est un goût
raisonné : il est fondé sur une connoissance
profonde et de l' humanité et de l' esprit du siecle.
C' est particuliérement aux hommes doués de cette
derniere espece de goût qu' il appartient de juger
des ouvrages originaux. Qui n' a qu' un goût
d' habitude manque de goût, dès qu' il manque d' objets
de comparaison. Mais ce goût raisonné, sans doute
supérieur à ce que j' appelle goût d' habitude, ne
s' acquiert, comme je l' aidit, que par de
longues études, et du goût du public, et de l' art
ou de la science dans laquelle on ptend au titre
d' homme de goût. Je puis donc, en appliquant au
goût ce que j' ai dit de l' esprit, en conclure qu' il
n' est point du goût universel.
L' unique observation qui me reste à faire au sujet
du gt, c' est que les hommes illustres ne sont pas
toujours les meilleurs juges dans le genre même où
ils ont eu le plus de succès. Quelle est, me
dira-t-on, la cause de ce phénomene littéraire ?
C' est, répondrai-je, qu' il en est des grands
écrivains comme des grands peintres : chacun d' eux
a sa maniere. M De Crébillon, par exemple,
exprimera quelquefois ses idées avec une force,
une chaleur, une énergie qui lui sont propres ;
M De Fontenelle les présentera avec un ordre,
p530
une netteté et un tour qui lui sont particuliers ;
et M De Voltaire les rendra avec une imagination,
une noblesse et une élégance continues. Or chacun
de ces hommes illustres, nécessité par son goût à
regarder sa maniere comme la meilleure, doit, en
conséquence, faire souvent plus de cas de l' homme
diocre qui la saisit, que de l' homme denie qui
s' en fait une. De-là les jugements différents que
portent souvent sur leme ouvrage, et l' écrivain
lebre, et le public, qui, sans estime pour les
imitateurs, veut qu' un auteur soit lui, et non un
autre.
Aussi, l' homme d' esprit qui s' est perfectionné le
goût dans un genre, sans avoir, en ce même genre, ni
compo, ni adopté de maniere, a-t-il communément
le gt plus sûr que les plus grands écrivains. Nul
intérêt lui fait illusion, et ne l' empêche de se
placer au point de vue d' où le public considere et
juge un ouvrage.
p531
DISCOURS 4 CHAPITRE 6
du bel esprit.
ce qui plaît dans tous les siecles, comme dans tous
les pays, est ce qu' on appelle le beau. Mais, pour
s' en former une idée plus exacte et plus précise,
peut-être faudroit-il, en chaque art, et même en
chaque partie d' un art, examiner ce qui constitue le
beau. De cet examen, l' on pourroit facilement
déduire l' idée d' un beau commun à tous les arts et
à toutes les sciences, dont on formeroit ensuite
l' idée abstraite et gérale du beau.
Dans ce mot de bel esprit , si le public unit
l' épithete de beau au mot d' esprit , il ne faut
cependant point attacher à cette épithete l' idée
de ce vrai beau dont on n' a point encore donné de
définition nette. C' est à ceux qui composent dans le
genre d' agrément, qu' on donne particuliérement le
nom de bel esprit. Ce genre d' esprit est
très-différent du genre instructif. L' instruction
est moins arbitraire. D' importantes découvertes en
chymie, en physique, en géométrie, également utiles
à toutes les nations, en sont également estimées. Il
n' en est pas ainsi du bel esprit : l' estime conçue
pour un ouvrage de ce genre doit se modifier
différemment chez les divers peuples, selon la
différence de leurs moeurs, de la forme de leur
gouvernement, et de l' état différent où s' y trouvent
les arts et les sciences. Chaque nation attache donc
des ies différentes à ce mot de bel esprit. Mais,
comme il n' en est aucune où l' on ne compose des
poëmes, des romans, des tragédies, des pagyriques,
des
p532
histoires, de ces ouvrages enfin qui occupent le
lecteur sans le fatiguer, il n' est point aussi de
nation où, du moins sous un autre nom, on ne
connoisse ce que nous désignons par le mot bel
esprit .
Quiconque, en ces divers genres, n' atteint point chez
nous au titre de génie, est compris dans la classe
des beaux esprits, lorsqu' il joint la grace et
l' élégance de la diction à l' heureux choix des
idées. Despréaux disoit, en parlant de l' élégant
Racine : ce n' est qu' un bel esprit à qui j' ai
appris à faire difficilement des vers . Je
n' adopte certainement pas le jugement de Despréaux
sur Racine : mais je crois pouvoir en conclure que
c' est principalement dans la clarté, le coloris de
l' expression, et dans l' art d' exposer ses idées,
que consiste le bel esprit, auquel on ne donne le
nom de beau, que par ce qu' il plaît et doit
réellement plaire le plus généralement.
En effet, si, comme le remarque M De Vaugelas, il
est plus de juges des mots que des idées ; et si les
hommes sont, en général, moins sensibles à la
justesse d' un raisonnement qu' à la beauté d' une
expression, c' est donc à l' art de bien dire que doit
être spécialement attaché le titre de bel esprit.
D' aps cette idée, on conclura peut-être que le bel
esprit
p533
n' est que l' art de dire élégamment des riens. Ma
ponse à cette conclusion, c' est qu' un ouvrage vuide
de sens ne seroit qu' une continuité de sons
harmonieux qui n' obtiendroit aucune estime ; et
qu' ainsi le public ne décore du titre de bel esprit
que ceux dont les ouvrages sont pleins d' idées
grandes, fines ou intéressantes. Il n' est aucune
idée qui ne soit du ressort du bel esprit, si l' on
excepte celles qui, supposant trop d' études
préliminaires, ne peuvent être mises à la portée
des gens du monde.
Je ne ptends donner dans cette réponse aucune
atteinte à la gloire des philosophes. Le genre
philosophique suppose, sans contredit, plus de
recherches, plus de méditations, plus d' idées
profondes, et même un genre de vie particulier. Dans
le monde, on apprend à bien exprimer ses idées ;
mais c' est dans la retraite qu' on les acquiert. On y
fait une infinité d' observations sur les choses ;
et l' on n' en fait, dans le monde, que sur la maniere
de les présenter. Les philosophes doivent donc,
quant à la profondeur des idées, l' emporter sur les
beaux esprits ; mais on exige de ces derniers tant
de grace et d' élégance, que les conditions
nécessaires pourriter le titre de philosophe ou
de bel esprit sont peut-être également difficiles à
remplir. Il paroît du moins qu' en ces deux genres
les hommes illustres sont également rares. En effet,
pour pouvoir à la fois instruire et plaire, quelle
connoissance ne faut-il pas avoir et de sa langue
et de l' esprit de son siecle ? Que de gt, pour
présenter toujours ses idées sous un aspect
agréable ! Que d' étude, pour les disposer de maniere
qu' elles fassent la plus vive impression sur l' ame
et l' esprit du lecteur !
p534
Que d' observations, pour distinguer les situations
qui doivent être traitées avec quelque étendue, de
celles qui, pour être senties, n' ont besoin que
d' être présentées ! Et quel art enfin, pour unir
toujours la variété à l' ordre et à la clarté, et,
comme dit M De Fontenelle, pour exciter la
curiosité de l' esprit, ménager sa paresse, et
prévenir son inconstance !
C' est en ce genre la difficulté de réussir qui, sans
doute, est en partie cause du peu de cas que les
beaux esprits font communément des ouvrages de pur
raisonnement. Si l' homme borné n' apperçoit dans la
philosophie qu' un amas d' énigmes puériles et
mystérieuses, et s' il hait dans les philosophes la
peine qu' il faut se donner pour les entendre, le bel
esprit ne leur est guere plus favorable. Il hait
pareillement dans leurs ouvrages la sécheresse et
l' aridité du genre instructif. Trop occupé du
bien-écrit , et moins sensible au sens qu' à
l' élégance de la phrase, il ne reconnoît pour bien
pensé que les idées heureusement exprimées. La
moindre obscurité le choque. Il ignore qu' une idée
profonde, avec quelque netteté qu' elle soit rendue,
sera toujours inintelligible pour le commun des
lecteurs, lorsqu' on ne pourra la réduire à des
propositions extrêmement simples ; et qu' il en est
de ces idées profondes comme de ces eaux pures et
claires, mais dont la profondeur ternit toujours
la limpidité.
D' ailleurs, parmi ces beaux esprits, il en est qui,
secrets ennemis de la philosophie, accréditent
contr' elle l' opinion de l' homme borné. Dupes d' une
vanité petite et ridicule,
p535
ils adoptent à cet égard l' erreur populaire : et,
sans estime pour la justesse, la force, la
profondeur et la nouveauté des penes, ils semblent
oublier que l' art de bien dire suppose
nécessairement qu' on a quelque chose à dire ; et
qu' enfin l' écrivain élégant est comparable au
jouaillier, dont l' habileté devient inutile s' il n' a
des diamans à monter.
Les savants et les philosophes, au contraire, livrés
tout entiers à la recherche des faits ou des idées,
ignorent souvent et les beautés et les difficultés
de l' art d' écrire. Ils font, en conquence, peu de
cas du bel esprit : et leur mépris injuste pour ce
genre d' esprit est principalement fondé sur une
grande insensibilité pour l' espece d' idées qui
entrent dans la composition des ouvrages de bel
esprit. Ils sont presque tous, plus ou moins,
semblables à ce géometre devant qui l' on faisoit
un grand éloge de la tragédie d' Iphigénie .
Cet éloge pique sa curiosité ; il la demande, on la
lui prête, il en lit quelques scenes, et la rend en
disant : pour moi, je ne sais ce qu' on trouve de
si beau dans cet ouvrage ; il ne prouve rien .
Le savant abbé De Longuerue étoit, à peu près,
dans le cas de ce ometre : la poésie n' avoit point
de charmes pour lui ; il méprisoit également la
grandeur de Corneille et l' élégance de Racine ;
il avoit, disoit-il, banni tous les poëtes de sa
bibliotheque.
Pour sentir également le rite et des idées et de
l' expression, il faut, comme les Platon, les
Montaigne, les Bacon,
p536
les Montesquieu, et quelques-uns de nos philosophes
que leur modestie m' empêche de nommer, unir l' art
d' écrire à l' art de bien penser ; union rare, et
qu' on ne rencontre que dans les hommes d' un grand
génie.
Aps avoir marqué les causes du pris respectif
qu' ont les uns pour les autres quelques savants et
quelques beaux esprits ; je dois indiquer les causes
du mépris où le bel esprit tombe et doit
journellement tomber, plutôt que tout autre genre
d' esprit.
Le goût de notre siecle pour la philosophie la
remplit de dissertateurs qui, lourds, communs et
fatigants, sont cependant pleins d' admiration pour
la profondeur de leurs jugements. Parmi ces
dissertateurs, il en est qui s' expriment très-mal ;
ils le soupçonnent ; ils savent que chacun est juge
de l' élégance et de la clarté de l' expression, et
qu' à cet égard il est impossible de duper le public :
ils sont donc fors, par l' intérêt de leur vanité,
de renoncer au titre de bel esprit, pour prendre
celui de bon esprit. Comment ne donneroient-ils pas
la prence à ce dernier titre ? Ils ont oui dire
que le bon esprit s' exprime quelquefois d' une
maniere obscure : ils sentent donc qu' en bornant
leurs prétentions au titre de bon esprit, ils
pourront toujours rejeter l' ineptie de leurs
raisonnements sur l' obscurité de leurs expressions ;
que c' est l' unique et sûr moyen d' échapper à la
conviction de sottise : aussi le saisissent-ils
avidement, en se cachant autant qu' ils le peuvent
à eux-mêmes que le défaut de bel esprit est le seul
droit qu' ils aient au bon esprit, et qu' écrire mal
n' est pas une preuve qu' on pense bien.
Le jugement de pareils hommes, quelques riches ou
puissants qu' ils soient souvent, ne feroit cependant
aucune
p537
impression sur le public, s' il n' étoit soutenu de
l' autorité de certains philosophes qui, jaloux
comme les beaux esprits d' une estime exclusive, ne
sentent pas que chaque genre différent a ses
admirateurs particuliers ; qu' on trouve partout plus
de lauriers que de têtes à couronner ; qu' il n' est
point de nation qui n' ait en sa disposition un
fonds d' estime suffisant pour satisfaire à toutes les
prétentions des hommes illustres ; et qu' enfin, en
inspirant le goût du bel esprit, on arme contre
tous les grands écrivains le dédain de ces hommes
bornés, qui, intéressés à mépriser l' esprit,
comprennent également sous le nom de bel esprit,
qui ne leur est guere plus connu, et les savants et
les philosophes, et généralement tout homme qui
pense.
p538
DISCOURS 4 CHAPITRE 7
de l' esprit du siecle.
cette sorte d' esprit ne contribue en rien à
l' avancement des arts et des sciences, et n' auroit
aucune place dans cet ouvrage, s' il n' en occupoit
une très-grande dans la tête d' une infinité de
gens.
Partout où le peuple est sans considération, ce qu' on
appelle l' esprit du siecle n' est que l' esprit des
gens qui donnent le ton, c' est-à-dire, des hommes
du monde et de la cour.
L' homme du monde et le bel esprit s' expriment l' un
et l' autre avec élégance et pureté ; tous deux sont
ordinairement plus sensibles au bien dit qu' au
bien pensé : cependant ils ne disent ni ne
doivent dire les mêmes choses, parce que l' un et
l' autre se proposent des objets différents. Le bel
esprit, avide de l' estime du public, doit, ou mettre
sous les yeux de grands tableaux, ou psenter des
idées intéressantes pour l' humanité ou du moins pour
sa nation. Satisfait, au contraire, de l' admiration
des gens du bon ton, l' homme du monde ne s' occupe
qu' à présenter des idées agréables à ce qu' on
appelle la bonne compagnie.
J' ai dit, dans le second discours, qu' on ne pouvoit
parler dans le monde que des choses ou des personnes :
que la bonne compagnie est ordinairement peu
instruite ; qu' elle
p539
ne s' occupe guere que des personnes ; que l' éloge
est ennuyeux pour quiconque n' en est point l' objet,
et qu' il fait bâiller les auditeurs. Aussi ne
cherche-t-on, dans les cercles, qu' à malignement
interpter les actions des hommes ; à saisir leur
té foible, à les persiffler, à tourner en
plaisanterie les choses les plus sérieuses, à rire
de tout, et enfin à jeter du ridicule sur toutes les
idées contraires à celles de la bonne compagnie.
L' esprit de conversation se réduit donc au talent
de médire agréablement, et sur-tout dans ce siecle,
chacun prétend à l' esprit, et s' en croit
beaucoup ; où l' on ne peut vanter la suriori
d' un homme, sans blesser la vanité de tout le monde ;
l' on ne distingue l' homme de mérite, de l' homme
diocre, que par l' espece de mal qu' on en dit ;
l' on est, pour ainsi dire, convenu de diviser la
nation en deux classes ; l' une, celle des bêtes, et
c' est la plus nombreuse ; l' autre, celle des foux,
et l' on comprend dans cette derniere tous ceux à
qui l' on ne peut refuser des talents. D' ailleurs,
la médisance est maintenant l' unique ressource qu' on
ait pour faire l' éloge de soi et de sa socté. Or
chacun veut se louer : soit qu' on blâme ou qu' on
approuve, qu' on parle ou qu' on se taise, c' est
toujours son apologie qu' on fait : chaque homme est
un orateur qui, par ses discours ou ses actions,
cite perpétuellement son panégyrique. Il y a deux
manieres de se louer ; l' une, en disant du bien de
soi ; l' autre, en disant du mal d' autrui. Les
Cicéron, les Horace, et généralement tous les
anciens, plus francs dans leurs prétentions, se
donnoient ouvertement les louanges qu' ils croyoient
riter. Notre siecle est devenu plus délicat sur
cet article. Ce n' est que par le mal qu' on dit
d' autrui qu' il est maintenant permis de faire son
éloge. C' est en se moquant d' un sot, qu' on vante
indirectement son esprit. Cette maniere
p540
de se louer est, sans doute, la plus directement
contraire aux bonnes moeurs ; c' est cependant la
seule en usage. Quiconque dit de lui le bien qu' il
en pense est un orgueilleux, chacun le fuit.
Quiconque, au contraire, se loue par le mal qu' il
dit d' autrui est un homme charmant ; il est
environné d' auditeurs reconnoissants ; ils partagent
avec lui les éloges indirects qu' il se donne, et ne
cessent d' applaudir à des bons mots qui les
soustraient au chagrin de louer. Il paroît donc qu' en
général la malignité des gens du monde tient moins au
dessein de nuire qu' au desir de se vanter. Aussi
l' indulgence est-elle facile à pratiquer, non
seulement à leur égard, mais encore à l' égard de ces
esprits bornés, dont les intentions sont plus
odieuses. L' homme de mérite sait que l' homme dont on
ne dit aucun mal, est, en général, un homme dont on
ne peut dire aucun bien ; que ceux qui n' aiment point
à louer ont communément été peu loués : aussi n' est-il
point avide de leur éloge ; il regarde la sottise
comme un malheur dont la sottise cherche toujours à
se venger. qu' on ne prouve aucun fait contre
moi, disoit un homme de beaucoup d' esprit, que
d' ailleurs on en dise tout le mal qu' on voudra, je
n' en serai pas fâché ; il faut bien que chacun
s' amuse . Mais, si la philosophie pardonne à la
malignité, elle n' y doit cependant point applaudir.
C' est à des applaudissements indiscrets qu' on doit
ce grand nombre de méchants qui, dans le fond, sont
quelquefois les meilleures gens du monde. Flattés des
éloges prodigués à la malignité, de la réputation
d' esprit qu' elle donne, ils ne savent pas assez
estimer en eux la bonté qui leur est naturelle ; ils
veulent se rendre redoutables par leurs bons mots.
Ils ont malheureusement assez d' esprit pour y
ussir : ils deviennent d' abord chants par air,
ils restentchants par habitude.
p541
ô vous donc qui n' avez pas encore contracté cette
funeste habitude, fermez l' oreille à ces louanges
données à des traits satyriques aussi nuisibles à
la société qu' ils y sont communs. Considérez les
sources impures d' où sort la médisance.
Rappellez-vous qu' indifférent aux ridicules d' un
particulier, le grand homme ne s' occupe que de
grandes choses ; qu' un vieux méchant lui paroît
aussi ridicule qu' un vieux charmant ; que, parmi
les gens du monde, ceux qui sont faits pour le grand
se goûtent bien-tôt de ce ton moqueur en horreur
aux autres nations. Abandonnez-le
p542
donc aux hommes bors : pour eux, la médisance est
un besoin. Ennemis-nés des esprits supérieurs, et
jaloux d' une estime qu' on leur refuse, ils savent
que, semblables à ces plantes viles qui germent et
ne croissent que sur les ruines des palais, ils ne
peuvent s' élever que sur les débris des grandes
putations ; aussi ne s' occupent-ils que du soin
de les détruire.
Ces hommes bornés sont en grand nombre. Autrefois
l' on n' étoit envié que de ses pairs ; à présent, que
chacun aspire à l' esprit et s' en croit, c' est
presque le public en entier qu' on a pour envieux :
ce n' est plus pour s' instruire, c' est pour critiquer
qu' on lit. Or, parmi les ouvrages, il n' en est
aucun qui puisse tenir contre cette disposition des
lecteurs. La plupart d' entr' eux, occupés à la
recherche des défauts d' un ouvrage, sont comme ces
animaux immondes qu' on rencontre quelquefois dans
les villes, et qui ne s' y promenent que pour en
chercher les égoûts. Ignoreroit-on encore qu' il ne
faut pas moins d' esprit pour appercevoir les
beautés que les défauts d' un ouvrage ; et que,
dans les livres, comme le disoit un anglois, il
faut aller à la chasse des idées, et faire grand
cas du livre dont on en rapporte un certain
nombre ?
Toutes les injustices de cette espece sont un effet
nécessaire de la sottise. Quelle différence à cet
égard entre la conduite de l' homme d' esprit et celle
de l' homme borné ? Le premier profite de tout. Il
échappe souvent aux hommes médiocres des vérités
dont le sage se saisit : l' homme d' esprit, qui le
sait, les écoute sans dégoût : il n' apperçoit
communément dans la conversation que ce qu' on y dit
de bien, et l' homme médiocre que ce qu' on y dit de
mal ou de ridicule.
Pertuellement averti de son ignorance, l' homme
d' esprit s' instruit dans presque tous les livres :
trop ignorant et
p543
trop vain pour sentir le besoin de s' éclairer,
l' homme borné, au contraire, ne trouve à s' instruire
dans aucun des ouvrages de ses contemporains ; et,
pour dire modestement qu' il sait tout, les livres,
dit-il, ne lui apprennent rien ; il va même jusqu' à
soutenir que tout a été dit et pensé ; que les
auteurs ne font que se ter, et qu' ils ne
different entre eux que dans la maniere de
s' exprimer. ô envieux, lui diroit-on, est-ce aux
anciens qu' on doit l' imprimerie, l' horlogerie, les
glaces, les pompes à feu ? Quel autre que Newton a,
dans le siecle dernier, fixé les loix de la
pesanteur ? L' électricité ne nous offre-t-elle pas
tous les jours une infinité de pnomenes nouveaux ?
Il n' est plus, selon toi, de couvertes à faire.
Mais, dans la morale me et dans la politique, où
l' on devroit peut-être avoir tout dit, a-t-on
déterminé l' espece de luxe et de commerce le plus
avantageux à chaque nation ? En a-t-on fixé les
bornes ? A-t-on découvert le moyen d' entretenir à
la fois dans une nation l' esprit de commerce et
l' esprit militaire ? A-t-on indiqué la forme de
gouvernement la plus propre à rendre les hommes
heureux ? A-t-on seulement fait le roman d' une
bonne législation, telle
p544
qu' on pourroit, à la tête d' une colonie, l' établir
sur quelque côte déserte de l' Amérique ?
Le temps a fait, dans chaque siecle, présent de
quelques vérités aux hommes ; mais il lui reste
encore bien des dons à nous faire. L' on peut donc
acquérir encore une infinité d' idées nouvelles.
L' axiome prononcé, que tout est dit et pensé ,
est donc un axiome faux, trouvé d' abord par
l' ignorance, et répété depuis par l' envie. Il n' est
point de moyens que l' envieux, sous l' apparence de
la justice, n' emploie pour dégrader le mérite. On
sait, par exemple, qu' il n' est point de vérité
isolée ; que toute idée nouvelle tient à quelques
idées déjà connues, avec lesquelles elle a
nécessairement quelques ressemblances : c' est
cependant de ces ressemblances que part l' envie,
pour accuser journellement de plagiat les hommes
illustres, nos contemporains : lorsqu' elle clame
contre les plagiaires, c' est,
p545
dit-elle, pour punir les larcins littéraires et
venger le public. Mais, lui pondroit-on, si tu ne
consultois que l' intérêt public, tes déclamations
seroient moins vives ; tu sentirois que ces
plagiaires, sans doute moins estimables que les gens
de génie, sont cependant très-utiles au public ;
qu' un bon ouvrage, pour être généralement connu,
doit avoir été dépecé dans une infinité d' ouvrages
mediocres.
En effet, si les particuliers qui composent la
société doivent se ranger sous plusieurs classes,
qui toutes ont, pour entendre et pour voir, des
oreilles et des yeux différents, il est évident que
le même écrivain, quelque génie qu' il ait, ne peut
également leur convenir ; qu' il faut des auteurs
pour toutes les classes, des Neuville pour prêcher
à la ville, et des Bridaine pour les campagnes. En
morale, comme en politique, certaines idées ne sont
pas universellement senties, et leur évidence n' est
point constatée, qu' elles n' aient, de la plus
sublime philosophie, descendu jusqu' à la poésie ;
et, de la poésie, jusqu' aux pont-neufs : ce n' est
ordinairement que dans cet instant seul qu' elles
deviennent assez communes pour être utiles.
Au reste, cette envie, qui prend si souvent le nom
de justice, et dont personne n' est entiérement
exempt, n' est le vice d' aucun état. Elle n' est
ordinairement active et
p546
dangereuse que dans des hommes bors et vains.
L' homme supérieur a trop peu d' objets de jalousie,
et les gens du monde sont trop légers, pour obéir
longtemps au même sentiment : d' ailleurs, ils ne
haïssent point lerite et surtout le mérite
littéraire ; souvent même ils le protegent : leur
unique ptention, c' est d' être agréables et
brillants dans la conversation. C' est dans cette
prétention que consiste proprement l' esprit du
siecle : aussi n' est-il rien qu' on n' imagine pour
échapper en ce genre au reproche d' insipidité.
Une femme de peu d' esprit paroît entiérement
occupée de son chien, elle ne parle qu' à lui ;
l' orgueil des auditeurs s' en offense ; on la taxe
d' impertinence : on a tort. Elle sait qu' on est
quelque chose dans la société, lorsqu' on a prononcé
tant de mots, qu' on a fait tant de gestes et tant
de bruit : l' occupation de son chien est donc moins,
pour elle, un amusement, qu' un moyen de cacher sa
diocrité ; elle est, à cet égard, très-bien
conseillée par son amour propre, qui, pour le moment,
nous fait presque toujours tirer le meilleur parti
de notre sottise.
Je n' ajouterai qu' un mot à ce que j' ai dédit de
l' esprit du siecle ; c' est qu' il est facile de se le
représenter sous une image sensible. Qu' on charge,
pour cet effet, un peintre habile de faire, par
exemple, les portraits allégoriques de l' esprit de
quelques-uns des siecles de la Grece, et de l' esprit
actuel de notre nation. Dans le premier tableau, ne
sera-t-il pas forde représenter l' esprit sous la
figure d' un homme, qui, l' oeil fixe, l' ame absorbée
dans de profondes
p547
ditations, reste dans quelques-unes des attitudes
qu' on donne aux muses ? Dans le second tableau, ne
sera-t-il pas nécessité à peindre l' esprit sous les
traits du dieu de la raillerie, c' est-à-dire, sous
la figure d' un homme qui considere tout avec un ris
malin et un oeil moqueur ? Or, ces deux portraits
si différents nous donneroient assez exactement la
différence de l' esprit des grecs au nôtre. Sur quoi
j' observerai que, dans chaque siecle, un peintre
ingénieux donneroit à l' esprit une physionomie
différente ; et que la suite allégorique de pareils
portraits seroit fort agréable et fort curieuse
pour la postérité, qui, d' un coup d' oeil, jugeroit
de l' estime ou dupris que, dans chaque siecle,
l' on a accorder à l' esprit de chaque nation.
p548
DISCOURS 4 CHAPITRE 8
de l' esprit juste.
pour porter, sur les idées et les opinions
différentes des hommes, des jugements toujours justes,
il faudroit être exempt de toutes les passions qui
corrompent notre jugement ; il faudroit avoir
habituellement présentes à la mémoire les idées
dont la connoissance nous donneroit celle de toutes
les rités humaines : pour cet effet, il faudroit
tout savoir. Personne ne sait tout : on n' a donc
l' esprit juste qu' à certains égards.
Dans le genre dramatique, par exemple, l' un est bon
juge de l' harmonie des vers, de la proprté, de la
force de l' expression, et enfin de toutes les
beautés de style ; mais il est mauvais juge de la
justesse du plan. L' autre, au contraire, est
connoisseur en cette derniere partie ; mais il n' est
frapni de cette justesse, ni de cet à propos, ni
de cette force de sentiment d' dépend la véri
ou la fausseté des caracteres tragiques, et le
premier mérite des pieces. Je dis le premier mérite,
parce que l' utilité réelle et par conséquent la
principale beauté de ce genre, consiste à peindre
fidélement les effets que produisent sur nous les
passions fortes.
On n' a donc proprement de justesse d' esprit que dans
les enres sur lesquels on a plus ou moins dité.
p549
On ne peut donc, sans confondre lenie et l' esprit
étendu et profond avec l' esprit juste, s' emcher
d' avouer que cette derniere sorte d' esprit n' est plus
qu' un esprit faux, lorsqu' il s' agit de ces
propositions compliquées, la vérité est le
sultat d' un grand nombre de combinaisons, où,
pour bien voir, il faut voir beaucoup ; et où la
justesse de l' esprit dépend de son étendue : aussi
n' entend-on communément par esprit juste , que la
sorte d' esprit propre à tirer des conséquences
justes et quelquefois neuves des opinions vraies ou
fausses qu' on lui psente.
Conséquemment à cette définition, l' esprit juste
contribue peu à l' avancement de l' esprit humain :
cependant il mérite quelque estime. Celui qui,
partant des principes ou des opinions admises, en
tire des conséquences toujours justes et quelquefois
neuves, est un homme rare parmi le commun des
hommes. Il est même, en général, plus estimé des
gens médiocres, que ne le sera l' esprit surieur,
qui, rappellant trop souvent les hommes à l' examen
des principes reçus, et les transportant dans des
régions inconnues, doit à la fois fatiguer leur
paresse et blesser leur orgueil.
Au reste, quelque justes que soient les conséquences
qu' on tire, ou d' un sentiment, ou d' un principe, je
dis que, loin d' obtenir le nom d' esprit juste, l' on
ne sera jamais cité que comme un fou, si ce
sentiment ou ce principe paroît ou ridicule ou fou.
Un indien vaporeux s' étoit imaginé que, s' il pissoit,
il submergeroit tout le Bisnagar. En conséquence,
ce vertueux citoyen, pférant le salut de sa
patrie au sien propre, retenoit toujours son urine ;
il étoit prêt à périr, lorsqu' un medecin, homme
d' esprit, entre tout effrayé dans sa chambre :
Narsingue,
p550
lui dit-il, est en feu ; ce n' est bientôt qu' un
monceau de cendres :tez-vous de lâcher votre
urine . à ces mots, le bon indien pisse,
raisonne juste, et passe pour fou.
Si de pareils hommes sont généralement regardés
comme foux, ce n' est pas uniquement parce qu' ils
appuient leur raisonnement sur des principes faux,
mais sur des principes réputés tels. En effet, le
théologien chinois, qui prouve les neuf incarnations
de Wisthnou, et le musulman
p551
qui, d' après l' alcoran, soutient que la terre est
portée sur les cornes d' un taureau, se fondent
certainement sur des principes aussi ridicules que
ceux de mon indien ; cependant l' un et l' autre
seront, chacun en leur pays, cités comme des gens
sensés. Pourquoi le seront-ils ? C' est qu' ils
soutiennent des opinions qui sont ralement
reçues. En fait de vérités religieuses, la raison
est sans force contre deux grands missionnaires,
l' exemple et la crainte. D' ailleurs, en tout pays,
les préjugés des grands sont la loi des petits. Ce
chinois et ce musulman passeront donc pour sages,
uniquement parce qu' ils sont fous de la folie
commune . Ce que je dis de la folie, je l' applique
à la bêtise : celui-là seul est cité comme bête qui
n' est pas bête de la bêtise commune.
Certains villageois, dit-on, bâtissent un pont : ils
y gravent cette inscription : le présent pont est
fait ici ; d' autres veulent retirer un homme
d' un puits dans lequel il étoit tombé, ils lui
passent au cou un noeud coulant, et le retirent
étranglé. Si les tises de cette espece doivent
toujours exciter le rire, comment, dira-t-on, écouter
rieusement les dogmes des bonzes, des brachmanes
et des talapoins ? Dogmes aussi absurdes que
l' inscription du pont. Comment peut-on, sans rire,
voir les rois, les peuples, les ministres, et même
les grands hommes, se prosterner quelquefois aux
pieds des idoles, et montrer, pour des fables
ridicules, la vénération la plus profonde ? Comment,
en parcourant les voyages, n' est-on pas étonné d' y
voir l' existence des sorciers et des magiciens
aussi généralement reconnue que l' existence de
Dieu, et passer, chez la plupart des nations, pour
aussi montrée ? Par quelle raison enfin des
absurdités difrentes, mais également ridicules,
ne feroient-elles pas sur nous la même impression ?
C' est qu' on se
p552
moque volontiers d' une bêtise dont on se croit
exempt ; c' est que personne ne répete, d' après le
villageois, le présent pont est fait ici ; et
qu' il n' en est pas ainsi lorsqu' il s' agit d' une
pieuse absurdité. Personne ne se croyant tout-à-fait
à l' abri de l' ignorance qui la produit, on craint
de rire de soi sous le nom d' autrui.
Ce n' est donc point, en général, à l' absurdité d' un
raisonnement, mais à l' absurdité d' une certaine
espece de raisonnement, qu' on donne le nom de
bêtise. On ne peut donc entendre par ce mot qu' une
ignorance peu commune. Aussi donne-t-on quelquefois
le nom de bête à ceux même auxquels on accorde un
grand génie. La science des choses communes est la
science des gens médiocres ; et quelquefois l' homme
de génie est, à cet égard, d' une ignorance grossiere.
Ardent à s' élancer jusqu' aux premiers principes de
l' art ou de la science qu' il cultive, et content
d' y saisir quelques-unes de ces vérités neuves,
premieres et générales, d' où découlent une infinité
de rités secondaires, il glige toute autre
espece de connoissance. Sort-il du sentier lumineux
que lui trace le génie ? Il tombe dans mille
erreurs ; et Newton commente l' apocalypse .
Le génie éclaire quelques-uns des arpents de cette
nuit immense qui environne les esprits médiocres ;
mais il n' éclaire pas tout. Je compare l' homme de
génie à la colonne qui marchoit devant les hébreux,
et qui tantôt étoit obscure, et tantôt lumineuse. Le
grand homme, toujours supérieur en un genre, manque
nécessairement d' esprit en beaucoup d' autres ; à
moins qu' on n' entende ici par esprit l' aptitude
à s' instruire, que, peut-être, on peut regarder
comme une connoissance commencée. Le grand homme,
par l' habitude de l' application, la méthode
d' étudier, et la distinction qu' il
p553
est à portée de faire entre une demie-connoissance
et une connoissance entiere, a certainement, à cet
égard, un grand avantage sur le commun des hommes.
Ces derniers n' ayant point contracté l' habitude de
la méditation, et n' ayant rien su profondément, se
croient toujours assez instruits lorsqu' ils ont une
connoissance superficielle des choses. L' ignorance
et la sottise se persuadent aisément qu' elles
savent tout : l' une et l' autre sont toujours
orgueilleuses. Le grand homme seul peut être
modeste.
Si je trécis l' empire du nie, et montre les
bornes dans lesquelles la nature le force à se
renfermer, c' est pour faire plus évidemment sentir
que l' esprit juste, défort inférieur au génie,
ne peut, comme on l' imagine, porter des jugements
toujours vrais sur les divers objets du
raisonnement. Un tel esprit est impossible. Le
propre de l' esprit juste est de tirer des
conséquences exactes des opinions reçues : or ces
opinions sont fausses pour la plupart, et l' esprit
juste ne remonte jamais jusqu' à l' examen de ces
opinions : l' esprit juste n' est donc, le plus
souvent, que l' art de raisonner thodiquement faux.
Peut-être cette sorte d' esprit suffit pour faire
un bon juge ; mais jamais elle ne fait un grand
homme. Quiconque en est don' excelle ordinairement
en aucun genre, et ne se rend recommandable par
aucun talent. Il obtient, dira-t-on, souvent
l' estime des gens médiocres. J' en conviens : mais
leur estime, en lui faisant concevoir une trop
haute idée de lui-même, devient pour lui une source
d' erreurs ; erreurs auxquelles il est impossible de
l' arracher. Car enfin, si le miroir, de tous les
conseillers le conseiller le plus poli et le plus
discret, n' apprend à personne à quel point il est
difforme, qui pourroitsabuser un homme de la
trop haute opinion qu' il a conçue
p554
de lui-même, surtout lorsque cette opinion est
appuyée de l' estime de la plupart de ceux qui
l' environnent ? C' est être encore assez modeste que
de ne s' estimer que d' après l' éloge d' autrui. De-là
cependant cette confiance de l' esprit juste en ses
propres lumieres, et ce mépris pour les grands
hommes, qu' il regarde souvent comme des visionnaires,
comme des esprits systématiques et de mauvaises
têtes. ô esprits justes ! Leur diroit-on, lorsque
vous traitez de mauvaises têtes ces grands hommes,
qui du moins sont si surieurs dans le genre où
le public les admire ; quelle opinion pensez-vous
que le public puisse avoir de vous, dont l' esprit
ne s' étend pas au-delà de quelques petites
conséquences tirées d' un principe vrai ou faux, et
dont la couverte est peu importante ? Toujours en
extase devant votre petit mérite, vous n' êtes pas,
direz-vous, sujets aux erreurs des hommeslébres.
Oui, sans doute ; parce qu' il faut ou courir ou du
moins marcher pour tomber. Lorsque vous vantez entre
vous la justesse de votre esprit, il me semble
entendre des culs-de-jattes se glorifier de ne point
faire de faux pas. Votre conduite, ajouterez-vous,
est souvent plus sage que celle des hommes de génie.
Oui, parce que vous n' avez pas en vous ce principe
de vie et de passions qui produit également les
grands vices, les grandes vertus et les grands
talents. Mais, en êtes-vous plus recommandables ?
Qu' importe au public la bonne ou mauvaise conduite
d' un particulier ? Un homme de génie, eût-il des
vices, est encore plus estimable que vous. En effet,
on sert sa patrie, ou par l' innocence de ses moeurs
et les exemples de vertu qu' on y
p555
donne, ou par les lumieres qu' on y répand. De ces
deux manieres de servir sa patrie, la derniere, qui,
sans contredit, appartient plus directement au
génie, est, en même temps, celle qui procure le plus
d' avantages au public. Les exemples de vertu que
donne un particulier ne sont guere utiles qu' au
petit nombre de ceux qui composent sa société : au
contraire, les lumieres nouvelles, que ce même
particulier répandra sur les arts et les sciences,
sont des bienfaits pour l' univers. Il est donc
certain que l' homme denie, fût-il d' une probité
peu exacte, aura toujours plus de droits que vous
à la reconnoissance publique.
Les déclamations des esprits justes contre les gens
de génie doivent, sans doute, en imposer quelque
temps à la multitude : rien de plus facile à
tromper. Si l' espagnol, à l' aspect des lunettes que
portent toujours sur le nez quelques-uns de ses
docteurs, se persuade que ces docteurs ont perdu
leurs yeux à la lecture, et qu' ils sont très-savants ;
si l' on prend tous les jours la vivacité du geste
pour celle de l' esprit, et la taciturnité pour
profondeur ; il faut bien qu' on prenne aussi la
gravité ordinaire aux esprits justes pour un effet
de leur sagesse. Mais le prestige setruit, et l' on
se rappelle bientôt que la gravité, comme le dit
Mademoiselle De Scudery, n' est qu' un secret du
corps pour cacher les défauts de l' esprit. Il n' y a
donc proprement que ces esprits justes qui soient
longtemps dupes de la gravité qu' ils affectent. Au
reste, qu' ils se croient sages, parce qu' ils sont
rieux ; qu' inspirés par l' orgueil et l' envie,
lorsqu' ils décrient le génie, ils croient l' être par
la justice ; personne, à cet égard, n' échappe à
l' erreur. Ces méprises de sentiment
p557
sont en tous genres sinérales et si fréquentes,
que je crois pondre au desir de mon lecteur, en
consacrant à cet examen quelques pages de cet
ouvrage.
DISCOURS 4 CHAPITRE 9
méprise de sentiment.
semblable au trait de la lumiere, qui se compose
d' un faisceau de rayons, tout sentiment se compose
d' une infinité de sentiments, qui concourent à
produire telle volonté dans notre ame et telle
action dans notre corps. Peu d' hommes ont le prisme
propre àcomposer ce faisceau de sentiments : en
conséquence, l' on se croit souvent animé ou d' un
sentiment unique, ou de sentiments différents de
ceux qui nous meuvent. Voilà la cause de tant de
prises de sentiment, et pourquoi nous ignorons
presque toujours les vrais motifs de nos actions.
Pour faire mieux sentir combien il est difficile
d' échapper à ces méprises de sentiment, je dois
présenter quelques-unes des erreurs nous jette
la profonde ignorance de nous-mêmes.
DISCOURS 4 CHAPITRE 10
p558
combien l' on est sujet à se méprendre sur les
motifs qui nous déterminent.
une mere idolâtre son fils. Je l' aime, dira-t-elle,
pour lui-même. Cependant, répondra-t-on, vous ne
prenez aucun soin de son éducation, et vous ne
doutez pas qu' une bonne éducation ne puisse
infiniment contribuer à son bonheur : pourquoi donc,
sur ce sujet, ne consultez-vous point les gens
d' esprit, et ne lisez-vous aucun des ouvrages faits
sur cette matiere ? C' est, répliquera-t-elle, parce
qu' en ce genre, je crois en savoir autant que les
auteurs et leurs ouvrages. Mais, d' où nt cette
confiance en vos lumieres ? Ne seroit-elle pas
l' effet de votre indifférence ? Un desir vif nous
inspire toujours une salutaire méfiance de
nous-mêmes. A-t-on un pros considérable ? On voit
des procureurs, des avocats ; on en consulte un
grand nombre, on lit ses factums. Est-on attaq
de ces maladies de langueur qui sans cesse nous
environnent des ombres et des horreurs de la mort ?
On voit des médecins, on recueille leurs avis, on
lit des livres de médecine, on devient soi-même un
peudecin. Telle est la conduite de l' intérêt vif.
Lorsqu' il s' agit de l' éducation des enfants, si vous
n' êtes point susceptible du même intét, c' est
que vous ne les aimez point pour eux-mêmes. Mais,
ajoutera cette mere, quels seroient les motifs de
ma tendresse ? Parmi les peres et les meres,
pondrai-je, les uns sont affectés du sentiment
de la postéromanie ; dans leurs enfants, ils
n' aiment proprement
p559
que leur nom : les autres sont jaloux de
commander, et, dans leurs enfants, ils n' aiment que
leurs esclaves. L' animal separe de ses petits,
lorsque leur foiblesse ne les tient plus dans sa
dépendance ; et l' amour paternel s' éteint dans
presque tous les coeurs, lorsque les enfants ont,
par leur âge ou leur état, atteint l' indépendance.
Alors, dit le poëte Saadi, le pere ne voit en eux
que desritiers avides : et c' est la cause,
ajoute ce même poëte, de l' amour extrême de l' aïeul
pour ses petits fils ; il les regarde comme les
ennemis de ses ennemis.
Il est enfin des peres et des meres qui, dans leurs
enfants, n' apperçoivent qu' un joujou et qu' une
occupation. La perte de ce joujou leur seroit
insupportable : mais leur affliction prouveroit-elle
qu' ils aiment un enfant pour lui-même ? Tout le
monde sait ce trait de la vie de M De Lauzun : il
étoit à la bastille ; là, sans livres, sans
occupation, en proie à l' ennui et à l' horreur de la
prison, il s' avise d' apprivoiser une araige.
C' étoit la seule consolation qui lui restât dans
son malheur. Le gouverneur de la bastille, par une
inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des
malheureux, écrase cette araignée. Le prisonnier en
ressent un chagrin cuisant ; il n' est point de mere
que la mort de son fils affecte d' une douleur plus
violente. Or, d' où vient cette conformité de
sentiments pour des objets si différents ? C' est que,
dans la perte d' un enfant, comme dans la perte d' une
araignée, l' on n' a souvent à
p560
pleurer que l' ennui et le desoeuvrement l' on
tombe. Si les meres paroissent en général plus
sensibles à la mort d' un enfant que ne le seroit un
pere, distrait par ses affaires, ou livré aux soins
de l' ambition, ce n' est pas que cette mere aime plus
tendrement son fils, mais c' est qu' elle fait une
perte plus difficile à remplacer. Les méprises de
sentiment sont, en ce genre, ts-fréquentes. On
chérit rarement un enfant pour lui-même. Cet amour
paternel, dont tant de gens font parade et dont ils
se croient vivement affectés, n' est le plus souvent,
en eux, qu' un effet ou du sentiment de la
postéromanie, ou de l' orgueil de commander, ou d' une
crainte de l' ennui et du désoeuvrement.
Une pareille prise de sentiment persuade aux dévots
fanatiques que c' est à leur zele pour la religion
qu' ils doivent la haine qu' ils ont pour les
philosophes, et les persécutions qu' ils excitent
contr' eux. Mais, leur dit-on, ou l' opinion qui vous
volte dans l' ouvrage d' un philosophe est fausse,
ou elle est vraie. Dans le premier cas, vous pouvez,
p561
anis de cette vertu douce que suppose la religion,
lui en prouver philosophiquement la fausseté ; vous
le devez même chrétiennement. nous n' exigeons
point, dit s Paul, une obéissance aveugle ;
nous enseignons, nous prouvons, nous persuadons .
Dans le second cas, c' est-à-dire, si l' opinion de ce
philosophe est vraie, elle n' est point alors
contraire à la religion : le croire, seroit un
blasphême. Deux vérités ne peuvent être
contradictoires : et la rité, dit m l' abbé De
Fleury, ne peut jamais nuire à la rité. Mais cette
opinion, dira le dévot fanatique, ne paroît pas se
concilier avec les principes de la religion. Vous
pensez donc, luipliquera-t-on, que tout ce qui
siste aux efforts de votre esprit, et ce que vous ne
pouvez concilier avec les dogmes de votre religion,
est réellement inconciliable avec ces mes dogmes ?
Ne savez-vous pas que Galilée fut indignement
traî dans les prisons de
p562
l' inquisition, pour avoir soutenu que le soleil étoit
immobile au centre du monde, que son systême
scandalisa d' abord les imbécilles, et leur parut
absolument contraire à ce texte de l' écriture,
arrête-toi, soleil ? cependant d' habiles
théologiens ont depuis accordé les principes de
Galilée avec ceux de la religion. Qui vous assure
qu' un théologien, plus heureux ou plus éclairé que
vous, ne levera pas la contradiction que vous croyez
appercevoir entre votre religion et l' opinion que
vous condamnez ? Qui vous force, par une censure
précipitée, d' exposer, si ce n' est la religion, du
moins ses ministres, à la haine qu' excite la
persécution ? Pourquoi, toujours empruntant le
secours de la force et de la terreur, vouloir imposer
silence aux gens de génie, et priver l' humanité des
lumieres utiles qu' ils peuvent lui procurer ?
Vous obéissez, dites-vous, à la religion. Mais elle
vous ordonne la méfiance de vous-mes et l' amour du
prochain. Si vous n' agissez pas conformément à ces
principes,
p563
ce n' est donc pas l' esprit de Dieu qui vous anime.
Mais, direz-vous, quelles sont donc les divinités
qui m' inspirent ? La paresse et l' orgueil. C' est la
paresse, ennemie de toute contention d' esprit, qui
vous révolte contre des opinions que vous ne pouvez,
sans étude et sans quelque fatigue d' attention, lier
aux principes reçus dans les écoles ; mais qui,
philosophiquementmontrées, ne peuvent être
théologiquement fausses.
C' est l' orgueil, ordinairement plus exalté dans le
bigot que dans tout autre homme, qui lui fait
détester dans l' homme de génie le bienfaiteur de
l' humanité, et qui le souleve contre des vérités
dont la couverte l' humilie.
C' est donc cette même paresse et ce même orgueil
qui, se guisant à ses yeux sous l' apparence du
zele, en font le persécuteur des hommes éclairés ;
et qui, dans l' Italie,
p564
l' Espagne et le Portugal, ont forgé les chaînes,
bâti les cachots et dressé les bûchers l' inquisition.
Au reste, ce même orgueil si redoutable dans le dévot
fanatique, et qui, dans toutes les religions, lui
fait, au nom du très-haut, persécuter les hommes de
génie, arme quelquefois contr' eux les gens en place.
à l' exemple de ces pharisiens qui traitoient de
criminels ceux qui n' adoptoient point toutes leurs
décisions, que de vizirs traitent d' ennemis de la
nation ceux qui n' approuvent point aveuglément leur
conduite ! Induits à cette erreur par une méprise
de sentiment commune à presque tous les hommes, il
n' est point de vizir qui ne prenne son intérêt pour
l' intérêt de la nation ; qui ne soutienne, sans le
savoir, qu' humilier son orgueil, c' est insulter au
public ; et que blâmer sa conduite, avec quelque
nagement qu' on le fasse, c' est exciter le trouble
dans l' état. Mais, lui diroit-on, vous vous trompez
vous-même ; et, dans ce jugement, c' est l' intérêt
de votre orgueil, et non l' intérêt général, que
vous consultez. Ignorez-vous qu' un citoyen, s' il est
vertueux, ne verra jamais avec indifférence les
maux qu' occasionne une mauvaise administration ? La
législation, qui, de toutes les sciences, est la
plus utile, ne doit-elle pas, comme toute autre
science, se perfectionner par les mêmes moyens ?
C' est en éclairant les erreurs des Aristote, des
Averroës, des Avicenne et de tous les inventeurs
dans les sciences et les arts, qu' on a perfectionné
ces mêmes arts et ces mêmes sciences. Vouloir couvrir
les fautes de l' administration du voile du silence,
c' est donc s' opposer aux progs de la législation,
et par conséquent au bonheur de l' humanité. C' est
ce me orgueil, masq à vos propres yeux du nom
de bien public, qui vous fait avancer cet axiome,
qu' une
p565
faute une fois commise, le divan doit toujours la
soutenir, et que l' autorité ne doit point plier.
Mais, vous répondra-t-on, si le bien public est
l' objet que se propose tout prince et tout
gouvernement, doivent-ils employer l' autorité à
soutenir une sottise ? L' axiome que vous établissez
ne signifie donc rien autre chose, sinon : j' ai
donné mon avis ; je ne veux pas qu' en montrant au
prince la nécessité de changer de conduite, on lui
prouve trop clairement que je l' ai mal conseillé.
Au reste, il est peu d' hommes qui échappent aux
illusions de cette espece. Que de gens faux de
bonne foi, faute de s' être examinés ! S' il en est
pour qui les autres ne soient, pour ainsi dire, que
des corps diaphanes, et qui lisent également bien
et dans leur intérieur et dans l' intérieur d' autrui,
le nombre en est petit. Pour se connoître, il faut
s' observer, faire une longue étude de soi-même. Les
moralistes sont presque les seuls intéressés à cet
examen, et la plupart des hommes s' ignorent.
Parmi ceux qui déclament avec tant d' emportement
contre les singularités de quelques hommes d' esprit,
que de gens ne se croient uniquement animés que de
l' esprit de justice et de vérité ! Cependant, leur
diroit-on, pourquoi sechaîner avec tant de fureur
contre un ridicule qui souvent ne nuit à personne ?
Un homme joue le singulier ? Riez-en, à la bonne
heure : c' est même le parti que vous prendrez avec
un homme sans mérite. Pourquoi n' en userez-vous pas
de même avec un homme d' esprit ? C' est que sa
singularité attire l' attention du public : or son
attention une fois fixée sur un homme de mérite, il
s' en occupe, il vous oublie, et votre orgueil en est
blessé. Voilà quel est en vous le principe secret
et du respect que vous
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affectez pour l' usage, et de votre haine pour le
singulier.
Vous me direz peut-être : l' extraordinaire frappe ;
il ajoute à la lébrité de l' homme d' esprit ; le
rite simple et modeste en est moins estimé ; et
c' est une injustice dont je le venge, en décriant
la singularité. Mais l' envie, pondrai-je, ne vous
fait-elle pas appercevoir l' affectation
l' affectation n' est pas ? Ennéral, les hommes
supérieurs y sont peu sujets ; un caractere
paresseux et méditatif peut avoir de la singularité,
mais jamais il ne la jouera. L' affectation de la
singularité est donc très-rare.
Pour soutenir le personnage de singulier, de quelle
activité faut-il être do? Quelle connoissance du
monde faut-il avoir, et pour choisir pciment un
ridicule qui ne nous rende ni méprisable ni odieux
aux autres hommes, et pour adapter ce ridicule à
notre caractere et le proportionner à notre rite ?
Car enfin, ce n' est qu' avec une telle dose de génie
qu' il est permis d' avoir un tel ridicule. A-t-on
cette dose ? Il faut en convenir ; alors, loin de
nous nuire, un ridicule nous sert. Lorsque énée
descend aux enfers, pour adoucir le monstre qui
veille à leurs portes, ceros se pourvoit, par le
conseil de la sibylle, d' un gâteau qu' il jette dans
la gueule du cerbere. Qui sait si, pour appaiser la
haine de ses contemporains, le mérite ne doit pas
aussi jeter, dans la gueule de l' envie, le gâteau
d' un ridicule ? La prudence l' exige, et même
l' humanité l' ordonne. S' il naissoit un homme parfait,
il devroit toujours, par quelques grandes sottises,
adoucir la haine de ses concitoyens. Il est vrai
qu' à cet égard on peut s' en fier à la nature, et
qu' elle a pourvu chaque homme de la dose defauts
suffisante pour le rendre supportable.
Une preuve certaine que c' est l' envie qui, sous le
nom de
p567
justice, se déchaîne contre les ridicules des gens
d' esprit, c' est que toute singularité ne nous blesse
point en eux. Une singularité grossiere et qui
flatte, par exemple, la vanité de l' homme médiocre,
en lui faisant appercevoir dans les gens de mérite
des ridicules dont il est exempt, en lui persuadant
que tous les gens d' esprit sont fous, et que lui
seul est sage, est une singularité toujours
très-propre à leur concilier sa bienveillance. Qu' un
homme d' esprit, par exemple, s' habille d' une maniere
singuliere : la plupart des hommes, qui ne
distinguent point la sagesse de la folie, et ne la
reconnoissent qu' à l' enseigne d' une perruque plus
ou moins longue, prendront cet homme pour un fou ;
ils en riront, mais ils l' en aimeront davantage. En
échange du plaisir qu' ils trouvent à s' en moquer,
quelle célébrité ne lui donneront-ils pas ? On ne
peut rire souvent d' un homme sans en parler
beaucoup. Or ce qui perdroit un sot, accroît la
putation d' un homme de mérite. On ne s' en moque
pas sans avouer, et peut-être même sans exagérer sa
supériorité dans le genre il se distingue. Par des
déclamations outrées, l' envieux, à son insu,
contribue lui-me à la gloire des gens de mérite.
Quelle reconnoissance ne te dois-je pas ? Lui diroit
volontiers l' homme d' esprit ; que ta haine me fait
d' amis ! Le public ne s' est pas long-tempspris
sur les motifs de ton aigreur : c' est l' éclat de ma
putation ; et non ma singularité, qui t' offense.
Si tu l' osois, tu jouerois comme moi, le singulier :
mais tu sais qu' une singularité affectée est une
platitude dans un homme sans esprit : ton instinct
t' avertit, ou que tu n' as pas, ou du moins que le
public ne t' accorde pas le mérite nécessaire pour
jouer le singulier. Voilà quelle est la vraie cause
de ton horreur pour la singularité. Tu ressembles à
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ces femmes contrefaites, qui, criant sans cesse à
l' indécence contre tout habillement nouveau et
propre à marquer la taille, ne s' apperçoivent point
que c' est à leur difformité qu' elles doivent leur
respect pour les anciennes modes.
Notre ridicule nous est toujours caché ; ce n' est
que dans les autres qu' on l' appeoit. Je rapporterai,
à ce sujet, un fait assez plaisant, qui, dit-on,
est arrivé de nos jours. Le duc de Lorraine donnoit
un grand repas à toute sa cour ; on avoit servi le
souper dans un vestibule, et ce vestibule donnoit
sur un parterre. Au milieu du souper, une femme
croit voir une araignée : la peur la saisit, elle
pousse un cri, quitte la table, fuit dans le jardin,
et tombe sur un gazon. Au moment de sa cte, elle
entend rouler quelqu' un à ses côtés ; c' étoit le
premier ministre du duc : ah ! Monsieur, lui
dit-elle, que vous me rassurez ! Et que j' ai de
graces à vous rendre ! Je craignois d' avoir fait une
impertinence : eh ! Madame, qui pourroit y tenir ?
pond le ministre : mais, dites-moi, étoit-elle
bien grosse ? ah ! Monsieur, elle étoit affreuse.
voloit-elle, ajouta-t-il, près de moi ?
que voulez-vous dire ? Une araignée voler ?
eh quoi ! reprit-il, c' est
p569
pour une araignée que vous faites ce train-là ?
allez, madame, vous êtes une folle : je croyois
que c' étoit une chauve-souris . Ce fait est
l' histoire de tous les hommes. On ne peut supporter
son ridicule dans autrui ; on s' injurie
ciproquement ; et, dans ce monde, ce n' est jamais
qu' une vanité qui se moque de l' autre. Aussi, d' aps
Salomon, est-on toujours tenté de s' écrier : tout
est vanité . C' est à cette vanité que tiennent la
plupart de nos méprises de sentiment. Mais, comme
c' est surtout en matiere de conseils que cette
prise est plus facilement apperçue, après avoir
expoquelques-unes des erreurs nous jette la
profonde ignorance de nous-mêmes, il est encore
utile de montrer les erreurs cette même
ignorance de nous-mêmes précipite quelquefois les
autres.
DISCOURS 4 CHAPITRE 11
p570
des conseils.
tout homme qu' on consulte croit toujours ses conseils
dictés par l' amitié. Il le dit ; la plupart des gens
le croient sur sa parole, et leur aveugle confiance
ne les égare que trop souvent. Il seroit cependant
très-facile de se détromper sur ce point ; car enfin,
on aime peu de gens, et l' on veut conseiller tout le
monde. Où cette manie de conseiller prend-elle sa
source ? Dans notre vanité. La folie de presque
tout homme est de se croire sage, et beaucoup plus
sage que son voisin : tout ce qui le confirme dans
cette opinion lui plaît. Qui nous consulte nous est
agréable : c' est un aveu d' infériorité qui nous
flatte. D' ailleurs, que d' occasions l' intérêt du
consultant ne nous donne-t-il pas d' étaler nos
maximes, nos idées, nos sentiments, de parler de
nous, d' en parler beaucoup, et d' en parler en bien ?
Aussi n' est-il personne qui n' en profite. Plus
occupé de l' intérêt de notre vanité que de l' intérêt
du consultant, il nous quitte ordinairement, sans
être instruit ni éclairé ; et nos conseils n' ont été
que notre pagyrique. C' est donc, presque toujours,
la vanité qui conseille. Aussi veut-on corriger tout
le monde. C' est à ce sujet qu' un philosophe pondoit
à un de ces conseillers empressés : comment me
corrigerois-je de mes défauts, puisque tu ne te
corrige pas toi-même de l' envie de corriger ?
Si c' étoit, en effet, l' amitié seule qui donnât des
conseils, cette passion, comme toute passion vive,
nous éclaireroit, nous feroit connoître quand et
comment l' on doit conseiller.
p571
Dans le cas de l' ignorance, nul doute, par exemple,
qu' un conseil ne soit très-utile. Un avocat, un
decin, un philosophe, un politique, peuvent,
chacun en leur genre, donner d' excellents avis. Dans
tout autre cas, le conseil est inutile ; souvent
me il est ridicule ; parce qu' en général c' est
toujours soi qu' on y propose pour modele. Qu' un
ambitieux consulte un homme moré, et lui propose
ses vues et ses projets : abandonnez-les, lui dira
celui-ci ; ne vous exposez point à des dangers, à
des chagrins sans nombre, et livrez-vous à des
occupations douces. Peut-être, lui répliquera
l' ambitieux, entre des passions et des caracteres
différents, si j' avois encore un choix à faire,
peut-être me rendrois-je à votre avis : mais il
s' agit, mes passions données, mon caractere formé,
et mes habitudes prises, d' en tirer le meilleur
parti possible pour mon bonheur. C' est sur ce point
que je vous consulte. En vain ajouteroit-il que le
caractere une fois formé, il est impossible d' en
changer ; que les plaisirs d' un homme modéseroient
insipides pour un ambitieux ; et que le ministre
disgracié meurt d' ennui. Quelques raisons qu' il
allegue, l' homme modéré lui répétera toujours :
il ne faut pas être ambitieux . Il me semble
entendre un decin dire à son malade : monsieur,
n' ayez pas la fievre . Les vieillards tiendront
le même langage. Qu' un jeune homme les consulte sur
la conduite qu' il doit tenir : fuyez, lui diront-ils,
tout bal, tout spectacle, toute assemblée de femmes
et tout amusement frivole ; occupez-vous tout entier
de votre fortune ; imitez-nous. Mais, leur
pliquera le jeune homme, je suis encore
très-sensible au plaisir ; j' aime les femmes avec
fureur : comment y renoncer ? Vous sentez qu' à mon
âge ce plaisir est un besoin. Quelque chose qu' il
dise, un vieillard ne comprendra jamais que la
jouissance
p572
d' une femme soit si nécessaire au bonheur d' un
homme. Tout sentiment qu' on n' éprouve plus est un
sentiment dont on n' admet point l' existence. Le
vieillard ne cherche plus le plaisir, le plaisir ne
le cherche plus. Les objets qui l' occupoient dans
sa jeunesse se sont insensiblement éloignés de ses
yeux. L' homme alors est comparable au vaisseau qui
cingle en haute mer, qui perd insensiblement de vue
les objets qui l' attachoient au rivage, et qui
lui-même disparoît bientôt à leurs yeux. Qui
considere l' ardeur avec laquelle chacun se propose
pour modele, croit voir des nageurs répandus sur
un grand lac, et qui, emportés par des courants
divers, levent la tête au-dessus de l' eau, et se
crient les uns aux autres : c' est moi qu' il faut
suivre, et c' est là qu' il faut aborder. Retenu
lui-même par des chaînes d' airain sur un rocher,
d' où il contemple leur folie : ne voyez-vous pas,
dit le sage, qu' entraînés par des courants
contraires, vous ne pouvez aborder aume endroit ?
Conseiller à un homme de dire ceci, de faire cela,
c' est ordinairement ne rien dire, sinon : j' agirois
de cette maniere, je dirois telle chose. Aussi ce
mot de Moliere ; vous êtes orfévre, Monsieur
Josse, appliq à l' orgueil de se donner pour
exemple, est-il bien plus général qu' on ne l' imagine.
Il n' est point de sot qui ne voulût diriger la
conduite de l' homme du plus grand esprit. Il me
semble voir le chef des natchès, qui, tous les
matins, au lever de l' aurore, sort de sa cabane,
et du doigt marque au soleil son frere, la route
qu' il doit tenir.
p573
Mais, dira-t-on, l' homme qu' on consulte peut sans
doute se faire illusion à lui-me, attribuer à
l' amitié ce qui n' est en lui que l' effet de sa
vanité : mais, comment cette illusion passe-t-elle
jusqu' à celui qui consulte ? Comment n' est-il pas,
à cet égard, éclairé par son intérêt ? C' est qu' on
croit volontiers que les autres prennent, à ce qui
nous regarde, un intérêt que réellement ils n' y
prennent point ; c' est que la plupart des hommes
sont foibles, ne peuvent se conduire eux-mêmes, ont
besoin qu' on les décide ; et qu' il est très-facile,
comme l' observation le prouve, de communiquer à de
pareils hommes la haute opinion qu' on a de soi. Il
n' en est pas ainsi d' un esprit ferme. S' il consulte,
c' est qu' il ignore : il sait que, dans tout autre
cas, et lorsqu' il s' agit de son propre bonheur, c' est
uniquement à lui seul qu' il doit s' en rapporter. En
effet, si la bonté d' un conseil dépend alors d' une
connoissance exacte du sentiment et du degde
sentiment dont un homme est affecté, qui peut mieux
se conseiller que soi-me ? Si l' intérêt vif nous
éclaire sur tous les objets de nos recherches, qui
peut être plus éclairé que nous sur notre propre
bonheur ? Qui sait si, le caractere formé et les
habitudes prises, chacun ne se conduit pas le mieux
possible, lors même qu' il paroît le plus fou ? Tout
le monde sait cette réponse d' un fameux oculiste :
un paysan va le consulter ; il le trouve à table,
vant et mangeant bien : que faire pour mes
yeux ? lui dit le paysan. vous abstenir du
vin, reprend l' oculiste. mais il me semble,
reprend le paysan en s' approchant de lui, que vos
yeux ne sont pas plus sains que les miens, et
cependant vous bûvez ? ... oui vraiment ; c' est
que j' aime mieux boire que guérir . Que de gens
dont le bonheur est, comme celui de cet oculiste,
attacà des passions qui doivent les plonger dans
les plus
p574
grands malheurs ; et qui cependant, si je l' ose dire,
seroient fous de vouloir être plus sages ! Il est
me des hommes, et l' expérience ne l' a que trop
démontré, qui sont assez malheureusement nés pour ne
pouvoir être heureux que par des actions qui les
menent à la greve. Mais, pliquera-t-on, il est aussi
des hommes qui, faute d' un sage conseil, tombent
journellement dans les fautes les plus grossieres :
un bon conseil, sans doute, pourroit les leur faire
éviter. Mais je dis qu' ils en commettroient de plus
considérables encore, s' ils se livroient
indistinctement aux conseils d' autrui. Qui les suit
aveuglément n' a qu' une conduite pleine d' inconséquences,
ordinairement plus funeste que les excès même des
passions.
En s' abandonnant à son caractere, on s' épargne, au
moins, les efforts inutiles qu' on fait pour y
sister. Quelque forte que soit la tempête,
lorsqu' on prend le vent arriere, l' on soutient sans
fatigue l' imtuosité des mers : mais, si l' on veut
lutter contre les vagues en prêtant le flanc à
l' orage, l' on ne trouve par-tout qu' une mer rude
et fatiguante.
Des conseils inconsidérés ne nous précipitent que
trop souvent dans des abymes de malheurs. Aussi
devroit-on souvent se rappeller ce mot de Socrate :
puissai-je, disoit ce philosophe, toujours en
garde contre mes maîtres et mes amis, conserver
toujours mon ame dans une situation tranquille,
et n' obéir jamais qu' à la raison, la meilleure des
conseilleres ! Quiconque écoute la raison est
non seulement sourd aux mauvais conseils, mais pese
encore à la balance du doute les
p575
conseils même de ces gens qui, respectables par leur
âge, leurs dignités et leur mérite, mettent cependant
trop d' importance à leurs occupations, et, comme le
héros de Cervantes, ont un coin de folie auquel ils
veulent tout ramener. Si les conseils sont quelquefois
utiles, c' est pour se mettre en état de se mieux
conseiller soi-même : s' il est prudent d' en demander,
ce n' est qu' à ces gens sages qui, connoissant la
rareté et le prix d' un bon conseil, en sont et
doivent toujours en être avares. En effet, pour en
donner d' utiles, avec quel soin ne faut-il pas
approfondir le caractere d' un homme ? Quelle
connoissance ne faut-il pas avoir de ses goûts, de
ses inclinations, des sentiments qui l' animent, et
du degde sentiment dont il est affecté ? Quelle
finesse enfin pour pressentir les fautes qu' il veut
commettre avant que de s' en repentir, pour prévoir
les circonstances où la fortune doit le placer, et
juger, en conséquence, si tel défaut, dont on
voudroit le corriger, ne se changera pas en vertu
dans les places où vraisemblablement il doit
parvenir ? C' est le tableau effrayant de ces
difficultés qui rend l' homme sage si résersur
l' article des conseils. Aussi n' est-ce qu' à ceux
qui n' en donnent point qu' il en faut toujours
demander. Tout autre conseil doit être suspect. Mais
est-il quelque signe auquel on puisse reconnoître
les conseils de l' homme sage ? Oui, sans doute, il
en est. Toutes les passions ont un langage différent.
On peut donc, par l' énoncé des conseils, reconntre
le motif qui les donne. Dans la
p576
plupart des hommes, c' est, comme je l' ai dit plus
haut, l' orgueil qui les dicte ; et les conseils de
l' orgueil, toujours humiliants, ne sont presque
jamais suivis. L' orgueil les donne, l' orgueil y
siste. C' est l' enclume qui repousse le marteau.
L' art de les faire goûter, qui, de tous les arts,
est peut-être, chez les hommes, l' art le moins
perfectionné, est absolument inconnu à l' orgueil.
Il ne discute point. Ses conseils sont des décisions,
et ses décisions sont la preuve de son ignorance. On
dispute sur ce qu' on sait, on tranche sur ce qu' on
ignore. Mortels, diroit volontiers l' orgueilleux,
écoutez-moi : supérieur en esprit aux autres hommes,
je parle, qu' ils exécutent et croient en mes
lumieres : me répliquer, c' est m' offenser. Aussi,
toujours plein d' un respect profond pour lui-même,
qui résiste à ses conseils est un entêté auquel il
faut des flatteurs et non des amis. Superbe, lui
pondroit-on, sur qui doit tomber ce reproche, si ce
n' est sur toi-même, qui t' emportes avec tant de
violence contre ceux qui, par une déférence aveugle
à tes décisions, ne flattent point ta présomption ?
Apprends que c' est le vice de l' humeur qui te sauve
du vice de la flatterie. D' ailleurs, que veux-tu
dire par cet amour pour la flatterie, que tous les
hommes se reprochent réciproquement, et dont on
accuse principalement les grands et les rois ?
Chacun, sans doute, hait la louange, lorsqu' il la
croit fausse : l' on n' aime donc les flatteurs qu' en
qualité d' admirateurs sinceres. Sous ce titre, il
est impossible de ne les point aimer, parce que
chacun se croit louable et veut être lo. Qui
dédaigne les éloges souffre du moins qu' on le loue
sur ce point. Lorsqu' on déteste le flatteur, c' est
qu' on le reconnoît pour tel. Dans la flatterie, ce
n' est donc pas la louange, mais la fausseté qui
choque. Si l' homme d' esprit paroît moins sensible aux
p577
éloges, c' est qu' il en apperçoit plus souvent la
fausseté : mais qu' un flatteur adroit le loue,
persiste à le louer, etle quelques blâmes aux
éloges qu' il lui donne, l' homme d' esprit en sera
tôt ou tard la dupe. Depuis l' artisan jusqu' aux
princes, tout aime la louange, et, par conséquent,
la flatterie adroite. Mais, dira-t-on, n' a-t-on pas
vu des rois supporter, avec reconnoissance, les dures
représentations d' un conseiller vertueux ? Oui, sans
doute : mais ces princes étoient jaloux de leur
gloire ; ils étoient amoureux du bien public ; leur
caractere les forçoit d' appeller à leur cour des
hommes animés de cette même passion, c' est-à-dire,
des hommes qui ne leur donnassent que des conseils
favorables aux peuples. Or, de pareils conseillers
flattent un prince vertueux, du moins dans l' objet
de sa passion, s' ils ne le flattent pas toujours dans
les moyens qu' il prend pour la satisfaire : une
pareille liberté ne l' offense donc pas. Je dirai
de plus, qu' une vérité dure peut quelquefois le
flatter : c' est, la morsure d' une maîtresse.
Qu' un homme s' approche d' un avare, et lui dise, vous
êtes un sot, vous placez mal votre argent, voilà
l' emploi plus utile que vous en pouvez faire ; loin
d' être révolté d' une pareille franchise, l' avare en
saura gà son auteur. En désapprouvant la conduite
de l' avare, on le flatte dans ce qu' il a de plus cher,
c' est-à-dire, dans l' objet de sa passion. Or, ce que
je dis de l' avare peut s' appliquer au roi vertueux.
à l' égard d' un prince que n' animeroit point l' amour
de la gloire ou du bien public, ce prince ne
pourroit attirer à sa cour que des hommes qui,
relativement à ses gts, ses préjus, ses vues,
ses projets et ses plaisirs, pourroient l' éclairer
sur l' objet de ses desirs : il ne seroit donc
environ
p578
que de ces hommes vicieux auxquels la vengeance
publique donne le nom de flatteurs. Loin de lui
fuiroient tous les gens vertueux. Exiger qu' il les
rassemblât près de son trône, ce seroit lui demander
l' impossible, et vouloir un effet sans cause. Les
tyrans et les grands princes doivent se décider par
le même motif sur le choix de leurs amis ; ils ne
different que par la passion dont ils sont animés.
Tous les hommes veulent donc être loués et flattés :
mais tous ne veulent pas l' être de la même maniere ;
et c' est uniquement en ce point qu' ils sont
différents entr' eux. L' orgueilleux n' est point exempt
de ce desir : quelle preuve plus forte que la
hauteur avec laquelle il décide, et la soumission
aveugle qu' il exige ? Il n' en est pas ainsi de
l' homme sage : son amour-propre ne se manifeste point
d' une maniere insultante : s' il donne un conseil, il
n' exige point qu' on le suive. La saine raison
soupçonne toujours qu' elle n' a pas considéré un
objet sous toutes ses faces. Aussi l' énoncé de ses
conseils est-il toujours remarquable par quelqu' une
de ces expressions de doute, propres à marquer la
situation de l' ame. Telles sont ces phrases : je
crois que vous devez vous conduire de telle
maniere ; tel est mon avis ; tels sont les motifs
sur lesquels je me fonde : mais n' adoptez rien
sans examen, etc. C' est à cette maniere de
conseiller qu' on reconnoît l' homme sage ; lui seul
peut réussir auprès de l' homme d' esprit ; et, s' il
n' a pas toujours le même succès auprès des gens
diocres, c' est que ces derniers, souvent
p579
incertains, veulent qu' on les arrache à leur
irrésolution et qu' on les décide ; ils s' en fient
plus à la sottise qui tranche d' un ton ferme, qu' à la
sagesse qui parle en hésitant.
L' amitié, qui conseille, prend à peu près le ton de la
sagesse ; elle unit seulement l' expression du
sentiment à celle du doute. Résiste-t-on à ses avis ?
Va-t-on même jusqu' à les mépriser ? C' est alors
qu' elle se fait mieux conntre, et qu' aps avoir
fait ses représentations, elle s' écrie avec Pylade :
allons, Seigneur, enlevons Hermione .
Chaque passion a donc ses tours, ses expressions et
sa maniere particuliere de s' exprimer : aussi l' homme
qui, par une analyse exacte des phrases et des
expressions dont se servent les différentes passions,
donneroit le signe auquel on peut les reconnoître,
riteroit sans doute infiniment de la reconnoissance
publique. C' est alors qu' on pourroit, dans le
faisceau de sentiments qui produisent chaque acte de
notre volonté, distinguer du moins le sentiment qui
domine en nous. Jusques-là les hommes s' ignoreront
eux-mêmes, et tomberont, en fait de sentiments, dans
les erreurs les plus grossieres.
p580
DISCOURS 4 CHAPITRE 12
du bon sens.
la différence de l' esprit d' avec le bon sens est
dans la cause différente qui les produit. L' un est
l' effet des passions fortes, et l' autre de l' absence
de ces mêmes passions. L' homme de bon sens ne tombe
donc commument dans aucune de ces erreurs où nous
entraînent les passions ; mais aussi ne reçoit-il
aucun de ces coups de lumiere qu' on ne doit qu' aux
passions vives. Dans le courant de la vie, et dans
les choses où, pour bien voir, il suffit de voir
d' un oeil indifférent, l' homme de bon sens ne se
trompe point. S' agit-il de ces questions un peu
compliquées, où, pour appercevoir et démêler le
vrai, il faut quelque effort et quelque fatigue
d' attention ? L' homme de bon sens est aveugle :
privé de passions, il se trouve, en même temps,
privé de ce courage, de cette activité d' ame et de
cette attention continue qui seules pourroient
l' éclairer. Le bon sens ne suppose donc aucune
invention, ni par conséquent aucun esprit : et c' est,
si je l' ose dire, où le bon sens finit que l' esprit
commence.
Il ne faut cependant point en conclurre que le bon
sens soit si commun. Les hommes sans passions sont
rares. L' esprit juste, qui, de toutes les sortes
d' esprit, est sans contredit l' espece la plus
voisine du bon sens, n' est pas lui-même
p581
exempt de passions. D' ailleurs, les sots n' en sont
pas moins susceptibles que l' homme d' esprit. Si tous
prétendent au bon sens, et même s' en donnent le
titre, on ne les en croit pas sur leur parole. C' est
M Diafoirus qui dit : je jugeai, par la pesanteur
d' imagination de mon fils, qu' il auroit un bon
jugement à venir . On manque toujours de bon sens,
lorsqu' à cet égard, l' on n' a que son défaut d' esprit
pour appuyer ses prétentions.
Le corps politique est-il sain ? Les gens de bon sens
peuvent être appellés aux grandes places, et les
remplir dignement. L' état est-il attaqde quelque
maladie ? Ces mêmes gens de bon sens deviennent alors
très-dangereux. Ladiocrité conserve les choses
dans l' état où elle les trouve. Ils laissent tout
aller comme il va. Leur silence dérobe les progrès
du mal, et s' oppose aux remedes efficaces qu' on y
pourroit apporter. Ils ne déclarent ordinairement
la maladie qu' au moment qu' elle est incurable. à
l' égard de ces places secondaires où l' on n' est
point chargé d' imaginer, mais d' exécuter
ponctuellement, ils y sont ordinairement très-propres.
Les seules fautes qu' ils y commettent sont de ces
fautes d' ignorance, qui, dans les petites places,
sont presque toujours de peu d' importance. Quant à
leur conduite particuliere, elle n' est point habile,
mais elle est toujours raisonnable. L' absence de
passions, en interceptant toutes les lumieres dont
les passions sont la source, leur fait en même temps
éviter toutes les erreurs où les passions précipitent.
Les gens sens sont en néral plus heureux que
les hommes livrés à des passions fortes : cependant
l' indifférence des premiers les rend moins heureux
que l' homme doux, et qui, né sensible, a, par l' âge
et les réflexions, affoibli en lui cette sensibilité.
Il lui reste un coeur ; et ce
p582
coeur s' ouvre encore aux foiblesses des autres ; sa
sensibilité se ranime avec eux ; il jouit enfin du
plaisir d' être sensible, sans en être moins heureux.
Aussi, plus aimable aux yeux de tous, est-il plus
aimé de ses concitoyens, qui lui savent gré de ses
foiblesses.
Quelque rare que soit le bon sens, les avantages
qu' il procure ne sont que personnels ; ils ne
s' étendent point sur l' humanité. L' homme de bon sens
ne peut donc prétendre à la reconnoissance publique,
ni par conséquent à la gloire. Mais la prudence,
dira-t-on, qui marche à la suite du bon sens, est
une vertu que toutes les nations ont intérêt
d' honorer. Cette prudence, répondrai-je, si vantée
et quelquefois si utile aux particuliers, n' est pas
pour tout un peuple une vertu si desirable qu' on
l' imagine. De tous les dons que le ciel peut verser
sur une nation, le don de tous le plus funeste
seroit, sans contredit, la prudence, si le ciel
la rendoit commune à tous les citoyens. Qu' est-ce
en effet que l' homme prudent ? Celui qui conserve,
des maux éloignés, une image assez vive, pour qu' elle
balance en lui la présence d' un plaisir qui lui
seroit funeste. Or supposons que la prudence descende
sur toutes les têtes qui composent une nation : où
trouver alors des hommes qui, pour cinq sols par
jour, affrontent, dans les combats, la mort, les
fatigues ou les maladies ? Quelle femme se
présenteroit à l' autel de l' hymen, s' exposeroit au
malaise d' une grossesse, aux dangers d' un
accouchement, à l' humeur, aux contradictions d' un
mari, aux chagrins enfin qu' occasionnent la mort ou
la mauvaise conduite des enfants ? Quel homme,
conséquent aux principes de sa religion, ne
priseroit pas l' existence fugitive des plaisirs
d' ici bas ; et, tout entier au soin de son salut,
ne chercheroit pas, dans une vie plus austere, le
moyen
p583
d' accroître la félicité promise à la sainteté ? Quel
homme ne choisiroit pas, en conséquence, l' état le
plus parfait, celui dans lequel son salut seroit le
moins expo ; ne préféreroit pas la palme de la
virginité aux myrthes de l' amour, et n' iroit pas
enfin s' ensevelir dans un monastere ? C' est donc à
l' inconséquence que la postérité devra son
existence. C' est la présence du plaisir, sa vue
toute puissante, qui brave les malheurs éloignés,
anéantit la pvoyance. C' est donc à l' imprudence
et à la folie que le ciel attache la conservation
des empires et la durée du monde. Il paroît donc
qu' au moins dans la constitution actuelle de la
plupart des gouvernements, la prudence n' est
desirable que dans un très-petit nombre de citoyens ;
que la raison, synonyme du mot de bon sens et
vantée par tant de gens, ne mérite que peu d' estime ;
que la sagesse qu' on lui suppose tient à son
inaction ; et que son infaillibilité apparente n' est
le plus souvent qu' une apathie. J' avouerai cependant
que le titre d' homme de bon sens, usurpé par une
infinité de gens, ne leur appartient certainement
pas.
Si l' on dit de presque tous les sots qu' ils sont
gens de bon sens, il en est, à cet égard, des sots
comme des filles laides qu' on cite toujours comme
bonnes. On vante volontiers le mérite de ceux qui
n' en ont point : on les psente sous le té le
plus avantageux, et les hommes supérieurs sous le
té le plusfavorable. Que de gens prodiguent
en conquence les plus grands éloges au bon sens,
qu' ils placent et doiventellement placer
au-dessus de l' esprit ! En effet, chacun
p584
voulant s' estimer pférablement aux autres, et les
gens médiocres se sentant plus près du bon sens que
de l' esprit, ils doivent faire peu de cas de
celui-ci, le regarder comme un don futile : et
de-là cette phrase tant rétée par les gens
diocres : bon sens vaut mieux qu' esprit et que
génie ; phrase par laquelle chacun d' eux veut
insinuer qu' au fond il a plus d' esprit qu' aucun
de nos hommes célebres.
p585
DISCOURS 4 CHAPITRE 13
esprit de conduite.
l' objet commun du desir des hommes, c' est le
bonheur ; et l' esprit de conduite ne devroit être,
en conquence, que l' art de se rendre heureux.
Peut-être s' en seroit-on formé cette idée, si le
bonheur n' avoit presque toujours paru moins un don
de l' esprit, qu' un effet de la sagesse et de la
modération de notre caractere et de nos desirs.
Presque tous les hommes, fatigués par la tourmente
des passions, ou languissants dans le calme de
l' ennui, sont comparables, les premiers au vaisseau
battu par les tempêtes du nord, et les seconds au
vaisseau que le calme arrête au milieu des mers de la
ne torride. à son secours, l' un appelle le calme,
et l' autre les aquilons. Pour naviguer heureusement,
il faut être pouspar un vent toujours égal. Mais
tout ce que je pourrois dire à cet égard sur le
bonheur, n' auroit aucun rapport au sujet que je
traite.
On n' a jusqu' à psent entendu par esprit de
conduite que la sorte d' esprit propre à guider
aux divers objets de fortune qu' on se propose.
Dans une publique telle que la république romaine,
et dans tout gouvernement où le peuple est le
distributeur des graces, où les honneurs sont le
prix du mérite, l' esprit de conduite n' est autre
chose que le génie même et le grand talent. Il n' en
est pas ainsi dans les gouvernements où les graces
sont dans la main de quelques hommes dont la
grandeur est indépendante du bonheur public : dans
ces pays,
p586
l' esprit de conduite n' est que l' art de se rendre
utile ou agréable aux dispensateurs des graces ; et
c' est moins à son esprit qu' à son caractere qu' on
doit communément cet avantage. La disposition la
plus favorable et le don le plus nécessaire pour
ussir auprès des grands, est un caractere pliable
à toute sorte de caracteres et de circonstances.
t-on dépourvu d' esprit, un tel caractere, ai
d' une position favorable, suffit pour faire fortune.
Mais, dira-t-on, rien de plus commun que de pareils
caracteres : il n' est donc personne qui ne puisse
faire fortune et se concilier la bienveillance d' un
grand, en se faisant ou le ministre de ses plaisirs
ou son espion. Aussi le hazard a-t-il grande part à
la fortune des hommes. C' est le hazard qui nous fait
pere, époux, ami de la beauté qu' on offre et qui
plaît à son protecteur ; c' est le hazard qui nous
place chez un grand, au moment qu' il lui faut un
espion. quiconque est sans honneur et sans
humeur, disoit m le duc D' Orléans régent,
est un courtisan parfait . Conséquemment à cette
définition, il faut convenir que le parfait en ce
genre n' est rare qu' à l' égard de l' humeur.
Mais, si les grandes fortunes sont en général
l' oeuvre du hazard, et si l' homme n' y contribue qu' en
se prêtant aux bassesses et aux friponneries presque
toujourscessaires pour y parvenir, il faut
cependant avouer que l' esprit a quelquefois part à
notre élévation. Le premier, par exemple, qui, par
l' importunité, s' est fait un protecteur ; celui
qui, profitant de l' humeur hautaine d' un homme en
place, s' est attiré de ces propos brusques qui
déshonorent celui qui les prononce et le forcent à
devenir le protecteur de l' offensé ; celui-là,
dis-je, a porté de l' invention et de l' esprit dans
sa conduite. Il en est de me du premier qui
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s' est appeu qu' il pouvoit, dans la maison des gens
en place, se créer la charge de plastron des
plaisanteries, et vendre aux grands à tel prix le
droit de le priser et de s' en moquer.
Quiconque se sert ainsi de la vanité d' autrui pour
arriver à ses fins, est doué de l' esprit de conduite.
L' homme adroit en ce genre marche constamment à son
intérêt, mais toujours sous l' abri de l' intérêt
d' autrui. Il est très-habile, s' il prend, pour
arriver au but qu' il se propose, une route qui
semble l' en écarter. C' est le moyen d' endormir la
jalousie de ses rivaux, qui ne se réveillent qu' au
moment qu' ils ne peuvent mettre obstacle à ses
projets. Que de gens d' esprit, en conséquence, ont
joué la folie, se sont donné des ridicules, ont
affecté la plus grande médiocrité devant des
supérieurs, las ! Trop faciles à tromper par les
gens vils dont le caractere se prête à cette
bassesse ! Que d' hommes cependant sont, en conséquence,
parvenus à la plus haute fortune, et devoient
réellement y parvenir ! En effet, tous ceux que
n' anime point un amour extrême pour la gloire, ne
peuvent, en fait de mérite, jamais aimer que leurs
inférieurs. Ce gt prend sa source dans une vanité
commune à tous les hommes. Chacun veut être loué ;
or, de toutes les louanges, la plus flatteuse, sans
contredit, est celle qui nous prouve le plus
évidemment notre excellence. Quelle reconnoissance
ne doit-on pas à ceux qui nous découvrent des défauts
qui, sans nous être nuisibles, nous assurent de
notre supériorité ! De toutes les flatteries, cette
flatterie est la plus adroite. à la cour même
d' Alexandre, il étoit dangereux de paroître trop
grand homme. mon fils, fais-toi petit devant
Alexandre, disoit Parmenion à Philotas :
nage-lui quelquefois le plaisir de te reprendre,
et souviens-toi que
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c' est à ton infériorité apparente que tu devras
son amitié . Que d' Alexandres, en ce monde,
portent une haine secrette aux talents supérieurs !
L' homme médiocre est l' homme aimé. monsieur,
disoit un pere à son fils, vous ussissez dans le
monde, et vous vous croyez un grand mérite. Pour
humilier votre orgueil, sachez à quelles qualités
vous devez ces succès : vous êtessans vices,
sans vertus, sans caractere ; vos lumieres sont
courtes, votre esprit est borné ; que de droits,
ô mon fils, vous avez à la bienveillance des
hommes !
Au reste, quelque avantage que procure ladiocrité,
et quelques accès qu' elle ouvre à la fortune,
l' esprit, comme je l' ai dit plus haut, a quelquefois
part à notre élévation : pourquoi donc le public
n' a-t-il aucune estime pour cette sorte d' esprit ?
C' est, répondrai-je, parce qu' il ignore le détail
des manoeuvres dont se sert l' intriguant ; et ne
peut, presque jamais, savoir si son élévation est
l' effet, ou de ce qu' on appelle l' esprit de
conduite, ou du pur hazard. D' ailleurs, le nombre
des ies nécessaires pour faire fortune n' est point
immense. Mais, dira-t-on, pour duper les hommes,
quelle connoissance ne faut-il pas en avoir ?
L' intriguant, répondrai-je, connt parfaitement
l' homme dont il a besoin, mais ne connoît point les
hommes. Entre l' homme d' intrigue et le philosophe,
on trouve, à cet égard, la même différence qu' entre
le courrier et le ographe. Le premier sait
peut-être mieux que M Danville le sentier le plus
court pour
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gagner Versailles : mais il ne connoît certainement
pas la surface du globe comme ce géographe. Qu' un
intriguant habile ait à parler en public, qu' on le
transporte dans une assemblée de peuple ; il y sera
aussi gauche, aussi déplacé, aussi silentieux, que
le seroit auprès des grands le génie supérieur qui,
jaloux de conntre l' homme de tous les siecles et
de tous les pays, dédaigne la connoissance d' un
certain homme en particulier. L' intriguant ne connoît
donc point les hommes ; et cette connoissance lui
seroit inutile. Son objet n' est point de plaire au
public, mais à quelques gens puissants, et souvent
bornés ; trop d' esprit nuiroit à ce dessein. Pour
plaire aux gens médiocres, il faut, en général, se
prêter aux erreurs communes, se conformer aux usages,
et ressembler à tout le monde. L' esprit élevé ne
peut s' abaisser jusques-là. Il aime mieux être la
digue qui s' oppose au torrent, dût-il en être
renversé, que le rameau léger qui flotte au gré des
eaux. D' ailleurs, l' homme éclairé, avec quelque
adresse qu' il se masque, ne ressemble jamais si
exactement à un sot qu' un sot se ressemble à
lui-même. On est bien plusr de soi, lorsqu' on
prend, que lorsqu' on feint de prendre des erreurs
pour desrités.
Le nombre d' idées que suppose l' esprit de conduite
n' a donc que peu d' étendue : mais, en exigeât-il
davantage, je dis que le public n' auroit encore
aucune sorte d' estime pour cette sorte d' esprit.
L' intriguant se fait le centre de la nature ; c' est
à son intérêt seul qu' il rapporte tout ; il ne fait
rien pour le bien public : s' il parvient aux grandes
places, il y jouit de la considération toujours
attace au pouvoir et surtout à la crainte qu' il
inspire ; mais il ne peut jamais atteindre à la
putation, qu' on doit regarder comme un don de la
reconnoissance générale. J' ajouterai même que
l' esprit
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qui le fait parvenir semble tout-à-coup l' abandonner
lorsqu' il est parvenu. Il ne s' éleve aux grandes
places que pour s' y shonorer, parce qu' en effet
l' esprit d' intrigue,cessaire pour y parvenir, n' a
rien de commun avec l' esprit d' étendue, de force et
de profondeur nécessaire pour les remplir dignement.
D' ailleurs, l' esprit de conduite ne s' allie qu' avec
une certaine bassesse de caractere, qui rend encore
l' intriguant méprisable aux yeux du public.
Ce n' est pas qu' on ne puisse, à beaucoup d' intrigue,
unir beaucoup d' élévation d' ame. Qu' à l' exemple de
Cromwel, un homme veuille monter au tne : la
puissance, l' éclat de la couronne, et les plaisirs
attacs à l' empire, peuvent sans doute à ses yeux
ennoblir la bassesse de ses mees, puisqu' ils
effacent déjà l' horreur de ses crimes aux yeux de la
postérité qui le place au rang des plus grands
hommes : mais que, par une infinité d' intrigues, un
homme cherche à s' élever à ces petits postes qui ne
peuvent jamais lui riter, s' il est cité dans
l' histoire, que le nom de coquin ou de friponneau,
je dis qu' un pareil homme se rendprisable, non
seulement aux yeux des gens honnêtes, mais encore
à ceux des gens éclairés. Il faut être un petit
homme pour desirer de petites choses. Quiconque se
trouve au-dessus des besoins, sans être, par son
état, porté aux premiers postes, ne peut avoir d' autre
besoin que celui de la gloire, et d' autre parti à
prendre, s' il est homme d' esprit, que de se montrer
toujours vertueux.
L' intriguant doit donc renoncer à l' estime publique.
Mais, dira-t-on, il en est bien dédommagé par le
bonheur attaché à la grande fortune. L' on se trompe,
pondrai-je, si l' on le croit heureux. Le bonheur
n' est point l' appanage des grandes places ; il
dépend uniquement de l' accord heureux
p591
de notre caractere avec l' état et les circonstances
dans lesquelles la fortune nous place. Il en est des
hommes comme des nations ; les plus heureuses ne
sont pas toujours celles qui jouent le plus grand
le dans l' univers. Quelle nation plus fortue
que la nation suisse ! à l' exemple de ce peuple sage,
l' heureux ne bouleverse point le monde par ses
intrigues ; content de lui, il s' occupe peu des
autres ; il ne se trouve point sur la route de
l' ambitieux ; l' étude remplit une partie de ses
journées ; il vit peu connu, et c' est l' obscurité
de son bonheur qui seul en fait la sûreté. Il n' en
est pas ainsi de l' intriguant : on lui vend cher
les titres dont on le décore. Que n' exige point un
protecteur ? Le sacrifice perpétuel de la volonté
des petits est le seul hommage qui le flatte.
Semblable à Saturne, à Moloch, à Teutates, s' il
l' osoit, il ne voudroit être honoré que par des
sacrifices humains. La peine qu' endure le protégé
est un spectacle agréable au protecteur ; ce
spectacle l' avertit de sa puissance ; il en conçoit
une plus haute ie de lui-même. Aussi n' est-ce qu' à
des attitudes gênantes que la plupart des nations
ont attaché le signe du respect. Quiconque veut, par
l' intrigue, s' ouvrir le chemin de la fortune, doit
donc se dévouer aux humiliations. Toujours inquiet,
il ne peut d' abord appercevoir le bonheur que dans
la perspective d' un avenir incertain ; et c' est de
l' espérance, ce ve consolateur des hommes éveillés
et malheureux, dont il peut attendre sa félicité.
Lorsqu' il est parvenu, il a donc essuyé mille
dégoûts. C' est pour s' en venger, qu' ordinairement
dur et cruel envers les malheureux, il leur refuse
son assistance, leur fait un tort de leur misere, la
leur reproche, et croit, par ce reproche, faire
regarder son inhumanité comme une justice, et sa
fortune comme un mérite. Il ne jouit point, à la
rité, du
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plaisir de persuader. Comment s' assurer que la
fortune d' un homme est l' effet de cette espece d' esprit
que l' on nomme esprit de conduite , surtout dans
ces pays entiérement despotiques, où, du plus vil
esclave, on fait un vizir, les fortunes dépendent
de la volonté du prince et d' un caprice momentané
dont lui-même n' apperçoit pas toujours la cause ?
Les motifs qui, dans ces cas, déterminent les
sultans, sont presque toujours cachés ; les
historiens ne rapportent que les motifs apparents,
ils ignorent les véritables ; et c' est, à cet égard,
qu' on peut, d' après M De Fontenelle, assurer que
l' histoire n' est qu' une fable convenue .
Dans une comparaison desar et de Pompée, si
Balzac dit, en parlant de leur fortune,
l' un en est l' ouvrier, et l' autre en est
l' ouvrage,
il faut avouer qu' il est peu de Césars ; et que,
dans les gouvernements arbitraires, le hazard est
presque l' unique dieu de la fortune. Tout ypend
du moment et des circonstances dans lesquelles on se
trouve placé ; et c' est, peut-être, ce qui dans
l' orient a le plus accdité le dogme de la fatalité.
Selon les musulmans, la destie tient tout sous son
empire ; elle met les rois sur le trône, les en
chasse, remplit leur régne d' événements heureux ou
malheureux, et fait la félicité ou l' infortune de
tous les mortels. Selon eux, la sagesse et la folie,
les vices et les vertus d' un homme ne changent rien
aux décrets gravés sur les tables de lumiere. C' est
pour prouver ce dogme et montrer qu' en conquence
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le plus criminel n' est pas toujours le plus
malheureux, et que l' un marche au supplice par la
route qui mene l' autre à la fortune, que les indiens
mahométans racontent une fable assez singuliere :
le besoin, disent-ils, assembla jadis un certain
nombre d' hommes dans les déserts de la Tartarie.
Pris de tout, dit l' un, nous avons droit à tout.
La loi qui nous dépouilla du cessaire pour
augmenter le superflu de quelques rajahs, est une loi
injuste. Rompons avec l' injustice. Il n' est plus de
traité où l' avantage cesse d' être réciproque. Il faut
ravir à nos oppresseurs les biens qu' ils nous ont
ravis. à ces mots, l' orateur se tait ; l' assemblée,
en frémissant, applaudit à ce discours ; le projet
est noble, on veut l' exécuter. On se divise sur les
moyens. Les plus braves se levent les premiers. La
force, disent-ils, nous a tout enlevé ; c' est par
la force qu' il faut tout recouvrer. Si nos rajahs
ont, par leurs vexations, arraché jusqu' au
nécessaire au sujet même qui leur prodigue ses biens,
sa vie et ses peines, pourquoi refuser à nos besoins
ce que des tyrans permettent à leur injustice ? Aux
consins de ces gions, les bachas, par les présents
qu' ils exigent, partagent le profit des caravanes ;
ils pillent des hommes enchaînés par leur puissance
et par la crainte. Moins injustes et plus braves
qu' eux, attaquons des hommes armés ; que la valeur
en décide : et que nos richesses soient du moins le
prix d' une vertu. Nous y avons droit. Le ciel, par le
don de la bravoure, désigne ceux qu' il veut arracher
aux fers de la tyrannie. Que le laboureur sans force,
sans courage, seme, laboure, recueille : c' est pour
nous qu' il a moissonné.
Ravageons, pillons les nations. Nous y consentons
tous, s' écrierent ceux qui, plus spirituels et moins
hardis, craignoient
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de s' exposer aux dangers : mais ne devons rien à la
force, et tout à l' imposture. Recevons sans péril,
des mains de la crédulité, ce que peut-être en vain
nous tenterions d' arracher par la force.
Revêtons-nous du nom et de l' habit de bonzes ou de
bramines, et parcourons la terre ; nous la verrons,
empressée, fournir à nos besoins, et même à nos
plaisirs secrets.
Ce parti parut lâche et bas aux ames fieres et
courageuses. Divisée d' opinion, l' assemblée se
pare. Les uns se répandent dans l' Inde, le Thibet
et les consins de la Chine. Leur front est austere
et leur corps maré. Ils en imposent aux peuples,
les enseignent, les persuadent, divisent les familles,
font déshériter les enfants, s' en appliquent les
biens. On leur cede des terreins, on y construit des
temples, on y attache des revenus. Ils empruntent
le bras du puissant, pour plier l' homme éclairé au
joug de la superstition. Ils soumettent enfin tous
les esprits, en tenant le sceptre soigneusement caché
sous les haillons de la misere et les cendres de la
pénitence.
Pendant ce temps, leurs anciens et braves compagnons,
retis dans les déserts, surprennent les caravanes,
les attaquent à main armée, les pillent, et partagent
entr' eux le butin. Un jour où, sans doute, le combat
n' avoit point tourné à leur avantage, on saisit un
de ces brigands, on le conduit à la ville la plus
prochaine, on dresse l' échaffaud, on le mene au
supplice. Il y marchoit d' un pas assu, lorsqu' il
trouve sur son passage, et reconnoît, sous l' habit
de bramine, un de ceux qui s' étoient séparés de lui
dans le désert. Le peuple, avec respect, entouroit
le bramine, et le portoit dans sa pagode. Le brigand
s' arrête à son aspect : dieux justes ! S' écrie-t-il ;
égaux en crimes, quelle difrence
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entre nos destinées ! Que dis-je ? égaux en crimes !
En un jour, il a, sans crainte, sans danger, sans
courage, plus fait gémir de veuves et d' orphelins,
plus enlevé de richesses à l' empire, que je n' en ai
pillé dans le cours de ma vie. Il eut toujours deux
vices plus que moi ; la lâcheté et l' imposture.
Cependant l' on me traite de scélérat, on l' honore
comme un saint : l' on me traîne à l' échaffaud, on le
porte dans sa pagode : l' on m' empale, on l' adore.
C' est ainsi que les indiens prouvent qu' il n' y a
qu' heur et malheur en ce monde.
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DISCOURS 4 CHAPITRE 14
des qualités exclusives de l' esprit et de l' ame.
mon objet, dans les chapitres précédents, étoit
d' attacher des idées nettes aux divers noms donnés
à l' esprit. Je me propose d' examiner, dans celui-ci,
s' il est des talents qui doivent s' exclurre l' un
l' autre. Cette question, dira-t-on, est décidée par
le fait : on n' est point à la fois surieur en
plusieurs genres. Newton n' est pas compté parmi les
poëtes, ni Milton parmi les géometres ; les vers
de Leibnitz sont mauvais. Il n' est pas même d' homme
qui, dans un seul art, tel que la poësie ou la
peinture, ait ussi dans tous les genres. Corneille
et Racine n' ont rien fait dans le comique de
comparable à Moliere. Michel-Ange n' a pas compo
les tableaux de l' Albane, ni l' Albane peint ceux
de Jules-Romain. L' esprit des plus grands hommes
paroît donc renfermé dans d' étroites limites. Oui,
sans doute. Mais, répondrai-je, quelle en est la
cause ? Est-ce le temps, est-ce l' esprit qui manque
aux hommes, pour s' illustrer en difrents genres ?
La marche de l' esprit humain, dira-t-on, doit être
la même dans tous les arts et toutes les sciences :
toutes les opérations de l' esprit se réduisent à
connoître les ressemblances et les différences qu' ont
entr' eux les objets divers. C' est donc par
l' observation qu' on s' éleve en tous les genres
jusqu' aux idées neuves et générales qui constatent
notre supériorité. Tout grand physicien, tout grand
chymiste auroit donc pu devenir grand géometre,
grand astronome,
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grand politique, et primer enfin dans toutes les
sciences. Ce fait posé, l' on conclurra sans doute
que c' est la trop courte due de la vie humaine
qui force les esprits supérieurs à se renfermer
dans un seul genre.
Il faut cependant convenir qu' il est des talents et
des qualités qu' on ne possede qu' à l' exclusion de
quelques autres. Parmi les hommes, les uns sont
sensibles à la passion de la gloire, et ne sont
susceptibles d' aucune autre espece de passions :
ceux-là peuvent exceller dans la physique, dans la
jurisprudence, la géotrie, enfin dans toutes les
sciences où il ne s' agit que de comparer des idées
entr' elles. Toute autre passion ne feroit que les
distraire ou les précipiter dans des erreurs. Il est
d' autres hommes susceptibles non seulement de la
passion de la gloire, mais encore d' une infinité
d' autres passions : ceux-là peuvent se faire un nom
dans les divers genres où, pour réussir, il faut
émouvoir.
Tel est, par exemple, le genre dramatique. Mais,
pour être peintre des passions, il faut, comme je
l' ai déjà dit, les avoir vivement senties : on
ignore et le langage des passions qu' on n' a point
éprouvées et les sentiments qu' elles excitent en
nous. Aussi l' ignorance, en ce genre, produit
toujours la médiocrité. Si M De Fontenelle eût
eu à peindre les caracteres de Rhadamiste, de
Brutus ou de Catilina, ce grand homme seroit
certainement, en ce genre, resté fort au-dessous
du médiocre. Ces principes établis, j' en conclus
que la passion de la gloire est commune à tous les
hommes qui se distinguent en quelque genre que ce
soit ; puisqu' elle seule, comme je l' ai prou, peut
nous faire supporter la fatigue de penser. Mais cette
passion, selon les circonstances où la fortune nous
place, peut s' unir en nous à d' autres passions. Les
hommes, dans lesquels cette
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union se fait, n' auront jamais de grands succès,
s' ils s' adonnent à l' étude d' une science telle, par
exemple, que la morale, où, pour bien voir, il faut
voir d' un oeil attentif, mais indifférent : en ce
genre, c' est l' indifférence qui tient en main la
balance de la justice. Dans les contestations, ce
ne sont point les parties, c' est l' indifférent qu' on
prend pour juge. Quel homme, par exemple, s' il est
capable d' un amour violent, saura, comme M De
Fontenelle, apprécier le crime de l' infidélité ?
dans un âge, disoit ce philosophe, j' étois
le plus amoureux, ma maîtresse me quitte et prend
un autre amant. Je l' apprends, je suis furieux :
je vais chez elle, je l' accable de reproches ;
elle m' écoute, et me dit en riant :
" Fontenelle, lorsque je vous pris, c' étoit sans
contredit le plaisir que je cherchois ; j' en trouve
plus avec un autre. Est-ce au moindre plaisir que je
dois donner la pférence ? Soyez juste, et
pondez-moi. " ma foi, dit Fontenelle, vous
avez raison ; et, si je ne suis plus votre amant,
je veux du moins rester votre ami . Une pareille
ponse supposoit peu d' amour dans M De Fontenelle.
Les passions ne raisonnent point si juste.
On peut donc distinguer deux genres difrents de
sciences et d' arts, dont le premier suppose une ame
exempte de toute autre passion que celle de la
gloire ; et le second, au contraire, suppose une ame
susceptible d' une infinité de passions. Il est donc
des talents exclusifs. L' ignorance de cette vérité
est la source de mille injustices. On desire en
conséquence, dans les hommes, des qualités
contradictoires ; on leur demande l' impossible : on
veut que la pierre jetée reste suspendue dans les
airs, et n' oisse point à la loi de la gravitation.
Qu' un homme, par exemple, tel que M De Fontenelle,
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contemple sans aigreur la méchanceté des hommes ; qu' il
la considere comme un effet nécessaire de
l' enchaînement universel ; qu' il s' éleve contre le
crime sans haïr le criminel ; on vantera sa
modération : et, dans le même instant, on l' accusera,
par exemple, de trop de tiédeur dans l' amitié. On ne
sent pas que cette même absence de passions, à
laquelle il doit la modération dont on le loue, doit
le rendre moins sensible aux charmes de l' amitié.
Rien de plus commun que d' exiger, dans les hommes,
des qualités contradictoires. L' amour aveugle du
bonheur excite en nous ce desir : on veut être
toujours heureux, et par conséquent, que les mêmes
objets prennent à chaque instant la forme qui nous
seroit la plus agréable. On a vu diverses perfections
éparses dans différens objets ; on veut les trouver
unies dans un seul, et gter à la fois mille
plaisirs. Pour cet effet, on veut que le même fruit
ait l' éclat du diamant, l' odeur de la rose, la saveur
de la pêche, et la fraîcheur de la grenade. C' est
donc l' amour aveugle du bonheur, source d' une infinité
de souhaits ridicules, qui nous fait desirer dans les
hommes des qualités absolument inalliables. Pour
détruire en nous ce germe de mille injustices, il
faut nécessairement traiter ce sujet avec
quelqu' étendue. C' est en indiquant, conformément à
l' objet que je me propose, et les qualités
absolument exclusives, et celles qui se trouvent
trop rarement unies dans le même homme pour que
l' on soit en droit de les y desirer, qu' on peut
rendre à la fois les hommes plus éclairés et plus
indulgents.
Un pere veut qu' à de grands talents son fils joigne
la conduite la plus sage. Mais sentez-vous, lui
dirai-je, que vous desirez dans votre fils des
qualités presque contradictoires ? Sçachez que, si
quelque concours singulier de circonstances
p600
les a quelquefois rassemblées dans le même homme,
elles s' yunissent très-rarement ; que les grands
talents supposent toujours de grandes passions ;
que les grandes passions sont le germe de mille
écarts ; et qu' au contraire ce qu' on appelle
bonne conduite est presque toujours l' effet de
l' absence des passions, et par conquent l' appanage
de la diocrité. Il faut de grandes passions pour
faire du grand en quelque genre que ce soit.
Pourquoi voit-on tant de pays stériles en grands
hommes ? Pourquoi tant de petits Catons, si
merveilleux dans leur premiere jeunesse, ne sont-ils
communément, dans un âge avancé, que des esprits
diocres ? Par quelle raison enfin tout est-il
plein de jolis enfants et de sots hommes ? C' est
que, dans la plupart des gouvernements, les citoyens
ne sont pas échauffés de passions fortes. Eh bien !
Je consens, dira le pere, que mon fils en soit
ani : il me suffit d' en pouvoir diriger l' activité
vers certains objets d' étude. Mais, sentez-vous, lui
pondrai-je, combien ce desir est hazardeux ? C' est
vouloir qu' avec de bons yeux un homme n' apperçoive
précisément que les objets que vous lui indiquerez.
Avant que de former aucun plan d' éducation, il faut
être d' accord avec vous-même ; et savoir ce que vous
desirez le plus dans votre fils, ou de grands
talents, ou de la conduite sage. Est-ce à la bonne
conduite que vous donnez la préférence ? Croyez
qu' un caractere passionné seroit pour votre fils
un don funeste, surtout chez les peuples où, par
la constitution du gouvernement, les passions ne
sont pas toujours dirigées vers la vertu ; étouffez
donc en lui, s' il est possible, tous les germes des
passions. Mais il faudra donc, repliquera le pere,
renoncer en même temps à l' espoir d' en faire un
homme de mérite ? Oui, sans doute. Si vous ne
pouvez vous y résoudre,
p601
rendez-lui des passions ; tâchez de les diriger aux
choses honnêtes : mais attendez-vous à lui voir
exécuter de grandes choses, et quelquefois
commettre les plus grandes fautes. Rien de médiocre
dans l' homme passionné ; et c' est le hazard qui
détermine presque toujours ses premiers pas. Si les
hommes passionnés s' illustrent dans les arts, si les
sciences conservent sur eux quelqu' empire, et si
quelquefois ils tiennent une conduite sage ; il n' en
est pas ainsi de ces hommes passionnés que leur
naissance, leur caractere, leurs dignités et leurs
richesses appellent aux premiers postes du monde.
La bonne ou mauvaise conduite de ceux-ci est presque
entiérement soumise à l' empire du hazard : selon les
circonstances dans lesquelles il les place et le
moment qu' il marque à leur naissance, leurs qualités
se changent en vices ou en vertus. Le hazard en fait,
à son gré, des Appius ou des Décius. Dans la
tragédie de M De Voltaire, César dit : si je
n' étois le maître des romains, je serois leur
vengeur :
si je n' étois César, j' aurois été Brutus .
Mettez, dans le fils d' un tonnelier, de l' esprit, du
courage, de la prudence et de l' activité : chez des
publicains, où le mérite militaire ouvre la porte
des grandeurs, vous en ferez un Thémistocle, un
Marius ; à Paris, vous n' en ferez qu' un
Cartouche.
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Qu' un homme hardi, entreprenant et capable d' une
solution désespérée, naisse au moment où, ravagé
par des ennemis puissants, l' état paroît sans
ressource ; si le succès favorise ses entreprises,
c' est un demi-dieu : dans tout autre moment, ce
n' est qu' un furieux ou un insensé.
C' est à ces termes si différents que nous conduisent
souvent lesmes passions. Voilà le danger auquel
s' expose le pere, dont les enfants sont susceptibles
de ces passions fortes qui si souvent changent la
face du monde. C' est, dans ce cas, la convenance de
leur esprit et de leur caractere avec la place qu' ils
occupent, qui les fait ce qu' ils sont. Toutpend
de cette convenance. Parmi ces hommes ordinaires,
qui, par des services importants, ne peuvent se
rendre utiles à l' univers, se couronner de gloire,
ni prétendre à l' estime générale, il n' en est aucun
qui ne t utile à ses concitoyens, et qui n' eût
droit à leur reconnoissance, s' il étoit préciment
placé dans le poste qui lui convient. C' est à ce
sujet que La Fontaine a dit :
un roi prudent et sage
de ses moindres sujets sait tirer quelque usage .
Supposons, pour en donner un exemple, qu' il vaque
une place de confiance. Il y faut nommer. Elle
demande un homme sûr. Celui qu' on psente a peu
d' esprit ; de plus, il est paresseux. N' importe,
dirai-je au nominateur ; donnez-lui la place. La
bonne conscience est souvent paresseuse : l' activité,
lorsqu' elle n' est point l' effet de l' amour de la
gloire, est toujours suspecte ; le fripon, toujours
agité de remords et de craintes, est sans cesse en
action. La vigilance, dit Rousseau, est la vertu
du vice.
On est prêt à disposer d' une place : elle exige de
l' assiduité.
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Celui qu' on propose est maussade, ennuyeux, à charge
à la bonne compagnie : tant mieux, l' assiduité sera
la vertu de sa maussaderie.
Je ne m' étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je
conclurrai, de ce que j' ai dit ci-dessus, qu' un
pere, en exigeant qu' aux plus grands talents ses
fils joignent la conduite la plus sage, demande
qu' ils aient en eux le principe des écarts de
conduite, et qu' ils n' en fassent aucuns.
Non moins injuste envers les despotes que le pere
envers ses fils, dans tout l' orient est-il un
peuple qui n' exige de ses sultans, et beaucoup de
vertus, et surtout beaucoup de lumieres : cependant
quelle demande plus injuste ? Ignorez-vous,
diroit-on à ces peuples, que les lumieres sont le
prix de beaucoup d' études et de méditations ?
L' étude et la méditation sont une peine : l' on fait
donc tous ses efforts pour s' y soustraire ; l' on
doit doncder à sa paresse, si l' on n' est animé
d' un motif assez puissant pour en triompher. Quel
peut être ce motif ? Le desir seul de la gloire.
Mais ce desir, comme je l' ai prouvé dans le
troisieme discours, est lui-même fonsur le desir
des plaisirs physiques, que la gloire et l' estime
générale procurent. Or, si le sultan, en qualité de
despote, jouit de tous les plaisirs que la gloire
peut promettre aux autres hommes, le sultan est donc
sans desirs : rien ne peut donc allumer en lui
l' amour de la gloire : il n' a donc point de motif
suffisant pour se risquer à l' ennui des affaires, et
s' exposer à cette fatigue d' attentioncessaire pour
s' éclairer. Exiger de lui des lumieres, c' est vouloir
que les fleuves remontent à leur source, et demander
un effet sans cause. Toute l' histoire justifie cette
rité. Qu' on ouvre celle de la Chine : on y voit
les révolutions se succéder rapidement les unes aux
autres. Le grand homme, qui s' éleve à l' empire, a
pour successeurs
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des princess dans la pourpre, qui, pour
s' illustrer, n' ayant point les motifs puissants de
leur pere, s' endorment sur le trône ; et, dès la
troisieme gération, la plupart en descendent sans
avoir souvent à se reprocher d' autre crime que celui
de la paresse. Je n' en rapporterai qu' un exemple :
Li-T-Ching, homme d' une naissance obscure, prend
les armes contre l' empereur T-Cong-Ching, se met
à la tête des mécontens, leve une armée, marche à
Pecking, et le surprend. L' impératrice et les
reines s' étranglent ; l' empereur poignarde sa fille ;
il se retire dans un endroit écarté de son palais :
c' est là qu' avant de se donner la mort, il écrit
ces paroles sur un pan de sa robe : j' ai rég
dix-sept ans ; je suis détrô... etc. . Mille
traits pareils, répandus dans toutes les histoires,
prouvent que la mollesse commande à presque tous
ceux qui naissent armés du pouvoir arbitraire.
L' atmosphere, répandu autour des trônes despotiques
et des souverains qui s' y asseyent, semble rempli
d' une vapeur léthargique qui saisit toutes les
facultés de leur ame. Aussi ne compte-t-on guere
parmi les grands rois que ceux qui se frayent la
route du trône, ou qui se sont
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longtemps instruits à l' école du malheur. On ne doit
ses lumieres qu' à l' intérêt qu' on a d' en acquérir.
Pourquoi les petits potentats sont-ils, en général,
plus habiles que les despotes les plus puissants ?
C' est qu' ils ont, pour ainsi dire, encore leur
fortune à faire ; c' est qu' ils ont, avec de moindres
forces, à résister à des forces supérieures ; c' est
qu' ils vivent dans la crainte perpétuelle de se voir
dépouillés ; c' est que leur intérêt, plus
étroitement lié à l' intérêt de leurs sujets, doit les
éclairer sur les diverses parties de la législation.
Aussi sont-ils, en général, infiniment plus occupés
du soin de former des soldats, de contracter des
alliances, de peupler et d' enrichir leurs provinces.
Aussi pourroit-on, conquemment à ce que je viens
de dire, dresser, dans les divers empires de l' orient,
des cartes géographi-politiques du mérite des
princes. Leur intelligence, mesurée sur l' échelle
de leur puissance, décroîtroit proportionnément à
l' étendue, à la force de leur empire, à la difficulté
d' y nétrer, enfin à l' autorité plus ou moins
absolue qu' ils auroient sur leurs sujets,
c' est-à-dire, à l' intérêt plus ou moins pressant
qu' ils auroient d' être éclairés. Cette table une fois
calculée, et comparée à l' observation, donneroit
certainement des sultats assez justes : les sofis
et les mogols y seroient mis, par exemple, au
nombre des princes les plus stupides ; parce que,
sauf des circonstances singulieres, ou le hazard
d' une bonne éducation, les plus puissants d' entre
les hommes en doivent communément être les moins
éclairés.
Exiger qu' un despote d' orient s' occupe du bonheur
de ses peuples ; que, d' une main forte et d' un bras
assuré, il tienne le gouvernail de l' empire ; ce
seroit, avec le bras de Ganimede, vouloir soulever
la massue d' Hercule. Supposons qu' un indien fit, à
cet égard, quelques reproches à
p606
son sultan : de quoi te plains-tu ? Lui répondroit
celui-ci. As-tu pu, sans injustice, exiger que je
fusse plus éclairé que toi-même sur tes propres
intérêts ? Quand tu m' as revêtu du pouvoir supme,
pouvois-tu croire qu' oubliant les plaisirs pour le
pénible honneur de te rendre heureux, mes
successeurs et moi ne jouirions pas des avantages
attacs à la toute-puissance ? Tout homme s' aime,
de préférence aux autres ; tu le sais. Exiger que,
sourd à la voix de ma paresse, au cri de mes
passions, je les sacrifie à tes intérêts, c' est
vouloir le renversement de la nature. Comment
imaginer que, pouvant tout, je ne voudrois jamais
que la justice ? L' homme amoureux de l' estime
publique, diras-tu, use autrement de son pouvoir.
J' en conviens. Mais que m' importe à moi l' estime
publique et la gloire ? Est-il un plaisir accordé
aux vertus et refusé à la puissance ? D' ailleurs, les
hommes passionnés pour la gloire sont rares, et ce
n' est pas une passion qui passe jusqu' à leurs
successeurs. Il falloit le pvoir, et sentir qu' en
m' armant du pouvoir arbitraire, tu rompois le noeud
d' une mutuelle dépendance qui lie le souverain au
sujet, et que tuparois mon intérêt du tien.
Imprudent, qui me remets le sceptre du despotisme ;
lâche, qui n' oses me l' arracher, sois à la fois puni
de ton imprudence et de ta lâcheté : sache que, si
tu respires, c' est que je le permets : apprends que
chaque instant de ta vie est une grace. Vil esclave,
tu nais, tu vis pour mes plaisirs. Courbé sous le
poids de ta chaîne, rampe à mes pieds, languis dans
la misere, meurs ; je te défends jusqu' à la plainte :
telle est ma volonté.
Ce que je dis des sultans peut, en partie,
s' appliquer à leurs ministres : leurs lumieres sont,
en général, proportiones à l' intérêt qu' ils ont
d' en avoir. Dans les pays où le cri public
p607
peut les déposer, les grands talents leur sont
nécessaires, ils en aquierent. Chez les peuples, au
contraire, où le public n' a ni crédit ni
considération, ils se livrent à la paresse, et se
contentent de l' espece derite qui fait fortune
à la cour ; rite absolument incompatible avec les
grands talents, par l' opposition qui se trouve
entre l' intérêt des courtisans et l' intérêt général.
Il en est, à cet égard, des ministres comme des gens
de lettres. C' est une prétention ridicule de viser
à la fois à la gloire et aux pensions. Avant de
composer, il faut presque toujours opter entre
l' estime publique et celle des courtisans. Il faut
savoir que, dans la plupart des cours, et surtout
dans celles de l' orient, les hommes y sont dès
l' enfance emmaillottés et gênés dans les langes
du pjugé et d' une bienséance arbitraire ; que la
plupart des esprits y sont noués ; qu' ils ne peuvent
s' élever au grand ; que tout homme qui naît et vit
habituellement près des tnes despotiques ne peut,
à cet égard, échapper à la contagionnérale, et
qu' il n' a jamais que de petites idées.
Aussi le vrai rite vit-il loin des palais des
rois. Il n' en approche que dans ces temps
malheureux où les princes sont fors de les
appeller. Dans tout autre instant, le besoin seul
pourroit attirer à la cour les gens de mérite ; et,
dans cette position, il en est peu qui conservent
la même force, la même élévation d' ame et d' esprit.
Le besoin est trop ps du crime.
Il résulte, de ce que je viens de dire, que c' est
exactement demander l' impossible, que d' exiger de
grands talents de ceux qui, par leur état et leur
position, ne peuvent être animés de passions fortes.
Mais, que de demandes pareilles ne fait-on pas tous
les jours ? On crie contre la corruption des moeurs ;
il faut, dit-on, former des hommes vertueux : et
l' on veut, à
p608
la fois, que les citoyens soient échauffés de
l' amour de la patrie, et qu' ils voient en silence
les malheurs qu' occasionne une mauvaise législation ?
On ne sent pas que c' est exiger d' un avare qu' il ne
crie point au voleur, lorsqu' on enleve sa cassette.
L' on n' apperçoit pas qu' en certains pays, ce qu' on
appelle les gens sages, ne peuvent jamais être que
des gens indifférents au bien public, et par
conséquent des hommes sans vertus. C' est, comme je
vais le prouver dans le chapitre suivant, avec une
injustice pareille qu' on demande aux hommes des
talents et des qualités que des habitudes contraires
rendent, pour ainsi dire, inalliables.
p609
DISCOURS 4 CHAPITRE 15
de l' injustice du public à cet égard.
on exigera qu' un écuyer, habitué à diriger la pointe
du pied vers l' oreille de son cheval, soit aussi bien
tourqu' un danseur de l' ora : on voudra qu' un
philosophe, uniquement occupé d' idées fortes et
générales, écrive comme une femme du monde, ou même
qu' il lui soit supérieur dans un genre tel, par
exemple, que le genre épistolaire, où, pour bien
écrire, il faut dire des riens d' une maniere
agréable. On ne sent pas que c' est demander la
union de talents presque exclusifs ; et qu' il n' est
point de femme d' esprit, comme l' exrience le
prouve, qui n' ait à cet égard une grande suriorité
sur les philosophes les plus célebres. C' est avec la
me injustice qu' on exige qu' un homme, qui n' a
jamais lu ni étudié, et qui a passé trente ans de sa
vie dans la dissipation, devienne tout-à-coup
capable d' étude et de méditation : on devroit
cependant savoir que c' est à l' habitude de la
ditation qu' on doit la capacité de méditer ; que
cette même capacité se perd lorsqu' on cesse d' en
faire usage. En effet, qu' un homme, quoique dans
l' habitude du travail et de l' application, se trouve
tout-à-coup chargé d' une trop grande partie de
l' administration, mille objets différents passeront
rapidement devant lui : s' il ne peut jeter sur chaque
affaire qu' un coup d' oeil superficiel, il faut, par
cette seule raison, qu' au bout d' un certain temps
cet homme devienne incapable d' une longue et forte
attention. Aussi n' est-on pas en droit d' exiger de
p610
l' homme en place une semblable attention. Ce n' est
point à lui à percer jusqu' aux premiers principes de
la morale et de la politique ; à couvrir, par
exemple, jusqu' à quel degle luxe est utile, quels
changements ce luxe doit apporter dans les moeurs
et les états, quelle espece de commerce il faut le
plus encourager, par quelles loix on peut, dans la
me nation, concilier l' esprit de commerce avec
l' esprit militaire, et la rendre à la fois riche
au-dedans et redoutable au-dehors. Pour résoudre de
pareils problêmes, il faut le loisir et l' habitude
de méditer. Or comment penser beaucoup, quand il
faut beaucoup exécuter ? On ne doit donc pas
demander à l' homme en place cet esprit d' invention
qui suppose de grandes méditations. Ce qu' on est
en droit d' exiger de lui, c' est un esprit juste,
vif, pénétrant, et qui, dans les matieres battues
par les politiques et les philosophes, soit frap
du vrai, le saisisse avec force, et soit assez
fertile en expédients pour porter jusqu' à l' exécution
les projets qu' il adopte. C' est par cette raison qu' il
doit, à ce genre d' esprit, joindre un caractere
ferme, une constance à toute épreuve. Le peuple n' est
pas toujours assez reconnoissant des biens que lui
font les gens en place : ingrat par ignorance, il ne
sait point tout ce qu' il faut de courage pour faire
le bien et triompher des obstacles que l' intérêt
personnel met au bonheur général. Aussi le courage
p611
éclairé par la probité est-il le principal mérite des
gens en place. Vainement se flatteroit-on de trouver
en eux un certain fonds de connoissance ; ils ne
peuvent en avoir de profondes que sur les matieres
qu' ils ont méditées avant que parvenir aux grands
emplois : or ces matieres sont cessairement en
petit nombre. Qu' on suive, pour s' en convaincre,
la vie de ceux qui se destinent aux grandes places.
Ils sortent à seize ou dix-sept ans du college,
apprennent à monter à cheval, à faire leurs exercices ;
ils passent deux ou trois ans tant dans les académies
qu' aux écoles de droit. Le droit fini, ils achetent
une charge. Pour remplir cette charge, il n' est pas
nécessaire de s' instruire du droit de nature, du
droit des gens, du droit public, mais consacrer tout
son temps à l' examen de quelques procès particuliers.
Ils passent de-là au gouvernement d' une province,
, surchargés par le détail journalier, et fatigués
par les audiences, ils n' ont pas le temps de méditer.
Ils montent ensuite à des places supérieures, et ne
se trouvent enfin, après trente ans d' exercice, que
le même fonds d' ies qu' ils avoient à vingt ou
vingt-deux ans. Sur quoi j' observerai que des
voyages faits chez les nations voisines et dans
lesquels ils compareroient les différences dans la
forme du gouvernement, dans lagislation, le génie,
le commerce et les moeurs des peuples, seroient
peut-être plus propres à former des
p612
hommes d' état, que l' éducation actuelle qu' on leur
donne. Je ne m' étendrai pas davantage sur ce sujet.
C' est par l' article des hommes denie que je
finirai ce chapitre ; parce que c' est principalement
en eux qu' on desire des talents et des qualités
exclusives.
Deux causes également puissantes nous portent à cette
injustice ; l' une, comme je l' ai dit plus haut, est
l' amour aveugle de notre bonheur ; et l' autre, c' est
l' envie.
Qui n' a pas condam, dans le cardinal De Richelieu,
cet amour excessif de gloire qui le rendoit avide de
toute espece de succès ? Qui ne s' est point moq
de l' ardeur avec laquelle, si l' on en croit
Dumaurier, il desiroit la canonisation, et de
l' ordre donné, en conséquence, à ses confesseurs de
publier partout qu' il n' avoit jamais péché
mortellement ? Enfin, qui n' a point ri d' apprendre
que, dans ce même instant, épris du desir d' exceller
dans la poésie comme dans la politique, ce cardinal
faisoit demander à Corneille de lui céder le
cid ? C' étoit cependant à cet amour de la gloire,
tant de fois condamné, qu' il devoit ses grands talents
pour l' administration. Si depuis l' on n' a point vu de
ministre prétendre à tant de sortes de gloire, c' est
que nous n' avons encore qu' un cardinal De Richelieu.
Vouloir concentrer, dans un seul desir, l' action des
passions fortes, et s' imaginer qu' un homme vivement
épris de la gloire se contente d' une seule espece de
succès, lorsqu' il croit en pouvoir obtenir en
plusieurs genres, c' est vouloir qu' une terre
excellente ne produise qu' une seule espece de fruits.
Quiconque aime fortement la gloire sent intérieurement
que la réussite des projets politiques dépend
quelquefois
p613
du hazard, et souvent de l' ineptie de ceux avec qui
il traite : il en veut donc une plus personnelle.
Or, sans une morgue ridicule et stupide, il ne peut
dédaigner celle des lettres, à laquelle ont aspiré
les plus grands princes et les plus grands héros.
La plupart d' entr' eux, non contents de
s' immortaliser par leurs actions, ont encore voulu
s' immortaliser par leurs écrits, et du moins laisser
à la postérité des préceptes sur la science guerriere
ou politique dans laquelle ils ont excellé. Comment
ne l' eussent-ils pas voulu ? Ces grands hommes
aimoient la gloire ; et l' on n' en est point avide
sans desirer de communiquer aux hommes des idées qui
doivent nous rendre encore plus estimables à leurs
yeux. Que de preuves de cette vérité répandues dans
toutes les histoires ! Ce sont Xénophon, Alexandre,
Annibal, Hannon, les Scipions, César, Ciceron,
Auguste, Trajan, les Antonins, Comnene,
élizabeth, Charles-Quint, Richelieu,
Montecuculi, Du Guay-Trouin, le comte De Saxe,
qui, par leurs écrits, veulent eclairer le monde, en
ombrageant leurs têtes de différentes especes de
lauriers. Si maintenant l' on ne conçoit pas comment
des hommes, chargés de l' administration du monde,
trouvoient encore le temps de penser et d' écrire ;
c' est, répondrai-je, que les affaires sont courtes,
lorsqu' on ne s' égare point dans le détail, et qu' on
les saisit par leurs vrais principes. Si tous les
grands hommes n' ont point composé, tous ont du moins
protégé l' homme illustre dans les lettres, et tous
ont dûcessairement le protéger ; parce que,
amoureux de la gloire, ils scavoient que ce sont les
grands écrivains qui la donnent. Aussi Charles-Quint
avoit-il, avant Richelieu, fondé des académies :
aussi vit-on le fier Attila lui-même rassembler
près de lui les savants dans tous les genres ; le
khalife Aaron Al-Raschid
p614
en composer sa cour ; et Tamerlan établir l' académie
de Samarcande. Quel accueil Trajan ne faisoit-il
pas au rite ! Sous son regne, il étoit permis de
tout dire, de tout penser, et de tout écrire ; parce
que les écrivains, frappés de l' éclat de ses vertus
et de ses talents, ne pouvoient être que ses
panégyristes : bien différent, en cela, des ron,
des Caligula, des Domitien, qui, par la raison
contraire, imposoient silence aux gens éclais, qui,
dans leurs écrits, n' eussent transmis à la postérité
que la honte et les crimes de ces tyrans.
J' ai fait voir, dans les exemples ci-dessus
rappors, que le même desir de gloire auquel les
grands hommes doivent leur suriorité, peut, en fait
d' esprit, les faire quelquefois aspirer à la
monarchie universelle. Il seroit sans doute possible
d' unir plus de modestie aux talents : ces qualités
ne sont pas exclusives par leur nature, mais elles le
sont dans quelques hommes. Il en est de tels à qui
l' on ne pourroit arracher cette orgueilleuse opinion
d' eux-mêmes, sans étouffer le germe de leur esprit.
C' est un défaut ; et l' envie en profite pour
décréditer le mérite : elle se plaît à détailler les
hommes, sûre d' y trouver toujours quelque
défavorable, sous lequel elle peut les psenter au
public. On ne se rappelle point assez souvent qu' il
en est des hommes comme de leurs ouvrages ; qu' il
faut les juger sur leur ensemble ; qu' il n' est rien
de parfait sur la terre ; et que, si l' on désignoit
dans chaque homme, par des rubans de deux couleurs
différentes, les vertus et lesfauts de son esprit
et de son caractere, il n' est point d' homme qui ne
fût bariolé de ces deux couleurs. Les grands hommes
sont comme ces mines riches, où l' or cependant se
trouve toujours plus ou moins mélangé avec le
plomb. Il faudroit donc que l' envieux se dît
quelquefois
p615
à lui-même : s' il m' étoit possible d' avilir cet or
aux yeux du public, quel cas feroit-il de moi, qui
ne suis purement qu' une mine de plomb ? Mais
l' envieux sera toujours sourd à de pareils conseils.
Habile à saisir les moindresfauts des hommes de
génie, combien de fois ne les a-t-il pas accusés de
n' être pas, dans leurs manieres, aussi agréables que
les hommes du monde ? Il ne veut pas se rappeller,
comme je l' ai dit ci-devant, que, semblables à ces
animaux qui se retirent dans les deserts, la
plupart des gens de génie vivent dans le
recueillement ; et que c' est dans le silence de la
solitude que les vérités se voilent à leurs yeux.
Or tout homme dont le genre de vie le jette dans un
enchaînement particulier de circonstances, et qui
contemple les objets sous une face nouvelle, ne peut
avoir dans l' esprit ni les qualités ni les défauts
communs aux hommes ordinaires. Pourquoi le françois
ressemble-t-il plus au françois qu' à l' allemand, et
beaucoup plus à l' allemand qu' au chinois ? C' est que
ces deux nations, par l' éducation qu' on leur donne,
et la ressemblance des objets qu' on leur présente,
ont entr' elles infiniment plus de rapport qu' elles
n' en ont avec les chinois. Nous sommes uniquement ce
que nous font les objets qui nous environnent. Vouloir
qu' un homme, qui voit d' autres objets et mene une vie
différente de la mienne, ait les mêmes idées que moi,
c' est exiger les contradictoires, c' est demander qu' un
bâton n' ait pas deux bouts.
Que d' injustices de cette espece ne fait-on pas aux
hommes de génie ! Combien de fois ne les a-t-on pas
accusés de sottises, dans le temps même qu' ils
faisoient preuve de la plus haute sagesse ? Ce n' est
pas que les gens denie, comme le dit Aristote,
n' aient souvent un coin de folie. Ils sont,
p616
par exemple, sujets à mettre trop d' importance à
l' art qu' ils cultivent. D' ailleurs, les grandes
passions que suppose le génie peuvent quelquefois
les égarer dans leur conduite : mais ce germe de
leurs erreurs l' est aussi de leurs lumieres. Les
hommes froids, sans passions et sans talents, ne
tombent pas dans les écarts de l' homme passionné.
Mais il ne faut pas imaginer, comme leur vanité le
veut persuader, qu' avant de prendre un parti ils en
calculent, les jetons en main, les avantages et les
inconvénients : il faudroit, pour cet effet, que les
hommes ne fussent déterminés, dans leur conduite,
que par la flexion ; et l' exrience nous apprend
qu' ils le sont toujours par le sentiment, et qu' à
cet égard les gens froids sont des hommes. Pour s' en
convaincre, que l' on suppose qu' en deux soit mordu
d' un chien enragé : on l' envoie à la mer ; il se met
dans une barque, on va le plonger. Il ne court aucun
risque, il en est sûr ; il sait que, dans ce cas, la
peur est tout à fait déraisonnable ; il se le dit.
On le plonge. Laflexion n' agit plus sur lui ; le
sentiment de la crainte s' empare de son ame ; et
c' est à cette crainte ridicule qu' il doit sa guérison.
La flexion est donc, dans les gens froids comme dans
les autres hommes, soumise
p617
au sentiment. Si les gens froids ne sont pas sujets
à des écarts aussi fréquents que l' homme passionné,
c' est qu' ils ont en eux moins de principes de
mouvement : ce n' est, en effet, qu' à la foiblesse
de leurs passions qu' ils doivent leur sagesse.
Cependant quelle haute estime n' en conçoivent-ils
pas d' eux-mêmes ! Quel respect ne croient-ils pas
inspirer au public, qui ne les laisse jouir, dans
leur petite société, du titre d' hommes sensés, et ne
les cite point comme foux, que parce qu' il ne les
nomme jamais. Comment peuvent-ils, sans honte, passer
ainsi leur vie à l' affut des ridicules d' autrui ?
S' ils en découvrent dans l' homme de génie, et que cet
homme commette la faute la plus légere, fût-ce de
mettre, par exemple, à trop haut prix les faveurs
d' une femme, quel triomphe pour eux ! Ils en prennent
droit de le priser. Cependant si, dans les bois,
les solitudes et les dangers, la crainte a souvent,
à leurs propres yeux, exagéré la grandeur du péril,
pourquoi l' amour ne s' exagéreroit-il pas les plaisirs,
comme la frayeur s' exagere les dangers ? Ignorent-ils
qu' il n' y a proprement que soi de juste appréciateur
de son plaisir ; que les hommes étant animés de
passions difrentes, les mêmes objets ne peuvent
conserver le me prix à des yeux différents ; que
c' est au sentiment seul à juger le sentiment ; et
que le vouloir toujours citer au tribunal d' une
raison froide, c' est assembler la diete de l' empire
pour y connoître des cas de conscience ? Ils devroient
sentir qu' avant de prononcer sur les actions de
l' homme de génie, il faudroit, du moins, savoir quels
sont les motifs qui le déterminent, c' est-à-dire,
la force par laquelle il est entraî: mais, pour
cet effet, il faudroit connoître, et la puissance
des passions, et le degré de courage cessaire pour
y résister. Or, tout homme qui s' arrête à cet examen
s' apperçoit
p618
bientôt que les passions seules peuvent combattre
contre les passions ; et que ces gens raisonnables,
qui s' en disent vainqueurs, donnent à des goûts
très-foibles le nom de passions, pour se ménager
les honneurs du triomphe. Dans le fait, ils ne
sistent point aux passions ; mais ils leur
échappent. La sagesse n' est point en eux l' effet de
la lumiere, mais d' une indifférence comparable à
des déserts également stériles en plaisirs comme en
peines. Aussi ne sont-ils point heureux. L' absence
du malheur est la seule félicité dont ils jouissent ;
et l' espece de raison qui les guide sur la mer de la
vie humaine, ne leur en fait éviter les écueils qu' en
les écartant sans cesse de l' isle fortunée du
plaisir. Le ciel n' arme les hommes froids que d' un
bouclier pour parer, et non d' une épée pour
conquérir.
Que la raison nous dirige dans les actions
importantes de la vie, je le veux : mais qu' on en
abandonne les détails à ses goûts et à ses passions.
Qui consulteroit, sur tout, la raison, seroit sans
cesse occupé à calculer ce qu' il doit faire, et ne
feroit jamais rien ; il auroit toujours sous les
yeux la possibilité de tous les malheurs qui
l' environnent. La peine et l' ennui journalier d' un
pareil calcul seroient peut-être plus à redouter que
les maux auxquels il peut nous soustraire.
Au reste, quelques reproches qu' on fasse aux gens
d' esprit, quelque attentive que soit l' envie à
déprimer les gens de génie, à découvrir en eux de
ces défauts personnels et peu importants que devroit
absorber l' éclat de leur gloire, ils doivent être
insensibles à de pareilles attaques, sentir que ce
sont souvent des pieges que l' envie leur tend pour
les détourner de l' étude. Qu' importe qu' on leur fasse
sans cesse un crime de leurs inattentions ? Ils
doivent savoir que la plupart de ces petites
attentions, tant recommandées, ont été inventées
p619
par les désoeuvrés, pour en faire le travail et
l' occupation de leur ennui et de leur oisiveté ;
qu' il n' est point d' homme doué d' une attention
suffisante pour s' illustrer dans les arts et les
sciences, s' il la partage en une infinité de petites
attentions particulieres ; que d' ailleurs cette
politesse, à laquelle on donne le nom d' attention, ne
procurant aucun avantage aux nations, il est de
l' intérêt public qu' un savant fasse une couverte
de plus et cinquante visites de moins. Je ne puis
m' empêcher de rapporter à ce sujet un fait assez
plaisant, arrivé, dit-on, à Paris. Un homme de
lettres avoit pour voisin un de ces désoeuvs, si
importuns dans la société. Ce dernier, excédé de
lui-même, monte un jour chez l' homme de lettres.
Celui-ci le reçoit à merveilles, s' ennuie avec lui
de la maniere la plus humaine, jusqu' au moment où,
las de bâiller dans le même lieu, notre désoeuvré
court ailleurs promener son ennui. Il part : l' homme
de lettres se remet au travail, oublie l' ennuyé.
Quelques jours après, il est accude n' avoir point
rendu la visite qu' il a reçue, il est taxé
d' impolitesse ; il le sait : il monte à son tour
chez son ennuyé : monsieur, lui dit-il,
j' apprends que vous vous plaignez de moi :
cependant, vous le savez, c' est l' ennui de
vous-même qui vous a conduit chez moi. Je vous y
ai reçu de mon mieux, moi qui ne m' ennuyois pas ;
c' est donc vous qui m' êtes obligé, et c' est moi
qu' on taxe d' impolitesse. Soyez vous-même juge de
mes procédés, et voyez si vous devez mettre fin à
des plaintes qui ne prouvent rien, sinon que je
n' ai pas comme vous le besoin des visites,
l' inhumanité d' ennuyer mon prochain, et l' injustice
d' en médire après l' avoir ennuyé . Que de gens
auxquels on peut appliquer la me réponse ! Que de
désoeuvrés exigent, dans les hommes derite, des
attentions et des talents incompatibles
p620
avec leurs occupations, et se surprennent à
demander les contradictoires.
Un homme a passa vie dans les négociations ; les
affaires dont il s' est occupé l' ont rendu
circonspect : que cet homme aille dans le monde, on
veut qu' il y porte cet air de liberté que la
contrainte de son état lui a fait perdre. Un autre
homme est d' un caractere ouvert ; c' est par sa
franchise qu' il nous a plu : on exige, que changeant
tout-à-coup de caractere, il devienne circonspect au
moment pcis qu' on le desire. On veut toujours
l' impossible. Il est sans doute un sel neutre qui
amalgame quelquefois, dans les mêmes hommes, du moins
toutes les qualités qui ne sont pas absolument
contradictoires ; je sais qu' un concours singulier
de circonstances peut nous plier à des habitudes
opposées : mais c' est un miracle, et l' on ne doit pas
compter sur les miracles. En général, on peut assurer
que tout se tient dans le caractere des hommes ; que
les qualités y sont liées aux défauts ; et qu' il est
me certains vices de l' esprit attachés à certains
états. Qu' un homme occupe un poste important, qu' il
ait par jour cent affaires à juger, si ses jugements
sont sans appel, s' il n' est jamais contredit, il
faut qu' au bout d' un certain temps l' orgueil netre
dans son ame, et qu' il ait la plus grande confiance
en ses lumieres. Il n' en sera pas ainsi, ou d' un homme
dont les avis seront, par ses égaux, débattus et
contredits dans un conseil ; ou d' un savant qui,
s' étant quelquefois trompé sur les matieres qu' il a
rement examinées, aura nécessairement contracté
l' habitude de la suspension d' esprit : suspension
qui, fondée sur une salutaire
p621
fiance de nos lumieres, nous fait percer jusqu' à
ces vérités cachées que le coup d' oeil superficiel
de l' orgueil appeoit rarement. Il semble que la
connoissance de la vérité soit le prix de cette sage
fiance de soi-même. L' homme qui se refuse au doute
est sujet à mille erreurs : il a lui-même posé la
borne de son esprit. On demandoit un jour à l' un des
plus savants hommes de la Perse, comment il avoit
acquis tant de connoissances : en demandant sans
peine, répondit-il, ce que je ne savois pas .
" interrogeant un jour un philosophe, dit le poëte
Saadi, je le pressois de me dire de qui il avoit
tant appris : des aveugles, me répondit-il,
qui ne levent point le pied sans avoir auparavant
sondé avec leur bâton le terrein sur lequel ils
vont l' appuyer . "
ce que j' ai dit sur les qualités exclusives, ou par
leur nature, ou par des habitudes contraires, suffit
à l' objet que je me propose. Il s' agit maintenant de
montrer de quelle utilité peut être cette
connoissance. La principale, c' est d' apprendre à
tirer le meilleur parti possible de son esprit : et
c' est la question que je vais traiter dans le chapitre
suivant.
p622
DISCOURS 4 CHAPITRE 16
méthode pour découvrir le genre d' étude auquel l' on
est le plus propre.
pour connoître son talent, il faut examiner et de
quelle espece d' objets le hazard et l' éducation ont
principalement chargé notre mémoire, et quel degré
de passion l' on a pour la gloire. C' est sur cette
double combinaison qu' on peut déterminer le genre
d' étude auquel on doit s' attacher. Il n' est point
d' homme entiérement dépourvu de connoissances. Selon
qu' on aura dans la mémoire plus de faits de physique
ou d' histoire, plus d' images ou de sentiments, on
aura donc plus ou moins d' aptitude à la physique, à
la politique ou à la poésie. Est-ce à ce dernier art
qu' un homme s' applique ? Il pourra devenir d' autant
plus grand peintre en un genre que le magazin de sa
moire sera mieux fourni des objets qui entrent
dans la composition d' une certaine espece de
tableaux. Un pte naît dans ces âpres climats du
nord, que d' une le rapide traversent sans cesse
les noirs ouragans ; son oeil ne s' égare point dans
des vallées riantes ; il ne connoît que l' éternel
hyver qui, les cheveux blanchis par les frimats,
regne sur des déserts arides ; les échos ne lui
petent que les hurlements des ours ; il ne voit
que des neiges, des glaces amoncelées, et des sapins,
aussi vieux que la terre, couvrir de leurs
branchages morts les lacs qui baignent leurs racines.
Un autre poëte naît, au contraire, sous le climat
fortu de l' Italie ; l' air y est pur ; la terre
est jonce de fleurs ; les zéphirs agitent doucement
de leur souffle la cime des fots odorantes ; il
voit les ruisseaux, par
p623
mille arcs argentés, couper la verdure trop uniforme
des prairies, les arts et la nature s' unir pour
décorer les villes et les campagnes : tout y semble
fait pour le plaisir des yeux et l' ivresse des sens.
Peut-on douter que, de ces deux poëtes, le dernier ne
trace des tableaux plus agréables, et le premier des
tableaux plus fiers et plus effrayants ? Cependant
ni l' un ni l' autre de ces poëtes ne composeront de
ces tableaux, s' ils ne sont anis d' une passion
forte pour la gloire.
Les objets que le hazard et l' éducation placent dans
notre mémoire sont à la vérité la matiere premiere
de l' esprit ; mais cette matiere y reste morte et
sans action, jusqu' au moment où les passions la
mettent en fermentation. C' est alors qu' elle produit
un assemblage nouveau d' idées, d' images ou de
sentiments, auxquels on donne le nom de génie,
d' esprit ou de talent.
Aps avoir reconnu quel est le nombre et quelle est
l' espece des objets qu' on a déposés dans le magazin
de sa mémoire, avant que de se déterminer pour
aucun genre d' étude, il faut ensuite constater
jusqu' à quel degré l' on est sensible à la gloire. On
est sujet à seprendre sur ce point, et l' on donne
volontiers le nom de passions à de simples goûts :
rien cependant, comme je l' ai déjà dit, de plus
facile à distinguer. On est passionné, lorsqu' on
est animé d' un seul desir, et que toutes nos pensées
et nos actions sont subordonnées à ce desir. L' on n' a
que des goûts, lorsque notre ame est partagée en une
infinité de desirs à peu près égaux. Plus ces desirs
sont nombreux, plus nos goûts sont modérés ; au
contraire, moins les desirs sont multipliés, plus ils
se rapprochent de l' unité, et plus nos gts sont
vifs et prêts à se changer en passions. C' est donc
l' unité, ou du moins la prééminence d' un desir sur
tous les autres, qui
p624
constate la passion. La passion constatée, il faut
en connoître la force, et pour cet effet examiner
le degré d' enthousiasme qu' on a pour les grands
hommes. C' est, dans la premiere jeunesse, une mesure
assez exacte de notre amour pour la gloire. Je dis,
dans la premiere jeunesse ; parce qu' alors, plus
susceptible de passions, on se livre plus volontiers
à son enthousiasme. D' ailleurs l' on n' a point alors
de motifs pour avilir lerite et les talents ; on
peut encore espérer de voir un jour estimer en soi
ce qu' on estime dans les autres : il n' en est pas
ainsi des hommes faits. Quiconque atteint un certain
âge sans avoir aucun mérite, affiche toujours le
pris des talents, pour se consoler de n' en point
avoir. Pour être juge du mérite, il faut le juger
sans intérêt, et par conséquent n' avoir point encore
éprouvé le sentiment de l' envie. L' on en est peu
susceptible dans la premiere jeunesse : aussi les
jeunes gens voient-ils les grands hommes à peu près
du même oeil dont la postérité les verra. Aussi
faut-il, en général, renoncer à l' estime des hommes
de son âge, et ne s' attendre qu' à celle des jeunes
gens. C' est sur leur éloge qu' on peut apprécier à
peu près son rite ; et sur l' éloge qu' ils font des
grands hommes, qu' on peut apprécier le leur. Si l' on
n' estime jamais dans les autres que des idées
analogues aux siennes, le respect qu' on a pour
l' esprit est toujours proportionné à l' esprit qu' on
a. L' on ne célebre les grands hommes que lorsqu' on
est soi-même fait pour l' être. Pourquoi César
pleuroit-il en s' arrêtant devant le buste
d' Alexandre ? C' est qu' il étoit César. Pourquoi ne
pleure-t-on plus à l' aspect de ce même buste ? C' est
qu' il n' est plus de sar.
On peut donc, sur le degré d' estime conçu pour les
grands hommes, mesurer le degré de passion qu' on a
pour
p625
la gloire, et se déterminer, en conséquence, sur le
choix de ses études. Le choix est toujours bon,
lorsqu' en quelque genre que ce soit, la force des
passions est proportionnée à la difficulté de
ussir : or il est d' autant plus difficile de
ussir en un genre, que plus d' hommes se sont exercés
dans ce me genre, et l' ont porté plus près de la
perfection. Rien de plus hardi que d' entrer dans la
carriere où se sont illustrés les Corneilles, les
Racine, les Voltaire et les Crébillon. Pour s' y
distinguer, il faut être capable des plus grands
efforts d' esprit, et, par conséquent, être ani
de la plus forte passion pour la gloire. Qui n' est
pas susceptible de cet extrême degré de passion ne
doit point concourir avec de tels rivaux, mais
s' attacher à des genres d' étude dans lesquels il
soit plus facile de réussir. Il en est de cette
espece : dans la physique, par exemple, il est des
terreins incultes, et des matieres sur lesquelles les
grandsnies, occupés d' abord d' objets plus
intéressants, n' ont, pour ainsi dire, jeté qu' un
coup d' oeil superficiel. Dans ce genre, et dans tous
les genres pareils, les découvertes et les succès
sont à la portée de presque tous les esprits ; et ce
sont les seuls auxquels puissent prétendre les
passions foibles. Qui n' est point ivre d' amour pour
la gloire doit la chercher dans les sentiers
détournés, et surtout éviter les routes battues par
des gens éclairés. Sonrite, comparé à celui de
ces grands hommes, s' anéantiroit devant le leur ;
et le public prévenu lui refuseroit même l' estime
qu' il mérite.
La putation d' un homme foiblement passionné dépend
donc de l' adresse avec laquelle il évite qu' on le
compare à ceux qui, blant d' une plus forte passion
pour la gloire, ont fait de plus grands efforts
d' esprit. Par cette adresse, l' homme qui, foiblement
passionné, a cependant contrac
p626
dans sa jeunesse quelque habitude du travail et de la
ditation, peut quelquefois, avec très-peu d' esprit,
obtenir une assez grande réputation. Il paroît donc
que, pour tirer le meilleur parti possible de son
esprit, la principale attention qu' on doive avoir,
c' est de comparer legré de passion dont on est
ani au dégré de passion que suppose le genre
d' étude auquel on s' attache. Quiconque est, à cet
égard, exact observateur de lui-même, échappe à
mille erreurs où tombent quelquefois les gens de
rite. On ne le verra point s' engager, par exemple,
dans un nouveau genre d' étude au moment que l' âge
rallentit en lui l' ardeur des passions. Il sentira
qu' en parcourant successivement différents genres
de sciences ou d' arts, il ne pourroit jamais devenir
qu' un homme universellement médiocre ; que cette
universalité est un écueil où la vanité conduit et
fait souvent échouer les gens d' esprit ; et qu' enfin
ce n' est que dans la premiere jeunesse qu' on est doué
de cette attention infatigable qui creuse jusqu' aux
premiers principes d' un art ou d' une science : rité
importante, dont l' ignorance arrête souvent le génie
dans sa course, et s' oppose au progrès des sciences.
Il faut, pour la saisir, se rappeller que l' amour
de la gloire, comme je l' ai prou dans mon
troisieme discours, est, dans nos coeurs, allu par
l' amour des plaisirs physiques ; que cet amour ne
s' y fait jamais plus vivement sentir que dans la
premiere jeunesse ; que c' est, par conséquent, au
printemps de la vie qu' on est susceptible d' un plus
violent amour pour la gloire. C' est alors qu' on
sent en soi des semences enflammées de vertus et de
talents. La force et la san, qui circulent alors
dans nos veines, y portent le sentiment de
l' immortalité ; les années paroissent alors s' écouler
avec la lenteur des siecles ; on
p627
sait, mais l' on ne sent pas qu' on doit mourir, et
l' on en est d' autant plus ardent à poursuivre
l' estime de la postérité. Il n' en est pas ainsi,
lorsque l' âge attiédit en nous les passions. On
apperçoit alors ; dans le lointain, les gouffres
de la mort. Les ombres du trépas, en se mêlant aux
rayons de la gloire, en ternissent l' éclat. L' univers
change alors de forme à nos yeux ; nous cessons d' y
prendre intérêt ; il ne s' y fait plus rien
d' important. Si l' on suit encore la carriere
l' amour de la gloire nous a fait d' abord entrer,
c' est qu' on cede à l' habitude ; c' est que l' habitude
s' est fortifiée, lorsque les passions se sont
affoiblies. D' ailleurs, on craint l' ennui ; et, pour
s' y soustraire, on continuera de cultiver la science
dont les idées familieres se combinent sans peine
dans notre esprit. Mais l' on sera incapable de
l' attention forte que demande un nouveau genre
d' étude. A-t-on atteint l' âge de trente-cinq ans ?
On ne fera point alors d' un grand géometre un grand
poëte, d' un grand poëte un grand chymiste, d' un
grand chymiste un grand politique. Qu' à cet âge on
éleve un homme à quelque grande place ; si les idées,
dont il a déjà chargé sa moire, n' ont aucun rapport
aux ies qu' exige la place qu' il occupe, ou cette
place demandera peu d' esprit et de talent, ou cet
homme la remplira mal.
Parmi les magistrats, quelquefois trop concentrés
dans la discussion des intérêts particuliers, en
est-il aucun qui pût, avec supériorité, remplir les
premieres places, s' il ne faisoit en secret des
études profondes relatives au poste qu' il peut
occuper ? L' homme qui néglige de faire ces études
ne monte aux places que pour s' y déshonorer. Cet
homme est-il d' un caractere entier et despotique ?
Les entreprises qu' il formera seront dures, folles,
et toujours préjudiciables au bien public. Est-il
d' un caractere doux, ami du
p628
bien public ? Il n' osera rien entreprendre. Comment
hazarderoit-il quelques changements dans
l' administration ? On ne marche point d' un pas ferme
dans des chemins inconnus et coupés de mille
précipices. La fermeté et le courage de l' esprit
tiennent toujours à son étendue. L' homme fécond en
moyens d' exécuter ses projets est hardi dans ses
conceptions : au contraire, l' homme stérile en
ressources contracte nécessairement une habitude de
timidité que la sottise prend souvent pour sagesse.
S' il est très-dangereux de toucher trop souvent à la
machine du gouvernement, je sais aussi qu' il est des
temps où la machine s' arrête, si l' on n' y remet de
nouveaux ressorts. L' ouvrier ignorant n' ose
l' entreprendre ; et la machine se truit
d' elle-même. Il n' en est pas ainsi de l' ouvrier
habile ; il sait, d' une main hardie, la conserver en
la réparant. Mais la sage hardiesse suppose une étude
profonde de la science du gouvernement ; étude
fatiguante, et dont on n' est capable que dans la
premiere jeunesse, et peut-être dans les pays
l' estime publique nous promet beaucoup d' avantages.
Par-tout où cette estime est stérile en plaisirs, il
n' y croît pas de grands talents. Le petit nombre
d' hommes illustres, que le hazard d' une excellente
éducation ou d' un enchaînement singulier de
circonstances rend amoureux de cette estime, désertent
alors leur patrie ; et cet exil volontaire en présage
la ruine : semblables à ces aigles dont la fuite
annonce la cte prochaine du chêne antique sur
lequel ils se retiroient.
J' en ai dit assez sur ce sujet. Je conclurrai, des
principes établis dans ce chapitre, que ce qu' on
appelle esprit est en nous le produit des objets
placés dans notre souvenir, et de ces mêmes objets
mis en fermentation par l' amour de la gloire. Ce
n' est donc, comme je l' ai déjà dit, qu' en combinant
p629
l' espece d' objets dont le hazard et l' éducation ont
chargé notre mémoire, avec le degré de passion qu' on
a pour la gloire, qu' on peut réellement conntre et
la force et le genre de son esprit. Qui s' observe
scrupuleusement à cet égard se trouve à-peu-près
dans le cas de ces chymystes habiles, qui, lorsqu' on
leur montre les matieres dont on a chargé le matras,
et le degré de feu qu' on lui donne, prédisent
d' avance le résultat de l' opération. Sur quoi
j' observerai que, s' il est un art d' exciter en nous
des passions fortes, s' il y a des moyens faciles de
remplir la moire d' un jeune homme d' une certaine
espece d' idées et d' objets ; il est, en conséquence,
des méthodes sûres pour former des hommes denie.
Cette connoissance de la nature de l' esprit peut donc
être fort utile à ceux qu' anime le desir de
s' illustrer. Elle peut leur en fournir les moyens ;
leur apprendre, par exemple, à ne point éparpiller
leur attention sur une infinité d' objets divers ;
mais à la rassembler toute entiere sur les idées et
les objets relatifs au genre dans lequel ils veulent
exceller. Ce n' est pas qu' on doive, à cet égard,
pousser trop loin le scrupule ; l' on n' est point
profond en un genre, si l' on n' a fait des incursions
dans tous les genres analogues au genre que l' on
cultive. L' on doit même arrêter quelque temps ses
regards sur les premiers principes des diverses
sciences. Il est utile et de suivre la marche
uniforme de l' esprit humain dans les différents
genres de sciences et d' arts, et de considérer
l' enchaînement universel qui lie ensemble toutes
les idées des hommes. Cette étude donne plus de
force et d' étendue à l' esprit ; mais il n' y faut
consacrer qu' un certain temps, et porter sa principale
attention sur les détails de l' art ou de la science
qu' on cultive. Qui n' écoute, dans ses études, qu' une
curiosité
p630
indiscrete, atteint rarement à la gloire. Qu' un
sculpteur, par exemple, soit par son goût également
entraîné vers l' étude de la sculpture et de la
politique, et qu' en conquence il charge sa mémoire
d' idées qui n' ont entr' elles aucun rapport, je dis
que ce sculpteur sera certainement moins habile et
moinslebre qu' il ne l' eût été, s' il eût toujours
rempli sa mémoire d' objets analogues à l' art qu' il
professe, et qu' il n' eût point réuni, pour ainsi dire,
en lui deux hommes qui ne peuvent ni se communiquer
leurs idées, ni causer ensemble.
Au reste, cette connoissance de l' esprit, sans doute
utile aux particuliers, peut l' être encore au public :
elle peut éclairer les gens en place sur la science
des choix, et leur faire, en chaque genre, distinguer
l' homme supérieur. Ils le reconntront,
premrement, à l' espece d' objets dont cet homme s' est
occupé ; et, secondement, à la passion qu' il a pour la
gloire ; passion dont la force, comme je l' ai dé
dit, est toujours proportionnée au goût qu' on a pour
l' esprit, et presque toujours au mérite, de ceux qui
composent notre société.
Qui n' aime ni n' estime ceux qui, par des actions ou
des ouvrages, ont obtenu l' estime générale, est, à
coup sûr, un homme sans mérite. Le peu d' analogie
des ies d' un sot et d' un homme d' esprit, rompt
entr' eux toute société. En fait de mérite, c' est le
signe d' anathême, que de se plaire trop dans la
société des gens médiocres.
Aps avoir considéré l' esprit sous tant de rapports
divers, je devrois, peut-être, essayer de tracer le
plan d' une bonne éducation. Peut-être qu' un traité
complet sur cette matiere devroit être la conclusion
de mon ouvrage. Si je me refuse à ce travail, c' est
qu' en supposant même que je
p631
pusse réellement indiquer les moyens de rendre les
hommes meilleurs, il est évident que, dans nos moeurs
actuelles, il seroit presque impossible de faire usage
de ces moyens. Je me contenterai donc de jeter un
coup d' oeil rapide sur ce qu' on appelle l' éducation.
p632
DISCOURS 4 CHAPITRE 17
de l' éducation.
l' art de former des hommes est, en tout pays, si
étroitement lié à la forme du gouvernement, qu' il
n' est peut-être pas possible de faire aucun
changement considérable dans l' éducation publique,
sans en faire dans la constitution même des états.
L' art de l' éducation n' est autre chose que la
connoissance des moyens propres à former des corps
plus robustes et plus forts, des esprits plus
éclairés, et des ames plus vertueuses. Quant au
premier objet de l' éducation, c' est sur les grecs
qu' il faut prendre exemple, puisqu' ils honoroient
les exercices du corps, et que ces exercices faisoient
me une partie de leur médecine. Quant aux moyens
de rendre et les esprits plus éclairés, et les ames
plus fortes et plus vertueuses, je crois qu' ayant
fait sentir et l' importance du choix des objets qu' on
place dans sa mémoire, et la facilité avec laquelle
on peut allumer en nous des passions fortes, et les
diriger au bien général, j' ai suffisamment indiq
au lecteur éclairé le plan qu' il faudroit suivre
pour perfectionner l' éducation publique.
L' on est, à cet égard, trop éloigné de toute idée de
forme, pour que j' entre dans des détails, toujours
ennuyeux lorsqu' ils sont inutiles. Je me contenterai
de remarquer que l' on ne se pte pas même, en ce
genre, à la réforme des abus les plus grossiers et les
plus faciles à corriger. Qui doute, par exemple, que,
pour valoir tout ce qu' on peut valoir,
p633
on ne t faire de son temps la meilleure
distribution possible ? Qui doute que les succès ne
tiennent en partie à l' économie avec laquelle on le
nage ? Et quel homme, convaincu de cette vérité,
n' apperçoit pas du premier coup d' oeil les refontes
qu' à cet égard l' on pourroit faire dans l' éducation
publique ?
L' on doit, par exemple, consacrer quelque temps à
l' étude raisonnée de la langue nationale. Quoi de
plus absurde que de perdre huit ou dix ans à l' étude
d' une langue morte, qu' on oublie imdiatement après
la sortie des classes ; parce qu' elle n' est, dans le
cours de la vie, de presque aucun usage ? En vain
dira-t-on que, si l' on retient si longtemps les
jeunes gens dans les colleges, c' est moins pour qu' ils
y apprennent le latin, que pour leur y faire
contracter l' habitude du travail et de l' application.
Mais, pour les plier à cette habitude, ne pourroit-on
pas leur proposer une étude moins ingrate, moins
rebutante ? Ne craint-on pas d' éteindre ou d' émousser
en eux cette curiosité naturelle qui, dans la
premiere jeunesse, nous échauffe du desir
d' apprendre ? Combien ce desir ne se fortifieroit-il
pas, si, dans l' âge où l' on n' est point encore
distrait par de grandes passions, l' on substituoit,
à l' insipide étude des mots, celle de la physique,
de l' histoire, des mathématiques, de la morale,
de la poésie, etc. ? L' étude des langues mortes,
pliquera-t-on, remplit en partie cet objet. Elle
assujettit à la nécessité de traduire et d' expliquer
les auteurs ; elle meuble, par conséquent, la tête
des jeunes gens de toutes les idées contenues dans
les meilleurs ouvrages de l' antiquité. Mais,
pondrai-je, est-il rien de plus ridicule que de
consacrer plusieurs années à placer dans la mémoire
quelques faits ou quelques idées qu' on peut, avec le
secours des traductions,
p34
y graver en deux ou trois mois ? L' unique avantage
qu' on puisse retirer de huit ou dix ans d' étude,
c' est donc la connoissance fort incertaine de ces
finesses de l' expression latine, qui se perdent dans
une traduction. Je dis fort incertaine ; car enfin,
quelque étude qu' un homme fasse de la langue latine,
il ne la connoîtra jamais aussi parfaitement qu' il
connoît sa propre langue. Or si, parmi nos savants,
il en est très-peu de sensibles à la beauté, à la
force, à la finesse de l' expression françoise,
peut-on imaginer qu' ils soient plus heureux,
lorsqu' il s' agit d' une expression latine ? Ne peut-on
pas soupçonner que leur science, à cet égard, n' est
fondée que sur notre ignorance, notre crédulité et
leur hardiesse ; et que, si l' on pouvoit évoquer les
nes d' Horace, de Virgile et de Ciron, les plus
beaux discours de nos rhéteurs ne leur parussent
écrits dans un jargon presque inintelligible ? Je ne
m' arrêterai cependant pas à ce soupçon ; et je
conviendrai, si on le veut, qu' au sortir de ses
classes, un jeune homme est fort instruit des finesses
de l' expression latine : mais, dans cette supposition
me, je demanderai si l' on doit payer cette
connoissance du prix de huit ou dix ans de travail ;
et si, dans la premiere jeunesse, dans l' âge où la
curiosité n' est combattue par aucune passion, où
l' on est par conquent plus capable d' application,
ces huit ou dix années consommées dans l' étude des
mots ne seroient pas mieux employées à l' étude des
choses, et surtout des choses analogues au poste qu' on
doit vraisemblablement remplir. Non que j' adopte les
maximes trop austeres de ceux qui croient qu' un
jeune homme doit se borner uniquement aux études
convenables à son état. L' éducation d' un jeune homme
doit se prêter aux différents partis qu' il peut
prendre : le génie veut être libre. Il est même des
p635
connoissances que tout citoyen doit avoir : telle est
la connoissance et des principes de la morale et des
loix de son pays. Tout ce que je demanderois, c' est
qu' on chargeât principalement la mémoire d' un jeune
homme des idées et des objets relatifs au parti qu' il
doit vraisemblablement embrasser. Quoi de plus
absurde que de donner exactement la même éducation
à trois hommes, dont l' un doit remplir les petits
emplois de la finance, et les deux autres les
premieres places de l' armée, de la magistrature, ou
de l' administration ? Peut-on sans étonnement, les
voir s' occuper des mêmes études jusqu' à seize ou
dix-sept ans ; c' est-à-dire, jusqu' au moment qu' ils
entrent dans le monde, et que, distraits par les
plaisirs, ils deviennent souvent incapables
d' application ?
Quiconque examine les idées dont on charge la mémoire
des jeunes gens, et compare leur éducation avec
l' état qu' ils doivent remplir, la trouve aussi folle
que l' eût été celle des grecs, s' ils n' eussent donné
qu' un maître de flûte à ceux qu' ils envoyoient aux
jeux olympiques y disputer le prix de la lutte ou
de la course.
Mais, dira-t-on, si l' on peut faire un bien meilleur
emploi du temps consacà l' éducation, que
n' essaie-t-on de le faire ? à quelle cause attribuer
l' indifférence où l' on reste à cet égard ? Pourquoi
met-on, dès l' enfance, le crayon dans les mains du
dessinateur ? Pourquoi place-t-on, à cet âge, les
doigts du musicien sur le manche de son violon ?
Pourquoi l' un et l' autre de ces artistes reçoivent-ils
une éducation si convenable à l' art qu' ils doivent
professer ? Et néglige-t-on si fort l' éducation des
princes, des grands, et généralement de tous ceux
que leur naissance appelle aux grandes places ?
Ignore-t-on ce que les vertus, et surtout les
lumieres des grands, ont d' influence sur le bonheur
ou
p636
le malheur des nations ? Pourquoi donc abandonner au
hazard une partie si essentielle à l' administration ?
Ce n' est pas, répondrai-je, qu' on ne trouve dans les
colleges une infinité de gens éclairés, qui
connoissent également et les vices de l' éducation,
et les remedes qu' on y peut apporter : mais, que
peuvent-ils faire sans l' aide du gouvernement ? Or,
les gouvernements doivent peu s' occuper du soin de
l' éducation publique. Il ne faut pas, à cet égard,
comparer les grands empires aux petites républiques.
Dans les grands empires, on sent rarement le besoin
pressant d' un grand homme : les grands états se
soutiennent par leur propre masse. Il n' en est pas
ainsi d' une république telle, par exemple, que celle
de Lacédémone. Elle avoit, avec une poignée de
citoyens, à soutenir le poids énorme des ares de
l' Asie. Sparte ne devoit sa conservation qu' aux
grands hommes qui naissoient successivement pour la
défendre. Aussi, toujours occupée du soin d' en former
de nouveaux, c' étoit sur l' éducation publique que
devoit se porter la principale attention du
gouvernement. Dans les grands états, on est plus
rarement exposé à de pareils dangers, et l' on ne
prend point les mêmes précautions pour s' en garantir.
Le besoin plus ou moins urgent d' une chose est, en
chaque genre, l' exacte mesure des efforts d' esprit
qu' on fait pour se la procurer. Mais, dira-t-on, il
n' est point d' état, parmi les plus puissants, qui
n' éprouve quelquefois le besoin des grands hommes.
Oui, sans doute : mais ce besoin n' étant point
habituel, on n' a pas soin de le prévenir. La
prévoyance n' est point la vertu des grands états.
Les gens en place y sont chargés de trop d' affaires,
pour veiller à l' éducation publique ; et l' éducation
doit être négligée. D' ailleurs, que d' obstacles
l' intérêt personnel ne met-il pas, dans
p637
les grands empires, à la production des gens de
génie ? On y peut, sans doute, former des hommes
instruits ; rien n' empêche de profiter du premier
âge, pour charger lamoire des jeunes gens des
idées et des objets relatifs aux places qu' ils
peuvent occuper : mais jamais on n' y formera
d' hommes de génie, parce que ces idées et ces objets
sont stériles, si l' amour de la gloire ne les
féconde. Pour que cet amour s' allume en nous, il
faut que la gloire soit, comme l' argent, l' échange
d' une infinité de plaisirs, et que les honneurs
soient le prix du mérite. Or l' intérêt des puissants
ne leur permet pas d' en faire une aussi juste
distribution : ils ne veulent pas accoutumer le
citoyen à considérer les graces comme une dette
dont ils s' acquittent envers le talent. En
conséquence, ils en accordent rarement au rite :
ils sentent qu' ils obtiendront d' autant plus de
reconnoissance de leurs obligés, que ces obligés
seront moins dignes de leurs bienfaits. L' injustice
doit donc souvent psider à la distribution des
graces, et l' amour de la gloire s' éteindre dans tous
les coeurs.
Telles sont, dans les grands empires, les principales
causes, et de la disette des grands hommes et de
l' indifférence avec laquelle on les regarde, et du
peu de soin enfin qu' on y prend de l' éducation
publique. Quelque grands cependant que soient les
obstacles qui, dans ces pays, s' opposent à la
forme de l' éducation publique ; dans les états
monarchiques, tels que la plupart des états de
l' Europe, ces obstacles ne sont pas insurmontables :
mais ils le deviennent dans les gouvernements
absolument despotiques, tels que les gouvernements
orientaux. Quel moyen, en ces pays, de perfectionner
l' éducation ? Il n' est point d' éducation sans objet ;
et l' unique qu' on puisse se proposer, c' est, comme je
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l' ai déjà dit, de rendre les citoyens plus forts,
plus éclairés, plus vertueux, et enfin plus propres
à contribuer au bonheur de la société dans laquelle
ils vivent. Or, dans les gouvernements arbitraires,
l' opposition que les despotes croient appercevoir
entre leur intérêt et l' intérêt géral, ne leur
permet pas d' adopter un systême si conforme à
l' utilité publique. Dans ces pays, il n' est donc
point d' objet d' éducation, ni par conquent
d' éducation. En vain laduiroit-on aux seuls
moyens de plaire au souverain : quelle éducation que
celle dont le plan seroit tracé d' aps la
connoissance toujours imparfaite des moeurs d' un
prince, qui peut ou mourir ou changer de caractere
avant la fin d' une éducation ? Ce n' est, en ces
pays, qu' après avoir perfectionné l' éducation des
souverains, qu' on pourroit utilement travailler à la
forme de l' éducation publique. Mais un traité sur
cette matiere devroit, sans doute, être pd' un
ouvrage, encore plus difficile à faire, dans lequel
on examineroit s' il est possible de lever les
puissants obstacles que des intérêts personnels
mettront toujours à la bonne éducation des rois.
C' est un problême moral qui, dans les gouvernements
arbitraires, tels que ceux de l' Orient, est, je
crois, un problême insoluble. Trop jaloux degner
sous le nom de leur maître, c' est dans une ignorance
honteuse et presque invincible que les vizirs
retiendront toujours les sultans : ils écarteront
toujours loin d' eux l' homme qui pourroit les éclairer.
Or, l' éducation des princes ainsi abandonnée au
hazard, quel soin peut-on prendre de l' éducation des
particuliers ? Un pere desire l' élévation de ses
fils : il sait que ni les connoissances, ni les
talents, ni les vertus, ne leur ouvriront jamais le
chemin de la fortune ; que les princes ne croient
jamais avoir besoin d' hommes éclairés et savants :
il ne demandera
p639
donc à ses fils ni connoissances, ni talents ; il
sentira même confusément que, dans de pareils
gouvernements, on ne peut être impunément vertueux.
Tous les pceptes de sa morale se réduiront donc
à quelques maximes vagues, et qui, peu liées entr' elles,
ne peuvent donner à ses fils des idées nettes de la
vertu : il craindroit, en ce genre, les pceptes
trop veres et trop précis. Il entrevoit qu' une
vertu rigide nuiroit à leur fortune ; et que, si
deux choses, comme le dit Pythagore, rendent un
homme semblable aux dieux, l' une de faire le bien
public, l' autre de dire la vérité, celui qui se
modeleroit sur les dieux seroit, à coupr,
maltraité par les hommes.
Voilà la source de la contradiction qui se trouve
entre les préceptes moraux que, même dans les pays
soumis au despotisme, l' on est forcé par l' usage de
donner à ses enfants, et la conduite qu' on leur
prescrit. Un pere leur dit, en général et en maxime :
soyez vertueux . Mais il leur dit, en détail et
sans le savoir : n' ajoutez nulle foi à ces
maximes, soyez un coquin timide et prudent ; et
n' ayez d' honnêteté, comme le dit Moliere,
que ce qu' il en faut pour n' être pas pendu .
Or, dans un pareil gouvernement, comment
perfectionneroit-on cette partie même de l' éducation
qui consiste à rendre les hommes plus fortement
vertueux ? Il n' est point de pere qui, sans tomber
en contradiction avec lui-même, pût répondre aux
arguments pressants qu' un fils vertueux pourroit
lui faire à ce sujet.
Pour éclaircir cette vérité par un exemple, je
suppose que, sous le titre de bacha, un pere destine
son fils au gouvernement d' une province ; que, prêt
à prendre possession de cette place, son fils lui
dise : mon pere, les principes de vertu acquis dans
mon enfance ont germé dans mon
p640
ame. Je pars pour gouverner des hommes : c' est de
leur bonheur que je ferai mon unique occupation. Je
ne prêterai point au riche une oreille plus
favorable qu' au pauvre : sourd aux menaces du
puissant oppresseur, j' écouterai toujours la plainte
du foible opprimé ; et la justice présidera à tous
mes jugements... ô mon fils ! Que l' enthousiasme de
la vertu sied bien à la jeunesse ! Mais l' âge et la
prudence vous apprendront à le modérer. Il faut, sans
doute, être juste : cependant à quelles ridicules
demandes n' allez-vous pas être exposé ! à combien
de petites injustices ne faudra-t-il pas vous
prêter ! Si vous êtes quelquefois forcé de refuser
les grands, que de graces, mon fils, doivent
accompagner vos refus ! Quelqu' élevé que vous
soyez, un mot du sultan vous fait rentrer dans le
néant, et vous confond dans la foule des plus vils
esclaves : la haine d' un eunuque ou d' un icoglan
peut vous perdre ; songez à les ménager... moi ! Je
nagerois l' injustice ? Non, mon pere. La sublime
porte exige souvent des peuples un tribut trop
onéreux ; je ne me pterai point à ses vues. Je
sais qu' un homme ne doit à l' état que proportionnément
à l' intérêt qu' il doit prendre à sa conservation ;
que l' infortune ne doit rien ; et que l' aisance
me, qui supporte les impôts, doit ce qu' exige la
sage économie, et non la prodigalité : j' éclairerai
sur ce point le divan... abandonnez ce projet, mon
fils : vos représentations seroient vaines ; il
faudroit toujours obéir... obéir ! Non ; mais
plutôt remettre au sultan la place dont il
m' honore... ô, mon fils ! Un fol enthousiasme de
vertu vous égare : vous vous perdriez, et les
peuples ne seroient point soulagés ; le divan
nommeroit à votre place un homme qui, moins humain,
l' exerceroit avec plus de dureté... oui, sans doute,
l' injustice se commettroit ; mais je n' en serois pas
l' instrument.
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L' homme vertueux, chargé d' une administration, ou
fait le bien, ou se retire ; l' homme plus vertueux
encore, et plus sensible aux miseres de ses
concitoyens, s' arrache du sein des villes : c' est
dans lesserts, les forêts, et jusques chez les
sauvages, qu' il fuit l' aspect odieux de la tyrannie,
et le spectacle trop affligeant du malheur de ses
égaux. Telle est la conduite de la vertu. Je n' aurois
point, dites-vous, d' imitateurs ; je l' ignore :
l' ambition en secret vous en assure, et ma vertu
m' en fait douter. Mais je veux qu' en effet mon
exemple ne soit pas suivi : le musulman zélé qui
le premier annonça la loi du divin prophéte, et
brava les fureurs des tyrans, prit-il garde, en
marchant au supplice, s' il étoit suivi d' autres
martyrs ? La vérité parloit à son coeur ; il lui
devoit unmoignage authentique, il le lui rendoit.
Doit-on moins à l' humanité qu' à la religion ? Et les
dogmes sont-ils plus sacrés que les vertus ? Mais
souffrez que je vous interroge à votre tour : si je
m' associois aux arabes qui pillent nos caravanes, ne
pourrois-je pas me dire à moi-même : soit que je vive
avec ces brigands, ou que je m' en sépare, les
caravanes n' en seront pas moins attaquées : vivant
avec l' arabe, j' adoucirai ses moeurs ; je m' opposerai
du moins aux cruautés inutiles qu' il exerce sur le
voyageur. Je ferai mon bien sans ajouter au malheur
public. Ce raisonnement est le vôtre : et, si ma
nation ni vous-même ne pouvez l' approuver, pourquoi
donc me permettre, sous le nom de bacha, ce que vous
mefendez sous celui d' arabe ? ô mon pere ! Mes
yeux s' ouvrent enfin ; je le vois, la vertu n' habite
point les états despotiques, et l' ambition étouffe en
vous le cri de l' équité. Je ne puis marcher aux
grandeurs qu' en foulant aux pieds la justice. Ma vertu
trahit vos espérances ; ma vertu vous devient
odieuse ; et votre espoir trompé lui donne le
p642
nom de folie. Cependant, c' est encore à vous que je
m' en rapporte ; sondez l' abyme de votre ame, et
pondez-moi. Si j' immolois la justice à mes goûts,
à mes plaisirs, aux caprices d' une odalique, avec
quelle force me rappelleriez-vous alors ces maximes
austeres de vertu apprises dans mon enfance ?
Pourquoi votre zele ardent s' attiédit-il lorsqu' il
s' agit de sacrifier cette même vertu aux ordres d' un
sultan ou d' un vizir ? J' oserai vous l' apprendre :
c' est que l' éclat de ma grandeur, prix indigne d' une
lâche obéissance, doit rejaillir sur vous : alors
vous méconnoissez le crime ; et, si vous le
reconnoissiez, j' en atteste votre vérité, vous m' en
feriez un devoir.
On sent que, pressé par de tels raisonnements, il
seroit très-difficile qu' un pere n' apperçût pas enfin
une contradiction manifeste entre les principes d' une
saine morale, et la conduite qu' il prescrit à son
fils. Il seroit forcé de convenir qu' en desirant
l' élévation de ce même fils, il a, d' une maniere
implicite et confuse, desiré que, tout entier aux
soins de sa grandeur, ce fils y sacrifiât jusqu' à
la justice. Or, dans ces gouvernements asiatiques,
, des fanges de la servitude, l' on tire l' esclave
qui doit commander à d' autres esclaves, ce desir
doit être commun à tous les peres. Quel homme
s' essayeroit donc, en ces empires, à tracer le plan
d' une éducation vertueuse que personne ne donneroit
à ses enfants ? Quelle manie que de prétendre former
des ames magnanimes dans des pays où les hommes ne
sont pas vicieux parce qu' en général ils sont
chants, mais parce que la compense y devient le
prix du crime, et la punition celui de la vertu ?
Qu' espérer enfin, en ce genre, d' un peuple chez qui
l' on ne peut citer comme honnêtes que les hommes
prêts à le devenir, si la forme du gouvernement s' y
prêtoit ?
p643
d' ailleurs, personne n' étant animé de la passion
forte du bien public, il ne peut par conséquent y
avoir d' homme vraiment vertueux ? Il faut, dans les
gouvernements despotiques, renoncer à l' espoir de
former des hommes célebres par leurs vertus ou par
leurs talents. Il n' en est pas ainsi des états
monarchiques. Dans ces états, comme je l' ai déjà dit,
l' on peut sans doute tenter cette entreprise avec
quelque espoir de succès : mais il faut, en même
temps, convenir que l' exécution en seroit d' autant
plus difficile, que la constitution monarchique se
rapprocheroit davantage de la forme du despotisme,
ou que les moeurs seroient plus corrompues.
Je ne m' étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je me
contenterai de rappeller au citoyen, qui
voudroit former des hommes plus vertueux et plus
éclairés, que tout le probme d' une excellente
éducation se réduit, premiérement, à fixer, pour
chacun des états différents la fortune nous
place, l' espece d' objets et d' idées dont on doit
charger la moire des jeunes gens ; et, secondement,
à déterminer les moyens les plus sûrs pour allumer
en eux la passion de la gloire et de l' estime.
Ces deux problêmessolus, il est certain que les
grands hommes, qui maintenant sont l' ouvrage d' un
concours aveugle de circonstances, deviendroient
l' ouvrage du législateur ; et qu' en laissant moins
à faire au hazard, une excellente éducation pourroit,
dans les grands empires, infiniment multiplier et
les talents et les vertus.
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